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SALAIRE, INTÉRÊT ET CHANGE

NUNC COGNOSCO EX PARTE

TRENT UNIVERSITY
LIBRARY

PRESENTED BY

PROF. P. BANDYOPADHYAY
La grande inflation
COLLECTION DIRIGÉE PAR PIERRE TABATONI
L’ÉCONOMISTE

La grande
inflation
Salaire , intérêt et change

JEAN DENIZET

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


Dépôt légal. — ir0 édition : 28 trimestre 1977
© 1977, Presses Universitaires de France
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays
SOMMAIRE 14

Introduction

PREMIÈRE PARTIE

Inflation et système économique intérieur

Chapitre Premier. — U inflation dans la théorie économique . il

1. La théorie quantitative . II
2. La théorie monétaire après la guerre de 1914. .. .
16
3. La réaction keynésienne .
4. La réaction monétariste . 20
5. La théorie de la formation des prix : Walras contre 34
Ricardo .

Chapitre II. — L’inflation d’aujourd’hui .


1. L’inflation de 1945 à 1965 . 45
2. Aggravation de l’inflation aux Etats-Unis et dans les
pays industrialisés à partir de 1965 .
3. Les inflations salariales de 1968 et 1969 en Europe .. 55
4. L’inflation de 1972 . 57
66
5. Caractéristiques de l’inflation d’aujourd’hui .
6. Remèdes .
75
deuxième partie

Inflation et système monétaire international 46


Chapitre Premier. — Le régime de changes fixes établi à
Bretton Woods . 81 5i

Chapitre II. — Changes fixes et inflation . 93


1. L’inflation importée par les excédents de balance des
paiements, contrepartie des déficits américains . 94
2. Les investissements directs des Etats-Unis à l’exté¬
rieur . 100
3. L’influence du marché de l’eurodollar . 103
6 LA GRANDE INFLATION

Chapitre III. — Les causes de V échec des changes fixes avec


étalon-dollar . 114
1. La surévaluation du dollar . 114
2. L’ambiguïté de la position vis-à-vis de l’or . 117
3. Le développement du marché de l’eurodollar .... 121
Chapitre IV. — Inflation et changes flexibles . 125
1. Comment fut adoptée la flexibilité des changes . . 125
2. L’argumentation flexibiliste . 132
3. Changes flexibles et inflation . 142

Conclusion . 148

Bibliographie . 159
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A" 4 a {Ça. i «7 / * 6a^Kl J Ma 0 (Ç

L’inflation est un phénomène si constant et apparemment


tellement irréductible des sociétés contemporaines que beaucoup
sont tentés d’y voir quelque chose qui dépasse les réalités pro¬
prement économiques. Les développements fleurissent sur l’infla¬
tion maladie de civilisation , conséquence du rejet des disciplines
du passé. On établit volontiers un lien entre nos sociétés d’abon¬
dance, qui sont aussi des sociétés permissives, et la hausse
continuelle des prix. Certes plusieurs historiens rattachent à
l’inflation la décadence de Rome. Et il est probable que l’infla¬
tion exerce en effet une influence profondément démoralisante.
Mais l’influence de sens inverse d’un affaiblissement des valeurs
morales provoquant l’inflation est un concept trop vague et
d’ailleurs trop peu opératoire pour permettre une étude sérieuse.
Le présent livre s’écartera donc de ces raisonnements brillants,
mais qui ont le défaut de ne conduire nulle part. S’il faut
attendre un nouveau type de société — sur lequel personne
n’est d’accord — pour lutter contre l’inflation, on risque
d’attendre longtemps. L’analogie séduisante risque alors de
tourner très vite à l’alibi pour ne pas agir.
Au surplus, le tableau actuel de l’inflation est très différent
d’une maladie générale frappant également les pays développés
de l’Ouest et de l’Est et les pays sous-développés. Certes aucun
pays n’est vraiment indemne de la hausse des prix ; mais, pour
nous en tenir aux pays développés comparables par le genre
de vie, le système économique, la population, nous observons
des différences frappantes et qui tendent à se durcir entre pays

ayant des taux d’inflation de 4 à 6 % par an (comme l’Alle¬


magne, les Etats-Unis et la Suisse) et des pays ayant des
taux de 15 à 20 % par an comme l’Italie et la Grande-
8 LA GRANDE INFLATION

Bretagne. La France, la Belgique, la Hollande tiennent le


milieu avec des taux compris entre 9 et n %.
On ne peut donc pas parler de maladie généralisée. Ou, si
elle est généralisée, les sujets manifestent des degrés de gravité

rtrès différents. Lj^Jumsse des prix forte ou très forte, avec


tendance à des taux croissants, constitue donc peut-être dans
ses origines profondes une maladie de civilisation, mais c’est
d’abord un défaut de fonctionnement du mécanisme économique
de formation des prix. Comme tel il relève en premier lieu de
l’économiste. C’est ainsi qu’il sera traité ici.
Ce qui est vrai, c’est que l’économiste est très désarmé ou
qu’il manifeste un certain désarroi. Les théories qu’il croyait
les plus sûres semblent mises en défaut. Il n’y a rien là de très
différent de ce qui arrive fréquemment dans toutes les disciplines
scientifiques. C’est ce qui est arrivé plusieurs fois aux physiciens
ou aux biologistes depuis cinquante ans. Aucune science, aucun
savoir — terme qui convient mieux à la théorie économique —
n’est jamais constitué une fois pour toutes. Ses modèles sont
constamment remis en cause par les progrès de l’observation
ou par une réflexion plus attentive sur des faits déjà connus.
C’est le mode normal de progression de la connaissance, de
la compréhension des phénomènes.
Nous vivons en économie sur des modèles , ou systèmes
d’interprétation, dont l’essentiel a été élaboré dans le dernier
tiers du dix-neuvième siècle. Et, contrairement à la physique,
nous avons à comprendre et à expliquer un monde vivant dont
l’évolution depuis un siècle a été formidable. L’étonnant serait
que les modèles de 1880 soient capables de rendre compte de la
réalité d’aujourd’hui. Le cœur de la théorie économique de
Walras est le marchandage, comportement généralisé qui
aboutit par « tâtonnements » successifs à la résolution du système
d’équations qui détermine à la fois les prix et les quantités
échangées. Il n’est pas besoin d’être grand observateur pour
conclure que le tâtonnement par marchandage n’est pas une
réalité du dernier quart du vingtième siècle, des achats dans les
supermarchés ou de la discussion des tarifs d’ assurances ou de
banques. La théorie de la formation des prix walrasienne ne
INTRODUCTION 9

peut donc pas rendre compte de façon satisfaisante de la for¬


mation des prix aujourd'hui. Par suite , c'est une théorie insuffi¬
sante pour expliquer l'inflation. Un point de méthodologie
important pour nous est en effet que toutefJiëorîe de l'inflation
pu de la hausse des prix doit s'appuyer sur une théorie de la
formation des prix. Sans doute Classiques et néo- classique f
refuseraient-ils ce point. Pour eux , on le sait , la théorie de la
formation des prix n'aboutit qu'à la formation des prix relatifs,
c'est-à-dire des prix des produits relativement les uns aux
autres (I voiture vaut 4 téléviseurs couleur ) . Le niveau général
de prix obéit à des lois toutes différentes qui ne mettent en jeu
que la quantité de monnaie et sa vitesse de circulation. Dans
cette séparation absolue — dichotomie — entre le niveau
général des prix , qui n'est cependant qu'une abstraction sta¬
tistique, et les prix relatifs ou réels , repose la grande faiblesse
de la pensée classique , sa grande inaptitude à comprendre le
phénomène inflationniste.
On a une bien meilleure compréhension de la hausse générale
des prix, si on la considère comme la somme, pondérée naturel¬
lement, des hausses de prix de chaque produit. Si l'on revient
ensuite à la conception des premiers classiques pour lesquels tout
prix est la somme des coûts.
Avant de développer cette partie constructive , nous ferons,
dans la première partie, un rappel des différentes théories de
l'inflation, puis un rappel historique du développement de
l'inflation depuis 1945.
Dans une deuxième partie, nous étudierons les rapports du
système monétaire international et de l'inflation.
PREMIÈRE PARTIE

Inflation
et système économique intérieur

CHAPITRE PREMIER

L’inflation dans la théorie économique

I. LA THÉORIE QUANTITATIVE

Chacun sait qu’a été formulée très tôt ce qu’on appelle la


théorie quantitative : la quantité de monnaie agit propor¬
tionnellement sur le niveau général des prix. Théorie for¬
mulée clairement par Jean Bodin, dès le xvie siècle, à l’occa¬
sion de la hausse des prix européenne due à l’arrivée de l’or
espagnol. Mais ce n’était pas une nouveauté : l’histoire
révélait des quantités d’exemples analogues, à commencer
par l’exploitation intensive des mines d’argent du Laurium
par Athènes au IVe siècle avant Jésus-Christ. Il est sûr que la
mise en circulation exogène, non liée au mouvement écono¬
mique, d’une quantité importante de monnaie métallique
était de nature à provoquer la hausse des prix. La question
est de savoir si cette théorie valable pour la monnaie métal¬
lique et pour l’économie agricole et commerçante du
XVIe siècle ou des siècles précédents reste valable de nos
jours.
Il faut d’abord observer que les raisons pour lesquelles
les quantitativistes croyaient à une dépréciation des moyens
12 LA GRANDE INFLATION

d’échange quand leur quantité augmentait ne sont plus


celles pour lesquelles les quantitativistes d’aujourd’hui
croient la même chose. Les quantitativistes d’autrefois
considéraient que la monnaie, comme les autres biens, avait
une valeur en soi. Quand la quantité augmentait, sa valeur
diminuait, soit que l’augmentation de quantité soit liée à
une augmentation de la productivité, donc à une baisse du
coût unitaire, soit qu’elle soit liée au pillage comme dans le
cas de l’or des Amériques, ce qui implique un coût unitaire
égal aux seuls frais de transport. Toute la théorie quanti¬
tative, dans sa première formulation, reposait sur la valeur
intrinsèque de la monnaie métallique, valeur intrinsèque
liée à son coût. Même si l’on rattachait la baisse de la valeur
de la monnaie directement à son augmentation de quantité,
c’est la valeur de la monnaie qui était le pivot central de
l’analyse plus que la valeur des biens achetés par la monnaie.
Raisonnement que l’on comprend parfaitement, même s’il
nous paraît aujourd’hui illogique, dans la mesure où la
monnaie était un bien réel, ayant un coût, une valeur par
elle-même.
On comprend dès lors que les premiers quantitativistes
n’aient pas cherché à expliquer comment se transmettait
aux prix l’augmentation de la quantité de monnaie. Par
suite, qu’ils ne se soient pas posé la question de savoir si
l’augmentation du revenu national, conséquence de l’aug¬
mentation de la quantité de monnaie, n’amenait pas d’abord
une augmentation de la production. Pour eux, ces problèmes
ne se posaient pas : la monnaie diminuait de valeur et ipso
facto les prix des autres biens augmentaient de valeur.

C’est par la suite que les choses se gâtèrent : quand fut


formulé à la fin du xvme siècle et au début du xixe le corps
théorique de l’économie politique dite classique. Les clas¬
siques naturellement trouvent dans les bagages de leurs
prédécesseurs la théorie quantitative avec son inexplicable
action exclusive sur les prix, pas sur l’activité. Eux, d’autre
part, bâtissent un modèle économique où « la main invisible »
de la concurrence maintient constamment l’activité écono-
l’inflation dans la théorie économique 13

mique au plein emploi. Les prix relatifs sont déterminés


par les coûts relatifs, également grâce à la concurrence.
La quantité de monnaie ne servirait à rien pour la détermi¬
nation ni des prix relatifs, ni du niveau d’activité. Très bien,
elle va déterminer la seule variable que le système concurren¬
tiel ne déterminait pas : le niveau général des prix.
De constatation empirique assez vague, la théorie quan¬
titative est promue au rang de clé de voûte d’un système
déductif qui se veut totalement rationnel. Les anciens quan-
titativistes avaient péché surtout par défaut d’information
statistique sur la production. Les prix, plus faciles à mesurer,
avaient accaparé toute leur attention. Les économistes clas¬
siques, eux, furent prisonniers de leurs préjugés sur le
caractère automatique du plein emploi en régime concur¬
rentiel et aussi de leur antipathie pour les phénomènes
monétaires. Pour eux l’économie est déterminée entièrement
par les facteurs réels. La quantité de monnaie n’a plus de
place dans leur système : on lui en fait une, de façon un peu
méprisante : elle aura pour fonction de déterminer le niveau
général des prix. De façon méprisante, car les variations du
niveau général des prix, presque inexistantes au xixe siècle,
sont des déplacements homothétiques des prix relatifs, qui
ne modifient rien d’essentiel. Encore décrit-on là plus le
comportement des néo-classiques, la redoutable école des
années 1870, beaucoup plus dogmatiques et idéologues que
les vrais classiques : Smith et Ricardo.
Ricardo, dans la mesure où pour lui les prix étaient la
somme des coûts de l’entreprise et rien d’autre, est, a priori ,
très sympathique à ceux qui pensent que la théorie des
prix qui explique le mieux l’inflation d’aujourd’hui est la
théorie du prix somme des coûts. Cependant Ricardo a été,
malgré sa théorie des coûts, un quantitativiste convaincu.
Il a vu dans l’inflation anglaise de la guerre contre Napoléon
et de l’après-guerre une conséquence exclusive de l’émission
excessive de billets de banque pour les besoins de l’Etat.
Vue certainement correcte : tout déficit budgétaire de grande
dimension financé par émission de billets devait amener
14
LA GRANDE INFLATION

l’inflation, surtout dans un pays en guerre, aux moyens de


production plus ou moins bloqués. Ce qui ne veut pas dire
qu’au) ourd’hui le déficit budgétaire, dans une économie
déprimée, soit nécessairement inflationniste.
Il ne faut pas croire que la théorie quantitative soit
acceptée de façon absolument générale durant ces années
où se forme l’économie politique. Un homme comme
Sismondi (1773-1842) refuse la théorie quantitative comme
il refuse l’équilibre général. L’accroissement de la quantité
de monnaie, pour lui, accroît la demande et la production,
pas nécessairement les prix.
Les inflations des guerres de l’Empire furent les dernières
que connut l’Europe jusqu’au conflit fratricide de 1914 :
un siècle ou presque de stabilité monétaire globale avec des
périodes de hausses de prix modérées, correspondant aux
découvertes d’or, interrompant une tendance séculaire à la
baisse des prix. Telle est l’image de ce siècle exceptionnel.
Il ne donne ni raison, ni tort aux quantitativistes : les hausses
modérées accompagnant une expansion plus rapide de 1850
à 1870, puis de 1898 à 1914, la tendance générale à la baisse
des prix et à une certaine stagnation d’activité le reste du
temps montrent que la quantité de monnaie agit au moins
autant sur l’activité que sur les prix.

2. LA THÉORIE MONÉTAIRE
APRÈS LA GUERRE DE 1914

A partir de 1860 s’étaient créées des banques de dépôt.


Avec elles apparaissait une nouvelle forme de monnaie,
l’avoir déposé en banque et mobilisable par chèques. Révo¬
lution monétaire considérable, aussi importante, ou plus
importante, que la création de la pièce frappée au vme siècle
avant Jésus-Christ. Révolution qui passe longtemps totale¬
ment inaperçue. Et qui, une fois reconnue, mit longtemps
à se faire admettre. Entre les deux guerres, un monétariste
considérable, Charles Rist, consacra une partie de son talent
l’inflation dans la théorie économique

à démontrer que les dépôts n’étaient pas de la monnaie.


Dans les premières années de l’après-deuxième guerre
mondiale, on discutait encore dans les milieux bancaires
et dans les bureaux du ministère des Finances, si les dépôts
bancaires à vue étaient ou non une forme de monnaie.
En réalité, on était passé d’une époque monétaire à une
autre avec la fin de la circulation de pièces qui eut lieu à la
faveur de la guerre de 1914-1918 mais qui aurait eu lieu un
jour ou l’autre.
Devant ce phénomène, les théories du passé sont désar¬
mées. Le quantitativisme de la monnaie métallique ne vaut
plus pour la monnaie de banque. En se servant de l’outil
intellectuel du passé on ne comprend pas la réalité nouvelle.
Après la première guerre mondiale les prix montèrent
très rapidement en France. En 1926, lorsqu’ils commen¬
cèrent à se stabiliser, ils étaient égaux à cinq fois en moyenne
les prix de 1914. Cette inflation était tout à fait inattendue
pour les hommes de l’époque, formés à la stabilité relative
du xixe siècle. Il n’est pas très étonnant qu’ils aient appliqué
le seul modèle intellectuel à leur disposition : l’inflation
par excès de moyens monétaires. Tout prouve cep
que l’inflation avait deux causes : cfabord l’extraordinaire
hausse des matières premières de 1920, qui n’a qu’un seul
équivalent connu, celle de 1972-1973. En second lieu, le
système de changes flexibles sous lequel la France vécut
de mars 1919 à juin 1928. Le flottement totalement libre

— la Banque de France s’était fait dès les premiers jours mL"- *


principe absolu de ne pas intervenir — se traduisit par une
dépréciation du franc, avec des hauts et des bas, mais
finalement le dollar passa de 5,18 en 1918 à 25 F en 1928.
L-’inflation de l’époque fut. une inflation de change,
c’est-à-dire de coûts. La création monétaire accompagna
la hausse des prix beaucoup plus qu’elle ne la créa. L’inter¬
prétation des contemporains était très différente. Pour eux
la cause de tout était la création monétaire et plus parti¬
culièrement la création monétaire pour le financement du
déficit budgétaire. Au-delà de l’idée de création monétaire
i6 LA GRANDE INFLATION

cause de la hausse des prix par excès de demande, il y avait


l’idée que la valeur de la monnaie dépendait de la qualité
de son « gage ». Si le gage est de l’or, on peut émettre toute la
monnaie qu’on veut sans inconvénient ; si le gage est consti¬
tué de devises convertibles en or, à la rigueur ça peut encore
aller ; enfin si le gage est du papier commercial à moins de
quatre-vingt-dix jours et à trois signatures, c’est encore
acceptable. Mais si le gage est fait d’avances à l’Etat pour
la reconstruction du pays ou, plus grave encore, pour le
financement du déficit du budget ordinaire, alors la qualité
de la monnaie créée était irrémédiablement compromise et
entraînait sa double dépréciation par hausse des prix inté¬
rieurs et par diminution du prix du franc sur le marché des
changes.
Ces idées paraissent absurdes, mais ce sont elles qui ont
mené et la politique économique et la politique tout court.
La seule technique anti-inflationniste jamais envisagée fut
le remboursement par l’Etat des avances reçues de la Banque
de France. Ou bien le freinage des avances futures par le
système infernal des « plafonds d’avances » votés par le
Parlement. Toute demande d’augmentation du « plafond »
amenait presque automatiquement le renversement de l’in¬
fortuné gouvernement qui devait la présenter.

3. LA RÉACTION KEYNÉSIENNE

L’Allemagne, la France, beaucoup d’autres petits pays


européens avaient affronté de terribles crises inflationnistes
liées à la dépréciation constante de leur monnaie nationale
sur les marchés de change. Inflations qui n’étaient pas des
inflations d’excès de demande, mais typiquement des infla¬
tions de coût. Un régime de changes fixes fut rétabli pour
quelques années : 1928-1931 pour la France, 1926-1931 pour
la Grande-Bretagne. La grande crise née en 1929 aux Etats-
Unis interrompit très vite l’expérience. Le flottement de la
livre à nouveau proclamé par Londres en septembre 1931,
l’inflation dans la théorie économique 17

accompagné immédiatement par un très grand nombre de


pays européens, le flottement du dollar en 1933 provo¬
quèrent une nouvelle période de troubles. Le monde déve¬
loppé se scinda en deux groupes de pays ; les pays anglo-
saxons et ceux qui les avaient suivis dans le flottement, d’une
part, qui connurent une certaine reprise économique; les
pays européens dits du bloc-or, d’autre part, qui s’enfon¬
cèrent dans la dépression. Dépression si forte en Allemagne
qu’elle provoqua l’arrivée au pouvoir du Parti national-
socialiste.

L’économiste le plus important de l’époque est John


Maynard Keynes (1883-1946). Son problème n’est pas
l’inflation, c’est la grande crise, la déflation et le chômage.
Cependant il a si profondément marqué les esprits, si pro¬
fondément influencé l’après-deuxième guerre mondiale qu’il
n’est pas possible de ne pas l’étudier. Nous chercherons à
bien comprendre ses vues sur la monnaie et sur le dévelop¬
pement économique. Nous chercherons ensuite à répondre
à l’idée de plus en plus en faveur aujourd’hui que Keynes
est un des grands responsables de l’inflation d’après guerre,
la nôtre.
La réaction keynésienne en 1936 avec la Théorie générale,
c’est très largement une réaction contre l’importance exces¬
sive attribuée à la monnaie. Sans doute le problème de
Keynes est-il la grande déflation. Mais il se refuse à croire
que la crise soit survenue, se soit maintenue et aggravée,
simplement parce que les banques centrales n’avaient pas
su éviter la réduction de la masse monétaire. Cette thèse
était fréquemment soutenue au cours de la crise. Joan
Robinson, amie et disciple de Keynes, parle quelque part à
ce sujet des « maniaques monétaires » qui proclamaient
pendant la grande dépression : « Tout peut s’arranger avec
un stylo. » Entendez un stylo pour créer de la monnaie par
inscription de crédits et de dépôts au bilan des banques.
Quand on veut parler avec mépris de l’inflation par création
de monnaie en France, on parle de la « planche à billets ».
En Angleterre ou aux Etats-Unis, tout de même mieux au
i8 LA GRANDE INFLATION

courant des mécanismes monétaires, on dit « création moné¬


taire avec le stylo » ou « avec le crayon », with the pencil.
La même thèse que combattait Joan Robinson est d’ailleurs
encore aujourd’hui, très officiellement, celle des monéta¬
ristes dont nous parlerons dans un instant. C’est en partie
contre cette surestimation du facteur monétaire que Keynes
a fondé sa propre analyse. Si on lit Keynes d’une certaine
façon, la monnaie joue très peu de rôle chez lui. Les grands
acteurs du drame sont la propension à consommer ou à
épargner, la propension à investir ou pas, en fonction du
taux d’intérêt, la propension à thésauriser les sommes non
épargnées ou non investies. Le revenu national se déduit
du jeu de ces comportements et des impulsions données par
la dépense publique si la dépense d’investissement est défail¬
lante. Cette importance de la dépense publique, l’importance
aussi des réductions d’impôt pour inciter les ménages à
accroître leur consommation seront très fortement soulignées
chez les disciples américains de Keynes, notamment chez
Alvin Hansen, auteur d’un manuel célèbre, Fiscal and
monetary policy. Sous l’influence d’ Alvin Hansen, la monnaie
disparaît encore plus de la « lecture » keynésienne : il ne
reste que la politique budgétaire ou fiscal policy.
Bien différente est une autre lecture simplifiée, celle qui
a été faite aux étudiants européens et notamment français
trente ans durant. Dans cette version, le modèle keynésien
apportait une réponse à la question pendante depuis quatre
siècles : dans quelle proportion une augmentation de la
quantité de monnaie agit-elle sur la production et dans
quelle proportion agit-elle sur les prix ? Comment se par¬
tagent les deux influences ? Et pourquoi ?
La réponse consiste à souligner que, contrairement à ce
que dit Hansen, la quantité de monnaie joue un rôle très
important chez Keynes. D’abord c’est elle qui, par l’inter¬
médiaire d’un comportement très cher à Keynes, la préfé¬
rence pour la liquidité ou le choix entre fonds liquides et
fonds placés, fixe le taux d’intérêt. Comme c’est ce dernier
qui aide à déterminer le niveau des investissements et par
l’inflation dans la théorie économique 19

suite, par l’intermédiaire du multiplicateur, le revenu


national, l’offre de monnaie continue de jouer un rôle
essentiel, mais elle le joue autrement que chez les classiques.
L’explication se poursuit ainsi — mais ceci n’est plus chez
Keynes : dans le cas d’augmentation de la masse monétaire
alors que l’économie se trouve au-dessous du niveau d’acti¬
vité de plein emploi, la conséquence est une augmentation
de l’activité et une diminution du chômage. Au contraire,
lorsque le plein emploi est atteint, la conséquence sera une
augmentation des prix.
On en revient ainsi à des propositions typiquement quan-
titativistes, plus dangereuses peut-être que les propositions
classiques parce qu’elles sont plus intelligibles et plus
séduisantes.
Cependant il y a un Keynes qui raisonne en termes
d’offre, de coûts, d’augmentation des salaires avant le niveau
de plein emploi. Mais il est moins connu et les passages que
l’on peut invoquer en ce sens sont peu explicites.
Ceci étant, peut-on dire que Keynes, parce qu’il nous
a appris à vaincre le chômage en ne laissant pas s’effondrer
la demande globale, parce qu’il nous a appris le rapport
multiplicateur qui existe entre un investissement additionnel
et le produit national, parce qu’il nous a mis en garde contre
les insuffisances de liquidités, soit un des grands respon¬
sables, sinon le grand responsable, de ce que B. de Jouvenel
dans un beau livre appelle « la société inflationniste »x. Je
crois très profondément que non et je crois que c’est une
erreur de le professer. Ce n’est pas parce que l’on a appris
aux hommes à guérir la déflation qu’on est responsable des
crises à venir d’inflation. D’abord parce que l’inflation de
prix n’est pas le contraire de la déflation d’activité.
Au contraire, tout nous prouve aujourd’hui que les deux
maladies peuvent coexister et coexistent en fait. Nous
avons toujours besoin des leçons de Keynes pour nous
maintenir en plein emploi, objectif humain aussi essentiel

x. B. de Jouvenel, La civilisation de puissance, Arthème Fayard, 1976.


20 LA GRANDE INFLATION

de nos jours que de son temps. Ce faisant, nous ne risquons


erreurs
saufune
pas, est énormes, de provoquer l’inflation. L’infla¬
tion maladie du mécanisme de formation des coûts ;
ce n’est plus un phénomène d’excès de demande. Elle est
aggravée par la déflation d’activité qui accroît les coûts
unitaires.

Aucun keynésien n’a besoin d’abjurer Keynes pour


aider à lutter contre l’inflation d’aujourd’hui.

4. LA RÉACTION MONÉTARISTE

La réaction monétariste et néo-classique du milieu des


années 60 est une réaction anti- keynésienne. Le vieil
Anglais hétérodoxe avait assez longtemps tenu le devant de
la scène. Les sarcasmes qu’il avait adressés sa vie durant
à l’école classique et que celle-ci avait dû subir en raison
de l’échec que constituait la grande crise, à la fin, n’étaient
plus supportables. Vingt ans de prospérité sans précédent
accompagnés d’une raisonnable stabilité monétaire avaient
rendu bonne conscience aux économistes orthodoxes. La
plupart, il est vrai, avaient mis beaucoup d’eau keynésienne
dans leur vin; les autres s’occupaient aux délices des contro¬
verses sur le New Welfare Economies , c’est-à-dire des condi¬
tions économiques du maximum de satisfaction pour les
individus. Parce qu’on partait du postulat individualiste et
du postulat de la non-comparabilité de deux satisfactions
individuelles, les controverses devinrent de plus en plus
ésotériques et de plus en plus éloignées de toute application
pratique. Cependant il existait un classique que le New
Welfare Economies n’amusait pas et qui trouvait qu’en
politique économique on avait vraiment assez parlé de
John M. Keynes, c’était Milton Friedman.
Il commença de prêcher son monétarisme aux environs
de 1950. Sans grand succès jusqu’au milieu des années 60.
Il lui fallut encore subir la dernière et la plus belle des expé¬
riences keynésiennes, la réussite économique initiée par
21
l’inflation dans la théorie économique

Kennedy. Cinq ans de plein emploi, de croissance forte,


de taux d’intérêt en baisse et de prix stables ou en crois¬
sance très lente. C’est au moment où cette mémorable
expérience s’achevait pour faire place à la désastreuse poli¬
tique économique de Johnson, consécutive à sa politique de
guerre au Vietnam sans le dire, que M. Friedman vit son
heure arriver.

L’inflation était là, enfin, qu’il annonçait depuis quinze


ans si l’on ne maintenait pas une croissance régulière de la
masse monétaire. En 1968, avec l’arrivée au pouvoir des
républicains et de Richard Nixon, Friedman fait figure de
prophète. A. Burns, son ancien maître, assez en communion
d’esprit avec lui quoique de façon moins dogmatique,
était nommé président du Fédéral Reserve System et com¬
mençait d’appliquer, avec prudence, les idées friedmaniennes
sur la croissance régulière de la masse monétaire. Restait
le second thème de la « bonne nouvelle » de Milton Friedman :
détacher le dollar de l’or et parvenir à la flexibilité généra¬
lisée des monnaies. En quatre ans ce fut chose faite. Il y a
peu d’économistes qui aient réussi, de leur vivant, à faire
entrer aussi totalement leurs idées dans les faits. L’impor¬
tance de l’homme ne peut donc pas être sous-estimée.
Malheureusement ses idées, dans les deux domaines, étaient
totalement et dramatiquement erronées. Il faudra beaucoup
de temps avant que soient réparés les torts causés à l’huma¬
nité par la force et le talent de conviction de l’économiste
de Chicago.
L’affirmation première de Milton Friedman, son slogan,
c’est que « l’inflation est monétaire et n’est que monétaire ».
Quelle preuve apporte-t-il ? Un lourd volume, Histoire
monétaire des Etats-Unis, 1860-1950. A l’aide d’un grand
nombre de graphiques et de calculs de corrélation ou de
covariations, le livre montre que les variations de la masse
monétaire suivent à peu près les variations du revenu
national et celles des prix. Ne cherchons pas trop à savoir
comment l’on a pu reconstituer des séries de revenu national
en 1860 et encore plus des séries de masse monétaire. Peu
22 LA GRANDE INFLATION

importe. Personne n’a jamais nié que le montant des tran¬


sactions est toujours, à la vitesse de circulation près, dans
un rapport fixe avec les moyens de paiement. Comme on l’a
dit souvent, c’est une tautologie, une façon de dire la même
chose en d’autres termes. Le montant des transactions,
pendant un intervalle de temps donné, est égal au montant
des moyens monétaires échangés. Si la vitesse de circulation
de ces moyens monétaires est constante, il y a un rapport
constant entre total des transactions et moyens monétaires
en circulation. Cela pose d’abord la question capitale de la
vitesse de circulation. En second lieu, la liaison masse
monétaire/transactions ou masse monétaire/revenu national
ne prouve rien sur la question de savoir ce qui est cause et
ce qui est effet. La théorie quantitative, aussi vieille que la
réflexion économique, affirme que c’est la variation de la
quantité de monnaie qui est l’élément causal. C’est elle qui
provoque un accroissement — ou une diminution — pro¬
portionnel du revenu national pour les uns, du seul niveau
général des prix pour les autres. Mais jamais aucune démons¬
tration n’a été donnée. Simplement — inévitablement peut-
on dire — les prix, ou le revenu national, augmentent en
même temps que la masse monétaire. Parce que, pendant
toute la période de monnaie métallique, c’était l’augmenta¬
tion de la masse monétaire le facteur exogène, on en a déduit
définitivement que la causalité allait des moyens de paiement
aux prix. Mais ce qui était vrai du temps de la monnaie
métallique ne l’est plus avec un système de monnaie de
banque. Au reste, même Milton Friedman quand il écrit
Y Histoire monétaire des Etats-Unis , livre savant destiné à le
classer parmi les scientifiques, ou quand il dépose devant le
Congrès, se garde d’affirmer le rapport univoque des moyens
de paiement aux prix. Il sait qu’il n’a pas le droit de le
faire : « La relation mise en évidence par la figure 2 reflète
les influences de la monnaie sur la production et les
prix et réciproquement » (c’est nous qui soulignons)1. Plus

1. Inflation et systèmes monétaires, Calmann-Lévy, 1971.


l’inflation dans la théorie économique 23

loin : « Comme c’est le cas en longue période, la monnaie et


l’activité économique s’influencent réciproquement. » Expres¬
sions parfaitement correctes, mais qui justifient mal le
slogan « L’inflation est purement monétaire » et la théra¬
peutique : « maintenir un taux constant de croissance de la
masse monétaire ».
Repartons de l’idée beaucoup moins dogmatique que la
monnaie est parfois la cause de l’accroissement du revenu,
en volume et en prix, et que parfois c’est l’inverse. Il existe
des variations exogènes des coûts de production, et par
suite des prix, et celles-ci exigent, pour que le revenu
national soit constant en volume, une augmentation des
moyens de paiement. Dans un système de monnaie de
banque, doté, contrairement à un système de monnaie
métallique, d’une élasticité totale, cette fourniture de
moyens de paiement supplémentaires a toujours lieu. L’on
constate, comme dans le premier cas, une correspondance
étroite entre mouvements de la masse monétaire et mouve¬
ments des prix. Mais cette fois-ci c’est le second terme qui a
été moteur.
Il y a beaucoup de raisons de penser que, dans un système
de monnaie bancaire, le deuxième type de relation est la
règle. Pourquoi y aurait-il variation exogène des moyens de
paiement ? C’était la réalité de la monnaie métallique :
l’élément exogène était les « découvertes » de métal. La Cali¬
fornie en 1850, le Transvaal en 1890, plus le traitement au
cyanure qui a permis de raffiner beaucoup plus d’or par
unité de temps. Mais dans un système bancaire, quelle peut
être la cause d’une variation exogène ? Deux seulement : un
déficit budgétaire financé par le système bancaire, ce qui
arrive certes comme arrive aussi son excédent de la balance
des paiements, créant tous deux des moyens monétaires.
Mais le caractère inflationniste, dans le deuxième cas, est

déjà plus douteux. Ce sont les deux seules causes d’une


variation exogène. Pour le reste, les banquiers n’ont aucun
moyen d’accélérer ou de ralentir la distribution des crédits,
c’est-à-dire la création monétaire. Ils répondent à la demande
24
LA GRANDE INFLATION

de crédit, laquelle traduit les causes exogènes qui se situent


dans le processus de production même : les hausses de coût.
Au reste, nous ne voudrions pas trop concéder en accep¬
tant que, en régime de monnaie métallique, seules les varia¬
tions accidentelles du volume de cette dernière étaient
causes d’inflation. Il est bien clair au contraire qu’il existait,
comme aujourd’hui, des variations exogènes des coûts et par
conséquent des prix des produits. Les constants accidents
climatiques, provoquant des récoltes abondantes ou très
réduites, amenaient des mouvements de prix, parfois de
longue durée, initiés entièrement du côté des biens. Les
moyens de paiement, bien que métalliques, présentaient une
certaine souplesse d’adaptation en volume, puisque la
frappe libre était le principe de régulation de la quantité
de monnaie en circulation.
Au reste, c’est un très vieux thème de la littérature moné¬
taire que celui de savoir si, quand les prix montent, c’est
la monnaie qui a baissé de valeur ou si ce sont les biens qui
ont augmenté de valeur. Cournot par exemple, et la réfé¬
rence n’est pas mince, consacre un long et difficile chapitre
à ce point qu’il estimait important. Il concluait qu’on pou¬
vait faire la différence. P. Fabra nous rappelait récemment
dans U anticapitalisme que les classiques de l’école de Ricardo
avaient la même opinion. Ce qui est parfaitement logique
dans une pensée où ce sont les coûts de production qui
déterminent les prix. Il y a des cas où c’est le coût de pro¬
duction de l’or qui a baissé, le prix de l’or s’abaisse alors
par rapport aux marchandises. Les prix en or ou les prix
nominaux s’élèvent. Interprétation de la hausse des prix
non pas par la quantité accrue de moyens de paiement — à
laquelle Ricardo, chacun le sait, croyait par ailleurs — , mais
par la baisse du coût de production de la monnaie. L’autre
cas est celui où le coût de production des biens s’élève, tout
à fait indépendamment des mouvements de la masse moné¬
taire. Dans ce cas, l’accroissement des moyens de paiement
suivra , et ne précédera pas, la hausse des prix. Ce qui veut
dire que Ricardo et Cournot, pour ne citer que deux noms
l’inflation dans la théorie économique 25

considérables, tout quantitativistes qu’ils étaient, distin¬


guaient parfaitement deux origines, deux genèses de l’infla¬
tion : l’une par la monnaie, l’autre par les produits. Il est
tout à fait faux d’affirmer que la thèse d’une cause unique
de l’inflation — l’augmentation des moyens de paiement —
est un retour aux classiques. C’est un appauvrissement, au
contraire, des thèses classiques. Tout le monde croit bien
sûr qu’une brusque augmentation des moyens de paiement
entraîne hausse du revenu national probablement à la fois
en valeur et en prix. Mais personne n’a jamais proclamé
avant Milton Friedman que c’était la seule cause de l’infla¬
tion. Et l’erreur est de taille, car attribuer une maladie à
une seule cause, alors qu’elle en a deux au moins et que
souvent la cause oubliée est la plus active, c’est proposer
un diagnostic inexact et une thérapeutique non seulement
inadéquate mais aussi, nous le verrons, gravement contre-
indiquée.
Venons-en à la thérapeutique encore plus originale que
le diagnostic. Elle se résume en une seule prescription,
comme l’analyse se résumait en une seule proposition. Cette
prescription c’est de maintenir une croissance régulière de
la masse monétaire, contre vents et marées. Si on accorde à
Milton Friedman ses prémices, peut-on aussi lui accorder
sa thérapeutique ? Hélas, pas même ! Si on ne lui accorde
pas ses prémices, si on admet, ce qui est plus vraisemblable,
qu’il y a non pas une cure de l’inflation, mais plusieurs,
alors on est horrifié par le remède proposé. Mais, même dans
le cas où l’inflation serait « monétaire et seulement moné¬
taire », même dans ce cas le remède unique serait très dis¬
cutable. D’abord il suppose la vitesse de circulation des
moyens monétaires constante. Nous sortons d’une expli¬
cation des cycles — celle de Keynes — qui attribuait aux
variations de la vitesse de circulation de la monnaie une
importance considérable. Naturellement Keynes ne parlait
pas de la vitesse de circulation, comme on le fit parfois,
comme de quelque chose en soi. La monnaie ne se meut
que transmise par les mains des hommes. Mais précisément 9
J. DENIZET
26 LA GRANDE INFLATION

il croyait que les grandes crises de dépression viennent


d’un découragement total : on n’entreprend plus, on ne fait
plus construire, on ne répare pas, on ne dépense pas. On
laisse sa monnaie oisive parce qu’on se méfie même des
placements.
La thésaurisation est considérable, ce qui est une autre
façon de dire que la vitesse de circulation est très faible.
Symétriquement les phases d’hyperactivité, de montée de
prix poussent la vitesse à des rythmes extrêmement rapides.
Cette théorie me paraît difficilement réfutable. Elle avait
des implications très claires. Impossible dans ces conditions
de tenir la masse monétaire pour une variable stratégique.
Impossible, comme on l’a tenté en 1929-1930, de relancer
l’économie en « injectant » des moyens de paiement. Ils
tombent, disait Keynes, dans la « trappe de la liquidité ».
Il fallait agir sur les comportements et pour cela accroître
l’activité par des dépenses publiques, etc. De même, en
période d’inflation forte, immobiliser la masse monétaire
ne sert de rien, puisque la vitesse peut se multiplier par un
facteur très élevé.

On peut ajouter que l’évolution technique du système


bancaire, en particulier l’introduction généralisée des ordi¬
nateurs, crée depuis quelques années un élément supplé¬
mentaire tendant à faire croître la vitesse de circulation.
Les comptes sont débités et crédités plus vite, la compen¬
sation est plus rapide et plus précise. Dans un avenir peut-
être pas très lointain, les ordres de crédit ou de débit,
donnés à partir de terminaux installés dans l’entreprise et
même à la maison, seront exécutés en quelques fractions de
seconde, la compensation entre banques ne se fera pas
chaque jour au milieu de la journée, mais les opérations
interbancaires étant enregistrées et comptabilisées immé¬
diatement, chaque trésorier possédera à chaque instant son
état débiteur et créditeur. Les compensations pourront avoir
lieu plusieurs fois par jour ou même être supprimées.
Beaucoup d’autres progrès apportés par l’électronique vont
dans le sens de l’économie de monnaie, c’est-à-dire d’une
l’inflation dans la théorie économique 27

vitesse de circulation accrue. Rien ne permet donc d’affirmer


la constance de la vitesse de circulation.
Au reste, Milton Friedman ne l’affirme pas. Il se livre
au contraire à de graves considérations sur le fait que la
vitesse est plus rapide quand les prix sont en train d’aug¬
menter. C’est intéressant, mais ce n’est pas très neuf.
Keynes disait la même chose. Et ce n’est rien de plus que
le phénomène bien connu de « fuite devant la monnaie » en
période d’inflation rapide. Chose plus surprenante, il écrit
ceci : « Contrairement aux prévisions naïves qui se fondent
sur l’hypothèse d’une préférence pour la liquidité cons¬
tante... w1. Mais la préférence pour la liquidité est une autre
expression de la vitesse de circulation de la monnaie. Dire
que c’est une hypothèse naïve de la croire constante est très
bien. Mais il ne faut pas alors proposer une règle unique de
politique économique : maintenir constant le taux d’accrois¬
sement de la masse monétaire.

La seconde question qui se pose est de savoir s’il est


possible à une banque centrale, parfaitement informée, et
a fortiori à celles qui ne le sont pas, de régler à sa guise le
volume des moyens de paiement. Dans la déclaration de
Milton Friedman devant le Board du Fédéral Reserve Sys¬
tem, la démonstration tient en quelques lignes particulière¬
ment peu explicites : « Les travaux de Brunner et Meltzer,
de Meigs, de Dewald et de Cagan ont tous démontré que la
connexion qui existe entre les actions du Fédéral Reserve
System et la quantité de monnaie en circulation est suffi¬
samment étroite pour que le Fédéral Reserve System puisse
fixer le taux de variation de la quantité de monnaie comme
il l’entend, dans une limite appréciable et dans un délai
relativement court. » Nous ne sommes pas beaucoup plus
avancés. Essayons de cerner ce problème d’un peu plus près.
Distinguons le cas d’une économie qui tend à entrer en
récession ou qui y est et celui d’une économie qui va vers
le boom et l’inflation ou qui y est.

1. Inflation et systèmes monétaires , Calmann-Lévy, p. 115.


28 LA GRANDE INFLATION

Milton Friedman affirme — et c’est une démonstration


qui tient une place éminente dans son corpus doctrinal —
que la récession de 1929-1930 a été sinon provoquée, du
moins a été consolidée et a été prolongée par une politique
monétaire désastreuse laissant la masse monétaire tomber
si bas qu’aucune reprise n’était possible. Cet argument est
repris fréquemment par les monétaristes. Il semble être jugé
très « payant ». Présenter a posteriori un remède simple et
unique aux affres de 1929-1930 est effectivement une bonne
opération. En réalité, c’est une des affirmations les plus faibles
du monétarisme et dont Joan Robinson a eu raison de se
gausser. Première partie de la démonstration la période qui
a précédé octobre 1929 : « est inhabituelle en raison de son
caractère déflationniste et non inflationniste... ». Ceci est
exact. Les dépôts à vue, d’après les travaux de Raymond
W. Goldsmith, ont évolué, comme suit, de 1925 à 1929 :
1925 20,6
1926 20,1
1927 21,39
1928 20,67
1929 20,78
1930 19,44
1933 14,43

Le niveau général des prix reste stable. Si l’on prend


le déflateur du Produit national brut — tel que reconstruit
par Kuznets — , il y a même tendance à la baisse. Ce qui
frappe au contraire, dans cette économie stationnaire en
termes physiques, c’est l’importance de l’augmentation de
la dette du consommateur : + 55 % de 1925 à 1929. Et
surtout de la dette dite de crédit personnel, celle qui n’est
pas liée à un achat à tempérament (doublement de 1924
à 1929)5 comme de la dette contre valeurs boursières mises
en gage. Si l’on rapproche ces éléments de la hausse extra¬
ordinaire de la bourse, spéculation à vide, puisque l’écono¬
mie restait atone, on est conduit très banalement à confirmer
l’opinion courante que la crise de 1929 est née aux Etats-
Unis d’un accident boursier, la « bulle » de spéculation
l’inflation dans la théorie économique 29

crevant d’elle-même. Alors voir la cause de cette crise dans


une insuffisance de moyens monétaires de 1927 à 1929 — et
même avant, nous dit-on — montre un goût prononcé du
paradoxe. Ainsi les banquiers auraient dû, de 1927 à 1929,
accorder plus de crédit pour créer plus de monnaie, alors
qu’ils accordèrent déjà des crédits personnels importants
alimentant la spéculation boursière. A supposer que la
Banque centrale ait pu les convaincre d’accorder plus de
crédit, le résultat aurait été une spéculation encore plus
débridée suivie d’une crise encore plus grave.
Quant à la seconde affirmation : la crise ne s’est main¬
tenue et aggravée qu’à cause de la « désastreuse » politique
monétaire : le Fédéral Reserve System n’aurait jamais dû
laisser baisser la masse monétaire comme il l’a fait (les
dépôts à vue sont passés de 20,7 mds $ en 1929 à 14,4 mds $
en 1933). Ce thème est repris dans tous les sens et à toutes
les occasions. On n’a jamais, pour célébrer « l’erreur » de
la Banque centrale américaine, d’adjectifs assez forts. Mal¬
heureusement l’idée sous-jacente à ces diatribes est insou¬
tenable. La crise s’est développée parce que les pouvoirs
publics ont opposé à une première réduction du pouvoir
d’achat la tentative d’équilibrer le budget, c’est-à-dire ont
contribué à accroître encore la diminution du pouvoir
d’achat. Ensuite le jeu du multiplicateur a entraîné des
réductions d’activité courante et par conséquent de revenu
et à nouveau d’activité. La réduction de la masse monétaire
a été la conséquence d’une situation où les transactions
avaient fortement diminué, où la diminution des fonds de
roulement des entreprises amenait des remboursements
bancaires.
L’idée qu’il aurait été possible au système bancaire de
maintenir la masse monétaire et par conséquent l’activité
fera sourire tout banquier. Il faut voir leur désarroi et leur
impuissance quand la demande de crédit est molle : nul
moyen de renforcer une demande qui ne veut pas s’exprimer.
« On ne peut faire boire un âne qui n’a pas soif » est un adage
favori pour ce genre de situation.
LA GRANDE INFLATION

30
Milton Friedman présente, c’est vrai, son argument
autrement. « La réduction de la masse monétaire de 1929
à 1933 est, dit-il, la conséquence des faillites bancaires. La
responsabilité de la Banque centrale est de n’avoir pas
fourni aux banques en difficulté, c’est-à-dire devant faire
face aux retraits de leurs déposants, des crédits en monnaie
centrale leur permettant de faire face auxdits retraits. » La
critique devient déjà plus intelligible. Mais, d’une part,
il est douteux que les faillites bancaires aient représenté
7 milliards de dollars de dépôt, c’est-à-dire le tiers des dépôts
existant à fin 1929. D’autre part, poser en principe le ren¬
flouement systématique de toutes les banques en difficulté,
c’est-à-dire leur exonération des conséquences de toute
erreur de gestion, de tout crédit imprudent, est probable¬
ment le plus sûr moyen de déclencher à terme une inflation
incontrôlable. Ce n’est guère le précepte que l’on attend
d’économistes classiques partisans de la concurrence et de
la responsabilité des agents économiques.
On ne peut jouer sur tous les tableaux : préconiser à la
fois les mécanismes de concurrence dans ce qu’ils ont de
plus rigoureux, préconiser le jeu du marché, ce qui veut dire
l’élimination impitoyable de ceux qui se sont trompés et en
même temps prôner en matière monétaire le renflouement
automatique de toute banque en difficulté. On ne peut surtout
pas prêcher la croissance régulière de la masse monétaire et
affirmer en même temps qu’on renflouera toutes les banques
en période de difficulté. Ce n’est pas le moyen d’inciter les
banquiers à la discipline. La logique voudrait qu’on pré¬
conisât rétrospectivement pour 1929-1933 l’élimination des
banques imprudentes et en même temps une politique bud¬
gétaire où de grands travaux amèneraient la fin du processus
cumulatif de réduction simultanée des revenus et de la
dépense, puis la reprise. Mais alors la solution proposée
serait keynésienne, alors qu’on veut à tout prix se distinguer
du keynésisme.
L’explication monétariste de la grande crise restera une
curiosité des spécialistes. L’opinion croit bien davantage
l’inflation dans la théorie économique 31

au rôle de l’émission monétaire dans l’inflation. Ici Milton


Friedman a presque partie gagnée d’avance. Toutes sortes
de souvenirs séculaires sont à l’œuvre, tous enregistrés dans
l’inconscient collectif et qui tous expliquent une longue ou
forte hausse de prix par une brusque croissance des moyens
de paiement, qu’il s’agisse des pièces frappées avec l’or
d’Amérique au xvie siècle ou des assignats de la Révolution
française. Même celui qui n’a ni connaissance ni curiosité
économique croit ici savoir comment naît l’inflation. La
question est de savoir si le conseil friedmanien, qui recueille
aussitôt l’agrément du profane, est possible à appliquer,
dansest,
s’il selonde le
le cas jargon, opérationnel, plus opérationnel que
récession.
A priori , la réponse sera oui. Les politiques monétaires
restrictives, partout employées en ces temps d’inflation
chronique, n’ont jamais passé pour impraticables. Il y a
toute une théorie de l’action de la Banque centrale sur le
comportement de « prêtage » des banques, et par conséquent
sur une des composantes de la création monétaire. Seule¬
ment cette théorie n’est pas dans un état extrêmement
satisfaisant. La pratique en tout cas lui obéit assez mal.
Et un pays comme la France a dû, depuis longtemps,
adopter un système de contingents directs de crédits fixés
par banque. Ce n’est certes pas un système aussi autoritaire
et bureaucratique que propose l’école monétariste. Elle croit
elle, et certainement de bonne foi, à la possibilité pour la
Banque centrale de gouverner à sa guise la création de
monnaie, en utilisant les deux armes en vigueur aux Etats-
Unis : d’une part la modification des réserves obligatoires ;
d’autre part les interventions de la Banque centrale à l’achat
ou à la vente sur le marché monétaire. Ici une observation.
Les monétaristes professent que le taux d’intérêt est une
variable secondaire, alors que le taux de croissance de la
masse monétaire est la variable essentielle. Démarche qu’on
pouvait attendre, dès lors que Keynes attribuait au taux
d’intérêt une importance extrême. Nous savons maintenant,
je pense, qu’il s’agissait presque avant tout de prendre le
LA GRANDE INFLATION
32
contre-pied des thèses keynésiennes. Ceci étant, ils affirment
que les autorités monétaires n’ont pas d’autre objectif que
le maintien du taux de croissance régulier. Dans la pour¬
suite de cet objectif, le taux d’intérêt sera peut-être amené
à connaître des variations de grande amplitude. Il faut s’en
soucier comme d’une guigne. Le taux d’intérêt n’est pas
une variable importante. Or le jeu des deux armes de la
Banque centrale, les réserves et les interventions sur le
marché monétaire, suppose naturellement des modifications
du taux d’intérêt. Si l’on augmente le pourcentage des
réserves, c’est-à-dire des dépôts que les banques doivent
laisser à la Banque centrale sans intérêt, on interprète par¬
fois cette manœuvre comme un moyen de réduire la liqui¬
dité bancaire ; en réalité cela amènera surtout une augmen¬
tation du taux sur le marché monétaire, les banques devant
s’y procurer les réserves requises. A la hausse des taux
résultant naturellement d’une forte demande de crédit, se
surajoute, effet du renforcement de la Banque centrale,
l’effet de taux des réserves. De même la politique d’inter¬
vention sur le marché est souvent interprétée en termes de
pompage, épongeage, d’une liquidité bancaire excessive,
mais il estdesclair
remontée taux.que cet épongeage n’a pas lieu sans une
L’action sur la liquidité bancaire s’interprète donc aussi
comme une action sur le taux d’intérêt. Il en va de l’argent
comme des autres marchandises, la quantité et le prix se
fixent ensemble et il est absolument vain de vouloir distin¬
guer, en économie libérale, une action sur la quantité et
une action sur le taux.

Mais nous n’en sommes encore qu’à la fixation de la


base monétaire, de la liquidité des banques, c’est-à-dire
pratiquement de leurs avoirs libres à la Banque centrale.
Il s’en faut de beaucoup que la détermination de cette
quantité primaire se traduise de façon univoque, et par
simple proportionnalité, par une augmentation ou une dimi¬
nution de la masse monétaire. D’abord, il y a dans la masse
monétaire d’autres éléments que la contrepartie de crédits
l’inflation dans la théorie économique 33

bancaires, il y a la contrepartie des crédits au Trésor (bons


du Trésor achetés par les banques) et ensuite la contre¬
partie des devises vendues à la Banque centrale. Il ne suffit
pas de prévoir leur variation de façon autonome, les deux
éléments agissent sur la liquidité bancaire et sur la pro¬
pension à prêter des banques. Les disciples de Keynes
avaient bâti une théorie du multiplicateur de liquidité
bancaire qui reste vraie. Revenons au seul problème du
crédit bancaire. Pour restreindre la liquidité des banques,
la Banque centrale aura été obligée de faire monter le taux
d’intérêt sur le marché monétaire. Cette hausse se sera
traduite très rapidement dans le prime rate, taux de base des
banques, et dans l’ensemble des conditions de crédit des
banques. Une nouvelle donnée doit alors être prise en
compte : comment les demandeurs de crédit, les clients des
banques, réagissent-ils à une augmentation du prix des
crédits. Si l’on ne sait pas résoudre ce problème, on ne sait
pas fixer le taux de croissance de la masse monétaire. Or la
réponse n’est jamais connue à l’avance. Peut-être la demande
de crédit sera-t-elle freinée fortement : les banques dimi¬
nueront les conditions de crédit, les demandes reprendront
plus fortement que ne le permet la liquidité des banques.
Nouvelle modification de taux, etc. Finalement détermina¬
tion conjointe de l’équilibre du taux et de la quantité de
crédit accordée, comme sur le marché monétaire primaire.
Si l’on y ajoute l’effet sur la liquidité bancaire des achats
de devises, domaine terriblement difficile à prévoir, celui
sur le déficit du Trésor, les deux ayant un effet multipli¬
cateur, quel système d’équations prétendrait dire ce qu’il
faut faire pour obtenir au mois le mois et au demi-point près
le taux de croissance de la masse monétaire. Les indignations
désormais rituelles dans les revues monétaristes sur telle
ou telle politique de banque centrale sont peu plaisantes de
toute façon. Elles le sont d’autant plus qu’il s’agit le plus
souvent non pas d’une erreur de décision , mais d’erreurs de
réalisation, bien excusables à vrai dire.
Si l’on admet la détermination conjointe du taux d’inté-
34 LA GRANDE INFLATION

rêt et de la progression de la masse monétaire, que signifie


le précepte « Ne s’intéresser qu’à la croissance régulière de
la masse monétaire et se moquer du taux d’intérêt » ? En
réalité, la Banque centrale par son action détermine l’un et
l’autre.

Il n’est pas vrai de dire qu’en bons et vrais libéraux les


monétaristes, ayant fixé la quantité de monnaie, abandonnent
au marché le soin de fixer le taux d’intérêt. Les deux gran¬
deurs sont fixées à travers le marché, le marché monétaire
d’abord, le marché de la demande de crédit ensuite. Ou
plutôt dans les deux cas des interventions ont lieu vis-à-vis
desquelles réagissent les comportements des banques et les
comportements de leurs clients. La Banque centrale ne peut
qu’essayer par tâtonnements d’aboutir au jeu conjoint d’offre
de monnaie et de taux d’intérêt qu’elle souhaite attendre.
On peut certes choisir de s’intéresser davantage à la
masse monétaire. Mais quel sens cela a-t-il ? Cela n’a de
sens que si l’on réussit à s’illusionner sur le fait que, par ses
décisions, la Banque centrale a fait le taux comme elle a
fait la quantité. Si l’illusion est dissipée, une banque centrale
qui voit par ses calculs que pour réaliser son 5 % de crois¬
sance de la masse monétaire elle doit provoquer le maintien
durable d’un taux absurde, disons 10 % quand le taux
d’inflation est de 5 %, cette Banque centrale peut se déclarer
monétariste, elle va à l’encontre des intérêts économiques
dont elle a la garde.

5. LA THÉORIE DE LA FORMATION DES PRIX :


WALRAS CONTRE RICARDO

La théorie néo-classique qui s’est développée dans les


années 1870 et dont les auteurs principaux sont Walras,
Menger, Jevous, Marshall puis Pareto, domine tous les
esprits depuis un siècle. Le keynésisme a adopté beaucoup de
ses points de vue. Seul le marxisme s’oppose vraiment à elle.
Il ne faudrait pas prendre la théorie néo-classique pour
l’inflation dans la théorie économique 35

un rajeunissement sur quelques points de la théorie clas¬


sique, celle de Smith, Ricardo, Malthus, Stuart Mill. Elle
s’oppose à eux violemment. Walras était un homme modéré
et cependant les sarcasmes dont il accable Ricardo ou Mill
sont blessants et méprisants. Quel est le point qui les
sépare ? La théorie de la valeur, entendons la théorie de la
formation des prix. Et voilà pourquoi nous sommes direc¬
tement concernés par la controverse néo-classique contre
classique, disons Walras contre Ricardo1. Pour les classiques,
les prix se forment à partir des coûts de production. Comme
Ricardo tient que tous les coûts de production se ramènent
à du travail, les prix des produits sont égaux, sur la tendance
moyenne, au prix du travail direct et indirect contenu dans
chaque produit. Ricardo prévenant l’objection évidente sou¬
ligne qu’il y a aussi des biens non reproductibles, tableaux,
objets rares, etc., pour lesquels la demande détermine le
prix. Mais c’est l’exception par rapport à la loi générale qui
veut que ce soient les coûts de production les déterminants
du prix.
Cette théorie irrite particulièrement les néo-classiques
pour des raisons que nous discernons mal. Peut-être parce
que Marx vient d’en tirer (ier tome du Capital, Londres,
1867) des conclusions sur le fonctionnement du système
libéral qui les inquiètent. Peut-être parce que le modèle
ricardien ne fait pas la place assez large au consommateur,
ce souverain du système libéral. Peut-être parce qu’une
détermination des prix qui se fait tantôt par la demande,
tantôt par les coûts ne leur paraît pas assez élégante. Enfin,
ces hommes amènent quelque chose qu’ils croient être une
nouveauté et une conquête : le marginalisme. Une nouveauté
certainement pas. Ricardo soulignait — oh combien — le
rendement décroissant en agriculture. Plus l’on ajoute
d’unités de travail, ou de fumure, à une terre donnée, plus

1. Pour une analyse pénétrante de l’œuvre de Ricardo et de son oppo¬


sition aux néo-classiques, lire l’admirable Anticapitalisme de Paul Fabra,
Paris, Arthaud, 1974.
LA GRANDE INFLATION

36
les quantités supplémentaires obtenues sont petites. C’est
le même raisonnement que, sans s’être concertés, James,
Walras, Menger, appliquent à la satisfaction tirée par un
individu de la consommation de quantités supplémentaires
d’un bien quelconque. Dès lors ils sont convaincus de
détenir la clé de la théorie de la demande du consommateur.
Celui-ci a dans l’esprit, pour chaque bien, une courbe de
demande qui va diminuer au fur et à mesure que croît la
quantité consommée. Jusqu’ici rien de choquant. C’est
même un progrès indiscutable par rapport au consommateur
de Ricardo, être assez fruste, équipé de besoins standards et
simplifiés correspondant au minimum physiologique et cul¬
turel (« ces biens dont l’habitude a fait un besoin au travail¬
leur »). La demande chez Ricardo se développe alors homo-
thétiquement en fonction de la seule démographie.
L’existence de préférences individualisées, subjectives, chez
le consommateur de Walras est un progrès. Où les choses se
gâtent c’est quand Walras prétend que le système des prix
dépend de la somme de ces utilités subjectives. A l’équi¬
libre, notion typiquement néo-classique, les utilités seront
proportionnelles aux prix. Si l’on a les biens i, 2, 3, . . ., n,
on a à l’équilibre :

Car si un individu n’était pas satisfait avec l’utilité que


lui procure le bien n au prix n, il changera les quantités
achetées, ce qui modifiera les prix.
Mais cependant, du côté de la production, on a néces¬
sairement à l’équilibre, chez Walras comme chez Ricardo,
égalité du prix de revient et du prix de vente : d’où un
système de prix déterminé par les coûts. Comment les deux
systèmes peuvent-ils se réconcilier ? Walras répond : c’est
le système de prix formé par les préférences des consom¬
mateurs qui s’impose au reste de l’économie et c’est lui
qui fixe les coûts ou les prix des facteurs de production.
On ne peut rêver d’antithèse plus nette. D’un côté,
l’inflation dans la théorie économique
37

chez Ricardo, les prix des produits descendent des coûts :


le choix des consommateurs ne s’exerce que sur les quantités.
De l’autre, chez Walras, les prix des produits sont formés
par les préférences des consommateurs : ce sont eux qui
commandent les quantités dans le système de la production
et qui fixent les coûts des facteurs.
C’est cette prédominance de la demande dans la forma¬
tion des prix, des prix des tableaux de maîtres, comme des
prix des biens reproductibles, qui domine toute l’économie
officielle depuis cent ans. Milton Friedman, par exemple,
après avoir expliqué une fois de plus comment la théorie
de l’utilité explique le fameux paradoxe de l’échange d’un
verre d’eau contre un diamant en plein désert, anecdote bien
connue du folklore économique, ajoute : « La solution de
paradoxe du diamant et du verre d’eau a permis aux néo¬
classiques d’introduire la demande comme le facteur déter¬
minant des prix » ( The price theory ) .
Soyons bien assurés qu’il l’entend des prix nominaux
comme des prix relatifs. Un néo-classique ne peut concevoir
l’inflation que comme un phénomène de demande, jamais
comme un phénomène qui pourrait être dû à une variation
exogène des coûts. Tant que subsistera chez Walras et chez
ses successeurs ce refus total d’une influence propre des
coûts, à demande inchangée, la compréhension de l’inflation
sera bloquée.
Il faut donc examiner de plus près la description donnée
par les néo-classiques de la façon dont le système des prix se
modèle sur les préférences et sur elles seules. La description
de Walras à cet égard est très curieuse. Une fois qu’a été
longuement expliqué comment chaque consommateur éta¬
blissait ses courbes d’utilité et sa demande implicite de
chaque bien — fonction de la courbe d’utilité pour ce bien
et de la quantité demandée — , on ouvre le marché. Com¬
ment ? Par des « prix criés au hasard » qui jouent chez
Walras un rôle capital. Pourquoi donc des prix criés au
hasard ? Ne serait-il pas plus logique de commencer le
marchandage sur la base des prix d’offre, plus ou moins
LA GRANDE INFLATION
38
proche des prix de revient. Mais ce serait admettre que
ceux-ci jouent un rôle dans la détermination des prix. Il
faut vraiment pousser très loin le fanatisme antiprix de
revient pour imaginer la procédure compliquée et irréaliste
des prix criés au hasard. Dès le début, cet acharnement est
bien suspect. Mais, soit, acceptons les prix criés au hasard
et non pas criés par les offreurs. Chacun compare alors le
système de prix à son système personnel d’utilités ; chacun
va alors à l’enchère ou au rabais jusqu’à ce que tout le monde
soit satisfait avec le système de prix, c’est-à-dire jusqu’à ce
que les prix soient devenus proportionnels aux utilités.
Particularité importante : les Eléments d’économie pure
sont construits du simple au complexe par additions succes¬
sives. On part d’un marché de troc où chacun amène des
biens à troquer contre d’autres biens. Il y a donc des offreurs
et la désutilité d’une cession est prise en compte en même
temps que l’utilité d’une acquisition. L’échange se fera
si le taux de troc est égal au rapport de l’utilité perdue et de
l’utilité acquise. Ici le prix d’offre est bien pris en compte.
Mais plus tard quand on sera au stade d’une économie
complexe avec consommateurs, entreprises ayant acheté des
facteurs de production, on déterminera d’abord le système
de prix des produits par la seule décision des acheteurs.
Ensuite seulement les producteurs prendront ce système de
prix pour acquis et tâcheront de lui adapter leurs prix de
revient : ceux qui ont un prix de revient supérieur au prix
du marché disparaîtront, ceux qui ont un prix de revient
inférieur pousseront la production jusqu’à ce que le prix
de revient s’élève au niveau du prix du marché.
Quant aux prix des services producteurs, salaires, intérêt,
matières premières, etc., leurs prix restent criés au hasard
jusqu’à la fin. On les ajuste in extremis en allant au rabais
s’ils sont trop élevés, à l’enchère s’ils sont trop bas. Voilà
comment ce sont les prix du marché modelés sur les utilités
qui déterminent, en fin de processus, les salaires, les intérêts,
les prix des importations.
l’inflation dans la théorie économique
39

Appréciation

Ce qu’on peut dire d’abord, c’est que Walras a plaqué


une économie d’état de siège, une économie non productive
qui échange ses stocks et ses richesses passées sur une
économie productive. La théorie des prix proportionnels aux
utilités ou désirs est une économie de salle des ventes ou de
bourse des valeurs. Comme le stock de biens est inextensible,
c’est en effet le désir et le stock monétaire qui fixent le prix.
Le cas d’une économie productive est tout différent. Les
ressources ici en sont les inputs, les matières transfor¬
mables, le stock de capital, le travail humain. C’est ça
qu’il faut rémunérer parce que c’est la base de l’organi¬
sation productive. Et d’ailleurs, quand on commence à
produire, un prix a déjà été fixé pour les facteurs et le prix
de revient des produits est nécessairement la base de leur
prix de vente. Aux acheteurs d’accommoder leur barème
personnel d’utilités à ces prix. Les prix viennent des coûts.
Tout au long de la démonstration walrasienne, nous
avons vu à l’œuvre un mécanisme tout-puissant ; le mar¬
chandage. C’est par lui que les consommateurs amènent le
système des prix des produits à coïncider avec leur système
de préférences subjectives. C’est par lui que les entreprises,
ces moutons, ces dociles, adoptent gentiment leurs prix de
revient au système de prix des produits finals imposé par
les préférences subjectives. Je ne sais ce qu’il en était du
temps de Walras. Mais je suis sûr qu’au jourd’hui le mar¬
chandage est nul. Où marchandons-nous et quand ? Au
supermarché ? A la banque pour l’intérêt sur nos dépôts ?
A la compagnie d’assurances pour nos primes ? Chez le
garagiste ? Au café ? Nulle part. L’économie de Walras
semble calquée sur l’économie du marché de village où le
père Mathieu vient vendre ses poulets. Là peut-être que le
demandeur était roi et formait les prix. Et encore je pense
que le père Mathieu avait une courbe de désutilité et savait
la défendre.
LA GRANDE INFLATION

40
L’idée que c’est la demande « le facteur déterminant des
prix » est une des idées les plus fausses que nous aient
léguées les néo-classiques. Quelques années après le grand
succès des idées néo-classiques, Alfred Marshall (1842-1924)
reprenait avec prudence les idées des économistes du
continent, en les nommant rarement — ils étaient pleins de
sarcasmes et de révolte, il faut le rappeler, contre ce qu’ils
appelaient l’école anglaise. Les Principes d'économie politique
— qui parurent de 1890 à 1907 — , le classique anglais par
excellence jusqu’à Keynes, se permirent d’introduire un
jour une modeste modification à l’œuvre des grands confrères :
la courbe d 'offre et de demande. Oui, il osa dire, comme
Ricardo et Stuart Mill, que l’offre comptait autant que la
demande dans la formation des prix. Son idée fut très mal
accueillie par les néo-classiques de stricte obédience. Mais
elle obtint gain de cause dans l’enseignement courant.
Cette courbe nous dit que le prix s’élève quand la
demande se déplace vers la droite, par exemple quand le
revenu a crû homothétiquement, dans le cas disons d’une

GRAPHIQUE I
l’inflation dans la théorie économique

augmentation exogène de la quantité de monnaie. Mais


regardons le graphique : ceci se produit uniquement parce
que Marshall a choisi l’hypothèse d’une offre à coûts crois¬
sants (graphique 1).
Supposons une offre à coûts constants.

GRAPHIQUE 2 41

Le prix n’a pas bougé ; mais c’est la quantité qui a


augmenté.
Or nous savons bien que les coûts sont constants ou
décroissants dans la plupart des cas. Par suite, toute varia¬
tion exogène du revenu et par conséquent de la demande
aura une influence très forte et immédiate sur les quantités
achetées et bientôt reproduites, c’est-à-dire sur l’activité.
Très faible ou nulle sur le niveau général des prix.
La thèse de la détermination des prix par la demande est
erronée.
Nous en revenons ici à Ricardo, injustement oublié.
Ricardo croyait exactement ce que nous venons de dire :
les prix sont imposés par les frais de production ou les coûts.
L’action de la demande ne peut pas parvenir, en règle
générale, à les modifier. La concurrence se fait entre entre-
LA GRANDE INFLATION

42
prises et interdit, encore en règle générale, à aucun de vendre
au-dessus du prix de revient. Les consommateurs bénéficient
de la concurrence, ils n’en sont pas les acteurs. Ils choisissent
entre les produits (aux prix affichés) et répartissent entre
ceux-ci leur revenu, déterminant par ce choix les quantités,
délivrées de chaque produit. Ce choix met en difficulté les
branches ou les entreprises dont les produits sont en excès,
ouvre au contraire des débouchés pour les branches n’ayant
pas assez de produits pour la vente. Ainsi, chez Ricardo
aussi, la demande finale règle la production, même si elle
n’agit pas sur les prix. Quelle construction autrement
réaliste, autrement contemporaine que celle des néo¬
classiques. Et comme elle colle bien avec l’interprétation des
graphiques de Marshall. Les demandeurs, quand leurs
revenus augmentent de io % dans la nuit, ne font pas
monter les prix si l’appareil de production a quelque élas¬
ticité, mais leur demande augmente l’activité.
Le deuxième point où Ricardo est remarquable, c’est
le problème des feed-back, des liaisons coût-prix-coût, si
peu étudiés par les économistes, et même obstinément
refusés par eux. Chez Ricardo, le prix des produits dépend
du salaire et dépend même uniquement de lui puisque tout
le contenu d’un produit peut s’analyser en travail direct
et indirect. D’autre part, le salaire est dépensé de façon quasi
mécanique en proportions données des biens nécessaires au
travailleur et à sa famille. Mais il y a indexation du salaire
sur le prix de ces biens indispensables. Ainsi, quand la
population augmente, il faut mettre en culture de nouvelles
terres, le prix des produits agricoles augmente et le salaire
augmente. Séquence que nous connaissons : la suite chez
nous c’est l’augmentation des salaires industriels, donc des
prix industriels, donc à nouveau des salaires.
Dans la réalité de 1820 et dans le livre de Ricardo,
l’augmentation du salaire industriel est prise sur le profit
industriel et il n’y a pas de cycle infernal. Il y a — selon
Ricardo — menace d’état stationnaire. A cause de l’étalon-
or et de la discipline monétaire. Peut-être. Mais c’est tout
l’inflation dans la théorie économique 43

de même la première liaison coût-prix-coût décrite dans


la théorie économique.
En effet, il est essentiel dans une théorie contemporaine
de l’inflation non seulement de reconnaître que les prix
dépendent essentiellement des quatre facteurs exogènes de
coûts : les salaires, le prix en devises des importations, le
change, les charges d’intérêt :
Niveau général des prix = f(w, pm, c, ï) (i)
mais encore qu’il existe trois enchaînements dynamiques,
liant trois des coûts au niveau général des prix : les salaires
sont plus ou moins indexés sur les prix, le change se modifie
assez régulièrement avec la différence entre la hausse des
prix à la maison et à l’étranger ; enfin le taux d’intérêt est
mis par les pouvoirs publics au même niveau que le taux
des hausses des prix.
On a ainsi un système où la première modification d’un
seul des cinq termes de l’équation (i) entraîne des effets
de multiplication redoutables.
Un instrument se prête a priori à l’étude de ces liaisons
multiples et parfaitement chiffrables : c’est une matrice de
Léontieff. Ed. Malinvaud explique avec sa clarté habituelle
dans son Initiation à la comptabilité nationale comment on
peut, à l’aide d’une matrice de Léontieff inversée, calculer
les conséquences d’une augmentation de n % du prix de
l’acier sur les prix finals de toutes les branches. Mais calculer
aussi l’élévation de prix de tous les produits dans le cas de
l’augmentation de la charge fiscale de n %, etc. De même,
on peut calculer les conséquences d’un doublement du prix
des matières premières importées, et, enfin, les conséquences
d’une augmentation du taux des salaires. En général, les
répercussions mécaniques de ce type de calcul sont faibles.
Elles ont été mises en avant en 1973 et 1974 pour montrer
que les événements de l’époque n’étaient pas si graves. La
cause en est, dit Malinvaud, que « le calcul suppose qu’un
élément des coûts varie sans que les autres soient modifiés.
La hausse des impôts ne doit s’accompagner d’aucune
44 LA GRANDE INFLATION

répercussion sur les taux de salaire ou de profit. Cette


hypothèse pourra paraître souvent trop grossière. Il est
cependant difficile de s’en passer, car le modèle se prête
seulement à l’examen des relations techniques. Pour ana¬
lyser les répercussions liées à d’autres phénomènes de sec¬
teur économique ou même sociologique, il faudrait disposer
d’un autre modèle conçu différemment ».
Sans doute. Mais il serait probablement assez facile
d’introduire à côté du tableau de Léontieff ces liaisons
économiques, linéaires comme les autres, entre les salaires
et les prix, entre les profits et les salaires, entre les prix
nationaux et les prix importés directement ou par l’inter¬
médiaire du change, etc.
Un modèle réaliste de coûts et de prix ne pose certaine¬
ment pas de problèmes mathématiques. Les données, elles
aussi, sont disponibles. Il serait d’une grande utilité d’abord
pour prévoir ce qui nous menace ; ensuite, afin de pouvoir
rechercher, sur modèle, les liaisons à desserrer ou à briser
pour interrompre les enchaînements inflationnistes.
CHAPITRE II

L’inflation d’aujourd’hui
Le sommet de la courbe de popularité du monétarisme
a été atteint au moment où commençait à faire rage une crise
inflationniste sans précédent dans les pays industrialisés.
Et la crise du type le moins capable d’être affrontée avec
succès par les idées et les méthodes monétaristes :

i° une crise où la hausse exogène des coûts de production


a joué et joue encore un rôle essentiel ;
2° une crise où, en France tout au moins, un effet de cliquet
ne permettant que les évolutions en hausse résulte de
la politique des taux d’intérêt, cette variable prétendu¬
ment anodine dans la théorie monétariste ;
3° une crise où la menace la plus grave réside dans l’entraî¬
nement réciproque du change et des prix, dans un pro¬
cessus que la France et l’Allemagne ont expérimenté
plusieurs fois de 1919 à 1926 et dont l’Angleterre et
l’Italie nous offrent aujourd’hui les exemples inquiétants.
C’est la plus étrange rencontre d’une théorie avec les
circonstances. Les faits s’opposent point par point aux
trois éléments sur lesquels s’articule la théorie :
i) « L’inflation est monétaire et n’est que monétaire »
et celle-ci est de coût et presque seulement de coût.
ii) « Il ne faut pas se préoccuper du taux d’intérêt »
et les taux d’intérêt trop élevés entraînant des charges
d’endettement insupportables sans nouvelle montée des
prix sont l’élément névralgique de la crise.
LA GRANDE INFLATION
46
iii ) « Rendons au marché la fixation du taux de change
et nous éviterons toutes les difficultés nées de taux arbi¬
traires » et les taux libres ne varient qu’en baisse dans les
pays malades d’inflation, ils y entraînent les prix à la hausse,
puis ceux-ci réagissent sur le change, etc.

Si la responsabilité du monétarisme dans l’inflation


actuelle est considérable, elle n’est évidemment pas la seule.
Nous rappellerons d’abord les points qui distinguent
l’inflation actuelle des précédentes avant de démonter son
mécanisme.

i. l’inflation de 1945 A 1965

Comme toutes les autres inflations de l’histoire, l’infla- ÿ\


tion de 1972 est différente de celles qui l’ont précédée.
Parce que les circonstances économiques se modifient
(appareil de production, composantes de la demande,
relations sociales, etc.), parce que le souvenir même des
inflations passées crée des sensibilisations, une tendance à
anticiper plus vite les hausses, qui modifient les compor¬
tements. En ce sens, des séries d’épisodes inflationnistes
qui se succèdent ont des chances d’être de plus en plus
virulents.
Rappelons à cet égard les précédents de la crise actuelle.
La guerre de 1940-1945 a entraîné naturellement, dès le
début de 1944, des augmentations de salaires et de prix très
fortes. Les salaires ont augmenté de 470 % entre fin 1943
et fin 1948. Presque 50 % d’augmentation de salaires par
an pendant les trois années 1944, 1945, 1946 ; 38 % seule¬
ment en 1947, moins encore en 1948, puis pratiquement la
stabilité en 1949. Il n’y a pas à l’époque de très bons indices
des prix. L’indice des 34 articles regroupe 30 articles agri¬
coles et 4 produits de chauffage et d’éclairage. L’augmen¬
tation est de 400 % de 1944 à 1949. L’indice des prix de
gros (135 produits) montre une hausse de 600 %.
Ce qui frappe, c’est la facilité avec laquelle le processus
ïmnty M n^c* W M p- v 'JMIWJ

l’inflation d’aujourd’hui 47

inflationniste est stoppé en 1949 après cinq années de


hausses aussi fortes et qui nous paraissent aujourd’hui de
nature à entraîner un mouvement irréversible. Deux élé¬
ments peuvent expliquer cette issue favorable. D’abord les
hausses sont un peu artificielles. En fait, les indices de 1943-
1944, ni même de 1945-1946, ne prennent en compte que
les prix officiels, pas les prix vrais dits de marché noir.
Pour une large part, ces hausses d’apparence fantastique
reviennent à légaliser les prix réellement pratiqués en
dehors des articles rationnés. Il en est un peu de même pour
les salaires : ceux-ci étaient fixés arbitrairement et c’était
un point que les autorités allemandes surveillaient atten¬
tivement. Mais les salaires réels, comme les prix réels (ce
mot n’ayant pas ici sa signification économique), s’éloignaient
plus ou moins des salaires officiels .^Leg grandes augmcntar
tions de 1944 et 1945 sont, pour une large part, une légalisa¬
tion des salaires vrais. Même les augmentations de salaire,
décidées à la Conférence du Palais-Royal en juillet 1946,
sont d’une interprétation difficile, les experts des deux camps
ayant préféré ne pas éclaircir la question de savoir s’ils
discutaient des salaires théoriques ou des salaires vrais.
En réalité, la disparition des salaires « clandestins » a sou¬
vent été « logée » dans la hausse officielle, sans qu’il soit
possible de tenter aujourd’hui une évaluation des pour¬
centages de hausse des salaires réellement perçus.
Même sous cette réserve, la stabilisation de 1949, le
redressement du commerce extérieur qui l’accompagne
restent une performance étonnante. De fortes dévaluations
effectuées en janvier 1948 — 45 % — puis en septembre 1949
— alignement du change officiel sur le marché libre — per¬
mirent d’éponger les hausses de prix. La première phase
conjoncturelle récessionniste d’après guerre, qui apparut à
l’automne 1949, évita que les dévaluations n’entraînent une
reprise de l’inflation. 1949 et une partie de 1950 fut une
période de stabilité quasi parfaite.
Il y a quelques leçons à tirer de cette comparaison. La
France n’avait pas connu d’inflation forte depuis 1925,
LA GRANDE INFLATION

48
c’est-à-dire depuis vingt ans. L’inflation était encore traitée
comme un phénomène exceptionnel. Dans les esprits, la
norme, c’était sa disparition rapide. Bien peu croyaient alors
à un danger inflationniste permanent. En second lieu per¬
sonne ne discutait le principe des changes fixes. Quand un
taux d’équilibre (ou de suréquilibre) fut trouvé avec le
dollar à 320 F, en septembre 1949, par alignement du taux
officiel sur le taux du marché parallèle, tout le monde crut,
sans même s’interroger, à la solidité de ce taux. Les dollars
du Plan Marshall n’étaient pas pour rien dans cette confiance
faite à la durabilité du taux de change du franc. Aussi ne
s’engagea pas la course entre les prix intérieurs et le prix des
devises (des produits importés) qui est la forme gravissime
de tout épisode inflationniste. La France de 1948, aussi
fragile qu’elle fut, avec son infrastructure à peine relevée,
évita ainsi la crise inflationniste que ne réussit pas aujour¬
d’hui à dominer la France industrialisée, la quatrième
exportatrice mondiale.
L’épisode dû à la guerre de Corée fut brutal mais bref.
Type même de l’inflation importée et de l’inflation de
matières premières. En 1950, les Etats-Unis, surpris par la
reprise des hostilités en Corée, relancent leur industrie
d’armement complètement arrêtée depuis 1945. L’appel
fait à leurs propres producteurs de matières premières ainsi
qu’aux matières premières du marché mondial provoque une
hausse brutale de l’ensemble des cours des produits pri¬
maires. L’indice américain des matières premières doubla
du début de l’année 1950 à la fin. Le reflux s’amorça dès le
début de 1951. Mais il fallut trois ans et la dépression amé¬
ricaine de 1953-1954 pour retrouver le niveau de fin 1949.
Dans la deuxième moitié de 1950 et surtout en 1951 les
prix de gros, puis les prix de détail, avec les décalages
très réguliers qu’on retrouvera en 1972, sont affectés dans
tous les pays. C’est vraiment la répétition — en plus petit —
de l’inflation de matières premières de 1972-1973. La
France est très atteinte : les prix de détail totalement stables
pendant toute l’année 1949 et la moitié de l’année 1950
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l’inflation d’aujourd’hui
49
commencent à monter lentement d’abord au deuxième
semestre 1950 puis très fortement en 1951. D’août 1950 à
décembre 1951, la hausse est de 28 % ; 20 % pour la seule
année 1951. C’est beaucoup plus que le taux que nous avons
connu en 1974 dans des circonstances cependant plus graves
(hausse des matières premières beaucoup plus forte
qu’en 1951, à quoi s’est ajouté le quadruplement du prix
du pétrole). Déjà la République fédérale était moins fragile
à l’inflation que la France puisque ses prix sont restés
stables en 1950, alors qu’en 1951 ils augmentaient seulement
de 10 %. M
La fin de la crise en France intervint avec l’accession de
M. Pinay à la présidence du Conseil. Dès son arrivée, dans
les premiers jours de 1952, les prix cessèrent de monter et
ceci dura cinq ans. Cinq ans non pas de faible hausse, mais
de stabilité absolue : fin 1956 l’indice était au même niveau
qu’en janvier 1952. On a dit que Pinay aurait été aidé par
une dépression mondiale : c’est tout à fait inexact, l’écono¬
mie américaine reste à un très haut niveau jusqu’au milieu
de 1953 et c’est seulement en 1953-1954 qu’elle connaîtra
une crise. Ce qu’il y a de vrai c’est qu’en 1952 les prix des
matières premières ont déjà fortement baissé et continueront
à le faire. Et finalement c’est là la grande différence entre
I950_I95I et 1972-1973. Dans le premier cas, la flambée
des prix des matières premières était due à une demande
précipitée s’exerçant sur une offre très élastique ; par ralen¬
tissement de la demande et élargissement de l’offre, les
prix reviennent assez vite au niveau antérieur et puis retrou¬
vent leur trend de longue durée à la baisse. En 1972, le
facteur déclenchant est aussi une demande exacerbée. Mais
cette demande est mise à profit par les détenteurs de pro¬
duits pour organiser l’offre, la canaliser et tenter de conso¬
lider la hausse*£ur le graphique de 1950-1951, les prix des.
matières premières reviennent plus ou moins vite au niveau
antérieur. Ç’avait été le cas déjà lors de la crise de 1920-1921,
troisième épisode comparable de flambée des matières pre¬
mières. Sur le graphique de 1972-1974, les prix, après avoir
J. DENIZET
«•.tu. ...
<14 <
Ai AiM
fâA, Cû>.

LA GRANDE INFLATION

50
été multipliés par 2,5 ou 3 selon les indices, baissent seule¬
ment de 25 % de juin 1974 à juin 1975 ; de plus,
dès juin 1975, ^es prix repartaient à la hausse, montrant
bien que le seuil de juin 1975 était le nouveau plancher qu’il
ne fallait pas espérer voir enfoncer. La forte baisse de 1951-
1953 n’a pas ramené les prix de détail à leur niveau anté¬
rieur : nos prix n’ont déjà plus de flexibilité à la baisse. Mais
elle a beaucoup aidé au maintien de leur stabilité. En 1975
au contraire la baisse des matières premières a été trop
faible pour aider les prix de détail à retrouver la stabilité
ou même un rythme de hausse moins rapide.
Enfin, le monde industrialisé vivait à cette époque, avec
confiance, le système de changes fixes défini à Bretton
Woods. Et il est évidemment plus facile de lutter contre
une hausse provoquée par les matières premières dans un
climat de changes stables. Ce n’était plus le cas en 1975.
Dernière observation : l’inflation de 1950-1951 est un
cas pur d’inflation par les coûts, d’inflation d’offre, pas du
tout d’inflation monétaire ou d’inflation de demande. L’infla¬
tion de 1946-1949 déjà avait eu pour caractéristique que les
prix augmentaient beaucoup plus vite que la masse moné¬
taire ; par contre, les prix s’élevaient parallèlement aux
salaires, trait typique de l’inflation de coût. L’inflation
de 1950- 1951, elle, est déclenchée par la hausse des matières

| premièrés7 mais c’est encore une inflation de coût.~~Les


leçons n’ont pas manqué qui auraient dû amener dès cette
époque à réviser les vieilles idées sur le modèle unique
d’inflation, l’inflation par la demande et l’augmentation de la
masse monétaire. j_ /,
La troisième inflation de l’après-guerre, celle de 1957-
1958, est, elle, une inflation de demande. Elle est née d’un
déficit budgétaire important. Il n’y eut pas de grande
initiative en matière de salaires comme en 1936 ou en 1968.
La hausse fut beaucoup moins forte qu’en 1951, 21 % de
fin 1956 à fin 1958. Taux comparable aux 10 % dans lesquels
nous paraissons installés à l’heure actuelle. Il faut noter
cependant que l’épisode 1957-1958 brisa le rythme anté-
l’inflation d’aujourd’hui

rieur. On l’a dit : de fin 1951 au milieu de 1957, les prix


sont restés rigoureusement stables. Cette performance n’a
pas été retrouvée. Les neuf premières années de la Ve Répu¬
blique ont connu un rythme de hausse de 3,75 % par an
en moyenne, qui nous paraît idéalement bas aujourd’hui,
mais qui contrastait tout de même avec les six années de
stabilité de la IVe République. Qui contraste surtout avec 51
les 2,4 % de l’Allemagne pendant les mêmes neuf années.
Cependant, la France avait connu au total, sur dix-neuf
années (fin 1948 à fin 1967), un taux d’inflation de 4,6.%
dû surtout à deux graves épisodes, ceux de 1950- 1951 et de
Ï957-I958. Pour le reste, elle avait connu une longue
période de stabilité absolue et une longue période de hausse
des prix modérée.
Seulement on sentait en fin de période que la pression
inflationniste, encore contenue, ne demandait qu’à s’échap¬
per. 1967 par exemple est déjà une moins bonne année.
Ceci se rattache à l’évolution mondiale.

f 2. AGGRAVATION DE L’INFLATION AUX ÉTATS-UNIS


ET DANS LES PAYS INDUSTRIALISÉS
A PARTIR DE I965

Nous arrivons maintenant à la période névralgique, à


celle d’où sont nés les troubles dont nous ne sortons pas.
On peut retenir la date de 1965 comme la date clé de ce
redoutable retournement de tendance.
Rien n’est plus intéressant que de regarder simultané¬
ment les séries de prix à la consommation des grands pays
sur une longue période, de la fin de l’inflation coréenne
— 1951 — jusqu’à aujourd’hui. Les indices sont plats
jusqu’en iqs6 partout. Le décrochage de 1956-1957, très
marqué en France, est aussi visible à peu près partout. La
courbe prend ensuite une allure nettement ascendante
jusqu’en 1965. Là elle se brise à nouveau pour s’orienter
encore plus vers le haut, très nettement aux Etats-Unis,
LA GRANDE INFLATION

52
moins nettement ailleurs. La hausse devient plus vive
jusqu’en 1968. A nouveau changement de rythme jus¬
qu’en 1972, où au milieu de l’année débute « la grande
inflation ». Sur le début d’inflation de 1956-1957 aux Etats-
Unis, il existe peu d’explications. 1954 et 1955 avaient été
des années de retour progressif à l’équilibre budgétaire :
le déficit budgétaire ne peut donc pas être invoqué. Le taux
de croissance de M2 (masse monétaire au sens large, y
compris les dépôts à terme) l’année précédente avait été
particulièrement faible (2,5 %) : la croissance trop rapide
de la masse monétaire ne peut donc pas être invoquée. Les
monétaristes d’ailleurs parlent très peu de l’inflation 1956-
1957. Par contre, il y a, semble-t-il, une augmentation assez
forte des salaires.
La hausse continue ensuite à un rythme très lent jus¬
qu’en 1965. Chose notable, elle traverse les dépressions
de 1957-1958, puis de 1960-1961, sans que la hausse cesse,
sans même que le rythme diminue (sauf à la fin de 1958).
Ceci n’a guère frappé à l’époque. Pourtant la stagflation,
dont on n’a parlé qu’en 1970- 1971, était déjà là. Philipps
venait à peine d’inventer ses fameuses courbes liant de
façon inverse le chômage et la hausse des prix. Mais déjà
les inflations de la fin des années 50 lui donnent tort. Déjà
sont dissociés les mouvements d’expansion et de dépression
d’une part, et le mouvement des prix. Celui-ci déjà poursuit
son chemin de façon autonome.
Arrivent 1964 et les incidents de la baie du TonknmJLa
£ guerre américaine au Vietnam va être le vrai début de la
crise inflationniste qui dure depuis dix ans. Johnson exploite
l’incident pour se faire donner les pleins pouvoirs par le
Congrès et commence une véritable guerre qui ne dit pas
son nom. Naturellement il ne veut pas demander au Congrès
les recettes fiscales nécessaires : leur montant révélerait

l’ampleur des opérations. Et quelle ampleur ! Les dépenses


v militaires passent de 50 milliards de dollars en 1965 à
7v
60 milliards en 1966 pour atteindre 80 milliards au milieu
de 1968. Le déficit budgétaire est de 15 milliards de dollars

*
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l’inflation d’aujourd’hui 53

dès la fin de 1966 et restera à ce niveau jusqu’au premier


trimestre 1968. Les salaires augmentent beaucoup plus vite
que précédemment, 7 % dès 1966 et au cours des années
suivantes contre 5,5 % au cours des années précédentes.
Résultat : la hausse des prix atteint 5 % de 1967 à 1970, taux
que les Etats-Unis n’avaient pas connu depuis la guerre
de 1942-1945 ou celle de Corée.
Les répercussions sur les pays industrialisés furent consi¬
dérables parce que 1965-1969 inaugura aux Etats-Unis, et
par suite dans le monde lié au dollar, la période des variations
de grande ampleur des taux d’intérêt. Johnson ne se laissa
convaincre de demander au Congrès des surtaxes fiscales
sur les entreprises et les ménages pour financer la guerre
qu’en 1968. Le président du Board de la Fédéral Reserve,
Mac Chesney Martin, se considère dès lors comme respon¬
sable de la lutte anti-inflationniste. A la fin de 1965, en
désaccord ouvert avec la Maison-Blanche, il accentua sa
politique de hausse graduelle des taux d’intérêt à court
terme. Le taux de Fédéral Funds (fonds empruntés par les
banques) passe de 4 % en 1965 à 5,8 % à la fin de 1966. Le
taux revint ensuite à 4 % au milieu de 1967 sous la pression
du président. Mais du milieu de 1967 au milieu de 1969
il passa à 9 %. Ce taux extravagant, et que ne justifiait pas
la hausse de prix aux Etats-Unis, résulta, dans une large
part, des emprunts des filiales des banques américaines en
Europe sur le marché de l’eurodollar, phénomène capital
que nous étudierons en deuxième partie. Il condamna tous
les marchés monétaires européens à adopter des taux équi¬
valents. C’est de cette période que date le recours, à toute X
menace inflationniste — et elle est quasi permanente — ,
à des taux absurdes (13 à 14 % en 1974). Ces taux ont joué,
on le verra plus loin, un rôle désastreux dans l’installation
permanente de l’inflation. Les taux courts ont entraîné
naturellement les taux longs : ceux-ci allaient évoluer désor¬
mais dans une plage de 8 à 10 % au lieu de la plage des 4
à 5 % qui prévalait avant 1965. Un des pas les plus dange¬
reux avait été franchi dans le système des entraînements
54 LA GRANDE INFLATION

réciproques : il y avait déjà un entraînement prix-salaire-


prix ; il y eut désormais en plus un entraînement prix-
charges d’intérêt- moindres profits-prix. Avant que l’on
y ajoute le dernier élément du mécanisme infernal : prix des
produits industriels livrés aux producteurs de matières
premières — prix des matières premières — et à nouveau
prix des produits industriels.
Hicks, le grand économiste anglais prix Nobel d’écono¬
mie, a écrit en 19561 un article assez remarquable sur les
taux d’intérêt et l’évolution nouvelle des salaires et des prix.
Hicks oppose l’ancienne façon de distribuer le pouvoir
d’achat ou le revenu réel qu’il résume et symbolise par la
formule : salaires stables et prix en baisse — à la nouvelle
forme qu’il caractérise par prix stables et salaires en hausse.
Naturellement Hicks était loin du compte, car le système
nouveau allait devenir rapidement : salaires plus en hausse
que les prix en hausse. Mais il avait raison sur le changement
total par rapport à l’avant-guerre. Et il avait raison aussi
quand il disait que le fonctionnement du taux d’intérêt
ne pouvait plus être le même avec le système : prix stables
et salaires en hausse. Sa conclusion était que le taux düntérêt
devait s’élever à un niveau supérieur à l’ancien — pour
assurer une rémunération réelle équivalente aux épar¬
gnants. « Dès lors, disait Hicks, si l’on veut continuer à se
servir des variations du taux d’intérêt pour freiner l’activité
en cas d’emballement, il faudra monter beaucoup plus
haut qu’avant la guerre. » Article certes admirable puisque
Hicks y prévoyait dès 1956 des problèmes qui ne seraient
vraiment compris que vingt ans plus tard. Il s’en faut de
beaucoup cependant que le maître d’Oxford ait vraiment
mesuré où nous entraînait cette course des taux d’intérêt
et des prix, quels étaient ses effets inévitables sur les profits,
par suite sur l’activité et sur les prix à nouveau.

1. Bulletin Sedcis.
-- I J » S WM WV «M'i

l’inflation d’aujourd’hui 55

3. LES INFLATIONS SALARIALES


DE 1968 ET 1969 EN EUROPE

En Europe, la première phase de l’inflation vietna¬


mienne n’eut pas de répercussions très sensibles. Les
A marchés de matières premières étaient orientés à la baisse
depuis le début des années 60 : la tendance bais sière continue.
Sans doute les pays directement liés à l’économie améri¬
caine, comme le Canada et le Japon, voient le rythme de
hausse de leurs prix de détail s’accélérer dès 1965. Par contre,
en Grande-Bretagne, en Allemagne fédérale, en France,
1966-1967 est une période où les indices de prix sont
presque à plat, où les salaires augmentent peu, mais où
l’évolution du pouvoir d’achat est satisfaisante. En France,
les salaires horaires ouvriers augmentent de moins de 6 %
par an ; mais les prix augmentent seulement de 3 %.
Trop grande sagesse ? Ce serait une affirmation aven¬
turée. L’éclat des événements de mai 1968 a peu de rap¬
ports au départ avec un soulèvement de masse des salariés,
revendiquant contre des rémunérations insuffisantes. La

consommation
en des %ménages
1966 et de 5,2 en 1967.augmente, en volume,
Le chômage de 4,8"*%"
a commencé son
ascension structurelle, à contre-courant de l’évolution éco¬
nomique : les demandeurs d’emploi sont 140 000 au début
de 1966 et 250 000 à la veille de mai 1968. Mais il est peu
probable que ceci ait joué un rôle dans les événements^
Mai 1968 est un signe clinique de la lassitude engendrée
par le système productiviste triomphant depuis^ vingt ans 1. .
de l’insatisfaction profonde, de la frustration nées à la fois
d’un système de production de plus en plus mécanisé et
d’un système de consommation lui aussi standardisé d’où
disparaissent chaque jour davantage la saveur, l’originalité,
la qualité. La révolte étudiante se grossit de tous les courants
anarchistes et anticonformistes, des contestataires des partis
et des syndicats. Le mouvement est aussi adversaire de ces
organisations que de la classe dirigeante ; il est une menace

Wl
^ ê 'i v Ü,
LA GRANDE INFLATION

56
aussi grave pour les uns que pour les autres. Ayant besoin
les uns et les autres d’une diversion et d’une récupération,
ils se mirent d’accord sur des concessions salariales impor¬
tantes, que les uns et les autres considéraient comme sup¬
portables pour le système.
Qui a eu raison, qui a eu tort à Grenelle le 29 mai 1968 ?
Pompidou ou Debré ? Ce qui a été certainement prédomi¬
nant dans l’attitude de Pompidou, ce fut de s’assurer le
concours de la cgt pour le retour à l’ordre, pour la reprise du
travail. Pour cela il fallait lui assurer une victoire que ses
cadres puissent utiliser vis-à-vis des éléments gauchistes.
A-t-il payé trop cher le retour à l’ordre ? C’est une question
qui échappe à l’économiste. Mais l’épisode n’est certaine¬
ment pas l’origine et le moteur de la grande inflation. La
poussée irrésistible, et lentement croissante avec le temps,
était commencée avant, elle continua après. Reste que
l’diabitude d’accorder des hausses de salaires nominales
économiquement impossibles à transformer en hausses
réelles était prise.
Si la hausse du salaire horaire instantanée fut limitée :
10 % environ entre avril et septembre 1970 — avec bien
sûr une hausse beaucoup plus forte des bas salaires et moins
forte des salaires des qualifications supérieures — , le phé¬
nomène marquant est la différence de rythme avant et
après 1968. 6 % par an, on l’a dit, en 1966 et 1967 ; 10,5 %
par an en 1969 et 1970. Depuis lors, sauf au deuxième
semestre 1975, le rythme n’a fait que s’accélérer : 11%
en 1972 ; 16 % en 1973 ; 20 % en 1974 ; puis à nouveau
16 % en 1975.
De même, après mai 1968, les prix de détail s’installent
sur un palier de 5 à 6 % par an ; contre les 3 % antérieurs.
Ceci jusqu’en 1972 où va se jouer un nouveau scénario, le
dernier de l’histoire que nous connaissons, mais aussi le
plus grave. Ce qui effraya l’opinion, ou au moins les experts,
dans l’inflation de 1968-1969, c’est sa généralisation. L’in¬
flation de la guerre vietnamienne aux Etats-Unis, l’inflation
salariale en Europe — où l’exemple de la France avait fait
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a îî h d&tu} l
i

l’inflation d’aujourd’hui 57

tache d’huile à un an de distance en Italie, en Grande-


Bretagne et même en Allemagne — se renforçaient l’une
l’autre et acclimataient l’idée que tout le monde occidental
était entré dans une période d’inflation forte (5 à 6 % à peu
près partout). Cependant, après la dépression de 1966-1967,
les années 1968-1969 furent aussi, partout dans le monde,
des années de croissance très rapide : ici aussi le boom
américain, à base de dépenses militaires, répondait au boom
d’origine salarial européen. Dans un monde industrialisé
devenu depuis 1950 de plus en plus interdépendant, les
deux booms nés de causes différentes multipliaient leurs
effets. Beaucoup accusaient cette synchronisation, cette
mise en phase, de plus en plus évidente, des économies
développées, d’être une des causes essentielles de l’inflation.
Dangereuse illusion qui apparaît à distance comme une sorte
d’alibi. Finalement la phase ascendante de 1969, sauf en
France, ne fut pas plus marquée que les précédentes. Aux
Etats-Unis, la croissance est moins forte que celle de 1961-
1965 qui s’était faite dans la stabilité. C’est l’effrayante
montée des taux d’intérêt à court et à long terme, et l’infla¬
tion elle-même, qui développait cette illusion. On retrou¬
vera le même phénomène en 1973 et surtout au premier
semestre 1974. Les gens voient ce qu’ils veulent voir : en
l’espèce ils. croyaient voir le lien enseigné dans les livres
entre croissance trop rapide et inflation. Ils ne voulaient pas j
voir dans l’inflation d’aujourd’hui ce qu’elle est : un phéno¬
mène autonome qui se rit des mouvements d’activité, parce
que sa source principale est dans les coûts de production.

4. l’inflation de 1972

En 1970, récession ou tout au moins stagnation du pro¬


duit national brut aux Etats-Unis et dans la plupart des
pays industrialisés. A la surprise générale, le rythme de
hausse des prix reste inchangé ou baisse très légèrement.
Cette fois-ci, la coexistence d’une activité faible et d’un
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LA GRANDE INFLATION
il
58
taux de hausse des prix élevés frappe enfin des esprits. Le
phénomène cependant ne reçoit droit de cité qu’après avoir
reçu son nom. Le ministre des Finances anglais invente,
dans un discours à la Chambre des Communes, le génial
« stagflation ». Le mot imagé, sinon euphonique, est si
frappant que les économistes consentent à étudier ce phé¬
nomène récalcitrant, et, par là même, prometteur pour le
progrès de la connaissance. «J
1971 fut une année troublée par les événements concer¬
nant le dollar, dont nous parlerons plus loin. Après un début
de reprise au premier semestre, la stupeur provoquée par
la décision du 15 août amène une nouvelle dépression au
second semestre. Le 18 décembre, au Smithsonian Institute
à Washington, les ministres des Finances des dix principaux
\
pays se mettaient d’accord sur de nouvelles relations de
change et surtout sur le principe d’un retour au système de
changes fixes. Tout de suite après commença une reprise
générale de l’expansion dans tout le monde industrialisé.
Jusqu’en juin environ, cette reprise encore modérée ne
provoqua de hausse ni des prix, ni des taux d’intérêt
retombés entre-temps à des niveaux très bas (3 % aux
Etats-Unis pour les Fédéral Funds). La hausse des prix,
whd/t\

Sss
elle, était revenue à 4 %. Le système monétaire international
rajusté, des prix en hausse modeste, des taux d’intérêt
très bas, une reprise d’activité forte et générale, tout parais¬
sait pour le mieux en ce printemps de 1972. Personne ne

Ls’attendait
ments qui etsepersonne ne comprit
déroulèrent à partirsurdule milieu
moment delesl’année.
événe¬
Contrairement aux crises précédentes 1956-1957, 1968-1969,
la cause déclenchante fut climatique. C’est la sécheresse
exceptionnelle en urss, les besoins de céreâîés et de soja de
tkti ce pays qui servirent de détonateur. Leurs achats faits dans
le plus grand secret, à la fin de juin, aux quatre ou cinq grands
négociants américains, provoquèrent, quand ceux-ci cher¬
chèrent la marchandise, une flambée sur le marché de Chi¬
cago. On était en effet au moment où les Etats-Unis avaient
réduit au minimum les superficies cultivées pour diminuer
WAlL^tviîlMM 5jUC#JW/ f/i

l’inflation d’aujourd’hui

la charge du soutien des cours au moyen de stockages 59

onéreux. Sur ce marché juste équilibré l’achat de quelques


millions de tonnes de blé et de maïs, achats effectués dans le
désordre par des négociants qui avaient des engagements de
livraison fermes, se traduisit par des hausses très fortes.
Dans le même temps les anchois, grande source de protides
pour les aliments du bétail, disparaissent mystérieusement
du courant froid de Humboldt où les pêcheurs péruviens les
captaient chaque année. Du coup les cours du soja s’envolent
à leur tour. Tous les produits agricoles, par contagion,
connaissent la même hausse. En fin décembre, l’indice des
matières, premières agricoles de la Krediet Bank avait monté
de 33 %, à la mi-1973 de 67 %.
Mais la contagion n’en resta pas là et dès l’été 1972
toutes le§, matières premières étaient entraînées dans le
même mouvement de hausse. Métaux, coton, laine... A
Melbourne en septembre, à la foire annuelle aux laines, les
Japonais emportèrent la quasi- totalité des toisons austra¬
liennes à des prix presque doublés par rapport à l’année
précédente. De tels mouvements frénétiques ne se déve¬
loppent pas sans semer l’inquiétude, la vieille inquiétude (
ancestrale de la pénurie, de « manquer ». A son tour cette
peur de la pénurie relance la hausse. Un élément spéculatif
considérable s’ajouta aux autres : l’or suivit d’abord, puis
précéda les hausses de métaux utilitaires. Bientôt l’on
spécula sur tout et l’on vit fleurir dans les journaux d’étranges
placards proposant les offres d’intermédiaires sérieux pour
faire de rapides profits sur le cuivre ou sur le blé. Les mar¬
chés de matières premières étaient devenus de vastes bourses
spéculatives aux réflexes qui n’avaient plus rien de rationnel.
En ce qui concerna la France, les prix des matières premières
industrielles (pétrole excepté) et alimentaires importées
— pondérées par les quantités importées — passèrent de
l’indice 100 au début de 1972 à l’indice 250 en mai 1974. ^_
La hausse fut donc beaucoup plus forte que la hausse dite
coréenne en 1950. Par contre, elle ressemble étonnamment à
la hausse de 1920-1921 provoquée par la reprise brutale
6o LA GRANDE INFLATION

et générale de l’industrie de paix après quatre ans de


combats.
La répercussion sur les prix intérieurs était inévitable.
Elle se fit partout de façon très régulière : le premier à
« décoller » fut l’indice des prix de gros qui s’ébranla à la
fin de l’année 1972, avec six mois de retard sur la hausse des
marchés mondiaux. Puis quelques mois après, en mars-
avril 1973, les prix de détail suivirent. \
fl y a deux observations à faire sur la crise de 1972-
1973. La première est de savoir si vraiment le hasard de la
sécheresse est responsable de tout. Il y a ici deux interpré¬
tations correspondant à deux formes d’esprit. Pour les uns,
la vie économique contemporaine est bien une suite de
hasards — la spéculation postcoréenne en était un — , la
coïncidence de l’inflation vietnamienne aux Etats-Unis et
de l’inflation due à des explosions de revendications sala¬
riales en Europe en a été une autre, la spéculation faisant
suite à la sécheresse en Russie, au Sahel et en Inde en étant
une troisième. L’autre forme d’esprit trouve que cela fait
beaucoup de coïncidences aléatoires, beaucoup de cir¬
constances exceptionnelles en bien peu de temps. Elle
incline à croire que derrière toutes ces circonstances impré¬
visibles il y a à l’œuvre une tendance générale prédisposant
'"à l’inflation. Elle fait ensuite remarquer que ce qui ne doit
rien au hasard c’est le fait qu’âprës chacun de ces événements
aléatoires le rythme de la hausse des prix se hausse à un
niveau supérieur en attendant le prochain « accident ».
Le deuxième point, c’est que — nous le savons aujour¬
d’hui — læ hausse des matières premières de 1972-1973
a été très différente des hausses de 1920-1921 et de 1950-
1951. Au cours de ces dernières, les prix retombèrent assez
vite et totalement, pour retrouver le niveau d’avant la crise.
. A ce titre ce furent vraiment des accidents. Au contraire,
enjuin 1975, au plus fort de la récession la plus importante
d’après guerre, les prix des produits primaires avaient baissé
en moyenne de 25 % seulement après une hausse de 150.%.
Bien mieux, en avril 1976, après dix mois de reprise, le
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l’inflation d’aujourd’hui
61

sommet de mars 1974 était retrouvé. C’est qu’il y avait plus


dans la hausse de 1972-1973 que les conséquences passagères
d’une pénurie de céréales, et plus aussi que les achats de la
panique, de la prudence et de la spéculation : il y avait des
producteurs en révolte qui tentaient de tirer le meilleur
parti d’événements inespérés. La hausse du pétrole est le
prototype de ces hausses volontaires et habilement main¬
tenues. Mais à un moindre degré toutes les hausses de 1972-
1973 comportaient un élément de manipulation des prix
d’offre, des éléments d’oligopole ou d’entente des produc¬
teurs. C’étaient si l’on peut dire des hausses d’offre autant
et plus que des hausses de demande.X
La hausse du pétrole qui survint en octobre 1973, quand
la vague des autres hausses commençait de se retirer — mais
qui alors la relança avec force — , n’était pas non plus un
événement aléatoire. Depuis le début des années 60, malgré '
l’accélération du tempo inflationniste, les prix du pétrole
*
n’avaient pas cessé de baisser lentement en valeur nominale, V
très fortement en valeur réelle. Les producteurs expli¬
quaient cette baisse par un excès d’offre. Peut-être la baisse
faisait-elle partie en réalité d’une stratégie à long terme
destinée à hâter la fermeture des mines de charbon — inca¬
pables de lutter contre les prix du pétrole — et surtout à
décourager le démarrage des centrales nucléaires que le
prix du fuel rendait non compétitives. Ces deux buts — s’ils
existaient — furent d’ailleurs atteints. ^ |
MaisUa configuration politique du monde changeait.
En 1970, le colonel Kadhafi renversait le vieux roi Idriss--
de Libye. Presque aussitôt, convaincu que la force était du
côté des Etats producteurs, indigné par le contraste entre
la baisse du prix du pétrole et la hausse très forte depuis
cinq ans des produits industriels, il prit des mesures de
contrôle des compagnies exploitantes et commença à exiger
des hausses de prix. Le pipeline Irak-Liban qui amenait le
pétrole de Mossoul en Méditerranée fut mystérieusement
endommagé. Une pénurie artificielle s’établit et la Libye
en profita pour élever son prix de vente. Les bruts concur-
62 LA GRANDE INFLATION

rents, à la fois légers — c’est-à-dire les plus demandés en


Europe — et proches de l’Europe de l’Ouest — Algérie —
s’alignèrent. Pendant les deux ans qui suivirent. Kadhafi
s’efforça de convaincre les autres Etats arabes producteurs,
avec un succès mitigé. Mais la baisse au moins était stoppée :
des hausses discrètes l’avaient remplacée. Le pas suivant fut
l’entrée en scène de I’opep (Organisation des Pays produc¬
teurs de Pétrole) avec la participation très active du Vene¬
zuela, depuis longtemps gagné à une stratégie de hausse.
" L’Iran, producteur très important, fut le premier des pays
liés politiquement aux Etats-Unis à se rallier à la nouvelle
politique de prix. Le shah présida en janvier 1973 à une
réunion avec les compagnies où il imposa une hausse. Celle-ci
était encore modérée, mais symboliquement très importante.
Depuis six mois les pays producteurs assistaient à la hausse
accélérée des prix de tous les produits de base. On voit mal
comment ils se seraient résignés à ce que le plus essentiel
de ces produits restât au prix de i960. Cependant tous les
Etats producteurs savaient qu’aucune hausse massive n’était
possible sans l’accord et le concours de l’Arabie Séoudite,
de très loin le plus gros producteur (350 millions de tonnes)
et surtout capable à lui seul grâce à ses réserves (25 milliards
de tonnes) d’inonder le marché et d’imposer son prix. C’est
sur l’Arabie Séoudite que la diplomatie des Etats-Unis
comptait ouvertement pour parer la menace de hausse
massive capable de bouleverser toute l’économie occidentale.
Depuis longtemps — et surtout depuis l’arrivée du roi
Fayçal au pouvoir — les liens entre les Etats-Unis et l’Arabie
Séoudite étaient très étroits. L’Aramco, la compagnie amé¬
ricaine exploitante, représentait une énorme implantation
de matériel et d’hommes qui rendait au gouvernement
séoudien des services considérables et qui entretenait avec
lui des rapports étroits et amicaux. Le département d’Etat
avait détaché auprès du roi Fayçal comme ambassadeur son
spécialiste des problèmes pétroliers M. Atkins. Celui-ci,
conscient de l’enjeu — il annonçait depuis longtemps la
hausse du prix du pétrole — , multipliait les mises en garde.
l’inflation d’aujourd’hui

jouant sans doute des promesses et des menaces, tentait le


possible et l’impossible pour retenir Fayçal de suivre les
autres Etats producteurs, mieux pour obtenir de lui une
hausse de production, l’ouverture plus large des robinets
séoudiens, qui eût mis les autres producteurs dans une
situation intenable.
Sur certains points, Atkins avait la tâche facile : Fayçal ne
cherchait pas une plus grande richesse pour son pays. Il
lui importait davantage de garder ses bédouins loin des cor¬
ruptions de la civilisation occidentale, dans la pureté de la
foi wahabite. En second lieu, les menaces politiques pour
lui se situaient à l’extérieur, dans la Lybie moderniste de
Kadhafi, dans l’Algérie socialisante de Boumédienne, natu¬
rellement dans l’Irak prosoviétique. Il ne voyait pas l’intérêt
d’enrichir et par conséquent de renforcer ces Etats pétroliers
aussi arabes qu’ils fussent.
Enfin, Fayçal craignait beaucoup la subversion socialiste,
voire procommuniste dans les pays industrialisés. Il écoutait
sans doute d’une oreille favorable les descriptions apoca¬
lyptiques d’une Europe bouleversée, ruinée par une hausse
démesurée du prix du pétrole.
Mais aussi forts que fussent ces arguments pour Fayçal,
ils contrebalançaient difficilement l’autre considération :
Israël. Fayçal s’identifiait totalement à la lutte des pays
arabes contre Israël. Contrairement à eux, pour des raisons
essentiellement religieuses. L’occupation de Jérusalem par
les Israéliens, Jérusalem à qui il attachait une importance
considérable, ne lui était pas supportable. Augmenter le
prix du pétrole, c’était aussi renforcer la richesse et l’avance¬
ment des Etats arabes. C’était peut-être désorganiser l’Occi¬
dent et même l’économie américaine, mais ceux-ci aidaient
Israël de toute leur puissance. En juin 1973, date fatidique,
Atkins dut annoncer à son gouvernement que le roi Fayçal
avait retourné sa position traditionnelle et qu’il ne s’oppo¬
serait plus au sein de I’opep à une hausse du prix du pétrole.
Fayçal connaissait-il, ou subodorait-il, les projets d’Anouar
al-Sadate ? Est-ce au contraire le retournement de Fayçal
64
LA GRANDE INFLATION

qui décida le chef d’Etat égyptien ? Peu importe. Mais


en juin 1973 tout est scellé et les pays industrialisés, s’ils
l’avaient voulu, auraient pu mettre au point des modalités
de défense.
En septembre c’est l’attaque égyptienne. Quand Israël,
un moment surpris, réagit victorieusement, l’arme éco¬
nomique préparée de longue date est mise en place : le
18 octobre 1973, I’opep décide le premier doublement du
prix du pétrole et des baisses de production (5 % tous les
mois), puis un embargo vis-à-vis de tous les pays ayant des
relations économiques avec Israël. A la fin décembre,
I’opep décidait un nouveau doublement.
Alors se produisent au premier semestre 1974 des phé¬
nomènes surprenants qui trompent observateurs et gouver¬
nements. L’activité qui faiblissait depuis l’été 1973 brusque¬
ment paraît se ranimer. On prend pour un sursaut de
consommation et d’investissement — bien peu probable
après les événements du dernier trimestre — ce qui n’est
qu’un réflexe de panique. On a cru manquer de pétrole — et
on en a manqué quelques jours : quelques mois avant,
en 1972-1973, les prix des matières premières avaient doublé
ou triplé selon les cas. Réflexe normal, on stocke, on stocke
comme on a rarement stocké... et nul ne s’en aperçoit. Nul
ne s’en aperçoit parce que les stocks, ça n’est pas connu
statistiquement. Ça pourrait l’être, mais ça ne l’est pas. Et
on n’a fait nul effort pour que ça le soit. Les comités d’amé¬
lioration des connaissances statistiques n’ont rien proposé
dans ce domaine. Pourquoi ? Eh bien parce que, comme les
autres réflexes moyenâgeux, la famine, les pénuries, le
stockage était considéré comme un comportement des
périodes d’incertitude, impensable dans la période de
progrès rapide et de grande sécurité que vit l’humanité
depuis 1945.
Dans la hausse des prix du premier semestre 1974, qui
culmine d’ailleurs dès mars, il ÿ a deux choses : d’abord
l’effet mécanique de la hausse du prix du pétrole qui, bien
que chaque gouvernement ait tenté de l’étaler dans le temps
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l’inflation d’aujourd’hui 65

au maximum, n’est pas négligeable ; en second lieu la hausse


résultant de la chasse aux produits à stocker. Les experts
l’interprètent de façon toute différente : comme une crise
d’hyperactivité et, par suite, d’hyperinflation. On prépare
dès lors des plans anti-inflationnistes de style classique mais
très durs. Cependant, d’elles-mêmes les choses avaient com¬
mencé à tourner. Comme la demande finale ne suivait pas,
les chefs d’entreprises comprirent au cours de l’été qu’ils
avaient beaucoup trop de stocks pour les cadences de fabri¬
cation nécessaires. Non seulement ils arrêtèrent les achats,
mais ils commencèrent à réduire la production, servant la
demande par priorité sur les stocks surabondants.
Cette évolution, si différente de celle qu’on imaginait à
l’époque, apparaît clairement aujourd’hui à la lecture des
indices. La France n’a qu’un indicateur avancé, mais il
est très fiable : ce sont les perspectives personnelles de pro¬
duction des 2 000 entreprises interrogées mensuellement par
I’insee. Depuis quinze ans que l’enquête existe, cette
réponse annonce la production à venir à quelque mois de
distance avec une bonne exactitude. Or, dès janvier, le solde
des réponses favorables sur les défavorables marquait une
chute brutale.
Deux autres indices très fiables : la consommation de

produits industriels des ménages, d’une part ; les com¬


mandes de carton pour emballage, d’autre part. La première
courbe après une pointe en janvier (14,5 milliards) descen¬
dait un peu au-dessus de 13 milliards en février, puis oscil¬
lait un peu au-dessous de 14 milliards jusqu’en juin 1975.
Quant aux commandes de carton elles s’effondrent dès jan¬
vier. La soi-disant consommation frénétique du premier
semestre 1974 n’a jamais eu lieu.
Les prix de détail passés à 1,4 % de hausse mensuelle
en février et mars descendent ensuite, lentement certes,,
mais sûrement. De même les prix des matières premières
importées avaient amorcé leur décrue en avril 1974 et aussi
les prix de gros alimentaire, remarquablement stables pen¬
dant toute l’année 1974. Seules les activités de biens inter-
66 LA GRANDE INFLATION

médiaires sont en boom. Mais les produits ne sont pas mis


en œuvre : ils sont stockés.
Cependant, du côté des taux d’intérêt, le phénomène
1969 s’est renouvelé. L’arme des taux paraît être devenue
l’arme favorite de la Banque centrale américaine. A moins
qu’il s’agisse d’indifférence aux taux sous l’influence moné¬
tariste. La Fédéral Reserve commence dès le milieu de 1972
une politique agressive de réserves et de taux élevés. Le
taux des Fédéral Funds passe de 4 %_en juin 1972 à 6 %
en fin d’année, puis à 10,5 %~a la mi- 1973 ; après une baisse
très courte à 9 % à la fin 1973, le taux passe à 13 % au milieu
de 1974. Bien obligées, les Banques centrales européennes
emboîtent le pas, notamment la Banque de France.

5. CARACTÉRISTIQUES DE L’INFLATION D’AUJOURD’HUI

De ce survol des inflations d’après guerre en France et


en Occident, que retenir ?
Rappelons d’abord que nous avons réservé tout ce qui
touchait au fonctionnement du système monétaire inter¬
national. Il n’était pas possible de ne pas discuter séparément
ses conséquences sur l’inflation. Elles seront exposées dans la
deuxième partie.
Il faut retenir comme indiscutable que le rythme, avec
des périodes parfois assez longues où il n’augmentait pas,
a eu tendance sur la longue période à s’accroître. La courbe
des prix ne décrit pas une exponentielle, ce qui serait le
P- cas si le rythme de hausse était constant. On le voit au pre¬
mier regard jeté sur un graphique, le rythme à intervalles
de plus en plus rapprochés s’établit à un niveau supérieur.
"•Il ne rétrograde jamais, sauf quelques mois après les épisodes
aigus. L’inflation est désormais un phénomène dynamique,
qui s’auto-entretient, et même qui a, de lui-même, tendance
à s’accélérer.
Il n’en était certes pas ainsi au début de l’après-guerre.
Après l’épisode coréen 1950-1951, non seulement le taux de
l’inflation d’aujourd’hui

croissance revint à zéro, mais il s’y maintint cinq ans, de


fin 1951 à fin 1956. Le plus bel épisode de stabilité et de
croissance économique de l’après-guerre, l’équivalent pour
la France de l’expérience initiée par Kennedy, expansion
dans la stabilité qui dura aussi cinq ans, de i960 à 1965.
Aussi ceux qui pensent que l’inflation passera, comme
toutes choses passent, se font de coupables illusions. La
leçon du passé c’est que tout pays qui s’engage dans l’infla¬
tion s’y enfonce de plus en plus et a de moins en moins de
chances d’en sortir spontanément. ^
La deuxième leçon, c’est que l’inflation est un jeu
d’action et de rétroaction ; de feed-back comme on dit en
théorie des systèmes. La première action, par exemple une
hausse accidentelle des prix agricoles, provoque une hausse
des salaires ; celle-ci amène une hausse des produits indus¬
triels et notamment des engrais, des machines agricoles, etc. ;
d’où une nouvelle hausse des prix agricoles en même temps
que de nouvelles hausses des salaires. Et ainsi de suite. C’est
ce que la sagesse populaire appelait cercle vicieux avant que
fût inventée la théorie des systèmes.
Ce qui caractérise l’inflation d’aujourd’hui, c’est qu’avec
le temps les feed-back se sont multipliés. En tout premier
lieu, semble-t-il, tout de suite après la guerre, l’enchaîne¬
ment en boucle était celui décrit ci-dessus : prix agricoles,
salaires, prix industriels, puis à nouveau prix agricoles.
C’était celui que décrivait par exemple un document de
I’insee de i960 : « Le mouvement économique en France-
de 1938 à 1949 ». « Schématisant le mécanisme de la hausse
des prix, on peut dire que, périodiquement, les augmenta¬
tions de prix des produits alimentaires ont provoqué des
revendications salariales et que celles-ci durent être satis¬
faites, provoquant des hausses de prix industriels et pré¬
parant de nouvelles augmentations de prix des produits
alimentaires » (op . cit., p. 84).
Ensuite se produisit — et ce fut une aggravation déci¬
sive — un autre phénomène de rétroaction. Longtemps, les
prix suivant les salaires ou inversement, les entreprises
68 LA GRANDE INFLATION

avaient réussi à maintenir leur taux de profit, mesuré comme


la part du profit dans le partage de la valeur ajoutée de
l’entreprise. Avec la pratique des taux d’intérêt très élevés,
à court et à long terme, inaugurée en 1968-1969, taux qui
dépassaient alors très largement le rythme de hausse des
prix, le poste « charges d’intérêt », jusqu’ici traditionnel¬
lement très faible, commença de monter fortement et
d’accaparer une part de la valeur ajoutée. Cette fois-ci la
part des profits pouvait à peine être maintenue. Les débou¬
chés restaient forts, la croyance à leur développement
continu restait totale; comme aussi très probablement la
croyance à la continuation de l’inflation. Forts de ces
croyances, s’imaginant que c’était seulement un mauvais
moment à passer, les chefs d’entreprises optèrent pour la
fuite en avant en accroissant leur endettement. Le résultat
fut que les charges d’intérêt devinrent écrasantes et cette
fois-ci mordirent sur les profits. Les entreprises doivent ou
bien monter les prix au-delà de l’augmentation nominale
des salaires défalqués des gains de productivité ou réduire
leurs investissements. Le recours à des taux d’intérêt très
élevés, devenu une habitude depuis 1969, est peut-être le
plus grave des feed-back inflationnistes, parce qu’il jouera
des années. Un nombre considérable d’entreprises se trouve
endetté soit à long terme — pour dix ans — à 10 ou 11 %,
soit à moyen terme — sept ans — à 12 ou 13 %. Comme
aucun investissement n’a une rentabilité en francs constants
supérieure à 5 % dans le meilleur des cas, c’est l’obligation X
pendant des années de pratiquer des hausses de prix dues aux
seules charges d’intérêt. ^
Enfin, dernier stade des feed-back ou des cercles vicieux :
les producteurs étrangers de matières premières et de
pétrole, comme les producteurs nationaux de produits
agricoles, ou comme les salariés, demandent l’indexation de
leurs prix sur les prix des produits industriels. Ou plutôt
' ils fixent, d’accord entre eux, des prix qui tiennent compte
de cette indexation. On avait déjà les agriculteurs, les salariés,
les épargnants, on a maintenant les producteurs de produits
4ouJl $ '
l’inflation d’aujourd’hui 69

primaires. Et à son tour un feed-back s’installe : la hausse


des produits primaires élève les prix des produits industriels, 7
ce qui justifie de nouvelles hausses des matières premières
et de l’énergie importée.
L’établissement successif de cette suite de feed-back
explique la marche en escalier de l’inflation que nous avons
constatée. Chaque fois que se met en place un nouveau type
de liaison, les prix nécessairement montent plus vite.
Prenons l’exemple des prix industriels. Au début ils répon¬
dent seulement à l’indexation des salaires sur les prix agri¬
coles. Ensuite l’indexation des salaires sur les prix industriels
eux-mêmes s’ajoute à leur indexation sur les prix agricoles.
Ensuite les prix industriels doivent s’ajuster à l’indexation
des intérêts sur l’indice des prix à la consommation, donc
ajouter un élément de hausse spécial par rapport aux pré¬
cédents. Enfin les prix industriels doivent s’ajuster à l’in¬
dexation des prix des produits primaires, donc ajouter à
nouveau un élément de hausse supplémentaire par rapport
aux précédents. On comprend dès lors que le couple
moyen — salaires/prix — ait un rythme de hausse qui
s’élève dans le temps. D’abord à cause du nombre des
éléments indexés qui augmente. Ensuite parce que de round
en round la somme des hausses des salaires, des intérêts, des
produits primaires, que doit suivre la hausse des prix indus¬
triels, est évidemment supérieure à la hausse des seuls
salaires. Donc, à tout nouveau round, les prix industriels
augmentent plus que les salaires au round précédent, mais
les salaires au round actuel augmentent du même pour¬
centage que les prix : à chaque tour le rythme de hausse
des salaires et des prix a tendance à augmenter.
La généralisation de l’inflation, son installation durable,
son rythme croissant depuis dix ans sont à rattacher à
l’acceptation généralisée de l’idée que toute rémunération
intérieure ou extérieure a droit à être protégée contre la
hausse des prix, donc à l’indexation sur les prix. La rémuné¬
ration de l’épargnant comme celle du salarié et celle de
l’entreprise, celle du producteur d’arachide ou de pétrole
LA GRANDE INFLATION

70

comme celle du producteur agricole français. C’est une idée


de justice indiscutable dans son principe, mais qui, du fait
des mécanismes économiques, devait fatalement aboutir à
l’inflation permanente et progressive.
Une telle analyse n’est-elle pas décourageante ? Si
l’inflation permanente et progressive tient à une revendi¬
cation généralisée, profondément enracinée chez toutes les
catégories sociales, que peut-on faire pour la combattre ?
La réponse est que l’on peut déjà, si l’on croit à l’analyse
ci-dessus, ne pas prendre de mesures inutiles et même
néfastes. Nous l’avons dit souvent : l’analyse de l’inflation
en termes d’inflation de demande, en termes de « trop de
monnaie et trop peu de produits », est encore la seule qui
ait vraiment droit de cité. C’est aussi la seule ou presque
qui inspire les discours des pouvoirs publics. A l’exception
remarquable de l’exposé des motifs du Plan Barre du
22 septembre 1976. Il est beaucoup plus facile, quand on
voit s’élever l’indice, de rationner le crédit, voire de faire
voter des surtaxes fiscales, que de s’attaquer à l’inflation
de coûts. Ces mesures passent comme une lettre à la poste :
elles répondent exactement à l’idée que le public se fait de
l’inflation « excès de la demande sur l’offre » et elles ne sont
pas impopulaires.
Malheureusement l’inflation n’est plus depuis longtemps
une inflation de demande, une inflation d’excès de moyens
monétaires. Si elle l’était encore, on verrait, dans les phases
dépressives du cycle en 1966-1967, en 1970, en 1974-1975,
l’inflation céder puisqu’il y a insuffisance de la demande et
par conséquent chômage. Il n’en est rien : au plus fort de la
récession de 1975, le taux d’inflation est descendu certes
du pic de février 1974, dû à l’incorporation de la hausse du
pétrole dans les coûts (17 %), mais il n’est pas descendu
au-dessous de 9,5 %. En 1970 et au premier semestre 1967,
le rythme de hausse ne bouge pas.
Les restrictions de crédit — grande arme de la lutte
anti-inflationniste — semblent rigoureusement sans effet
sur les hausses de prix. En 1968-1969, temps fort de l’infla-
l’inflation d’aujourd’hui

tion d’après guerre — nous savons sous quelle influence — -,1e


crédit bancaire et la monnaie augmentent après mai 1968
et non avant. La masse monétaire (M2 au sens américain)
avait gardé le même rythme de la fin 1966 à mai 1968, 12 %
environ. En 1969, sous l’effet de l’encadrement, le rythme
s’abaisse à 6 % ; mais il n’empêcha pas l’économie de s’éta¬
blir sur un rythme de hausse de prix de 6 %. Très supérieur
71
au rythme de 1966-1967 et nous savons encore pourquoi.
Certains imputent à la hausse accélérée à partir du milieu
de 1970 — 20 % environ par an jusqu’au dernier tri¬
mestre 1972 — l’inflation de 1972-1973. C’est une vue
extraordinairement hexagonale. Si l’on se souvient que 1972
et 1973 furent des années de spéculation internationale
touchant l’ensemble du monde industrialisé, tous les marchés
de matières premières de Londres et Chicago jusqu’à Mel¬
bourne, il est difficile d’admettre que la création monétaire
de Paris a joué un rôle appréciable dans cette tourmente
mondiale. Plus probablement la croissance plus forte de la
masse monétaire en 1970 correspond à un rattrapage après
la levée de l’encadrement, à l’obligation de disposer de plus
de monnaie pour faire des transactions nominales gonflées
par le nouveau niveau de prix ; enfin au réflexe de fuite en
avant des entreprises obligées de s’endetter massivement pour
compenser la réduction de leur autofinancement après
l’élévation des taux d’intérêt en 1968-1969.
En réalité, vouloir arrêter une inflation des coûts avec
des restrictions monétaires, c’est vouloir arrêter la marée
montante avec des châteaux de sable. Mais s’il s’agit de
mesures inopérantes, il s’agit aussi de mesures dangereuses,
ayant des contre-indications, des effets secondaires qui
aggravent le mal.
Théoriquement l’encadrement du crédit — spécialité fran¬
çaise — permet de faire l’économie du maniement du taux
d’intérêt. Quand on fait un rationnement quantitatif, on n’a
'■pas besoin de rationner en même temps par les prix. Malheu¬
reusement, en pratique, cet avantage ne joue pas : le marché
monétaire de l’eurodollar, lié au marché monétaire de
LA GRANDE INFLATION

72
New York — puisqu’on y traite la même marchandise, le
dollar — impose dans le monde entier les taux américains.
Ceux-ci, sous l’influence du monétarisme, ont connu
en 1969, puis en 1974, des niveaux absurdes. L’explication
est simple, quand on vise aveuglément des taux de crois¬
sance bas de la masse monétaire, il faut pratiquer parfois
des taux insupportables. En 1969, le Fédéral Reserve
System a ramené le taux de croissance annuel de M2 de 10 %
à 2 %. Mais le taux du marché monétaire est passé de 6 %
à 9 %. En 1974, Ie taux de croissance de M2 a été ramené
de 10 % à 5 %. Mais le taux du marché monétaire est passé
de 9 % à 13 %. Comme si les efforts marginaux de compres¬
sion de la masse monétaire devenaient de plus en plus
coûteux en termes de taux.
En France, on a subi les taux américains, sans doute,
mais de plus en plus on a pratiqué des taux très supérieurs
au taux de l’eurodollar. La motivation était double, d’abord
défendre le franc en régime de taux de change flottant. Une
seconde considération a renforcé la première : il faut, ont
dit certains experts, assurer à l’épargne une rémunération
réelle positive. Sous-entendu : une épargne forte diminue
la consommation, donc est favorable à la lutte contre l’infla¬
tion. Toujours la croyance que l’inflation actuelle est
d’abord une inflation de demande. Ainsi les taux d’intérêts
supérieurs à 10 %, ou proches de 10 %, n’étaient plus un
mal temporaire imposé par des conceptions techniques
américaines (éminemment discutables même dans la concep¬
tion américaine) et dont il fallait se débarrasser au plus vite,
ils devenaient une mesure de politique économique rai¬
sonnée et permanente.
Nous le savons, on a ajouté ainsi avec les meilleures
intentions du monde une indexation aux autres et on a
contribué à rendre l’inflation encore plus permanente et
encore plus progressive. Certes, nous n’avons pas l’intention
de soutenir que les épargnants ne méritent pas, comme les
autres catégories sociales, la protection de leur rémunération.
Il y a cependant de sérieuses objections. En fixant les
l’inflation d’aujourd’hui 73

charges d’intérêt pour cinq, sept ou dix ans à un niveau


extravagant atteint pendant quelques semaines, on assure,
en cas de baisse de taux, des gains en capital injustifiés aux
épargnants — qu’on refuse de taxer au titre des plus-
values — et on frappe les emprunteurs de charges injustifiées
qui vont les pousser à de nouvelles augmentations de prix.
Les intérêts ne sont pas comme les salaires, ils sont à la
fois beaucoup plus volatils, mais ces taux volatils servent
de base à des contrats passés pour sept ans ou pour dix ans.
C’est un élément de rigidité supplémentaire dans un sys¬
tème qui n’a que trop de rigidités.
Le grand argument des partisans de taux d’intérêt sys¬
tématiquement élevés pour encourager l’épargne est que
les entreprises, de toute façon, s’enrichissent en s’endettant
puisque l’inflation diminue chaque année les intérêts et le
capital. Raisonnement étrange qui postule la continuation
de l’inflation : c’est seulement dans ce cas que l’emprunteur
s’enrichit. Et ce qu’on craint — la continuation de l’infla¬
tion — on l’obtient à coup sûr en indexant les charges
d’intérêt sur les prix. La mentalité anti-entreprises se mêle
ici à des considérations théoriques fausses sur les détermi¬
nants de l’épargne pour faire adopter le mécanisme le plus
inflationniste qui soit.
A étudier ces statistiques indiscutables, figurant dans
les documents officiels, on se convainc que la pratique des
taux d’intérêts très élevés est une des erreurs les plus graves
de la politique économique héritée aux Etats-Unis et en
Europe du monétarisme. La baisse tendancielle du taux de
profit de Ricardo et de Marx n’était jusqu’ici qu’un mythe
ou une crainte fabuleuse, elle est devenue depuis dix ans
une redoutable réalité dont le capitalisme aura beaucoup de
mal à triompher.
Enfin, l’idée que l’épargne obéit au taux d’intérêt est
une idée qui a été souvent mise en doute dans la théorie
économique. Keynes croyait — et c’était un point essentiel
de son modèle — que l’épargne dépendait principalement du
revenu et que le taux épargne sur revenu disponible croissait
J. DENIZET
4
74 LA GRANDE INFLATION

avec le revenu. Le taux d’intérêt ne jouait d’après lui qu’un


rôle secondaire dans la formation de l’épargne. La véritable
fonction du taux d’intérêt pour Keynes était différente :
elle était d’assurer le partage entre fonds liquides et fonds
placés. Le système bancaire assurant l’utilisation des fonds
liquides, le point pour Keynes était de peu d’importance.
Par contre, du côté des emprunteurs, le taux d’intérêt
jouait chez lui un rôle essentiel. Trop élevé il décourageait
les investissements et bloquait la croissance.
Qu’il s’agisse de la forme monétariste ou de la forme fran¬
çaise « rémunération réelle positive des fonds placés », les
théories qui acceptent, ou recherchent, des taux d’intérêt
très élevés ont comme point commun de croire exclusive¬
ment à l’inflation monétaire ou à l’inflation de demande. Elles
introduisent ainsi, quasi gratuitement, un nouvel élément
d’indexation, un nouveau feed-back dans les inflations de
coût. Elles aggravent le mal qu’elles veulent combattre.

L’étude du partage de la valeur ajoutée entre charges


salariales, charges d’intérêt, bénéfice net d’impôts révèle que
si les charges salariales, avec des hauts et des bas, constituent
en moyenne une proportion assez constante de la valeur
ajoutée, par contre les charges d’intérêt sont passées de
5,4 % de la valeur ajoutée en 1965 à 10,4 % en 1974, le
bénéfice perdant les cinq points gagnés par les taux.
Cette lourde réduction du taux de profits en France est
due à l’endettement des entreprises, endettement dont la
croissance au cours des dix dernières années est un des
phénomènes les plus inquiétants ; et en second lieu au
taux d’intérêt payé sur cet endettement. La première cause
doit d’ailleurs être rattachée à la seconde. Car la charge
d’intérêt a d’abord augmenté sous l’influence du taux ;
réduisant l’autofinancement elle a obligé les entreprises à
s’endetter plus encore, donc à payer plus d’intérêt, etc.
Il faut croire que l’enrichissement par l’endettement
pèche par quelque point. Un de ces points, c’est que l’in¬
dexation est faite sur les prix de détail alors que les prix indus-
l’inflation d’aujourd’hui
75

triels augmentent moins vite. Fin 1973, l’indice des prix à


la consommation était à 125 (1970 base 100) ; l’indice des
prix industriels à la production était seulement à l’indice 119.
En fin 1975, l’indice global est à 158, l’indice des prix
industriels à 142,2. De plus, à l’intérieur de la moyenne des
prix industriels, certains secteurs voient leurs prix monter
plus que la moyenne et d’autres, les industries de biens
intermédiaires en particulier, monter moins que la moyenne.
Celles-ci sont lourdement pénalisées par l’indexation des
taux d’intérêt, au point de voir leur rentabilité disparaître.
A quoi sert alors de disposer d’une épargne abondante si
les entreprises françaises obérées par les indexations de toutes
sortes dont elles sont victimes sont incapables de faire appel
à cette épargne ?

6. REMÈDES

Si le mal consiste bien en un faisceau de déterminations


réciproques, le remède doit être appliqué à ce mécanisme de
coûts, indépendant de l’activité, indépendant des forces de
la demande, tenant à la seule revendication généralisée
d’être protégé par l’indexation contre la hausse des prix.
On peut prendre ces liaisons individuellement et tenter
de les dénouer une à une. La voie n’est pas très prometteuse,
puisque l’essentiel du phénomène c’est que chaque caté¬
gorie veut être protégée comme le voisin. Plus efficace serait
de se confier au mécanisme même des feed-back et de tenter
de le faire jouer à la baisse. C’est une caractéristique des
« cercles vicieux » qu’on peut les transformer en « cercles
vertueux ». Et de même qu’un pas vers la hausse en appelle
un autre puis un autre, un pas vers la baisse, même tout
petit, met en marche le système en sens inverse, la guérison
se produisant alors pas à pas avec la même certitude et la
même force que progressait le mal.
En d’autres termes, si l’on parvenait à décrocher du
rythme de hausse actuel l’un des éléments de prix et de
coûts tous liés ensemble, décrochage faible au départ, on
LA GRANDE INFLATION

76
mettrait en marche dans le bon sens l’engrenage au bout
duquel il y aurait une forte réduction des hausses, et peut-
être la stabilité ou du moins la semi-stabilité obtenue par
les grandes nations concurrentes.
C’est un processus de ce type qu’a engagé le gouverne¬
ment Barre après avoir très correctement analysé l’inflation
actuelle en termes d’inflation de coût. Le blocage des prix
pour trois mois, suivi de la baisse de la tva a pour objet
cette décélération d’un des éléments du système, les prix
de détail. L’objectif est que les négociations de salaires du
premier trimestre s’ouvrent alors dans un climat détendu
grâce à la réduction du rythme de hausse des prix.
Il est impossible naturellement de se prononcer sur le
succès d’une manœuvre qui, aussi bien conçue soit-elle,
dépend cependant de l’exécution et du climat politique.
Ce qu’on est obligé cependant de souligner, c’est que la
gravité des taux d’intérêts élevés a été, semble-t-il, sous-
estimée. Sans doute la défense du franc sert-elle de justi¬
fication aux taux très élevés encore pratiqués en ce dernier
trimestre 1976. Bien qu’on puisse être très sceptique sur
l’efficacité de cette arme, il faut espérer que les premiers
succès du plan permettront une politique de baisse très
nette des taux. Sans quoi c’est pour le coup que l’intérêt
réel, avec des hausses de prix ralenties, deviendrait insup¬
portable pour les entreprises, et d’ailleurs aussi pour les
ménages endettés pour l’achat de leur logement.
Il faut dire en effet quel immense camp silencieux des
partisans de l’inflation constituent les chefs de famille
comme les chefs d’entreprise, pour qui la continuation des
hausses de prix actuelles est le seul moyen d’échapper à la
faillite ou à la ruine. C’est pourquoi aucune expérience
anti-inflationniste ne réussira si l’on ne modifie pas rétro¬
activement le taux des crédits au logement, les crédits
bancaires à moyen et long terme aux entreprises, en rendant
mobiles les annuités d’intérêt pour les adapter au nouveau
rythme de hausse des prix. Pour les emprunts obligataires,
il faudra en faciliter la conversion, pour tenir compte des
l’inflation d’aujourd’hui 77

nouveaux taux du marché. Les conversions étaient la règle


autrefois quand les taux d’intérêt baissaient. On en a perdu
l’habitude, mais la possibilité existe toujours dans les
contrats. Si elle n’existe pas, une loi devra la prévoir.
On ne passe pas impunément du rythme de hausse de
17 % pour les salaires, de 10 % pour les prix à des rythmes
de 8 % pour les premiers, 6,5 % pour les seconds. Les modi¬
fications d’anticipation à elles seules risquent de bloquer le
comportement de consommation. Surtout si sont main¬
tenues des charges de dette calculées sur les taux anciens.
On risque alors, dans le cas de réussite de l’opération anti¬
inflationniste, une terrible déflation d’activité. Ou, en sens
inverse, une révolte contre des niveaux de salaires réels
incompatibles avec les charges réelles d’endettement, qui
fera échouer la lutte contre l’inflation. Il faut se rappeler
une chose, c’est que, à la différence de l’avant-guerre, si
l’Etat est désendetté, les entreprises et les ménages vivent
avec des dettes énormes, supportables à leurs taux d’intérêts
actuels grâce à la seule inflation.
DEUXIÈME PARTIE

Inflation
et système monétaire international

Beaucoup se seront étonnés d’une aussi longue analyse


des causes internes de l’inflation. Pourquoi chercher si loin,
diront-ils ? N’est-il pas évident que la cause principale est
le système monétaire international, plus précisément le
Gold Exchange Standard, couplé avec la gestion sans
rigueur de l’économie américaine : ainsi l’Europe a été
inondée de disponibilités monétaires qui ont inévitablement
provoqué l’inflation. Peu de thèses sont plus répandues :
elle flatte l’anti-américanisme répandu, en France notam¬
ment, dans tous les milieux. Nous essaierons de montrer
que cette thèse n’est pas convaincante. L’étalon-dollar avait
des inconvénients politiques évidents ; ses conséquences
inflationnistes ont été limitées.

Ceci valant pour la période de changes fixes et d’étalon-


dollar. Au contraire, à partir de 1971, le régime de flexibilité,
les amples fluctuations des monnaies ont eu et risquent
d’avoir longtemps encore des effets inflationnistes dans
certains pays, déflationnistes dans d’autres, qui eux
s’opposent réellement au retour d’un ordre économique
international.
'


CHAPITRE PREMIER

Le régime de changes fixes


établi à Bretton Woods

Dès 1943 les Américains et les Anglais commencèrent


à se concerter sur ce que devrait être la réorganisation éco¬
nomique du monde après la victoire. En particulier, ils
ouvrirent très tôt des négociations entre eux sur le futur
système monétaire international. Il est extrêmement inté¬
ressant de se reporter aujourd’hui aux discussions de
l’époque parce que c’est là que furent fixés les traits du
système de Bretton Woods qui a présidé pendant vingt-cinq
ans au relèvement d’abord, puis à la prospérité du monde
occidental. Les deux protagonistes d’alors étaient, du côté
anglais, J. M. Keynes alors au faîte de sa gloire, et du côté
américain Harry White, moins connu, mais qui fut un
défenseur habile des thèses américaines.
Sur le fond, les deux hommes étaient d’accord et l’orga¬
nisation monétaire d’après guerre a été marquée par leur
opinion commune. Ce qu’ils voulaient créer, c’était un
système de changes fixes comme celui qui avait fonctionné
avec succès au xixe siècle, mais un système de changes
fixes qui ne reposât pas sur le recours constant à la déflation
chez les pays débiteurs. Pour éviter cette déflation, les deux
hommes projetaient de créer une organisation internationale
chargée d’autoriser les dévaluations chaque fois que cela
paraîtrait justifié économiquement, chargée aussi d’accorder
des prêts dans le cas de difficulté de balance des paiements
temporaire. Voilà ce qui est commun aux délégations amé-
82 LA GRANDE INFLATION

ricaine et anglaise, et voilà le grand principe qui présidera


à la rédaction du traité de Bretton Woods.
Mais les deux délégations étaient également en désaccord
sur des points qui ne sont pas moins intéressants. Nous
connaissons avec beaucoup de précisions le détail des dis¬
cussions grâce à la belle biographie de Keynes écrite par
Sir Roy Harrod. Le point de désaccord essentiel était la
nature de l’institution internationale chargée de présider au
nouveau système de changes fixes. Keynes avait conçu un
système que tout le monde décrit toujours comme ambi¬
tieux mais qui probablement était aussi réaliste que la
solution finalement adoptée, à savoir le Fonds monétaire
international. Le Clearing Union de Keynes aurait eu le
mérite essentiel d’éviter l’étalon-dollar. Il aurait probable¬
ment permis, s’il avait été adopté, une survie beaucoup plus
longue du régime de changes fixes. Le Clearing Union était
d’abord, comme son nom l’indique, une vaste Chambre de
Compensation internationale entre Banques centrales. Solu¬
tion révolutionnaire, le Clearing Union aurait permis à la
limite de se passer des marchés de changes et de faire toutes
les transactions internationales à taux fixe comme se font

les compensations bancaires à l’intérieur d’un pays. Les


Banques centrales, après compensation, auraient viré leur
crédit ou leur débit au Clearing Union. Elles auraient pu
échanger au moyen d’un marché monétaire mondial contrôlé
par le Clearing Union les crédits et les débits. Pour le solde,
le Clearing Union aurait pu accorder des crédits à court
terme. Si un tel système avait été adopté, le déficit des Etats-
Unis serait apparu au passif du Clearing Union et il n’aurait
jamais atteint la taille qu’il a atteinte : une dévaluation du
dollar aurait été conseillée bien avant 1971 au gouvernement
de Washington. La monnaie internationale n’aurait pas
été le dollar, mais la monnaie émise par le Clearing Union,
monnaie à laquelle Keynes avait donné le nom peu eupho¬
nique de « bancor ». Keynes, souvent critiqué sur le choix
bizarre du nom de son unité monétaire, répondait qu’il
avait voulu simplement associer l’idée d’or et l’idée de
LE RÉGIME DE CHANGES FIXES

banque. Le monde avait besoin, pensait-il, d’un substitut


de l’or, ayant comme l’or dans l’étalon-or des rapports
fixes avec toutes les monnaies, mais ayant aussi l’élasticité
d’une monnaie émise par une banque.
Ce projet fut immédiatement critiqué par la délégation
américaine. C’est elle qui répandit l’idée admise aujourd’hui
de projet follement ambitieux et dépassant de beaucoup les
possibilités de la situation internationale de l’époque. Il n’en
est évidemment rien. Si les Etats-Unis, alors au comble de la
puissance, avaient accepté de patronner le projet de Keynes,
il aurait été accepté en vingt- quatre heures à la Conférence
de Bretton Woods comme leur projet l’a été. Les vraies
raisons de la répugnance américaine étaient différentes. Ils
souhaitaient avant tout que le dollar soit la monnaie mon¬
diale et ils n’avaient aucun désir de voir leur monnaie sou¬
mise aux disciplines du Clearing Union.
Keynes dépensa beaucoup de temps et de talent à
essayer de convaincre les Etats-Unis. Mais il est évident
que le combat était perdu d’avance. Il n’est même pas très
sûr que la trésorerie britannique ait vraiment appuyé le
projet du grand économiste. On ne peut pas parler de
compromis pour la solution finalement adoptée. C’est
pratiquement la solution américaine. Le Clearing Union
était remplacé par un Fonds monétaire international qui
n’avait plus aucun attribut d’une banque. Dans le Clearing
Union de Keynes, toutes les Banques centrales possédaient
un compte au Clearing Union et réglaient leurs dettes les
unes vis-à-vis des autres en tirant un chèque sur leurs
comptes. Rien de pareil au Fonds monétaire international ;
les pays membres ne peuvent pas tirer sur les sommes qu’ils
ont déposées au Fonds. Le Fonds fonctionne comme une
sorte de vaste tontine ou société de secours mutuels. Les
mutualistes, entendez les pays membres, versent au Fonds
une somme — appelée quota — qui est fonction de leur
produit national et de leurs réserves en or et devises. Cette
quote-part est versée pour un quart en or et pour trois quarts
dans la monnaie nationale du pays membre. Quand un
84
LA GRANDE INFLATION

pays membre connaît des difficultés accidentelles de balance


des paiements, il demande l’aide du Fonds : il a droit à
recevoir — en différentes monnaies — l’équivalent de sa
tranche-or. De même, si le Fonds a utilisé la monnaie d’un
pays pour faire des prêts à d’autres, ce pays a droit à recevoir
des crédits pour ce montant. C’est la partie inconditionnelle
des crédits du Fonds. Pour le reste, il peut recevoir des prêts
du Fonds qui peuvent aller jusqu’au double de son quota.
Mais ces prêts sont conditionnels. C’est-à-dire que le Fonds
peut subordonner l’attribution du prêt à des conditions de
politique économique, de politique monétaire ou de poli¬
tique budgétaire. Le Fonds fit un très large usage de ses
pouvoirs discrétionnaires et s’attira ainsi, surtout dans les
pays en voie de développement, de solides inimitiés.
Mais cette description du Fonds ne couvre que la partie
du programme de base sur laquelle Keynes et White étaient
d’accord : bâtir un système de changes fixes qui ne soit pas
fondé sur la déflation des pays débiteurs mais sur des déva¬
luations, fréquentes si nécessaire, et sur l’aide financière du
Fonds. Restait la question sur laquelle on n’était pas
d’accord de savoir comment devait fonctionner effective¬
ment le système de règlements. Du moment qu’on écartait
la solution du règlement des soldes, après compensation
internationale, par virements sur les livres d’une banque
mondiale, quelle solution adopter ? Le paradoxe est que
cette solution est pratiquement laissée en blanc dans les
statuts adoptés à Bretton Woods. Les deux seules dispositions
qui ont trait à l’organisation des changes figurent dans
l’article 4. La première dit que tous les Etats membres
doivent déclarer au Fonds monétaire international « la
parité de leur monnaie exprimée en termes d’or, pris comme
commun dénominateur, ou en dollar des Etats-Unis, du
poids et du titre en vigueur le Ier juillet 1944 ».
La deuxième disposition figure à la section 3 : « Les
cours maxima et minima applicables aux transactions de
changes entre les monnaies des Etats membres ne devront
pas s’écarter de la parité de plus de 1 %. »
LE RÉGIME DE CHANGES FIXES

Pour comprendre le système de règlements qui s’est


bâti pratiquement sur la base de ces indications fragmen¬
taires, il faut rappeler d’abord la méthode de l’étalon-or :
1) les marchés de change fonctionnent sans intervention des
banques centrales ;
2) mais il y a vente d’or contre monnaie nationale ou inver¬
sement par la Banque centrale à un prix fixe.

D’où le mécanisme des points d’or. On peut l’expliquer


de la façon suivante.
Il y a deux voies pour envoyer de l’argent de Paris à
Londres par exemple. La voie normale, c’est le marché des
changes, où l’on achète une traite libellée en livres payable
à Londres, traite qu’on envoie ensuite à l’encaissement. La
voie exceptionnelle, c’est un achat d’or à la Banque de
France au prix fixe définissant la parité du franc en or,
assurance de cet or, transport à Londres, vente à la Banque
d’Angleterre au prix fixe définissant la parité de la livre.
La voie exceptionnelle coûte l’interparité franc-livre par
l’intermédiaire de l’or, c’est-à-dire la parité centrale entre
les deux monnaies, plus les frais de transport et d’assurance.
Dans le cas inverse, où un Français veut se faire payer une
dette sur Londres, la voie de l’or lui rapportera la parité
officielle moins les frais de transport et d’assurance. Ces frais
fixent les points d’or, l’un légèrement au-dessus de la parité
officielle, l’autre au-dessous, entre lesquels le marché des
changes peut seulement évoluer. Au xixe siècle, les Banques
centrales sont totalement passives sur les marchés de change.
Elles se contentent de vendre et d’acheter de l’or à prix
fixe contre la monnaie nationale.
Le marché des changes qui va se rétablir très progres¬
sivement après 1945 ne fonctionne plus de la même façon.
Il ne le peut plus puisque les particuliers ou les banques
n’ont plus le droit de demander de l’or à la Banque centrale.
Le point commun c’est qu’il y a des interparités entre toutes
les monnaies. Hier elles se déduisaient des définitions des
monnaies en or ; aujourd’hui elles se déduisent des parités
86 LA GRANDE INFLATION

déclarées au Fonds et exprimées en dollar. La question qui


se pose, c’est pourquoi l’on a maintenu des marchés de
change. Si j’ai un règlement à faire à Francfort, je pourrai
après tout simplement demander à la Banque de France de
virer pour mon compte à la Bundesbank à charge pour celle-
ci de faire créditer mon fournisseur par sa banque. Ou je
pourrai plus simplement demander à ma banque qu’elle se
mette en relation avec la banque allemande intéressée. Pour¬
quoi le traité de Bretton Woods a-t-il expressément prévu
l’existence de marchés de change (en stipulant que les
transactions ne pourraient pas s’écarter de plus de i %, en
plus et en moins, de la parité centrale) ? Ils n’étaient pas
techniquement nécessaires — on aurait pu procéder par
virements et compensations périodiques entre banques,
exactement comme on procède entre banques à l’intérieur
d’un pays aux compensations et règlements quotidiens. Les
ordinateurs auraient rendu ces compensations internationales,
si on avait choisi cette voie, très aisées. Rappelons que c’était
l’originalité de la proposition de Keynes.
L’argument des rédacteurs de Bretton Woods — qui ne
connaissaient pas les ordinateurs — a certainement été que
le marché de change jouait le rôle irremplaçable d’un baro¬
mètre des tendances. Avec des règlements directs et à taux
fixes, l’affaiblissement d’une monnaie ne serait devenu
visible que trop tard. On pourrait répondre que le montant
des soldes débiteurs et créditeurs en compensation, publié
régulièrement, aurait suffi à fournir des indications et proba¬
blement des indications plus sûres. Surtout l’absence de cota¬
tions quotidiennes, avec toute l’agitation artificielle qu’elles
entraînent, aurait été un élément de sécurité et de stabilité.
Les marges finalement n’ont pas été une invention très
heureuse. Elles étaient assez grandes pour permettre à la
spéculation de se manifester, mais elles étaient trop faibles
pour permettre à la Banque centrale de manœuvrer et de
défaire la spéculation.
L’autre particularité nouvelle du système pratique de
paiements extérieurs de 1945, celle-là encore plus funeste,
LE RÉGIME DE CHANGES FIXES

c’est que toutes les parités sont défendues vis-à-vis du seul


dollar. La Banque de France défend la parité franc/dollar,
par exemple celle de 1949 à 1958 : 350 F anciens pour
I $ — plus ou moins 1 %, c’est-à-dire qu’elle laisse le
marché coter ce qu’il veut entre 346,5 et 353,5. Quand la
première limite est atteinte, elle achète du dollar contre
du franc, pour éviter une appréciation supplémentaire du
franc ; elle fait l’inverse quand la deuxième limite est
atteinte. Cette seule intervention suffit, comme autrefois
suffisait le seul fait d’acheter et de vendre de l’or à prix fixe.
Toutes les Banques centrales faisant de même, les inter¬
parités franc contre mark, mark contre livre, etc., sont
maintenues ipso facto à leur valeur théorique. Si la Banque
de France défend tous les jours la parité 1 $ — 5 F ; si la
Banque d’Allemagne défend tous les jours la parité 1 $ =
2,5 DM, la parité 1 DM = 2 F est respectée nécessairement.
II n’est pas besoin que la Banque de France intervienne sur
le marché du franc contre mark.
Il suffit, pour que le système fonctionne correctement,
que les Banques centrales interviennent sur le seul marché
de leur monnaie nationale contre dollar. Elles n’inter¬
viennent par suite qu’avec un seul type de réserves : des
dollars. C’est pourquoi, très tôt, les Banques centrales se
constituent des réserves en dollars et uniquement en dollars.
Ce sont les seules qui soient utiles pour la défense de la
monnaie nationale. On dira : cela ressemble beaucoup à
l’ancien étalon-or avec cette seule différence que le dollar
a remplacé l’or. C’est vrai mais cette différence est consi¬
dérable. En effet, dans l’étalon-or, toutes les Banques
centrales étaient obligées de délivrer de l’or à prix fixe pour
défendre leur monnaie. Dans le nouveau système, une
Banque centrale, celle des Etats-Unis, le Fédéral Reserve
System, est dispensée de défendre sa monnaie. En effet,
le jeu des interparités (parités deux à deux) des n monnaies
du système est défini par les n — 1 parités des monnaies
contre le dollar (exemples : 5 F — 1 $ ; 2,5 DM = 2 $, etc.).
Inversement, le dollar est aussi défini contre les autres
88 LA GRANDE INFLATION

monnaies par les mêmes relations. Du moment que toutes


les Banques centrales sont obligées de maintenir fixe la
parité de leur monnaie vis-à-vis du dollar, la valeur du dollar
est maintenue fixe vis-à-vis des autres monnaies par le fait
même. Et la Banque centrale des Etats-Unis n’a plus rien
à faire ; les autres font le travail à sa place. Effectivement, la
Fédéral Reserve n’est jamais intervenue sur les marchés
de change avant 1971.
Est-ce seulement une curiosité mathématique du sys¬
tème ? Est-ce seulement l’application au problème du
change du théorème bien connu qui veut que les relations
n(n — 1)
deux à deux de n éléments soient au nombre de - - - 3

sauf si un élément parmi les n sert d’unité, de référence ou


d’étalon ; dans ce cas les relations entre les n éléments se
ramènent an — 1 ?
Oui, c’est une application curieuse de l’analyse combina¬
toire au problème du change. Mais ce que peu de personnes
virent en 1945, ce sont les conséquences économiques et poli¬
tiques d’un tel système. La Banque centrale des Etats-Unis
n’a pas à défendre le change du dollar : les autres le font
pour elle. Cela reste-t-il vrai en cas de déficit de la balance
des paiements américaine ? Absolument. En cas de déficit
très important ? Rien de changé. En cas de déficit illimité ?
Oui encore. Que se passe-t-il si les Etats-Unis sont en
déficit ? D’abord ils paient leurs créanciers en dollars, alors
que les autres pays ne peuvent pas en général payer avec leur
monnaie nationale. Mais ce n’est pas le point important ;
si le créancier exige des marks, la Banque américaine
vendra des dollars contre marks. Le point important c’est
que les dollars réglant le déficit viendront peser sur le change
dollar contre mark, dollar contre yen, dollar contre franc, etc.
Cette pression abaissera le cours du dollar au-dessous de la
parité officielle, mais dès que le point d’intervention obli¬
gatoire pour la Banque centrale intéressée sera atteint,
celle-ci achètera les dollars contre sa monnaie nationale. Le
déficit américain peut donc, à la lettre, être sans limites.
LE RÉGIME DE CHANGES FIXES

Par convention, par règle du jeu, les dollars émis pour le


financer, doivent être acquis à taux fixe par les Banques cen¬
trales des pays ayant un excédent vis-à-vis des Etats-Unis.
Il aurait dû être évident dès le départ qu’un tel système
n’était pas viable. Il constituait une telle facilité, une telle
tentation pour le pays bénéficiaire que celui-ci devait y
céder un jour ou l’autre. Un système de règlements inter¬
nationaux ne peut pas privilégier à ce point le pays le plus
puissant, celui qui bénéficie déjà de l’avantage de disposer
d’une monnaie mondialement révérée.
On notera qu’un système d’étalon-or type 1870-1914
n’avait pas le même inconvénient. Même si Londres jouis¬
sait de l’avantage d’être le siège du marché monétaire
mondial, jamais la Grande-Bretagne n’a pu financer des
déficits illimités par émission de livres logées obligatoire¬
ment dans les encaisses des autres Banques centrales. Les
Banques centrales n’achetaient des livres que si elles le
voulaient ; si elles ne le voulaient pas, elles laissaient tomber
le cours monnaie nationale contre livre au-dessous du point
d’or et les sorties d’or de la Banque d’Angleterre étaient
pour Londres un avertissement qui n’était pas négligé. On
le verra plus loin, le semi-étalon-or qui fonctionna de 1947
à 1968 n’eut pas l’efficacité de celui d’avant 1914.
L’autre système qui eût évité le financement automa¬
tique des déficits des Etats-Unis eût été un système de
banque mondiale disposant d’un étalon et émettant une
monnaie mondiale (pour Banques centrales) libellée dans
cet étalon. Le système aurait compris n + 1 monnaies, les
n monnaies nationales plus la monnaie mondiale. Les n
rapports des monnaies nationales vis-à-vis de la monnaie
mondiale auraient défini et déterminé le système. La Banque
centrale des Etats-Unis aurait dû, comme les autres,
défendre une parité fixe du dollar contre la monnaie mon¬
diale, et partant contre toutes les autres monnaies. Les
accumulations de déficit aboutissant lentement mais sûre¬
ment à l’effondrement du système auraient été évitées.
Enfin, il faut noter que le texte même du traité de
LA GRANDE INFLATION

90
Bretton Woods ne comportait rien qui obligeât les Banques
centrales à soutenir le dollar quotidiennement et de façon
illimitée. La section 3 de l’article IV prévoit des transactions
de change monnaies contre monnaies. Elle ne privilégie
pas le dollar. La section 1 qui prévoit la « définition » des
monnaies en dollar ne prévoit pas la défense de cette défi¬
nition par interventions sur le seul marché du dollar. Il
est théoriquement concevable que chaque pays intervienne
sur les n — 1 relations de change de sa monnaie avec les
autres monnaies. Sur chaque relation les deux Banques
centrales intéressées interviennent ensemble : il faut évi¬
demment un accord pour que leurs interventions ne soient
pas incohérentes, ne se contrarient pas réciproquement.
Ce n’est pas un système simple, mais c’est un système
concevable. C’est celui qu’ont mis au point entre eux les
Européens, après 1973, avec Ie système de flottement
concerté, vulgairement appelé « serpent ». Il permet de faire
fonctionner un système de changes fixes sans monnaie
nationale étalon, et par conséquent privilégiée, sans effets
d’assymétrie. Et aussi sans retour à l’or et sans création
d’une banque mondiale émettant une monnaie mondiale,
deux solutions, l’une qui appartient au passé et l’autre à
l’avenir, auxquelles les Etats-Unis et leurs alliés privilégiés
sont allergiques. C’est pourquoi la solution des interventions
directes de chaque Banque centrale sur toutes les inter¬
parités aurait dû être proposée très tôt comme la seule
bonne interprétation du traité de Bretton Woods.
Or il fallut attendre 1965 pour qu’une vois officielle
dénonce le fonctionnement de fait du système. Cette voix
fut celle du général de Gaulle. Malheureusement, si son
attaque sur le rôle privilégié conféré au dollar était incontes¬
table, sa proposition d’un système entièrement basé sur Vor
était moins heureuse. Il n’avait aucune chance sur ce thème
de se rallier le minimum de partisans nécessaires pour
ébranler les Etats-Unis. Rappeler au respect du traité signé,
qui ne comportait aucun rôle privilégié pour le dollar ;
proposer un système de règlements internationaux conforme
LE RÉGIME DE CHANGES FIXES

au traité, n’exigeant aucune modification de son texte, aurait


au contraire permis de rassembler les pays également fati¬
gués des abus du dollar et peut-être d’ouvrir les négociations.
Il faut encore dire un mot sur le rôle de l’or dans le
traité : Il n’est pas négligeable, mais il est ambigu. D’une
part, les monnaies, d’après le fameux article IV, section 1,
91
sont définies en or ou en dollar à volonté. Ce n’est pas une
concession bien importante, c’est seulement un dénomi¬
nateur commun pour fixer les interparités des monnaies
entre elles, seule réalité qui importe. Une unité abstraite
aurait fait aussi bien l’affaire. On retient l’or pour donner
une satisfaction sans portée aux nostalgiques de l’avant 1914,
pour tenter d’assurer aussi aux définitions des monnaies
qui vont être faites après la ratification du traité un peu du
lustre rejaillissant encore des anciennes monnaies-or.
Première ambiguïté.
Cependant, ces définitions en or ou en dollar ne sont pas
seulement des faux semblants. Il y a une monnaie, la
monnaie clé de l’opération, le dollar, qui a une définition
et qui peut, si les Etats-Unis le veulent, assurer la conver¬
tibilité effective des dollars en or. Il y a au Fort-Knox la
somme prodigieuse pour l’époque de 25 milliards de dollars
en or. Le traité ne dit rien à cet égard. Si deux ans plus tard
les Etats-Unis acceptent de rembourser en or les dollars
présentés par les Banques centrales, c’est une décision
spontanée. Mais le traité néanmoins contient une disposition,
une des plus connues, qui montre que les rédacteurs atta¬
chaient beaucoup d’importance à la fameuse définition du
dollar en or de 1934 : 1 once d’or égale 35 $ (ce qui, compte
tenu du poids de l’once, signifie 1 $ = 0,888 g). Cette dis¬
position interdisait aux Banques centrales d’acheter de l’or
sur les marchés libres si l’or valait plus de 35 $ l’once ; et
leur interdisait d’en vendre si l’once valait moins de 35 $.
Par cette disposition, que les Etats-Unis invoquent encore
aujourd’hui pour empêcher les Banques centrales d’acheter
de l’or, les rédacteurs cherchaient à ramener le cours vers
35 $ par des ventes de banque centrale si les cours s’élevaient
LA GRANDE INFLATION

92
au-dessus de 35 $ et par des achats dans le cas inverse. Aveu
significatif de la volonté de maintenir les cours de l’or
proches de la parité magique.
Enfin, le paiement du quart des quotas en or, la consti¬
tution de ce fait d’une encaisse considérable entre les mains
du Fonds monétaire international, était une dernière dispo¬
sition qui montrait les hésitations et les compromis dans
l’attitude à prendre vis-à-vis de l’or.
Etranges dispositions quand on pense qu’elles ont été
arrêtées par Keynes, bien connu pour son aversion pour le
métal, et par des fonctionnaires américains qui n’avaient
probablement pas vis-à-vis de l’or des vues très différentes
de celles de leurs successeurs d’aujourd’hui. Keynes expri¬
mait certainement l’opinion de tous les négociateurs de 1944
quand il parlait de l’or comme « la relique barbare ». Alors ?
Eh bien, probablement du côté américain la considération
des 25 milliards de dollars en or joua un rôle essentiel.
Pourquoi se priver de cet atout ? Pourquoi commencer
une hasardeuse démonétisation de l’or quand le dollar peut
sans doute être une authentique monnaie-or. Ils changeront
d’avis quand le stock aura fondu et quand les dettes exté¬
rieures à vue seront dix fois plus fortes que l’encaisse-or.
Alors une vaste campagne pour la démonétisation de l’or
sera engagée.
En résumé, le traité de Bretton Woods vaut mieux que
sa réputation : il tente plus ou moins adroitement de mettre
sur pied un régime de changes fixes où les ajustements sont
confiés plus aux prêts internationaux et à des dévaluations
réglementées qu’aux sévères déflations des systèmes de
monnaies métalliques, illustrées par le fameux théorème
de Hume. Le traité a rendu d’immenses services ; il en
aurait rendu de plus grands encore si l’aveuglement des
gouvernements n’avait pas interdit toutes les réformes
quand elles étaient encore possibles.
CHAPITRE II

Changes fixes et inflation

Nous avons maintenant en main les éléments nécessaires


pour juger si, oui ou non, le système de changes fixes avec
étalon-dollar a engendré la grande inflation. Il y a trois voies
possibles de transmission de l’inflation hors des Etats-Unis
par le système de Bretton Woods :

i° La première, c’est le déficit extérieur américain qu’il


a permis (certains diront encouragé) ; ce déficit a pour
contrepartie un excédent de balance des paiements dans le
reste du monde et par suite une création de monnaie
nationale génératrice d’inflation.
Une variante attaque spécialement le Gold Exchange
Standard (le système où l’étalon est une devise convertible
en or : ici le dollar) par opposition à l’étalon-or. Dans
l’étalon-or, il y a déflation monétaire dans les pays défi¬
citaires qui « compense » la création monétaire dans les pays
excédentaires. Pas dans le régime d’étalon-dollar-or.
2° La troisième voie, ce sont les investissements directs
des entreprises américaines hors des Etats-Unis (entendez
les achats d’entreprises). Sans doute ce n’est pas lié directe¬
ment au rôle directeur que Bretton Woods donne au dollar.
La preuve c’est qu’il y a des investissements directs anglais,
allemands, français. Mais pour les partisans de cette thèse
les investissements directs sont facilités par la capacité
d’avoir un déficit financé par autrui.
94 LA GRANDE INFLATION

3° Une autre version voit dans le marché de l’euro¬


dollar le principal responsable des déséquilibres hors des
Etats-Unis, interdisant en particulier aux pays les plus liés
à l’eurodollar d’avoir une politique monétaire indépendante.

Enfin, il y a l’argument de la contagion directe des


hausses de prix américaines. Ceci ne joue qu’après 1965.
Auparavant, contrairement à une légende tenace, la hausse
des prix aux Etats-Unis était quasi nulle. De plus, c’est
sans rapport avec Bretton Woods. La guerre au Vietnam
n’est pas imputable à Bretton Woods.
Examinons ces points successivement :

1. l’inflation importée par les excédents


DE BALANCE DES PAIEMENTS
CONTREPARTIE DES DÉFICITS AMÉRICAINS

Cette thèse se situe naturellement dans le droit fil des


thèses monétaires de l’inflation. Une Banque centrale qui
achète des dollars sur le marché des changes, pour empêcher
la devise nationale de monter de plus de 1 % au-dessus
de sa parité déclarée au fmi, crée de la monnaie nationale
en échange. S’il s’agit de la Banque de France, elle remet
ces francs aux vendeurs de dollars, ou plutôt à leurs banques,
et celles-ci créditent les comptes courants des exportateurs
et autres apporteurs de dollars.
Mais y a-t-il création nette de francs ? ftien n’est moins
sûr. S’il y a une l°i en matière monétairéj c4est celle de
l’interdépendance des contreparties. C’est d’ailleurs une loi
qui milite très fortement en faveur de la thèse qui veut que
la masse monétaire ne soit pas une variable exogène, avec
mouvements autonomes, mais une variable endogène qui
obéit passivement aux besoins des transactions. Que
constate-t-on ? Il y a trois contreparties de la masse moné¬
taire, qu’on retrouve à l’actif du système bancaire : des
crédits à l’économie, des crédits au Trésor public, des
95
CHANGES FIXES ET INFLATION

devises et de l’or. Quand une de ces contreparties augmente


plus rapidement, les deux autres augmentent plus lentement,
voire même diminuent. De telle façon que le rythme global
de croissance de la masse monétaire reste inchangé. Ceci est
particulièrement vrai pour les avoirs extérieurs (or et
devises). Une diminution se traduit immédiatement par une
poussée de crédits à l’économie ou au Trésor. C’est encore
plus net dans le cas d’une augmentation. Elle réduit presque
instantanément le débit du robinet du crédit. Les gra¬
phiques publiés par le Conseil national du Crédit, les tra¬
vaux de Pierre Berger sur le même sujet ne laissent place à
cet égard à aucune espèce de doute. Tout se passe comme si
l’économie avait besoin d’une certaine quantité de monnaie :
quand elle l’obtient par une voie, elle sollicite moins les
deux autres voies.
- Encore une fois le phénomène est particulièrement frap¬
pant pour les devises. Et il est durable. Tout se passe comme
si les francs (ou livres, ou marks...) créés en contrepartie
d’achats de devises, au contraire des francs créés contre
crédits, n’avaient d’effet ni sur l’activité, ni sur les prix.
Prenons l’exemple allemand qui a accumulé depuis six ou
sept ans des avoirs extérieurs considérables, 35 à 40 mil¬
liards de dollars, selon le change dollar-mark. Les autorités
allemandes ont toujours redouté l’effet inflationniste d’une
telle création monétaire : il ne s’est jamais produit. Un
excédent de balance des paiements, c’est un fait, n’est
jamais inflationniste. Autre exemple : les excédents accumu¬
lés par la France sous Poincaré d’abord Jde 1926 à 1932
— sans aucune influence sur les prix — , puis de 1932
à 1936 avec des effets déflationnistes. La Suisse est un autre
exemple de pays protégé contre l'inflation par ses excédents
chroniques de balance des paiements. Mais si un excédent
n’est jamais inflationniste, par contre un déficit l’est presque
toujours. C’est contraire au monétarisme, mais c’est tout
de même vrai.
L’explication après tout n’est pas absolument impos¬
sible à trouver. D’une part, la psychologie joue un rôle
LA GRANDE INFLATION

96
plus grand en ces matières que les mécanismes du type
monétariste. Un excédent inspire confiance et n’incite pas
aux hausses de prix. D’autre part, ces grands excédents ne
viennent que pour partie d’excédents commerciaux ; pour
la plus grosse part, ils viennent de capitaux en quête de
refuge, de stabilité et d’un intérêt convenable. Ces capitaux
restent sagement abrités dans leurs comptes à numéro dans
le cas de la Suisse, leurs comptes de non-résidents dans les
autres cas. Ils n’entrent pas dans le circuit monétaire. Ils
n’achètent rien. Ce sont des marks ou des francs suisses qui
ne font pas le marché.
Et cependant la crainte de Yinflation importée par les
excédents de balance des paiements est une crainte quasi
obsessionnelle. En 1970 et 1971, quand 10 à 15 milliards
de dollars, jusque-là placés sur le marché de l’eurodollar,
se mirent à refluer vers les Banques centrales, ce fut une
panique en Europe et au Japon, des cris d’inquiétude, des
mesures de défense partout, avec des intérêts négatifs, des
interdictions d’entrée pures et simples. L’Allemagne ne
prit aucune mesure de ce genre, contraire à son éthique
libérale, mais proclama le 10 mai 1971 le flottement de sa
monnaie, portant, avant Nixon, le premier coup, mortel,
au régime de Bretton Woods. Elle avait une excuse car
tous les autres pays s’étaient cadenassés et les dollars,
comme un flot qui cherche sa voie, n’avaient plus qu’une
issue : la Bundesbank. On aurait mieux fait de se préoc¬
cuper des vraies menaces inflationnistes : hausse des
salaires, hausse des matières premières, hausse des taux
d’intérêt. La panique devant les dollars — qu’il était d’ail-
leurs parfaitement possible de stériliser — a été une des
erreurs les plus manifestes de cette période, une des plus
responsables de la déconfiture finale. La grande critique
contre les changes fixes avec étalon-dollar, celle de nous
avoir « inondés » de dollars, nous obligeant par suite à
émettre des francs, des marks, des lires « inflationnistes »,
ne paraît donc pas très fondée.
Moins fondée encore est la version qui critique non pas
97
CHANGES FIXES ET INFLATION

l’usage abusif fait de l’étalon-dollar par les Etats-Unis,


mais le principe même, l’institution d’un étalon-monnaie
nationale, celle-ci fût-elle convertible en or (Gold Exchange
Standard). Ici on insiste sur l’asymétrie du processus de
création et de restriction monétaire, caractéristique, dit-on,
d’un étalon-monnaie-convertible-en-or. Dans l’étalon-or, il
y aurait symétrie parfaite : quand un pays a un excédent,
il reçoit de l’or, il crée de la monnaie en contrepartie ; mais
le ou les pays déficitaires, dans le même temps, perdent
l’or même gagné par le pays excédentaire ; et cette perte
d’or amène une diminution du même montant de la cir¬
culation monétaire (ceux qui ont des paiements à faire à
l’étranger doivent acheter de l’or à la Banque centrale). Au
contraire, dans un système d’étalon-dollar-or, il y a bien
création monétaire dans les pays qui reçoivent des dollars.
Mais il n’y a pas d’effet de restriction monétaire dans le
pays de la monnaie étalon. Pourquoi ? L’argument est que
les pays excédentaires conservent leurs excédents en dollars
et ne procèdent pas, comme ils le pourraient, à la conversion
de leurs dollars en or. Mais ce n’est pas la conversion en or
qui assurerait le drainage monétaire dans le pays déficitaire,
c’est-à-dire aux Etats-Unis. Si la conversion en or est
demandée, la Réserve fédérale procédera, en envoyant l’or,
à un jeu d’écriture : diminution du poste or à l’actif ; dimi¬
nution du compte dollars de la Banque de France, s’il
s’agit d’elle, au passif. Cette opération ne changera rien
à la masse monétaire aux Etats-Unis.
En réalité, la contraction monétaire due à un déficit
de la balance des paiements a toujours lieu. Il ne peut pas
en être autrement. Le déficit c’est la différence entre les
dépenses totales des agents d’un pays, dépenses à l’intérieur
et dépenses à l’extérieur et les recettes totales des agents
du même pays, recettes en provenance de l’intérieur et
recettes en provenance de l’extérieur. Comme les dépenses
à l’intérieur et les recettes à l’intérieur sont égales par défi¬
nition, le déficit est égal à la différence entre les dépenses
à l’extérieur et les recettes en provenance de l’extérieur.
5
J. DENIZET
LA GRANDE INFLATION

98
Cette différence ne pouvait être soldée du temps de David
Hume que par une diminution de l’encaisse métallique
totale de la nation. Son fameux théorème du rééquilibrage

automatique d’un déficit ou d’un excédent, par sortie d’or


— ou rentrée d’or — , entraînant des mouvements de prix
correcteurs de sens opposé dans les pays excédentaires
(hausse des prix) et dans les pays déficitaires (baisse des
prix), était impeccable à l’époque (1753). C’était une des
premières et très belles démonstrations de théorie
économique.
Mais même au xixe siècle, dès que se développent les
billets de banque et surtout la monnaie scripturale, le
théorème de Hume n’est plus vrai. Encore plus à la belle
époque de l’étalon-or, à partir de 1870, quand l’adhésion
de l’Allemagne complète la première communauté moné¬
taire atlantique, avec la Grande-Bretagne, la France, l’Italie,
l’Espagne et les Etats-Unis. 1860-1880 c’est aussi le grand
développement des banques de dépôt, des banques qui
créent des dépôts ou de la monnaie en faisant du crédit.
A partir de ce moment, il y a un moyen très simple d’éviter
la contraction monétaire à la suite d’un déficit de la balance.
Il suffit que les banques accordent des crédits, c’est-à-dire
de la monnaie, pour un montant équivalent. Et l’on sait
de la façon la plus sûre que déjà sous l’étalon-or, de 1870
à 1914, il en fut, pas toujours, mais fréquemment ainsi.
Un universitaire américain, M. Bloomfield, a dépouillé,
au cours de plusieurs années sabbatiques, les archives des
Banques centrales européennes. Il a publié les résultats de
ces recherches qui montrent qu’une fois sur deux la Banque
centrale, qui théoriquement doit renforcer le mécanisme
naturel décrit par Hume, en fait, autorise les banques à
l’annuler.

Ce qu’on reproche par conséquent à l’étalon-dollar


convertible en or, on pouvait déjà le reprocher à Pétalon-
or. Les mécanismes institutionnels ne sont pas en cause :
la fermeté de la politique de la Banque centrale tout au

plus.
CHANGES FIXES ET INFLATION 99

Il est juste d’ajouter qu’il y a tout de même un dispo¬


sitif institutionnel qui, dans le cas des Etats-Unis, peut être
incriminé. Une Banque centrale du reste du monde qui
acquiert des dollars se voit créditée à son compte dans une
des douze Banques fédérales, fréquemment à la Banque
de New York. Les Banques fédérales, comme d’ailleurs
toutes les Banques centrales du monde, n’ont pas le droit
de servir d’intérêt sur les comptes ouverts à leur passif.
Aussi la Banque centrale européenne, le jour même où elle
est créditée, donne un ordre d’acheter pour son compte des
bons du Trésor fédéral et de les conserver sous dossier
ouvert à son nom. Ainsi la compensation de la réduction de
la masse monétaire qui a bien eu lieu (des comptes d’entre¬
prises et de particuliers ont été débités pour que puisse être
créditée la banque européenne) est annulée de façon quasi
institutionnelle par le placement des avoirs en dollars des
banques étrangères et ce placement se fait au bénéfice du
Trésor américain. Le déficit extérieur est ainsi non seule¬
ment indolore, mais agréable et commode : il finance le
déficit, peut-être pas du budget fédéral qui, pendant long¬
temps, a été équilibré, mais des innombrables agences de
financement indépendantes.
Il est clair que ceci ne se serait pas produit avec l’étalon-
or. Les banques étrangères auraient toujours demandé de
l’or contre leurs dollars. Par contre, rien n’aurait empêché
la Banque fédérale de réserve de pratiquer une politique
monétaire maintenant à peu près constante la masse moné¬
taire malgré le déficit extérieur, empêchant ainsi de jouer
l’effet correcteur de Hume/Ricardo.
A supposer même que la Banque fédérale de réserve
n’ait pas procédé ainsi, que les premiers déficits américains
aient amené aux Etats-Unis une forte déflation, quel avan¬
tage l’ensemble du monde lié au dollar y eût-il trouvé ?
Que signifient ces contractions monétaires dans une zone
que compensent les créations monétaires dans un autre ?
Si la vraie cause du déficit chronique américain était la
surévaluation du dollar depuis septembre 1949, aucune
100 LA GRANDE INFLATION

déflation ne serait parvenue à la compenser. Mais la forte


déflation américaine aurait provoqué à coup sûr une crise
mondiale.

2. LES INVESTISSEMENTS DIRECTS

DES ÉTATS-UNIS A L’EXTERIEUR

Il y a sur les investissements des Etats-Unis dans le


reste du monde une littérature énorme. C’est le phénomène
qui a le plus retenu l’attention. Les plus indifférents aux
problèmes économiques en général et au problème monétaire
international en particulier, ne peuvent pas ne pas voir des
capitaux américains acheter leur usine ou celle du coin ;
ils savent qu’un grand nombre des produits qu’ils achètent
au supermarché sont fabriqués en Europe par des filiales
de firmes américaines. D’où le flot de commentaires, des
deux côtés de l’Atlantique d’ailleurs. Ici commentaire poli¬
tico-économique sur le patrimoine industriel qui échappe
aux mains nationales, sur les intérêts étrangers qui pèsent
sur les grandes décisions économiques ; voire, plus récem¬
ment, sur la subversion politique ou la corruption émanant
des grandes firmes américaines. Aux Etats-Unis, la contro¬
verse oppose les organisations syndicales ou plutôt l’orga¬
nisation unique, I’afl-cio, et les entreprises multinationales,
sur le thème de « l’exportation des jobs ». L’argent consacré
à racheter ou créer des usines en Europe est perdu pour les
investissements aux Etats-Unis et par conséquent pour
l’emploi.
Limitons-nous à la question de savoir si le phénomène
est inflationniste ou non. Le procès d’inflationnisme est
instruit contre les investissements directs par les esprits
les plus distingués et par une bonne partie de l’opinion. Il
faut donc voir ce qu’il en est.
Le premier reproche fait est simple : les investissements
directs comptent pour beaucoup dans le déficit chronique
des Etats-Unis, supposé inflationniste en soi hors des Etats-
Unis, par conséquent ils portent une responsabilité essen-
CHANGES FIXES ET INFLATION IOI

tielle dans l’inflation mondiale des années 60 et 70. En


termes plus crus, les Etats-Unis, grâce à Pétalon-dollar,
peuvent imprimer autant de billets verts qu’ils veulent,
acheter avec eux toutes les entreprises qui leur plaisent hors
des Etats-Unis, ou en créer de nouvelles : le système de
l’étalon-dollar fait que les billets verts aboutissent dans les
réserves de la Banque centrale du pays récepteur qui émet
en échange de la monnaie nationale inflationniste. Mis à
part les « billets verts », chers aux vulgarisateurs, la des¬
cription paraît correcte. Elle ne l’est pas cependant si l’on
tient compte de la profitabilité exceptionnelle des capitaux
américains investis dans le reste du monde et en particulier
en Europe. Dès la fin de i960, les dividendes sur les inves¬
tissements à l’étranger, rapatriés aux Etats-Unis, s’élèvent
à 4 milliards de dollars par an ; à la même date les sorties
de capitaux pour investissements s’élèvent seulement à
3 milliards. Plus généralement, la partie des dépenses d’inves¬
tissements faites à l’étranger, qui est financée par envoi de
fonds des Etats-Unis, est de plus en plus faible avec le temps.
D’une part, on finance par autofinancement, c’est-à-dire
par la partie des bénéfices non renvoyée à la maison mère ;
ensuite et surtout, par des emprunts locaux, faits dans le
pays d’accueil (banques, marché obligataire) ou sur le marché
des eurodollars. Aussi les investissements directs à l’étranger
recensés d’après les sorties de capitaux des Etats-Unis ne
sont-ils qu’une fraction de l’empire industriel bâti hors des
Etats-Unis. Il n’en reste pas moins que l’on peut absoudre
les investissements directs du premier chef d’accusation :
ils n’ont pas pesé sur le déficit de la balance américaine ;
ils échappent à l’accusation d’inflation qu’on fait peser sur
ce dernier.
La seconde critique est plus raffinée et plus solide1. Très
honnêtement, cette analyse économique dénombre divers

1. Voir F. Perroux, Inflation, dollar, eurodollar, Paris, Gallimard, 1971 ;


Indépendance de la nation et interdépendance des nations, Aubier-Montaigne,
1969.
102 LA GRANDE INFLATION

effets des investissements clients dans le pays d’accueil :


les uns plutôt anti-inflationnistes ; les autres plutôt infla¬
tionnistes. Parmi les premiers, il y a un effet certain d’accrois¬
sement de la productivité, d’autant plus élevé que la techno¬
logie apportée d’outre-Atlantique est généralement inconnue
en Europe (même si les laboratoires de recherche eux ne
sont jamais exportés). Cette amélioration de la productivité
globale du pays d’accueil est évidemment une force anti¬
inflationniste puissante, surtout si l’on admet que l’inflation
est aujourd’hui surtout une inflation de coûts de production.
Une productivité croissante abaisse les coûts et diminue
donc la pression inflationniste.
François Perroux reconnaît même que les investisse¬
ments directs ont un effet d’exemple ou d’imitation, qu’ils
stimulent « l’imitation créatrice » chez les concurrents
nationaux, ce qui renforce encore leur rôle anti-inflation¬
niste. En sens inverse, ils ont, à deux égards, un rôle
inflationniste. D’une part, ils sont le fait de grandes firmes
habituées à une stratégie oligopolistique et qui cherchent
à obtenir très vite, par croissance interne ou externe, la
taille qui leur permettra de pratiquer des prix échappant
plus ou moins à la concurrence. En second lieu, les inves¬
tissements directs induisent des investissements associés,
ceux que consentent à effectuer avec enthousiasme les col¬
lectivités locales, ou même l’Etat, pour faciliter l’implan¬
tation souhaitée. On a vu ainsi les pays européens se dis¬
puter un puissant investissement et offrir des conditions de
plus en plus avantageuses pour « décrocher » la décision,
on a vu la même concurrence entre départements ou grandes
villes à l’intérieur d’une nation. Ces dépenses sont infla¬
tionnistes, estime Perroux, qui conclut : « Replacé dans cet
ensemble, l’investissement direct, en période de moyenne,
devrait avoir un effet inflationniste dans le pays récepteur
et un effet déstabilisant sur sa balance extérieure. » Conclu¬
sion conditionnelle et très modérée. L’économiste dispose-t-il
de balances assez fines pour peser le solde d’influences
contradictoires ? La question est moins claire que ne vou-
103

CHANGES FIXES ET INFLATION

draient le faire croire des affirmations journalistiques. Il est


sûr qu’il y a un problème politique des implantations indus¬
trielles et commerciales des grandes firmes étrangères. Il
n’est pas évident que le grand développement des investis¬
sements directs des Etats-Unis à partir de i960 ait été un
facteur d’inflation dans le reste du monde.

3. l’influence du marché de l’eurodollar

Pour comprendre l’eurodollar, il faut se reporter au


tableau ci-après « Dollars à court terme détenus par des
étrangers ».
TABLEAU I

Evolution des dollars en circidation


hors des Etats-Unis de 1964 à 1976

Dollars
externes

1964
Fin 29,36
1965
-
29,56
-
1967
1966
-
-
1969 38,7
3*>2
- 1968
35)8
45)7
47
-
1970
-
1971
- 1973 67,68
1972 82,86
- 1974 92,49
119,24
- 1975 126,27
-

1976
134,81
Juin

Ce sont les dollars du déficit. Ils sont toujours inscrits

au passif des banques américaines, mais ils n’appartiennent


plus à la circulation monétaire des Etats-Unis. Les titulaires
des comptes bancaires à New York, San Francisco,
104
LA GRANDE INFLATION

Chicago..., où ils sont inscrits, résident en Europe, au


Canada ou au Japon. Ces dollars sont les « dollars externes »
par opposition aux « dollars internes », ceux qui appar¬
tiennent à des citoyens américains et circulent aux Etats-
Unis.
Les dollars externes circulent-ils ? Pendant longtemps
non. Ils se trouvaient, pour la quasi- totalité, entre les mains
des Banques centrales des pays créditeurs des Etats-Unis
d’où ils ne sortaient que dans le cas de déficit temporaire
du pays en question.
Vers la fin des années 50, quand la fameuse « converti¬
bilité » des principales monnaies européennes fut proclamée,
il devint licite pour un exportateur, pour un investisseur
aux Etats-Unis, de conserver par-devers lui ses dollars au
lieu de les céder à la Banque centrale de son pays. Le stade
suivant fut une initiative bancaire : une ou plusieurs banques
européennes comprirent presque ensemble qu’il était pos¬
sible d’emprunter ces dollars et de les reprêter et de faire
cette opération avec bénéfice, bref de faire de la banque en
Europe avec des dollars. Initiative dirigée directement
contre les banques américaines, et les banques européennes
en étaient parfaitement conscientes. L’opération était
d’autant plus facile qu’à cette époque la rémunération offerte
par les banques américaines pour des dollars à court terme
était très faible ; par contre, les crédits n’étaient consentis
qu’à des taux très élevés. Les banques européennes, qui
travaillaient traditionnellement avec des marges beaucoup
plus faibles, décidèrent de mettre à profit la faiblesse du
système bancaire américain. Elles commencèrent à emprun¬
ter, c’est-à-dire à se faire confier en dépôts à terme les
dollars de leurs clients : elles offrirent un intérêt supérieur à
celui de New York. Ensuite elles cherchèrent des emprun¬
teurs. Il pouvait s’agir soit d’importateurs ayant des paie¬
ments à faire à New York mais souhaitant un crédit de
quelques mois, soit même de nationaux ayant des besoins
de monnaie nationale et qui empruntaient des dollars pour
les vendre immédiatement sur le marché des changes,
105

CHANGES FIXES ET INFLATION

quitte à faire la même opération au jour du remboursement.


Description au stade du prêteur et du demandeur final.
Mais qui rend mal compte de la réalité d’un immense
marché monétaire mondial, mettant en relations télépho¬
niques quotidiennes les grandes banques d’Europe, du
Canada, du Japon, de Singapour et de Hong Kong, brassant
des chiffres prodigieux (les opérations sont rarement infé¬
rieures à 500 000 $). Marché échappant à toutes les
réglementations nationales, à tous les contrôles de banques
centrales, à tous les systèmes de réserves obligatoires, de
manipulation de taux, marché transparent et libre s’il en fut.
Ce grand développement ne survint pas avant 1965. Au
début de cette année, Johnson, effrayé par un déficit exté¬
rieur qui devenait énorme, introduisit toute une série de
restrictions aux sorties de capitaux des Etats-Unis et
notamment de sévères restrictions concernant les crédits

bancaires à l’étranger, poste important du déficit. Jusque-là


les banques non américaines recevant des dépôts en dollars
et faisant des crédits en dollars travaillaient avec comme
limite inférieure de rémunération des dépôts le taux des
banques new-yorkaises et comme limite supérieure du taux
de leurs crédits celui aussi des banques de New York. Désor¬
mais cette limite supérieure disparaît, puisque les banques
de New York n’ont plus le droit de faire des crédits à des
non-résidents américains.
D’autre part, le début des années 60 marque l’essor des
filiales américaines en Europe. Celles-ci cherchent, nous
l’avons vu, à se financer au maximum hors des Etats-Unis.
Le crédit bancaire en eurodollars est pour elles idéal : elles
ne manqueront jamais de ressources en dollars pour rem¬
bourser si les choses tournent mal. On voit donc au cours de
la décennie 60 le marché de l’eurodollar se développer de
façon foudroyante et devenir omniprésent... notamment dans
la littérature économique.
Une première observation s’impose : il était probable¬
ment impossible, dans une zone monétaire unifiée comme
était l’ensemble de Bretton Woods, avec son unité : le
io6 LA GRANDE INFLATION

dollar, avec sa monnaie centrale : le dollar, qu’il ne se créât


pas un grand marché monétaire international. Cela existait
avant 1914, sous la forme du marché monétaire de Londres.
La logique eût voulu que le marché monétaire de New York
jouât un rôle équivalent après 1950. Si cela n’eut pas lieu,
c’est à cause de l’organisation technique assez médiocre de
la place monétaire de New York, de son caractère exclusi¬
vement américain, beaucoup plus tourné vers Chicago,
Detroit et Dallas que vers Londres, Paris, ou Francfort,
à cause aussi de l’offensive habile des banques non amé¬
ricaines. Mais un marché monétaire unique était dans la
logique d’un monde de libre commerce et de monnaies
convertibles.

La question est de savoir si le marché de l’eurodollar a


eu plus d’inconvénients que n’en aurait eu un marché
monétaire new-yorkais élargi aux dimensions mondiales.
La réponse est évidemment négative. Un marché monétaire
mondial fonctionnant à partir des banques américaines aurait
accru encore les effets de domination déjà exercés par
l’économie américaine et aurait grossi à juste titre la contes¬
tation politique contre le système.
A partir de cette situation, la critique contre le caractère
inflationniste des eurodollars se développe de deux façons
différentes :

— critique contre la multiplication monétaire des dollars


externes amenant dans le monde rattaché au dollar une
circulation monétaire parallèle aux effets inflationnistes ;
— critique contre le taux d’intérêt du marché des eurodollars,
considéré comme taux directeur dans tout l’espace
économique dollar, interdisant par suite toute politique
monétaire nationale autonome.

On peut passer rapidement sur la multiplication qui a


tellement retenu l’attention, sans doute à cause de son carac¬
tère un peu mystérieux. Milton Friedman s’est illustré ici
comme ailleurs par le caractère péremptoire de sa démons¬
tration. Les eurodollars, a-t-il affirmé, se multiplient à partir
IO7

CHANGES FIXES ET INFLATION

des dollars du déficit de la balance des paiements, comme se


multiplie une monnaie nationale, à coup d’écritures, with
the pencil. Présentée sous cette forme, l’affirmation est
insoutenable.
Ce qui donne le caractère de création monétaire, pour
ainsi dire ex nihilo, au crédit bancaire c’est le fait que le
crédit est fait généralement à découvert, sans ressources en
monnaie de la Banque centrale. On paie l’emprunteur en
inscrivant un avoir à son compte à la banque, with the
pencil. Ici c’est vrai. L’argent est ensuite mis par lui en
circulation. Il n’y a donc pas eu d’agent économique qui
ait épargné pour prêter à l’emprunteur en banque. Les
« prêteurs », ça va être, comptablement, une suite de titu¬
laires des dépôts correspondant aux prêts qui feront avec
eux autant de transactions qu’il leur plaira. Ce mécanisme
ne peut pas se produire dans le cas de l’eurodollar. En
premier lieu, parce que aucune banque pratiquant l’euro¬
dollar n’accordera de crédit sans avoir en compte à New
York les dollars correspondants. Et pour une bonne raison :
l’emprunteur ne reçoit pas un avoir en dollars sur la banque
de Londres X... ; il exige et il reçoit un chèque sur une banque
de New York. Il n’y a donc pas création monétaire, with
the pencil , parce que le crédit ne précède jamais le dépôt.
Une banque d’eurodollars ne prête que ce qu’elle a em¬
prunté. En second lieu, et pour la même raison, on n’a pas
de carnet de chèques sur un compte en eurodollars ou
européen en dollars. Et on a aliéné le droit de tirer des
chèques sur le compte à New York qu’on possédait avant
de faire un dépôt en eurodollars, puisqu’on a remis un
chèque sur New York à la banque européenne pour avoir
un dépôt en eurodollars.
Toutes les statistiques qui font apparaître un montant
d’eurodollars très supérieur aux dollars externes en cir¬
culation à la même date décrivent simplement un phéno¬
mène de duplication, qu’on pourrait décrire aussi dans le
cas d’une caisse d’épargne (les dépôts en eurodollars
s’apparentent beaucoup plus aux dépôts en caisse d’épargne
io8 LA GRANDE INFLATION

sur lesquels on ne peut pas tirer de chèques qu’aux dépôts


bancaires).
Ou bien il y a une suite de dépôts-crédits-dépôts, etc.,
et ces chaînes d’endettement se dénouent aux jours des
échéances laissant subsister seulement le dépôt initial. Sur
les livres des banques de New York où ont été retracées
toutes ces opérations, un même dépôt de ioo ooo $ par
exemple a circulé entre les prêteurs et emprunteurs suc¬
cessifs. Ou bien il y a eu, à un moment, paiement, règlement
de dettes avec les 100 ooo $ objet du dépôt initial : le cas est
alors plus difficile. Il peut sembler au premier abord qu’au
dénouement il y aura deux fois ioo ooo $ entre les mains des
déposants. Mais l’entreprise qui a payé une dette avec des
dollars empruntés comptait sur une rentrée également
définitive qui ne peut lui venir que de dollars vrais, inscrits
sur les comptes de banques new-yorkaises. S’ils sont déjà
dans le circuit des eurodollars, la perte de propriété due au
règlement viendra compenser l’apparition des ioo ooo $>.
La masse d’eurodollars sera identique. Si les dollars n’étaient
pas dans le circuit des eurodollars, leur transformation en
eurodollars accroîtrait effectivement de ioo ooo $ la masse
des eurodollars.
Ceci étant, il est vrai que les dépôts reçus et les crédits
faits en dollars par les banques non américaines a consi¬
dérablement accru la vitesse de circulation de ces dollars. Et
c’est pourquoi la discussion sur la multiplication des euro¬
dollars est un peu oiseuse : une augmentation continue de
la vitesse de circulation d’une masse de moyens de paiements
équivaut bien à une augmentation de la masse (à vitesse
constante). C’est vrai que la masse sans cesse grossissante de
dollars externes n’aurait peut-être pas joué un rôle très
pernicieux si ces dollars avaient été cédés presque immé¬
diatement aux Banques centrales ou gardés en réserve quel¬
ques semaines pour des achats d’actions sur le marché de
New York. Devenus un instrument de financement et de
règlement en Europe, au Canada, au Japon, les eurodollars
ont activé le travail monétaire des dollars externes. Il faut
109

CHANGES FIXES ET INFLATION

donc concéder qu’ils ont joué un rôle dans l’inflation de 1965-


1975 dans la mesure où celle-ci a été le résultat de moyens
monétaires surabondants.
Le deuxième point est plus grave encore : c’est le rôle
joué par le marché des eurodollars dans la fixation des taux
d’intérêt à court terme dans l’ensemble de la zone moné¬
taire rattachée au dollar. Encore une fois, ceci est la loi de
toute zone de convertibilité, il est probable que Londres
imposait son taux d’intérêt sur la longue période aux pays
de l’étalon-or. Que les politiques monétaires nationales en
soient gênées, c’est l’évidence ; qu’elles perdent toute pos¬
sibilité d’action c’est moins sûr.
Mais le véritable reproche qu’on peut faire au marché
monétaire de l’eurodollar, c’est qu’il a été en 1966 la cause
propre de la première élévation excessive des taux, hausse
qui se poursuivit après la courte récession de 1967, vers les
sommets de 1969 où le taux resta plusieurs mois au-dessus
de 11 %. L’habitude des taux d’intérêt à deux chiffres,
élément de coût, élément de hausse de prix, fut prise à ce
moment-là. A ce titre l’eurodollar a une grave responsabi¬
lité dans l’inflation des dix dernières années.
Comment cela s’est-il produit ? Par suite du mécanisme
de restriction monétaire américaine de l’époque. En 1966,
on l’a dit plus haut, le président du Fédéral Reserve Board,
M. Mac Chesney Martin, décide de lutter seul contre l’infla¬
tion déclenchée aux Etats-Unis par l’engagement militaire
au Vietnam. Il commence à priver les banques de liquidités,
à élever le taux des réserves obligatoires, à intervenir sur le
marché en vendant des effets pour faire monter le taux
d’intérêt. Il fait plus, il utilise l’arme toute-puissante, mais
dangereuse, de la « régulation Q ». Cette réglementation
permet à la Réserve fédérale de limiter le montant des taux
d’intérêt que les banques servent à leurs dépôts à terme.
L’on sait qu’aux Etats-Unis les dépôts à terme constituent
la part la plus importante des ressources bancaires. La ma¬
nœuvre consiste dès lors à maintenir inchangés les plafonds
d’intérêt sur les dépôts à terme et à faire monter simulta-
iio LA GRANDE INFLATION

nément le taux des obligations, des hypothèques, du papier


commercial. Cela revient à organiser la fuite des déposants
en banque vers des emplois plus rémunérateurs. Cette
méthode est d’ordinaire d’une efficacité absolue pour
plonger les banques dans de graves difficultés de trésorerie.
Elles ne peuvent en sortir qu’en exigeant le remboursement
des crédits bancaires venus à échéance. Il leur faut non
seulement ne plus consentir de crédits nouveaux, mais se
faire rembourser les crédits anciens pour pouvoir honorer
les retraits de dépôts à terme.
Seulement en 19 66 les banques de New York, sentant
que le Fédéral Reserve System était décidé à les asphyxier,
imaginèrent une parade. Puisque tout le monde parlait de
ce fameux marché de l’eurodollar que les grandes banques
connaissaient d’ailleurs bien parleurs succursales de Londres,
pourquoi ne pas utiliser cette source de dollars qui échappait
à l’autorité de M. C. Martin. Une succursale à Londres
avec un directeur, une secrétaire, un téléphone, et l’on peut
chaque matin se porter emprunteur de dollars et les trans¬
férer immédiatement à la maison mère. Ce qui fut fait :
c’est de 1966 que date le rush des banques américaines sur
Londres, Francfort ou Paris. Comme tout le monde a eu
l’idée en même temps, il y a une concurrence acharnée et
en 1966 d’abord, plus encore en 1968 et 1969 le taux de
l’eurodollar monte à des niveaux jamais connus en temps
de paix, il monte même plus haut qu’à New York, mais il
impose son taux aux places européennes et en particulier
à Londres et à Paris. Londres le paiera d’ailleurs en 1967 de
la dévaluation de la livre de novembre 1967 ; celle-ci, qui
joua un rôle important dans l’histoire de la fin de Bretton
Woods, fut provoquée essentiellement par la montée de
l’eurodollar au-dessus du taux des obligations communales,
instrument de placement préféré des non-résidents anglais
possédant des avoirs en sterling. Dans la première semaine
de novembre 1967, les obligations communales furent
arbitrées massivement contre de l’eurodollar à trois ou
six mois dont le taux d’intérêt était devenu nettement
CHANGES FIXES ET INFLATION III

plus avantageux. Qu’on ne parle pas ici de fatalité : tous


les cambistes voyant les courbes de taux se rapprocher,
se tangenter, savaient ce qui allait se passer. Un coup
de téléphone de M. Wilson à M. Johnson pour lui
demander de freiner l’ardeur à emprunter des dollars des
banques américaines aurait probablement suffi pour écarter
le danger.
La conséquence plus générale de l’appel des banques
américaines au marché de l’eurodollar de 1967 à 1969 et
de la hausse de taux qui en résulta fut que les autorités
américaines prirent conscience qu’en élevant le taux de
l’eurodollar elles pouvaient attirer sur ce marché des prê¬
teurs nouveaux. Supposons un détenteur de capitaux qui
voit le taux de l’eurodollar à trois mois à 12 % et le taux
de son marché monétaire national à 7 % (cas de mai 1969
pour la France). Naturellement, si le contrôle des changes
le lui permet, il change ses francs en dollars auprès de sa
Banque centrale — ou sur le marché des changes, dont
celle-ci fournit l’appoint — et place les dollars sur le marché
de l’eurodollar. C’est pourquoi on assiste à partir de 1966
à des modifications constantes de la répartition des dollars
externes entre ceux détenus par les Banques centrales et
ceux détenus par les agents économiques privés.
Les dollars externes refluent ainsi brusquement des
Banques centrales vers les porteurs privés si le taux de
l’eurodollar dépasse celui du marché monétaire national ;
puis, si le taux d’intérêt de l’eurodollar redevient inférieur
aux taux des marchés monétaires nationaux, tout aussi
brusquement on voit les porteurs privés se débarrasser de
leurs dollars en les vendant aux Banques centrales. Bateau
à la cargaison mal arrimée qui, à chaque coup de roulis, se
déplace de bâbord à tribord, déséquilibrant le bateau et
infligeant à la coque de terribles coups de boutoir. Ici on
peut parler de politique monétaire nationale, plus que para¬
lysée, démantelée par les flux et reflux de l’eurodollar. Il ne
s’agit plus de l’effet de taux dominant, mais de l’effet de
liquidité sur le système bancaire. Quand les dollars refluent
1 12 LA GRANDE INFLATION

vers les Banques centrales massivement, il y a un effet


évident de liquidités pour les banques par lesquelles tran¬
sitent l’opération, effet qui peut provoquer une création
monétaire excessive. Quand les dollars quittent les Banques
centrales, c’est l’effet inverse. Toute la fin de l’histoire de
Bretton Woods est scandée par ces allers et retours désta¬
bilisants.
TABLEAU 2

Répartition des dollars externes entre les Banques centrales


et les mains privées

Détenus par

A la fin les Banques centrales


de Dollars et institutions n,5
l’année externes internationales
17 les mains privées

1964 18,36 1115,7


29,36
1965 29,56 18,06
19,4
14,2
1966 19,3
1967 31,2 20,1
17,5
1968 38,7 28,2
1969 35,8 21,8
45,7 14,39
1970 47 25,2
1971 67,68
82^86 68,87
53,29
11972
973 92,49 63,16
19,70
1974 119,24
126,27 70,13 23,62
40,33
1975
75,94
90,37
1976 134,81 44,44
49,n

L’eurodollar a été la vraie faiblesse du système. Il a


entraîné sa chute. Il a eu une influence inflationniste dans
la mesure où il a provoqué presque par hasard, en 1969,
les taux d’intérêt très élevés. Il n’y a que le premier pas qui
coûte : des gouvernements qui n’auraient jamais osé mener
de leur propre mouvement une telle politique se crurent
CHANGES FIXES ET INFLATION 113

autorisés après les hausses de l’eurodollar, en 1969, à pra¬


tiquer les mêmes taux et même de plus élevés. En 1974,
les taux montèrent plus haut qu’en 1969 et cette fois-ci
sans l’excuse de l’eurodollar. La responsabilité inflation¬
niste de l’eurodollar est donc incontestable — car rien n’est
plus inflationniste que les taux élevés. Mais elle est limitée.
Et surtout il faut rappeler que le marché de l’eurodollar
n’était pas une fatalité du système des changes fixes.
CHAPITRE III

Les causes de l’échec


des changes fixes avec étalon-dollar

Le système de Bretton Woods, jusqu’en 1965-1968, n’a


pas été inflationniste. L’Occident a connu au contraire une
très remarquable stabilité des prix. Certes^ lorsque éclata
lcudouble crise inflationniste, de dépenses mlïïtairës pour
le^ Vietnam aux Etats-Unis, d’augmentation des coûts sala¬
riaux en Europe, la masse des dollars externes, la spécula¬
tion sur l’or, l’élévation des taux d’intérêt sur l’eurodollar
précipitèrent le mouvement. Mais aucun de ces éléments
' n’était inhérent au système de Bretton Woods. En réalité,
entre i960 et 1965, on pouvait corriger les défauts essentiels
qui étaient alors bien visibles. Ils étaient au nombre de trois :
— la surévaluation du dollar depuis 1949 ;
— l’ambiguïté de la position vis-à-vis de l’or ;
— le développement de l’eurodollar.

I. LA SURÉVALUATION DU DOLLAR

Dans le silence et l’incompréhension, avaient été prises,


au début du fonctionnement du nouveau système, des
décisions qui devaient se révéler de portée très grave : les
dévaluations européennes de septembre 1949. La livre
dévalue, très fortement ; elle est suivie de toute une série
de dévaluations en Europe. Le souvenir de 1931 fait trem-
l’échec des changes fixes avec étalon-dollar 115

bler les gouvernements européens. Jeu d’une sorte de


réflexe conditionné : quand la livre dévalue il faut dévaluer
d’autant, sous peine de grave déflation. Les circonstances
ne sont plus celles de 1931 ; mais la crainte reste. Et tout le
monde y va de sa dévaluation. Avec la bénédiction du Fonds
monétaire et des Etats-Unis. On sait aujourd’hui que ces
dévaluations étaient beaucoup trop fortes, que les monnaies
européennes furent de ce jour sous-évaluées par rapport
au dollar ; qu’elles avaient ainsi un avantage excessif en
matière de concurrence extérieure : que les salaires y étaient
très bas par rapport aux Etats-Unis. Tout l’avenir de la
balance des paiements des Etats-Unis est en germe dans
cette situation. Comment a-t-elle été possible ? Comment
les Etats-Unis n’ont-ils pas réagi ? Il faut se reporter à
l’esprit de l’époque. En Europe, c’est la défaite pour les
uns, la destruction pour tous et l’admiration pour les Etats-
Unis, leur force, leur puissance, économique autant que
militaire. L’expression à la mode à l’époque c’était « le
dollar-gap », le manque de dollars de tous les pays du monde
extérieur aux Etats-Unis. Dans cette conviction que par¬
tageaient naturellement les Etats-Unis, aucun taux de déva¬
luation pour les monnaies d’Europe, ou le yen, ne paraissait
excessif. La même certitude avait inspiré, dès 1947, l’initia¬
tive, certes généreuse, du Plan Marshall, mais qui ne fut
acceptée aussi aisément par l’administration américaine, qui
n’était pas peuplée que de philanthropes, et par le Congrès,
que parce que l’idée de la surpuissance économique dominait
les esprits.
La sous-évaluation des monnaies européennes vis-à-vis
du dollar peut être montrée par les graphiques ci-après.
Il a pour origine 1914 et pour base 100, le rapport de
change de l’époque : 1 $ = 5,18 FF. Chaque point est
ensuite établi en tenant compte du rapport des prix de gros
(ou de détail) dans les deux pays, ceux-ci étant pris dans les
deux pays sur la base 100 en 1914. Si les prix se sont plus
élevés en France qu’aux Etats-Unis, la courbe passe au-
dessus de la ligne 100. Si une dévaluation du franc corrige
n6 LA GRANDE INFLATION

exactement cette surévaluation, la courbe revient au niveau


ioo. Le graphique montre ainsi les périodes où le franc a été
surévalué vis-à-vis du dollar (la courbe est alors au-dessus
de la ligne ioo) et les périodes où le franc a été sous-évalué
vis-à-vis du dollar (la courbe est au-dessous de la ligne ioo).

graphique 3. — Parité théorique d’après les prix


(FF/$)

— d’après les prix de détail : 4,65 F.;


— d’après les prix de gros : 4,54 F.

On observe la sous-évaluation du francs de 1920 à 1933


1 inflation étant corrigée par la dépréciation du change —
et surtout de 1949 à I972- En sens inverse, on voit claire¬
ment la période de 1933-1936, période de forte surévaluation
du franc entraînant forte déflation et chômage;
même
chose au cours d’une brève période en 1973
et 1974.
La méthode est-elle correcte ? Elle repose sur l’hypo¬
thèse que les parités de 1914 étaient économiquement nor¬
males, ce qui peut être admis. Elle repose ensuite sur
1 hypothèse que 1 évolution des prix dans les deux pays
mesure le mieux le pouvoir d’achat respectif des deux
l’échec des changes fixes avec étalon-dollar 117

monnaies et que celui-ci est le déterminant d’un change


économiquement adapté.
On observe des différences, comme il est normal, entre
les prix de détail et les prix de gros, mais l’évolution pour
les périodes de sous-évaluation et de surévaluation du franc
est à peu près la même. On peut discuter les détails, la vue
d’ensemble, compte tenu de la marge, ne doit pas être très
inexacte.
Depuis 1958 les déficits de la balance des paiements
américaine étaient importants. Dès 1959 Robert Triffîn
avait écrit un livre — U or et la crise du dollar — centré sur
le problème de l’or, et indiquant le premier qu’avec des
déficits pareils, avec l’accumulation de dettes à vue sur
l’extérieur qu’ils provoquaient, le système de Bretton Woods
n’était pas viable. C’était aller trop loin et commencer la
longue série de projets de réforme techniquement parfaits
et politiquement inapplicables. Triffin a le tort surtout
d’écarter complètement l’hypothèse d’une surévaluation du
dollar.
Samuelson, consulté par Kennedy aux premiers jours
de sa présidence, aurait dit à celui-ci, au cours d’une pro¬
menade en yacht au large de Hyannis Port, que le dollar
était surévalué ; mais il n’aurait pas conseillé sa dévaluation.
Les Etats-Unis se cramponnent alors pendant onze ans
à la définition du dollar de Roosevelt. Et encore ce n’est
pas là la véritable expression de leur sentiment. Ils se cram¬
ponnent à la notion du dollar unité du système monétaire
qu’ils ont créé. On ne dévalue pas l’unité.
Chose plus grave : ils vont au même moment renforcer
la définition or de 35 $ l’once.

2. l’ambiguïté de la position vis-a-vis de l’or

Le système sur lequel J. M. Keynes et H. White s’étaient


mis d’accord et qui fut ratifié à Bretton Woods était déjà
vis-à-vis de l’or un système ambigu. Il ne comportait aucune
n8 LA GRANDE INFLATION

obligation pour les pays débiteurs de régler leurs soldes en


or, pas même pour les Etats-Unis. A cet égard ce n’était
pas, comme on le dit si souvent, un système de Gold
Exchange Standard. C’était un Dollar Standard.
Par contre, comme il a été indiqué plus haut, la définition
des monnaies par un poids d’or (ou au choix en termes de
dollar mais d’un dollar lui-même défini en or), le paiement
de 25 % du quota en or, la constitution par suite d’une
encaisse-or importante entre les mains du fmi, la possibilité
pour tous les Etats membres de dévaluer ensemble vis-à-vis
de l’or (par une décision prise à l’unanimité) montre ou
bien que les rédacteurs avaient fait des concessions aux idées
favorables à l’or, ou bien qu’ils étaient conscients sincère¬
ment qu’il existait un problème de l’or.
Quand le secrétaire d’Etat au Trésor de Truman Cari
Snyder, par une lettre adressée au directeur général du
Fonds monétaire international à la demande de ce dernier,
s’engage à ce que les Etats-Unis délivrent de l’or contre tout
dollar présenté à l’échange par les Banques centrales, la
nature du système change et on passe bien alors à un Gold
Exchange Standard. Personne ne songe néanmoins au cours
des premières années à faire coïncider le prix de l’or sur
les marchés libres (la France rouvre le sien en 1949) avec la
parité magique de 35 $ pour une once ou encore un dollar =
0,888 g. Cependant le prestige du dollar est tel que sans
mesure d’intervention, progressivement, le cours de l’or
sur les marchés libres s’aligne effectivement sur la parité
du dollar en or depuis Roosevelt. Cette situation de fait
durera très exactement jusqu’en novembre i960, c’est-à-dire
jusqu’à l’élection de J. F. Kennedy. Kennedy n’était pas
très populaire dans certaines couches sociales conservatrices
des Etats-Unis ; on craignait, à tort d’ailleurs, des mesures
égalitaires. Kennedy n’était pas populaire non plus dans les
couches favorisées des pays en voie de développement
appartenant à l’orbite américaine. Bref, dès les premiers
jours qui suivirent l’élection, on assiste à la première fuite
devant le dollar. Le refuge n’était pas encore le mark ou le
l’échec des changes fixes avec étalon-dollar 119

franc suisse, ce fut l’or. Pour la première fois depuis une


dizaine d’années le cours de l’once d’or à Londres dépassa
35 $• Dès son entrée en fonctions, Kennedy prit une décision
qui se révéla plus tard très néfaste. Les Etats-Unis consti¬
tuèrent avec l’aide des huit pays amis les plus riches du
monde ce qu’on a appelé le pool de l’or et qui consistait en
une intervention concertée des huit Banques centrales sur
le marché de l’or de Londres pour y maintenir le cours de
35 S.
Cette fois-ci le système avait évolué davantage encore :
on était presque revenu à l’étalon-or d’avant 1914 puisque
tout agent économique pouvait changer à volonté sa monnaie
en or à la parité fixe déclarée au fmi. Sans doute il ne s’adres¬
sait pas à sa Banque centrale comme avant 1914, il s’adressait
au marché de Londres, mais le résultat était le même puisque
derrière le marché il y avait, quotidiennement présentes, les
Banques centrales.
Il est aussi difficile de comprendre l’évolution de l’atti¬
tude américaine vis-à-vis de l’or entre 1944 et 1961, évolu¬
tion allant d’un système monétaire purement dollar à un
Gold Exchange Standard d’abord, puis à un Gold Standard
ensuite, qu’il est difficile de comprendre aujourd’hui leur
acharnement pour démonétiser totalement l’or. En i960 les
Etats-Unis ont été victimes de la lettre de Cari Snyder.
Dans tous les esprits le dollar était identifié à 0,888 g d’or
puisque c’était à ce taux que les dollars étaient échangés par
les Banques centrales non américaines aux guichets de la
Réserve fédérale. Et cet échange n’était pas symbolique, il
n’existait pas que sur le papier ; entre 1956 et 1971 les
Banques centrales européennes convertirent 15 milliards
de dollars en or auprès des Etats-Unis. Sans doute les
Américains affectaient-ils déjà de traiter l’or avec condes¬
cendance. Ce n’était certes pas la haine froide qu’ils lui
témoignent aujourd’hui, mais c’était déjà un peu de mépris.
En même temps leur référence, pour souligner que le dollar
était « la » monnaie mondiale, restait l’or. Le slogan
depuis 1945 a été dollar as good as gold. Rien n’a fait plus
120 LA GRANDE INFLATION

de mal au système monétaire de Bretton Woods que ce


slogan-là. A force de le répéter, les Etats-Unis ont fini par
considérer que toute dévaluation du dollar en termes d’or
était impossible. Ils étaient donc condamnés ou bien à
sauver le dollar à 35 S l’once (création du pool de l’or par
Kennedy, malgré la recommandation de Samuelson à
Hyannis Port rappelée plus haut), ou bien à détacher le
dollar aussi bien de l’or que des autres monnaies. Comme la
première solution était impossible, la seconde était iné¬
vitable. Bretton Woods est mort d’un élément qu’il ne
comportait pas : la convertibilité du dollar en or introduite
subrepticement par Truman pour des raisons mal connues.
Le paradoxe de la querelle monétaire entre le général de
Gaulle et les Américains est que le général leur demandait
à partir de 1965 de revenir à l’étalon-or, alors qu’ils y étaient
déjà. Sans doute le désaccord portait-il sur le prix de l’or.
De Gaulle conseillé sur ce point par Jacques Rueff soulignait
l’absurdité de la parité de 35 $ l’once inchangée depuis 1934,
alors que les prix de détail aux Etats-Unis avaient augmenté
de 143 %. C’est précisément le point où les Etats-Unis
ligotés par le slogan as good as gold ne pouvaient rien
concéder.
Après la dévaluation de la livre en novembre 1967,
dévaluation précédée d’une spéculation mettant pour la
première fois en mouvement des masses énormes — car on
oublie trop que les grandes spéculations qui ont marqué la
fin de la période de Bretton Woods n’ont commencé
qu’en 1967 — , les spéculateurs se reportèrent d’un seul
mouvement sur le marché de l’or. On savait que le pool de
l’or intervenait fréquemment. On savait aussi par un article
de Paul Fabra paru dans Le Monde le soir du 7 novembre
que la France, en grand secret, s’était retirée du pool de
l’or depuis le mois de juin. La France se refusait désormais
à soutenir une parité qu’elle jugeait absurde et indéfendable.
Le déchaînement de passions provoqué aux Etats-Unis et
par contagion en Allemagne et en Grande-Bretagne non pas
contre le fait que la France se soit retirée du pool mais
l’échec des changes fixes AVEC ÉTALON-DOLLAR 121

contre l’indiscrétion redoutable dont on pensait que les


autorités françaises s’étaient rendues coupables est inima¬
ginable aujourd’hui. On en trouvera un bon témoignage,
passé inaperçu en France, dans les Mémoires du président
Johnson. Il relate longuement l’incident, explique qu’il
s’était fait une règle de conduite de ne jamais répondre aux
attaques du général de Gaulle contre les Etats-Unis ; mais
que cette fois vraiment la coupe était pleine et qu’il eut
beaucoup de mal à se contrôler. Ces quelques lignes suffisent
à montrer quelle importance les autorités américaines en
étaient venues à attacher au maintien de la parité de 35 $
l’once. En fait, il apparut par la suite qu’il n’y avait pas eu
de fuite dirigée des autorités françaises ; que Paul Fabra
avait découvert seul une information qui n’était pas totale¬
ment secrète. Mais le fait est que l’information lança une
spéculation tendant à faire céder la parité magique qui se
poursuivit de décembre 1967 au 15 mars 1968 et qui fut une
des plus fortes qu’on ait vues de mémoire de spécialiste. Le
15 mars 1968, les Etats-Unis cédaient, le pool de l’or était
dissous et le cours de l’once d’or s’élevait, lentement d’ail¬
leurs, au-dessus de 35 $. C’est sans aucun doute la défaite
devant la spéculation de mars 1968 qui a affaibli le dollar
et qui a préparé les décisions fatales de mai et d’août 1971.
Quand la spéculation a gagné une fois elle a tendance à
gagné de nouveau. Malheureusement la bataille de mars 1968
ne pouvait pas être gagnée. La parité de 35 $ l’once n’était
pas défendable.

3. LE DÉVELOPPEMENT DU MARCHÉ DE L’EURODOLLAR

La troisième cause de l’échec du système monétaire de


Bretton Woods fut le développement anarchique du marché
de l’eurodollar. Extraordinaire accélération de la vitesse de
circulation des dollars externes d’une part ; instrument de
déplacement brutal des dollars externes hors des Banques
centrales ou vers elles ; marché non contrôlé où le taux
J. DENIZET
6
122 LA GRANDE INFLATION

d’intérêt a dépassé io % dès 1969, alors que le rythme de la


hausse des prix était 5 à 6 % aux Etats-Unis, moins en
France, tels sont les effets perturbants du marché de l’euro¬
dollar. Là encore, il s’agit d’une déformation du système
de changes fixes avec étalon-dollar, pas du tout d’un déve¬
loppement logique et inévitable. L’impuissance de tous les
gouvernements à prendre aucune mesure contre l’euro¬
dollar laisse rêveur. La France avait pratiqué pendant des
années, dans la décennie 50, ce qu’on appelait le « ratissage »,
c’est-à-dire l’obligation pour les particuliers et pour les
banques de vendre à la Banque centrale, dans un délai de
quelques jours, les dollars reçus par elle. Une telle dispo¬
sition, si elle avait été maintenue, et elle n’avait rien de
scandaleusement oppressif, aurait étouffé dans l’œuf la
naissance d’un marché de dollars externes. Ceci bien sûr
n’aurait pas empêché le marché de se développer à Londres,
Zurich ou Francfort. Et quand un champ d’activités fruc¬
tueuses s’étend aux frontières il est impossible de retenir
les banquiers nationaux impatients de rejoindre et de
concurrencer leurs confrères des autres pays.
La passivité de la Banque centrale américaine a été
particulièrement choquante : du moment que les dollars
du déficit des Etats-Unis, au lieu de rester sagement dans
les Banques centrales, se baladaient librement de par le
monde, réglaient des transactions, faisaient un travail moné¬
taire important, même si cela se passait hors des Etats-Unis,
sa responsabilité était engagée. C’est elle qui aurait pu notam¬
ment interdire aux banques américaines en 1966, puis
en 1968-1969, d’emprunter à Londres sur le marché des
dollars externes au lieu de faciliter ces emprunts en assujet¬
tissant par un système de réserves obligatoires.
Un grand marché monétaire international en dollars était
peut-être dans la logique d’un système monétaire dollar,
mais alors il fallait que quelqu’un assure sa police, contrôle
les relations avec les marchés monétaires et modère l’ampli¬
tude des variations du taux d’intérêt. L’eurodollar signifiait
l’internationalisation des marchés monétaires nationaux. Il
l’échec des changes fixes avec étalon-dollar 123

fallait ou bien aller jusqu’au bout et n’avoir qu’un marché


contrôlé par une autorité supranationale. Ou bien il fallait
stopper l’évolution et interdire l’eurodollar. On n’a fait ni
l’un ni l’autre.
Laissé à lui-même, le marché de l’eurodollar a continué
son développement anarchique : c’est lui qui a provoqué
directement la fin du système de Bretton Woods. Une fois
de plus c’est l’aller et retour des dollars la cause de la crise
finale. Au printemps de 1970, la régulation Q fut supprimée ;
entre-temps elle avait failli provoquer, lors de la faillite de
Penn Central, une cascade de faillites bancaires. A partir de
la mi- 1970, tous les taux d’intérêt baissent rapidement aux
Etats-Unis. Il y a ralentissement de l’expansion et les
banques bientôt se retrouvent très liquides. Elles se hâtent
de se désendetter sur le marché de l’eurodollar. Elles avaient
emprunté 15 milliards de dollars entre la mi- 1967 et fin 1969.
Elles ne renouvellent pas leurs emprunts, les taux tombent
aussi vite qu’ils étaient montés : 11 % en septembre 1969,
5 % en mars 1971. Ces 15 milliards sont présentés en un an
de temps à l’achat des Banques centrales, puisque désormais
le taux des marchés monétaires nationaux est plus élevé que
celui de l’eurodollar. C’est une somme énorme, c’est le
montant de plusieurs années de déficit de la balance des
paiements américaine, retenu pendant trois ans dans les
mains des porteurs privés par le sas de l’eurodollar, et qui
maintenant se présente aux guichets des Banques centrales.
En 1970 et pendant la première moitié de 1971, on cherche
à inventer dans tous les pays des moyens de se protéger de la
marée des dollars : double marché des changes, interdiction de
verser des intérêts sur les dollars de non-résidents ou même
un intérêt négatif, comme l’année précédente on inventait
des dispositions pour pallier la fuite des dollars vers le
marché de l’eurodollar pour profiter des taux d’intérêt élevés.
Et c’est ainsi que l’on parvient à la fin de l’histoire de
Bretton Woods. Le reflux de dollars de 1970-1971 se pro¬
duit surtout vers l’Allemagne. C’est déjà l’économie la plus
forte d’Europe ; ce n’est pas alors la plus saine. En 1970,
124
LA GRANDE INFLATION

les prix à la consommation augmentent de 6,3 % en Alle¬


magne et seulement de 5,8 % en France. Et ce n’est pas une
année de forte activité économique. Au début de l’année 1971
seulement, la reprise devint nette, l’indice de la production
industrielle se redressa. L’Allemagne prit alors de façon
étrange une mesure d’encouragement aux investissements.
Elle ne tenta rien de ce qui avait été essayé ailleurs, notam¬
ment l’interdiction aux entreprises nationales d’emprunter
à l’extérieur, que M. Heath avait prise avec un certain
succès. Sans moyen de contrôler la distribution du crédit
du fait des entrées de devises, sans désir apparemment
d’employer l’arme fiscale dans une conjoncture encore fragile,
la République fédérale rendit quelques semaines les cam¬
bistes perplexes. Mais ils eurent tôt fait d’arrêter leur
jugement.
L’Allemagne avait résolu à nouveau ce vers quoi ses
économistes, ses experts, ses ministres, penchaient depuis
longtemps : la réévaluation du Deutsche Mark comme
en 1961 et en 1969. La réévaluation, arme anti- inflation¬
niste libérale ; la réévaluation, moyen de mettre fin pour un
temps à la spéculation. Vers la fin d’avril, les entrées de
capitaux quotidiennes en Allemagne atteignirent une cadence
qui ne pouvait tromper un œil exercé. Le mouvement ne
pouvait plus être stoppé. Aussi bien les intentions du gou¬
vernement allemand étaient devenues si explicites que
l’achat de Deutsche Mark ne comportait plus aucun risque.
Dès lors se développa le scénario habituel : fermeture du
marché des changes le 5 mai. Le coup de théâtre fut à la
réouverture le 10 mai : la Bundesbank annonçait qu’elle ne
se considérait plus liée par l’obligation de soutenir une parité
officielle. Une telle décision prise par un tel pays signifiait
la fin du traité de Bretton Woods. Il est clair que la Répu¬
blique fédérale n’aurait pas agi sans l’accord, plus ou moins
explicite, de Washington. Il n’y avait plus qu’à attendre la
décision analogue des Etats-Unis. Elle ne devait pas tarder.
CHAPITRE IV

Inflation et changes flexibles

Les changes, c’est-à-dire le prix des devises étrangères,


sont un important élément de coût : les garder aussi stables
qu’il est possible, but des changes fixes, est en soi un élé¬
ment de défense contre la hausse des prix. L’inverse est
évidemment vrai avec les changes flexibles. Avec cette
circonstance aggravante que les changes flexibles prêtent
très facilement la main à des enchaînements cumulatifs du
type de ceux que nous avons décrits en première partie.
La hausse du prix des devises entraîne celle des prix inté¬
rieurs ; celle-ci rend plus difficiles les exportations et plus
faciles les importations, d’où une nouvelle baisse du change
national, c’est-à-dire une nouvelle hausse des devises
étrangères, etc. L’économie, comme la biologie, comporte
la description d’une foule de feed-back ou de cercles vicieux,
d’entraînements réciproques, aboutissant très vite à des
situations catastrophiques. Par suite, l’art de l’économie
politique est de proposer des organisations qui évitent de
mettre en mouvement tout ce qui peut donner naissance à ce
type de phénomènes. Le système des changes fixes en était
une.

I. COMMENT FUT ADOPTÉE


LA FLEXIBILITÉ DES CHANGES

Il n’y avait pas 36 solutions à la crise du système moné¬


taire international. Il y avait les projets qui tentaient d’éli¬
miner le dollar comme centre du système : d’une part, la
126 LA GRANDE INFLATION

longue lignée des projets de banque monétaire internationale


du type de celui dessiné par Keynes dès 1944 (le Clearing
Union) et repris par Triffin en i960, pour ne rappeler que
les deux principaux ; d’autre part, des projets d’organisation
monétaire autour d’une unité abstraite mais sans banque
mondiale d’émission, c’est le système parfaitement utopique
des droits de tirage spéciaux (dts). L’adoption de l’un ou
l’autre de ces systèmes était totalement exclue dans la mesure
où les Etats-Unis tenaient très fermement à conserver
l’étalon-dollar et où le jeu des alliances et des sympathies
à l’intérieur des dix grandes puissances qui décidaient don¬
nait à la volonté des Etats-Unis un poids tout à fait pré¬
dominant.
Si l’on écarte ces solutions techniquement correctes mais
utopiques, il restait deux solutions et deux seulement :
a) réformer le système de change fixe à étalon-dollar, ce
qui impliquait une forte dévaluation du dollar et l’aban¬
don de toute référence à l’or ;
b) adopter un système de changes flexibles.

Rien n’empêchait les Etats-Unis dans les jours décisifs


de 1970 et 1971 où se prépara la décision finale de choisir
encore la réforme du système de taux de changes fixes. Les
illusions ou l’illusion de pouvoir conserver indéfiniment la
parité avec l’or totalement irréaliste de 35 $ l’once avaient
enfin disparu. L’idée d’une dévaluation du dollar vis-à-vis
des monnaies fortes d’Europe et du Japon était de plus en
plus répandue et même réclamée comme une décision de
justice vis-à-vis des entreprises américaines envahies par les
marchandises étrangères et vis-à-vis des exportateurs lut¬
tant de plus en plus difficilement avec les concurrents
étrangers, ex-protégés, ex-secourus avec les fonds du
contribuable américain, et devenus de redoutables rivaux.
Deux raisons firent pencher la balance du mauvais côté.
En premier lieu la lente progression des théories flexibilistes
et monétaristes avait atteint son zénith. En second lieu la
politique étrangère mise au point à la même époque par
127

INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

celui qui n’était encore que conseiller spécial du président,


Henry Kissinger.
Premier point : les idées flexibilistes étaient devenues,
aux Etats-Unis d’abord mais aussi en Allemagne, en Grande-
Bretagne, aux Pays-Bas, en Italie, non seulement des idées
admises mais des idées tellement à la mode que nul n’osait
plus les discuter. Etrange puissance de la mode dans un
domaine qui devrait lui être totalement soustrait : quinze ans
auparavant on n’aurait pas trouvé aux Etats-Unis un écono¬
miste universitaire ou économiste gouvernemental qui ne
soit pas partisan convaincu des changes flexibles. On citait
par mesure de plaisanterie le seul et unique Haberler auquel
on pardonnait son excentricité en raison de ses origines autri¬
chiennes et de sa bonhomie. Les mêmes hommes aujour¬
d’hui sont tous flexibilistes, pas un seul n’ose manifester
ouvertement son opposition à des thèses devenues l’ortho¬
doxie de la pensée économique et politique américaine.
Peut-être même l’influence intellectuelle exercée par les
Etats-Unis en Allemagne a-t-elle été finalement responsable
des décisions de 1971. Sans doute le gouvernement allemand
n’aurait-il pas déchiré le traité de Bretton Woods en mai 1971
sans l’accord implicite des Etats-Unis. Mais il n’est pas
impossible que ce soit l’Allemage qui, ici, ait entraîné son
puissant allié et sauté le pas la première pour créer l’irré¬
parable.
Cependant la vogue des idées flexibilistes n’aurait pas
suffi à elle seule à provoquer les décisions de Nixon du
15 août 1971. Dans le même temps où les ardents prosélytes
des changes flexibles se répandaient en articles et en confé¬
rences de par le monde, la politique planétaire des Etats-
Unis était en train de se modifier dans le secret de la Maison-
Blanche. Cette politique depuis 1947 (déclaration Truman)
avait été une politique dominée par la crainte de I’urss et
par l’organisation du monde non socialiste, organisation
économique et monétaire d’une part, organisation politique
aussi. Appuyés à l’est et à l’ouest sur les anciens vaincus
de 1945, l’Allemagne et le Japon, qu’ils avaient relevés et
128 LA GRANDE INFLATION

qui étaient devenus des alliés inconditionnels, les Etats-


Unis exerçaient dans le monde entier, hors les pays socia¬
listes, une influence quasi totale. Le Vietnam avait été le
premier échec dans cette grande réussite.
Le second était la décomposition du système monétaire
de Bretton Woods. Et il ne faut pas sous-estimer le rôle
joué dans l’hégémonie des Etats-Unis de 1947 à 1970 par
l’organisation économique et monétaire qu’ils avaient su
imposer. Le problème numéro un de Kissinger était certes
de terminer au moindre mal les hostilités au Vietnam. La

solution passait par Moscou et par Pékin. D’où la manœuvre


diplomatique hardie consistant à tenter une ouverture du
côté de Pékin. Comme prévu, le voyage de Nixon à Pékin
ouvrit à ce dernier les portes de Moscou, ce fut le commen¬
cement d’une véritable politique de détente. Le retrait du
Vietnam n’était en effet qu’une partie du Plan Kissinger.
La critique de ce dernier s’étendait à toute la politique
extérieure héritée des années 50. Dans l’analyse de Kissinger
la rupture sino-soviétique de i960 changeait totalement les
données du jeu mondial. Convaincu que la Russie et la
Chine étaient l’une et l’autre paralysées par leur opposition
réciproque, il en déduisait que les Etats-Unis n’avaient plus
besoin de porter les responsabilités et le coût d’un ordre
mondial qui n’avait été bâti que pour faire échec à l’influence
soviétique. C’est ici que la convergence entre les idées
flexibilistes, c’est-à-dire la renonciation à l’ordre monétaire
mondial et le semi-isolationnisme de la politique Nixon-
Kissinger, devient apparente. Les Japonais le comprirent les
premiers qui associèrent aussitôt ce qu’ils appelèrent le
double « Nixon-choc » du printemps et de l’été 1971,
c’est-à-dire la reconnaissance de Pékin d’abord, puis le
15 août la fin de la convertibilité du dollar. Ils étaient par¬
faitement clairvoyants. Les Etats-Unis se libéraient bien à
la fois des liens politiques et des liens économiques qu’ils
avaient acceptés depuis 1947.
Il est clair que la flexibilité du dollar et de toutes les
autres monnaies importantes fut décidée dès avril ou
129

INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

mai 1971. La décision de retour aux changes fixes après


dévaluation du dollar du 18 décembre 1971 fut une conces¬
sion tactique que les conjurés étaient bien décidés à renier
dès que possible. La bataille en retrait livrée par Georges
Pompidou du 15 août au 18 décembre 1971 est significative.
La défaite du dollar, sa dépréciation possible auraient pu le
combler d’aise ; après tout c’était la réalisation des pré¬
monitions et des avertissements du général, et cependant la
politique française, décidée instantanément, est de coller
au dollar, de garder obstinément la même parité qu’avant
le 15 août. Grâce à la création du double marché des changes,
la spéculation à la hausse du franc est déjouée et la parité
de 5,25 FF pour un dollar est maintenue sans difficultés
pour les transactions commerciales. Cette attitude gêne tout
le monde. Si la France la maintient, l’Allemagne et le Japon
hésitent à accepter la flexibilité généralisée : c’est que le
franc n’est pas une monnaie surévaluée comme le dollar ;
c’est une monnaie qui est à la parité et plutôt au-dessous.
L’appréciation du mark et du yen par rapport au dollar,
oui : par rapport au franc, non. Le Deutsche Mark a déjà
été fortement réévalué par rapport au franc depuis le début
des années i960.
Que le franc se mette dans le camp du dollar et flotte
à la baisse ce n’est pas supportable. Mais la position juri¬
dique française est irréprochable : le traité international de
Bretton Woods oblige les Etats membres à rattacher leurs
monnaies au dollar et à défendre leur parité vis-à-vis de lui.
La France respecte le traité.

Cette position est si forte et maintenue avec tant d’in¬


transigeance qu’à la fin de novembre Nixon demande un
entretien à Pompidou. Le rendez-vous est fixé en territoire
neutre, à mi-distance des deux capitales, aux Açores. Le
but de la délégation américaine (Nixon, Connaly et
Kissinger) est évidemment de faire céder les Français, de
leur faire accepter la flexibilité généralisée. Refus total. Et
pour la première fois depuis longtemps, ce sont les Etats-
Unis qui cèdent. Kissinger se charge de faire la proposition
130 LA GRANDE INFLATION

qu’attendait Pompidou : une dévaluation de io % du dollar,


la France conservant son ancienne parité. Pompidou, qui
n’avait monté tout ce scénario que pour obtenir le maintien
des changes fixes, remporte une remarquable victoire,
sanctionnée le 18 décembre 1971 par l’accord du Smithsonian
(du nom du bâtiment de Washington où se tient la réunion)
fixant de nouvelles parités fixes pour toutes les monnaies par
rapport au dollar.
Hélas ! encore une fois ce n’était qu’un repli tactique.
Les forces flexibilistes n’avaient pas désarmé. Tout le monde
à Washington était de plus en plus décidé à se débarrasser de
tous les problèmes d’une parité liant les Etats-Unis vis-à-vis
de l’extérieur. Après une année de trêve monétaire, 1972,
trêve que l’élection présidentielle de novembre suffit à
expliquer, survinrent les événements de janvier-mars 1973,
dont l’histoire vraie peut-être ne sera jamais écrite. C’est
l’époque où Nixon réélu bombarde le Nord-Vietnam,
façon à lui d’obtenir l’accord que Kissinger recherche
avec Le Duc-Tho. Il poursuit activement l’étouffement du
Watergate
Brusquement, au milieu de janvier 1973, sans aucun
signe prémonitoire, éclate une tempête de spéculation à la
baisse du dollar. Qui spéculait contre le dollar en Europe ?
Personne. De même qu’aucune spéculation contre le dollar
n’avait précédé la décision du 15 août 1971. Qu’aucune ne
l’avait suivie jusqu’au 18 décembre 1971. Qu’aucun signe
de spéculation 11’était apparu en 1972. L’ensemble des
cambistes européens n’a pas cessé de croire à la force du
dollar et de jouer sa hausse. D’où venaient alors cette spé¬
culation déchaînée, ces ventes de dollars à découvert par
milliards. Il faudrait pour le découvrir la perspicacité et
l’obstination des journalistes du Washington Post. Mais
l’origine, si elle n’est pas hors des Etats-Unis, ne peut être
qu’à l’intérieur. Les « gnomes » qui effrayaient M. Brown,
le premier chancelier de l’Echiquier de M. Wilson, étaient-ils
désormais à Manhattan et non plus à Zurich ? Non sans
doute. Mais que l’équipe désireuse d’obtenir le flottement
INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES
131

du dollar ait manipulé les marchés de change par des


informations dirigées, ce n’est pas invraisemblable. C’est
d’ailleurs un danger permanent d’un système de changes
flexibles. Valéry Giscard d’Estaing réussit d’abord, dans des
conditions plus difficiles, à renouveler l’opération des
Açores : le 12 février — le dimanche séparant les deux tours
des élections législatives françaises — , il obtint une nouvelle
dévaluation de 10 % du dollar avec maintien du système de
changes fixes.
Mais les conjurés de la flexibilité avaient trouvé l’arme
absolue et ils n’étaient pas disposés à la lâcher. Quelques
jours après l’accord du 12 février, la spéculation reprenait,
lâchant contre le dollar des sommes énormes. Le phéno¬
mène de boule de neige, caractéristique de ces situations,
grossissait de façon caractéristique. Tellement de gens étaient
maintenant convaincus que rien n’arrêterait le mouvement
que toutes les liquidités en dollars disponibles étaient conver¬
ties en Deutsche Mark, en franc suisse, en franc français,
en or... Plus les ventes à découvert — car on jouait alors sans
risques. Le 13 mars les Dix se réunissaient à nouveau et
acceptaient le flottement de toutes les monnaies contre le
dollar, les pays de la Communauté européenne tentant un
flottement concerté, solution proposée depuis longtemps par
l’Allemagne.
Les Etats-Unis avaient atteint leur objectif : maintenir le
dollar à son rang de monnaie mondiale, sans qu’il ne soit
plus étalon ; se décharger ainsi de toutes leurs obligations
en gardant leurs avantages. Le demi-isolationnisme, l’iso¬
lationnisme dans la force et le bon plaisir, qui était le fond
de la doctrine Kissinger avait trouvé sa traduction moné¬
taire. Il était temps : encore quelques jours et les pre¬
miers articles du Washington Post allaient commencer à
paraître. Et l’on sait par la transcription des enregistre¬
ments de la Maison-Blanche quel cas Nixon faisait, à partir
de ce moment, des problèmes monétaires internationaux.
Le sort des changes fixes s’est peut-être joué à quelques
semaines près.
132 LA GRANDE INFLATION

2. l’argumentation FLEXIBILISTE

L’argumentation flexibiliste consiste d’abord, comme il


est naturel, dans une critique des changes fixes. Mais cette
critique est entièrement dirigée contre un fantôme : le
monde des changes fixes de l’étalon-or et, avant lui, celui-là
même qu’observait et que décrivait avec tant de perspicacité
David Hume (1752). La critique majeure — et c’est finale¬
ment l’argument essentiel en faveur des changes flexibles —
porte sur la lenteur, la lourdeur, la pénibilité du processus
de correction d’un déséquilibre de balance des paiements.
Ce processus passe en effet, dans le cas d’un déficit, par
la déflation de la masse monétaire, la baisse d’activité et
le chômage, ce qui entraîne la baisse des prix, ce qui
ramène enfin l’équilibre. Dans le cas d’excédent, la cure
n’est pas aussi pénible, mais elle peut être dangereuse,
puisqu’elle passe par la croissance de la masse monétaire,
la suractivité, la hausse des prix intérieurs qui encourage les
importations et freine les exportations.
L’argument est de dire : passer par la baisse ou la hausse
de la totalité des prix intérieurs pour rétablir l’équilibre
extérieur est le procédé le plus long et le plus onéreux. Il
est beaucoup plus simple de laisser varier simplement les
taux de change, au gré du marché des devises, ce qui rétablit
l’équilibre sans rien perturber du fonctionnement interne de
l’économie. Selon l’élégante formulation du chef de l’école :
« Pourquoi ne pas laisser le chien remuer la queue, au lieu
de laisser la queue remuer le chien ? »
La réponse tient en deux points : d’une part les changes
fixes critiqués sont une caricature ; d’autre part les ajuste¬
ments économiques internes restent nécessaires avec des
variations de change quotidiennes ; seulement celles-ci ren¬
dent l’ajustement impossible.

A) Le régime de Bretton Woods bâti par White et Keynes,


deux hommes qui avaient l’expérience et des désordres des
133

INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

changes flexibles de l’entre-deux-guerres et des déflations


douloureuses mais sans ajustement de prix en régime de
changes fixes, n’était pas un régime faisant confiance au
mécanisme de Hume. Il y avait longtemps qu’on savait,
grâce à Keynes en particulier, que les salaires avaient une
très faible élasticité à la baisse, ce qui interdisait la correction
d’un déficit intérieur par la méthode décrite par Hume :
on avait le chômage, mais on ne retrouvait pas l’équilibre.
Ce n’est pas un hasard si Bretton Woods a introduit la dis¬
tinction — essentielle pour comprendre les bases théoriques
du traité — entre déséquilibre temporaire et déséquilibre
fondamental. Elle montre que la notion de variation des taux
de changes, loin d’être rejetée par les auteurs de Bretton
Woods, est sous-jacente à tout le traité. Le déséquilibre
temporaire ou accidentel est celui qui ne justifie pas une
modification du taux de change. Comment le traité y remédie-
t-il ? Par des prêts du Fonds monétaire, c’est-à-dire par des
prêts extérieurs qui annulent V effet déflationniste d^une sortie
de devises. On ne peut pas être plus anti-Hume ; on ne peut
pas faire plus grand cas des objections contre le caractère
inutilement douloureux de l’ajustement déflationniste.
Si le déséquilibre est jugé fondamental, c’est-à-dire si
les coûts et les prix intérieurs ont augmenté nettement plus
vite que ceux des pays partenaires et si aucun espoir de
rétablissement des parités de coût n’apparaît, Bretton Woods
autorise un ajustement de change. Et nous avons vu que
dans la pratique les fonctionnaires du Fonds le recomman¬
daient fortement.
Tout le monde sait, bien sûr, que les modifications des
prix intérieurs par rapport aux prix extérieurs, dans le sens
de la hausse ou dans le sens de la baisse, sont l’équivalent des
modifications de taux de change. Tout le monde sait qu’on
peut, théoriquement, effectuer les ajustements par les prix
intérieurs en les ramenant au niveau des prix extérieurs
(processus de Hume) ou qu’on peut l’effectuer par modifi¬
cation des taux de change (selon les lois explicitées par
Mrs Joan Robinson).
134
LA GRANDE INFLATION

Seulement ces lois sont beaucoup moins simples que ne le


croient les flexibilistes. Elles montrent que toute variation
des taux de change n’est pas rééquilibrante ; que dans de
nombreux cas, qui ne sont pas théoriques, la dépréciation
monétaire accroît le déséquilibre au lieu de le corriger.
Peut-être est-ce aussi le cas en sens inverse de la République
fédérale. C’est-à-dire que la décision de dévaluation ou de
réévaluation doit être calculée et prise à bon escient et ne
peut pas, par conséquent, être abandonnée aux caprices du
marché.
C’était bien la position, très sage, du traité de Bretton
Woods. Aucune adhésion à la vertu rééquilibrante des
déflations ou des inflations générées par les modifications
de la masse monétaire. Mais en contrepartie aucune adhé¬
sion non plus à des mouvements de change qui ne soient
pas calculées et auxquels on ne laisse pas le temps d’agir.
Compromis assez remarquable entre les deux positions
extrêmes et tel qu’à notre sens on n’en trouvera pas de
meilleur.

B) Les ajustements constants, continus, parce que résul¬


tant de faibles variations des taux de change, dont nous
parle la théorie flexibiliste, sont un mythe. Au contraire, des
modifications constantes du change interdisent l’ajustement
du déséquilibre extérieur.
Les ajustements par le change qui, au contraire des
ajustements par les prix intérieurs, laisseraient à l’écart les
variables économiques essentielles n’existent pas. Pour que
le déséquilibre extérieur soit redressé, il faut que les expor¬
tateurs, à l’annonce d’un nouveau taux de change, décident
d’une nouvelle stratégie de prix, d’une nouvelle stratégie de
ventes extérieures et d’une nouvelle stratégie de production.
Nous savons, depuis Mrs Robinson au moins, que l’ajuste¬
ment par le redressement des exportations n’aura lieu que
s’ils parviennent à vendre des quantités dont l’augmentation
compense et au-delà la baisse du prix en devises. Ce qui
suppose des investissements et des embauches sans augmen-
135

INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

tâtions de salaires. De même les importateurs devront être


assez sûrs de la permanence des prix en hausse (en monnaie
nationale) des produits extérieurs pour se reconvertir du
côté des produits intérieurs. Affirmer que « la queue ne
remue pas le chien » est le sophisme manifeste des flexibi¬
lités. L’ajustement par le change est sûrement moins dou¬
loureux que l’ajustement par la déflation interne ; mais il
est loin de n’être pas douloureux. En tout cas, il est sérieux
et il ne se produira que si les entreprises sont sûres du change
nouveau ; si elles peuvent faire un calcul économique qui
ne soit pas trop incertain. Une autre comparaison chère aux
flexibilités est de dire que le marché des devises est ana¬
logue à celui des choux-fleurs. Quand il y a trop de choux-
fleurs, le prix baisse et inversement. Mais le marché des
changes importe beaucoup plus à l’économie que le marché
des choux-fleurs. Car tout le monde ou presque passe parle
marché du change. Tout le monde ou presque fait des pré¬
visions dans lesquelles le cours du change tient une place
importante. Toutes les décisions économiques sont influen¬
cées par le marché du change.
En second lieu, l’ajustement ne peut avoir lieu que si le
changement du prix des devises étrangères est discontinu,
que si les modifications sont séparées par des intervalles de
temps suffisants pour que le processus d’ajustement — qui
est lent et qui commence par une phase dite « perverse » — se
soit déroulé complètement.
C’est également une acquisition importante de la théorie
des modifications de change que celle des effets pervers. De
celle-ci comme du théorème des élasticités critiques, les
flexibilistes ne tiennent aucun compte. Or chacun sait que,
au cours d’une première période, qui peut être assez longue,
la dévaluation ou la réévaluation aggrave en général le mal
au lieu de le corriger. Les importations sont renchéries en
monnaie nationale sans que leur volume soit diminué ; les
exportations ne baissent pas immédiatement le prix en
devises de leurs produits, retardent le phénomène d’augmen¬
tation du volume, qui seul peut amener, si l’élasticité est
136 LA GRANDE INFLATION

supérieure à i, une augmentation des rentrées de devises.


Les importations et les exportations augmentent donc du
pourcentage de la dévaluation, mais comme il y avait déficit
au départ, celui-ci est accru.
C’est seulement au bout de quelques mois — six mois,
estime-t-on en général pour les cas favorables — que les
acheteurs de produits étrangers, sensibles à l’effet de prix,
réduisent leurs achats ; que les exportateurs modifient leur
politique de vente à l’étranger en s’aidant de la baisse de
prix rendue possible par la dévaluation.
Maintenant supposons des mouvements quotidiens sur
le marché des changes, mouvements qui cumulés peuvent
atteindre une grande ampleur, quelle idée l’exportateur ou
l’importateur vont-ils se faire de la tendance moyenne ?
Comment vont-ils réagir ?
Même si au début de la baisse ils répondent aux réflexes
analysés par la théorie des dévaluations, l’effet pervers se
produira et annulera tous leurs efforts. Si les opérateurs sur
le marché des changes se basent sur la balance commerciale,
ils verront celle-ci rester obstinément mal orientée. Ils
continueront donc à jouer la baisse de la devise. D’où une
nouvelle série d’effets pervers. Les ajustements en douceur,
continus, indolores, dont nous parlent les panégyristes des
changes flexibles n’auront jamais lieu. Il n’y a processus
conduisant à la correction du déficit commercial, comme des
autres déficits extérieurs que s’il y a certitude sur le niveau
d’un palier de baisse et sur sa durabilité relative. Le système
de Bretton Woods, système, il faut le dire, d’ajustements de
change organisés et rationalisés, était à cet égard d’une
grande sagesse.
La deuxième critique adressée aux changes fixes de
Bretton Woods était de favoriser la spéculation ; les changes
flexibles, eux, seraient tout particulièrement capables de
l’éviter. L’argument est double :

i° En régime de changes fixes, la spéculation sur les


monnaies, soit à la baisse, soit à la hausse, est comparable
INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

à une sorte de roulette où l’on ne pourrait que gagner ou


tirer le zéro (mises restituées), jamais perdre.
20 Par opposition, le jeu sur les monnaies en régime de
changes flottants exposerait à des pertes et par conséquent
dissuaderait les spéculateurs.

Examinons l’une après l’autre les deux affirmations.


i° Les changes fixes et la spéculation. — D’abord histori¬
quement il n’est pas exact de dire que tout système de
changes fixes est une longue période de spéculation. Et
pourtant ce serait vrai si les changes fixes étaient un régime
où l’on gagne à tous les coups en jouant contre une parité.
Or que voyons -nous ? De 1948 à 1967 le monde non com¬
muniste a vécu sous un régime, géographiquement très
étendu, de changes fixes. Il n’a pratiquement pas connu de
spéculation. Les dévaluations européennes de 1949 ont été
faites à froid et sans aucune spéculation. Les dévaluations
françaises de 1958 et de 1969 ont été faites à froid et sans
aucune spéculation. La réévaluation allemande de 1961 a
été faite à froid et sans aucune spéculation.
La première dévaluation qui ait été une reddition à une
spéculation interne date de novembre 1967 : ç’a été celle
de la livre. Ce qui a suivi aussitôt — les mêmes spéculateurs
récompensés passent d’un marché à l’autre — , c’est la
spéculation sur le marché de l’or au premier trimestre 1968,
elle aussi récompensée. Dans les deux cas manquaient les
deux conditions de la résistance : la crédibilité technique
des parités défendues ; la détermination des gouvernements
responsables. Vinrent ensuite les deux spéculations sur le
mark : celle d’octobre 1969 et celle d’avril 1971. La seconde
fut décisive, parce que c’est elle qui a emporté Bretton
Woods. Mais ici, à la différence des deux cas précédents,
les spéculateurs ne spéculaient pas sur une parité inadé¬
quate ; ils ne spéculaient même pas sur la faiblesse du gou¬
vernement allemand ; ils jouaient sur ses sentiments par¬
faitement connus : refus au nom des principes libéraux de se
défendre contre les arrivées de dollars, préférence affichée
138 LA GRANDE INFLATION

pour la réévaluation du Deutsche Mark. Affichée par des


prises de position diverses et notamment par celles des
cinq et fameux Instituts de Conjoncture. Méthode employée
en 1969 reprise en 1971 et à laquelle les cambistes, comme
mus par un réflexe conditionné, obéirent aussitôt : c’est un
métier où l’on se souvient. On ne reprocherait certes pas au
gouvernement allemand d’avoir voulu réévaluer une nou¬
velle fois. Mais ce qu’on ne comprend pas, c’est qu’il ait
éprouvé le besoin de renforcer la spéculation pour mieux se
faire forcer la main. Mais il voulait non pas seulement
réévaluer, mais laisser flotter sa monnaie. Il voulait déchirer
simultanément un traité international sur lequel reposait
toute l’organisation économique de l’Occident. Pour cela il
fallait absolument la mise en scène d’une spéculation invin¬
cible ; il fallait l’excuse de paraître se faire violer alors qu’il
était consentant. On peut en dire autant de la spéculation
à la baisse du dollar de janvier-février 1973.
Voilà pour les spéculations du régime de Bretton Woods.
Elles ne surviennent qu’à la fin. Elles sont ou bien mani¬
pulées pour des fins bien précises, ou bien elles ne s’en
prennent qu’à des parités techniquement indéfendables
(deux cas seulement).
La vérité est qu’un gouvernement déterminé, qui veut et
qui veut vraiment défendre une parité techniquement cré¬
dible, le peut toujours. La plupart du temps les spéculateurs
vrais, immédiatement suivis par les spéculateurs obligés
— gérants de trésorerie en devises — , jouent non pas une
parité potentiellement désajustée, mais la faiblesse ou l’indé¬
cision du gouvernement responsable. En novembre 1968,
quand le monde entier croyait à la dévaluation du franc et
la jouait, il suffit d’une phrase de de Gaulle pour qu’il ne
se trouvât plus un spéculateur pour discuter sa décision. Les
spéculations ne sont presque jamais des spéculations sur la
faiblesse technique d’une monnaie, mais sur l’incapacité de
résistance présumée d’un gouvernement.
Quid alors de l’argument de la roulette où l’on ne peut
pas perdre ? Ici il faut concéder que le traité de Bretton
139

INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

Woods comportait une disposition peu heureuse : c’était


l’exiguïté de la marge de fluctuation. 1 % en plus ou en
moins ne permet pas à la Banque centrale de manœuvrer de
façon à infliger des pertes aux attaquants, ce qui est indis¬
pensable. A plus forte raison quand l’Accord monétaire
européen ramena la marge à 0,75 % de part et d’autre de la
parité centrale. Les rédacteurs du traité ont craint qu’une
possibilité de fluctuation plus importante permette des
débuts de mouvements irrationnels qu’il aurait été plus
difficile de combattre. Ils voulaient étouffer ces mouvements
dans l’œuf, intention juste car les mouvements sur le marché
des changes, comme les mouvements en bourse, sont des
phénomènes de résonance, si l’on veut parler par métaphore
empruntée à la mécanique (le pas cadencé sur le pont
suspendu) ou plus simplement des phénomènes de contagion
psychologique. Ceux-ci se développent également de façon
exponentielle, chaque paniqué convertissant d’autres pani-
qués à chaque séance de bourse ou au cours des entretiens
téléphoniques incessants entre cambistes du monde entier
où se communiquent faux et vrais tuyaux et conviction.
Malheureusement les rédacteurs de Bretton Woods ont
oublié qu’il fallait donner aux Banques centrales la possibilité
d’une action offensive. Celle-ci n’est possible que si la
Banque centrale peut manœuvrer. Dans le cas d’une attaque
à la baisse du franc, elle devrait par exemple se laisser glisser
immédiatement à la limite basse ou dans la partie basse de
la fourchette, puis tenir sur un palier quelconque, puis alors
remonter centime par centime et jour par jour, jusqu’à la
limite supérieure. Si la marge est suffisante, aucune spé¬
culation ne résiste à ce traitement. Car les pertes s’addi¬
tionnent rapidement et, même s’il ne s’agit que de quelques
pour cent, sur les sommes en cause elles sont considérables.
La résistance offensive était possible même avec les 2 % de
marge de Bretton Woods, mais elle risquait de n’être pas
assez dissuasive. L’élargissement des marges décidé le
18 décembre 1971 (2,25 % en plus et en moins de la parité
centrale) aurait dû être décidé bien avant.
140 LA GRANDE INFLATION

Il n’est donc pas juste de dire que les changes fixes c’est
une roulette où on ne perd pas. Ce n’est vrai qu’avec des
gouvernements indécis ou avec des Banques centrales qui
n’esquissent aucune défense sur le marché des changes lui-
même. La hausse des taux d’intérêt est la limite de leur
capacité d’imagination et de combat. Sur le marché des
changes, les Banques centrales ne savent en général que
reculer, centime par centime ; rien de tel pour aiguiser
l’appétit des spéculateurs et multiplier le nombre des sui¬
veurs. Se battre en retrait, en défensive pure, dans toutes les
stratégies possibles, est toujours la meilleure façon de perdre.
Les luttes de change ne font pas exception.

2° Les changes flexibles et la spéculation. — Ici nous


sommes dans le mythe pur et simple : les changes flexibles
auraient la vertu de ramener le marché des changes à l’équi¬
libre : la spéculation n’y serait pas possible. Faut-il vraiment
réfuter une telle affirmation ? Les faits ne parlent-ils pas
d’eux-mêmes ? Ceci était facile à écrire quand on était sous
le régime de Bretton Woods. Que les changes flexibles
étaient beaux sous le régime des changes fixes !
L’éminent professeur à qui le monde doit d’être passé
aux changes flexibles s’exprimait sur ce point de la façon
suivante en 1967 : « On dit encore qu’en régime de taux de
changes fluctuants l’incertitude serait accrue par le déve¬
loppement d’une spéculation contraire à la stabilité. Lorsque
j’ai commencé à écrire sur ce thème, il y a maintenant plus
de vingt ans, j’ai pris cette objection au sérieux, ce qui n’est
plus le cas aujourd’hui. Entre-temps on a effectué un nombre
considérable d’études empiriques ( ?), d’une grande précision
sur la spéculation dans un système de changes fluctuants.
Aucune d’entre elles n’a fourni d’exemple flagrant de spé¬
culation contraire à la stabilité, de portée suffisamment
significative. La plupart illustrent avec force l’idée que la
spéculation a généralement joué un rôle stabilisateur. C’est
pourquoi je pense qu’il est temps d’accorder des funérailles
décentes à cet épouvantail, au moins jusqu’à ce que quel-
INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES 141

qu’un puisse fournir la preuve formelle qu’il n’est pas


seulement un épouvantail »x.
Il faut avouer que ceux qui se sont laissés convaincre par
de tels tours de passe-passe n’y regardaient pas de très près.
Mais n’avait-on pas, au lieu des « études empiriques »
sur le papier des étudiants de Chicago, les expériences bien
réelles et parfaitement convergentes de flexibilité de l’entre-
deux-guerres : l’expérience française de 1919 à 1928 puis
de 1936 à 1938, l’expérience anglaise de 1931, d’innom¬
brables expériences sud-américaines. Où a-t-on vu une seule
de ces expériences « réussie » du point de vue de la stabilité
raisonnable des taux de change ?
Enfin, nous avons nos expériences contemporaines
depuis le 13 mars 1973. On a vu deux fois de suite le dollar
perdre 15 % en quelques mois, puis les regagner aussi vite.
On a vu la livre anglaise et la lire italienne perdre 37 % et
31 % de leur valeur depuis fin 1971 sans que se dessine
jamais aucun palier de stabilité. Et comment serait-ce pos¬
sible : les prix intérieurs montent aussi vite que la monnaie
descend. On a vu le Deutsche Mark et le franc suisse objets
d’une spéculation à la hausse continuelle sans que là non
plus un niveau d’équilibre apparaisse.
Peut-on dire que les marchés de change laissés à eux-
mêmes aient été autocorrecteurs ? Peut-on dire que la
crainte de pertes ait « dissuadé » les spéculateurs ? Qui croit
encore qu’il y ait ici un avantage des changes flexibles sur
les changes fixes ?
Le raisonnement ultralibéral qui veut que la spéculation
corrige les excès et soit par nature bénéfique — vraie base
de la théorie des changes flexibles stabilisateurs — n’a jamais
reçu nulle part le moindre commencement de vérification.
Elle ne s’applique pas en bourse. Qui ne connaît des titres

1. Milton Friedman, in Milton Friedman et Robert V. Roosa,


The balance of paiements : Free versus Fixed Exchange rates, Washington DC,
American Enterprise Institute for Public Policy Research, 19673 repris
dans Milton Friedman, Inflation et systèmes monétaires, Paris, Calmann-
Lévy, 1969-
LA GRANDE INFLATION
142

qui restent durablement sous-cotés ? Elle ne s’applique pas


dans les marchés des matières premières.
Elle ne s’applique pas parce que la théorie part des pré¬
mices libérales d’agents informés, clairvoyants et ne s’in¬
fluençant pas entre eux ; or les agents ne sont pas ou sont
mal informés et surtout s’influencent constamment entre
eux. La description de Keynes des opérations de bourse
était autrement clairvoyante. Pour lui un mouvement bour¬
sier commençait par un noyau dur qui prenait une position
à la hausse par exemple sur un titre où il n’y avait pas de
tendance définie. Ce noyau dur des haussiers conquérait des
adhérents un par un d’abord, puis plus vite, puis finalement
en boule de neige roulant à pleine vitesse. Enfin les premiers
haussiers vendant, le mouvement décélérait et finalement
s’interrompait. Tout boursier sait que les choses se passent
bien ainsi.
Les mêmes phénomènes de contagion sont caractéris¬
tiques du marché des devises avec cette différence que la
résistance baissière, qui devrait être assumée par la Banque
centrale, ne l’est pas. Avec cette différence encore plus
grave que la marchandise achetée ou vendue, des avoirs à vue
en telle et telle monnaie, peut être produite en quantité
illimitée. La seule façon de se défendre contre ces dangers
inhérents aux marchés de change, c’est de les contrôler :
de fixer une parité et de la défendre avec une détermination
farouche. Dans ce domaine comme dans d’autres, presque
tout cède à la détermination. Ensuite, il faut refuser du
crédit à ceux qui en demandent pour vendre de la monnaie
nationale ; dans le cas inverse pénaliser les acheteurs de
franc, leur refuser tout intérêt, leur imposer des intérêts
négatifs. Toutes les mesures de ce type sont refusées comme
non libérales par les zélateurs des changes flexibles.

3. CHANGES FLEXIBLES ET INFLATION

Reste le danger majeur. Une monnaie faible court, en


régime de changes flottants, un risque très élevé d’être
143

INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

aspirée par l’engrenage : hausse du prix des devises, hausse


des prix des produits importés et par conséquent des prix
intérieurs, déficit extérieur accru, nouvelle hausse du prix
des devises, nouvelle hausse des prix intérieurs, etc. C’est
le dernier et non le moins redoutable des rétroactions, des
« feed-back » décrits dans la première partie.
L’exemple parfait de ce mécanisme, parfait parce qu’il
a conduit la monnaie frappée à sa désintégration totale, est
le mark en 1922-1923.
Premier élément, très caractéristique, les courbes du
taux de change, des prix en marks de produits importés, de
salaires, de prix à la consommation sont étroitement paral¬
lèles ; par contre, pendant les deux premières années de la
crise 1921 et 1922, la courbe de la circulation monétaire
évolue dans le même sens mais moins rapidement. L’inflation
allemande de 1923, la grande inflation par excellence, est-elle
« monétaire, uniquement monétaire » ? En aucune façon.
Pourquoi aucun monétariste ne nous explique-t-il l’inflation
de 1923 en Allemagne selon ses principes ? Expérience
écrasante pour le monétarisme puisqu’elle condamne à la
fois la thèse de la prédominance du facteur monétaire et la
thèse du rééquilibrage par la flexibilité des taux de change.
En décembre 1923, en Allemagne, le taux de change
contre dollar était 4,2 trillions de marks pour un dollar ;
en 1918, le taux était 7,43 marks pour un dollar. L’indice
des prix des produits importés était 1,6 trillion pour la base 1
en 1913 ; l’indice du coût de la vie était 1,24 trillion pour la
base 1 en 1913.
On n’en est venu au stade des prix exprimés en trillions
de marks que parce que le dollar valait des trillions de
marks. On en est venu au stade de la désintégration totale de
la monnaie allemande, celui où il faut remplacer la monnaie
pour retrouver une vie économique normale ; ceci parce que
le change agissant immédiatement sur les prix intérieurs
ôtait à la monnaie nationale toute crédibilité. Ce qui a le
plus frappé les contemporains, c’est que tous les jours à
midi, quand on annonçait le cours du change, celui-ci
144
LA GRANDE INFLATION

commandait immédiatement les étiquettes des boutiques


comme les prix des transactions immobilières. Psycholo¬
giquement, autant et plus que mécaniquement, le change
commandait les prix.
Le phénomène s’est aussi produit en France pendant une
bonne partie de la période de changes flottants — et de forte
inflation — de 1919 à 1926. Aftalion a montré que la dépré¬
ciation du change précédait et entraînait la hausse des prix
et alors seulement l’augmentation de la masse monétaire.
Son message n’a pas été retenu parce que nous avons vécu
de 1945 à 1973 en période de changes fixes. Mais ceux qui
ont fait leurs études en Europe avant la guerre, c’est-à-dire
dans un espace économique bouleversé par la flexibilité,
n’ont pas oublié l’enseignement d’ Aftalion. Sous nos yeux
nous assistons depuis trois ans à la même situation en
Grande-Bretagne et en Italie.
TABLEAU 3

Dépréciation par
Pour 1 $ rapport à la parité
du 18 décembre 1971

Livre Sterling
Parité Smithsonian 2 605
— 9,9 %
(18-12-1971) 2 347
Fin 1972 — n,4 “
Fin 1973
2 347
Fin 1974 023
2 318 — 9,94 --
— 22,
Fin 1975
26 octobre 1976 158
Lire — 40 -
Parité Smithsonian — 2,1 %
581,5
(18-12-1971)
607,
Fin 1972 594 75
Fin 1973
Fin 1974 649,45 — 4,32 --
— 10,46
Fin 1975 — 14,94 -
683,60
26 octobre 1976 862
— 32,6 -
145

INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

L’on ne peut s’empêcher de penser que le risque d’une


crise à l’allemande en 1923 n’est pas exclu.
Deux observations pour terminer :

i° Une caractéristique des changes flottants, c’est de


scinder un espace économique unifié — par le commerce,
la culture, le voisinage et aussi de longues périodes de
changes fixes — en une série de sous-groupes aux évolutions
divergentes. Ainsi, aujourd’hui en Europe, le groupe des
pays à monnaies faibles et à taux d’inflation rapide, Italie,
Grande-Bretagne, Espagne ; le groupe des pays à monnaies
fortes et à taux d’inflation lent ou très lent. République fédé¬
rale et Suisse. Enfin, le groupe des pays moyens à mi-
distance des deux premiers, la France, le Benelux, les pays
Scandinaves. Peut-on croire que cette situation soit stable,
peut-on croire que des relations commerciales serrées
continueront longtemps entre ces trois groupes de pays ? Il
est probable que non. Les pays inflationnistes et à taux de
change glissant, incapables de rétablir l’équilibre de leurs
finances extérieures par la dépréciation de leurs changes,
seront obligés de prendre des mesures de freinage de leurs
importations et de contrôles plus rigoureux encore de leurs
mouvements de capitaux. Ce mouvement est déjà commencé
en Grande-Bretagne et en Italie, mais il n’est qu’à son début.
Les pays à monnaies sans cesse renforcées finiront par
éprouver des difficultés de croissance, comme les pays du
bloc-or après 1931-1936. Difficultés qui, rappelons-le, en
Allemagne, amenèrent l’hitlérisme. Ici encore, l’évolution se
dessine déjà ; la Suisse n’a plus d’inflation mais son économie
est en pleine récession, l’Allemagne continue d’avoir un
taux d’activité appréciable, mais ceci presque entièrement
grâce à ses exportations, la demande intérieure étant
dépourvue de tout ressort. Cette division en zones séparées
a des effets inflationnistes évidents. Autant on peut être
réticent à l’égard du mécanisme de Hume qui ne joue plus
aujourd’hui en aucun cas, autant il existe dans un système
de changes fixes et de liberté des changes une contagion, une
J. DENIZET 7
146 LA GRANDE INFLATION

influence directe des prix les uns sur les autres, qui joue dans
le sens de la « stabilité », surtout si les pays les plus sages sont
aussi les pays ayant les échanges extérieurs les plus impor¬
tants. De 1945 à 1971, ce ne sont pas toujours les mêmes
pays qui ont été les plus sages. La France a eu souvent des
déficits de sa balance commerciale : elle a joué ainsi un rôle
de soutien de l’économie européenne non négligeable. En
sens inverse, elle bénéficiait de la stabilité des prix de
l’Allemagne et du Benelux. Parfois, elle a eu elle-même un
taux de hausse de prix inférieur à celui de l’Allemagne, par
exemple en 1965-1966. Mais il y a eu en permanence des
îlots de stabilité auxquels les autres pays pouvaient s’arrimer.
Ceci ne peut plus jouer en système de changes flexibles où
les différences de niveaux de prix s’inscrivent immédiate¬
ment dans les niveaux des changes et, par conséquent, se
durcissent sans rappel possible vers la stabilité.

20 Cette dépendance des pays les uns vis-à-vis des autres


à l’intérieur d’un système de parités fixes est souvent cri¬
tiquée, bien qu’elle joue plus dans un sens favorable que
dans un sens défavorable. « L’indépendance » des politiques
nationales est un des arguments développés par les flexibi-
listes. En premier lieu, ils soutiennent qu’en régime de
changes fixes c’est l’extérieur qui fixe le niveau d’activité
et par conséquent l’emploi et le chômage. C’était l’argument
de Keynes en 1931. Il a souvent été repris depuis. En réalité,
l’étude des expériences de flexibilité démontre qu’il n’y a
aucune indépendance à cet égard. Contrairement à la thèse
flexibiliste, la dépréciation ou l’appréciation constante d’un
taux de change n’aboutit jamais à un taux d’équilibre et ne
parvient jamais à supprimer le déficit ou l’excédent com¬
mercial. Dès lors, c’est le système de flexibilité qui oblige
les pays à pratiquer une politique de sévère déflation, de
diminution d’emplois, de chômage puisque l’ajustement par
une dévaluation, possible seulement quand on passe en
régime de changes fixes d’un palier à un autre, leur est
interdit.
147

INFLATION ET CHANGES FLEXIBLES

En second lieu, un régime de changes flexibles favorise,


nous l’avons déjà dit, les manœuvres politiques obscures
de l’étranger. Rien n’est plus facile que de manipuler un
taux de change de l’extérieur, de provoquer ainsi les évasions
de capitaux, d’affaiblir à volonté un gouvernement national.
Ceci est vrai des manœuvres de l’intérieur, celles qu’ont
connues Herriot en 1926, Léon Blum en 1937, ^es hommes
de la République de Weimar en 1923. Mais la nouveauté,
c’est l’intervention possible de l’étranger. Il suffit de rumeurs
adroitement diffusées pour que le cours d’une monnaie
s’effondre sur les marchés des changes toujours influençables,
toujours menacés par la panique. N’est-ce pas le gouverneur
Carli qui s’est fait l’écho publiquement, en juin 1976, des
rumeurs courant en Italie sur les relations de cause à effet
entre les jugements portés aux Etats-Unis par les contrô¬
leurs des banques sur la valeur des créances bancaires sur
l’Italie et le mouvement de dépréciation de la lire de jan¬
vier 1976, mouvement de dépréciation qui fut une des causes
de la faiblesse du franc à l’époque ?
Conclusion

L’inflation de prix et la déflation d’activité risquent d’être


notre lot longtemps encore. La cause principale n’est certes
pas une mauvaise interprétation économique. Nous l’avons
dit : la hausse des produits primaires et l’incompréhension
par les partenaires sociaux des conséquences du partage
de la valeur ajoutée portent la responsabilité principale.
Mais il y a aussi une responsabilité importante de la théorie
économique. C’est au nom d’une théorie inexacte qu’on croit
devoir lutter contre la hausse des prix provoquée par les
coûts par la réduction de la demande globale, ce qui n’a
aucun résultat sur les prix, mais a un résultat immédiat sur
l’activité et l’emploi. C’est au nom des mêmes théories que
l’on utilise sans ménagement l’arme des taux d’intérêt
élevés pour lutter contre l’inflation, alors que le résultat est
aujourd’hui d’obliger les entreprises écrasées par les charges
de leur dette à relever leurs prix. Enfin, derrière les changes
flexibles, expérience la plus funeste, qui conduit l’Occident
à la division, demain au protectionnisme et à la misère, accule
les pays faibles à des déflations sauvages au milieu même des
hausses de prix, il y a aussi une théorie, ou un semblant de
théorie. Ce sont les idées qui mènent le monde en économie
comme ailleurs.
Vivons-nous donc avec une théorie économique totale¬
ment fausse, incapable de rendre compte des phénomènes
et par suite de suggérer les remèdes adéquats ? Il serait
absurde de le prétendre. Mais la conception purement réelle
de l’économie classique et néo-classique n’a jamais disposé
d’une théorie de la détermination des prix nominaux.
Quand, il y a vingt ans, Milton Friedman a ressuscité la
149

CONCLUSION

théorie quantitative, il répondait à un besoin évident, il


comblait un vide.

Le malheur c’est que la théorie quantitative qui avait un


sens à l’époque de la monnaie métallique n’en a plus à
l’époque de la monnaie de banque. Les grandes synthèses,
la classique et la néo-classique, sont ou peuvent se mettre
sous la forme de systèmes d’équations déterminant les quan¬
tités produites et consommées et les prix relatifs de tous les
biens, y compris le salaire et le taux d’intérêt. Mais les deux
systèmes, tels qu’ils sont conçus, ne fournissent rien d’autre
que des relations entre les prix des biens, les salaires, etc.
Pour transformer ce jeu de relations en un jeu de prix
nominaux, il faut prendre un des biens du système comme
étalon. La théorie quantitative exprimait tous les prix en
or. Par suite, la variation de la quantités de métal, changeant
le prix de ce métal, changeait des valeurs nominales expri¬
mées en or de tous les biens et du salaire.
Pas de monnaie circulante ici dont la quantité accrue
gonflerait la demande. Cet aspect est occulté. Simplement un
étalon qui baisse de valeur ; par suite tous les prix exprimés
dans cet étalon s’élèvent.
Cette conception était logique dans le système de Ricardo.
L’or avait un coût en travail et par suite un prix dans l’échelle
des prix ; si sa quantité augmente, c’est qu’il faut moins de
travail pour produire un gramme d’or, donc tous les prix
s’élèvent... Elle est illogique dans le système néo-classique
où la demande devient l’agent déterminant de la formation
des prix.
Néanmoins, il y a bien chez les néo-classiques coexis¬
tence de ces deux couches successives de la théorie des prix
nominaux. Une augmentation de la quantité de monnaie
continue à provoquer une baisse proportionnelle de la valeur
relative de la monnaie, c’est-à-dire une hausse proportion¬
nelle de tous les autres prix. A côté s’installe une théorie
de la demande, qui n’est pas reliée explicitement au revenu
en monnaie, et qui par conséquent fixera seulement une
structure de prix relatifs.
150 LA GRANDE INFLATION

Déjà du temps où circulait encore une monnaie métal¬


lique, cette conception était insoutenable. Cette augmenta¬
tion homothétique de toutes les valeurs à la suite d’une
augmentation du stock de monnaie métallique était déjà
incompréhensible. Cet effet sur les prix, sans passage par
le revenu et la demande, semblait relever d’un coup de
baguette magique. Quand se fut développée la monnaie de
banque, sans valeur propre, sans coût en travail, la théorie
des prix nominaux fut dans une impasse totale. La monnaie
de banque n’est plus l’étalon ; elle est seulement libellée dans
un étalon abstrait appelé selon les pays franc, mark, livre, etc.
Ledit étalon tire sa valeur des prix des biens ; elle est
égale à l’inverse de la valeur pondérée des biens. Ce n’est
plus la variation de valeur de l’étalon qui va entraîner la
hausse des prix, c’est l’inverse.
De plus, le système bancaire a une extraordinaire plas¬
ticité, une extraordinaire capacité de créer de la monnaie
de banque en quantité nécessaire pour répondre aux trans¬
actions aux prix des biens devenus indépendants. Que des
forces sociologiques aussi puissantes que celles qui sont à
l’œuvre dans le partage de la valeur ajoutée augmentent les
salaires en francs, que la dépréciation augmente les prix en
francs des produits importés et ceux des produits nationaux
analogues, etc., le système bancaire fournira la monnaie
nécessaire pour que l’économie tourne à ces nouveaux
niveaux de prix.
Tel est le type général des situations inflationnistes par
augmentation des coûts aujourd’hui. Les augmentations de
prix des biens finals sont d’ailleurs très différentes de produit
à produit, les contenus en éléments de coût majorés étant
différents. Enfin, dans ce type d’inflation il n’y aura en
général aucune augmentation d’activité.
A côté de cette inflation par les coûts subsiste une pos¬
sibilité d’inflation par la demande. Le type en est la création
de moyens de paiement pour financer un déficit budgétaire.
Les caractéristiques en seront très différentes. Il y aura en
général en premier lieu, sauf cas de plein emploi intégral.
CONCLUSION
151

une forte stimulation de l’activité. C’est ensuite seulement


que se produiront, secteur par secteur, des modifications de
prix. En général, l’inflation de coût se déclenchera avec ses
caractéristiques dynamiques et deviendra le phénomène
essentiel.

Les monétaristes diront sans doute qu’ils ne sont pas en


désaccord avec cette description et que tout pays qui laisse
libre la création monétaire en régime de monnaie de banque
s’expose en effet à voir se déclencher des inflations du pre¬
mier type, même s’ils n’acceptent pas de les appeler inflations
de coût. Et en tout cas des inflations du second type.
D’où deux points à discuter. Les monétaristes tiennent
qu’il est possible d’empêcher toute augmentation des coûts
primaires (salaires et prix des produits importés) en « régu¬
lant » la masse monétaire, c’est-à-dire en assurant sa pro¬
gression régulière. Prenons les salaires, prenons une situation
conflictuelle aiguë où les organisations syndicales demandent
une augmentation nominale qui maintienne au minimum
le pouvoir d’achat antérieur et qui de plus assure sa pro¬
gression. A qui fera-t-on croire que de telles discussions
dégrossies au sein des branches, menées à bien entreprise
par entreprise, seront freinées par une limitation autoritaire
de la masse monétaire ? En réalité, on nous présente en
exemple les cas allemand et américain où la croissance
modérée de la masse monétaire a été de pair avec une crois¬
sance modérée des salaires. Mais c’est parce que les Alle¬
mands et les Américains ont un bon consensus social que la
croissance des salaires est modérée et c’est parce que la
croissance des salaires est modérée que la croissance de la
masse monétaire l’est aussi. La masse monétaire est serve,
elle se modèle sur le montant des transactions à opérer. Mais
l’inverse ne se produit jamais. Aucun banquier ne refusera
l’avance du fonds de roulement pour payer les salaires.
Aucune Banque centrale n’est en état d’imposer à une
banque ce genre de comportement.
Le second point est plus familier aux monétaristes qui
croient avant tout que c’est la demande monétaire qui fait
152 LA GRANDE INFLATION

les prix et non pas les coûts primaires. L’inflation de demande,


d’excès de demande, reste leur instrument préféré d’analyse.
Des excès de demande purs, purs d’augmentation préalable
des salaires ; des excès de demande par création monétaire,
les cas n’en sont pas si nombreux. L’inflation par moyens
de paiement créés en contrepartie des devises dues à un
excédent de balance des paiements, nous l’avons dit plus
haut, est une chimère. Un pays qui a un excédent de
balance des paiements n’a jamais d’inflation intérieure.
Parce que son change est favorable et qu’un change favo¬
rable joue à la baisse des prix. Encore une fois la diffusion
des effets de coût l’emporte toujours sur l’inflation naissant
de moyens de paiement supplémentaire. Restent le déficit
budgétaire financé par le système bancaire et un excès
d’investissement financé là aussi par des crédits bancaires
longs. Dans les deux cas, on aura d’abord un effet puissant
sur les quantités achetées aux prix actuels et un effet puis¬
sant sur l’activité. Si les coûts règlent les prix, la demande
règle les quantités. L’effet sur les prix sera tardif et irrégulier
et exige pour se prolonger de passer par une augmentation
des salaires, ce qui ramène à l’inflation de coûts. Soutenir
l’action immédiate, automatique, sur le niveau général des
prix, c’est sous-estimer la capacité d’adaptation et de
développement de nos économies modernes.
La conséquence, c’est que, lorsqu’une économie connaît
une crise caractérisée d’inflation de coût, freiner la masse
monétaire d’abord ne réduit pas les tensions essentielles — on
n’a pas touché aux points névralgiques : les décisions de
salaire d’une part ; les hausses de prix des importations en
régime de changes flexibles, de l’autre — , mais on inflige
à cette économie d’inutiles souffrances déflationnistes,
c’est-à-dire chômage, augmentation des coûts unitaires,
diminution des profits, diminution des investissements.
C’est le mariage des deux théories
dramatique. La limitation de la masse monétari stes
monétaire
qui est
sera ou
inopérante ou gravement déflationniste ; mais du fait des
changes flexibles se poursuivra en même temps une escalade
153

CONCLUSION

des prix importés, des salaires, des prix nationaux ; d’où


une nouvelle dépréciation de change.
Quand il prêche un monétarisme anachronique, théorie
des périodes de pénuries, Milton Friedman n’innove pas.
Il reprend sans effort d’approfondissement ni d’adaptation
une théorie vieille de quatre siècles. Quand il prêche au
contraire le flexibilisme, il innove, et totalement. D’apôtres
de la flexibilité des changes, non pas état de fait malheureux
dont il faut sortir le plus vite possible, mais organisation
idéale, l’histoire des idées ne montre aucun exemple.
Le début du xixe siècle en Europe fut marqué par des
expériences flexibilistes désastreuses, comme toutes les
expériences flexibilistes : la flexibilité du rouble avant et
après la guerre napoléonienne, la flexibilité du sterling,
notamment. Peu de sujets ont été si âprement discutés par
les économistes de l’époque. Ricardo tenait que l’émission
excessive de billets de banque expliquait à la fois l’inflation
et la chute des changes. Tooke soutenait, beaucoup plus
justement, que les prix montaient pour deux raisons :
l’émission de billets de banque sans cloute, mais aussi par
la hausse des prix des produits importés entraînée par la
dépréciation du change. La hausse des prix anglais pendant
les guerres avec Napoléon a été, disait-il, dans une mesure
très large, l’effet de la hausse des changes étrangers. Dis¬
cussion reprise en France dans les années 30, mais cette
fois-ci avec une majorité de disciples de Tooke : Aftalion,
R. Wolff, Ch. Rist croyaient tous à une action forte du change
sur les prix et à l’action inverse des prix sur le change. Le
feed-back redoutable prix-change-prix est connu depuis
cent soixante ans. On comprend alors que jamais un auteur
n’ait prêché la flexibilité dont on avait dès 1815 percé le
caractère inflationniste et surtout la propension à déclencher
une inflation croissante.
Une fois pansées les plaies des guerres napoléoniennes,
l’Europe commença cette croissance lente mais sûre qui
dura jusqu’en 1914. On se hâte de revenir à des changes
fixes et l’on élabore d’instinct ce système génial appelé
154
LA GRANDE INFLATION

étalon-or qui sera définitivement établi en 1870 avec l’adhé¬


sion de l’Allemagne et des Etats Scandinaves, puis après 1873
avec celle des Etats-Unis, guéris des séquelles de la guerre
de Sécession. Le xixe siècle a été, dit- on, le siècle du natio¬
nalisme et c’est vrai politiquement ; mais économiquement
c’est un mouvement incessant vers le libre-échange et son
corollaire les changes fixes. Il y a en économie des auteurs,
peu écoutés, du nationalisme économique, Frédéric List
en particulier. Même lui ne propose pas en modèle la
flexibilité des changes. Il est admis que le progrès de l’orga¬
nisation économique passe par l’ouverture des frontières et
ce succédané d’une monnaie commune qu’est l’étalon-or.
Rien d’étonnant : jusqu’au milieu du xixe siècle les hommes
au pouvoir ont le souvenir personnel du freinage écono¬
mique de la fin du xvme siècle par les douanes intérieures et
les changes de place à place qui, d’une ville française ou alle¬
mande à une autre, créent l’incertitude la plus totale sur le
montant tiré d’une transaction. Les changes de place à place
avaient été des bastilles qu’il avait fallu détruire pour créer
un marché national. Les responsables dans tous les pays
savent que l’évolution accomplie sur le territoire national
il faut la mener à bien entre les nations.

C’est après 1920 que commencent, par force, les pre¬


mières expériences flexibilistes. Par force parce que l’Alle¬
magne, la France sortaient de la guerre sans réserves moné¬
taires et incapables d’équilibrer leurs balances commerciales.
Il fallait évidemment les aider l’une et l’autre, leur prêter
de quoi maintenir leur change. Au contraire la France
exigea des réparations absurdes, en partie parce qu’elle-
même était mise en demeure de payer ses dettes de guerre
à l’Angleterre et aux Etats-Unis. Le résultat fut les expé¬
riences flexibilistes. Horribles expériences. On peut excuser
peut-être un professeur américain de paraître ignorer ce
que furent ces événements. Mais aucun Européen ayant
vécu ou entendu raconter ces tragédies ne peut accepter les
thèses optimistes développées aux Etats-Unis. Au nom de
quoi refuse-t-on les expériences européennes de flexibilité
155

CONCLUSION

des années 20, les seules dont on dispose depuis un siècle


et demi ? Une littérature existe en Europe sur l’expérience
allemande de 1922-1923 et l’expérience française de 1924-
1926, avec en premier lieu l’admirable Aftalion auquel on ne
peut refuser le scrupule scientifique, l’attachement aux faits
et la rigueur dans la recherche d’un modèle explicatif satis¬
faisant. Aftalion conclut que le change, et le change d’abord,
le change surtout explique les inflations de ces deux épisodes.
Veut-on d’autres auteurs, d’une autre nationalité et d’une
autre époque. En 1964 a paru à Amsterdam un livre
remarquable1. La thèse est que l’inflation de 1923 a été
entraînée par la dépréciation du change et la passivité des
pouvoirs publics. « La raison pour cette passivité était que,
selon la théorie économique dominante, le seul moyen
d’action était la restriction de la demande globale. » Et sur
la domination exercée par la théorie quantitative, les auteurs
ne sont pas tendres. L’Allemand Karl Helfferich, à l’époque
même du drame, ne pensait pas autrement.
Keynes, un moment tenté par la flexibilité comme moyen
de tirer la Grande-Bretagne de la crise de 1925- 1931, avait
totalement révisé son point de vue en 1945 et il n’y a aucun
signe qu’il ait eu le moindre désaccord avec Harry White
sur la conception de base de Bretton Woods : un système
de changes fixes qui ne conduise pas constamment à la
déflation pour les Etats déficitaires.
On avait un sens si aigu en 1945 de la nécessité de ne pas
retomber dans les crises tragiques de l’entre-deux-guerres
que personne ne critiqua les principes de Bretton Woods.
Bien mieux l’Union européenne des Paiements, expérience
très réussie d’organisation monétaire régionale, était basée
non seulement sur des changes fixes mais sur l’absence de
marchés de change. Cette réussite est étroitement liée au
relèvement européen.
La chance historique du monde occidental est que les

I. J. Pederson et K. Lawsen, Germati Inflation 1918-1923, North


Holland Publishing Company.
156 LA GRANDE INFLATION

Etats-Unis aient eu à leur tête dans les années 45 des


hommes capables de s’élever à la hauteur de leurs respon¬
sabilités. Roosevelt et Truman concevaient vraiment un
monde de progrès et de liberté. Ils firent accepter à leur
peuple des conceptions de vraie coopération, de libre-
échange et aussi, par le biais de la conversion en or des
dollars des Banques centrales, une règle commune en
matière monétaire. Ils étaient d’ailleurs portés par un vif
sentiment de la nécessité d’une véritable organisation moné¬
taire internationale que tous les économistes américains
partageaient.
Dès le milieu des années 60, les Etats-Unis sont en diffi¬
culté avec les règles qu’ils s’étaient imposées à eux-mêmes.
Fallait-il les pousser à rejeter toute règle ? Triffin ne l’a
pas cru. Bernstein en l’a pas cru. Samuelson ne l’a pas cru.
Seul Friedman a tenté l’opération, somme toute facile, de
conseiller le désengagement monétaire total en déguisant ce
désengagement comme la réalisation du libéralisme intégral.
L’anarchie des changes devient la règle d’or de l’économie
libérale. Ici il faut protester avec énergie contre le parrainage
libéral. Friedman peut s’en targuer en ce qui concerne son
monétarisme. Il ne peut certainement pas le faire en ce qui
concerne les changes flexibles. Il y a des domaines que le
plus libéral des libéraux doit reconnaître comme hors de ses
prises : par exemple l’action de l’Etat pour l’ordre public,
l’éducation, la défense, la santé ; par exemple aussi une
organisation de changes fixes qui est l’extension au domaine
international de l’unification monétaire dans un pays.
En réalité, ce n’est jamais une tâche très difficile de sol¬
liciter les sentiments si faciles à faire vibrer de l’égoïsme
national, du refus de toute obligation extérieure. D’autant
plus facile dans le cas américain que les Etats-Unis ne
risquent rien ou presque rien. Leurs importations sont à
peine 5 % de leur produit intérieur. C’est trop peu pour que
l’enchaînement change-prix intérieurs-change puisse s’amor¬
cer. Ils sont donc à l’abri du plus gros danger des changes
flexibles. Ils se moquent donc d’une baisse du dollar ; seule
157

CONCLUSION

une appréciation les gênerait, mais elle n’est guère à craindre.


Et si elle se produisait, il ne serait pas difficile de s’y opposer.
Donc, pour les Etats-Unis, régime merveilleux ; il met la
corde au cou de la plupart des partenaires-concurrents, à
la seule exception de l’Allemagne dont ils n’ont rien à
craindre de toute façon. Et il les épargne totalement.
Mais la question que l’on peut poser aux Etats-Unis est
de savoir s’ils se croient vraiment à l’abri de ce qui se passera
si la Grande-Bretagne, ou l’Italie, ou la France, ou les trois,
subissent le sort de l’Allemagne en 1923. Ce n’est pas un
hasard si la République de Weimar ne s’est jamais remise des
événements de 1923. Les Etats-Unis veulent-ils des Weimar
généralisés en Europe ? Au lieu d’intervenir publiquement
et de façon fort discutable à la veille du scrutin italien, les
Etats-Unis n’auraient-ils pas mieux fait d’éviter à l’Italie les
affres d’une inflation et une désorganisation économique et
sociale dues pour moitié au moins aux changes flexibles.
En réalité, ceci risque d’arriver à tous les pays européens,
sauf à l’Allemagne. Mais quel sera le sort de l’Allemagne
isolée au milieu de partenaires ruinés ?
Les tâches que doit affronter l’humanité en ce début du
quatrième quart du xxe siècle sont immenses. D’abord les
relations économiques entre pays riches et pays pauvres. Ce
problème va être bientôt aussi difficile pour les riches que
pour les pauvres. A un certain niveau de développement, il
est facile de croître, nous le savons par expérience. Mais pour
les riches redéployer leur activité pour faire place aux textiles,
à la petite électronique, etc., des pays pauvres, c’est une
tâche autrement difficile. Ensuite il y a la planification en
commun de la consommation des matières rares. Ensuite
les drames de la surpopulation. Et ceux de la pollution. Ces
vrais problèmes il nous faudrait, pour les aborder, toute notre
santé et notre dynamisme économique. Et aussi l’unité
économique maxima. Déjà l’Europe économique se brise
au fur et à mesure que la Grande-Bretagne, l’Italie sont
obligées de prendre des mesures de manière à freiner les
importations. Quelle tentation pour demain d’adopter ces
i5« LA GRANDE INFLATION

mesures vis-à-vis des pays en voie de développement


cherchant à vendre en Europe les premiers produits de leurs
jeunes industries.
La flexibilité c’est le nationalisme ou le risque de la
désintégration totale des monnaies. Le monétarisme c’est le
refus de regarder les vrais problèmes, ceux de l’inflation de
coûts. Par une lutte qui se trompe d’objet c’est la déflation,
le chômage, l’accumulation des dettes pour les entreprises.
Quelle préparation pour les pays de l’Occident aux pro¬
blèmes économiques les plus difficiles que l’humanité ait
jamais rencontrés ! Dès lors, on a le droit de dire que le
monétarisme a été une erreur tragique. Hier on s’affrontait
passionnément sur des thèses religieuses. Aujourd’hui il n’y
a plus beaucoup d’affrontements d’idées. Le dialogue entre
marxisme et libéralisme est tellement ressassé qu’il a perdu
toute substance. Les plates-formes des partis, dans tous les
pays, se ressemblent au point d’être indiscernables. C’est
peut-être dans la théorie économique qu’on débat encore des
issues qui en vaillent la peine, des issues qui peuvent changer
la face du monde, en mal ou en bien. Le monétarisme en est
une.
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Walras (Léon), Abrégé des éléments d'économie pure, Pichon &


Durand-Auzias, 1953.
■TOUR
DATE DUE / DATE DE RI

CARR MCLEAN 38-297


Le monétarisme est la thèse qui veut que la masse moné¬
taire, et elle seulement, agisse sur les prix. C'est la seule
théorie économique qui ait exercé, depuis dix ans, une
influence véritable sur les décisions politiques. Il en est de
même de la thèse des changes flottants, inspirée, comme le
monétarisme, par une conception extrême du libéralisme éco¬
nomique. Dans les deux cas, l'application par les gouverne¬
ments de ces idées théoriques a eu des conséquences impor¬
tantes et néfastes. C'est pourquoi le présent ouvrage réfute
et le monétarisme et les changes flottants. Il tente de montrer
que le premier ignore les véritables causes de l'inflation mon¬
diale depuis cinq ans et propose des remèdes qui aggravent
le mal. Quant aux changes flottants, c'est un système fon¬
cièrement déstabilisant en raison d'une rétroaction (feed¬
back) de la variation de change sur les prix intérieurs, rétro¬
action que ses partisans ignorent ou nient.
L'œuvre est volontairement polémique, parce que l'enjeu
dépasse, et de loin, la discussion académique.

Jean Denizet est directeur des Etudes économiques et


financières à la Banque de Paris et des Pays-Bas.

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