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Le regard oublié ou l'impensé photographique de Claude Lévi-Strauss i

par Hervé COUCHOT

INTRODUCTION : L'OUBLI DE LA PHOTOGRAPHIE

Petite histoire des photographies de Tristes Tropiques : une série de paradoxes.

Je crois qu'on peut parler d'un véritable paradoxe dans la manière dont l'œuvre de
Lévi-Strauss mobilise la photographie comme instrument de l'enquête ethnographique et la
néglige simultanément comme objet de réflexion. Bien que les photographies de ces différents
séjours en Amérique du Sud aient donné lieu, en 1994, à la publication d'un fort beau livre —
Saudades do Brasil — et que leur valeur esthétique soit unanimement reconnue, il est en effet
remarquable que Lévi-Strauss n'aborde presque jamais de front la chose photographique en
elle-même. Les très rares passages de ses livres qui en traitent sont tous très critiques envers
cette pratique inséparable de notre modernité et qui, pour notre photographe amateur, ne
semble guère mériter une heure de peine. Dans les quelques miettes philosophiques qui lui
sont consacrées, on ne ressent de la part de Lévi-Strauss aucune complaisance vis à vis de la
photographie et encore moins une fascination telle que celle qui a pu s'exercer, à la même
époque, sur cet autre grand amateur d'art et d'ethnographie qu'était Georges Bataille. La
différence d'attitude de ces deux penseurs à l'égard de la photographie est flagrante ; elle se
donne à voir, selon moi, à travers deux gestes diamétralement opposés : alors que les
photographies d'un ouvrage tel que Documents ii font véritablement corps avec le texte qui les
accompagne — davantage qu'elles ne l'illustrent — les 69 photographies qui figuraient à
l'origine dans la première édition de Tristes Tropiquesiii ont été purement et simplement
écartées de l'édition de poche en Presses Pocket iv par Lévi-Strauss lui-même, à l'exception de
celle d’un jeune indien Nambikwara reproduite en couverture. Ayant lu Tristes Tropiques
dans cette version expurgée alors que j'étais étudiant et ne connaissant pas l'existence de
Saudades do Brasil, je n'ai découvert qu'à une époque récente que Lévi-Strauss avait fait de
nombreuses photographies et que Tristes tropiques était initialement un texte accompagné des
clichés de son auteur.
Il n'est pas inutile de rappeler que ce sont pourtant ces mêmes photographies qui sont à
l'origine — tout au moins l'une des origines — de la rédaction et de la publication de Tristes
Tropiques . Elles « croupissaient » en effet parmi les feuillets d'une thèse austère consacrée
aux Indiens d'Amazonie — La vie familiale et sociale des indiens Nambikwarav — avant
d'être remarquées par le fondateur de la collection « Terre humaine », Jean Malaurie, l'un des
tous premier lecteurs de Lévi-Strauss. Voici ce que Malaurie a pu dire à leur sujet et à propos
de ce « pensum » universitaire :

« J'avais trouvé le texte très ennuyeux mais j'étais fasciné par les photographies qui l'accompagnaient et
montraient l'acuité de regard d'un homme libre, sensible et complexe. »

À la suite d'une rencontre avec ce dernier, Lévi-Strauss a très vite accepté de transformer cette
thèse « ennuyeuse » en récit de voyage philosophique — d'autant plus qu'il avait à cette
époque, des velléités d'écrire un roman. Pour en finir avec l'histoire quelque peu chaotique de
ces photographies, il faut ensuite attendre près de quarante ans pour les voir reparaître — tout
au moins en partie et dans un format différent — dans un très bel album de 180 photographies

1
« choisies parmi quelques trois mille négatifs » et pour ainsi dire en fanfare, puisque le titre de
ce recueil, Saudades do Brasil, est placé sous le signe d'une composition musicale de Darius
Milhaud. Cependant, dès la lecture du prologue, le lecteur déchante très vite. Lévi-Strauss y
confie en effet ses réticences, sa déception et même sa tristesse vis à vis de ses photographies
en même tant que le peu de goût actuel qu'il éprouve vis à vis de ce divertissement de
jeunesse. On ne peut donc guère parler ici d'un retour de Lévi-Strauss à la photographie au
sens d'un regain d'intérêt et le texte nous le dit clairement :

« Regardées à nouveau, ces photographies me laissent l'impression d'un vide, d'un manque de ce que l'objectif
est foncièrement impuissant à capter. J'aperçois le paradoxe qu'il y a, de ma part à les publier plus nombreuses,
mieux reproduites et souvent autrement cadrées que ne le permettait le format de Tristes Tropiques ; comme si, à
l'inverse de ce qui se passe pour moi, elles pouvaient offrir de la substance à un public, parce qu'il n'a pas été là
et doit se contenter d'une imagerie muette, et surtout parce que tout cela, revu sur place apparaîtrait
méconnaissable et sous bien des aspects n'existe simplement plus. »vivii

Un peu plus loin encore apparaît le motif de la tristesse qui donne le ton à ce texte tout entier
baigné de mélancolie :

« Comment mes vieilles photographies ne m'inspireraient-elles pas un sentiment de vide et de tristesse ? Elles
me donnent la conscience aiguë que cette seconde dépossession sera cette fois définitive par le contraste entre un
passé que j'ai eu encore le bonheur de connaître et un présent dont les témoignages navrants me parviennent,
envoyés par des correspondants parfois inconnus. »viii

Nous sommes donc bien en présence d'un paradoxe en tous points comparables à celui qui
ouvre la première page de Tristes Tropiques, auquel, en un sens il fait écho :

« Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps
pour m'y résoudre. »ix

On pourrait presque en forçant le trait reformuler ainsi celui de Saudades : « je hais les
photographies et voici que je m'apprête à republier les miennes. Mais il m'a fallu quarante ans
pour m'y résoudre. ». Le rapport de Lévi-Strauss à ses propres clichés et à leur publication
relève donc très exactement de la palinodie, c’est-à-dire d’un contre-chant accepté ici bon gré
mal gré. (IL EST DONC POUR LE MOINS ÉTONNANT DE LIRE ICI ET LÀ DES
ARTICLES DANS LESQUELS SONT SONT EXALTÉS LE GOÛT ET MÊME LA
« PASSION » POUR LE PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR DE TRISTES TROPIQUES,
COMME PAR EXEMPLE...)

Trois raisons de nous étonner

De fait, si cette prise de distance quelque peu surprenante, cet « oubli » plus ou moins
volontaire, cette quasi absence de réflexion théorique sur l'acte photographique peuvent nous
surprendre c'est en raison de trois causes principales :

Tout d'abord l'iconographie occupe, depuis le commencement, une place importante


dans l'œuvre de Lévi-Strauss ; l'inflation des schémas, dessins, croquis et autres diagrammes
ne s'est en effet jamais démentie et — à la différence des photographies — ces différentes
reproductions ne semblent pas avoir fait l'objet d'une autocensure dans les éditions de poche.
On peut d'ailleurs faire remarquer, pour souligner ce contraste, que la place accordée à la
photographie dans les ouvrages de Lévi-Strauss s'amenuise nettement à partir de Tristes
Tropiques, ce qui n'est pas le cas pour les autres types de documents imagés et les autres
reproductions, toujours aussi présents par la suite. Les chiffres sont sur ce point révélateurs :

2
deux photographies dans Anthropologie Structurale I (1958), quatre dans Le cru et le cuit
(1964) , trois dans La voie des masques (1979)x, six dans Des symboles et leur doubles (1989)
et puis plus rien, à ma connaissance, à l'exception des reproductions de dessins ou de
tableaux.
D'autre part, chacun connaît l’intérêt constant manifesté par Lévi-Strauss, tout au long
de son œuvre, pour les différentes formes d'expression artistique (la peinture, la musique, la
sculpture et même, de manière plus marginale, le cinémaxi ) à l'exception remarquable de la
photographie. L’auteur de Tristes tropiques a pourtant été en contact avec des photographes
ou des artistes utilisant la photographie ; Duchamp notamment qu'il a côtoyé aux États Unis,
Man Ray mais aussi son propre père à la fois peintre et photographe (que l'on aperçoit
subrepticement en train de prendre une photographie dans Saudades do Brasilxii…). Il est
d'autre part le contemporain, et pour certains le lecteur, de penseurs qui ont tenté de réfléchir
sur la spécificité de la photographie et de son « message » — parfois de manière structurale à
l'instar de Barthes — ou qui en ont pressenti l'importance et la nouveauté radicale.
Enfin, l’ethnographie de Lévi-Strauss est inséparable d’une attention à tout ce qui
touche aux thèmes du regard et de l'observation à « l'observateur inextricablement mêlé à ses
objets d'observation »xiii. Cette préoccupation transparaît nettement dans les titres choisis pour
certains de ces ouvrages, parmi lesquels Le regard éloigné (1983), Regarder, écouter, lire
(1993), jusqu’aux « premiers regards sur le Brésil » qui inaugurent Saudades do Brasil
(1994). La célèbre « leçon d'écriture » de Tristes tropiquesxiv fournit également une bonne
illustration de la manière dont l’ethnologue se soucie des effets de l’observation sur la réalité
observée. Qu’en est-il de la photographie ? Quelles modifications peut-elle provoquer dans
les sociétés sans photographes ?

Il nous faut donc maintenant tenter, à partir des textes de Lévi-Strauss, de proposer
quelques hypothèses susceptibles d'éclairer les paradoxes que nous venons de pointer.

1. LES MOTIFS SUBJECTIFS : FRAGMENTS D'UNE GÉNÉALOGIE


SENSIBLE ET INTELLECTUELLE.

1.1 Photographie et réminiscences : tristes clichés ou la mélancolie de Lévi-


Strauss

« Comment mes vieilles photographies ne m'inspireraient-elles pas un sentiment de vide et de


tristesse ? Elles me donnent la conscience aiguë que cette seconde dépossession sera cette
fois définitive par le contraste entre un passé que j'ai eu encore le bonheur de connaître et un
présent dont les témoignages navrants me parviennent, envoyés par des correspondants
parfois inconnus. »

Claude Lévi-Strauss, Saudades do Brasil , Plon (1994), prologue, p.16.

« Ces photographies d'un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu'en pensant
à lui. » `

Marcel Proust, Œuvres complètes T III, La Pléiade, p.886.

1.1.1 L'expérience de la créosote et l' ambiguïté de la mémoire photographique.

3
Un texte de Lévi-Strauss extrait du prologue de Saudades do brasil montre clairement
la supériorité suggestive de certaines sensations et de certaines traces matérielles — ici la
créosote mais aussi, comme nous le verrons plus loin, l'écriture — sur le témoignage
photographique :

« La créosote dont, avant de partir en expédition, j'imprégnais mes cantines pour les protéger des termites et de
la moisissure, je perçois encore son odeur quand j'entrouvre mes carnets de notes. Presque indiscernable après
plus d'un demi siècle, cette trace me rend pourtant immédiatement présentes les savanes et les forêts du brésil
central, composante essentielle d'autres odeurs humaines, animales et végétales, et aussi de sons et de couleurs.
Car si faible qu'elle soit devenue, cette odeur, parfum pour moi, est la chose même, une partie toujours réelle de
ce que j'ai vécu.
Est-ce parce que trop d'années ont passé — en nombre égal cependant — la photographie ne m'apporte
plus rien de tel. Mes clichés ne sont pas une partie préservée physiquement et comme par miracle, d'expériences
où tous les sens les muscles, le cerveau, se trouvaient engagés : ils en sont seulement les indices. Indices d'êtres,
de paysages et d'événements dont je sais encore que je les ai vus et connus ; mais après si longtemps, je ne me
souviens plus toujours où ni quand. Les documents photographiques me prouvent leur existence, sans témoigner
pour eux ni me les rendre sensibles. »xv

Dans cet extrait, Lévi-Strauss semble manifestement faire son deuil de la photographie
en même temps qu'il fait le deuil de sa jeunesse perdue et de sociétés qui n’existent plus à
travers la photographie. À la différence en effet de certaines sensations prégnantes et durables
(odeurs, saveurs, bruits, sensations de toucher…etc.) et même de la simple pensée, la
photographie telle que Lévi-Strauss la décrit représente sans rendre présent ; elle ne nous rend
sensible ni ne nous donne à penser les réalités remémorées impuissante qu'elle est à les
conserver dans leur "aura". La trace photographique est donc à la différence de l’odeur tenace
de la créosote le degré zéro du souvenir et l'anamnèse qu'elle rend possible se fait toujours sur
fond d’amnésie. De fait, cette anti-mémoire photographique peut paradoxalement favoriser
l'oubli par une sorte d'aplatissement et d'affadissement de la réalité représentée, réduite à sa
plus pauvre écorce. Cela expliquerait peut-être pourquoi, dans les sociétés développées, elle
est souvent associée au deuil qui suppose la recherche douloureuse d'un compromis entre le
devoir de mémoire et les exigences vitales de l'oubli. L’évocation mélancolique par Lévi-
Strauss des lacunes inhérentes à la photographie semble reprendre un motif proustien xvi, dont
on retrouve également l’écho dans un extrait de La chambre claire de Barthesxvii :

« Un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeai des photos. Je n'espérais pas la
"retrouver", je n'attendais rien de « ces photographies d'un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien
qu'en se contentant de penser à lui » (Proust) (…) ] Non, je voulais selon le vœu de Valéry à la mort de sa mère,
« écrire un petit recueil sur elle, pour moi seul » (peut-être l'écrirais-je un jour, afin qu'imprimée sa mémoire
dure au moins le temps de ma propre notoriété) (…) ces photos que j'avais d'elle, je ne pouvais même pas dire
que je les aimais : je ne me mettais pas à les contempler, je ne m'abîmais pas en elles. Je les égrenais, mais
aucune ne me paraissait vraiment "bonne" : ni performance photographique, ni résurrection vive du visage aimé.
Si je venais un jour à les montrer à des amis, je pouvais douter qu'elles leur parlent. »xviii

Pour Lévi-Strauss comme pour Barthes, tout au moins dans cet extrait, la survie de la chose
photographiée est celle de la momie. Il donc faut à tout moment que le souvenir se
« retrempe » dans un bain de sensations, qui font intégralement partie de la réalité remémorée,
à l'image de ces fameuses fleurs de papier japonaises dont parle Proust au début de Du côté de
chez Swann xix et que l'on n'est pas surpris de retrouver au détour d'une page de Tristes
Tropiques :

« Comme ces fleurs japonaises en papier comprimé qui s'ouvrent quand on les met dans l'eau. »xx

À l’instar de Proust, le "salut" passe principalement chez Lévi-Strauss par la voie des mots et
plus particulièrement par l'écriture romanesque, plutôt que par le choc improbable des photos.

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On peut évoquer en guise d'exemple le morceau de bravoure de Tristes Tropiques écrit sur le
pont du Mendoza et consacré à la description d'un coucher de soleilxxi. Cette scène aurait pu
donner lieu à tous les sens du terme à un "cliché" photographique mais la minutie et le souci
d'écriture authentique qui animent le spectateur attentif — en tous points comparables à ceux
que manifeste le jeune narrateur de la Recherche vis à vis des clochers de Martinvillexxii —
condamnent a priori toute substitution. Or ces restes apparents de roman, provenant peut-être
du fameux texte « conradien » que Lévi-Strauss affirme avoir détruit, sont étroitement reliés
au souci de l'ethnographe de décrire le plus précisément possible cet océan de coutumes et de
sociétés innombrables qui constituent son objet d'étude :

« (…) si je trouvais un langage pour fixer ces apparences à la fois instables et rebelles à tout effort de
description, s'il m'était donné de communiquer à d'autres les phrases et les articulations d'un événement pourtant
unique et qui jamais ne se reproduirait dans les mêmes termes, alors me semblait-il j'aurais d'un seul coup atteint
aux arcanes de mon métier : il n'y aurait pas d'expérience bizarre ou particulière à quoi l'enquête ethnographique
dût m'exposer, et dont je puisse un jour faire saisir à tous le sens et la portée. »xxiii

Cette aspiration à l’exactitude inséparablement esthétique et ethnographique — et qui séduit


par exemple Lévi-Strauss chez des peintres tels que Van Eyck, Chardin ou Poussin — est très
souvent réaffirmée par la suite. « J'appartiens à une discipline qui a pour credo l'observation
exacte » confie par exemple l’ethnologue à Didier Éribonxxiv.
On peut dès lors risquer une première hypothèse, en vue d'expliquer cet "oubli de la
photographie" dont nous avons parlé en introduction : ayant réussi à travers son roman
ethnographique à trouver cette prose poétiquexxv pleine de saveur et de précision lui
permettant de « fixer les apparences », la photographie comme témoignage de ce qui a été
devient du point de vue ethnographique comme du point de vue de la mémoire personnelle un
luxe superflu ; on peut fort bien s'en passer à l'image de ces "épices morales" rapportés de
leurs voyages par nos "modernes Marco-Polo" :

« On risquait jadis sa vie dans les Indes ou aux Amériques pour rapporter des biens qui nous paraissent
aujourd'hui dérisoires (…) Dirons-nous alors que par un double renversement, nos modernes Marco-Polo
rapportent de ces mêmes terres, cette fois sous forme de photographies, de livres et de récits, les épices morales
dont notre société éprouve un besoin plus aigu en se sentant sombrer dans l'ennui ? »xxvi

Cette supériorité manifeste de la littérature à faire revivre les êtres et les sociétés qui
n’existent plus se retrouve également dans la dette, même ambiguë, que Lévi-Strauss
reconnaît vis à vis de Rousseau et de ses Confessions :

« Les Confessions me font revivre une société disparue avec la même acuité, le même lyrisme discret qu'un
tableau de Chardin ou de Drolling. » xxvii

Voilà donc une première raison susceptible d'expliquer pourquoi la photographie n'est pas la
"tasse de thé" de Lévi-Strauss. La seconde est étroitement liée selon moi à sa conception du
voyage.

1.2. Voyager dans un autre siècle ou les nostalgies de l'ethnographe

Les reproches qui sont adressés à certaines photographies et à leurs multiples effets de
leurre sont nous l'avons vu analogues à ceux que formule Lévi-Strauss à l'encontre de certains
récits de voyages. Il ne cite jamais aucun ouvrage ni aucun auteur précis mais il ne fait pas de
doute que ces critiques acides s'adressent à ses contemporains, comme dans l’extrait suivant :

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« Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l'illusion de ce qui n'existe
plus. »xxviii

1.2.1. Les dilemmes du voyageur ou le "mécontemporain".

« En fin de compte, je suis le prisonnier d'une alternative : tantôt voyageur ancien,


confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait — pire
encore inspirait raillerie et dégoût ; tantôt voyageur moderne, courant après les
vestiges d'une réalité disparue. »

Claude Lévi-Strauss,Tristes Tropiques (1955), terre humaine, p.43.

Il y a voyageurs et Voyageurs (de même qu'il y a photographes et Photographes xxix) ;


on trouve dans Tristes Tropiques des hommages appuyés aux "vrais" voyageurs tels que
Bougainville, Léry, Staden, Thevet, Soares de Souza ou encore Montaigne dont les récits,
selon Lévi-Strauss, sont « à l'origine de la prise de conscience ethnographique des temps
modernes »xxx. Ces éloges empreints de nostalgie font contraste avec les nombreuses diatribes
vengeresses adressées aux colporteurs et aux adeptes du tourisme de masse, jetées à la face de
ce Janus des temps modernes que constitue à ses yeux l'"arraisonnement" photographique et
touristique. Le ton se fait alors particulièrement acerbe :

« Ce que d'abord vous nous montrez voyages c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité. »xxxi

Et que dire par exemple de cette charge aux accents bucoliques à l’attention des hordes de
campeurs — qui prend la forme d'une apostrophe au style direct :

« Campeurs, campez au Panama. Ou plutôt non : abstenez-vous. Réservez aux derniers sites d'Europe, vos
papiers gras, vos flacons indestructibles et vos boîtes de conserves éventrées. Étalez-y la rouille de vos tentes.
Mais au delà de la frange pionnière et jusqu'à l'expiration du délai si court qui nous sépare de leur saccage
définitif, respectez les torrents fouettés d'une jeune écume, qui dévalent en bondissant les gradins creusés aux
flancs violets des basaltes. »xxxii

Il arrive en fait fréquemment à l’auteur de Tristes Tropiques d’adopter la posture vengeresse


de l’imprécateur pour faire le "procès en sorcellerie" d'une époque et il n’est pas rare qu’à
cette occasion la photographie soit directement visée :
« Pauvre gibier pris au piège de la forêt amazonienne, tendres et impuissantes victimes, je peux me résigner à
comprendre le destin qui vous anéantit, mais non point être dupe de cette sorcellerie plus chétive que la vôtre qui
brandit devant un public avide des albums en Kodachrome remplaçant vos masques détruits. »xxxiii

Lévi-Strauss confesse à plusieurs reprises le regret qu'il a de ne pouvoir répéter l’entreprise


audacieuse et pionnière des grands voyageurs, d’être né trop tard dans un siècle qui ne lui
convient guère. Il confie à Didier Éribon qu’il se sentirait sans doute plus à son l'aise au XIX
ème siècle, à condition, il est vrai, de conserver sa « conscience d'homme du XX ème siècle »
xxxiv
:

« Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages quand s'offrait dans toute sa splendeur un spectacle non
encore contaminé gâché et maudit. »xxxv

On le voit, ce désir de remonter le cours du temps est inséparable d’un goût prononcé
pour l’observation directe et pour ainsi dire naïve.

1.2.2. L'oeil nu ou l'âge d'or des voyages : de l’observation et de la médiation


photographique.

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Lévi-Strauss appartient manifestement à cette catégorie d'ethnologues qui recherchent
à travers leur science une sorte de "refuge" (même imaginaire) contre une civilisation, un
siècle où ils ne se sentent pas très à l'aise xxxvi. Son œuvre exprime la nostalgie d'une époque
qui n'a peut-être jamais existé, contraignant par la force des choses l'ethnologue à observer à
l'œil nu — époque où, est-il besoin de préciser, la sorcellerie photographique ne sévissait pas
encore et où l'on se trouvait en quelque sorte placé dans un état cristallin de l'observation .
Cet âge d'or de l'ethnographie étant révolu, « notre œil a perdu sa fraîcheur, nous ne savons
plus regarder. »xxxvii
Il n'y a donc contradiction qu'en apparence dans la célèbre condamnation des voyages
et des explorateurs qui ouvre Tristes tropiques (dont l'auteur affirme par ailleurs qu'il
s'agissait d'abord d' « une petite provocation »xxxviii ). Il y a en effet pour Lévi-Strauss deux
époques du voyage, un avant et un après qui correspondent à deux usages du monde
différents. Telle un virus ou une épidémie (Lévi-Strauss évoque dans Tristes Tropiques les
épidémies provoquées par l'arrivée des blancs qui, entre 1907 et 1930, ont décimé les
indiensxxxix), la photographie peut incarner sur le plan symbolique le pouvoir de prédation et
de destruction exercés par une civilisation sur une autre, sous couvert d'un souci louable mais
vain d'en conserver la trace. L’auteur de Tristes Tropiques manifeste donc fréquemment de la
nostalgie pour une époque où en somme, tous les arts existaient déjà, à l'exception notoire de
la photographie et du cinéma, sans pour autant souscrire au mythe de l'observation immédiate
qui, à l'image des « intuitions sans concepts » dont parle Kant, ne pourrait être qu'aveugle. La
fraîcheur de l'œil nu est-elle d'ailleurs nécessairement incompatible avec l'éducation du
regard ?

Ces quelques remarques nous amènent à envisager à présent de manière plus précise le
statut esthétique de la photographie dans l'œuvre de Lévi-Strauss

1.3. Photographie et esthétique

1.3.1. La peinture et la musique comme modèles.

Fils d'un peintre de profession (doublé d'un photographe amateur) — dont il affirme
qu' « il n'aimait que la peinture »xl — et "héritier" (ayant passé la plus grande partie de son
enfance au 26 de la rue Poussinxli…) très tôt initié à la musique classique — Wagner, qui
joue un rôle déterminant dans les mythologiesxlii notamment, mais également Debussy,
Rameau ou encore Darius Milhaud, à qui il emprunte le titre de son recueil photographique
Saudades do Brasil — Lévi-Strauss a conservé de sa jeunesse à la fois des goûts que l'on
pourrait qualifier de "classiques" et une conception de l'art nettement dominée par
l'esthétique des lumières : « je suis un kantien vulgaire » confie-t-il à Didier Éribon. Cela
peut expliquer également en partie le peu d'intérêt — qu'à l'inverse de Benjamin ou de
Barthes — il accorde à la photographie, art mineur dans le meilleur des cas ou simple
instrument utile à d'autres formes d'expression artistique, parfois néfaste. Certaines de ses
remarques semblent faire écho aux célèbres critiques adressées par Baudelaire à l'industrie
photographique dans le Salon de 1859xliii. La description à caractère autobiographique du
travail de son père est sur ce point édifiante :

« (…) mon père artiste peintre, et surtout portraitiste, avait l'habitude de photographier ses modèles pour
contrôler la mise en place des principaux traits. Le procédé était devenu pratique courante chez les peintres

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depuis le XIX ème siècle. Mon père prenait ses photos, les développait et les tirait lui-même. Dès l'enfance, je
me familiarisais avec ces opérations. »xliv

Plus profondément et au delà de l'anecdote, la photographie peut-elle trouver une place dans
l'esthétique de Lévi-Strauss ?

1.3.2. Déictique photographique et sémantique de l'art

Dans une extrait de La chambre claire, Barthes souligne le caractère tautologique de la


photographie qui est inséparable d'un geste de monstration pur — une « déictique » — ce qui
l'empêche d'être considérée à part entière comme un langage c'est à dire comme une
production de signes :

« La photographie n'est jamais qu'un chant alterné de "Voyez", "Vois", "Voici" ; elle pointe du doigt un certain
vis à vis et ne peut sortir de ce pur langage déictique (…) La photographie a quelque chose de tautologique : une
pipe y est toujours une pipe intraitablement. »xlv

Barthes insiste notamment dans un entretien consacré à ce dernier livre sur l’incapacité
quasiment ontologique de la photographie à constituer un signe par elle-même quand bien
même elle se prêterait à une analyse de type sémiologique :

« Quand on dit que la photo est un langage, c'est faux et c'est vrai. C'est faux, au sens littéral, parce que l'image
photographique étant la reproduction analogique de la réalité, elle ne comporte aucune particule discontinue
qu'on pourrait appeler signe : littéralement, dans une photo, il n'y a aucun équivalent du mot et de la lettre. »xlvi

Or, pour Lévi-Strauss dont l’esthétique reste sur ce point très classique (et très
kantienne), l'œuvre d'art comme « expression sensible d'un contenu spirituel » est un signe de
l'objet et non une reproduction littérale ; ou plus exactement un système de signes. Elle est
pour ainsi dire structurée comme un langage. Ainsi considère-t-il par exemple que le cubisme
a retrouvé en partie « la vérité sémantique de l'art » puisque « son ambition essentielle est de
signifier, non plus seulement de représenter.»xlvii La photographie ne pouvant se penser
entièrement en termes de signe, puisque d'une certaine manière elle ne signifie rien, si ce n'est
accidentellement et indirectement — par exemple le célèbre baiser de Doisneau peut-être
perçu comme une allégorie de l'amour mais cet effet de symbolisation sera accidentel et non
structural — elle ne peut prétendre au statut d'œuvre d'art ni encore moins par conséquent se
substituer à la peinture. Pour Lévi-Strauss, elle nous donne à voir et à décrire davantage qu'à
penser. Sa précision n’est que l’envers de sa pauvreté expressive.

1.3.3 Trompe l'œil photographique et trompe l'œil pictural : éloge de la main

Le seul texte se rapportant à la photographie, plus précisément au "trompe l'œil" dans


Regarder, écouter, lire (1993), reproduit clairement sur le plan de l’esthétique les principales
critiques formulées dans le prologue de Saudades do Brasil. Mieux, il les renforce à l’aide de
jugements sans appel. La photographie relève en effet d’une « intellection sommaire » ou
encore d’une « pensée-bête » :

« Le réalisme photographique ne distingue pas les accidents de la nature des choses : il les laisse sur le même
plan. Il y a bien là reproduction mais la part de l'intellection est sommaire. Une technique qui, chez les maîtres
du genre est parfaitement accomplie, reste la servante d'une vision "bête" du monde.
Le trompe-l'œil ne représente pas, il reconstruit. Il suppose à la fois un savoir (même de ce qu'il ne
montre pas) et une réflexion. Il est aussi sélectif, ne cherche à rendre ni tout, ni n'importe quoi du modèle, parce

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qu'il lui servira à construire un système de qualités sensibles avec le gras (aussi retenu parmi d'autres qualités)
d'un vase d'argent ou d'étain, le friable d'un morceau de fromage, etc.
En dépit des perfectionnements techniques, l'appareil photographique reste une machine grossière
comparée à la main et au cerveau. Les plus belles photographies sont d'ailleurs celles des premiers âges, quand la
rusticité des moyens obligeait l'artiste à investir sa science, son temps, sa volonté. »xlviii

L'importance de la main opposée à la mécanique stupide, voire à l'automatisme


photographique, est très importante car si l'artiste est pour ainsi dire contraint de signifier par
la nature de l'art, et non de reproduire littéralement la réalité qu'il évoque, ce n'est pas
seulement parce qu'il cherche à la symboliser, à schématiser au sens kantien du terme une
réalité qui possède une dimension spirituelle ; c'est aussi en raison de la résistance offerte par
les matériaux au geste de la main, qui trace, sculpte ou dessine et à la reproduction
"photographique " du réel . C'est ce qui transparaît nettement selon Lévi-Strauss dans le
caractère figuratif des arts « primitifs » :
« (…) dans les arts que nous appelons primitifs, il y a toujours — et en raison d'ailleurs de la technologie assez
rudimentaire des groupes en question — une disparité entre les moyens techniques dont l'artiste dispose et la
résistance des matériaux qu'il a à vaincre, qui l'empêche consciemment — et le plus souvent il le veut
consciemment — de faire de l'œuvre d'art un simple fac-similé. Il ne peut ou ne veut pas reproduire
intégralement son modèle, et il se trouve donc contraint de le signifier. Au lieu d'être représentatif, l'art apparaît
donc comme un système de signes. »xlix

Par ailleurs le travail de la main laisse à l’artiste, en dépit des contraintes de la matière,
un pouvoir de sélection et une marge de liberté supérieure dans laquelle un style peut
s’affirmer. C’est ce qui différencie fondamentalement, par exemple, la peinture naturaliste de
la photographie et ce qui compromet d’avance toute substitution de l’une à l’autre :
« On reste confondu à lire, encore maintenant qu’avec l’invention de la photographie la peinture naturaliste reçut
son arrêt de mort. Comme l’a profondément compris Vinci, l’art a pour premier rôle de trier et d’ordonner les
informations profuses émises par le monde extérieur, et qui assaillent à tout moment les organes des sens. En
omettant les unes, en amplifiant les autres, en modulant celles qu’il retient, le peintre introduit dans cette
multitude d’informations une cohérence, à quoi se reconnaît le style. Dira-t-on que le photographe fait de
même ? Ce serait ne pas voir que les contraintes physiques et mécaniques de l’appareil, celles chimiques, de la
surface sensible, les possibilités dont dispose l’opérateur pour choisir le sujet, l’angle de prise de vue et
d’éclairage, ne laissent à celui-ci qu’une liberté très restreinte comparée à celle pratiquement sans borne dont
jouissent l’œil, la main, l’esprit servi par ces prodigieux instruments. »l

On retrouve donc cette fois sur le plan de la conception de l'art, une nouvelle
illustration de cette « impression de vide, et de manque de ce que l'objectif est foncièrement
impuissant à capter » . Nous avons vu que du point de vue de la mémoire, la photographie
semblait impuissante à rendre sensible ce qu'elle représente. Voilà maintenant qu'elle nous
donne trop peu à penser pour pouvoir être pleinement considérée comme une œuvre d'art.
Tout au plus pourrait-elle faire office de simple "pense-bête", (comme le suggérait déjà
Baudelaire) mais sans doute possède-t-elle encore trop de lacunes dans ce domaine. Que lui
reste-t-il donc ?
En fait, il me semble que la photographie pointe à son tour une certaine lacune dans
l'esthétique de Lévi-Strauss qui ne peut pas en rendre compte complètement comme œuvre
d'art et cela, parce qu'il reste tributaire d'une esthétique du signe héritée des lumières alors
que, comme l'avait bien compris Benjamin (et Barthes à sa suite), la photographie requiert
probablement une nouvelle esthétique qui ne peut plus être celle de la signification— fut-elle
"flottante"— une nouvelle approche de la notion d'œuvre d'art qui pourrait bien s'articuler
autour de la notion de style, même si elle n’implique pas nécessairement l’effacement pur et
simple de tout effet de signe. S'il semble patent que « la photographie n'est pas de l'art au sens
classique du terme » (Barthes), cela ne signifie pas pour autant que la photographie ne soit pas

9
du tout un art, ne se réduisant par conséquent ni à « la transcription mécanique du réel », à
laquelle Lévi-Strauss tente de la réduire, ni par là même à « un substitut de la peinture ».li

Ces limites que Lévi-Strauss assigne à la photographie sur le plan esthétique ont bien
évidemment des conséquences sur son usage et sa valeur de document ethnographique. On a
d’ailleurs pu dire d'ailleurs que toute l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss soucieuse de
retrouver « l'union du sensible et de l'intelligible »lii, n'était en réalité qu'une logique de la
perception esthétiqueliii. Venons-en donc, pour terminer, à la place de la photographie dans
son anthropologie structurale.

2. LES MOTIFS ETHNOGRAPHIQUES : PHOTOGRAPHIE ET


ANTHROPOLOGIE STRUCTURALE

2.1. Des effets superficiels ou insignifiants sur l'observation

À la question « Lévi-Strauss tient-il compte des éventuelles perturbations de


l'observation ethnologique par le geste photographique ? » la réponse est « oui » même s'il les
tient pour superficielles, voire insignifiantes, et même si à la différence de la célèbre leçon
d'écriture en pays Nambikwara, elles n'apportent aucune connaissance nouvelle à
l'ethnographe. Deux extraits de Tristes Tropiques le montrent clairement. Le premier
concerne l'attitude singulière des femmes Caduveo vis à vis des photographies :

« On apprend aux jeunes ethnographes que les indigènes redoutent de laisser capter leur image par la
photographie et qu'il convient de pallier leur crainte et d'indemniser ce qu'ils considèrent comme un risque en
leur faisant un cadeau sous forme d'objet ou d'argent. Les Caduveo avaient perfectionné le système : non
seulement ils exigeaient d'être payés pour se laisser photographier mais encore, ils m'obligeaient à les
photographier pour que je les paye, il ne se passait guère de jours sans qu'une femme se présentât à moi dans un
extraordinaire attirail et m'imposât bon gré, mal gré de lui rendre l'hommage d'un déclic suivi de quelques mil
reis. Ménager de mes bobines, je me bornais souvent à un simulacre, et je payais.
Pourtant ç'eut été de la bien mauvaise ethnographie que de résister à ce manège, ou même de le
considérer comme une preuve de décadence ou de mercantilisme. Car sous une forme transposée
réapparaissaient ainsi des traits spécifiques de la société indigène : indépendance et autorité des femmes de haute
naissance ; ostentation devant l'étranger, et revendication de l'hommage du commun. La tenue pouvait être
fantaisiste ou improvisée : la conduite qui l'inspirait conservait toute sa signification ; il m'appartenait de la
rétablir dans le contexte des institutions traditionnelles. »liv

On voit donc qu’une fois de plus la photographie ne nous apprend rien de nouveau
sous le soleil des tropiqueslv ; tout au plus apporte t-elle une confirmation minimale, une
transposition dans le domaine visuel de ce que l'ethnographe savait déjà ; on retrouve donc
bien ici la fonction de contrôle qu'elle avait chez les peintres du milieu du XIX ème siècle.
Elle ne modifie d'autre part qu'en surface la réalité observée. Pour ce qui concerne en effet les
Nambikwara, particulièrement réceptifs à l'écriture et à ses effets en matière de pouvoir, le
problème ne se pose tout simplement pas. Ils sont, dixit Lévi-Strauss, indifférents à la
photographie et à son appareillage :

« Si faciles que fussent les Nambikwara — indifférents à la présence de l'ethnographe à son carnet de notes et à
son appareil photographique — le travail se trouvait compliqué pour des raisons linguistiques . »lvi

Malgré tout, ces quelques remarques éparses ne proposent pas encore une réflexion
véritable sur les implications éventuelles du geste photographique en matière d'ethnographie ;

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tout au plus constituent-elles des indices qui montrent que Lévi-Strauss, malgré un désintérêt
global pour ces questions, a pu en des circonstances particulières y prêter attention.

2.2. Photographie et structures

Pour comprendre la contribution et les limites éventuelles du document


photographique à l'anthropologie structurale il faut partir, me semble t-il, d'une typologie
minimale des différents thèmes photographiques choisis par Lévi-Strauss pour illustrer ses
ouvrages.
Un problème préalable se pose néanmoins : peut-on toujours distinguer nettement les
clichés qui présentent une dimension ou un intérêt ethnographique de ceux qui sont plus
anecdotiques voire plus "touristiques" et qui semblent n'en présenter aucun ? La différence, si
elle existe, ne dépend-elle pas d’abord du regard que l’on porte sur ces photographies ? Peut-
être n'y a t-il d'ailleurs aucune photographie exclusivement ethnographique — pas plus qu'il
n'y a de photographies entièrement dépourvues d'éléments ethnographiques — pas seulement
dans ce qu'elle représente mais aussi dans ce qu'elle dénote et connote à travers ses gestes et
ses "rituels". Ainsi « le bain de l’ethnologue » entrelace des éléments biographiques à des
éléments plus directement ethnologiques, par exemple la toilette chez les Nambikwara. De
même, La dormeuse Nambikwara nous renseigne sur les habitudes de vie de cette tribu, dont
les membres vivent pratiquement nus et dorment à même le sol, mais elle peut également être
regardée dans une dimension plus esthétique et "désinteressée" au sens de Kant, sans que l’on
se soucie des informations dont elle est porteuse. Lévi-Strauss insiste lui-même souvent, dans
Triste Tropiques comme dans Saudades do Brasil, sur la beauté des femmes Nambikwara.
En dépit de cette difficulté inhérente à la pluralité des regards et à la coexistence
d’éléments à la fois privés et publics, on peut néanmoins distinguer :

- Des photographies relativement anecdotiques ou à usage familial : la femelle Boa éventrée


(SDB, p.87), le père de Lévi-Strauss en train de prendre une photographie (SDB, p.35),
certains paysages sans trace apparente de présence humaine, certaines scènes de voyage…
etc.
- Des photographies plus manifestement ethnographiques, particulièrement celles des
décorations faciales des femmes de la tribu Caduveo ( SDB, pp. 66-77.). On peut également
mentionner les photographies portant sur les activités artisanales et les moeurs des Indiens
ainsi que les vues aériennes des villages.

Dans la mesure où toutes ses photographies ne représentent que la partie visible des
phénomènes observés et non les structures sociales qui les rendent possibles, on pourrait
considérer qu'elles n'apportent là encore que des indices à l'ethnographe et non de véritables
connaissances. On peut certes admettre qu’il existe des photographies plus « structurales »
mais celles-ci peuvent-elles dépasser le stade de la simple confirmation ? On les rencontre en
fait dans trois types de photographies. En premier lieu dans celles qui représentent des
décorations faciales (parmi les plus nombreuses en volume) dès lors que leurs motifs reflètent,
à travers leur géométrie singulière, certaines structures de l'organisation sociale. On pourrait
voir un indice de leur intérêt ethnologique supérieur, dans le fait qu’elles constituent à elles
seules les deux uniques photographies reproduites dans Anthropologie Structuralelvii et qu’on
les retrouve, reproduites sous un format différent, dans Saudades do Brasillviii .Pourtant,
accorder une fonction dévoilante et privilégiée à ces peintures faciales est sans doute excessif.
L'ethnographe peut en effet tout aussi bien se contenter d'un dessin qui favorisera à la fois une
meilleure visibilité et une meilleur intelligibilité. C'est ce que fait d'ailleurs Lévi-Strauss dans

11
Tristes Tropiques et dans Anthropologie Structurale, leur substituant tout aussitôt une
peinture ainsi qu’un dessin de masque exécuté au XIX ème siècle par un chef maori. On peut
donc penser que ces photographies fonctionnent davantage comme une sorte de certificat
d’authenticité attestant que ces motifs ont bien été peints sur des visages réels, en un mot
qu’ils ont existé. D’autres photographies peuvent faire apparaître un détail intéressant
également l'ethnographe. Ainsi Lévi-Strauss fait-il la remarque suivante à propos de deux
clichés de Saudades do Brasil lix :

« Des détails comme la position de la main pour le tir à l'arc, différente de celle des Nambikwara, sont un sujet
d'intérêt pour l'ethnologue. »

Pourtant, outre que l'on peut tout aussi bien apercevoir cette différence à l'œil nu, un signe
considéré isolément — fut-il un "quasi signe" — ne signifie rien, comme nous l'a appris la
linguistique de Saussure dans son approche diacritique du langage. Lévi-strauss lui-même
nous rappelle ce principe essentiel applicable à l’enquête ethnographique :

« Chaque détail pris en lui-même n'a besoin de rien signifier, car c'est dans leur rapport différentiel que réside
leur intelligibilité. »lx

Il faut donc que le détail s'intègre dans une vue d'ensemble pour être signifiant ; cette
condition suppose un dépassement du caractère trop individuel de certaines photographies de
décorations faciales pour un véritable schématisme, plus abstrait en apparence, mais qui rend
mieux compte des particularités concrètes de la réalité observée.
Enfin, les photographies aériennes de certains villages semblent également présenter
un intérêt qui dépasse le pur exotisme. Au moment où Lévi-Strauss s’attarde sur leurs
particularités le commentaire cesse d’ailleurs d'être tautologique ne procédant plus sous la
forme d'un « ça c'est ça, c'est tel » (Barthes) lxi.
« Juché sur la toiture d'une cabane comme les aras que les Indiens élèvent pour leurs plumes, je prenais une vue
d'ensemble de la structure immuable des villages Bororo : maison des hommes au centre, cabanes familiales
propriété des femmes, en cercle sur le pourtour. Une frontière invisible, transversale à la maison des hommes,
divise le village en deux moitiés. Un homme né dans une moitié prend obligatoirement femme dans l'autre et
réciproquement. »lxii

Plus précisément, en quoi ces photographies peuvent-elles présenter un intérêt au regard de


l'anthropologie structurale ? Barthes nous apprend dans son très beau texte consacré à la Tour
Eiffel que les vues aériennes et panoramiques (qui prennent de l'importance au XIX ème
siècle chez des écrivains tels que Victor Hugo dans Notre dame de Paris ou Michelet, dans
Tableau de la France ) ajoutent à la vision « un pouvoir incomparable d'intellection » donnant
du même coup accès à ce qu'on nomme une structure — c'est à dire à « un corps de formes
de formes intelligentes. » :
« Semblable à Monsieur Jourdain devant la prose, tout visiteur (de la Tour Eiffel) fait du structuralisme sans le
savoir (ce qui n'empêche pas la prose et la structure d'exister bel et bien). »lxiii

Cependant, quand bien même Lévi-Strauss ferait, par l'intermédiaire de ce type de


photographies, de l'anthropologie structurale sans le savoir, il va de soi qu'il n'a pas attendu la
"révélation" photographique pour réfléchir sur les règles du mariage et sur les structures
élémentaires de la parenté (à l'inverse de certains archéologues qui ont pu découvrir les
vestiges de cités enfouies sous terre grâce à la photographie aérienne). Là encore, il s'agit
d'une simple confirmation par la perception sensible d'une donnée acquise par l'intellection,
même si elle a pu l’émouvoir.

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On peut donc penser que la contribution de la photographie à l'anthropologie
structurale telle que la conçoit Lévi-Strauss est de l'ordre du détail ou, au mieux, de la simple
confirmation ; elle a dans le meilleur des cas une valeur indicielle mais jamais une valeur
heuristique. Tout au plus donne-t-elle lieu à une connaissance lacunaire, à une sorte de "
certitude sensible "qu'il faut dépasser pour faire apparaître les structures de la réalité concrète.
La photographie ne nous apprend donc rien que nous ne sachions déjà ; mieux elle peut
constituer un obstacle ethnographique à la perception d'une réalité sociale complexe. Dans ce
cas, il est préférable de lui substituer la trame d'un dessin ou celle d'un diagramme en vue de
donner à voir la signification ethnographique cachée de certaines peintures faciales, de
l'organisation d'un village ou d'échanges nuptiaux.

2.3. Rituels et connotations photographiques : la question du deuil

La photographie ne se réduit pas à la production d’une image plus ou moins fidèle à la


réalité. Pour reprendre la distinction établie par Barthes dans son analyse du « message
photographique », il y a toujours au moins deux dimensions dans toute photographie : ce
quelle dénote et ce qu’elle connotelxiv. Reprenant à son compte un cliché bien connu sur la
société japonaise l’auteur de L’empire des signes se demandait ainsi, avec son « œil
ethnographique » posé sur le Japon, si ce qui compte pour les touristes japonais, ce n'est pas
davantage le geste voire le rituel photographique, davantage que le résultat de la
photographie. De fait, les différentes connotations du geste et du « rituel » photographique
peuvent intéresser l’ethnographe soucieux de comprendre pourquoi, en dehors des problèmes
purement technologiques ou économiques, une société peut se désintéresser de la
photographie. En ce qui concerne par exemple le cas précis des Nambikwara, il est
remarquable que ces derniers manifestent une attention très vive à l’écriture — et à ce qu’elle
peut connoter en matière de pouvoir — alors qu’ils ne font aucun cas du geste
photographique ni de son produit.
Afin de tenter de comprendre ce désintérêt qui contraste avec l’inflation de la
photographie dans les sociétés dites développées, il est utile de rappeler que parmi les
multiples présupposés culturels, parfois inconscients, qui peuvent être implicites à l’acte
photographique, il y a notamment ce que Freud appelle le « travail du deuil ». En matière de
photographies le deuil ne concerne pas seulement des personnes, mais tout aussi bien de
paysages, des événements, en bref, tout ce qui disparaît irrémédiablement avec le temps.
Barthes est sans doute l’un des tous premiers penseurs de la photographie a avoir insisté sur sa
relation intime avec le deuil :

« Si on veut vraiment parler de la photographie à un niveau sérieux, il faut la mettre en rapport avec la mort.
C'est vrai que la photo est un témoin, mais un témoin de ce qui n'est plus. Même si le sujet est toujours vivant,
c'est un moment du sujet qui a été photographié et à ce moment n'est plus. Et ça c'est un traumatisme énorme
pour l'humanité et un traumatisme renouvelé. Chaque acte de lecture d'une photo, et il y en a des milliers dans
une journée du monde, chaque acte de capture et de lecture d'une photo est implicitement, d'une façon refoulée,
un contact avec ce qui n'est plus, c'est à dire avec la mort. » lxv

L'intuition phénoménologique de Barthes s’inscrit en fait dans le droit fil d’autres


œuvres de la pensée occidentale contemporaine qui traitent de cette « énigme fascinante et
funèbre ». On peut mentionner à titre d’exemple une scène de Du côté de chez Swann de
Proust au cours de laquelle Melle Vinteuil, en deuil de son père, crache sur son portrait
photographiquelxvi, ou encore, plus récemment, le très beau film de François Truffaut ,intitulé
La chambre verte (1977), dans lequel les photographies de défunts rassemblées dans une

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crypte mortuaire fonctionnent comme une sorte de garantie de leur survie et de leur présence
après la mort.
Or, même si le deuil n'épuise pas à lui seul le projet ni l'acte photographique, s'il n'en
est à ce titre qu'une connotation, il peut néanmoins permettre de comprendre pourquoi, du
côté des sociétés primitives, la photographie n’est finalement d’aucun usage. Ces dernières
connaissent elles aussi bien évidemment les exigences du deuil mais elles l'effectuent à
travers de tout autres rituels au cours desquels les chants et les danses notamment constituent
des pratiques bien plus importantes. Le travail de deuil que Lévi-Strauss tente de faire à
travers ses propres photographies vis à vis des sociétés qu’il a observées suppose donc une
attitude fort différente de celle qu’il évoque dans Saudades do Brasil :

« Des cérémonies funèbres à la mémoire d'un Indien décédé loin du village s'étendirent sur plusieurs jours au
cours desquels les "âmes " des morts reviennent visiter les vivants. »lxvii

En fait, telle qu’elle se présente dans le geste et surtout dans les propos mélancoliques de
Lévi-Strauss, dépréciant ses propres clichéslxviii, « l'ethno-photographie » pourrait bien avoir
pour fonction principale, du point de vue des sociétés ethnographiantes, de favoriser, en
même temps que la collecte d’informations, un certain travail de deuil. Ne s'agit-il pas en effet
au delà du souci de connaissance de sauver de l'oubli des sociétés et des coutumes qui, sous
l'effet de l’uniformisation imposée par les sociétés développées, sont irrémédiablement
vouées à disparaître, tout en en conservant une certaine trace — même lacunaire — sous la
forme d'un « certificat de présence » (Barthes), d’un « ça a existé » ?

Il me semble donc que ce thème du deuil photographique ainsi que les connotations
qu’il présuppose constitue à la fois un impensé de la réflexion de Lévi-Strauss — au même
titre que la "nouvelle esthétique" que semble requérir la photographie — ainsi qu' un indice
qui montre peut-être que même si les sociétés photographiées devenaient dans un avenir plus
ou moins proche des sociétés photographiantes (c'est à dire finalement de toutes autres
sociétés), le projet que présupposeraient leurs photographies pourrait être fort différent du
nôtre, sauf à se fondre intégralement dans les modes de vie et de pensée qui sont les nôtres.
C’est cette possible dissymétrie du regard que je voudrais envisager pour terminer.

2.4 L'utopie ethnographique et la dissymétrie du regard


« Je connais l'esprit de bien des hommes
Et ne sais qui je suis moi-même !
Mon œil est bien trop près de moi… »

Frédéric Nietzsche, Le gai savoir, (1886)

Le geste "photo-ethnographique" nous semble donc révéler une certaine dissymétrie


entre sociétés ethnographiées et sociétés ethnographiantes, différente de celle produite par
l'écriture. Cela tient moins à la pratique ethnographique elle-même et à ses méthodes — car
rien n'empêche en droit comme en fait les sociétés ethnographiées de devenir à leur tour des
sociétés ethnographiantes lxix (même si se faisant elles ne peuvent le faire qu'à partir d'un
projet, d'une méthode et d'une formation qui portent encore la marque de fabrique de
l'Occident) — qu'au regard et à la perception que nous autres membres des sociétés dites
développées pourrions porter sur ses photographies de nous-mêmes faites par des sociétés
« primitives ». Par son projet comme par ce qu’il présuppose, le regard ethnograhique peut-il
réellement échapper à l'unilatéralité ? Ne va-t-il pas toujours malgré lui dans le même sens,

14
des sociétés dites civilisées vers les sociétés dites primitives ? Qui en effet "photo-
ethnographie" si ce n'est les membres des sociétés dites civilisées et que manifeste ce souci
d'accumuler et de stocker des clichés photographiques au delà de son intérêt scientifique ?
Il y a dans Saudades do Brasil trois photographies où l'on peut apercevoir dans
différentes attitudes l'ethnographe Lévi-Strauss sans que l'identité du photographe (quand il ne
s'agit manifestement pas d'un autoportrait) soit mentionnéelxx. S'agit-il de l’épouse de ce
dernier, d'un membre de l'une de ses expéditions ou encore d'un indien d'Amérique du Sud
initié à cette technique ? Si tel est le cas, quels regards sur la personne photographiée ce cliché
présuppose-t-il ? Une ultime photographie, pourrait également illustrer ce problème. Elle
représente des jeunes indiens Cashinua, contemplant dans une sorte d'effet d'abîme des
photographies de Tristes Tropiqueslxxi. Or ces enfants peuvent-ils réellement poser un regard
ethnographique sur eux-mêmes, y compris avec le recul du temps ? Et est-ce simplement un
problème d'éducation ou de conversion du regard ?
De même que la célèbre « leçon d'écriture » évoquait le rapport spontané très différent
à l'écriture manifesté par l'ethnologue et le chef de village Nambikwara — « Il ne s'agissait
pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d'accroître le prestige d'une autorité — ou
d'une fonction — aux dépens d'autrui.» lxxii — une anecdote de Tristes tropiques nous donne
également à penser cette difficulté. Lévi-Strauss y évoque la curiosité d'un chef Nambikwara
envers nos mœurs qui semble s'apparenter, à première vue, à celle de l'ethnographe :

« Sa curiosité envers nos mœurs, et envers celles que j'ai pu observer dans d'autres tribus, ne le cède en rien à la
mienne. Avec lui le travail ethnographique n'est jamais unilatéral. »lxxiii

Cependant, on peut douter, que le but pratique et immédiat de cette curiosité soit exactement
le même que celui qu'assigne Lévi-Strauss à l'ethnographie, à savoir une meilleure
connaissance de la nature humaine :

« Toutes ces études de coutumes bizarres d'objet extravagants à quoi serviraient-elles sinon précisément dans la
mesure où elles nous permettent d'élargir la conception que nous pouvons nous faire de la nature humaine sur la
base exclusive de la considération de notre propre société. »lxxiv

En ce qui concerne le regard de l’autre nous sommes donc en présence d’une sorte de
dilemme : soit le regard posé sur nos sociétés par les sociétés traditionnellement
ethnographiées donne lieu à une véritable curiosité ethnographique de part et d’autre mais
cela implique d’une part que ces sociétés se soient radicalement transformées, voire
« occidentalisées » ; et que nous disposions d’autre part d’un recul suffisant pour nous
regarder, grâce à la médiation d’autrui, avec un œil « ethnographique » ; soit il nous faut
assumer notre ethnocentrisme et renoncer à demander à d’autres sociétés ce qu’elles ne
peuvent nous donner qu’ en se « dénaturant ». Si suivant le mot de Nietzsche, et quoique nous
fassions, « notre œil est toujours bien trop près de nous » il peut sembler difficile de porter un
regard ethnographique et « éloigné » sur nous-mêmes et de faire disparaître ce point aveugle
qui n’est peut-être que la condition de notre vision, et qui est probablement inséparable de
l’utopie comme de l’ambition ethnographiques. Rappelons pour l’anecdote que Lévi-Strauss a
trouvé l’expression et l’idée de « regard éloigné » dans le théâtre nô dont il est un grand
amateur :
« C'est un titre emprunté au japonais qui m'est venu en lisant Zeami, le créateur du nô. Il dit que pour être un bon
acteur il faut savoir se regarder soi-même de la façon que les spectateurs vous regardent, et il emploie
l'expression de regard éloigné. J'ai trouvé qu'elle représentait très bien l'attitude de l'ethnologue regardant sa
propre société, non comme il la voit en tant qu'il est membre, mais comme d'autres observateurs placés loin
d'elle dans le temps ou dans l'espace la regarderaient. »lxxv

15
En fin de compte — et telle est bien la question que nous semblent poser les
photographies de Lévi-Strauss — où commence et où finit le regard ethnographique ?

NOTES

i
Communication prononcée à l'occasion de la table ronde « Mettre en scène l'Anthropologie : Anthropologie
visuelle » qui s'est tenue le 19 septembre 2001 à l'institut franco-japonais de Tokyo.
ii
Georges Bataille, Documents (1968), Mercure de France ( série d'articles publiés entre 1929 et 1934).
iii
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), Plon.
iv
Ce geste d'oblitération voire de refoulement de l'ensemble des photographies de Tristes Tropiques ne saurait
s'expliquer simplement par des raisons de format dès lors que les deux photographies de femmes Caduveo au
visage peint, datant de 1935 et reproduites dans la première version d'Anthropologie structurale 1 (Plon, 1958 p;
270), figurent bien , quant à elles, dans l'édition de poche [Agora (1974) ,pp.284-285. ]
v
Claude Lévi-Strauss, La vie familiale et sociale des indiens Nambikwara (1948). Société des Américanistes.
Gonthier.
vi
Claude Lévi-Strauss, Saudades do Brasil (1994), Plon. Prologue, p.9.
vii
Ibid.
viii
Ibid, p16.
ix
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), Terre humaine, p.9.
x
Claude Lévi-Srauss, La voie des masques, (1979), Agora, pp.10-101, 122, 125.
xi
Pour l'anecdote, Jean Luc Godard, manifeste son désaccord avec un jugement de Lévi-Strauss au début d'un
entretien accordé aux Cahiers du cinéma (n°194, octobre 1967) à propos de son film La chinoise :
« Cahiers .— Mais un homme comme Lévi-Strauss est justement quelqu'un qui se refuse à employer à tort et à
travers la terminologie linguistique, qui l'utilise avec la plus extrême prudence…
Godard .— Tout à fait d'accord, seulement quand je le vois prendre Wyler comme exemple pour parler du
cinéma — ce qui est son droit — je le regrette car je me dis que, si en ethnologie, il préfère la tribu Wyler, moi je
préfère la tribu Murnau. »
Entretien reproduit dans Godard par Godard (1985), Des années Mao aux années 80 ,Champs Flammarion, n°
520, p.27.
xii
Op.cité, p.35.
xiii
Cf. Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988), Odile Jacob, p. 145. Sur la manière dont
l'observation peut modifier la réalité observée, on se reportera également aux pages 214-215 du même ouvrage.
xiv
Op.cité, 7 ème partie, chapitre XXVIII.
xv
Claude Lévi-Strauss, Saudades do Brasil , Plon (1994), prologue, p. 9.
xvi
À l’instar de celui de Barthes, le discours proustien sur la photographie est néanmoins plus complexe comme
peut le suggérer par exemple la scène de profanation par laquelle Melle Vinteuil fait cracher son amie sur le
portrait photographique de son père (Du côté de chez Swann, folio, pp. 192-198), texte qui a retenu l'attention de
Bataille notamment dans La littérature et le mal. Dans tous les cas, l'élément de fascination inséparable de la
performance photographique ne peut sans doute être que partiellement refoulé, comme dans le deuil, et il peut
faire retour dans certaines circonstances (Voir à ce sujet l’usage des photographies dans l'empire des signes ou
dans Roland Barthes par Roland Barthes : « la nuit de l'encrier », « la famille sans familialisme »…etc.). On
trouve dans le livre consacré par Bourdieu à la photographie deux pages dans lesquelles ce dernier cite des
passages de La Recherche nettement plus flatteurs pour l'expression photographique :

16
« Proust donne une très belle illustration des pouvoirs de déconcertement que recèle la photographie et dont la
pratique commune se prive : « les dernières applications de la photographie — qui couchent aux pieds d'une
cathédrale toutes les maisons qui parurent si souvent de près, presque aussi hautes que les tours, font
successivement manœuvrer comme un régiment par files, en ordre dispersé, en masses serrées, les mêmes
monuments, rapprochent l'une contre l'autre les deux colonnes de la Piazzetta tout à l'heure si distantes éloignant
la proche Salute et dans un fond pâle et dégradé réussissent à faire tenir un horizon immense sous l'arche d'un
pont, dans l'embrasure d'une fenêtre, entre les feuilles d'un arbre situé au premier plan et d'un ton plus vigoureux,
donnent successivement pour cadre à une même église les arcades de toutes les autres — , je ne vois que cela qui
puisse autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses
qu'elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. »

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Le côté de Guermantes, N.R.F.,La Pléiade, 1954,t.II, p.364-365.

Proust décrit ailleurs ces « admirables photographies de paysages et de villes » capables de donner « une image
singulière d'une chose connue, image différente de celles que nous avons l'habitude de voir, singulière et
pourtant vraie, et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu'elle nous étonne, nous fait
sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-mêmes en nous rappelant une impression. Par
exemple, telle de ces photographies magnifiques illustrera une loi de la perspective, nous montrera telle
cathédrale que nous avons l'habitude de voir au milieu de la ville, prise au contraire d'un point choisi où elle aura
l'air trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du fleuve d'où elle est en réalité distante. »

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Le côté de Guermantes, N.R.F. La Pléiade (1954) T.I p.838.

Cité par Pierre Bourdieu, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie (1965), Minuit, pp. 109-
110.
xvii
Lévi-Strauss serait probablement réticent envers ce rapprochement avec les analyses de Barthes dont il
connaît les travaux mais qu'il ne semble guère apprécier ; par ailleurs le "dernier Barthes" auquel il fait allusion
n'est-il pas précisément celui qui s'intéresse particulièrement à la chose photographique ?

« D.E : Et avec Barthes, quels ont été vos rapports ? on a réédité, il y a quelques années, un petit texte que vous
lui aviez adressé à propos de son S/Z.
C.L.S : Un texte que j'avais écrit comme une blague. S/Z m'avait déplu. Les commentaires de Barthes
ressemblaient par trop à ceux du professeur Libellule dans le A la manière de Racine. Alors je lui ai envoyé ces
quelques pages où "j'en rajoutais", un peu par ironie et, pour me tirer d'un mauvais pas, en lieu et place et
compliments que je me sentais incapable de faire. Il a pris cela au sérieux. On m'a demandé de republier ce texte.
Pourquoi pas ? J'ai dit oui.
D.E : Avez -vous lu d'autres livres de Barthes ?
C.L.S : Évidemment. Mais je ne me suis jamais senti proche de lui, et j'ai été confirmé dans mon sentiment par
son évolution ultérieure. Le dernier Barthes a pris le contre-pied de ce que faisait le précédent et qui, j'en
convaincu, n'était pas dans sa nature."
Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988), Odile Jacob, pp.106-107.
xviii
Roland Barthes La chambre claire , II, 25. Œuvres complètes, T 3 (1974-1980), Seuil p. 1155.
xix
Proust, Du côté de chez Swann, folio p.61 :

« Et comme ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits
morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se
différencient, deviennent des fleurs de notre jardin et celles du parc de M.Swann, et les nymphéas de la Vivonne,
et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend
forme et solidité, est sorti, ville et jardins de ma tasse de thé. »
xx
Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), Terre humaine, p.293.
xxi
Ibid, pp 67-74.
xxii
Proust, Du côté de chez Swann, folio, pp. 217-218 (pour cette célèbre page d'écriture)
xxiii
Op.cité, p.66.
xxiv
Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988), Odile Jacob, p.220.

17
xxv
Cf. Entretien avec C.Clément et D. A Grisoni à propos de Tristes Tropiques :

« C.L.S — Il contient des faiblesse inacceptables.


M.L — Par exemple ?
C.L.S — Un nombre fâcheux d'alexandrins. Ce que les bons auteurs proscrivent en prose. »
Autoportrait, propos recueillis par Catherine Clément et Dominique-Antoine Grisoni pour le Magasine littéraire,
n° 223, octobre 1985, p.24.
xxvi
Op.cité, p.37.
xxvii
Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988), Odile Jacob, p.233.

Op.cité, p.36.
xxviii
xxix
0n peut en effet peut poursuivre le parallèle avec la photographie puisqu'on trouve, même si elle est plus
mitigée, dans un texte plus tardif consacré à Poussin, une plus grande indulgence vis à vis des pionniers de la
photographie que vis à vis des modernes et de leur "soit disant" trompe l'œil. cf. « En regardant Poussin »,
Regarder, écouter, lire (1993) Plon, pp. 32-33
xxx
Op.cité, p.399.
xxxi
Ibid, p.36.
xxxii
Ibid, p.175.
xxxiii
Ibid, pp.40-41.
xxxiv
Plus exactement :

« C'est un siècle où j'ai le sentiment que je ne serais pas trop dépaysé si une fée par un coup de baguette
magique, m'y transportait sans me faire perdre ma conscience d'homme du XX ème siècle. J'y trouverais toutes
nos grandes inventions en germe, sans encore que ces progrès constituent pour l'essentiel, des remèdes à leurs
propres inconvénients. »
Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988), Odile Jacob, pp.249-250.
xxxv
Op.cité, p.42.
xxxvi
« Pour plusieurs ethnologues et pas seulement pour moi, la vocation ethnologique fut peut-être en effet un
refuge contre une civilisation, un siècle, où l'on ne / se sent pas à l'aise. » Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon,
De près et de loin, (1988), Odile Jacob, pp. 98-99.
xxxvii
Ibid, p.241.
xxxviii
Ibid, p. 126.
xxxix
Op.cité, p.362.
xl
À propos du père et des oncles peintres cf. Magasine littéraire, n° 223 octobre 1985, p.18
xli
Cf. Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988), Odile Jacob, p.9.
xlii
Voir à ce sujet l'ouverture des Mythologiques dans laquelle Lévi-Strauss présente Wagner comme le « père
fondateur de l'analyse des mythes ».
xliii
À la différence de Lévi-Strauss, Baudelaire admet cependant quelques utilités à une photographie qui
n'empièterait pas sur le domaine de la création artistique mais qui se limiterait au rôle plus modeste de « servante
des sciences et des arts » :
« Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa
mémoire (…) qu'elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d'une
absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres,
les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui
demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. »

Charles Baudelaire, « Salon de 1859, II », Critique d'art , folio / essais n°183, pp. 278-279.
xliv
Claude Lévi Strauss, Saudades do Brasil , Plon (1994),prologue p.22.
xlv
Roland Barthes La chambre claire , II, 25. Œuvres complètes, T III (1974-1980), Seuil (1995) p. 1155.
xlvi
Roland Barthes, « Sur la photographie », Œuvres complètes T. III (1974-1980), Seuil (1995) pp. 1235.
xlvii
Georges charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss (1959) 10 / 18, p.89.
xlviii
Claude Lévi-Strauss, "En regardant Poussin", Regarder, écouter, lire (1993), Plon, pp. 32-33.
xlix
Georges charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss (1959) 10 / 18, p.72.
l
Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné (1983) Plon, pp.333-334.

18
li
Cf. à propos de cette fausse alternative, Roland Barthes, « Sur la photographie », Œuvres complètes, T III
(1995), Seuil, p.1236.
lii
« Dans toute son œuvre, il cherche l'union du sensible et de l'intelligible, ce que j'essaye moi-même de faire
par d'autres voies et en prenant les choses par l'autre bout : par le primat de l'intellect au lieu du sentiment ; mais
chez lui et chez moi, le besoin d'une réconciliation est le même. »
Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988), Odile Jacob, p.232.
liii
« Nombreux aussi sont les commentateurs ayant attaché beaucoup d'importance à de nombreux thèmes
esthétiques Lévi-Straussiens. L'un d'eux — Yvan Simonis (1968) — est allé jusqu à identifier le structuralisme à
une "logique de la perception esthétique", détournée de l'action au profit de la contemplation et dont le talent
consisterait à exprimer l'état d'une culture qui a compris qu'elle disparaissait. »
José Guilherme Melquior, L'esthétique de Lévi-Strauss (1977), Puf "croisées", p.7.
liv
Op.cité, pp. 202-203.
lv
Un extrait des entretiens avec Éribon, semble confirmer cette relative indigence et cette vision un peu
schématique des choses — que Lévi-Srauss attribue au cliché photographique en matière de connaissance :
« Cela m'édifie sur les opinions de l'auteur mais ne m'apprend rien de plus : un positif ou un négatif
photographiques enferment la même quantité d'informations. » Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et
de loin, (1988), Odile Jacob, p.105.
lvi
Op.cité, p.326.
lvii
Anthropologie Structurale (1958) Agora, pp. 284-285.
lviii
Saudades do Brasil (1994), Plon, p.72 et 75
lix
Ibid, pp. 182-183
lx
Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988) Odile Jacob, p.186.
lxi
Roland Barthes La chambre claire , II, 25. Œuvres complètes, T III (1974-1980) Seuil p.1112.
lxii
Claude Lévi-Strauss, Saudades do Brasil , Plon (1994), p.89.
lxiii
Roland Barthes, La Tour Eiffel, (1989), en collaboration avec André Martin, CNP / Seuil, 1989, p.9.
lxiv
Roland Barthes « Le message photographique » (1961). Œuvres complètes, T I, Seuil pp. 939-942.
lxv
Roland Barthes, « Sur la photographie », Œuvres complètes T. III (1974-1980), Seuil (1995), p. 1237.
lxvi
Proust, Du côté de chez Swann, folio, pp. 192-198.
lxvii
Claude Lévi Strauss, Saudades do Brasil , Plon (1994), p.191.
lxviii
Cette dépréciation de soi est selon Freud un caractère spécifique à la mélancolie qu’on ne retrouve pas dans
l’attitude du deuil. Cf. à propos de cette distinction l’article « Deuil et mélancolie » dans Métapsychologie ,
Gallimard (1968), folio essais n°30, pp. 147-153.
lxix
Parmi les tentatives accomplies dans ce domaine, Lévi-Strauss en évoque deux dans ses entretiens avec
Éribon :
« Lucien Febvre m'avait chargé de diriger une enquête monographique — la première, je crois, conçue dans un
esprit ethnologique — sur un village français. Pour la mener, je choisis Lucien Bernot. Il en sortit un livre :
Nouville, un village français, paru dans les Travaux et Mémoires de l'Institut d'Ethnologie . Dans les mêmes
conditions, Chiva mena une enquête en Corse. Ce fut pour nous deux le début d'une longue collaboration. »
Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988) Odile Jacob, p.95.

lxx
Voir par exemple, à la page 191 de cet ouvrage la photographie de l’ethnologue en compagnie de son singe
Lucinda.
lxxi
Ibid, p.223. Voir sur cette photographie les commentaires de l’auteur à la page 89 du même ouvrage :
« Beaucoup d'années avaient passé quand, en Amazonie péruvienne, un collègue américain photographia de
jeunes Indiens Cashinaua contemplant quelques-unes de ces images (photo David Allison, avec la permission de
l'auteur). »
lxxii
Op.cité, p.352.
lxxiii
Ibid, p.366.
lxxiv
Dialogue entre Claude Lévi-Strauss, Jean Guéhenno et Michel Leiris consécutivement à la publication de
Tristes Tropiques (1955). Entretien rediffusé par France culture le 17 décembre 1989 dans le cadre de l’émission
« rétro » consacrée à Lévi-Strauss (« être ethnologue selon Lévi-Strauss »)
lxxv
Claude Lévi-Strauss / Didier Éribon, De près et de loin, (1988) Odile Jacob, p.249.

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