Vous êtes sur la page 1sur 26

Après

1935
la
MONTÉE
totalitaire
S
i, dès 1925, la dictature sévit en Italie,
c’est au tournant de l’année 1935 que le
régime s’est radicalisé. Massacres, camps
de concentration et usage de gaz chimiques
accompagnèrent la colonisation en Éthiopie
après la « pacification » en Libye, où les troupes
italiennes avaient écrasé sans ménagement
les tentatives de rébellion. Quant aux lois
raciales et antisémites de 1938, elles ne furent
pas dictées par l’allié nazi, mais bien par
Mussolini, qui jusque-là avait bridé son anti-
sémitisme. Fasciné par la puissance et la dis-
cipline du IIIe Reich, le Duce ira ensuite jusqu’au
bout de sa complicité avec le dirigeant nazi,
s’engageant dans une guerre qui fut une
déroute militaire, morale et politique. Elle
signa sa perte. Après les sombres 600 jours de
la République sociale de Salò, Mussolini est
exécuté en avril 1945.

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 81


Marie-Anne Elle a notamment publié Cet article est la version
Matard-Bonucci L’Italie fasciste et la actualisée de « Italie :
persécution des Juifs fascisme et antisémitisme
Professeure d’histoire
(PUF, 2012) et dirigé d’État », Les Collections
contemporaine
Totalitarisme fasciste de L’Histoire n° 3,
à l’université Paris-VIII
(CNRS Éditions, 2018). octobre-décembre 1998.

Antisémitisme
et racisme
La vraie nature
du régime

Contrairement à une idée répandue, l’État fasciste


n’a fait écran ni à la persécution raciale ni à la
déportation des Juifs de la péninsule. Et, bien que
tardive, la mise en œuvre d’une politique antisémite
en Italie ne doit rien à la pression allemande.

L
e 14 juillet 1938 le Giornale d’Italia
FOTOTECA GILARDI/BRIDGEMAN IMAGES – DR

publie un article non signé sous le titre


« Le fascisme et les problèmes de la
race ». En une dizaine de propositions, Rome, 1938. Une commerçante
le régime fasciste donne le coup d’en- affiche sur la vitrine de son
voi de la politique antisémite : « Les magasin une pancarte indiquant :
« Cette boutique est aryenne. »
races humaines existent ; il y a des races inférieures Depuis le 7 septembre 1938
et supérieures ; le concept de race est purement biolo- les Juifs étrangers doivent
gique ; la population italienne est d’origine aryenne ; quitter l’Italie ; le 17 novembre
il est temps que les Italiens se déclarent franchement suivant un décret-loi s’en prend
racistes ; les Juifs n’appartiennent pas à la race aux Juifs nationaux.

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 83


5 août 1938. Sur la couverture de ce numéro de Rome, ancien ghetto, 1943. Travail forcé après l’occupation de
la revue La Défense de la race, un glaive sépare la ville par les Allemands en 1943. Les 16 et 17 octobre 1 022 Juifs
un « aryen » de deux profils juif et noir. du ghetto furent déportés par les nazis à Auschwitz.

italienne. » Ce décalogue du racisme italien, appelé ayant rejoint le parti fasciste avant la marche sur
par la suite « manifeste des scientifiques », a été lon- Rome en 1922 sont mis à l’abri de quelques mesures
guement mûri et approuvé par Mussolini avant discriminatoires concernant l’aptitude à posséder
d’être révélé à l’opinion. Pour les quelque des biens et à servir dans l’armée.
47 000 Juifs en Italie, la stupeur est à la mesure de En quelques semaines, les Juifs d’Italie sont deve-

GIANCARLO COSTA/BRIDGEMAN IMAGES – SEM/UNIVERSAL IMAGES GROUP/GETTY IMAGES


l’ampleur du revirement politique et idéologique nus des citoyens de seconde zone quand leur pré-
qui s’accomplit alors. sence n’est pas jugée indésirable. Le virage semble
d’autant plus brutal que l’antisémitisme était absent
de la doctrine fasciste jusqu’au milieu des
Citoyens de seconde zone années 1930. Il existait bien quelques nationalistes
Dès le 22 août 1938 un recensement des Juifs est et fascistes antisémites virulents mais l’antisémi-
ordonné par le ministère de l’Intérieur, qui crée une tisme demeurait circonscrit aux cercles restreints
Direction pour la démographie et la race. Premières de la droite fasciste et nationaliste. De même, au
victimes de la politique discriminatoire, les Juifs sein du catholicisme, la haine antijuive exprimait
étrangers sont invités à quitter le territoire dès le la sensibilité d’un courant minoritaire.
7 septembre 1938. Le 17 novembre 1938 le décret- Pour autant, les préjugés antijuifs n’étaient pas
loi énumérant les mesures pour la défense de la race absents de l’Italie d’après-guerre, parmi les élites
italienne s’en prend cette fois aux Juifs nationaux. italiennes comme au sein d’une population majo-
La définition du Juif s’accompagne, classiquement, ritairement catholique, habituée à entendre les
d’une série d’interdictions qui seront, au fil des mois, prêtres désigner les Juifs comme « perfides », dans
multipliées et aggravées : mariage avec des « aryens », la prière du vendredi saint. Cependant, au lende-
service militaire, profession en rapport avec la main de l’unité italienne de 1861, l’État avait
défense, possession de biens au-delà d’une certaine imposé une conception laïque de la nation ignorant
valeur, emploi dans les administrations publiques et les différences religieuses. Au point que le député
paraétatiques. Les Juifs anciens combattants ou juif italien David Levi pronostiquait, à la fin du

84 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


Trieste, 1944. La Risiera di San Sabba est un camp de transit pour Juifs et prisonniers politiques
où tortures et mises à mort furent pratiquées. Avec la guerre et la formation de la république de Salò,
le pouvoir fasciste devint complice de l’élimination des Juifs et procéda lui-même aux arrestations.

xixe siècle, la disparition des Juifs en tant que com- gouvernement de mettre en œuvre une politique
munauté spécifique au sein de la nation. antisémite, évoquant cependant le projet d’empê-
Dans un contexte où les Juifs étaient encore des cher que « les Juifs n’occupent une place dans la
Italiens comme les autres, de façon prévisible, la nation disproportionnée par rapport à leur nombre
communauté juive s’était divisée face au fascisme, et leurs mérites ». La communauté juive de Turin
certains ayant rejoint le parti dès 1921, lequel, à la accueillit cette déclaration avec optimisme : « En
différence du NSDAP (le Parti national-socialiste Italie, il n’existe pas d’antisémitisme ». « La tempête
allemand), n’exprimait aucune hostilité contre eux. passera et le calme reviendra », pouvait-on entendre.
Toutefois, un observateur attentif aurait pu déceler, La mise en œuvre d’un antisémitisme d’État fut
plusieurs mois avant l’adoption des premières donc un acte politique réfléchi, programmé plu-
mesures discriminatoires, les signes de la montée sieurs mois à l’avance et adopté par les responsables
en puissance des tenants de l’antisémitisme fasciste fascistes sans la moindre pression de l’Allemagne.
dans les cercles proches du pouvoir. Ainsi, dès 1934, Si le contexte diplomatique de l’axe Rome-Berlin
un groupe de dix-sept antifascistes, parmi lesquels (proclamé en 1936) ne fut pas étranger à la décision
figuraient onze Juifs, fut arrêté à Turin : occasion du gouvernement, cette évolution procède surtout
immédiatement saisie par la presse, étroitement d’une dynamique propre au fascisme italien. Au len-
contrôlée par le pouvoir, pour dénoncer « les Juifs demain de la conquête de l’Éthiopie (1935-1936)
MASSIMILIANO CLARI/ALAMY/PHOTO12

à la solde des exilés antifascistes ». le Duce entend accélérer la transformation totali-


A partir de 1936, tandis que l’Italie se rapprochait taire de la société. Le thème de la deuxième révolu-
de l’Allemagne, les attaques antisémites se firent tion fasciste est à l’ordre du jour sous la forme d’un
plus fréquentes dans la presse et la ville de Ferrare projet visant à régénérer la race. La crainte de voir
connut, pour la première fois depuis plusieurs le « madamisme », ou concubinage entre Italiens et
décennies, une manifestation antisémite. En 1938 femmes éthiopiennes, se développer donne lieu à
un texte de l’Information diplomatique (rédigé par la volonté de lutter contre le métissage. En avril 1937
Mussolini) démentait encore l’intention du une loi interdit aux Italiens d’entretenir toute

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 85


« relation à caractère conjugal » avec des femmes de désormais exclus de l’enseignement, de l’école élé-
l’Afrique orientale italienne (cf. p. 90). Quand les mentaire à l’université, tandis que les enfants
mesures antisémites sont adoptées, la question de devaient quitter l’école publique.
la pureté raciale est déjà à l’ordre du jour depuis Il est difficile de mesure l’adhésion de la popula-
plus de deux ans et les partisans d’un antisémitisme tion italienne. Les témoignages personnels rendent
d’État pourront aisément présenter leur projet compte de l’infinie variété des réactions. Les pro-
comme l’un des moyens nécessaires à l’instauration testations et les gestes d’opposition furent le fait
d’un ordre fasciste totalitaire. Reste que le lien entre d’une minorité. Au sein du parti fasciste, qui comp-
le racisme pratiqué en Éthiopie et l’antisémitisme tait, en 1939, 2,5 millions d’adhérents, un millier
d’État consiste moins en une filiation idéologique de personnes furent exclues pour « piétisme »,
qu’en un dessein politique dont relèvent aussi les expression utilisée par la propagande fasciste pour
réformes visant à transformer le style, les compor- désigner ceux qui manifestaient compassion ou soli-
tements et jusqu’à l’être intime des Italiens : créer darité à l’égard des Juifs. Primo Levi a raconté com-
un homme nouveau fasciste. ment des universitaires l’avaient aidé à poursuivre
ses études en dépit des lois raciales ; le grand rab-
bin Elio Toaff, quant à lui, évoque dans ses Mémoires
Pas de modération un examinateur fasciste pur et dur, juriste, qui lui
Contrairement à une vulgate longtemps répandue, expliqua que les Juifs ne pouvaient comprendre le
la modération ne fut pas de mise. Dès 1938 les jour- droit corporatif.
naux rivalisent pour critiquer, dénoncer et railler Ce que l’on sait, c’est que, suivant les lieux, la
les Juifs étrangers et italiens, des journaux mili- législation antisémite fut mise en œuvre avec plus
tants aux feuilles humoristiques en passant par les ou moins de rigueur : à Trieste, les Juifs durent
magazines de loisirs. En quelques mois la propa- compter avec une administration intraitable et une
gande atteint des sommets dans la haine. population souvent hostile. A Turin comme à
Parmi les organisations fascistes, les Groupes uni- Vérone les exclusions professionnelles furent appli-
versitaires fascistes (GUF) firent preuve d’une quées sans grande résistance. Dans plusieurs villes
inventivité particulière, la satire antisémite déri- les commerçants apposèrent des inscriptions hos-
vant sur l’appel au meurtre. La machine antisémite tiles à l’entrée de leurs magasins : « Entrée interdite
que le pouvoir fasciste avait actionnée s’emballait. aux chiens et aux Juifs », « Pour des raisons d’hygiène,
En revanche, c’est en se conformant à la lettre et à il est interdit de cracher et aux Juifs d’entrer »…
l’esprit des lois et des circulaires que la plupart des En s’engageant sur la voie de l’antisémitisme
administrations firent appliquer avec zèle et effica- d’État, le pouvoir fasciste ne songeait pas à exter-
cité les directives gouvernementales, qu’il s’agisse miner les Juifs d’Italie. Mais, avec la guerre et la
de recenser les Juifs ou de les exclure de certaines cascade d’événements de l’été 1943 qui condui-
professions. Le secteur de l’enseignement et de la sirent, en septembre 1943, à l’occupation du centre-
culture fut particulièrement exposé. Le décret-loi nord de l’Italie par les Allemands et à la formation
pour « la défense de la race dans l’école fasciste » fut de la république de Salò, il se fit le complice passif
l’un des premiers à être adopté dès le mois de sep- puis volontaire de leur élimination. Cette situation
tembre 1938. Les professeurs juifs étaient peut sembler d’autant plus paradoxale qu’avant la

MOT CLÉ CHIFFRES

« Italiani brava gente » 8 566 Juifs déportés


Le souvenir des quelques Italien » face au « méchant Population juive Population j
mois d’occupation italienne Allemand ». Les recherches (1943) (1943)
dans le sud-est de la France ont montré ces dernières
(juin 1940-septembre 1943), années que les Juifs d’Italie Population Population … dont
Légendes Cartographie

Légendes Cartographie

pendant lesquels l’Italie a n’ont pas été épargnés juive juive 2 370
déportée tuée … juifs
refusé de livrer les Juifs de par les persécutions, et 35 200 étrangers
35 200
sa zone d’occupation à son que la République sociale
allié nazi, a accrédité en italienne a participé à leur 8 566 7 860
France le « mythe du bon arrestation.

86 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


chute de Mussolini, le 25 juillet 1943, les autorités
militaires et diplomatiques italiennes, dans leur
zone d’occupation, et notamment dans le sud-est
de la France et en Croatie, avaient protégé les Juifs
et tenté d’empêcher leur déportation. Dans les deux
à quatre mois qui suivent le débarquement de Sicile
Primo Lévi évoque le climat
du 10 juillet 1943, les Juifs étrangers détenus dans qui régnait au sein de
les camps d’Italie méridionale sont libérés. En
revanche, les membres des communautés du centre la population en 1938
et du nord de la péninsule sont désormais obligés
de se cacher, quand ils n’ont pas déjà été arrêtés. Depuis quelques mois que
Grâce au fascisme qui avait recensé, répertorié,
discriminé et désigné comme ennemis les Juifs à les lois raciales avaient été
l’opinion publique, l’occupant nazi peut brûler les proclamées, j’étais peu à
étapes. En octobre Theodor Dannecker est envoyé
par Eichmann en Italie pour procéder aux pre- peu isolé. Mes compagnons
mières vagues de déportation. Peu après, les
Allemands créent un bureau permanent, à Vérone,
chrétiens étaient des gens
chargé des « opérations antijuives ». civilisés ; aucun d’eux ne
Dès le 16 septembre 1943 un premier convoi est
acheminé vers Auschwitz. Deux mois plus tard une m’aurait adressé un mot ou
grande rafle décime la plus ancienne communauté un geste d’hostilité mais je
juive d’Italie : 1 022 habitants du ghetto de Rome
sont envoyés à Auschwitz et près de 90 % d’entre les sentais s’éloigner et selon
eux sont gazés dès l’arrivée. Le 28 octobre, l’ambas-
sadeur allemand auprès du Saint-Siège écrit avec
un comportement ancestral
soulagement et satisfaction : « Le pape, bien que sol- moi aussi je m’éloignais ;
licité de diverses parts, n’a pris aucune position
publique contre la déportation des Juifs de Rome. » chaque regard entre eux et moi
Si cette opération a été organisée et exécutée par était accompagné d’une lueur
les seules forces allemandes, dès le mois de
novembre suivant, le gouvernement de Salò s’en- minuscule mais perceptible
gage dans la même voie.
Le 30 novembre le ministre de l’Intérieur ordonne
de méfiance et de soupçon.
l’arrestation et l’internement de tous les Juifs et la Primo Levi, Le Système périodique, 1975, rééd. Albin Michel, 1987
confiscation de tous leurs biens. Aucune distinction
entre Juifs étrangers et italiens n’est plus, désor-
mais, à l’ordre du jour, que les rafles soient organi-
sées par les Allemands ou par la police italienne.
Sur un total de 7 013 arrestations opérées en Italie,
on sait que 1 898 ont été effectuées par des Italiens,
2 489 par des Allemands, tandis que 312 furent l’ob- En 1947 le colonel Max Adolphe Vitale, président
jet d’une collaboration. du Comité de recherches sur les déportés juifs ita-
Dans quelle mesure le Duce et les responsables liens, dans un rapport destiné à informer les
fascistes connaissaient-ils le sort réservé aux Juifs Français de la situation des Juifs italiens pendant
à la fin du convoi ? En novembre 1942 Mussolini, le fascisme et la guerre, concluait en signifiant que
s’exprimant sur la politique antijuive de l’Allemagne rien ne serait jamais plus comme avant : « La vie a
auprès de l’industriel Alberto Pirelli, fit ce commen- repris pour les Juifs en Italie ; vie difficile comme par-
taire cynique : « Ils les font émigrer… vers l’autre tout dans le monde. Presque tous les Juifs italiens
monde. » De nombreux documents et témoignages pleurent quelqu’un qui ne reviendra plus… Si on
permettent d’établir que le chef du gouvernement demande si quelque chose a changé entre les Juifs et
n’était pas seul informé. A la fin de l’année 1942 les les non-Juifs en Italie, on peut répondre : avant 1938,
milieux dirigeants connaissaient, dans les grandes nous autres Juifs nous étions des Italiens, maintenant
lignes, l’existence de la Solution finale. nous sommes des Juifs italiens ! » n

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 87


Le pape Pie XI, au moment des accords du Latran, en 1929. Pie XII, pape diplomatique, lui succède en 1939.

Le grand silence de la papauté


Parce qu’il s’agit de pouvoirs qui se veulent absolus, le régime et le Vatican furent
autant concurrents qu’alliés. Mais pas au point de mettre Mussolini en danger.

C
omme la monarchie, impossible de gouverner ce pays, d’équilibriste : il doit composer

FOTOTECA GILARDI/BRIDGEMAN IMAGES – DRAEGER/DAGLI ORTI/CCI/AURIMAGES


l’Église fut accusée très majoritairement catholique, à la fois avec le Vatican et, au sein
après guerre de n’avoir en s’opposant aux élites de son mouvement, avec les
rien fait pour mettre conservatrices et à l’Église. révolutionnaires de la première
fin à la dérive fasciste. Intervient alors ce qu’on appelle heure, qui n’apprécient pas cette
Les relations entre Mussolini le « tournant conservateur ». Le voie conservatrice.
et la papauté furent en réalité rapprochement entre les deux Finalement, le 11 février 1929,
ambivalentes. Le premier fascisme pouvoirs s’opère à partir de leurs les accords du Latran mettent fin
est anticlérical, le programme « ennemis communs », sur une base à une rupture de presque soixante
de 1919 prévoyant même la antidémocratique, autoritaire et ans. Le Saint‑Siège reconnaît
confiscation des biens du clergé. anticommuniste. La campagne la monarchie italienne, accepte
De son côté, l’Église est en conflit contre les francs-maçons menée que Rome soit capitale de l’Italie,
avec l’État italien depuis la dès 1923 séduit le pape Pie XI, tout encaisse les sommes que
« question romaine » : lors de comme la réforme de l’Éducation, l’Italie lui versait en compensation
l’unification, achevée en 1870, qui introduit l’enseignement de la perte de la ville. L’Italie
les États pontificaux ont été religieux dans les écoles et remet reconnaît quant à elle la
démantelés et Rome est devenue le crucifix dans les salles de classe. souveraineté de la Cité du Vatican.
capitale de l’Italie. Mais dès 1921 Mais ce rapprochement constitue Un concordat est signé établissant
Mussolini comprend qu’il est pour Mussolini un grand jeu le catholicisme comme « seule

88 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


religion de l’État ». Mais la lune entre deux systèmes qui Le brouillon est transmis au
de miel est brève. prétendent tous les deux prendre supérieur de l’ordre, Ledóchowski,
Le monde catholique est loin en charge l’individu, de la un Polonais antisémite et pro-
d’être un bloc. Le Parti populaire naissance à la mort. Reste que les fasciste qui enterre le document.
italien – parti catholique créé en catholiques, dans leur ensemble, Le pape avait également prévu
1919 – est très composite : on y sont séduits par cet apaisement de prononcer, le 11 février 1939,
trouve un courant démocratique des relations Église/État. L’Église un discours plus dur encore contre
et un courant conservateur. Si des doit donc, en apparence, rester le régime mais il meurt la veille.
critiques émanent, dans une faible fidèle aux Accords. Tout comme Son successeur Pie XII connaît
mesure, d’une aile catholique le fascisme doit conserver l’appui parfaitement la situation.
démocratique, c’est surtout de la des catholiques. La compétition En 1937, il avait été un des
frange ultra conservatrice de au sommet de l’État n’empêche pas rédacteurs de l’encyclique
l’Église que viendra l’opposition la conciliation dans le pays. Puis la Mit brennender Sorge contre
la plus marquée au régime. Pour guerre d’Éthiopie en 1935-1936 le nazisme. Mais il est avant tout
ces ultra conservateurs, arc-boutés marque une étape. Le pape n’est un pape « diplomatique », plus
sur les privilèges temporels et les pas favorable à un conflit contre un conciliant envers le nationalisme,
valeurs de l’Église catholique et pays chrétien, mais il est isolé et le fascisme ou le nazisme, qu’il
romaine, le régime empiète sur ses contraint au silence. Sa position perçoit comme des remparts
prérogatives. Dès le 13 mai 1929, devient de plus en plus incommode contre le communisme. Grâce
Mussolini a de son côté précisé que avec les lois raciales de 1938. à l’ouverture des archives du
l’État fasciste englobait l’Église. Lors d’audiences au Vatican il pontificat de Pie XII depuis le
condamne « le racisme et le 2 mars 2020, on connaît en détail
Compétition au sommet nationalisme exagéré ». On sait l’action diplomatique du Vatican
Politiquement, les accords du que, devant des pèlerins belges, en 1939-1940 : il a mené une
Latran renforcent le consensus il a déclaré : « Nous sommes tous action intense pour éviter la
autour du régime. Mais, aux côtés spirituellement sémites », formule guerre, sans succès, puis il a
des plus intransigeants, l’Action reprise dans la presse étrangère recherché la neutralité durant
catholique reste une épine dans mais censurée en Italie. Le 16 août le conflit afin de secourir les
le pied du projet totalitaire 1938 un accord secret est passé catholiques partout dans le
fasciste. En effet, cette nébuleuse entre le régime et le Vatican : monde. On peut aussi espérer
de mouvements catholiques à contre le maintien de l’Action y découvrir des informations
destination de la société laïque, catholique, l’Église s’engage à sur l’exfiltration des criminels
largement promue par Pie XI, ne pas protester publiquement de guerre par des réseaux
est au fond la seule organisation contre ces lois antisémites. catholiques, avec, pour l’Église,
libre qui ait survécu à la mise en Toutefois, le différend persistera cet argument de neutralité selon
place de la dictature. Et dès 1931 autour de l’interdiction des lequel ils étaient, eux aussi,
les tensions se multiplient. mariages mixtes prévue par des réfugiés de guerre comme
Le Duce envisage sa suppression. les lois raciales en violation des les autres. L’ambiguïté de cette
Pie XI riposte avec l’encyclique Non dispositions du concordat de 1929. attitude se retrouvera lors
abbiamo bisogno, qui condamne la Pie XI, vieillissant, prend de du référendum de 1946 pour
« statolâtrie païenne » des fascistes plus en plus conscience du danger lequel aucune consigne de vote
et affirme que le régime phagocyte mortifère des idéologies fasciste ne fut donnée entre monarchie
les droits de la famille et de l’Église. et nazie. En juin 1938 il envisage et république ; ou encore
On le voit, l’affrontement n’est une encyclique condamnant l’absence de condamnation
pas entre une vision progressiste l’antisémitisme racial. Il en confie de la Shoah par Pie XII. Du côté
et une vision réactionnaire, mais la rédaction à un jésuite américain. des fidèles, la position envers
le régime a épousé celle de
l’ensemble des Italiens : ils s’en
détachent après les défaites
Pie XI, vieillissant, prend de plus militaires et la destitution de
Mussolini, le 25 juillet 1943.
en plus conscience du danger mortifère Nina Valbousquet
École française de Rome
des idéologies fasciste et nazie (propos recueillis par Catherine Brice)

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 89


Des civils éthiopiens pendus le 7 avril 1936. La conquête de l’Éthiopie fut la première guerre menée par les fascistes.
Elle se prolongea par des campagnes de terreur envers les « rebelles » qui firent des dizaines de milliers de morts.

90 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


Une colonisation
tout aussi dure
qu’une autre

Commencée avant le fascisme mais radicalisée


par Mussolini, la colonisation italienne fut loin
d’être douce. Massacres, camps de concentration
et utilisation de gaz chimiques sont autant d’atrocités
qu’eurent à subir la Libye et l’Éthiopie.

L
COLLECTION CASAGRANDE/ADOC-PHOTOS – NANCY WARNER

’unification italienne (1860-1861) était Afrique du Nord : deux provinces de la future Libye
à peine achevée que les impérialistes (la Tripolitaine à l’ouest et la Cyrénaïque à l’est)
firent campagne pour que l’Italie furent alors accaparées au détriment d’un Empire
acquière de nouveaux territoires en ottoman affaibli. Puis, en 1912, l’Italie prit pied sur
Afrique. Dans cette concurrence tar- les îles du Dodécanèse en mer Égée, elles aussi sous
dive avec la France, le Royaume-Uni domination ottomane.
et l’Allemagne, la première colonie obtenue par les Durant la conquête de la Libye, en novembre 1911,
Italiens fut l’Érythrée en 1890 (surnommée « fille l’Italie fit preuve d’une violence inédite, préfigurant
aînée », la primogenita). Dans les années 1890 une celle de la Grande Guerre : lors du premier bom-
partie de la Somalie fut conquise mais il fallut bardement aérien du monde, des grenades furent
attendre les années 1920 pour que soit établie une jetées à la main sur Tripoli. Les célébrations de cette
Somalia italiana. L’année 1911 marqua la première innovation militaire italienne ne se firent pas
tentative italienne pour s’emparer de territoires en attendre, les actes de rébellion de la part des Libyens

Mia Fuller Elle fait des recherches Italian Colonialism


Anthropologue et sur l’histoire de (Palgrave Macmillan,
professeure d’études l’architecture et sur 2005) et Moderns
italiennes à Berkeley les colonies italiennes Abroad. Architecture,
(Californie) entre 1869 et 1943. Cities and Italian
Elle a publié, avec Imperialism (Routledge,
Ruth Ben-Ghiat, 2007).

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 91


non plus. De nombreux prisonniers furent dépor-
tés dans des camps italiens en Afrique. Reste que,
jusqu’en 1919, le gouvernement italien accordait
un large degré d’autonomie à la Tripolitaine. Avec
l’arrivée au pouvoir des fascistes, le régime colonial
se fit beaucoup plus destructeur. La déclaration de guerre
Marches de la mort en Libye à l’Éthiopie fut diffusée à
Le gouvernement italien voulait déplacer des mil- la radio le 2 octobre 1935
liers de colons italiens vers sa « quatrième rive »
(quarta sponda) en Afrique du Nord – ils furent
près de 120 000 en Libye en 1939 et 165 000 en
Ce n’est pas seulement une
Afrique orientale italienne qui regroupa, à partir armée qui marche vers ses
de 1936, l’Éthiopie, l’Érythrée et la Somalie. Il fal-
lait pour cela se débarrasser des bédouins cyré- objectifs, ce sont 44 millions
naïques qui élevaient leurs troupeaux sur les terres d’Italiens qui marchent avec
fertiles du djabal Akhdar (« la montagne Verte »),
ainsi que du pouvoir local de la confrérie des cette armée, tous unis, puisque
Senoussi, autorités religieuse, politique et écono-
mique de la région.
l’on essaie de commettre
Rodolfo Graziani, héros de la Première Guerre contre eux la plus noire des
mondiale, fut le plus éminent et le plus cruel auteur
des atrocités coloniales italiennes. En 1928 il avait injustices : celle de nous enlever
déjà orchestré la dévastation de l’intérieur des terres un peu de place au soleil. […]
de la Libye – ce qui lui valut le surnom de « boucher
du Fezzan ». C’est lui, sous les ordres de Pietro Ô Éthiopie ! Nous patientons
Badoglio (futur président du Conseil), qui dirigea
en 1930 le transfert des populations de la Cyrénaïque depuis quarante ans, maintenant
vers la côte, près des garnisons militaires italiennes : ça suffit ! […] Fais en sorte
ces marches forcées firent des milliers de morts.
Il interna dans des camps des civils qui mou- que ton cri, fais en sorte que
raient de maladies, et organisa des exécutions pour le cri de ta décision ferme et
l’exemple qui marquèrent l’ensemble de ses
actions militaires. Les estimations du nombre de irréductible remplisse le ciel et
morts varient entre 100 000 et 1 million. Devant
ces exactions, les historiens n’ont pas hésité à par- arrive à nos soldats en Afrique
ler de « génocide ». orientale et qu’il soit de
Les Italiens en métropole n’étaient pas informés
de l’étendue des horreurs perpétrées. Ils étaient réconfort à ceux qui vont
au contraire nourris par la propagande fasciste
qui vantait la « pacification » de la Cyrénaïque où
combattre et qu’il incite
se construisaient des villages destinés à accueillir les amis et mette en garde
des fermiers italiens. Mais ils ont eu connaissance
de la capture et de l’exécution d’Omar al-Mokhtar les ennemis. C’est la parole
en septembre 1931, le fameux « lion du désert » de l’Italie qui va au-delà
qui, à 73 ans, avait pris la tête d’une guérilla contre
les envahisseurs. Cette victoire italienne brisa la des monts et des mers, dans
résistance et permit de consolider le pouvoir colo-
nial sur la région qui fut nommée
le monde entier.
NOTE « Libye »1 par les Italiens en 1934. Discours radiodiffusé de Mussolini le 2 octobre 1935
1. C’est ainsi C’est en 1935, avec l’assaut de
que les Grecs 11 000 soldats italiens depuis l’Érythrée
désignaient cette
région d’Afrique et la Somalie contre l’Éthiopie, que le
dans l’Antiquité. bellicisme du fascisme fut dévoilé.

92 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


L’Empire abyssinien était alors une entité souve- sonnes qui périrent, soit 15 % de la population du
raine et membre de la Société des nations. Pour le pays, dont de nombreux civils.
régime, cette campagne militaire devait permettre La violence extrême continua de se propager
de se fournir en matières premières mais surtout dans d’autres contextes. Suite à une tentative d’as-
de mettre la main sur une nation majoritairement sassinat envers Graziani, devenu vice-roi d’Éthio-
chrétienne qui n’avait jamais été sous l’emprise pie, le 19 février 1937 à Addis-Abeba, les Italiens,
d’un pays européen. Par ailleurs, il s’agissait d’un durant trois jours, incendièrent, violèrent, mas-
empire, ce qui permettait à l’Italie de se déclarer sacrèrent et ravagèrent des quartiers entiers de la
elle-même empire après l’occupation de la capi- ville : 3 000 à 6 000 Éthiopiens furent tués par les
tale Addis-Abeba en mai 1936. soldats et par les colons. Les forces fascistes s’atta-
Le ton belliqueux de l’agression italienne décou- quèrent aux autorités religieuses de l’Église éthio-
lait aussi d’un sentiment de revanche : en mars 1896 pienne orthodoxe. Entre le 21 et le 29 mai 1937
les forces éthiopiennes avaient vaincu l’armée ita- des centaines de moines pris au piège dans le
lienne à Adoua, mettant un terme humiliant à la monastère de Debre Libanos furent massacrés par
première tentative de l’Italie de conquérir des hauts les soldats italiens.
plateaux d’Afrique orientale. Adoua fut d’ailleurs Les excès de la guerre coloniale italienne ont
particulièrement visée par les bombardements longtemps été minimisés. Le gouvernement ita-
fascistes. lien a participé à maintenir sa population dans
l’ignorance en cachant des archives et en interdi-
Guerre chimique en Éthiopie sant la distribution de films (notamment Le Lion
Ayant déjà violé le protocole de Genève de 1925 du Désert, de Moustapha Akkad en 1981 sur la
interdisant l’utilisation de gaz lors de la guerre en guérilla d’Al-Mokhtar en Libye). Il fallut attendre
Libye, l’Italie accumula et dissémina un immense 1996 – après trois décennies de recherches dans
arsenal d’arsine, de phosgène et d’ypérite (ou gaz les archives par les historiens Angelo Del Boca et
moutarde), dévastant ainsi la population civile et Giorgio Rochat qui montrèrent l’utilisation de gaz
empoisonnant le bétail et les nappes phréatiques. chimiques en Éthiopie ainsi que l’approbation de
L’empereur Hailé Sélassié protesta à la Société des Mussolini pour ces actions, pour que le gouverne-
nations, qui imposa des sanctions économiques à ment italien commence à admettre ce qu’il s’était
l’Italie, sans aucun effet. La Croix-Rouge interna- réellement passé.
tionale, dont les camps étaient parfois la cible des A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les
forces aériennes italiennes, fut témoin de ces évé- nations victorieuses auraient pu lever le voile sur
nements. On estime à 760 000 le nombre de per- les atrocités italiennes mais elles ne l’ont pas fait.

À SAVOIR

Le rêve de la « Grande Italie » ITALIE

Le mythe de la romanité de s’installer dans la région Dodécanèse


1912
et du règne de l’Italie sur nommée, à partir de 1934,
le monde est au cœur de « Libye ». Cyrénaïque
Tripolitaine
la politique fasciste, d’autant Mais pour Rome, c’est
qu’à l’arrivée au pouvoir surtout la conquête 1911
de Mussolini, en 1922, de l’Éthiopie et la création L IBYE
l’empire italien est modeste. de l’Afrique orientale
Le régime chercha d’abord italienne (1936) qui sonnent
à consolider sa domination comme l’aboutissement
1890 ÉRYTHRÉE
sur les régions conquises d’un projet colonial dans AFRIQUE
en 1911 aux dépens la corne de l’Afrique. ORIENTALE ÉTHIOPIE
de l’Empire ottoman : la En s’attaquant à un pays ITALIENNE
Légendes Cartographie

1936
Cyrénaïque et la Tripolitaine. membre de la Société Empire colonial italien
Entre 1928 et 1931 des nations, il s’agit aussi 1911 Date d’annexion 1920 SOMALIE
ITALIENNE
la « pacification » de de se venger de l’humiliante Exaction italienne
ces territoires permit à défaite d’Adoua en 1896. Frontière en 1939 1 000 km
120 000 colons italiens

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 93


L’Italie, qui fut profondément déchirée entre 1943
et 1945 par les forces alliées et les nazis mais aussi
par les affrontements entre Italiens, s’est recons-
Mussolini,
truite grâce aux (et sous le contrôle des) finance-
ments et institutions américains qui laissèrent en protecteur
de l’islam ?
poste un bon nombre de fascistes. En 1955 Graziani
mourut d’un ulcère dans son lit d’hôpital à Rome
après avoir été une des figures de proue du parti
néofasciste Movimento Sociale Italiano. Pour
toutes ces raisons, la grandiloquence du passé colo- Lors d’une cérémonie
nial ainsi que la perte des colonies (militairement à Tripoli, en 1937,
en 1941 et 1943, puis officiellement à la fin des Mussolini reçut l’épée
années 1940) ont vite été « oubliées ».
de l’islam. Ce geste
Un laboratoire de la violence de propagande devait
Pour les historiens, en revanche, la question colo- faire de lui le protecteur
niale italienne est déterminante. On peut en effet des musulmans.
voir l’assaut de l’Italie contre l’Éthiopie en 1935
comme une déstabilisation préliminaire et une
étape décisive dans l’escalade des agressions mili-
taires. Elle accéléra aussi le rapprochement entre

L
l’Italie et l’Allemagne, deux nations marginalisées
sur la scène internationale. ’épée démesurée, forgée
Pour l’Italie, la violence coloniale fut également en Italie, que Mussolini
un laboratoire. Les tactiques coloniales de l’Italie, brandit le 18 mars 1937
telles que l’emprisonnement de civils dans des camps à Tripoli, en Libye, doit
où ils mouraient de faim et de maladies, ont été réu- exprimer par une image
tilisées lors de la guerre en Méditerranée, notam- forte sa nouvelle politique envers
ment dans le camp de Rab/Arbe (aujour­d’hui en l’islam. Il s’agit de légitimer la
Croatie). Une partie de la Seconde Guerre mondiale constitution d’un empire fasciste
se déroula aussi en Libye coloniale, où les camps méditerranéen qui ne peut passer
dans lesquels les civils bédouins avaient été enfer- que par le soutien des populations
més par le passé servirent désormais à la détention locales contre les puissances
de prisonniers de guerre ou de Juifs avant leur coloniales dominantes que sont le
déportation par les alliés allemands de l’Italie. Royaume-Uni et la France. L’Italie,
Les historiens aujourd’hui montrent comment engagée dans la colonisation de
la colonie constitua un terrain d’expérimentation l’Éthiopie depuis 1935, entend
de la discrimination raciale. C’est en 1937 que désormais étendre sa domination
furent votées les lois italiennes visant la toute nou- directe et indirecte de la Tunisie
velle Africa Orientale Italiana (Érythrée, Somalie au Levant. Dès 1926 elle a scellé
et Éthiopie) et décrétant la ségrégation entre les un traité d’amitié avec le Yémen
colonisateurs blancs et les sujets africains. Elles de l’imam Yahya en vue d’affaiblir
interdisaient notamment les rapports « de nature la position britannique.
conjugale » entre citoyens italiens et sujets de l’em- Elle compte aussi sur le soutien
pire, en fait entre hommes blancs et femmes des mouvements nationalistes
noires. Le délit de « madamisme » (concubinage arabes, auxquels elle promet
entre Italiens et Éthiopiennes) était passible d’un une aide financière dans l’espoir
à cinq ans de prison. d’en faire les instruments de
Dès l’année suivante furent promulguées les lois son affirmation. Après la terrible
raciales et antisémites. Le système légal d’assujet- répression en Libye contre la
tissement fondé sur la race imaginé par l’Italie pour résistance des Senoussi (1928-
ses colonies avait constitué la première étape de 1931), l’Italie a en effet amorcé
cette radicalisation. n un virage dans sa politique
(Article traduit par Daphné Budasz) musulmane. Celle-ci passe

94 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


Des photographies de propagande ont été prises à Tripoli avec Mussolini brandissant l’épée de l’islam.
Sur la photo présentée ci-dessus à droite un Libyen tient le cheval du Duce. Sur la couverture du magazine Tempo
(ci-dessus à gauche), le dictateur apparaît seul. Cette épée a été perdue après la Seconde Guerre mondiale.

notamment par le développement dominateurs et des dominés, mais en effet, depuis la question
d’une organisation de jeunesse des Italiens catholiques et des de la succession du prophète
fasciste destinée aux musulmans Italiens musulmans, unis dans le Muhammad, l’exercice de
(la « Gioventù araba del Littorio ») destin enviable d’être les éléments l’autorité en islam. On la
et l’encadrement des ulémas constitutifs d’un vaste et puissant retrouve sur le drapeau d’Arabie
en Libye en 1934, puis par organisme, l’empire fasciste ». saoudite dès sa création en 1932
l’inauguration d’un Institut En prétendant porter « l’épée comme dans les organisations
supérieur islamique à Tripoli de l’islam » et en se déclarant paramilitaires syriennes
en 1935, le but premier étant « protecteur de l’islam », Mussolini ou égyptiennes qui s’affirment
de fournir des troupes coloniales s’inscrit aussi dans le vide durant cette période.
dévouées au régime. Cette politique laissé par la fin du califat L’épée de l’islam dépasse donc
politique porte la marque du votée par la Turquie en mars 1924. le cadre de la colonisation fasciste
gouverneur de Libye, Italo Balbo, Depuis, la revendication d’une italienne, jusqu’à être reprise par
non sans entrer en contradiction autorité spirituelle et temporelle Kadhafi en 1972 dans le prénom
BRIDGEMAN IMAGES – KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO

avec les lois raciales italiennes à sur l’Islam a été portée sans de son fils aîné, Seif al-Islam
partir de 1938. En octobre 1938, succès par le chérif Hussein de (« le glaive de l’Islam »). Mussolini
un mois après leur proclamation, La Mecque, par l’Arabie saoudite était-il conscient de ces enjeux ?
Balbo déclare ainsi qu’à l’avenir, ou par le roi Farouk d’Égypte. Ce qui est sûr, c’est que son
« nous n’aurons pas en Libye des L’épée ou le sabre symbolisent geste illustre les ambiguïtés
internationales d’une Italie
fasciste intrinsèquement liée,
depuis la « réconciliation »
Dès 1926, l’Italie a scellé un de 1929, à l’Église catholique. n
François Dumasy
traité avec le Yémen en vue Maître de conférences à Sciences Po Aix

d’affaiblir la position britannique


L’HISTOIRE COLLECTION N°94 95
Front gréco-albanais, janvier 1941. L'assaut des soldats italiens contre la Grèce échoua et l’armée italienne
perdit 180 000 hommes. Hitler dut alors intervenir pour sauver son allié.

96 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


1940-1945
Au service de
l'Allemagne,
la guerre piteuse

Mussolini portait de hautes ambitions. Mais la


Seconde Guerre mondiale fut un échec total.
Mal préparée et entraînant d’humiliantes déroutes,
ROGER-VIOLLET – HANNAH ASSOULINE/OPALE/BRIDGEMAN IMAGES

elle allait désolidariser le peuple italien du régime.

A
u risque de parodier Jean Jaurès, l’on plaça d’emblée dans les horizons d’attente du régime.
peut sans crainte affirmer que « le Ces rêves prométhéens, pourtant, butaient sur le
fascisme italien portait en lui la guerre rude écueil du réel : l’Italie restait une puissance
comme la nuée porte l’orage ». Car moyenne, tant sur le plan économique que sur le
Mussolini caressait de hautes ambi- plan militaire. A la différence de Hitler, Mussolini ne
tions. Il rêvait de renouer avec les pouvait s’assigner des objectifs précis et encore
fastes de l’Empire romain en se lançant dans une moins s’y tenir. Sa politique dut donc s’adapter aux
entreprise de conquêtes. Ajoutons que la guerre ne configurations géopolitiques, ce qui l’amena à suivre
l’effrayait pas. Dans une logique darwiniste, il esti- un cours contingent, sinon opportuniste.
mait que les orages d’acier permettraient de retrem- Aussi, Rome, jusqu’en 1935, privilégia Londres
per l’énergie virile de son peuple. Bref, la guerre se et Paris à Berlin, dont les ambitions sur l’Autriche

Olivier Wieviorka Membre du comité (Perrin, 2017) et


Professeur à l’École scientifique de L'Histoire, dirigé avec Jean Lopez
normale supérieure de il a notamment publié Les Grandes Erreurs
Paris-Saclay, spécialiste Une histoire de de la Seconde Guerre
de la Seconde Guerre la Résistance en mondiale (Perrin, 2020).
mondiale Europe occidentale

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 97


ranimaient les souvenirs honnis de l’Autriche- beaux à la dépouille de sa sœur latine.Sur le papier,
Hongrie. En 1935, la guerre d’Éthiopie provoqua le rapport de forces servait l’Italie, qui déployait,
un revirement. Ulcéré par les sanctions – pourtant sur le front alpin, 355 000 hommes et 2 000 avions
modestes – imposées par la Société des nations dont contre 175 000 soldats pour la France. Les Français
l’Éthiopie était membre, le Duce se rapprocha du bénéficiaient cependant des défenses naturelles des
Führer. Un rapprochement tout symbolique. Certes, montagnes, de puissantes fortifications, d’une artil-
les deux puissances combattirent côte à côte durant lerie dotée de 1 000 canons et d’un chef valeureux,
la guerre d’Espagne (1936-1939) ; de même, un le général René Olry. Le front resta immobile une
axe Rome-Berlin se dessina, en octobre 1936, avant longue semaine. Mais, le 17 juin, Pétain s’enquit
de déboucher, le 22 mai 1939, sur le pacte d’Acier. des conditions que poserait Hitler pour conclure
Mais cette alliance militaire ne comprenait aucune un armistice. Pour être sûr de s’asseoir à la table
clause contraignante. Quand Hitler demanda, le des vainqueurs, Mussolini ordonna brutalement de
24 août 1939, le soutien de son complice, le Duce déclencher l’offensive pour le lendemain. L’assaut
rétorqua qu’il était prêt, à condition de recevoir un buta, en Savoie comme vers Menton et dans la val-
matériel considérable – de quoi au total remplir lée de l’Ubaye, sur une résistance opiniâtre. Les
17 000 trains. Hitler fit mine de ne pas prendre forces italiennes attaquèrent derechef le 23 juin,
ombrage de cette dérobade mais n’en pensa pas mais ne conquirent que de modestes avant-postes
moins : « Les Italiens se conduisent exactement alpins. Le 25 juin les canons se turent, sans que
comme en 1914 », lâcha-t-il devant son interprète Mussolini ait obtenu la victoire escomptée.
personnel, Paul-Otto Schmidt. Du moins avait-il soutenu le Führer. Cette loyauté
ne se démentit pas. Le Duce s’empressa, après Pearl
Dans la steppe russe Harbor (7 décembre 1941), de déclarer la guerre
Si, en 1939, Mussolini avait renâclé à s’engager à la puissante Amérique. Et il envoya un corps expé-
dans le conflit, les succès de la Wehrmacht le firent ditionnaire combattre dans la steppe russe. En juil-
changer d’avis. Profitant de la situation désespérée let 1942 l’Armata italiana in Russia mobilisait
de la France, il déclara la guerre à Paris et à Londres 227 000 hommes, 167 000 véhicules et 588 canons,
le 10 juin 1940. Cette posture était avant tout qui eussent été infiniment plus utiles en Afrique du
démonstrative car il ne pouvait s’engager dans une Nord, où les Italiens étaient à la peine.
guerre longue. Il entendait surtout peser sur les Ainsi, Mussolini joua les alliés modèles, tant pour
négociations. S’il avait raisonné en termes straté- soutenir Hitler que pour grappiller quelques fruits
giques, il aurait choisi de frapper le Royaume-Uni, des victoires allemandes. De fait, il obtiendra des
en attaquant Malte par exemple, qui menaçait la zones d’occupation en Grèce, en Yougoslavie ainsi
domination italienne en Méditerranée. Il préféra qu’en France (surtout après novembre 1942, dans
participer à la curée pour arracher quelques lam- le Sud-Est et en Corse). Mais la jalousie le taraudait.

A SAVOIR

Hitler, du disciple au maître


Dans les années 1920 entier mobilisé derrière le
Hitler est un grand Führer et redevenu une
admirateur de Mussolini, grande puissance militaire
dont le buste ornait son allait exercer sur le Duce
bureau à Munich. Il n’a pas une influence considérable.
hésité à emprunter au Conquis, Mussolini prononce
fascisme italien le salut un discours qui dictera
romain ou les étendards désormais sa conduite :
des « sections d’assaut ». « Quand le fascisme a un
Le rapport de force change ami, il marche avec cet ami
en 1937, lors du voyage jusqu’au bout. » Les deux
ALAMY/ABACA

de Mussolini en Allemagne hommes se sont rencontrés


(photo ci-contre) : le dix-huit fois entre 1934
spectacle d’un pays tout et 1944.

98 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


Aussi entendait-il jouer ses propres cartes. Au vu
de la puissance franco-britannique en Méditerranée,
ses options restaient cependant limitées. La défaite
de la France rebattit les cartes. Certes, Berlin refu-
sait de menacer les relations prometteuses qui
s’ébauchaient avec Vichy, ce qui interdisait toute
opération en Tunisie. En revanche, l’Égypte offrait
Mussolini confie sa déception
une proie d’autant plus tentante que le Royaume- à son gendre Ciano
Uni semblait, à l’été 1940, au bord du gouffre.

Au pays des pharaons Cette guerre n’est pas faite


Le 7 septembre 1940 Mussolini ordonna donc aux pour le peuple italien.
troupes du maréchal Graziani d’avancer dans le pays
des pharaons. Les généraux italiens n’étaient guère Il n’a pas la maturité ni la
favorables à cette aventure ; le 13 septembre, pour- consistance pour une épreuve
tant, ils obtempérèrent, mais s’arrêtèrent prudem-
ment à Sidi Barrani, modeste localité à quelque aussi formidable et décisive.
90 kilomètres de la frontière libyenne. En Égypte,
le général britannique Wavell ne disposait que de
C’est une guerre pour les
36 000 hommes, une force modeste rapportée aux Allemands et les Japonais.”
250 000 Italiens qui cantonnaient en Libye. Il décida
cependant de contre-attaquer et s’empara de Bar- Mussolini, le 7 mars 1942
dia, le 4 janvier 1941, puis de Tobrouk, le 23. Ces
succès enhardirent les Britanniques. Au matin du
5 février 1941 ils relancèrent leur assaut et entrèrent, Le divorce entre Mussolini
dès le lendemain, dans Benghazi. Les troupes du et l'opinion s'aggrave
Duce laissaient 130 000 prisonniers de guerre et
400 chars sur le champ de bataille. Cette victoire à au fur et à mesure du conflit
l’ouest se doublait d’une victoire à l’est. Le 19 jan-
vier 1941 le général Platt frappa en Éthiopie, bien- Ce que mes oreilles ont entendu
tôt soutenu, du Kenya voisin, par le général
Cunningham. L’empereur éthiopien Hailé Sélassié à l’adresse du Duce est à ne
put remonter sur son trône et les Britanniques recou-
vrèrent le contrôle intégral de la mer Rouge.
pas croire. Un le maudissait,
En Libye, la route de Tripoli s’ouvrait aux un autre l’appelait salaud,
Britanniques mais Churchill décida d’envoyer une
partie des forces qui combattaient dans le désert un autre estimait que ce grand
au secours de la Grèce, soit un déficit de malotru devait être exposé
60 000 hommes. Une belle occasion avait été per-
due de liquider la présence italienne. Elle ne devait aux malheurs de la guerre,
plus se représenter de sitôt, d’autant qu’un adver-
saire redoutable intervint brutalement sur ce
et qu’il arrêterait de faire
théâtre d’opérations. En 1941 l’Allemagne envoya l’homme du courage.”
l’Afrikakorps pour secourir son allié. Son chef,
Rommel, ne tarda pas à imposer sa loi et l’Italie per- Rapport d’un fonctionnaire milanais, le 18 février 1943
dit la main en Afrique du Nord.
Le Duce ne fut pas plus heureux en Grèce.
Toujours soupçonneux, il s’inquiétait de la pression
que l’Allemagne exerçait dans les Balkans, qui,
jugeait-il, dépendait de sa zone d’influence. Sans
perdre de temps, il avait envahi la Grèce le
28 octobre 1940 – les Italiens étaient déjà présents
sur les îles du Dodécanèse depuis 1912 – sans aler-
ter son allié, qui ne l’avait pas prévenu de l’envoi de

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 99


Le 13 mai 1943,
troupes en Roumanie. Cette nouvelle ulcéra Hitler,
les Italiens
qui « enragea contre la sottise d’une telle opération
militaire sous les pluies d’automne et les neiges d’hiver capitulent au
dans les collines des Balkans »1.
La suite des opérations conforta ce pronostic pes-
simiste. En 1939 la Grèce ne comptait que quatorze
cap Bon, laissant
divisions d’infanterie et une division de cavalerie.
Elle n’avait aucun blindé, peu d’artillerie lourde, et
une aviation modeste. Mais Mussolini ordonna de
dans l’aventure
démobiliser, pour les moissons, 800 000 des 1,8 mil-
lion d’hommes que comptait son armée. Il n’enga-
15 000 morts
gea donc qu’une centaine de milliers de soldats,
persuadé que l’affaire serait rondement menée.
« Ces porcs de Grecs auront le traitement qu’ils ont
ou blessés ainsi
mérité, écrit-il au gouverneur du Dodécanèse,
Cesare De Vecchi, le 29 octobre 1940. Sans doute y que 120 000
aura-t-il une réaction de la flotte et de l’aviation
anglaises. Eh bien, qu’ils viennent ! Nous sommes
prêts à les recevoir. » Et d’exiger, le 28 octobre 1940,
prisonniers
que la Grèce accepte que l’Italie occupe l’ensemble
de ses sites stratégiques. Le dictateur Metaxás, dit
la légende, répliqua par un « non » courageux qui
entra aussitôt dans l’histoire.

La guerre subalterne 1943, laissant dans l’aventure 15 000 morts ou bles-


Entre le 28 octobre et le 3 novembre 1940 l’armée sés ainsi que 80 000 à 120 000 prisonniers. Lorsque
italienne lança une offensive que bloquèrent les les troupes alliées débarquèrent en Sicile, le 10 juil-
Grecs qui, le 14 novembre, repoussèrent leurs let 1943, puis sur la péninsule en septembre, l’ar-
assaillants de 50 à 70 kilomètres à l’intérieur de mée royale était hors jeu. La déposition de Mussolini,
l’Albanie que l’Italie avait conquis en avril 1939. le 25 juillet 1943, puis l’armistice conclu le 3 sep-
Faute de camions, de chars et de canons, les Hel- tembre 1943 et annoncé le 8 précipitèrent le
lènes ne purent cependant pousser l’avantage. L’as- désastre. Alors que le roi et le gouvernement quit-
saut lancé le 9 mars 1941 par l’armée italienne taient Rome pour Brindisi, les Allemands occu-
échoua toutefois piteusement : elle avait perdu pèrent une bonne partie de la péninsule jusqu’à
180 000 hommes (morts, blessés ou Naples et les Alliés débarquent en Calabre.
disparus) contre 60 000 à 80 000 pour Une partie des forces italiennes poursuivit la
NOTES les Grecs – une humiliante déroute. guerre au côté du Reich – sans doute 620 000 hom­
1. Cf. I. Kershaw, Une fois encore, Hitler dut voler au mes, dont 273 000 volontaires, tandis que la majo-
Hitler, T. II
1936-1945, secours de son allié, en attaquant la rité faisait sécession. Les uns s’évanouirent alors
Flammarion, 2000, Grèce et la Yougoslavie. dans la nature ou rejoignirent la Résistance ;
p. 499. A partir de 1941 l’Italie, passant d’autres défièrent les Allemands, non sans risques :
2. Cf. N. Revelli, d’une « guerre parallèle » à une 6 000 hommes furent massacrés dans l’île grecque
Mussolini’s Death
March. Eyewitness « guerre subalterne », se borna à jouer de Céphalonie en septembre 1943 ; 650 000 hom­
Accounts of Italian les supplétifs de l’armée allemande. mes furent internés par leurs anciens alliés. Une
Soldiers on the Ainsi, elle protégea après la défaite partie des effectifs, enfin, se battit aux côtés des
Eastern Front,
Lawrence, University d’El-Alamein en Égypte le 23 octobre Anglo-Américains, d’autant que le nouveau pou-
Press of Kansas, 1942 la retraite de Rommel, ce qui lui voir avait déclaré la guerre à Berlin le 13 octobre
2013, p. 114. coûta cher. Prise en étau entre les 1943, sans être pour autant reconnu comme allié
3. Cf. F. Dumasy, « Les forces anglo-américaines débarquées, à part entière.
populations civiles
dans la guerre du le 8 novembre 1942, en Algérie et au L’aventure militaire du Duce avait ainsi tourné
désert », N. Labanca, Maroc, et la VIIIe armée de Montgo­ au désastre. Une catastrophe militaire, tout
D. Reynolds, mery qui, d’Égypte, pourchassait les d’abord, puisque l’Italie ne fut jamais capable de
O. Wieviorka (dir.),
La Guerre du désert, forces germano-italiennes, l’armée remporter une victoire. Au vrai, le glaive avait été
Perrin, 2019, p. 237. italienne capitula au cap Bon le 13 mai d’emblée trop court. Si la Marine bénéficiait de

100 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


puissants cuirassés, ils étaient inadaptés à la
guerre en Méditerranée – car trop gros et ruineux –
et la Regia Marina ne disposait d’aucun porte-
De désastre
avions. De même, l’armée de terre manquait de
blindés et de camions, et l’aviation, en 1939, en désastre
déployait des appareils obsolètes. Le commande-
ment était d’une rare incompétence, le régime
ayant privilégié la loyauté sur l’expertise. Bref, le
pays n’avait en aucun cas les moyens de se lancer
dans une aventure guerrière.
La guerre fut ensuite une catastrophe morale.
Certes, l’Italie fasciste ne se livra jamais aux mêmes
crimes que l’Allemagne nazie et le spectacle des
atrocités commises à l’Est révulsa souvent les
conscrits. « Nos alliés sont plus barbares que civilisés »,
rapporte Vittorio Bellini, un boulanger envoyé sur
le front de l’Ouest2. Mais les Italiens ne furent pas
pour autant les brava gente que colporte la légende.
En Yougoslavie comme en Corse, ils maintinrent
l’ordre avec brutalité. Et, en Libye, les défaites
Mussolini inspectant une unité d’artilleurs. Le retard
subies les poussèrent à se venger des Arabes et des industriel du pays a compliqué la mécanisation de l'armée.
Juifs. Des soldats de la division Trento, aidés par
des civils, multiplièrent les exactions. « A peine les
Anglais avaient-ils fui que nous avons commencé
immédiatement à prendre notre revanche et les
Arabes que nous rencontrions recevaient en cadeau
une balle dans la tête ou une grenade dans l’estomac »,
se réjouit un Italien de Barka3. De même, la défaite
conduisit les Italiens à interner les Juifs de
Cyrénaïque (Libye) dans des camps à l’été 1942
KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO – ULLSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET – FPG/HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES

puis à appliquer, à partir du 9 octobre, les lois anti-


sémites de 1938 qui, jusque lors, avaient été mol-
lement suivies. Si le sort réservé aux Juifs en Afrique
du Nord ne se compare en aucun cas au destin qui
les guettait en Europe, il fut cependant terrible.
Quelque 3 000 internés croupirent dans le camp de
Giado en Libye ; 572 périrent du typhus. Ajoutons 25 juin 1940, fort de la Redoute-Ruinée. Les Italiens ne
que les Italiens volèrent, affamèrent et battirent les conquirent que des avant-postes français dans les Alpes.
prisonniers de guerre en Afrique du Nord, à com-
mencer par les Français Libres et les troupes colo-
niales du Commonwealth.
La catastrophe fut enfin politique. La guerre
n’avait jamais été populaire, hormis durant la
conquête de l’Éthiopie (1935-1936). Mais elle fut
d’autant plus honnie qu’elle se métamorphosa, à
partir de 1943, en une affreuse guerre civile oppo-
sant les fascistes de Salò à la Résistance. Les
épreuves subies sur les champs de bataille comme
dans une péninsule ravagée par les combats et les
bombardements aboutirent à désolidariser le
peuple italien du régime fasciste. Un fossé dont les
corps de Mussolini et de sa maîtresse Clara Petacci,
exposés le 28 avril 1945 piazzale Loreto, à Milan, 4 juin 1944. Les Alliés libèrent Rome et capturent
offrirent un sinistre mais éclatant symbole. n des Allemands et des fascistes italiens.

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 101


Tragédie
en trois Paris
Paris

actes
France
France
zone
zone
occupée
occupée

Durant la Seconde Guerre FRANCE


FRANCE
mondiale les opérations
militaires italiennes se Régime
Régime
de Vichy
de Vichy
collaborationniste
collaborationniste
soldèrent par des échecs (1940-1944)
(1940-1944)

à répétition. 11 nov.
11 nov.
Invasion
1942
Invasion
1942
de la
de la
« zone
« zone
libre
libre
» »

1. Le premier acte se joua dans


les Balkans. Depuis l’Albanie
conquise en 1939, l’Armée royale
frappa en Grèce (octobre 1940)
où elle s’enlisa. Madrid
Madrid Baléares
Baléares

ESPAGNE
ESPAGNE
2. Le second acte se déroula en
Afrique du Nord principalement,
où l’Italie espérait obtenir des
gains en Égypte. Le Reich, via
l’Afrika Korps de Rommel, dut
voler à son secours. o)rch)
TorcTh
p atéiroantion
éOrp
(O (
942942 Alger
Alger
GIBRALTAR
GIBRALTAR (R.-U.) 8 no8vn. o1v. 1
(R.-U.)
3. Le troisième acte eut lieu en
Italie. Le débarquement des Alliés Oran
Oran ALGÉRIE
ALGÉRIE
(Fr.)(Fr.)
en Sicile, le 10 juillet 1943, fut
suivi par une série d’opérations MAROC
MAROC
(protectorat
(protectorat
français)
français)
qui aboutirent à la lente conquête Casablanca
Casablanca
de la péninsule : Rome ne SafiSafi
tomba que le 4 juin 1944, et l’on La situation
La situation L’Italie
L’Italie
en en
guerre
guerre La libération
La libérationde de l’Italie
l’Italie
se battait toujours en avril 1945 ; géopolitique
géopolitique (1940-1943)
(1940-1943) (1943-1945)
(1943-1945)
1939-1940
1939-1940 Territoire
Territoire
occupé
occupé parpar
l’Italie
l’Italie Offensive
Offensive desdes Alliés
Alliés
ici encore, les Allemands, sous le Royaume
Royaume d’Italie
d’Italie Bombardement
Bombardement italien
italien Débarquement
Débarquement desdes
Alliés
Alliés
commandement du maréchal et colonie
et colonie Retraite
Retraiteitalienne
italienne ▲▲ ▲▲
Ligne
Ligne
de defortification
fortification
Kesselring, tinrent le premier rôle. Reich
Reich allemand
allemand Défaite
Défaite
italienne
italienne allemande
allemande
AxeAxe Rome-Berlin
Rome-Berlin Frontière Point
Point
de de
résistance
résistance
L’Italie avait eu les moyens Frontièrede del’Italie
l’Italie
en en19421942
Territoire
Territoire annexé
annexé allemand
allemand
d’allumer le feu sur deux théâtres parparl’Italie
l’Italie
en en L’Allemagne,
L’Allemagne,
soutien
soutien indispensable
indispensable République
République de de Salò
Salò
d’opération ; elle n’avait pas les avril
avril
1939 1939 le 31
le 31
déc.déc.1944 1944
Alliés
Alliés
(France,
(France, Autre
Autre
allié
allié
de de
l’Axel’Axe
en en
19411941
forces pour remporter la victoire. Territoire
Territoireitalien
italien
annexé
annexé
Royaume-Uni
Royaume-Uni et et Territoire
Territoire
contrôlé
contrôlé parpar parpar
le Reich
le Reich
Son imprudence contribua à leurs
leurscolonies)
colonies) le Reich
le Reich
(été(été
1942)1942)
Zone
Zone
de derésistance
résistance
précipiter la chute de son allié. n Offensive
Offensive Offensive
Offensive allemande
allemande desdes
partisans
partisans
italienne
italienne (Balkans
(Balkanset Afrique
et Afrique du du
Nord)
Nord)
Massacre
Massacre fasciste
fasciste
(1939-1940)
(1939-1940) Défaite
Défaite
allemande
allemande ou ou
nazi
nazi
Route
Route maritime
maritime Ligne
Ligne
de defrontfront
britannique
britannique en en
maimai
1945 1945

102 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


t de l’Est
r le fron
SLOVAQUIE liennes su URSS
ita
ALLEMAGNE pes
e trou
oi d
Env
HONGRIE
Budapest
SUISSE
Ljubljana
Trieste
Salò
juin 1940 Milan Fiume (Rijeka) ROUMANIE
Turin
juin 1940
Zara (Zadar) Belgrade
ITALIE avr
i l 19
Gênes Ancône 41 YOUGOSLAVIE
Florence

avril 1941
Spalato
(Split) BULGARIE Mer Noire
Corse Cattaro (Kotor) Sofia avril 1941
Ligne Gustave
Mer
Rome Adriatique
Monte Cassino Durrës
Anzio av
Bari ril 1939 Tirana
Salerne Brindisi ALBANIE Salonique
Mer Naples
Tarente
Sardaigne Tyrrhénienne
43

9
t. 1 Mer
ep
44

8s Corfou Égée TURQUIE


8 s e p t . 1 94 3
19
v.
jan

Bombardements 22 oct. 1940


des convois 94 2 Palerme Céphalonie
britanniques
o v. 1 er t
n nsf pes Sicile Messine Mer GRÈCE
ra trou Athènes
Bône e Ionienne
d t

Licata Syracuse
Tunis
10
juil. 1943
DODÉCANÈSE (It.)
MALTE (R.-U.)
transfe

(tra n
n .1

fév
o

13 mai 1943 Cap Bon Crète


v

TUNISIE
sfe
rt d e t r o u p e s

Mer Méditerranée
r. 1 e tro
rt
942

(protectorat
94

CHYPRE (R.-U.)
d
1 u pe

français)
s)

Tripoli
t. 1 9 4 0 23 janv. 1941 Tobrouk
févr. 1941 Benghazi sep
4 janv. 1941 Bardia
Cyrénaïque 9 déc. 1940 Sidi Barrani
Tripolitaine Syrte
Marsa Matrouh Canal
d é c . 1 9 4 0 - févr. 1 9 4 1 de Suez
Al Agheila
no
v. 1
9 42
- ma 3 nov. 1942
Le Caire
i 194
fé v r

3 El-Alamein
. 194

LIBYE (It.)
1 ( ÉTH

Légendes Cartographie

ÉGYPTE
IO
PIE
)

250 km

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 103


Les 600 jours
de Salò
Destitué en 1943, Mussolini est libéré par les Allemands. A Salò,
il établit la « République sociale italienne », un gouvernement de
fantoches entièrement dominé par l’occupant.

C
’est depuis Munich que l’avoir trahi au moment du coup Garde nationale républicaine ;
Mussolini annonce, d’État du 24 juillet 1943 qui signe Brigades noires, sorte de milice du
le 18 septembre 1943, sa chute. Parti fasciste républicain (PFR) ;
la résurrection du Dans le nouveau régime la forces militaires dirigées par le
fascisme. La dette dimension répressive occupe maréchal Graziani. L’appel au sang
du Duce envers Hitler est une place essentielle. Ainsi, l’une versé va devenir un leitmotiv du
considérable : il lui doit sa des tâches du gouvernement va nouveau régime. Par l’exaltation
libération de la prison du Gran consister à organiser le procès des de la violence, le régime de Salò
Sasso (Abruzzes) le 12 septembre, dix-neuf dignitaires fascistes qui s’imprègne de la culture de guerre,
mais aussi la possibilité de ont déposé le Duce. Parmi les cinq au point que la mort borne
recommencer à gouverner une qui sont fusillés le 11 janvier 1944 l’horizon des fascistes républicains.
partie du territoire italien, celle se trouve Ciano, gendre de Les bases idéologiques du
occupée par l’armée allemande Mussolini et ancien ministre des régime sont énoncées lors d’un
depuis que les Italiens ont signé Affaires étrangères. congrès à Vérone, le 14 novembre
l’armistice le 3 septembre 1943, Plusieurs formations armées 1943. Le travail est considéré
soit le centre et le nord de la ont pour mission de traquer comme le fondement du régime,
péninsule. Le nouveau antifascistes et résistants : qui reconnaît la propriété privée
gouvernement installé à Salò, à condition qu’elle soit compatible
petite localité sur les rives du lac avec les « intérêts » collectifs.
de Garde, cède d’emblée sur le La dimension raciale de l’idéologie
terrain de la souveraineté : refus fasciste est réaffirmée, les Juifs
du Reich de rétablir Rome comme
capitale ; administration directe
par l’armée allemande de deux
1943 étant désignés comme des
étrangers appartenant, pendant
la guerre, à une « nationalité
vastes zones d’Italie du Nord ; Création de la République ennemie ».
refus de libérer les 650 000 soldats sociale italienne de Salò. Si l’accent est mis sur les
italiens prisonniers. réformes sociales, c’est pourtant

La mort à l’horizon
Si le Duce a accepté de revenir aux
1944 sur ce terrain que les réalisations
seront les plus modestes. En 1944
la nationalisation de quelques
commandes, il rentre en Italie avec Procès de Vérone contre secteurs clés de l’économie est
un projet révolutionnaire. Dans les « traîtres » qui envisagée ainsi que l’expropriation
son discours du 18 septembre ont voté la démission des terres incultes. Toutefois,
1943, il déclare vouloir instaurer de Mussolini. le gouvernement se heurte à
un État national et social, inspiré l’hostilité des industriels, tandis
du fascisme des origines.
En lançant l’anathème contre
la « ploutocratie parasitaire »,
1945 que, du côté des ouvriers, il doit
affronter des grèves en mars 1944.
Surtout, il lui faut compter avec
il entend sanctionner les élites Le 27 avril, Mussolini le refus des Allemands. Pour eux,
bourgeoises, soupçonnées de est arrêté. il importe de conserver une

104 L’HISTOIRE COLLECTION N°94


économie italienne au mieux de COMMENTAIRE D’IMAGE
ses capacités productives. En 1944
la plupart des produits sont dirigés
vers le Reich. Et devant la réticence
des Italiens à travailler en
Une fin misérable
Allemagne l’occupant procède
à des déportations de masse. Mussolini est arrêté à Dongo,
Bloqué dans ses velléités près de Côme, le 27 avril 1945.
socialisantes, contraint d’assister Il est exécuté le lendemain et
au pillage de l’économie, le sa dépouille exhibée à Milan.
gouvernement va pourtant aller
jusqu’au bout de l’alliance avec
le Reich, s’engageant dans
une politique de collaboration
effrénée. La lutte contre la
Résistance finit par occuper toutes
ses énergies et celles de ses
troupes, qui rassemblent environ
300 000 hommes à l’été 1944. Si
les fascistes et les nazis ont le
même ennemi, les méthodes et la
pratique de la répression sont
aussi de plus en plus semblables :
exécutions sommaires de détenus
politiques, représailles contre
des civils. La persécution des Juifs
représente un autre terrain
d’entente entre l’occupant et les
fascistes, d’autant plus qu’au sein
du gouvernement les partisans
d’un antisémitisme à outrance
sont en position de force.
Le 6 mars 1945 Mussolini
prononce un discours en forme
d’oraison funèbre devant
400 officiers de la Garde nationale
républicaine : « Les gouvernements
antifascistes pourront faire tout ce
qu’ils voudront dans l’Italie occupée
mais ce qui fait partie de l’histoire
ne s’efface pas et nous avons
laissé des traces trop profondes
pour penser que ces antifascistes
ressuscités pourront vaincre nos

L
idées et qu’ils incarneront le futur e Duce et sa maîtresse urinant sur les cadavres, les rouant
de la patrie. » En anticipant la Claretta Petacci furent de coups ou tirant au revolver dans
défaite du régime et sa propre exécutés le 28 avril 1945 la dépouille du Duce (ici à gauche).
fin, Mussolini ne pouvait que se avec seize hiérarques du parti. Des pompiers s’interposèrent,
rendre à l’évidence : l’avancée des Les corps furent transportés le lavèrent les corps et en pendirent
Alliés et l’impopularité extrême 29 avril à Milan et abandonnés sept par les pieds à une station-
du gouvernement dont il était piazzale Loreto, un lieu choisi en service de la place. Là un chapelain
ALAMY/ABACA

encore le chef le condamnaient. n souvenir du massacre du 10 août de la Résistance attacha la jupe de


Marie-Anne Matard-Bonucci 1944 par les miliciens. La foule Petacci (à la gauche de Mussolini)
L’Histoire n° 235, septembre 1999 rassemblée s’acharna sur les corps, pour cacher sa nudité.

L’HISTOIRE COLLECTION N°94 105

Vous aimerez peut-être aussi