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SOMMAIRE

Introductions 2
…méthodologique: une démarche interactive 2
…idéologique: Une certaine idée du développement 3
Fiche pratique: clarifiez vos concepts 7
…pragmatique: un itinéraire personnel 8
…politique: un capital pour le développement, un facteur de conscience collective 17

A la découverte de notre patrimoine 20


Fiche pratique: connaissez votre patrimoine 46
A quoi peut servir le patrimoine ? 49
Fiche pratique: rechercher des usages nouveaux 63
Une responsabilité partagée 67
Fiche pratique: l'organisation de l'action patrimoniale 80
Fiche pratique: le bilan patrimonial 83
Le patrimoine au jour le jour 86
Fiche pratique: pratiques de l'action patrimoniale 105
Musée communautaire ou musée territoire ? 108
Fiche pratique: le musée, outil de développement 129
Comment gérer la ressource ? 135
Fiche pratique: l'économie du patrimoine 148

Retour au développement 152

Sources 156

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INTRODUCTION METHODOLOGIQUE
Une démarche interactive

Ce livre n'a pas pour but d'exposer mes idées, ou de les imposer. Il prétend présenter un certain
nombre d'expériences, les leçons que j'en ai tirées à titre personnel et pour mon activité
professionnelle, enfin des propositions théoriques et pratiques à discuter avec tous ceux que le sujet
intéresse, qu'ils appartiennent au domaine du patrimoine ou à celui du développement. Bien entendu,
1
les lecteurs intéressés peuvent entrer en contact avec moi par e-mail ou même entrer en relations
avec tel ou tel collègue dont ils trouveront le nom et les coordonnées dans les fiches de cas placées
en annexe. Ils pourront aussi proposer de présenter leurs propres expériences sur le blog qui a été
2
ouvert par moi à cet effet . Mais il serait sans doute plus intéressant qu'ils discutent avec eux-mêmes,
ou avec les personnes qui les entourent, en utilisant mon texte comme base et en se posant un
certain nombre de questions concrètes, pour tenter d'y répondre à partir de leur propre expérience et
de leur contexte local. Car je pense que, si les questions essentielles sont plus ou moins universelles,
la manière d'y répondre ne peut être qu'individuelle et locale.

Pour cela, j'ai ajouté aux différents chapitres des fiches pratiques contenant des questions ou des
séquences d'enquête, comme une aide à un cheminement individuel, ou à un débat en groupe local.
Comme on le verra, il ne s'agit jamais d'un guide méthodologique ou d'un manuel, mais bien d'un outil
simple, à adapter à sa guise.

En effet, j'ai la certitude que le développement local n'est pas une matière académique, qui
s'apprendrait dans les livres ou dans les salles de cours. C'est un champ d'apprentissage, où l'on
acquiert progressivement des savoir-faire, où l'on se sert surtout de son bon sens, où l'on vit dans la
complexité, où l'on apprend des autres et surtout des gens que l'on rencontre sur le terrain. Le métier
d'agent de développement est un métier essentiellement artisanal, où il n'y a pas deux cas ou deux
missions semblables, où le professionnel doit s'adapter sans cesse, faire évoluer ses méthodes et ses
points de vue, savoir faire produire à ses interlocuteurs ce qu'ils peuvent donner de mieux.

Artisan, l'agent de développement est aussi un accoucheur, qui ne crée rien par lui-même, mais qui
fait créer les vrais développeurs, les acteurs du terrain.

Cela explique également le concept de ce livre: amener le lecteur à tirer le meilleur de lui-même et à
évoluer à partir, non pas de mes idées, mais bien de ses propres expériences et du capital de savoirs
accumulé.

1
Hugues.devarine@sfr.fr
2
http://www.world-interactions.eu/

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INTRODUCTION IDEOLOGIQUE

Le développement local vu du côté du patrimoine

Ceci est une déclaration de principes.

Le développement local n'est pas une idée neuve. Le développement durable non plus. Mais la
manière dont ils sont conçus, expliqués et mis en œuvre est généralement erronée.

Qu'ils soient responsables politiques, technocrates, universitaires, journalistes, l'immense majorité des
spécialistes du développement parlent de développement local et pensent "développement
économique local". Les enjeux sont l'accueil d'investissements, l'installation d'entreprises, la
formation de la main d'œuvre, la lutte contre le chômage, les moyens de transport et de
communication. On se préoccupe de capitaux, de valeur ajoutée, de fiscalité.

On parle aussi parfois de développement social, lorsque les problèmes sociaux deviennent critiques.
Il s'agit alors de répondre à des questions concernant le logement, la famille, la santé, la sécurité, les
relations à l'intérieur du quartier, l'insertion sociale et professionnelle, etc.

De leur côté, les spécialistes du patrimoine, architectes, conservateurs, agents culturels ou


touristiques, historiens d'art, archéologues, ethnologues, parlent de développement culturel, mais
pensent et agissent presque toujours en termes de conservation, de restauration, d'inventaire, de
recherche, ou même de beauté, de magie. On veut faire partie du "patrimoine mondial", ou des plus
beaux villages de France. La moindre friche industrielle doit devenir musée ou centre culturel. On se
préoccupe de budgets publics, de subventions, de réglementation protectrice.

Entre ces divers mondes, pas de contact, pas de réflexion, pas d'interaction. Ou si peu. L'économiste
ne "voit" pas le patrimoine, sauf lorsqu'il est exceptionnel et susceptible de produits dérivés à forte
valeur ajoutée, comme le tourisme rentable. L'agent du patrimoine ne voit le développement
économique que comme un danger, une pollution chimique ou visuelle. Le travailleur social est
absorbé par ses devoirs d'assistance aux plus défavorisés, qui ne sont ni des acteurs économiques ni
des gens cultivés.

Et pourtant !

Le développement local, même considéré dans sa dimension économique, est d'abord affaire
d'acteurs, et surtout d'acteurs locaux: élus et fonctionnaires, travailleurs, cadres et dirigeants
d'entreprises sont membres d'une communauté de vie et de culture dont ils partagent, même lorsqu'ils
sont récemment arrivés ou s'ils ne sont que saisonniers, le patrimoine humain, culturel, naturel.

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L'ignorance de ce patrimoine explique souvent les erreurs faites par des technocrates ou par des
décideurs politiques ou économiques éloignés du terrain et qui se déterminent sur des critères soi-
disant objectifs, c'est à dire techniques et statistiques. Un développement urbain qui ignore les
patrimoines matériels ou immatériels des habitants n'a que peu d'avenir, comme le montre la dérive
des villes et de leurs banlieues depuis plus de quarante ans. Le développement rural défini par des
urbains n'est qu'un faux-semblant, car le patrimoine n'y est défini qu'en termes de références
"cultivées" ou écologiques. Or les vrais acteurs sont les créateurs du patrimoine bien avant d'être des
exploitants ou les usagers d'un patrimoine plus ou moins sacralisé. La création d'une salle
polyvalente, d'un lotissement, d'une zone d'activités marque une évolution dans le patrimoine commun
et participe de l'histoire culturelle du développement.

Car le patrimoine, sous ses différentes formes (matériel ou immatériel, mort ou vivant), fournit au
développement un terreau. Le développement ne se fait pas "hors sol", ses racines doivent se nourrir
de nombreux matériaux qui, pour la plupart, sont présents dans le patrimoine: le sol et le paysage, la
mémoire et les modes de vie des habitants, le bâti, les productions de biens et de services adaptés
aux demandes et aux besoins des gens, etc. Comme dans tout phénomène de croissance, il y a
transformation du matériau disponible: destruction, modification de structure ou de forme, apparition
de nouveaux objets, création d'énergie… La nature et la culture sont vivantes, lorsqu'elles
appartiennent à une population, dont elles constituent le patrimoine. Elles meurent très vite
lorsqu'elles sont appropriées et codifiées par des spécialistes extérieurs à la population.

On se trouve là dans une application particulière du concept de subsidiarité: la gestion du patrimoine


doit être faite au plus près des créateurs et des détenteurs de ce patrimoine, afin de ne pas séparer
celui-ci de la vie. Le rôle des institutions spécialisées est alors de sensibiliser, de faciliter, d'éduquer,
de mettre en contact, de médiatiser, de gérer à la marge en fonction de l'intérêt général.

Le patrimoine est aussi un cadre pour le développement. Un territoire est le produit de toute une
histoire naturelle et humaine et les conditions du développement, en particulier les conflits qui
l'agiteront, découleront de cette histoire. Tout territoire déterminé sans respect pour ses composantes
patrimoniales ne pourra servir de base à un développement local équilibré et durable. Ce cadre
patrimonial comprend le paysage, les facteurs favorables ou défavorables à la vie des hommes et à
leurs activités sociales et économiques. Il comprend aussi le langage, les croyances, les rythmes de
la vie quotidienne, la relation traditionnelle aux territoires voisins et aux entités de niveau inférieur et
de niveau supérieur.

Le patrimoine est encore une ressource pour le développement. C'est même la seule ressource,
avec la population, qui se trouve partout et qu'il suffit de chercher pour trouver. Tout diagnostic
préalable à une politique de développement et à la détermination de stratégies adaptées à un territoire
donné doit prendre en compte la totalité du patrimoine, la complexité des usages qui peuvent en être
faits et le rôle que ses composantes peuvent jouer dans le processus du développement. Les
différents éléments d'un patrimoine, naturel comme culturel, sont interdépendants et toute action sur
l'un d'eux entraîne des effets et des répercussions sur les autres. C'est une ressource à la fois non
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renouvelable (à l'identique) et éminemment transformable et reproductible, qui se régénère et fait
apparaître de nouvelles formes, du moins lorsqu'elle est intégrée dans une dynamique de
développement, c'est à dire de maîtrise du changement. Si le changement n'est pas maîtrisé, le
patrimoine s'appauvrira et des pans entiers en disparaîtront, sans bénéfice réel pour personne.

Contrairement aux autres ressources du développement, la notion de valeur qualifiée (monétaire,


économique, esthétique, scientifique) ne peut s'appliquer telle quelle au patrimoine. Elle ne se mesure
ni dans l'absolu, ni relativement ou par comparaison. La notion de richesse patrimoniale, les
hiérarchies du beau, de l'antique, de la rareté, de l'authentique, souvent invoquées par les
responsables culturels ou touristiques, n'ont de sens que pour des observateurs extérieurs qui
appliquent les mêmes hiérarchies et qui finalement suivent les prétendues lois du marché. Pour les
habitants-acteurs du développement, tout élément de patrimoine existe comme une part du contexte
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de leur vie. Mais si le patrimoine n'a pas de valeur , il est une valeur en soi et pour ses détenteurs,
globalement et solidairement dans toutes ses parties. On peut même dire qu'il est une part de la
valeur ajoutée de l'histoire.

Le patrimoine est lié au temps par son évolution et par ses rythmes. Il a un passé, un présent et un
avenir. Si le développement s'effectue dans le présent, donc à partir d'un patrimoine constaté à un
moment donné, il ne peut pas ne pas tenir compte de ses origines, il ne peut pas non plus se borner à
le consommer sans en créer de nouveau. Quant aux rythmes, ou du moins les rythmes endogènes, ils
sont un produit et une résultante du patrimoine. Aucun développement ne peut se faire sans prendre
en compte les rythmes de la vie locale, qui font partie intégrante de la culture vivante de la population.

Je retire de ces quelques considérations préalables deux définitions provisoires, qui me sont
personnelles et que la suite de ce livre cherchera à justifier, à préciser ou à amender.
Le développement local est un processus volontaire de maîtrise du changement culturel, social et
économique, enraciné dans un patrimoine vécu, se nourrissant de ce patrimoine et produisant du
patrimoine.
Le patrimoine (naturel et culturel, vivant ou sacralisé) est une ressource locale qui ne trouve sa
raison d'être que dans son intégration dans les dynamiques de développement. Il est hérité,
transformé, produit et transmis, de génération en génération. Il appartient à l'avenir.

En conclusion, je pose en règle que le développement n'est durable, donc réel, que s'il se fait en
accord avec le patrimoine et s'il contribue à la vie et à l'accroissement de celui-ci.

Il en résulte, comme corollaire, que le développement ne peut se faire sans la participation effective,
active et consciente, de la communauté qui détient ce patrimoine.

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Bien entendu, je ne prends pas ici le patrimoine dans sa définition fiscale, qui le fait entrer dans la fortune d'une personne
privée ou publique.
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Fiche pratique

CLARIFIEZ VOS CONCEPTS

Avant d'aller plus loin dans la lecture de ce livre, je vous suggère d'approfondir un peu ce qui vient
d'être dit en l'appliquant à votre environnement. D'où ces quelques questions qui n'exigent pas de
recherches compliquées, mais vous aideront à poursuivre votre réflexion. Vous pouvez y répondre
seul, ou le faire en groupe, avec vos collègues, en famille, etc.

Sur le développement local

- sur quel territoire estimez-vous que vous vivez ? pourquoi ?


- qu'entendez-vous par développement local (créez votre propre définition, qui ne sera pas
nécessairement celle que je propose) ?
- quelle définition en est donnée, explicitement ou implicitement, par les principaux responsables
locaux que vous connaissez (élus, acteurs économiques, dirigeants associatifs, fonctionnaires
territoriaux et nationaux, journal local, notables, etc.) ?
- à quel niveau la stratégie et les programmes du développement sont-ils élaborés et décidés ?
- quelle place y tient le patrimoine ? à quel titre ? avec quels moyens humains et financiers ? à quel
niveau (diagnostic, objectifs, stratégie, programmes) ?
- quel rôle jouez-vous dans le développement de votre territoire ? ou quel rôle souhaiteriez-vous y
jouer ?

Sur le patrimoine local (naturel et culturel)

- qu'entendez-vous par patrimoine ? le vôtre ? celui des autres, de vos voisins ? celui de votre
communauté ? le patrimoine national ? le patrimoine mondial ?
- qui en est responsable ?
- quels budgets publics existent pour le patrimoine local ? pour ses différentes composantes ?
- quel budget consacrez-vous à votre propre patrimoine, pour son entretien, son accroissement ?
- à quoi sert le patrimoine, le vôtre, celui des autres ?
- quelle est l'évolution récente ou en cours de votre patrimoine, du patrimoine qui vous entoure, de
certaines de ses parties ?
- quel avenir leur prédisez-vous ?

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INTRODUCTION PRAGMATIQUE
Un itinéraire personnel

On ne trouvera pas ici le fruit d'une recherche universitaire, ou le classique patchwork de citations
érudites, ou encore des analyses statistiques.

Je ne sais que ce que j'ai vu ou fait par moi-même et je suis arrivé au point où la matière est tellement
abondante qu'il me faut absolument trier l'information pour en retirer le maximum de principes et de
méthodes. L'écriture est là essentielle, car elle oblige à une certaine rigueur dans le raisonnement et à
une attention à l'expression, pour être compris.

Je vais donc traiter, bien sûr de façon subjective et orientée, les résultats de trente années de travaux
de terrain sur le développement local et le patrimoine, tantôt parallèles, tantôt convergents. J'en
extrairai des données et des arguments qui nourriront les différents chapitres de ce livre, chacun
impliquant un point de vue différent et la rencontre d'autres subjectivités. Mais je ne m'obligerai pas à
une chronologie: ceci n'est pas un Journal ou des Mémoires.

En annexes, je présenterai quelques uns de ces travaux comme le chercheur présente ses sources,
mais pas de façon bibliographique: des notices schématiques, permettant d'identifier le cas, de le
situer dans le contexte, d'en percevoir les caractéristiques. Ce ne seront pas des monographies, il n'y
aura pas toujours de références à des écrits disponibles et de toute manière il sera toujours préférable
d'aller se faire une idée personnelle sur place.

Je chercherai à souligner la complexité des contextes, des situations et des actions, car cette
complexité est présente partout dans le développement local. Le patrimoine lui-même est
essentiellement complexe, car il est toujours à la confluence de nombreux facteurs, matériels,
humains, culturels, historiques, etc. qu'il est impossible de connaître tous. Ce que j'ai vu et vécu par
moi-même n'est donc qu'une très faible part de la réalité et mes interprétations, comme les leçons que
j'en tire, sont basées sur des idées personnelles, des critères de jugement eux-mêmes nourris d'une
éducation, de pratiques sociales et professionnelles, donc d'une culture qui m'est propre.

Des responsabilités familiales


J'ai hérité très tôt d'un patrimoine relativement important, comportant notamment des éléments très
anciens appartenant soit au patrimoine local, soit au patrimoine national, donc dépassant l'intérêt
strictement familial. Il m'a fallu, toute ma vie, répondre à la fois à trois exigences:
- préserver et entretenir ce patrimoine pour le transmettre aux générations suivantes à l'intérieur du
cercle familial, et pour cela dégager les ressources nécessaires,

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- répondre aux obligations et sollicitations liées au statut de monument classé,
- tenir compte de l'importance que ce patrimoine privé a pour la communauté locale et contribuer au
développement de cette communauté.
La troisième exigence est celle qui m'a donné le plus de mal. Tout était à inventer, mais la
participation au développement conditionnait les deux autres. En effet, si le territoire concerné ne
conservait pas sa vitalité et sa dynamique de développement, le monument souffrirait à terme de la
désertification et de la perte de substance économique (par exemple par disparition des artisans
susceptibles d'assurer l'entretien et la restauration). De même, les jeunes générations auraient moins
de motivations pour utiliser et transmettre à leur tour une propriété qui ne présenterait plus autant
d'intérêt à leurs yeux.

Cela m'a amené à une réflexion sur le sens d'un tel patrimoine, placé entre des mains privées mais
présentant un intérêt au delà de celui de ses détenteurs immédiats. Le patrimoine, quelle que soit son
ancienneté ou sa valeur historique ou artistique, ne vaut que par l'usage que l'on peut en faire, soit
pour la résidence de ses propriétaires, soit pour une exploitation économique (visite, hôtellerie, habitat
locatif, implantation d'entreprises) au moins partiellement capable d'en couvrir les frais, soit pour une
utilisation sociale subventionnée (hébergement de jeunes ou de personnes en difficulté, action
culturelle).

En tant que résidence, le patrimoine monumental doit pouvoir concurrencer en agrément, en confort,
en coût d'investissement et de fonctionnement, les autres types de résidence principale ou
secondaire. La valeur ajoutée, affective, esthétique, culturelle, est l'affaire de la subjectivité d'individus
– le propriétaire par exemple – à un moment donné. Elle n'offre pas une garantie de permanence
dans le temps. Actuellement, les exigences qualitatives, les modes de loisir et les choix de
consommation sont tels que à la fois l'éducation culturelle des jeunes et le contenu de l'offre
résidentielle doivent tenir compte de ces attentes, mais aussi l'environnement naturel et culturel, qui
repose sur d'autres critères (aménagement, équipement, services, activités culturelles et de loisir,
etc.). Un propriétaire de monument qui ne se soucie pas de la présence de services médicaux, de
l'existence d'une baignade publique ou de courts de tennis, du maintien des transports collectifs, de
manifestations artistiques et festives d'été, voire de la qualité de l'enseignement général et artistique
sur le territoire, risque de voir très vite ses descendants préférer la location de villas au bord de la mer
ou à la montagne, ou le choix d'une résidence de construction et de conception récentes, acquise ou
louée dans la ville proche.

Un monument, par conséquent, n'est jamais totalement privé, ni isolé de son contexte territorial et
communautaire. Beaucoup de familles possèdent un patrimoine, plus ou moins important, plus ou
moins ancien, hérité du passé ou encore acquis du vivant de la génération actuellement active, ou
vieillissante. Même une maison modeste, comme les maisons ouvrières du début du siècle dans les
régions minières ou industrielles, représente un patrimoine important pour ses propriétaires, mais
aussi pour la communauté environnante: un capital pour les premiers, un morceau de paysage et un
élément d'un ensemble résidentiel pour la seconde. Or le développement local, dans ce cas un
programme de reconversion économique, peut valoriser ou au contraire réduire à néant ce capital et
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détruire un cadre urbain traditionnel, sans contrepartie satisfaisante. Il en va de même pour l'habitat
rural, le bâti des villages dont la population vieillit. Un urbain qui s'installe, comme résident secondaire
ou comme retraité, dans un logement ancien et dans un environnement qu'il croit rural, ne souhaite
certainement pas se retrouver dans un milieu homogène composé d'autres urbains, toute vie
économique, sociale et culturelle locale ayant disparu avec les derniers actifs ruraux.

Les aides publiques au patrimoine privé, soit sous la forme d'exonérations fiscales, soit par des
subventions, ne sont que des témoignages de la reconnaissance de la collectivité pour le rôle de
"conservateur" joué par le propriétaire. En aucun cas elles ne suffisent, ni à motiver celui-ci, ni à
couvrir une part significative des coûts d'entretien. Elles risquent cependant d'occulter
l'interdépendance sociale, culturelle et économique qui relie le propriétaire et sa famille, de génération
en génération, à la communauté locale et à son développement.

Ce n'est pas une tâche facile pour le propriétaire. La communauté n'est que rarement consciente de
cette solidarité indispensable. Pour les monuments les plus importants, le propriétaire est considéré
souvent comme un héritier des "seigneurs", même s'il n'en a ni la justification généalogique, ni les
prétentions, ni le comportement, ni les moyens. Mais c'est bien à lui à faire les premiers pas pour
modifier progressivement cette attitude naturelle, même si le résultat est décevant: nous sommes tous
les héritiers d'une histoire et les conflits du passé rejaillissent spontanément sur les relations du
présent.

Un engagement personnel et militant


Les réflexions qui précèdent, sur la nécessité de lier gestion du patrimoine privé et développement du
territoire, m'ont amené à m'engager, non pas dans la politique locale, mais au service de l'avenir du
petit "pays" qui est le mien et celui de ma famille.

Utilisant les ressources matérielles et l'expérience professionnelle dont je disposais, j'ai décidé
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d'intervenir sur deux chantiers :
- la réutilisation des bâtiments vacants de la propriété familiale pour les aménager et les ouvrir à
des entrepreneurs locaux, pour y installer le siège de nouvelles activités économiques, en
particulier de conseil et de haute technologie à forte valeur ajoutée, auxquelles l'environnement
rural convenait bien, compte tenu également de la proximité d'un nœud autoroutier et ferroviaire
de niveau national. Une première expérience institutionnelle (avec la Chambre de Commerce
voisine) a échoué faute d'un véritable intérêt de la part des responsables publics. La seconde
expérience, privée et modeste, a réussi et démontre la possibilité de réaliser, avec peu de moyens
et sans aucune aide extérieure, l'implantation de quatre entreprises et d'une dizaine d'emplois en
milieu rural profond, dans un village de 75 habitants. Si, faute de dynamisme et de moyens de la
part d'une si petite commune, les résultats n'ont pas suivi immédiatement, la contribution au
développement du canton, devenu communauté de communes, est réelle.

4
On trouvera ci-dessous p. 135 et suivantes une description plus complète de cette aventure et de ses résultats.
10
- dans le bourg voisin (750 habitants), le réaménagement d'un ensemble immobilier très dégradé,
comprenant une tour d'un ancien château du XIV° siècle, une partie du rempart de celui-ci et trois
constructions des XVII° et XIX° siècles adossés à ce rempart, pour y créer sept logements du
studio au 4 pièces, de confort moderne, selon les normes des logements urbains actuels, pour les
louer à des jeunes ou à de nouveaux arrivants dans le village. Une soutien actif, non financier, de
la commune, une subvention de 1/12° du coût global des travaux et beaucoup de persévérance
ont permis d'aboutir en trois ans. Un autre propriétaire local, encouragé, a suivi la même voie.
D'autres projets analogues sont en gestation.

Le dernier recensement témoigne de l'utilité d'une telle démarche, associée à la volonté politique de la
municipalité: de nouveaux ménages s'installent et la population s'accroît pour la première fois depuis
longtemps.

Nous démontrons ainsi que des villages peuvent maintenir leur vitalité, à condition que leurs habitants
se mobilisent avec leurs ressources propres et en particulier avec leur patrimoine, aux côtés de leurs
élus mais sans les concurrencer, pour participer aux dynamiques de développement local. Il ne faut
pas attendre de rentabilité économique immédiate et directe de ce type d'initiative. Mais il y a ce que
l'on peut appeler un "retour sur investissement" non financier: le développement local accroît la valeur
du capital patrimonial, il contribue à assurer l'enracinement de la famille dans le territoire, enfin le
patrimoine "sert" réellement à quelque chose et justifie son existence, ainsi que les efforts et les
sacrifices consentis pour l'entretenir.

Dans les deux cas ci-dessus, il n'a pas été fait appel à des arguments culturels conventionnels (la
valeur historique ou esthétique) ou touristiques (l'attractivité). Il a fallu imaginer des solutions et les
rattacher au développement local, en tenant compte sans cesse des facteurs locaux, humains (les
élus en particulier), sociaux (les besoins de la population), économiques (pour l'utilisation de la main
d'œuvre locale et la pratique de tarifs de location adaptés au pouvoir d'achat des publics concernés).
Les soutiens institutionnels, l'apport des médias, la confiance de la population sont faibles, sauf de la
part de quelques personnalités exceptionnelles. On est plutôt confronté à de la méfiance, de la
jalousie, du scepticisme, des critiques plus ou moins justifiées. Mais le patrimoine privé est une partie
intégrante du patrimoine de la communauté et ses propriétaires sont, qu'ils le veuillent ou non, des
acteurs du développement local, puisqu'ils possèdent une partie des ressources qui fondent et
alimentent celui-ci. S'ils n'en font rien ou s'ils se le réservent pour leur usage exclusif, même s'ils n'en
ont pas besoin à tout moment, ils se mettent eux-mêmes hors de la communauté.

Une expérience professionnelle sur des terrains divers


Douze ans au secrétariat du Conseil International des Musées (ICOM), dont dix comme directeur,
entre 1962 et 1974, m'ont amené dans 75 pays et m'ont fait rencontrer des professionnels, des
institutions et des problèmes touchant tous les aspects du patrimoine culturel et naturel, même
concernant les monuments (j'ai activement participé à la création de l'ICOMOS, ONG sœur de l'ICOM,
en 1965). Recherche, conservation, diffusion culturelle, éducation et formation, éthique, protection
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contre les trafics et les abus de toutes sortes ont permis au non-muséologue que j'étais de côtoyer
d'éminents spécialistes et agents culturels de terrain et de faciliter la coopération internationale et
inter-disciplinaire, et surtout d'observer sur place les relations entre musée et développement. En
1969, j'étais poussé par ces observations à écrire un petit texte intitulé "Les musées au service du
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développement", qui resta inédit jusqu'à son insertion en 1992 dans le premier volume de "Vagues" .

J'avais en effet constaté que, de façon presque systématique, les musées et en général les
institutions patrimoniales étaient plus au service de la connaissance et de la haute culture, celles en
tout cas de leurs "conservateurs", qu'au service des communautés nationales ou locales dont ils
prétendaient protéger et mettre en valeur l'héritage. Pendant ce temps, des actions étaient menées
pour le développement (d'abord dans le Tiers Monde, puis dans les pays développés), sans tenir
compte du patrimoine sauf s'il s'agissait de cas exceptionnels (Angkor, Versailles, Macchu Picchu,
Abou Simbel, par exemple) et parce que alors l'essor du tourisme était en jeu. Or, dans de nombreux
endroits, le patrimoine, contenu ou non dans des musées, avait une signification pour la culture
vivante des gens, pour leur religion, pour le paysage, pour l'usage même fait quotidiennement des
monuments, des objets ou des savoirs.

C'est ainsi que dans la première tentative de réforme de l'ICOM, en 1971, la notion de développement
fut introduite explicitement dans les statuts de l'organisation et que des efforts furent faits pour
encourager de nouvelles formes de muséologie: musées locaux, écomusées, centres d'interprétation,
musées scolaires. Parallèlement, dès 1969, l'ICOM lançait sa campagne pour la lutte contre les trafics
illicites d'objets, même lorsqu'ils n'appartenaient pas aux collections publiques. Nous sortions ainsi du
champ étroit de la muséographie et des recherches sur les œuvres ou sur les spécimens, pour
reconnaître la globalité du patrimoine, ou de l'héritage, comme le nomment les anglo-saxons. Les
sites archéologiques turcs ou nigérians, les sites géologiques australiens ou norvégiens, les trésors
des temples guatémaltèques ou des églises serbes méritaient le soutien de la communauté
internationale, parce qu'ils étaient, et sont toujours, la richesse de leurs communautés locales, donc
indispensables à l'autonomie culturelle, à l'éducation des enfants, à l'équilibre mental et social des
populations qui en sont moralement et historiquement les détentrices.

On se rendait compte alors, et cela a été confirmé maintes fois par la suite, que ce patrimoine
constituait une ressource économique immédiate pour les populations pauvres et que le marché
mondial des biens culturels provoquait une demande, solvable et en croissance constante,
d'appropriation du patrimoine des civilisations les plus exotiques, les plus déshéritées en termes de
revenu par tête, mais très désirables pour les riches collectionneurs ou pour les musées bien dotés et
bien subventionnés. Les médias, les critiques, certains hommes politiques en vue se faisaient, et se

5
"Vagues", une anthologie de la nouvelle muséologie, textes choisis et présentés par André Desvallées, coll.
Museologia, Ed. W (diffusion Presses Universitaires de Lyon), pp 49-68.
12
font encore, les apologistes et les courtisans, ou même les clients, des modernes découvreurs de
6
trésors, qu'ils soient chercheurs, commerçants ou escrocs .

Dans les années 70, la frontière entre mes activités professionnelles et mon militantisme "patrimonial"
ayant pratiquement disparu, j'eus la chance de participer à la fondation, je devrais dire l'invention, du
musée de la communauté urbaine Le Creusot-Monceau (Saône-et-Loire), appelé d'abord Musée de
7
l'Homme et de l'Industrie, puis Ecomusée . J'ai pu ensuite rester en contact avec ce projet et avec
ses promoteurs, avant d'en devenir président pendant une période difficile de transition et
d'institutionnalisation (1993-1995). Cela m'a permis, malgré mon départ de l'ICOM en 1974, de rester
proche de la partie de la profession muséale qui est à la recherche de nouvelles formules et par
conséquent qui innove.

Les vingt dernières années, particulièrement créatives dans le domaine des musées et du patrimoine
culturel et naturel, m'ont entraîné aussi bien amicalement que professionnellement dans plusieurs
aventures: celle du Mouvement international de la Nouvelle Muséologie (MINOM), l'observation in situ
de projets patrimoniaux en Suède, Norvège, Canada, Brésil, Portugal, Espagne, et bien entendu en
France même, bien que ce pays soit actuellement fortement en retard à cause de la bureaucratisation
et de la dépendance des subventions publiques pour tout ce qui concerne la culture et le patrimoine.
Partout, j'ai constaté que spontanément les porteurs de ces projets se rattachaient volontairement aux
programmes de développement local et se considéraient comme de véritables acteurs locaux, au delà
de leurs métiers culturels. Souvent d'ailleurs, c'étaient les responsables du développement qui allaient
chercher les professionnels du patrimoine pour requérir leur conseil, leur aide, leur participation.

La Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 et ses suites aux plans international, national et local
(dans le cadre par exemple des Agendas 21 locaux) ont renforcé ce mouvement et lui ont donné une
légitimité en intégrant le patrimoine, d'abord naturel, puis culturel, dans les plans de développement
dit "durable". Le patrimoine qui n'est pas "renouvelable", même s'il est en expansion et création
constantes, est en effet maintenant admis comme une ressource inaliénable d'intérêt général, ce que
le groupe portugais du MINOM a repris sous la forme de séminaires annuels sur "la fonction sociale
du musée".

Depuis la montée en puissance des relations entre individus et institutions par l'intermédiaire
d'Internet, plusieurs réseaux mondiaux se sont constitués, avec comme cible le patrimoine et ses
professionnels, sous l'égide d'institutions comme l'ICOM, la Smithsonian Institution ou le Getty
Conservation Institute. Au niveau européen, d'autres réseaux existent, par exemple dans le cadre du
Conseil de l'Europe ou des programmes communautaires de l'Union Européenne.

6
J'ai rendu compte de cette situation et de mes expériences dans "La Culture des Autres", Paris, Le Seuil, 1976, en
des termes qui, à mon sens, restent largement valables, même s'ils sont parfois trop timides pour la réalité présente.
7
J'ai relaté cette expérience et l'aventure du mot "écomusée" dans plusieurs textes, en particulier dans mon livre
"L'Initiative communautaire", Collection Museologia, Ed. W, 1991 (diffusion Presses Universitaires de Lyon).
13
De toutes ces expériences personnelles ou observées, je retire l'impression profonde que le
patrimoine, sous toutes ses formes, mais surtout dans sa globalité, est actuellement reconnu,
implicitement ou explicitement comme une ressource du développement. Je dois cependant
reconnaître que coexistent deux tendances divergentes:
- pour les pouvoirs et pour les experts des politiques culturelles et environnementales, dans
presque tous les pays, le patrimoine est d'abord constitué des sites, monuments et collections de
nature et de valeur exceptionnelle, dont la protection est réglementée, subventionnée, dédiée au
tourisme de masse: la liste du patrimoine mondial de l'Unesco en est l'aboutissement et les pays
riches y sont majoritairement représentés, car ils en sont à la fois les décideurs et les bénéficiaires
(par chercheurs et touristes interposés).
- pour les citoyens ordinaires et pour beaucoup de responsables locaux du développement et de sa
dimension culturelle, le patrimoine est un bien communautaire qui forme la base et le terreau de
l'avenir, dont la charge repose sur tout le monde, mais d'abord sur ses détenteurs (propriétaires
publics ou privés) et sur l'ensemble des gens dont il constitue l'héritage moral et culturel, les
touristes et les scientifiques n'étant que des utilisateurs "invités" ou subis, mais dans tous les cas
secondaires.

On aura compris que je me situe clairement dans ce second camp, qui privilégie la démarche de bas
en haut (bottom up) de préférence à l'autre, qui fonctionne de haut en bas (top down).

Des responsabilités de service public


Mes passages, successivement, au Syndicat Mixte Sud-Picardie, au Ministère de la Culture (Service
des Etudes et Recherches), à l'Institut Franco-Portugais de Lisbonne, au Secrétariat d'Etat à
l'Economie Sociale, à la Commission Nationale pour le Développement Social des Quartiers, m'ont
mis en position de regarder le patrimoine de plusieurs autres points de vue, celui de l'intérêt public et
ceux de divers enjeux politiques, culturels ou sociaux. J'ai constaté à de nombreuses occasions,
pendant ces années (1975 à 1989), que le patrimoine, qu'il soit naturel ou culturel, majeur ou mineur,
jouait un rôle – affiché ou caché - dans tout projet de développement, de relations internationales, de
lutte pour l'emploi ou contre les exclusions. J'ai constaté aussi que la sectorisation des services de
l'Etat et des collectivités territoriales, et même parfois leur concurrence, ne favorisait pas plus la prise
en compte globale du patrimoine que celle du développement.

Les spécialistes du patrimoine connaissent peu ceux des autres secteurs de la culture ou de
l'environnement, les acteurs de l'économie ne voient guère que les monuments ou les sites
"rentables", les travailleurs sociaux se veulent dans le concret et dévalorisent inconsciemment la
mémoire et la culture vivante de populations qu'ils considèrent comme socialement défavorisées:
notre culture écrite exclut les gens de culture orale. De plus, les fonctionnaires ou assimilés sont
rarement informés ou formés à la connaissance et à l'utilisation du patrimoine, sans même parler de
sa conservation. Bien souvent, j'ai rencontré des personnes qui, de très bonne foi, ne "voyaient" pas
le patrimoine ou certaines de ses manifestations. Car il est vrai que le patrimoine non classé, non
catalogué, est peu visible, surtout lorsqu'il est encore bien vivant, utile: l'obsession de la conservation
a amené les responsables publics d'une part à "classer" le plus possible, mais dans le même temps à
14
abandonner le reste, lorsqu'il n'a pas été dûment sacralisé par des experts ou par des groupes de
pression. C'est ainsi que les habitations anciennes, au cœur des villages ou des petites villes, ne sont
pas considérées en elles-mêmes comme relevant du patrimoine, sauf lorsqu'elles se trouvent dans le
périmètre d'un site ou d'un monument classé, auquel cas leur transformation éventuelle n'est
réglementée que pour protéger l'environnement de ce site ou de ce moment, ce qui s'applique
d'ailleurs aussi bien à des bâtiments récents, indépendamment de leur qualité ou de leur utilité.

De toute façon, les élus, les fonctionnaires et les savants ne s'intéressent guère au patrimoine que
pour sa valeur économique, esthétique, historique, touristique, mais pas, ou si peu, pour sa valeur
réellement culturelle, c'est à dire pour ce qu'il représente pour les habitants eux-mêmes et pour leur
descendants. Et on ne traite pas de la même façon les monuments, les sites, la mémoire populaire,
les archives, les savoirs artisanaux, les objets d'usage, les œuvres d'art profane ou sacré, etc. Sur le
terrain, comment mener une politique du patrimoine quand institutions et professionnels se
répartissent entre des administrations et des services différents, même à l'intérieur d'une même
collectivité ? Il ne suffit pas de créer un "corps" de fonctionnaires, appelés agents du patrimoine, pour
faire du patrimoine un champ cohérent et une dimension majeure de toute stratégie d'aménagement
du territoire et de développement local.

Il me semble que la conscience et la connaissance du patrimoine sont d'abord des responsabilités des
éducateurs (familiaux, scolaires, sociaux), avant d'être celles des "pouvoirs publics" traditionnels,
Ministères de la Culture compris. Il y a là un corollaire aux lois de la subsidiarité: le patrimoine est
d'abord un héritage communautaire, de la communauté familiale à la communauté de proximité, qui
ne doit jamais disparaître devant des préoccupations macro-culturelles ou macro-économiques.

L'expérience du consultant
Depuis plus de dix ans, mon activité de consultant en développement local et communautaire m'a
amené à travailler sur de nombreux territoires, à participer à de nombreux projets de développement.
Partout, évidemment, il y avait du patrimoine, mais il était rarement considéré comme une ressource,
sauf pour sa valeur d'attraction touristique. Je rencontre peu ses professionnels, sauf lorsqu'il y a un
problème qui les concerne directement, ou lorsque je fais moi-même le premier pas. Non qu'ils soient
incapables de comprendre ma démarche et de s'associer aux programmes de développement, ou
qu'ils refusent de s'y intéresser, mais parce qu'ils sont enfermés, souvent malgré eux, dans un milieu
professionnel étroit, parce qu'ils n'ont pas reçu une formation générale leur permettant d'avoir une
conscience de la globalité du développement, parce que aussi les agents spécialistes du
développement ne pensent pas un instant que ces "intellectuels", ou ces "cultureux", puissent servir à
autre chose qu'à recevoir des touristes ou des groupes scolaires et à consommer des subventions.

Autre constat de terrain: la nette séparation entre les militants locaux du patrimoine, amateurs,
retraités, autodidactes, souvent originaires du territoire, y vivant en permanence ou pendant les
vacances, et les responsables professionnels de ce même patrimoine, fonctionnaires ou assimilés,
non-résidants, ayant leurs intérêts et leurs perspectives d'avenir ailleurs. J'ai pu heureusement
15
observer des exceptions, des cas remarquablement intéressants, lorsque les professionnels étaient
originaires du lieu, ou bien faisaient le choix de s'y enraciner, même pour un temps limité, c'est à dire
épousaient le territoire, sa population, sa culture, son patrimoine, et leur apportaient en dot leurs
compétences et leur légitimité professionnelle.

Pour moi, le patrimoine est le socle de toute démarche de développement. Ma méthode favorite
consiste à faire connaissance d'un territoire en le parcourant à pied, avec des habitants que j'utilise
comme des sortes de guides, en les faisant parler de leur patrimoine. Il est fascinant de constater que
cette demande de ma part entraîne quasi automatiquement un enchaînement de souvenirs,
réflexions, revendications, propositions, qui aboutissent à un engagement personnel et souvent
collectif dans des projets de développement, dont le patrimoine n'est que le prétexte, ou l'origine, ou
encore le matériau.

Quitte à simplifier abusivement, je pense que la frontière passe entre ceux qui pensent le patrimoine
en termes d'héritage d'une population donnée, et ceux qui le regardent en termes de cibles de publics
déterminés.

16
INTRODUCTION POLITIQUE
Le patrimoine, un capital pour le développement,
un facteur de conscience collective

Un capital réel,
Toute entreprise doit s'appuyer sur un capital de départ, le plus important et le plus solide possible, le
plus indépendant aussi des influences extérieures et des fluctuations de la conjoncture. Le patrimoine
est ce capital, présent, au moins implicitement dans toute démarche et dans tout programme de
développement digne de ce nom. Un espace rural ou urbain, un paysage agricole ou industriel, une
flore et une faune spécifiques, des traditions et des savoirs, des monuments et des archives, des
souvenirs chargés de signification, des modes de vie, tout cela appartient au capital de la
communauté en développement.

Ce capital est hérité, c'est à dire que les héritiers doivent le gérer: conserver au sens physique du
terme ne suffit pas. Il faut le faire vivre, produire, se transformer, pour rester utile. Cela signifie une
profonde prise de conscience, de génération en génération, non pas seulement du contenu du
patrimoine, mais des exigences de sa gestion. Bien des vandalismes dont nous nous plaignons à
juste titre sont dus en grande partie à notre incapacité de communiquer sur le patrimoine, de
transmettre non pas le simple respect, mais la conscience des atouts divers qu'il représente et de la
double responsabilité de chacun d'entre nous, sur notre patrimoine propre et sur celui de notre
communauté, du local au national et à l'international.

Il est scandaleux de déchirer ou de brûler un billet de banque. Ce l'est autant de défigurer


volontairement ou par inadvertance notre patrimoine culturel ou naturel. Je ne crois pas que les
arguments, essentiellement dogmatiques et intellectuels, ou encore sentimentaux, qui sont
habituellement donnés aux adultes et aux jeunes pour le respect du patrimoine soient suffisants ou
même convaincants.

…durable,
Car le problème de la continuité culturelle de nos communautés se pose dès lors que le
développement se veut durable, donc capable de se continuer au delà de ses promoteurs initiaux ou
des circonstances de son lancement. Les discours actuels sur le développement durable ont tous le
défaut de trouver leur origine dans une peur, celle de la destruction par l'homme et la société de notre
environnement, une sorte d'apocalypse à base scientifique mais à couleur de superstition scientiste.
Le discours des professionnels du développement local est différent: le caractère durable, ou
soutenable, d'une stratégie, d'un programme, d'une action, repose d'abord sur la capacité des
populations concernées de s'identifier au projet initial, de se mobiliser pour lui, d'y participer
volontairement et collectivement, donc de s'investir. Pour cela, il faut que leur patrimoine, ce capital de
17
départ, soit présent à tout instant dans le processus, pour être connu, pris en compte, respecté,
protégé, associé, utilisé. A cette condition, les membres de la communauté se rendront compte que le
projet de développement est leur cause à eux, et pas seulement celle d'élus plus ou moins lointains,
ou de technocrates. Cela changera leurs comportements quotidiens, l'éducation de leurs enfants, leur
vote aux élections, leur vie associative, leurs modes de consommation, etc.

…enraciné dans le territoire et dans la communauté,


Ce patrimoine constitue les racines visibles de la communauté dans son territoire. Ces racines sont
variées, elles correspondent à toutes les diversités culturelles des composantes de la population qui
vit sur le territoire ou en bénéficie. Le développement, on l'a déjà dit, ne peut se cultiver "hors-sol",
comme une salade ou un rosier. Une grande partie de sa structure est dissimulée dans le sol du
territoire d'où elle extrait la matière dont elle se nourrit.

C'est pourquoi le patrimoine n'est ni intouchable, ni inaliénable. Il est essentiellement consommable,


destructible, mais seulement pour des motifs de développement. Les monuments de l'antiquité ne
sont des atouts de l'identité, de la culture, de l'éducation, du tourisme aujourd'hui que parce qu'ils ont
vieilli, se sont dégradés. Le Parthénon d'Athènes et sa statue chryséléphantine d'Athéna devaient être
du meilleur kitsch lorsqu'ils étaient neufs. Les friches industrielles transformées en centres culturels,
en logements, en pépinières de jeunes entreprises, on dû subir des altérations considérables, qui
changent le caractère grandiose, techniquement remarquable des édifices et leur sens historique.
Jamais dans le passé le patrimoine n'a été gelé dans un état "original" considéré comme authentique.

Ce qui est important, c'est que le patrimoine soit reconnu par la communauté comme sien. Sinon, il ne
pourra jouer son rôle. Le bulletin télématique Buenos Dias Maestrazgo du 19/10/01 fournissait cette
information brève:
Le Ministère [espagnol] de l'agriculture s'est réservé dans le cadre de l'initiative Leader Plus un chapitre destiné à des
programmes de caractère interrégional choisis directement par l'administration centrale. Dans ce cadre, le Cider-
Prepireneo, organisme qui a impulsé le projet du Territoire-Musée des Altas Cinco Villas (un secteur du district des
Cinco Villas), a présenté conjointement avec le Cederna Navarro un programme centré sur la valorisation du patrimoine
et des produits locaux, programme qui a été approuvé cette semaine. Cider-Prepireneo a participé au programme
régional Leader 2 et cette approbation revêt une grande importance, surtout par rapport au modèle de développement
rural qui considère le patrimoine comme un axe stratégique.

…qui se renouvelle et s'agrandit


Le patrimoine n'est pas un capital fixé une fois pour toutes. Je viens de dire qu'il était destructible, ou
aliénable. Il est aussi capable de sécréter du nouveau patrimoine. Et il faut que la communauté en soit
capable. L'un des grands dangers des politiques de conservation est de rendre impossible la
constitution d'un patrimoine enrichi en permanence de nouveaux éléments, dus à la créativité
naturelle de la communauté suscitée, promue et favorisée par le processus de développement. Où en
serions-nous si les règlements actuels en matière de conservation des monuments et des sites
avaient existé depuis 2000 ans. J'invite le lecteur à se poser la question, à l'occasion !

18
C'est donc un enjeu des politiques de développement que de provoquer l'enrichissement permanent
du patrimoine, ce que les programmes trop exclusivement touristiques rejettent souvent. La créativité
de la population, dans ses différentes générations, est un atout et ce serait une erreur de la cantonner
dans l'économique, ou de croire qu'elle est réservée à des spécialistes auto-désignés ou diplômés.
Méfions-nous des catégories faciles ou des idées reçues: il n'y a pas des créateurs et des
consommateurs, mais chacun est un créateur potentiel, à partir de son patrimoine personnel et du
patrimoine commun qu'il détient avec les autres membres de sa communauté. Bien sûr la société de
consommation n'est pas favorable, en soi, à la promotion de la créativité, mais elle peut être utilisée à
cette fin, car elle apporte des provocations, des expériences, des matériaux qui nourrissent la
créativité, à condition que celle-ci s'appuie sur la confiance en soi et sur la conscience de sa richesse
patrimoniale héritée et cultivée.

Un facteur de conscience collective


De tout temps, le patrimoine a été un élément essentiel de l'identité locale, régionale, nationale. Il
suffit de regarder les thèmes des émissions philatéliques ou monétaires, les armoiries municipales ou
les symboles nationaux de nombreux pays, les brochures de communication ou de promotion
économique. Il joue aussi un rôle éminent dans les conflits internationaux, ethniques ou raciaux,
religieux. Les églises chrétiennes transformées en mosquées, ou vice-versa, les butins artistiques des
conquérants (du code de Hammurabi transporté à Suse aux prises de guerre de Napoléon, de Hitler,
de Staline), les triomphes des consuls romains ont laissé des traces durables. Jérusalem est
aujourd'hui et depuis plusieurs millénaires un symbole aussi politique que religieux, comme l'a été
Carthage à l'époque de la République Romaine. Frapper le capital patrimonial d'un communauté, le
détruire, le défigurer, le voler sont des gestes essentiellement politiques. Les intellectuels et les
organisations internationales peuvent proclamer que l'art doit servir à la paix, il est aussi vrai de dire
qu'il est un otage de toutes les guerres.

Inversement, le patrimoine peut être un facteur de fierté, voire de résistance nationale. Les pays
colonisés ou dominés le savent bien, qui s'accrochent à certains aspects de leur patrimoine
linguistique, religieux, légendaire, pour fonder une indépendance future. Quand Ferhat Abbas,
pionnier de la lutte algérienne pour l'indépendance, disait qu'il n'avait pas trouvé l'Algérie dans les
cimetières, cela ne signifiait-il pas qu'il n'y avait pas un patrimoine suffisant pour justifier une existence
nationale. C'est en fait sur des cimetières que ce pays a émergé et continue de se forger dans la
douleur. Dans un autre hémisphère, les animateurs locaux de la Quarta Colônia en Rio Grande do Sul
(Brésil) ont débuté leur quête d'identité de cette communauté et de ce territoire, par la recherche du
cimetière des premiers arrivants au XIX° siècle, quête qui a été naturellement suivie par un inventaire
participatif du patrimoine matériel et immatériel, sous le nom évocateur de "Projeto Identidade".

19
CONNAISSANCE DU PATRIMOINE

Une tâche complexe


Nous avons vu ce que pouvait être le patrimoine de chacun d'entre nous et de la communauté à
laquelle nous appartenons: du plus modeste au plus remarquable, tout ce qui a un sens pour nous est
patrimoine, que nous héritons, créons, transformons et transmettons. C'est le tissu de notre vie, une
composante de notre personnalité. Nous avons vu également que le plus souvent nous n'en étions
pas ou peu conscients, parce que l'éducation que nous recevons en élimine la plus grande partie au
nom de critères académiques et esthétiques, parce que la société de consommation à laquelle nous
appartenons imprime en nous des idées de valeur marchande, propose des modèles étrangers à
notre culture vivante qui en est dévalorisée, enfin parce que l'existence d'administrations culturelles à
tous les niveaux et d'institutions culturelles puissantes nous convainc que la culture est quelque chose
8
à laquelle il faut "accéder", et non pas quelque chose qui est à nous, en nous et autour de nous .

Nous faisons partie d'un "public", si nous consommons le patrimoine, ou du "non-public" si nous ne le
fréquentons pas. En tant que "population", nous n'avons pas de rapport avec ce patrimoine: notre
"communauté" n'y a pas de responsabilité, celle-ci appartient à la "collectivité". J'insiste sur ces
termes de public, de non-public et de population, de communauté et de collectivité, que nous
retrouverons souvent par la suite, car il est essentiel de les utiliser pour faire comprendre la relation au
patrimoine en France. C'est bien une spécificité française, puisque le concept de communauté, tel
qu'il est utilisé partout ailleurs, du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest, a été légalement rejeté chez nous
depuis plus de deux siècles, comme un vestige de la féodalité et de l'ancien régime. Du coup, le mot
lui-même a changé de sens et ne qualifie plus que des groupes marginaux, qui vivent plus ou moins à
part de la population (communautés religieuses, thérapeutiques, ethniques, immigrées, sectaires,
hippies, etc.). Et bien sûr il y a la "communauté nationale" des discours politiques. Même l'Europe
n'est plus communautaire, depuis qu'elle est Union.

Or le patrimoine dont je veux parler dans ce livre est d'abord et avant tout un patrimoine de
nature communautaire, c'est à dire qu'il émane d'un groupe humain divers et complexe, vivant
sur un territoire et partageant une histoire, un présent, un avenir, des modes de vie, des crises
et des espoirs.

Réfléchissons un peu sur cette notion de complexité du patrimoine, reflet de la complexité de la


communauté et de sa culture vivante. Les méthodes traditionnelles de la géographie, de l'écologie, de

Je répéterai ici ma définition de la culture, déjà donnée plusieurs fois dans des textes antérieurs: l'ensemble des
solutions trouvées par l'homme et par le groupe aux problèmes qui leur sont posés par leur environnement naturel et social.
l'histoire de l'art, de l'archéologie, de l'ethnologie, de la critique artistique, les règles de l'administration
et de la conservation du patrimoine ne suffisent pas à en rendre compte, car leur objectif est
essentiellement sélectif et ne tient pas compte de la communauté qui a donné naissance à ce
patrimoine et qui le détient. Leurs intérêts sont divergents et parfois concurrents ou même conflictuels.
Or, vu du terrain, par les yeux de la communauté et de ses membres, eux-mêmes culturellement très
divers, chaque élément du patrimoine est le fruit d'une alchimie longue qui implique des individus, leur
environnement, des interactions avec d'autres individus et d'autres environnements, des influences
9
extérieures. Souvenons-nous par exemple que, comme le faisait remarquer Jean Blanc il y a déjà
plus de trente ans, chaque mètre carré du sol sur lequel nous vivons, en dessous de 3000 mètres
10
d'altitude en Europe, a été modelé par l'activité humaine et est donc au moins aussi culturel que
naturel. C'est dire que notre patrimoine environnemental doit être regardé et traité aussi dans sa
dimension culturelle et que ses règles d'aménagement, de protection et de mise en valeur doivent
relever de critères autant culturels qu'écologiques.

J'en conclus que tout classement du patrimoine, même justifié par la recherche, l'économie,
l'administration, est "biaisé" parce qu'il pose en premier le principe de conservation, donc l'arrêt de
l'évolution naturelle, ou même parfois la remise dans un état antérieur supposé authentique. René
Sneyers, alors directeur de l'Institut Royal du Patrimoine Artistique de Bruxelles, à qui l'on avait confié
à restaurer une statue de Vierge datant du Moyen-Age, se posait la question de savoir laquelle des
neuf couches de polychromie, superposées en presque autant de siècles, devait être choisie. Il est
évident que personne ne lui demandait de poser la question aux paroissiens de l'église où cette statue
était vénérée: priorité à l'histoire de l'art et à la conservation du patrimoine, sur l'usage. Ce type de
raisonnement contribue à retirer le patrimoine de la vie.

Le patrimoine est l'ADN du territoire et de la communauté


Les méthodes modernes d'identification des individus sont passées récemment de l'étude des
empreintes digitales à l'analyse de l'ADN. Le souci de vaincre la complexité des facteurs qui
différencient chacun d'entre nous de son voisin, mais aussi qui nous relient à une lignée familiale, a
amené à choisir le patrimoine génétique humain comme étant l'indicateur le plus parfait et le plus
fiable. Je crois que la comparaison avec l'ADN permet d'éclaircir la vraie nature du patrimoine d'une
communauté humaine: celui-ci est composé de l'ensemble de ce qui caractérise la communauté et
ses membres aujourd'hui. Il est en même temps le reflet de l'évolution antérieure de cette
communauté. Il est enfin susceptible de se transformer par apports successifs venus de l'intérieur (les
apports endogènes) et de l'extérieur (apports exogènes). Comme l'ADN est la carte d'identité de
l'individu qui le rattache à sa lignée toute entière, de même le patrimoine est la carte d'identité de la
communauté actuelle rattachée à une continuité sans limites.

9
Jean Blanc fut un des inventeurs des parcs naturels régionaux français et il participa à la gestation des premiers
écomusées.
10
Et maintenant, même en haute montagne, les aménagements sportifs et la pollution touristique deviennent des
facteurs culturels de transformation du patrimoine, qu'il faut bien prendre en compte.
En outre, comme il est difficile, sinon impossible, de connaître dans tous ses détails l'ADN d'une
personne, ou le génome humain, il est inutile de chercher à connaître le patrimoine dans sa totalité,
car il faudrait s'intéresser à des détails pratiquement inaccessibles et entrer dans l'intimité de toutes
les personnes qui composent la communauté. Mais il faut être conscient que ce patrimoine existe,
qu'il est partout, qu'il est étroitement lié aux individus vivants et morts, qu'il se transmettra en se
transformant sans cesse tout en restant globalement cohérent.

Je n'aime pas l'expression "identité culturelle", car elle sert trop souvent d'alibi au chauvinisme et à
l'esprit de clocher, ou au folklorisme des politiciens et des offices de tourisme. Mais je dois reconnaître
que toute communauté a une identité, faite de son ADN patrimonial: aucun projet de développement
ne peut se faire sans en tenir compte. C'est l'interprétation que je donne du concept de
développement local durable (très différent de celui de développement durable à l'échelle d'un pays
ou de la planète). Car un processus de développement, au niveau local, ne peut durer dans le long et
très long terme, sans que s'établisse un consensus fort et une participation active de la part de
l'ensemble des citoyens, et cela ne peut se faire que si ceux-ci se reconnaissent en lui, comme
émanant de leur culture en harmonie avec leur patrimoine.

Faire l'inventaire
Pour la population elle-même, comme pour chacun de ses membres, l'inventaire du patrimoine n'est
pas nécessaire, du moins pour autant que ce patrimoine reste vivant et conserve une signification
pour chacun et pour tous. Bien sûr, en cas de "mutation", en prévision ou en conséquence du décès
du propriétaire, de la disparition totale de la communauté, de grands travaux mettant en danger des
sites archéologiques, un inventaire devra être réalisé, pour des raisons fiscales, muséales ou
scientifiques.

Mais pour ceux qui travaillent au service du développement – surtout s'ils ne font pas partie de la
communauté - l'inventaire est indispensable, tout en sachant qu'il ne sera jamais exhaustif, ni définitif,
qu'il devra donc rester évolutif, subjectif, conditionné par l'objectif de la recherche et par les savoirs du
moment. La difficulté principale consiste à choisir une méthode. J'en connais personnellement
plusieurs, dont les qualités et les défauts sont à apprécier en fonction des objectifs que l'on poursuit.

L'inventaire technocratique
Il est le plus fréquent. Il est le fait de chargés de mission, plus ou moins experts du développement, du
tourisme, de la culture, de la fiscalité, qui participent à un diagnostic froid. On classe le patrimoine
selon des catégories utilitaires: la valeur économique, la qualité d'attraction touristique, la beauté, le
caractère spectaculaire. Il figure sur des rapports et dans des dossiers plus ou moins simplifiés,
strictement adaptés à leur but: démontrer quelque chose, convaincre, accumuler des matériaux,
permettre des comparaisons entre territoires, etc. C'est un inventaire facile, rapide, mais qui n'est pas
dynamique, en ce qu'il n'implique personne profondément. On sent qu'il fait partie d'un discours
technocratique où le patrimoine doit jouer un rôle dans le moment présent; ainsi instrumentalisé, il est
réduit à ses formes les plus visibles, sans aucune référence à la complexité de sa nature et même
sans liens à la culture vivante de la communauté. Une fois le diagnostic établi, le projet de
développement présenté aux décideurs, le patrimoine, en tant que tel, sera oublié et seuls quelques
uns de ses éléments seront intégrés dans des actions dites culturelles, touristiques, économiques,
éducatives.

L'inventaire scientifique
C'est l'affaire des professionnels de la culture, des universitaires et des spécialistes de la conservation
des biens culturels. En France, comme toujours dans notre pays, l'inventaire du patrimoine culturel a
été normalisé, réglementé et fait l'objet d'un service spécifique au sein du Ministère de la Culture. De
même les classements de sites au titre de la Culture (sites historiques ou liés à des monuments
historiques) et de l'Environnement font l'objet de procédures nationales dépendant au niveau local des
préfets et des services extérieurs de l'Etat (Culture, Environnement, Equipement). C'est dire que les
collectivités locales, comme les propriétaires privés, sont consultés "pour avis", et que les populations
ne sont pas consultées, sans même une véritable enquête publique, malgré les conséquences que le
classement peut entraîner pour les individus et pour la vie locale. De plus ces inventaires sont
extrêmement lourds à réaliser, étant obligés de respecter des critères scientifiques longuement
étudiés et débattus. Le résultat est qu'ils progressent très lentement et ne peuvent pas suivre le
rythme des destructions, altérations et mutations. Commencés sur papier, avec des photos en noir et
blanc, sous la forme de pré-inventaires (pour aller plus vite et couvrir plus de territoire), ils sont
maintenant en grande partie périmés. Je connais un cas où le pré-inventaire réalisé entre 1970 et
1975 dans un département rural de plus de 500 communes est devenu en grande partie inutilisable, à
la fois parce que les monuments et objets inventoriés pouvaient avoir été transformés ou avoir changé
de propriétaire et/ou d'usage, mais aussi parce que les documents photographiques étaient devenus
techniquement largement inutilisables. Une expérience a été faite de numérisation des photos et de
vérification des données, dans une commune de quelques centaines d'habitants. Comme c'est la
mode actuellement, on a réalisé un CD-ROM du résultat dont on a donné un exemplaire au maire de
la commune, les autres étant probablement soigneusement rangés dans les tiroirs de l'administration.
Le bilan financier est tel qu'il n'est pas question d'aller plus loin. Quant au bilan culturel, il est évident
qu'un tel pré-inventaire est sans signification pour la population concernée, pour le département ou
pour la région.

Et que dire de l'inventaire complet ? On sait maintenant qu'il ne sera jamais terminé et que, même là
où il a été réalisé, sa complexité le rend accessible seulement à des spécialistes. Déjà à la fin des
années 60, les professionnels des autres pays européens ironisaient sur l'inventaire français. Il
nécessiterait, paraît-il, 300 ans de travail, à la condition que les budgets suivent et que rien ne vienne
bouleverser le territoire (guerre, catastrophe naturelle, érosion, pollution, etc.). Pour le développement
local, ce n'est pas vraiment utile. Une telle conception de l'inventaire est purement passive, bancaire
comme aurait dit Paulo Freire. Pour être actif, il faudrait qu'il nourrisse l'action, même si celle-ci est
exclusivement culturelle. Or la masse du patrimoine national et local reste cachée au plus grand
nombre. Même lors des Journées du Patrimoine, un week-end par an, on n'envisage qu'une
consommation culturelle de type esthétique et touristique, pour des lieux "visitables".

Une évaluation approfondie de cet Inventaire, en y comprenant le pré-inventaire, et de l'administration


qui le porte devrait être engagée rapidement, pour montrer la voie d'une politique plus dynamique du
patrimoine. Ensuite une véritable coopération devrait être engagée avec le Ministère chargé de
l'environnement, sur un projet politique national et global de connaissance du patrimoine, non pas de
la France mais des Français.

Le classement
Le sommet de la pyramide est le classement ou l'inscription à un inventaire administratif, celui des
monuments, des objets d'art, des sites. C'est une procédure ponctuelle, pratiquée sans aucune
politique ou programmation, qui suit la mode (ces dernières années elle s'intéresse au patrimoine
industriel), l'initiative individuelle d'un fonctionnaire, d'un élu, d'un propriétaire privé, ou l'occurrence
d'une menace (par exemple pour l'archéologie de sauvetage). Cette formule, bien connue et répandue
dans la plupart des pays développés, a des effets pervers:
- elle singularise certains éléments de patrimoine en les valorisant et en leur donnant en quelque
sorte un statut de chef d'œuvre, ce qui en exclut d'autres et constitue un patrimoine "extra-
ordinaire" , lequel tend à devenir dans l'esprit de tous, élus comme habitants, le seul patrimoine
digne de quelque attention: les stratégies touristiques en sont orientées et les visiteurs se
pressent en masse sur des points fragiles et difficilement compréhensibles en dehors d'un
contexte large et complexe.
- elle constitue un privilège apparent pour le propriétaire, via des subventions et des exonérations
fiscales, mais la contrepartie est une sorte de transfert de responsabilités vers le service public
assorti de contraintes fortes, notamment pour le coût de l'entretien et de la restauration et pour la
protection des abords. C'est ainsi que des utilisations du patrimoine pour des activités
économiques non touristiques et le développement de petites communes par la création de
logements et de zones d'activités sont quasiment interdites ou soumises au bon vouloir d'un
architecte plus ou moins rigoriste.
- elle crée des hiérarchies dans l'esprit du public: inscription au patrimoine mondial, plus beaux
villages de France, secteurs sauvegardés, monuments-musées, jusqu'au "petit patrimoine" que
certaines collectivités territoriales subventionnent pour leur éviter une disparition nuisible à la
qualité des paysages (lavoirs, croix de carrefour, chapelles).
- elle encourage le trafic et finalement la dispersion des biens culturels en indiquant les lieux et les
objets qui peuvent être pillés ou faire l'objet de spéculations.
- elle déresponsabilise les propriétaires, publics comme privés, et la communauté.

Pour le développeur, on peut légitimement se demander si cette forme d'inventaire est vraiment utile
et si les obligations qu'elle entraîne ne contrebalancent pas les avantages du système. Je pense
personnellement que, du point de vue du développement local, la seule formule réellement
intéressante est le registre du patrimoine d'intérêt local, qui commence à apparaître dans certaines
communes, en France comme au Brésil ou au Portugal (dans ce dernier pays, la mesure a
récemment été confirmée par la loi). J'ai rencontré cela dans la Communauté urbaine Le Creusot-
Montceau, qui a officiellement confié à l'Ecomusée communautaire le soin de créer ce registre et qui a
créé dans son budget une ligne de crédits pour répondre aux besoins de conservation des édifices.
C'est aussi l'une des vocations de l'écomusée municipal de Seixal, au Portugal.

Une telle procédure revient en réalité à créer deux inventaires, l'un d'un patrimoine national de haute
qualité qui vise à conserver un certain nombre (aussi limité que possible, en raison des contraintes
budgétaires) des éléments majeurs de l'héritage naturel et culturel du pays, l'autre d'un patrimoine
local étroitement lié au territoire et à l'histoire, dont la conservation implique une participation forte de
l'ensemble des acteurs locaux, élus, fonctionnaires, propriétaires, associations, forces vives de la
population. Je pense personnellement que bien des monuments classés et presque tous les
monuments inscrits à l'inventaire supplémentaire en France devraient être replacés dans cette
seconde catégorie, ainsi que la plupart des sites naturels, l'entretien de ces derniers relevant
clairement des habitants et des collectivités locales. On ne peut en effet défendre à long terme un
patrimoine contre ou malgré la communauté dont il est l'héritage. Et il me paraîtrait plus important de
commencer par éduquer cette communauté et ses membres, pour qu'elle soit capable de prendre en
charge volontairement son patrimoine.

L'inventaire partagé
Nous avons vu que, jusqu'à présent, l'inventaire du patrimoine était l'affaire des grandes
administrations, des scientifiques et des fonctionnaires. Les acteurs locaux en sont pratiquement
exclus et on est très loin des préoccupations de développement. Lorsque j'arrive sur un nouveau
territoire et que je cherche à connaître le patrimoine local, je m'entends répondre une courte liste
d'édifices, de sites et d'objets parfaitement connus de tous et déjà sur-utilisés pour des institutions
publiques, pour des activités culturelles ou pour le tourisme.

Or le développement durable, je le dis et je le répète, est l'affaire de tous sur le territoire, la


connaissance du patrimoine doit être partagée par tous et l'une des méthodes les plus efficaces est
d'en faire un premier repérage avec les habitants, associations, retraités, scolaires, érudits locaux,
propriétaires privés. Personnellement, je le fais habituellement à pied avec des petits groupes
d'habitants qui ont tous et chacun une connaissance différente, pragmatique et affective de leur "petite
patrie" et sont susceptibles de communiquer non seulement les informations qu'ils ont à la surface de
leur mémoire, mais aussi leurs pratiques du patrimoine et de nombreux souvenirs ou savoirs enfouis
qui reviennent lorsqu'un "étranger" au pays leur pose des questions. Dans cette phase, ils partagent
leur savoir.
Une seconde phase consiste à informer l'ensemble des habitants, par classes d'âge et par catégories
11
de résidents ou par des événements spéciaux, de ce repérage réalisé avec l'aide de certains
d'entre eux. Le travail au sein des écoles, dans les structures d'animation socioculturelle, dans les
associations, dans les moyens locaux de communication, radio, presse écrite, s'y prête bien et
entraîne des conséquences, des retombées, parfois imprévues. Cet exercice ne doit toutefois pas
dégénérer en création d'un musée local, sous prétexte que de nombreux habitants sont prêts à
donner des objets ou des documents leur appartenant à l'association porteuse ou à la collectivité. Le
travail d'inventaire doit non seulement respecter la propriété privée mais aussi renforcer le sens de
responsabilité des propriétaires et de l'ensemble de la population sur le patrimoine local. Ils doivent se
rendre compte qu'un élément de patrimoine, une fois muséalisé, est définitivement mort, ce qui est
aussi valable pour des monuments (le classement est souvent l'origine d'une stérilisation du lieu, un
site mis en réserve naturelle ne pourra plus se développer tant les contraintes seront grandes).

Une troisième phase du partage passe par l'appropriation de tout ou partie du patrimoine inventorié
par la communauté toute entière: tel élément sous régime de propriété privée, telle tradition d'origine
immigrée, telle mémoire du passé ouvrier ou rural du lieu sont reconnus par les habitants comme un
héritage commun que les apports exogènes ou hétérogènes enrichissent ou renouvellent. C'est ici
que la dynamisation du patrimoine, dont je disais plus haut qu'elle me paraissait infaisable dans les
inventaires réglementés, joue tout son rôle d'information, d'éducation, de mobilisation. On observera
souvent un effet boule-de-neige car chaque habitant sait des choses, mais ne sait pas qu'il le sait et
en tout cas est trop timide pour en parler à voix haute.

Les expositions sont une autre manière facile de réaliser un inventaire partagé, car les habitants/
acteurs/visiteurs sont les meilleurs informateurs lorsque leur mémoire est provoquée par une
présentation visuelle qu'ils peuvent critiquer: les premières expositions du Creusot étaient ainsi revues
après leur inauguration, à la lumière des observations et compléments d'information faits par les
12
premiers visiteurs . La limite de la méthode réside dans le fait que l'habitant est considéré encore trop
souvent comme un simple informateur, certes intelligent et utile, mais la décision sur l'inventaire, les
choix, le classement des données sont encore le fait d'experts, de professionnels. Après l'inventaire,
l'utilisation du patrimoine ainsi reconnu pour une action culturelle, pour l'aménagement du territoire,
pour l'éducation populaire risque de garder cette marque, avec les incompréhensions possibles, ou
les erreurs d'interprétation. En sens inverse, bien entendu, la rigueur scientifique sera un gage
d'impartialité et la fiabilité du résultat sera plus grande, l'objectivité (toute relative) de l'agent culturel
venant corriger certains biais des subjectivités des interlocuteurs locaux.

Par contre, tout partage de connaissances en matière d'inventaire est déjà une démarche qui
contribue au développement local, car elle donne à la communauté une conscience et une certaine
11
Voir en annexe, p. 171-172 la fiche sur l'expérience d'Orrouy.
12
Voir mon article "Un musée éclaté: le musée de l'homme et de l'industrie", Museum, vol. XXV, n°4, 1973, reproduit
dans H. de Varine, L'initiative communautaire – recherche et expérimentation, Ed. W et Muséologie, Diffusion Presses
Universitaires de Lyon, 1991, p.40-49.
maîtrise de son propre patrimoine et de l'avenir de celui-ci, dans leur globalité, en fonction de la
signification qu'il possède pour chacun et pour tous. Elle lui apprend en outre à travailler avec des
"experts" et en échange elle enseigne à ceux-ci une perception nouvelle d'un patrimoine vécu.

L'inventaire participatif
Peut-on aller plus loin ? Peut-on demander à la population elle-même de définir ce qu'elle entend par
patrimoine, sans laisser à des spécialistes le soin de le faire à partir de critères scientifiques ? J'en
connais un exemple tout à fait remarquable à Viamão, ville importante de l'aide métropolitaine de
13
Porto Alegre (Rio Grande do Sul, Brésil), où la municipalité PT a décidé, dans la foulée de la mise
en place du "Budget Participatif" selon une méthode inspirée de la ville-centre, de confier à la
population la réalisation d'un inventaire complet, quartier par quartier, de son patrimoine. Peut-être
aussi le processus qui est en train de se dérouler à Chaul (Inde) pour la création d'un musée
14
communautaire prenant en compte la totalité du territoire pourrait-il entrer dans la même catégorie .
Certaines des expositions participatives organisées en 1972-1974 autour du Creusot et de Montceau-
les-Mines (à Couches ou Montchanin, par exemple) allaient dans le même sens, dans la mesure où
les initiateurs et animateurs de ces expositions territorialisées étaient relativement ignorants du terrain
et se reposaient sur la population pour tout ce qui concernait le patrimoine local.

Pour l'essentiel, il s'agit d'écouter les habitants et de leur demander de désigner ce qu'ils considèrent
comme étant le patrimoine de leur communauté et d'apporter le maximum d'informations à ce sujet,
pour constituer la base d'un corpus patrimonial qui pourra ensuite, mais seulement ensuite, être
enrichi par des recherches scientifiques, historiques ou administratives plus approfondies. La
publication de Viamão que je possède est une preuve de la faisabilité du procédé, dont les
conséquences sont surprenantes: si les éléments les plus évidents du patrimoine sont recensés sans
difficulté, d'autres choix, moins "classiques", révèlent l'importance que la population accorde à des
lieux, à des objets, à des documents qui balisent son histoire sociale et culturelle, même s'ils ne
répondent pas aux critères traditionnels. Ecoutons l'un des responsables de cet inventaire, Vítor Ortiz:

"…Profitant de l'expérience locale du Budget Participatif et de la division du territoire municipal en secteurs


décidée pour celui-ci, les promoteurs de l'Inventaire Participatif de Viamão ont travaillé pendant plusieurs mois
dans cinq secteurs différents de la commune: un secteur central, trois périphériques et un rural, dans le but
d'interroger la communauté elle-même sur 'ce qui doit être préservé en raison de son importance culturelle', aux
yeux de la population et non pas seulement à ceux des techniciens du secteur (architectes, historiens,
anthropologues, etc.), qui sont en général les auteurs des inventaires des biens culturels dans les communes.
Cette forme d'inventaire qui recherche une participation directe de la part du citoyen, et pas seulement un avis
technique, ne découle pas seulement du principe évident selon lequel les actions publiques doivent être
participatives pour atteindre une large représentativité sociale. Ce n'est pas non plus seulement le principe qui

13
Le Parti des Travailleurs (PT), au pouvoir à Viamão, est célèbre pour avoir mis en place dans la Capitale de l'Etat,
Porto Alegre, un système d'administration populaire dont la réalisation la plus connue est le "Budget participatif".
14
Premier musée communautaire en Inde, le musée de Chaul (Maharashtra) est une expérience de mobilisation de
deux populations, l'une indo-portugaise chrétienne, l'autre indienne hindouiste, pour un développement endogène durable.
découle du précédent, selon lequel l'implication de la communauté est une forme d'éducation patrimoniale et de
conscientisation sociale. Plus encore que cela, la conception de l'Inventaire Participatif découle du débat sur 'le
droit de décider ce qui est ou n'est pas passible de préservation et, en conséquence, mérite tous les efforts des
pouvoirs publics en vue de sa valorisation, de sa diffusion et de sa préservation'… notion inscrite en première
place dans la Constitution Citoyenne de 1988…" 15

Bien entendu, la méthode a ses défauts, liés en particulier à la subjectivité des habitants et à des
phénomènes de mode, quand même relativisés par la nécessité de consensus pour les décisions.
Mais le plus difficile réside dans les perspectives d'avenir d'un tel inventaire, fait par la génération
active d'aujourd'hui, avec ses goûts et sa relation au passé. Qu'en sera-t-il dans deux ou trois
générations ? Des erreurs n'auront-elles pas été commises, de l'avis des actifs de ce moment-là ?
D'autres modes ne s'imposeront-elles pas ? Une collectivité élue, responsable de l'intérêt général,
peut-elle accepter sans discussion des choix qui lui sont imposés par des personnes sans la
compétence académique minimum indispensable ?

Toutes ces questions se posent, mais sont-elles plus déterminantes que celle que l'on peut se poser
sur l'objectivité scientifique d'experts extérieurs, certes désintéressés en apparence, mais qui souvent
font leur carrière de spécialistes sur ce genre de commande (articles, thèses et expositions nourris du
patrimoine des autres sont leur chance de progression dans le champ scientifique) ?

Je crois que l'inventaire participatif est, et doit rester, strictement complémentaire du classement des
monuments, sites et autres éléments culturels et naturels, qui peut seulement affecter une sorte de
label de qualité à des richesses d'intérêt supérieur, national et international. Pour moi, même s'il reste
encore utopique dans la plupart des situations, l'inventaire participatif est la forme la plus achevée
d'inventaire local, mais elle est difficile, méthodologiquement exigeante, longue. De plus, elle doit être
répétée à intervalles réguliers pour tenir compte de l'évolution de la culture et des modes.

Un choix de principe
Pour moi, l'inventaire technocratique est insuffisant parce que le plus souvent effectué par des
amateurs en matière de patrimoine. Les critères sont purement fonctionnels: "tel élément de
patrimoine peut-il, dans le court ou le long terme, être utilisé pour la stratégie de développement que
nous allons mettre en œuvre ?" Ce système privilégie nettement le patrimoine visible, déjà identifié et
reconnu, ou susceptible de l'être facilement.

L'inventaire scientifique ne concerne pas les populations, ni le développement local, mais seulement
la communauté scientifique nationale, et éventuellement internationale. Son exhaustivité et la nature
des critères appliqués sont incompréhensibles pour les habitants. De plus, il est coûteux, échappe aux
responsables locaux et est rapidement périmé.

15
"Inventário Participativo de Viamão", in Quarteirão, journal de l'Ecomusée communautaire de Santa Cruz, Rio de
Janeiro, nov.-déc. 2001. Trad. HdV.
L'inventaire des éléments exceptionnels du patrimoine, aux fins de classement, de protection, de
labellisation, repose sur des critères d'excellence ou d'unicité qui inscrivent ces éléments dans une
"classe" à part, un super-patrimoine à finalité d'image, de prestige, de grandeur nationale, de
fréquentation par le tourisme de masse, et en tout cas de préservation ad vitam æternam d'un noyau
dur des trésors de la culture et de la nature d'un pays. Il est enfin trop lié aux disponibilités financières
de l'Etat et des propriétaires.

L'inventaire local, pour raisons d'intérêt municipal, administré par la collectivité territoriale, présente les
mêmes caractéristiques, mais nous avons vu qu'il pouvait être partagé avec certaines personnes ou
groupes issus de la population, pour en améliorer la pertinence et produire un effet pédagogique
conduisant à la prévention et à la restauration par les propriétaires ou les membres de la communauté
de voisinage. C'est probablement le plus facile à établir aujourd'hui en France, même s'il exige une
forte volonté politique et s'il ne satisfait ni les scientifiques ni les tenants d'une véritable démocratie
participative.

L'inventaire participatif est un idéal difficilement accessible en raison du caractère peu démocratique
de la plupart des régimes nationaux et locaux actuels. Il suscite le scepticisme (pour ne pas dire plus)
des scientifiques et des administratifs. Il est lent. Cependant, il peut avoir un caractère évolutif, n'est
pas coûteux et repose essentiellement sur la mobilisation de la communauté: à ce titre, il est efficace
pour la protection du patrimoine et pour son introduction dans les stratégies de développement local.

Mon choix final, du point de vue du développement local et en fonction de la situation politique
française actuelle, sera donc l'inventaire local partagé, dont il faut maintenant définir la méthode.

Un choix de pratique
Nous agissons, dans la formule proposée, au niveau local. Il faut donc d'abord identifier les acteurs
qui peuvent (et doivent) participer à l'inventaire. Ce seront le plus souvent:
- les élus, responsables du territoire et du développement, mais aussi propriétaires d'une part non
négligeable du patrimoine,
- les associations, les groupes, les personnes-ressources (amateurs, érudits locaux) qui se vouent
à tout ou partie du patrimoine local,
- les professionnels du patrimoine, institutionnels ou experts, s'ils existent sur le territoire,
- les détenteurs du patrimoine, c'est à dire les habitants, membres de la communauté, permanents
et saisonniers, qui sont propriétaires et usagers du patrimoine,
- les futurs héritiers du patrimoine, c'est à dire les scolaires de tout niveau, encadrés par leurs
enseignants et par leurs parents.

Les habitants seront, au moins dans une première phase du développement local, les plus difficiles à
mobiliser, car ils n'ont pas une vision claire et "culturelle" du patrimoine. Le leur est essentiellement vu
comme un héritage à recevoir, à constituer ou à transmettre, pour sa valeur monétaire et/ou
sentimentale.

Les scolaires sont, eux, beaucoup plus faciles à mettre à contribution, à la condition que les
enseignants soient d'accord pour les faire participer (et que leur hiérarchie les y autorise, car le
centralisme bureaucratique à la française donne apparemment tout pouvoir à cette hiérarchie). Dans
mon expérience des débuts de l'écomusée de la CUCM, le travail des écoles, au niveau de chaque
commune, a été considérable et nous a permis d'avancer très vite dans l'inventaire du patrimoine local
et dans l'identification des personnes-ressources. Plus tard, au début des années 90, les ateliers du
patrimoine, ouverts essentiellement aux jeunes, ont relancé la dynamique avec beaucoup d'efficacité,
avec une méthode plus stricte. De même la Quarta Colônia (Brésil) utilise systématiquement le réseau
des enseignants (spécifiquement formés) et des écoles pour participer à tous les diagnostics
environnementaux indispensables à la prise de décision sur le développement. Il ne faut pas négliger
l'effet que la mobilisation des enfants peut avoir sur leurs parents, et donc résoudre le problème
signalé plus haut de la vision confuse de ce qu'est le patrimoine, de la part de ceux-ci.

Les professionnels, habituellement rattachés à une structure publique (université, musée, archives,
administration gestionnaire), sont surtout utiles dans un second temps, pour leur expertise et en
raison de leur légitimité institutionnelle, car leur vision du patrimoine est partielle, liée strictement à
leur discipline scientifique ou à leurs fonctions et ils ont rarement l'habitude de travailler ensemble, en
porteurs qu'ils sont d'une vision parcellaire du patrimoine.

Restent essentiellement face à face les élus et leurs agents d'une part, les militants bénévoles du
patrimoine local d'autre part. Ils constituent la base du processus d'inventaire. Il faut donc qu'ils se
mettent d'accord sur la notion de patrimoine, sur les objectifs de l'inventaire et sur sa relation au
développement local. Ce ne peut être que le résultat de l'action initiatrice d'une ou plusieurs
16
personnes particulièrement motivées, agissant avec les agents du développement local qui
susciteront le plus souvent leur démarche et en guideront le déroulement pour pouvoir mieux en
utiliser les résultats.

On se souviendra toujours que l'inventaire partagé est à la fois un objectif et un moyen: certes il
s'agit d'aboutir à un produit, utilisant tous les moyens de collecte, d'enregistrement et de diffusion,
mais c'est aussi, et peut-être surtout, une pédagogie qui vise à faire naître sur le territoire l'image
complexe et vivante d'un patrimoine commun, aux composantes et aux facettes multiples, qui
deviendra le terreau de développement futur, lui-même partagé entre tous.

16
On notera que je fais fréquemment appel à cette notion d'agent de développement local: ce n'est pas un métier ou
une fonction administrative, il n'y pas de titre ou de statut correspondant. Mais tout territoire en développement doit avoir un ou
plusieurs agents de développement. Ceux-ci peuvent être des élus, des fonctionnaires, des techniciens ou des consultants, qui
ont la charge du processus de développement. Ce sont des généralistes et des méthodologues.
La participation à l'inventaire doit en tout cas être volontaire et libre. Elle s'effectue en pleine
transparence, dans le respect de la vie des gens et de la propriété privée. Elle veut convaincre et non
pas imposer. C'est pourquoi je propose plusieurs démarches complémentaires:
- la promenade, avec l'aide d'un visiteur extérieur qui joue le rôle de l'ignorant et du naïf de service,
- l'exposition participative où chacun apporte ce qui lui paraît important dans son propre patrimoine
et ensuite débat avec ses voisins de ses choix et des leurs,
- les "actions-prétextes", menées sur le patrimoine ou sur l'un de ses aspects, sauvetage d'un site
ou d'un petit monument, action menée dans le cadre scolaire ou péri-scolaire, conférence par un
intervenant extérieur, visite à un autre territoire qui a déjà entrepris un tel inventaire, etc.
Le résultat sera une accumulation de données, de documents, de photos, d'informations orales, de
cartes, de fiches, mais aussi la constatation de lacunes, de besoins d'en savoir plus sur tel ou tel
élément. Il faudra trier tout cela et le mettre en forme, en vue d'utilisations multiples. On n'aboutira pas
nécessairement à une publication, mais le produit final sera nécessairement ouvert à tous: il n'est pas
question d'ouvrir un musée pour y loger une partie du patrimoine et la documentation sur le reste,
mais les structures locales, publiques ou privées, peuvent être à leur tour mobilisées pour rendre
accessible le savoir recueilli.
Les agents du développement local, pour leur part, pourront s'emparer de l'inventaire pour introduire
le patrimoine à la fois dans le diagnostic, dans les programmes et dans les modes d'évaluation qui se
mettront en place.

Repérer le patrimoine immatériel


C'est sans doute le problème le plus difficile, car ce patrimoine ne se réduit pas à des monuments,
des objets, des documents, à des fiches ou à des enregistrements. Il est essentiellement vivant, flou,
fragile, lié à des individus de chair et d'esprit. L'inventorier, c'est accepter de constater sa disparition
ou sa transformation d'un jour à l'autre. C'est aussi prendre le risque de trahir le véritable sens de
certains éléments.

Prenons l'exemple, très actuel, de la mémoire de la guerre, de la résistance, de la libération, de la


déportation, de la Shoah. Il reste encore, pour quelques dizaines d'années, des personnes qui ont
vécu cette période, qui en ont été acteurs, victimes, témoins. Même si leurs souvenirs peuvent être
partiels, partiaux, nécessairement subjectifs, ils sont vivants et leur transmission est directe. Après la
disparition des derniers contemporains des faits, la transmission aux générations suivantes devra se
faire à l'aide de documents, de tradition orale, dont la fidélité se diluera progressivement et dont
l'interprétation relèvera au pire de l'idéologie, au mieux de la science historique, dont on connaît le
caractère "inexact".

Autre exemple: l'artisanat traditionnel. Il repose sur des savoir-faire, des traditions esthétiques, des
fonctionnalités anciennes qui n'ont jamais été formulées, autrement que dans les objets créés. La
simple reproduction de ces objets, sans tenir compte de leurs sources culturelles, peut entraîner des
contre-sens, des pertes de sens et de qualité, des erreurs techniques qui condamnent les nouvelles
générations d'artisans au plagiat, à une industrialisation touristique, qui constituent une rupture dans
la continuité culturelle de ce patrimoine. Ainsi l'utilisation de symboles religieux comme éléments de
décoration (la croix en boucle d'oreille), l'oubli du sens des anciennes fêtes (le Père Noël), l'adoption
de fêtes étrangères sans connaissance de leur origine (Halloween) aboutissent-ils à une telle rupture.

Faire un tel inventaire n'est cependant pas un travail d'ethnologue, surtout s'il a réellement pour
objectif le développement local, car pour l'ethnologue, peu importe qu'une tradition soit morte, pourvu
qu'elle soit conservée sur un support durable et analysée scientifiquement au nom de la
connaissance. Pour le développeur, le patrimoine immatériel fait partie intégrante de la culture vivante
de la population: sa matérialisation sous forme écrite ou audio-visuelle est secondaire. Il n'y a pas de
spécialiste autorisé pour cela, même si les techniques sont parfois les mêmes que celles de
l'ethnologue.

Le travail normal d'inventaire patrimonial matériel, selon la méthode décrite plus haut, apportera bien
sûr, mais seulement par hasard, quelques informations, ou plutôt des indices sur des savoirs, des
mémoires, des personnes-ressources, qu'il faudra ensuite exploiter.

Je pense qu'il faut créer un va-et-vient entre le processus de changement et celui de la mémorisation
qui peut être activé par le premier. Cela suppose plusieurs conditions:
- que les membres de la communauté aient confiance en eux et conscience de la valeur de leur
culture et de leurs savoirs,
- qu'ils soient en permanence informés des changements qui sont susceptibles d'influer sur leur vie
quotidienne, pour pouvoir s'y préparer et les maîtriser,
- que les actions menant à ces changements fassent appel le plus possible à eux en tant
qu'acteurs, pour qu'ils puissent y investir leurs compétences et leurs savoirs.
Au lieu de constater un repli automatique sur "le bon vieux temps" devant les horreurs d'un monde
nouveau qu'on ne maîtrise pas, on provoquera ainsi sans doute un enrichissement mutuel et la culture
vivante des membres de la communauté, intégrant le patrimoine global, restera le moteur du
changement au lieu d'en être le frein. Ne serait-ce pas à la fois la base et une partie du contenu d'une
politique culturelle locale, un préalable à toute programmation artistique ou culturelle exogène, un
antidote précieux aux effets plus ou moins destructeurs de la modernisation ou du tourisme.

Comme la culture vivante dont il fait partie, le patrimoine immatériel est, beaucoup plus que le
patrimoine matériel, un facteur de différenciation entre les membres de la communauté: il découle de
facteurs sociaux, éducatifs, économiques, linguistiques, religieux, ethniques. L'alimentation et la
gastronomie distinguent par exemple ruraux et urbains, riches et pauvres, immigrés maghrébins et
portugais. Les interactions entre traditions culinaires sont des moments importants dans la culture
locale et dans l'ouverture d'une communauté sur l'extérieur. Dans un village près de chez moi, le
séjour pendant de nombreux mois d'ouvriers algériens pour un chantier d'autoroute a introduit la mode
du couscous, jusqu'alors ignoré des pratiques culinaires locales.
Le développeur devra tenir compte de ce facteur, qui peut soit entraîner des conflits ou des dérives,
soit provoquer une diversité enrichissante acceptée par tous. Selon les cas, ce patrimoine immatériel
sera un obstacle ou un ciment au sein de la communauté.

Les critères de l'inventaire


Tout inventaire est affaire de choix, donc exige la définition de critères. En matière de patrimoine, c'est
tout aussi vrai, mais les critères devront être fixés en fonction de l'objectif fixé à l'inventaire: les
scientifiques auront les leurs par rapport à des références académiques et à des typologies, les
professionnels du tourisme en auront d'autres qui feront appel à des concepts d'attractivité, de rareté,
d'accessibilité, les développeurs rechercheront ceux qui définiront des ressources utilisables pour les
différentes dimensions du développement local (culturel, social, économique…). Tous ces critères
sont subjectifs, même lorsqu'ils sont justifiés par des règlements ou des statistiques: d'une part ils ne
valent que par la manière dont ils sont interprétés et appliqués, d'autre part ils évoluent en fonction
des besoins de leurs promoteurs.

De même les critères de conservation (les monuments, sites ou objets "en péril") ne sont pas
pertinents pour le développement. Souvent, en France, on entreprend un inventaire ou une procédure
de classement parce que les changements intervenus dans le paysage ou dans les modes de vie
menacent tel ou tel type d'éléments de ruine ou d'altération. L'adoption de ces critères entraîne
immanquablement des mesures de protection plus ou moins autoritaires, rarement assorties de
moyens financiers, qui bloquent toute évolution, et même tout usage, ancien ou nouveau. Le
développeur veut d'abord faire vivre le patrimoine et la conservation n'est utile que dans cet objectif.

Pour moi, partant des besoins du développement local, le patrimoine à retenir est le patrimoine
fonctionnel, celui qui sert ou qui peut servir à quelque chose, même si ce quelque chose n'est pas
immédiatement rentable socialement ou économiquement. Un édifice, un outil, un savoir ont une utilité
immédiate lorsqu'ils servent à l'usage pour lequel ils ont été créés. Ils peuvent aussi avoir changé
d'usage et leur importance pour le développement peut être ce nouvel usage, ou leur valeur affective
pour une partie de la population, ou un rôle symbolique de repère, de signal, ou encore faire partir de
l'histoire et de l'identité de la communauté ou d'une de ses parties. A tous ces titres, un élément de
patrimoine devra être pris en compte.

De ce point de vue, les critères de sélection des collections des musées classiques intéressent peu le
développement local, sauf lorsque le musée joue effectivement, grâce à ses collections et à leur
présentation, un rôle éducatif, identitaire ou dans l'économie du tourisme (encore faudrait-il que ces
collections aient été constituées et complétées en fonction de ces objectifs, ce qui n'est pratiquement
jamais le cas). Il faut en tout cas éviter de regarder automatiquement les musées et leurs
professionnels comme de bons auxiliaires de l'inventaire du patrimoine considéré comme une
ressource pour le développement. Par contre, l'inventaire, quelle que soit la méthode utilisée pour le
réaliser, provoque souvent une dynamique de valorisation d'éléments du patrimoine, notamment
d'objets, qui seront offerts à la collectivité, à une institution culturelle ou à une association, soit à titre
gratuit, soit plus rarement contre contrepartie financière. Si un musée existe localement ou à
proximité, on sera tenté d'accepter et de déposer ces objets dans ses collections, même si c'est
seulement pour les mettre en réserve. S'il n'y en a pas, très vite, un projet de musée naîtra. C'est une
tentation, un danger classiques auxquels trop d'élus cèdent et sur lesquels je reviendrai, mais ici je
tiens à dire que les responsables de l'inventaire des ressources patrimoniales doivent dans toute la
mesure du possible ne pas "déranger" les choses qu'ils repèrent. Elles sont généralement mieux
protégées là où elles se trouvent et un des rôles de l'éducation patrimoniale est de mettre en garde les
citoyens contre l'aliénation de leurs biens culturels pour des raisons financières ou autres. Et si
l'usage normal provoque l'usure, la détérioration ou la perte du monument ou de l'objet, il n'y a là rien
d'anormal, alors que la stérilisation sous prétexte de conserver une valeur rare entraîne
inévitablement la perte d'une grande partie de la signification de celle-ci.

Prenons l'exemple d'une sculpture religieuse placée dans un lieu de culte: elle y a sa place, son
usage et appartient au patrimoine de la communauté qui l'a acquise et installée là. De plus elle fait
partie d'un ensemble, que l'on pourrait appeler un écosystème cultuel communautaire. Si cette
sculpture, très ancienne ou considérée comme un chef d'œuvre de tel sculpteur et supposée en
danger, est transférée dans un musée, même local, elle est retirée de fait à la communauté pour
passer sous la responsabilité d'un professionnel désigné à cet effet. Le rôle de l'éducation
patrimoniale, dont nous verrons plus loin qu'elle est une des démarches qui contribue au
développement durable, sera au contraire d'amener la population à prendre conscience de la valeur
de cet objet comme partie d'un ensemble à signification religieuse et historique, donc à assurer sa
protection in situ, aussi longtemps qu'elle aura un sens ou un rôle pour cette population ou pour une
partie d'entre elle.

Si cette sculpture est un plâtre "sulpicien" acquis il y a cent ans par souscription publique, elle pourra
conserver sa valeur religieuse et sa place à l'église, car il ne viendra à l'idée de personne d'en faire un
élément du patrimoine. Et pourtant ! A Porto Alegre (Brésil), le chantier du boulevard périphérique
destiné à désengorger la circulation dans cette agglomération de plus de trois millions d'habitants est
actuellement arrêté parce que son tracé passe sur l'emplacement d'une église luthérienne construite il
y a quelques décennies par la communauté allemande locale et donc reconnue non seulement par
cette communauté, mais aussi par l'ensemble de la population de Porto Alegre comme un patrimoine
suffisamment important pour que le problème de son maintien, de son déplacement ou de sa
reconstruction soit posé publiquement et laissé à la décision de cette même communauté allemande
qui en a hérité.

Il me paraît essentiel, pour toutes ces raisons, que les critères de choix de l'inventaire soient établis
par le développeur, avec l'aide, non pas de spécialistes des disciplines considérées, mais de
membres de la population, volontaires et intéressés à la fois à leur patrimoine et à leur
développement, mais pas nécessairement groupés en "associations de sauvegarde". Le dialogue
entre les deux catégories d'interlocuteurs sera, en lui-même, une composante de la dynamique de
développement et un début de participation: ce sera la partie amont de l'inventaire partagé dont nous
avons tenté de démontrer la supériorité sur les autres modes d'inventaire, au bénéfice du
développement local.

Prenons un autre exemple: un pays semi-bocager, qui ne fait partie d'aucun parc naturel, d'aucun site
classé, mais qui cherche à conserver, dans sa stratégie de développement, un paysage traditionnel,
hérité d'au moins un siècle de petite agriculture et d'élevage, avec ses haies, ses enclos autour des
villages ou des hameaux, ses parcelles boisées, ses friches. Qu'est-ce qui est à retenir comme
patrimoine, en l'espèce au moins autant culturel que naturel puisque héritage de générations de
paysans et de l'évolution des techniques agricoles ? Une analyse scientifique établira des critères très
précis, mais aussi probablement impossibles à concilier avec les logiques économiques actuelles.
D'autre part, ce territoire n'est pas suffisamment exceptionnel, ou caractéristique, pour mériter des
mesures réglementaires de protection. Mais son développement doit absolument tenir compte de son
aspect actuel, dans ses traits hérités du passé, mais aussi utiles pour préparer la modernisation de
l'agriculture, le maintien de la chasse comme loisir des habitants, la lutte contre l'érosion des sols et
les inondations, l'essor du tourisme vert, l'approvisionnement en bois de chauffage, en piquets de
clôture, etc. Donc, l'ensemble des catégories d'usagers du territoire seront mis à contribution pour
déterminer les traits qu'il faut absolument dégager, comme faisant partie de la ressource naturelle
locale à valoriser dans le processus de développement.

Bien entendu, un inventaire de la ressource patrimoniale locale se heurte à des difficultés: l'une sera
développée plus loin, elle touche au droit de propriété privée, une autre concerne le "non-dit", c'est à
dire le fait que bien des éléments du patrimoine ne sont pas considérés comme tels par leurs
détenteurs ou par la communauté. C'est une raison supplémentaire d'adopter une démarche
d'inventaire partagé, pour éliminer progressivement les réticences: lorsque les membres d'une
communauté comprennent que le premier acte civique de participation au développement est de
partager leurs connaissances en matière de patrimoine, ils sont plus disposés à jouer le jeu et à
coopérer avec le développeur. J'ajouterai qu'il faut être bien clair: les informations découlant de
l'inventaire n'ont aucune conséquence financière ou fiscale. Contrairement à celles qui sont rendues
publiques dans l'inventaire scientifique ou à l'occasion du classement, elles n'entraînent normalement
aucune publicité, donc aucun risque de spéculation, de vandalisme, d'expropriation ou de vol, sauf si
les propriétaires eux-mêmes décident de spéculer… C'est évidemment un risque, mais il s'applique à
tout inventaire et l'une des tâches de l'action communautaire sera de s'y opposer ou d'y remédier.

Le sens caché du patrimoine


Dans l'inventaire, comme ensuite dans l'utilisation du patrimoine, l'analyse de l'existant se fait
habituellement, et tout naturellement, à partir de valeurs et de jugements issus de la culture du
moment et de la subjectivité des personnes qui participent. Cela constitue un ensemble de "biais" dont
il faut se méfier. En effet, dans de nombreux cas, le sens d'un élément du patrimoine a changé depuis
sa constitution. Prenons deux exemples:

- le bocage décrit ci-dessus s'est constitué au cours des âges, en fonction d'une utilisation
complexe de l'espace rural: structures de propriété, techniques d'exploitation ou d'élevage, besoin
de bois de chauffage, habitat du gibier, vergers d'arbres fruitiers, etc. Les haies remplissent des
fonctions spécifiques et leur entretien exige des soins dont les règles appartiennent à la culture
orale et au patrimoine immatériel. De nos jours, pour des résidents nouveaux d'origine urbaine, ce
type de paysage est considéré comme un patrimoine d'origine pré-industrielle, ancien, donc
"beau" et à préserver à tout prix, quelles que soient les conséquences et les contraintes pour
l'avenir de l'agriculture locale. Mais, pour les nouvelles générations d'agriculteurs, disposant de
machines puissantes et astreints à des calculs de rentabilité, ce patrimoine est parfois vu comme
une gêne et tous les moyens seront bons pour atténuer ou faire disparaître cette gêne. Nous nous
trouvons donc là devant trois sens différents du bocage, deux actuels et explicites, un autre plus
ou moins caché en raison de l'ignorance d'une partie, voire de la totalité des acteurs locaux, qu'ils
soient professionnels, élus ou consommateurs d'espace.

- un autre cas typique que j'ai également évoqué plus haut, mais auquel je reviens souvent car j'y
attache une grande importance, est celui de l'art religieux ou sacré, architecture, sculpture, objets
mobiliers, ornements, cérémonies. Les musées sont pleins d'objets et d'œuvres appartenant à la
sphère religieuse, quelle que soit la religion concernée. De même, beaucoup des grands et des
petits monuments qui constituent le patrimoine d'un territoire, qu'il s'agisse de l'Europe, de l'Inde
ou de l'Amérique Latine, sont des temples, des cathédrales, des chapelles, etc. Le visiteur,
comme l'historien d'art ou l'élu local, mais aussi la majorité de la population du territoire,
considèrent ces objets ou édifices pour leur valeur esthétique, leur appartenance à un style, leur
ancienneté et leur place dans l'histoire de l'art ou des idées, leur célébrité, leur rareté, etc. Or il
existe un sens caché au plus grand nombre, celui qui a été donné par le commanditaire, l'auteur,
l'utilisateur, qui est un sens spirituel, celui du rapport entre le divin et l'humain. Il y a aussi une
histoire invisible, celle de tous les pratiquants qui ont utilisé le monument ou l'objet, ou qui
l'utilisent encore. Dans les années 60, en Belgique, un Christ ancien, œuvre d'art exceptionnelle,
avait été transporté, pour sa conservation, de l'église pour laquelle il avait été fait dans un musée
provincial. Pendant des années après ce transfert, des habitants du village d'origine venaient
dans le musée prier devant cette sculpture qui représentait pour eux quelque chose de très
différent d'une simple œuvre d'art. J'ai moi-même été choqué de voir dans une vitrine d'un musée
de Thaïlande, en 1970, un petit objet provenant d'une fouille archéologique et présenté, selon
l'étiquette, comme une relique de Bouddha.

Nous retrouverons ce problème au chapitre de l'éducation patrimoniale, car l'ignorance de beaucoup


de nos concitoyens en matière religieuse, historique, rurale, écologique, etc. exige des mesures
éducatives fortes et durables, auprès de toutes les générations. Pour la connaissance du patrimoine il
est dès maintenant nécessaire d'affirmer l'existence du sens caché de certains objets, paysages, sites
et monuments, dont il faut tenir compte. L'inventaire participatif permet, plus que d'autres méthodes,
de donner toute sa place à ce sens caché.

Le droit de propriété sur le patrimoine


Tout agent de développement, tout élu, tout habitant sait par expérience combien le droit de
propriété, en France peut-être encore plus qu'ailleurs, est un élément intangible, non seulement de la
Constitution, mais aussi bien de la paix sociale au sein de la communauté locale. Donc, toutes les fois
que l'on parle d'inventorier ou d'utiliser le patrimoine, dans une définition aussi large que celle que je
donne ici, on suscite l'inquiétude, voire l'hostilité, pour tout ce qui touche au patrimoine privé. Mon
expérience en la matière vient surtout de l'action menée au Creusot puis sur la Communauté Urbaine
Le Creusot-Montceau dans les années 70, mais aussi de ma situation de propriétaire privé, à Lusigny,
lors de mes essais de contribuer au développement local. Je tiens compte aussi du débat auquel j'ai
participé depuis plus de vingt ans et auquel je participe encore professionnellement sur ce que l'on
appelle maintenant l'économie solidaire.

Ce problème est particulièrement intéressant pour notre propos ici: le développement local est affaire
de pédagogie à l'intérieur d'une communauté de vie, de culture, d'intérêts. Il faut donc réaffirmer
solennellement et fortement non seulement le droit de propriété individuelle (propriété privée) et
collective (propriété publique, généralement municipale), mais aussi les devoirs qui s'y attachent dès
lors que le patrimoine communautaire est en cause.

Le patrimoine communautaire est, depuis la révolution française, une notion virtuelle et non juridique:
les biens des communautés villageoises d'ancien régime ont été dévolus aux communes et à leurs
conseils élus. Puis, depuis 1905, les églises sont devenues également propriété des collectivités
locales, après avoir été retirées aux communautés, qui à l'origine les avaient construites, au nom de la
séparation de l'Eglise et de l'Etat. La collectivité (issue du principe de démocratie de délégation) a
ainsi pris progressivement toute la place occupée autrefois en France, encore aujourd'hui dans la
plupart des autres pays, par la communauté.

La notion de responsabilité collective sur le patrimoine a été, au nom de la collectivité d'Etat, invoquée
au moins une fois dans l'histoire récente, avec la "Loi Malraux" de 1962 qui prévoit que des
propriétaires négligents peuvent voir leur bien (mais seulement s'il est classé ou inscrit, donc d'intérêt
national) remis en état par la puissance publique, même sans leur accord. C'est une règle qui s'inspire
d'un droit de la communauté nationale, représentée par la collectivité, d'intervenir pour protéger ses
intérêts, au dessus du droit de propriété privée pourtant inscrit dans la Constitution comme dans les
Droits de l'Homme. On peut trouver le même esprit en filigrane dans d'autres lois ou pratiques: la
réglementation des abords des monuments historiques, des sites naturels, la loi Littoral, ou encore le
droit donné aux maires de prendre des arrêtés de péril pour des bâtiments privés présentant des
risques pour autrui.
Un récent débat, dans le cadre des polémiques liées au droit de chasse, est intéressant: la Loi Verdeil
donnait aux chasseurs le droit de pénétrer dans la propriété d'un non-chasseur, malgré celui-ci. Cette
clause, sans doute inspirée de la coutume féodale du droit du chasseur à courre de poursuivre un
animal jusque sur le bien d'autrui, a été supprimée, suite à de longues batailles juridiques initiées par
des habitants soucieux de leur tranquillité, ou hostiles à la chasse. On peut interpréter cela comme
une victoire du patrimoine foncier privé d'une partie de la communauté locale sur le patrimoine
immatériel d'une autre partie de cette communauté (la tradition de chasse). Que faut-il en penser: une
conséquence de l'individualisme et de l'enfermement des citoyens dans leur parcelles privatives ? ou
bien une affirmation de l'unicité de la communauté et de la nécessité de ne pas privilégier une de ses
parties au détriment d'une autre ? C'est en tout cas un exemple de l'appartenance du patrimoine à la
culture vivante des gens.

Mais dans tous ces exemples, la communauté est représentée, comme toujours en France,
exclusivement par la collectivité, ce qui tendrait à conforter le principe soi-disant "républicain" selon
lequel celle-ci est seule responsable de l'intérêt général et du bien commun (ici le patrimoine privé et
public et son usage). Les habitants-citoyens deviennent alors seulement des administrés et des
assujettis.

Il y a heureusement d'autres exemples, peut-être marginaux, mais suffisamment éclairants. Le


randonneur sait bien que les croix de carrefour qui balisent les chemins et les petites routes de la
France rurale, ainsi que les croix des places de nos villages, sont très souvent fleuries assidûment par
les habitants voisins, sans que l'on puisse savoir si c'est un geste religieux, une superstition ou
seulement une tradition de respect d'un monument hérité du passé. A Bouguenais, les espaces
communs du hameau de Port Lavigne, en bordure de Loire, ont été spontanément nettoyés et sont
encore actuellement entretenu par ses habitants, qui n'appellent au secours les services de la ville
que pour des travaux nécessitant planification, engins et crédits, preuve que des communautés de
voisinage peuvent se considérer responsables de leur environnement, sans attendre une intervention
extérieure.

Dans les principes du développement local, par définition durable, il est essentiel que la communauté,
au sens du groupe social vivant sur un territoire et le partageant, se voie reconnaître le droit et la
responsabilité de gérer collectivement son patrimoine, en coopération avec la collectivité et dans le
respect de la loi. Cela signifie que la communauté a un droit moral d'inventaire et d'usage sur le
patrimoine de ses membres, mais un droit seulement virtuel, qui ne peut être mis en application réelle
que dans le cadre d'un processus solidaire auquel participent volontairement les propriétaires eux-
mêmes. La collectivité peut avoir un triple rôle, de soutien du processus, de contrôle de la légalité des
actions menées et d'exemplarité par l'engagement de son propre patrimoine (public) au côté du
patrimoine privé.
Quelles conséquences sont entraînées pour les propriétaires par ce droit communautaire non écrit,
mais vital pour le développement ? Il y en a deux principales: le respect et le prêt.

Le respect de la signification communautaire du patrimoine existant sur le territoire comporte diverses


traductions concrètes: faire connaître, laisser inventorier, conserver en bon état, ne pas altérer ou
aliéner unilatéralement, léguer à une institution spécialisée, tout ceci naturellement dans la mesure du
possible et du raisonnable. Et ce sont des règles de comportement qui s'appliquent tout autant dans la
relation aux héritiers naturels. Elles sont indispensables à la transmission, aux descendants directs
comme aux générations futures d'habitants du territoire. Au 19° siècle en Europe, comme au 20°
siècle aux Etats-Unis, cette notion a été à l'origine de la plupart des musées, avant même que des lois
accordent des avantages fiscaux aux donateurs: les collectionneurs privés trouvaient normal de
laisser à leur communauté d'appartenance tout ou partie de leur patrimoine dont ils reconnaissaient
spontanément la valeur symbolique ou historique pour l'ensemble de leurs concitoyens.

Le prêt est un droit d'usage limité à des moments précis et pour des actions auxquelles les détenteurs
du patrimoine sont associés et ont accepté de coopérer de plein gré. Cela peut être pour une
exposition, pour des visites, pour un droit de passage, pour l'organisation de fêtes, pour des activités
scolaires ou périscolaires, pour une publication périodique ou non, etc. C'est à dire pour un usage
culturel et social, à l'exclusion de toute utilisation purement économique, pour laquelle la propriété
morale de la communauté ne peut pas, à mon sens, être invoquée sans entraîner des confusions
entre l'intérêt culturel et l'intérêt économique.

Ici encore, un problème particulier se pose pour le patrimoine immatériel. Nous nous trouvons devant
une application des principes juridiques, mais surtout moraux du droit d'auteur. Il s'agit de savoirs, de
mémoires, de témoignages, de chansons, de croyances qui n'ont en eux-mêmes aucune valeur
monétaire, scientifique, artistique tant qu'ils ne sont pas transcrits, rédigés, reproduits et mis à
disposition d'un public. Ils ont par contre une valeur pour la culture vivante de la personne, de la
communauté, donc pour la dynamique de développement, puisqu'ils font partie de l'héritage, de la
ressource, de la matière première permettant de nouvelles créations. Mais, s'agissant de biens qui ne
sont pas, au départ, concrets, le traitement qui leur sera donné d'une part impliquera un interprète, un
médiateur, d'autre part entraînera plus ou moins de déformation, soit de la forme, soit du fond, enfin
nécessitera une manipulation par des techniciens. De plus en plus, on aura également à faire à des
"producteurs", des sponsors, qui peuvent vouloir un droit de regard sur ce qu'ils auront permis de
réaliser. Comment faire respecter le droit de contrôler ou même d'interdire cela ? De même, s'il y a
utilisation commerciale ou para-commerciale (publication, enregistrement, diffusion radiophonique, par
exemple), qui sera l'auteur ? Qui percevra les droits correspondants ? C'est une question que l'on
s'est bien gardé de poser autrefois quand il s'agissait des traditions orales des populations colonisées
et des profits scientifiques et financiers retirés des collectes ethnographiques, aboutissant à des
collections de disques comme celles de l'OCORA. Il faut pourtant la poser, même lorsqu'il s'agit de
nos populations hexagonales. Là encore, nous sommes dans le domaine de l'économie solidaire ou
de la connaissance partagée: il y a coopération entre celui qui sait et celui qui utilise le savoir, pour un
objectif qui leur est commun et qui aura été au préalable négocié: le développement de la
communauté et du territoire.

Cela m'amène à aborder ici un autre problème d'éthique, celui de la relation, en matière de
patrimoine, entre l'agent de développement et ses co-acteurs locaux d'une part, les chercheurs
universitaires, ethnologues ou sociologues, d'autre part. Mon expérience de plusieurs projets de
développement communautaire, notamment à l'écomusée de la CUCM, me fait dire que dès lors qu'un
travail d'inventaire préalable au développement est entrepris, les chercheurs sont intéressés par ce
qui leur paraît un nouveau champ prometteur d'investigation, où le travail a déjà été commencé, où
des réseaux d'informateurs ont été établis, où la confiance a été gagnée. Et ils arrivent en nombre,
avec leurs propres objectifs (une thèse, un article, un lieu de stage, une enquête statistique, etc.),
sans se préoccuper le moins du monde de la population et du développement. Inversement, lorsque
des travaux de recherche ont été entrepris sur un territoire par des équipes universitaires, il est rare
qu'ils soient utilisables, ou même connus, des développeurs. Ainsi, vers 1970, une énorme recherche
interdisciplinaire avait été menée pendant plusieurs années par une équipe du Musée National des
ATP (laboratoire associé du CNRS) en Aubrac. Un an après la fin de la publication de ses résultats
sous la forme de plusieurs volumes copieux, une réunion de hauts fonctionnaires à la préfecture de
Mende se penchait sur le développement de la Lozère et en particulier de l'Aubrac et se plaignait de
n'avoir aucune information sur ce territoire…

Un autre effet pervers de l'inventaire du patrimoine, quelqu'en soit l'objectif, est souvent, grâce à une
meilleure connaissance des ressources locales, naturelles et culturelles et à des indiscrétions, ou tout
simplement à la médiatisation maladroite de ces ressources, à l'exploitation plus ou moins illicite de tel
gisement archéologique ou géologique, la fréquentation abusive et l'érosion touristique de sites et de
monuments, une épidémie de vols et de vandalisme. Certains propriétaires sont enclins, voyant
l'importance accordée à leur patrimoine, à essayer d'en tirer profit, surtout lorsqu'ils sont pauvres et
que leurs biens ont une valeur marchande, même dans l'illégalité, sans commune mesure avec le
sens qu'ils ont pour eux.

En ce qui nous concerne ici, il me semble que les travaux d'inventaire doivent rester strictement
réservés aux acteurs et aux agents du développement, à la communauté et à ses élus en observant la
plus grande prudence dans l'usage public qui en sera fait.

Le diagnostic sur le patrimoine


Si le patrimoine est un des domaines qui entrent dans le diagnostic préalable à toute décision
stratégique de développement local ou à toute évaluation a posteriori, donc aide à connaître les atouts
et les faiblesses, les chances et les risques de toute démarche de développement, son inventaire
permet de faire un diagnostic spécifique du patrimoine lui-même. Une fois encore, il ne s'agit pas de
juger les éléments du patrimoine pour leur valeur commerciale ou scientifique, ou esthétique, mais
bien pour leur valeur de développement. Ainsi, l'estimation de la valeur de tel site, ou monument, ou
musée, pour le tourisme local, national ou international, sera seulement un moment de celle de
l'importance du patrimoine pour la valorisation économique du territoire. Ou bien la constatation de
l'importance objective d'un dialecte local comme composante de la culture vivante d'une fraction de la
population sera suivie d'une réflexion sur le rôle que peut jouer ce dialecte dans l'identité et la
créativité de la communauté, ou bien au contraire dans son enfermement et un chauvinisme contraire
aux intérêts de l'ensemble de cette communauté.

Le diagnostic sur le patrimoine est donc pour moi un chapitre du diagnostic global des ressources du
17
territoire pour le développement local . Il portera sur plusieurs critères, qu'il faudra définir avec
précision dans chaque cas, par exemple:
- la signification et la représentativité dans le contexte local (élément d'identité, authenticité…),
- la qualité, selon différents points de vue (culturelle, technique, esthétique, scientifique,
économique, sociale…),
- l'état actuel et les besoins d'intervention (paysage dégradé, habitat de qualité à rénover…),
- le rôle de déclencheur de la dynamique de développement,
- l'utilisation possible comme matériau pour différents usages (réutilisation de bâtiments,
revitalisation de l'artisanat traditionnel…),
- le potentiel comme outil du développement local (par exemple pour créer la confiance en soi,
soutenir l'éducation…),
- l'attitude des membres de la communauté vis-à-vis de leur patrimoine commun et surtout celle des
sous-groupes qui la composent,
- la disponibilité (les propriétaires sont-ils prêts à coopérer au développement en mettant à
disposition leur patrimoine…),
- les contraintes réglementaires liées à certains aspects ou à certaines composantes du patrimoine
(classement, abords, par exemple).
Une analyse de ce type permet de réaliser un bilan patrimonial aussi complet et lucide que possible et
d'en déduire les conditions (éthiques et matérielles) et les coûts (en investissement et en
fonctionnement) d'exploitation par les programmes de développement. Elle impliquera le plus grand
nombre possible de personnes-ressources, pour une confrontation de ce que j'aime à appeler des
subjectivités simultanées, ce qui est le plus proche que je connaisse de l'objectivité. Puis, les grandes
lignes du bilan seront présentées à la population, en une ou plusieurs fois, pour des débats publics qui
seront l'occasion de souligner la solidarité et la complexité des différentes composantes de l'héritage.

Le bilan doit donc être aussi partagé que l'inventaire, ce qui exclut le jargon et l'appareil scientifique.
Ce qui concerne le patrimoine sera toujours formulé en langage courant et en utilisant le moins
possible le mot "patrimoine" qui, je le pense réellement, ne correspond à rien pour la grande majorité

17
Voir sur ce problème général et sur la méthode, Jacqueline Lorthiois, "Le diagnostic local de ressources", Editions W
et Asdic, Mâcon, 1997. La notion de patrimoine y apparaît à chaque étape du diagnostic, pp. 148, 176, 200, 207.
des gens, à l'exception de l'héritage des biens de la génération supérieure quand celle-ci vient à
disparaître, et encore dans un sens essentiellement fiscal.

Classer, protéger, conserver


Une fois le patrimoine inventorié selon les objectifs et les critères qui ont été fixés d'un commun
accord entre les acteurs du développement local, si possible avec l'aide de spécialistes du patrimoine,
un problème se pose immédiatement, celui de la préservation totale, ou au moins partielle, de ce
patrimoine qui a été en quelque sorte sacralisé par la dynamique même de l'inventaire.

Je dois en discuter dès maintenant, car il est une conséquence directe et immédiate de l'inventaire.
En effet, tout élément de patrimoine identifié comme tel est par nature périssable ou transformable. Or
le développement est à la fois un processus durable et un facteur de changement, ce qui entraîne
nécessairement destruction ou transformation des matériaux que ce changement consomme. C'est là
que se place le dilemme.

Tout ne peut pas être conservé comme si tout ce qui compose le patrimoine était inscrit à l'inventaire
officiel des monuments historiques ou avait reçu le statut de réserve naturelle ou d'espèce protégée.
Même dans les parcs naturels, dans les recherches archéologiques, dans les enquêtes
ethnographiques, il y a des choix à faire entre ce qui doit être véritablement conservé en l'état,
transporté ailleurs pour être étudié et stocké, et ce qui peut être laissé à une vie normale, avec tous
les risques et opportunités que cela implique. D'une part cela ne devrait pas concerner le
développeur, puisque dans ce cas, les critères à appliquer relèvent des scientifiques, mais d'autre part
il est important de prévoir la vie du patrimoine et donc de lui appliquer les mêmes règles de durabilité
qu'aux autres dimensions du développement.

Malheureusement, ces deux points de vue ne sont pas nécessairement conciliables, d'autant que
d'autres paramètres viennent troubler le face à face: ainsi les responsables du tourisme auront une
vue purement utilitaire de certains éléments du patrimoine et de leur aménagement à court terme, qui
peut lui-même entraîner des transformations du bien lui-même ou de son contexte. Les classiques
"contrats de pays d'accueil" et les plans d'économie du patrimoine mis en œuvre ces dernières
années illustrent bien ces contradictions, renforcées par les biais apportés par les allocations de
crédits publics, selon que ceux-ci viennent par exemple de la Culture, du Tourisme, de
l'Environnement, de l'Aménagement du Territoire, des régions ou des départements, de programmes
européens, du mécénat d'entreprise, etc.

Il faut donc que le développeur attribue à chaque élément du patrimoine, dès que possible, une sorte
de code permettant de guider les futures décisions concernant cet élément. La pratique des
inventaires locaux, qui apparaît dans quelques pays et, en France, dans quelques rares collectivités,
va dans ce sens. Leur rôle n'est pas du tout le même que celui de l'inventaire national: il est
essentiellement d'aider à la décision des élus et des techniciens, dès lors que tel élément va courir un
risque. Par exemple, le projet de création d'une nouvelle voie à travers un quartier ou une zone
humide, à proximité d'un site inscrit à l'inventaire local, devra non seulement faire l'objet de l'étude de
faisabilité, de l'étude d'impact, de l'enquête publique habituelles, mais aussi d'une réflexion
patrimoniale dans le cadre de la démarche de développement durable. Et, si la participation des
habitants à la décision peut être correctement suscitée et menée, elle apportera à la décision une
légitimité démocratique. Dans cette analyse avantages/inconvénients, les facteurs qualitatifs auront
plus d'importance que les facteurs quantitatifs, purement économiques, et la relation à la communauté
apparaîtra prééminente.

La protection et la conservation (ou la restauration), une fois décidées, devront être l'affaire de tous,
selon les principes de responsabilité que j'ai proposés auparavant: les propriétaires au sens juridique,
la communauté comme propriétaire moral, la collectivité comme garante de l'intérêt général et du
développement durable prendront leur part à la fois dans la réalisation et dans le contrôle de celle-ci.
Cela suppose que le niveau territorial de décision et de protection soit aussi local que possible: le
patrimoine est affaire de proximité, surtout en ce qui concerne sa protection. L'un des inconvénients
de l'inventaire national est qu'il démobilise les communautés locales: on ne conserve et on ne
restaure que les monuments ou les sites qui peuvent être subventionnés (et les crédits disponibles ne
sont pas extensibles) ou qui sont immédiatement rentables. Dans le processus de développement, où
la rentabilité est à long terme et ne se calcule pas nécessairement en termes économiques, la
conservation du patrimoine est affaire de mutualisation des efforts et des moyens locaux: comment
maintenir accessible et fréquentable un sentier sans un minimum d'accord de la part des riverains ?
Comment faire des gorges de l'Ardèche un facteur à long terme de développement touristique sans
que les habitants permanents se chargent peu ou prou de l'enlèvement des ordures laissées par les
touristes ? Comment maintenir une église romane ouverte sans une vigilance permanente de la part
des villageois, même et surtout s'il n'y a plus d'offices religieux sur place ?

On ne soulignera jamais assez le danger du transfert de responsabilité sur le financement public et


celui d'un face à face revendicatif entre les associations de défense et la collectivité, quelle qu'elle
soit. L'idéal est que le processus de développement, continuant la mise en œuvre de l'inventaire,
fasse de la conservation du patrimoine l'affaire de tous, au point d'obliger les décideurs politiques et
administratifs à s'en occuper et à prendre des dispositions concrètes en complément de ce qui aura
été le fruit de l'initiative communautaire. On est alors dans une situation d'inversion de l'initiative: la
communauté, acteur primaire du développement, provoque l'action de la collectivité, et non l'inverse.

Ici encore les questions posées ci-dessus se posent de manière spécifique pour le patrimoine
immatériel. Pour des raisons évidentes, tenant principalement à la succession des générations et à la
plus grande difficulté de transmission de l'une à l'autre depuis quelques décennies, il est nécessaire,
non plus de débattre de la nécessité ou non de classer, de protéger ou de conserver, mais bien de
recueillir systématiquement et d'enregistrer le maximum de contenus, de savoirs, de références, pour
utilisation ultérieure, qui se fera par reproduction ou par création "à partir de". La mode actuelle,
18
amenée en France par le programme gouvernemental "Nouveaux services – Emplois jeunes" , de
création au niveau local de postes de "collecteur de la mémoire" est intéressante à observer et à
évaluer.

Où placer le patrimoine dans le diagnostic global du projet de territoire ?


Pour moi, le patrimoine vient en second, immédiatement après la prise en compte de la ressource
humaine. Il est en effet, avec celle-ci, la principale composante initiale de toute stratégie de
développement durable. De plus, toutes les autres études ou réflexions qui nourriront le diagnostic
devront prendre en compte le patrimoine pour éviter des contre-sens dommageables pour l'avenir.
Avant de semer, avant même de décider ce que l'on doit semer, on doit connaître et préparer le
terrain dont on dispose. Il en est ainsi pour le développement.

Un autre argument est le rôle pédagogique de l'utilisation du patrimoine dans le diagnostic partagé qui
nourrira une décision stratégique également partagée. Tout le travail décrit ici transforme en
profondeur les membres de la communauté en leur faisant reconnaître la richesse de ce qu'ils
possèdent individuellement et collectivement. Ils seront donc plus et mieux préparés à prendre une
part active dans le processus, d'abord de diagnostic, puis de développement.

Il faut démystifier à ce point de notre réflexion le fameux "agenda 21 local", idée et procédure dérivées
du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992. Il présente un avantage et de nombreux
inconvénients. L'avantage est de lier les stratégies et les programmes de développement local à une
prise en compte sérieuse et approfondie du patrimoine comme condition de la "durabilité" de ce
développement. Parmi ses inconvénients, je mentionnerai le caractère passablement hermétique du
terme, du concept et des recommandations pour sa mise en œuvre, mais aussi la dominante
environnementale qui marginalise le patrimoine culturel, la mémoire vivante et même la nature
profondément culturelle du patrimoine naturel et enfin sa méthode d'élaboration qui, en France au
moins, crée un partenariat de fait entre les collectivités et les associations ou groupes spécialistes de
l'environnement, au détriment de ce qui devrait être une implication profonde de la communauté dans
toutes ses parties.

Or, ce que je cherche à défendre ici, c'est que ce qui concerne le patrimoine concerne d'abord le
citoyen, qu'il soit gestionnaire ou usager. C'est donc par lui, au sein de sa communauté, qu'il faut
commencer, sinon on reste condamné à une démarche technocratique à court terme, puisque les
responsables de la décision ne sont pas, le plus souvent, personnellement intéressés à l'avenir du
patrimoine et du développement.

18
Programme d'aide à l'initiative locale et à l'emploi des jeunes créé par le Ministère de l'Emploi en octobre 1997, qui
propose aux collectivités locales et aux associations de créer de nouveaux services, appuyés sur le financement de postes de
travail pour des jeunes pour une durée de cinq ans.
Fiche pratique

CONNAISSEZ VOTRE PATRIMOINE

Je partirai du principe que le lecteur est politiquement ou professionnellement impliqué dans le


développement et/ou dans la gestion du patrimoine, à un titre ou à un autre (élu, fonctionnaire, agent
de développement, responsable associatif, agent de conservation, consultant). Un lecteur "ordinaire",
sans responsabilité particulière autre que sur le patrimoine familial, pourra extrapoler et se constituer
sa méthode adaptée à son propre cas, selon qu'il est propriétaire de patrimoine, usager, résident
permanent ou secondaire, porteur d'un projet culturel local, etc.

Ce qui suit n'est pas un questionnaire à remplir, mais seulement un guide de réflexion et une méthode
d'approche de la question.

Les préalables
- Déterminer l'objectif (par exemple créer un musée ou un écomusée, préparer un diagnostic
stratégique, fonder un argumentaire politique, élaborer un plan ou un schéma d'aménagement…)
- Délimiter le territoire à inventorier
- Constituer une documentation cartographique de base (fonds de carte, cartes détaillées, cadastre,
selon la dimension du territoire)
- Repérer les sources disponibles:
∙ institutions
∙ documentation écrite (publiée ou non)
∙ personnes-ressources
- Faire un premier repérage des espaces, lieux et sites évidents et les placer sur les cartes
- Imaginer des itinéraires permettant de couvrir la plus grande partie du territoire selon différents
moyens de déplacement (en fonction des dimensions du territoire et de la nature du patrimoine, à
pied, en vélo, en voiture)
- S'assurer des autorisations nécessaires, notamment auprès des autorités concernées

Le processus d'inventaire
- Une combinaison de moyens et de méthodes (à adopter et articuler selon les contextes et les
situations)
∙ enquêtes par bénévoles ou par spécialistes
∙ réunions
∙ promenades
∙ expositions prétextes
∙ prospections (archéologiques, aériennes…)
- Identifier et cartographier les éléments matériels et repérer les éléments immatériels

- Décrire sommairement (avec visualisation par dessin, photographie, plan…)

- Définir l'usage actuel, les usages anciens et possibles

- Diagnostiquer
∙ état de conservation
∙ potentiels de réutilisation
∙ mesures à prendre
∙ coûts prévisibles (investissement et fonctionnement)

- Etudier (examiner en détail les éléments de patrimoine, éventuellement en faisant intervenir des
spécialistes, ou simplement en utilisant les savoirs locaux)

- Extraire les éléments immatériels de là où ils se trouvent (mémoire, savoirs…)

- Evaluer la valeur des différents éléments


∙ affective
∙ historique
∙ esthétique
∙ économique (selon les usages possibles, dont touristique)
∙ d'identité, d'image

- "Classer" selon un ordre de priorité justifiable (c'est à dire prendre une décision en fonction de
l'intérêt général, familial, communautaire, sociale…)

La mise à jour de l'inventaire (le patrimoine est vivant et l'inventaire n'est utile que s'il est
constamment entretenu)
- Qui doit faire la mise à jour, sous quelle forme, avec quels moyens ?
- Ce qui apparaît
- Ce qui change
- Ce qui disparaît

L'utilisation de l'inventaire (en fonction des objectifs initiaux et selon les catégories d'éléments
repérés)
- Publication
- Exposition(s)
- Pédagogie
- Aménagement
- Exploitation touristique ou commerciale
- Production, reproduction
- Nouveaux usages non encore normés (à inventer ou imiter)
LES USAGES DU PATRIMOINE

Avant d'imaginer de nouveaux usages pour le patrimoine à partir du point de vue du développeur,
voyons la fonction et l'usage "normaux" de chacune de ses composantes. Quand nous parlons de
notre maison, de notre village ou de notre quartier, des photos de nos grands-parents, des plats ou
des vins consommés hier soir, des chansons que nous fredonnons, de l'église paroissiale voisine,
etc., nous ne pensons pas qu'il s'agit d'un patrimoine. Parce que nous ne sommes pas, dans notre vie
quotidienne, des agents professionnels du développement, même si nous sommes des acteurs
inconscients de celui-ci. Donc, l'usage du patrimoine, avant de lui donner ce nom, est celui pour lequel
chacun de ses éléments a été fait: habiter, se souvenir, se nourrir, pratiquer une religion, et tant
d'autres choses qui appartiennent à notre vie et à notre environnement. Tant que cet usage "primaire"
existe, tous les autres usages possibles sont secondaires et ne peuvent être préférés, même si la
propriété morale communautaire dont on parlait plus haut reste valable et autorise l'inventaire, le prêt,
la visite, la communication dans le cadre du développement.

Dès lors que l'on prononce le nom de patrimoine (naturel ou culturel), on pense immédiatement à la
contemplation, à la jouissance esthétique, à la nécessité de le conserver et de le transmettre. Je
considérerai cela comme le premier usage du patrimoine: sa consommation culturelle. Mais nous
n'en parlerons pas ici, car il ne suffit pas à assurer sa vie et il ne contribue que peu au
développement, mais plutôt à la satisfaction d'un petit nombre. Le patrimoine, comme ressource, doit
servir concrètement à tous et à l'ensemble des dimensions du développement, c'est à dire non
seulement à la culture ou au tourisme, mais aussi à la société dans son ensemble, à l'économie, à
l'éducation, à l'identité et à l'image, à l'emploi ou à l'insertion, etc.

Quand, il y a plus de vingt ans, j'ai commencé à proposer, pour une partie de mon patrimoine familial,
reconnu et classé comme monument historique, une réutilisation sous la forme de l'accueil de sièges
d'entreprises nouvelles, j'ai été accusé de trahison par des membres d'une association de jeunes et
distingués propriétaires de monuments. Pour eux, il n'y avait que deux usages "dignes" possibles,
l'habitation et la visite touristique. Beaucoup d'élus, pour leur part, pensent automatiquement à créer
un musée ou un centre culturel dans chaque édifice ancien un peu important qu'ils souhaitent
conserver. Quant au patrimoine naturel, c'est également la protection et la consommation touristique
qui viennent les premières à l'esprit.

Je prétends que tout élément de patrimoine peut servir à beaucoup de choses différentes, selon le
moment et selon l'état du développement local. Mais il y faut de l'imagination, une grande ouverture à
l'opportunité, de la patience et de la conviction. Heureusement, il y a maintenant, en France comme
ailleurs, beaucoup d'expériences réussies ou non, d'évaluations, de témoignages qui montrent la voie
et qui peuvent inspirer les réflexions des développeurs et des responsables du patrimoine.

On se souviendra seulement qu'il n'y a pas deux cas semblables en matière de patrimoine, tout
comme il n'y a pas deux projets de développement identiques. Il ne s'agit donc pas de proposer des
modèles, mais de fournir des pistes de réflexion et de recherche.

Etudes et recherches, connaissance scientifique


Qu'il s'agisse de patrimoine matériel ou immatériel: sites archéologiques, flore ou faune rares,
mémoire populaire, histoire contemporaine, culture scientifique et technique, certains territoires
présentent une richesse et une variété d'objets pour la recherche, notamment universitaire. La
19
Communauté Urbaine Le Creusot-Montceau (CUCM) , dans les années 70, était devenue une cible
de choix pour une dizaine d'universités françaises et étrangères, dont les équipes utilisaient les
inventaires et les réseaux de l'écomusée pour des thèses, des stages, des études inter-disciplinaires.
L'écomusée y a trouvé une grande partie de sa légitimité aux yeux des développeurs et des
20
responsables de la Communauté Urbaine. Dans la Quarta Colônia (Brésil) , la présence sur le
territoire d'une large portion de la Mata Atlântica (forêt primitive) a permis d'appuyer le développement
local sur des financements considérables d'organisations internationales au titre de l'étude de la
biosphère.

La difficulté, dans ces cas, est souvent de se prémunir contre les défauts, déjà signalés à propos de
l'inventaire, de nombreux chercheurs. Ils sont jaloux de leurs trouvailles, veulent une propriété
intellectuelle absolue, considèrent les indigènes comme de simples informateurs, quittent le territoire
après recherche faite, sans rien y laisser: ils ne sont pas intéressés par le développement local. Je
connais des cas (à commencer par l'écomusée de la CUCM) où des institutions locales, déstabilisées
par la présence de trop d'équipes scientifiques qu'elles ne parvenaient pas à contrôler, ont failli perdre
leur crédibilité auprès de la population. Or il est essentiel, pour le développement, de renforcer les
structures locales et de reconnaître le savoir des habitants, leur droit de propriété individuelle et
collective, non seulement sur leurs biens culturels et naturels, mais aussi sur tout produit intellectuel
qui les utilise.

Des solutions existent: des accords de coopération avec des institutions relais locales (comme
l'écomusée dans le cas de la communauté urbaine), l'installation d'antennes universitaires ou de
laboratoires associés sur le territoire même (le pôle universitaire Condorcet au Creusot), la co-
signature des résultats de recherche et/ou la publication de documents de vulgarisation de ceux-ci,
21
l'association de jeunes locaux aux équipes de recherche… C'est ainsi qu'en Maestrazgo (Espagne) ,
le Centre de développement a passé des accords avec les deux universités de Saragosse et de

19
Voir en annexe, p 161 , fiche descriptive
20
Voir en annexe, p 173 , fiche descriptive
21
Voir en annexe, p. 167 , fiche descriptive
Teruel, aux termes desquels les étudiants de celles-ci, toutes disciplines confondues, bénéficient de
l'enseignement sur le terrain de son centre de formation et de ses développeurs.
L'avantage de cet usage scientifique du patrimoine est à rechercher à la fois dans le prestige (effet
d'image, valorisation de la communauté aux yeux de ses membres eux-mêmes), dans l'obtention
d'informations et de matériaux nouveaux (approfondissement de l'inventaire et des diagnostics), dans
la formation complémentaire des acteurs locaux, professionnels ou non, dans la fourniture
d'informations utiles à d'autres champs du développement (amélioration de la rentabilité des sols, lutte
contre la pollution, par exemple). Une association pourra ainsi, par la coopération avec des
chercheurs, améliorer les connaissances et les qualifications de ses membres, leur maîtrise des outils
de recherche et de traitement des données, entrer dans des réseaux nationaux et internationaux
thématiques. De plus, si l'intervention des équipes de recherche entraîne des embarras pour la
population et pour les autorités locales, elle est généralement gratuite pour le territoire et lui rapporte
beaucoup, toujours à la condition d'être encadrée par des accords entre les différents interlocuteurs.

Encore faut-il fixer des règles à cette intervention d'utilisateurs ou de partenaires extérieurs sur un
élément du patrimoine communautaire: il me semble indispensable d'imposer un cahier des charges,
au sens propre du terme, déterminant les obligations de l'utilisateur: respect, entretien, avantages et
compensations à apporter à la collectivité et à la communauté, cohérence du projet opérationnel dans
le cadre du processus de développement local, conditions d'évaluation des conditions de l'usage, etc.

Action culturelle
Le patrimoine fait partie du champ de la culture, même si beaucoup en font un domaine à part, sans
toujours justifier ce parti-pris. Dans un pays comme la France, où la culture est souvent identifiée aux
Beaux-Arts, l'inclusion du patrimoine en son sein le réduirait à des biens rares et beaux, relevant
surtout de l'architecture et des arts plastiques. Elle romprait en outre ce que je considère comme
indispensable pour le développement, c'est à dire la jonction opérationnelle du patrimoine naturel et
du patrimoine culturel. Il ne faudrait pas cependant que cela encourage une assimilation
patrimoine/tourisme. Personnellement, compte tenu de ma propre définition de la culture, rappelée
plus haut, j'estime que le patrimoine, dans sa totalité, fait partie intégrante de la culture vivante des
communautés humaines. De plus, l'action patrimoniale est essentiellement culturelle.

Produit de la nature et de la culture d'un territoire, source de création nouvelle, il est essentiel que le
patrimoine ainsi conçu soit intégré dans les stratégies et dans les programmes culturels des autorités
et des institutions locales, mais toujours dans le cadre des politiques de développement, pour ne pas
22
créer de ghetto culturel. L'action culturelle, comme mode d'usage du patrimoine , peut prendre
diverses formes:

22
J'exclus ici d'une part les activités de conservation/restauration qui ne sont pas de l'action culturelle à proprement
parler mais qui visent le simple entretien du patrimoine considéré comme un capital, et les activités éducatives ou touristiques,
même culturelles, que l'on traitera plus loin.
- faire connaître et mettre en valeur le patrimoine, pour lui-même
La transformation des méthodes culturales pour restaurer le bocage ou pour réguler l'usage des
nitrates et ainsi protéger une nappe phréatique entrent dans cette catégorie, tout comme la campagne
de réhabilitation du bâti ancien d'un bourg rural, la publication d'archives de la mémoire populaire
locale, ou encore la renaissance d'un carnaval traditionnel ou d'un artisanat, sont des actions qui
participent du développement, peuvent être ou sont effectivement financièrement solvables et utilisent
le patrimoine comme un matériau disponible, tout en en faisant un objectif. C'est ainsi que Gandhi a
fixé des objectifs très ambitieux au développement des "cottage industries" (productions artisanales
suivant des schémas, des modèles et des méthodes traditionnels ou dérivés des traditions locales),
qu'il voulait voir devenir l'une des ressources essentielles de l'économie nationale indienne. J'ai pu
constater sur place, autrefois, le résultat spectaculaire, au niveau local, de la mise en valeur de ce
patrimoine millénaire, comme réponse à la demande du marché en biens utiles à la vie quotidienne,
sans importations et en symbiose avec la culture vivante locale.

- créer des activités à l'intérieur du patrimoine


Le patrimoine monumental, ou même parfois naturel, peut être un cadre idéal pour des activités de
spectacle vivant, de musique ou de danse, de découverte et d'initiation écologique, etc. Il n'est pas
nécessaire de rappeler les festivals d'été, les sentiers de randonnée, l'installation de musées, de
centres d'art ou de bibliothèques publiques dans des châteaux, des abbayes ou des friches
industrielles. Il ne s'agit évidemment pas de le faire systématiquement et on rappellera aux autorités
locales qu'un édifice ancien, surtout lorsqu'il est important historiquement ou artistiquement, peut
coûter plus cher en investissement et en fonctionnement qu'un bâtiment moderne et fonctionnel.
D'autre part, certaines adaptations peuvent être audacieuses, pour ne pas dire plus. La Halle des
grues et locos du Creusot, devenue bibliothèque universitaire, me laisse perplexe, malgré la virtuosité
du traitement architectural. Ce bâtiment méritait certes autre chose, mais aurait-il été possible de le
financer, autrement que dans le cadre de l'enveloppe globale des aménagements universitaires ? Sa
muséalisation, comme celle des chevalements Darcy à Montceau-les-Mines qui durent être détruits,
était exclue pour des raisons simplement financières.
Un argument de poids pour la réutilisation comme espace culturel ou social des bâtiments et sites
appartenant au patrimoine tient à la nécessité de plus en plus grande et de plus en plus reconnue de
disposer, au plus près des populations, de lieux d'activités. Les célèbres salles polyvalentes qui
apparaissent dans tous les villages sont rarement une réponse appropriée, faute de moyens pour leur
donner une polyvalence réelle. Or de nombreux éléments de patrimoine offrent des opportunités de
réutilisation, à peu de frais et avec une meilleure intégration dans le paysage.
Je voudrais personnellement qu'une année prochaine, les fameuses "journées du patrimoine" de
septembre soient consacrées à des débats ouverts avec les populations locales pour une réflexion
collective sur la réutilisation de tous ces édifices ou de ces sites qui existent partout sur notre territoire
et dont certains sont apparemment inutiles et le resteront longtemps. Que l'on songe seulement à ces
milliers d'églises que la séparation de l'Eglise et de l'Etat au début du XX° siècle a retirées à la
communauté pour les confier aux collectivités et qui sont parmi les éléments les plus visibles du
patrimoine des communautés humaines. La plupart sont de moins en moins utilisées pour le culte,
mais leur destruction est impensable, leur transformation serait coûteuse et il reste de toute manière
encore suffisamment de chrétiens pratiquants pour que ce ne soit pas accepté, sans parler des
aspects juridiques du problème.
Sur un forum Internet, il y a peu, un développeur espagnol se demandait quoi conseiller aux élus
locaux d'Aragon pour les aider à utiliser les centaines de châteaux, de palais et d'églises qui existent
dans chaque village et bourg de la région. Si l'on considère que les zones rurales et les très petites
villes sont habituellement sous-équipées en termes de locaux à usage culturel, ne peut-on rechercher
les lieux possibles et utilisables au meilleur compte, à partir de l'inventaire stratégique du patrimoine ?
C'est intellectuellement plus satisfaisant que de se demander quoi faire d'un édifice menacé, sans
aucune analyse des besoins de proximité.
Il faut toutefois prévenir un risque: celui de trop modifier le patrimoine sous prétexte de l'adapter. Il y a
là un débat intéressant: jusqu'où peut-on aller pour rendre possible une utilisation de diffusion
artistique ou culturelle ? Qu'est-ce qui doit dominer, le patrimoine ou les activités proposées à
l'intérieur ? Le monument ou l'architecte ? Ce dernier a souvent une imagination et une créativité qui
peuvent proprement défigurer un bâtiment, sous couvert d'un discours moderniste ou technologique
qui cache la volonté d'imprimer sa marque au monument.
Un autre danger est celui des exigences, parfois abusives, des aménageurs culturels actuels
(scénographes, muséographes, metteurs en scène) qui soit rendent impossible l'utilisation rationnelle
d'un édifice ancien construit pour autre chose, soit aboutissent également à sa défiguration. On pense
naturellement ici à l'Opéra de Lyon qui me paraît avoir cumulé ces deux influences.

- créer à partir du patrimoine


On peut aussi utiliser le patrimoine comme du matériau brut, offert à l'initiative créative de la
communauté ou de ses invités: sans même parler de "land art", on mentionnera des jardins modernes
associés à des monuments, des compléments architecturaux de qualité, la formulation de contes
modernes sur des bases anciennes ou des histoires traditionnelles (lors d'ateliers d'écriture par
exemple), la redécouverte d'instruments anciens pour des compositions résolument modernes (je me
souviens de fêtes de village au Québec, dans les années 80, accompagnées par des violons
électriques bricolés localement, les airs étant successivement anciens et modernes). Même si les
peintures murales sur des pans de murs aveugles, anciens ou récents, sont devenues une mode et
ne sont pas toujours d'une qualité convaincante, on sait le rôle que certaines ont joué dans l'insertion
de jeunes et dans l'animation urbaine.
Enfin, il ne faut pas oublier la création permanente de patrimoine: de même que les monuments aux
morts de la guerre 14-18 sont devenus une part intégrante du patrimoine culturel et historique des
communautés locales en France et dans d'autres pays, de même le mobilier urbain, s'il révèle une
qualité fonctionnelle et esthétique réelle et s'il obtient le consensus de la population, peut être une
véritable création patrimoniale pour les décennies à venir. On peut citer l'expérience tentée - et je
crois réussie - par Jean-Claude Decaux associé à des fondeurs de Haute-Marne pour à la fois
poursuivre la production de calvaires, de bancs et de fontaines Wallace "à l'ancienne" et lancer de
nouvelles lignes de produits conçus par de grands artistes contemporains en matière d'éclairage
urbain notamment. J'ajouterai à ce sujet que J.C. Decaux, résident secondaire en Haute-Marne lui-
même, ne faisait là que reprendre, en coopération avec des acteurs locaux, un patrimoine et des
savoir-faire tout à fait traditionnels, pour les adapter au monde moderne, sans pour autant rejeter les
anciens modes d'expression. C'est un bel exemple de contribution au développement local.
Dans des pays où une fraction significative de la population vit dans une grande pauvreté, comme
dans les secteurs les plus défavorisés des pays très industrialisés, les déchets industriels et les restes
de la société consommation font l'objet d'un recyclage par fabrication d'objets d'usage courant, parfois
avec une virtuosité technique ou avec une intention esthétique qui donnent aux produits (ce que j'ai
23
appelé le "tanaké" d'après le mot libanais qui désigne ce phénomène) une valeur clairement
patrimoniale, lorsqu'ils sont durables, donc transmissibles.
Il ne faut pas oublier en effet que l'un des résultats du développement est une production de choses
nouvelles, édifices publics ou habitat, œuvres littéraires ou plastiques, urbanisme, biens usuels,
activités économiques dont certaines vont devenir du patrimoine. Qui aurait cru, au moment de la
révolution industrielle du XIX° siècle, que les mines et les grandes usines sidérurgiques et leurs
environnements urbains et humains deviendraient en moins de cent ans soit des champs de ruines,
soit des complexes d'une grande importance patrimoniale ? Actuellement, au Portugal comme au
Brésil, la population des villes demande le classement et la réhabilitation respectueuse des ciné-
théâtres des années 1930, dont la contribution à la vie culturelle et sociale et à l'éducation des jeunes
a été considérable jusqu'à leur fermeture dans les années 70 et 80.

Education et enseignement
Nous parlerons plus loin de l'éducation patrimoniale, qui a pour but de sensibiliser et d'initier à la
connaissance du patrimoine. Ici, nous voulons discuter de l'utilisation du patrimoine pour la formation,
qu'elle soit scolaire ou permanente, et pour l'éducation au développement au sein de la communauté.
Rappelons une fois de plus que les jeunes d'aujourd'hui sont les actifs et les décideurs de demain. Ils
doivent donc être en pleine possession de leur culture vivante et de leurs héritages culturel et naturel,
pour pouvoir jouer leur rôle d'acteurs de la communauté et de son développement. Il est donc
essentiel que leur éducation, dès la petite enfance et pendant toute la scolarité, puis pendant les
années de formation à la vie sociale et à la responsabilité, puis évidemment tout au long de la vie, soit
ancrée dans le patrimoine local. A quoi servirait de connaître, au moins par ouï-dire, les grands
monuments ou sites de la France et du monde si on n'était pas capable de relier ses connaissances
acquises à des choses que l'on voit tous les jours ?

23
cf. H. de Varine, La Culture des Autres, Seuil, 1976, p. 206 et suivantes.
On m'objectera les inégalités culturelles qui existent dans toute population considérée sur un territoire,
par définition hétérogène. Même si une partie du patrimoine et des codes culturels qui permettent son
interprétation sont communs, on constatera automatiquement l'existence de patrimoines diversifiés et
de codes également variés, en fonction notamment d'appartenances socio-économiques. Le rôle de
l'éducation de base, en famille autant que possible, en tout cas dans l'école, sera de fournir les
moyens intellectuels d'acquérir et de manier progressivement tous ces codes. Car le patrimoine parle:
riche ou pauvre, il contient l'essentiel des codes nécessaires qu'il faut décrypter, avec l'aide des clés
acquises dans la jeunesse (affaire de pédagogie) et perfectionnées tout au long de la vie (affaire de
curiosité et d'ouverture d'esprit).

Lorsque mes enfants étaient à l'école primaire, j'avais organisé avec d'autres parents d'élèves et
l'accord des enseignants, un "musée scolaire" dont les objets étaient rassemblés par les enfants eux-
mêmes, dans leur famille et leur environnement personnel. Je m'inspirais alors des musées scolaires
multipliés au Mexique dans les années 60 et dont la vocation était clairement communautaire. Et j'ai
vérifié que l'enseignement était beaucoup plus efficace si les enfants travaillaient à partir de leur
propre "patrimoine", si petit et modeste soit-il. Nous connaissons bien, en France, l'intérêt des
"classes patrimoine" ou des classes nature, des centres permanents d'initiation à l'environnement
(CPIE), dont les interactions avec les élèves sont trop courtes et ponctuelles pour suffire à l'éducation
patrimoniale, mais qui sont de vrais auxiliaires pédagogiques.

Je veux ici rendre hommage à l'action menée dans les années 60 par Mme Letouzey, une
enseignante retraitée qui avait créé dans le grenier d'un bâtiment très dégradé du Jardin des Plantes
à Paris un atelier de production d'auxiliaires pédagogiques sur les fleurs et les animaux de
l'environnement quotidien, sous le nom de "La Nature à l'Ecole". Plus de 100 écoles de Paris (dont
celle de mes propres enfants) et la proche banlieue étaient adhérentes de ce service qui offrait des
prêts de dioramas légers, de documents photographiques (découpés dans des revues et magazines),
de plants de fleurs (quêtés auprès des jardiniers du Museum) à replanter dans les plates-bandes des
cours d'école, d'œufs de grenouille à faire éclore (récoltés dans les mares de la forêt de
Fontainebleau), etc. Cette action ne coûtait pratiquement rien, était basée sur le volontariat de jeunes
et amenait à une prise de conscience "globale" de l'écologie par les élèves des écoles servies, à
travers de nombreuses matières, sciences naturelles évidemment, mais aussi français, géographie,
dessin. L'aboutissement était l'observation au quotidien de la flore et de la faune de l'environnement
quotidien des enfants, dans leur rue, dans les terrains vagues voisins…

C'est un défi intéressant pour les développeurs que de toujours associer les programmes éducatifs
aux projets de développement, via l'utilisation du patrimoine. Cela à condition que le message
comprenne les enjeux du développement et ne se borne pas à une simple proposition historique,
artistique ou économique. D'où l'importance des documents, guides, manuels, livres du maître, qu'il
faut créer localement pour adapter la pédagogie au territoire, à ses programmes de développement et
à son patrimoine. Grâce à ces moyens nouveaux, créés localement, le développement (sans jamais
prononcer le mot) sera introduit, de manière quasiment subliminale, dans les esprits des enfants et,
en conséquence, de leurs parents.

J'ai rencontré une autre expérience intéressante au Brésil, à côté de Salvador de Bahia (musée
pédagogique d'Itapua), où le patrimoine de toute une communauté rurale et de pêcheurs est utilisé
systématiquement comme matériau de formation des enseignants et des élèves-maîtres. Ceux-ci
peuvent ainsi, dans un pays où le financement des moyens pédagogiques est limité, s'habituer à
utiliser au maximum la ressource gratuite locale. Cette méthode me rappelle une initiative parrainée
par la Fondation Ford dans les années 60, en Afrique équatoriale, selon laquelle des savants de haut
niveau venus du monde entier (dont un spécialiste de physique mathématique américain, Leonard
Maximon, qui me l'a raconté) coopéraient avec les instituteurs locaux, au Ghana ou en Uganda, pour
mettre au point des méthodes d'enseignement des fondements des sciences mathématiques et
physiques en utilisant des matériaux locaux achetés sur le marché, des concepts locaux et les parlers
locaux, à des prix acceptables pour le niveau de vie local. La création pédagogique était alors
fortement liée à la culture vivante des gens et l'efficacité de l'enseignement a stupéfié les participants
occidentaux.

Socialisation et insertion
Depuis plus de trente ans, des organisations associatives, en France, gèrent, l'été, des camps de
fouilles archéologiques, de restauration de monuments ou de sites, pour des jeunes de différents
pays. Là, le patrimoine est seulement prétexte à rencontres, échanges, loisir, même si l'aide à des
propriétaires publics ou privés n'est pas négligeable. Dans les années 70, un ami employait des
prisonniers comme auxiliaires et ouvriers sur des chantiers archéologiques et me racontait l'effet très
favorable que cette activité avait sur leur réinsertion ultérieure. Mais il existe d'autres actions, plus
récentes, qui contribuent de façon significative à résoudre des problèmes sociaux sérieux et à ce titre
font partie des programmes de développement.

C'est ainsi que les programmes d'aide à l'emploi des jeunes et des chômeurs de longue durée (en
France, les contrats emploi-solidarité ou consolidés, les emplois-jeunes, par exemple) permettent de
créer des chantiers de travail sur le patrimoine. Je prendrai deux exemples récents:

- les "brigades vertes" du Pays de Langres (Haute Marne), groupes de chômeurs encadrés par des
techniciens, chargés de l'entretien des espaces naturels (berges de rivières, haies, sentiers,
abords de monuments ou d'édifices publics), qui non seulement donnent du travail régulier, mais
aussi préparent à une qualification dans des métiers nouveaux liés au patrimoine naturel,

- la Tuilerie des Touillards, à Ciry-le-Noble (Saône et Loire), qui a été achetée par l'écomusée de la
CUCM et fait l'objet pour au moins quinze ans d'un chantier permanent de restauration avec la
coopération d'un organisme de formation: deux groupes de 15 chômeurs y font l'apprentissage
des métiers du bâtiment.
Dans ces deux cas, comme dans bien d'autres, l'objectif d'insertion ou de réinsertion sociale et
professionnelle se place au moins au même niveau de priorité que l'entretien ou la restauration d'un
patrimoine. Cet objectif est d'autant mieux atteint que le support de l'action, le patrimoine, est très
valorisant. Les jeunes et les chômeurs voient l'utilité de leur travail et apprennent à connaître leur
environnement et à reconnaître leurs propres traditions. Cela suppose naturellement que
l'encadrement, le programme d'accompagnement et le suivi a posteriori soient adaptés au public et à
la nature du patrimoine considéré.

Le patrimoine peut être aussi utilisé, au plan local, pour aider à l'accueil et à l'intégration de
populations marginalisées, immigrées, réfugiées, par la confrontation entre le patrimoine de proximité
au lieu d'accueil et de vie et le patrimoine d'origine, apporté au moins virtuellement d'ailleurs. Le projet
mené par ma fille Cécilia de Varine, à Lyon, pour unir autour du territoire du confluent entre la Saône
et le Rhône des pensionnaires d'une maison de retraite et des réfugiés politiques en attente de
régularisation résidant dans un foyer d'accueil, montre la richesse de la fécondation réciproque de
patrimoines endogènes et exogènes, une richesse trop souvent ignorée par les développeurs et
24
aménageurs pour qui l'espace et le temps sont de l'argent et rien d'autre .

Economie
En matière de développement local, l'action économique consiste à exploiter en priorité les ressources
locales, la main d'œuvre évidemment, mais aussi les richesses agricoles, forestières ou minières, les
sources et cours d'eau, et en général le patrimoine sous toutes ses formes. Ici encore, il y faut de
l'imagination, un bon inventaire aussi exhaustif que possible, une volonté politique. Les pistes sont
multiples et les choix à faire dépendent du contexte et des circonstances.

Il s'agit d'utiliser les espaces patrimoniaux pour des usages fonctionnels, mais qui ne sont pas ceux
d'origine: églises ou abbayes, châteaux, hôtels particuliers, palais, sites naturels ou archéologiques,
canaux ne correspondent plus aux fonctions pour lesquelles ils ont été conçus. Mais ils peuvent servir
à autre chose:
La création d'activités économiques rentables (bureaux, artisanat, commerces de luxe, très
petites entreprises, locaux associatifs, pépinières de jeunes entreprises) - cela permet de
redynamiser des zones d'où les activités économiques habituelles sont parties et d'attirer des
entreprenants soucieux de la qualité du cadre et de l'image de leur activité. On préférera
cependant éviter la transformation d'une église en atelier de carrosserie automobile, comme
autrefois à Senlis.
L'habitat, social ou classique, par récupération de bâti ancien ou de friches industrielles – cela
intéresse les territoires les plus désertifiés, où les jeunes ne parviennent pas à trouver de
logements modernes, où les fonctionnaires affectés demandent à partir ailleurs faute

24
Une exposition et un film ont été tirés de ce projet.
d'appartements à louer de type urbain. Ces nouveaux usages entraînent souvent des coûts
importants à court terme mais sont particulièrement efficaces pour le développement local à long
terme, en ce qu'ils entraînent une reprise et un rajeunissement démographiques.
Les musées, monuments, parcs, centres d'interprétation organisés pour la visite payante ou
pour des activités d'animation ou de diffusion artistique, en vue d'attirer des publics importants,
suffisants pour au minimum financer l'entretien et le personnel affecté au site – il s'agit alors d'une
vraie activité économique, contribuant au chiffre d'affaires du territoire, à condition d'exclure les
équipements dont le seul but est d'utiliser un monument sans aucune rentabilité.
Les publications, écrites, sonores ou audiovisuelles, par exemple basées sur le patrimoine
immatériel, destinées à la vente sur place et dans les réseaux nationaux ou internationaux – il faut
seulement que le territoire en conserve la propriété, pour bénéficier des retombées et contrôler
l'exploitation.
Le tourisme, dont je ne veux pas faire un domaine à part d'usage du patrimoine, car il représente
seulement une activité économique, mais que l'on retrouvera dans le chapitre sur les pratiques de
l'action patrimoniale, pour ce qui concerne l'adaptation du patrimoine aux exigences des flux
touristiques. Il peut prendre diverses formes dans l'utilisation du patrimoine: acquisition et
aménagement de résidences secondaires dans le bâti ancien, visites et activités culturelles,
artisanat de souvenirs, hébergement rural ou de luxe (gîtes ruraux et tables d'hôte, châteaux-
hôtels, paradores), initiation artistique, écologique, stages de musique, d'artisanat, de
gastronomie… - on se méfiera des retombées négatives du tourisme, y compris pour l'économie
générale et le développement local, comme lorsque la multiplication des résidences secondaires
absorbe la totalité du bâti ancien au détriment de la création d'habitat locatif pour les jeunes et les
nouveaux résidents permanents.

Promotion, identité, prestige


Accessoire du domaine économique, mais aussi condition du développement durable, la promotion du
territoire d'abord auprès de ses habitants, puis vis-à-vis de l'extérieur, peut s'appuyer fortement sur le
patrimoine: paysages, monuments ou sites exceptionnels, réputation gastronomique, traditions
d'hospitalité sont autant d'arguments à développer. D'une part, les habitants eux-mêmes se verront
valorisés à leurs propres yeux et se sentiront obligés à protéger, à promouvoir, à accueillir. On ne peut
donner aux autres que l'image que l'on a de soi-même et d'ailleurs on ne fait bien la promotion que de
ce qu'on aime. D'autre part, les visiteurs touristiques, les investisseurs, les fonctionnaires en cours de
mutation, les travailleurs à la recherche d'un lieu d'établissement auront plus tendance à choisir tel
territoire plutôt que tel autre, contribuant ainsi à la dynamique de développement. Inversement, un
manque de soin et de mise en valeur du patrimoine fera l'effet d'un répulsif, tant pour les habitants
que pour les étrangers.

Une identité territoriale et communautaire forte est toujours fondée, au moins partiellement, sur la
richesse et la qualité du patrimoine, mais aussi sur la relation étroite et culturelle entre les habitants (la
communauté vivante) et ce patrimoine. Si cette relation ne se produit pas et n'est pas visible, le
patrimoine, souvent réduit à ses composantes les plus spectaculaires, est un objet mort à côté duquel
on passe sans s'arrêter plus que le temps strictement nécessaire. C'est ce qui se passe par exemple
dans certaines zones particulièrement désertifiées, où des monuments ou des sites naturels sont
attrayants, mais où la population est tellement disséminée et vieillie qu'il ne peut y avoir d'interaction,
ou même de rencontre, entre le visiteur et l'indigène. Un tel territoire, devenu culturellement et
humainement vacant, est prêt à être colonisé.

C'est aussi en cela que le patrimoine fait partie du développement local: on ne peut l'utiliser seul, il
faut toujours qu'il apparaisse comme une partie d'un tout cohérent et vivant. La ressource patrimoniale
et la ressource humaine sont à mes yeux indissociables.

Services publics
Bien sûr, parmi les usages traditionnels du patrimoine, il y a les usages publics: nous avons déjà vu la
transformation en musées ou en salles d'activités culturelles, mais on connaît bien des cas
d'adaptation pour des fonctions administratives (bureaux, mairies), hospitalières (personnes âgées),
sociales (colonies de vacances), scolaires ou universitaires, parcs et jardins publics, etc. Ce sont des
vocations nouvelles mais qui garantissent deux objectifs importants: le maintien du lien et de
l'accessibilité à la communauté d'une part, un entretien minimum d'autre part, sous réserve
naturellement qu'existe et que soit respecté le cahier des charges décrit précédemment.
Heureusement les utilisations anciennes d'hôpitaux et de monastères en prisons ou en casernes se
raréfient.

Trafics en tout genre


Il me reste à mentionner, par principe et parce que ce sont des usages déviants mais
malheureusement de plus en plus fréquents, surtout dans certains pays, les commerces et trafics
illicites de biens culturels ou naturels, où l'offre est purement lucrative, tandis que la demande est
souvent déguisée en théories sur les relations inter-culturelles, surtout en ce qui concerne le
dépouillement des pays pauvres par les musées, les chercheurs et les collectionneurs des pays
riches. Il s'agit bien d'un usage, c'est à dire ici d'une exploitation des biens culturels et naturels comme
source de matériaux dont le commerce est une activité à forte valeur ajoutée pour tous les maillons de
la chaîne.

Destruction de sites archéologiques ou d'édifices pour la revente des fragments "au détail" ou par lots,
vol et vente de spécimens géologiques, de la flore ou de la faune, cambriolages de demeures ou de
lieux de culte pour alimenter une demande croissante d'œuvres d'art, filières internationales entre
antiquaires, collectionneurs et gangsters qui combinent spéculation et blanchiment d'argent
douteux…, tout cela est le produit à la fois de la mondialisation des échanges, de l'aggravation des
différences de ressources entre très riches (voulant enrichir encore leur patrimoine, celui de leur
institution ou celui de leur pays) et très pauvres (riches en patrimoine inutilisé) et enfin de l'avidité
traditionnelle des riches.

J'ai tenu à parler de ce problème parce que cette exploitation mercantile du patrimoine, en particulier
de celui des pauvres, est préjudiciable au développement durable des territoires en ce qu'il prive les
communautés de tout ou partie de cette ressource dont nous avons vu qu'elle était indispensable à
l'image de soi et à la confiance en soi, à la continuité de l'évolution et de la créativité, à la maîtrise du
changement imposé et subi. Cet argument contre les trafics de patrimoine est à mon sens meilleur
que l'argument juridique ("c'est illégal", mais les très pauvres et les gros trafiquants n'en sont plus à
ces considérations) ou que l'argument scientifique ("on sépare l'objet de son contexte", mais quelle en
est la portée auprès de ces populations marginalisées, ou colonisées). Par conséquent, la stratégie de
développement doit absolument comprendre deux mesures permanentes:

- prévoir dans le dispositif la protection du patrimoine contre les dégradations, y compris par les
habitants eux-mêmes,

- mobiliser et éduquer les habitants à la vigilance concernant leur patrimoine.


C'est bien une part de la responsabilité morale que la communauté doit exercer consciemment sur
son patrimoine global, même si la collectivité ne veut ou ne peut pas prendre les moyens de faire
respecter l'intérêt du peuple.

Les dérives
Il y a aussi des erreurs, commises de bonne foi ou par une analyse erronée du rôle du patrimoine
dans le développement, ou encore dans une optique spéculative. On a parlé beaucoup ces derniers
temps des conséquences catastrophiques que pourrait avoir un changement de la loi sur la protection
du littoral français, en la remettant entre les mains des élus corses, en ce qui concerne leur territoire. Il
est vrai, et le passé n'a été que trop riche en atteintes de toutes sortes au patrimoine naturel côtier,
que le profit rapide est une incitation puissante aussi bien pour les politiciens, pour les propriétaires
des terrains et pour les propriétaires immobiliers, à déroger aux principes de respect du patrimoine.
Ici, l'intérêt du court terme est en conflit direct avec celui du long terme.

D'autres dérives sont possibles, y compris celles qui consistent à réutiliser un patrimoine, pour saisir
une opportunité de financement de l'investissement, sans se préoccuper du futur coût de
fonctionnement: certains musées sont clairement des absurdités économiques et imposent à des
budgets de petites communes des charges insupportables à moyen et long terme.

Je crois qu'il s'agit là plus d'un problème de stratégie de développement que d'un problème
strictement patrimonial. Si les responsables politiques et administratifs locaux s'astreignaient à une
planification sérieuse, prenant en compte la cohérence avec le développement global, les coûts de
fonctionnement et l'intérêt de la communauté, si les membres de cette communauté, en particulier les
propriétaires des biens concernés, étaient sensibilisés à la fois au patrimoine et aux perspectives du
long terme, si une réflexion collective était menée au plan local, en amont des décisions, il est
vraisemblable que beaucoup de choix mauvais ou risqués seraient abandonnés.

Il y a enfin les "fautes de goût" qui, elles, sont rarement irréversibles et qui, de toute manière, posent
la question "du goût des autres".

D'une manière générale, il faut bien faire remarquer à tous les acteurs locaux un fait de bon sens: si
les membres de la communauté font des erreurs, ils en seront, ainsi que leurs descendants, les
premières, et peut-être les seules victimes. Inversement, les techniciens et les politiciens, qui sont de
passage au pouvoir sur le territoire, n'en souffriront pas. Cette observation ramène clairement à la
nécessité de consulter la population et de l'associer à toute décision dont elle aura à subir toutes les
conséquences négatives, alors qu'elle ne bénéficiera pas nécessairement de ses retombées positives.

Résidences et résidents secondaires


L'un des plus beaux exemples de ces dérives, que nous rencontrons tous les jours dans un pays à la
fois riche et attrayant comme la France, est celui de la transformation d'une grande partie du
patrimoine bâti des campagnes et même de petites villes en résidences secondaires, dont on peut
sommairement analyser ainsi les conséquences positives et négatives :
 Les plus :

- sauvetage et réhabilitation de bâtiments anciens, souvent importants ou au moins utiles à


l'authenticité du paysage,

- maintien du caractère de nombreux centres de villages et de bourgs,

- création de marchés pour l'artisanat local du bâtiment,

- apport de clientèle saisonnière pour les commerces locaux (ceci reste très marginal, en raison de
la présence universelle de grandes surfaces qui répondent mieux aux habitudes de
consommation, et parfois pour les producteurs agricoles qui pratiquent la vente directe.
 Les moins :

- l'accaparement de la plus grande partie du bâti vacant, au détriment des autochtones, notamment
des jeunes ménages qui ne trouvent plus à se loger,

- l'explosion des prix de l'immobilier et de certains services en raison de la demande d'origine


urbaine, donc des moyens des acquéreurs,

- la désertification des villages hors-saison, ne laissant que les vieux et quelques rares migrants-
alternants, et la fermeture également hors-saison des commerces dédiés aux estivants,
- la privatisation de sites, souvent les plus agréables du village, par de nouveaux propriétaires qui
entendent bien préserver leur "intimité familiale", quelques semaines par an.

Ces phénomènes peuvent se produire aussi dans le cas de l'arrivée de nouveaux résidents
principaux, des urbains qui recherchent à la campagne et dans un patrimoine ancien une vie
différente et supposée plus agréable que ce qu'ils ont connu en ville.

Je viens de vivre en direct ce phénomène dans mon village de Bourgogne. Celui-ci a connu entre les
deux recensements de 1990 et de 1999 une chute de 94 à 74 habitants permanents, chute qui n'a pas
été compensée par la croissance du nombre de résidents secondaires (le village n'a qu'un seul café-
restaurant et aucun autre commerce ou service). Ces derniers mois, un ménage de résidants très
actifs et dynamiques, l'âge venant, décident d'aller vivre dans la petite ville voisine, où ils trouveront
notamment des soins plus efficaces. Ils mettent donc en vente leur propriété, composée d'un ancien
moulin à eau et de ses dépendances, ainsi que de diverses parcelles de pré, le tout traversé par un
chemin communal qui longe la maison d'habitation et passe la rivière sur une passerelle. Ce chemin
est habituellement peu fréquenté, mais il constitue un cheminement piétonnier agréable vers le chef
lieu de canton voisin d'un kilomètre environ. La vue sur le moulin et la rivière le long de celui-ci est
particulièrement appréciée des habitants et des touristes.
Mais les acheteurs potentiels (8 sur 9 candidats) souhaitent privatiser entièrement leur future
résidence et posent comme condition le déplacement du chemin communal en limite de propriété. Ils
n'acceptent pas la gêne éventuellement produite par le passage sur le chemin: indiscrétions, bruit,
détritus abandonnés, etc. L'un des acheteurs éventuels propose à la commune un échange
permettant de recréer, à ses frais, le chemin, en amont de sa propriété, en échange de plusieurs
avantages: permis de pêcher dans la propriété, réfection du vannage du moulin, don d'une parcelle de
terrain pour y faire un lieu de pique-nique…
Le conseil municipal se divise, demande une consultation des habitants au porte à porte. Il semble
actuellement que les habitants soient divisés entre ceux qui n'acceptent aucun changement, ceux qui
acceptent sans difficultés la proposition en comprenant le souhait de tranquillité de l'acheteur, ceux
enfin qui voudraient que la perte de l'usage d'un patrimoine commun (le site du moulin et son
environnement) soit compensée par un gain significatif (à définir par la négociation). Naturellement, il
y a aussi là l'attitude méfiante et même relativement hostile des autochtones vis-à-vis du "horsain",
l'étranger au village.
Quels enseignements tirer de cette histoire, dont il faudra suivre l'évolution dans le temps ? Que le
sentiment de propriété de la communauté sur son patrimoine "moral" est fort et, même s'il reste
habituellement informulé ou même inconscient, est prêt à s'exprimer dès qu'une atteinte réelle ou
supposée lui est faite, lorsque cette atteinte vient de l'extérieur. Car nous savons bien que l'habitant
se permet souvent des actes clairement offensants pour le patrimoine commun, sans que la
communauté s'en inquiète outre mesure.
La mondialisation du patrimoine
Parlons un instant, puisque c'est un sujet d'une brûlante actualité, de la mondialisation, dans ses
conséquences pour le patrimoine. Elle a commencé, en fait, il y a très longtemps, avec les grandes
conquêtes et invasions, les empires mondiaux, la colonisation des moins techniquement avancés par
les plus techniquement évolués. Plus près de nous, les grands musées d'art, le Musée Imaginaire de
Malraux, la Liste du patrimoine de l'humanité de l'Unesco, les programmes sur la bio-diversité sont les
applications évidentes de cette mondialisation culturelle qui impose à tous les pays les normes et les
critères fixés par les élites instruites et "cultivées" des grands pays et leurs alliés dans les autres pays.
Nous interdisons l'exportation de nos biens culturels importants, mais par l'importation de tant de
spécimens naturels, archéologiques, ethnologiques, artistiques des autres peuples.

Et nous faisons de même pour le patrimoine des régions les plus "arriérées" de nos pays développés,
que nous retirons de son contexte local pour le "protéger" et le rendre accessible aux publics cultivés
de nos grandes métropoles et aux touristes venus d'ailleurs.

Y aurait-il donc une culture-monde, comme on parle d'économie-monde ? On prétend préserver la


bio-diversité, mais favorise-t-on le maintien d'une diversité culturelle, nourrie nécessairement de la
conscience d'un patrimoine proche de nous ? La contemplation des grandes œuvres d'art sur CD
ROM ou sur Internet peut-elle remplacer le contact direct avec l'original, in-situ ? Déjà, depuis deux
siècles au moins, les musées stérilisent une part croissante des biens culturels, dans l'espoir
apparemment généreux à la fois de les conserver et de les mettre à la disposition du plus grand
nombre; faut-il les réduire à l'échelle d'un écran d'ordinateur pour que le nombre de spectateurs soit
encore plus grand ?

Je pose ces questions, qui ne me semblent pas avoir été posées sérieusement, tant les arbitres du
goût et de la culture des nations cultivées sont convaincus de leur autorité sur ce patrimoine qui serait
celui de l'humanité, mais qui est en réalité celui qu'ils considèrent comme le leur.

Le débat actuel (début 2001) en France entre l'exception culturelle (chère à nos ministres de la culture
successifs convaincus de la supériorité de nos arts, et notamment de notre production
cinématographique et musicale) et la diversité culturelle (promue par les tenants du libéralisme
dogmatique et surtout de la supériorité commerciale de la production de biens industriels de
consommation culturelle d'origine principalement américaine), offre un vaste champ de réflexion. En
réalité, il ne s'agit pas de quelque chose de nouveau: pendant tout le siècle dernier, les européens se
sont plaints de l'acquisition par les américains d'éléments de leur patrimoine monumental ou
artistique. Depuis la création de l'ONU et celle de l'Union Européenne, de nombreux pays européens,
à commencer par la France, tentent de mobiliser l'opinion pour la défense des langues nationales
contre l'envahissement de l'anglais comme lingua franca internationale. On est là dans une logique
qui se rapproche de celle de la conservation du patrimoine à tout prix.
Je crois personnellement à l'importance d'une vérité de La Palisse: ce qui est vivant ne meurt pas.
Donc si une culture, une langue, un patrimoine meurt, c'est que sa vitalité n'est plus suffisante pour en
assurer le renouvellement, la créativité, l'ancrage dans la vie quotidienne des gens. Il n'est ni dans les
moyens, ni dans la responsabilité d'un ministère de la culture d'assurer pour toujours une assistance
respiratoire à un organisme en voie de dessèchement et de disparition. Un patrimoine qui ne sert plus
à rien, sauf éventuellement quelques uns de ses éléments soigneusement sélectionnés à l'intention
de visiteurs touristiques privilégiés, doit tôt ou tard laisser la place à autre chose.

Au risque de choquer, je pense sérieusement que le classement du patrimoine mondial promu par
l'Unesco est une erreur stratégique qui renforce une mondialisation culturelle qui ne profitera en fin de
compte qu'aux pouvoirs économiques.
Fiche pratique

RECHERCHER DES USAGES NOUVEAUX

Qu'il s'agisse d'un patrimoine familial ou d'un élément du patrimoine d'une communauté ou d'un
territoire, le problème est le même : comment trouver la solution ou les solutions à l'usage d'un bien
vacant ou qui va le devenir, qu'il s'agisse d'une terre agricole, d'un élément de paysage, d'un édifice
bâti, d'un savoir faire artisanal, etc. ? Quels sont les paramètres qu'il convient d'utiliser pour décider
en toute connaissance de cause de la faisabilité et de la viabilité de telle ou telle hypothèse ?

Nous partirons du principe que le patrimoine doit vivre et donc qu'il doit servir à quelque chose. Ce
n'est pas une démarche exclusivement économique, même si le patrimoine ne peut pas vivre de l'air
du temps et des subventions publiques, pour la seule raison qu'il s'agit d'un bien dont la valeur
culturelle et naturelle justifie la préservation. Si nous estimons (que nous soyons un propriétaire public
ou privé) que son usage actuel n'assure plus la pérennité de son existence et si nous pensons qu'il ne
doit pas pour autant disparaître, alors nous devons rechercher un usage nouveau qui ait le maximum
de chances d'être viable au delà du court terme.

Une autre démarche peut être de repérer les éléments de patrimoine susceptibles de permettre des
usages dont nous ressentons le besoin. Dans ce cas, nous rechercherons si des éléments de
patrimoine existant sur le territoire peuvent répondre à des critères fixés a priori.

Nous prendrons ici le premier cas, le plus complexe et celui qui répond le mieux à l'intérêt même du
patrimoine et de ses détenteurs. Le second cas est une forme d'instrumentalisation du patrimoine, où
le caractère culturel d'un objet ou d'un monument est un simple facteur supplémentaire de complexité
au moment de la décision et ensuite de la mise en œuvre de la transformation.

Et nous distinguerons, autant que faire se peut, ce qui relève de la responsabilité d'un propriétaire
privé, d'une collectivité territoriale et d'un gestionnaire plus ou moins indépendant (personne morale
de droit public ou privé).

1. Que veut-on faire ou ne pas faire de l'élément de patrimoine en question ?


C'est une réflexion de caractère quasi-théorique à mener avec l'ensemble des personnes et des
groupes explicitement ou implicitement intéressés (propriétaires, voisins, élus, associations, ).
- Quels sont les objectifs à long terme (conservation, valorisation, image, résultat économique,
développement durable, etc.) ?
- Quelles sont les dérives que l'on doit absolument éviter ? Donc quels sont les usages que nous
nous interdisons ?
2. Le contenu du patrimoine
D'une bonne connaissance de chaque élément de patrimoine à utiliser dépendra le reste de la
réflexion. Mais il ne faut pas qu'une idée préconçue d'un usage particulier soit prise en compte, sous
peine de porter des jugements biaisés.
- Qu'est-ce qui constitue le patrimoine à utiliser ? description matérielle (composants, dimensions),
localisation cartographique, photos, plans, relevés
- Quel est l'état de ce patrimoine, en prenant en compte une utilisation différente de l'actuelle,
quelle qu'elle soit ?
- Forces et faiblesses de ce patrimoine (par exemple par rapport à sa situation géographique, à son
accessibilité, au climat, à la nature du sol)

3. Les contraintes du patrimoine


Au patrimoine, parce qu'il est patrimoine, sont attachées des contraintes de toutes sortes, qui devront
être prises en compte dans la recherche d'une nouvelle utilisation, en particulier:
- Culturelles: en raison de l'histoire, de l'esthétique, de l'unicité
- Scientifiques: en raison de la rareté, de l'écologie
- Réglementaires: à cause d'une mesure de classement, des normes d'urbanisme, des normes
d'exploitation agricole ou forestière
- Sociales: les valeurs affectives attachées au patrimoine
- Economiques: les moyens disponibles de la part du propriétaire ou du détenteur et en général
ceux de la communauté et/ou de la collectivité

4. Inventaire critique des usages possibles


A ce stade, et en gardant en mémoire ce qui a été trouvé au cours des phases précédentes de la
réflexion, on passera en revue tous les usages possibles, pour éliminer ceux qui seront rendus
impossibles ou non-souhaitables au vu des critères objectifs ou subjectifs constatés en amont.
- Etablissement d'un tableau de critères à appliquer aux usages (grille de décision voir ci-dessous)
- Examen rapide des différents usages au regard des critères:
Recherche scientifique
Protection de la bio-diversité
Action patrimoniale
Diffusion culturelle, animation
Muséalisation
Création
Education, pédagogie
Socialisation, insertion
Hébergement d'activités économiques, de services publics
Habitat
Hébergement touristique, résidences secondaires
Innovation et expérimentation agricole ou sylvicole
Publication, commercialisation
Tourisme culturel, sportif, cynégétique, religieux
- Etablissement d'une courte liste d'usages "possibles" (hypothèses)

5. Choisir la nouvelle "vocation" du patrimoine


A partir des hypothèses dégagées à la phase précédente, on va appliquer à chacune le même
processus rationnel de vérification, selon le cheminement suivant:
- Etude de marché
- Elaboration d'un prévisionnel de gestion (voir ci-dessous tableau indicatif des questions à se
poser)
- Identification et rassemblement des partenaires
- Analyse des risques (politiques, sociaux, financiers, juridiques…)
- Programmation des transformations à opérer sur la forme et sur le fond du patrimoine
- Consultation des partenaires éventuels (notamment locaux)
- Choix final (avec retour aux objectifs initiaux)

6. Mise en œuvre de la solution choisie


- Par le propriétaire lui-même
- Par un tiers (collectivité, structure concessionnaire)
- Par une structure ad-hoc

Tableau des critères (un exemple succinct de réponses possibles est donné sur la seconde colonne)

Le promoteur Propriétaire privé Propriétaire public Personne morale


Les critères (particulier) (collectivité…) publique ou privée*
Objectifs Restauration et réhabilita-
tion du bâti, viabilité
économique par production
à forte valeur ajoutée
Dérives possibles Erosion et pollutions suite à
une fréquentation trop forte
Usages interdits Tourisme de masse,
agriculture intensive
Nature du patrimoine Ferme ancienne avec son
terroir environnant
Etat du patrimoine (analyse historique et
architecturale)
Forces, atouts Bonne intégration dans le
paysage, accessibilité,
représentativité
Faiblesses Situation péri-urbaine, forte
pression foncière spécula-
tive
Contraintes culturelles Respect de l'aspect
extérieur et du paysage,
accessibilité aux membres
de la communauté
Contraintes scientifiques Superposition de styles et
périodes de construction,
complexité
Contraintes réglementaires Voisinage d'un MH classé,
normes de sécurité
Contraintes sociales Difficulté de trouver un
exploitant ou un
entreprenant jeune et
motivé, hostilité du milieu
agricole local
Contraintes économiques Coût de l'investissement
initial qui ne peut être
répercuté sur le prix de
revient
Autres Réticences de certains
membres de la famille

* Exemple: association de défense du patrimoine, non propriétaire

Prévisionnel de gestion en fonction de l'utilisation nouvelle

Dépenses Montants Recettes


Acquisition Fonds propres disponibles
Grosses réparations Subventions liées au patrimoine
Aménagements fonctionnels Subventions liées au projet
Aménagements annexes Mécénat
Entretien Investisseurs
Personnel Emprunts
Assurances Appel à l'épargne locale
Impôts, taxes Produits directs attendus
Frais financiers Produits dérivés attendus
Conseil et expertise Récupération TVA
Amortissements Impôts locaux

Non chiffrable Commentaires Non chiffrable


Risques d'exploitation Utilité sociale
Coûts sociaux induits Economies réalisées
Effets sur l'environnement Effets économiques induits
Effets sur l'emploi
Effets d'image
L'ORGANISATION DE L'ACTION PATRIMONIALE

Nous avons vu que le patrimoine existe partout, qu'il est une des principales ressources du
développement local, dans toutes ses dimensions. Nous avons vu ensuite, à partir d'innombrables cas
concrets et observés, que ce patrimoine et ses divers éléments étaient susceptibles de quantité
d'usages très différents, primaires ou secondaires, d'inventaires, de diagnostics. Venons-en
maintenant au cœur de mon propos, quelles sont les diverses formes que prend l'action patrimoniale
dans le processus de développement local ?

En d'autres termes, comment le décideur local, l'agent de développement, le consultant externe


doivent-ils inscrire le patrimoine dans leurs schémas opérationnels et dans leurs pratiques
quotidiennes ? Je vais essayer de dresser une liste raisonnée des moyens et des méthodes
disponibles, d'après mon expérience, en laissant à la fiche jointe à ce chapitre le soin d'apporter au
lecteur la possibilité d'adapter tout cela à son propre contexte et à ses propres projets.

La vie (ou la mort) quotidienne du patrimoine


Comme nous passons maintenant à nouveau de la théorie à la pratique, nous sommes obligés de
nous souvenir à tout instant que le concret, c'est la vie quotidienne, que le patrimoine n'est pas séparé
de cette vie quotidienne. L'une des difficultés que l'on rencontre – et que nous rencontrerons plus loin
– avec la politique de la haute culture, des chefs d'œuvre, du tourisme de masse, c'est que ce sont
des activités "hors sol", pratiquement sans rapports avec la population, le territoire, la vie. Le
patrimoine, comme ressource du développement local, ne peut s'envisager en dehors des rythmes de
la société locale, car il sert d'abord à quelque chose aux mains de ses détenteurs habituels: la
25
politique des OPAH (opérations programmées d'amélioration de l'habitat ) est une procédure
classique qui a beaucoup fait en France pour donner au patrimoine bâti rural ou urbain traditionnel et
généralement très dégradé, un usage, un confort et un aspect qui valorisent le parc de logements
existant et participent de l'attractivité d'un territoire et du maintien sur place des jeunes générations.
Mais l'un des principaux obstacles que les OPAH ont souvent rencontré est la méfiance des
propriétaires âgés, l'émiettement des héritages et la dispersion des héritiers, la faible capacité de
conviction d'élus locaux, toutes choses qui n'apparaissent pas dans les circulaires ministérielles, ni
dans les plans des agents locaux, mais qui sont bien réelles et varient d'un endroit à l'autre.

Autre exemple des contraintes qui influent sur les pratiques en matière d'action patrimoniale: la
destruction consciente ou inconsciente d'éléments de patrimoine, dont la réalisation échappe
complètement aux responsables du patrimoine: événements climatiques comme les tempêtes de fin

25
Procédure publique qui permet, sur un territoire, d'apporter une animation, des conseils techniques et des aides
financières aux propriétaires privés qui souhaitent moderniser leurs biens immobiliers, soit pour y habiter, soit pour les donner
en location.
1999 en France, guerres internationales ou civiles, exportation licite ou illicite, usure banale de l'usage
quotidien. On cite toujours les destructions qui défigurent de grands monuments (le parc du château
de Versailles, Angkor), de grands sites (Dubrovnik dans l'ex-Yougoslavie, Beyrouth, Bamyian) ou des
musées (Berlin, Beyrouth encore). On parle moins des patrimoines entiers qui disparaissent suite aux
mêmes événements, ou par la simple évolution socio-culturelle d'une population soumise à la
mondialisation ou aux fondamentalismes (Afghanistan), ou par la pauvreté et les nécessités de la
survie (les tombes Incas du Pérou).

Un cadre et un terreau: la culture vivante


Il n'est évidemment pas question de stériliser des civilisations, mais bien d'associer la prise en compte
du patrimoine à celle de la vie et du contexte du développement. Ce qui signifie faire de la culture
vivante le cadre de toute pratique patrimoniale, en ce qui concerne aussi bien le langage que les
usages et les décisions éventuelles de transformation ou de destruction.

Ce concept de culture vivante est au cœur, non seulement des stratégies patrimoniales, mais aussi de
tout processus de développement culturel et de développement global. Pour moi, il est issu de ce que
j'ai appris de Paulo Freire, puis de ma longue coopération dans les années 70 et 80 avec un de ses
disciples, Arlindo Stefani, un autre brésilien, enraciné en France et avec lequel j'avais élaboré une
vaste utopie intitulée "culture vivante et développement". Même si les termes lui appartiennent, le
concept est présent dans toute démarche de développement durable. Un autre grand spécialiste du
développement, Roland Colin, disciple pour sa part de L.J. Lebret dans les années 60, disait alors que
"ce n'est que dans la pleine possession de sa culture qu'un peuple peut se vouloir responsable de son
développement. Le développement ne peut être défini pour un peuple que par ce peuple, dans le
26
langage de sa culture . Il signifiait par là qu'il ne peut y avoir d'engagement communautaire dans le
développement si celui-ci n'est pas compréhensible, n'est pas participatif, n'est pas inscrit dans la
culture propre de chaque membre de la communauté, de chaque groupe. Pour conserver un instant
l'analogie avec les langues étrangères, on peut dire qu'il faut d'abord que le développeur et le projet
de développement qu'il porte apprennent la langue des habitants du territoire, qu'ils soient capables
de la parler, qu'ils traduisent les données et les programmes technocratiques dans cette langue et
inversement qu'ils re-traduisent dans les langages technocratiques les idées, les réactions et les
propositions de ces habitants.

Ce qui fait la grande difficulté de la culture vivante, en matière de développement local ou


communautaire, c'est qu'elle n'est pas codifiée et que, étant vivante, elle évolue sans cesse en
fonction des situations, mais surtout de ce qui lui est offert de nouveau. La culture vivante est donc
essentiellement créatrice: chaque nouvelle impression, situation, agression, provocation venant
d'ailleurs est facteur de construction culturelle, sous forme de réponse adaptée, de philosophie, de

26
Roland Colin, Signification du développement, in Développement et Civilisations, Paris, IRFED, n°34, juin 1968, p.
11.
27
technique . Elle vit en symbiose avec le patrimoine dont elle se nourrit et qu'elle transforme à son
tour, avant de transmettre le résultat à la génération suivante, consciemment ou inconsciemment. De
plus, la culture vivante n'est pas homogène sur un territoire donné: si de nombreux éléments sont
communs à tous, chacun possède ses propres caractéristiques culturelles, dont certaines tiennent par
exemple aux goûts, ou à l'expérience personnelle, tandis que d'autres sont reliées au patrimoine. Said
Bouamama, sociologue franco-algérien, me disait que, dans son enfance à Lille, son plaisir quand il
sortait était de se mettre en djellaba, tandis que son père mettait son bleu de travail à la place de sa
djellaba quand il descendait au rez-de-chaussée de l'immeuble pour déposer des poubelles dans
l'endroit prévu à cet effet. Confrontation de deux cultures, chacune reliée à un patrimoine, l'exogène
de l'un étant l'endogène de l'autre…

Cette même culture vivante est étroitement reliée à l'environnement "naturel", qui, on l'a vu, est
essentiellement culturel: tenter de gérer l'environnement dans une dynamique de développement local
sans tenir compte de ses composantes culturelles, patrimoniales comme de culture vivante, serait
illusoire. Prenons à nouveau des exemples:
- en milieu rural, l'abandon des haies fait suite à deux causes principales: des décisions
technocratiques de politique agricole relevant d'analyses macro-économiques et macro-
techniques, mais également les changements culturels des agriculteurs qui, par manque de main
d'œuvre familiale gratuite et par les exigences de leurs nouveaux modes de vie (consommation,
loisir), ne sont plus prêts à consacrer le même temps qu'autrefois à ce que les fermiers du Perche
appelaient le "plessage" des haies (type même de savoir-faire patrimonial). Pour ces deux
phénomènes, seule une action sur la culture vivante peut amener, dans le temps, un changement
d'attitude qui ne peut être que spontané et volontaire. Peut-être va-t-on y arriver grâce aux
mouvements de révolte de certains groupes paysans. Peut-être aussi ces traditions mourront-
elles et seront-elles muséalisées, devant les économies de temps et de fatigue apportées par les
broyeurs mécanisés.
- en milieu urbain, le comportement des habitants en matière de déchets domestiques relève de
phénomènes analogues: ils sont confrontés à des habitudes de consommation plus ou moins
induites par l'extérieur et qui les amènent à produire des quantités croissantes de déchets, mais
pas à en disposer comme les techniciens voudraient qu'ils le fassent. Le changement est trop
rapide pour que la majorité de la population soit capable de s'y adapter culturellement, donc
durablement et dans la profondeur de leur conscience sociale. Dans les pays moins développés,
où une économie de subsistance domine, une part importante des déchets sont recyclés sans
pour autant faire l'objet de règlements et de sanctions. La culture locale s'adapte plus facilement,
même si ce qui n'a pas pu être "inculturé", comme les sacs plastiques, continuera encore
longtemps à offenser notre regard, mais pas nécessairement celui des autochtones.

27
Je rappelle ma définition de la culture: "l'ensemble des solutions trouvées par l'homme et par le groupe aux
problèmes qui leur sont posés par leur environnement naturel et social", cf. mon livre "La Culture des Autres", Le Seuil, 1976,
p.15
Toute action patrimoniale est donc conditionnée par la connaissance et le respect de la culture
vivante, même si le plus souvent élus et techniciens préfèrent pour aller vite s'en passer. Cela va bien
avec ce que j'ai dit plus haut de la responsabilité communautaire sur le patrimoine, qui ne peut être
assumée par d'autres (les techniciens ou les experts, par exemple) et qui doit l'être solidairement
(donc démocratiquement), par l'ensemble de la communauté et pas seulement par des délégués de
celle-ci.

Autre caractéristique de la culture vivante: qu'elle soit urbaine ou rurale, orale ou écrite, elle est lente,
comme la constitution et la transformation des patrimoines sont lentes, pour les mêmes raisons.
Contrairement à l'action culturelle qui est immédiate, programmée, administrée, "gérée", annuelle ou
au mieux pluri-annuelle, la culture vivante est le produit de générations successives, elle n'est pas
contrôlable. Elle cherche ses matériaux là où une réponse peut être donnée aux besoins
fondamentaux des gens, mais elle façonne ces matériaux, à sa manière et, selon un processus
assimilatoire, en transforme une partie en patrimoine, après avoir jugé que cette partie méritait d'être
transmis.

La dimension politique du patrimoine


Revenons sur ce sujet délicat, qui a déjà fait l'objet d'une petite réflexion en forme d'introduction au
début de ce livre. De tout temps, le patrimoine, surtout à travers ses représentations les plus visibles,
les monuments, les statues, les symboles du pouvoir, a été utilisé par les bâtisseurs d'empires, par les
révolutionnaires ou plus simplement par les politiciens: le Palais de Versailles et la Colonne Vendôme,
les Pyramides d'Egypte, le Palais de Fatehpur Sikri en Inde, les reliefs de Mount Rushmore aux Etats
Unis, les musées nationaux polonais en sont des exemples spectaculaires. Je me souviens du
directeur du Musée National de Varsovie, Stanislas Lorentz, campé au centre de la salle des grandes
peintures d'histoire de Jan Matejko représentant les batailles de Grünwald et de Novgorod, me disant:
"je me trouve ici entre les deux ennemis héréditaires de la Pologne". C'était en 1966, au plus fort de la
domination soviétique. Un autre muséologue polonais, Jerzy Banach, ancien directeur du Musée
National de Cracovie, fit dans les années 70, à Paris, une conférence sur le concept de musée
national en Pologne: pour lui, ce concept venait clairement au service de la conscience nationale
polonaise. Les fouilles d'urgence systématiquement pratiquées par les archéologues israéliens en
Palestine ou dans le Sinaï, partout où leurs soldats s'aventuraient, même pour peu de temps, avaient
clairement pour but de rassembler de nouvelles preuves du droit de propriété du peuple juif sur sa
terre.

Inversement, lorsque l'on veut dominer politiquement un pays, détruire une religion, soumettre un
peuple, on s'attaque à son patrimoine, pour le défigurer, le confisquer ou le faire disparaître
physiquement: j'en veux pour preuve la destruction des monuments et des effigies du pharaon
Akhenaton, les nez coupés sur les portraits de Goudéa de Lagash, le transfert au Musée de l'Homme
du trône du dernier roi d'Abomey. La transformation de la cathédrale de Leningrad en musée de
l'athéisme, la destruction d'une mosquée par des fondamentalistes hindous et celle des Bouddhas
géants de Bamyian par les Talibans afghans vont dans le même sens.

Combien de territoires, ici ou ailleurs, prennent comme symbole de leur projet de développement un
monument ou un objet dont les habitants sont fiers et qui est supposé évoquer automatiquement la
"grandeur" de la collectivité ? Bien des pays anciennement colonisés ont recherché dans le patrimoine
les fondements de leur indépendance, et même souvent leur nom: le Zimbabwe par exemple, ou plus
récemment Timor en sont des exemples frappants.

Cela signifie que toutes les fois que l'on touche au patrimoine et à ses manifestations les plus
spectaculaires, on touche à la sphère politique, au sens le plus fort, pas seulement politicien. Il faut en
tenir compte, car l'importance attachée par les politiques à tel bien culturel ou naturel peut occulter à
leurs yeux la globalité du patrimoine et son rôle dans le développement.

L'opportunité de conserver
Si la conservation du patrimoine n'est pas une préoccupation essentielle de l'inventaire du patrimoine
en vue du développement, elle devient un facteur de la gestion de ce patrimoine dès lors qu'il s'agit de
mettre en œuvre des actions basées sur le patrimoine. On peut même dire que la conservation est
l'un des modes pédagogiques d'utilisation du patrimoine pour le développement. Le mineur qui tient à
sa vie doit sans cesse consolider la galerie où il travaille et les itinéraires d'accès. Le développeur qui
tient à réussir son projet doit consolider les matériaux patrimoniaux dont il aura besoin et pour cela il a
besoin des détenteurs de ces matériaux, aussi bien propriétaires juridiquement légitimes que
propriétaires moraux au titre de la communauté d'appartenance.

En effet, si le processus de développement prend en compte à de nombreux titres la globalité du


patrimoine local, encore faut-il que ce patrimoine soit "en bon état". Tout père de famille sait qu'il doit
transmettre à ses descendants une fraction au moins du patrimoine hérité, augmenté si possible
d'apports nouveaux. Le développeur doit se comporter comme un père de famille avec cette
différence qu'il n'en a pas la légitimité, celle-ci appartenant à la communauté. Il va donc devoir
associer étroitement les propriétaires et la communauté à ce travail de conservation.

Reprenons quelques exemples qui font partie de la routine quotidienne de l'agent de développement
ou de l'élu local.

Chez nous, un édifice religieux ancien appartient le plus souvent à la collectivité, même lorsqu'il sert
encore au culte. A ce dernier titre, il appartient aussi à la communauté dont il est un patrimoine
culturel, et plus particulièrement aux membres de celle-ci qui lui reconnaissent une fonction religieuse.
Son entretien et sa préservation, pour le bâti comme pour le mobilier, sont de la responsabilité
conjointe du maire et du religieux desservant. Mais ceux-ci sont incapables, l'expérience le prouve,
d'empêcher certains vols et vandalismes, tandis qu'ils ont parfois tendance à apporter des
modifications au décor ou aux abords, de façon plus ou moins judicieuse. La vigilance de la
communauté, croyants et non-croyants ensemble, doit s'exercer pour empêcher que cet élément
patrimonial soit défiguré et perde sa valeur aux yeux des gens, et éventuellement la possibilité de
l'utiliser à des fins religieuses ou profanes.

La suppression de chemins ruraux, notamment suite à des remembrements, rend plus difficile le
parcours du territoire, que ce soit pour des besoins professionnels ou pour le loisir des habitants ou
des visiteurs. Ici encore, le respect des règles par les propriétaires des terrains concernés et la
vigilance des autres habitants doivent intervenir, même si les élus et l'administration ne sévissent pas
au nom du droit.

Dans notre société urbanisée, composée d'apports humains et culturels d'origines très variées, leur
intégration au sein d'une nation constituée depuis longtemps, unifiée, homogène, réglementée dès
l'école, est un appauvrissement forcé qui s'oppose à la notion même de développement durable et de
bio-diversité. De plus l'expérience séculaire prouve qu'une telle rigidité n'est pas tenable et les
politiciens français promoteurs de valeurs républicaines supposées unificatrices m'apparaissent
28
comme des conservateurs frileux . Rappelons-nous la parabole des talents: la responsabilité de
l'homme est de faire fructifier ses talents, dont le patrimoine fait clairement partie. La reconquête et la
valorisation des héritages culturels des différentes composantes de la société permet au contraire
l'émergence d'une communauté (nationale, régionale, locale) d'autant plus dynamique et créatrice
qu'elle y puisera les matériaux de ses initiatives et de sa construction du futur. Le développeur devra
donc contribuer à la mobilisation, non seulement des héritiers de ces différentes cultures, mais aussi
des agents locaux (enseignants, animateurs, responsables institutionnels, élus) qui peuvent par leur
attitude et leur action participer à cette conservation ou au contraire à la destruction de certaines
valeurs et de certaines traditions.

Cela ne veut pas dire que tout soit compatible: il est bien certain que des comportements ou des
héritages exogènes, inacceptables pour des raisons morales ou juridiques, devront être
progressivement modifiés pour faire finalement partie de la culture commune à tous. De même le
concept de conservation du paysage ou de l'environnement ne sera pas le même pour un agriculteur
ou pour un résident secondaire urbain: faut-il adapter le terrain aux nouvelles techniques agricoles ou
bien faut-il le stériliser dans son aspect du XIX° siècle, comme voulait le faire un millionnaire
hollandais autour de son moulin de Bretagne ? La distinction est difficile et on ne peut pas toujours
faire appel à des experts, des enjeux contradictoires, tous plus ou moins légitimes, sont en cause,
l'avenir s'oppose au passé, etc. Je pense personnellement qu'il faut laisser faire le temps et faire
confiance au bon sens à long terme de la communauté, seul capable de résoudre les conflits de

28
Il faut tordre le cou à l'utilisation abusive et dogmatique du mot "République" et de l'adjectif "républicain". Rappelons
seulement que l'URSS était composée de républiques: le mot n'est pas garant des valeurs que l'on dit républicaines. Ce n'est
pas nécessairement non plus un patrimoine…
l'instant. Cela d'autant plus que nous sommes là dans la construction collective des conditions d'un
développement local dont les contradictions seront progressivement maîtrisées. Il ne s'agit pas
d'utopie romantique, mais de réalisme: la création d'une communauté à partir de groupes divers
socialement, ethniquement, culturellement, religieusement, se fait toujours dans une certaine douleur
car elle ne peut résulter de l'assimilation (acculturation) d'un groupe aux normes imposées par un
autre groupe.

La mobilisation populaire sur et pour le patrimoine, celui-ci étant considéré comme rassemblant les
héritages de chacun des groupes qui composent la communauté, est donc en soi un acte politique qui
contribue au développement, par le partage de la jouissance des matériaux culturels et naturels
communs à tous.

Quelle est la place des professionnels de l'étude et de la conservation du patrimoine dans tout cela ?
Ils doivent rester extérieurs et se limiter à leur rôle d'expert ou de technicien, sans intervenir
autoritairement dans la décision. Ils peuvent conseiller, fournir références, exemples et méthodes,
prestations, rendre des services, mais ils ne doivent pas se substituer aux membres de la
communauté. Lorsqu'ils en font partie, à titre de résidents ou de responsables institutionnels locaux,
ils ne doivent pas non plus utiliser leur savoir pour imposer leurs vues, mais participer au débat et
faire bénéficier leurs concitoyens de leur expérience, à leur niveau. Ce peut être l'occasion d'engager
un large débat entre les différentes subjectivités qui coexistent au plan local, pour amener une
décision aussi consensuelle que possible. Les techniciens n'ont pas toujours raison, même lorsqu'ils
s'appuient sur des règlements publics et des normes internationales. Les habitants également n'ont
pas nécessairement la vérité pour eux, lorsqu'ils invoquent la tradition ou les exigences de leur mode
de vie actuel. C'est pourquoi les décisions prises au niveau régional et national sur des matières
d'intérêt local sont souvent inadaptées et sources de conflits, alors qu'elles auraient dû être prises par
les gens eux-mêmes, à leurs risques et périls. Encore faut-il que les membres de la communauté
soient en situation de formation permanente, de manière à être sans cesse plus capables de prendre
des décisions conformes à la fois à leur intérêt immédiat et à l'intérêt de leurs descendants: c'est cela
l'éducation pour un développement durable.

Conserver, en matière de développement, ce n'est pas tuer le patrimoine en le stérilisant, par exemple
dans les collections d'un musée, sous un prétexte quelconque (offre de consommation culturelle,
règlement administratif, argumentaire scientifique ou esthétique, passion de collectionneur public ou
privé). C'est aider à faire vivre le patrimoine au sein même de sa communauté d'appartenance.

Enfin, la conservation est une préoccupation permanente: les choses s'usent à force de servir, des
paysages reviennent à l'état sauvage, des souvenirs disparaissent, des influences extérieures
détruisent et remplacent au lieu d'enrichir et de compléter. Là encore, il faut une vigilance qui
s'applique aussi bien à l'évolution du patrimoine qu'à celle de l'identité culturelle de la communauté.
Cette vigilance n'est pas du conservatisme, mais de la gestion rationnelle d'une ressource, avec des
bilans en actif et en passif. Je propose d'ailleurs de créer progressivement une méthodologie du bilan
patrimonial de la communauté, sur le territoire, afin de pouvoir en dresser la balance, non pas
comptable mais culturelle. Un premier essai, qui devrait être mis au point, complété, amendé, évalué
collectivement, figure à la fin de ce chapitre.

Des stratégies différenciées


Toute action locale va dans une certaine direction, dès lors qu'elle est ou veut être un vecteur de
développement. Il faut déterminer clairement cette direction pour optimiser les moyens employés et
éviter aussi bien les malentendus que les échecs. Je crois que l'on peut distinguer trois grandes
orientations stratégiques:
- l'action ou le programme participe du processus global du développement et le patrimoine y est
mis en œuvre et en évidence sous tous ses aspects, simultanément ou successivement, par tout
ou partie de ses composantes,
- le projet est culturel, et le patrimoine participe alors de la seule dimension culturelle du
développement, aux côtés des autres actions de caractère culturel, artistique et environnemental
sur le territoire et éventuellement à leur service, souvent avec la participation active des
détenteurs des biens considérés,
- le but est économique et le patrimoine contribue d'une manière ou d'une autre à l'enrichissement
de la communauté, pour des raisons souvent peu culturelles (transformation d'usage, attractivité
touristique, effet d'image, aménagement, exploitation des savoir-faire, etc.), qui entraînent parfois
des changements radicaux de statut et d'appartenance. La signification culturelle ou écologique
du patrimoine est alors secondaire, au point d'être parfois oubliée.

Chacun de ces choix a des conséquences pour les développeurs et pour le patrimoine lui-même, qu'il
faut voir clairement pour en pallier les effets négatifs. Il y a donc nécessité d'une réflexion stratégique
préalable à l'action, suivie d'une communication à la communauté, aux principaux acteurs et agents
concernés (y compris au premier chef les propriétaires). L'objectif doit toujours être présent à l'esprit
de tous. Pour cela, l'écrit est nécessaire: lui seul permet la précision nécessaire et peut servir
d'instrument de sensibilisation et d'explication. Je crains, d'expérience, le non-dit où chacun comprend
ce qu'il veut comprendre. Une formulation écrite est irréfutable, elle permet le débat sur des bases
claires et laisse des traces pour l'évaluation.

En réalité, cette communication doit être interactive, car je crois absolument nécessaire
d'accompagner les décisions stratégiques de débats (plus que d'études) sur leur impact d'une part sur
le patrimoine, d'autre part sur la communauté et ses membres. Le débat organisé, plus que l'étude
externe ou même participative, entraîne une dynamique partagée et permet des améliorations, des
corrections, des ré-orientations.
Une utilisation touristique à seule motivation économique peut aliéner durablement une part
importante de l'héritage commun. Une utilisation artistique dans le cadre d'activités culturelles peut
entraîner des déformations du patrimoine ou de sa signification pour les gens. Il faut donc voir au delà
de la seule programmation à court ou moyen terme et se demander quelles seront les conséquences
de l'action menée. On doit se faire une sorte de questionnaire ou de grille, comme un tableau de bord,
qui servira ensuite d'outil d'évaluation tout au long de l'action, afin d'éviter les dérapages et les
changements de sens. Des suggestions à ce sujet figurent dans les fiches qui sont placées à la fin
des différents chapitres de cet ouvrage.

Des plans et des programmes


Une fois défini le sens de l'action, le développeur se voit confronté à la nécessité de planifier et de
programmer celle-ci. Comme pour tout ce qui concerne le développement local, il doit choisir entre
plusieurs solutions:
- la solution technocratique - la plus facile dans l'immédiat consiste à travailler seul, dans le silence
de son cabinet, à partir de ses propres idées, de ses compétences, de ses goûts et de son
expérience. Le projet une fois ficelé, il n'aura plus qu'à le proposer à ses chefs ou à des élus et à les
convaincre de l'approuver et de le financer. Dans la meilleure des hypothèses, une information de la
population, baptisée "consultation" ou "concertation", sera organisée pour éviter les réactions de rejet
toujours envisageables en pareil cas. Le projet y gagnera en cohérence, en clarté (du moins pour son
auteur) et sera facile à "monter" sous forme de dossier de subventions. Il y a fort à parier cependant
qu'il ne permettra que des actions ponctuelles à court terme, sans véritable impact sur le territoire, la
communauté et le développement. Personne ne se reconnaîtra vraiment dans le plan et ne
l'assumera, en cas de difficulté. Et une grande partie du patrimoine y échappera, soit parce qu'elle
sera ignorée du développeur, soit parce que les propriétaires ne voudront pas participer à un effort
commun.
29
- la solution coopérative – le développeur, se considérant comme "incompétent" ou plutôt comme
un simple "écrivain public", organise un débat entre les acteurs locaux concernés et volontaires, qu'ils
soient élus, propriétaires de patrimoine, militants associatifs, professionnels de la culture ou de
l'enseignement, simples habitants, etc. Il les amène à définir avec lui un document de base, à partir
duquel il pourra élaborer un projet qu'il améliorera par un jeu d'aller et retour avec ses interlocuteurs. Il
en restera le rédacteur et le metteur en scène ou en œuvre et sera bien placé pour en "monter" le
dossier de financement. De plus, il en sera la caution professionnelle auprès des élus et de
l'administration. C'est une excellente formule, dans le contexte français actuel, qui combine
démocratie et technocratie, assure une coopération (d'où son nom) efficace avec les acteurs locaux
les plus directement intéressés. Enfin elle ne fait pas peur aux politiques, puisqu'elle respecte leur
responsabilité finale.

29
J'ai développé ailleurs une théorie de l'animateur incompétent, qui ne s'impose pas à la communauté par ses
qualifications spécialisées et est donc capable d'écouter, d'interpréter, de se reposer sur les compétences des autres, d'être un
accoucheur d'idées et un technicien polyvalent au service des projets des autres. Voir mon livre "L'initiative communautaire –
recherche et expérimentation", coll. Museologia, éd. W et MNES, diffusion Presses Universitaires de Lyon, 1991.
- la solution participative – c'est la plus complexe et la plus exigeante, la plus risquée politiquement
aussi. Elle consiste à faire réellement élaborer par la communauté elle-même les grandes lignes du
plan et du programme, à en décider les principales modalités d'application et à répartir une partie des
tâches entre ses membres, ou en tout cas entre certains d'entre eux. Cela suppose, pour le
patrimoine comme pour le reste des matières de base du développement local, toute une pédagogie
30
et toute une méthode maïeutique qui exige du temps, de la constance dans la volonté politique et
individuelle, une rigueur dans le respect de principes (écoute, respect des opinions, débat médiatisé,
restitution et validation des résultats, etc.). C'est un idéal qui sera longtemps encore difficile à
atteindre en France, tant le citoyen a pris l'habitude d'être servi et assisté par des gens considérés
comme légitimes, compétents et responsables, alors qu'il a perdu l'habitude de coopérer à l'intérieur
de sa communauté d'appartenance.

Mon expérience du programme Pollen à Bouguenais (Loire Atlantique) m'a montré à la fois la
31
possibilité et la difficulté de cet exercice . Dans une communauté comme celle de Bouguenais, il y a
finalement assez peu de personnes qui s'engagent dans une démarche participative. La majorité de la
population peut s'intéresser à suivre de loin, participer à des journées portes ouvertes ou
d'information, éventuellement assister à une action de mobilisation dans son voisinage immédiat, mais
n'est pas prête à s'investir lourdement et dans la longue durée, à prendre le risque de s'exprimer. De
plus, les gens se méfient facilement de ce que les élus et l'administration feront de leurs idées, blasés
qu'ils sont sur la faible crédibilité des promesses électoralistes et de la capacité d'écoute des
fonctionnaires (même lorsque, exceptionnellement, cette crédibilité et cette capacité ont été de longue
date vérifiées). Il faut des années pour restaurer cette confiance en soi, qui suit la confiance dans les
autres et qui seule permettra de prendre l'initiative ou d'y participer, ne serait-ce qu'en s'exprimant
librement. Bouguenais a commencé sur cette voie depuis une dizaine d'années, mais combien
d'autres collectivités osent en faire autant ?

Un autre problème est celui de la représentation des différentes générations dans le processus
d'utilisation du patrimoine local. S'agissant pour l'essentiel de choses du passé, lié à la culture vivante
qui est d'abord celle des classes d'âge dites "actives", adultes, mûres, etc., on s'attend à ce que les
actions les concernant soient essentiellement le fait de ces classes, avec le soutien et la participation
des personnes âgées, supposées détentrices de savoirs et souvent de biens représentant le passé.
Les jeunes se considèrent facilement comme exclus du système du patrimoine ou s'en excluent eux-
mêmes ("c'est ringard"), en attendant d'en hériter à leur tour. Or, même s'ils ne sont pas encore
producteurs de patrimoine, ils ont sur celui-ci un regard particulier et ils doivent se préparer à leurs
futures responsabilités à son égard. Les exclure est une erreur grave qui risque, en cette époque
pressée et stressée, où les adultes n'ont plus le temps de communiquer et de transmettre et où le
patrimoine risque d'apparaître comme un ensemble de choses à apprécier pour leur valeur monétaire,

30
Sur la maïeutique (accouchement d'idées ou d'initiatives) et sur ces méthodes, voir la 3° partie de "L'initiative
communautaire…," op.cit.
31
Voir en annexe, page 159, fiche descriptive
de créer une rupture durable ou même définitive avec la plus grande partie du patrimoine. Déjà on
préfère se loger dans du neuf plutôt que de récupérer des édifices anciens, déjà il est plus facile
d'acheter des CD de musiques dites actuelles sans passé dans notre culture plutôt que de pratiquer
soi-même la musique en amateur et de s'inspirer des rythmes anciens, déjà on se précipite au MacDo
et on oublie une grande partie de la cuisine traditionnelle, en laissant ses recettes aux chefs des
restaurants chics, etc.

Or associer étroitement, dès le début, les classes jeunes aux programmes touchant au patrimoine (et
pas seulement par le biais des entreprises d'insertion ou des chantiers-écoles…), c'est aussi assurer
une nouvelle forme de transmission de ce patrimoine comme terreau et matériau du développement.
De ce point de vue, le travail avec les scolaires, à l'école et en dehors, est essentiel, sur le territoire
même. Je constate avec tristesse que l'on envoie des enfants, par classes entières, en "classes
patrimoine" à des centaines de kilomètres de leur lieu de résidence, alors que l'on pourrait faire un
travail équivalent au plus près de chez eux en réservant les découvertes des patrimoines éloignés aux
périodes de vacances. Je pense donc que tout plan patrimonial qui n'inclut pas, de manière
structurelle, les jeunes de la communauté à égalité avec les autres classes d'âge est condamné à
échouer dans le long et le très long terme.

Qui fait l'action patrimoniale ?


Une action est faite par des acteurs (et non pas par des agents, qui sont supposés seulement "faire
faire", actionner les acteurs). C'est dire que, même si des techniciens, des agents de développement,
des animateurs, des spécialistes des diverses disciplines du patrimoine sont nécessaires aux diverses
étapes de l'action, de la conception à l'évaluation, ce seront les membres de la communauté,
propriétaires ou non du patrimoine, individuellement ou en groupes, qui agiront et qui finalement
porteront les succès ou les échecs en matière de développement.

Etre acteur du patrimoine n'exige pas des compétences intellectuelles exceptionnelles, ou une place
dominante dans la société. Le risque est d'ailleurs, même au niveau du territoire, que ce soient les
leaders habituels, avec une forte éducation et déjà une sensibilité à la notion de patrimoine, des
savoirs acquis ou hérités sur l'histoire, la culture, la nature, etc., ou bien simplement des militants très
actifs, convaincus, habitués des dossiers, des projets, des concepts abstraits, qui prennent le pouvoir.
Les conséquences en seraient multiples et généralement négatives à long terme: réduction du champ
du patrimoine à ce que ces personnes considèrent comme tel, exclusion de tous ceux qui ont des
choses à dire mais qui n'appartiennent pas au cercle de "ceux qui savent", déviation des objectifs
réels du développement vers la culture ou vers le patrimoine pour lui-même, etc.

Il faut donc absolument constituer localement un mouvement de mobilisation collective, ouvert à tous
ceux qui sont motivés ou qui ont quelque chose à apporter, matériellement ou immatériellement, puis
leur donner des choses à faire, dès le début: petite exposition, collecte de données sur un thème,
actions prétextes, etc.

Cela suppose que soient réunies deux conditions préalables:


- que ces acteurs, issus de la communauté et détenteurs légaux ou moraux du patrimoine, soient
initiés au moins sommairement aux logiques et aux méthodes du développement local, ainsi
qu'aux stratégies et aux programmes propres au territoire, puis leur soient associés en tant que
participants de plein droit,
- qu'ils se forment aux compétences de base de la connaissance, de l'entretien et de l'usage du
patrimoine (toujours naturel et culturel) et qu'ils soient informés des relais et des compétences
spécialisées qu'ils peuvent trouver sur le territoire ou à l'extérieur de celui-ci.

En parallèle à l'action, par conséquent, un travail permanent de réflexion et de formation est


indispensable, auquel les agents de développement seront invités à participer. Ce travail sous-tendra
le pilotage des actions. Il ne faut pas le rendre compliqué et coûteux, ni en argent, ni en temps. La
base est le patrimoine local, le support est la réalisation de l'inventaire dont j'ai déjà parlé, la méthode
32
est autant que possible celle des réseaux d'échanges réciproques de savoirs , appliquée au
patrimoine: tout le monde possède une part, même petite, du savoir sur le patrimoine et peut la
partager avec d'autres. C'est la meilleure manière de ne pas provoquer la création de complexes
d'infériorité de la part de ceux qui estiment ne rien savoir, seulement parce qu'ils n'ont jamais été
reconnus comme porteurs de savoirs.

Cela peut même aller plus loin: dans la première décennie de l'écomusée de la CUCM, presque tous
les membres de l'équipe, recrutés progressivement sur place sur la base du volontariat et de l'intérêt
pour le projet, ont acquis des connaissances empiriques sur le terrain, puis évolué vers des
formations de plus en plus qualifiantes, jusqu'à être capables, pour certains, d'accéder à des postes
de la fonction publique. C'est ainsi que, d'année en année, se constituent des cadres locaux de
l'action de développement, ici dans le champ du patrimoine, mais c'est vrai des autres disciplines. Car
il faut toujours se souvenir que le développement local n'est pas un métier classique, avec ses
méthodes accomplies, ses diplômes, ses modèles, ses hiérarchies. C'est un ensemble de métiers
artisanaux, qui se créent au fur et à mesure que l'on avance et où la qualification se fait plus par
apprentissage que par enseignement universitaire.

L'organisation institutionnelle
Je ne prétends pas ici donner des conseils aux collectivités des divers niveaux, mais il faut dire
quelques mots de ce que pourrait être l'organisation des services publics en matière de patrimoine. Le

32
Les échanges réciproques de savoirs sont une pratique de plus en plus répandue à travers la France, qui consiste à
mettre en relation de façon bénévole des personnes qui ont des savoirs dans certains domaines (exemples: la pâtisserie, une
langue étrangère, la mécanique automobile) et qui souhaitent en acquérir dans d'autres domaines. Les échanges sont
multilatéraux au sein du groupe. Contact: Mouvement des réseaux d'échanges réciproques de savoirs (MRERS), www.rers-
asso.org
problème est de combiner le patrimoine et le développement non seulement dans les organigrammes,
mais aussi et surtout dans l'esprit, dans la qualification et dans les pratiques professionnelles des
structures et des agents: les spécialistes du patrimoine doivent penser développement, tandis que les
développeurs doivent être capables d'intégrer le patrimoine dans leurs réflexions et dans leurs plans.

Quelle que soit la formule choisie, selon la typologie proposée plus haut, il est souhaitable sur les
services publics d'un territoire, quelle que soit la définition de celui-ci, municipale, locale ou régionale,
possèdent un service du patrimoine articulé aux autres services qui concourent au développement
(culturel, social, économique, touristique), et que les agences de développement d'une certaine
importance comprennent dans leur personnel un professionnel du patrimoine. Dans un tel dispositif,
bien entendu, le patrimoine naturel et le patrimoine culturel doivent absolument être saisis ensemble,
pour toutes les raisons que l'on déjà énumérées à diverses reprises.

De même, les structures patrimoniales opérationnelles du territoire doivent être préparées à jouer leur
rôle dans les stratégies et les programmes du développement de ce territoire: les musées, les équipes
d'entretien de l'environnement, les ethnologues et les archéologues, les organismes d'intervention
(conseil et restauration), les laboratoires de recherche peuvent en effet être mobilisées à un moment
ou à un autre, elles peuvent donner leur avis, proposer des actions, participer à des démarches
collectives et co-opératives.

Enfin les associations et groupes locaux relevant de l'initiative militante et de l'économie sociale et
solidaire doivent être associés, et le plus souvent possible conventionnés, pour tout ce qui concerne
l'utilisation du patrimoine dans le cadre du développement. En ce faisant, il leur est reconnu une utilité
sociale, complémentaire de la responsabilité des pouvoirs légitimes, et une forme de représentation
de la communauté, ou au moins de sa partie active.
Fiche pratique

L'ORGANISATION DE L'ACTION PATRIMONIALE

Au delà de l'usage à fixer pour un bien ou un ensemble patrimonial, la mise en œuvre des
responsabilités vis-à-vis de ce patrimoine exige des mesures d'organisation. Il faut en effet répondre à
différentes questions, telles que: qui décide ? qui fait quoi ? qui paie ? quels partenaires et quelles
structures doivent être mobilisés ? quel calendrier ? Il ne faut pas commencer un programme sans
être raisonnablement certain de le mener à bien. D'où la nécessité d'une réflexion préalable sur
l'organisation du patrimoine au plan local, celle-ci étant naturellement très différente de l'organisation
à des niveaux territoriaux plus élevés (la région ou l'Etat), ne serait-ce que en raison du principe de
subsidiarité: l'organisation d'un patrimoine est la responsabilité première des détenteurs
immédiats de ce patrimoine.

Définir les objectifs de l'action patrimoniale

Je propose de les classer selon les intérêts des trois principaux acteurs, le propriétaire lui-même, la
communauté et la collectivité. On peut utiliser la grille ci-dessous, en essayant de réfléchir dans le
long terme (le patrimoine, comme le développement, doit être durable). Le but est de définir des
objectifs aussi explicites que possible, pouvant fonder des négociations entre les acteurs et enfin des
engagements, eux-mêmes également à long terme.

L'objectif Le propriétaire La communauté La collectivité


Le développement
(stratégie locale globale)
La culture
(action culturelle globale)
La nature
(y compris le paysage)
L'économique
(y compris le tourisme)
La dominante
(priorité)

Donner dans chaque colonne le maximum de précisions sur les intentions de chaque acteur.

Choisir un chef de file et lui donner les moyens d'agir

La pluralité d'acteurs, qui est une caractéristique de l'action patrimoniale (propriétaires, usagers,
gestionnaires, financeurs, tutelles réglementaires, etc.), exige, pour assurer efficacité et efficience, la
détermination, a priori, d'un chef de file, qui mobilise et coordonne les efforts et les moyens, dirige les
négociations, donne une visibilité à la politique locale du patrimoine, assure le respect des objectifs et
du calendrier. On peut envisager plusieurs solutions:
Types de chefs de file Exemples et commentaires
essentiellement la commune: dans ce cas, création d'un service
la collectivité locale
du patrimoine, éventuellement d'un adjoint spécialisé
un pays, une communauté de communes ou d'agglomération avec
l'entité intercommunale pertinente
compétence culturelle et/ou patrimoniale, un SIVU
une structure publique ou SEM, GIP, établissement public local ou filiale d'une structure
d'économie mixte régionale ou nationale
quelque soit le statut, mais avec en son sein un ou des
une agence de développement
spécialistes du patrimoine
association patrimoniale à vocation généraliste ou groupements
une association
de propriétaires
une université, un centre de recherches archéologiques ou
un organisme scientifique
biologiques
ou un entrepreneur individuel (propriétaire, locataire), par exemple
une entreprise privée
dans les cas de programme touristique, de thermalisme…

Former les acteurs à la gestion du patrimoine

L'action patrimoniale est une activité dont il faut apprendre les règles. Elle comporte des champs de
connaissance très variés:
- les disciplines scientifiques dont relèvent les différents patrimoines (naturels, culturels,
scientifiques et techniques, historiques, matériels et immatériels),
- les méthodes de traitement du patrimoine (inventaire, conservation, classement, mise en valeur,
pédagogie, etc.),
- les relations du patrimoine avec l'urbanisme, l'agriculture, les différentes activités humaines,
- la législation et la réglementation du patrimoine, française et européenne,
- le droit de la propriété privée et publique,
- les différents modes d'utilisation (voir les usages),
- les métiers du développement, du tourisme, de la gestion.

Planifier l'action

Selon les objectifs fixés, les ressources patrimoniales inventoriées et choisies, les moyens humains,
matériels et financiers disponibles ou accessibles, le chef de file, ses co-acteurs et ses partenaires
doivent établir un plan d'action détaillé à court, moyen et long terme. Ce plan servira de cahier des
charges pour tous les acteurs, qui auront leur place dans l'affectation des missions et des charges. Il
comprend:
- le rappel des objectifs
- la liste et les fiches des actions particulières à mettre en œuvre
- leur calendrier
- la distribution des responsabilités entre les acteurs
- les moyens
- les modalités d'évaluation
Les choix méthodologiques

Ils sont au cœur de l'organisation. Essentiellement, les possibilités sont au nombre de trois:

- une autorité unique centralisée, celle d'une collectivité, d'une autre personne morale, ou d'une
personne physique (propriétaire, porteur de projet),
- une formule coopérative entre un nombre limité de partenaires associés selon un accord formel,
partageant les responsabilités et les moyens selon un schéma convenu au départ et aménagé au
fur et à mesure de l'évolution du ou des projets,
- la pratique de la démocratie participative, qui associe propriétaires, gestionnaires, techniciens,
usagers et d'une manière générale la collectivité et la communauté, dans la décision, la mise en
œuvre et l'évaluation.
Le choix entre ces trois formules ne doit pas être idéologique, mais pragmatique. Il suppose des
décisions initiales difficiles et une vision claire des résultats escomptés et des moyens d'y parvenir,
toujours en cohérence avec la stratégie, les plans et les méthodes du développement.

Prévoir et évaluer les effets produits

Pour cela, je recommande d'utiliser la grille ci-dessous comme guide pour déterminer, sans rien
oublier, les effets à court, moyen et long terme sur les différentes catégories de secteurs intéressés.

Les effets Court terme Moyen terme Long terme


positifs et négatifs 1 an 5 ans 15 ans et plus
Physiques
- sur le patrimoine
- sur l'environnement
- sur le paysage
Scientifiques

Culturels

Esthétiques

Moraux, affectifs

Politiques

Economiques

…sur l'emploi
…sur le développement
global
Fiche pratique
LE BILAN PATRIMONIAL

Il peut être intéressant, comme base de réflexion, de dresser un bilan patrimonial critique de
l'ensemble du territoire, comme un chef de famille ferait du patrimoine familial. L'existence d'un tel
bilan, basé sur l'inventaire préalable, non seulement orientera les choix en matière d'organisation et
d'usages, mais aussi il permettra une meilleure appréciation des stratégies économiques possibles.
Les tableaux ci-dessous peuvent paraître redondants, mais ils marquent plusieurs étapes ou plusieurs
niveaux d'une même réflexion. Un travail collectif associant le plus grand nombre possible d'acteurs
locaux est ici nécessaire.

1. Analyse globale
11. La valeur du patrimoine

Différents types de valeur Privée Communautaire Publique


Symbolique, politique, image
Affective, sentimentale
Scientifique
Technique, industrielle…
Culturelle (cultivée)
Usage
Economique directe
Economique potentielle
Economique indirecte
etc.

Les trois colonnes de droite peuvent être remplies de diverses façons:

- pour chaque bien ou chaque groupe de biens, par des "jugements de valeur" écrits, par des
notations selon un barème à décider localement, ou simplement par des croix.

- pour la totalité du patrimoine, en indiquant dans les trois colonnes de droite les éléments
physiques ou immatériels qui apparaissent les plus importants pour chaque type de valeur.

L'essentiel est de procéder de façon "contradictoire" afin de dégager un consensus à l'intérieur de la


communauté sur la valeur, nécessairement subjective, attribuée aux différents éléments du
patrimoine, reconnus comme tels.

12. L'état du patrimoine

Il peut être évalué sous forme de listes, plaçant les éléments du patrimoine du territoire dans des
cases, en fonction de ce qu'ils représentent en plus et en moins, par exemple:
Etat Bon Moyen Mauvais
Physique (conservation, restaurabilité…)
Disponibilité (pour le développement)
Accessibilité
Notoriété (interne, externe)
Dynamique (degré d'activité)
etc.

Cette classification permettra de déterminer à la fois les efforts à faire, l'ampleur de ces efforts, le
temps nécessaire et les éléments immédiatement utilisables.

13. Le rapport coûts/apports du patrimoine

Coûts / Négatif Apports / Positif


Financier direct
Financier indirect
Social
Humain
Mesure du risque politique
etc.

Il s'agit ici de prendre la mesure du patrimoine dans sa totalité, pour établir une balance, évidemment
plus qualitative que quantitative, mais essentielle pour les choix stratégiques ultérieurs. Ce travail
servira aussi à mesurer le degré de conscience du patrimoine dans la population et dans les
différentes catégories d'acteurs (élus, propriétaires, associations, citoyens ordinaires, jeunes, etc.).

2. Catalogue de la ressource

21. Un tableau du capital patrimonial


On remplira une grille synthétique du patrimoine de la communauté, de manière à rendre visibles les
atouts et les lacunes de ce capital.

Culturel Mixte Naturel


Capital - sites
immobilier - monuments
- habitat
- mobilier urbain
- infrastructures
- aménagement
Capital mobilier - objets et machines
- documents
- collections
Capital - paysages
immatériel - croyances
- savoirs
- traditions
Il ne s'agit pas ici de faire de nouvelles listes, mais de déterminer des ensembles patrimoniaux
significatifs pour le développement, dont il sera tenu compte dans les stratégies à moyen et long
terme.

22. L'environnement du patrimoine

Un tableau analogue devra ensuite être établi de l'ensemble des équipements et services liés de près
ou de loin et qui sont reliés au patrimoine: produits dérivés, établissements commerciaux, centres
d'information. Il en sera reparlé plus loin (cf. page 146).
PRATIQUES DE L'ACTION PATRIMONIALE

Elles sont évidemment nombreuses et dépendent des objectifs, de la nature du patrimoine considéré,
des moyens disponibles. Je parlerai ici évidemment des pratiques qui font référence, de près ou de
loin, au développement local, qu'elles soient privées, publiques, associatives, économiquement
lucratives ou parfaitement désintéressées.

L'éducation patrimoniale
J'emprunte ce terme d'éducation patrimoniale aux Brésiliens qui s'en sont fait une spécialité et ont
sans doute été plus loin dans les méthodes et leurs applications que n'importe quel autre pays. Je
l'utiliserai ici sans chercher à copier exactement ce que les Brésiliens mettent derrière, même si je
m'inspirerai largement de quelques expériences rencontrées dans ce pays. Les lecteurs qui
souhaitent approfondir la "doctrine" brésilienne de l'éducation patrimoniale pourront se reporter à
l'encadré de la page suivante et à quelques publications, qui malheureusement ne se trouvent encore
qu'en portugais.

L'éducation patrimoniale est pour moi une action de caractère global, portant sur une population et sur
son territoire, utilisant des institutions comme l'école ou le musée, mais sans être identifiée à l'une
d'entre elles en particulier. Son but est clairement le développement local, et non pas une quelconque
acquisition de connaissances sur le patrimoine ou une animation culturelle. Elle vise à mettre le plus
grand nombre possible de membres de la communauté à même de connaître, de maîtriser et d'utiliser
le patrimoine commun de cette communauté. Elle s'intègre dans le projet et le programme général de
développement du territoire, qu'elle accompagne, éventuellement en évoluant en fonction des besoins
de ce développement.

Cette éducation n'est pas de type scolaire, même si elle utilise souvent le système scolaire comme
cadre initial (il est souvent plus facile de passer par les enfants pour toucher les parents et le reste de
la population et de toute manière, on l'a vu, il faut former les futures génération à l'utilisation des
ressources à leur disposition). Dans la classification de Paulo Freire, elle n'est pas "bancaire", mais
libératrice, en ce qu'elle participe de l'émergence de la confiance en soi, de la capacité d'initiative, du
renforcement de l'identité sociale et culturelle, de la cohésion sociale par le partage d'un patrimoine
commun.
Extrait du
GUIA BÁSICO DE EDUCAÇÃO PATRIMONIAL
(MANUEL DE BASE D'EDUCATION PATRIMONIALE)

Maria de Lourdes Parreiras Horta, Evelina Grunberg, Adriane Queiroz Monteiro - Museu Imperial, Petropolis, Brésil - 1999 - p.6
Adresse: Museu Imperial, Rua da Imperatriz 220 - CEP 25610-320 - Petropolis - RJ - Brésil

Qu'est-ce que l'Education Patrimoniale ?

Il s'agit d'une démarche permanente et systématique de travail éducatif centrée sur le Patrimoine Culturel,
comme source première de connaissance et d'enrichissement individuel et collectif. A partir de l'expérience et du
contact direct avec les produits et les manifestations de la culture, sous tous ses multiples aspects, sens et
significations, le travail de l'Education Patrimoniale vise à amener les enfants et les adultes à un processus actif
de connaissance, d'appropriation et de valorisation de leur héritage culturel, en les rendant capables de mieux
utiliser ces biens et en permettant l'émergence et la production de nouvelles connaissances, dans un processus
continu de création culturelle.

La connaissance critique et l'appropriation consciente par les communautés de leur patrimoine sont des facteurs
indispensables dans le processus de préservation durable de ces biens, ainsi que pour le renforcement des
sentiments d'identité et de citoyenneté.

L'Education Patrimoniale est un instrument d'alphabétisation culturelle qui aide l'individu à déchiffrer le monde qui
l'entoure, le conduisant à la compréhension de l'univers socioculturel et de la trajectoire diachronique dans
lesquels il est inséré. Cette démarche amène au renforcement de la confiance en soi (auto-estime) des individus
et des communautés et à la valorisation de la culture brésilienne, comprise comme multiple et plurielle.

Le dialogue permanent qui est implicite dans ce processus éducatif stimule et facilite la communication et
l'interaction entre les communautés et les agents responsables pour la préservation et l'étude des biens culturels,
conduisant à l'échange de connaissances et à la formation de partenariats pour la protection et la valorisation de
ces biens.

La méthodologie spécifique de l'Education Patrimoniale peut être appliquée à tout produit ou manifestation de
culture, que ce soit un objet ou un ensemble d'objets, un monument ou un site historique ou archéologique, un
paysage naturel, un parc ou d'une zone de protection de l'environnement, un centre historique urbain ou une
communauté du milieu rural, une manifestation populaire de caractère folklorique ou rituelle, un procédé de
production industrielle ou artisanale, des techniques et des savoirs populaires, et toute autre expression résultant
de la relation entre l'individu et son milieu.

(Traduction HdV)

L'ouvrage dont ce texte constitue une introduction comporte ensuite une série de chapitres de nature
pédagogique, très concrets, menant le maître comme l'élève selon une succession d'étapes pour l'éducation
patrimoniale à partir d'un territoire local, quel qu'il soit.

Autres éléments bibliographiques:

- GRUNBERG, Evelina, Educação Patrimonial - Utilização dos bens culturais como recursos educacionais - in Museologia
Social - Porto Alegre, 2000
- PARREIRAS HORTA, Maria de Lourdes, Educação Patrimonial - in Musae Textos, Disk 1, Rio de Janeiro, 1997 (édition
sur disquette)
- PARREIRAS HORTA, Maria de Lourdes, Fundamentos da educação patrimonial - in Ciências e Letras, n° 27, 2000,
FAPA, Porto Alegre, pp. 13-36
- Entre autres: Zita R. Possamai (coord.) Museologia Social, Secrétariat Municipal de la Culture, Porto Alegre, 2000;
Educação e Patrimônio histórico-cultural, numéro spécial de Ciências e Letras, revue de la FAPA, Porto-Alegre, n° 27,
2000
- VILLAGRAN, Maria Angélica, O projeto de educação patrimonial da Quarta Colônia: uma leitura desde as teorias da
educação - in Ciências e Letras, n° 27, 2000, FAPA, Porto Alegre, pp. 247-258
Elle s'inspire souvent de la méthode des échanges de savoirs: les enseignants ou les développeurs,
ou même les chercheurs, en savent souvent moins sur le patrimoine local, matériel ou immatériel, ou
sur celui de tel groupe de la population, qu'un vieux, ou même un enfant. On peut donc susciter un
partage de connaissances, entre les traditions orales, les savoirs non-formalisés, les pratiques
héritées d'une part, les connaissances et les références savantes, les apports théoriques de
personnes extérieures et plus formées, d'autre part.

Selon les principes de Paulo Freire, c'est le travail à partir de son propre savoir et de sa propre
situation qui libère les forces de progrès et de développement que chacun a en soi, ainsi que la
certitude, la volonté et la capacité d'être à la fois sujet et acteur de son propre devenir.

L'éducation patrimoniale n'est pas la propriété d'agents de développement publics, elle peut être
menée par des institutions, par des groupes associatifs, par des collectivités locales. Elle est
programmée sur la longue durée, strictement adaptée aux conditions et au contexte locaux, ce qui fait
qu'on ne peut en donner un modèle ou une recette. Je prendrai l'exemple du programme officiel des
33
services du patrimoine de la ville de Porto Alegre (Rio Grande do Sul), pour l'an 2000 , il se
compose principalement des offres suivantes à la population:

- des projets spéciaux destinés surtout aux scolaires, dans le cadre du Musée de la ville et des
Archives municipales: la classe au musée, la Nuit au musée, "papier ancien, vieux papier",

- la création d'un atlas du contexte environnemental de l'agglomération (sur papier et sur CD-ROM),
contenant une masse de documents pour toutes sortes d'activités éducatives,

- des ateliers décentralisés ouverts à tous, jeunes et adultes: photographie, archéologie, journal
local participatif.

Dans un autre cas, celui de la Quarta Colônia (Rio Grande do Sul), le programme (précédent, puisque
un nouveau programme est en train de démarrer) a compris, entre autres:

- une formation systématique des instituteurs, par séminaires, dans chaque municipalité,

- la publication de guides et de manuels pratiques d'enseignement du patrimoine (connaissance de


la maison, de l'eau, des plates médicinales, de l'environnement, etc.),

- l'organisation collective des producteurs de riz, pour l'évolution de leurs techniques ancestrales en
vue de lutter contre des concurrences extérieures,

- la création de petits musées locaux avec la population (sur une personnalité politique importante,
l'activité agro-alimentaire…),

33
La définition donnée dans le prospectus de présentation est la suivante: "l'éducation patrimoniale est une
méthodologie qui vise à faciliter la construction de la connaissance de la ville, à travers les mémoires partagées, le patrimoine
collectif, les relations entre chaque citoyen et sa communauté". (Trad. de l'auteur)
- des campagnes de défense du patrimoine ou de certains de ses éléments qui sont menacés, ce
qui amène des personnes, anciennement indifférentes, à se mobiliser et à s'engager.

De l'ensemble des expériences et projets que j'ai pu rencontrer, ou auxquels j'ai pu participer, je
retiens une certaine typologie des projets d'éducation patrimoniale:

- les enquêtes participatives, par des scolaires et par des adultes, portant sur des points particuliers
(par exemple les sentiers, telle activité artisanale traditionnelle, un atlas du bâti traditionnel, le
recueil de la mémoire sur un événement du passé), où l'on retrouve l'Ecomusée de la CUCM, ou
la Quarta Colônia,

- les expositions, fixes ou itinérantes, simplifiées ou mises en scène, présentant successivement


des aspects particuliers du patrimoine et contribuant progressivement à créer un "corpus du
patrimoine" (il ne s'agit pas ici de musées au sens propre, institutionnels, dont l'objet est autre),
comme celles qui ont permis le lancement entre 1972 et 1975, de l'écomusée de la CUCM, ou
34
encore l'exposition sur la vie quotidienne à l'époque gallo-romaine dans l'Oise (1978) ,

- la création de centres d'interprétation, d'un territoire ou d'un thème lié à ce territoire, comme ce
que font actuellement les municipalités du Maestrazgo (Aragon, Espagne) et aussi les Canadiens,

- la création de petits musées locaux, communautaires ou scolaires, appuyés à la fois sur un


soutien municipal et sur le dynamisme de groupes de citoyens (le Mexique en a donné bien des
fois l'exemple et en a montré l'efficacité, mais aussi le Portugal, avec sa réflexion sur le rôle social
du musée),

- la publication de documents, de la carte postale à l'ouvrage reproduisant l'inventaire complet, en


plusieurs volumes, ou en CD-ROM, en passant par les cartes, les articles de presse, les guides
pratiques, etc., pour lesquels on se référera au Maestrazgo et aussi à la Serra d'Algarve
(Portugal),

- les concours dotés de prix, les veillées de quartier, les colloques populaires, les marches de
découverte (voir les programmes du musée communautaire de Santa Cruz, Rio de Janeiro, ou le
programme Pollen à Bouguenais, Loire Atlantique),

- les chantiers de restauration ou de nettoyage: le chantier de l'usine céramique des Touillards, à


Ciry-le-Noble (Saône-et-Loire) ou celui des murailles de Parthenay (Deux-Sèvres),

- les émissions de radio et de télévision (Radio Canal Sambre, dans la région de Maubeuge, Nord
de la France), etc.

34
La vie rurale gallo-romaine dans l'Oise, rapport de synthèse, in Revue Archéologique de l'Oise, n°15, 1979
Il y a sans doute bien d'autres moyens et techniques qui peuvent contribuer à l'éducation patrimoniale,
sans doute souvent plus simples et moins coûteux. Mais ce que je voudrais souligner c'est la
prépondérance du message sur l'outil, car la difficulté est de savoir quoi et comment communiquer.
Une présentation trop scientifique ou trop intellectuelle d'éléments du patrimoine ne passera pas
auprès des gens les plus modestes qui n'ont pas confiance en eux, sont conscients de leurs lacunes
et se décourageront vite devant des problèmes de compréhension. Cependant, il faut aller au fond
des choses, montrer les usages possibles, susciter des idées et des initiatives, montrer le patrimoine
sous son jour dynamique, porteur de valeurs et de sens, ressource pour le développement. Et cela ne
supporte pas la vulgarisation banale et démagogique. D'où deux principes essentiels: la relation entre
le message et la culture vivante des gens, qui seule est concrète et immédiatement compréhensible
pour eux, et la nécessité d'une médiation humaine entre le patrimoine et les gens, pour décrypter le
message, écouter les réactions, repérer et valoriser les apports de chacun en termes d'informations
ou de suggestions, prévoir une suite à l'action.

Les agents de l'éducation patrimoniale sont très variés. Rappelons d'abord que ce sont les adultes,
au premier chef les parents, mais aussi en général les personnes âgées, dépositaires non seulement
du patrimoine mais aussi des connaissances à son sujet, qui ont la responsabilité et le devoir de cette
éducation, sans laquelle la simple transmission ne réussira pas. Cela exige d'eux une vraie
pédagogie, pour donner le sens profond et la valeur de ce qu'ils transmettent, pour le relier à l'intérêt
personnel du jeune et à son avenir : on peut parler du passé en famille sans être passéiste,
s'intéresser au patrimoine familial ou communautaire sans être conservateur, raconter une histoire
vécue à un enfant sans la confondre avec le Père Noël.

Le rôle de l'école est évidemment central. Elle contribue à l'éducation du regard, à l'interprétation des
signes qui dénotent le patrimoine, à la mise en perspective historique de chaque composante du
paysage, du bâti, à relier culture orale et culture écrite, à valoriser les savoirs des anciens, etc.
Malheureusement, les enseignants sont rarement préparés à présenter autre chose que des éléments
de connaissances littéraires, artistiques ou scientifiques et une première mesure est de les initier à un
autre regard sur le patrimoine, vu cette fois comme ressource globale de développement de la
personnalité, de la communauté et du territoire. J'ai fait personnellement l'expérience, comme parent
d'élèves du primaire, de la création "bricolée" d'un petit musée scolaire dans le sous-sol de l'école,
nettoyé par les parents et sommairement équipé de mobilier de récupération. Le principe était
d'accompagner chaque discipline d'enseignement d'activités tirées du patrimoine familial ou de
l'environnement également familial en semaine et en week-end. Pédagogiquement, nous imitions le
modèle classique du musée, de façon ludique et tout à fait temporaire: collecte, identification, dessin
(au lieu de la photo), description sur un registre servant d'inventaire-catalogue, mise en scène et
utilisation en marge des classes, puis restitution à l'enfant et à ses parents après usage. Nous avons
constaté expérimentalement à cette occasion la valeur de méthodes que j'avais été copier au
Mexique.
La formation permanente des citoyens, dans son volet patrimonial, est aussi un moyen de former
des agents de valorisation du patrimoine et des futurs éducateurs sur le patrimoine. Il s'agit de celle
que dispensent les associations d'éducation populaire et équipements socio-culturels, dans le cadre
de leurs programmes normaux, ou de programmes organisés en coopération avec les développeurs
du territoire. Ceux-ci ont en effet besoin de volontaires, d'acteurs locaux entraînés, d'informateurs, de
personnes-ressources, pour démultiplier les utilisations possibles du patrimoine. Dans cette optique,
j'ai tendance à préférer les structures généralistes à celles qui ont une spécialité patrimoniale, car ces
dernières ont tendance à privilégier leur domaine d'activités et à le faire en vue de la conservation ou
de la recherche, sans se préoccuper des liens avec le développement. Il est plus facile de passer un
accord avec une association d'éducation populaire, par définition intéressée à une grande variété de
domaines éducatifs, culturels, sociaux ou économiques, sans en privilégier aucun. De plus, elles
pratiquent toutes, peu ou prou, le partage des savoirs et peuvent donc constituer des sortes de forums
du patrimoine.

Le sens caché du patrimoine est l'un des objets les plus importants de l'éducation patrimoniale.
Reprenons ce qui a été dit plus haut à l'occasion de la connaissance du patrimoine. Nous regardons
tel élément du patrimoine au premier degré, à partir de notre culture vivante et de notre culture
acquise. La cathédrale de Chartres est un monument célèbre, de l'art gothique, qui figure dans toutes
les guides. Il est important pour ses sculptures de diverses époques, pour ses vitraux, etc. Mais qui
aujourd'hui est capable d'interpréter le sens profond des scènes et des personnages ainsi
représentés, de leur donner un nom, de les relier à une tradition religieuse ? Qui peut comprendre la
ferveur religieuse du Moyen-Age, la mentalité des chrétiens de la Réforme ou de l'après-Concile de
Trente ? Encore plus, quel touriste européen visitant l'Inde peut entrer dans la profondeur de
l'Hindouisme et du Ramayana ? Les européens qui ont perdu toute culture religieuse (et je ne parle
pas de foi ou de pratiques religieuses ici) ne peuvent plus aller au fond de leur propre patrimoine
religieux, encore moins de celui des autres peuples et des autres cultures religieuses. Des
enseignants, même tout à fait laïques, s'inquiètent de ce phénomène, des contre-sens qui en
résultent, et souhaiteraient que le système éducatif public compense ce que l'éducation familiale ne
peut ou ne veut plus faire, comme le révéla un colloque organisé par le directeur de l'Ecole du Louvre,
Dominique Ponnau, il y a quelques années. C'est une ignorance patrimoniale grave, qui rompt la
continuité de la transmission culturelle au profit d'un regard superficiel: la beauté formelle d'une œuvre
est tellement peu importante par rapport à sa signification profonde pour ses créateurs. Et ce n'est pas
faire du prosélytisme religieux que de transmettre des significations qui occupent une telle place dans
la formation et l'évolution de nos cultures.

Il en est bien sûr de même pour le patrimoine naturel, lorsque les urbains majoritaires ont perdu toute
conscience de la nature, de l'usage et de la raison d'être des composantes de l'espace naturel qui les
entoure. Dans la région de Brême (Allemagne du Nord), un vaste territoire de prairies inondables et
de tourbières était utilisé depuis des siècles, non seulement pour l'exploitation de la tourbe comme
source d'énergie, mais aussi comme pâturage pour l'élevage extensif. Des militants écologistes
urbains se sont scandalisés de ces deux types d'exploitations traditionnelles et, ne pouvant les
interdire totalement, ont racheté quelques hectares pour les laisser revenir à l'état sauvage. Après
quelques années, ce terrain abandonné à sa vie propre est devenu un espace dégradé, pourrissant et
mort. L'équilibre entre la vie spontanée et la gestion par l'homme est rompu, un patrimoine est
menacé. Les inondations (hiver-printemps 2000-2001) en Bretagne ou dans la vallée de la Somme
sont des exemples parfaits du résultat de l'exploitation à courte vue, par des élus et des techniciens
de bonne volonté, d'un patrimoine (hydrologique dans ce cas) pour l'aménagement ou le profit
immédiats.

La formation des citoyens passe donc aussi par une transmission culturelle organisée destinée à
pallier les ignorances et les oublis provoqués par l'accélération des changements dans les modes de
vie et dans les comportements. L'affaiblissement des pratiques religieuses ne supprime pas les effets
de plusieurs millénaires de spiritualité et d'art sacré, l'urbanisation du territoire et l'essor de l'urbanité
dans les populations ne suppriment pas les règles de la cohabitation de l'homme avec son
environnement. Le développement durable est nécessairement lié à la connaissance du patrimoine
par tous les acteurs, responsables politiques, agents publics, citoyens, visiteurs extérieurs.

Avant tout, et pour répondre à tous ces besoins, il faut d'urgence reconnaître l'existence d'un métier
de médiateur d'éducation patrimoniale. En France, existe seulement un corps unique d'agents du
patrimoine, recrutés sur concours à partir de qualifications essentiellement scientifiques et
universitaires, sans aucune formation pédagogique, de communication, économique, de
développement. L'agent du patrimoine, quelque soit son grade, du fonctionnaire stagiaire au
conservateur général, a de plus une vue totalement réductrice du patrimoine, selon sa formation
initiale: archéologie, histoire de l'art, ethnologie, architecture, muséographie, bibliothéconomie, etc. Il
n'a aucune idée de la culture vivante, ni de la relation entre le patrimoine et le temps présent. Le
médiateur du patrimoine, au contraire, est quelqu'un qui doit pouvoir dresser des passerelles entre le
patrimoine qui est son sujet et le monde environnant, dans sa dynamique de changement, de
développement, d'interaction. C'est aussi un polyglotte culturel, qui doit pouvoir s'adapter à des
publics très différents d'un moment à l'autre, leur parler des langages qu'ils comprennent, quelque soit
leur niveau d'éducation ou leur origine sociale.

La formation de ces médiateurs devrait se faire essentiellement sur le terrain et impliquer comme
formateurs des acteurs locaux du développement, en plus des spécialistes du patrimoine. Elle devrait
concerner indifféremment les salariés et les bénévoles, les agents privés et publics. La formation
académique de devrait pas être oubliée, pas plus que l'initiation à des problèmes comme ceux du
tourisme (de masse et culturel ou naturel). Mais la pédagogie active devrait être privilégiée, ce qui
suppose que de la recherche soit faite sur ce secteur encore largement négligé. Cette formation
devrait aussi entraîner une véritable reconnaissance professionnelle pour éviter la situation actuelle,
où le personnel éducatif des institutions patrimoniales est à peine plus considéré que le personnel de
gardiennage ou d'entretien.
Sur les méthodes de l'éducation patrimoniale, il y aurait beaucoup à dire, notamment à partir des
expériences menées dans de nombreux pays, en particulier en Amérique, du Sud et du Nord. Les
écomusées brésiliens, les musées scolaires ou locaux mexicains, les centres d'interprétation de
l'environnement et des sites historiques au Canada comme aux Etats-Unis, le travail des équipes
éducatives des institutions patrimoniales depuis trente ou quarante ans montrent la voie. En France
même, les Centres permanents d'initiation à l'environnement (CPIE) jouent un rôle semblable et
certains d'entre eux participent réellement des mouvements de développement local voisins. Mais on
doit toujours se souvenir qu'il n'y a pas de modèles, seulement des cas plus intéressants que d'autres,
les fameuses "bonnes pratiques".

D'une manière générale, on peut dire que ces méthodes tournent autour de l'observation
accompagnée, de la médiation et de l'exposition. Je viens de dire l'importance et le rôle du médiateur
du patrimoine. Sur l'exposition (qui est un langage, que l'on utilise dans le musée, mais qui peut servir
ailleurs à de nombreux usages et prendre de nombreuses formes), je dirai seulement que,
contrairement à ce que les professionnels de la culture et de nombreux élus croient, ce n'est pas la
plus coûteuse, confiée à un scénographe ou à un architecte spécialisé, faisant l'objet d'un catalogue
scientifique impressionnant, qui est la plus efficace, surtout auprès de publics modestes, appartenant
à la communauté locale. J'ai la nostalgie des expositions-enquêtes participatives que nous faisions
dans la Communauté Urbaine Le Creusot-Montceau dans les années 70: avec des "bouts de ficelle",
des volontaires locaux, des enfants de l'école primaire, des locaux non-adaptés, en quelques
semaines, nous arrivions à provoquer une dynamique locale basée sur le patrimoine qui a fourni la
base de l'Ecomusée sur tout le territoire.

Quant à l'observation, j'insiste à nouveau sur la valeur pédagogique des promenades sur le terrain. En
1976, dans le cadre du Syndicat Mixte pour l'aménagement du Sud de la Picardie que je dirigeais,
nous réalisâmes un projet de sentier d'observation et d'interprétation du paysage culturel et naturel
35
sur la commune d'Orrouy dans l'Oise . Le but initial était de fournir aux Parisiens qui venaient chaque
week-end de printemps par milliers visiter (et polluer, souvent même dégrader) cette vallée
pittoresque située à 60 km de Paris, un outil d'éducation au respect du patrimoine et de
l'environnement, des habitants et de leurs activités économiques (agriculture essentiellement). Le
sentier fut réalisé en plusieurs fois, avec des groupes d'habitants volontaires qui se chargèrent ensuite
de son aménagement, de son balisage, de la rédaction d'un guide. Puis il y eut inauguration
solennelle et la population emprunta en procession ce nouveau sentier d'initiation, après quoi il fut
décidé que ce dernier ne serait pas ouvert aux Parisiens mais serait réservé aux habitants. De plus
nous constatâmes que dans l'année qu'avait duré la mise en œuvre du projet, une dizaine
d'associations locales avaient été créées, en conséquence directe ou indirecte de la réalisation du
sentier. Il y avait donc eu un véritable effet d'éducation patrimoniale et de participation au

35
voir en annexe, page 179, fiche descriptive.
développement local, même si l'objectif initial (l'éducation des Parisiens de passage) avait
incontestablement été oublié.

Les monuments et les sites


Dans la plupart des pays, que l'on parle de nature ou de culture, le patrimoine est partout, il nous
entoure, nous l'habitons. Une part infime est réellement protégée et bénéficie de mesures
réglementaires et financières de la part des pouvoirs publics. Le reste fait partie du cadre de vie de
tous, mais surtout des populations locales.

J'ai déjà parlé de l'utilisation des monuments, à des fins économiques, sociales ou culturelles. Il faut
maintenant voir quelles sont les actions qui peuvent utiliser cette ressource, à des fins de
développement. Tout d'abord les monuments et les sites sont indissociables: les premiers font partie
du paysage, les seconds présentent de nombreuses caractéristiques des monuments, en ce qu'ils ont
été le plus souvent modelés par l'activité humaine. Ensuite, ils constituent des "ensembles"
territorialisés, à traiter comme tels. D'où l'importance de toutes les actions qui permettent à la
population de s'approprier leur globalité, pour avoir conscience de vivre à l'intérieur d'un cadre
patrimonial.

Parmi ces actions, qui découlent naturellement de l'inventaire initial, je mentionnerai:

- les itinéraires, signalisés, balisés, pourvus de documents d'interprétation fixes ou mobiles, tels
que celui que j'ai décrit sur la commune d'Orrouy. Ils n'ont rien à voir avec les itinéraires
touristiques à parcourir en voiture à travers un département ou une région (le vignoble, les
châteaux, les moulins, etc.). Par contre, ils peuvent s'insérer dans les réseaux de sentiers de
randonnée qui suivent des logiques similaires. Leur réalisation présente l'avantage d'associer
obligatoirement les propriétaires, les élus, les habitants en général, des spécialistes, souvent des
acteurs économiques, qui participent ainsi à une réalisation commune qui leur donne l'habitude de
se servir du patrimoine, tout autant que de coopérer entre eux. En ville, la signalisation des
bâtiments (qu'ils soient anciens et classés ou seulement significatifs de la culture locale, des
activités économiques, des loisirs, etc.) est un facteur de valorisation du tissu urbain: ainsi des
maisons ouvrières ou des cités ouvrières entières peuvent être commentées au même titre que
l'hôtel de ville du XIX° siècle, un ancien cinéma qui a accueilli des générations de cinéphiles, un
ensemble de silos à céréales symboles de l'activité économique dominante, etc. Il est
particulièrement important de faire reconnaître, par leurs marques sur le terrain, les principales
activités caractéristiques de la communauté, en dehors de tout critère d'ancienneté ou
d'esthétique. Les jardins familiaux ou ouvriers, lieux de créativité populaire et de loisirs productifs,
sont ainsi des monuments à la fois culturels et naturels de la société industrielle depuis plus de
cent ans. Leur contribution actuelle à la cohésion sociale, au bien être de familles à bas revenus,
à la convivialité de voisinage est importante.
- je veux revenir un instant ici sur l'utilisation des monuments et des sites pour des festivals
pendant l'été. Il s'agit d'une activité que je crois particulièrement génératrice de développement,
bien au delà de l'effet sur le tourisme dit culturel et quelque soit leur objet. Car il n'y a pas que les
festivals bien connus de théâtre ou de musique, classique ou jazz, des milliers de festivals, grands
et petits, professionnels ou menés bénévolement, existent dans de nombreux pays, surtout
pendant la saison d'été. Ils concernent presque toute l'activité humaine, parfois avec une forte
dimension de culture locale: outre la musique, l'artisanat, le théâtre, l'histoire, les contes et
légendes, divers sports sont des thèmes favoris. On peut faire une liste, non exhaustive, des
effets induits pour le développement:
effets d'image – faire connaître le territoire, ses ressources, sa diversité, sa créativité
effets de mobilisation – intervention de très nombreux habitants à divers titres
(accueil, organisation, figuration, compétences diverses)
effets culturels – formation et professionnalisation, valorisation des traditions, apports
extérieurs, conservation des monuments, mise en valeur des sites
effets sociaux – emploi, bénévolat, coopération entre personnes et groupes, vie
associative
effets économiques – apports financiers, flux touristiques, création d'activités et
d'entreprises, sauvetage de métiers, écoulement des productions locales

- les manifestations de caractère religieux sont un facteur puissant de développement, même si


elles ne s'appliquent évidemment qu'à des sites particuliers qui ne peuvent être décidés ou créés
par la volonté des développeurs. Qu'il s'agisse de pèlerinages locaux, de lieux de culte, de lieux
de retraite et de méditation, ils sont la source aussi bien d'une image positive que de
fréquentations qui sont très différentes du tourisme normal. Le Maire de Paray-le-Monial (Saône-
et-Loire) me disait qu'il n'avait pas besoin de dépenser de l'argent pour la promotion de sa ville,
les communautés charismatiques implantées dans ce lieu de rassemblement religieux autour d'un
monument exceptionnel se chargeant de faire connaître sa ville dans le monde entier, sans
aucune intervention de sa part, mais toujours évidemment de façon positive.

- les parcs naturels régionaux à la française et autres réserves et sites protégés (certains points
du littoral atlantique par exemple) sont un bon exemple de ce qui peut être fait pour le
développement sur un territoire assez vaste, mais aussi sur des parties de ce territoire. Des zones
traditionnellement désertifiées, en perte de vitesse, retrouvent une santé économique, une
mobilisation des populations, l'implantation de nouveaux résidents permanents, la création
d'activités de toutes sortes, sportives, culturelles, économiques, qui permettent un développement
appuyé sur le patrimoine comme première ressource, les autres activités n'étant finalement et
progressivement que périphériques et conditionnées par l'existence d'un patrimoine à la fois
naturel et culturel. On est loin dans ces cas de la mono-industrie touristique: le patrimoine est la
base du développement local et tout s'organise autour de lui. L'agriculture elle-même devient un
patrimoine, en tant qu'elle transforme et entretient le paysage et les espaces naturels, l'habitat
adapté à des conditions climatiques sévères ou spéciales (froid, neige, vents dominants, pluie, air
salin, chaleur) est globalement un patrimoine à entretenir non pas pour sa beauté ou ses
caractéristiques technologiques, mais simplement parce qu'il convient au milieu. Il en est de
même pour les modes de vie et pour l'ensemble des activités familiales et communautaires.

Je ne parle pas ici des gadgets pour touristes, comme les monuments inscrits au patrimoine de
l'humanité ou les "plus beaux villages de France", mais bien de territoires dans leur ensemble, dont
certains sont certes exceptionnels, mais dont beaucoup sont relativement banals et savent
simplement reconnaître que leur patrimoine est leur plus grande chance.

J'ai rencontré parfois des actions tout à fait particulières, relevant de l'expérimentation "in vivo", visant
à redonner au patrimoine un sens perdu pour la plupart et à constituer une passerelle entre des
chercheurs et un public passionné. Deux cas m'ont particulièrement frappé: un site d'expérimentation
de la vie quotidienne à l'époque paléolithique, au Jutland (Danemark), où des étudiants reconstituaient
(c'était dans les années 70) en les pratiquant eux-mêmes les techniques de collecte, de chasse et de
pêche, d'habitat et de survie, dans les conditions mêmes des époques concernées; de même
actuellement, en Bourgogne, le projet de Guédelon associe des centaines de bénévoles passionnés à
la construction en vraie grandeur d'un château-fort du Moyen-Age, selon les techniques et avec les
outils de l'époque. On peut relier à ces exemples les nombreux chantiers de jeunes organisés pour la
restauration de monuments, parfois de peu d'importance historique ou artistique, mais essentiels pour
le patrimoine local et que les financements publics ne suffiraient pas à maintenir en état. Ces
chantiers permettent une mobilisation, un échange de savoirs, une valorisation du patrimoine où tout
le monde profite: les jeunes participants, les chercheurs, les habitants et les responsables locaux du
développement.

Le patrimoine immatériel
Plus encore que le patrimoine immobilier ou mobilier, qui pose des problèmes de propriété juridique, il
est au cœur de la vie culturelle et du développement communautaire. Cependant, comme il est peu
visible, il est important de trouver les moyens d'en faire ressortir, après inventaire, les éléments les
plus significatifs et les plus utiles pour le développement, au yeux de leurs détenteurs, parfois
inconscients de la valeur de ce qu'ils savent, avant même de les faire valoir auprès des visiteurs ou
des investisseurs extérieurs. Ce patrimoine est en effet un facteur de confiance en soi, de fierté
individuelle et collective, il est un capital à faire fructifier.

- la valorisation des produits et savoir-faire locaux, traditionnels ou récents, aux yeux des
habitants comme des visiteurs, via des expositions, des salons, des foires commerciales, des
concours, qui également mettent en cause des acteurs très divers et provoquent un mouvement
créateur de valeur ajoutée. Les foires saisonnières de produits régionaux de la Serra d'Algarve
(Portugal) ou le salon annuel de la Plasturgie à Oyonnax obligent les producteurs du territoire à
s'organiser, à communiquer entre eux et avec l'extérieur, à se présenter dans leurs spécificités et
leurs complémentarités. Il ne s'agit pas seulement d'attirer des acheteurs, mais aussi et peut-être
surtout de prendre conscience de sa force et de sa richesse collective, des progrès et des lacunes
constatés depuis le dernier événement. Le Maestrazgo (Aragon) vient ainsi de lancer une "tienda"
virtuelle destinée à la vente en ligne sur Internet des meilleurs produits artisanaux du territoire: on
voit bien ce que des producteurs locaux peuvent éprouver de fierté et de motivation à la qualité en
se sachant inscrits dans un réseau de commercialisation qui va bien au delà de la petite région.

- les échanges de savoirs, qui portent essentiellement sur du patrimoine immatériel, sont à la
portée de toutes les populations, bien qu'ils exigent une mobilisation préalable et une forte volonté
de la part des acteurs, car ce n'est pas une démarche facile. Le Réseau des échanges
36
réciproques de savoirs (RERS), dont j'ai déjà parlé , existe depuis de nombreuses années en
France et regroupe des centaines de groupes locaux, remplaçant sans doute les universités
populaires si fréquentes dans les pays du nord de l'Europe. Ces échanges sont une manière de
mettre en commun des patrimoines individuels, familiaux, ethniques, professionnels, de les
reconnaître pour leur valeur et de les transmettre à des gens au delà des barrières culturelles. Ils
sont aussi un moyen de faciliter l'intégration entre anciens et nouveaux habitants et leurs cultures
respectives.

- la publication sous différentes formes de cette mémoire vivante (mais qui n'est peut-être plus
vivante pour très longtemps) est une manière de la perpétuer, de la diffuser largement, de lui
donner une image: la collection de mémoires professionnelles de l'East End de Londres publiée
par Centreprise dans les années 70, les milliers de bandes audio sur la mémoire ouvrière du
bassin de la Sambre enregistrées, diffusées et conservées par Radio Canal Sambre (Aulnoye-
Aymeries, Nord), le site web "Bonjour les Enfants" des élèves du lycée Raymond Loewy de La
Souterraine (Creuse) qui conserve les histoires de vie des acteurs du drame des persécutions
contre les juifs dans ce département en 1940-1945, en sont des exemples parmi tant d'autres.

Le tourisme culturel
Je ne parlerai pas ici du tourisme de masse, sur lequel je reviendrai au moment de parler de
l'économie du patrimoine. Je veux seulement réfléchir à ce phénomène relativement récent, du moins
pour la majorité de nos concitoyens, qui est le tourisme dit "culturel", celui des touristes dont la
démarche est motivée, pour l'essentiel, par une volonté de découvrir des lieux, des paysages, des
sociétés, donc finalement surtout des patrimoines locaux.

36
Voir ci-dessus p. 79, note 32
Ce type de tourisme fait l'objet, dans tous les pays, de mesures d'encouragement: symboliques
comme les classements en "plus beaux villages", cités d'art et d'histoire, patrimoine de l'humanité,
journées du patrimoine, etc., ou financières et souvent contractuelles de la part des pouvoirs publics,
comme en France les parcs naturels régionaux, les pays d'accueil touristique, les secteurs
sauvegardés de centre ville. Tout un discours a été développé à ce sujet, depuis notamment la
campagne lancée par l'Unesco en 1964 sur le thème du tourisme culturel. Malheureusement, ces
initiatives se confondent le plus souvent avec la simple propagande pour le tourisme de masse.

La combinaison, déjà citée, des activités culturelles estivales avec le patrimoine (les fameux festivals
et autres stages de formation artistique ou artisanale) est déjà plus efficace, dans la mesure où l'on
s'adresse à des publics limités, motivés, cultivés. On peut classer dans la même catégorie tout ce qui
concerne la découverte du patrimoine naturel et culturel associée à des efforts physiques, comme la
randonnée pédestre ou équestre (j'exclus les autres types de moyens de déplacement, tels que VTT
ou 4x4, qui ne permettent pas la même jouissance "culturelle" de découverte).

Il me semble cependant que cela ne va pas assez loin, dans le volet réellement culturel du
phénomène. On peut se demander en effet quel en est l'impact sur le tourisme comme sur la
population visitée et son territoire. Distinguons d'ailleurs le tourisme culturel en espace national et
cette même pratique à l'étranger, et encore plus dans des cultures radicalement différentes du pays
d'origine des touristes.

Au plan national, la question se pose de la relation entre le visiteur (souvent de culture urbaine) et le
visité (souvent de culture rurale, car dans le tourisme culturel en ville la relation visiteur-visité est plus
rare et difficile). Le patrimoine habituellement recherché par le visiteur est le patrimoine au sens
classique, celui que signalent les guides. Il faut donc, pour éviter qu'il ne fasse que passer et reparte
sans avoir profité du territoire, aussi bien dans le sens culturel que dans le sens économique, l'amener
à reconnaître et à comprendre le contexte culturel (le patrimoine au sens global d'une part, la culture
vivante d'autre part). C'est à dire que la responsabilité du développeur, aidé aussi bien des détenteurs
des patrimoines locaux que des structures spécialisées de type office de tourisme ou association,
sera de proposer une vision dynamique du territoire, à partir des sites ou des monuments pris comme
prétexte de la visite, mais allant jusqu'à une participation à la vie quotidienne, aux activités culturelles
ou sociales de la population. Dans les années 50 (peut-être encore maintenant, mais je ne suis plus
cette actualité là), les fêtes de village ou les concours de pétanque l'été en Provence étaient une
occasion d'associer temporairement des "étrangers" venus du "Nord", c'est à dire souvent de la région
parisienne, à la vie locale. Cela pose aussi la question de la capacité d'accueil des habitants du
territoire: la pratique de la création de gîtes, de tables d'hôte, a fait beaucoup pour faciliter ce contact
entre l'autochtone et le touriste.
Une expérience récente m'a permis de pratiquer personnellement, de façon très intense cette relation
37
visiteur-visité. Au cours d'un pèlerinage à pied sur le chemin de St Jacques (en particulier sur le GR
65 en France, entre Le Puy et St Jean-Pied de Port, j'ai traversé des paysages, vu des villages, des
monuments, des espaces naturels, rencontré des habitants au hasard des chemins, fréquenté toutes
les sortes d'hébergement, bref une véritable immersion dans le patrimoine et dans la culture vivante
des français de treize départements dans six régions. Et cela en compagnie d'autres randonneurs,
pèlerins ou non, français et étrangers, à un rythme compatible avec la lenteur des cultures et des
sociétés traversées. C'était une forme de tourisme, culturel, religieux, spirituel, "humain", je ne sais
pas quel terme choisir, mais en tout cas une aventure dans l'espace et dans le temps qui me faisait
entrer dans le fond des choses et des gens. J'ai constaté à quel point le patrimoine, sous toutes ses
formes, et les populations ne faisaient qu'un et que le développement local des territoires traversés
était à leur image et parlait leur langage. Certes, sur cet itinéraire pourtant très fréquenté et bien
aménagé, l'apport strictement économique des pèlerins et autres randonneurs pédestres était très
faible, beaucoup moins substantiel certainement que celui des touristes-vacanciers à voiture et
caravane, consommateurs de festivals et de parcs de loisirs. Mais il y avait un échange entre
habitants et visiteurs qui enrichissait manifestement chacun.

La question des résidents secondaires (nationaux ou étrangers) est différente: ce sont des habitants
temporaires qui sont aussi propriétaires, donc participant de la vie locale et du patrimoine dans une
certaine mesure. Ce sont aussi jusqu'à un certain point des touristes culturels: ils possèdent une part
du patrimoine local et leur choix d'implantation provient souvent d'un intérêt fort pour le patrimoine,
qu'il s'agisse de l'environnement et du paysage ou du caractère esthétique ou historique des espaces
urbanisés. Certains s'intègrent bien, d'autres restent désespérément extérieurs, d'autres enfin
cherchent à créer autour d'eux une bulle de calme, qui va à l'encontre de la culture vivante: on
demande la suppression des sonneries de l'Angélus, on réclame le silence pendant les week-ends
(les tracteurs devraient être bannis ces jours-là, ainsi que les chiens qui aboient, demandaient au
maire des résidents secondaires dans l'Oise en 1978). En même temps, on voudrait que le patrimoine
naturel et culturel soit protégé contre toute atteinte, même si celle-ci est justifiée par l'évolution sociale
et économique. Ce respect mal compris du patrimoine va à l'encontre du développement. Dans ces
cas, l'action patrimoniale locale va devoir provoquer une compréhension, une acculturation de la part
des résidents secondaires et exigera de la part des élus, des développeurs et en général de la
population beaucoup d'efforts d'explication et de conviction.

Le tourisme culturel tel qu'il est pratiqué chez nous par les étrangers est généralement mal organisé,
au point qu'il se confond avec le tourisme de masse. Les responsables locaux (du tourisme comme du
développement en général) sont peu qualifiés pour comprendre les besoins et les demandes des
visiteurs, pour des raisons aussi bien linguistiques que culturelles. Ne voyant dans le tourisme qu'une
source de recettes, ils ne se rendent pas toujours compte de l'importance de la forme culturelle du

37
Voir en annexe, p. 177, fiche descriptive
tourisme pour l'image du territoire, et donc pour les stratégies de développement. En réalité,
l'organisation systématique et professionnelle du tourisme culturel est l'une des méthodes de
l'ouverture d'un territoire à l'extérieur, surtout lorsque le patrimoine local ne contient pas de
monument, de site ou de musée majeur, ne bénéficie pas d'étoiles dans les guides, mais peut offrir
des attraits plus originaux, par exemple en matière de patrimoine immatériel, d'authenticité, de
dépaysement. On doit alors sortir des sentiers battus des dépliants colorés et des visites guidées "en
français seulement", pour établir un véritable dialogue entre cultures: le visiteur a des connaissances
héritées (son propre patrimoine), acquises (son éducation familiale, scolaire, universitaire) et fruit de
son expérience personnelle et professionnelle. Il faut donc faire appel à ces savoirs et mettre en
perspective des données concernant le patrimoine local, sous toutes ses formes, de préférence en
relation avec la totalité du contexte: là où le touriste moutonnier prend juste une photo pour l'album de
voyage, le touriste culturel (mais pas nécessairement extrêmement cultivé au sens intellectuel du
terme) doit pouvoir effectuer un parcours personnel et choisir les informations et les impressions qui
correspondront à ses désirs propres. Il faut tout simplement considérer ce touriste-là comme
intelligent et cette attitude de la part des acteurs locaux sera d'autant plus "payante" qu'elle pourra
même séduire certains moutons et les faire sortir du troupeau pour s'intéresser réellement au territoire
et à sa population, à travers le patrimoine de celle-ci.

Les mêmes principes sont valables, en sens inverse, pour les destinations étrangères de nos touristes
38
nationaux et il serait souhaitable que les instances internationales (de l'UNESCO à l'ICOM et à
39
l'ICOMOS ), mais aussi des structures privées comme le Getty Conservation Institute (Los Angeles),
réfléchissent à cette question qui dépasse nettement les organisations publiques nationales et fassent
élaborer et expérimenter des méthodes. C'est particulièrement urgent pour les pays au patrimoine très
riche mais dont la perception et la compréhension sont difficiles pour les touristes venus de très loin.
Je me souviens avoir réfléchi au problème il y a trente ans à propos de Bali et de son musée. Je me
trouvais en mission pour l'ICOM sur cette île extraordinairement recherchée par les touristes, de
masse comme culturels, qui reçoit annuellement beaucoup plus de visiteurs que sa population totale.
Elle est pourtant complètement dépourvue de moyens de faire comprendre ses rites, ses monuments,
ses traditions à des touristes japonais, européens ou américains, séduits par la beauté des paysages,
des habitants et des monuments, mais qui ne peuvent véritablement apprécier que la surface de ce
qu'ils voient, quelle que soit leur envie d'entrer plus avant dans la réalité et dans la spiritualité de ce
peuple et de son patrimoine. Le musée local, présentant vaille que vaille des objets retirés de leur
contexte, ne pouvait que renforcer ce sentiment de frustration chez tout visiteur un tant soit peu
curieux et intellectuellement honnête. Les habitants n'étaient pas prêts à communiquer avec les
étrangers qu'ils considéraient uniquement comme des sources de dollars. Nous étions là devant un
cas typique de besoin d'un centre d'interprétation plutôt que de musée: je reviendrai plus loin sur ce
concept.

38
ICOM: Conseil International des Musées, une ONG professionnelle associée à l'UNESCO
39
ICOMOS: Conseil International des Monuments et des Sites, autre ONG professionnelle associée à l'UNESCO
J'ai retrouvé, à l'autre extrémité des flux touristiques, un problème analogue à Mâcon (Saône-et-Loire)
au début des années 90: une population ouvrière turque récemment immigrée se trouvait en butte à la
méfiance et à certaines manifestations racistes de la part d'une population française provinciale et
plutôt bourgeoise peu habituée à prendre en compte les différences culturelles et religieuses. Or
chaque année une partie des autochtones de Mâcon allaient en vacances en Turquie et en revenaient
enchantés des richesses du patrimoine de ce pays. Ils ne faisaient pas le rapprochement entre les
merveilles exotiques de Ste Sophie ou de la Cappadoce et ces travailleurs installés à leur porte.
Lorsque je proposai à la ville d'utiliser les institutions culturelles locales et leurs programmes pour faire
connaître la Turquie aux habitants de Mâcon, et les aider à préparer leurs vacances et à en profiter au
maximum en utilisant les Turcs locaux comme informateurs avant et après le voyage, je n'eus aucun
succès, tant il est difficile de penser globalement et de rapprocher un loisir de vacances et le cadre de
la vie quotidienne ! Et cependant les Suédois ont depuis longtemps été initiés à la culture grecque
ancienne et moderne, pour être en mesure de mieux accueillir les immigrés grecs sur leur territoire.

Le Prof. V.H. Bedekar, muséologue indien soucieux du développement et de l'autonomie culturelle


des nombreuses communautés ethniques, religieuses, linguistiques de son pays, tente de promouvoir
40
ce qu'il appelle l'"écotourisme", qu'il définit ainsi :
Dans son sens traditionnel, le terme "écotourisme" correspond à ce que le Fonds Mondial pour la Nature définit comme
un tourisme protecteur des zones naturelles, c'est à dire un moyen de dégager des ressources économiques grâce à la
préservation d'une ressource naturelle. Cet écotourisme a débuté dans les années 60 et a apporté une contribution
significative à l'économie de nombreux pays en développement. Les réserves et les parcs naturels gérés
professionnellement offrent à ce type de tourisme d'excellentes opportunités. Quand de petites communautés
deviennent conscientes de leurs remarquables caractéristiques environnementales et quand elles s'organisent pour les
utiliser en vue d'attirer des touristes et d'en obtenir les recettes nécessaires à la mise en œuvre de projets de
développement, alors on se trouve en présence d'un véritable écotourisme.
Mais, en vérité, l'écotourisme englobe également l'interprétation des traditions artistiques locales de toutes sortes dans
le contexte de l'histoire matérielle du territoire et de ses sites. Dans cet écotourisme au sens le plus large, non
seulement le patrimoine naturel et culturel sont mis à contribution de façon globale, mais les héritiers locaux de ce
patrimoine prennent eux-mêmes l'initiative et la responsabilité en matière de sélection, de conservation/préservation, de
recherche, de documentation, à la lumière de ce qu'ils faire de leur patrimoine matériel et immatériel, de l'intérieur.
Ainsi, pour ces habitants, l'écotourisme n'est pas un fardeau imposé, mais un perpétuel renouvellement et une
redécouverte de leur identité changeante et flexible. L'écotourisme est alors un dialogue ouvert, continu entre ceux de
l'intérieur et ceux de l'extérieur. En expliquant aux visiteurs qui ils sont, les communautés autochtones découvrent qui
elles sont réellement. L'écotourisme acquiert sa justification par la recherche de la connaissance de soi et le
renforcement de la mémoire collective, nécessaires à un développement adapté au contexte du moment. (Trad. HdV)

Dérives
Le patrimoine fait tellement l'objet de discours, de projets, de fantasmes, depuis des décennies, de la
part aussi bien des individus que des autorités locales, nationales et internationales, que tout
naturellement des illusions sont nées et des abus, voire des crimes, ont été commis contre lui. Il n'est
pas nécessaire de revenir ici sur les ravages de la pollution, ou sur les aberrations de certains
"grands" architectes ou urbanistes qui croient pouvoir créer du neuf en transposant des styles et des

40
Dans un message du 21 novembre 2001.
modèles clairement issus d'une vision intellectualisée du patrimoine. Ce sont des conséquences
lamentables du développement anarchique et incontrôlé sur le patrimoine, mais ce ne sont en aucun
cas des contributions du patrimoine au développement.

D'autres dérives sont plus préoccupantes en ce qu'elles tentent d'utiliser le patrimoine et le sentiment
de respect de celui-ci, en vue de stratégies de développement ou de conquête. Il faut alors les
identifier pour être à même de lutter contre elles.

On a dit plus haut que le patrimoine était un facteur important d'image pour un territoire ou une
communauté. C'est aussi vrai pour un pays, ou pour un groupe ethnique. Et fatalement, en cas de
conflit (guerre entre peuples ou guerre civile, décolonisation), le patrimoine, sous ses différentes
formes, fait l'objet de tentatives soit de sur-valorisation (tentation du nationalisme), soit de destruction
systématique: les conflits récents au Cambodge ou en Yougoslavie ont donné des exemples évidents
de ces pratiques. Le refus, longtemps maintenu par le Musée de l'Homme à Paris, de rendre au Bénin
le trône de Béhanzin, roi d'Abomey, en est un autre. Tout le problème de la restitution des chefs
d'œuvre du passé transférés d'un pays à un autre au cours de l'histoire, depuis le Code de
Hammourabi jusqu'aux collections des musées de Berlin lors de la seconde Guerre Mondiale, en
passant par les marbres d'Elgin, reste sans doute pour toujours un sujet de spéculations et de
41
négociations . Que seraient le Louvre ou le Metropolitan Museum, s'ils étaient réduits à présenter le
seul patrimoine national et des spécimens des arts étrangers achetés légalement sur le marché ? Si le
partage des patrimoines, tant vanté par nos théoriciens de la culture pour justifier la présence dans
nos musées de collections conquises, arrachées ou achetées à bon compte dans le monde entier,
était un impératif de la mondialisation culturelle, pourquoi ne pas aider les musées des autres pays à
se doter aussi de collections multi-culturelles de qualité équivalente ? C'est une question de justice et
aussi d'équité. On me répondra qu'ils ne pourraient pas les acheter, au prix du marché. Serait-ce donc
que les biens du patrimoine sont d'abord des marchandises dans un sens, mais pas dans l'autre ?

Une variante particulièrement perverse, que j'ai déjà mentionnée, mais qui justifie une nouvelle
approche par le développement, est précisément celle des trafics: le marché illicite du patrimoine, qu'il
s'agisse d'objets, de spécimens, de créations de l'esprit ou de morceaux de monuments, est en plein
essor, malgré les conventions internationales et les efforts de l'ICOM qui se bat depuis 1969 sur ce
terrain. On constate une concurrence farouche entre collectionneurs publics (les musées) et privés,
attisée par l'action de galeristes et d'antiquaires sans déontologie ni éthique professionnelle et dans
certains pays par des exemptions fiscales spécifiques, qui aboutit à une inflation des prix du marché
et à la création d'un appel d'air qui directement ou indirectement provoque à son tour des vols
commandités ou non, des fouilles clandestines, des exportations frauduleuses, qui font des trafics de
biens patrimoniaux le troisième marché international illicite après ceux de la drogue et des armes. Il

41
Lue dans le journal Le Monde du 14/11/00 cette nouvelle brève: "Les autorités françaises refusent, au nom du
caractère inaliénable des collections nationales, de restituer aux Khoïsan, peuple sud-africain, Saartjie Baartman, la "Vénus
Hottentote" exhibée nue de son vivant, curiosité du Musée de l'Homme, qui longtemps conserva ses organes génitaux."
Libération du 21/02/02 annonce qu'un projet de loi a été déposé pour permettre cette restitution.
ne faut pas se cacher en effet que les politiques muséales des grandes puissances industrielles et
économiques ont des conséquences immédiates et directes sur les patrimoines des pays plus
pauvres. La création d'un grand musée des arts primitifs à Paris, par exemple, promu par l'alliance de
trafiquants notoires, de politiciens inconscients et de scientifiques ambitieux, va certainement
entraîner en quelques années une inflation des "découvertes" de nouvelles cultures, accompagnées
par le pillage systématique de celles-ci. Là où le Musée de l'Homme à Paris, resté besogneux depuis
des décennies, n'acquérait plus que via des recherches dûment autorisées, ce nouveau musée
semble avoir les moyens d'acquérir (mais comment et à quelles conditions ?) des objets rares,
qualifiés de chefs d'œuvre, de tous ces pays.

Pour le développement, les conséquences de ces pratiques peuvent se résumer ainsi:

- un enrichissement incontestable et plus ou moins rapide des patrimoines composites des pays,
des institutions et des particuliers qui ont les moyens d'acheter, mais un très faible effet sur le
développement national ou local, à l'exception d'un accroissement des facteurs d'attraction
touristique, pour le public de masse.

- un appauvrissement incontestable de la ressource patrimoniale des pays, des régions et des


communautés exploités, donc de leur capacité d'utiliser cette ressource pour leur propre
développement endogène.

- un changement profond de la signification du patrimoine dans les deux catégories de pays, sa


valeur monétaire sur le marché prenant presque partout le pas sur sa valeur culturelle, spirituelle
et sur sa contribution potentielle au développement local.

Une autre dérive est liée à l'exploitation purement économique et commerciale du patrimoine, sans
véritable respect de ses aspects culturels et de sa signification pour sa communauté d'appartenance.
Elle prend notamment la forme de "pièges à touristes" inspirés des parcs à thème de type Disneyland,
pour le bénéfice d'investisseurs professionnels extérieurs au territoire qui exploitent la célébrité d'une
personnalité, l'exotisme d'un cadre et de traditions locales, la beauté d'un site ou d'un ensemble
monumental que l'on prétend faire revivre artificiellement. C'est ainsi que les Canadiens ont inventé le
mot étrange d'économusée, dont ils ont ensuite fait la théorie et multiplié les exemples. C'est
l'ébauche d'un volet patrimoine de la société de consommation, où il s'agit (même si on le dissimule
derrière un discours culturel) de faire dépenser le maximum d'argent à des visiteurs. La relation au
développement global est faible ou douteuse, hors le flux financier provoqué s'il contribue
effectivement à l'économie locale, ce qui n'est pas toujours prouvé. En effet, la dimension
communautaire, territoriale, culturelle disparaît partiellement ou complètement et l'action pourrait aussi
bien se tenir n'importe où, car elle n'a plus de relation humaine et culturelle avec le territoire
d'implantation. La continuité patrimoniale est rompue. On est ici dans la tradition des expositions
universelles des années 1850-1940, où les pays colonisateurs donnaient à consommer la
contemplation des merveilles des pays colonisés, à partir d'éléments de patrimoine sortis de leur
contexte et de leur signification réelle.

Je tiens à poser à nouveau ici le paradoxe des politiques publiques du patrimoine, cette fois comme
un risque de dérive qui n'est pas toujours évité. Ce paradoxe est le suivant: certains éléments du
patrimoine national, plus rarement local, sont considérés comme tellement importants pour la science,
pour l'identité culturelle, pour l'image, pour le tourisme culturel ou de masse, que non seulement ils
sont "classés" dans l'une ou l'autre des catégories de l'inventaire officiel des monuments ou des sites,
mais encore que leur protection fait l'objet d'une réglementation stricte, appliquée le plus souvent de
façon tatillonne, au détriment du développement local. Je pourrais en donner de nombreux exemples,
en voici seulement deux:

- un jeune artisan demande l'autorisation de construire un atelier de petites dimensions en bois, sur
base de pierre, dans un bosquet en bordure du parc d'un monument inscrit, avec l'accord du
propriétaire. Pour le village, l'enjeu est une petite entreprise nouvelle et deux emplois. Aucune
pollution visuelle n'est à craindre, d'autant plus que le bâtiment le plus proche est un hangar en
ruine, couvert de tôle ondulée rouillée, qui pose lui un réel problème. L'Architecte qui représente
l'administration interdit la création de l'atelier et l'entreprise s'installe à 20 kilomètres de là.

- dans un village proche du précédent, l'administration impose la couverture en petites tuiles en


raison de la présence d'une église classée (toutes les maisons sont concernées, puisque le village
n'a pas 500 mètres de rayon). Cela seul dissuade certains propriétaires de maisons vacantes de
les moderniser pour en faire des logements modernes, en raison du coût de la couverture en
petites tuiles, alors que les produits modernes de couverture permettent parfaitement d'obtenir un
peu moins cher un effet visuel satisfaisant.

Que faut-il faire ? protéger par le règlement, au risque de bloquer les démarches de développement
local ? ou bien faire confiance au bon sens, dans le cadre d'une politique culturelle qui inclut
l'éducation patrimoniale, notamment des responsables locaux (les élus et leurs collaborateurs) ? Si
protéger et conserver empêche ou ralentit le développement, n'est-il pas préférable de faire vivre le
patrimoine, même au risque de quelques erreurs ? Il est probable que, si les règlements actuels
avaient été appliqués depuis quelques siècles, aucune création architecturale, aucune innovation
urbanistique, aucun changement de mode d'exploitation agricole n'auraient été tolérés. Le progrès est
fait de choix qui doivent être effectués par les intéressés eux-mêmes, et non par des responsables
lointains utilisant des critères et des normes indépendants du contexte. L'Association des Maisons
Paysannes de France a, dans certaines régions, bien compris que la formation et l'accompagnement
des acteurs locaux que sont les propriétaires de maisons anciennes sont les meilleurs moyens de
protéger l'habitat traditionnel.

Je rappelle que je parle ici en développeur et je sais que ma position est choquante pour les
amoureux du patrimoine et de la nature. Mais il faut soulever le problème et engager le débat, car
celui-ci n'existe pas actuellement et l'on peut constater des dérives, comme celle qui consiste, sous
couvert de langue de bois, pour un élu ou un propriétaire privé à détruire systématiquement du
patrimoine pour éviter de le voir stérilisé à l'occasion d'une procédure de classement. Et ce qui est vrai
pour le patrimoine construit l'est aussi pour les paysages et les espaces naturels en général: je
connais des zones de bocage où la destruction des haies a été accélérée par la proximité du
classement en parc naturel régional. Contrairement à ce que croient les technocrates, le bon sens
éclairé est plus efficace que la réglementation et la sanction.
Fiche pratique
PRATIQUES DE L'ACTION PATRIMONIALE

Tout élément de patrimoine, à plus forte raison tout ensemble de patrimoine existant sur un territoire,
peut être l'objet de nombreuses actions et, comme on l'a vu, de nombreux usages. Souvent, on se
contente de projets simples, tels que l'exposition, voire le musée, ou la visite guidée, ou le sentier de
découverte, ou la simple publication de cartes postales ou de livres illustrés. La gamme est beaucoup
plus riche et le choix nécessite une réflexion approfondie, en fonction une fois encore des objectifs
recherchés et des publics visés.

Rappel des objectifs


On a déjà vu qu'il est essentiel de définir clairement les objectifs que l'on donne au patrimoine et à
l'action dont il est le sujet et le matériau. Mais ici on va classer les objectifs selon un ordre de priorité,
car les actions à mener peuvent simultanément ou successivement atteindre plusieurs cibles. Ensuite,
il faudra, pour chaque action planifiée, programmée et réalisée, lui affecter le ou les objectifs qui lui
sont assignés.
Je donne ici une liste plus détaillée qu'auparavant (mais évidemment pas exhaustive), dans le
désordre, pour éviter de suggérer un ordre de priorité et laisser le lecteur libre de choisir ce qui se
rapproche le plus de ses propres intentions. Je suggère de les noter par ordre de priorité, 1, 2, 3, etc.

 conservation du patrimoine (naturel ou culturel)


 action culturelle
 éducation patrimoniale (culturelle, environnementale)
 activité économique
 tourisme
 production (artisanale, musicale, littéraire…)
 identité et image
 développement urbain
 développement rural
 insertion sociale et professionnelle
 enseignement scolaire
 recherche

Plus tard, on rapprochera les objectifs des actions programmées, de manière à expliciter le degré
d'adéquation en fonction de la priorité fixée, par exemple, dans le cas de cinq actions par rapport à
trois objectifs:

Actions Objectif 1 Objectif 2 Objectif 3


Action a - 2 1
Action b 3 2 1
Action c 2 - 1
Action d 1 3 2
Action e 1 2 3

Dans ce tableau, on voit par exemple que l'action b traitera en priorité l'objectif 3, puis l'objectif 2, et
enfin l'objectif 1, alors que ce dernier sera le principal but dans les actions d et e, tandis que les
actions a et c ne serviront que deux objectifs. Cet exercice est important, au moment où on choisit les
publics, le contenu de l'action, les moyens pour la réaliser et où on négocie avec les acteurs et les
partenaires.

La population et les publics


Le même exercice devrait être fait avec la population et les publics, selon que l'on part des objectifs,
ou des actions, comme ceci, à partir d'une liste limitée d'objectifs et de cibles que chacun pourra
constituer à sa guise:

A partir des objectifs


On affectera des notes selon l'importance de tel ou tel public par rapport à l'objectif choisi et à la
nature de l'action envisagée. Ainsi l'inventaire participatif, qui est une action prioritaire du
développement, concernera d'abord la communauté entière (participation) et secondairement les
chercheurs (pour leur assistance scientifique et leur utilisation ultérieure).

Communauté Touristes Touristes


Objectifs choisis Scolaires Chercheurs Nature de l'action
entière nationaux étrangers
(exemples)

Développement 1 2 Inventaire participatif


Economie 2 1 1 Création d'hébergement
Recherche 2 1 Enquête ethnologique
Conservation 1 2 2 Chantier-école
Enseignement 2 1 3 Education patrimoniale
Tourisme 1 2 Festival, circuits de découverte

A partir des actions


On procédera de la même manière que pour les objectifs.

Actions du Communauté Agents Agents de


programme Scolaires Touristes Conséquences opérationnelles
entière économiques développement
(exemples)

Le musée est d'abord pour la


Musée 1 2 3 population et, parmi elle, pour les
scolaires
Ici ce sont les scolaires qui en
Réserve bénéficieront, puis les touristes,
3 1 2 4
naturelle mais les développeurs sont très
intéressés
Ce sont les employeurs et la
main d'œuvre qui viennent en
Habitat locatif 3 1 2
premier, puis les habitants
comme acteurs
Les touristes sont la cible et les
Festival 2 1 3
habitants les accueillants
la population est la cible, mais
Expo. itinérante 1 2 ? certains sujets peuvent
intéresser les touristes
Formation Les touristes sont en tête, mais
4 2 1 3
guides les guides sont des habitants

La perception des risques


On se demandera enfin, pour chaque action, quels risques sont courus. On pourra alors se reporter à
la fiche "organisation", pour traiter la grille des "effets produits" au sujet de chaque programme ou
action envisagée.

Ces différentes grilles pourront aussi participer au travail d'auto-évaluation, afin de voir si les
hypothèses de départ ont été vérifiées ou sinon pourquoi.
UN OUTIL DU DEVELOPPEMENT : LE MUSEE

Tout, ou presque, a été dit du musée et de la muséologie, aux sens classiques de ces deux termes. Il
serait inutile de me livrer à leur critique, d'autant que je ne veux pas remettre en cause les musées
existants, grands et petits, qui suivent ce modèle traditionnel et qui remplissent consciencieusement
les rôles que celui-ci leur assigne. Je me contenterai donc de réfléchir à des voies nouvelles de la
muséologie, plus ou mieux adaptées aux objectifs du développement local. Ce sera une contribution
au débat transnational sur l'institution qui est, dans tous les pays, la plus représentative du patrimoine
et de l'action sur ce patrimoine.

Dès 1969, après de très nombreux voyages à travers le monde, en particulier celui des musées, j'étais
arrivé à la conclusion que le musée était - ou plutôt devrait être - au service du développement. Un
texte écrit alors, resté longtemps inédit, portait le titre "Le musée au service de l'homme et du
42
développement" . A l'époque, il s'agissait d'un rêve, d'un vœu pieux, ou encore d'une intuition. Seuls
quelques professionnels de musée à travers le monde, en Inde, aux Etats Unis, au Niger, au Mexique,
se préoccupaient du développement de leur pays, de leur territoire ou de leurs communautés. C'est
en 1971, lors de la conférence générale de l'ICOM tenue en France, puis en 1972 à la Table-Ronde
de Santiago du Chili sur le rôle des musées en Amérique Latine, que ce concept devint évident pour
un nombre croissant de personnes appartenant à la "profession muséale".

Jusque là, toute l'histoire des musées et toutes les théories muséologiques enseignées faisaient du
musée un outil de recherche, de conservation, d'éducation, de jouissance esthétique ou intellectuelle
(la délectation chère à Georges Henri Rivière), au service de la science, de la culture et des arts. Une
évolution se dessinait aussi dans la plupart des pays vers une utilisation plus spécialement touristique
du musée. Ailleurs le musée était parfois au service du nationalisme ou de l'idéologie dominante.

Le développement était pour sa part un concept essentiellement économique, réservé aux "pays en
voie de développement", majoritairement d'anciennes colonies européennes. Ce n'est que dans
années 70 que la notion de développement local apparut en Europe, dans le milieu rural et, avec les
crises urbaines, dans les villes. Mais là encore, bien peu de territoires revendiquèrent le droit et le
devoir de donner une dimension humaine, communautaire et pour tout dire culturelle à ce
développement. En France en particulier, on parlait depuis les années 60 de développement culturel,
c'est à dire du développement de la culture, considérée comme une fin en soi.

42
Ce texte a été publié sous ce titre dans "Vagues - une anthologie de la nouvelle muséologie", textes choisis par A.
Desvallées, tome 1, Ed. W et MNES, coll. Museologia, Mâcon, 1992, p. 49-68
Or je prétends, comme je le pressentais en 1969, mais maintenant avec des certitudes appuyées sur
des preuves, que le musée, ou du moins certaines formes du musée, certaines théories
muséologiques et certaines pratiques muséographiques, est un instrument utile et efficace
d'information, d'éducation, de mobilisation au service du développement local, un moyen de gérer de
façon dynamique le patrimoine global d'une communauté humaine et de son territoire, la
muséographie (l'ensemble des techniques et des usages de l'exposition) étant un langage à part
entière (comme il y a un langage de l'informatique ou de l'image audiovisuelle), avec son vocabulaire,
sa syntaxe et en général ses codes, à la condition du moins que ceux-ci soient accessibles au plus
grand nombre. Les recommandations d'un atelier thématique tenue lors d'une réunion à Montevideo
(décembre 2001) du sous-comité "Amérique Latine" du comité international de l'Icom pour la
muséologie (ICOFOM) comprennent la proposition suivante:

"… une muséologie qui s'engage dans la recherche de stratégies muséales alternatives liées aux demandes de
changement émanant des sociétés, une muséologie qui stimule la gestion et l'utilisation du patrimoine pour le
développement social et communautaire, par la formation de ressources humaines responsables, c'est à dire d'acteurs
conscients du développement." (Trad. HdV)

Cela nécessite des explications et une réflexion approfondie, pour éviter de créer de nouveaux
malentendus autour de mots que chacun utilise à sa manière, en fonction de préjugés culturels et/ou
professionnels.

Quelques questions sur le musée

1. Quelles sont les relations entre le musée et le patrimoine ?


Dans les définitions classiques, les collections des musées, leur contenu, appartiennent au patrimoine
commun, national, régional ou local, selon les cas. D'autre part, de nombreux musées sont installés
dans des monuments historiques ou dans des édifices modernes de grande qualité architecturale: ils
appartiennent donc également au patrimoine au titre du contenant. Leur mission est de présenter à
des publics (les visiteurs) des éléments de patrimoine qu'ils possèdent ou empruntent, mais aussi de
procéder à des recherches et à des activités de conservation sur ce patrimoine. On peut donc dire
qu'ils sont au service du patrimoine. De ce point de vue, ils ne sont pas fondamentalement différents
des monuments historiques classés, reconnus comme appartenant également au patrimoine
commun, préservés comme tels et soumis à des règlements d'intérêt général. Ces règlements
comportent des clauses d'inaliénabilité: les collections des musées reconnus comme tels sont
automatiquement inaliénables, les monuments et objets classés ou inscrits sont soumis à une
surveillance qui leur assure une protection maximale, l'exportation d'objets artistiques et culturels
d'importance nationale est interdite ou bien soumise à autorisation, les fouilles archéologiques sont
interdites, sauf à des équipes dûment agréées. On peut donc dire que tout ce secteur classé ou
contrôlé est d'une certaine manière gelé, même si l'absence de moyens financiers rend problématique
la conservation physique de tous les biens qui sont ainsi reconnus et protégés, ou même l'observation
des règlements.

Ceci signifie que le musée et tout ce qu'il contient appartiennent au patrimoine national, plus ou moins
directement. Qu'il s'agisse d'un portrait de Nattier ou d'une collection de boîtes de fromage, mais aussi
du trône du roi Béhanzin du Dahomey, butin d'une conquête coloniale, ce patrimoine est défini par le
statut de l'institution qui l'abrite.

En réalité je pense qu'il faut distinguer entre les différents détenteurs réels du patrimoine, même si le
centralisme français accepte cette fiction d'un patrimoine national qui, comme la République, est un et
indivisible. Certes, les grands musées nationaux, régionaux ou locaux, dont les collections ont une
importance, une histoire et une vocation nationales et/ou internationales, font évidemment partie du
patrimoine commun du pays, en y incorporant tout ce qui provient des vicissitudes de l'histoire. Mais le
musée local, issu d'un territoire culturellement identifié, et ses collections comme ses activités
appartiennent d'abord à la communauté qui vit sur ce territoire et sa responsabilité doit relever de
cette communauté, au nom du principe de subsidiarité. Cela signifie que cette communauté et ses
représentants ont un droit de contrôle sur le musée et sur ce qu'on va lui faire faire, sur l'interprétation
de ses collections, sur sa relation au développement local. Autre cas, le musée de collectionneur, que
ce dernier soit une personne privée, un mécène, ou un conservateur qualifié nommé par les autorités,
qui sert d'abord les intérêts particuliers culturels, scientifiques ou professionnels de ce collectionneur,
n'appartient ni au patrimoine national, ni au patrimoine communautaire. Il ne doit pas être à la
charge de la collectivité, quelle qu'elle soit, puisque seuls ses goûts et ses désirs le guident dans ses
choix.

De quelque manière qu'on le regarde, le musée, au sens classique du terme, a tendance à stériliser le
patrimoine pour l'étudier, le protéger et le manipuler dans un but de pédagogie ou de consommation
culturelle. L'objet de musée est retiré de la circulation, définitivement. Il ne servira plus que dans le
cadre d'expositions, permanentes ou temporaires, dans un environnement lui-même protégé. Il joue
en quelque sorte pour la société le rôle de l'album de photos dans les familles bourgeoises. Pour une
bonne utilisation des collections, il faut alors mettre en œuvre des techniques d'animation, soit à base
humaine (guides, animateurs, médiateurs), soit à base technologique (moyens lumineux, sonores ou
visuels et maintenant multimédia). Ce musée est une institution aristocratique, héritière des cabinets
de curiosités des princes et des trésors des cathédrales et des monastères. Son ouverture au monde
répond à une idéologie de démocratisation culturelle, selon laquelle les biens et les valeurs
appartenant à la culture de l'élite ou reconnus par celle-ci doivent être imposés (ce que l'on dissimule
sous l'expression d'"accessibilité") à tous, pour fournir au peuple des modèles et des normes.
43
Une telle démarche correspond exactement à ce que Paulo Freire appelle l'éducation "bancaire" : la
connaissance est imposée d'en haut, selon des référentiels établis par ceux qui savent au profit du
peuple supposé ignorant, ou au moins insuffisamment "cultivé".

Dans ce schéma, les collections du musée font partie du patrimoine de la classe dirigeante, qui
produit et possède la culture dominante et qui décide d'en mettre une partie à la disposition de tous à
ses conditions, selon ses codes et dans son propre intérêt. Dans les pays riches, la démocratisation
de l'éducation et l'accroissement de la catégorie des "publics cultivés" ont facilité l'explosion
muséographique. Dans les pays pauvres, l'espoir de sauver un patrimoine menacé par l'urbanisation
et les trafics et la recherche de devises par le tourisme ont eu le même résultat. Pour moi, cette
multiplication des musées n'est pas un signe de santé culturelle, mais plutôt le symptôme d'une
inquiétude, d'une peur du présent et de l'avenir, qui entraînent l'attachement à des objets du passé,
dont on comprend de plus en plus rarement les vraies valeurs, ou même la signification.

2. Comment évaluer un musée classique du point de vue du développement ?


Ces musées sont-ils au service du développement ? La question n'est pratiquement jamais posée
dans ces termes, mais nous pouvons y répondre en appliquant aux critères d'évaluation administrative
habituels nos propres questionnements. Si nous voulons prendre en compte les résultats qualitatifs,
trois séries de questions peuvent être posées:

- le musée est-il un facteur d'image positive, pour la population et pour les visiteurs extérieurs ?
Pour la population, il n'est guère qu'un équipement culturel parmi d'autres et le citoyen moyen ne
distingue pas vraiment entre les différents musées de sa ville ou de son département. Pour le visiteur
extérieur, professionnel ou touristique, il sera facteur de notoriété ou d'attraction s'il est exceptionnel
par la qualité de ses collections (les chefs-d'œuvre qu'il renferme) ou encore par celle de son
architecture (le monument, ancien ou nouveau qui le renferme). Dans tous les cas, le jugement porté
sur le musée dépendra largement de la communication de celui-ci et de l'appréciation portée par les
guides touristiques.

- le musée est-il un facteur d'enrichissement de la collectivité ?


Si le nombre des visiteurs n'est pas un critère (sauf pour l'administration qui aime les statistiques et
pour les élus qui s'en servent pour mesurer leurs subventions) car les entrées ne paient jamais les
coûts de l'institution, le musée est un atout pour le développement économique par l'éventuelle
attraction exercée sur les touristes qui sont par ailleurs des consommateurs de l'offre locale de biens
et de services. Certains musées ont cependant adopté une attitude résolument économiste, comme
certains musées de plein-air (Skansen à Stokholm, l'Ecomusée de Haute-Alsace, par exemple) et les

43
Paulo Freire, Pedagogia do Oprimido, Paz e Terra, Rio de Janeiro, 1977. Une édition française, dans la Petite
Collection Maspéro, est épuisée depuis longtemps.
économusées au Québec: le patrimoine est alors prétexte à une offre de consommation inspirée
largement des parcs à thème.

- le musée est-il un auxiliaire efficace de l'enseignement et de la formation des jeunes et des


adultes ?
Si l'on admet le fait, non discutable, que les visiteurs scolaires ou les groupes organisés de visiteurs
adultes sont des publics "captifs", qui n'ont le choix ni des modalités de la visite, ni de ce qu'ils doivent
admirer, ni de ce qui leur est communiqué, on peut admettre que la visite du musée est une
expérience intéressante, utile, enrichissante. Elle peut être, pour les scolaires, un auxiliaire
pédagogique efficace. Cependant, elle reste ponctuelle, peu ou pas interactive ("ne pas toucher"),
souvent décourageante. Il y a naturellement des expériences, et des efforts importants ont été faits
dans de nombreux pays pour donner au musée ce rôle d'information, de sensibilisation, de formation,
en liaison avec les nouvelles tendances à la transmission de la mémoire (voir le succès de la formule
des musées de l'identité afro-américaine aux Etats-Unis et le multiplication des musées dédiés au
souvenir de l'Holocauste ou de la Shoah).
Une exception doit être signalée: celle des musées des sciences, des techniques et de l'industrie,
dont l'utilité pour l'éducation et le développement a été bien comprise et efficacement démontrée en
Inde. Cependant, peu nombreux sont ceux qui ont véritablement à voir avec le patrimoine et ceux-là
sont précisément ceux qui se rapprochent le plus des musées d'art et d'histoire les plus classiques,
car ils collectionnent et montrent surtout des pièces exceptionnelles, que l'on traite comme des chefs
d'œuvre. Les musées de sciences naturelles peuvent également (mais bien peu le font) servir
d'auxiliaires à l'éducation à l'environnement des jeunes et des adultes. De toute manière, la capacité
d'accueil de ces musées et de leur personnel de médiation est insuffisante pour leur permettre
d'accueillir la masse de la population et de servir les publics scolaires de façon durable et efficace.

Un second mode d'évaluation porte sur les méthodes utilisées pour la création, le management, la
programmation, l'évolution des musées, lorsque les stratégies et les plans de développement local les
prennent en compte. On entre là dans la muséologie proprement dite: un musée de ville ou un musée
régional (le musée Dauphinois de Grenoble), une chaîne de musées (celle des musées du travail en
Franche-Comté), un centre de culture scientifique, technique et industrielle (Ironbridge Gorge)
peuvent se voir donner une vocation active et dynamique au service du développement. On regardera
alors les objectifs fixés à l'institution, la composition et la qualification de son personnel, les moyens
de diffusion hors de ses murs, les thèmes d'exposition, les relations contractuelles avec les autres
institutions culturelles, éducatives, touristiques du territoire. Cette démarche doit s'adresser à
l'ensemble des acteurs: tutelles et commanditaires, différentes catégories de personnel, usagers
isolés, en groupe, captifs, etc. Car l'évaluation méthodologique est avant tout un processus
44
contradictoire qui doit entendre et débattre tous les points de vue .

44
C'est ce que j'appelle le principe des subjectivités simultanées, qui consiste à rassembler et à confronter pour les
enrichir mutuellement des opinions et des avis partant d'expériences et de positions différentes, dont le cumul fournit ce que je
crois être le plus proche d'une objectivité, par ailleurs inatteignable dans les domaines du vivant.
Une attention particulière doit être portée à la ressource humaine et à son utilisation. La plupart des
musées classiques connaissent une hiérarchisation rigoureuse des catégories de personnel. Au
sommet les "conservateurs" (si bien nommés !) qui ont le pouvoir total et ne dépendent que de leur
tutelle politico-administrative; j'ai dit méchamment, il y a longtemps déjà, qu'ils étaient pour la plupart
des "collectionneurs privés avec des fonds publics". Au dessous, juste avant les gardiens, on trouve
les techniciens, éducateurs, et autres médiateurs, sur qui repose pour l'essentiel le rôle culturel de
l'institution, ses rapports avec la population et avec les publics, comme avec les collections elles-
mêmes. Or les institutions patrimoniales qui, effectivement et efficacement, contribuent le plus au
développement du territoire et de la communauté où elles sont implantées, sont celles où l'équipe
fonctionne comme une coopérative de spécialistes de disciplines et de métiers divers partageant
savoirs et expérience, mettant au point langages et actions de diffusion, se mettant enfin au service
des visiteurs et aussi des populations qui, à l'extérieur des murs, ont aussi le droit d'user du
patrimoine qui est supposé être le leur.

Je pense en effet, et c'est le résultat de ma propre évaluation du monde des musées classiques, que
l'enfermement de tant d'éléments de patrimoine dans des musées fermés, sous prétexte de les
conserver, de les étudier et de les présenter, a pour seul véritable résultat de priver la grande majorité
des citoyens de ce patrimoine que l'on dit être le leur.

3. Faut-il muséaliser les monuments ?


… et en général le patrimoine qui ne fait pas partie des collections d'un musée professionnel ? Pour
moi, toute muséalisation est un pis-aller. Il y a des moyens de mettre en valeur un édifice ou un site,
sans pour autant le geler et en faire un objet d'exposition. La démarche de développement local
amène à se poser la question: cet "objet" a-t-il encore une vie, une utilité dans sa fonction d'origine
(habitat, culte, commerce, production…) ? Sinon, peut-on lui redonner cette fonction, adaptée à
l'époque actuelle, ou une fonction proche (d'un habitat féodal faire un habitat collectif social, d'une
abbaye faire un lieu de séminaires, d'une usine faire une pépinière d'entreprises, etc.) ? Sinon encore,
peut-on lui donner une fonction radicalement différente, mais répondant à un besoin réel du territoire
et de la population, de nature économique, sociale, culturelle (d'un château faire une maison de
retraite ou une colonie de vacances, d'une halle ferroviaire faire un centre commercial, etc.) ? Au delà,
il faut se demander si la meilleure solution n'est pas la destruction totale ou partielle du site, pour
édifier autre chose à la place. Après tout, depuis des millénaires, les civilisations se sont édifiées les
unes par dessus les autres, au prix de destructions innombrables, qui ont fait place à de nouvelles
créations: sans les incendies qui ont ruiné les premières cathédrales romanes, il n'y aurait pas eu d'art
gothique et l'architecture contemporaine serait-elle ce qu'elle est en Europe sans les destructions de
deux guerres ?

Ce n'est qu'après cette réflexion, que je simplifie ici mais qui doit comprendre un travail de
consultation élargie au plus grand nombre possible d'acteurs locaux, qu'il sera possible de décider
que le monument, le site ou l'objet en question ne peut décidément servir à rien de vivant, mais que
son importance historique, imaginaire, esthétique, scientifique, affective est telle qu'il est
indispensable de prendre les moyens de sa préservation dans l'intérêt de la communauté (et pas
seulement en raison de l'intérêt d'un conservateur-fonctionnaire, d'un collectionneur ou d'un amateur
passionné). Alors la muséalisation s'impose dans toute sa rigueur.

Encore peut-on se demander si cette muséalisation doit être éternelle, ce que sous-entend le terme
muséal d'inaliénabilité, mais aussi les règles du classement des monuments et des sites. Ne faudrait-il
pas de temps à autre ranger nos greniers collectifs, supprimer les pancartes "ne pas toucher" à côté
de très nombreux objets qui n'ont pas de vraie identité, ou qui l'ont perdue, ou qui n'ont pas de
signification pour l'époque actuelle. Combien de collections données autrefois à des musées
croupissent dans leurs réserves, mais aussi malheureusement parfois dans leurs vitrines publiques,
qui seraient mieux utilisées dans l'école pour être manipulées par des élèves qui y trouveraient des
illustrations en trois dimensions.

Je sais que ces considérations sont hérétiques, mais il faut les poser, ne serait-ce que pour que leur
soient données des répliques réfléchies et bien argumentées. Il ne suffit pas de dire "ceci est beau
parce que c'est vieux, donc il faut le conserver", encore faut-il expliquer pourquoi la société doit
assurer cette conservation dans l'intérêt général, alors que le propriétaire naturel de ce patrimoine
n'en a plus l'usage et que personne d'autre n'a voulu s'en charger. Car je ne pense pas que tout ce
qui est vieux soit beau, ni que la société doive le conserver pour cette seule raison.

4. Pourquoi et comment est née la nouvelle muséologie ?


Faisons un peu d'histoire, ne serait-ce que pour montrer que les idées qui vont suivre ne sont pas des
utopies ou des fantaisies. A la fin des années 60, un vent de renouveau a agité la profession muséale.
Dans les pays industrialisés, les événements de 1968 avaient amené de nombreux jeunes
muséologues à se poser des questions sur leur profession et sur leur rôle dans la société; dans les
pays en voie de développement, ou en émergence comme on dit maintenant, particulièrement en
Amérique Latine, une prise de conscience se faisait jour en matière de libération de la tutelle
économique et culturelle des grands pays, particulièrement des Etats Unis; dans les pays
nouvellement indépendants, de jeunes élites revendiquaient pour leurs patrimoines un rôle majeur
dans la constitution d'identités nationales et régionales. Le Mexique, l'Inde, le Niger étaient à l'avant-
garde de ce mouvement extra-européen, tandis que les luttes contre la discrimination raciale
provoquaient la création de structures culturelles d'affirmation ethnique aux Etats-Unis (les
Neighborhood Museums). Parallèlement, l'enrichissement des classes moyennes américaines et
européennes, associé aux nouveaux moyens de déplacement, entraînait une demande touristique
dont les motivations étaient aux antipodes de celles des jeunes muséologues locaux. Devant cette
évolution divergente des pratiques et des mentalités, l'ICOM entreprit entre 1969 et 1972 un travail de
réflexion collective sur plusieurs thèmes complémentaires: lutte contre les trafics de biens culturels,
affirmation du rôle "politique" des musées (Conférence générale de 1971 en France), définition du
contenu du concept nouveau d'écomusée (Lourmarin, 1972) et de celui de "museo integral" (Santiago
du Chili, 1972).

Mais la profession et le monde institutionnel des musées ne pouvaient qu'évoluer lentement et les
plus impatients des "jeunes" (ou moins jeunes) muséologues de nombreux pays ne voulurent pas
attendre qu'un consensus s'établisse et passe dans les faits. D'autre part, il était évident que la
demande touristique et la tradition élitiste de la muséologie traditionnelle s'opposeraient à cette
modernisation des idées et des concepts. C'est ainsi que naquit, progressivement, le mouvement de
la nouvelle muséologie, qui s'affirma finalement dans les années 80 avec la création du MINOM. Les
musées mexicains et québécois, celui de la Communauté Urbaine Le Creusot-Montceau (CUCM) en
France jouèrent un rôle notable dans l'essor des nouvelles idées et des nouvelles pratiques. Des
personnalités fortes marquèrent cette période (entre 1970 et 1990), telles que Jorge Enrique Hardoy
(Argentine), Mario Vasquez (Mexique), Pierre Mayrand (Canada), John Kinard (Etats Unis), Stanislas
Adotevi (Bénin), Duncan Cameron (Canada), Alpha Konaré (Mali), Marcel Evrard (France). On notera
que l'Europe et l'Asie sont peu représentées dans cet échantillon, sans doute parce qu'elles restaient
sous l'influence, soit des traditions de la muséologie classique, soit des écoles des années 50 et 60,
celles de G.H. Rivière en Europe, de Grace Morley en Inde ou des grands musées d'art et de
sciences américains.

Dans le même temps, une autre "nouvelle muséologie" se développait, basée sur des investissements
considérables, sur des masses de visiteurs essentiellement touristiques, sur des programmes de
prestige, sur des techniques de plus en plus sophistiquées qu'il s'agisse d'architecture, de
scénographie, d'utilisation de l'informatique et du multi-média, sur un mécénat public et privé aux
motivations de relations publiques.

Les années 90 devaient clarifier les origines et les objectifs de ce double mouvement de muséologie
touristique et de muséologie populaire, dont les motivations divergentes apparurent bien à la
45
Conférence de l'ICOM à Québec en 1992 , ironiquement tenue vingt ans exactement après la Table-
Ronde de Santiago. Actuellement, on peut dire que la "nouvelle muséologie", qui prend des formes
différentes selon les pays et les terrains, est essentiellement un mouvement de muséologues qui
cherchent à mieux adapter le musée à son temps et aux besoins des populations. Elle ne rassemble
d'ailleurs pas seulement des muséologues ou en général des professionnels de musées, mais tout
aussi bien des enseignants et des éducateurs, des agents de développement, des philosophes, des
sociologues, toutes personnes qui, de bonne foi, pensent que le patrimoine est une ressource
essentielle et la culture une dimension première du développement et donc que l'on a besoin d'outils
pour connaître et utiliser ce patrimoine, non pas pour le plaisir de quelques uns, mais pour l'intérêt de
tous. Le travail actuellement réalisé par V.H. Bedekar en Inde est à cet égard exemplaire, car il est en

45
Voir le rapport de synthèse que j'ai présenté au dernier jour de cette Conférence, in Actes de la XVI° Conférence
Générale de l'Icom, ICOM, Paris, 1992, p. 66-71
permanence ancré dans la réalité des besoins des innombrables communautés culturelles de cet
46
immense pays .

5. Y a-t-il un seul concept d'écomusée ?


Je pose la question comme cela, car il me semble qu'il n'y a pas deux personnes qui donnent au mot
écomusée le même sens. J'ai déjà, dans un article paru en 1978 dans la Gazette des musées
47
canadiens et depuis reproduit à diverses reprises , tenté de montrer la différence qui existe entre le
concept original, celui de 1971-1972, développé ensuite par G H Rivière, d'un musée de parc, à
vocation essentiellement naturelle et rurale, et le concept dérivé, celui issu du Creusot dans les
années 73-80, d'un musée instrument de développement communautaire. En réalité, le succès du mot
48
a entraîné de très nombreuses dérives, qui ont été finement analysées par Peter Davis . Ce mot est
devenu un de ces "mots-valises" où chacun peut ranger ce qu'il veut: un musée industriel, un centre
d'interprétation, un centre de la mémoire d'un village, un musée local d'arts et traditions populaires, un
lieu d'accueil pour touristes "culturels", etc.

Personnellement, bien que l'invention du mot me soit due (tout à fait par hasard comme je l'ai souvent
expliqué), je préfère conserver le terme "musée" et lui affecter un qualificatif qui définit sa principale
caractéristique: musée communautaire s'il émane réellement d'une communauté particulière, musée
de territoire s'il représente la complexité d'un ensemble de communautés qui co-existent sur un
"pays", musée de site (monumental, industriel, archéologique) ou encore centre d'interprétation
lorsque ce dernier terme reflète bien la volonté de traduire un paysage, une histoire, un personnage,
un fait, un problème.

On voit en outre des promoteurs de développement local inventifs qui, partant de ce que l'on pourrait
appeler l'"esprit écomusée", font apparaître d'autres formules: le parc culturel du Maestrazgo, en
Aragon (Espagne), en est un exemple. De même, dans le cadre de la Quarta Colônia (Rio Grande do
Sul, Brésil), le projet initial d'un écomusée reflétant l'histoire et le présent de cette ancienne
colonisation italienne est devenu le "Projeto Identidade".

Ailleurs au contraire, pour des raisons d'image et de cohérence avec l'origine du projet, on a souhaité
conserver le mot, même si la réalité à changé: ainsi de l'écomusée de la communauté Le Creusot-
Montceau, devenu un musée de territoire assez classique, ou de l'Ecomuseu Comunitário de Santa
Cruz (Rio de Janeiro), où le mot "communautaire" en dit plus sur la réalité du musée que le mot
"écomusée".

46
cf. V.H. Bedekar, New Museology for India, New Delhi, 1995. Des textes plus récents sont publiés sur le site
www.interactions-online.com.
47
En particulier dans "Vagues", op.cit. tome 1, pp.446-487 et en traduction portugaise dans la revue "Ciências e Letras"
de la FAPA, Porto Alegre (Brésil), n° 27, 2000, pp.62-90
48
Peter Davis, "Ecomuseums, a sense of place", Leicester Museum Studies, 1999
Pour moi, que représente aujourd'hui le concept d'écomusée, en termes de service du développement
local ? Si j'essaye de faire une synthèse de tout ce que j'ai vu et entendu depuis trente ans en matière
de nouvelle muséologie et d'écomuséologie, il semble refléter plusieurs idées complémentaires:
- sa matière première est le patrimoine global d'une communauté ou d'un territoire, en dehors de
toute notion restrictive de collection constituée, appropriée, inaliénable,
- son cadre est territorial, en ce qu'il n'est pas limité à un ou des édifices spécialisés,
- sa création prend la forme d'un processus long et lent, multiforme, qui accompagne le
développement, au même rythme que celui-ci,
- la participation des membres de la communauté ou des communautés est permanente,
instrumentale et opérationnelle, ce qui signifie que ce sont les acteurs locaux qui décident de ce
qui est bon pour eux et qui participent à la réalisation selon des modalités variables,
- il est une source d'éducation populaire, de transmission culturelle, d'ouverture au monde et aux
autres cultures,
- la recherche et la conservation sont des moyens d'action et non pas des fins, des obligations ou
des fonctions.

Enfin et surtout, il n'y a pas de modèle, pas de règle. Ces musées, ou écomusées, sont tous différents
les uns des autres, non pas seulement par la nature de leur patrimoine et de leur communauté, mais
par l'histoire de leur processus. Il est donc absurde de vouloir les soumettre à des normes et à des
labels et de prétendre leur imposer des équipes fonctionnarisées. Voici par exemple, l'opinion
exprimée récemment, par Graça Filipe, directrice de l'un des écomusées les plus célèbres
49
actuellement, celui de Seixal, au Portugal :
"Notre territoire municipal et la région qui nous entoure et où nous vivons sont en changement.
Quotidiennement, la municipalité accueille de nouveaux résidents, un phénomène qui résulte de la croissance urbaine
et d'un ensemble de facteurs d'attraction, dont les uns sont communs à toute l'aire métropolitaine de Lisbonne, tandis
que d'autres résultent de l'identité construite par Seixal dans ces dernières décennies. Les activités et programmes
culturels et une action patrimoniale axée sur le territoire et sur la relation à la communauté sont indissociables de cette
identité en construction. Les collectivités publiques, les associations et autres entités locales, les écoles et les citoyens
se constituent en partenaires ou recherchent des formules de coopération dans le but d'améliorer la qualité de la vie
des populations.
L'Ecomusée Municipal de Seixal fait partie de cette stratégie de développement intégré. Il vit le changement et le met
en perspective, appuyant son travail sur la préservation et la valorisation du patrimoine culturel et naturel et des
mémoires collectives. Ce travail est assurément ambitieux, à la fois par l'extension de la compétence municipale sur le
patrimoine dans sa globalité et par l'engagement de travailler dans et avec la communauté.
Les autorités municipales de Seixal veulent ainsi actualiser les partenariats pour poursuivre un projet innovant, appliqué
au territoire municipal mais toujours plus projeté et inséré dans le contexte national. Elle compte sur les écoles et la
communauté éducative, partenaires essentiels dans l'éducation à la citoyenneté et dans la construction d'une société
engagée et critique, luttant ainsi contre la globalisation. L'Ecomusée a besoin de partenariats nouveaux ou approfondis,
capables de gérer collectivement ce patrimoine en changement." (Trad. HdV)

49
Comunidade, escola, ecomuseu, Editorial do n°21 de Ecomuseu Informação, Boletim do Ecomuseu Municipal do
Seixal (Portugal) 4° Trimestre 2001
C'est pourquoi je me demande souvent, très sérieusement, si ce sont toujours des musées et s'il ne
faut pas comme l'ont fait les promoteurs du Maestrazgo et de la Quarta Colônia, leur donner d'autres
noms, pour ne pas aggraver la confusion. Un directeur des musées de France me conseillait, pour
que l'écomusée de la CUCM soit mieux reconnu et aidé par l'Etat, d'acquérir des œuvres ou des
objets exceptionnels, d'importance au moins nationale, voire européenne, et cela dans un secteur
scientifique ou industriel à la mode. Or nous cherchions à ce moment là à mieux ancrer le musée
dans la communauté et à lui faire refléter les changements apportés à la vie sociale et économique de
son territoire depuis la crise industrielle des années 80 ! Dans mon activité professionnelle de
consultant en développement local, lorsque je rencontre un projet d'écomusée, je cherche le plus
souvent à décourager mes interlocuteurs d'utiliser ce terme, en leur disant qu'ils risquent de se voir
obligés à faire des choses qui les éloigneront de leurs objectifs réels.

Pour être cohérent avec ce qui précède, je ne parlerai donc pas, dans les pages qui suivent,
d'écomusées, mais des différentes solutions qui me paraissent offertes, dans l'expérience actuelle de
la nouvelle muséologie, pour adapter le musée et la muséologie aux besoins du développement.

Le musée-territoire

Le musée-territoire est l'expression du territoire, quelle que soit l'entité qui en prend l'initiative et
l'autorité qui le contrôle : association bénévole, collectivité locale, institution scientifique, agence de
développement, programme de tourisme culturel, etc. Son objectif est la mise en valeur de ce territoire
et, de ce point de vue, c'est réellement un outil du développement, au premier degré. Le territoire
choisi peut-être grand ou petit, sa délimitation dépendre de critères naturels (réserve naturelle,
secteur du littoral), économiques (région minière), historiques (province à forte identité héritée du
passé), sociologiques (un quartier périphérique de ville, un village à traditions artisanales ou
communautaires). Un parc naturel régional est un musée-territoire par vocation. Un musée local
classique qui se réorganise pour servir et couvrir l'ensemble du territoire de sa commune, de son
canton, afin de mieux en refléter la diversité et de mieux répondre à ce que les autorités locales
attendent d'une institution patrimoniale (inventaire du patrimoine, accueil des touristes, éducation des
scolaires, etc.), en est un aussi. Un "pays" en émergence qui veut se doter d'une institution au service
de son image, de son identité et de son dynamisme voudra en créer un sur le territoire qu'il s'est
donné. La Quarta Colônia, au Brésil, le Maestrazgo en Espagne, déjà cités, sont typiquement des
musées-territoires voulus et constitués par les promoteurs des projets de développement.

Ce peut être un musée plus ou moins virtuel dont l'espace d'action est le territoire tout entier: dans ce
cas, il se composera d'un nombre illimité de points d'observation ou de lecture du paysage avec ou
sans panneaux explicatifs; d'itinéraires et de parcours pédestres, équestres, cyclistes; de lieux
d'activités, expositions, interprétation, accueil, boutiques; et aussi de documents, cartes, guides et
topoguides, publications diverses traitant du territoire sous toutes ses formes.

Ce peut aussi être un musée au sens habituel (bâtiments, expositions, collections, programmes de
collecte, de conservation, d'étude, de diffusion culturelle) qui s'adresse au territoire, à ses habitants et
à ses visiteurs. Dans ce cas, il se décentralisera en divers points caractéristiques du territoire et il
cherchera à disposer d'une collection et d'une documentation aussi exhaustives que possible et à
refléter toutes les préoccupations du territoire, de ses habitants, de ses structures de développement.

Dans tous les cas, le musée-territoire est à la fois un regard sur l'intérieur du territoire et une fenêtre
ouverte sur l'extérieur, d'abord les territoires voisins, ensuite tout ce qui se trouve "dehors" et qui peut
enrichir le territoire et contribuer à son développement.

S'il est rarement créé par la population elle-même (car la notion de territoire est essentiellement
intellectuelle, ou même technocratique et politique), le musée-territoire ne peut vraiment jouer son rôle
dans le développement sans prendre en compte la communauté ou les communautés présentes et
vivantes sur ce territoire, car ce n'est pas un désert et il est sans cesse modifié par ceux qui l'habitent,
qui le visitent, qui y investissent, qui l'administrent. Cette communauté n'est pas un objet du musée,
ses membres ne sont pas de simples visiteurs, un public comme un autre, au même titre, par
exemple, que les touristes ou les groupes scolaires venus en car, ils sont des sujets du musée et des
acteurs. Il ne suffit donc pas de les traiter en informateurs, en spécimens ethnographiques ou en
échantillons sociologiques, mais le musée doit les intégrer à toutes les étapes de son processus et de
sa vie. C'est à ce prix que le musée remplira sa fonction au service du développement.

Or il n'est jamais facile de convaincre une population qu'une institution qui leur apparaît un peu
intimidante, conçue et menée par des spécialistes avec leur langage, et par des élus ou des
fonctionnaires avec leurs approches politico-administratives, est quelque chose qu'ils peuvent
s'approprier, co-piloter, un espace où ils sont chez eux, plus et mieux que des touristes ou des
chercheurs, et aussi un espace qui a besoin d'eux. J'ai déjà parlé de la seule méthode que j'aie pu
imaginer et expérimenter, même si elle ne m'est pas propre et que je n'en revendique pas l'exclusivité,
qui consiste à emmener cette population, ou du moins le plus grand nombre possible d'habitants du
territoire, littéralement en promenade sur leur territoire, non pas pour apprendre à voir des choses
qu'ils savent instinctivement, mais pour les montrer à quelqu'un d'autre, en l'espèce moi-même, un
étranger ignorant qui a des yeux neufs, pose des questions naïves ou stupides aux yeux des gens du
pays et à qui il faut faire valoir les atouts de la petite patrie, ce qui amène fatalement à se demander
quoi faire, ensemble, pour changer ce qui ne va pas et pour mieux utiliser ce qui va bien. En cela la
gestation d'un musée-territoire est peut-être l'un des exercices les plus riches de la démarche de
développement local. Le patrimoine du territoire devient un prétexte à réfléchir sérieusement au
présent et à l'avenir et à se demander ce qu'il est possible de faire pour avancer tous ensemble, grâce
à ce lien que le patrimoine constitue pour chacun.
Ensuite, à toutes les étapes, aussi bien du processus de création du musée que de celui du
développement, la même approche participative pourra être adoptée. J'en ai ressenti très fort
l'efficacité au cours du programme Pollen, à Bouguenais (Loire-Atlantique), dont les principales
actions ont été impulsées par des citoyens volontaires, issus du territoire, en petit nombre certes, mais
avec toujours un retour à l'ensemble de la population, soit globalement au plan communal, soit dans le
cadre d'unités de vie plus petites, du village ou du quartier. Non seulement les gens ont des idées,
mais ils sont disponibles pour participer à leur mise en œuvre et pour contrôler celle-ci. On ne laisse
pas faire n'importe quoi d'un étang et d'une carrière que l'on a toujours connus, où l'on a joué enfant,
qui appartient à son environnement quotidien: on veut être informé, consulté et finalement on vient
soi-même nettoyer le site, l'aménager, vérifier que les travaux relevant de la commune sont bien faits.
On est évidemment bien loin ici d'un musée classique, dans ses murs, mais l'esprit est celui de la
nouvelle muséologie, telle que définie plus haut.

En cela, la muséologie du territoire est au sens propre une muséologie du développement. Elle
n'est pas obligatoirement - et ne devrait pas être- la conséquence d'une crise économique ou sociale.
Elle est stratégique.

L'une des applications de la muséologie du territoire est le centre d'interprétation. Né en Amérique


du Nord, surtout dans les parcs naturels, cette méthode de mise en valeur du patrimoine, qui ne
repose pas uniquement sur des collections ou même sur des objets à trois dimensions, mais qui peut
utiliser tous les moyens modernes d'explication, d'illustration et de démonstration, se développe un
peu partout comme un moyen de présentation d'un patrimoine de proximité: site naturel,
archéologique, historique, espace caractéristique d'un paysage, d'un mode de vie, d'une activité
économique, village ou quartier. Ici, le patrimoine est au dehors, le commentaire est au dedans: il
prépare le visiteur, l'élève, le chercheur à une démarche qui deviendra une découverte personnelle
dès que le site sera abordé.

Les promoteurs et acteurs locaux du Maestrazgo (Aragon, Espagne) ont bien compris tout l'usage
qu'ils pouvaient faire d'un tel outil, qui permet et même impose une mobilisation et une participation
active de la population à toutes les étapes. Pratiquement tous les villages du territoire se sont dotés
(13 sites actuellement), ou sont en voie de se doter, par une démarche locale largement auto-gérée,
de ces centres, dont la définition, donnée pour celui de Berge, dans un document que j'extrais du
bulletin électronique "Buenos Dias Maestrazgo" (juin 2000), se lit comme suit:
"L'interprétation du patrimoine est à l'heure actuelle l'une des principales chances du monde rural pour la valorisation
des ressources physiques et culturelles d'un territoire. Pour celui-ci, il est absolument nécessaire de pouvoir disposer
d'un centre d'intérêt attrayant, où le visiteur trouve une information résumée et accessible, proposée par des
spécialistes qui encouragent et aident à interpréter les atouts d'un territoire, appelant à la visite et à une observation du
patrimoine naturel et culturel, avec un esprit ouvert et respectueux." (adaptation HdV)
On voit bien que le centre d'interprétation n'est pas un musée, mais est un élément d'un musée de
territoire comme le cartel et le catalogue d'exposition ou le livret-guide sont des éléments du musée
d'art classique.

Le musée communautaire

Le musée communautaire est l'expression d'une communauté humaine, laquelle se caractérise par le
partage d'un territoire, d'une culture vivante, de modes de vie et d'activité communs. Cette
communauté peut-être composée elle-même de plusieurs communautés lorsque sa définition s'appuie
sur un territoire, elle peut être aussi étroitement mono-communautaire (professionnelle par exemple).
Elle ne peut ni ne doit être fermée, sinon le musée n'a pas de sens pour le développement qui, on l'a
vu, suppose un enrichissement à la fois endogène et exogène. Le musée est la propriété de la
communauté qui lui a donné naissance et qui le fait vivre. Il est enfin un outil dynamique du
développement de cette communauté, dont le matériau principal est le patrimoine au sens le plus
large, mais il n'est pas le seul: les idées, les projets, les productions non encore entrées dans le
patrimoine font partie des moyens d'expression du musée.

A la différence du musée territoire, il ne part pas d'une entité politico-géographique, mais d'un groupe
humain vivant, qui peut ne pas avoir de territoire propre, ou un territoire seulement virtuel. Le musée
est donc non pas objectif, décrivant le territoire et en faisant vivre visuellement les évolutions, mais
bien subjectif, faisant des choix et exprimant des critiques ou des propositions, à partir de la
personnalité de la communauté et des personnalités des individus et des groupes qui la composent.
On trouvera ci-après un texte important et récent sur les musées communautaires au Mexique, pays
fondateur de ce type de muséologie.

TEORÍA Y MÉTODO DE LA NUEVA MUSEOLOGÍA EN MÉXICO


THEORIE ET METHODE DE LA NOUVELLE MUSEOLOGIE AU MEXIQUE

Rapport présenté par le Centre Nayarit de l'Institut National d'Anthropologie et d'Histoire du Mexique à la 1° Journée sur la
nouvelle muséologie, Buenos Aires, le 24 octobre 2001.

"… En résumé, aussi bien le musée communautaire que l'écomusée territorial sont le produit d'une réflexion théorique sur les
faiblesses et les limites du musée traditionnel, réflexion qui aboutit à une nouvelle proposition muséologique d'où émergent des
catégories et des concepts précis…

…En premier lieu, nous pensons que la nouvelle muséologie s'insère dans le concept d'Education Populaire, un processus
théorico-méthodologique d'éducation non-formelle, qu'un groupe social ou une communauté crée et recrée pour étudier,
connaître, analyser et transformer la réalité socio-économique, politique et culturelle qui les caractérise à un moment et dans un
espace déterminés. Par analogie, nous sommes convaincus que le musée communautaire et l'écomusée territorial sont avant
tout, indiscutablement, des espaces d'éducation populaire.

En second lieu, la nouvelle muséologie a repris dans sa formulation toute entière le concept de Culture Populaire ou
Subalterne, entendue comme l'ensemble des phénomènes singuliers que présente un groupe social ou une communauté du
fait tant de sa superstructure idéologique que de ses modes de pensée et de sa relation à l'univers de la structure économique
productive qui le caractérise à un moment et dans un espace déterminés. C'est à dire que la culture populaire ou subalterne
n'est pas autre chose que l'ensemble des manifestations singulières découlant du mode de vie.
Troisièmement, la nouvelle muséologie propose et pratique quotidiennement dans sa manière d'agir, le concept très riche de
Recherche Participative, qui est lui-même intimement lié à celui d'éducation populaire. Nous entendons par recherche
participative le processus méthodologique qui a pour objet la production de connaissances systématiques et nécessaires qu'un
groupe social ou une communauté détient sur soi-même, à partir de diverses stratégies de participation et de prise de décisions
pour l'exécution d'une ou de plusieurs phases du processus même de la recherche.

Quatrièmement, le musée communautaire et l'écomusée ont requis et créé une planification muséographique propre, qui fait
apparaître le concept de Muséographie Communautaire, laquelle se définit comme l'expression de la culture populaire qui se
réalise à travers une création collective et qui utilise les ressources naturelles et technologiques de manière rationnelle, en vue
de récupérer la mémoire historique et de recréer la culture propre [du groupe social ou de la communauté].

Enfin, la nouvelle muséologie rejoint l'idée selon laquelle chacun des contextes où elle se développe englobe nécessairement
une série de facteurs économiques, politiques, sociaux, culturels et écologiques, lesquels détermineront les spécificités que
devra prendre en compte le processus muséologique à mener. Cela signifie que le musée communautaire comme l'écomusée
territorial ont besoin du concept d'Appartenance Territoriale, qui se définit par rapport à l'espace physique où cohabitent et
interagissent deux ou plusieurs classes et/ou groupes sociaux, qui génèrent un système spécifique de relations sociales de
production et de pensée, système qui définit le contexte dans lequel peuvent être menées les diverses actions nécessaires à
son développement et à sa pérennité." (Trad. HdV)

Références complémentaires

- CAMARENA Cuauhtémoc, MORALES Teresa, VALERIANO Constantino, Pasos para crear un Museo Comunitario -
INAH-DGCP - México, 1994
- DERSDEPANIAN Georgina, El museo comunitario: un principio para todos. Gaceta de Museos, n°17, marzo 20000.
CNMyE-INAH, México

C'est un concept difficile à comprendre en France, où la notion même de communauté est rejetée,
depuis plus de deux siècles, par les tenants de la République une et indivisible, selon lesquels il n'y a
dans le pays que des citoyens égaux. L'identification culturelle de groupes particuliers mènerait selon
eux à l'affaiblissement, puis à la disparition de l'identité nationale: c'est à mon sens une version très
perverse et malhonnête de la laïcité et de la xénophobie, puisque les communautés que l'on craint
sont soit de nature religieuse, soit d'origine étrangère, sans que l'on accepte de considérer comme
communauté les gens vivant sur un même territoire et partageant culture vivante et patrimoine,
présent et avenir, du moins jusqu'à un certain point.

Heureusement, la plupart des autres pays sont moins craintifs et ont la lucidité de reconnaître qu'un
village, un quartier, une usine constituent des communautés temporaires ou permanentes et sont,
pour cette raison, des creusets de vie culturelle. Le musée communautaire, même s'il est impossible
actuellement en France, est donc une formule qui apparaît un peu partout, soit par transformation de
musées locaux existants, soit par invention de nouvelles formules plus ou moins innovantes. Il ne
s'agit plus d'inventorier le patrimoine de façon participative comme précédemment avec le musée-
territoire, mais de faire servir le patrimoine aux citoyens, collectivement. Le musée est ici plus une
mentalité, une manière de traiter les problèmes locaux de façon culturelle, qu'une mise en forme
institutionnelle de ces problèmes.

Le musée communautaire n'est pas un musée municipal, ou de quelque collectivité que ce soit: il ne
peut pas relever d'une autorité, si démocratiquement désignée soit-elle. Inversement un musée
municipal ne peut être pleinement communautaire, sauf transformation profonde de ses objectifs et de
ses structures, y compris de la notion de propriété du patrimoine.
Car le musée communautaire est le plus souvent un acte d'indépendance de la part de la
communauté, qui prétend se regarder, évaluer ses atouts et ses chances, mais aussi ses lacunes,
faire ses propres choix. Elle peut même aller jusqu'à s'opposer à la collectivité, au sens d'institution
légitimée démocratiquement ou supposée telle. Ce qui en fait une aventure risquée, nécessairement
pauvre et précaire, éloignée des scénographies sophistiquées et des programmes ambitieux, évoluant
par bonds successifs, au rythme des crises qui obligent la population à se mobiliser.

Ce musée ne contient pas le patrimoine, il est le patrimoine. C'est un lieu chaud, un forum de débats
et de contestation. C'est dans ce type de musées que naît et s'élabore ce que je crois être - avec
Odalice Priosti de l'écomusée de Santa Cruz à Rio de Janeiro et en paraphrasant l'expression célèbre
de théologiens latino-américains - une muséologie de la libération. Car il s'agit bien de la libération
de la confiance en soi, de la créativité, de la capacité d'initiative, mais aussi d'une libération des
dépendances culturelles: consommations, promotion des valeurs consacrées, pouvoir des savants,
etc. La Table Ronde de Santiago du Chili de 1972 a donné ses lettres de noblesse à cette
muséologie, en suggérant le primat de l'homme et de la communauté comme auteurs et acteurs d'une
institution qui ne devrait pas être au seul service de ses collections ou de ses conservateurs, ou
même de publics culturellement et socialement minoritaires. Depuis Santiago, même si le nombre de
tels musées ou expériences patrimoniales reste modeste, en comparaison avec celui des grandes
institutions touristico-culturelles publiques, nous savons que c'est possible, que cela fonctionne, et
précisément au service du développement.

Ce musée est également un facteur de libération du patrimoine, non pas pour "donner du sens" à
celui-ci, comme la mode actuelle le voudrait, mais pour exprimer toutes ses significations, sans en
sélectionner une qui deviendrait une norme.

Nous devons nous poser ici, une nouvelle fois, la question de la propriété du patrimoine. Bien
entendu, un tel musée, émanant de la communauté elle-même, n'a pas véritablement de collections
dont on pourrait dire qu'elles appartiennent collectivement et légalement à l'ensemble des citoyens.
Les collections, lorsqu'elles existent, sont marginales, par rapport à l'action du musée. Chaque
élément du patrimoine revendiqué comme communautaire a son propriétaire légitime, qui n'est pas
forcément d'accord pour l'usage occasionnel ou permanent de son bien par la communauté, ou pour
le sens qui lui est donné, ou pour le risque d'altérations qu'il court. Ce sont des choses qu'il faut
prendre en compte et, à l'intérieur de la communauté, un processus pédagogique devra s'engager, qui
fait partie de l'aventure muséologique, pour préciser la notion d'un partage de propriété, physique d'un
côté, morale de l'autre, et celle des limites à leur poser.

50
En effet, et la pratique des Journées du Patrimoine en France depuis une dizaine d'années le
montre, un objet ou un monument qui est rendu visible pour tout le monde, même occasionnellement,

50
Un week-end chaque année autour du 20 septembre.
subit déjà de ce fait en quelque sorte une perte de jouissance. Si ma maison est intéressante et
qu'elle est regardée quotidiennement par les passants qui empruntent ma rue, elle leur appartient
visuellement jusqu'à un certain point (ce qui justifie éventuellement que je n'aie pas le droit,
explicitement ou implicitement, de les en priver en la dissimulant, en la détruisant ou en la
transformant à ma guise). Si je la fais visiter une fois par an, je perds encore un peu plus de ma liberté
de propriétaire, puisque je commencerai à me poser des questions de restauration, de décoration,
d'entretien, de mise en valeur, qui ne me viendraient pas à l'esprit en temps normal et qui découleront
de l'idée que je me fais de l'attente de ces visiteurs occasionnels. Je vais me demander si je dois faire
ceci ou cela, en rechercher les moyens, éventuellement demander conseil. C'est encore plus vrai si je
fais de la visite, gratuite ou payante, une activité permanente.

Or la muséologie communautaire va encore plus loin: ce n'est pas le propriétaire qui décide seul de
"présenter" son bien (un monument, une photo, un objet usuel, une œuvre d'art, un document
d'archives), c'est la communauté qui le sollicite, en tant que membre de cette communauté, de
participer à un processus commun de valorisation du patrimoine à des fins d'identité, d'éducation, de
développement, etc. Et cela le plus souvent sans contreparties autres que de satisfaction civique. Le
rôle du musée communautaire sera dans ce cas d'amener progressivement ce propriétaire à devenir
un citoyen participant comme les autres et à partager la propriété virtuelle (au sens d'une sorte
d'indivision sociale ou d'usufruit communautaire) de ses biens, sans arguer de leur propriété physique
pour les réserver à son seul et exclusif usage. On comprendra bien qu'il ne s'agit pas de demander
des compensations financières, voire une sorte de "droit d'auteur" inaliénable. Le seul recours du
propriétaire qui ne serait pas satisfait de l'usage fait de son bien par et pour la communauté sera de le
retirer définitivement de la circulation, donc du patrimoine communautaire, en se retirant lui-même par
la même occasion de l'entreprise commune.

On voit par là que la construction d'un musée communautaire est aussi la construction de la
communauté elle-même comme un corps vivant, et le test du succès du musée sera à rechercher
dans le développement plus ou moins intense de cette communauté, plus ou moins satisfaisant pour
ses membres. Comme aucune communauté n'est une et homogène, un autre objectif du musée
communautaire sera, non pas de fusionner les différences qui existent à l'intérieur d'elle, mais bien de
les faire co-exister et co-opérer. Et c'est en cela qu'il est peut-être le plus efficace, à la fois par son
langage et par la progressivité de son processus de réalisation.

Enfin le musée communautaire peut mourir: il correspond en effet à un moment dans la vie de la
communauté, lorsque celle-ci a besoin de cet outil pour exister à ses propres yeux, pour pacifier les
relations entre ses différentes composantes, pour mobiliser les citoyens-acteurs autour d'un projet de
développement, pour se révéler à soi-même son identité à travers la diversité de son patrimoine, pour
se faire connaître à l'extérieur, etc. Une fois le but initial atteint, au moins partiellement, les différentes
conséquences secondaires digérées, le musée va perdre progressivement de son utilité, du moins
pour la communauté. Il faudra alors se résoudre soit à le faire disparaître (ce que la non appropriation
directe du patrimoine facilitera), soit à le transformer. Ici nous avons trois options:
- changer le musée en une autre forme d'action communautaire, dont la nécessité aura été révélée
au cours du processus et dont la méthode aura été élaborée en même temps, par exemple
l'exploitation systématique et endogène d'une partie du patrimoine dans l'intérêt commun, ou la
recherche d'une ouverture culturelle sur l'extérieur pour un enrichissement de la créativité locale,
- institutionnaliser le musée, pour en faire une structure classique, dont les collections seront
représentatives du patrimoine local et qui contribuera, tout aussi classiquement, à l'éducation des
jeunes générations et à l'attraction touristique du territoire
- transformer le musée communautaire en musée-territoire, comme un instrument du
développement local, entre les mains des agents et des promoteurs de ce développement.

Le musée scolaire

C'est un cas particulier, mais très intéressant et tout à fait ignoré en France, de muséologie du
patrimoine. Il n'est qu'indirectement lié au développement, et seulement très en amont, au niveau de
la prise de conscience du patrimoine comme ressource collective. Cette formule a été fortement
vulgarisée par les muséologues américains (rappelons-nous l'expérience du Brooklyn Children's
Museum dans les années 60), mais alors à l'extérieur de l'école, et surtout par les Mexicains dans
années 60 et 70. Ceux-ci ont tenté de généraliser la formule et ont partiellement réussi, puisque plus
de 1000 musées scolaires fonctionnaient au début des années 70. J'ai moi-même fait une expérience
analogue, purement associative et très modeste, dans l'école de mes propres enfants, vers 1970.
Bien sûr, depuis longtemps existaient les musées universitaires qui, à l'origine, avaient un peu les
mêmes buts pédagogiques et éducatifs, mais qui sont devenus soit des expositions de moulages et
de spécimens plus ou moins pertinents et poussiéreux, soit des musées publics contenant des
collections permanentes prestigieuses, soit encore des institutions de recherche scientifique de haut
niveau.

Le musée scolaire est le fruit d'un processus réellement muséologique (concept initial,
programmation, adaptation de lieux, repérage et collecte d'objets, analyse et étude des objets,
inventaire, conservation, présentation, animation) lié à l'activité scolaire, de façon coopérative,
associant parents, enfants et enseignants, éventuellement même des personnes et/ou des institutions
voisines de l'école. Bien entendu, il n'y a pas (ou il ne devrait pas y avoir) constitution de collections
permanentes, car cela ne peut pas être la vocation d'une école d'être responsable d'un patrimoine
culturel ou naturel muséalisé.

Les avantages sont multiples: offrir aux enseignants des outils pédagogiques nouveaux, faire prendre
conscience aux parents du rôle du patrimoine (celui de la famille ou de l'environnement par exemple)
dans l'éducation de leurs enfants, dans l'école et en dehors, enfin habituer les enfants, dès le plus
jeune âge, à voir en trois dimensions, à toucher et à respecter le patrimoine, à l'utiliser comme
ressource éducative et support à l'imagination et à la créativité. Car le même objet (the real thing / la
chose réelle chère à Duncan Cameron) peut servir à de nombreux usages, liés ou non au programme
scolaire. Et l'assemblage d'objets offre d'innombrables possibilités d'expression, de déduction, de
démonstration. Il est aussi un antidote précieux au tout-image de l'ère de la télévision.

Ce n'est possible évidemment que si le musée scolaire reste absolument gratuit et bénévole, c'est à
dire "bricolé". C'est l'œuvre de muséographes amateurs. Sinon, on entrerait dans des impossibilités
matérielles et humaines et on resterait dans le cadre d'un projet-pilote, qui ne serait jamais répété
ailleurs. De plus il faut que chaque musée scolaire reflète les idées, les goûts et les besoins de ses
créateurs, enseignants, parents et enfants. Il ne peut donc pas être normalisé au delà des principes
que je viens de formuler.

Le musée scolaire est aussi un jeu, le jeu du patrimoine, pratiqué avec des objets ou des documents
aussi authentiques que possible, un concours permanent entre les élèves à qui apportera l'élément le
plus significatif ou à qui sera capable d'assembler des objets pour en faire l'équivalent
muséographique d'une rédaction ou d'une dissertation.

On voit la supériorité de ce musée scolaire sur la traditionnelle visite de musée par des classes, en
rangs serrés. Il peut même préparer psychologiquement et intellectuellement les enfants à la visite du
musée, qui deviendra volontaire et appréciée, puisqu'ils se sentiront un peu dans la situation de
l'amateur éclairé qui comprend mieux la pratique du professionnel parce qu'il a lui même éprouvé les
difficultés et les joies de cette pratique. Il facilitera aussi, plus tard, l'engagement des parents, ou des
enfants devenus adultes, dans la prise en charge du patrimoine, pour lui-même et comme ressource
du développement. Il est donc un musée communautaire d'une espèce particulière, en ce qu'il émane
de la communauté éducative toute entière.

Les dérives de la muséologie moderne

Si une collègue portugaise, autrefois, a pu ironiser sur le concept d'écomusée ou de nouvelle


muséologie en le traitant de méta-muséologie, nous pouvons entrer ici dans le champ de la para-
muséologie, comme il y a de la para-pharmacie. Car la passion du patrimoine est telle de nos jours
que les musées ont fleuri, presque dans tous les pays, de façon sauvage et parfois cocasse. Je me
souvient de ces boutiques de souvenirs plus ou moins faux dans la vieille ville de Jérusalem qui
s'intitulaient pompeusement "musées des antiquités". Il y a aussi tous ces petits musées locaux plus
ou moins commerciaux, qui surfent sur les légendes et spécialités locales, comme la Bête du
Gévaudan, la vigne ou la mine (je ne parle pas ici, évidemment, des musées importants et sérieux
consacrés à ces thèmes). Il y a enfin trois types de musées sur lesquels je voudrais m'étendre un peu,
pour dénoncer des discours fallacieux:

- les économusées
Cette invention québécoise remonte à une vingtaine d'années. Elle désigne, semble-t-il, des
institutions à fins très lucratives, généralement par la restauration d'installations pré-industrielles que
l'on rend capables de produire à nouveau des choses que l'on vend ensuite aux visiteurs. C'est une
formule absolument et exclusivement touristique, qui doit être classée dans la catégorie des magasins
de souvenirs. Leur statut devrait être strictement privé, bien qu'ils soient souvent aménagés avec des
fonds publics, dans l'espoir (d'ailleurs parfois récompensé) de recettes touristiques substantielles
utiles à la collectivité et porteuses d'un ou de plusieurs emplois. Je préfère quant à moi la même
pratique de remise en fonctionnement d'une installation pré-industrielle et de vente de produits,
lorsqu'elle est intégrée dans un musée-territoire ou dans un musée communautaire, comme c'est le
cas pour le "moulin de marée" de Corroios à l'écomusée municipal de Seixal (Portugal) qui moud le
grain et vend la farine, mais dans le cadre d'un projet muséologique cohérent. Il ne faut pas mélanger
les usages du patrimoine, même si les deux sont légitimes dans leurs objectifs respectifs.
L'économusée n'implique la communauté que marginalement et ne participe au développement que
comme n'importe quelle entreprise de production de biens ou de services. A chacun son rôle.

- les musées-parcs à thème


C'est un peu la même chose, en plus animé et encore plus ambitieux. On est là dans la descendance
de certains musées de plein air scandinaves (Skansen), ou de parcs zoologiques ou botaniques. On
les trouve de plus en plus dans des sites industriels dont l'étendue et la masse exigent des moyens
considérables (espaces sidérurgiques ou miniers désaffectés) et donc, pour survivre, une mise en
scène de haute qualité technique. Même si de nombreux éléments sont interactifs, ou si des
méthodes empruntées à la muséologie et à la muséographie sont employées, nous sommes plus ici
dans une situation de relation à un consommateur qu'à un acteur du développement. La Coupole
51 52 53
d'Helfaut ou Nausicaa en France, Ironbridge Gorge en Angleterre entrent dans cette catégorie.
La population locale et le territoire sont pris en compte, l'une comme ensemble de visiteurs potentiels,
l'autre comme cadre plus ou moins adapté au projet. L'objectif est encore la consommation du
patrimoine par des "visiteurs", formant un ou des "publics". Or nous avons vu plus haut que l'essence
de la nouvelle muséologie réside dans la relation directe et non médiatisée entre une population
(communauté) et son patrimoine, le tout inscrit dans un territoire.

- les musées-voleurs

51
Un site de lancement de missiles V2 allemands pendant la 2° guerre mondiale, près de St Omer (Pas de Calais)
52
Un centre de découverte de la mer et de ses richesses, à Boulogne-sur-Mer (Pas de Calais)
53
L'un des premiers sites d'archéologie industrielle, voué aux installations de la sidérurgie anglaise du 19° siècle
Je ne mentionnerai ce phénomène que par acquis de conscience, car il se situe à l'exact opposé de
ce que les développeurs veulent faire. Il peut prendre deux formes:
 celle du musée régional ou national qui centralise une part importante (et choisie) du
patrimoine local, notamment archéologique, ethnographique et sacré, des communautés
et des territoires, à un niveau géographique incompatible avec la gestion de ce
patrimoine comme ressource du développement local. C'est un détournement de
ressources qui interdit le plus souvent la démarche décrite ici, par il dé-responsabilise les
habitants au lieu de leur faire prendre conscience de la valeur de leur culture et de leur
patrimoine pour leur développement endogène.
 celle de certains grands musées riches des pays riches qui contribuent activement et
efficacement au dépouillement des patrimoines communautaires et nationaux des pays
les plus pauvres: ils portent aussi le nom de musées, ils ont théoriquement la même
éthique que tous les autres, mais ils l'appliquent sélectivement, en coopérant avec les
trafiquants les plus notoires du marché illicite des biens culturels.
On connaît des exemples, rares, de réactions, plus ou moins violentes à cet état de choses. L'une
d'entre elles, significativement, a eu lieu autrefois dans un Etat du Mexique, où les paysans ont
réclamé le retour chez eux de pièces archéologiques qui avaient été automatiquement, transférées
pour étude et conservation au Museo Nacional de Antropologia y Historia de Mexico. Cette révolte
était peut-être une conséquence de l'action conscientisante des nombreux musées locaux et scolaires
créés dans tout le Mexique dans les années 60. Il semble qu'une tendance analogue apparaissent
depuis quelques années parmi les populations amérindiennes d'Amérique du Nord.

D'autre part s'accroît le nombre de pays qui contrôlent plus efficacement la sortie du territoire de leurs
patrimoines, ainsi qu'apparaissent de plus en plus souvent des revendications portant sur le retour
d'objets ou de collections dans leur pays d'origine.

Il y a tout un discours qui se forme autour de ces dérives, discours conçu par des intellectuels ou par
des politiques qui habillent élégamment des pratiques contestables, mais qui suivent en réalité la
même logique que le partage inégal des richesses mondiales entre pays et régions riches et pauvres.
Entre le Nord et le Sud, entre la capitale et la province, les différences de traitement sont grandes et la
mondialisation n'arrange pas les choses en créant des perspectives et des illusions d'optique que bien
des savants ou des muséologues de bonne foi ne parviennent pas à décrypter.
Fiche pratique

LE MUSEE, OUTIL DE DEVELOPPEMENT

Pour l’agent de développement, pour le responsable d’association patrimoniale, pour l’élu local, le
projet de musée ne va pas de soi. Il apparaît quasi-automatiquement dès qu’une activité économique
disparaît, qu’un bâtiment ancien assez vaste devient vacant et n’a pas d’utilisation future évidente, ou
encore dès que la stratégie d’attraction touristique a besoin d’un point d’animation et de valorisation
du patrimoine. Or la décision de créer un musée (ou de "refonder" un musée existant) ne devrait
jamais être prise sans une longue période de réflexion collective faisant appel à des questionnements
très variés. Essayons de déterminer un cheminement simple et logique pour cette réflexion, en
plusieurs étapes.

Rappel des deux conceptions du musée


Ces deux conceptions ne sont pas antinomiques, mais elles marquent deux options culturellement
séparées et leur contribution au développement ne peut être la même:
- le musée traditionnel, institution permanente, contenant une collection d'objets, gérée par des
personnels scientifiques spécialisés, s'adressant à des publics, abritée par un ou plusieurs
bâtiments adaptés à cet usage, utilisant le langage de l'exposition,
- le musée évolutif, consistant en un processus à long terme, sur un territoire, pour une
population, avec un patrimoine ancré dans la culture vivante de celle-ci, utilisant le langage de
l'objet.

Quel outil de développement voulons-nous ?


Le musée peut être l'une ou l'autre des réalités suivantes, ou plusieurs simultanément, selon un choix
et un ordre de priorité à définir dès maintenant. Vous pouvez placer des numéros dans les cases ci-
dessous: 
 un "trésor" contenant l'identité et la généalogie culturelle de la population 
 une attraction touristique, auxiliaire du développement économique 
 un instrument pédagogique 
 un lieu dynamique de connaissance, d'information, de prospective 
 une réserve d'objets et de documents protégeant l'intégrité d'une fraction du patrimoine 
 une composante de la politique de loisir et de consommation culturelle 
 un laboratoire scientifique
 un élément d'un réseau d'équipements culturels "structurants"
 Autre
Chacun de ces termes possède sa propre signification pour le développement local et correspond à
une programmation muséologique et muséographique différente.

Quelle est la place de cet outil dans la stratégie de développement local ?


Le musée, ou la formule de mise en valeur patrimoniale qui s'en inspire, peut intervenir à divers
moments et dans divers domaines du développement, par exemple (mais la liste n'est aucunement
limitative):
- comme vitrine du territoire, de la communauté et des activités locales
- comme facteur d'inventaire, de conservation et de présentation du patrimoine local
- comme facteur de mobilisation de la population et outil pédagogique pour les jeunes
- comme utilisation d'un monument vacant
- comme attraction touristique
- comme acteur économique (vente de produits locaux ou de reproductions, entrées et activités
payantes…)
- comme action-prétexte pour la formation des acteurs locaux et leur prise de conscience

Quel patrimoine voulons-nous utiliser ?


Le patrimoine est divers, il est naturel et/ou culturel, il est matériel et/ou immatériel, meuble ou
immeuble. Il n'est pas possible de tout mettre dans un musée, ou bien alors il faut revoir
complètement la notion même de musée, son format (voir l'exemple du parc culturel du Maestrazgo).
Le concept de musée doit donc définir très vite le patrimoine qu'il veut servir et dont il se servira, par
exemple:
- des collections anciennes, propriétés de la collectivité ou d'entités locales
- un patrimoine encore ignoré, caché, méprisé, que le processus muséal révélera et valorisera
- l'ensemble des biens culturels ou naturels existant sur le territoire ou intéressant celui-ci (y
compris ceux qui sont entre des mains privées ou à l'extérieur)
- ce qui relève de la culture vivante actuelle des habitants, donc des biens non disponibles en
permanence mais utilisables de temps à autre
- un patrimoine en constitution, issu de la création et de l'initiative des habitants permanents ou
temporaires (production artistique, artisanale, littéraire, économique, etc.)

Quels publics sont nos cibles ?


C'est la question centrale, qui précède immédiatement le choix du type de musée. Car celui-ci devra
servir des gens et non pas son fondateur ou son responsable scientifique ou administratif. On peut
envisager par exemple, comme public prioritaire:
- l'ensemble de la population du territoire couvert ou de la communauté porteuse du projet
- plutôt une partie de cette population (les scolaires, les jeunes, les personnes âgées)
- la population ou une partie de la population d'un territoire plus large (le "pays", le
département, la région, par exemple)
- le public touristique au sens large, national et international
- un public cultivé local et venant d'ailleurs (tourisme culturel au sens strict)
- un public savant, spécialisé (musées thématiques, scientifiques)
- des consommateurs (au sens des économusées québécois)
- etc.
Ce choix, qui doit impérativement fixer un public "premier", même s'il y a des publics "seconds", sera
déterminant dans la suite du processus muséal.

Quel type de musée souhaitons-nous ?


La liste ci-dessous n'est pas exhaustive et ne prend pas en compte le statut ou le public. Elle vise
seulement à obliger de faire des choix dans la diversité des solutions, dont beaucoup ne sont pas des
musées au sens habituel du terme. Il est possible de combiner les différents types (un musée de
territoire, éclaté en antennes, un musée scolaire thématique, etc.
- musée porteur d'image (symbole, signal patrimonial, mémorial…)
- lieu d'exposition, pour manifestations temporaires
- réserves patrimoniales accessibles ou non au public, avec ou sans espace d'exposition
(exemple: collection d'art sacré)
- centre d'interprétation, à caractère démonstratif et pédagogique, sur un thème, un territoire,
un site, mais sans activité scientifique majeure
- itinéraire de découverte, avec points d'observation et parcours naturels et culturels
- centre de ressources comprenant documents, objets, images, systèmes multimédia
- musée scolaire, ouvert ou non à la population extra-scolaire
- musée thématique, d'art, d'histoire, de sciences naturelles, biographique, de site, etc.
- musée de territoire, pluridisciplinaire, voué à la découverte et à la présentation de tous les
aspects du territoire
- musée éclaté en antennes
- musée communautaire, créé par et sur la communauté, ses cultures, son territoire, son
patrimoine

Quel nom lui donnerons-nous ?


Il y a beaucoup d'enjeux en matière de nom: par rapport aux financeurs et aux tutelles administratives,
aux préférences des politiques et à la compréhension de la population, à la communication externe, à
le compréhension du contenu… On peut choisir dans une large gamme d'appellations. En voici
quelques unes, mais l'imagination des promoteurs doit se laisser libre cours, dans la limite du bon
sens et des critères ci-dessus:
- musée ou écomusée de (nom du lieu ou du territoire)
- musée ou écomusée de (nom du thème, d'une personnalité marquante, d'une spécialité
scientifique)
- musée communautaire
- musée de/du territoire
- centre patrimonial (et tous synonymes à partir de "centre")
- parc culturel
- maison de (nom du territoire ou du thème)
- centre d'interprétation
- centre d'expositions
- centre de ressources patrimoniales

Quel statut est préférable ?


Ici encore des choix s'imposent, qui sont particulièrement stratégiques car ils conditionneront tout le
processus. Dans le contexte français actuel, on peut envisager les formules suivantes:
- service municipal
- service intercommunal (association intercommunale, syndicat à vocation unique, syndicat
mixte, communauté de communes ou d'agglomération, pays, Parc naturel régional)
- service public départemental ou régional
- association
- société coopérative d'intérêt collectif (nouveau statut qui permet d'impliquer l'ensemble des
acteurs, des usagers et des partenaires)
- groupement d'intérêt public (GIP)
- union d'économie sociale (UES) regroupant des structures indépendantes travaillant en
réseau
- société d'économie mixte (SEM)
- montage complexe (statut municipal plus association d'amis, association plus SARL)

Quels acteurs sont disponibles ?


C'est un inventaire qu'il est difficile de modéliser, car les acteurs possibles sont innombrables. Par
acteurs nous entendrons toute personne physique ou morale (organisme ou groupe) qui peut
contribuer au processus muséal, dans le territoire même. C'est un exercice important car il ne suffit
pas de dresser une liste de tous les acteurs locaux, mais bien de faire l'inventaire de ceux avec
lesquels il faudra compter pour la création, le développement et l'activité quotidienne du musée. On
peut les classer en deux catégories, en cherchant à déterminer les plus et les moins de leur apport au
musée. On donnera ici seulement quelques catégories, sachant que la réflexion devra porter sur des
personnes clairement identifiées et pas seulement sur des catégories générales.

Acteur ou catégorie d'acteurs Apport positif au projet Facteur de risque


1. Les institutionnels
- élus
- collectivités
- établissements d'enseignement
-…
2. Les citoyens
- personnes ressources
- associations
- érudits locaux
-…
3. Les scientifiques
- muséologues
- universitaires
- spécialistes thématiques
-…
4. les techniciens
- muséographes
- artisans
- spécialistes de conservation
-…
5. Les prestataires
- scénographes, architectes
- bureaux d'études
- gestionnaires
-…

Quels partenaires sont à mobiliser ?


Par partenaires, j'entends toute personne ou organisme qui est susceptible, à partir de l'extérieur du
territoire, d'apporter au musée ou au centre de patrimoine une aide, notamment financière, et un
soutien. On devra chercher à identifier aussi précisément que possible les avantages à en attendre et
les contraintes que chaque partenaire imposera en échange de son appui. Une fois encore, tentons
de mettre en tableau une liste des catégories concernées:

Partenaire ou catégorie de Contraintes imposées ou


Appui attendu ou sollicité
partenaire prévisibles
Administrations nationales
… dont: Ministère de la culture
Institutions culturelles
Structures professionnelles
Région
Département
Collectivités locales
Secteur privé (entreprises)
Associations
Fondations
Universités et centres de
recherche

Récapitulation
Pour avoir une idée synthétique des décisions prises et constater éventuellement des contradictions
ou des incompatibilités, on peut remplir le tableau ci-dessous en reprenant les choix faits dans les
paragraphes précédents. Je propose, par prudence, d'envisager deux choix, le premier, idéal,
correspondant à ce que nous voulons vraiment faire, le second pouvant être plus réalisable, compte
tenu des conditions de contexte et de nos partenaires ou commanditaires.

Rubrique Choix premier Choix secondaire


Quelle conception du musée ?

Quel outil de développement


voulons-nous ?

Quelle est la place de cet outil


dans la stratégie de
développement local ?
Quel patrimoine voulons-nous
utiliser ?

Quels publics sont nos cibles ?

Quel type de musée souhaitons-


nous ?

Quel nom lui donnerons-nous ?

Quel statut est préférable ?

Quels acteurs principaux faut-il


mobiliser ?

Quels partenaires principaux


sont à mobiliser ?
L'ECONOMIE DE L'ACTION PATRIMONIALE

54
Le patrimoine est une richesse qui porte en elle ses propres moyens, qu'il faut faire fructifier, même
si de temps à autre on doit en injecter de nouveaux, en hommes, en expertise ou en argent, soit sous
forme d'apport en capital, soit pour sa maintenance, soit encore pour des transformations
substantielles de fond et de forme.

En effet, qu'il soit culturel ou naturel, le patrimoine, comme on l'a vu, est essentiellement une
ressource. Je n'emploie pas ce mot dans son seul sens financier: on a sans doute compris de tout ce
qui précède que le développement est un processus complexe qui implique de nombreux facteurs et
de nombreux acteurs. Le patrimoine concourt ainsi à l'identité, à l'image, à l'éducation, au paysage, à
l'aménagement du territoire, au logement, à la satisfaction des besoins religieux et culturels, à
l'attraction touristique, etc.

Il engendre à la fois des recettes et des dépenses, il doit s'organiser en termes d'administration, de
production, de promotion, de distribution, de consommation. Son bilan économique est évidemment
très difficile à établir, d'autant plus que les effets non immédiatement chiffrables ne peuvent être
évalués que subjectivement, en fonction de critères conjoncturels et de stratégies aux motivations
variées et pas toujours explicites. J'ai tenté, dans la fiche technique en fin de chapitre, de provoquer
cette explicitation de la part du propriétaire ou du porteur de projet.

Faire évoluer le patrimoine


Le patrimoine n'a jamais été quelque chose d'intangible, à conserver "dans son jus" pour l'éternité,
sauf dans le cas des musées traditionnels et de quelques grands monuments, essentiellement publics
ou tellement protégés que seuls les guerres, les catastrophes naturelles, les voleurs et les vandales
peuvent leur porter atteinte. La plupart des éléments immobiliers et mobiliers du patrimoine sont
voués à une évolution dans le temps, tout comme le patrimoine immatériel (la mémoire par exemple)
se transforme par oubli ou enjolivement poétique ou affectif.

Encore faut-il réfléchir à la signification et à la rationalité économiques de cette évolution.

Je vais prendre un exemple concret, très personnel, que je disséquerai aussi loin que possible pour
faire comprendre, une fois de plus, l'importance et la complexité de cette problématique.

54
Il faut répéter qu'il ne faut jamais confondre cette notion, culturelle et sociale, de patrimoine avec celle que véhiculent
les statisticiens, les formulaires des impôts, les revues financières et économiques. Il ne s'agit évidemment pas ici de
placements, de valeurs négociables.
Je dispose, dans la propriété de famille, autour d'un monument historique classé (XVII°-XVIII°), de
terrains et de bâtiments, ces derniers ayant servi, du XVII° au XX° siècle, à une exploitation agricole:
grange, écuries, greniers, locaux annexes pour le petit bétail et les outils, plus une grande cour
donnant sur une route secondaire. Dans les années 70, l'ensemble était en état convenable, mais
n'avait plus servi à l'agriculture depuis longtemps. Avec le monument historique, le parc, les bâtiments
annexes, il constitue un tout historiquement significatif, même s'il n'est pas exceptionnel. Ce
patrimoine, par sa seule existence et pour son entretien "à vide", est extrêmement coûteux: impôts,
assurances, travaux de simple entretien. De plus, fatalement, n'étant plus utilisé, il se dégradait (les
toitures notamment). Par sa situation en bordure d'un village, l'ensemble de la propriété appartient au
patrimoine commun de la population de ce village. Depuis plus de trois siècles, des relations se sont
établies entre ce patrimoine, ses détenteurs successifs et une petite communauté rurale. Ces
relations peuvent avoir été faciles ou conflictuelles, elles font partie de l'histoire, de la mémoire, de
l'identité. Il n'était pas question d'y "faire n'importe quoi". D'autant plus que le village, comme toute la
petite région avoisinante, connaît depuis la dernière guerre les symptômes classiques de la
désertification (plusieurs centaines d'habitants au 19° siècle, 95 en 1990, 74 en 1999).

En termes économiques classiques, la valorisation de ce patrimoine est impossible, même en termes


d'exploitation touristique. La partie classée n'est pas assez spectaculaire pour entraîner des flux de
visiteurs payants suffisants pour compenser les frais d'entretien. Il n'y a pas de terres agricoles dans
la propriété, donc pas de possibilité d'une exploitation traditionnelle. La famille n'a pas les moyens
d'assurer seule la maintenance des parties utiles (habitables) et des parties inutiles. Les subventions
publiques sont minimes et réservées à la restauration éventuelle des parties classées.

Je me trouvais, il y a vingt-cinq ans, devant trois hypothèses:


- laisser vides et inutilisées les parties non-habitables de la propriété, avec la conséquence
inéluctable de leur ruine à plus ou moins long terme.
- vendre et donc aliéner un patrimoine familial dont mes descendants auront peut-être besoin, sans
être sûr que l'acheteur respectera le site et son environnement auxquels nous sommes
collectivement attachés; c'est une solution de toute manière difficile à envisager, en raison de
l'interdépendance des différents éléments de la propriété: il faudrait probablement tout vendre ou
tout conserver. Or la famille souhaite pouvoir continuer à utiliser l'habitation principale et le parc
environnant.
- donner un usage nouveau aux anciens bâtiments d'exploitation, de manière à les faire vivre, à les
entretenir de façon aussi neutre que possible économiquement (l'isolement géographique, le
faible dynamisme économique du territoire et la non-fonctionnalité des édifices ne permettent pas
réellement d'envisager de faire des bénéfices): l'idée dans ce cas est de maintenir le patrimoine
une ou deux générations, afin de laisser mes descendants décider eux-mêmes, le moment venu,
en fonction d'un contexte sans doute très différent de ce qu'il est aujourd'hui.
J'ai fait le choix de cette dernière formule et, dans un premier temps, n'étant pas compétent
techniquement pour la gestion d'un ensemble de ce type, j'ai tenté de faire affaire avec la Chambre de
Commerce voisine qui accepta, avec un bail emphytéotique gratuit, d'aménager les communs et aussi
la plus grande partie de l'habitation principale en locaux d'activités pour de nouvelles entreprises. Au
bout de dix ans, l'expérience fut interrompue, la Chambre n'étant plus intéressée et ses responsables
ne croyant plus à l'opération (vue alors essentiellement d'un point de vue comptable). Elle préféra
passer par profits et pertes les investissements réalisés pour l'aménagement minimum des locaux et
abandonner le bail.

Après avoir à nouveau envisagé quelque temps la vente de la propriété, je décidai de reprendre à
mon compte le projet, que je réduisis cette fois au seul ensemble des anciens bâtiments d'exploitation.
J'étais toujours incompétent, mais motivé et un peu éclairé par l'expérience de la collaboration avec la
Chambre de Commerce. En tant que propriétaire privé et ces édifices n'étant pas classés, je n'avais
droit à aucune aide publique, ce qui donne à l'expérience toute sa valeur et aussi sa difficulté.

Dix ans plus tard, le bilan est plutôt positif, à la condition de ne pas le considérer seulement sous
l'angle comptable d'une entreprise classique:
- des investissements, somme toute modestes comparés à ceux qui avaient été faits puis
abandonnés par la Chambre de Commerce, ont permis de créer des espaces d'activités pour 4 à
5 entreprises, allant de 20 à 150 m², autour de la cour aménagée en parking et sommairement
décorée,
- ces dépenses ont profité aux artisans locaux et ont participé à la création d'un emploi d'entretien,
- un effort de communication sur le thème de "la cour des entreprises" a donné une certaine
notoriété au projet,
- des modèles de baux à loyers modulables, destinés surtout à des créateurs d'entreprises (fonction
pépinière), ont été établis et la location est gérée par un agent immobilier professionnel local,
- neuf entreprises, dont sept nouvelles, sont déjà passées sur le site, cinq y sont actives,
- les loyers paient une part importante des frais de maintenance (petits travaux, nettoyage,
assurance, impôts),
- une certaine animation est entretenue dans le village, avec quelques retombées économiques
comme la taxe professionnelle sur les entreprises installées et la fréquentation de l'unique
restaurant.

Parallèlement et, en liaison directe avec cette expérience, une coopération s'est établie avec le bourg
voisin (800 habitants, à 2 kilomètres), récemment devenu dynamique, et avec sa municipalité. Elle a
abouti à la reprise d'un autre élément du patrimoine local (XIV°-XIX°), en particulier des vestiges très
dégradés des anciennes fortifications, pour y aménager 7 logements locatifs de niveau intermédiaire,
maintenant principalement habités par des jeunes, seuls ou en couples. Ceci correspondait à un autre
élément de l'analyse de la situation sociale et économique du territoire, selon laquelle il y avait un
manque d'habitat locatif aux normes modernes, ce qui entraînait le départ des jeunes autochtones et
le refus de s'installer durablement de la part des ménages venus d'ailleurs. Là encore, l'équilibre
financier de l'opération sera au mieux équilibré au bout de 25 ans.

En ce qui concerne les investissements, ils ont été assurés par des prélèvements sur le patrimoine
"mobilier" de la famille, par des emprunts et, pour les logements, par une subvention à l'amélioration
de l'habitat. A aucun moment, la qualité de patrimoine historique, ou monumental, n'a été invoquée,
55
même si les contraintes architecturales ont pu être lourdes et coûteuses . Par contre, la qualité
monumentale et historique est maintenant un argument de vente, à côté de celle de l'environnement.

Si nous regardons maintenant les conséquences pour le développement à long terme, nous pouvons
repérer quelques points forts:
- la pérennité du patrimoine bâti de la famille a été assurée pendant 10 ans et encore sans doute
pour au moins 10 ans, au minimum de coût,
- le patrimoine lui-même a été valorisé (les locaux d'entreprises) et enrichi (les sept logements
locatifs), du moins dans une perspective à long terme,
- le développement local a été encouragé et des outils nouveaux ont été mis à sa disposition,
facilitant le travail des élus,
- les membres de la famille, ayant participé à la décision et étant témoins de l'évolution des projets,
sont plus attachés à leur patrimoine et considèrent le territoire comme leur cadre naturel. Ceci
concerne actuellement trois générations.

Plus important encore à mes yeux (c'est à dire de façon totalement subjective), ces projets peuvent
assurer, au moins pour partie, l'attachement des générations à venir à ce territoire. Les "racines" dont
on parle tant n'ont en effet de sens pour les jeunes que si elles produisent, sinon des revenus, du
moins de la vie et des richesses collectives. Il est certain que l'opération aurait eu moins de sens si je
n'avais pas voulu contribuer à l'enracinement durable de ma famille dans notre village d'origine. On
aurait pu parler alors de mécénat, ce qui n'est pas le cas.

Bien sûr, le tout repose sur deux paris:

- que le territoire, la petite région qui nous entoure, retrouve un rythme de développement durable
qui lui conserve ses atouts (paysage, population, moyens de transport et de communication,
qualité de vie, services de proximité diversifiés) et en ajoute d'autres (vitalité économique,
maintien et modernisation de l'agriculture, activités culturelles et sociales de type urbain répondant
aux nouveaux besoins des habitants, prise de conscience de l'environnement et du cadre naturel),
une évolution positive à laquelle nous aurons contribué à notre échelle et avec nos moyens,

55
Dans mon expérience, le pire cas de figure, qui a été celui des deux exemples contés ici, est celui où un édifice
ancien (donc patrimonial par lui-même) non classé se trouve dans le voisinage d'un autre édifice ancien qui, lui, est classé.
Alors on subit toutes les contraintes des règles concernant les abords des monuments historiques sans avoir aucun des
avantages de ceux-ci (fiscalité, subventions).
- que ma famille elle-même, ou au moins certains de ses membres, conserve au fil des générations
un attachement réel à ce territoire, afin d'avoir envie d'y vivre à temps complet ou partiel et de s'en
occuper, ne serait-ce que pour maintenir vivant ce patrimoine familial.

Rien ne dit que ces deux paris seront tenus, ou combien de temps ils le seront. Mais le fait d'aborder
de façon positive la problématique du développement global, en lui apportant notre contribution sous
la forme de l'utilisation moderne du patrimoine dont nous détenons la responsabilité, aura
nécessairement une influence sur chacun d'eux.

Le détenteur du patrimoine est un acteur économique


Le même raisonnement peut être étendu à tout patrimoine privé, même modeste: chaque citoyen-
propriétaire est un acteur privilégié du processus collectif du développement économique local,
chaque élément de patrimoine est un matériau de ce processus. Une fois encore, il n'y a pas de
développement économique réellement durable sans participation des membres de la communauté.
Et cette participation prendra le plus souvent la forme de la réutilisation des immeubles vacants
(généralement anciens et contribuant à la forme historique du paysage urbain et rural) et des terrains
disponibles (mais non-constructibles).

Sur les territoires urbains ou péri-urbains, tels que Bouguenais dont j'ai déjà parlé plus haut, le
parcellaire est tellement émietté, le nombre de propriétaires tellement élevé que la municipalité n'a
pas d'autre solution, pour tout projet d'aménagement d'intérêt public, de maintien d'une agriculture
vivante et rentable, de création d'activités de loisir sur des terres privées que d'associer les
propriétaires, faute de pouvoir ou de vouloir exproprier une partie significative du terroir communal.

Les territoires (ruraux ou petites villes) connaissent un manque dramatique de logements modernes
non-sociaux, de locaux d'activités de petites dimensions, de terrains libres pour le loisir, l'auto-
production, la constitution de réserves naturelles spontanées. Et cela au moment où les habitants des
métropoles, ceux des classes aisées comme ceux qui connaissent l'exclusion sociale et
professionnelle, ont tendance à aller chercher en province des conditions de vie plus agréables, mais
sans pour autant renoncer à des conforts et à des services dont ils ont pris l'habitude et qui leur sont
devenus indispensables.

Or on se heurte, de la part des propriétaires, à divers types de raisonnement économique qui vont à
l'encontre du développement:
- l'individualisme, qui dresse un fossé d'incompréhension entre la collectivité locale porteuse du
projet de développement et le citoyen jaloux de ce qu'il appelle sa liberté d'user, ou même
d'abuser, de ses biens,
- la frilosité, qui ne veut pas prendre de risque, dépenser de l'argent, s'endetter, pour une rentabilité
à court terme qu'il estime faible ou nulle (à cause de la vacance des logements locatifs, des
mauvais payeurs, des frais de gestion et de maintenance), ce qui est souvent l'attitude des
personnes âgées,
- l'avidité, qui fait vendre son bien au plus offrant pour avoir l'argent et ne pas devoir s'embarrasser
de décisions de gestion, de financements, de travaux à mener, ce qui est l'attitude des non-
résidents ou des héritiers multiples.
- la spéculation, qui se développe dès lors que des opportunités s'offrent avec la révision des plans
d'urbanisme, l'extension des zones urbaines autour d'une métropole, une explosion locale du
marché immobilier pour telle ou telle raison conjoncturelle.

Je pense qu'il y a là un défi aux élus et aux agents de développement, pour convaincre ces
propriétaires qu'ils ont intérêt à gérer leur patrimoine selon la logique du développement économique
local. En cas d'échec, la collectivité devrait créer ou susciter une structure collective d'acquisition et de
gestion du patrimoine local disponible, au service des plans de développement, car on se trouve là
devant un des domaines privilégiés de la coopération entre la collectivité et la communauté.

La valeur économique du tourisme


L'expérience personnelle que je viens de conter, pour limitée qu'elle soit, permet je pense d'illustrer
les différents critères d'appréciation de l'économie du patrimoine. Il en manque un, le plus classique,
celui du tourisme, culturel ou non. Effectivement, dans mon histoire, il n'apparaît pas et j'avais même
souhaité l'exclure formellement au départ, en raison de la fragilité de l'économie locale et du site lui-
même, qui ne supporteraient pas un afflux de visiteurs, ceux-ci étant par ailleurs déjà nombreux
spontanément en raison de la qualité du paysage et de l'environnement naturel. De plus, comme je l'ai
souligné, les édifices n'étaient pas suffisamment spectaculaires pour justifier une mise en valeur
esthétique ou historique.

Mais, dans d'autres circonstances, le tourisme peut être une opportunité et un marché à saisir.

Commençons par éliminer de notre problématique le tourisme de masse, qui concerne


essentiellement les sites et les monuments et les musées majeurs, d'importance nationale, voire
internationale (le "patrimoine de l'humanité" labellisé par l'Unesco), dont l'importance économique
pour les pays et pour les tour-opérateurs est nettement plus grande que pour le local, qui ne les
contrôle pas: une bonne part des 75 millions de visiteurs de la France l'année dernière était attirée par
le patrimoine historique et artistique français, ainsi que par richesse et la diversité de ses paysages et
de ses sites, autre patrimoine. Mais les revenus de ce tourisme vont peu au patrimoine et encore
moins au développement local; on pourrait même dire qu'une telle mono-culture, associée aux
contraintes des protections au titre du classement, est fortement défavorable au développement
durable des territoires. La notion de rentabilité ne s'applique ni au château historique (un minimum de
25.000 visiteurs payants plein tarif permet à peine de payer les charges et combien atteignent
réellement ce chiffre), ni au musée (dont le budget n'est jamais équilibré par ses recettes propres). Et
encore on ne prend jamais en compte les coûts induits par le tourisme de masse: l'érosion des sites
par une sur-fréquentation, la pollution, la dé-culturation d'une partie de la population locale au contact
d'une culture de la consommation (la culture Coca-Cola) qui accompagne les cars de touristes. On a
essayé parfois (dès le début des années 70 en Equateur) de prélever sur les touristes étrangers des
taxes d'entrée au profit du patrimoine, mais c'est une mesure de niveau national qui intéresse peu ou
pas du tout le développement local.

En outre, ce tourisme de masse est volatile: la guerre du Golfe en 1991, les attentats de septembre
2001 aux Etats-Unis suffisent à diminuer les flux. Le 10 janvier 2002, le journal Le Monde titrait:
"Sinistrés en 2001, les musées nationaux se préparent à une année de crise". Le contenu de l'article
était rythmé par "un effondrement de la fréquentation", "les difficultés de trésorerie", "moins de
mécénat", etc. On y lisait aussi que le Louvre reçoit 75% de visiteurs étrangers, ceci expliquant cela…

Restons donc sur le terrain du patrimoine "ordinaire", celui dont nous avons vu qu'il était étroitement
lié à la culture vivante des communautés et qu'il ne revendiquait pas un classement ou une protection
particulière. Il intéresse deux types de tourisme:

- le tourisme actif, ou mobile, que l'on pourrait aussi identifier à ce que j'ai appelé plus haut le
tourisme culturel: des visiteurs en petit nombre, raisonnablement compétents en matière
d'interprétation de ce qu'ils voient, curieux de tout, se déplaçant lentement, plutôt exigeants en
termes d'authenticité, de respect de l'environnement culturel et naturel, recherchant le contact
avec la population. On pense naturellement aux pratiquants de la randonnée pédestre ou
équestre, mais aussi aux familles allant en voiture à la découverte d'un pays ou d'une région, en
France comme à l'étranger proche. Cela concerne aussi les scolaires, par exemple dans les
classes-patrimoine, les classes vertes ou les classes de découverte. Ce tourisme n'est pas
particulièrement saisonnier. Il n'est pas riche et ne constitue pas une ressource importante en
chiffre d'affaires commercial ou en taxes de séjour. Il est cependant un facteur essentiel d'image
et une ressource complémentaire, par exemple pour des agriculteurs, des retraités ou des
commerçants. A plus long terme, il est à favorable à la repopulation des campagnes.

- le tourisme passif, ou résidentiel, est celui des habitants saisonniers - ou résidents secondaires
- qui sont attirés par le territoire, souvent pour ses qualités patrimoniales, et qui s'approprient des
maisons anciennes, voire des fermes, des châteaux ou des vestiges d'abbayes, pour y vivre le
temps des vacances. En se faisant, ils cherchent souvent aussi à se créer un patrimoine familial,
des racines pour leur descendance. Mais ce projet n'est pas toujours durable car, l'âge venant, il
arrive souvent que le résident secondaire change de lieu de séjour et que la "greffe" ne prenne
pas pour les enfants ou les petits enfants. On voit ainsi des villages ou plus de la moitié des
maisons ont leurs volets fermés presque tout le temps. Economiquement, la présence des
résidents secondaires est source d'un déséquilibre saisonnier: les commerces locaux peuvent
rarement vivre avec 10 mois de creux pour deux mois de prospérité, les exigences des résidents
secondaires en termes de cadre de vie gênent les exploitants agricoles et coûtent cher aux
communes en infrastructures, l'accession à la propriété ou le logement locatif pour des jeunes
résidents permanents souffre de la concurrence de ces acheteurs disposant de plus de moyens
face à un marché immobilier surévalué, etc. Seuls les artisans locaux du bâtiment profitent de
l'aubaine à condition que ces nouveaux propriétaires ne soient pas trop bricoleurs.

Ce qui précède va à l'encontre de l'illusion de tant de maires de petites villes pittoresques et de


cantons ruraux, voire de pays ou de parcs naturels régionaux: ils ont en effet tendance à placer le
tourisme en tête de leurs stratégies de développement, en utilisant comme argument la richesse
patrimoniale de leur territoire. Or ils risquent d'oublier que la première priorité doit aller à la population,
à son logement, à la qualité de son cadre de vie, à ses besoins de services et à ses modes de
production, traditionnels et modernes. Le patrimoine et les flux touristiques qui en découlent ne
peuvent pas suffire au développement. Ils sont au mieux une ressource complémentaire, utile pour
l'image et l'entretien du paysage et des monuments, mais ils doivent faire l'objet d'un fort contrôle, à la
fois de la collectivité (maîtrise du foncier et du marché immobilier) et de la communauté (respect de la
culture vivante locale et de ses valeurs, y compris patrimoniales). Cette mise en garde s'adresse aussi
aux collectivités territoriales (départements et régions) et à l'Etat, qui ont tendance à consacrer les
financements publics de préférence à l'aménagement touristique et à la production d'habitat
saisonnier (les gîtes). Je pense ici aux pays d'accueil, aux itinéraires thématiques, aux contrats
station-vallée, etc.

Changements d'usage … économiques


Nous avons vu, dans un chapitre précédent, quels pouvaient être les usages culturels et sociaux du
patrimoine, dans le cadre d'une politique de développement global. Mais que faire des espaces et des
édifices, ou même des objets, qui constituent le patrimoine d'une communauté, selon une rationalité
économique ? C'est affaire d'imagination et d'opportunité. Imagination, car rien ou presque n'est
impossible en matière d'utilisation de ces éléments du cadre de vie. Opportunité, car les occasions
doivent être saisies au passage.

Habituellement, en France et dans presque le monde entier, de nos jours, un édifice ancien ou une
friche industrielle dont on ne sait pas quoi faire est promis à la transformation en musée, centre d'art,
centre culturel, lieu de création, bref en une institution culturelle traditionnelle. C'est un réflexe que je
qualifie de touristique car, en dehors des grandes métropoles, ces structures intéressent une majorité
de visiteurs extérieurs, et des scolaires en groupes organisés. N'en parlons pas ici, car cela
précisément n'exige aucune imagination. De plus, l'accumulation des institutions culturelles de ce
type, de surcroît dans des édifices non fonctionnels au départ, représente un coût exorbitant, en
investissement comme en fonctionnement, sans recettes significatives en contrepartie. Il faut juger de
leur pertinence d'un point de vue strictement culturel, souvent à partir des critères de la haute culture,
ce qui n'est pas notre objet ici.

Pour le patrimoine naturel, un phénomène analogue existe: la transformation en réserve, site protégé,
parc naturel, qui présente les mêmes inconvénients. En France, la multiplication des parcs naturels
régionaux affaiblit à mon sens le rôle et la signification de cette institution remarquable. Récemment,
la concurrence avec la politique des pays réduit la plupart des nouveaux parcs à une fonction de
protection et d'accueil touristique qui s'oppose à l'intuition initiale des fondateurs du réseau des parcs,
qui était le projet de développement global, actuellement repris par les pays.

Par contre, bien d'autres usages sont possibles. En voici quelques uns dont on peut trouver des
exemples:
- l'accueil d'événements et de manifestations, de caractère culturel (festival), commercial (salon,
foire exposition), religieux (pèlerinage), pour des activités de formation,
- l'habitat, social ou non, qui est sans doute la meilleure manière de maintenir vivant un patrimoine
bâti, à condition de maîtriser le style des transformations apportées,
- des locaux d'activités économiques, pour des artisans et, plus récemment, pour des jeunes
créateurs venant de la ville pour télé-travailler,
- le démantèlement systématique et contrôlé des ruines pour la constitution de stocks de matériaux
anciens à ré-utiliser dans la restauration,
- le sauvetage dans des conditions de viabilité économique de productions traditionnelles, au nom
de la bio-diversité, du maintien des savoir-faire artisanaux ou tout simplement d'exploitations
agricoles en milieu péri-urbain,
- des espaces de loisir ou d'activités sportives,
- des chantiers de formation ou d'insertion professionnelle,
- la récupération de friches agricoles pour des cultures traditionnelles ou nouvelles, respectueuses
du paysage, ou pour la création d'espaces boisés,
- des laboratoires de recherche scientifique, fondamentale et appliquée, liés à des institutions
publiques ou privées riches, etc.

Il appartient à chacun de nous de réfléchir, dans son environnement immédiat et avec ses voisins, aux
usages possibles, selon une logique économique qui tienne compte des effets secondaires et à long
terme de la réutilisation de ce patrimoine. La réflexion doit en effet dépasser le raisonnement
économique classique à partir des coûts, des recettes et des marchés à court ou moyen terme, pour
se poser les questions suivantes:
- effets sur l'image interne et externe du territoire,
- effets induits sur l'activité économique locale, à long terme
- utilité sociale directe et indirecte (par exemple sur la démographie, l'éducation, l'insertion,
l'aménagement du territoire),
- relation à la ressource humaine locale,
- valeur ajoutée au patrimoine existant, au paysage, aux ressources en connaissance et en savoir
faire,
- constitution et expansion du capital fixe local (patrimoine existant + investissements endogènes
matériels et immatériels + apports exogènes à long terme = patrimoine à transmettre à la
génération suivante).

Ce bilan, qui comprend des éléments objectifs, chiffrables, et des éléments subjectifs qui devraient
être déterminés de façon participative, doit porter sur chaque élément ou ensemble cohérent
d'éléments du patrimoine naturel et culturel local, puis sur le patrimoine global de la communauté. Il
est une responsabilité collective des acteurs du développement local. Je suggère qu'il soit fait à dates
fixes, par exemple avant chaque élection locale ou avant chaque signature d'un contrat de
développement. Voir la fiche "Bilan", page 83.

Les produits dérivés


C'est un mot récent, qui a été créé en grande partie dans le sillage de la consommation de masse. Il
est courant dans les Disneylands, au Musée du Louvre et en général dans tous les grands
monuments et sites. Mais le concept est ancien: après tout, les ventes d'objets pieux sur les lieux de
pèlerinage remontent à la plus haute antiquité et tous nos bureaux de tabac de village vendent des
cartes postales.

Or le patrimoine, sous tous ses aspects, est une mine de produits dérivés existants ou potentiels, qui
forment une ressource économique annexe mais non négligeable. A ce titre, on assiste actuellement
à une évolution que l'on peut ainsi caractériser:
- une qualité médiocre, due à une production de masse qui s'adresse à une consommation de
masse, dont la norme provient de l'analyse de la demande supposée des touristes,
- une déformation de l'image du patrimoine et de l'image du territoire, par la fragmentation des
éléments reproduits, par la faiblesse des légendes et commentaires d'accompagnement, par
l'ignorance du contexte territorial et culturel,
- une revendication de "droits de reproduction" de la part de propriétaires privés et de "droits
d'auteur" de la part des producteurs,
- un mépris des droits collectifs de la communauté sur son patrimoine, notamment immatériel
(mémoire, contes, musique, etc.).

Si les colonisateurs européens et américains ont donné l'exemple de l'exploitation économique à leur
profit des patrimoines, matériels comme immatériels, des pays colonisés, puis du Tiers-Monde,
exploitation qu'ils poursuivent allègrement, ce n'est pas une raison pour faire de même avec ceux de
leurs propres territoires et de leurs propres populations. La conception et la production des produits
dérivés se doivent d'être respectueuses du contexte, des détenteurs/créateurs individuels et collectifs
des objets utilisés, enfin du sens attribué à ce patrimoine.
C'est particulièrement vrai pour ces produits dérivés que sont les recherches en sciences humaines et
les publications qui en découlent. La plupart d'entre elles s'appuient sur l'exploitation de biens et de
connaissances qui font partie intégrante du patrimoine commun des habitants d'un territoire, et
souvent du patrimoine individuel ou familial de certains d'entre eux, et cela par des personnes qui sont
par ailleurs rémunérées par les pouvoirs publics, dans le cadre de recherches également financées
par les pouvoirs publics. Dans la communauté urbaine Le Creusot-Montceau, à la fin des années 70,
le travail de l'écomusée avait révélé de telles richesses de mémoire populaire, de culture vivante,
d'histoire industrielle et sociale, que de nombreuses universités françaises et étrangères demandaient
à venir sur le terrain faire de la recherche. L'écomusée leur donnait libéralement et généreusement,
sans contrepartie financière, accès à ses informations et à son réseau mais posait un certain nombre
de règles. La principale était l'obligation d'associer des habitants et des acteurs locaux, non seulement
à la recherche, mais aussi à sa publication, comme co-auteurs. Le but était évident: donner aux
habitants non seulement une part de la reconnaissance attribuée au travail scientifique, mais aussi un
certain contrôle sur le contenu de ses conclusions. Ce dernier principe n'a jamais été respecté, les
chercheurs considérant tout naturellement les autochtones, non comme des détenteurs de savoir,
mais comme des informateurs possesseurs d'une matière brute. Cette matière, il leur appartenait, à
eux les scientifiques et à eux seuls, de la traiter et de l'interpréter et de la publier. La crédibilité de
l'écomusée en a été diminuée, car ces mêmes autochtones ne sont pas aussi stupides que les
universitaires le croient et l'institution locale qui affichait ses prétentions participatives et leur
demandait en même temps de répondre aux demandes des "étrangers" au territoire apparaissait
comme complice de l'exploitation qui était faite, sans scrupules, de leur patrimoine.

Cette aliénation culturelle est bien économique: elle revient à priver les populations d'une partie de
l'usage de leurs biens et d'un droit de contrôle sur cet usage.

L'économie autour du patrimoine


J'ai déjà parlé de l'environnement économique du patrimoine. Je n'y reviendrai que pour tenter un
tableau des métiers et des activités économiques qui sont nécessaires pour une utilisation viable du
patrimoine, ou qui en sont une conséquence:
- la conservation et la restauration impliquent un grand nombre de professions et plus le patrimoine
est considéré dans sa globalité et sa proximité, plus les services correspondants doivent être
proches du terrain: conservateurs, restaurateurs, divers métiers d'art (ébénistes, verriers, relieurs,
etc.), autant de qualifications et d'entreprises qui doivent se multiplier et qui offrent des
perspectives intéressantes pour des jeunes, sous réserve d'un apprentissage long et ardu,
- la mise en valeur, la promotion impliquent des guides, des responsables d'accueil et d'information
touristique, des spécialistes de l'éclairage, du son et de la lumière, de l'animation, du spectacle,
de la signalétique,
- la transformation d'usage et l'aménagement font appel à des architectes, des entreprises du
bâtiment, des décorateurs, des jardiniers,
- l'aménagement de logements locatifs ou destinés à l'accession à la propriété entraîne le besoin
d'agences immobilières et de gestionnaires,
- l'accueil local et l'hébergement des visiteurs exigent des hôtels, des restaurants, des gîtes, des
moyens de transport, adaptés aux demandes des visiteurs, ainsi que l'offre commerciale
diversifiée qui est attendue, même dans des endroits plus ou moins isolés…

… tout cela sans parler des services publics techniques et administratifs qui veillent sur le patrimoine
et sur son entretien.

Tous ces éléments, comme les produits dérivés, doivent entrer dans le bilan patrimonial dont il a été
question plus haut.

On voit bien par cette liste, que l'économie du patrimoine dépasse de loin les recettes directes tirées
de billetteries ou de manifestations ponctuelles. Mais il faut tenir compte aussi des investissements
publics et privés indispensables au développement de cette économie complexe, sans lesquels
nombre d'éléments du patrimoine, en commençant par les plus humbles, qui sont aussi parfois ceux
qui sont les plus proches de la culture vivante et de la communauté, ne pourront que disparaître car ils
seront considérés comme inutiles.

Dans notre monde moderne, si le développement doit s'appuyer sur une vie culturelle forte, le coût du
financement de la culture n'est acceptable que si ses retombées économiques sont démontrables. Or
nous vivons sur des stéréotypes: la culture comme "cerise sur le gâteau", le patrimoine comme un
luxe bourgeois ou un atout touristique…

Les aides publiques


Je n'en ai pas encore parlé, pour trois raisons:
- elles ne font pas partie de la réflexion économique et n'ont qu'un intérêt ponctuel, surtout pour le
patrimoine non classé,
- elles sont trop liées à l'appréciation subjective, même si celle-ci se pare de critères scientifiques
soit disant objectifs, de la part de politiques, d'administrateurs et de techniciens, pour être
vraiment prévisibles,
- elles sont essentiellement exogènes (région, Etat) et sont rarement articulées avec une véritable
logique de développement,
- elles entraînent des contraintes qui sont souvent plus coûteuses que l'aide apportée.

Il faut cependant les prendre en compte, surtout en ce qui concerne les aides apportées par ou à
travers les collectivités locales. Elles constituent en effet un apport en capital et en crédits de
fonctionnement qui permet souvent de lancer un programme et de le faire vivre tant qu'il n'a pas
atteint l'auto-financement suffisant. C'est surtout vrai dans les pays ou les régions trop pauvres pour
faire seuls les investissements initiaux indispensables. Egalement, les crédits apportés par les
grandes institutions financières intergouvernementales (Union Européenne, Banque Mondiale, PNUD,
banques d'investissements des différentes régions du monde) sont parfois substantiels et rendent
viables des stratégies et des projets économiques qui font du patrimoine un de leurs axes majeurs,
malheureusement trop souvent exclusivement pour des raisons liées au tourisme de masse.

Les aides publiques, en tout cas, représentent une reconnaissance publique qui a sa valeur et qui est
aussi une occasion de promouvoir la démarche participative que je recommande. Il ne faut pas en
effet qu'une manne venue d'en haut paralyse les initiatives et les efforts de la communauté et de ses
membres, ou même remette en cause, par les conditions posées, des plans de développement. Elle
doit en être la conséquence et la récompense, comme c'est le cas pour les exonérations fiscales à
l'intention des propriétaires de monuments historiques classés.

De tout cela, je déduis la nécessité d'une véritable démarche économique associant la collectivité et la
communauté, dans un esprit de subsidiarité et non pas d'assistance: le propriétaire d'un bien doit
prendre lui-même la décision d'investir dans son patrimoine et de le rendre économiquement rentable;
une subvention publique ou une exonération fiscale viendra alors reconnaître et faciliter sa démarche,
sans se substituer à lui et sans supprimer totalement le risque pris, du moins dans le long terme.
Fiche pratique

L'ECONOMIE DU PATRIMOINE

Il n'est pas question de proposer ici un manuel de gestion financière ou économique du patrimoine.
Les cas sont trop différents, les statuts juridiques sont trop variés pour que l'on puisse tout simplifier et
formaliser au point de créer de nouveaux modèles, ce qui n'est pas ni dans mon intention ni dans ma
compétence. Je veux ici, comme dans les autres fiches, poser un certain nombre de questions,
inspirées du chapitre précédent, pour aider à la réflexion. Je prendrai trois cas simples d'acteurs
locaux et tenterai de constituer pour chacun la liste des questions indispensables.

Un propriétaire privé
Ce peut être une personne physique ou une personne morale, qui a juridiquement la seule
responsabilité d'un bien ou d'un ensemble de biens. Un châtelain, ou un agriculteur, ou un résident
secondaire, une société civile immobilière familiale ou commerciale, une association de sauvegarde
du patrimoine, une communauté religieuse, etc.

Les questions à se poser seraient alors les suivantes:

1. Quelle est la valeur du patrimoine, en termes de capital


- affective (pour le propriétaire, sa famille, ses proches)
- fonctionnelle (usage actuel, sans modification substantielle)
- culturelle (critères scientifiques, historiques et artistiques, classement)
- financière (évaluation en valeur vénale par comparaisons)
- communautaire (aux yeux des habitants du territoire)
- potentielle (valorisable)

2. Quel est le coût du bien ou des biens (détailler notamment les coûts en personnel)
- actuel (entretien, fonctionnement, fiscal)
- prévisible (en cas de transformation d'usage ou de mise en valeur, selon les hypothèses)
- affectif (idem)
- en perte de capital (si détérioration)

3. Quel investissement est à prévoir


- à court terme, en fonction du ou des usages prévus
- à moyen et long terme, selon le calendrier d'exploitation
- en projets d'accompagnement (abords, services, événements)
4. Quel retour sur investissement est envisageable (faire des scénarios selon diverses hypothèses)
- direct (revenu du bien)
- en aides publiques et privées diverses
- affectif (pour la famille, la structure, etc.)
- communautaire
- stratégique (pour le développement local)

Sur la base des réponses données à ces questions, on déduira une décision subjective, en fonction
des objectifs à court, moyen et long terme que l'on s'est fixés au départ. Pour les propriétaires
agricoles ou forestiers, les décisions de changement de modes d'exploitation, de cession de
l'entreprise, ou encore la signature d'un contrat territorial d'exploitation ou d'un plan de gestion
forestière, pourront être la conséquence de ce type de réflexion.

Une collectivité publique


Ce peut être une commune, une structure intercommunale, un département, un établissement public
(hôpital par exemple) dont le métier n'est pas la gestion du patrimoine, mais qui en est responsable,
dans le cadre de sa gestion globalisée d'un territoire ou d'une mission de service public.

1. Quelle est la valeur du patrimoine, en termes de capital


- affective (pour la population locale, celle du territoire)
- fonctionnelle (usage actuel, sans modification substantielle)
- culturelle (critères scientifiques, historiques et artistiques, classement)
- financière (évaluation par les Domaines)
- potentielle (valorisable selon les usages possibles)

2. Quel est le coût du bien ou des biens (détailler notamment les coûts en personnel)
- actuel (entretien, fonctionnement, fiscal, patrimoine en service ou vacant)
- prévisible (en cas de transformation d'usage ou de mise en valeur, selon les hypothèses)
- politique (en termes de responsabilité vis-à-vis de la population, de l'Etat)
- en perte de capital (si détérioration)

3. Quel investissement est à prévoir


- à court terme, en fonction du ou des usages prévus
- à moyen et long terme, selon le calendrier d'exploitation
- en projets d'accompagnement (abords, services, événements)

4. Quel retour sur investissement est envisageable (faire des scénarios selon diverses hypothèses)
- direct (revenu du bien en gestion directe ou en gérance externe, revente à un exploitant avant ou
après valorisation)
- en aides publiques et privées diverses
- politique (pour la population)
- stratégique (pour le développement local),
- effets induits, par exemple sur l'éducation, le tourisme, le logement, etc.

Le résultat de la réflexion sera une décision opérationnelle, nécessairement subjective,


éventuellement partagée, soit entre élus, soit avec la population, qui prendra en compte trois
paramètres principaux:
- politique
- financier
- développemental

Une institution patrimoniale


(ce peut être un musée, une association, une fondation, un parc naturel, à but non lucratif, d'utilité
sociale et culturelle, dont le patrimoine constitue le but social ou l'un des buts sociaux)

1. Quelle est la valeur du patrimoine, en termes de capital


- historique et éthique (pour l'institution, ses membres, ses responsables)
- fonctionnelle (usage actuel, sans modification substantielle)
- culturelle (critères scientifiques, historiques et artistiques, classement)
- financière (évaluation en valeur vénale par comparaisons et compte-tenu des revenus qui en
découlent actuellement)
- communautaire (aux yeux des habitants du territoire, ou de la communauté des membres et/ou
usagers de l'institution)
- potentielle (valorisable)

2. Quel est le coût du bien ou des biens (détailler notamment les coûts en personnel)
- actuel (entretien, fonctionnement, fiscalité)
- prévisible (en cas de transformation d'usage ou de mise en valeur, selon les hypothèses)
- crédibilité, image, éthique (idem)
- en perte de capital (si détérioration par non intervention)

3. Quel investissement est à prévoir


- à court terme, en fonction du ou des usages prévus
- à moyen et long terme, selon le calendrier d'exploitation
- en projets d'accompagnement (abords, services, événements)

4. Quel retour sur investissement est envisageable (faire des scénarios selon diverses hypothèses)
- direct (revenu du bien et des produits dérivés)
- en aides publiques et privées diverses
- en image de l'institution et dynamisme de développement
- communautaire (pour la communauté qui environne ou dont fait partie l'institution)
- stratégique (pour le développement local et la place de l'institution comme partenaire de ce
développement)

En conclusion de ce questionnaire, l'institution sera à même de comparer le bilan des réponses avec
ses objectifs à court, moyen et long terme, de manière à soumettre à ses décideurs des hypothèses
argumentées.
EN GUISE DE CONCLUSION : RETOUR AU DEVELOPPEMENT

Ne perdons pas de vue notre propos, qui est le développement local, dans sa relation et dans ses
interactions avec le patrimoine global des communautés. Je rappelle que pour moi l'action
patrimoniale ne peut et ne doit pas avoir pour premier et seul objectif la conservation ou la mise en
valeur de ce patrimoine, ni une action culturelle, quelque soit le sens donné à ce mot. Sa raison d'être
et son but sont essentiellement de participer à l'effort collectif de construction d'un développement
durable et partagé.

Donc, après avoir disséqué, autant que faire se peut, la nature et les usages du patrimoine, ses
outils, son économie, tirons-en quelques conséquences pour les politiques et les programmes de
développement local.

Patrimoine et développement local


Le patrimoine, on l'a vu, est la résultante, matérielle et immatérielle, de l'activité créatrice continue et
conjointe de l'homme et de la nature: à ce titre, il relie concrètement le passé, le présent et l'avenir.
Source, expression et terreau de la culture vivante des sociétés et des communautés, il est aussi le
tremplin d'où la démarche de développement peut s'enclencher et prendre son essor. Il est enfin un
capital qu'il convient de faire fructifier, non pas en le stérilisant ou en le muséalisant, mais en le
modelant et en le transformant sans cesse, en l'utilisant à des fins culturelles (éducation par exemple),
sociales (identité, confiance en soi) et économiques (ce qui ne veut pas dire de profit capitaliste).

Le patrimoine est d'abord local, avant d'être national ou mondial. Son usage principal est réservé à
ses détenteurs, propriétaires au sens juridique, collectivité au sens politique et communauté de
voisinage au sens moral et culturel. Sa gestion doit donc être le fruit de la coopération entre tous les
acteurs du territoire, même si elle se traduit parfois en conflits et en ruptures.

La conservation du patrimoine, une fois encore, n'est pas un objectif, mais un moyen de faire servir
certains de ses éléments à des programmes ou à des actions à long terme, selon des scénarios,
éducatifs par exemple, qui exigent le respect de la forme et son "gel", pour un temps donné ou pour
toujours. C'est ce qui justifie l'existence de musées selon la formule traditionnelle (dite de l'Icom), alors
que les nouveaux musées, dits communautaires, reflètent plus le mouvement de la société et les
avatars du patrimoine que sa permanence.
Pour servir au développement durable (c'est à dire à long et très long terme), le patrimoine doit être
considéré comme un tout, dans sa complexité et dans l'interdépendance de ses éléments. Le
patrimoine est de l'histoire en "choses réelles", chacune de ses composantes est donc indissociable
des autres et ses transformations reflètent l'évolution de la société, de la culture et du monde qui les
entoure.

C'est dire que toute démarche de développement, au niveau d'un territoire et d'une communauté
humaine, doit s'appuyer sur le patrimoine, en faire un matériau qui soit la preuve et le garant de la
participation de cette communauté et de ses membres. Pour ne prendre que quelques exemples:

- on ne peut (ou on ne devrait) utiliser une église pour un spectacle profane sans l'accord de la
communauté chrétienne et du prêtre desservant,

- on ne peut tracer un chemin de randonnée pédestre ou autre sans l'accord des propriétaires des
parcelles traversées,

- on ne peut restaurer le centre de la ville ou du village sans que les propriétaires privés concernés
investissent dans leurs biens,

- on ne peut faire une exposition sur le passé du lieu sans l'apport des souvenirs et des documents
existant dans la population,

- et tant d'autres exemples familiers pour ceux qui travaillent sur le terrain.

Patrimoine et projet de territoire


Parmi les données nécessaires pour délimiter un territoire, le patrimoine est un élément
indispensable: il constitue avec la géographie et l'histoire, un critère de cohérence et d'existence d'une
communauté humaine. Il est par exemple beaucoup plus important que les critères qui sont déduits
technocratiquement des limites administratives ou politiques. Le problème n'est pas de vouloir à tout
prix inclure dans le territoire tel monument majeur qui lui serait extérieur, pour attirer plus de touristes
ou valoriser son image, mais de faire que l'ensemble des éléments du patrimoine soit reconnu par les
habitants du territoire comme les représentant, leur étant familiers, ce qui étymologiquement veut dire
qu'ils appartiennent à leur famille.

56
L'identification territoire-patrimoine-population est ici essentielle, car c'est elle qui fonde la légitimité
des stratégies de développement et qui permet la participation communautaire à la définition de ces
stratégies comme à la mise en œuvre des programmes qui en découleront. Le patrimoine, au sens
très global que je lui donne ici, est la pierre de touche de tout développement: ce dernier ne peut pas
se faire contre ou malgré le patrimoine, pas plus que contre ou malgré la population.

56
Ce triptyque est également celui que j'oppose au "monument-collection-public" qui caractérise à mes yeux le musée
traditionnel, cf. mon article "Le musée peut tuer ou faire vivre" in Techniques et Architecture, n°326, septembre 1979, p.82-83
Patrimoine et changement
Tout développement local est facteur de changement, tout changement est perturbant pour la
communauté, celle-ci doit donc être en mesure de ne pas subir, mais bien de maîtriser ce
changement. Pour cela elle doit s'appuyer sur le patrimoine comme cet élément de continuité et de
stabilité qui va contrebalancer ce que le changement peut avoir de violent. Car tout ne change pas à
la fois et le patrimoine est le fil d'Ariane qui permet à l'individu et à la communauté de se repérer dans
la masse des impressions et des événements: nous avons tous l'expérience d'un déménagement à la
suite duquel on est content de pouvoir replacer à un endroit choisi tel meuble, tel élément de décor qui
nous a suivis toute une vie et nous rassure.

Pour jouer ce rôle, le patrimoine doit être dynamique et rester lui-même un témoin du changement.
L'écomusée de Seixal (Portugal) inscrivait sur des cartes de vœux de janvier 2001 la phrase:
"património industrial, património em mudança", c'est à dire "patrimoine industriel, patrimoine en
changement". Ce slogan pourrait s'appliquer à tout le patrimoine, et pourquoi pas aussi à celui qui est
le plus sacralisé et muséalisé, car changement ne veut pas nécessairement dire altération physique
ou mutation de lieu ou de propriété, il peut vouloir dire nouvelle interprétation, nouvel usage, comme
on l'a vu plus haut. C'est à cette condition que le patrimoine contribuera directement au processus de
développement.

Le patrimoine sera d'autant plus dynamique qu'il sera source d'initiative, de créativité et de création de
la part de la communauté, montrant ainsi qu'elle peut prendre sa part du développement à partir de sa
propre richesse matérielle, morale et culturelle. C'est aussi en restant créatif et utile que le patrimoine
pourra être transmis de génération en génération: l'usure ou même la destruction d'une partie du
patrimoine ne peut s'excuser que si la masse globale du patrimoine transmis reste au moins égale et
si possible s'accroît.

Patrimoine et mondialisation
Notre époque est fascinée par la mondialisation culturelle et économique, qui entraîne une croissance
apparemment éternelle et considérée comme indispensable (tout ralentissement de la croissance
étant qualifié de crise). Elle est aussi obsédée par les effets négatifs de cette mondialisation, laquelle
est de toute manière un phénomène auquel l'individu, le groupe local, la communauté de voisinage ne
peuvent rien, sinon le constater et souvent le déplorer.

Toutefois, comme le dit fort bien Alberto Melo, un expert et praticien portugais du développement
local, "pendant que la croissance tend vers une attitude totalitaire, le développement local tend vers
une attitude libératrice, source d'autonomie et de coopération". J'ajouterai, pour rester dans mon sujet,
que la mondialisation et la croissance sont fondamentalement aliénantes, tandis que le
développement local est libérateur, parce qu'il est endogène et parce qu'il s'appuie sur le patrimoine et
sur la culture vivante de ses acteurs.

Cela exige d'appuyer sur la reconnaissance de notre patrimoine local une pédagogie de la différence,
qui valorise notre originalité et valorise en même temps celle des autres. C'est la responsabilité de
chacun d'entre nous, en tant qu'acteurs et sujets de notre présent et de l'avenir de nos enfants.
QUELQUES UNES DE MES SOURCES
Des fiches signalétiques de cas exemplaires

Comme je l'ai dit au début, ce livre s'appuie sur des expériences personnelles ou sur des
observations faites sur le terrain. Il n'est donc pas possible de lui ajouter une bibliographie.
Quelques textes ont seulement été cités en note, lorsque le besoin s'en faisait sentir. Par
contre, il fallait apporter au lecteur un minimum d'explications sur les cas mentionnés
abondamment au fil du texte.

Les dix fiches qui sont données ci-après suivent un unique schéma destiné à rendre leur
lecture plus facile. Elles ne sont pas classées selon un ordre raisonné, car chaque cas est
singulier. Elles n'ont pas la prétention de donner une description exhaustive des cas
présentés. De plus elles sont fortement subjectives, car elles sont issues de mon expérience
personnelle et ne sont pas le résultat d'une recherche ou d'enquêtes d'évaluation. Elle ne
valent que comme points de référence, et par les quelques indications finales qui permettent
chaque fois d'en savoir plus sur chaque cas et éventuellement de contacter ses
responsables ou, mieux, de se rendre sur place pour avoir à son tour une expérience de
première main.

Enfin, elles ne représentent qu'une partie des matériaux que j'ai utilisés. D'autres projets et
programmes que je ne connais pas réellement à partir du terrain ou que je n'ai pas suivis
depuis longtemps, devraient être mentionnés ici: en Inde le projet communautaire de Korlai;
au Québec l'écomusée rural de la Haute Beauce et celui, urbain, du Fier Monde à Montréal;
en Suède l'écomusée de Bergslagen; au Mexique les musées scolaires et communautaires;
au Portugal l'écomusée municipal de Seixal, etc.

 La Serra d'Algarve – Portugal


 Le programme Pollen, Bouguenais, France
 L'écomusée de la Communauté urbaine Le Creusot-Montceau, France
 Le projet d'écomusée du Barroso, Portugal
 L'écomusée de la région de Fourmies-Trelon, France
 Le Parc Culturel du Maestrazgo, Aragon, Espagne
 Le sentier de découverte d'Orrouy, France
 La Quarta Colônia, Rio Grande do Sul, Brésil
 L'écomusée communautaire de Santa Cruz, Rio de Janeiro, Brésil
 Le sentier du pèlerinage de Compostelle, France et Espagne
(Les adresses internet ont été actualisées en septembre 2012)
La Serra d'Algarve
Portugal

Le territoire
Une chaîne de montagnes orientées Ouest-Est situées immédiatement au nord de la plaine côtière
d'Algarve et séparant celle-ci de l'Alentejo (extrême sud du Portugal). Zone fortement désertifiée
(émigration vers les villes et vers l'étranger), activité à dominante rurale (agriculture, artisanat). 3436
km², 9 municipalités, 74.000 habitants (entre 4 et 66 hab./km²). Début d'activités de tourisme rural.

Description du cas
Projet de développement global lancé en 1985 par un groupe d'universitaires de Faro (capitale de la
région) sur un territoire restreint (Serra do Caldeirão). Extension et pérennisation grâce aux
programmes européens Leader I et II. Volonté de forte participation des habitants, formation d'acteurs
locaux, appui sur la culture vivante et les traditions, notamment pour la réhabilitation du patrimoine
construit et pour la pérennisation des savoir-faire traditionnels. Création depuis quelques années d'un
écomusée couvrant l'ensemble du territoire, pour mobiliser les habitants sur leur patrimoine, dans un
objectif de prise de confiance et aussi d'attraction touristique (tourisme "doux" et intelligent).

Mon implication
Suivi amical et plusieurs visites à quelques années d'intervalle depuis 1983. Mission d'étude pour
l'OCDE. Participation à des rencontres locales. Echanges à distance avec l'écomusée d'Algarve.

Le patrimoine concerné
Notion globale de patrimoine naturel et culturel, en y comprenant principalement le paysage, l'habitat,
les richesses de la faune et de la flore, les traditions agricoles (chèvre d'Algarve) et artisanales
(textiles, charcuterie, fromages, moulins), le patrimoine religieux…

La relation au développement
Le programme de développement du territoire repose essentiellement sur la mobilisation et la
qualification de la ressource humaine (en particulier les femmes) et sur la valorisation du patrimoine
(foires de produits locaux deux fois par an, musées locaux, itinéraires de découverte, restauration de
productions locales, transformations de maisons anciennes pour l'hébergement touristique, promotion
de la cuisine traditionnelle de la région, etc.). Chaque projet composant la stratégie de développement
du territoire comprend un volet culturel.

Petit historique
1985 – premières actions du projet RADIAL
1988 – création de l'association IN LOCO (agence de développement des Serras d'Algarve)
1991 – Programme Leader I
1995 – Programme Leader II
Années 90 – Revue Rede, organe de liaison des agents du développement local au Portugal

Leçons de méthode
Importance des personnes qui jouent le rôle de leaders communautaires.
Forte prééminence de la formation, formelle et informelle, pour constituer un réseau d'acteurs motivés
et compétents au sein de la société civile.
Le patrimoine, même et peut-être surtout s'il n'est pas exceptionnel et spectaculaire, existe partout et
est reconnu comme faisant partie du capital du territoire et de l'héritage commun de ses habitants.
Les efforts portant sur le patrimoine doivent se faire dans la durée et ne pas se faire seulement pour le
tourisme ou à cause de lui.
Commentaires personnels
L'initiative a été prise "de l'extérieur", par des personnes n'appartenant pas culturellement à la région,
mais qui s'y sont durablement implantées.
Le succès est dû d'une part à la profondeur de la crise que connaissait la région, d'autre part aux
importants crédits européens, enfin à la qualité des projets montés par IN LOCO et des membre de
l'équipe opérationnelle constituée pour les mettre en oeuvre.

Contact
Association In Loco, Rua Actor Nascimento Fernandes 26-3° - Apartado 603 – 8001–975 Faro –
Portugal – Tél. (351) 89 825063 / 825032 – Fax 89 27175 – e-mail : inloco@mail.telepac.pt

Références
Jean Lemaître, Les nouveaux visages de la Serra do Caldeirão, Ed. Associação In Loco, Faro
Revue "A Rede", parution irrégulière, articles théoriques et pratiques sur le développement local
Jornal da Serra, mensuel d'information pour les populations de la région
OCDE, The Serra do Caldeirão Local Development Model, in Best Practices in Local Development,
Leed Notebook 27, OCED, 1999, p. 79-98
Priscila Soares (coord.), Formação para o Desenvolvimento, Ed. Associação In Loco, Faro, 2001
Programme Pollen, Bouguenais
Loire Atlantique, France

Le territoire
Une ville moyenne de la banlieue sud de Nantes, sur la rive gauche de la Loire, 15.000 habitants
(ouvriers et classes moyennes). Structure économique importante (aéroport de Nantes, Aérospatiale,
zones industrielles, port autonome de Nantes, carrières). 1500 hectares de bonnes terres agricoles
(élevage, vigne). Vallée de la Loire et réseau hydrographique secondaire dense. Deux noyaux
urbains, plus de 20 hameaux et villages dispersés sur le territoire.

Description du cas
A l'occasion d'une révision des documents d'urbanisme, volonté politique de la municipalité de mettre
en place une dynamique de développement durable appuyée sur la participation des habitants et sur
la valorisation économique des espaces agricoles, pour un contrôle de l'urbanisation. Création sous le
nom de "programme Pollen" d'une dynamique d'inventaire du patrimoine naturel et culturel,
mobilisation d'habitants en groupes de projet et ateliers de travail, émergence de projets
d'aménagement pris en compte par la municipalité, fort investissement des élus et des agents
municipaux. Création de structures associatives nouvelles, mobilisation d'épargne pour l'utilisation des
terres en friches. Lancement d'une dynamique d'agglomération sur le thème de l'agriculture et du
développement périurbains.
Principaux projet et réalisations: chemin des canotiers et parcours de barque, parc ornithologique,
fermes-relais, aménagement des villages, association foncière rurale, création d'un espaces sportif et
de loisirs dans une carrière désaffectée, parcours pédestres…

Mon implication
Comme consultant u titre du Cabinet Asdic, apport méthodologique ponctuel pendant sept ans,
notamment sous la forme de "promenades" invitant la population à découvrir son propre territoire et à
imaginer pour lui des solutions. Accompagnement de certains projets opérationnels. Mise en relations
avec d'autres programmes d'agriculture péri-urbaine en France. Assistance à l'évaluation.

Le patrimoine concerné
Essentiellement le patrimoine naturel et rural, avec prise en compte de ses aspects culturels: espaces
cultivés ou en friches, richesses de flore et de faune, carrière abandonnée, villages anciens et habitat,
ruisseaux et leurs abords. Le patrimoine spécifiquement urbain n'est pas concerné pour le moment.

La relation au développement
Le programme Pollen a été intégré totalement dans la démarche de développement et
d'aménagement de la ville à très long terme (15 ans), par la prise en compte des propositions des
groupes, moteurs de la participation populaire. Réalisation de projets agricoles, sportifs, touristiques
utilisant le patrimoine et le dynamisme des habitants. Mobilisation et obtention de financements
importants pour ces projets. Actuellement, le succès de certaines réalisations entraîne des difficultés
(fréquentation, coûts d'entretien, nuisances de voisinage) qui obligent à poursuivre activement la
réflexion sur l'évaluation et sur l'évolution des projets.
A partir de l'expérience de Pollen, les méthodes de gouvernance municipale sont en train d'être
revues pour une plus forte participation des habitants aux décisions stratégiques et opérationnelles.

Petit historique
Avant 1994 - pratique des commissions extra-municipales thématiques
1994 - réflexion associant tous les volontaires, ainsi que les élus et les fonctionnaires, premières
promenades sur le terrain
1995 - préparation et adoption d'un plan de développement des espaces naturels
1996-2000 - réalisation des projets du plan, création de l'association intercommunale "Villes Fertiles"
2000-2001 - réflexion sur les suites à donner au programme; le maire de Bouguenais est chargé de
l'agriculture péri-urbaine dans la communauté urbaine de Nantes

Leçons de méthode
Intérêt des parcours de découverte pour la population et pour la naissance d'initiatives et de
dynamiques participatives
Nécessité d'un fort engagement des élus et des services communaux
Utilité des contacts extérieurs pour formation, référence, comparaisons, ouverture

Commentaires personnels
Difficulté en France de développer une véritable dynamique communautaire et participative : elle n'est
le fait que d'une très petite minorité, la majorité de la population attend d'être "servie" par la collectivité
Il n'est pas nécessaire de disposer d'un patrimoine exceptionnel, mais de bien l'utiliser et d'en
mobiliser les propriétaires
L'intercommunalité, indispensable, est nécessaire pour étendre les actions à des territoires pertinents,
mais elle est difficile à mettre en place à partir de la base

Contact
Mairie de Bouguenais, Programme Pollen - 1 rue de la Commune de Paris - 44340 Bouguenais - Tél.
(33) 2.40.32.29.29 - Fax (33) 2.40.65.32.45 - E-mail : bouguenais@wanadoo.fr

Références
Aucun document de synthèse accessible actuellement
Un petit journal du programme paraît occasionnellement, à l'intention des habitants et des groupes
L'Ecomusée de la Communauté Urbaine Le Creusot-Montceau
France - Saône et Loire

Le territoire
16 communes groupées en communauté urbaine depuis 1969. Ancienne région industrielle et minière,
berceau de la révolution industrielle française aux XVIII° et XIX° siècles, dans un environnement
agricole (élevage), isolée des grands axes de communication. Environ 500 km² et 100.000 habitants.
Traditions paternalistes et ouvrières. Crise économique et sociale des années 1984 (sidérurgie) et
1992 (mines). Relance à partir du pôle de conversion, du TGV et du pôle universitaire.

Description du cas
Après la transformation des entreprises traditionnelles en groupes économiques d'envergure nationale
et du territoire en communauté urbaine, les élus souhaitaient la valorisation du patrimoine comme
élément de rattachement au passé du processus de développement et pour l'appropriation par la
population de l'outil de travail et de l'environnement urbain et rural. Invention collective d'un écomusée
de développement, appuyé sur le territoire, les forces vives de la population (associations, syndicats,
entreprises, écoles) et l'ensemble du patrimoine. Statut associatif. Création sur dix ans (années 70
surtout) d'un réseau de musées locaux comme antennes de l'écomusée, d'itinéraires de découverte,
de partenariats avec les autres acteurs locaux, individuels ou institutionnels.

Mon implication
Participation aux débuts du processus, dans le groupe fondateur (1971-1974), puis accompagnement
de loin (visites régulières 1975-1992), enfin comme président de transition de l'association support
(1993-1995).

Le patrimoine concerné
Les paysages ruraux et industriels, les sites et monuments de la technique, abandonnés ou en
fonctionnement, le Canal du Centre, les objets éparpillés dans la population, les traditions
ethnographiques et ouvrières, les traditions syndicales, l'habitat ouvrier, les demeures patronales et
les édifices publics…
Domaines principaux d'activité: vie sociale, activités et techniques industrielles, batellerie, histoire de
l'école, histoire locale (villages), agriculture, histoires de vie, flore et faune, archéologie, etc.

La relation au développement
L'écomusée a été considéré dès son lancement par le conseil communautaire comme un outil de
développement, pour connaître les ressources patrimoniales, leur donner un usage, transmettre aux
enfants dans et hors l'école, attirer les touristes, etc.
Il a été associé à tous les programmes de développement (contrats de plan, pôle de conversion,
insertion des chômeurs et des jeunes) de la communauté urbaine.

Petit historique
Gestation de l'idée et préfiguration en 1971-1973 - création en tant qu'écomusée en 1973-1974 -
essor et notoriété internationale en 1974-1983 - crise en 1984-1990 - relance et institutionnalisation à
partir de 1991 - actuellement musée de territoire organisé en un réseau d'antennes autonomes
(associatives ou municipales) sur l'ensemble de la communauté urbaine. Forte implication dans les
relations internationales et dans l'insertion professionnelle des chômeurs.
Leçons de méthode
Forte dépendance d'aides extérieures, entraînant une institutionnalisation obligatoire
La mobilisation de la population et des associations n'a qu'un temps et se dilue, ou bien entraîne
l'éclatement
Incompréhension des principes de base de la part tant des autorités nationales (d'où marginalisation)
que des muséologues classiques (accusations idéologiques)
La constitution et la gestion de collections prend progressivement le pas sur la notion de patrimoine
"in situ" sur un territoire, contrairement aux intentions initiales et en grande partie à cause de la
pression institutionnelle nationale
Les équipes de recherche universitaire prennent trop facilement le pouvoir dans le musée et sur le
territoire

Commentaires personnels
Créé dans une période de forte prospérité et de croissance, l'écomusée a mal résisté à la crise
industrielle et minière, qu'il n'a pas pu ou pas su accompagner. Il y a perdu de la légitimité. Il n'a pas
réussi à couvrir correctement, pendant ses 20 premières années, le sud de son territoire et le pôle de
Montceau.
Le poids du château de la Verrerie au Creusot et du Musée de l'homme et de l'industrie qui y voisine
avec le siège de l'écomusée expliquent ce phénomène.
L'hostilité de l'administration centrale des musées n'a pas facilité la tâche de ses responsables. Le
nom d'écomusée a entraîné des malentendus sur les objectifs et le rôle de la structure.

Contact
Adresse: Château de la Verrerie, B.P. 53 - 71202 Le Creusot Cedex - Tél. (33) 3.85.55.01.11 - Fax
(33) 3.85.56.20.74 - E-mail : ecomusee@netmuseum.tm.fr

Références
H. de Varine - "L'initiative communautaire - recherche et expérimentation", Ed. W et Museologia,
1991, p. 33-49
"L'écomusée du Creusot: préserver un patrimoine régional" in Aménagement local, février 1977, n°5,
Paris, Datar
Le projet d'écomusée du Barroso
Portugal

Le territoire
Une petite région de plus de 1.000 km² dans le Tras-os-Montes, au nord du Portugal (municipalités de
Montalegre et Boticas), environ 25.000 habitants, en zone de moyenne montagne (600-1500 mètres),
partiellement sur le territoire du Parc National de Peneda-Gerês. Agriculture de subsistance, élevage
(race bovine célèbre et très recherchée), production artisanale de charcuterie, frontière avec
l'Espagne (Galice), traditions d'émigration et de contrebande, enclavement géographique. Climat
humide, nombreuses rivières et barrages hydro-électriques. Population vieillissante (de 1 à 5 enfants
par village). Une centaine de villages et deux bourgs principaux (sièges des municipalités, moins de
5.000 habitants).

Description du cas
Depuis de nombreuses années, dans le cadre du Parc National, on parle de création d'un écomusée,
dans une optique essentiellement touristique, sur le modèle des écomusées de parc français. En
2000, commande de la municipalité de Montalegre à un bureau d'études de Porto (Quaternaire
Portugal) pour l'étude de faisabilité d'un écomusée comme outil de développement et de valorisation
du territoire. Après des démarches préliminaires de visites de terrain (marches de découverte) et de
concertation avec les élus, il est décidé de penser en termes de développement global durable, le
tourisme n'étant plus qu'un élément parmi d'autres de l'activité économique du territoire. Extension du
projet au territoire du Barroso, pour plus de cohérence.
Dans l'état actuel du projet, l'écomusée devrait, à part un "noyau central" à Montalegre, comprendre
des antennes par sous-ensembles du territoire, des parcours de découverte, des lieux de présentation
d'expositions et de promotion des productions locales à des niveaux de proximité, des équipes locales
de personnes-ressources, etc. Il n'est pas prévu de constituer des collections, mais de considérer le
territoire et tout ce qu'il contient comme l'espace et le patrimoine du musée.

Mon implication
Je suis consultant externe auprès de l'équipe qui a réalisé l'étude et accompagne le démarrage du
projet. Nous avons parcouru à pied une partie du territoire et nous travaillons avec les élus
municipaux et les responsables de villages. Nous apportons une assistance technique à l'équipe
opérationnelle mise en place.

Le patrimoine concerné
A part deux monuments majeurs (les restes d'un château fort et d'une abbaye romane), l'essentiel du
patrimoine peut être ainsi résumé: des paysages contrastés et caractéristiques, des coutumes
communautaires et une mémoire encore vivantes, un habitat ancien de grande qualité mais en
mauvais état de conservation, de très nombreux petits édifices. Une faible conscience de la valeur
actuelle de ce patrimoine, à d'exception de ce qui est supposé avoir un intérêt pour les touristes. De
plus, la plupart des éléments de ce patrimoine sont encore "vécus", c'est à dire utilisés à leur fonction
d'origine, donc non reconnus comme un patrimoine à transmettre en tant que tel. Seule la charcuterie
traditionnelle fait l'objet d'une fête annuelle et est reconnue pour sa valeur économique.

La relation au développement
Le patrimoine est incontestablement le principal atout pour le développement, à la fois pour redonner
à la population le sens de l'initiative et pour créer de la richesse (production agro-alimentaire,
tourisme, artisanat, rénovation de l'habitat, développement de la race bovine indigène, etc.). Le
patrimoine, qui s'identifie largement à la culture vivante locale, est aussi un élément de restauration de
la confiance en soi de la population, indispensable pour rendre celle-ci acteur du développement.
Petit historique
Années 60-70 – survivance des traditions des villages communautaires, émigration intense
Années 80 – création du parc national, forte activité des érudits locaux dans le Barroso
Années 90 – projets successifs d'écomusée, de la part des responsables du par cet des élus
2000 – 2001 – Etude de faisabilité
2002 et suivantes – lancement du projet et constitution d'une équipe technique

Leçons de méthode
La connaissance initiale d'un territoire et de son patrimoine ne peut se faire sur le papier ou par des
démarches de type scientifique: elle doit découler d'une approche sensible, dans ce cas, par des
promenades (pédestres) de découverte et de rencontre de la population, celle-ci détenant le savoir
sur sa terre et sur son patrimoine.
Un tel projet, sur un territoire aussi vaste, doit pouvoir travailler à la fois sur la totalité de celui-ci
(niveau de la grande municipalité) et au plus près du terrain (unités de voisinage, personnes-
ressources)

Commentaires personnels
La commande du pouvoir politique local est sans doute une garantie de sérieux et de continuité.
Dans ce cas, il est évident que le patrimoine appartient réellement collectivement à la population (à
l'exception des deux monuments majeurs), parce qu'il lui sert encore.
Mais il n'est pas reconnu comme patrimoine par la majorité des habitants: faut-il en conclure que c'est
lorsqu'il devient inutile qu'il est sacralisé "patrimoine" ?
Le plus difficile est de convaincre les élus que le patrimoine peut servir à autre chose qu'au tourisme.

Contact
Câmara Municipal de Montalegre (l'équipe de l'écomusée est en cours de constitution)
Pendant l'étude et l'accompagnement: Quaternaire Portugal - rua do Outeiro, 2-2° fte - 4050 Porto –
Portugal – Tél. (351) 22 6091056 – Fax (351) 22 6091027 – http://www.ecomuseu.org/

Références
Aucune actuellement, les rapports d'étude n'étant pas diffusables.
Ecomusée de la région de Fourmies-Trelon
Nord - France

Le territoire
Le sud et l'est de l'arrondissement d'Avesnes, dans ce qui est la Thiérache du Nord et maintenant le
Parc Naturel régional de l'Avesnois. Zone rurale avec des petites villes d'industrialisation ancienne ou
des bourgs ruraux, comme Fourmies, Trelon, Sains du Nord, Anor (textile, verre, métallurgie, bois).
Paysage de bocage. Frontière avec la Belgique. Environ 30.000 habitants.

Description du cas
Créé au début des années 80 sur le modèle de l'Ecomusée du Creusot-Montceau, au moment où
l'industrie de la région subissait une crise profonde, l'écomusée a connu une première phase de
développement intense, avec une forte participation de la population et des collectivités locales.
Création d'un siège dans une ancienne usine textile désaffectée, antennes thématiques (verre,
moulin, bois, vie rurale, sentier écologique…) semi-autonomes. Puis la croissance des collections et
du personnel administratif, scientifique et technique a entraîné une institutionnalisation des deux
antennes principales (musée du textile de Fourmies et musée du verre de Trelon), et une identification
des autres antennes à l'accueil touristique.

Mon implication
Suivi de loin en conséquence de l'action menée sur l'écomusée de la communauté urbaine Le
Creusot-Montceau (1985-1995).
Mission d'évaluation et de définition d'une stratégie à long terme dans le cadre des nouvelles
perspectives de développement du "pays" de Sambre-Avesnois et du PNR de l'Avesnois (mission
Asdic, 1998-1999).

Le patrimoine concerné
Patrimoine naturel et culturel global de la zone, avec attention particulière sur les thèmes et les
activités des lieux d'implantation des antennes. Dominantes: textile, verre, agro-alimentaire, artisanat.
Patrimoine vivant dans les premières années, plutôt matériel (collections) récemment.

La relation au développement
Dans les dix premières années, forte liaison aux stratégies de développement (aménagement du
territoire, gestation du parc régional, inventaire et valorisation du patrimoine culturel et naturel,
commercialisation des produits du terroir). Plus récemment, les préoccupations muséologiques et
financières ont fait un peu oublier cet aspect, sauf en ce qui concerne le tourisme. Faible capacité
"politique" d'influence sur les lieux et les instances de décision.

Petit historique
Années 80 – phase de création, d'organisation et de mobilisation des communautés
Années 90 – crise de croissance, institutionnalisation, dépendance des partenaires politiques et
administratifs
Années 00 – Difficultés probables d'insertion dans le nouveau paysage local (parc naturel et pays,
dynamiques intercommunales, coûts de fonctionnement - masse salariale).

Leçons de méthode
Le statut associatif est mal adapté dès lors que la structure atteint une certaine taille et gère un
personnel nombreux et un chiffre d'affaires important. Rechercher sans cesse le meilleur statut et le
faire évoluer.
Eviter de se mettre sous la dépendance des grandes collectivités (région) ou des administrations de
l'Etat.
Le développement de l'institution-musée s'oppose au maintien des principes de démocratie et de
participation. Donc tenter d'échapper à la dérive institutionnelle ou créer des contre-pouvoirs au sein
ou en marge de la structure.

Commentaires personnels
Une situation de crise économique et sociale est favorable à la naissance d'un projet patrimonial, mais
risque de lui donner une coloration passéiste et pessimiste.
Lorsque l'on perd de vue l'objectif de développement pour et par la communauté, on voit apparaître
des dérives scientifiques et technocratiques, avec la complicité active des fonctionnaires.

Contact
Ecomusée de la région de Fourmies-Trelon - B.P. 65 – 59612 Fourmies Cedex – Tél. (33)
3.27.57.44.72 – Fax (33) 3.27.60.23.88 - Contact: http://www.ecomusee-avesnois.fr/

Références
Convention pluri-annuelle avec l'Etat, la région et le département – 2000
Nombreuses expositions avec catalogues.
Parc culturel du Maestrazgo
Province de Teruel, Aragon, Espagne

Le territoire
Une petite région (un "pays" pour les français) de 43 municipalités dans le sud-est de l'Aragon, avec
une zone montagneuse principale (entre 600 et 2000 mètres), la vallée de du Rio Guadalope et une
plaine liée à la Vallée de l'Ebre au Nord. Superficie de 3.500 km². Population de 17.000 habitants (5
hab./km²). L'économie traditionnelle reposait sur l'agriculture (élevage), les mines de charbon
(maintenant fermées) et l'extraction de l'argile. Actuellement, les activités principales sont l'industrie
agro-alimentaire et le tourisme vert (en provenance de Catalogne et de Valence).

Description du cas
Au départ, le projet de développement concernait une municipalité, celle de Molinos (parc culturel de
Molinos). Le territoire s'est étendu, à partir de 1991, à l'ensemble du Maestrazgo, dans le cadre du
programme européen Leader I, puis II et maintenant Leader Plus. La base méthodologique du
développement a été la culture, sous trois formes: éveil et reconnaissance de la culture vivante,
valorisation du patrimoine naturel et culturel, formation des habitants. Un organisme a été créé: le
Centre pour le développement du Maestrazgo (CDMT). Une école de développement rural lui est
attachée. Le développement social, culturel et économique fonctionne en réseau et la communication
passe notamment par un bulletin électronique quotidien largement diffusé sur la zone. La liaison
multidisciplinaire avec les universités de Saragosse et de Teruel est constante.

Mon implication
Une relation amicale et deux visites à dix ans d'écart (1988 et 1998), la lecture quotidienne du bulletin
électronique, l'étude des documents publiés par le CDMT. La rencontre de représentants du
Maestrazgo dans diverses occasions professionnelles ou privées.

Le patrimoine concerné
Tout le territoire est patrimoine, paysages, richesses naturelles, villages et monuments, traditions,
savoir faire… Le CDMT a systématiquement encouragé la valorisation du patrimoine par les
municipalités et les associations: création de "groupes d'action sur le patrimoine" au niveau local,
réalisation de centres d'interprétation (une dizaine ouverts ou programmés), de musées, de sites, de
parcours pédestres, de points d'observation.

La relation au développement
La dénomination de "parc culturel" à elle seule manifeste la prédominance du patrimoine comme
ressource pour le développement. L'inventaire et la valorisation du patrimoine forment réellement la
base de la mobilisation et de la formation des acteurs, de la création de richesse économique, du
tourisme, de l'identité et de l'image du territoire.

Petit historique
Années 80 – projet de développement et de parc culturel à Molinos (350 habitants). Atelier-école de
Molinos. Expositions, fêtes, actions de formation des habitants. Premier atelier international du
MINOM.
1991 – création du CDMT et entrée dans le programme Leader I – 70 initiatives économiques
1993 – création du centre de gestion environnementale du Maestrazgo (CGAM)
1994 – Centre aragonais d'Information Rurale européenne
1997 – Loi aragonaise des parcs culturels
1998 – Programme Leader II – Plan des Bassins Miniers (reconversion) – lancement du bulletin
électronique "Buenos dias, Maestrazgo" et du réseau Internet
2001 – Candidature au programme Leader Plus – Atelier international du MINOM.
Actuellement (début de 2002), l'existence du Maestrazgo comme territoire cohérent et culturellement
significatif est menacée par le conservatisme des autorités régionales qui refusent de laisser les
collectivités adhérentes constituer ensemble une "comarca" (entité sub-régionale) nouvelle
correspondant à l'identité qui s'est développée depuis le début de ce processus de développement.

Leçons de méthode
Commencer par le culturel et s'appuyer pour cela sur le patrimoine et sur la culture vivante des
habitants et en général de la communauté.
Privilégier la formation pour faciliter la participation des habitants et la prise d'initiatives sociales,
culturelles et économiques.
Utiliser au maximum les nouvelles technologies en les maîtrisant et sans se laisser maîtriser par elles.
En matière de tourisme, prendre en considération le tourisme vert et culturel, sans chercher le
tourisme de masse.
Ne pas distinguer le culturel du naturel quand on parle de patrimoine.

Commentaires personnels
Le Maestrazgo est un lieu d'expérimentation extraordinaire qui peut offrir de très nombreuses leçons
de méthode.
On y trouve une excellente illustration de la complexité et de la nature culturelle de tout processus de
développement.
Même si le projet du Maestrazgo est clairement patrimonial et utilise fréquemment les techniques
muséales (il est évidemment un projet "muséologique"), le mot musée est peu utilisé, et seulement
dans des lieux précis organisés comme tels.

Contact
CDMT – Calle Mayor – 44556 MOLINOS – Espagne - Tél. 78 849431 – Fax 78 849303 – e-mail
cedemate@maestrazgo.org - Web: http://www.maestrazgo.org
Pour la boutique de vente en ligne de produits locaux, voir <http://tienda.maestrazgo.org>

Références
Il existe plusieurs articles consacrés au Maestrazgo dans les publications du programme européen
Leader. Un CD ROM a été édité que l'on peut demander au CDMT, ainsi que tout un matériel de
diffusion (guides, cartes) et des sites web.

DOCUMENTS ANNEXES

Loi 12/97 du 3 décembre 1997 sur les parcs culturels d'Aragon (extraits)
…Article 2 – 1 - Un parc culturel est un espace singulier d'intégration des différents types de patrimoine autant matériel
qu'immatériel. Dans le patrimoine matériel, est inclus le patrimoine artistique, architectural, archéologique, anthropologique,
paléontologique, ethnologique, muséal, paysager, géologique, industriel, agraire et artisanal. Dans le patrimoine immatériel,
figurent le patrimoine linguistique, culinaire, les traditions, les fêtes, la manière de se vêtir et l'action culturelle autochtone ou
extérieure. Tout cela dans le cadre des définitions établies par le Conseil de l'Europe et l'UNESCO.
2 - Dans l'espace d'un parc culturel, les actions menées par les différentes collectivités territoriales auront pour but la protection
et la remise ne état du patrimoine, l'action culturelle, le développement rural durable et l'équilibre territorial.
3 - Dans le parc culturel devront être coordonnées les politiques territoriales et les politiques sectorielles, particulièrement celles
qui concernent le patrimoine culturel et naturel, l'encouragement à l'activité économique, le tourisme rural, les infrastructures et
les équipements.
Article 3 – Les parcs culturels ont pour but: (a) protéger, conserver et diffuser le patrimoine culturel et naturel, ce dernier dans le
respect de la réglementation et des modes de gestion spécifiques à la protection des espaces naturels protégés. (b) encourager
l'accès à la connaissance des habitants, favoriser l'information et la diffusion culturelle et touristique des valeurs du patrimoine,
développer les activités culturelles endogènes et exogènes; développer des activités pédagogiques sur le patrimoine culturel
auprès des enfants des écoles, des associations et des habitants en général; encourager la recherche scientifique et la
publication de ses résultats. (c) contribuer à l'aménagement du territoire par la correction des inégalités socio-économiques et
par l'encouragement à une occupation des sols compatible avec le schéma directeur du parc. (d) encourager le développement
rural durable, en améliorant le niveau et la qualité de la vie dans les zones appartenant au parc, avec une attention particulière
à l'occupation des sols et aux usages traditionnels…(Trad. HdV)

LE PATRIMOINE ET L'AVENIR DU MAESTRAZGO - Déclaration adoptée par les Groupes d'Action sur le Patrimoine du
Maestrazgo, le 30 décembre 1995 à Miravete de la Sierra - Extrait du bulletin électronique "Buenos Dias Maestrazgo" du 16
avril 1998

Le Maestrazgo se trouve actuellement à un carrefour très important pour son devenir historique. Les changements profonds qui
traversent le monde rural ont entraîné une longue période de régression économique et sociale. Mais des perspectives
nouvelles s'ouvrent pour ses habitants qui souhaitent conjuguer la possibilité d'impulser un nouveau développement avec la
mise en valeur de toutes les ressources que leur offre leur territoire.

La population du Maestrazgo affirme sa volonté de faire de sa région une sorte de tremplin pour l'émergence de nouvelles
alternatives et de nouvelles opportunités basées sur la définition d'un espace de loisir et sur la diversification nécessaire de
l'économie traditionnelle. La force de cette volonté à fait surgir de multiples initiatives qui nourrissent un retournement de la
tendance constatée jusqu'alors.

Nous qui travaillons à la défense et à la valorisation du patrimoine, nous ne sommes pas étrangers à ce processus. Au
contraire, nous estimons être fortement impliqués dans la dynamique qui est en marche et nous considérons que ce
mouvement doit constituer la base d'une nouvelle réalité sociale et territoriale. Nous disposons d'un héritage important et sur
cet héritage nous voulons construire une nouvelle alternative.

Le patrimoine culturel et naturel se présente en effet comme une ressource inestimable, non seulement pour son pouvoir
d'attraction, mais aussi comme un facteur déterminant de cohésion pour les populations qui assument la charge du projet de
développement. Une cohésion basée sur l'identité collective et sur la redécouverte de la fierté pour ce qui nous est
consubstantiel: le paysage et les formes d'habitat qui s'y sont superposées au cours des âges.

Le rôle que durant des années ont joué avec enthousiasme pour la défense du patrimoine un grand nombre de personnes et
d'associations représente un point de départ formidable pour une action coordonnée de valorisation globale de l'ensemble du
territoire, action qui pourra en outre compter sur l'appui conscient de la communauté du Maestrazgo tout entière.

Cet appui de la société se manifeste par une participation à l'utilisation de la ressource patrimoniale et par une implication
directe dans toutes les formes de travail qui se définissent par rapport à elle. C'est là que l'on voit la signification profonde de
toutes ces unités et de tous ces groupes auxquels nous avons donné le nom de "Groupes d'Action sur le Patrimoine du
Maestrazgo", qui se sont créés d'abord dans quelques endroits pour très vite couvrir la quasi-totalité de la région.

Tous ces Groupes d'Action s'accordent sur les fondements essentiels de leur existence: ils sont un point de rencontre de
différents acteurs (les bénévoles de l'action culturelle, les collectivités locales, les entreprises) unis pour la valorisation du
patrimoine de chacun de nos villages. Ceux qui les constituent leur apportent le meilleur d'eux-mêmes, dans le respect de la
liberté individuelle et de l'engagement associatif.

Nous souscrivons à l'orientation essentielle du Document unique de programmation du développement rural en Aragon (Objectif
5b des fonds structurels européens): "le territoire lui-même, comme élément du milieu naturel, est indiscutablement un
patrimoine qui, conjointement avec le patrimoine historique et culturel, doit fonder les stratégies de développement rural, en
permettant des complémentarités économiques (activité agricole et touristique). Les institutions politiques doivent prendre en
compte ce principe comme un objectif fondamental en vue de ré-équilibrer les différentes zones du territoire aragonais".

Le Parc Culturel du Maestrazgo répond à la volonté de combiner tous les efforts des Groupes d'Action, en vue de réaliser une
présentation collective de notre identité par la mise en œuvre de cette stratégie à l'intérieur du territoire de la région. Cela
représente une démarche de coordination et de participation solidaire entre nous tous et la volonté d'étendre la valorisation du
patrimoine à toute notre région.

Il est évident que notre fonction ne se confond pas avec la vision classique de ceux qui se vouent simplement à conserver le
patrimoine pour évoquer le souvenir du passé et le plaisir de la nature et les mettre seulement à la disposition des touristes. Le
programme d'action sur le patrimoine du Maestrazgo doit s'appuyer sur une prise en compte claire des orientations qui sont
aujourd'hui pleinement reconnues dans le cadre de la réflexion européenne sur le rôle de la culture et de l'environnement. Il est
en outre nécessaire de lier le patrimoine au secteur de l'éducation et à la recherche d'opportunités pour la création d'emplois
spécialisés et de nouvelles activités économiques.

Nous croyons fermement en la nécessité de placer l'école au centre de nos préoccupations. Nous devons concevoir les
démarches pédagogiques qui permettront aux enfants de comprendre leur environnement, car là est le moyen de susciter chez
eux une attitude positive face à la ressource patrimoniale. C'est pour cela que les Groupes d'action s'inquiètent de l'avenir des
politiques éducatives en la matière et que nous réclamons une politique scolaire qui tienne compte clairement de ces questions.

Notre travail et pleinement intégré au monde de la science et de la recherche. De ce point de vue, l'Université aragonaise a
montré en de multiples occasions sa volonté de s'impliquer dans cette dynamique par l'intermédiaire de certains départements
et de professeurs qui acceptent de restituer au terrain et de soumettre à discussion le fruit de leurs recherches.

Les Groupes d'Action revendiquent le droit de participer à la prise de décision qui concerne les orientations du projet de
développement et la mise en œuvre des mécanismes de soutien proposés par les programmes européens et par les
administrations nationales. Nous croyons aussi que notre présence est indispensable à la gestion des compétences qu'exercent
diverses institutions en matière de patrimoine, pour établir avec elles une étroite coopération en vue de son entretien et de sa
préservation.

Nous appelons à la réflexion sur ces points, de la part de ceux qui nous représentent sur le plan politique et de la part de
l'administration à tous les niveaux. Nous lançons aussi un message à tous les Aragonais qui partagent nos idées, pour les
inciter à penser que, à partir d'une telle plate-forme opérationnelle, il est possible de construire l'Aragon, dans chacune des
régions qui le composent. Pour notre part, nous réaffirmons notre engagement de travailler dans ce sens au service de notre
peuple et de l'avenir du Maestrazgo. (Trad. HdV)
Liste des centres d'interprétation
(voués à la valorisation de l'histoire, de la nature et des savoirs traditionnels du Maestrazgo)

Jaganta, huile d'olive et moulins à huile


Santa Barbara, Mine de charbon et centrale thermique
Villarluengo, environnement
Puertomingalvo, architecture militaire
Mosqueruela, civilisation pastorale
Mirambel, patrimoine architectural
Fuentres Calientes, agriculture écologique, réserve ornithologique et moulin à farine
(économusée)
Hinojosa de Jarque, parc de sculpture
La Ginebrosa, urbanisme médiéval et moderne
Estercuel, fête du feu et "La Encamisada"
Aliaga, Berge, centre d'accueil pour les visiteurs du Parc Fluvial de Guadalope
Le sentier de découverte d'Orrouy
Picardie, France

Le territoire
Une commune de la Vallée de l'Automne (60 km au Nord de Paris, dans l'Oise), comprenant un fond
de vallée et deux versants, dont l'un atteint la forêt de Compiègne. Environ 500 habitants, en partie
ruraux, en partie rurbains plus ou moins liés à la région parisienne. Agriculture de fond de vallée
(élevage, peupliers) et de plateau (céréales, betteraves), espaces boisés.

Description du cas
La vallée dont Orrouy est l'un des bourgs anciens est l'objet d'une forte invasion de fin de semaine et
de vacances par les automobilistes parisiens, qui dégradent l'environnement (pollution, petit
vandalisme) et harassent les habitants (rallyes avec questions et énigmes). Une action de mobilisation
locale a été engagée pour créer un itinéraire pédagogique à travers le territoire du village, en vue de
sensibiliser les touristes à la nécessité de respecter l'environnement et les activités des habitants. Le
sentier, partiellement en espace agricole, partiellement dans le village, a été réalisé en un an environ
par des habitants volontaires (repérage, aménagement, signalisation et balisage, topo-guide). Le jour
de l'inauguration, les habitants ont décidé de se réserver le sentier et de ne pas le faire connaître.
Mais dans l'année, dix associations d'initiative locales avaient été créées par les habitants eux-
mêmes, redonnant vie au village.

Mon implication
En tant que responsable du Syndicat Mixte pour l'aménagement du Sud de la Picardie, j'ai été à
l'origine du projet et j'en ai accompagné la réalisation. Un agent de développement du Syndicat Mixte
a aidé aux aspects pratiques.

Le patrimoine concerné
L'ensemble du patrimoine existant, tel que reconnu par les habitants: église et châteaux, habitat, petits
édifices, fermes exploitées et abandonnées, vallée elle-même, site gallo-romain de Champlieu,
sentiers anciens, carrière, points de vue, mémoire des habitants, souvenirs de la guerre de 14-18,
traditions agricoles et festives…

La relation au développement
Même si le but initial n'a pas été atteint, le village a retrouvé un dynamisme, une diversité d'initiatives
et une conscience de son patrimoine. Plusieurs sites ont été aménagés et sauvegardés. L'action
faisait partie d'un programme global de renforcement du sud de la région de Picardie contre
l'expansion rapide au Nord de la région parisienne. Le caractère "provincial" de la zone et de ses
habitants était l'un des concepts "culturels" du programme.

Petit historique
L'essentiel du projet s'est déroulé pendant l'année 1976, faisant suite à plusieurs années
d'accroissement de la fréquentation touristique et des dégradations qui en découlaient. L'effet sur la
vie associative a continué dans les années suivantes.

Leçons de méthode
La méthode employée comprend plusieurs éléments:
- partir d'un problème réel (la pollution touristique), fortement ressenti par la population dans son
ensemble
- concevoir et mener le projet, sur le terrain même, avec les habitants volontaires et l'accord de la
municipalité
- laisser les habitants décider de ce qui valait la peine d'être montré
- ne pas imposer d'expertise externe, en faisant confiance aux savoirs locaux
- ne pas s'opposer à la "récupération" du projet par les habitants pour leur propre usage, même si
l'objectif initial n'était pas rempli
-

Commentaires personnels
Bien entendu, un cas aussi ancien ne peut plus être réellement constaté sur place, car ce type
d'action n'a qu'un temps et ne survit pas à la génération qui lui a donné naissance. A noter que l'action
a été facilitée et continuée par le fait que l'agent de développement s'était installé dans le village et en
a suivi la vie à titre personnel.
J'ajouterai que d'autres expériences du même ordre, menées de la même manière, ont eu lieu dans
cette région dans les mêmes années (St Crépin aux Bois, Marigny en Orxois, ferme de Néry par
exemple).

Contact
Sans doute la mairie d'Orrouy (0344866040), bien qu'il y ait peu de chances que le souvenir de cette
action soit resté vivant. De plus, le Syndicat Mixte a disparu vers 1980

Références
Aucune à ma connaissance
Quarta Colônia
Brésil, Rio Grande do Sul

Le territoire
Une petite région rurale de 9 municipalités, au centre de l'Etat du Rio Grande do Sul, constituant ce
qui fut le 4° colonie concédée à des immigrants italiens au XIX° siècle par l'empereur D. Pedro II.
Zone accidentée partiellement couverte par la forêt atlantique primaire humide (Mata Atlântica) et
vallée du Rio Jacui. Environ 20.000 habitants. Ville la plus proche: Sta Maria (Université). Agriculture
(riz, pomme de terre, fruits). Maintien de fortes traditions de la province italienne d'origine (Vénétie),
notamment du dialecte Veneto. Minorité allemande active.

Description du cas
A l'origine, un chef de service municipal qui s'intéresse au passé de sa commune et entreprend de
mobiliser la population, de façon positive et constructive, pour faire de ce passé une plate-forme de
départ pour le développement. Après avoir écarté l'idée de créer un écomusée, plusieurs années
furent consacrées au "projet Identité" et à l'identification de personnes ressources dans la population
(en commençant par les enseignants, les prêtres, les responsables associatifs).
Depuis, l'économique a pris la première place dans les stratégies de développement, mais le culturel
reste la base de toute démarche et notamment de la mobilisation et de l'éducation de la population, en
commençant par les enfants.

Mon implication
Trois visites, participation à des rencontres d'acteurs locaux. Suivi à distance des programmes de
développement et d'éducation patrimoniale.

Le patrimoine concerné
Le patrimoine naturel est le plus présent et visible. Il est le principal argument du programme majeur
de développement dans le cadre de la réserve de biosphère de la Mata Atlântica. L'éducation
patrimoniale porte sur l'agriculture (modernisation des cultures traditionnelles), sur la connaissance de
la faune et de la flore, sur l'habitat, sur les légendes et la vie quotidienne. L'aménagement des villages
comprend un respect des vestiges historiques (les édifices et aménagements d'intérêt culturel datent
d'entre 1880 et 1930).

La relation au développement
Toute la dynamique du développement de la zone a reposé à l'origine sur la prise de conscience du
passé de la 4° colonie: recherche des premières installations des colons, d'un cimetière, des
souvenirs des anciens, constitution d'une troupe de théâtre travaillant en dialecte, création de liens
avec la province italienne d'origine, etc.
Actuellement, l'accent est mis sur l'éducation patrimoniale à l'école: formation des maîtres, création
d'outils pédagogiques, concours régionaux… Parallèlement, le programme de développement vise à
la protection durable de la forêt et à une agriculture respectueuse de l'environnement et du paysage.
Une radio locale créée par la communauté allemande aide à la circulation des idées et de l'information
sur le territoire.

Petit historique
Années 1880 – arrivée des immigrants italiens dans la région, création de la Quarta Colônia
Années 1980 – plusieurs localités dépendant de la municipalité de Sta Maria obtiennent leur
autonomie municipale
Années 1990-1995 – la municipalité de Silveira Martins entreprend le Projet Identité; inventaire du
patrimoine local; tenue de plusieurs "Forums de culture de la Quarta Colônia"
1995-2000 – 8 autres municipalités rejoignent Silveira Martins pour mener ensemble un projet
commun sur le patrimoine et l'économie; inventaire du patrimoine de la région.
Depuis 2000 – poursuite de l'opération "Projeto Identidade", avec les enseignants et les écoles des
villages

Leçons de méthode
Ici le développement et sa base patrimoniale viennent de l'impulsion donnée et poursuivie par deux
agents, l'un fonctionnaire municipal, l'autre enseignante, qui ont su convaincre les élus, par leur action
et par l'exemple, de l'intérêt du patrimoine comme ressource pour le développement.
L'utilisation de la particularité locale (l'origine italienne, le dialecte Veneto, l'histoire récente de la
migration) est la clé du succès, d'abord pour l'autonomie communale, puis pour la recherche d'identité
puis pour la mobilisation sur l'initiative économique. Cette origine est en elle-même un patrimoine.

Commentaires personnels
Ici aussi la qualité et l'esprit d'entreprise des promoteurs ont joué un rôle essentiel, au delà même des
changements de majorités municipales.
Le plus grand succès a sans doute été de constituer une structure inter-communale politiquement
volontariste pour porter le projet global de développement.

Contact
José Itaqui - e-mail : jose-itaqui-rs141118@via-rs.net

Références
José Itaqui, Projeto Identidade, in Museologia Social, édité par le Secrétariat municipal à la Culture de
Porto Alegre (RS, Brésil), 2000, p. 111-130
José Itaqui, Educação Patrimonial e desenvolvimento regional, in "Educação e Patrimônio Historico-
Cultural", revue Ciências e Letras, n°27, 2000, Fapa, Porto-Alegre, p. 229-246
Maria Angélica Villagran, O projet de educação patrimonial da Quarta Colônia: uma leitura desde as
teorias da educação, in "Educação e Patrimônio Historico-Cultural", revue Ciências e Letras, n°27,
2000, Fapa, Porto-Alegre, p. 247-258
Ecomusée communautaire de Santa-Cruz
Rio de Janeiro, Brésil

Le territoire
Un quartier à l'extrémité de la zone Ouest de la municipalité de Rio de Janeiro, peuplé de 50.000
habitants environ, isolé, en bordure de la baie de Sepetiba, comprenant une vraie ville, des terres
agricoles et de maraîchage, une grande zone d'industrie lourde. Ancienne propriété des jésuites,
devenue résidence impériale au 19° siècle, puis le site de l'abattoir industriel qui desservait l'aire
métropolitaine de Rio, Santa Cruz est maintenant une communauté populaire, mais très active. Elle se
situe à environ 70 km du centre de Rio, de ses plages célèbres et des principaux services publics.
Très récemment, de nouvelles zones d'habitat social (Nova Sepetiba) ont été créées pour le
relogement de familles en difficulté.

Description du cas
Un mouvement de la base, suscité par des enseignants du primaire et du secondaire (d'abord
l'association dite "Atelier d'orientation et de recherches historiques" (NOPH), puis l'écomusée de
l'Abattoir, et maintenant l'Ecomusée communautaire de Santa Cruz), pour utiliser le patrimoine global
de la communauté et du territoire, matériel comme immatériel, comme un outil de dynamisation de
Santa Cruz et de création d'une relation de partenariat entre les acteurs politiques (élus), sociaux
(population), culturels (artistes et amateurs, chercheurs universitaires) et économiques (entreprises de
la zone industrielle et PME de la ville).

Mon implication
J'ai été amené à visiter deux fois Santa Cruz, en 1992 et en 2000, lors des deux rencontres
internationales des écomusées tenues à Rio, la seconde à Santa Cruz même. J'ai également
entretenu pendant toute cette période des relations de correspondance avec l'équipe du NOPH et de
l'Ecomusée, et nous nous sommes rencontrés à diverses occasions, au Brésil et en Europe. Je
considère cette expérience comme l'une des plus intéressantes pour analyser le processus de
construction d'un mouvement patrimonial lié au développement local endogène.

Le patrimoine concerné
Il est total: la géographie, l'histoire et les monuments, les activités économiques traditionnelles
(agriculture, artisanat) et actuelles (industrie lourde), les traditions et savoir-faire des groupes
ethniques représentés sur le territoire, y compris les indiens, les chants et les danses, la mémoire des
personnes âgées, etc.

La relation au développement
Le NOPH et l'écomusée viennent de susciter (2001) la création d'un Conseil communautaire du
développement local, destiné à constituer un instrument de mobilisation populaire pour un
développement durable articulé aux politiques municipales, mais aussi une sorte de groupe de
pression obligeant les élus de la métropole à prendre en compte les spécificités de Santa Cruz.

Petit historique
Depuis le début des années 80, une association d'érudits locaux, le NOPH, a lutté pour la
préservation, de l'identité culturelle de Santa Cruz, collectant des objets, publiant un journal mensuel,
organisant des activités culturelles et des actions de mobilisation communautaire. Au début des
années 90, le NOPH a donné naissance au premier écomusée de Rio, intitulé "Ecomusée du quartier
culturel de l'Abattoir", qui a réalisé de grandes manifestations populaires à partir du patrimoine naturel
et culturel du territoire. Reconnu par la municipalité, l'écomusée a bénéficié de la restauration d'un
édifice historique, le "Palacete", ancien bâtiment administratif de l'abattoir. Une crise lors des élections
municipales de 2000 a failli compromettre l'avenir du NOPH et de l'Ecomusée, suite à une tentative de
récupération politicienne. Actuellement, le NOPH étend son action à un concept d'écomusée
communautaire qui s'adresse l'ensemble de la communauté de Santa Cruz et englobe celui qui porte
plus spécifiquement sur la zone de l'abattoir.

Leçons de méthode
Je note plus particulièrement:
- la sensibilité aux aléas politiques
- le rôle essentiel de l'école et des enseignants dans la gestation du projet
- la forte personnalisation d'un tel projet, qui repose sur un noyau de personnes militantes et très
motivées, mais sans mandat officiel clair
- la fragilité des initiatives lancées par des citoyens sans l'aval des pouvoirs établis
- l'importance de la reconnaissance internationale (la tenue de la seconde rencontre internationale
des écomusées en 2000 a apporté un soutien important à l'écomusée et à ses promoteurs)
-

Commentaires personnels
Un tel site devrait jouer un rôle de laboratoire et de lieu de formation et d'apprentissage, non
seulement pour des muséologues ou des éducateurs, mais pour des agents de développement
soucieux de la prise en compte du patrimoine dans leur travail.
Attention au changement de génération quand l'équipe actuelle devra quitter la direction et l'animation
de l'écomusée.

Contact
Odalice Priosti, responsable des programmes de l'écomusée - e-mail: odalice@openlink.com.br
Adresse postale : Centro Cultural de Santa Cruz - Dr Antonio Nicolau Jorge
Rua das Palmeiras Imperiais
Santa Cruz - CEP 23 550-020 - Rio de Janeiro - Brésil
Site web: www.quarteirao.com.br

Références
Le journal "Quarteirão", mensuel
La thèse (en portugais) de Odalice Priosti soutenue à l'Université de Rio.
Le Sentier du pèlerinage de Compostelle
France, Espagne

Le territoire
Il s'agit d'itinéraires variables, partant de diverses régions d'Europe, dont le tronçon principal et le plus
fréquenté part du Puy en Velay en France pour aboutir à Santiago de Compostela en Espagne. Il est
long d'environ 1500 km et se compose du GR 65 en France et du Camino Frances en Espagne. Il
traverse des territoires très divers: Auvergne, Languedoc, Aquitaine, Béarn, Pays Basque, Navarre,
Rioja, Castille et Leon, Galice.

Description du cas
Equipé pour la randonnée pédestre et cycliste d'endurance, le sentier irrigue des territoires
essentiellement ruraux, souvent désertifiés. Parcouru par des milliers de pèlerins et de randonneurs
chaque année (des centaines de milliers certaines années en Espagne), il représente pour les régions
traversées un atout de notoriété (les lieux de pèlerinage, la littérature découlant de ceux-ci) et aussi
économique (fréquentation des hébergements, commerce local notamment). Certains sites sont plus
touchés que d'autres, pour des raisons essentiellement patrimoniales (Le Puy, Conques, Moissac, St
Jean-Pied de Port, Roncevaux, Puente La Reina…).

Mon implication
J'ai personnellement parcouru ce sentier à pied, avec ma femme, en 2001, à partir de la Bourgogne et
jusqu'à peu avant Burgos, sur 1300 km, pendant 9 semaines d'été. Cela représentait la traversée de
13 départements français dans 6 régions et de deux provinces espagnoles. Ce trajet a rendu possible
l'observation des paysages, du patrimoine, des pratiques d'aménagement, d'agriculture, de
développement, et de nombreux contacts avec des habitants dont certains pouvaient me donner des
informations sur le patrimoine et son usage.

Le patrimoine concerné
Essentiellement des paysages, des édifices religieux monumentaux (abbayes, églises) ou modestes
(croix de carrefour, chapelles, mégalithes), l'habitat rural, des forêts, des traditions relevées dans les
guides ou sur des panneaux explicatifs.
A noter que le sentier du Puy à Compostelle est classé au Patrimoine Mondial de l'Unesco.

La relation au développement
Si le classement au patrimoine mondial intéresse plus les touristes en voiture ou en groupe, le sentier
est manifestement un équipement "structurant" des territoires traversés: viabilisation et balisage,
création d'hébergements et de points de rassemblement (Aubrac, Conques, St Jean-Pied de Port,
Roncevaux par exemple), offre d'alimentation et de services divers, à l'intention des pèlerins. On
notera aussi les travaux de restauration, conservation, mise en valeur des monuments et sites sur le
trajet, qui impliquent non seulement des financements et de l'emploi, mais aussi des activités
quotidiennes de maintenance de la part des collectivités et des habitants.

Petit historique
Commencée au haut Moyen Age, le pèlerinage a joué un rôle politique et économique important pour
l'Espagne du Nord, au temps de la reconquête sur les arabes.
La tradition s'est poursuivie jusqu'à nos jours, avec un affaiblissement entre le XV° et le XIX° siècle.
Depuis les années 1980, elle a concerné des foules de plus en plus importantes, pour des motivations
variées, allant du religieux au sportif.
Leçons de méthode
Le patrimoine religieux est un élément à prendre en compte, pas seulement sur des sites
exceptionnels, mais de façon diluée, en tenant compte des modes modernes de loisir et de pratiques
culturelles liées au patrimoine.
Un phénomène comme celui du pèlerinage de St Jacques implique de très nombreuses personnes,
tant randonneurs que habitants des régions traversées, bien au delà des seuls responsables
politiques et administratifs.

Commentaires personnels
Cette manière de voir, d'apprécier et de comprendre le patrimoine, mais aussi les spécificités de
chaque région, l'apprentissage du regard au rythme du pas sont des bénéfices remarquables,
apparemment même pour des personnes qui font des trajets moins longs. Il faut toutefois prendre le
temps de quitter les habitudes et les rythmes de la vie moderne, pour bien en profiter.

Contact
A contacter au plus près de chez soi:
- le comité départemental de la randonnée pédestre
- le bureau diocésain des pèlerinages

Références
Il existe une très importante littérature religieuse, artistique, touristique, sur les chemins de St
Jacques, mais peu d'auteurs s'intéressent au développement des régions traversées. Ils décrivent
plutôt le patrimoine, dans ses aspects historiques, voire même légendaires.
Nouvel ISBN : 979-10-93337-00-5

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