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LANGUES ET LITTERATURES, VOLUME XXV, 2016, pp. 83-91.

Le Théâtre au cœur de la poésie


du Melhoun marocain
Salma FELLAHI
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université Mohammed V de Rabat

Résumé :
Le Melhoun est un chant populaire marocain né au XVème siècle dans la région de Tafilalet.
Sa poésie comprend plusieurs signes linguistiques, culturels et sémantiques qui démontrent
que le cheikh du Melhoun donne de l'importance non seulement aux mots et au rythme mais
aussi à l'impact du message. La transmission du texte se fait alors dans un lieu théâtralisé
où le récepteur devient souvent co-créateur. Quand le poète présente son texte, il le fait dans
un cadre théâtral où les gestes comme les images poétiques sont vivement liés à l’histoire
véhiculée. Bien que la qasida ne soit pas toujours jouée sur scène, mais lors des
rassemblements, le public, le chanteur et les musiciens créent un spectacle, un espace de
partage.
Mots-clés : Melhoun, chant, rythme, théâtralité, transmission.
Abstract:
The Melhoun is a Moroccan popular song, originating during the fifteenth century in the
Tafilalet region. This poetry includes several elements related to the theater. Indeed, the
linguistic, cultural and semantic signs we find in some texts show that the sheikh gives
importance not only to the words and the rhythm but also to the impact of the message. The
transmission is done in a public space where the audience is able to not only understand
what the performer says but can also be a co-creator sometimes. When the poet enshrines
the meaning of the poem with metaphors and symbols or uses the characteristics of the song
as a representation, the audience must be able to grasp the hidden meaning and anticipate
how the story would end from the "initial situation". Even if the Melhoun is not always
performed on stage, the gathering of the public, the singer and the musicians create a
spectacle and a space of sharing.

Keywords: Melhoun, song, rhythm, theatricality, transmission.

Introduction
Au début du Moyen-âge (VIème siècle av. J.-C), la poésie arabe préislamique invite
à un voyage imaginaire qui célèbre la beauté du monde, celle de la femme et de la
passion qui lui est portée, l’extase suscitée par le vin ainsi que l’amour voué à Dieu
et à sa Sainte religion. Cette poésie se développe tout d’abord en Asie d’où elle
progresse, puis vers l’Afrique du nord où elle inspire des chants populaires régionaux
et nationaux. Les plus anciens poèmes arabes qui nous ont été transmis sont relatifs

© Faculté des Lettres et des Sciences Humaines,


Université Mohammed V de Rabat, Maroc
Dépôt légal no. 54/1981
ISSN: 0851-0881
ISBN: 1113-0358
Selma Fellahi

aux mouâllaqat 1. De ces textes, les Andalous puis les chantres maghrébins
s’inspirent aussitôt que reçus. Parmi ces chants : le Melhoun marocain, poésie
populaire officiellement née à la fin du XVème siècle.
Suivant l’exemple de la poésie arabe classique et andalouse, le Melhoun
expose la beauté de la nature et de la femme, la puissance divine et la complexité
du sentiment amoureux dans toute sa diversité. Conséquemment, que le poète soit
lettré ou jugé « illettré », la même fibre poétique anime son être. De ce fait, si Antara
Ibnou Chadad, Zuhayr Ibn Abi Salama, Amr Ibn Abi Kalthoum ou encore Imru' Al
Qays sont la fierté de la littérature arabe antéislamique, Jilali Mtired, Keddour El
Alami, Thami Mdaghri, Ahmed El Grabli ou Driss Ben Ali sont les maîtres d’un chant
poétique qui séduit tant par ses images poétiques que par ses thèmes puisés dans
le quotidien.
Ainsi, il est évident que la création poétique ne nécessite pas forcément la
connaissance des règles théoriques, mais exige l’observation minutieuse du milieu
vécu et la présence d’une profonde sensibilité. Cette observation donne naissance
à des chants populaires riches dans lesquels les dialogues, la narration et la
représentation métaphorique permettent une théâtralité évidente. Dès lors, nous ne
sommes pas surpris que le Melhoun soit généralement récité ou chanté en public,
intégrant ainsi les principes de la représentation théâtrale. Nous ne sommes
également pas surpris de constater que certains textes puissent faire l’objet de pièces
théâtrales 2.

1. Poésie et théâtralité

Certaines poétiques du Melhoun enchâssent des dialogues apparents. Le


poète, généralement narrateur, converse avec le présent et l’absent, l’abstrait et le
concret, le mobile et l’immobile. Ainsi, il se confie, par exemple, à une bougie tout en
faisant d’elle son double, ou il fait de l’abeille, allégorie politique, son porte-parole.
Cette forme à la fois lyrique, narrative, descriptive, conciliabule et didactique a pour
effet de créer une tonalité théâtrale. C’est le cas de « La bougie/ Chamaâ »
(Guessous, 2008 : 306-311) où les dialogues intégrés dans le récit donnent une
tonalité dramatique au texte lyrique :
Par Dieu, chandelle, je t’ai questionnée, réponds-moi!
Tant que tu brilles, pourquoi pleurer par ce froid ? [...]
Saches le bien, mes misères dépassent
De bien loin tes tourments ardents et me lassent!

1
Les mouâllaqat sont un ensemble de poèmes antéislamiques suspendus sur les murs de la kaâba de
la Mecque. D’ailleurs, le terme « mouâllaqat » signifie lui-même « être suspendu ». Le nombre de vers
de ces poèmes (qasaid) que l’on peut rapprocher des odes varie selon les poètes, de six à dix vers,
sept pour la plupart. Ces qasaid furent réunies, pour la première fois, par Hammad Ar-Rawiya. Elles
contiennent des thèmes considérés aujourd’hui comme classiques. Il s’agit notamment de la description
de l’univers du poète, de l'éloge des protecteurs, des morts ou du poète lui-même, de l'injure des clans
ennemis, de l'amour et du vin. Ce sont exactement les mêmes thèmes que l’on retrouve plus tard dans
la culture andalouse puis chez les poètes du Melhoun. (Cf. EncylcopédieUniversalis, 2009, CD ROM).
2
Certains auteurs ont en fait l’expérience. C’est le cas d’Abdessalam Chraïbi qui a, par exemple, mis en
scène « Le cerbère » de Belkorchi, genre poétique se rapprochant de la maqama arabe. Cette pièce a
été représentée dans les années soixante-dix et récemment reprise par la troupe « Aquarium» au
Théâtre Mohammed V de Rabat (11/02/2011) sous le nom de « Harraz Ouîcha ».

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Ah mon Dieu, Chandelle ! Si je devais te raconter,


Ma vie et les malheurs qui me sont décomptés,
Tu oublierais tes misères et entendrais,
Ma bien longue et interminable histoire vraie !
Et si tu te plains des feux en toi embrasés,
Que dirai-je des flammes en mon corps basées!
Si tu te lamentes de la séparation ;
Je suis moi-même éloigné de ma passion !
Qui pourrait de cette absence me consoler ?
Elle me manque et tout, tout me semble dépeuplé !
Et si tu pleures ton pauvre état délabré!

Vois comme j’ai redoré mon image altérée!


Alors ! Raconte-moi du début à la fin ;
Tout ce qui t’est advenu, tout ce qui t’advient !
Tu n’es guère séparée d’amant, que je sache!
Ni de bien-aimée comme moi, sans relâche ! [...]
Et enfin ! Après silence parole vint
M’évitant ainsi de faire appel à devin ?
Tu n’ignores point, oh questeur, ma détresse !
Il suffit de voir ma profonde tristesse !

Nous étions, au fait de la gloire, mes hommes et moi,


Hommes de cœur, au discours vous mettant en émoi!
Comme les rois, ils érigeaient des forteresses,
Et l’hiver, s’y cloîtraient en grande liesse,
Pour n’en sortir qu’au printemps dès qu’apparaissent,
Les premiers bourgeons, pour les vêpres d’allégresse.
Les prêtres agressèrent, mes entrailles brûlèrent
Et me laissèrent, après gloire, dans la misère !
Et lorsque vint l’heure et la nuit de la pression,
Ils furent de moi un jus, qu’ils disent, avec passion,
Force, remède, pour corps périssables et minés,
En filtrèrent ma cire et me laissèrent ruinée !
Mon histoire est infinie, la nuit bien longue,
Longue sans fin, à faire délier les langues ?

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‫وش بيك فالليالي تبكي مدى ان اشعيال‬ ‫هلل يا الشمعة سالتك ردي لي سآلي‬
[...]
‫تنسى غرايبك وتصغي لغرايبي طويال‬ ‫لو جيت يا الشمعة نحكي لك كل ما اجرى لي‬
‫عدات كل نار فداتي وجوارحي عليال‬ ‫اذا باكيا من نارك نيران في ادخالي‬
‫من قيس وارثو بعد فناه اسقام حب ليلى‬ ‫واذا باكيا باسقامك شوفي اسقام حالي‬
‫وعلى الفراق صابر وش صبرنيعليلعقيال‬ ‫واذا باكيا بفراقك مفروق عن اوصالي‬
‫ما فارقة خليل بحالي ما فارقة خليال‬ ‫وانت منين جاك تحكي لي اولي وتالي‬
‫تقول باكيا عند خيام السمر والليالي‬ ‫وال على فراق الي عشق حيها بحالي‬
‫عربان آمنوا بالمختار شحال من قبيال‬ ‫وال على بطاح وما دار فمقام ليلى‬
‫اش كان سبتك فمصابك‬ ‫سللتك هلل عيد لي ما اصابك‬
‫يستغرب من ال تحدثو بخطابك‬ ‫! لي احكي خطابك وانا نصغاك‬
[…]
‫يكفاك يا السايل عن حالي حالتي وحيال‬ ‫بلسان حالها قالت لياما اخفاك حالي‬
‫قبايل لجناح ال تحكي كيفها قبيال‬ ‫في صولة العمالة كنت وكانوا لي رجالي‬
‫ويعمروا بروج من مواهب ربنا جزيال‬ ‫يشيدو بروج من لعمالة كل برج مالي‬
‫وأيام الربيع يخرجوا للبطايحالحفيلة‬ ‫فيهوم كيحجبو كيف الملوك فالليالي‬
‫تركوني بعد العز فحالتي ذلي‬ ‫طالب جاو ا هزمو بالحامية ابطالي‬
‫صابوه قوت ودوا للذات الفانيةالعليال‬ ‫وليت للعصارةشهدةصفاوا من امصالي‬
‫للقدام القصة باقيا طويال‬ ‫ومن امصالي صفاو شماعي يا لي صغا لي‬

L’existence de cette théâtralité poétique dont parle Paul Zumthor dans son essai
de la Poétique médiévale, existe dans toutes les civilisations occidentales et arabes
et ce depuis des siècles. En effet, « cette forme est abondamment représentée dans
les documents du XIIIe, XIVe, XVe siècles. Mais on peut supposer qu’elle fut très
vivante dès une époque plus ancienne» (Zumthor, 1976 : 506). Le dialogue, étant le
moyen le plus commun de communication, permet l’échange des idées et le partage
des connaissances transmises oralement. C’est dans cette perspective que les
premiers jongleurs, troubadours, poètes arabes et gerrahs 1maghrébins utilisent le
dialogue en le façonnant.
Par conséquent, le simple dialogue anodin revêt, non seulement, une
conception poétique mais également dramatique. Les faits de la vie quotidienne sont
poétisés et les idées abstraites sont représentées. Ces textes oraux, accompagnés
d’instruments musicaux, de tonalité dans la voix et de gestuelle, donnent à la poésie
un caractère théâtral dont la principale fonction est « d’accentuer fortement la
situation externe du texte » (Zumthor, 1976 : 509), une fonction qui ne peut être
complète que si elle est directement transmise.
De ce fait, la représentation scénique est nécessaire dans le Melhoun. Bien
que la littérature arabe n’ait pas conçu des règles théoriques en vue d’un théâtre

1
Dans le Melhoun, la notion « gerrah » correspond » à la fonction de « chanteur ».

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élitique dans la période antique comme fut le cas pour le théâtre gréco-romain, le
théâtre a toujours été présent dans la civilisation arabe d’une manière indirecte. Le
poète qui récitait ses vers dans des places publiques se trouvait déjà dans un cercle
théâtral. La règle principale pour qu’il y ait théâtre, c’est qu’il y ait un acteur et des
spectateurs. C’est le cas pour les poètes antéislamiques et ceux du Melhoun. Les
poèmes, récités en public, revêtent effectivement une théâtralité qui permet un
partage direct avec autrui. Bien que la gestuelle 1 ne soit pas toujours au cœur du
texte, le chant poétique, par la présence des dialogues directs ou indirects, donne
toujours au texte une tonalité dramatique représentable sur scène.
Ainsi, la poésie amoureuse, religieuse, bachique et politique peut contenir des
éléments de théâtralité grâce aux dialogues nourris de symboles culturels et de
métaphores. Le langage utilisé est à la fois un langage commun et poétique. La
différence entre la langue populaire utilisée dans la rue et celle utilisée dans le
Melhoun réside dans la forme du poème, dans sa musicalité et dans le choix d’un
vocabulaire imagé au point que certains vers deviennent des proverbes et citations
culturelles, incompréhensibles à ceux qui y sont étrangers.
Anissa K’hal-Laayoun a par exemple essayé, dans son ouvrage Popular
Proverbs from Morocco (2007), de mettre en exergue certaines expressions
populaires afin de ressusciter un patrimoine oral qui reste ambigu si l’on n’en fait pas
partie. L’auteure y donne une brève explication de certains proverbes populaires dont
les échos sont omniprésents dans le Melhoun. En effet, la qasida renferme toujours
des expressions qui interpellent et dont la forme linguistique renvoie à celle de
proverbes soit à travers la description ou la narration, soit à travers le dialogue.
Le dialogue n’est cependant pas le seul élément qui donne au texte une
conception théâtrale. D’autres éléments renforcent cette idée. Il s’agit du jeu des
personnages. Par ce mot, nous signifions la présence physique des personnages
liée au décor et aux actions. Des actions qui ne passent sans nous rappeler le théâtre
classique occidental dans lequel le port du masque, les déguisements et les
métamorphoses font partie du jeu théâtral surtout quand il s’agit de comédie.
Subséquemment, le discours théâtral des personnages, dans le Melhoun,
diffère du discours narratif par la présence d’éléments visuels et sonores. L’on parle
alors de mise en situation dramatique. En ce qui concerne les didascalies, elles font
partie intégrante du texte où sont concentrées les marques externes de cette
cohérence. Les répliques en revanche peuvent porter les marques externes et/ou
internes. Les discours direct et indirect sont utilisés pour faire des signes linguistiques
des paroles échangées. La situation initiale ainsi que l’intrigue sont généralement
connues par le récepteur, un public culturellement capable de déceler le dénouement
avant qu’il n’ait lieu. Autrement dit, les premiers vers annoncent déjà les thématiques
essentielles de l’histoire. Aussi, les termes utilisés au début de la plupart des qasaid
à caractère théâtral, nous renseignent sur le genre poétique auquel nous avons
affaire. Prenons à titre d’exemple le poème « L’Audace I/ Zatma» (Guessous : 56-
56) de Jilali Mtired :

1
Ce qui n’est pas le cas pour la chanson de geste en Occident qui préconise la gestuelle pour
accompagner les textes.

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Selma Fellahi

Mais ma mie m’a adressé un ‫ياك عطاني صحة الخبار‬، ‫جاني بشاروجاني‬
message !
،‫ نمشي لغزالي بوحرام‬،‫و أمرني بالوصال‬
En lisant j’y trouvai un présage :
‫هاهواصيفطلي كتاب‬
« O mon amour ! Flamme de mes ‫محبوبي صيفطلي اكتاب قريتو نجبر فالجواب‬
jours,
‫امحبوبي يا روح راحتي‬
Sans toi mon corps brûle comme un
four ! ‫يامن بيك الذات شايقا وقت يوصلك‬
Dès que mon messager à toi se ‫يامن بيك الذات شايقا وقت يوصلك‬
montre, ‫يا ربيع قلبي مرسولينوض ال تغيب‬
Lève-toi et viens vite à ma rencontre, ‫وجي حتى نشاهدك و تشاهدني‬
Que je te sente, que tu me ‫بارت الحيال بقيت نخمم كيف نعمل‬
sentes »
‫واش المعمو باش نوصل‬
‫براني فالبالد و البراني مسكين‬
Que faire ? De quelles astuces
userai-je ? ‫مايلو صوال و ال ليه جاه و ال خصال‬
Aller en son site, tomber dans un ‫لو كان غول من الغوال اناسي‬
piège ? ‫كيف نعمل الوصال على الرضا‬
Etranger, je n’ai aucune chance ‫ابغيتو واليني الخوف دهشني‬
D’y parvenir, même avec ‫ما نعرف في عراضي سيتل‬
manigance !
‫وال الفيل و ال تغبان ازعيم‬
Même vil et horrible Dracula
‫أو عفريت وال من بعد اصالصل‬
Ne pourra parvenir jusque-là !
‫غشمايا لطيف وال نلقي بعض الغوال‬
‫هاهواصيفطلي كتاب‬
Que faire ? Je veux y aller ! J’ai
peur !
Mais je ne suis guère serpent
siffleur
Ni démon ni lion ni grand éléphant
Ou même affreux gnome
ébouriffant
Et si j’y trouvai des diables en
rage ?
Mais ma mie m’a adressé un
message !

Ce poème est à mettre en corrélation avec le chant médiéval à caractère


théâtral qui possède exactement les mêmes concepts ; tous deux utilisent le prologue
pour rappeler didactiquement le bien culturel, commun et « connu d’avance par les
spectateurs » (Zumthor, 513). Plus encore, ces éléments, qui constituent une sorte

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de monologue, établissent un vif contact entre le récepteur et le destinataire qui


devient dans certains cas co-créateur.
2. Un public acteur, spectateur et co-créateur

Etant un chant populaire représenté en public, plusieurs éléments relatifs à la


représentation théâtrale existent, que ce soit dans certains poèmes ou dans les
conditions et l’ambiance générale où l’on lisait les textes, chose qui dispense les
conditions d’un réel spectacle. Il s’agit notamment de la participation de l'assistance,
de la musique accompagnatrice, du chorus et de la lumière. Cela n’est pas
inaccoutumé au niveau du principe si nous remontons aux premières origines du
phénomène théâtral composé de poésie et de chant avant que chaque genre soit
formé dans une entité indépendante. C’est dans cette perspective que s’inscrit le
Melhoun, dans le sens où certains poèmes constituent quasiment des opérettes.
Autrement dit, la qasida du Melhoun n’est pas un simple texte linguistique à lire ou à
chanter. Il est conçu pour soi et pour l’Autre. L’ambiance qui règne lors de sa
représentation est festive, l’organisation bien souvent commune. Les relations
entre les intervenants et le show sont indispensables dans la lecture et l’écoute du
poème du Melhoun. Le fait de ne pas en tenir compte nous empêcherait d’assimiler
le texte, d’en être impacté, de réagir à son égard et de goûter à ses plaisirs.
La performance du gerrah et ses initiatives de création et d’improvisation
dépendent des réactions des auditeurs. Pendant la lecture, les réactions des
spectateurs et leurs arrêts pour discuter d’une anomalie linguistique ou rythmique
font d’eux un deuxième créateur. Dès lors, leurs altercations participent au
perfectionnement de la qasida. Tous ces éléments donnent un sens plus aigu au
texte et permet au gerrah et à l’orchestre d’accomplir leurs fonctions artistiques,
esthétiques et socio-morales.
Dans ce sens, la représentation scénique du texte est primordiale, elle constitue
un aspect et une condition principale de la transmission des messages, marquée par
la présence des spectateurs. Le Melhoun ne peut être prédestiné à une lecture à huis
clos. Il s’agit plutôt d’un show populaire organisé selon des rituels déterminés en vue
de procurer du plaisir à travers la forme et le sens, que ce soit lors des cérémonies
religieuses et profanes que dans les rassemblements des vendredis où les gens se
divertissent instinctivement.
Le décor renforce cette représentation et réside dans la disposition des plans,
des arrières plans et des marges, où les personnes présentes sont tantôt assises
tantôt debout dans l’assistance. Ainsi, les voix des hommes se mêlent à celles des
femmes et des enfants, créant par là une scène de théâtre qui s’élargit et entre en
osmose avec le poète du Melhoun.
Autrement dit, le public spectateur devient également acteur. Tout le monde est
placé en dehors de la scène mais participe quand-même à la poétisation du texte
récité ; les invités participent avec le même enthousiasme que l’orchestre qui
se lance habituellement dans un rythme calme et homogène en tant
qu’accompagnateur des paroles poétiques du cheikh.
Parallèlement à ce chant, le gerrah peut aussi avoir recours à des gestuelles
pour faire passer le message plus facilement et créer un double impact sur le public
qui l’entoure. Ceci remonte aux origines grecques et arabes dans lesquelles les
poètes chantaient en se déplaçant entre les villes et tribus, ainsi que dans les
moussems et les souks. Leurs poèmes évoquaient « la belle époque », la gloire des

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Selma Fellahi

ancêtres, ainsi que les mythes des premières générations. Grâce à ces
rassemblements, l’Histoire de la nation est sauvegardée.
Cet aspect d’une poésie théâtralisée confère au Melhoun une dimension unique
où le barde se plait à transfigurer la réalité en des faits poétisés proches du conte et
de la légende. Des péripéties banales peuvent alors revêtir des faits captivants.
Nourris d’imagination, ils répondent aux attentes d’un récepteur ayant déjà acquis les
codes linguistiques et culturels nécessaires pour la compréhension des poèmes.

Conclusion

Le Melhoun détient des signes sémantiques et linguistiques riches lui permettant de


rivaliser avec la poésie arabe classique et avec la poésie occidentale, tant au niveau
des images utilisées qu’au niveau de la notion de transmission.
A la forme, au chant et aux thèmes, s’ajoute la notion du théâtre. Ayant recours
à des figures poétiques à l’image de la poésie arabe classique, le cheikh transporte
son récepteur dans un univers où toutes les disciplines sont réunies : poétique,
théâtre et chant pour faire du Melhoun un art populaire multidisciplinaire qui célèbre
essentiellement l’amour et la beauté du Monde. Cette dernière est exposée
métaphoriquement et symboliquement, comme le veut toute discipline artistique et
littéraire, arabe ou occidentale. Par conséquent, il n’est guère surprenant de voir
animaux, objets inanimés et éléments de la nature converser comme le fait le poète
avec son cœur ou avec une bougie, dans le but de véhiculer un message politique
ou religieux.

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Le Théâtre au cœur de la poésie du Melhoun marocain

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