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Si les animaux ne sont pas pervers, certaines des théories inventées par les hommes pour

penser l'animalité le sont assurément. C'est à Peter Singer, philosophe utilitariste australien, né au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, et fondateur du grand mouvement pour la libération
animale, que l'on doit l'invention d'une étrange théorie de l'animalité qui a reçu un accueil
exceptionnel dans le monde entier. Certes, dans son livre, paru en 1975, et traduit dans de nombreuses
langues, il relate les terribles tortures que la société occidentale, pervertie par un idéal scientiste,
inflige aux animaux : signes gazés, irradiés ou empoisonnés pour le simple plaisir de leur faire subir
des « stimulations » ou de les utiliser comme cobayes à la place des humains ; souris assassinées dans
les laboratoires à seule fin de tester des poisons ; poulets vivants suspendus par les pattes avant
d'entrer dans des salles d'abattage industriel ; veaux contraints de vivre ratatinés dans des box afin
d'être anémiés et plus tendres à manger ; truies confinées, le cou serré, pendant leur gestation, etc.
Toutes ces descriptions et ces images donnent la nausée.
Mais, loin de se contenter d'en appeler à un combat légitime pour l'amélioration de la condition
animale, Singer assimile l'animal à un être humain. Et il en déduit que le sort que l'homme réserve à
l'animal en le mangeant – et non pas simplement en le torturant – est de même nature que celui que
les dominants ont réservé aux dominés dans l'histoire de l'humanité en se faisant racistes, colonialistes,
génocidaires, tortionnaires, fascistes, antisémites, misogynes, homophobes, etc.
Aussi bien invente-t-il alors le prétendu concept de « spécisme » pour désigner une
discrimination spécifique, et semblable à un racisme, qui caractériserait l'essence de la relation de
l'homme à l'animal. L'« antispécisme » serait alors, à ses yeux, l'équivalent d'un mouvement de
libération comparable à l'antifascisme, à l'anticolonialisme, au féminisme ou à l'antiracisme.
En apparence, la thèse semble généreuse et elle a séduit de nombreux défenseurs de la cause
animale, exaspérés par l'inertie des responsables du grand marché de l'alimentation, de la science
expérimentale et des razzias d'animaux en tous genres. Mais, à y regarder de près, on s'aperçoit qu'elle
repose sur une inversion des lois de la nature conduisant à faire de l'homme, non pas un être identique
à l'animal, mais le représentant d'une espèce… inférieure à celle de l'animal : un sous-animal en
quelque sorte. Et du coup, pour régénérer la condition humaine, abâtardie par sa pulsion carnivore,
Singer en appelle à la création d'un homme nouveau, l'« homme végétarien », seul capable, selon lui,
de libérer les autres hommes – immondes mangeurs de « sandwichs au jambon » – de leur statut
d'assassins. Singer pense ainsi que le fait de manger l'animal serait en soi un acte criminel aussi abject
que de le torturer pour le plaisir. Aussi transforme-t-il chaque être humain carnivore en complice d'un
meurtre collectif semblable à une sorte de génocide.
La thèse défendue par les antispécistes repose non seulement sur une forme de haine de
l'humanité et sur la valorisation d'une nouvelle espèce d'humains, « non-viandistes » ou
« antispécistes », mais aussi sur une tentative d'abolition perverse de la barrière des espèces. En
témoigne, si nécessaire, la « révision » à laquelle ils se livrent de la définition de l'être de l'homme,
consistant, non pas à protéger les animaux de la violence et à instituer un nouveau droit des animaux,
mais à accorder aux « grands singes non humains » les droits de l'homme.
Ce raisonnement s'appuie sur la certitude, posée par Singer et ses adeptes, que les grands
singes seraient doués de modèles cognitifs leur permettant d'accéder au langage au même titre que
les hommes, et que, surtout, ils seraient « plus humains » que les humains atteints de folie, de sénilité,
ou de maladies neurologiques. En traçant une nouvelle frontière entre l'humain et le non-humain, une
frontière qui transgresse l'organisation classique des relations entre la nature et la culture, les adeptes
de la libération animale rejettent de fait hors de l'humain, au nom d'une théorie aberrante, tout un
peuple d'anormaux, jugés inférieurs ou inaptes à la raison : handicapés, fous, trisomiques, patients
atteints de la maladie d'Alzheimer, etc. Et, ce faisant, ils privilégient l'animalité des grands singes –
jugée supérieure à l'humanité des humains anormaux – au détriment de celles des autres espèces du
monde animal : mammifères, volatiles, reptiles, etc.

Elisabeth Roudinesco, La part obscure nous-mêmes, 2007

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