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Epreuves finales17av18

Book · July 2020

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Haesler Aldo
Université de Caen Normandie
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Aldo Haesler

Hard
Modernity
La perfection du capitalisme
et ses limites

E
Collection -conomiques

Éditions Matériologiques
Epreuves finales 17 avril 2018
Epreuves finales 17 avril 2018
Epreuves finales 17 avril 2018
Aldo Haesler

Hard Modernity
La perfection du capitalisme et ses limites

Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation Sunflower

ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUES
Collection « E-conomiques »

Epreuves finales 17 avril 2018


Collection « E-conomiques »
dirigée par Gilles Campagnolo (CNRS)

Afin de combler la lacune béante entre une formalisation très spécialisée et sa


dénonciation problématique en sciences sociales, en particulier économiques, afin
de répondre aux interrogations nées de la crise économique, du malaise social,
de l’agitation politique, la collection « E-conomiques » ressaisit le réel à l’aune de
la pratique effective des sciences (observation, expérimentation, théorisation).
Elle présente des œuvres distinguant bons et mauvais usages de la raison pour
surmonter l’incompréhension tenace et réciproque entre acteurs de ces disciplines.
« E-conomiques » promeut dans ce but des travaux d’explicitation et de clarification
de l’économie et des sciences sociales : sociologie, anthropologie, sciences
cognitives, neuro-économie, sciences politiques et juridiques. La tâche urgente
d’une philosophie, d’une épistémologie et d’une méthodologie dans l’entrelacement
de ces disciplines est encouragée. L’universalité de la science l’impose, l’urgence de
la crise l’exige. La collection « E-conomiques » la réalise.
Les publications de la collection « E-conomiques » fournissent aux spécialistes
et à un large public cultivé les éléments dépassionnés de débats intéressant au-
jourd’hui tant l’honnête homme que le professionnel.

Aldo Haesler
Hard Modernity
ISBN (papier) 978-2-37361-156-4
eISBN (ePub) 978-2-37361-157-1
eISBN (PDF) 978-2-37361-165-6
ISSN 2427-4933
© Éditions Matériologiques, avril 2018.
51, rue de la Fontaine au Roi, F-75011 Paris
materiologiques.com / contact@materiologiques.com
Conception graphique, maquette, PAO, corrections : Marc Silberstein.
Logo de la collection par Kaori Kasai (© Kaori Kasai).

DISTRIBUTION EBOOKS : Cairn, Numilog, Primento, etc.


DISTRIBUTION LIVRE PAPIER : Éditions Matériologiques

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou


partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français du
copyright, 6 bis, rue Gabriel-Laumain, 75010 Paris.

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Avant-propos

D ans les pages qui suivent je propose une nouvelle explication de


la genèse et du développement historique de la modernité ; rien
moins qu’une explication qui vise à englober celles de Marx,
Weber, Simmel, Durkheim et Blumenberg. On en mesure la diffi-
culté. Mais au moins va-t-on inciter à la réfutation, et si l’exercice
se révèle un tant soit peu probant, une chance de faire bouger les
lignes du débat pourrait s’esquisser. Nous le savons bien, ce ne sont
pas la longueur ni la lenteur, et la difficulté du travail moins encore,
qui peuvent en justifier l’ambition. C’est au contraire la richesse des
réfutations qui pourraient s’ensuivre.
Mon propos est de montrer que la modernité n’est rien d’autre et
rien de plus que la structuration d’une nouvelle grammaire sociale,
c’est-à-dire une manière de mettre en rapport les choses de ce monde
et le monde en adéquation avec ces choses. L’accent est mis sur cette
mise en rapport, sur une approche qu’en logique des prédicats et en
ontologie formelle on nomme méréologie. Dans les cultures tradition-
nelles, ce monde était clos et les choses et les forces qu’il contenait
– dans le double sens du verbe – se rapportaient les unes aux autres
selon un rapport de réciprocité scrupuleusement établi ; alors que dans
le système moderne, le monde est ouvert et infini, et les choses en
sont autant d’atomes dans un désordre croissant qui n’est pourtant
qu’apparent. La formule concise de l’ancien monde – que nous n’avons
toujours pas quitté – est celle de l’échange à somme nulle, tandis que
celle du désordre moderne est celle l’échange à somme positive. Alors
que l’une, que nous appellerons grammaire ancienne, présente un
équilibre et un statisme exemplaires, en faisant correspondre être et
non-être, gains et pertes, l’autre, la grammaire moderne, est dyna-
mique (pour ne pas dire épidémique), constamment productrice de
déséquilibres, en ce qu’elle entraîne dans une constante surenchère
des gains, dans une hybris qui n’est plus de l’ordre du dérèglement ou
de l’anomalie, mais qui est bel et bien instituée. La différence est avant

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Aldo Haesler • Hard Modernity

tout temporelle : la grammaire ancienne se base sur des déséquilibres


séquentiels (un rapport d’endettement entre acteurs d’un jeu à somme
nulle) à l’intérieur d’un équilibre systémique qui les contient, alors
que la grammaire moderne s’établit sur un équilibre séquentiel (entre
agents d’un réel ou possible « win-win ») dont émerge un déséquilibre
systémique. Dans l’une, c’est une instance transcendante qui scande
le temps, dans l’autre le temps est projeté par la résolution des pro-
blèmes particuliers que soulève la réalisation de ces gains réciproques.
La difficulté (qui pourrait s’énoncer presque en termes mathéma-
tiques) est double : il s’agira à la fois de montrer comment ce glis­
sement sémantique s’est opéré (car il s’agit de rien de plus qu’un glis-
sement sémantique), mais il sera en même temps de montrer en quoi
ce désordre n’est qu’apparent ; la question étant alors de savoir quel
agent invisible établit un semblant d’ordre sans même que ses agents
ne s’en rendent compte et que ce semblant agisse comme un ordre
efficace, parce que les acteurs ne s’en rendent pas compte. Cet agent
est l’argent, non pas comme moyen de paiement, mais comme force de
structuration de l’ensemble des échanges à somme positive.
Le principe épidémique de ce type de circulation s’est déclenché
au départ dans les échanges internationaux, puis a progressivement
colonisé les structures économiques, puis institutionnelles, avant
d’investir la vie quotidienne. Plutôt que d’être déterminé par les tech-
niques, selon la doxa substantialiste qui va d’Aristote à Heidegger,
ces processus n’en ont été que des conséquences. Cette évolution s’est
faite par seuils dont nous étudierons le plus récent, qui se situe au
début des années 1970. C’est à partir de là que la grammaire sociale
moderne a commencé à se généraliser dans un certain nombre de
pays de l’hémisphère Nord et que nous passons dans le monde de la
modernité hard. La crise la plus récente, celle des subprimes, n’en est
que l’une de ses nombreuses expressions. Comme ce processus est loin
d’être achevé, on peut s’attendre à des crises comparables, sinon pires,
mais surtout dans des domaines autres que financier, no­tamment
dans les luttes territoriales, l’externalisation croissante des coûts de
la corruption financière à grande échelle et surtout de la montée des
formes variées de « solitude collective ».
En ce sens, il n’y a plus grand intérêt de parler de capitalisme.
Car les enjeux de cette généralisation ne sont qu’en partie écono-
miques. C’est la modernité, avec tout ce qu’elle comporte de traditions
et d’idéaux, de valeurs et d’institutions, qui est devenue capitaliste. Et
si certains croient qu’à l’instar de l’argent qui prend des formes « mul-

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Avant-propos

tiples » (comme le pense Viviana Zelizer), la modernité se multiplie à


son tour (comme le pense Shmuel Eisenstadt), on aimerait modérer
leur optimisme relativiste en mettant à nu le principe qui noue toutes
ces multiplicités. Engendrable à l’infini, bientôt devenu parfaitement
invisible, sinon insensible, s’étant infiltré dans tous les pores de la
vie sociale et culturelle, la modernité hard est à présent déterminée
par le principe monétaire et non plus par le principe marchand, et
ses les lois, encore largement inconnues, structurent un écoumène qui
s’impose chaque jour un peu plus à ses habitants et en font un système
d’une stabilité sans pareille.

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Première partie
Présentation

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Prologue

N ous sommes à la veille de la disparition physique de l’argent, une


disparition pensée et orchestrée dans la plus grande discrétion
depuis de longues années en France et dans le monde entier. Vu
les sommes engagées, qui se chiffrent en billions de dollars, il s’agit
sans doute de la plus grande offensive du capitalisme de toute son his-
toire, plus grande encore que le colonialisme ou l’industrialisation. Le
débat critique a certes alerté l’opinion et les institutions publiques sur
les conséquences de cette disparition en termes de contrôle social, de
liberté individuelle et de discrimination financière, mais il a omis de
souligner ses conséquences esthétiques et morales et qui nous incitent
à penser une nouvelle Grande Transformation d’une ampleur bien plus
grande que celle constatée par Karl Polanyi dans l’ouvrage qui porte
ce titre. Ces conséquences, nous les avions déjà constatées dans un
précédent ouvrage (Haesler 1995) dont celui-ci est la suite.
Au-delà de l’enjeu purement économique, il s’agit non seulement
d’une transformation profonde du capitalisme, mais du projet même de
la modernité, c’est-à-dire d’une transformation culturelle ; celle d’une
modernité « douce », porteuse des valeurs de l’humanisme et riche
en alternatives, vers une modernité « dure » – d’où le choix du titre
de cet ouvrage –, où ces valeurs seraient successivement résorbées
et les alternatives porteuses de « modernités multiples » (Shmuel N.
Eisenstadt 2000) supprimées au profit d’un projet irréversible porté
par des lois non pas marchandes mais monétaires.
Pour mettre en évidence cette grande transformation, une nouvelle
théorie de la genèse et de la dynamique moderne a dû être formulée.
Son originalité est à la fois méthodologique et factuelle. Il s’agit en
effet d’une théorie relationnelle du changement social, où le chan-
gement ne serait pas imputable aux actions innovantes de certains
individus, ni à l’adaptation d’un système social à des environnements
changeants ou à ses « projets sociétaux », mais à la transformation de
la grammaire sociale, c’est-à-dire de l’ensemble des relations possibles

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Aldo Haesler • Hard Modernity

au sein d’un régime de société donné. L’originalité est factuelle aussi,


puisqu’il s’agira de montrer la genèse de la modernité à partir de la
transformation de la grammaire sociale traditionnelle qui est un jeu
d’équilibre entre profits et dettes, en une grammaire où la fiction d’un
profit conjoint – ce qu’on nomme aujourd’hui le « win-win » – devient
effective. La modernité naît et s’étend (et de quelle manière) à partir
du moment où sa grammaire sociale est structurée par l’échange à
somme positive. Or, à partir du moment où l’argent devient à la fois
pur médium, fiction inobjectivable et création à partir de rien, cette
grammaire atteint sa pleine réalisation dans un individualisme radi-
cal où la proposition d’une « vie intense » (Tristan Garcia 2017) s’est
substituée à toute forme de transcendance.
Une telle explication du processus moderne n’a, semble-t-il, jamais
été donnée. Elle permet non seulement de donner un souffle nouveau
à la théorie du changement social, mais surtout d’engager un nouveau
diagnostic sur la modernité contemporaine.
Mais revenons à la disparition de l’argent qui a été le déclic de notre
recherche. Quand nous achetons quelque chose et que nous payons
avec de l’argent, nous donnons pour recevoir. Comme notre cerveau n’a
pas eu le temps de développer une zone cérébrale dévolue à l’argent,
il réagit à ce donner et à ce recevoir, propres à une transaction mar-
chande, en lui affectant une zone cérébrale spécifique à la satisfaction,
respectivement à la frustration d’un besoin. La transaction est alors
« perçue » comme un ensemble formé d’une récompense et d’une sous-
traction dont une autre partie du cerveau va immédiatement « calcu-
ler » le produit. Et celui-ci va nous indiquer, s’il y a lieu d’être satisfait
de la transaction ou non. Ceci entre en écho avec l’idée de Freud, qui
a écrit que l’argent ne saurait être source de bonheur, dans la mesure
où l’argent ne correspond pas à un désir infantile (et que le bonheur
se définit comme la réalisation tardive d’un désir infantile).
Au contraire, quand nous achetons quelque chose, que nous payons
avec une carte ou par le biais d’une autre technique électronique (y
compris sur internet en rentrant des chiffres ou un code), nous présen-
tons son support et nous procédons aux opérations d’authentification
et de ratification qu’on nous demande, puis nous recevons la marchan-
dise. Il est bien clair que notre cerveau n’a pas non plus eu le temps de
développer des zones cérébrales propres à ce type d’action. Il réagira
donc au recevoir comme s’il s’agissait d’une récompense, alors que
les gestes techniques liés au paiement par carte qu’on nous demande
seront affectés par une autre région cérébrale qui comparera l’usage

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Prologue

de notre carte à celui d’une clé ou d’un outil du même ordre. Si notre
cerveau fait comme précédemment la synthèse entre les deux actions,
le calcul précédent sera remplacé par une « perception » du type « opé-
ration réussie ». La récompense ne viendra pas de la frustration que
nous avons subie en donnant notre argent, mais du succès d’une petite
opération technique qui est en passe de devenir aujourd’hui l’une des
routines quotidiennes les plus massives et les plus courantes au monde
(à l’instar des « nuques brisées » des utilisateurs de smartphone). C’est
cela l’enjeu de l’offensive capitaliste actuelle.
Si nous comparons ces deux scènes, il saute aux yeux qu’à la place
de la grammaire sociale du « donner (pour) recevoir » s’est glissée
une grammaire individuelle du « présenter (pour) recevoir ». L’une
des conventions les plus élémentaires réglant la réciprocité sociale,
ce que les Romains ont nommé le do ut des, est sur le point de s’éva-
nouir. Qu’il faille donner (do) pour (ut) recevoir (des) en retour est
une conscience élémentaire qui se retrouve même chez des singes
(chimpanzés, bonobos). Cette conscience est aujourd’hui en train de
s’évanouir rapidement ; aussi rapidement que le numéraire, c’est-à-dire
l’argent matériel, fait de pièces et de billets.
En effet, l’offensive abolitionniste est entrée aujourd’hui dans sa
phase terminale, et on peut dire sans grand risque que la bataille
du numéraire est d’ores et déjà perdue. Ses détracteurs, banques
publiques et privées, nationales et internationales, organismes finan-
ciers et para-financiers, gouvernements, commerces en ligne, lobbies
transnationaux, services de renseignements, géants industriels, sans
parler des émetteurs de monnaies publiques et privées, régaliennes
et cryptées, ont désormais construit un réseau économique et tech-
nique parfaitement au point et imaginé un tissu d’arguments et de
contraintes contre lesquels la résistance de la société civile, si elle a
lieu, paraît aussi dérisoire que désespérée. Les enjeux de cette offen-
sive se comptent en billions de dollars, rappelons-le ; une somme à
mettre en parallèle avec les dettes plus ou moins toxiques accumulées
depuis la crise des subprimes. Mais les enjeux ne sont pas purement
quantitatifs, ils sont aussi et surtout structurels. Ne prenons qu’un
exemple. Une fois l’argent matériel disparu, on n’assistera plus aux
bank runs qui ont caractérisé toutes les crises financières de la moder-
nité capitaliste depuis ses débuts. En effet, ce ne sont ni les guerres,
ni les grèves, ni les assassinats, ni les épidémies, ni les phénomènes
météorologiques qui ont mis à mal ce « système », mais les insistantes
queues d’épargnants venus récupérer cash ce qui restait de leurs éco-

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Aldo Haesler • Hard Modernity

nomies. Des assignats aux charivaris, de ceux-ci à la panique de Wall


Street du Black Friday et jusqu’aux paniques de la Northern Rock et de
Lehman Brothers, la queue des épargnants a toujours été l’ultime prin-
cipe de réalité de la modernité capitaliste, la seule véritable angoisse
qu’éprouve le banquier. Avec la disparition du numéraire, ces rallies
auront définitivement disparu. Et ce n’est là qu’un symptôme. Une fois
l’argent intégralement dématérialisé, il deviendra le médium définitif,
le métalangage constitutif de ce que nous appelons « modernité dure »
(hard modernity). Il sera devenu un « programme » qui structurera
progressivement nos actions et nos représentations, un médium qui,
comme l’eau pour les poissons, deviendra un milieu inobjectivable.
La société civile se réveille sur le tard devant cette offensive. Et
elle le fait en ordre dispersé. Si les combats font rage aujourd’hui en
Allemagne, ils sont quasiment inexistants en France où cette abo-
lition court depuis plusieurs décennies déjà, tout comme en Grèce
ou en Bulgarie, où la société civile est exsangue. Parmi les motifs
d’inquiétude de la résistance à ce que la Banque mondiale appelle le
de-cashing, on compte la surveillance généralisée, la perte d’un moyen
de paiement anonyme, garant de liberté individuelle, et la soumission
forcée à un système bancaire dont l’autorité est en passe de devenir
une nouvelle terreur. Ces motifs peuvent bien être légitimes, ils ne
compteront pour rien devant le bouleversement majeur qui se pré-
pare. En effet, on ne joue pas impunément avec l’outil qui a construit
l’individu moderne.
Pour expliquer les effets de la disparition du do ut des, un large
détour historique sera nécessaire. Dans ce cadre, notre thèse sera
que la modernité naît de la possibilité de penser le jeu à somme posi-
tive autrement que dans sa représentation érotique. Elle naît de la
possibilité de le penser de manière concrète, matérielle et réaliste,
c’est-à-dire dans le cadre d’une société dont il est le constituant de
base. On verra les prodiges et les calamités d’une telle société, sur-
tout, si, très tôt déjà, son développement prend un tour économique
– d’où notre formulation d’une modernité capitaliste – et qu’au-delà
des lois marchandes – qui ne sont bien souvent qu’un voile –, les lois
de l’argent finissent par gouverner la pensée et les représentations
dans ce nouveau régime. C’est dans ce cadre que la transformation
des modes de paiement, phénomène banal s’il en est, prend le tour
fatal que nous avons annoncé plus haut.
Si Marx avait prédit que le capitalisme allait périr de ses propres
contradictions, avec la fin du bank run, non seulement disparaît l’ul-

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Prologue

time forme de praxis, mais il y a fort à parier que le capitalisme soit


parvenu à « instrumentaliser » ces contradictions en vue d’augmen-
ter encore sa stabilité. Plutôt que de le détruire, ses contradictions
auraient tendance à le stabiliser mieux encore. C’était la leçon don-
née par Luc Boltanski et Eve Chiappello dans leur Nouvel esprit du
capitalisme (1999). Il s’agit à présent de faire un pas de plus et de
considérer toutes ces résistances, qu’elles soient artistiques (Adorno),
multitudinaires (Toni Negri), insurrectionnelles (David Graeber) ou
pataphysiques (Tiqqun) comme des crises utiles au capitalisme, et de
mettre sur un même plan ces agitations avec les incongruités poli-
tiques (Trump, Poutine, Erdogan, Maduro et tutti quanti) et les catas-
trophes historiques (État islamique, grandes migrations, banqueroute
de la Grèce) du moment. En termes de stabilisation, tous ces événe-
ments sont d’abord à considérer comme des équivalents fonctionnels.
Qu’ils soient des coups d’épée dans l’eau, comme Nuit debout, de purs
accidents de l’histoire, des mises en scène délibérées ou des actions
nobles, il faut partir de l’hypothèse que tout ce qui a eu l’heur de
résister à la logique du « système » s’est vu instrumentalisé en autant
de prérequis fonctionnels d’une meilleure stabilité de ses conditions
d’existence. Comment dès lors résister ? Comment ne pas se faire pié-
ger, se faire récupérer, comme on disait naguère, instrumentaliser,
comme on dit aujourd’hui ? La chose est aussi évidente que fastidieuse :
c’est à dévoiler le fonctionnement de ce système qu’il faut à présent se
vouer. Il s’agit là d’une nouvelle preuve cartésienne : si les résistances
au « système » devaient toutes être sujettes à caution, seule resterait
l’activité du soupçon elle-même, le démontage patient des rouages qui
ont mené à la situation présente. On peut, certes, arguer que même
nos mécanismes de pensées sont viciés par le médium même qui les
gouverne. Ne resterait donc, à l’instar de la preuve cartésienne, que
le pari de Pascal : mieux vaut courir le risque de croire que ce travail
reste possible, plutôt que de suspendre toute pensée et s’adonner aux
vitupérations bien pensantes.
En effet, la transformation des modes de pensée via l’argent a
une longue histoire, une histoire, qui, mis à part les efforts du socio-
logue Georg Simmel et du philosophe de l’École de Francfort Alfred
Sohn-Rethel, n’a jamais été sérieusement entreprise. Si nous n’en
rendons pas compte, l’exemple cité restera forcément banal et notre
idée de « transformation en profondeur » une hypostase typique d’une
critique culturelle qui a perdu aujourd’hui toute forme de légitimité.
Par contre, si notre histoire, à défaut d’être concluante, est au moins

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Aldo Haesler • Hard Modernity

cohérente, cette transformation marquerait l’entrée dans un régime


dur de modernité dont nous ignorons en grande partie la nature.
C’est à découvrir et comprendre certains traits de cette nature qu’est
destiné cet ouvrage.

Contenu analytique
Une hypothèse aussi simple que celle d’une modernité issue et
portée de manière contagieuse par un jeu de pensée engage généra-
lement une argumentation complexe et sinueuse. Après avoir défini
et resitué la modernité capitaliste (« Prologue »), esquissé la méthode
sociologique susceptible de reformuler le changement social (cha-
pitre 1, « Argument »), nous traçons dans la suite de cette présentation
les principales étapes.
Notre point d’entrée est une période historique très courte dont on
commence à comprendre aujourd’hui l’importance, notamment dans
les derniers écrits de Marcel Gauchet (2017) (chapitre 2, « La moder-
nité capitaliste »). C’est le début des années 1970. Nous y avons repéré
pas moins de 40 événements dans un laps de temps très court (30
mois au maximum). Selon nous, elle sépare une modernité capita-
liste douce, où le sentiment de pouvoir conserver un certain contrôle
sur son destin, le sien propre et celui de la société dans laquelle on
vit, existe encore ; et d’une modernité dure (hard), où le sentiment
de disposer encore d’alternatives est révolu, et où nous nous sentons
pris dans une irréversibilité historique et en proie à des « lois » que
nous sommes incapables de comprendre. Ces 40 événements dont les
plus importants sont l’abrogation des traités de Bretton Woods et des
innovations financières qui lui font suite, la publication des premiers
rapports du Club de Rome, la crise de l’idéologie marxiste et d’un cer-
tain nombre de « ressources utopiques » et la stagflation de l’économie
capitaliste, marquent une transformation majeure de la modernité
capitaliste, peut-être même la plus importante de toute son histoire.
L’exercice auquel nous nous livrons consiste à trouver le fil rouge le
moins abstrait possible susceptible d’expliquer le plus grand nombre
possible de phénomènes de ce qu’à la suite de Reinhart Koselleck nous
considérons comme une « période de seuil » (Sattelzeit). La synthèse
que nous en obtenons est la suivante : pendant cette période de seuil, le
« système capitaliste » prend conscience d’un certain nombre de limites
matérielles qui empêchent son expansion continue. Il y répond par la
création monétaire privée et un certain nombre de nouveaux gisements
de valeur, dont au premier chef des valeurs immatérielles comme les

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Prologue

biens relationnels. C’est sous le label erroné de marchandisation que


s’opère cette transformation, alors que le processus en cours devrait
être compris comme un processus de monétarisation. Mais où se situe
leur différence ? En y regardant de plus près, cependant, force est
de noter que les lois marchandes, qui sont des lois d’équilibre et de
régulation, diffèrent en grande partie des lois monétaires qui sont
à la fois des lois de contagion et d’entropie ; et pour une grande part
indiscernables. Le problème à résoudre consiste donc à trouver l’arti-
culation qui existe entre monétarisation et jeu à somme positive. C’est
ce à quoi s’attache la suite de l’ouvrage.
Trois interprétations ont cours au sujet de cette période de seuil :
la conjecture posthistorique (Hegel, Francis Fukuyama, Mircea
Eliade, Peter Sloterdijk), la conjecture sur- ou hypermoderne (Jürgen
Habermas, Alain Touraine, Anthony Giddens, Ulrich Beck, Manuel
Castells) et les conjectures postmodernes postcatastrophistes ou « sin-
gularistes » (Jean Baudrillard, Michel Freitag, Niklas Luhmann, Ray
Kurzweil). Nous montrerons qu’il en manque une, que nous nommons
la conjecture protomoderne, qui, à l’instar de ce que Bruno Latour
avait postulé au sujet de la modernité sur un ton apodictique, dira tout
simplement qu’à défaut de ne jamais l’avoir été, nous ne sommes pas
encore modernes (chapitre 3, « Esquisse d’un modèle relationniste du chan-
gement social »). Nous nous trouvons dans une période de transition qui
est beaucoup plus longue que les historiens n’avaient pu l’admettre. De
toute manière, si nous nous représentons les idéaux dont la modernité
s’était déclarée porteuse (paix perpétuelle, égalité, liberté d’expression,
etc.), le chemin à parcourir peut se révéler encore très long.
La suite de la démonstration est historique. Contrairement à l’argu-
mentation classique qui développe la genèse d’un phénomène dans son
aval historique, nous suivrons Marx qui inverse cette démonstration.
Ce n’est qu’au moment où un phénomène atteint sa pleine réalisation
qu’il est possible d’en reconstruire le développement. Cette pleine réa-
lisation dans la sphère de la Circulation est l’argent dématérialisé,
le médium monétaire qui supplante en termes de méthode ce que le
structuralisme classique avait imparti au langage.
La première étape consiste à montrer l’aspect structurant du jeu à
somme nulle dans toute société traditionnelle (chapitre 4, « Une période
de seuil : la Grande transformation II »). Il y a là un enjeu de méthode
(privilège de l’approche circulationniste) et un enjeu de société qui
souligne l’anomalie de la « voie moderne ». En Occident, le fragment
d’Anaximandre souligne de manière inaugurale cet ordonnancement

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Aldo Haesler • Hard Modernity

du monde. Nous l’analyserons avec soin. Or il en est ainsi de toutes les


cosmologies traditionnelles : clôture de l’espace, finitude des ressources
(limited goods), hiérarchie des étants (scalae naturae), fonction régula-
tive de l’échange marchand, le principe que le droit romain avait admi-
rablement formulé dans le do ut des apparaît comme la base constitu-
tive de toute société traditionnelle. Le problème d’une telle grammaire
est que le conflit entre celui qui est lésé dans l’échange par le profit que
l’autre en tire, doit être neutralisé de manière efficace. La patience du
lésé doit donc être cultivée et maintenue ; elle le sera par le médium du
pouvoir, c’est-à-dire des moyens violents. Violence physique directe ou
violence symbolique par des systèmes de croyance (idéologies, mythes,
religions), l’efficacité de cette neutralisation est donc limitée.
À mesure que l’usage de ces formes de violence suit la loi des ren-
dements décroissants, les sociétés traditionnelles sont à plus ou moins
longue échéance condamnées à disparaître. La seconde étape tentera
alors de comprendre comment cette stabilité du monde traditionnel
a pu être corrodée, puis détruite (chapitre 5, « Quatre conjectures : post-
histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité »). Ce chemin est long
et complexe. Il est d’abord philosophique. Il mène de la subversion des
nominalistes à la question de l’infini en acte à partir de Nicolas de
Cues, puis aux émerveillements néo-platoniciens de la Renaissance,
notamment de l’échange érotique (Marsile Ficin), pour déboucher sur
le droit naturel et ses questions sur la guerre juste et injuste, pour
finir dans le droit des gens. On verra alors se profiler la figure du deus
absconditus, comme résultat de la rencontre de ces questions philo-
sophiques avec les découvertes astronomiques à partir de Copernic.
Il y a des leçons inédites à tirer, et des leçons d’une autre importance
du passage du cosmos fermé à l’univers ouvert, que celles que nous
avons l’habitude de tirer depuis Alexandre Koyré ; notamment à partir
des lectures que fit Hans Blumenberg de la révolution copernicienne.
Les révolutions astronomiques viennent en effet ratifier les fictions
philosophiques, notamment transformer l’idée d’un infini en puissance
en un infini en acte. Blumenberg parvient à montrer que la sortie des
« ténèbres médiévales », si tant est qu’elles aient existé, n’est en rien la
découverte lumineuse de « nouveaux mondes », mais la lutte exacerbée
de conserver l’ancien, mais pour cette raison aussi d’être contraint de
trouver de nouvelles certitudes.
On verra dans une troisième étape que la seule formule structurante
dans un monde soumis à la contingence, à l’impossibilité de ne pas dou-
ter de Dieu, mais surtout à l’angoisse pascalienne d’un univers infini

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Prologue

(en acte) et sans repères était une sublimation du jeu à somme nulle en
jeu à somme positive (chapitre 6, « L’ère d’Anaximandre : la dette et le cos-
mos »). La seule certitude dans un univers déboussolé réside donc dans
une formule où cet infini est interprété dans la démesure de mondes
« infiniment riches » (Giordano Bruno), où la règle compensatoire
d’Anaximandre est remplacée par la promesse d’un enrichissement
accessible à tous. Portée par la mètis marchande qui est en quelque
sorte le troisième toron à côté de la philosophie et de l’astronomie, cette
sublimation est une fiction excessivement efficace en ce qu’elle tend
à se substituer la violence traditionnelle par un partage des savoirs
dans des jeux de synergie qui avaient été impensables jusque-là. Le
pouvoir s’arrache et abdique, alors que le savoir se partage et se mul-
tiplie du fait de ce partage. Or, dans un monde livré à une surenchère
de connaissances, seul l’argent est en mesure de réduire la complexité
du monde en transformant systématiquement une chose en un prix.
C’est à partir de là que le sociologue se pose la question : comment­
une société est-elle possible sous ces conditions (chapitre 7, « Copernic
et la découverte des “mondes infinis” ») ? En d’autres termes, comment
une société structurellement stable et stable dans le temps peut-elle
exister à partir de cette nouvelle grammaire individuelle du jeu à
somme positive ?
L’échange à somme positive est bien une fiction. Elle fonctionne
dans presque tous les cas à l’exclusion d’un tiers invisible ou invisi-
bilisé, c’est-à-dire de celui qui devra assumer les externalités néga-
tives qu’un tel jeu occasionne. En effet, pris comme un tout, notre
monde est un monde limité ; à part le partage de biens dématérialisés
(comme le savoir), toutes ses ressources ne circulent que selon l’adage
de Jean Bodin « À qui perd gagne ». Définir ce tiers, calculer ses coûts
et proposer des mesures compensatoires sera l’objet du chapitre 8, « Un
changement de grammaire sociale : de l’échange à somme nulle à l’échange
à somme positive ». Mais la modernité est en même temps porteuse
d’espoirs, de découvertes et d’innovations fulgurantes. Le côté lumi-
neux du jeu à somme positive, nous le trouvons dans l’éclosion d’un
espace public (bourgeois), mais aussi dans la possibilité de relations
humaines non contraintes (affinitaires), dans le cosmopolitisme et la
représentation démocratique. Ce sont là des externalités positives de
ce jeu qui, par sa logique, a permis de donner forme aux principes de
l’humanisme européen.
Les chapitres finaux traiteront de l’état de la modernité capitaliste
contemporaine, surtout après la crise des subprimes. Cette crise avait

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Aldo Haesler • Hard Modernity

cela de particulier que, de l’avis de la plupart des spécialistes, elle


semblait devoir être l’ultime crise du régime capitaliste. C’était aussi
l’avis des économistes ayant analysé les crises précédentes et des
politiques et journalistes ayant rendu compte et tiré les conclusions
de ces événements. Tous ces avis, toutes ces opinions plus ou moins
définitives ont été balayées par la crise des subprimes. Sa déflagration
une fois passée, le « système » demeure inchangé. La conséquence en
est claire : l’approche de la modernité, telle qu’elle était faite par ses
interprètes, était devenue caduque. Le chapitre 9 (« Le système de la
modernité, une reconstruction ») tente de comprendre­cette carence. Elle
tient de manière générale à une incompréhension de la sphère de la
circulation, là précisément où nous faisons débuter notre reconstruc-
tion du régime moderne. Le déficit principal tient au rôle de l’argent.
C’est pour cette raison que notre propos se réfère constamment à la
Philosophie de l’argent de Georg Simmel, qui est à la sphère de la cir-
culation ce qu’était le Capital de Marx à la production. Le sociologue
qui se rapproche le plus de notre conception est Anthony Giddens.
Mais dans la mesure où sa « troisième voie » a contribué à préparer
(ou, à tout le moins, n’a pas réussi à empêcher) la crise des subprimes,
il fait encore partie de ce mainstream moderniste qui n’a pas compris
la réalité de la protomodernité.
La disparition de l’argent matériel qui est en même temps son
devenir-médium, c’est-à-dire sa perfection, ouvre la porte à une
société sans échanges (chapitre 10, « Le tiers exclu »). La dissolution de
la norme universelle de réciprocité, la préconfiguration numérique
d’un nombre de plus en plus important d’interactions quotidiennes,
l’infrastructure construite pour nous soulager des jeux intenses et
risqués des échanges interhumains, met en place une société de plus
en plus déterminée par ce que nous appelons les « lois monétaires ».
Ces lois ne répondent pas à une logique économique, mais à des régu-
larités propres à l’argent ; d’où le leurre que sont les innombrables
critiques de la marchandisation. À la place du fétichisme que ces cri-
tiques dénoncent, il s’agit de rendre compte de l’hyperfétichisme que
la logique monétaire construit progressivement. L’hyperfétichisme
consiste en une série d’écrans visant à voiler les réalités de la société
de l’argent. Parmi ces réalités, nous rendrons compte d’une nouvelle
forme de stratification sociale que nous appelons société de Ponzi.
La pyramide mise en place par le célèbre escroc italo-américain se
retrouve aujourd’hui dans la réalité sociale des sociétés les plus déve-
loppées au monde. Il est clair qu’avec l’éclipse de la réciprocité, le socle

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Prologue

minimal du libéralisme économique, l’idéal méritocratique, est en


train de tomber en ruines. Les nouvelles élites se nourrissent de paris
risqués (statistiquement inapproximables), de buzz médiatiques, de
« coups » audacieux, pour obtenir un quasi-monopole éphémère et en
tirer une rente aussi élevée que possible. Dans un monde où l’argent
n’a plus d’odeur et où pour cette raison les normes minimales de
l’échange sont brouillées et où l’hyperfétichsime empêche de percevoir
ces réalités, ce type de société de Ponzi peut apparaître comme une
manière comme une autre de faire société.
Les chapitres finaux (11, « Les inconséquences de la modernité » ; 12,
« Une société sans échange ») et la Conclusion tirent les conséquences
sociales et politiques de cette situation. Le capitalisme contemporain
a atteint un niveau de structuration qui inverse complètement le pro-
nostic de Marx : plutôt que de disparaître du fait de ses contradictions,
il s’en nourrit pour parfaire sa stabilité. Il inverse en même temps ses
données temporelles. Le présent y apparaît de plus en plus comme une
traite tirée sur le futur. Alors que celui-ci est caractérisé par un état
d’incertitude de plus en plus grand, les contraintes qu’il fait peser sur
le présent s’accentuent jour après jour. C’est encore la logique moné-
taire, sous l’habit de ses produits dérivés (futures), qui est à l’œuvre.
Cette logique est pour une grande part inexplorée. Si les neurosciences
s’y intéressent à présent, les sciences sociales sont encore largement
empêtrées dans leurs schémas productivistes ancestraux. Plutôt que
de se perdre en activismes divers et variés qui font courir le risque
de servir une fois encore la stabilité de la modernité capitaliste, le
temps est venu de reprendre le travail auquel la sociologie classique
s’était astreinte et de comprendre le changement social à l’œuvre dans
cette forme si particulière de la modernité que nous habitons encore.
&&&
Peu de personnes ont partagé ce chemin. Il n’en est que deux, au
fond, mais alors au quotidien. C’est Michelle Dobré, ma compagne,
dont l’inspiration et le souci de forme n’ont jamais cessé de me guider,
je lui dois tout, et Anouk avec ses trésors de patience, qui s’est bien
trop souvent contentée de me voir de dos derrière mon bureau plutôt
que derrière notre mur de pierres à la plage de Bernières. Sans elles, je
pense que ce travail n’aurait pas abouti. Je n’oublie pas mes « grands »,
Nicolas et Isabelle, qui ont vu naître ce travail sous des horizons
divers et qui n’ont jamais cessé d’en partager le souci et l’intérêt.

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Epreuves finales 17 avril 2018
Chapitre 1
L’argument

«Il ne faut rien attendre » aurait pu être le sous-titre de cet


ouvrage. Il l’a d’ailleurs longtemps été. Nous voulons dire
par là qu’il faut cesser de croire dans le principe espérance,
dont on comprend le contexte originel1, mais qui s’avère aujourd’hui
comme une pensée dangereuse. Les diverses interprétations (Adorno,
Heidegger) des célèbres vers de Hölderlin, « au monde du plus grand
danger, etc. » 2, attestent de l’inexpugnable robustesse de cette pen-
sée que nous baptisons d’espérantiste. Alors que tout avait si mal
commencé avec son pendant chez Dante, Lasciate ogni speranza, voi
che’ntrate, l’espérantisme des Modernes n’est autre qu’une prophétie
autoréalisatrice dont il faudra un jour déconstruire la légitimité. « Il ne
faut rien attendre » sera ici un principe de méthode. Parmi les injonc-
tions morales et méthodologiques qu’il évoque, il y a : 1° qu’il ne faut
rien attendre, dans le sens de low expectations, c’est-à-dire d’attendre
le moins possible d’une histoire à venir ; 2° qu’il faut faire cesser la
plainte, comme précepte moral, comme nous l’enseignait François
Roustang (La Fin de la plainte, 2000) ; mais aussi et surtout il faut 3°
suivre son idée, le seul espoir étant de ne pas désespérer de sa pensée.

[1] L’ouvrage d’Ernst Bloch (1954-1959) ne peut être lu que dans le contexte du découragement
total de son auteur devant le phénomène nazi. Qu’à la place du projet révolutionnaire
marxien ce soit une « révolution de droite » qui réponde à la crise de 1929 et de manière
aussi apocalyptique, ne pouvait mobiliser chez ce dialecticien extraordinaire qu’une anti-
thèse aussi décidée. Robert Kippelen, notre maître en philosophie, qui en avait été l’élève,
sut nous en inspirer dans les années 1960 tardives. L’anti-espérantisme que nous suivrons
tout au long de cet ouvrage s’apparente donc bel et bien à un travail de deuil.
[2] „Wo aber Gefahr ist, wächst / das Rettende auch“, sont les vers les plus cités de l’hymne
Patmos, alors que sa résolution, „Es ist alles gut “, ne fait pas allusion à un salut à venir
(das Rettende), comme le pensait encore Adorno (1974, p. 447-491) mais à une autre lecture
de l’histoire qui donnerait aux Lumières un nouvel élan. Heidegger (1962, p. 48 sq.) s’en
sert aussi dans sa « critique » de la technique de manière (volontairement ?) maladroite.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

La fameuse question « Que faire ? » de Lénine est l’une des plus


naïves, sinon des plus stupides de l’histoire de la pensée politique.
Que veut-elle dire, en effet ? Qu’il faudrait remettre de l’ordre parmi
les moujiks ou que l’étape n° 1 de l’édification de la Cité radieuse est
enfin arrivée ? Tout se situe dans ce « ou », dans ce choix entre un
ordre minimal et une vision millénariste. Ce choix est fatal, car il dit
la chose suivante : maintenant qu’on a agi sans trop réfléchir, nous
voici dans l’embarras. Non seulement cette question vient trop tard
et devant un champ de ruines, mais elle fait comme si l’écrasement
de la « bête immonde du capitalisme » (Bertold Brecht) n’était qu’un
épisode nécessaire mais inessentiel de l’histoire, et que la véritable
question était celle d’une nouvelle organisation de la société libérée de
son joug. On sait maintenant que non seulement l’impréparation des
Soviets était criante, mais que c’était surtout mal connaître l’hydre
de la modernité capitaliste. Ce ton péremptoire, cette assurance naïve
du révolutionnaire, cette vision illuminée de l’histoire ne sont que la
première des maladies infantiles de la pensée socialiste. Aujourd’hui,
nous croyons que des progrès ont été faits, que nous savons à présent,
devant le délabrement du monde, « que faire », alors qu’en vérité nous
ne faisons que redoubler la naïveté de Vladimir Ilitch. Nous croyons
que ce délabrement est tel que son dépassement est inscrit comme une
nécessité dans le cours naturel des choses, qu’il faille en quelque sorte
pousser le danger à bout pour enfin convoquer ce qui sauve. Alors à
quoi bon s’arrêter à la nature de cette hydre ? À quoi bon ratiociner
sur ce qui est tout au plus une survie ? À quoi bon perdre son temps ?
Billevesées intellectualistes, pusillanimité petite-bourgeoise, manque
d’appétit révolutionnaire.
La question léninesque vient trop tard aussi, parce qu’il aurait
été de bonne méthode de mieux connaître le monstre qu’on entendait
mettre à bas. Il ne suffit pas de tabler sur de bonnes intentions ou
sur un cours supposé inéluctable de l’histoire pour s’en abstraire. Il
ne suffit pas de ridiculiser celui qui voit l’ennemi trop noir et l’avenir
de la désillusion avec trop de précision, pour simplement laisser les
choses se faire et baisser les bras. Il serait peut-être le moment de se
poser une question autrement moins stupide mais plus paradoxale
aussi que celle de l’égérie du bolchévisme : et si la bête immonde pou-
vait continuer à fonctionner en se passant entièrement de ce capital
éminemment variable qu’est l’être humain ? Ou si le délabrement de
celui-ci était tel que le sauvetage de notre planète dévoilait l’inanité
et la cruelle vanité de son projet, que la question donc n’était pas

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Chapitre 1 • L’argument

seulement : quel monde allons-nous laisser à nos enfants, mais quels


enfants allons-nous laisser à ce monde, alors oui, que faire ? L’ours
dont la peau a déjà été chèrement vendue de multiples fois sur tous
les marchés des idées dérivées de droite et de gauche court toujours.
Alors, oui, exposons-nous au ridicule et reprenons le dossier de la
modernité, comme on dit aujourd’hui, « à nouveaux frais ». On encourra
les foudres des activistes de tout poil, mais comme diront les oppor-
tunistes pour qui la peau d’un ours en cache toujours une autre, « ça
ne mange pas de pain ».
Voilà le projet : admettre qu’il manque un maillon dans l’explica-
tion de la genèse du procès de modernisation et forcément dans sa
dynamique ; expliquer la nature, la provenance et la cécité devant ce
maillon ; et à partir de là comprendre la nature de l’extraordinaire
contagion et de l’extraordinaire résistance de cette forme de moder-
nité. Bref, la modernité sous son habit capitaliste est beaucoup plus
résistante et beaucoup plus cynique qu’on n’a jamais osé l’admettre.
Il faut donc mettre fin à toutes sortes d’espoirs faciles (et de plaintes
tout aussi faciles), la bête immonde ne crèvera pas demain. Il faut y
mettre fin pour reporter tous ses efforts sur l’élucidation de sa nature,
et il faut s’y mettre rapidement, avant que ces espoirs viennent défi-
nitivement en corrompre l’analyse. Deux arguments de méthode nous
invitent à cette re-visitation : d’une part, nous croyons que dans les
premières années 1970 un seuil a été franchi, d’une modernité douce à
un régime que nous qualifierions de hard ; douce, en ce qu’elle admet-
tait encore des réformes, des alternatives, des échappées, des utopies
concrètes, alors que ce seuil une fois franchi, il ne reste que le travail
froid de l’observation et de l’analyse d’un système que plus rien, aucune
guerre, aucune crise, aucune pandémie, aucun tremblement de terre,
ne semble pouvoir ébranler. D’autre part, nous avons à présent les
moyens de faire ce travail, car l’irréversibilité de l’ordre moderne capi-
taliste nous permet enfin de prendre la mesure de son événement ; un
événement, qui n’est accessible que par une méthode relationnelle et
qui, parce qu’elle rompt avec le substantialisme des mondes anciens,
est devenu l’expression même du mode de pensée moderne. Lénine,
spécialiste d’Ernst Mach et de Richard Avenarius, avait été un pen-
seur de la force, donc de la substance, donc du pouvoir comme vecteur
décisif du changement social. Il se peut donc que la stupidité de sa
question réside dans l’arriération de sa méthode, alors même que, et
c’est là une véritable cruauté, Ernst Mach (et non pas Ernst Cassirer)
avait été le premier à rendre attentif à la rupture ontologique et non

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Aldo Haesler • Hard Modernity

pas simplement épistémologique entre la pensée substantialiste et la


pensée qu’il appelait fonctionnelle, mais qui n’est autre que la pensée
relationniste. Deuxième point de méthode donc : plutôt que d’espérer
et de se plaindre, ne pas voir les choses telles qu’elles sont, mais voir
comment elles sont entre elles. Ce qui est un sérieux effort de pensée.
Si, aujourd’hui, le relationnisme pointe son nez partout, la moindre
des choses est de dire que son usage est tout sauf facile.
Mais que dire alors de la méthode de Margareth Thatcher, l’exact
pendant de Lénine, immortalisée dans sa fameuse formule « There
is no alternative » (TINA) ? Si l’activisme léninien nous frappe par
sa naïveté, en quels termes caractériser la sentence sans appel de la
« Dame de fer » qui semble clore la parenthèse ouverte par son confrère
bolchévique près de quatre-vingts années plus tard ? On peut d’abord
dire que c’est un constat lucide, que c’est un parti-pris de réalisme,
mais c’est en même temps un jugement sans appel qui dit : « Il n’y a
pas de plan B, camarades, il faudra vous y faire » ; une sentence à
chaque fois énoncée avec une sorte de jubilation et d’esprit de revanche
bravache, d’avoir envers et contre tout gardé raison. Alors que Lénine
conservait encore de légers doutes, d’où la forme interrogative de son
manifeste, Thatcher est certaine d’avoir vaincu ultimement : il n’y a
plus rien à faire. C’est la joie mauvaise de celle qui rira la dernière.
Et c’est en cela qu’elle et sa sentence sont à ce point détestables.
Alors que Lénine conservait un sens de l’histoire, qu’il savait qu’il
y avait quelque part un tribunal, Maggie se fiche complètement de
ce sens, puisque c’est elle le tribunal. « Que faire » alors ? La réponse
de François Roustang eût été de dire de cesser sa plainte, de ne rien
attendre et de ne rien espérer, ou, faire comme ne cessait d’y insister
Claude Simon dont la méthode consiste à faire son travail comme
un bricoleur maladroit « avec une indécourageable et morne persévé-
rance », à savoir :
À relire le mode d’emploi et de montage d’une mécanique perfection-
née sans pouvoir se résigner à admettre que les pièces détachées
qu’on lui a vendues et qu’il essaie d’assembler, rejette et reprend tour
à tour, ne peuvent s’adapter entre elles ni pour former la machine
décrite par la notice du catalogue, ni selon toute apparence aucune
autre machine, sauf un ensemble grinçant d’engrenages ne servant
à rien, sinon à détruire et tuer, avant de se démantibuler et de se
détruire lui-même (Simon 1981, p. 311-312).
Cette distanciation est un luxe et ce luxe n’est pas sans danger.
Trop vite glisserait-on dans quelque cynisme de mauvais aloi, comme

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Chapitre 1 • L’argument

de trop nombreux essayistes et esthètes du XXe siècle l’ont fait ad


nauseam. L’essayiste manque de persévérance et l’esthète de respon-
sabilité. Pour eux, le monde peut disparaître, pour autant qu’il y mette
les formes. Considérons ceci comme un grand essai, mais il est né
d’un profond désarroi que le désastre des événements politiques des
années 2016 et 2017 est venu nourrir presque à dessein et en hâter
l’issue. Le projet de reconstruire ce trajet de la modernité a dû mûrir
durant quelques décennies. Une citation de l’anthropologue français
Louis Dumont qui lui servit autant d’amorce que de caution était un
indice trop fragile, amené de manière trop subreptice, pour servir de
fil conducteur. Il fallut donc élargir l’analyse.
De fait, ce livre est décidément trop long et trop « travaillé » pour
être un livre dans le sens actuel d’un produit. Par ailleurs, nous ver-
rons quel rôle joue le mode d’emploi dans notre société et notre vie
quotidienne. Non au sens ironique que lui a donné Georges Pérec dans
son roman éponyme sur « la vie » et ses modes d’emploi, mais dans
le sens rigoureux d’un mode de structuration sociale. On serait donc
cavalier, si on ne livrait pas un mode d’emploi à sa lecture. La trame
centrale de ce livre se situe dans le chapitre 4 (« Une période de seuil :
la Grande transformation II »), où la distinction entre modernité soft et
hard est illustrée, le chapitre 8 (« Un changement de grammaire sociale :
de l’échange à somme nulle à l’échange à somme positive »), où on en vient
au vecteur inconnu du processus de modernisation et le chapitre 12
(« Une société sans échange »), où les conséquences seront tirées pour
notre situation actuelle. Il est truffé de digressions théoriques que le
lecteur pressé peut enjamber. Elles sont pour l’essentiel consacrées au
cadre théorique de notre affaire, à savoir la tentative de développer
une sociologie relationnelle du changement social. Pour l’intelligibilité
de notre raisonnement historique, ce cadre n’est pas indispensable.
Ce qui l’est, cependant, c’est de renouer avec la longue durée,
comme le revendique David Armitage (2012). Ou même la très longue
durée. Dans cet ouvrage, nous ne verrons qu’une période d’un demi-
millénaire à peu près, le temps de l’éclosion de ce que nous nommons
modernité capitaliste. L’ambition paraîtra démesurée. Elle l’est. Et
tout comme pour celui qui embrasse mal ou trop étreint, le risque est
grand de tomber – si on n’y est pas déjà – dans l’indifférence, ou l’indif-
férence poltronne des grands médias. Dont, au premier chef, l’argent.
Venons-en aux faits. Ce livre tient d’une découverte. Comme toutes
les découvertes, elle est impromptue, inattendue et évidente ; débous-
solante aussi, puisqu’elle convie à repenser entièrement le processus

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Aldo Haesler • Hard Modernity

occidental de modernisation. C’est le grand indianiste français Louis


Dumont qui en avait eu le premier l’inspiration. Dans son ouvrage
Homo æqualis I (1976), au détour d’une remarque sur le mercanti-
lisme, il évoque ce qu’il appelle un « élément idéologique de base » à
mettre dans la même catégorie que le mépris général du commerce.
Le propos n’est pas anodin pour un auteur qui a fait de l’« idéologème »
le principe structurant de sa démarche scientifique de comparatiste.
Cet élément idéologique de base est qu’au sein d’un échange marchand
les deux parties engagées puissent en obtenir un avantage conjoint.
Les objections sont immédiates. Que n’irait-on échanger à perte,
nous rétorquera-t-on aussitôt, nous confrontant avec une évidence que
tout le monde, semble-t-il, partage. En quoi une telle évidence peut-
elle être un « élément idéologique de base », c’est-à-dire un système de
valeurs ? Et puis, par quelle lubie voudrait-on rouvrir un immense dos-
sier, celui de la modernisation, qu’on pensait clos depuis belle lurette ?
On y répondra assez simplement que cette lubie, cette évidence, l’Occi-
dent moderne est la seule civilisation au monde à l’avoir connue et à
l’avoir mise en pratique. Or, aussi curieux que cela puisse paraître,
Dumont ne l’a ni reprise ni développée dans son ouvrage, pas moins que
ne le firent ses commentateurs qui ne sont des moindres (comme Pierre
Rosanvallon et Marcel Gauchet) et ceux qui s’en prévalurent dans leurs
propres travaux théoriques (Vincent Descombes). Alors même que sa
méthode d’anthropologue lui faisait inverser les miroirs et observer la
civilisation occidentale d’un point de vue indien, il tenait là un « élé-
ment idéologique de base » en exacte opposition avec ce qui structure
le monde d’Homo hierarchicus (1979), son ouvrage sur l’Inde qui le
rendit célèbre. Il n’en fit rien. Cet élément idéologique de base, l’Inde
ne l’a pas connu, tout comme les principales civilisations du monde. Or,
toutes les civilisations avaient de l’échange marchand une conception
qui, à nous Occidentaux, apparaît comme une pure aberration ; une
conception qui se retrouve encore formulée par Jean Bodin dans Les
Six livres de la République de 1576 comme un principe élémentaire :
« Il n’y a personne qui gagne qu’un autre n’y perde. » On nous dira qu’il
s’agit là d’un précepte moral connaissant tant et tant d’exceptions dans
la pratique même de l’échange. Mais pour que l’on puisse parler de
« libre-échange » quelques décennies seulement après la formulation de
ce précepte, il a bien fallu que ces exceptions deviennent une règle. C’est
de ce retournement qu’il va aussi être question dans le présent ouvrage.
Le fait est d’autant plus étonnant que Dumont tenait là l’explica-
tion de l’un des plus grands mystères de l’histoire récente, formulé

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Chapitre 1 • L’argument

au même moment par son collègue historien, Fernand Braudel. Dans


son magnum opus, Civilisation matérielle, économie et capitalisme
(1979), Braudel donne libre cours à sa stupéfaction sur la capacité
d’une civilisation à peine sortie des pires guerres de religions, en proie
à d’incessantes luttes de préséance territoriale, sans avance scienti-
fique, technique et militaire notable, sans raison économique vitale,
à mettre en place un véritable système de prévarication économique
qui va, dans les termes mêmes de l’historien, « dévorer » puis « digérer »
le monde, avant de s’en retourner contre lui-même et mettre en place
une « colonisation intérieure » que nous connaissons sous le beau nom
de capitalisme moderne. Comment une civilisation aussi affaiblie et
déchirée avait-elle pu commettre cela ? Mais surtout : comment­avait-
elle pu réussir pareille « entreprise » ? Et Braudel d’affiner son propos
en nous invitant à chercher la solution non pas dans les mondes des
prouesses scientifiques, techniques ou guerrières ou dans quelque
prosélytisme religieux ; non, il s’agit d’une infime différence entre la
culture du conquistador et celle du conquis, une différence qui avait
dû passer inaperçu ; quelque chose comme un virus que le marchand-
aventurier avait réussi à inoculer à son hôte qui s’était le plus sou-
vent rendu sans résistance. Les explications que fournit Braudel ne
sont pas concluantes, et il en est conscient ; à ce titre, il formule un
regret qui l’a accompagné pendant toute sa vie de chercheur. Lui qui
a réussi à engager le dialogue avec économistes, statisticiens, agro-
nomes, philosophes, anthropologues ou ingénieurs navals, jamais il n’y
a réussi avec les sociologues, alors même que, selon ses propres dires,
c’est avec eux qu’il s’attendait aux échanges les plus fructueux. Nous
faisons la supposition qu’il espérait dissiper une part du mystère de
cette étrange entreprise en leur soumettant les éléments du dossier.
Hélas, les temps n’étaient plus aux sociologues généralistes comme
Max Weber ou Werner Sombart, le créateur du terme « capitalisme »,
si bien que le dossier resta, comme on dit aujourd’hui, en déshérence.
Le temps était aux contempteurs du changement, Pierre Bourdieu
en tête, qui avait de bonnes raisons de s’en prendre au dangereux
ridicule des « années Giscard » et leur idéologie replète du changement
permanent.
Ce que Braudel met en évidence, c’est que le processus de moder-
nisation capitaliste est un processus d’un extraordinaire pouvoir de
contagion. Contagion à la fois quantitative et spatiale qu’aucune théo-
rie du développement économique n’a jusque-là réussi à expliquer. En
effet, ce n’est ni par une invention quelconque, ni par l’accumulation du

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Aldo Haesler • Hard Modernity

capital dû au réinvestissement du profit, ni même par une combinaison


des deux que cette dynamique n’a pu être expliquée. La mettre sur le
dos de l’avidité du capitaliste est autant une impasse que de l’imputer
à un État rapace soucieux d’entretenir sa machinerie guerrière ou ses
visées expansionnistes. Les premiers facteurs mènent tout au plus à
une accumulation lente et, si l’on pense aux innovations techniques,
fortement aléatoire, alors que les seconds finissent inexorablement
par s’épuiser dans leur folie des grandeurs.
C’est à ce point qu’il nous faut revenir à cet « idéologème de base ».
Il nous faut réinterroger ce qui nous apparut comme une évidence et
qui ne l’est dans aucune autre culture. Dans la conception ancienne
et extra-occidentale de l’échange marchand, celui qui « perd » n’en est
évidemment pas pour ses frais. S’il « perd » au moment t, il sait qu’il
existe un moment t +1 où il y aura compensation. De la part de celui
qui l’a lésé ou, de manière indirecte, par quelqu’un d’autre. On dira
qu’à un déséquilibre temporel correspond un équilibre séquentiel. Tout
est affaire de patience et d’opportunité. Cela ne vaut pas seulement
pour l’agent économique isolé, mais pour toute espèce de collectif,
groupe, clan, génération, et même pour les vivants en général. La
vendetta n’en est qu’une exacerbation virilement dérisoire. D’où aussi
la récurrence de l’idée de « faire réparation ». Car avant d’être dette
exigible, la dette est lien social. On se doit aux autres, en permanence,
comme les autres se doivent à nous. Dette de vie, dette de sens, dette
de mémoire, avant de prononcer le mot de dette et de le détourner dans
notre propre cadre axiologique, c’est d’une dépendance et donc d’une
solidarité généralisée qu’il s’agit. Qu’elle soit agonistique ou irénique,
peu importe, avant de se prévaloir de son état comptable, il faut avant
tout appartenir. Avant d’en venir aux mirages de la rivalité mimétique
et à ses exordes, c’est à un corps qu’il faut appartenir. Après, une fois
qu’on a appartenu, on peut s’en abstraire, le vouer aux gémonies et
comme on manque quelque peu d’arguments pour le justifier, faire
montre de violence. Cela, les divers penseurs de la violence, de Jean-
Jacques Rousseau à René Girard, ne semblaient pas avoir pu le penser.
L’échange marchand, universellement péjoré, est lui soumis à cette
norme universelle de la réparation. Or, si à un déséquilibre momen-
tané correspond un équilibre séquentiel, le système qui en résulte est
un système nécessairement statique. Il est certes tendu, conflictuel,
du fait de ce déséquilibre – d’où ce mépris général du commerce dont
nous parlions d’entrée de jeu ; mais dans la mesure où la consolidation
de toutes ces réparations sera toujours nulle, on ne pourra attendre

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31
Chapitre 1 • L’argument

de croissance (qu’elle soit territoriale, économique ou politique) que


de l’intervention d’un facteur tiers : par une innovation technique ou
idéelle. C’est ainsi que l’a conçu Karl Marx et que le conçoivent encore
les théories économiques standard de la croissance.
Toute autre sera la situation, si l’avantage est conjoint : à un équilibre
momentané correspondra un déséquilibre séquentiel. Si les deux échan-
gistes gagnent conjointement au moment t, c’est qu’il y a eu un moment
t – 1 où la somme de leurs positions comptables était inférieure à celle
du moment t. Que n’irait-on échanger pour y perdre, se demandait
alors Josef Schumpeter dans un accès de flagornerie dans la préface
de son Histoire de l’analyse économique ? Un tel système sera nécessai-
rement dynamique. Et il le sera fortement. Car si, comme l’avait déjà
pensé Adam Smith – qui avait compris dans sa Théorie des sentiments
moraux que l’être humain n’est humain que dans la mesure où il peut
adopter le point de vue de l’autre et qu’autrui en fera de même, dans
une réciprocité des « sentiments » –, l’avantage d’autrui n’est aucunement
ma perte, mais bien la chance d’obtenir moi aussi un tel avantage. Et
si ce n’est pas par la bienveillance de la bouchère que j’obtiens mon bon
steak, mais par son appât du gain, c’est que j’ai compris qu’elle suppose
elle aussi que je ne la paie pas, parce que je la trouve sympathique,
mais parce que la somme que je lui tends est pour moi inférieure en
valeur au plaisir de me faire griller et de dévorer un steak bien persillé.
Le gain sera des deux côtés ; la bouchère aura vendu son steak un peu
plus cher que son prix de revient, et moi j’aurai un bon steak persillé
qui vaudra plus que l’argent que j’ai tendu à la brave dame.
Dans l’ancien monde, on expliquera cette transaction non pas par
un gain réciproque, mais par le fait que j’ai payé ce steak trop cher,
par le fait que la bouchère y a pris son avantage en tirant profit de la
nécessité impérieuse que j’avais de me faire griller un juteux steak
persillé. Mais je sais, tout comme elle, qu’à un moment donné, quand,
par exemple, elle aura besoin d’un bœuf bien gras à charcuter, le
paysan, qui lui amènera la bête, s’apercevra qu’elle a elle aussi un
besoin impérieux d’une pièce de choix, il lui imposera un prix où il
tirera avantage aux dépens de la bouchère. Et c’est ainsi que ce désé-
quilibre rentrera dans l’ordre. Moi, en tant que précepteur, j’offrirai
mes services à prix d’or au notaire dont le fils est attardé, qui, lui,
s’en retournera comme par hasard contre la bouchère en lui faisant
payer trop cher ses actes, et ainsi de suite.
Tout est donc affaire d’interprétation. Alors que dans mon monde
moderne, je procède à une évaluation subjective, puisque pour moi la

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Aldo Haesler • Hard Modernity

valeur du steak persillé est supérieure à la somme que je débourse,


dans le monde ancien ce sont des prix objectifs qui règnent, par
exemple sous forme d’un juste prix. La bouchère me fait payer un prix
injuste, parce qu’elle tire profit de mon besoin impérieux de viande
goûtue, mais elle paiera à son tour trop cher le charcutier, et ainsi de
suite. Mais à travers le basculement d’une évaluation subjective à une
évaluation objective, c’est tout un monde qui change. Nous passons
d’un champ sémantique à un autre. Et c’est ce qui généralement n’a
pas été vu. Dans le monde ancien, où avantage et perte se compensent,
l’échange marchand a une fonction régulatrice. Il lui revient de régu-
ler la circulation des choses, de manière à ce qu’un surplus (trop de
steaks) vienne combler un manque (trop grande envie de steak). Dans
le monde moderne, celui qu’a reconnu Adam Smith déjà, l’échange a
une fonction accumulatrice, où un gain sera l’opportunité d’un autre
gain. Derrière cette transformation d’une évaluation objective en une
évaluation subjective, il n’y a pas simplement une autre méthode de
calcul, il y a une autre forme de société, c’est-à-dire une autre manière
de concevoir les liens qui unissent ses membres. Dans l’une, tous
se doivent réparation continue et réciproque, alors que dans l’autre,
tous se trouvent dans un rapport d’émulation inclusive. Autrui n’est
intéressant que dans la mesure où son gain représente pour moi une
opportunité de gagner à mon tour. On pourra dire que c’est là un « effet
Macron ». Il est préférable de monter dans un train qui part plutôt
que dans un wagon que l’on ramène au dépôt.
Il y a donc transformation de champ sémantique, et il nous fau-
dra expliquer comment celle-ci s’est produite. De cette transformation
émergera (et le terme d’émergence n’est pas fortuit) une autre forme
de société. Si autrui ne « vaut » que par l’occasion de gain qu’il offre, si
c’est également le cas pour d’autres organismes au sein de cette société,
on peut s’imaginer l’extraordinaire dynamique qui peut résulter d’une
telle émergence. Cette contagion des gains est pour nous une évidence.
Elle ne l’était pas du temps de Bodin et pour aucune autre civilisation
au monde que la nôtre. Nous aurons donc tendance à croire que le virus
de la « supériorité » de l’Occident sur presque toutes les autres cultures
du monde, son formidable pouvoir de dévoration et de digestion est à
chercher dans cette infime anomalie sémantique. C’est ce que nous
rêvions de dire à Braudel après avoir lu sa somme, dans une sorte de
dialogue imaginaire qui n’a malheureusement pas eu lieu.
Mais cette dynamique a un prix. Car en admettant que je vienne
d’acheter le dernier steak chez cette brave bouchère, en en payant le

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Chapitre 1 • L’argument

prix, j’exclus le client derrière moi qui tentait désespérément de me


« griller la politesse », et pour cause, et qui devra se rabattre sur une
misérable côtelette de porc. Mais même lui, en tendant son argent
à la bouchère, sera prêt à le faire, parce qu’il préférera de la viande
dans son assiette qu’un billet dans son porte-monnaie. La formule
des avantages conjoints restera valable pour ce cas aussi. C’est à
ce niveau qu’il conviendra de distinguer deux ordres de biens : des
biens le plus souvent matériels, privatifs, rivaux et limitatifs et des
biens qu’on appellera symboliques. Les premiers seront exclusifs, les
seconds inclusifs. On s’explique : les biens privatifs sont des biens
dont l’échange exclue nécessairement un tiers ; ce sera celui sur le dos
duquel se feront les avantages conjoints. L’exemple du steak n’est pas
très parlant ici. Prenons la production de chaussures de sport. Nous
avons là deux gagnants absolus : la firme productrice et les magasins
de sport. Les deux font des bénéfices faramineux et ces bénéfices sont
au principe d’une grande dynamique économique qui créera d’autres
avantages. Mais ils le font sur le dos de petites mains éthiopiennes
qui pour un salaire dérisoire produiront ces chaussures à un prix de
revient lui aussi dérisoire. Ça se fera encore sur le dos d’un environ-
nement qui pâtira des émissions carbone résultant du transport de
ces chaussures ou sur le dos d’un pays qui devra exporter des terres
rares entrant dans la composition de quelque composant électronique
à des prix trop bas eux aussi. Selon le bien considéré, la liste de ces
« tiers exclus »3 pourra s’étendre à loisir. On dira donc que ces petites
mains financent les avantages conjoints des principaux bénéficiaires.
On en tirera une règle générale : dans un système où les ressources
sont limitées et privatives, l’avantage conjoint des uns se fera toujours
au détriment d’un tiers qui financera ces opérations parce qu’il n’aura
pas d’autre choix. C’est par là qu’on revient à l’évaluation objective :
notre planète est un tel système, au moins sur le plan de ses res-
sources matérielles. Si, dans un tel système deux acteurs font un profit
conjoint, vous pouvez être certain qu’il se trouvera un tiers, sous forme
humaine ou non, pour en payer le prix. En ce sens, le monde ancien
était un monde parfaitement réaliste. S’il y a crue entre l’instant t

[3] Nous reviendrons souvent sur ce terme qui n’est pas sans rappeler ce qu’on économie on
nomme des externalités négatives. Il s’agit d’une tierce partie (personnelle, sociale, natio-
nale, physique, symbolique, etc.) qui, dans le cadre d’un jeu à somme positive, assume
les coûts du double (triple, quadruple, etc.) bénéfice d’une transaction qui en réalité est
un jeu à somme nulle.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

et l’instant t + 1, ce sera toujours aux dépens de quelque chose ou de


quelqu’un.
Toute différente sera la situation avec les biens dits symboliques. Ce
sont des biens immatériels, non privatifs et généralement non rivaux.
Leur échange ne se fera pas par exclusion d’un tiers, mais au contraire
par production d’une plus-value nette et par inclusion. Un musicien et
un électronicien se mettent ensemble pour échanger leurs compétences
et produire un son nouveau qui produira une révolution musicale. C’est
notamment le cas de Carsten Nicolai (Alva Noto), de Ryuichi Nakamoto
ou de Robert Henke. Deux (ou trois ou quatre, etc.) savoirs (compé-
tences) se réunissent et se mettent à travailler ensemble (dans une
conception non paresseuse du travail). Ils prennent le risque de perdre
leur temps ; un risque qui est souvent la seule condition d’une avancée.
Il ne s’agit pas ici de steaks où l’on fait la queue et où on s’agace, mais
d’un échange réel et vif. De là peut résulter (ce que dans un langage
managérial qui a toujours été rapide à récupérer, c’est-à-dire à « dire
pour ne pas penser ») une synergie. Si c’est le cas, si le risque a valu la
peine d’être couru, cet échange est fortement inclusif et il crée une plus-
value nette, c’est-à-dire sans tiers exclu. On ne s’agace pas dans des
queues, mais on partage dans l’euphorie. Ainsi, Alva Noto et Ryuichi
Nakamoto font progresser la musique et l’écoute musicale. Il suffit
d’une oreille attentive et écouter leur compo­si­tion Vrioon, notamment
au moment 29’19’’ 4. Ben Tausig (2004) en résume l’esprit :
Vrioon places the same sort of minimalism in a very different context.
You almost had to tune out Transform to enjoy it, it is so filled with
absence, but with Sakamoto’s piano underlying the circuitry, Vrioon
could conceivably be said to have a presence. The romantic Saka-
moto dwells heavily on his feelings, soaking the music in melodrama
wherever possible, and rarely alters the predominant tone of mumpish
solemnity. Thus Noto’s electronics take on a new purpose, adding enter-
prise to otherwise inward-looking compositions. Symbiosis­in action.
C’est ce que Georg Simmel, dans sa monumentale Philosophie de
l’argent, a nommé un « progrès fonctionnel ». Nous sommes donc tout
près d’Ernst Mach. Ce progrès fonctionnel ou relationnel est dou­
blement non exclusif 5. Il ne prive ou ne lèse personne (comme avec le
steak) et il ne fait pas « l’addition sans le chef » (eine Rechnung ohne

[4] youtube.com/watch?v=lYeP8a_Y_0A&t=115s
[5] Nous nous servons ici d’un langage systémique, puisque chez Luhmann inclusion et exclu-
sion sont des paramètres centraux de l’ultrastabilité communicationnelle d’un système.

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Chapitre 1 • L’argument

den Wirt machen, comme on dit en allemand), dans notre cas, sans la
petite main éthiopienne. Simmel s’était rendu compte, en 1900 déjà,
que ce qu’il appelle le « progrès matériel », ce que les hommes gagnent
sur la nature puis sur le dos d’autres hommes, arrivait nécessairement
à épuisement. S’ensuivraient conflits et guerres, et un monde de « la
rivalité généralisée » que Simmel exècre. C’est bien là le monde du jeu
à somme nulle : ce que je mange, je l’ôte de la bouche de celui qui a
faim. Mais il doit bien y avoir une issue, se dit Simmel. Pour l’homme
de culture qu’il est, cette issue n’est pas sorcière. Faisons donc pour les
biens marchands ce que nous faisons pour les biens de culture. Par-là,
par cette confusion des biens, il espère non seulement dépasser toute
forme de rivalité et de limite, mais sauver le principe marchand qu’en
bon réaliste il se doit d’envisager. On voit aussitôt le dilemme : faire
des biens marchands des biens de culture, il court le risque de réaliser
l’inverse, de faire des biens de culture des biens marchands. Mais le
principe est entrevu. Il aurait pu faire mention des communs aussi,
qui est une idée ancienne, dérivant de l’utilisation communautaire
(mais exclusive, sinon excluante) des terres arables6. Il s’en tient à des
hymnes, des fêtes populaires ou des œuvres artistiques qu’il appelle
tantôt « biens culturels » ou « biens symboliques ».
Plutôt qu’une conversion formelle de l’échange marchand, ce pro-
grès fonctionnel s’inscrit dans un champ sémantique nouveau qui
se structure vers la fin de la Renaissance. C’est là le laboratoire de
la modernité. Nous verrons que le nouvel échange n’en est qu’une
résultante particulièrement bien documentée. D’analogies en homo-
logies, puis en structuration, ce champ embrasse tous les phénomènes
existants et imaginaires : de la vie sociale à la culture, des formes de
pensée aux représentations sociales et jusqu’à la manière de penser
Dieu. Nous sommes donc bien en face d’une nouvelle ontologie ; une
ontologie qui rompt avec l’aristotélisme sur deux plans fondamentaux :
d’une part, on ne réfère plus aux étants comme de substances, mais
comme de relations, et de l’autre, on n’envisage plus le temps à partir
d’un tout qui se diffracterait en fragments, mais en partant de ces
fragments menant à un tout dont on ignore la forme. L’histoire ne se

Toutes choses égales par ailleurs, nous nous servirons de Luhmann comme naguère (1981)
Habermas s’était servi de Parsons.
[6] Devant la mode actuelle dont jouit ce terme, il faut être prudent et veiller à ne pas l’eu-
phoriser sans prendre en compte les déterminismes socio-historiques, comme le rappelle
Joachim Radkau (2002).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

lira donc plus ab initio, mais devra être recomposée à partir d’un tout
supposé dont il s’agira de reconstruire les éléments (nous reviendrons
sur cette méthode dite généalogique plus loin).
Cette conversion, qu’on peut dater avec suffisamment de précision –
le premier quart du XVIIe siècle –, est passée inaperçue (c’est le moins
qu’on puisse dire), pire : elle a effacé toute trace du champ sémantique
antérieur. On continuait d’échanger, mais selon un mode formel tota-
lement différent. Et si tel est le cas, c’est que d’une part la différence
avec l’ancien mode devait être si minime qu’elle passa im-perçue – c’est
ce que Leibniz appellera un siècle plus tard des aperceptions – et que
de l’autre, elle réussit à effacer jusqu’au souvenir des anciennes tran-
sactions pour devenir « naturelle », pour être proprement incorporée.
Les plus grandes révolutions ne s’annoncent pas toujours avec
grand fracas. Dans notre cas, nous en avons une devant nous qui
s’est faite sans le moindre bruit, sans la moindre trace. Car il est tout
de même étonnant qu’après cette rupture on continuât d’échanger
et de le documenter par des écrits, sans que la peine ne soit prise
de comparer l’ancien et le nouveau, sans qu’il y ait le moindre clerc
à signaler ou simplement à décrire ce changement. Ainsi, dans Les
Mots et les choses, Michel Foucault (1966) consacre un chapitre central
aux échanges (p. 177-224). Son analyse est fort subtile, pertinente et
riche en poids archivistique7. Foucault subodore certes qu’il s’est passé
quelque chose sur ce plan à l’âge classique, sinon il ne lui aurait pas
consacré un long et fort savant chapitre. Mais lui non plus, alors qu’il
passa maître à déceler les failles entre modes de pensée (épistémè), ne
s’aperçut pas de ce déplacement que nous tenons pour majeur dans
la structuration de cet âge et du projet moderne lui-même. S’il en est
ainsi, c’est que ce changement se pare d’une telle évidence que même
un lecteur fort averti comme Foucault passa à côté. Il semble que rien
ne se soit passé, alors que c’est précisément dans ce rien que se situe
toute la problématique.
C’est sur ce point exact que nos analyses rejoignent celles du phi-
lologue allemand Eske Bockelmann (2004). La période envisagée

[7] Il faut noter notre inconfort vis-à-vis de Foucault. A-t-il lu les mauvais textes, ou les a-t-il
lus avec de mauvaises lunettes, s’est-il laissé emporter par les fulgurances de son style
ou a-t-il simplement ignoré un thème qui ne cadrait pas avec son analyse ? Toujours est-
il que ça n’y est pas. Et si ça n’y est pas, c’est que la plus clémente des hypothèses sur
cette absence proposerait de dire qu’il y a surévidence. Que ce thème qui est au cœur de
l’idéologie libre-échangiste n’achoppe en rien, va de soi, n’a pas besoin d’explication, bref,
qu’il n’a pas d’histoire.

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Chapitre 1 • L’argument

est la même : le début du XVIIe siècle. L’objet aussi : une disparition.


L’explication très proche : le processus de monétarisation. Selon cet
auteur, il se serait produit au début du XVIIe un changement radical
dans la perception du rythme, qui de mensural (dans le chant) se
serait soudain binarisé. Pour Bockelmann, qui avait remarqué la
même rupture dans la métrique poétique, le processus occidental de
rationalisation est en fait un processus de binarisation. D’une foule
de rythmes divers (corporels, saisonniers, techniques, scripturaux,
etc.), il n’aurait résulté qu’un seul grand rythme, le rythme binaire.
Or, cette transformation n’a pas non plus été constatée, mais tout se
serait passé comme si la nouvelle perception rythmique avait effacé
l’ancienne8. Essayant d’élucider le mystère de cette disparition (et de
la généralisation du rythme binaire), Bockelmann recourt en déses-
poir de cause (aucune autre explication ne paraissant lui suffire) à
un processus de monétarisation qui se serait emparé des principales
places marchandes européennes. Son argument vaut par sa grande
abstraction : l’argent devenant l’étalon de valeur de toute chose et ces
choses devenant des marchandises, nous lirions le monde selon un
mode dual, l’argent d’une part et les marchandises de l’autre. Cette
lecture duale n’est possible que dans une société dont la synthèse
est établie par l’argent. Preuve d’une telle détermination est préci-
sément la binarisation non consciente de la perception du rythme.
Pour Bockelmann, ce qui est déterminant en première instance est
donc le processus de monétarisation, d’où découlerait seulement le
champ sémantique dont il a été question plus haut. Nous soutenons,
au contraire, que la monétarisation n’est pas une condition mais une
conséquence de la formation de ce champ. Il y a d’abord formation de
champ sémantique, puis échange à somme positive, puis émergence
de l’argent moderne, et non l’inverse.
Le projet moderne commence donc à se cristalliser au début du
XVIIe siècle. La notion se met alors à circuler, et la conscience se fait
jour chez de nombreux artistes et penseurs de l’époque de se trouver
devant une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité. S’il fallait lui
attribuer un trait saillant, quelque chose qui la distingue de toutes
les autres cultures, on dirait que c’est l’expérimentation des possibles.

[8] Bockelmann cite l’un des premiers écrits de Descartes, Musicae Compendium (1618) où
celui-ci prétend que le rythme binaire, tout comme Elias Canetti plus tard, serait, à l’instar
du pas des humains, un rythme « naturel », alors que, comme il le postule, Descartes aurait
encore été socialisé dans le monde des rythmes (mensuraux) anciens.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Dans les arts, les sciences, les modes de vie et les consciences éclai-
rées, modernité veut dire recherche d’alternatives, curiosité pratique
et théorique, ouverture sur les mystères du monde et foi en la raison
humaine pour entamer ces recherches. Cette expérimentation est à
la fois euphorique et dramatique, car si elle donne la mesure de la
créativité pratiquement sans limites de l’esprit humain, sa toile de
fond n’est pas seulement ce terrible soupçon d’un Dieu évanescent,
mais celui, comme le dit le poète anglais John Donne, d’un « monde
en fragments ». Il n’est pas question de parler d’une « mort de Dieu » ;
bien au contraire, car à mesure où l’esprit expérimente, il devient
conscient de la contingence de ce monde, une contingence que seul Dieu
pourrait encore ordonner. Dieu serait alors la seule nécessité dans
l’univers des contingences des « mondes infinis » (Giordano Bruno),
de ces mondes dont les astronomes apportaient jour après jour une
preuve supplémentaire. Se met alors en place une dialectique entre
euphorie et drame : plus ce monde est exploré et plus grande devient
la conscience de son désordre et plus impérieuse la nécessité de nous
rappeler à l’attention de Dieu. C’est dans ce clivage que les penseurs
de ce monde auront recours à des modèles, à des représentations
aussi fidèles que possible d’un monde minimalement ordonné. Tout
comme les astronomes avec leurs montages compliqués de sphères et
de sphéroïdes, de trajectoires et d’ellipses, les juristes, les philosophes
et les artistes vont tenter de modéliser ce monde en fragments. Isaac
Newton, du côté des sciences, Léonard de Vinci, du côté des arts, en
sont les exemples illustres.
Or, l’un de ces modèles est l’invention d’esprits éminemment pra-
tiques que sont les marchands. Ils ne le font pas tant pour complaire
à Dieu ou s’imaginer un monde plus ordonné, mais pour mettre un
peu d‘ordre dans leurs propres arts de faire : c’est la représentation de
l’échange marchand compris comme un jeu à somme positive et c’est
l’usage révolutionnaire de la comptabilité en partie double qui en est
la méthode formelle. C’est ce que la novlangue managériale appelle
aujourd’hui le « win-win », le jeu du gagnant-gagnant. Ce modèle n’a
jamais été pris en compte pour tenter de comprendre la genèse et la
dynamique de la modernité. Il est vrai que, comparée aux modèles
grandioses et ingénieux imaginés par tous les « mécaniciens » du
XVIIe siècle, cette représentation est à la fois très discrète en même
temps que difficile à percer à jour. Comme nous tenterons de le mon-
trer, c’est elle qui est à l’origine de la contagion moderne ; et c’est elle
qui va donner à la révolution moderne son tournant économique. Cette

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Chapitre 1 • L’argument

intuition, répétons-le avec insistance, nous la devons à Louis Dumont


qui l’évoque dans Homo æqualis I (1977), sans malheureusement avoir
pu la développer. Ce tournant économique, opéré par les marchands,
ne présentait cependant pas une nécessité absolue. Rien ne condam-
nait l’Occident à cette soumission à un impératif marchand, rien ne
condamnait l’Occident de ne pas transformer cette ingénieuse formule
« win-win » en autant de nouveaux arts de faire, en culture, arts de
vivre, d’imaginer, de travailler, marcher, entreprendre ensemble. En
effet, nous pouvons retrouver cette formule dans un grand nombre de
domaines de la vie sociale : dans l’espace public, c’est-à-dire dans une
forme de délibération politique où, sur la foi du meilleur argument,
les partis en présence se livrent eux aussi à ce jeu de win-win ; dans
la « science nouvelle », où les disputations dogmatiques cèdent le pas à
une forme d’émulation des savoirs ; dans les relations internationales
avec cet art du compromis non compromis et même, dans les relations
personnelles, où les relations affinitaires remplacent peu à peu les
appariements contraints. Nul doute que c’est auprès des marchands
que cette formule déploie sa plus grande vigueur. Mais nous pourrions
multiplier les occurrences – dans le domaine juridique où la forme du
ius belli débouche dans le ius gentium, dans le domaine musical où se
déploie la forme symphonique, dans l’état fiscal où les « vices privés »
se trouvent justifiés par la « vertu publique » et ainsi de suite –, car
cette formule une fois développée, elle se retrouve comme un fait social
total dans toutes les facettes de la vie sociale, politique, culturelle et
même religieuse. En ce sens, cette contagion, qui sera au creuset de
ce que nous nommerons modernité capitaliste, est un dévoiement de
l’idée moderne ; un dévoiement particulièrement ravageur, comme va
le constater Fernand Braudel, puisqu’il permettra à l’homme blanc
de « dévorer » puis de « digérer » le monde tout au long du processus
de colonisation dans une impunité à peu près complète. C’est ainsi,
qu’implicite et souterraine, mais pratiquée avec un esprit de système
d’autant plus grand que sa logique n’a pas été reconnue, cette repré-
sentation va faire son chemin tout au long du processus de moderni-
sation ; un processus relativement court qui, si nous l’observons du
point de vue de cette formule, a encore de beaux jours devant lui. On
en veut pour preuve un second dévoiement qui s’est opéré plus près de
chez nous, au début des années 1970, où, devant les limites objectives
du monde physique et une crise généralisée du lien social, c’est encore
grâce au recours à cette formule magique que la modernité capitaliste
a pu assurer sa continuité et sa cohésion. Ce second dévoiement, qui

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Aldo Haesler • Hard Modernity

est un dévoiement dans le dévoiement, voit la réalisation d’une société


de plus en plus soumise aux lois monétaires (et non, comme nous les
verrons, aux lois marchandes). C’est l’argent, en effet, qui a permis la
contagion de cette formule tout au long de ces quatre siècles que dure
maintenant le processus de modernisation. C’est lui le médium le plus
adapté et le plus virulent dans sa contagion. Mais les lois monétaires
sont tout sauf économiques, ce qui frappe d’inanité les incessantes
complaintes tenues sur le registre de l’impérialisme économique, de
la marchandisation de la société, des liens sociaux, du corps, des biens
libres, des biens symboliques et ainsi de suite. Bien au contraire, ces
critiques, formulées dans l’indignation vertueuse la plus louable, sont
autant d’écrans capables de voiler le fonctionnement réel des sociétés
prises dans la modernité capitaliste. Autant elles étaient pertinentes
avant cette seconde coupure, dans une modernité qui pouvait admettre
comme autant d’options réalistes les alternatives à la seule syner-
gie économique, autant elles sont aujourd’hui des voiles idéologiques
permettant à cette formule une progression encore plus épidémique
à mesure que l’argent s’invisibilise. C’est cela qui marque le passage
d’un capitalisme soft, d’un monde où il fallait encore composer avec
ces alternatives, à un capitalisme hard où le processus engagé depuis
quatre siècles, celui d’une soumission inconditionnelle aux lois moné-
taires, devient irréversible.
Il n’y a donc pas lieu d’espérer, pas lieu d’amadouer le processus
en question, et surtout pas lieu de tisser des voiles supplémentaires
pour nous rendre le présent supportable. Car de toutes les explica-
tions qui ont prospéré, des divers théorèmes de la sécularisation, de
la rationalisation, de la différenciation fonctionnelle, sans parler de
ceux que précède le préfixe dé-, il devient clair – en tout cas, c’est ce
que nous espérons – qu’ils ne sont que des conséquences, ou plutôt des
avatars de cette nouvelle grammaire sociale qui a donné son assise et
son élan à la dynamique moderne, et non des processus originaires.
Si la modernité capitaliste s’insère dans le concert des « moder-
nités multiples », avec sa musicalité particulière, sa partition reste
à tous points de vue prédominante. La modernité est une création
européenne, et même si nous considérons sa voie particulière, son
Sonderweg, comme dira Max Weber, comme un dévoiement de son
projet initial, les motivations premières, les valeurs et les modes
de pensée de son projet vont former la base commune à toutes les
modernités qui vont se former par la suite ; n’en déplaise à Shmuel
Eisenstadt ou à Jack Goody qui nous présentent avec leur idée de

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Chapitre 1 • L’argument

multiple modernities une version politiquement correcte du pro-


cessus moderne, expurgé de tout européocentrisme. Ce sont ces
bases européennes qui entrent aujourd’hui en conflit avec le monde
arabo-musulman, notamment au travers de la question du statut
des femmes. Or, et c’est l’une des hypothèses qu’on proposera dans
cet ouvrage, la révolution moderne est loin d’être terminée. Tout
comme les deux autres grandes fractures dans l’histoire de l’espèce
humaine que sont l’hominisation et la révolution néolithique, il
s’agit d’un processus de très longue durée dont l’étendue ne saurait
pas même être approximée. Nous nous trouverions alors dans une
phase transitoire, entre une tradition que nous connaissons et qui
s’épuise d’année en année, et un idéal moderne dont nous peinons
à saisir les contours. Prenant le contre-pied résolu des effusions
esthétisantes contenues dans la « condition postmoderne », nous
proposerons d’appeler protomodernité cette phase de transition,
dans laquelle nous nous trouvons. Que la modernité ne fasse que
pointer son nez dans les régimes les plus arriérés du monde, et
c’est encore là où la femme est dégradée, ou qu’elle semble s’épa-
nouir dans les exemples tant vantés des pays scandinaves (alors
qu’ils ignorent complètement où ils se trouvent), il ne faut surtout
pas croire que cette transition se fera sans heurts et qu’elle sera
rapide. Si n’était la menace de la fin imminente de ce monde, nous
pourrions dire que nous pouvons, devons même, prendre le temps.
Si ce travail devait avoir quelque utilité, ce serait de formuler
un certain nombre de propositions, afin d’affermir ces bases et
ces origines pour pouvoir mieux en imaginer le parcours, et le
faire dans une situation d’urgence. C’est dans ce sens qu’il s’agira
de comprendre la représentation du jeu à somme positive comme
ferment­de la contagion moderne.
Aucune théorie monofactorielle de la modernité, même dans sa
plus grande abstraction comme celle de Niklas Luhmann, ne peut
rendre aujourd’hui justice de sa genèse et de ses développements de
manière satisfaisante. Des facteurs, il y en a en nombre indéfini, si
bien que ce qui fait l’attrait et le défi d’une théorie de la modernité,
c’est son caractère inépuisable, nécessairement inabouti ; et le fait
qu’à mesure où l’on abandonne certaines explications factuelles,
la difficulté et le degré d’abstraction de la démonstration ne font
que s’accroître. Si bien qu’on ne saurait en délivrer qu’une théorie
à caractère provisoire. Pour ne pas produire une somme immaî-
trisable, le travail du sociologue consiste à produire des synthèses

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42
Aldo Haesler • Hard Modernity

raisonnées. On est donc loin des prétentions d’un Werner Sombart qui
croyait pouvoir livrer les clés du moderner Kapitalismus dans l’ouvrage
du même nom ; ouvrage magistral, somme d’une vie de recherches,
mais, on ne le souligne pas assez, partant de la quasi-certitude que
le capitalisme moderne avait atteint son zénith et qu’il ne constituait
qu’une phase transitoire entre tradition et socialisme ; certitude que,
mis à part Max Weber, partageaient la plupart des grands fondateurs
de la discipline sociologique, Ferdinand Tönnies en tête. Nous ne par-
lerons pas ici de capitalisme moderne mais de modernité capitaliste,
non pas du système économique moderne, tel que Sombart le conce-
vait, mais d’une culture propre à une partie du monde, dans laquelle
non pas l’économique mais le monétaire allait prendre le dessus sur
toutes les autres déterminations de la société moderne. Et nous ne
prétendrons pas, comme Sombart et les so­cio­logues classiques, que
cette période de l’histoire de l’humanité ait atteint son zénith, mais
simplement qu’elle a atteint son point de non-retour, dans un proces-
sus dont nous sommes incapables d’indiquer le terme. Cette posture
généraliste attire nécessairement le soupçon du spécialiste. Et même
s’il fait valoir l’argument du sujet surplombant, de la modernité comme
sujet fédérateur d’un grand nombre de disciplines émanant des sciences
humaines, il ne pourra s’attendre au mieux de la part du spécialiste
qu’une espèce de sympathie indifférente. Car, à l’évidence, la question
que se pose le sociologue ne contribuera pas, ou ne contribuera que
de manière très indirecte, aux progrès de la connaissance que vise le
spécialiste ; ce spécialiste qui, à l’instar de ce qu’en disait Weber a dû,
toute sa vie de chercheur durant, tra­vailler en se mettant des œillères,
en s’astreignant à la plus grande des modesties. Faire état de la somme
de lectures et de réflexions qu’un tel travail demande ne change rien
à l’affaire, mais l’aggrave comme une captatio benevolentiae, qui est
toujours un aveu de faiblesse. On se bornera donc à dire que lors de la
rédaction d’un tel ouvrage il a fallu cultiver la plus grande des parci-
monies, pour éviter l’indigestion du lecteur, mais surtout pour éviter
un ouvrage impossible. Maigre argument, en effet, qui ne remplace en
aucun cas la démonstration pleinement argumentée. Qu’il suffise au
lecteur bienveillant de s’imaginer qu’un point de détail comme celui de
l’influence de la comptabilité en partie double ou la question ô combien
intéressante de la querelle pluriséculaire sur l’usure, auquel il n’est
consacré qu’une ou deux pages, a nécessité des mois de recherche et
de réflexion, et qu’il est de nombreux aspects du processus de moder-
nisation (l’influence de l’État, le rôle que jouèrent les guerres, l’impact

Epreuves finales 17 avril 2018


43
Chapitre 1 • L’argument

de la stratification sociale, etc.) qui furent purement et simplement


abandonnés ; abandonnés en raison des recherches déjà accomplies et
dont certaines sont tombées dans le bien commun, mais abandonnés
aussi parce que présentant l’une de ces nombreuses fausses pistes qui
ne cessent de jalonner l’élucidation de l’énigme qu’est la modernité
capitaliste.
La résolution de cette énigme est cependant l’une des questions
les plus urgentes à résoudre pour une large partie du genre humain,
on vient de le souligner. Le système capitaliste que nous appellerons
modernité capitaliste, en y incluant sa culture et ses dispositifs d’inté-
gration et de régulation sociale, est le pire système socio-économique
qu’ait connu notre planète. Localement non, puisqu’il fut des despo-
tismes bien plus terrifiants dans l’histoire du genre humain, mais il
l’est globalement sans le moindre doute, puisqu’il est possible de parler
aujourd’hui de sa disparition en raison de la dynamique pathogène de
ce système, alors qu’en même temps les injustices de tous ordres ne
font qu’augmenter. Or, le système socioculturel de la modernité capita-
liste que tout être doté de raison a les meilleures raisons de rejeter, est
bien plus résistant que ne l’ont pensé ses plus farouches détracteurs.
Il a survécu et survivra au terrorisme, aux révolutions politiques, aux
crises économiques et démographiques, aux épidémies et aux guerres ;
et s’il survit si bien, il le doit à son besoin de changement. Ce besoin
est total et indifférent. On peut dire que chaque changement de situa-
tion de t à t + 1 est pour la modernité capitaliste une opportunité de
réaliser un gain – le plus souvent monétaire. Qu’il s’agisse d’une mode
ou d’un génocide, l’important est qu’entre la situation de départ et
celle de l’arrivée il y ait une différence qui puisse donner lieu à une
demande que le plus rapide d’entre les entrepreneurs s’empressera
d’honorer, mettant ainsi en route une nouvelle contagion des gains.
La sociologie livre la trame de fond de ce travail en raison du
fait que la réalité est sociale, qu’elle ne nous accessible que par la
médiation des processus sociaux qui a fait de nous des êtres sociaux
capables de partager un sens. Nulle question de construction ou de
constructivisme ici. Pour qu’une chose, une idée, une pratique ou une
représentation deviennent réelles, elles le doivent à la médiation par
le social9. Avant, tous ces phénomènes sont en l’air, dans la tête des

[9] Nous devons cette idée d’une objectivité apriorique du social au penseur québécois Michel
Freitag (1986-1987) qui, tout au long de son parcours intellectuel, a posé ce point de
méthode comme bifurcation névralgique de toute sociologie possible. Soit on s’engage dans

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Aldo Haesler • Hard Modernity

acteurs, dans les lois de la nature, dans la disposition des choses. Il


n’y a pas de réalité donnée, pas de facticité immédiate, pas d’accès
purement phénoménologique aux choses de ce monde. Ce monde se
présente à l’être humain d’emblée comme un monde social. Dès l’éveil
de sa conscience, il met en relation ce qu’il perçoit dans un jeu infini de
correspondances qui lui semblent aller de soi, mais qui sont l’expres-
sion de cette métaconscience qui est le propre de l’être humain.
Hélas, comme dans bien des disciplines, l’étiquetage, à défaut de
compréhension, est une facilité récurrente en sociologie. Avant de lire,
on attache une étiquette ; et en commence à lire à partir de celle-ci.
Pour « faciliter » les choses, on dira donc que ce qui se passera dans cet
ouvrage est en partie de la philosophie sociale, en partie de l’histoire
des idées, en partie de la théorie critique telle que pratiquée par cer-
tains théoriciens de l’École de Francfort, le tout dans un seul objectif :
penser une sociologie relationnelle du changement social. On voit donc
qu’à la difficulté d’aborder un thème tenu pour impossible en sociolo-
gie – certains allant jusqu’à prétendre que le changement social était
un territoire interdit – on a ajouté ici une méthode sociologique qui
est loin d’avoir fait ses preuves. Tout au long de ce texte apparaîtront
des para- et des sous-textes mettant en scène cette méthode rela-
tionnelle. Aujourd’hui appliquée à des phénomènes simples (inter­ac­
tions, réseaux, relations intergroupales), il peut paraître outrecuidant
de vouloir (déjà) l’appliquer à une telle thématique. Si nous l’avons
fait, c’est d’abord de manière parcellaire, avec toute la retenue qui
s’impose ; mais nous l’avons aussi fait parce que les explications que

une sociologie descriptive, avec tout son pensum d’enquêtes, de validations empiriques et
d’administration de la preuve, et on fait ce qu’il faudrait nommer une sociographie, soit
on s’impose dès le début le souci d’une objectivation de cette objectivité apriorique – et
c’est ce qu’a fait aussi Pierre Bourdieu – et on en tire les conséquences. Pour Freitag, cette
objectivité est inscrite dans l’aprioricité de la synthèse sociale, c’est-à-dire (comme dans
les travaux tardifs d’Émile Durkheim) dans le fait qu’il n’y a de réalité que dans et par
l’existence d’une société qui est déterminante en dernière instance. Pour notre part, cette
instance n’est cependant pas ultime ; il lui manque une strate qui intervient aussi bien
dans le socio-, la morpho- et la psychogenèse des êtres sociaux : c’est le relationnement,
c’est-à-dire la mise en relation des êtres de ce monde dont seul est capable un être vivant
capable de métaconscience, c’est-à-dire de conscience de soi de par la conscience d’autrui,
grâce au recours à une métaconscience qui inclut ces deux plans. Est réel ce qui est rela-
tionné, pourrait-on risquer de reformuler le chiasme hégélien. Mais n’est relationnable
que ce qui est réel. Ce qui est une autre paire de manches. Mais pour que ce réel devienne
wirklich, public, partageable, sujet à débat, il lui faut la médiation sociale – où, après ce
détour qui pour nous est constitutif, nous rejoignons à nouveau notre ami Freitag avec
lequel on s’est disputé sur ce point une vie durant.

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Chapitre 1 • L’argument

nous en avons obtenues nous paraissent originales et probantes –


notamment celles touchant l’époque du démarrage de la modernité
capitaliste, son extraordinaire contagion, sans oublier le diagnostic
qui devrait éclairer d’un jour nouveau les tragédies entamées après la
crise de 200810. Il apparaît que la phrase célèbre de Walter Benjamin :
« La catastrophe, c’est que les choses continuent comme avant », ne
semble pas avoir fait le tour des chaumières parisiennes.

De-cashing
Permettons-nous un détour technique sur le front de l’abolition
de l’argent liquide. En effet, depuis la fin 2015, la mise en œuvre
du projet de faire disparaître de la circulation l’argent liquide s’est
considérablement accélérée. Les organismes émetteurs de cartes ont
décidé de passer à l’action, mettant en place toute une infrastructure
institutionnelle et financière pour réaliser leur stratégie. Celle-ci a
à présent un nom : le de-cashing. Il ne s’agit plus simplement de van-
ter les mérites de l’argent électronique et de laisser faire le marché,
mais de contraindre personnes, commerces, institutions et nations à
l’adopter. Parmi les arguments avancés, on mobilise aujourd’hui tout
particulièrement la chasse à la fraude, au blanchiment d’argent, au
financement du terrorisme, bref à tous les délits et crimes réalisés
grâce à l’anonymat de l’argent ; il y a ensuite les campagnes d’inclusion
des pays en voie de développement où l’on espère mettre en place des
circuits monétaires dématérialisés ; et il y a la panoplie d’avantages
liés à l’usage d’argent électronique dont il n’est plus guère nécessaire
de faire la liste.
Un véritable combat de titans vient de s’engager entre, d’une part,
les entreprises de cartes de crédit, les organismes financiers interna-
tionaux, le secteur bancaire, les commerces et une partie de la société

[10] Du haut de son ineffable pose, l’académicien Jean-Luc Marion, sous couvert de vouloir
sauver sa religion catholique, se lance dans une attaque en règle contre ce constat de crise
(youtube.com/watch?v=wEzyZo3dNZc&t=246s). Que s’est-il passé en 1974 ? Rien ! Le prix
du pétrole multiplié par 28, rien ne s’est passé. La stagflation, rien. La crise du marxisme :
juste quelques drames conjugaux. La menace écologique : un peu de folklore soixante-hui-
tard. Et ainsi de suite. Tout le monde parle de crise et rien ne s’est passé, nous dit-il avec sa
belle assurance. Eh bien, répondra-t-on à notre visionnaire, la crise est précisément qu’il ne
se soit rien passé. C’est bien cela qui indique le hard ; cette immunisation complète contre
des crises qui auraient mis à mal et englouti toute autre forme de régime socio-culturel,
tous sauf la modernité capitaliste. Le rester-impavide de la modernité capitaliste, voilà
la krisis dont parle Marion qui dans sa belle faconde utilise toute sa verve pour entonner
une fois de plus le discours de la décadence.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

civile favorable au paiement dématérialisé, et de l’autre un ensemble


assez bigarré d’acteurs attachés à l’anonymat des transactions et aux
divers avantages du numéraire. Cette opposition est surtout née dans
une partie de la société civile contre cette emprise d’institutions, sur-
tout d’origine états-unienne, et elle vise à la fois la mainmise et le
contrôle d’informations financières qui sont désormais totalement tra-
çables. On sait que le NSA a le contrôle sur le réseau SWIFT qui cen-
tralise toutes les transactions monétaires au monde. Ce qui se passe
est donc analogue au type de contrôle exercé sur la planète Internet.
Qui paie combien à qui est en effet une information précieuse avec
laquelle un monde de la transparence financière pourrait être réalisé.
Nous sommes à l’ère de la surveillance généralisée, thème rebattu s’il
en est et dont il faudra se demander s’il n’y a pas autre chose derrière
lui que le simple désir panoptique (qui est encore un désir de pouvoir).
Il ne saurait faire de doute, en effet, que la dématérialisation de
l’argent va encore augmenter sa vélocité. Comme nous l’avions déjà
souligné, le processus de monétarisation est avant tout un processus
de libération de l’argent. À chaque fois que se présente une entrave à
son libre développement, il trouve un moyen de le contourner. Ce n’est
qu’une destruction économique complète, comme la fin de l’Empire
romain, qui peut y mettre un terme. L’embellie économique actuelle,
même passagère, mais surtout la manière dont le système financier
a « digéré » une fois de plus la crise des subprimes rendent le moment
propice à déclarer la guerre à la « malédiction du cash », comme l’a
déclaré l’un des plus importants économistes de la planète, Kenneth
E. Rogoff 11.
Il est vrai que la gestion des pièces et billets coûte cher, gestion
qui est aujourd’hui encore soutenue par un cadre législatif régissant
les contraintes de paiement. Et il est vrai aussi que son anonymat
a toujours permis l’existence d’un monde parallèle. Il n’y a pas seu­
lement la concomitance historique entre argent et prostitution, comme
l’avait indiqué Simmel, ce monde parallèle fait de trafic divers, de

[11] Même si les arguments qu’il présente contre le cash ne sont pas originaux, Rogoff a le
mérite d’indiquer la direction et la volonté politique de ce processus de de-cashing. Son
The Curse of Money (2016) est en effet l’annonce d’une croisade en faveur d’un monde nou-
veau, libéré des scories du passé, mais surtout ouvert sur une circulation sans entraves.
Ce qui est revendiqué est un monde de la transparence parfaite, c’est-à-dire un monde
où l’argent se généralise à mesure qu’il devient abstrait ; ce qui n’est pas sans rappeler la
théorie de l’équivalent généralisé de Jean-Joseph Goux sur laquelle nous aurons maintes
fois à revenir.

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Chapitre 1 • L’argument

contournements incessants, de stocks insaisissables n’est pas seu-


lement une « boîte à poisons », comme se l’imaginait Lloyd deMause,
mais de véritable instance inconsciente dès lors qu’une société s’était
dotée d’institutions de contrôle. C’est à ce monde, dont le système
demeure largement inexploré, que l’offensive du de-cashing a déclaré
la guerre.
Et il faut bien l’avouer ; la bataille du numéraire semble désormais
perdue. L’évolution des techniques en matière monétaire est telle qu’il
est possible d’utiliser sa carte même pour des montants minimes.
Certes, la détention de celle-ci repose encore sur l’endossage sur un
compte bancaire, mais il y a fort à parier qu’on trouvera de nouveaux
arrangements pour lever cet obstacle aussi. Sans parler des t-monies,
les paiements entre téléphones portables, qui sont aujourd’hui les
modes de règlement les plus importants en Afrique, on peut s’attendre
à un développement très rapide de ce type de transactions dans des
pays ne disposant pas d’une infrastructure bancaire suffisante. Se
crée donc un vaste réseau d’institutions para-bancaires dont l’intérêt
pour les monnaies nationales légales n’est pas seulement inexistant,
mais qui s’oppose à elles de manière plus ou moins explicite.
Cette transparence est aujourd’hui certes contrecarrée par des
circuits monétaires parallèles, dont le bitcoin est le plus connu, qui
empêchent toute forme de traçage et donc de contrôle. L’extension
future de ce circuit parallèle ne fait aujourd’hui plus de doute. Il a
aujourd’hui ses propres infrastructures et son industrie de mining,
des entreprises qui consacrent des centaines de milliers d’ordinateurs
destinés à résoudre les algorithmes sans cesse plus complexes dont la
solution donne le droit à une unité supplémentaire de bitcoins. Jour
après jour, de nouvelle cryptomonnaies sont ainsi créées, se concurren-
çant sur le front de l’anonymat et sur la baisse des coûts de transac-
tion. Certains États, comme Singapour, sont sur le point d’introduire
un dollar digital basé sur la technologie du blockchain Ethereum12. La
NSA ne saurait être dupe de ces tentatives de « confidentialiser » les
transactions financières. De même, les grandes banques ont compris le
danger de se voir « by-passées » par des transactions qui se passeraient
largement d’elles. Aussi, une course de vitesse est engagée entre les

[12] Pour se faire une image du développement et de la technicité engagés sur ce nouveau
front, on peut consulter, parmi un nombre très important de sites, cryptocoinsnews.com.
Le journaliste allemand Norbert Haering tient un blog (http://norberthaering.de) où il suit
l’évolution de cette nouvelle lutte de géants.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

autorités de défense américaines, les émetteurs privés d’argent élec-


tronique, les États souverains et les usagers pour d’une part s’ache-
miner vers un monopole d’informations et, de l’autre, préserver des
zones d’anonymat grâce à des paiements encryptés. Dans ce contexte,
les marges de manœuvre pour préserver des monnaies nationales en
numéraire deviennent de plus en plus minces.
Certains argumentent aujourd’hui encore en termes d’attachement
à ce numéraire. Mais on peut mesurer ce type de fidélité à la rapidité
dont certains gouvernements sont prêts à verser de leur plein gré ou
contraints et forcés, comme c’est le cas pour la Grèce, d’une économie
à monnaie traditionnelle vers une économie moderne. Après que la
Grèce a été contrainte d’instaurer un plafond de paiement cash sous
la contrainte de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale
européenne et le Fonds monétaire international), la Bulgarie et la
Roumanie préparent le terrain législatif pour interdire de tels verse-
ments au-delà de 500 euros, tout en laissant les grands émetteurs de
cartes densifier jour après jour la distribution des « points-argent »13.
Le de-cashing est aujourd’hui une réalité en évolution rapide et l’at-
tachement au numéraire national est une peau de chagrin qui rétrécit
jour après jour14. Ainsi, un demi-siècle après que Dale Reistad (1967)
avait promulgué la cashless society, celle-ci est entrée en vigueur,
non dans les États-Unis, où la fidélité au cash en dollars sonnants
et trébuchants est toujours intacte, mais dans un nombre sans cesse
croissant de pays de la périphérie et de la semi-périphérie. Ce qui était
au départ un slogan du marketing dans la veine de Vance Packard est
en passe de devenir un nouveau projet de société. Un demi-siècle s’est
écoulé entre Reistad et Rogoff, qui a vu des innovations techniques
spectaculaires toutes mises au profit de la libre circulation monétaire.
Changeons pour un bref moment de registre. Lors de l’introduction
de l’euro, le député allemand Gregor Gysi (Die Linke) avait tenu les
propos suivants :
Que ce soit Madame Matthäus-Meier, la porte-parole des Vertes, la
CDU ou la FDP, tous attribuent à l’euro la capacité d’augmenter les

[13] Sur la peninsula de Constanta (Roumanie) où nous avons en grande partie écrit ce livre,
il n’existe pas moins de 36 points-argent dans un périmètre de 500 mètres de là où nous
habitons. Les autres villes roumaines ne sont pas en reste, laissant les zones rurales aux
prises avec la t-money et ses diverses applications.
[14] Certains stands, lors d’une foire artisanale qui s’est tenue à la Piata Ovidiu au milieu
de cette peninsula au mois de juin 2017, ont très clairement placardé leur disposition
d’accepter des bitcoins en guise de paiement.

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Chapitre 1 • L’argument

chances d’exportation de l’Allemagne. Si tel était le cas, si tel est le


cas, d’autres entreprises productives dans d’autres pays devraient en
faire les frais, sinon ça ne marcherait pas. C’est dire que nous vou-
lons augmenter les exportations allemandes et affaiblir l’industrie du
Portugal, de l’Espagne et d’autres pays. Ceux-ci vont être RDA-isés
[verostdeutscht], car ils ne pourront pas résister à ces exportations.
[…] Qui veut l’intégration européenne doit initier des processus d’ali-
gnement [Angleichung]. Dont ferait partie l’harmonisation fiscale,
l’alignement des salaires en même temps que les prix et les stan-
dards sociaux, écologiques et juridiques. […] Si vous ne faites pas
tout cela, si vous n’y parvenez pas politiquement et dites au lieu de
cela que nous introduisons une monnaie unique, pour contraindre à
tous ces alignements, vous ne dites rien d’autre que vous introduisez
une concurrence salariale, ce qui veut dire en réalité que vous voulez
organiser un dumping des salaires et un dumping des coûts. […] Et
celui qui organise cela, celui-là – et c’est moi qui l’affirme – organise
non seulement une baisse générale des salaires et des contributions
sociales, mais va organiser un racisme de plus en plus grand15.
Gysi avait tenu ces propos en 1998 lors des débats parlementaires
préludant à l’introduction de l’euro, et on l’avait tenu pour un dan-
gereux visionnaire d’extrême gauche. Aujourd’hui, des politiciens et
journalistes libéraux, comme Norbert Haering, sont prêts à battre
leur coulpe et à affirmer que Gysi avait mieux compris que tous les
autres les enjeux véritables de cette introduction. Il avoue aujourd’hui
sa honte de n’avoir rien saisi de tout cela à l’époque et d’avoir été un
inconditionnel de la monnaie unique. Car l’argument central de Gysi
est bien un jeu à somme nulle : ce que les Allemands gagnent, les
Portugais ou les Espagnols vont le perdre. En effet, comme nous le
soulignions auparavant, s’agissant de situations de protectionnisme et
de rivalité économiques, on a beau tenir des discours « win-win » sans
fin, s’agissant de biens rivaux, limitatifs et privés, il existe en général
un tiers exclu qui paiera le double ou le triple dividende des acteurs
dominants. Ce que l’euro mit en place, les acteurs dominés vont avoir à
le subir après 2008. Et c’est encore l’argent le médiateur mou de cette
affaire. Or, ce qui se passa en 1998 est près de se passer de nos jours
à une échelle non seulement européenne, mais mondiale. L’argent
électronique est lui aussi une monnaie unique à échelle mondiale, et

[15] On peut écouter cette intervention sur le site de Deutschandfunk dans le cadre d’une
émission de Barbara Eisenmann au titre révélateur : « Was ist mit dir los, humanistisches
Europa ? » (Que se passe-t-il avec toi, Europe humaniste ?), le 21 juillet 2017.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

une telle monnaie mettra forcément en place un système de Ponzi,


avec ses dominants primo-entrants et ses poursuiteurs dominés16.
Une grande offensive abolitionniste se prépare donc dans les années
à venir : il faut en finir avec l’argent anonyme, source de criminalité
et de détournement. Fini le travail au noir, les activités mafieuses, le
racket et la corruption et les détournements. Mais il faut aussi en finir
avec l’argent épargné, stocké, dormant et le remettre en circulation.
De gré ou de force. Une fois l’argent liquide supprimé, les banques
auront tôt fait, en imposant un intérêt négatif, de le liquider une
fois encore – à leur façon. L’argent ne pourra même plus disparaître
dans les bas de laine et devra être remis en circulation. Il s’agit tout
bonnement de supprimer toutes les coupures pour rendre les usagers
captifs des banques qui auront beau jeu d’apurer leurs passifs plus
ou moins toxiques en suivant des « politiques monétaires » promettant
de relancer la croissance en instaurant ces intérêts négatifs. Assez
curieusement, Rogoff convoque à cet effet un réformiste économique
radical des années 1920, Silvio Gesell, qui avait proposé une « mon-
naie fondante », se dépréciant au fil du temps par un jeu de coupons
défalqués de la valeur faciale d’origine d’un billet de banque. Voici
donc Gesell, dont Keynes avait prédit un avenir bien plus promet-
teur que les « visions » de Marx, voici donc ce réformiste radical qui
avait non seulement revendiqué la liberté du sol (Freiland) mais la
liberté de l’argent (Freigeld) en les remettant au service de tous leurs
utilisateurs légitimes, convoqué par un de-casher dont les « visions »
ultralibérales sont en flagrante opposition avec lui. Mais en même
temps, elles entrent en résonance avec le rêve abolitionniste qui était
au cœur de la pensée de Gesell.
Abolir l’argent est un vieux rêve d’origine gnostique. Combien
d’utopistes ne l’ont-ils pas mis au principe de leurs programmes ?
Une mauvaise société n’a-t-elle pas besoin de pharmakon, d’un poison
immunisateur dont la dose est toujours incertaine ? Cet objet étrange,
sans utilité directe, cette pure création humaine, cet objet impur de
toutes les convoitises, ne présentait-il pas l’avantage d’évacuer le Mal
d’un seul geste ? On voit la tentation. Ce serait si facile. Ne plus se
salir les mains et par transfert ne plus se salir l’esprit. Gesell entend
le faire de manière méthodique : d’abord empêcher de stocker l’argent,
vecteur d’inégalités et source de pouvoir injuste, puis peu à peu le

[16] Voir ma démonstration de cette thèse (Haesler et al. 2014).

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51
Chapitre 1 • L’argument

remplacer par un système de rationnement où les autres ressources


iraient au lieu de leur meilleure utilisation possible. Alors que pour
Rogoff l’enjeu n’est apparemment que technique. Il s’agit de fluidifier
la circulation et d’éradiquer ls formes de criminalité liées à l’anonymat
du numéraire. Il sait très bien que ceux qui en ont les moyens peuvent
le conserver (soit en se rendant sur le darknet, soit en multipliant
les sociétés-écran, soit en organisant des réseaux cryptomonétaires),
mais il n’en a cure. Il pense que ce type d’objection n’a que peu de
poids face au monde transparent qu’il promet. Mais si ce monde était
précisément celui de la généralisation du principe monétaire ? Si, en
devenant invisible et par là imperceptible et par là encore irréflexif, si
ce geste technique libérait l’argent une fois pour toutes en le faisant
disparaître, il ne deviendrait pas cet équivalent général qui vien-
drait clore cette homologie structurale dont parle Jean-Joseph Goux
dans sa théorie des « maîtres-étalons » ? Si donc par son usage non
conscient s’opérait ce que ce même Goux17 appelle une « corticalisation »
de l’argent, c’est-à-dire une programmation cognitive et pour ainsi dire
transcendantale des structures de l’entendement de ses usagers ? Si,
en faisant croire à l’évacuation du Mal on ne faisait rien d’autre que
de le généraliser ? So what ? Que faire ?

[17] Deux « maîtres à penser » ont conduit nos travaux, deux figures tellement impressionnantes
et si diverses qu’on en a retiré un sentiment d’écrasement, et ce d’autant plus que pour
évacuer ce sentiment il aurait fallu faire leur synthèse. Il s’agit de l’homme en marge de
l’École de Francfort, Alfred Sohn-Rethel, dont on sait l’influence déterminante qu’il a eu
sur Theodor W. Adorno, et du philosophe français Jean-Joseph Goux qui a joué un peu le
même rôle auprès de Jacques Derrida. Les deux sont des penseurs de l’argent, parce que
les deux sont des penseurs de Marx. Non des glosateurs, mais des continuateurs. Pour
une première lecture, on conseillera donc l’ouvrage de Sohn-Rethel, La Monnaie (2017),
excellemment traduit par Françoise Willmann, auteure de la seule thèse française qui lui
est consacré, et la longue interview de Goux sur le site : http://d-fiction.fr.

Epreuves finales 17 avril 2018


Epreuves finales 17 avril 2018
Chapitre 2

La modernité capitaliste

Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y


a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à
retrancher (Antoine de Saint-Exupéry).

O n appellera modernité capitaliste une phase historique qui débute


avec ce que Fernand Braudel appelait le « long seizième », une
période allant de 1480 à 1620, et dont le lieu est un certain
nombre de pays européens qui varient au gré des événements. Nous
partons de l’hypothèse d’un développement beaucoup plus lent de
cette phase que généralement admis (et fantasmé). C’est à travers
une lecture productiviste et techniciste du changement social que
cette fulgurance avait été constatée, alors que la lecture relationniste
ou circulationniste que nous explorons ici incite à considérablement
nuancer le trait. La modernité capitaliste ne s’est pas propagée comme
un système marchand, mais comme un système monétaire. C’est ce
que personne, jusqu’à maintenant n’a voulu ou n’a pu voir. Les lois
marchandes sont des lois d’accumulation lente, de régulation par allo-
cation plus ou moins efficiente et des lois directement lisibles, alors
que les lois monétaires, dès lors qu’elles se libèrent de leurs anciennes
ligatures, sont à accumulation rapide, à émulation contagieuse et (à
mesure que l’argent s’invisibilise) à lecture opaque.
En sociologie, les tentatives d’explication de la modernité ont échoué
jusqu’à ce jour et le débat s’est enlisé depuis quelques décennies déjà.
L’explication que nous livrons ici ne se veut pas définitive, mais entend
faire bouger à nouveau les lignes. Nul doute que la question de la
modernité est la clé de voûte de toutes les sciences sociales, de la
psychologie aux sciences juridiques. Que son exploration sociologique
soit aujourd’hui au point d’arrêt est un facteur de blocage important,
à la fois pour l’ensemble des sciences sociales et pour leurs ambitions

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

transdisciplinaires. Inversement, ce qui est tenu pour fil conducteur


de la sociologie empêche cette discipline d’accéder à une accumulation
de savoirs théoriques, alors que les données empiriques ne cessent de
proliférer de manière anarchique.
Il existe de multiples formes de modernité ; la modernité capitaliste
que se partagent aujourd’hui un certain nombre de pays de l’hémis-
phère occidental étant probablement la plus hégémonique. Nous ne
nous inscrivons pas à proprement parler dans le domaine de recherches
de la sociologie historique, qui est une tentative d’écrire une histoire
raisonnée sur la base de modèles et de concepts sociologiques appliqués
sur des cas précis d’événements et de processus historiques, mais dans
une tentative de théoriser le changement social de longue, voire de très
longue durée dans une démarche relationniste. Nous nous interroge-
rons dans le chapitre suivant sur les enjeux et les difficultés d’une telle
démarche. Or, depuis une quinzaine d’années, la sociologie historique
connaît un net regain d’intérêt1. Le « présentisme » en sociologie, tant
décrié depuis Norbert Elias jusqu’à aujourd’hui2, est reconnu comme
une sorte d’automutilation de la discipline. Prudemment, la sociologie
réapprend donc l’histoire. Avec son concept de « modernités multiples »,
Shmuel Eisenstadt (1997, 2000), dans le cadre de ses études en civilisa-
tion comparée, est venu à ce titre reformuler une question cruciale pour
les théories de la modernité : en quoi le modèle occidental est-il hégémo-
nique ou en voie d’hégémonisation du monde, en d’autres termes, quel
statut accorder aux autres formes de modernité, s’il y en a ? À l’opposé
des thèses d’Immanuel Wallerstein qui, dans un cadre marxiste et en
digne successeur (comme sociologue) de Fernand Braudel, avait sou-

[1] Depuis la précédente génération à laquelle appartenaient des chercheurs aussi différents
que Barrington Moore, Shmuel N. Eisenstadt, Robert Brenner ou Immanuel Wallerstein,
pour n’en citer que les plus éminents, une nouvelle génération s’est formée avec Charles
Tilly, Theda Skocpol ou John A. Hall qui lui ont donné un nouvel accent. Richard Lachmann
(2013) en donne une bonne présentation, alors que le gros ouvrage d’Adams, Clemens &
Orloff (2005) fait le point sur des relectures subpolitiques, notamment féministes, qui ont
aujourd’hui le vent en poupe.
[2] Dominique Vidal (2014) résume à ce propos les critiques que Richard Lachmann adresse à
ses collègues : « La sociologie, écrit-il [Lachmann], a été créée pour expliquer le changement
historique » (p. 1). Puis il rappelle que, en dépit de divergences notables sur la nature des
processus à l’œuvre, les auteurs habituellement tenus comme les pères fondateurs de la
discipline (Tocqueville, Marx, Durkheim, Weber) avaient pour souci partagé de rendre compte
des causes et des effets des transformations sociales dont ils étaient les contemporains.
La sociologie – en particulier aux États-Unis – s’est pourtant, considère Lachmann,
progressivement centrée sur le présent, les sociologues trouvant maintenant principalement
leurs objets de recherche dans leur biographie et leur environnement immédiat. »

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

ligné l’inéluctabilité du devenir-monde du système-monde économique


occidental, Eisenstadt était parti du constat d’une forte résilience des
déterminismes culturels et donc d’une résistance à un tel devenir-monde
du capitalisme occidental. Plus récemment, il reçut le concours d’anthro-
pologues anti-européocentriques comme Jack Goody (1999, 2010) dont
les travaux devaient non seulement exposer l’identité et la robustesse
des cultures extra-européennes, mais visaient à montrer à quel point
la culture européenne avait été tributaire d’importations extérieures.
Le dernier point ne saurait être mis en doute. Avant, pendant et
après la colonisation, l’Europe s’est littéralement nourrie d’exotisme et
de connaissances drainées à partir de toutes les cultures du monde.
Sans parler des apports scientifiques et techniques, comment la comp-
tabilité en partie double aurait-elle été envisageable sans l’importation
du chiffre zéro, d’abord en provenance de l’Inde, puis de la culture
arabe ? Même si l’argent-parchemin de Chine ne lui est pas parvenu
directement, il n’en reste pas moins que la technique du change a été
fortement influencée par les stratégies de contournement de l’inté-
rêt monétaire pratiquées par les changeurs arabes avant, pendant
et après la « révolution commerciale » du XIIe siècle en Europe ; sans
parler des contributions décisives de la philosophie et de la pensée poli-
tique arabe, qui contribuèrent à nourrir la querelle des Universaux.
Mais c’est aller quelque peu vite en besogne de dire que ces apports ont
été des conditions nécessaires à la formation de la modernité. On peut
rapprocher ces questions aux débats astronomiques en cours aux XVIe
et XVIIe siècles. Même si les apports étrangers furent notables et si les
techniques d’observation n’échappèrent pas aux premiers astronomes
modernes, le « retournement » copernicien s’est largement échafaudé
à partir de querelles doctrinales endotiques. Si tel est le cas, c’est
qu’il s’était formé en Europe le creuset d’une série de contradictions
insurmontables, propres à sa tradition à elle ; non seulement en raison
du fait que sur un territoire relativement congru se retrouvait une
multiplicité de systèmes politiques, juridiques et culturels fort divers,
mais aussi et surtout parce que le socle ontologique de ses systèmes
philosophiques – les frictions productives entre platonisme et aris-
totélisme, les deux inquiétés en permanence par le doute gnostique
– était devenu instable3. C’est dans et par cette instabilité que les

[3] L’expression manifeste de cette instabilité était les incessants débats sur la preuve onto-
logique de Dieu qui est comme le marqueur du soupçon moderne. En effet, les Européens
sont les seuls à vouloir prouver l’existence de Dieu, plutôt que de se contenter d’y croire.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

apports externes purent être importés. Mais il fallait pour cela que le
creuset fût prêt. Il ne saurait donc être question d’une modernisation
(ou d’une contribution décisive à ce processus) extra-européenne. Il
en est de même avec la thèse d’une robustesse ou d’une résilience de
ces cultures non européennes4.
Autant il est nécessaire de constater une sorte d’obstination « sub-
politique » de la part du monde des dominés, cultivant l’« art de la
perruque », comme le disait Michel de Certeau, c’est-à-dire du détour-
nement rusé et du sabotage tacite, autant cette critique hégémonique
peut libérer mieux encore ce qu’elle met en question. On voudra bien
que certains paysans se souviennent des communs et fassent de
la flagornerie une épine dans le pied des puissants, autant ceux-ci
auront les coudées franches pour mieux sévir encore. C’est ce type
de reproche qu’on peut faire à Eisenstadt. On aurait pu rêver à une
forme de modernité lusitanienne à l’époque où les bourgeois de Sao
Paulo faisaient profil bas, mais, le destin tragique de Lula de Silva
nous l’apprend chaque jour un peu mieux, à partir du moment où on
ne touche pas aux intérêts essentiels de la caste des puissants, on peut
tolérer de temps à autre un petit carnaval. Mais dès lors qu’on touche
à ces intérêts, la fête est finie. La domination des dominés reste une
parenthèse, même si elle est et reste indécrottable. La modernité n’est
donc multiple que dans l’esprit de cette parenthèse5.
Reste la question du socle. Si, dans l’esprit de la société de marché,
la modernité peut être vue comme une farce tragique qui voit les
dernières « valeurs personnelles » éradiqués au nom du processus de
marchandisation, la lecture que nous tentons d’en donner comme un
processus de monétarisation a cet avantage de rappeler les origines
humanistes de ce projet, si ce n’est pour mieux observer la disjonction
grandissante entre ces origines et ce qu’en a fait la modernité pré­
tendue tardive sous son aspect hard. Et du coup, de rappeler la réalité
de ce socle qui est fait du combat pour la dignité humaine, des valeurs
d’émancipation et de libre expression.
La question de la modernité est le plus important projet scientifique
de la sociologie. Elle l’a formée et la justifie en tant que discipline

[4] Comme l’entend notamment James C. Scott (2012), en mettant en évidence la résistance
vernaculaire, notamment dans les coutumes paysannes.
[5] Il en est d’ailleurs comme avec les multiple monies de Viviana Zelizer (1994), où la construc-
tion sociale de la réalité de l’argent en autant d’usages culturellement et subculturellement
divers occulte la réalité du principe monétaire.

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

scientifique. Elle l’est comme une connaissance qui en est issue, c’est-
à-dire dont seule la modernité a pu accoucher ; mais en même temps,
elle apparaît comme une discipline censée en fournir la clé. Curieux
paradoxe, en effet, que cette contradiction performative qui fonde une
discipline chargée d’explorer une époque dont elle est issue ; curieuse
surcharge aussi pour cette discipline qu’on dit éternellement adoles-
cente, qui sortirait de la cuisse d’une époque dont elle est supposée
rendre compte dans sa totalité. La sociologie devra faire retour à ce
fondement ; accumulant aussi bien travaux microscopiques que grandes
classifications, c’est à la lumière de la question de la modernité qu’elle
ne mesurera le « progrès de la connaissance » qu’elle est censée accom-
plir. À la lumière de cette question, aucun travail sociologique ne sera
vain. De même que tous les doutes qui embarrassent cette modernité
tapissent le cheminement du sociologue, le plus modeste de ses travaux
viendra tôt ou tard les lever ; c’est cela l’idée d’une démarche empiri-
quement fondée et l’esprit d’une discipline, comme le soutient Richard
Lachmann, de part en part historique. Même s’il arrive à la sociologie
d’avoir des visées nomothétiques, les véritables « lois » dont elle fan-
tasme sont des lois de l’histoire. Et face à la question de la modernité
qui la travaille en permanence, une décision doctrinale s’impose : qu’en
est-il de l’historicité de cette période ? Va-t-elle bientôt se clore, se
transformer en autre chose ou se répéter à l’envi ? Sauf à tomber dans
une sorte de monographisme désuet, la plus petite enquête sociologique
ne pourra faire l’économie de ces questions et devra constamment
resituer son « objet » dans leur cadre. C’est là une condition minimale
pour une accumulation lente des savoirs sociologiques.
Certes, le projet de la modernité n’est pas encore achevé, comme le
prétend le philosophe allemand Jürgen Habermas, en supposant pou-
voir le sauver ; mais cela supposerait de connaître son projet. Non, il
n’est pas définitivement derrière nous, comme si une page de l’histoire
s’était tournée et qu’on s’engageait dans quelque ère sidérale, comme
l’entendent les épigones du postmodernisme. Et non, l’histoire ne s’est
pas arrêtée avec la fin des grandes idéologies, de la guerre froide et
avec le démantèlement du socialisme d’État, nous condamnant à la
monotonie de l’éternel retour du même, dans une veine post-historique
qui a de nouveau le vent en poupe. Plus nous nous avançons dans
l’après-crise de 2008 et plus il s’avère que ces trois grandes conjectures
historiques sont non seulement trompeuses, mais qu’elles sont idéo-
logiques ; qu’elles sont un écran de fumée visant à nous tranquilliser,
à nous amadouer et à nous faire accepter un état de fait qu’il serait à

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Aldo Haesler • Hard Modernity

présent présomptueux de mettre en cause. Cet état de fait a un nom,


et ce nom est en passe de devenir une normalité « robuste » et inques-
tionnée. Même s’il ne se recouvre pas avec la modernité et qu’il peut
se déployer en dehors d’elle, le capitalisme, cette ère que ses premiers
théoriciens (Werner Sombart, Ferdinand Tönnies, Karl Marx) avaient
considérée comme une ère transitoire, a toutes les caractéristiques
pour devenir le seul destin possible de l’humanité en général.
Mais comme si cela ne suffisait pas, on peut s’imaginer pire
encore… À partir d’une analyse de la production hollywoodienne,
avec son avalanche de films-catastrophe, son show down permanent
des derniers jours de l’humanité, Fredric Jameson tire l’idée selon
laquelle il est plus aisé de s’imaginer la fin du monde que de s’ima-
giner la fin du capitalisme. Son processus de « destruction créatrice »
(Joseph A. Schumpeter) ne viserait pas seulement des conditions de
production devenues obsolètes, mais toute forme de ressource sus-
ceptible de création de plus-value, y compris les formes humaines,
sociales, culturelles ou religieuses6. Et jusqu’au sable de nos plages.
Tel Saturne qui mange ses propres enfants, le capitalisme s’est mis
à dévorer les bases matérielles et symboliques de sa propre demeure.
Ignorant qu’il se dévore lui-même, il pousse à bout les principes qui
l’ont généré. Qu’une logique financière « crée » des valeurs purement
fictives sans qu’il ne leur corresponde le moindre équivalent matériel
réel ; que tous les « pics » (peaks) environnementaux soient franchis
engageant la Terre dans un processus d’autodestruction irréversible ;
que se forment des sociétés pyramidales avec une élite oligarchique
de vieillards cyniques vivant dans des conditions pharaoniques dans
une société civile où les conditions de vie deviennent de plus en plus
précaires et dures ; que se forme partout sur la planète une armée de
gueux désespérés prêts à tout pour fuir une misère sans nom – est-il
besoin d’en rajouter sur ces phénomènes massifs qui, de jour en jour,
viennent faire non l’actualité, mais la rumeur du monde, faut-il encore
parler de l’insignifiance des productions culturelles, de la régression
généralisée des sens devant un pouvoir scopique omniprésent, de l’im-
pudente misère des politiques qui ne gèrent plus que des exceptions
qu’ils ont eux-mêmes créées (pensons au cas grec) ? Non, la coupe est
pleine, semble-t-il. On est fatigué de dénoncer. Fatigué et sans illusion,

[6] C’est ce qu’avait souligné Fred Hirsch dans The Social Limits to Growth (1976) qui, trois
années après l’ouvrage de Dennis Meadows (1973) qui en révélait les limites matérielles,
met en évidence ses limites morales.

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

à tel point que le réquisitoire que nous venons de faire commence à


nous insupporter par son caractère répétitif et par l’odieux usage que
nous faisons aujourd’hui du terme odieux de dénonciation.
Non seulement, le capitalisme est entré dans sa phase saturnienne,
mais, et c’est cela qu’il est encore difficile à admettre, tout concourt à
faire de cette phase un destin définitif et inéluctable de l’humanité.
Un destin irréversible. On ne réforme pas une telle chose, même par le
concours de la meilleure des réflexivités, comme l’aimerait Habermas ;
on ne quitte pas le navire capitaliste pour une autre outrance qu’est
celui de la technique transhumaniste ou pour un paradis social psyché-
délique dont fantasme encore une ultragauche plurielle ; mais, en même
temps, on ne saurait y rester, y trouver le moins mauvais des mondes
possibles, comme le déclarent, piteusement réalistes, les tenants de la
posthistoire. Ces trois principes de désespérance sont des leurres. Car
entre le mieux, le même et le tout-autre, il manque une option : la pire.
C’est celle qu’il nous échoit d’envisager. On dit de quelqu’un dont le
regard est plongé dans le vide, qu’il regarde dans le « cul du diable ».
On ne croit pas si bien dire. Car ce regard n’est pas sans objet. Il
dénote bien souvent un effarement qu’on préférerait voir comme de la
vacuité, mais ce n’est pas le cas. Ce vide que l’on voit est un vide réel,
une absence d’horizon et de projet. C’est dans cette mauvaise posture
qu’il s’agit de faire de la sociologie.
Au niveau des discours et des représentations collectives, en faisant
un grand raccourci, on dira que les années 1970 marquent le moment
dans la civilisation occidentale où s’inverse le rêve de la vie meilleure.
Plutôt que de rêver en un monde meilleur, si on se limite à éviter un
monde et une vie pires, c’est qu’on y est déjà.
On pourrait s’attendre à une confrontation avec le plus grand édi-
fice critique du capitalisme existant qu’est la théorie marxiste ; et ce,
d’autant plus qu’elle a (re)pris depuis près d’un quart de siècle une
position privilégiée dans les débats théoriques qui nous intéressent
ici. En effet, même si nous ne lui voyons aucune issue pratique, aucun
motif d’espoir (d’où la seule dénomination que nous pourrions revendi-
quer pour notre démarche et qui pourrait s’intituler un anti-espéran-
tisme), c’est à une critique aussi radicale que possible de la modernité
capitaliste que nous entendons nous livrer ; ce qui est l’objectif déclaré
de Karl Marx. Une fois débarrassé de ses scories historiques7, de ses

[7] Sur ce qu’il ne pouvait pas encore voir du capitalisme, notamment dans le domaine financier ;
sur ce qu’il aurait dû voir du capitalisme, s’il ne s’était focalisé durant le dernier tiers

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

impasses et de ses contradictions internes, l’édifice marxien nous livre


une théorie systématique de l’analyse de la modernité capitaliste qui
continuera de faire référence à toute entreprise de ce type. Entre
le postopéraïsme italien (Marazzi 2016), les « nouvelles lectures de
Marx » allemandes (Elbe 2010), les tentatives françaises de renouer
avec la philosophie sociale (Fischbach 2009, 2013) et les analyses
américaines des contradictions culturelles du capitalisme (Jameson
2002), ce socle commun ne doit cependant pas cacher une grande
disparité de méthode dont il serait malvenu d’ajouter une variante
supplémentaire ; d’autant plus malvenu que la méthode relationnelle
que nous proposons ici n’en est encore qu’à ses premières ébauches.
L’horizon marxien nous impose cependant de tenir l’horizon de cette
modernité pour la pire de ses options possibles et de la penser à bout
en raison de son irréversibilité. Il ne saurait y avoir, cependant, de
plus grande distance entre Marx et le type d’approche que nous pré-
conisons ; non pas sur un plan historique et critique, mais sur un plan
factuel. La démarche relationniste, qu’elle soit qualitative (Pierpaolo
Donati) ou quantitative (Harrison White), se prévaut uniment d’un
maître qu’est Georg Simmel. En un raccourci vertigineux, nous pour-
rions dire que ce que Le Capital est pour la sphère de la production,
la Philosophie de l’argent de Simmel l’est pour la sphère de la circula-
tion ; et cela tout autant pour la reconstruction historique de la genèse
et de la dynamique de la modernité que pour sa critique. Dans les
diverses théories du changement social, la démarche marxiste et le
« modèle standard » en économie sont des explications voisines. Les
deux reposent sur un productivisme technique comme vecteur prin-
cipal du changement, l’explication marxiste montrant que ce vecteur
amplifiait les contradictions sociales au sein de l’économie capitaliste,
alors que le modèle standard tablait sur des gains de productivité
susceptibles de les aplanir.
On aurait pu appeler cet ouvrage Modernité dure, mais il y a dans
le mot « dur » quelque chose de… mou, qui rappelle certes la durée
dans laquelle on est inscrit, mais qui sonne faux dans le contexte que
nous voulons lui donner. Écrit en allemand, cela aurait donné harte
Moderne et nous y aurions trouvé les consonances correctes ; comme
dans le dicton militaire prussien : « Hartes Brot ist nicht hart ; kein
Brot ist hart » (Le pain dur n’est pas dur ; ce qui est dur, c’est de ne

de sa vie sur une lecture trop économique de sa synthèse sociale, et sur ce qu’il n’aurait
jamais pu voir, en raison de sa trop grande fixation sur le travail et le rôle de la technique.

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

pas avoir de pain du tout). Traduit en nos termes, il signifierait que les
conditions de vie sont certes dures dans le capitalisme moderne avancé,
(oui) mais (quand même) toujours moins dures que de ne pas avoir de
conditions de vie du tout8. Ce qui suffirait à accréditer la dureté du
monde et l’exigence de s’y adapter (un mot qui vient résonner de plus
en plus souvent dans nos politiques sociales et environnementales…) ;
tout comme à l’instar de ces grandes instances criminelles de la finance
qu’ont dit trop grandes pour tomber – too big to fail –, nous enjoignant
désormais d’apprendre à composer avec ce monde, ce n’est pas du pain
dur qu’il nous faut avaler, mais toutes sortes de couleuvres.
Cet ouvrage a eu deux prédécesseurs, l’un consacré à l’échange
(Tausch und gesellschaftliche Entwicklung. Zur Prüfung eines libe-
ralen Topos, 1983), l’autre à l’argent (Sociologie de l’argent et postmo-
dernité, 1995). On clôt avec celui-ci un triptyque. La lente maturation
est le propre de ce travail de synthèse qui est offert aujourd’hui. La
réception du livre sur l’argent, ou plus précisément sur les consé-
quences sociales et culturelles de la dématérialisation des flux de
paiement, bien que marginale, avait eu quelques retombées dans des
travaux divers. Le reproche général était un pessimisme foncier, pour
ainsi dire un pessimisme de méthode, qui caractériserait notre vision
de l’histoire. Consistant à faire sien le principe du rasoir de Hanlon,
à savoir l’imputation d’un effet malheureux à la stupidité et non à
quelque cause maligne, ce pessimisme méthodologique ne consiste pas
à explorer les alternatives du capitalisme, mais, face à son irréversi-
bilité, à analyser sa logique et ses conséquences. Et si le fulminant
philosophe slovène Slavoj Žižek croit que le stalinisme a encore de
beaux jours devant lui et qu’il s’en réjouit, on prendra ici la position
inverse : on dira que le capitalisme a encore de beaux jours devant lui,
mais sans croire nécessaire de s’en réjouir.

Réécrire le projet moderne


Le projet moderne avait pourtant commencé sous les meilleurs
auspices. La Renaissance avait ouvertement revendiqué la dignité
humaine, mettant une fin provisoire à un millénaire de culpabilité

[8] On trouve d’ailleurs chez Marx une étonnante récurrence de cette fausse aporie, no­tamment
dans les Grundrisse (1953, p. 22 et passim) où il met en garde les abolitionnistes de l’argent,
notamment les anarchistes en leur disant : Ôtez l’argent des mains des hommes et vous
devrez donner le pouvoir sur les choses qu’il incarne aux hommes eux-mêmes, aux hommes
sur les hommes. En ce sens, l’alternative « socialisme ou barbarie » vaut aussi pour la société
bourgeoise : « société bourgeoise ou barbarie ».

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Aldo Haesler • Hard Modernity

et de peur9. Cette revendication valait pour chaque humain en tant


qu’uomo universale et s’adressait à ses facultés créatives in­dé­pen­
damment de sa race et de ses origines. Qu’on y voie une rupture
avec les ténèbres médiévales (Eugenio Garin) ou une large continuité
(Ernst Robert Curtius), qu’on le réduisit à un simple exercice d’édifi-
cation philologique ou, comme aux Pays-Bas, à un vaste mouvement
d’opposition politique (contre l’envahisseur espagnol), l’argument de
l’humanisme selon lequel l’être humain était la suprême créature de
Dieu entrait dans le canon de la paideia européenne – et se retrouve
aujourd’hui encore, aux pires moments de l’université managériale,
sous l’intitulé des humanités. Parallèlement au projet humaniste,
l’éveil des sciences venait apporter son concours à l’avènement de la
raison, à la fois comme couronnement de ses facultés créatives et
comme ultime certitude dans un monde tourmenté par les guerres, la
maladie et les invasions. Mais l’usage de la raison n’est pas in­nocent.
Car si, dans ce monde déchiré, elle devient un ultime recours, il
devient raisonnable de penser que Dieu pourrait se détourner de son
œuvre. L’histoire des preuves ontologiques de Dieu est là pour l’attes-
ter : ce n’est que devant la figure du Deus absconditus qu’on enjoint
la raison de prouver son existence. Et c’est là, à ce point précis du
doute métaphysique, qu’interviennent les révélations astronomiques.
Que la Terre ne soit plus au centre du cosmos, mais que le cosmos lui-
même n’ait plus la moindre limite, voilà une élaboration de la raison
scientifique qui, une fois admise, va venir corroder les certitudes de
l’édifice ontologique hérité des Anciens.
La révolution moderne est en effet une révolution ontologique. Ce
n’est pas simplement un éveil des consciences, une autre manière de
penser le monde, bref, un saut épistémique, comme ne cesse de le
colporter la doxa foucaldienne, mais le monde lui-même qui sort de
ses gonds. Le bel ordre des choses intégré dans les « échelles de la
nature » (scalae naturae), dans la « grande chaîne des êtres » (Arthur
O. Lovejoy), ce monde soumis à la nécessité du plan de Dieu ne connaît

[9] On ne sort pas indemne de la lecture de Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident,


XIIIe-XVIIIe siècles, de Jean Delumeau (1983). Même si l’Europe sera longuement traversée
encore par le paganisme et par d’incessantes poches de résistance vernaculaire, l’emprise
de l’Église catholique ne fera que s’accroître au fil des siècles avec son lot de terreurs et
d’angoisses. Aucune culture au monde n’a connu un apeurement aussi long et aussi intense
s’exerçant sur la personne humaine, l’individualisant en la responsabilisant sans trêve. Il
faudra bien finir par comprendre que la modernité se prépare aussi par le franchissement
d’un pic souffrance.

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

plus qu’un seul prédicat, celui de la contingence10. Mais cette contin-


gence reste accessible à la raison, comme semble vouloir le démontrer
le néoréalisme contemporain ; il en est, comme tente de le démontrer
Quentin Meillassoux (2006), l’unique nécessité. Un monde livré à la
contingence est un monde où rien n’est nécessaire, parce que tout est
possible, et où tout est possible, parce que rien n’est nécessaire ; en
d’autres termes, il est ouvert sur tous les possibles, toutes les utopies
réelles, mais, en même temps, il est plongé dans l’indétermination
absolue. Comment rebâtir alors un habitat, comment­ regagner un
certain nombre de certitudes et comment contrer l’angoisse devant la
béance de l’univers infini et la folie qui guette le vertige des possibles ?
Cette question ne sera abordée par la philosophie qu’avec la plus
grande des précautions et donc avec un retard considérable. Mais, en
attendant, il fallut survivre. Et les premiers à se charger de ce far-
deau furent les juristes. Les diverses écoles du droit naturel parèrent
au plus pressé. Par leurs tentatives de distinguer entre guerre et paix,
de définir une guerre juste, d’établir des droits imprescriptibles et d’es-
quisser un système de normes sur la base de la seule raison humaine,
ils furent les premiers à poser la question sociologique par excellence :
comment un ordre social stable (sinon légitime) est-il possible ? Cette
question est le fil rouge qui va mener aux premières sociologies. Selon
les réponses qu’on lui apporte, elle dessine le spectre d’une discipline
en devenir, quand bien même à mesure de la spécialisation de celle-
ci, les héritiers devinrent de moins en moins conscients de ces enjeux
initiaux. Car on croyait en toute bonne foi avoir compris les conditions
de la genèse de la modernité. Mais on ne les avait interprétées que
dans le cadre d’enjeux épistémiques, c’est-à-dire comme une autre
manière de penser le monde, dictée par la science nouvelle, l’évolu-
tion des techniques, les luttes pour l’émancipation politique et les
efforts incessants pour se rendre maître de la révolution économique
en cours. C’était sans compter le fait qu’avant de penser le changement
de monde, il était nécessaire de savoir dans quel nouveau monde nous
nous trouvions11.

[10] C’est là le constat que dresse Arthur O. Lovejoy dans The Great Chain of Being (1936).
Pour une discussion critique, notamment des influences néoplatoniciennes, on se reportera
à Edward P. Mahoney (1987).
[11] Peter Sloterdijk, dans sa « sphérologie » (2006 et passim), fait lui aussi de ce désabritement
le traumatisme originel de la modernité, mais toujours de sa manière métaphorisante – et
non pas métaphorologique, comme l’eût prescrit un Hans Blumenberg (1960) – en s’éver-
tuant de filer l’analogie dans tous les domaines possibles.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Or, il n’est pas possible de penser la contingence avant d’en avoir


pris la mesure. Le préalable de toute pensée de la modernité est
de penser la contingence en sachant que la pensée moderne en est
la conséquence. Cette contradiction performative n’est résoluble qu’à
partir du moment où l’on comprend que c’est la conscience de la contin-
gence qui détermine la compréhension de soi de la société moderne ;
compréhension de soi qui donna lieu à un grand nombre de descrip-
tions (littéraires, artistiques, dramaturgiques et autres) qu’il s’agira
alors de déchiffrer12. Si bien que si nous voulons situer le basculement
de la tradition à la modernité comme un enjeu ontologique, cet effort
nous demandera d’abord de nous délivrer de ces explications épisté-
miques et de revenir sur les « lieux du crime », au début du XVIIe siècle.
Nous avons déjà indiqué la découverte de Dumont qui n’en est pas
une en vérité, s’agissant d’une remarque incidente écrite en marge
d’un long développement sur le mercantilisme. Nous y reviendrons lon-
guement dans le chapitre 7. Ce qui s’esquisse dans les premiers traités
(modernes) d’économique politique n’a d’abord d’incidence que dans
les problématiques propres au commerce extérieur. Depuis les traités
de Thomas d’Aquin sur la question, on sait que ce domaine bénéficie
d’une certaine licence, notamment dans le maniement de l’argent de
l’épineuse question de l’usure. L’idée qu’une nation ne s’enrichit pas
aux dépens de l’autre, mais que le commerce avec elle pourrait lui être
également bénéfique, cette idée qui ne trouvera de fondement logique
qu’avec la « loi » de Ricardo des coûts comparés, aura beaucoup moins
de mal à percer qu’on ne pouvait le supposer au départ ; aujourd’hui,
elle est une banalité des doctrines libre-échangistes, tellement banale,
d’ailleurs, qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une réflexion philosophique
ou historique13. Le changement de paradigme est pourtant considé-
rable. Il correspond au changement radical de l’image du marchand
qui, dans le Traicté de Montchrestien, était encore considéré comme
un « poux affamez » et devient, en l’espace de quelques décennies seu-
lement, l’agent médiateur de la nouvelle providence du marché.
Mais la transformation ne s’arrête pas là. En effet, il faut bien
comprendre qu’au-delà de l’échange marchand, il y va du lien social.

[12] On se reportera à l’important ouvrage de Michael Makropoulos, Modernität und Kontingenz


(1997) qui pose les jalons d’une telle exploration, notamment à travers l’œuvre de cet
étonnant auteur, postmoderne avant la lettre, qu’est Gottfried Benn.
[13] Les travaux de l’économiste canadien Jacob Viner (1943, 1952, 1978), notamment sa théorie
sur les unions douanières, fait ici exception ; mais mis à part un meilleur degré de forma-
lisation et une adaptation aux réalités du XXe siècle, il ne va guère plus loin que Ricardo.

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

Le lien traditionnel est généralement un lien personnel. Si A se lie


à B, celui qui, dans un premier temps, réalise un bénéfice, sait qu’il
devra s’en acquitter ultérieurement, soit auprès de son partenaire,
soit auprès de l’un de ses descendants. Si l’échange à somme nulle
ne cesse de créer et de reproduire des relations d’endettement, pour
bien comprendre ces relations, il est nécessaire à la fois de ne pas
trop idéaliser ni dramatiser cet endettement. David Graeber (2011) a
bien souligné qu’être dépendant d’autrui ne devient dramatique qu’à
partir du moment où la dette est quantifiée, puis monétarisée, pour
devenir une dette exigible par un tiers anonyme ensuite. C’est pour
lui la principale propriété et l’origine de l’argent. Aussi longtemps
que la dette reste personnalisée, elle demeure réversible. Et c’est ce
qu’avait souligné Jean Baudrillard dans ses premiers ouvrages. Même
si, tout au long des sociétés (violentes) à différenciation statutaire,
l’endettement a pris une tournure expropriatrice, le destin de la dette
est son annulation ; non pas par un jeu comptable – qui suppose-
rait l’usage d’outils idoines – mais par l’indifférenciation, au moment
même, comme le disait Charles Péguy (cité par Gabriel Liiceanu 1999,
p. 236), où on ne sait plus qui est débiteur et qui est créancier. On le
voit dans les systèmes de la vendetta. Les luttes sont d’autant plus
exacerbées que l’on ne sait plus au nom de quoi ces incessantes ven-
dettas sont menées. Pourquoi donc cette folie ? Mais c’est qu’on ne veut
en aucun cas perdre ce qui nous lie, alors que l’assaillant extérieur
est à nos portes. Être endetté, c’est être lié à autrui, c’est prouver –
très souvent dans la douleur – que rien ne pourra nous séparer. Or,
le lien moderne devient certes anonyme et les dettes exigibles par
n’importe qui, mais ce qui change surtout, c’est sa structure même.
La réversion, c’est-à-dire le droit d’aller demander des comptes à son
allié, se transforme en une logique incitative, en une chaîne de défis
qui fonctionne comme une suite de Fibonacci : 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21,
etc. C’est son accroissement continu qui lui donne sens et qui définit
le lien entre ses éléments. À mesure que l’avantage de l’un se com-
munique à l’avantage de l’autre, le système formé par ces avantages
« incessans » ne saurait être stable (légitime) qu’en étant en croissance
exponentielle. De là vient la « vertu civile » des vices privés dont on
parlera de Bernard de Mandeville à Friedrich von Hayek.
Nous considérons ce renversement comme un « lien manquant »,
un missing link dans la compréhension de la genèse de la modernité,
un lien manquant qui nous demande de la revisiter et d’en tirer les
conséquences. Cette enquête procède par deux entrées principales :

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Aldo Haesler • Hard Modernity

l’une consistant à reconstruire la solution du problème de l’ordre social


à partir de cet élément manquant, et l’autre d’étudier son aboutis-
sement dans la modernité dite tardive au détour des années 1970.
Pourquoi ces années ? À vrai dire, ces années 1970 sont notre terrain.
Nous croyons y avoir repéré l’une des principales ruptures dans la
modernité capitaliste. Ce sont ces années qui ont mené aux trois dis-
cours posant la question de l’historicité : la reprise du vieux thème
de la posthistoire, la posture critique de la modernité réflexive et les
injonctions paradoxales du discours postmoderne. Ces trois options
sont filles de ces années. C’est dire qu’elles représentent une période
de culmination au sens de la Sattelzeit de Reinhart Koselleck (1972)14.

Questions de méthode
Deux corrections importantes doivent être apportées.
(1) La circulation précède la production – De nombreux historiens
– et à leur suite les théoriciens qui leur ont prêté foi – ont situé la cou-
pure moderne, comme Koselleck, dans les années 1750-1850. C’est le
cas aussi de Karl Polanyi. Cette coupure procède d’une vision matéria-
liste, techniciste et productiviste de l’histoire qui n’est certes pas erro-
née, mais qui la lit avec d’autres lunettes que celle que nous voulons
emprunter ici. En effet, dans la lignée des travaux de Fernand Braudel
et de Heinz-Dietrich Kittsteiner15, nous placerons cette coupure à la
fin du « long seizième » (1480-1620). En cela, nous suivrons aussi Egon
Friedell qui, dans sa Kulturgeschichte der Neuzeit (1927-1932), nous a
tout simplement montré la préséance des idées sur la matière. Nous
esquivons délibérément un immense débat historique et philosophique
en faveur d’une simple décision, en espérant apporter tout au long de
cet ouvrage un certain nombre de preuves – non pas de la légitimité,
mais – de la plus grande richesse de cette position. Comme l’indique
le titre de l’ouvrage de Friedell, la préséance des idées vaut pour une
approche culturelle de la rupture entre tradition et modernité. Mais,

[14] Koselleck (1990) définit ces périodes comme l’épreuve d’une dissociation entre un hori-
zon d’attentes (Erwartungshorizont) et un espace d’expérience (Erfahrungsraum). Ce
déphasage, Koselleck l’avait constaté pour la période entre 1750 et 1850, où l’expérience
quotidienne est bouleversée par une série de « révolutions » (scientifique, politique et éco-
nomique), entrant ainsi en conflit avec un horizon d’attentes encore tourné vers des modes
de vie et de représentation traditionnels. Pour des précisions en langue française, on se
portera sur l’article de François Dosse (1998).
[15] Une présentation de l’œuvre de Kittsteiner, notamment de sa réflexion sur les « temps his-
toriques » (entre expérience concrète et horizon d’attente) est faite par Ingrid Holtey (2011).

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

il y a un pas de plus à faire. Autant l’approche matérialiste argumente


encore en termes de substance (de forces, d’agents, de ressources),
autant l’approche par la culture est déjà relationniste, mettant en
rapport et étudiant le rapport entre idées et forme, inspiration et
expression, génie et matière. L’artiste n’est pas simplement produc-
tiviste, son génie consiste à transcrire, transformer, transfigurer un
donné par rapport à un autre donné, à une matière, à un contexte,
un moment historique. C’est ce que Friedell met magistralement en
scène dans son ouvrage. La « grammaire sociale » moderne dont il va
être question par la suite, c’est-à-dire la nouvelle manière de penser
et de pratiquer les rapports sociaux, n’est pas le résultat d’une inven-
tion technique ou scientifique, mais peut être considérée comme une
révolution morale, une lente cristallisation des pratiques et des esprits
répondant à un bouleversement ontologique que l’humanité n’avait pas
connu jusque-là. Ce mode de circulation s’est mis en place à la fin du
XVIe et au début du XVIIe siècle.
On retiendra aussi que si la rupture avec les mondes traditionnels a
été relativement brutale, il faut comprendre que la modernité, loin de
s’installer d’un coup, a dû passer par de longues phases de transition ;
c’est pour cette raison que nous parlerons de protomodernité. Ce n’est
qu’au début des années 1970 qu’elle s’installe définitivement, c’est-à-
dire comme un mode de civilisation irréversible. Il s’agira donc d’expli-
citer la formule : 1972-1973 = f(1600) – pour comprendre l’événement
des années 1972-1973, il est d’abord nécessaire d’avoir compris ce qui
s’est passé lors de la cristallisation moderne de 1600. L’explosion de la
« matrice » traditionnelle (la « bulle » au sens de Sloterdijk) laisse l’hu-
manité en Occident dans un désemparement dont on peine aujourd’hui
encore à prendre la mesure. Mais c’est d’autant moins paradoxal que
nous ne nous sommes toujours pas remis de ce choc ontologique. Nous
croyons nous être émancipés du monde des Anciens, alors que les plus
grands combats idéologiques ne cessent d’être déterminés par cette
perte inconsolable16. Jamais l’humanité n’avait été autant à court de
certitudes qu’en ce début de siècle. Il n’est donc pas exagéré de parler

[16] Les grands totalitarismes du XXe siècle ne sont pas des sécularisations de l’absolutisme
théologique, comme le pensait encore Karl Löwith, mais des luttes désespérées pour vaincre
cette absence de « monde », pour acquérir un minimum de certitudes sans lesquelles aucune
existence n’est viable. C’est ce que soulignent les notions d’acosmisme (Hannah Arendt), de
monde ouvert (Alexandre Koyré) ou de désabritement ontologique (Anthony Giddens). Le
printemps arabe n’est un combat religieux qu’en apparence. La violence qui s’y manifeste
est à la mesure de l’angoisse du monde ouvert de la modernité. N’a-t-on pas entendu encore

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Aldo Haesler • Hard Modernity

de rupture ontologique. De là naît la sociologie. La grande question


de la sociologie n’est autre que : comment sous de telles conditions un
ordre social est-il possible ceteris paribus – en absence de références
transcendantes, de toute forme de certitude et de nécessité ?
(2) Un autre mais non moins important point de méthode qu’il nous
faudra développer est le suivant : c’est à partir de cette logique ultime,
telle qu’elle nous apparaît dans ce revival indélicat de la crise de 1929
en 2008, que nous avons la possibilité de déceler la véritable nature du
capitalisme moderne, sa logique immanente ; une chance dérisoire et
équivoque, il faut bien l’avouer, qui n’ouvre sur aucune praxis, autant
le dire à l’avance17. Partir de la perfection d’un phénomène pour en
reconstruire la genèse, c’est d’une part la récusation d’une approche
génétique, qui explorerait les réalités historiques dans l’aval de leur
apparition, au profit d’une approche généalogique qui part de cette
perfection du phénomène, d’une perfection supposée, certes, et qui
tente d’en déceler la logique, pour ensuite la replacer dans le contexte
de sa constitution historique. Cette reconstitution en amont ne vise
cependant pas à justifier un système de pensée ou une idéologie (si
l’esprit absolu, la société sans classes sont situés dans un avenir sans
date, nous partons du présent), mais s’attache à partir d’un donné
concret pour en développer les potentialités, comme Marx l’avait très
justement formulé : « Il est plus facile de trouver le noyau terrestre des
brouillards religieux que de développer ces formes sublimes à partir
des conditions de vie réelles. Ceci est la seule méthode matérialiste
et donc scientifique » (MEW 23, 393, suite de la note 89)18.
Généalogique, cette méthode part de la quasi-certitude que nous
avons atteint en 2008 un seuil historique à partir duquel il devrait être

récemment dans la bouche de l’un de ces imams autoproclamés que l’héliocentrisme était
une hypothèse diabolique propagée par les mécréants ?
[17] Mais l’« intérêt de connaissance » serait insignifiant s’il se bornait à un simple jeu intellec-
tuel, à quelque herméneutique du présent servant à une édification qui serait cyniquement
érudite. Si praxis il y a, elle nous est encore inconnue. Mais ce n’est pas pour autant qu’il
faille se priver de ce type d’enquêtes. Bien au contraire, c’est à ce moment historique précis
où le capitalisme dévoile sa véritable nature (autophage) qu’il est plus urgent que jamais
d’entamer de tels travaux. On écrira donc 2008 = f2(1972-1973) = f1(1600); il s’agira donc de
comprendre que la crise des subprimes, à laquelle devraient correspondre d’autres crises
de même nature, est l’héritière directe (f2) du « petit seuil » des années 1970. Et s’il n’y a
pas de praxis en vue, nous conservons au moins l’avantage de ne pas à avoir à la légitimer
à chacun de nos pas. C’est dire aussi que la démarche gardera sa part de spéculation, de
tâtonnement et d’incertitudes
[18] Notre traduction.

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

possible de décrire le système socioculturel de la modernité avec en son


cœur le système capitaliste. En 2008, le capitalisme moderne arrive
dans sa phase de perfection, on pourrait presque parler d’une perfec-
tion du capitalisme, voire d’un capitalisme parfait ; d’où le sous-titre
de l’ouvrage. Et c’est donc à partir de là et de là seulement que nous
pouvons commencer à le déconstruire de manière généalogique. Cette
assurance est ancrée dans certains faits historiques liés à la genèse
de la modernité, soulignons-le encore une fois, des faits qui n’ont pas
été pris ou pas pris en compte suffisamment dans cette reconstruction,
mais dont la logique ne se manifeste pleinement qu’en l’état actuel. Il
nous faudra donc retrouver ces faits au moment de sa genèse, tout au
long du XVIIe siècle et à leur lumière modifier notre conception de la
modernité. Il se montrera alors que la dynamique capitaliste, avec dans
son sillage la dynamique moderne, est beaucoup moins productiviste
– au sens étroit du terme : beaucoup moins sujette à la dialectique
entre forces productives et conditions de production – que ne pouvaient
l’admettre à la fois la vulgate marxiste et ses consœurs économiques
de droite du « modèle standard », mais qu’elle engageait prioritairement
les formes de l’échange – prises ici au sens large, structuraliste, d’une
circulation des biens, des gens et des messages. Ce paradigme circu-
lationnel aura la charge délicate de montrer que ce dynamisme inouï,
qui a valu à certaines régions d’Europe du Nord d’être considérées
comme une monstruosité historique – ce sont les termes de Weber et de
Braudel – est imputable à une modification des termes et de la forme
de l’échange marchand. C’est pour cette raison que nous plaiderons
pour une théorie relationnelle du changement social.
Deux processus fondamentaux distinguent la formation des socié-
tés humaines des sociétés animales : le recours au langage comme
un médium d’intercompréhension et de coordination et le recours à
l’échange comme principe d’organisation sociale et de métabolisation
avec la nature. Si le structuralisme a cru pouvoir comprendre toute
espèce de circulation en partant des structures langagières, il semble
aujourd’hui plus prudent de distinguer entre ces deux processus (on
ne peut expliquer les formes de la circulation en les rabattant sur les
structures langagières). Comme nous ne nous engageons pas dans une
théorie générale de la société, mais dans une théorie régionale visant
à comprendre l’émergence du capitalisme au sein de la modernité occi-
dentale, les interrelations complexes entre ces deux processus excèdent
largement le propos de cet ouvrage. D’autre part, il est patent que le
processus de changement lié au langage est un processus d’une très

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Aldo Haesler • Hard Modernity

grande latence. Mis à part l’impact révolutionnaire de la scripturalité


reproductive (à la Gutenberg), sur laquelle nous reviendrons, aucun
changement langagier fondamental n’est intervenu à la période que
nous considérons. Il en est tout autrement des processus d’échange.
Le capitalisme est possible dans d’autres systèmes socioculturels
que la modernité. L’augmentation du profit par endettement et/ou
réinvestissement du profit par tous les moyens est possible en Russie,
en Chine et le serait même en Corée du Nord. Il y a évidemment des
conditions plus ou moins avantageuses à la pleine réalisation de cette
formule, et c’est peu dire de remarquer que la modernité y pourvoit
presque à merveille, surtout dans sa forme « eurogène » (Othmar F.
Fett). Elle libère des carcans moraux, des ligatures spatio-temporelles
et des interdits de culture, elle livre un cadre juridique adéquat, mais
surtout, comme nous le verrons, elle impose une grammaire sociale
nouvelle qui rend cette surproduction de profit « naturelle » par un
usage du fétichisme qu’une forme nouvelle d’argent permet d’agencer.
Tout se passe donc comme si le capitalisme s’était radicalisé tout au
long de son histoire occidentale ; qu’il s’était en quelque sorte purifié
comme un alcool dont on tient enfin en main les cristaux.
Mais la modernité, quel rôle joue-t-elle là-dedans ? En quoi est-elle
concernée par cette purification ? En quoi se distingue-t-elle du cristal
qui a crû en son sein ? Ces clarifications sont essentielles. Il nous faut
remarquer d’entrée de jeu que si le capitalisme est le principe actif
de la modernité, celle-ci ne se résume pas entièrement à ce principe.
Certes, nous ignorons en grande partie sa composition de départ – et
c’est pour cela qu’il nous faudra faire une incursion dans sa période de
genèse –, mais nous pensons connaître ce à quoi la modernité s’était
destinée : à venir poser pour la première fois et de manière délibérée la
question d’un ordre social sans référence à une quelconque transcen-
dance ; et dans le sillage de cette interrogation, à oser la question des
critères qui pourraient en faire une bonne – ou, à tout le moins, une
société décente, une société, dans laquelle la revendication majeure
de la Renaissance, la dignité humaine, pouvait trouver à se réaliser.
C’était là un progrès décisif dans l’histoire de l’humanité, car elle
parvenait ainsi à formuler des critères universaux et surtout à les
soumettre au jugement argumenté au sein d’un espace public19. Cette

[19] Faut-il dire que nous assumons pleinement le sous-entendu évolutionniste de cette affirma-
tion et que nous récusons l’anti-évolutionnisme de principe dont s’entourent les nouveaux
clercs du relativisme multiculturel ?

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Chapitre 2 • La modernité capitaliste

nouvelle agora qui ne fermait ses portes à personne et mettait tous


ses membres sur un pied d’égalité n’avait qu’un seul juge et une
seule méthode : une raison appelée à douter d’elle-même, y compris
du doute lui-même. Dans ce cadre, si le capitalisme naissant pre-
nait une place presque marginale, c’est qu’il aurait eu grand mal,
s’il avait dû le faire, à se conformer aux principes de raison régis-
sant la première modernité. En effet, comment un flibustier, un
esclavagiste, un pilleur peut-il justifier son action par le recours au
principe de raison ? Alors même que l’une des formules juridiques
les plus importantes de ce principe était l’équilibre nécessaire
entre droits et obligations, comment pouvait-il revendiquer son
action sans octroyer à celui qu’il pille au moins le droit de résister ?
Quand il n’y a plus de Dieu pour dicter la supériorité d’une religion
ou d’une race, ce capitalisme-là doit se faire tout petit et opérer en
catimini. Mais le germe capitaliste était posé et il n’attendait que
l’occasion et l’heure pour entreprendre son histoire. Qu’il le fît au
détriment de la modernité, comment pouvait-on le savoir dès lors
qu’on n’a cessé d’écrire l’histoire massive des machines, de l’avancée
triomphante de la raison technique à laquelle succombèrent tous les
grands esprits jusqu’à Max Weber ? Or, si l’on écrit cette histoire,
la marche triomphale du capitalisme n’est pas près de s’arrêter.
C’est le constat profondément désespérant que nous serons amenés
à faire. Car, pour le dire encore une fois et de manière différente,
si ce sont moins les progrès techniques qui ont dicté cette marche
plutôt que la modification des formes de l’échange, le capitalisme
n’a cessé de corroder et parasiter les fondements même de cette
modernité qui l’a portée. C’est un peu l’histoire de la lamproie, de
ce poisson parasitaire qui se soude aux flancs d’un grand poisson
et qui le vide de sa substance au gré de ses pérégrinations. Une
fois gavé de l’autre, il revient à son lieu de naissance en espérant
donner naissance à d’autres lamproies. C’est alors que les pêcheurs
bordelais se lancent à sa poursuite. Mais ils doivent être prudents,
car cette bête est redoutable par son agressivité. Or la lamproie
n’est ni belle, ni particulièrement goûtue (au moins pour le rédac-
teur de ces lignes), sa place n’est pas prépondérante dans une
chaîne alimentaire ou dans quelque équilibre écologique, elle est
juste là pour parasiter un placide thon qui croit que son épaisseur
le protègera des assaillants de toute espèce. C’est ce qui l’a rendu
vulnérable pour les humains et les lamproies. Le capitalisme est
la lamproie de la modernité. Elle veut se faire passer pour un thon

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

aujourd’hui. Notre tâche est alors simple à décrire : empêcher que ce


jeu de dupes se fasse, bref, empêcher que la lamproie fasse le thon…
Le capitalisme est un système économique parasitaire de la moder-
nité ; et c’est d’un parasitisme à la fois matériel et idéel qu’il s’agit. Il
est matériel dans la mesure où il parvient à rendre rares des biens
libres, comme le sable des plages, ou à doter d’un prix des biens sym-
boliques, comme notre besoin de communiquer. Mais il est surtout
parasitisme idéel dans la mesure où il parvient à reformuler les plus
importants principes de la modernité de manière à rendre naturels
sinon invisibles les lois du capital ou, comme nous les nommerons avec
plus de précision, les lois de la (mauvaise) chrématistique. Le capita-
lisme est la perversion morale la plus efficace qu’ait connu un système
socioculturel – et c’est pourquoi il peut croître partout, y compris dans
des systèmes qui sont en complète contradiction avec ses principes.
À l’instar du titre de l’ouvrage posthume de Louis Althusser (1992),
L’Avenir dure longtemps, nous sommes des porteurs de mauvaises nou-
velles. Au fil de notre enquête, il nous faudra convenir du fait que le
capitalisme a encore de beaux jours devant lui et que l’achèvement de
la modernité capitaliste n’est pas près de se terminer. Plutôt, comme le
clamait Karl Marx, que de disparaître du fruit de ses propres contra-
dictions, le capitalisme en tirera sans cesse d’avantage pour continuer
la reproduction élargie de ses profits. Et il est même imaginable que
faute d’en avoir suffisamment, il en vienne à en produire lui-même,
peu importe la nature de ces contradictions.

Epreuves finales 17 avril 2018


Deuxième partie
Méthode et terrain

Epreuves finales 17 avril 2018


Epreuves finales 17 avril 2018
Chapitre 3

Esquisse d’une théorie relationniste


du changement social
Je découvrais une réflexion objective appliquée aux
faits sociaux. Et en même temps, je m’irritais de ce
que, pour rendre compte de systèmes très complexes,
Granet se laissât entraîner à imaginer des solutions
qui l’étaient plus encore. À mes yeux, derrière le
complexe, il devait y avoir du simple (Claude Lévi-
Strauss, De près et de loin, 1988, p. 139-140).

Une vocation perdue et peut-être retrouvée


Quand un sociologue entend interroger le changement social, il
conçoit, qu’il le veuille ou non, une théorie de l’histoire. Il vaudrait
mieux qu’il le veuille, d’ailleurs, car s’il ne le veut pas, cette théorie
se fera derrière son dos, à son insu et à ses dépens, à moins qu’il
veuille taire son nom et en importer une en contrebande. La sociolo-
gie comme une théorie de l’histoire s’inscrit de plain-pied dans son
projet originaire, rappelons-nous les contributions majeures de Max
Weber, Norbert Elias, Alfred Vierkandt, Maurice Halbwachs ou de
Pitirim Sorokin. Le sociologue ne fera pas sienne le désir de restitu-
tion d’Otto Ranke, « wie es wirklich war » (comment ce fut vraiment),
bien au contraire, il se placera à l’extrême opposé en proposant des
modèles et des « concepts », c’est-à-dire une manière de nouer les faits
historiques dans leurs contextes et de les faire se suivre selon une
certaine logique ; logique que l’historien viendra mettre en doute au
nom de cette authenticité. Travail de Sisyphe s’il en est, le sociologue
sera maintenu dans l’éternel doute, jusqu’à croire, finalement, que ces
faits historiques, comme dans le mode d’emploi de Claude Simon cité
plus haut, ne sont qu’un amas hétéroclite sans direction ni raison.
Mais le réflexe du sociologue ne le lâchera pas pour autant, avec
son goût inaltéré pour la recherche d’analogies, de ressemblances et

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

d’associations, cette recherche de classifications, de régularités et de


structures d’ordre1. La critique que lui adressera l’historien ne sera
qu’une occasion bienvenue de varier ses modèles, de les rendre plus
abstraits et plus intelligents, à en changer la forme et à trouver de nou-
velles combinaisons. Il est parfaitement recevable de concevoir cette
démarche elle aussi comme une grounded theory dont le terrain ne
proviendrait pas, comme l’avait souligné Richard Lachmann (2013), de
ce qui est biographiquement proche du sociologue, comme c’est hélas de
plus en plus le cas aujourd’hui2, mais d’un vaste matériau historique.
Deuxième aspect de ce rapport de la sociologie à l’histoire : la ques-
tion de la modernité. Nous avons de bonnes raisons d’affirmer qu’il
s’agit là de l’épreuve de vérité de la sociologie, car c’est dans la mesure
où elle pourra nous faire progresser dans sa compréhension qu’elle
s’affirmera ou non dans le canon des disciplines des sciences humaines.
Certes, la sociologie est utile comme sociographie, dans la description
des faits sociaux, des structures sociales, des morphologies et des réali-
tés statistiques. Ce travail ingrat est le pain quotidien du sociologue et
on aurait tort de s’en prendre à sa modestie théorique. C’est cet exercice
continu de l’empirie qui le frotte au terrain et dont les rigueurs lui
rappellent toute la complexité de son objet. Il est vrai qu’à une époque
comme la nôtre, où les « grandes théories » se font rares, le risque est
grand de tomber dans une fragmentation des connaissances rendant
leur cumulation de plus en plus illusoire. Mais là encore, le rappel de
la question de la modernité peut se révéler précieux. En effet, il suffira
de rappeler au chercheur que sa contribution, même marginale, peut
élucider un aspect encore mal connu de cette période, pour qu’il puisse
communiquer avec tel autre chercheur travaillant sur un tout autre
domaine que lui, pour aussitôt pouvoir « croiser » leurs champs et en
obtenir des enseignements nouveaux. On déplore souvent la sur-spé-

[1] Selon une progression que nous allons détailler plus tard qui va de l’analogie, de la recherche
de ressemblances formelles, à l’isomorphie, la recherche d’identités formelles, à l’homologie,
la recherche de principes communs, et jusqu’à la mise en évidence de structures, c’est-à-
dire de principes dynamiques évoluant dans le temps.
[2] Qu’un frère jumeau « travaille sur » la gémellité, qu’une fille de chef de gare « travaille sur »
la solitude des stations d’aiguillage ou qu’un teufeur tatoué « travaille sur » les… teufs,
ne semble offusquer en rien la communauté académique des sociologues du moment que
son « travail » est solidement « étayé », c’est-à-dire fasse usage d’une bonne « méthodo »
où se croisent ingénument le « quali » et le « quanti ». Même si ces chercheurs peuvent se
prévaloir d’une connaissance intime de leurs « terrains », il ne faudrait pas s’empêcher
d’indiquer le caractère anecdotique de leur démarche, nourrie toutefois de la complainte
d’une fragmentation des savoirs en sociologie.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

cialisation de la discipline, en oubliant les « œillères » que Max Weber


revendiquait pour toute recherche sociologique sérieuse ; mais à partir
du moment où le sociologue est conscient du danger, rien ne l’empêchera
d’aller consulter son collègue et de croiser ses connaissances avec les
siennes. De même, il est demandé au sociologue de mettre au jour des
régularités, si ce n’est des « lois » du social. Ce n’est pas tomber dans
les outrances nomothétiques ni dans quelque scientisme de mauvais
aloi que d’établir de telles régularités. Il suffit de rappeler l’étonnant
parallèle entre centralisme politique et disciplinarisation corporelle
qu’avait établi Norbert Elias, ou, plus près de nous, le raccourcissement
des chaînes d’inter-connnaissance suite à l’intervention des réseaux
sociaux mis en évidence par la théorie des réseaux, pour nous confron-
ter à l’étonnante richesse de ce type de recherche. Il n’en demeure pas
moins que la modernité reste notre grande énigme ; une énigme, il faut
bien le souligner, d’où la sociologie est issue à la fois moralement (en
vue de donner une nouvelle assise à une société improbable) et théori-
quement. Mais pourquoi parler d’énigme ? Parce que rien n’est moins
certain que l’origine et la dynamique de la modernité ; si bien que le
travail du sociologue consiste dans un renvoi sans fin à ces questions.
Les travaux aussi divers que ceux de Werner Sombart (Le Capitalisme
moderne) ou de Luc Boltanski (Le Nouvel esprit du capitalisme et
Enrichissement) l’attestent clairement : il y a là un chantier perma-
nent qui accompagne la discipline depuis ses débuts et qui ne cessera
probablement de la hanter jusqu’à sa fin. Des questions de datation
approximative de ses origines à la distinction entre Temps modernes
(Neuzeit) et modernité, de l’hégémonicité du modèle occidental au pro-
blème du relativisme culturel d’une multiplicité de modernités, sans
parler de la « dynamique de l’Occident » (Norbert Elias) dont on ne
sait toujours pas dans quelle proportion elle est due à des facteurs
économiques (accumulation primitive, extension de marchés, monéta-
risation, etc.), techniques, idéologiques, politiques ou culturels. Cette
énigme est vexatoire et, en tant que telle, heuristique. Oui, il suffit
de la poser au chercheur le plus pointilleux, de l’inviter à prendre un
instant le point de vue de Sirius, et on verra aussitôt, s’il en fait l’effort,
jaillir des questions nouvelles qu’il ne s’était pas posées jusque-là. C’est
pour ces deux raisons que sociologie et histoire sont dans un rapport de
forte complémentarité3. Encore ne faudrait-il pas que les uns fassent le

[3] De l’histoire générale à l’histoire sociale et de celle-ci à la sociologie historique et inver-


sement existent un certain nombre de gradations, dont la socio-histoire et la théorie du

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Aldo Haesler • Hard Modernity

travail des autres et les autres les travaux des uns, que les sociologues
se fassent pilleurs d’archives et les historiens modélisateurs du social.
Ce travail est fastidieux et se heurte à des frontières disciplinaires
immémoriales. Rien n’empêche de les briser4.
Bien des raisons peuvent être invoquées pour expliquer le peu d’ap-
pétit qu’ont les sociologues à s’intéresser au changement social et à
ses théories. Que les microsociologues y voient un vrai piège et que les
macrosociologues ne s’intéressent qu’aux problèmes de reproduction
sociale, c’est-à-dire à la statique comtienne, sont des arguments parfai-
tement recevables, mais des arguments qui ne suspendent pas moins
la nécessité d’une théorie du changement social et qui se ramènent en
définitive à la recherche d’un nouveau paradigme sociologique dans
lequel cette problématique peut être débattue5.
On verra dans ce chapitre les raisons qui ont pu conduire la socio-
logie à pratiquement abandonner la discussion théorique du chan­
gement social. Si ces dernières années ont connu un léger regain avec
les travaux de Jonathan H. Turner (2006), d’Arpad Szakolczai (2000,
2006) à la suite des travaux plus anciens de Shmuel N. Eisenstadt,
et un intérêt de plus en plus vif de la part des sciences de la nature,
ce thème reste marginal dans l’ensemble des préoccupations socio-
logiques6. Cette thématique était pourtant au cœur de la sociologie
classique, chez Auguste Comte, Émile Durkheim, Max Weber, Alfred

changement social ne sont que des facettes. Il est temps que ces rapports réciproques
soient clarifiés.
[4] Il est de bon ton, aujourd’hui, de railler ceux parmi les (petits) sociologues qui prennent ce
mot en bouche. Que les « grands » (Habermas, Giddens, Wagner, Eisenstadt, etc.) osent – à
grands auteurs, grands problèmes – on n’y voit que du feu, même s’ils ont peu à en dire,
à l’exemple de Peter Wagner (1996).
[5] Faute de poursuivre ces débats, il ne faudra pas s’étonner que d’autres disciplines s’em-
parent du sujet. On renverra seulement aux travaux de Bertrand Roehner (2004, 2007) sur
la cohésion sociale, sujet durkheimien s’il en est ; travaux qui sont cependant représentatifs
d’un courant innovant de la physique contemporaine, l’éconophysique, qui semble avoir
pris le relais de l’économie politique dans un intérêt d’accaparement d’objets censés être
étudiés par la sociologie.
[6] Si l’European Sociological Association (ESA) a organisé sa réunion annuelle de 2016 autour
de ce thème, ce qui dénote une certaine sensibilisation pour un thème en déshérence, la
manière de l’aborder est plus de l’ordre d’un fourre-tout, susceptible d’attirer des commu-
nications très diverses en qualité et pertinence, que d’un appel à une réflexion d’ensemble
sur les enjeux de la discipline. Reste l’ouvrage de référence de Haferkamp & Smelser (1992)
qui fait le point sur le mainstream sociologique (avec, entre autres, des contributions de
Roland Robertson, Niklas Luhmann, Shmuel N. Eisenstadt, John N. Goldthorpe, Jeffrey
C. Alexander, Klaus Eder, Richard Münch, Neil J. Smelser, Craig Calhoun ou Karl Otto
Hondrich) des années 1980.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

Vierkandt ou encore chez Norbert Elias. En dépit de leurs conceptions


très différentes de la sociologie, ces auteurs classiques ont tous situé
l’explication de ce qui faisait changer les sociétés humaines au cœur
même de cette nouvelle discipline7. Cet abandon s’est fait pour deux
raisons : d’une part, il provient de la récusation des théories géné-
rales en sociologie qui proposaient une explication cohérente de tous
les faits sociaux, y compris donc des faits sociaux historiques ; et de
l’autre, ce type d’explication s’est tout simplement heurté à la trop
grande complexité de ces faits qu’aucune modélisation sociologique ne
parvenait encore à saisir de manière satisfaisante. Or, l’un des objets
centraux, sinon l’objet central, de cette discipline est de donner une
explication plausible de la genèse et du développement de la moder-
nité en vue de permettre d’en diagnostiquer l’état présent8. C’est dire
qu’en abandonnant le souci théorique de comprendre le changement
social, la sociologie a perdu une part de son identité et risque gros
quant à son avenir. La chose est d’autant plus regrettable que des
historiens de renom – dont le plus célèbre était certainement Fernand
Braudel – appelaient de leurs vœux une plus étroite collaboration
entre leur discipline et la sociologie, comme nous l’avions souligné
auparavant. Mais les temps étaient au structuralisme, alors, dont on
connaît l’embarras avec la chose historique.
Cela étant, on peut parfaitement concevoir une sociologie libérée
de ce fardeau. Ce n’est pas parce que la modernité l’a créée et qu’elle
y a trouvé, pour un temps au moins, un support d’identité, qu’elle doit
contre vents et marées garder une préoccupation intellectuelle qui
semble trop lourde pour elle à porter. Et il semble que les générations
de sociologues depuis bientôt un demi-siècle aient entériné cet aban-
don. Rares sont les ouvrages qui se préoccupent encore de changement
social et a fortiori de la genèse et du développement de la modernité.
Dans ce cas, il serait avisé de marquer la rupture d’avec la sociologie
classique ; et cela permettrait aussi de se libérer des ligatures parfois

[7] Il est faux de prétendre que les sociétés animales ne changent pas, mais leur mode de
changement est extrêmement lent et il est principalement dicté par des pressions externes
à ces sociétés. On consultera à ce sujet avec profit l’ouvrage de Georges Guille-Escuret,
Le Décalage humain (1994). Seules les sociétés humaines connaissent des changements
rapides, parfois chaotiques, et seules ces sociétés, ou certaines d’entre elles, sont capables
de changer « de l’intérieur », par réflexivité et par autopoïèse, c’est-à-dire en faisant du
changement social un objet de délibération collective.
[8] L’ouvrage de Danilo Martuccelli, Sociologies de la modernité (1999), retrace ce question-
nement de manière claire.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

trop pesantes face aux maîtres-penseurs de la discipline pour qui ce


fardeau n’était pas seulement trop lourd, mais nécessaire à porter.
Mis à part la philosophie qui, depuis Hegel, s’y voue de plus en plus,
la sociologie est parmi les disciplines scientifiques celle qui se penche
le plus sur son passé et celle qui croit avec le plus de conviction que
ce genre de ressourcement serait susceptible de lui donner une plus
grande vigueur scientifique et académique. C’est cette idée qu’avait
défendu Ferdinand Tönnies déjà, quand il invitait ses collègues à deve-
nir des sociographes9. De même que la démographie s’est développée
de manière impressionnante depuis Quételet sans revenir sans cesse
sur son passé, il serait plus cohérent d’opter pour un cadre sociogra-
phique lorsqu’il est question d’enquêtes sociologiques in situ, de théorie
sociale empiriquement fondée ou même de modélisation sociale. On
pourrait ainsi réserver le terme de sociologie à un petit groupe de
chercheurs qui se situerait à cheval entre sociographie, histoire et
philosophie, qui continuerait vaille que vaille à se préoccuper de ces
anciennes questions10.
Rappelons que si la sociologie peut être considérée comme fille de
la modernité, c’est à un double titre : appelée à expliquer (à défaut de
les résoudre) les problèmes sociaux liés à l’industrialisme, elle est en
même temps ce mode de connaissance particulier qui s’est formé à la
fin de la Renaissance parmi les juristes espagnols puis néerlandais
qui visait à poser la question de l’ordre social dans un monde où la
référence à la divine providence devenait de plus en plus probléma-
tique. Or, le souci du juriste est de réglementer, c’est-à-dire de fixer
un cadre et des limites, non de comprendre comment s’organise la vie
sociale proprement dite11. Pour prendre en compte cette « vie sociale »,
il aurait été nécessaire de concevoir les faits sociaux comme des faits
sui generis – répondant à des « lois », des mécanismes, des morpho-
logies et des régularités propres ; et c’est là une préoccupation to­ta­

[9] La tripartition proposée par Tönnies entre sociologie théorique, sociologie appliquée et
sociographie, dans les années 1920, s’est toujours heurtée à la volonté intégrative de la
sociologie de vouloir être une discipline « positive ».
[10] C’est ce choix que semble avoir fait la revue américaine Journal of Classical Sociology, qui
dans une livraison récente a même consacré un article à Raymond Boudon, « auteur clas-
sique » (cf. Bulle & Morin 2015).
[11] Le juriste fixe des normes après une formalisation et une systématisation rigoureuses,
mais il ne se préoccupe ni de leur nature, ni de la manière dont ces normes seront mises en
pratique, ni des conséquences que ce travail de normation peut avoir au sein des usages.
S’il se trouve qu’ils sont déviants, il va instruire un procès, ou, s’ils sont trop nombreux, il
procédera à un réajustement de ces normes au bout d’un certain laps de temps.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

lement extérieure à celle du juriste. On sait que l’idée même de cette


généricité ne s’est développée qu’à la fin du XIXe siècle, conjointement
chez Émile Durkheim et chez Georg Simmel. Et c’est alors que la pro-
tosociologie juridique devint de plein droit la discipline sociologique.
C’est seulement à partir de cette découverte prodigieuse sur le plan
ontologique que la genèse et la fonctionnalité de la discipline ont pu
être élaborées. C’est dire que dans un autre régime sociétal la socio-
logie n’aurait pas été nécessaire, ni même possible.
Il n’en est pas moins que ce que nous visons ici n’est pas une théorie
générale (du changement social), mais une théorie régionale. Et ce à
un triple titre : d’abord, elle ne s’occupera que d’une période précise,
relativement courte du point de vue du changement social : du début du
« long XVIe siècle » (1450-1480) jusqu’à l’époque actuelle, soit un cycle
séculaire, selon les datations de Braudel ; ensuite, elle ne s’intéressera
qu’à la modernité occidentale, voire extrême-occidentale (Alvi 1993
[1995])12. Mais, par-dessus tout, elle est régionale d’un point de vue
théorique. Devant les défaillances des deux grands paradigmes socio-
logiques, la théorie de l’action rationnelle et la théorie des institutions
et des représentations collectives (holisme), un « tiers paradigme » se
profile depuis quelques décennies, la sociologie relationnelle. Il s’est
même muni d’un manifeste (Emirbayer 1997) – qui vaut ce qu’il vaut.
Mais autant le dire tout de suite : ce paradigme est encore loin d’être
stabilisé. Faute de théorie générale, nous en sommes réduits à des
tâtonnements, c’est-à-dire des renvois entre théorie et empirie, avec
l’espoir qu’une discussion critique de nos propositions, notamment avec
des historiens et des anthropologues, puisse nous faire progresser vers
une meilleure intelligence des faits sociaux en général, et de leur déve-
loppement historique en particulier. Le projet pourrait donc s’intituler :
une théorie régionale du changement social à vocation relationnelle.

Paradigmes sociologiques du changement social


La théorie du changement social est sans conteste un domaine
ardu. Il suppose de vastes connaissances historiques, une importante
faculté d’abstraction et la capacité de penser de manière synthétique
des processus de grande complexité, sans pour autant livrer néces-
sairement des enseignements pratiques. De plus, il jouit de deux sté-
réotypes négatifs : de garder quoiqu’il arrive certaines connotations

[12] Par « Extrême-Occident », Geminello Alvi entend la réimportation de la culture américaine


vers l’Europe au début du XXe siècle.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

évolutionnistes ou « métaphysiques »13 ; ensuite, d’être de la « théorie


pure », c’est-à-dire une activité intellectualiste sans prise pratique
avec la « misère du monde ».
Venons-en aux problèmes « paradigmatiques ». En tentant d’expli-
quer les faits sociaux sur la seule base de l’action individuelle, l’indi-
vidualisme méthodologique, pour autant qu’il accepte seulement d’en
parler14, offre théoriquement trois types d’explications du changement
social : 1° faire résulter le changement de l’action extraordinaire d’un
individu, d’un visionnaire, d’un gourou ou d’un leader charismatique ;
2° le comprendre comme un effet pervers et une émergence d’actions
individuelles agrégées ; 3° tabler sur un changement de contexte (ins-
titutionnel ou exogène). On voit tout de suite les limites d’une telle
démarche : certes, l’histoire n’est jamais à l’abri d’un événement ; un
personnage charismatique peut, à tout moment (si les facteurs his-
toriques lui sont favorables), venir détourner le cours de l’histoire.
Mais que peut-on théoriser sur cette base ? Peut-on découvrir une
régularité, une causalité, même complexe ? Il semble que non. Tout au
plus, peut-on s’intéresser aux contextes qui rendent une telle action
historiquement intéressante – et telle n’est précisément pas l’inter-
rogation de cette méthode. Le même problème se pose aussi avec les
effets agrégatifs : là encore, c’est le hasard qui joue et qui empêche
toute recherche de régularité. Ces effets pervers existent, mais ils
sont précisément du même ordre de l’événementiel que l’action indi-
viduelle extraordinaire : quand et comment s’enclenchent-ils, à partir
de quel seuil, de quelles conditions, nul peut le dire et moins encore
le prédire15. En effet, la microsociologie prône une méthode induc-
tive. Partant d’acteurs du social (individus, hybrides, voire particules
vivantes dotées de sens et de conscience), étudiant leurs motifs d’agir
(décision de choix, émotions, rationalités diverses, etc.), elle infère du
particulier au général de la manière suivante : acteur → normes →

[13] L’effort de Durkheim avait été à la fois d’arracher les sciences sociales naissantes à l’em-
prise de l’anthropologie physique, comme l’ont souligné Laurent Mucchielli (1996) et plus
récemment Marc Joly (2017), mais aussi de se défaire des postulats « métaphysiques »
dont une certaine philosophie de l’histoire, très en vogue durant tout le XIXe siècle, ne
démordait pas.
[14] Nombreux sont les sociologues de cette obédience à dénier toute pertinence à ce sujet. C’est
le cas des trois chefs d’école que sont James S. Coleman, Raymond Boudon et Hartmut
Esser.
[15] Il ne faut pas aller jusqu’à la position de Michel Forsé (2001) qui enfonce des portes ouvertes
en tentant de montrer qu’il n’existe pas de primum movens dans l’explication sociologique
du changement social. S’il y en avait eu, cela fait longtemps qu’on l’aurait su.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

valeurs → institutions → collectif. Ce faisant, elle butte à un moment


donné sur un palier d’abstraction qui rend sa progression difficile
sinon impossible. C’est généralement le cas quand elle tente d’inférer
les institutions à partir des valeurs. De manière générale, chaque
palier répond à une logique propre, c’est ce que nous appelons une
émergence16. De la logique des acteurs à celle des normes, puis, à
partir de celle-ci, au système axiologique, il y a des sauts qualitatifs
qui interdisent le réemploi inductif d’une logique plus élémentaire.
Cette difficulté devient insurmontable quand on reconnaît que les
institutions ne répondent pas à une logique d’acteurs, mais à une
logique propre (qu’il est plus opératoire de saisir, par exemple, à partir
d’une logique systémique). À ce point, elle déclarera qu’une théorie du
changement social est une illusion, voire une imposture scientifique.
Sur ce point, les avis de James Coleman, Raymond Boudon et Hartmut
Esser17 concordent. Il y a, en effet, changement d’échelle quand on
passe d’une logique de l’action à une logique institutionnelle, si bien
qu’à un certain niveau de complexité et d’élaboration théorique, il faut
avoir recours à un autre type de raisonnement : déductif ou abductif18.
Les diverses variantes de holisme (fonctionnalisme, systémisme,
structuralisme, dialectique) ne connaissent pas un destin plus favo-
rable. Elles se placent toutes sous l’égide de la question prioritaire
de la reproduction de l’ordre social et considèrent donc la stabilité
sociale comme l’ordre normal des choses et le changement comme
son exception. Les rares théories du changement social d’obédience
holiste se font comme des anomalies par rapport à la théorie exis-
tante. La théorie du conflit, ou sa variante française, la théorie des
mouvements sociaux, pêche encore par ce biais : un conflit ou un mou-

[16] Sur cette question débattue depuis longtemps dans les sciences de la vie, les sciences
humaines n’ont pas encore beaucoup réfléchi, alors que même John Stuart Mill est venu la
poser en 1862 dans son A System of Logic. On se référera à l’article synthétique de Patrick
Juignet (2017) et à Jaegwon Kim (2010).
[17] Si l’on met à part la France, la sociologie académique est dominée à partir des années
2000 par une approche micro-macro (avec ses variantes : macro-micro-macro, micro-
macro-micro). L’ouvrage-clé est celui de James S. Coleman, Foundations of Social Theory
(1990), alors qu’en Allemagne, son pendant est l’œuvre de Hartmut Esser, Soziologie, 7
t. (1994-2001).
[18] Un type d’explication que pourrait accepter l’individualisme méthodologique serait de
dire que le changement social est l’œuvre de l’action de « grands hommes », à la rigueur
de certaines « minorités actives » (Serge Moscovici). Mais ce paradigme est trop conscient
des critères épistémologiques exigeants dans les sciences sociales, pour accepter ce genre
de banalités.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

vement social, même s’il fait suite à une mobilisation dûment histo-
ricisée, n’est pas d’un ordre différent qu’un événement fortuit dans
l’histoire19. La théorie du changement social étudie le changement de
sociétés considérées comme un tout, et non pas de tel ou tel de ses
domaines (agriculture, éducation, sexualité, travail, famille, éduca-
tion, etc.)20. Mais de quel « tout » s’agit-il ? Les plus grands penseurs
se sont attaqués à ce problème (Sartre y perdit même la vue, sinon
la raison) sans trouver une réponse concluante. Est-ce un macro-sys-
tème organique, est-ce l’État-nation, est-ce une communauté de destin
ou linguistique, voire la société-monde ? Le recours à la métaphore
nous indique les limites de l’entreprise, mais ne les résout en rien ; si
bien que le seul type d’approche est la régression sémantique. On ne
peut s’étendre ici sur les rapports entre touts et parties (qu’étudie la
méréologie), ni sur les variantes de l’imputation bayésienne (théorème
de Cox-Jaynes) qui permettraient d’évaluer le « poids de la preuve » du
recours à ce pseudo-concept. Il nous faut pour l’instant admettre qu’à
défaut de « macro-organismes » clairement identifiables, il existe des
principes sociétaux qui englobent le fonctionnement des principales
entités sociales (institutions, méta-institutions, rapports intersocié-
taux, systèmes de valeurs, etc.).
Comme l’indique Jonathan H. Turner dans ses Theoretical
Principles of Sociology (2009-2012), le seul accès à ce type de théorisa-
tion pourrait se faire par une mésosociologie, non pas comme un « tiers
paradigme » (Pierpaolo Donati, Mustafa Emirbayer, Alain Caillé), mais
comme un paradigme englobant21. Des travaux en ce sens ont été entre-
pris depuis les années 1980. D’un point de vue formel et de la statique
sociale, certains progrès ont été réalisés, notamment par la théorie

[19] L’un des seuls livres français à contenir la mention « théorie du changement social » dans
son sous-titre est l’ouvrage de Raymond Boudon, La Place du désordre. Critique des théo-
ries du changement social (1984) dans lequel il se livre à une critique épistémologique
du concept de « changement social » qui, si on connaît ses inclinations théoriques, vient
simplement à en nier la possibilité.
[20] Le petit ouvrage d’Alexis Trémoulinas (2006) reste très utile dans ce domaine.
[21] Alors que le « tiers paradigme » se place en concurrence avec les positions individualistes
et holistes, la question d’un paradigme englobant suppose de formuler une théorie sociolo-
gique unifiée. Une telle unification n’a jamais été le cas depuis les débuts de la discipline.
En passer par un « tiers paradigme » est donc un préalable nécessaire qui consisterait, dans
un premier temps, à critiquer les positions adverses, puis, à partir de là de proposer des
concepts et des méthodes imperméables à cette critique. Tel n’est pas l’objet de cet ouvrage,
même si la formulation d’une théorie englobante est une référence « flanquante » (dans
le sens que donne Luhmann avec sa mitlaufende Selbstreferenz) qui lui donne sa trame.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

des réseaux sociaux ; par contre, sur le plan de la dynamique sociale,


mis à part les perspectives élaborées par Turner dans Mesodynamics
(2012), encore très largement basé sur un néo-évolutionnisme de type
habermassien22, il reste un travail considérable à accomplir. Pourquoi
et comment entreprendre une théorie du changement social dans
un cadre mésosociologique ? On dira, dans une première approche,
très grossière, qu’il y a aussi peu de chances de déceler des potentiels
de changement au niveau individuel qu’au niveau collectif. S’il y a
innovation, crise, révolte, saut qualitatif, c’est toujours au niveau des
« échanges » et non au niveau des imaginaires, des dispositifs pulsion-
nels et machiniques, des lourdes structures sociales, des systèmes
symboliques et de la culture « matérielle ». Tout cela vient après coup
ratifier et restructurer un changement, jamais l’induire.
Partons à présent de la situation française qui, à plusieurs titres,
est atypique, mais ne manque pas d’intérêt. « Le changement dans
les sociétés est un fait aussi banal et aussi peu contestable que leur
relative stabilité » nous dit le sociologue français François Bourricaud
(1998, p. 96) ; pourtant, ajoute-t-il, c’est à rechercher des lois de cette
banalité que la sociologie s’est attelée dès sa naissance. L’invention
de l’histoire comme discipline académique remonte aux débuts du
XIXe siècle, en même temps que débute en philosophie la recherche
de lois et d’invariants historiques. La sociologie est la fille de ces deux
disciplines ; mais de surcroît, elle se place devant la nécessité de pen-
ser les changements sociaux provoqués par la Révolution industrielle
et de leur donner sens dans une logique historique particulière. Même
si les trois principales réponses données par Comte, Spencer et Marx
se sont avérées beaucoup trop massives et trop monocausales pour être
concluantes, la pensée sociologique s’est considérablement enrichie par
la critique qu’elle a par la suite exercée à leur égard. La deuxième
vague sociologique conduite par les fondateurs Durkheim, Simmel et
Weber se distingue précisément des précurseurs dans le rejet, non de
l’histoire, mais dans la foi dans des modèles téléologiques, où l’histoire
aurait un sens, un début et une fin 23. Certes, Bourricaud a raison

[22] Habermas n’a cessé de se référer aux travaux de Jean Piaget et, plus tard, de Lawrence
Kohlberg, pour tenter d’affermir l’analogie entre phylo- et ontogenèse, par exemple entre
les étapes du développement de la conscience morale chez l’homme et celle des paliers
évolutifs au sein de la culture humaine. Or, s’il a bel et bien échoué dans cette entreprise
vers la fin des années 1970, c’est précisément en raison du problème de l’émergence.
[23] On distingue d’ordinaire trois générations en histoire de la sociologie : les précurseurs, les
fondateurs et les sociologues modernes. Alors que les précurseurs pensaient le changement

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Aldo Haesler • Hard Modernity

de souligner la timidité des progrès faits par la sociologie après ces


débuts en fanfare ; et tout prêt à penser que, de manière paradoxale,
les progrès de la connaissance en la matière se font de plus en plus
lentement dans un contexte historique de plus en plus bouleversé.
On a l’impression que l’histoire – présente et passée – devient de plus
en plus insaisissable en même temps que son rythme s’accélère ; or
la sociologie semble devenir paradoxalement toujours plus prudente
(osera-t-on dire frileuse ?) à son égard. Elle multiplie les mises en
garde et les préventions, se méfie des « grands modèles » et semble
avoir le regard de plus en plus affûté sur le présent immédiat. Ce
« présentisme » que l’un de ses grands inspirateurs, Norbert Elias, n’a
eu de cesse de dénoncer tout au long de sa carrière est certes un gage
de sérieux, de « robustesse » méthodologique, mais en même temps,
il a de quoi désespérer le chercheur qui aimerait (mais l’aimerait-il
vraiment ?) que sa discipline soit – comme on le dit si bien – « à la hau-
teur de son temps ». Prenons le cas de la théorie bourdieusienne. On
se rappelle que Bourdieu, dans une interview du documentaire qui lui
avait été consacré, La Sociologie est un sport de combat, avait indiqué
que l’un des principaux motifs de sa recherche sociologique avait été de
s’opposer à cette idéologie du changement permanent qui caractérisait
la France des années 1960 et 197024, et de montrer la grande inertie
des structures sociales, notamment sur le plan des inégalités. Or si
Bourdieu démystifie cette idéologie du changement permanent, les rai-
sons qu’il donne pour expliquer la grande inertie sociale des sociétés
capitalistes avancées sont autant d’arguments en faveur d’une théorie
du conflit social – qui est l’une des théories du changement social – et
d’une théorie fonctionnaliste qui voudrait comprendre pourquoi, en
dépit de grands progrès techniques et économiques et même culturels,
le changement social (dans le sens d’une répartition plus juste des
chances) n’est pas au rendez-vous. Même si l’on peut regretter que le
changement social soit l’un des grands thèmes absents dans la théo-
risation bourdieusienne, il n’en reste pas moins que ses contributions
y apportent un éclairage pertinent. Aucun sociologue original ne peut

social à partir d’une philosophie de l’histoire, le souci scientifique des seconds les a incités
à prendre congé de ces grandes projections historiques, notamment à récuser toute expli-
cation téléologique de l’histoire. Les modernes, pour leur part, si l’on excepte les bâtisseurs
de « suprême-théories » (grand theories), comme Parsons, ont multiplié les préventions face
à la possibilité même d’établir une théorie du changement social.
[24] Ce sont probablement les « années Giscard » (1974-1981) qui caractérisent le mieux dans
l’irrésistible naïveté de leur instigateur cette pulsion innovatrice.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

faire l’économie du thème du changement social, ne serait-ce, comme


le propose Raymond Boudon, pour s’en passer complètement. Bref,
dans ces deux conceptions, la société serait rétive au changement.
Elle mobiliserait toutes ses forces, pour maintenir aussi longtemps
que possible le statu quo. Ce qui n’est pas faux. Pitirim Sorokin avait
il y a longtemps déjà souligné l’importance de ces forces endogènes25.
Nous retiendrons donc une disposition intellectuelle assez générale
dans le traitement du changement social : ce qui est normal est la
reproduction du même ; le changement lui-même n’y apparaît toujours
qu’en tant qu’exception. On y retrouverait presque le schéma tant
vanté par le journaliste Jean-François Kahn : Tout change, parce que
rien ne change26. Ce qui nous donnerait la formule suivante : CS = f(R)
– le changement social ne serait qu’une exception ou un dysfonction-
nement de la reproduction sociale et en tant que tels à expliquer à
partir d’elle. C’est parce qu’il existe des « structures invariantes »,
inflexibles, résistantes, qu’il y a en quelque sorte réaction sous forme
de révolution, innovation, changement de structures, semble nous dire
Kahn. Le schéma de pensée est évident : il y a l’homme, ses besoins
et son imaginaire, l’histoire et ses aléas, et il y a un dynamisme qui
se heurte aux rigidités du collectif. On y retrouve le schéma marxien
des forces productives qui viennent « régulièrement » se heurter au
statisme des modes de production en exacerbant l’antagonisme social
qui débouchera « inéluctablement » sur une révolution. Il y a donc les
« choses » qui bougent – l’humain, son imaginaire, ses intérêts, ses
aspirations, etc. – et il y a les « structures » qui ne bougent pas – les
coutumes, les structures sociales, la culture ; d’où forcément tension,
possibilité de conflit et, finalement, conflit.
On proposera ici une lecture inverse de ce schéma27. Non que celui-
ci soit faux ou banal, mais simplement parce qu’il nous semble qu’on

[25] Les références les plus importantes en sociologie classique sont Alfred Vierkandt (Stetigkeit
im Kulturwandel, 1908) et Pitirim Sorokin (Social and Cultural Dynamics, 1937-1941)
qui pointent l’inertie élémentaire des systèmes sociaux.
[26] Qui a tout de même l’imprudence (assez rafraîchissante) de sous-titrer son ouvrage :
Introduction à une théorie de l’évolution sociale (1994), alors qu’il n’y cite pas le moindre
ouvrage de sociologie.
[27] En nous inspirant des positions formulées par le sociologue américain d’origine russe Pitirim
Sorokin, dans son imposant ouvrage Social and Cultural Dynamics (1937-1941) pour qui
le changement social est endogène. Pour Sorokin, le changement social est une constante,
qu’il soit « chaud » ou « froid », que l’histoire connaisse une constante accélération, comme
dans la modernité, ou une lente mutation conduite par la démographie, le développement
des techniques, l’adaptation des structures sociales et la transformation des supports de

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Aldo Haesler • Hard Modernity

l’a déjà largement étudié, n’en déplaise à Jean-François Kahn. Cette


lecture inverse partirait de la formule : R = f(CS) ; formule qui dirait
en substance ceci : essayons de penser le changement social comme
normalité et la reproduction, la stabilité, comme l’exception. Pourquoi
cette formule ? Non par esprit de contradiction, mais en raison du
fait que ce qui distingue la modernité fondamentalement de toutes
les autres formes de société, c’est cette soumission au changement,
cette intranquillité ou cette in-quiétude permanente qui semble
la caractériser 28. L’histoire des mondes traditionnels s’écrit sur le

communication. Aujourd’hui bien oublié, alors que Merton disait de lui « He is a giant of
20th century sociological thought », Sorokin peut être considéré comme un macrosociologue
sans théorie propre. Et c’est ce qui rend son abord difficile. Comme tant d’autres analystes
des grandes civilisations à la suite d’Arnold J. Toynbee, il a procédé à des classifications
étendues à partir desquelles il a tenté de comprendre les motifs et les particularités du
changement social à l’échelle de l’histoire humaine. Mais son comparatisme ne débouche
pas sur une théorie sociologique à proprement parler. D’une certaine manière – et c’est dit
sans méchanceté –, il se rapproche plus d’un livre comme Le Déclin de l’Occident d’Oswald
Spengler et des nombreux ouvrages qui lui firent suite, que d’une tentative de théoriser
sociologiquement le changement social.
[28] Tout le malheur du monde, avait dit Pascal, vient du fait que nous ne savons pas (plus ?)
rester en place. Il nous faut bouger en permanence, remplir notre temps, profiter de la vie ;
mais il faut aussi faire bouger les choses, les renouveler, les « moderniser ». Pas un bistrot
qui serait fichu de garder son ameublement plus de deux ans : il faut du neuf, du clinquant,
des écrans partout. Il faut faire encore plus petit, plus performant, encore moins cher,
encore plus beau. C’est ce « toujours plus » dont un autre journaliste, François de Closets
(1982, 1992, 2006) avait fait son fonds de commerce, qui l’incriminait déjà dans les années
1970, et qui serait selon lui la toile de fond du modernisme et de la modernité. Comme
dans l’art, où il faut constamment innover, où il est presque immoral de se répéter, la vie
quotidienne serait soumise à l’innovation permanente. Sans parler du monde économique
où la course à l’innovation est l’autre nerf de la guerre – le premier étant, semble-t-il, la
concurrence. Aucune facette de notre vie sociale n’échappe à ce changement permanent,
à cette injonction d’innover. Alors que pour Kahn, le changement est une réaction à des
structures trop rigides, de Closets aurait tendance à dire que le changement est une sorte
de pathologie de la société moderne. À l’encontre de Kahn, nous dirons donc que ce qui pose
véritablement problème dans nos sociétés, ce n’est pas l’existence des rigidités dont il parle,
mais qu’il semble être devenu impossible de les conserver, de faire le pari de la stabilité
ou de la tranquillité. La fameuse ataraxie, la tranquillité de l’âme, semble être devenue
une sorte de passivisme, d’attitude réactionnaire, en complète déconnexion avec le réel.
Il n’est pas évident de trancher entre les deux journalistes. Kahn songe certainement à ce
conservatisme à la française, répandu aussi bien auprès des syndicats, des corps de métiers,
des partis politiques, des grandes institutions, des ministères et des organismes régionaux,
où toute réforme bute en permanence sur des résistances anachroniques. Comme pour (se)
prouver que ces résistances ont leur bien-fondé, la plupart de ces organismes pratiquent
une forme d’agitation réformatrice permanente. Alors que pour sa part, de Closets incri-
mine ce que les Anciens avaient nommé pléonexie, cette soif du toujours-plus qui devient
un processus auto-engendrant. On aurait aimé en savoir un peu plus qu’une histoire de
maladie, et notamment le rôle que joue le phénomène monétaire dans ce processus.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

mode de l’asymptote, alors que la modernité se place sous l’égide de


l’exponentiel.
Alors que la formule CS = f(R) convient parfaitement aux sociétés
traditionnelles, où nous voyons effectivement un monde de la routine,
du dogme, de la défense des privilèges enserrer la vie sociale, l’autre
formule, R = f(CS) est celle qui pourrait appréhender la situation par-
ticulière de la modernité29. Or, avec sa fixation sur les conditions de
possibilité d’un ordre social ceteris paribus (sans Dieu), la sociologie
s’est formée sur un curieux paradoxe : son questionnement est celui
propre aux sociétés traditionnelles, alors qu’elle fut imaginée pour
explorer les conditions de possibilité de la modernité. Ce paradoxe doit
être résolu par une « nouvelle sociologie ». Et on ne voit pas dans quel
autre cadre que celui de la sociologie relationnelle il puisse être résolu.
Contentons-nous ici d’explorer le potentiel explicatif de ce re­tour­
nement de formules. Si la société moderne est une société du chan-
gement permanent, sa reproduction n’est pas à considérer comme la
répétition du même, comme c’est le cas dans les sociétés tradition-
nelles, mais comme l’institution (au sens du verbe instituer) de ce
changement. La formule change donc de nature. Si, dans les sociétés
traditionnelles le changement est l’exception et la reproduction (du
même) la norme, dans la société moderne, le changement est la norme,
alors que la reproduction du même est l’exception. Dans la condition
moderne, la reproduction est toujours reproduction du changement.
Les structures sociales doivent être telles, que le changement soit
permanent. Et c’est ce qui garantit la stabilité de la société moderne.
Certes, il y existe une grande tension entre le monde vécu, qui ne
demande rien autant que la certitude de la Geborgenheit, de la quié-
tude de la chaumière souabe, et son cadre sociétal qui ne peut se
maintenir qu’en gardant toute chose dans le flux continuel du chan-
gement ; mais – et c’est là que le postulat de Sorokin intervient – la
puissance d’inertie du tout sociétal (contentons-nous pour une fois
de ce terme abscons pour éviter de parler sans cesse de « la société »)
imprimera sa violence à ce monde sans le moindre compromis. Ainsi
le réformisme actuel qui sévit dans toutes les démocraties occiden-
tales ou occidentalisées n’émane-t-il que secondairement d’une volonté
morale ou politique d’une ingénierie du social. Il est certain que pour
les besoins de l’assentiment on utilisera les formules propagandistes
du « mieux-être », de l’amélioration de la chose publique et même le

[29] C’est la position clairement assumée par Hartmut Rosa (2016) dans son dernier ouvrage.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

slogan si sulfureux de la « fable des abeilles ». Mais ce serait mécon-


naître la véritable nature de la modernité que de lui imputer quelque
méliorisme de bon aloi. Car le réformisme n’est rien d’autre que la
parfaite expression de ce qu’en un autre temps on avait baptisé avec
l’affreuse formule du « bougisme ». À choisir entre ce bougisme et la
Geborgenheit, il est presque certain que l’un (le bougisme) ne saurait
être que la sublimation d’une quiétude défaillante, ou alors l’exception
qu’on s’accorde quand on sait qu’on la retrouvera après un petit écart.
De même, les structures sociales qui cadrent le monde vécu présentent
une grande inertie, l’équivalent fonctionnel des invariants anthropo-
logiques qui sédimentent la Geborgenheit. Il n’y a ni chez les indivi-
dus, ni au sein des structures sociales des raisons suffisantes pour
maintenir en action un train continuel de changements. C’est donc
au sein même de la superstructure sociétale qu’il faut l’appréhender ;
mais non au moyen d’un raisonnement de type déductif (holiste) qui
reste en ce sens traditionnaliste, ni au moyen d’une logique d’acteur
dont nous connaissons à présent les limites. Il faut par conséquent
changer de cadre30.
Mais restons pour le moment dans cette intranquillité de base de
la société moderne. Car si le changement permanent est la condition
principale de la reproduction de ce type de société, peu importe la
nature du changement, qu’il s’inscrive dans un programme politique,
une campagne morale ou qu’il soit simplement le fruit d’une gesticu-
lation, à partir du moment où les instances décisionnelles proclament
que « ça change », l’essentiel est fait ; c’est ainsi qu’elles croient asseoir
leur légitimité. Peu importent les effets de ces réformes – qu’on est de
toute manière incapable d’anticiper de manière sérieuse –, car une
réforme imbécile peut avoir autant d’effets positifs que peut avoir
d’effets catastrophiques une réforme soigneusement élaborée par des
technocrates, l’essentiel est de maintenir l’agitation et de faire croire
aux sujets qui la subissent que c’est ce dont ils ont le plus besoin.
Résumons encore une fois notre propos. Dans la formule propre
aux sociétés traditionnelles, CS = f(R), le changement social dépend
(est toléré, autorisé, prescrit, contrôlé par) les institutions de la repro-
duction sociale, alors que la formule propre à la société moderne,
R = f(CS), signifie que la reproduction de la société en question repo-

[30] C’est dans le cadre du réalisme critique de Roy Bhaskar (1975) que s’est mise en place une
réflexion sur les rapports de codétermination entre « acteur » et « structure », en d’autres
termes une méthode relationnelle assumée, ensuite reprise par Anthony Giddens.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

sait sur (et était garantie par) le changement social. Il ne s’agit donc
pas d’une inversion symétrique des formules, mais d’une inversion
avec un changement caractéristique.
Prenons à titre d’illustration la question de l’état d’exception, qui est
au principe de l’autorité souveraine. Sa forme pure serait le blocage de
tout changement en dehors des fonctions vitales d’un système social. Si
l’état d’exception est dans toutes ses formes – policières, économiques,
juridiques, militaires ou politiques – le propre d’une société tradition-
nelle, la modernité, sauf à régresser, comme les systèmes totalitaires,
à une reviviscence du traditionalisme, ne saurait l’admettre d’aucune
manière. Arrêter le mouvement ne serait pas une exception dans les
flux sans cesse accélérés de la modernité, ce serait son involution
immédiate. La modernité, telle que nous la connaissons, n’a pas le
choix entre des cycles calmes et des cycles agités, entre une histoire
chaude et une histoire froide d’accumulation lente ; non seulement
elle est soumise à une mobilisation sans cesse plus grande de ses
ressources, y compris les ressources symboliques de sens, mais il faut
même que la vitesse de cette mobilisation s’accroisse constamment.
En ce sens, l’ouvrage de Hartmut Rosa, Accélération (2005), constitue
un précieux jalon – bien que largement nourri des travaux bien plus
anciens de Paul Virilio – dans la théorie sociologique de la modernité.
La sociologie classique est une sociologie de l’ordre31. Il se pourrait
même qu’une grande partie des problèmes récurrents de la théorie
sociologique – doutes disciplinaires, conceptualité floue et controver-
sée, absence de corpus terminologique, luttes paradigmatiques – soit
imputable à cette divergence de méthode. Même si elle le voulait,
elle ne pourrait pas expliquer la dynamique propre au capitalisme
moderne. Elle trouverait toujours un point d’équilibre à partir duquel
le changement social trouverait une fin32. Mais c’est là un argument
par défaut en faveur d’un autre paradigme. L’argument substantiel
que nous avons proposé consiste à souligner l’inertie des formes subs-

[31] À la différence des généalogies françaises qui établissent une filiation entre Montesquieu,
Rousseau et les premières sociologies, les premiers travaux d’Oskar Negt (1964) mettent
l’accent sur la constitution de la sociologie comme Ordnungswissenschaft en montrant les
correspondances entre la philosophie du droit de Hegel et la sociologie d’Auguste Comte.
[32] Comme l’avait d’ailleurs remarqué Pierre Rosanvallon (1979), les nombreuses théorisations
partant de la division du travail comme schème général de différenciation fonctionnelle
– dont au premier chef la théorie durkheimienne des formes de solidarité jusqu’au systé-
misme de Luhmann – n’ont pas compris que l’intervention de l’échange marchand comme
régulateur menait nécessairement à une conception statique de la société.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

tantialisées que sont l’individu et la société. Le changement émerge


là où il y a tension, et une tension implique toujours deux éléments
dissemblables qui doivent trouver un accord précaire. C’est cela la
particule élémentaire d’une théorie relationnelle du changement social
dont nous allons retracer à présent les principales caractéristiques.

Esquisse d’un modèle


Il est désormais admis qu’une histoire universelle s’écrit comme
une tripartition : (1) la formation de sociétés nomades, à communica-
tion orale, différenciation segmentaire économie domestique et éga-
lité relative qui est la résultante du processus infiniment complexe de
l’hominisation (S1) ; (2) les sociétés traditionnelles (S2), sédentaires,
à accumulation lente, différenciation statutaire, à double écriture,
scripturale et numérale qui font suite à la révolution néolithique ; et
pour finir provisoirement, (3) la société moderne (S3), à accumulation
exponentielle, différenciation fonctionnelle, droits universels et commu-
nication numérique qui suit la dernière rupture de civilisation qu’est la
révolution copernicienne. Avant d’entreprendre l’étude des changements
sociaux, il est donc prioritaire de connaître la logique sociale propre à
chaque régime. Cette connaissance ne pourra être que vérisimilaire, au
sens de Popper, c’est-à-dire une connaissance imparfaite qui ne pourra
progresser qu’au gré des terrains historiques qui viendront l’abonder
et la corriger33. La méthode générale s’énoncera comme suit : établir
la logique sociale de chaque régime historique ; tenter d’expliquer la
rupture d’un régime à l’autre en décelant des anomalies, saturations et
dysfonctionnements du régime avant d’en référer à un facteur exogène ;
et expliquer les changements sociaux intervenus dans chaque régime.
Par changement social, nous entendons le passage d’un régime
socioculturel à l’autre et par changements sociaux les processus de
transformation à l’intérieur de l’un de ces régimes. Le genre humain
n’a connu que trois révolutions, et si nous cherchons à tout prix un
déterminisme, c’est de ces trois révolutions qu’il faut partir. Chacune
marque un saut qualitatif qu’on pourrait qualifier d’absolu dans la

[33] Alfred Vierkandt (1867-1953) l’a très bien formulé dans Die Stetigkeit im Kulturwandel
(1908). Bien que cofondateur de la Deutsche Gesellschaft für Soziologie, visité lui aussi
par Earle Eubank et reprenant son enseignement, fait unique, après 1946, la sociologie
phénoménologique de cet auteur a sombré dans un oubli complet. On ne lui connaît aucune
descendance, aucune étude notable, aucune biographie. Un cas assez unique d’occultation
académique.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

mesure où, mis à part le fait qu’il s’agit d’êtres humains en pré-
sence les uns avec les autres, tout les distingue – leur culture,
leurs structures sociales, leurs modes de vie, leurs affects, leurs
représentations et même leurs modes de pensée. Mis à part ce
socle commun d’être des humains munis de ce qui les différencie
des autres êtres vivants, tous ces aspects propres à chacun des
régimes socioculturels sont intraduisibles les uns par les autres34.
Ce socle, ce sont un certain nombre d’invariants anthropologiques
qui se sont formés tout au long du processus d’hominisation. En
premier lieu, une organisation sociale plastique qui ne soit pas
seulement le résultat de pressions écologiques, mais résulte d’une
multiplication d’options relationnelles consécutives à la formation
de langages. Cette multiplication donne ensuite lieu à un jeu plus
étendu d’échanges et tout d’abord à la bipartition de deux catégo-
ries d’échange que l’on peut caractériser par des échanges pour le
bien, quand il est d’ordre utilitaire, c’est-à-dire quand il y a com-
plémentarité des offres (comme c’est déjà le cas dans l’épouillage
des singes) ; et des échanges pour le lien, quand se met en place une
réciprocité de perspectives visant non pas une offre à satisfaire,
mais une relation humaine à conforter 35. Il est indéniable que
quand par l’entremise du langage parlé36 cette réciprocité devient
routinière, la formation de neurones-miroirs joue le rôle d’un effet
cliquet qui institue non seulement la distinction entre ces catégo-
ries d’échanges, mais redistribue les options relationnelles selon
ces deux catégories ; qui, du coup, deviennent discriminantes et
donc sujet à débat et à controverses. C’est sur cette base, implicite-
ment délibérative37, que la plasticité des organisations sociales va

[34] C’est ce qui rend l’exploration des invariants anthropologiques, telle qu’elle est entre-
prise aujourd’hui par les diverses démarches neuroscientifiques et évolutionnistes,
aussi précieuse.
[35] On doit cette distinction judicieuse entre le bien et le lien à Alain Caillé (2000).
[36] Et non pas par un langage déictique, comme chez les singes, dont le registre expres-
sif est plus limité, ni par un langage « artistique » où la marge d’interprétation est
trop variable pour pouvoir mener à une routinisation. On ne saurait passer sous
silence les travaux pionniers de Michael Tomasello (1999, 2003, 2008, 2014, 2016)
sur les avantages évolutionnaires de la cognition humaine, notamment suite à la
formation de la parole. Pour une première lecture, son « wiki » (wikipedia.org/wiki/
Michael_Tomasello) est très instructif.
[37] La délibération n’y étant pas, comme avec l’espace public, thématisée en tant que telle,
mais les différentes manières de discourir adoptant déjà deux registres de justification,
notamment le rejet du mélange de registres.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

acquérir un certain nombre de structures (concernant la parenté et


l’héritage, les relations d’appariement, le partage du butin, l’étayage
des prestiges, etc.) qui rendront l’organisation à la fois stable et adap-
table à des contextes différents. Il faut croire que l’incroyable longévité
de ces sociétés a donné lieu à des raffinements de culture sociale dont
nous ignorons en grande partie la teneur ; tout comme inversement
cette culture sociale, faite de structures relationnelles relativement
stables, avec ses formes d’expressivité formelle (rites) et de représen-
tations « denses » (mythes), a constitué un milieu anthropologiquement
satisfaisant qui, loin de faire de la forme de ces sociétés un pis-aller,
en a fait une sorte de cadre idéal, où les pratiques humaines ont trouvé
à s’exprimer et à s’articuler sans crises majeures38.
Ce type d’organisation sociale S1 repose dans sa matérialité même
sur la reproduction de pratiques par des pratiques, c’est-à-dire sur la
transmission de formes et de critères d’action dont l’apprentissage,
largement ritualisé, repose sur l’exemple à suivre. Qu’il soit transmis
oralement, déictiquement ou symboliquement, l’exemple indique une
marche à suivre, c’est-à-dire une pragmatique dont le respect scrupu-
leux vaut légitimité. Or, l’exemple se suit dans des contextes différents,
ce qui nécessité une élaboration et une perlaboration constantes de
ces marches à suivre ; et c’est à ce niveau qu’interviennent les mythes.
Leur foisonnement montre la grande variabilité de contextes et l’apti-
tude des humains de manipuler à dessein cette pragmatique. Le mode
formel y invite, car c’est en ne cessant d’apprendre et de réapprendre
les actions situées en contexte que l’adaptation peut réussir (ou non)
par un jeu d’expériences réussies (ou non).
Mais cette réitération est longue et lourde. Car si elle a un carac-
tère largement ludique et imaginatif, elle n’en mobilise pas moins un
grand nombre de ressources, dont, au premier chef, le temps. On peut
s’imaginer qu’au cours de ces centaines de milliers d’années qu’ont
duré ces sociétés post-hominisation, toutes (ou presque) les options
pratiques ont été expérimentées. Si bien que le mystère de la révolu-
tion néolithique est à chercher dans l’inadéquation entre une situa-
tion écologique particulière et ce registre de pratiques qui étaient
appelées à lui répondre. S’il faut croire au génie mythique presque

[38] Il semble de plus en plus pertinent de penser que l’extinction de Néandertal ne soit pas
liée à une agressivité particulière d’Homo sapiens sapiens, ni à son avantage nutritionnel,
mais à la meilleure adaptabilité de ses organisations sociales à des conjonctures écolo-
giques variables.

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

infini de l’être humain, le talon d’Achille de ce dispositif ne pouvait


être que de l’ordre de la vitesse d’adaptation. S’agissant de sociétés
où il fallait observer et opérer ces pratiques dans tous leurs dérou-
lements, un subit et violent incident écologique (un « long hiver » par
exemple) ne laissait le choix qu’entre des formes de régression (repli
dans des niches écologiques, par une forme de différenciation segmen-
taire accrue, par l’imposition violente, c’est-à-dire non apprenante, de
routines, etc.) ou des innovations inattendues. Les deux branches de
l’alternative recèlent un avantage évolutionnaire. Mais il est évident
que ce sont celles parmi les sociétés ayant opté pour une stratégie
centrifuge et non de repli sur soi qui ont pu développer une technique
d’adaptation rapide aux nouvelles conjonctures écologiques. C’est en ce
sens qu’il faut s’orienter vers la notion de stress39. Le stress causé par
une détérioration rapide des conditions de vie donne d’une part unité
au corps social, l’oblige à se mobiliser derrière un chef, à se structurer
différemment en vue d’affronter le péril ; mais surtout, une fois ce
stress passé, l’apaisement qui en résulte va se traduire en décorum,
en un ensemble de rites, de symboles et de culture matérielle qui va
reproduire cette unité en créant de nouvelles routines. Mais alors
que le chef de guerre des sociétés de chasseurs-cueilleurs est un chef
de passage, destitué dès que le péril est passé, le chef causé par le
stress va tenter de lui trouver une nouvelle légitimité en s’appuyant
sur des savoirs occultes réorientant le décorum dans le sens d’une
légitimation de son despotat.
La révolution néolithique ne se limite pas à ces nouvelles institu-
tions, tant s’en faut. La théorie du décorum de Mühlmann n’en donne
qu’un aspect, le plus visible, à la fois dans les œuvres artistiques et
dans la nouvelle structuration sociale, alors que ces sociétés ne cessent
de fonctionner selon les rythmes lents de la transmission de pratiques
relationnelles. Bref, les échanges pour les biens et les échanges pour
le lien continuent imperturbablement de scander la vie intérieure des
collectifs – à une exception près40. En effet, les risques d’un désajus-
tement démographique en période de stress sont plus grands qu’en

[39] C’est dans ce sens qu’il est possible de comprendre la thèse de Heiner Mühlmann (2010,
[1996]), selon laquelle la culture humaine se forme en deux étapes : après une phase de
stress maximal, causé par la guerre ou une catastrophe d’un autre ordre, une société
trouve l’apaisement dans le décorum, dans le partage de rites, de formes esthétiques,
d’actes symboliques, etc.
[40] On renvoie pour cette partie à une présentation plus élaborée de ce processus (Haesler
1989).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

période d’apaisement, ce qui conduira inexorablement à des tensions


territoriales. Or, parmi le registre des pratiques mises à l’épreuve lors
de rencontres entre collectifs, l’échange symbolique d’objets « animés »
(du type kula) est au premier rang des stratégies. À mesure donc que
ces rencontres se multiplient – on pourrait parler de stress territorial
– la production de ces biens va s’accroître. On ne cessera de produire
pour son ami lointain, mais on prendra en même temps la précaution
de produire en vue d’une future rencontre inopinée. La pratique sym-
bolique de production de ces objets va ainsi connaître une première
forme d’aliénation ; la part d’âme qui y est investie sera moindre, et
ce ne sera pas la qualité de l’objet produit, si savamment décrite par
les ethnographes depuis Bronislaw Malinowski et Marcel Mauss, qui
importera, mais la quantité d’objets produits. Et il est en quelque
sorte légitime que ceux qui assurent ce travail mieux que d’autres
en retirent les bénéfices, notamment en termes de statut social. C’est
ainsi que se met en route un nouveau cycle de structuration sociale :
à l’aliénation du rapport à l’objet correspond une plus grande valo-
risation du « bon producteur » et à celle-ci un nouveau rapport aux
ressources qui lui servent de moyen de production41.
Cette nouvelle structuration, notons-le bien, aura pris entre 7 000
et à 12 000 ans à se mettre en place42. Elle verra se profiler la sédenta-
risation, l’institution des inégalités de statut, la montée du patriarcat
et, liée à lui, celle de la propriété privée et du pouvoir comme principal
médium de reproduction sociale. Sur le plan relationnel, qui pour
nous est à la base de toute forme d’explication sociologique, l’échange
pour les biens, c’est-à-dire l’échange marchand va prendre le pas sur
l’échange pour le lien. Pour ce faire, il va devoir se doter de méthodes
d’inscription, d’une sorte de proto-comptabilité qui, à en croire les
recherches les plus récentes, serait à l’origine des formes d’écriture
littérale. C’est ainsi que se mettent en place, à la manière d’un puzzle

[41] On se reportera au modèle pentagonal formulé plus bas qui montre ce que nous nommons
isomorphie des rapports et le mode de résolution des crises qui suit le pentagramme qui
y est inscrit.
[42] Cette lenteur n’est en rien imputable à quelque archaïsme de l’esprit et des formes sociales,
rétives à saluer la nouveauté et le style de vie qui lui correspond, mais, comme le notait déjà
Sorokin, à cette résistance conservatrice de toutes les sociétés sauvages, et no­tamment à
celle relative au statut des femmes, qui étaient les principales transmetteuses de pratiques
relationnelles profanes ; et si l’on prête foi aux travaux de Marija Gimbutas (1974, 1991),
dans les sociétés « matrilocales » du néolithique ces femmes transmettaient pour une très
large part les pratiques sacrées.

Epreuves finales 17 avril 2018


97
Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

complexe, tous les éléments constitutifs de la synthèse traditionnelle


des sociétés humaines. Comparée à la synthèse sauvage, la synthèse
traditionnelle couvre une période relativement courte. Sa particula-
rité réside plutôt dans l’extraordinaire diversité de sa culture morale
et matérielle. Même si elle reste présente dans presque toutes les
sociétés du monde, il faut relever son caractère instable aussi bien
sur le plan des territoires, des formes d’exercice du pouvoir et sur ses
temporalités. C’est à cela que la modernité promet de mettre une fin.
Permettons-nous une rapide digression. L’histoire est toujours une
archive. En ne laissant que des vestiges archéologiques, les sociétés
de type S1 ont certes une histoire ou même un ensemble d’histoires
transmises oralement ou par des inscriptions pariétales ou autres,
mais ces archives ne sont pas un legs mais des empreintes. Ces socié-
tés n’ont pas eu le souci (ou le problème) de transmettre quoi que ce
soit à une mémoire collective que l’on pourrait nommer histoire ; mais
simplement à la prochaine génération. D’où leur forme d’historicité.
C’est pour une large part l’écriture qui fait l’histoire, ou la mise en
écriture d’une histoire orale dont on connaît les contingences. Le poids
des formes de communication, telles qu’elles ont été étudiées depuis
Harold Innis et Marshall McLuhan, puis, de manière plus rigoureuse
par Walter J. Ong ou Jack Goody, se retrouve à chaque césure. De
l’oralité à la scripturalité simple, pour le passage de S1 à S2, de la
scripturalité simple à la scripturalité « mécanique », en passant de S2
à S3. Deux questions se posent alors : depuis quelques années, nous
constatons un tournant médial, aussi bien dans les recherches scien-
tifiques que dans notre réalité des communications numériques de
masse ; au fil de ces recherches, le déterminisme historique des formes
de communication n’a fait que s’accroître43. Peut-on dès lors envisager
de comprendre la révolution moderne comme une transformation des
écritures, en d’autres termes, réinterpréter la révolution copernicienne
comme une révolution « gutembergienne » ? Nous avons de sérieuses

[43] Si la médiologie créée par Régis Debray n’a eu qu’un impact académique réduit, les sciences
de la culture allemandes ont vu s’épanouir en leur sein un courant de sciences des médias
(Medienwissenschaften) qui est aujourd’hui pleinement intégré dans les divers curricula
d’enseignement et de recherches. Mais plutôt que de comprendre qu’un médium est surtout
un support relationnel, ces nouvelles approches se sont concentrées sur la matérialité de
la communication. Plutôt que d’étudier la manière dont les médias affectaient l’ordre rela-
tionnel, c’est l’étude des dispositifs techniques qui a emporté l’adhésion ; notamment par
les travaux de Friedrich A. Kittler (1985, 1986) pour qui, comme une variante du fameux
slogan mcluhanien, « the hardware is the message ».

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

réserves à cet égard, mais il ne saurait faire de doute qu’une réévalua-


tion de l’impact de ces changements des formes de communication doit
faire partie intégrante du questionnement du changement social. Sur
cela se greffe, seconde question, le phénomène internet. S’agit-il d’une
nouvelle césure des formes de communication, c’est-à-dire du passage
de la scripturalité mécanique à une forme de médialité 44, ou est-il
interprétable comme une forme élaborée de scripturalité mécanique ?
À cela s’ajoute le fait, comme l’avait déjà largement discuté Walter J.
Ong (1982), que la forme de la communication influait puissamment
sur les structures cognitives des communicants ; et que nous nous
trouvons aujourd’hui devant un véritable raz-de-marée de publications
qui pose précisément ces questions.
Bref, la question du changement social sera toujours une interro-
gation sur les ruptures menant d’un régime socioculturel à l’autre. Ce
sont là des énigmes impossibles à résoudre en leur intégralité, mais
en même temps – et c’est là leur vocation première – des questions
d’un pouvoir heuristique sans pareil. On peut en résumer les traits
dans le tableau suivant :
Régimes Ruptures Historicité Domaine scientifique
S1 hominisation protohistoire paléoanthropologie
S2 néolithique histoire froide sociologie classique
S3 copernicienne histoire chaude sociologie relationniste

Ce tableau contient une indication qui à première vue peut paraître


choquante, qui est de dire que la sociologie classique, celle qui mène de
Comte jusqu’à Parsons et Bourdieu, est une discipline dont les outils
s’appliquent en toute rigueur uniquement aux sociétés traditionnelles.
En un mot, qu’elles sont inaptes à saisir les spécificités des sociétés
modernes. Elles sont loin d’être inutiles, car elles livrent des descrip-
tions denses de la réalité sociale45. Mais aussi bien dans leurs objectifs

[44] L’expression est de Pierre Lévy (1994, 1997, 2011) qui, en dépit de questions originales
et pertinentes n’a pas eu, tout comme Debray, un écho important dans la sphère intel-
lectuelle française.
[45] Une transition s’est cependant opérée dans la sociologie des années 1980 et 1990,
no­tamment en sociologie britannique qui, après un long sommeil, s’est révélée être par-
ticulièrement fructueuse dans l’analyse sociologique de la modernité capitaliste. À côté
des travaux précurseurs de John N. Goldthorpe et de Richard Hoggart, la nouvelle vague
anglaise impulsée par les travaux pionniers d’Anthony Giddens, de Scott M. Lash et de
John R. Urry, a vu d’importantes contributions en sociologie des sciences et de la connais-
sance (Barry Barnes, David Bloor, John Law ou Steve Woolgar), en sociologie politique

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

de recherche, dans les concepts qu’ils emploient et dans les méthodes


qu’ils mettent en œuvre, le changement social n’apparaît presque pas,
et ce sont des questions de reproduction sociale, de pouvoir, d’inégalités
sociales qui structurent leur propos. Or, la modernité est le régime
socioculturel du changement permanent, en d’autres termes un régime
où la reproduction sociale est une résultante du changement, alors que
la sociologie classique avait tendance à considérer l’inverse, à savoir que
le changement social était un déséquilibre de la reproduction sociale.

Le cadre relationnel d’une théorie du changement social


Pour mieux comprendre la perspective à partir de laquelle nous
tentons d’observer le changement social – une sociologie relationnelle
à visée intégrative – il est nécessaire d’apporter un certain nombre
d’éléments théoriques pour distinguer cette démarche des voies sans
issue que sont les paradigmes dominants.
Considérer la reproduction sociale comme une résultante du
changement c’est étudier un équilibre dans un environnement fait
de fluctuations permanentes. Cet équilibre n’est pas un moment de
repos qui s’installerait dans la durée, mais une structure qui mène
d’une fluctuation à une autre. Nous l’avons vu et le verrons encore
de nombreuses fois, le régime moderne s’établit sur une logique de
la contagion. S’il fallait synthétiser toutes les forces à l’œuvre dans
ce régime, le vecteur central endogène s’exprimerait par la négative :
tout faire pour éviter que la contagion ne cesse ; qu’elle ne vienne
jamais se cristalliser sur un état final, un modèle parfait, une utopie
réalisée. Cette mobilisation généralisée de tous les instants peut être
comparée à un modèle quantique, où nous ne connaissons ni l’état ni
la position de chacun des éléments, mais seules quelques-unes des
relations qu’ils forment entre eux. Ces éléments ne sont pas corpuscu-
laires, mais résultent des relations qu’ils entretiennent avec d’autres
éléments ; parfois, sous forme élémentaire, parfois sous forme compo-
sée, ces différences d’état ne sont cependant pas indifférentes, car c’est
d’elles que dépend le niveau de réflexivité de l’élément en question.
De la réaction nulle à la réaction causale jusqu’à des formes de méta-

(Nikolas Rose, Colin Crouch, Michael Mann, Michael Burawoy) ou dans des domaines plus
particuliers comme les nouvelles technologies (Trevor Pinch) ou la simulation sociale (Nigel
Gilbert). N’ayant pas d’héritage à administrer, ni à subir les luttes paradigmatiques qui
lui sont propres, la sociologie britannique se trouve donc de plain-pied dans la modernité
avec une sorte d’innocence que lui envie la sociologie continentale.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

réflexivité capables d’anticiper les conséquences de n’importe quel acte


contingent sur la nature du système (son environnement) et sa propre
position, la palette de ces niveaux n’est cependant pas infinie. On le
voit, un macrosystème social est d’une complexité plus grande que
n’importe quel système physique, précisément par les divers niveaux
de réflexivité qui y sont à l’œuvre. Réflexivité des acteurs, réflexivité
relationnelle, réflexivité des cadres institutionnels et réflexivité des
grands corps constitués (dont la société, les groupements de sociétés et
jusqu’à la Weltgesellschaft, la société-monde de Luhmann), ces quatre
niveaux sont imbriqués les uns dans les autres. Ce qui créerait un
état de confusion – à la fois dans le dispositif réel et dans l’esprit de
celui qui l’étudie – si nous ne savions deux choses : 1° qu’il y ait de
fortes chances que la réflexivité relationnelle soit structurante par
rapport aux autres réflexivités du fait qu’elle est capable de méta-
conscience ; 2° que nous connaissions – ou plutôt : que nous commen-
cions à connaître – ses modes de fonctionnement.
De fait, un spectre ontologique traverse le XXe siècle et commence
à hanter le siècle suivant. C’est celui de la fin d’une ontologie object-
centered, centrée sur l’objet, et du début d’autre chose qu’on a d’abord
nommé, par absence d’imagination, postmodernisme, se ravisant plus
tard de certaines traditions philosophiques et sociologiques laissées en
suspens et qui traitaient d’objets aussi inclassifiables que le rapport
à autrui, le dialogue, l’altérité, l’intrication quantique ou la double
contingence. Tout en en mesurant les écueils, on a choisi d’appeler ce
paradigme en formation le paradigme relationnel ou relationniste46.
Le premier à le développer de manière systématique (et forcément très
générale) fut le philosophe belge Eugène Dupréel. Fondateur de l’École
de Bruxelles (Chaïm Perelman, Michel Meyer), il eut une certaine
influence dans son pays d’origine, alors que sa réception fut en général
assez modeste47. Dupréel semble avoir été le premier à concevoir un
modèle d’explication sociologique relationniste dans les années 1930,
publiées sous le titre de Sociologie générale en 1948. Il vaut la peine
qu’on s’y attarde quelques instants.

[46] Une histoire de cette perspective, ne serait-ce que de manière parcellaire, est encore à
faire. L’héritage simmélien commence à être connu et reconnu, mais non ce qu’il doit à la
philosophie de Friedrich Heinrich Jacobi et aux débats sur la notion de reconnaissance
depuis Fichte (Fischbach 1999, 2015).
[47] On mettra à part l’article très complet de Jacques Coenen-Huther (2006) qui tente de
rendre justice à cet auteur.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

Soit deux groupements sociaux X et Y ; plus leur cohésion respec-


tive repose sur des rapports complémentaires positifs, plus ils auront
tendance à développer entre eux des rapports antagonistes. On voit
que Dupréel a lu Carl Schmitt, du moins son théorème sur la codépen-
dance des amis et des ennemis. Cette loi a une portée générale. Elle se
retrouve dans toute forme de groupement social (du groupe restreint
aux macrosystèmes sociaux) et vaut pour toute espèce de système
vivant. Qu’est-ce qu’un rapport complémentaire positif ? Prenons le cas
d’un juge, d’un gendarme et d’un prévenu. Il y a là trois rapports qui
donnent lieu à une structure sociale ; une structure sociale étant la
forme que prend une situation sociale qui la rend prévisible et obser-
vable de l’extérieur. Ces trois rapports – entre juge et prévenu (1), juge
et gendarme (2), gendarme et prévenu (3) – sont dits complémentaires
quand deux rapports parmi eux se renforcent et renforcent par là
même le troisième rapport. Ainsi, dans notre exemple, à mesure que
(1) et (2) se renforcent (leur évidence devient routine), le rapport (3)
aura tendance lui aussi à perdre de son caractère problématique et à
devenir lui-même une routine. En termes clairs : le prévenu qui s’est
montré rétif face au gendarme acceptera d’autant mieux ses injonctions
que les rapports du prévenu au juge et du juge au gendarme seront
devenus routiniers. On peut comprendre ce processus de deux manières
différentes : de manière absolue, les rapports (1) et (2) vont engendrer
un rapport (3) ; il y a innovation sociale ; de manière relative, les rap-
ports (1) et (2) vont « déproblématiser » un troisième rapport (3) qui pose
problème ; il y a régulation sociale. L’une des vertus de ce processus est
qu’avec l’instauration (ou la régulation) d’un troisième rapport se crée
une structure sociale qui se caractérise non seulement par sa stabilité,
mais par une émulation réciproque : le troisième rapport viendra à son
tour renforcer les deux rapports initiaux. Or, ce renforcement aura ten-
dance à se faire agréger d’autres rapports, jusqu’à une limite dictée par
la nature même du groupement social dans lequel ils sont à l’œuvre.
Dans notre cas, fort simple, ce groupement se limite à la situation qui
porte le nom de comparution. Mais on peut aisément s’imaginer des
cas plus complexes­, mettant en scène des rapports plus nombreux et
plus enchevêtrés. L’intérêt de ce que nous voulons nommer ici « loi de
Dupréel » est de dire qu’à mesure qu’un groupement social se forme sur
la base de ce type de complémentarité, il aura tendance à développer
des rapports négatifs (de rejet, de concurrence, de conflit latent ou réel)
avec des groupements de même nature. Il faut évidemment traduire
les propos de Dupréel en langage plus actuel et en pointer les limites :

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

ce qu’il appelle les instincts sociaux, base faible et ô combien sujette


à caution ; l’absence de concepts sociologiques élémentaires, comme
celui de norme sociale (alors qu’il nous parle si souvent de valeurs),
de différenciation, ou d’intégration sociales, sans parler de l’absence
de toute représentation du pouvoir et de ses formes. Ce qui pour une
sociologie générale est fortement rédhibitoire. Mais il faut tout aussi
bien insister sur son caractère novateur. Il n’aura pas fallu attendre
le slogan de Carl Schmitt sur le rapport entre amis et ennemis, pour
savoir que l’une des méthodes les plus probantes pour réaliser une
bonne intégration sociale à l’intérieur d’un groupement quelconque
était de désigner un autre groupement comme un groupement ennemi.
Cela fait partie d’une sorte de prescience du social qui a dû exister dès
l’aube des premières organisations humaines, et il est fort probable
que de telles désignations se retrouvassent déjà chez les hominiens.
Or, c’est le processus inverse que vise Dupréel : c’est grâce à l’intégra-
tion sociale réalisée par les rapports complémentaires positifs que les
groupements sociaux tendent à se distinguer et, à terme, à s’opposer.
L’ennemi n’est pas tant celui qui fait que je me conforte auprès de
mes amis ; ce sont plutôt les amis qui me permettent de me distinguer
des non-amis et qui deviendront parfois des ennemis. Ce qu’il y a de
remarquable dans la méthode adoptée par Dupréel, c’est qu’il parvient
à expliquer un grand nombre de phénomènes sociaux à l’aide d’outils
terminologiques très peu nombreux, à la limite avec les deux formes
de rapports complémentaires ; il y a là une économie de l’explication
qui est assez unique en sociologie48.
Il ne s’agit pas ici d’ajouter un chapitre à l’histoire de l’éclosion,
lente et incertaine, de ce tiers paradigme, mais de montrer l’inté-
rêt d’une approche comme celle de Dupréel en termes de pertinence
explicative et de parcimonie conceptuelle. En effet, il est important de
souligner ceci : alors que les paradigmes classiques – individualisme
et holisme méthodologiques – ne cessent d’ajouter « entité sur entité »

[48] S’il y avait un parallèle à faire, on pourrait rapprocher Dupréel de la sociologie formelle de
Leopold von Wiese qui s’était arrogé de manière assez arbitraire (et autoritaire) l’héritage
de Simmel. Comme von Wiese avait été le grand madarin appelé « nestor » de la sociologie
allemande dans les années 1930-1950, il est possible que Dupréel connût son éminent
voisin (sans toutefois le citer). Une autre filière souterraine qui pourrait encore intéresser
est celle entre von Wiese et Arthur F. Bentley (1949, 1954), auteur que convoque Mustafa
Emirbayer dans son manifeste de 1997 à plusieurs reprises, dans le sillage de John Dewey.
Cela signifierait le rôle charnière que von Wiese joua pour la continuation d’un certain
héritage simmélien : de la sociologie formelle à la théorie des réseaux sociaux, de la socio-
logie formelle à la théorie relationnelle de Dupréel.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

à mesure que l’explication sociologique se complexifie, multipliant


ainsi les entorses faites au « rasoir d’Occam » (tel le fameux « courant
suicidogène » chez Durkheim), le modèle de Dupréel révèle une réelle
productivité heuristique. Avec une notion relativement banale, il par-
vient à dessiner un monde social où il y aurait des « lois », où l’origine
des normes et des valeurs pourrait être expliquée et où le statut et
le fonctionnement des institutions pourraient être clairement situés.
Il est clair, cependant, que cette supériorité épistémologique se paie
par le recours à une notion particulièrement polysémique et floue de
relation qui demande qu’on la revisite. Et c’est ce que des auteurs
plus contemporains ont fait, qui vont la traiter de manière diamétra-
lement opposée : soit un usage pauvre, où la relation est une simple
mise en contact d’entités diverses par où passent des énergies, des
informations, des virus ou des signaux divers ; soit un usage riche,
probablement issu de considérations théologiques (la relation à Dieu),
où elle est développée dans toute sa richesse phénoménale. Cet usage
riche sera ici réservé à la relation humaine et à elle seule.
S’il fallut près d’un demi-siècle d’efforts pour que s’enracine la simple
possibilité d’une telle sociologie, deux démarches actuelles sont en train
d’établir une sorte d’hégémonie dans ce champ en formation : celle
impulsée par Bruno Latour avec sa méthode « associative », et celle,
un peu plus ancienne, de Harrison White, avec la théorie des réseaux
sociaux. Les deux partent d’une conception pauvre de la relation, qu’on
peut considérer comme un simple contact, mais qui leur permet de
développer tout un jeu d’associations formelles entre humains et non-
humains, soit mettant en scène l’intégralité des choses de ce monde
(Latour) ou l’écheveau complexe de tous les graphes sociaux possibles
(White). Alors que l’associationnisme formel de Latour déborde de loin
le domaine de la sociologie par une stratégie de percolation assez astu-
cieuse, White et ses épigones s’en tiennent à une sociologie quantitative
de stricte observance dont le modèle est celui des sciences dures. En
dépit du concours que lui apportent désormais de larges domaines
des sciences dures, comme les neurosciences, la paléoanthropologie, la
psychologie évolutionnaire ou la primatologie d’une part, et un spectre
très large d’interrogations philosophiques (en philosophie analytique,
anthropologie philosophique et phénoménologie) de l’autre, les diverses
démarches partant d’un usage riche de la relation semblent être plus
hésitantes que ces tendances hégémoniques. Or l’enjeu ici n’est pas
purement doctrinal, tant s’en faut. Car même s’il est parfois difficile de
prendre au sérieux l’« âge de la singularité » dont nous parle le gourou

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

des transhumains Ray Kurzweil, s’il y a une différence à faire valoir


entre l’intelligence des machines et celle des humains, c’est au niveau
de cette relation humaine complexe qu’elle se situe. Il n’est pas certain
que le fait de l’évacuer fasse le jeu des visions transhumanistes, mais
il y a bel et bien une congruence entre cet appauvrissement considé-
rable et ces visées technicistes ; une congruence qu’il sera trop tard
de déplorer, quand en 2025, au seuil de cet « âge », l’intelligence des
machines aura mis à l’encan celle des humains49.
Pour tâtonnante qu’elle soit, la perspective d’un relationnisme
dense ou complexe n’en conserve pas moins des arguments à faire
valoir en vue de défendre un programme de recherche fécond. Nous
appellerons complexe un tel relationnisme pour la simple raison que
nous nous servirons des relations faibles et des relations fortes, pour
en élaborer le modèle.
Formulons-en un premier élément qui a trait à l’usage du terme
de relation et au statut éminent de la relation humaine. À l’instar de
l’éthique matérielle des valeurs de Max Scheler, il convient tout d’abord
d’établir une hiérarchie des relations. Ainsi, nous proposerons50 :
H-H > H-NH > NH-NH,
en réservant le terme de relation à H-H et en nommant rapports les
deux autres catégories. Cette hiérarchie repose sur le fait que seul
l’humain est doté d’une conscience incorporant à la fois sa propre
conscience (la conscience de sa propre conscience), la conscience d’au-
trui et une articulation entre les deux que nous nommerons méta-
conscience. Une question soulevée depuis un certain nombre d’années
au sein de la philosophie analytique de l’intentionnalité collective est
de savoir si cette métaconscience est individuelle (Michael Bratman)
ou si elle fait partie d’un « sujet pluriel » (Margaret Gilbert). On
s’imagine la difficulté de telles enquêtes, et il est significatif que ni
Latour, ni White ne se préoccupent de telles questions51. Ce point est
cependant névralgique. Toute théorie qui ferait l’économie d’une telle
relation se condamnerait à n’être qu’un pur formalisme, comme le sont
les approches de la théorie du réseau et la théorie de l’acteur-réseau.

[49] On notera en passant que la théorie systémique de Niklas Luhmann s’est elle aussi en
partie constituée par forclusion de cette source de désordre (pardon : de complexité) qu’est
la relation humaine.
[50] H : humains, NH : non-humains.
[51] Pour une synthèse bien informée, on s’appuiera sur l’ouvrage de Hans Bernhard Schmid
et David Schweikard (2009).

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

Il ne s’agit pas là d’un attribut particulier de tel ou tel être humain,


mais d’aptitudes que seule la relation humaine rend possibles. En
d’autres termes, cette relation est un transcendantal et l’approche
que nous visons peut s’apparenter (non sans une certaine prétention,
il faut l’avouer) à un kantisme de la relation52.

Digression sur les états de conscience


Dire que seul l’être humain en est capable ne signifie pas pour
autant qu’il soit le siège de ce transcendantal. Depuis l’hominisation,
il en détient la possibilité, mais pour que la relation devienne trans-
cendantale (par) elle-même, il a fallu des dispositions historiques par-
ticulières. Alors que dans les régimes traditionnels, de telles relations
relevaient de l’exception, ce n’est que dans le monde-de-vie moderne
qu’elles s’habitualisent. Comme on le verra plus loin, c’est là l’un des
sauts qualitatifs opérés par la modernité.
Commençons par une catégorisation élémentaire : celle entre
humains (H) et non-humains (NH). Ce qui distingue les humains
des non-humains est leur état de (méta)conscience : ils ont conscience
d’être et ils ont conscience de cette conscience ; c’est ce que nous appe-
lons métaconscience. Acquisition tardive d’un langage réflexif, cette
métaconscience contient en elle la possibilité d’attribuer à autrui un
état de conscience similaire. Cette attribution se vérifiera à chaque
fois qu’un acte fera sens par le moyen d’une confrontation mi­ni­ma­
lement objectivée53.
On peut distinguer trois niveaux de métaconscience : 1° la conscience
de la conscience de soi (M1), 2° la conscience de la conscience d’autrui
(M2) et 3° la conscience d’une conscience qui inclue M1 et M2 (M3).
M1 est donné à tout humain, principalement par le langage. Elle
se forme dans et par le clivage des rapports H-NH. M2 est contenu

[52] Il ne fait aucun doute que les « aprioris sociologiques » de Simmel appartiennent à la
tradition postkantienne. Par rapport à Kant, Simmel comprend que si la relation excède
la somme de ses parties et que s’il existe des aprioris transcendantaux propres au sujet
de la raison, les aprioris (relationnels) qu’il convoque font partie d’une autre esthétique
transcendantale, ou même d’une esthétique fondatrice.
[53] Comme partout ailleurs dans cet ouvrage, il s’agit une fois encore de la synthèse d’un fonds
immense de réflexions menées depuis l’origine de la philosophie moderne depuis Descartes.
Dans ce qui suit, on s’appuiera principalement sur le concept de conscience, tel qu’il a été
mis en pratique par le philosophe australien David Chalmers (1996), pour qui le « simple
fait » de la conscience – ce qu’il nomme un hard problem – se distingue catégoriellement de
toutes les tentatives de la prouver scientifiquement (qui pour lui est un problème « léger »
et qui n’atteindra jamais le simple fait). En d’autres termes, la conscience est un fait brut,
non réductible, tout comme l’est le temps et l’espace.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

comme potentialité en M1 et devient actuel à partir du moment où


ce clivage se transforme de manière à ce que les NH puissent être
reconnus comme êtres dotés de conscience ou non. On peut s’imaginer
que cette transformation a eu lieu à l’« ère axiale » avec la formation
d’une pensée identitaire. Alors qu’en M1, le rapport à autrui est encore
un rapport d’extériorité, pouvant faire apparaître autrui comme un
animal ou une chose animée, la « déduction » de la métaconscience de
soi à la conscience (au fait d’avoir conscience) qu’autrui est lui aussi un
être doté d’une conscience ouvre à celui-ci la possibilité d’un rapport
d’altérité. Cette transformation de l’extériorité en altérité est possible
dès la naissance de M1, si bien que ce glissement de M1 à M2 est
imputable à une habitualisation progressive de rapports d’extériorité
par le biais de pratiques que nous avons appelé – pour la simplicité du
terme – échanges. Échanges d’expressions, d’actes langagiers, d’ob-
jets matérialisés et symboliques. C’est par et dans l’échange que se
met en place une médiation par un tiers médiateur qui rend possible
l’objectivation du non-humain en être avec lequel une relation de sens
devient possible. Comme le souligne David Chalmers (1996), cet être
peut être un zombie, mais il est possible d’établir avec lui une relation
de sens dès lors que la relation avec ce supposé zombie est dotée de
réversibilité, c’est-à-dire d’une relation qui ne fasse pas seulement
sens pour l’un des acteurs, mais dans laquelle l’un des deux acteurs
doit partir de la supposition, à savoir la conscience, qu’elle fasse sens
des deux côtés de la relation. Alors qu’on peut s’« entendre » avec un
zombie, on ne peut pas dire qu’on s’entend pour les mêmes raisons
que lui. C’est cette absence de réciprocité alors qui le caractérise. Je
ne peux jamais savoir avec lui s’il sait que j’ai une conscience de la
même manière que je sais qu’il en a une. En d’autres termes, je ne
peux pas communiquer avec lui sur nos états de conscience. C’est à
partir de là que l’individuation peut s’enclencher comme possibilité de
s’objectiver « dans le regard » d’autrui. Ce saut qualitatif est donné dès
l’hominisation54. C’est donc l’organisation sociale qui va donner lieu à
une série de pratiques qui vont évoluer dans le sens d’échanges repo-
sant de part et d’autre sur la supposition d’un sens partagé. Le nœud
de l’affaire reste cependant la déduction, c’est-à-dire la possibilité de
penser la conscience d’autrui à partir de la conscience de la sienne.

[54] Dans la mesure où l’hominisation est déjà une étape historique, la critique qui viendrait
dire que ce type de démonstration est historicisant n’a plus d’objet. L’hominisation crée
un « milieu », dans lequel des rapports réflexifs sont possibles. Ces rapports sont mis en
place par des pratiques qui, elles, découlent de telle ou telle organisation sociale. Ces
organisations sociales se complexifient avec la pression écologique et du fait de la plasticité
croissante de ces organisations qui, elles aussi, découlent du langage réflexif qui rendent
leur thématisation collective possible.

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107
Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

Cette déduction n’est pas évidente. En effet, faire de la perception


de sa propre conscience, du fait même de la « détenir », la condition
qu’autrui en « détienne » une pour sa part, ne saurait se faire que dans
des circonstances particulières ; qui sont des circonstances de crise. Il
s’agit de la rencontre entre une extériorité qu’on ne peut ni assimiler
dans une forme de partage, ni soumettre voire anéantir comme une
possession. Entre partage et anéantissement doit se former un com-
promis où le partage du sens devient possible. C’est alors que les deux
visées peuvent se rejoindre et qu’on pourra nommer les actions qui
en résultent des actions sociales, au sens wébérien du terme. J’inclus
dans ma visée le fait qu’autrui est porteur de conscience qui le fait lui
aussi agir de telle ou telle manière, en d’autres termes, que lui aussi
est capable de visées que je dois prendre en compte dans les miennes.
Mais ces visées d’autrui, comme nous venons de le voir avec
Chalmers, peuvent provenir d’un zombie, c’est-à-dire d’un être que je
peux envisager comment étant doté de conscience, à qui je peux réa-
gir en prenant en compte le fait que son comportement est le résultat
d’une conscience, mais dont je dois faire l’expérience navrante que
l’inverse n’est pas vrai, ou qu’il est doté d’une conscience qui ne rejoint
pas la mienne dans ma manière d’envisager la sienne. Je peux donc
interagir avec un zombie, mais je ne peux en rien savoir de quoi sa
conscience est faite. Si partage de sens il y a, c’est le fruit du hasard ;
et ce hasard ne peut en rien s’habitualiser en une norme ; non d’une
norme déjà posée, comme c’est le cas d’une norme technique ou juri-
dique qu’un zombie peut suivre lui aussi, mais d’une norme spécifi-
quement sociale. Les normes en question peuvent en effet s’envisager
comme des élaborations autonomes qui lient les deux acteurs indépen-
damment de leurs contextes sociohistoriques. De parfaits étrangers
peuvent ainsi s’entendre. Or, si en absence de tout langage commun,
ces deux acteurs parviennent néanmoins à trouver une médiation, ils
doivent avoir quelque chose en propre, quelque chose dont ils n’ont pas
conscience, mais dont ils sont porteurs et qui leur donne la possibilité
de cette entente. La norme, entendue ici comme une anticipation croi-
sée d’un comportement de quelque ordre, ne devient possible qu’avec le
troisième niveau de métaconscience auquel le zombie n’a pas accès (du
moins, il est impossible pour nous de la savoir). C’est la conscience qui
inclue les deux métaconsciences précédentes. Cette métaconscience M3
ne saurait être le siège de l’un ou de l’autre, comme c’est le cas pour
M2, où l’un des acteurs peut être un zombie, mais de manière réci-
proque pour les deux acteurs qui sont nécessairement des semblables.
En tant qu’articulation et englobement des deux métaconsciences des
deux acteurs humains, elle est collective. Tel que l’ont montré un
nombre de plus en plus important de philosophes (analytiques), on

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108
Aldo Haesler • Hard Modernity

ne saurait expliquer des phénomènes de coopération en partant des


seules intentionnalités des acteurs ; leur entente achoppe toujours sur
une spéculation croisée (je pense que tu penses que je pense, etc.) sans
limites et qui paralyse l’action. Or, l’action a bien lieu. Mais ce constat
est purement négatif et débouche sur la simple nécessité de « quelque
chose qui fait, qu’en fin de compte la coopération puisse réussir ». Ce
« quelque chose », nous l’appelons métaconscience M3.
De cette conscience, nous ne pouvons pas avoir conscience, mais
nous la mettons constamment en pratique. Dès que nous coopérons
et que cette coopération se traduit par un résultat, c’est l’œuvre de
M3. Si elle est d’abord une élaboration abstraite des philosophes qui
devaient trouver une issue au problème irritant des spéculations croi-
sées, ce problème résulte précisément du fait qu’il est mal posé, que la
sempiternelle interrogation de ce savoir récursif (« je sais que tu sais
que je sais, etc. ») est posée du point de vue d’un « je ». À moins de le
confier à une autre entité, qu’elle soit transcendante ou imaginaire
– ce qui viendrait infirmer l’une des principales acquisitions de la
philosophie moderne, à savoir la faculté réflexive d’entendement –, la
voie « négative » entend l’attribuer à un « nous », comme une instance
de conscientisation par défaut. Cette démarche ne suffit pas. Il faut
reprendre ce problème en sens inverse et considérer la conscience indi-
viduelle non comme une condition mais comme une conséquence d’une
instance collective, d’un « nous » sous quelque forme qu’elle soit. C’est
dire, contrairement à Chalmers, que la conscience individuelle n’est
pas une instance originaire. Nous en avons certes la sensation, mais
cette sensation est trompeuse. Et de même que la philosophie analy-
tique bâtit un modèle pour accréditer une possible illusion, il devrait
être permis d’en prendre le contre-pied et de supposer l’existence d’une
conscience collective au sein de laquelle les diverses métaconsciences
peuvent ou non prendre forme. C’est cette démarche, largement spé-
culative, qu’on aimerait proposer pour souligner la particularité d’une
sociologie relationnelle55.

Seul être vivant à disposer d’un tel étagement de consciences,


l’être humain peut donc s’engager dans des relations d’une complexité
illimitée. La hiérarchie des rapports se fait donc au niveau de la
complexi­té et de la réflexivité de ceux-ci : un rapport de prix (NH-
NH) est une simple donnée chiffrée, une facticité pure, un chiffre ; un

[55] On laissera de côté deux questions centrales : celle de la détermination de M3 (où est son
siège ?) et, lié à cette question, celle du « milieu » historique qui permet la manifestation
de ces métaconsciences.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

mode d’emploi (H-NH) est déjà passible d’interprétation, mais ce n’est


que la relation H-H qui ouvre l’horizon de la plus grande contingence
possible. D’où le tableau suivant nous permettant une hiérarchisation
des états de conscience :
Complexité Réflexivité
H-H + +
H-NH + –
NH-NH – –

À cela s’ajoute une conséquence logique : à mesure qu’un rapport


devient « simple », son degré de systématicité augmente. Alors qu’un
système de prix (NH-NH) peut avoir une dimension quasi universelle,
un corpus technique ou juridique, une gestion des ressources ou de
routines d’usage (H-NH) prend généralement une tournure plus locale,
souvent nationale. Quant à systématiser des relations humaines, c’est
non seulement chose impossible, mais en raison de leur singularité
ce serait nier leur caractère constitutif 56. On pourrait même dire que
chaque relation est une singularité, ou que plus une relation est rela-
tion et plus elle est singulière. Les amoureux en savent quelque chose.
Au cœur du dispositif relationnel (H-H) nous trouvons un méca-
nisme universel qui a assuré depuis toujours cette médiation entre
consciences et métaconsciences : c’est le phénomène du don et du contre-
don. La logique du don est par sa complexité même la seule pratique
en accord avec l’exception et le décalage humains. En effet, l’expres-

[56] Luhmann pense avoir réglé le problème en parlant à ce propos de « double contingence »,
ce qui n’est rien d’autre que ce qu’en théorie économique on appelle des « anticipations
croisées ». Il en oublie pourtant l’élément majeur qu’est la métaconscience. Si, dans le
marcher-ensemble, il y a coordination des pas et de la vitesse de la marche, c’est qu’il
existe une métaconscience qui régule les deux consciences (de soi et d’autrui) ; sans elle,
nous nous perdrions dans des supputations croisées sans fin. On sait que ce problème de
la coordination avait été une critique adressée par Parsons à Weber qui définissait l’action
sociale comme visée intentionnelle à l’égard du comportement d’autrui, sans prendre en
compte le fait qu’autrui avait lui aussi une telle visée et avait parallèlement conscience de
la mienne. La sociologie classique règle ce problème en convoquant des « valeurs » censées
focaliser l’action en vue d’une coopération commune. C’est ici que Luhmann voudrait aller
plus loin que Parsons. En effet, la double contingence à l’œuvre dans la relation humaine
est une source de complexité de « désordre », peut être la source la plus importante de
complexi­té dans tous les systèmes sociaux. Pour affronter ce chaos, il mobilise tout le design
théorique de son systémisme – avec des résultats souvent surprenants. Or Luhmann ignore
ce qui est précisément mobilisé en premier lieu pour transformer la double contingence,
à savoir la métaconscience et tout ce qui a trait aux formes d’intentionnalité collective.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

sivité humaine a le choix (même si ce choix est limité) de formes de


communication susceptibles de créer un lien social (une entente, un
pacte, un accord, un contrat, une convention, etc.). Parmi ces formes, la
parole, la mimique ou quelque autre signe déictique ne sont pas les plus
fiables. Elles sont certes performatives, mais performatives seulement
jusqu’à un certain point ; dans le fond, il s’agit de formes généralement
défectives qui ne viennent qu’apporter une sorte de symbolisme le plus
souvent ornemental à la construction du lien. La parole est le plus
souvent autoréférentielle ; elle n’apporte pas d’épreuve suffisante pour
que les acteurs en présence puissent procéder aux délicates opérations
de reconnaissance des consciences d’autrui. Il faut donc un élément
extérieur à la relation sur lequel puissent se focaliser les consciences
et devenir intentions (conscience de quelque chose). Que ce soit un objet
réel, un geste, une expérience commune, c’est par cet élément tiers que
pourra s’enclencher le travail de relationnement dans la réciprocité du
donner, du recevoir et du rendre.
Il y a là un invariant anthropologique qui a trop souvent été mis
sur le compte d’une morale et non d’une nécessité d’ordre anthropo-
logique. Autant il est clair que cette logique a aussi des conséquences
morales, qu’elle permet de juger d’un bien-agir ou de son contraire,
autant il est important de souligner qu’il s’agit d’une réponse logique,
c’est-à-dire répondant à une nécessité de fait face à la complexité des
états mentaux de l’être humain. Voilà qui ouvre des perspectives,
notamment vers les neurosciences, qu’il serait imprudent de négliger.
La relation H-H est un rapport matriciel, à la fois relationnement,
institution de lien social, mais surtout seule forme sociale, au sens
que Simmel lui a donné, qui organise à la fois les états mentaux de
l’humain, son « décalage » au sens de Georges Guille-Escurret (1994),
et le cadre institutionnel qui en permet ou non l’exercice.

Un modèle pentagonal
Un modèle sociologique élémentaire doit comprendre au moins trois
éléments : les humains (H), les collectifs (C) et leurs environne-
ments et constituants matériels (N, comme nature). Si l’on croise
ces trois éléments, on obtient 5 rapports (en éliminant le rapport
N-N qui n’entre pas dans le cadre d’une sociologie). Ces 5 rapports,
à savoir (H-H), (H-C), (C-C), (C-N), (H-N), couvrent tous les rap-
ports imaginables à l’œuvre dans une société humaine. Outre le
fait de présenter un outil de classification, cette catégorisation nous
permet de formuler un programme de recherches inédit pour une

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111
Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

théorie relationnelle du changement social. Deux remarques doivent


cependant être faites :
1. La question de la transcendance ne peut pas être évacuée pure-
ment et simplement. Mais il est un fait qu’il y eut des sociétés
ayant vécu avec un monde transcendant « mort » (Aborigènes) ou
un monde en déshérence progressive avec la transcendance reli-
gieuse (modernité), c’est-à-dire une transcendance ne parvenant
pas ou plus à focaliser les actions humaines (à double contin-
gence) autour de valeurs communes. Mais on peut invoquer
un autre type de transcendance, celui de la société elle-même,
comme le firent un certain nombre de sociologues avec et après
Durkheim. Il faut donc compter la catégorie de la transcendance
parmi les prédicats du concept de société.
2. Il y a certainement des formes d’échange dans le métabolisme de
la nature ; il suffit de penser aux animaux. L’exclusion du rapport
(N-N) a quelque chose d’arbitraire, on en est conscient. Mais, que
l’on sache, la communication animale peut entrer soit dans la
composition et l’expression de certains de ces rapports – sous la
forme d’une relation (H-H) sublimée, de l’exploitation animale
(C-N) ou d’une forme particulière d’aliénation (H-N) –, soit doit
être comprise stricto sensu dans les cadres de catégories non
humaines, c’est-à-dire qu’elle doit toujours en référer à la com-
munication humaine pour être traduite comme un rapport social.
Continuons le travail sur les notions. Nous appellerons société
l’ensemble des relations et rapports dans un temps donné qui sont
a minima dans un rapport d’isomorphie les uns avec les autres. On
écrira :
H-H : H-C : C-C : C-N : H-N.
C’est là le postulat de base. Plutôt que de définir la notion de société
comme une totalité apriorique, comme l’entend le holisme méthodo-
logique (Marx, Durkheim, Freitag) ou de la considérer comme un
de ces « concepts collectifs » dont parle Weber dans sa (trop ?) célèbre
lettre à Robert Liefmann57, une sociologie relationnelle devra l’appré-
hender comme une stabilisation ou une cristallisation de rapports.

[57] « Si, au bout du compte, je suis moi-même devenu maintenant sociologue (selon l’inti-
tulé de mon arrêté de nomination), c’est essentiellement pour mettre un terme à la pra-
tique qui hante encore les lieux et consiste à travailler avec des concepts de collectifs
[Kollektivbegriffe] » (Max Weber, lettre à Robert Liefmann du 9 mars 1920, cité d’après
H.H. Bruun 1972, p. 38).

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112
Aldo Haesler • Hard Modernity

On peut l’exprimer de manière sociogénétique quel que soit le col-


lectif envisagé. Pour cela il nous faut distinguer quatre niveaux de
structuration58 : par analogie, par isomorphie, par homologie et par
structure. L’analogie procède par ressemblances, l’isomorphie par
identités de formes, l’homologie par communauté de principe, la
structure par stabilité relationnelle (la structure étant une relation
entre relations)59. La sociogenèse se lira de la manière suivante : au
départ d’une masse amorphe (quelle que soit sa taille), les 5 rapports
vont tout d’abord suivre la pente mimétique, comme l’avait imaginé
Gabriel Tarde, c’est-à-dire par concaténation de proche en proche.
Mais la critique que Durkheim fait du principe de l’imitation situe
bien le problème : si l’imitation engendre des rapports analogiques,
c’est-à-dire de ressemblance, le choix de telle ou telle ressemblance est
contingent. Il y a contagion d’une forme ou d’un modèle, sans qu’il soit
possible d’en déterminer le principe. Cette première étape de la struc-
turation sociale reste fragile et aléatoire du simple fait de l’impossi-
bilité de justifier le régime de ressemblance établi. La seconde étape
repose sur la cristallisation d’une forme ou d’un modèle ; une forme
ou un modèle qui tentera de s’autojustifier par un discours. On sait
depuis Vilfredo Pareto qu’il y a un rapport inverse entre l’arbitraire
de cette forme et le discours visant à la rationaliser : plus la forme ou
le modèle (chez Pareto les « résidus ») est arbitraire, plus dogmatique
sera le discours (chez Pareto les « dérivations ») qui tentera de l’ins-
tituer. Le passage à l’homologie, troisième étape, vise l’objectivation
réflexive de ce discours, c’est-à-dire le fait de faire disparaître son
arbitraire par la vertu d’un principe capable de s’exporter à d’autres
collectifs et d’autres situations. C’est ce que Sorokin a tenté de saisir
au moyen de ses « mentalités culturelles » 60. On atteindra le niveau
de structuration définitive quand cessera toute forme de concurrence
entre principes instituants. Une telle société aurait alors atteint une
transparence et une prévisibilité telles que sa reproduction n’aurait
plus besoin de pratiques relationnelles. C’est bien ce qu’on peut com-

[58] On peut comprendre cet effort comme une tentative d’assouplir la théorie de la structu-
ration d’Anthony Giddens (1984). Nous n’en abordons ici que les aspects formels et non
ceux liés à la transformation des cadres spatio-temporels.
[59] Le degré d’élaboration dans cet ouvrage tentera d’aller jusqu’à la preuve homologique (le
principe de la modernité étant le jeu à somme positive) – à grand mal, avouons-le d’emblée.
Très généralement, il faudra nous contenter de la preuve isomorphique.
[60] Parmi les nombreuses classifications ontologiques, citons celles de Jean Gebser, d’Abram
Kardiner, de Friedrich Rüstow ou plus près de chez nous celle de Philippe Descola (2005).

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

prendre, si l’on pense à bout l’idée d’Anthony Giddens de la « dualité


de structure ». Une structure initiée par les pratiques singulières des
acteurs et qui, au bout du compte, rend ces pratiques possibles, est
une structure qui suspend ces pratiques et les habitualise jusqu’à en
faire de simples réflexes. Autant dire qu’elle serait morte. Elle aurait
alors atteint l’état de système halluciné par Niklas Luhmann toute
sa vie durant. Un système ne connaît plus de changement social ou,
ce qui revient au même, n’a plus besoin de sociologues pour l’analyser.
Ces étapes vont dans le sens d’une stabilité croissante de ses modes
d’intégration et de régulation. Nous pensons que la modernité tardive
(hard) a rejoint le niveau structural avec le passage du « petit seuil »
des années 1970. Dans la mesure où malgré tous nos efforts nous ne
parvenons qu’avec grande peine à dépasser le niveau isomorphique,
il nous faut reconnaître que la chouette (sociologique) de Minerve a
un, sinon, deux trains de retard sur la réalité.
Une société « vivante » présente une stabilité relationnelle qui se
distingue à la fois des phénomènes de foule et de l’état de système61.
Les foules ne présentent aucune ou une forme très réduite de stabilité
structurelle, alors que le système exclut d’emblée les relations H-H. Si
l’un de ces rapports présente une anomalie, celle-ci est soit intégrée
par les autres rapports de manière compensatoire, soit aboutit à une
reconfiguration du mode de stabilité ; il s’agit là d’un changement social
endogène. De même, dans la mesure où une cause exogène (change-
ment climatique, astronomique ou autre) affecte l’un ou l’autre de ces
rapports, le mécanisme d’intégration ou de changement fonctionne
de manière identique. Giddens souligne à juste titre que la différence
entre sociétés traditionnelles et société moderne consiste dans le mode
d’imputation de ces causes : exogènes pour les premières, endogènes
pour les secondes. Plus le niveau de stabilité est élevé, plus ces ajus-
tements se font de manière automatique, c’est-à-dire avec un niveau
de mobilisation des pratiques sociales (H-H) de plus en plus réduit.
Expliquons-nous sur ces points. Qu’appelle-t-on isomorphie ? Et
en quoi cette isomorphie nous permet de convoquer déjà le concept de
société, comme nous le faisons, et d’en tirer des éléments d’explication
du changement social62 ? Une isomorphie est une similarité de forme.

[61] Le domaine du sociologue se situe donc toujours « au-dessus » des foules et « en dessous »
du système. On pourrait donc parler à ce titre du domaine des sociétés « vivantes ».
[62] Il s’agit ici d’appliquer un principe de modestie méthodologique qui est en même temps
un postulat moral. Il dit en substance qu’avec nos faibles moyens sociologiques, nous ne

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Elle en appelle donc à une morphogenèse. En toute abstraction, une


telle morphogenèse aurait à expliquer comment ces 5 rapports se sont
formés à partir de la relation matricielle H-H en prenant en compte
les 4 autres rapports qui en forment le cadre institutionnel. Ces ins-
titutions répondent à des logiques propres dont la compatibilité est de
moins en moins assurée à mesure que le système social se complexifie.
C’est certainement Luhmann qui a étudié avec le plus de rigueur ces
interdépendances – sans toutefois prendre en compte la particularité
de la relation H-H. On voit la difficulté d’une telle démarche (et c’est
pour cette raison que nous parlons d’un relationnisme complexe).
Procédons tout d’abord à une clarification terminologique. Les rela-
tions (humaines) et les rapports (institutionnels) ne sont ni immédiats
ni spontanés ; ils nécessitent des objets, des rituels ou des instances
de médiation. Ces instances mettent en place des modes de commu-
nication dont les supports peuvent être des humains, des biens ou
des messages. C’est ce qui permet de parler d’échanges. Il existe deux
catégories d’échanges, comme on l’a déjà évoqué avec la distinction
entre bien et lien : une visée acquisitive, où il est simplement ques-
tion d’une optimisation des termes de l’échange (communément appelé
échange marchand) et une visée intégrative ou, en reprenant le terme
luhmannien, inclusive, dont la visée est la perduration des ordres
respectifs (dont les appellations varient : échange-don, échange sym-
bolique, voire non marchand).
Rappelons les trois régimes socioculturels : les sociétés nomades,
les sociétés traditionnelles et la société moderne. Trois ruptures ont
préludé à ces régimes : l’hominisation, la révolution néolithique et
la révolution copernicienne. Chaque régime sociétal repose sur une
isomorphie spécifique :
• S1 : sur une prééminence de l’échange symbolique, à différen-
ciation segmentaire

saurions nous aventurer au-delà d’une analyse isomorphique. C’est ici que la théorie
des réseaux peut nous apporter son concours (comment formaliser ces isomorphies, les
rendre comparables, en isoler le principe… un travail monstrueux). L’ambition du présent
travail consiste à présenter un principe structurant pour la période historique nommée
modernité. C’est, faut-il le dire une fois encore, l’échange marchand considéré comme un
jeu à somme positive. Mais cette proposition est encore largement spéculative. Ce dont
on peut administrer la preuve se situe au niveau sub-homologique. C’est là aussi où per-
siste encore du « jeu » social, c’est-à-dire là où les pratiques relationnelles peuvent encore
réorienter des options (idéologiques, culturelles, politiques ou sociales) déjà prises. D’où
le postulat moral : plutôt que de défendre la société, comme l’avait malencontreusement
proféré Michel Foucault, il faut défendre ce « jeu ».

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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

• S2 : sur un double registre des échanges, à différenciation


statutaire
• S3 : sur la prééminence de l’échange marchand, à différenciation
fonctionnelle63.
Quelques mots sur notre propre démarche. Nos premiers travaux
(Haesler 1983), dans une perspective à la fois habermassienne et
marxiste, avaient eu pour objet l’étude des potentiels explicatifs du
changement social en termes de circulation et non de production. Il
s’agissait de savoir s’il était possible d’avoir une meilleure approche
de certains événements historiques, comme la révolution néolithique,
la crise du féodalisme ou les débuts de la proto-industrialisation sur
lesquels l’explication marxiste traditionnelle ne cessait de buter.
L’approche techniciste du marxisme nous avait toujours paru trop
monocausale et trop réductrice pour affronter des problèmes de ce
type. Après avoir établi les deux catégories de formes d’échange dont
on vient de parler, l’essentiel des travaux consista à comprendre de
quelle manière ces formes se développaient et se transformaient dans
l’histoire. Une loi générale s’en dégagea qui consiste en une substi-
tution progressive de l’échange symbolique par l’échange marchand ;
le problème étant que l’échange marchand est une forme sociale qui
mène en principe à des états d’équilibre. Certes, son développement
dans des sociétés traditionnelles se fait au fil du processus de division
du travail et dans une certaine mesure au fil des transformations des
techniques financières, mais il s’agit d’accumulation lente, qui plus
est, n’est généralement pas « réinvestie » dans des circuits productifs.
S’il fut possible de formuler un certain nombre d’hypothèses testables
sur un certain nombre d’événements historiques en les soumettant à
cette loi générale de substitution, la genèse du capitalisme en termes
d’accumulation primitive ne manqua pas de poser problème. C’est
dans ce cadre et à la suite des lectures de Louis Dumont qu’il nous
fut possible de mettre en évidence un « saut qualitatif » se produisant
au sein de la forme de l’échange marchand. D’échange à somme nulle
et à vocation régulative, il devient jeu à somme positive à vocation
accumulative. C’est ce saut qui rend l’hypothèse marxienne de l’accu-

[63] On reprend ici la théorie de la différenciation sociale de Luhmann (1997) auquel on doit ces
trois formes. Une société S1, une fois atteint un seuil démographique critique, change par
segmentation du groupe ; une société S2 se complexifie par augmentation de ses niveaux
hiérarchiques ; la société moderne évolue au fil de la spécialisation de ses sous-systèmes
fonctionnels.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

mulation primitive inutile et qui explique la contagion spectaculaire


que prit le capitalisme à partir du XVIIIe siècle.
Dans une perspective relationniste, il s’agit de mettre en évidence
de quelle manière, en se généralisant, ces formes de circulation par-
viennent à « faire société », c’est-à-dire à créer une synthèse sociale
stable dans un espace-temps donné.
Revenons maintenant à notre modèle. Il est aisé de reconnaître
ces isomorphies. Prenons le cas classique de l’étude de Mauss. Si
l’échange-don est un fait social total, c’est que la même forme d’échange
peut être reconnue dans les relations C-C (système de la kula ou du
potlatch) que dans les sacrifices faits à la nature (C-N) ou dans la
subjectivation des biens symboliques (H-N). Il en est de même pour
l’intégration sociale (H-C) dont l’aspect ritualisé relève toujours de
la même logique du don et de contre-don. De même pour les socié-
tés traditionnelles (S2). Chaque rapport peut être lu selon un double
registre des échanges : ainsi, l’intégration sociale (H-C) se fait par une
logique symbolique à l’intérieur de la maisonnée et une circulation
marchande à l’extérieur ; les rapports entre souverainetés (C-C) sont
soit des alliances, soit des échanges à somme nulle (guerres, com-
merce) ; l’économie domestique est distributive et encastrée, alors que
l’économie internationale suit la loi des avantages comparatifs. Et,
pour finir ce rapide aperçu, il est aisé de reconnaître que la société
moderne connaît une hégémonie grandissante de l’échange marchand
au sein de tous les 5 rapports.
Construit de la sorte, le modèle pentagonal révèle un certain
nombre de régularités remarquables : dans le sens des aiguilles d’une
montre, on reconnaîtra que la relation (H-H) est matricielle en ce
qu’elle détermine les rapports d’intégration sociale (H-C) qui, eux,
détermineront les relations diplomatiques et politiques (C-C), ceux-ci
les rapports adaptatifs à l’univers matériel (C-N) qui à leur tour don-
neront forme au rapport à la nature (corps, travail, environnement).
Il y a stabilité (ou homéostasie) quand ce dernier vient déterminer le
rapport matriciel d’origine64.

[64] Chaque détermination embrasse un domaine sociologique spécifique. Nous traversons ici
de la manière la plus synthétique possible l’intégralité des savoirs sociologiques et tenons
là un indice pour contrer la très faible cumulativité de la sociologie. Pour complexifier
ce design théorique, il faut ajouter qu’à chaque détermination correspond un rapport de
régulation inverse. Ainsi, comme l’avait déjà montré David Lockwood (1964) dans un
article resté célèbre, si l’intégration sociale détermine (rend possible) les modes d’inté-
gration systémique, ceux-ci, en retour, la limitent dans son expression. Il en est de même

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117
Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

La forme de ce pentagone
est logique, c’est-à-dire néces-
saire, non seulement par cette
chaîne de déterminations, mais
en permettant de situer les trois
ruptures majeures qui ont mené
d’une isomorphie à l’autre : tou-
jours dans le sens des aiguilles
d’une montre, l’hominisation est
le résultat d’une forme particu-
lière d’intégration sociale (H-C)
qu’est l’organisation sociale
réf lexive et donc artificielle
d’une forme spécifique de société ; la révolution néolithique résulte
d’une pression démographique qui modifie les rapports diplomatiques
entre tribus (C-C) ; et la révolution copernicienne réorganise l’adapta-
tion des sociétés à leur environnement matériel (en se rendant maître
et possesseur de la nature)65.
Quand un rapport entre en crise, le déroulement de celle-ci suit non
pas le tour circulaire (en suivant les aiguilles d’une montre), mais le
pentagramme. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple66, pour réguler
l’augmentation de la pression démographique et éviter des conflits
entre bandes nomades (C-C), il fallut produire davantage de biens
symboliques (H-C), ce qui eut pour conséquence d’altérer l’intégration
sociale (H-C) qui prit un tour plus méritocratique (production de gre-
niers), pour finir par mettre en place une économie d’exploitation de
(et non plus de symbiose avec) la nature. La crise trouve son terme
dans une nouvelle forme de relations humaines qui n’est autre que la
différenciation statutaire.
Voilà, en un raccourci presque caricatural, un aperçu de l’heu-
ristique que permet un tel modèle. Certes, c’est d’un changement
social de très longue durée qu’il s’agit ici ; et le pari qui est tenté est
celui d’une démarche déductive de l’explication du changement ; une

avec les autres rapports de rapports. Tous répondent de ce double jeu entre détermination
(condition de possibilité) et régulation (limitation et normation).
[65] Si l’on suit cette logique circulaire à la manière des prospectivistes, il est possible d’entre-
voir, toujours en suivant le sens des aiguilles d’une montre, une prochaine rupture au
niveau du rapport H-N, qui est à la fois le monde des hybrides latouriens, des singularités
kurzweilliennes et de toute forme d’« augmentation » de l’humain.
[66] On l’a explicité de manière plus détaillée dans des travaux antérieurs (Haesler 1989).

Epreuves finales 17 avril 2018


118
Aldo Haesler • Hard Modernity

démarche déductive qui fait de l’élucidation des trois grandes ruptures


civilisationnelles le cadre à partir duquel des changements sociaux
de durée plus brève devraient être compris67.
Le rapport H-H se distingue des 4 autres rapports de manière
fondamentale. C’est un rapport centripète qui trouve sa meilleure réa-
lisation dans la dyade et procède généralement par exclusion du tiers
(structural hole en théorie des réseaux) et par exclusion de toute forme
de médiation. Ce côté fusionnel lui est en même temps fatal. Même
si la dyade ne débouche que rarement sur une « folie à deux », l’idée
platonicienne de la copule idéale demeure sa visée ultime. C’est bien
pour cette raison que toutes les sociétés humaines ont dû instituer des
obstacles sous forme de tiers objectivant, de lois, de rites ou de normes,
pour empêcher cette fusion de s’accomplir. Et c’est à partir du moment
où ces obstacles sont devenus « culture objective », au sens que Simmel
donne à ce terme, que l’on peut parler d’institutions. Ce dispositif pul-
sionnel (H-H) recèle une énergie et une créativité uniques, car c’est
dans son cadre que se forment les émotions, les actes de résistance,
les projets originaux, à la fois dans son for intérieur et en réaction aux
pressions institutionnelles. Et que dire de l’endurance aux épreuves
extrêmes, sinon que l’humain est plus fort que n’importe quel cheval,
comme le disait Varlam Chalamov, parce qu’il tient sa nourriture
d’un rapport électif à un autre, fût-il fantasmé. En même temps, sa
fragilité est tout aussi remarquable ; il suffit du plus petit doute et
la copule éclate, et c’est pour se prémunir contre cette fragilité qu’on
va parfois jusqu’au déni de soi – mais que vaut ce soi en dehors de la
relation ? – pour la préserver. Vue à partir de l’ambivalence fondatrice
qui la caractérise, la relation H-H a réussi à perdurer à travers les

[67] Quand on sait que les travaux que Jürgen Habermas avait entrepris dans les années 1970
dans l’Institut Max Planck de Starnberg, spécialement créé à son usage, visant précisément
l’application dans la très longue durée des stades de l’évolution de la conscience morale de
Lawrence Kohlberg à l’histoire humaine, que ces travaux s’étaient soldés par un demi-échec
et par l’abandon de ce programme de recherches (voir Habermas 1985 [1976]) – suite à quoi
il reprit ses réflexions allant mener à la théorie de l’agir communicationnel (1987) –, on
mesure l’ambition et les risques de la perspective esquissée ici. D’autre part, le demi-échec
d’une démarche comme celle de Shmuel M. Eisenstadt, visant à explorer les « modernités
multiples », n’est-il pas imputable à l’absence d’une telle théorie de la très longue durée ?
On se demandera alors, si on ne doit pas se satisfaire en théorie du changement social
d’un progrès de la connaissance allant de demi-échec en demi-échec, pour nourrir sa
persévérance de bricoleur (cf. Claude Simon) des rares lueurs obtenues tout au long de ce
cheminement. C’est en tout cas le pari qu’une démarche comme la nôtre a tenté de tenir
dans une durée finalement assez courte…

Epreuves finales 17 avril 2018


119
Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

temps grâce à la praxis du don qui est à la fois la médiation la plus


proche de sa nature et la plus efficace à mettre en œuvre68.
Il est dans la nature des institutions de persévérer selon leur
logique propre, surtout sous le régime de la différenciation fonction-
nelle. En vertu de la quadripartition canonique en sciences sociales,
on distinguera les institutions suivantes : sociales et juridiques (H-C),
politiques et culturelles (C-C), économiques (C-N), scientifiques et
sanitaires (H-N). Elles entrent en œuvre dès lors que la praxis du
don se heurte à une trop grande complexité : dès lors qu’une différen-
ciation segmentaire n’est plus possible dans un espace donné, qu’une
hiérarchisation rencontre des problèmes croissants de légitimation,
les systèmes sociaux se trouvent alors réduits à involuer ou vont le
chemin de la différenciation fonctionnelle. C’est ainsi que s’établit une
tension croissante entre les deux ordres : à mesure que les institutions
se spécialisent, l’ordre relationnel rétrécit ; mais en rétrécissant, il
dévoile paradoxalement sa logique69. Mais là est aussi le danger de
la fusion. À mesure que l’ordre relationnel ne va plus que se référer
qu’à lui-même, les institutions ne vont que se spécialiser davantage
en colonisant des espaces jusque-là libres, communs ou relationnels.
Reste le cas particulier de l’espace public qui va servir de médiateur
entre ces deux ordres sous le régime de la modernité. En compen­
sant en partie, mais en partie seulement, le retrait des « institutions
totales » caractéristiques des sociétés traditionnelles, l’espace public
moderne ouvre un tiers espace de la négociation argumentée. Ni
espace relationnel, ni espace institutionnel, le principe de publicité
va introduire un nouveau régime d’expressivité (de la parole surtout)
maintenant un équilibre précaire entre les deux logiques (centripète
et centrifuge) à l’œuvre dans la modernité. Sous l’effet de cette double
tension, il aura tendance à se morceler et à perdre la puissance éman-
cipatrice qui le caractérisait à ses origines.
Résumons70. Une théorie relationnelle du changement social part
du principe que le changement est une résolution plus ou moins abou-
tie de tensions. Ces tensions ne proviennent pas d’un désajustement

[68] On peut faire un pas de plus, comme Genevieve Vaughan (2015), et faire reposer cette
structure sur le don maternel initial.
[69] C’est sur ce cas de figure qu’avait travaillé le sociologue allemand René König (1946). C’est
en devenant nucléaire que la famille révèle selon lui sa véritable fonctionnalité. Dans un
trait d’ironie peu évident, on avait parlé à ce propos de « réduction épiphanique ».
[70] Pour une présentation plus détaillée de ces formalisations, on se reportera à certains de
nos travaux antérieurs (Haesler 2000, 2005, 2006).

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

entre logiques sociales opposées (du type individu/société, conflit de


valeurs et de normes, logiques propres d’institutions en concurrence,
etc.), mais sont le propre de la relation humaine. Cette relation est
ambivalente aussi bien sur le plan structurel, psychique que social, et
elle « traite » cette ambivalence en se projetant vers des états meilleurs.
À cela, tout résiste : la société, ses institutions, d’autres relations et
jusqu’à l’individu lui-même. C’est dire que le principe du changement
est bien endogène et s’il se présente une perturbation externe, elle
sera encore « endogénéisée » par les logiques relationnelles. Mais la
relation humaine n’est pas seulement cette forme sociale qui bouge
et qui se heurte, elle est aussi la matrice qui va donner forme aux
autres rapports que la société humaine peut mettre en place. Nous
en avons repéré quatre qui vont donner lieu à quatre types d’institu-
tions différentes. Généralement, la sociologie n’a réfléchi que sur le
jeu entre ces quatre institutions, à l’exclusion de ce qui les fonde et les
provoque : la relation humaine. Une théorie sociologique générale doit
donc être pensée non selon une logique et une régulation tétraédrique,
mais pentagonale (tout en réservant à la relation humaine un statut
particulier, générique et ambivalent). Elle devra expliquer sur quoi
se base la stabilité d’une société et de quoi est fait un changement
endogène. La stabilité a lieu quand les cinq rapports du pentagone
sont isomorphes, et un changement a lieu quand cette isomorphie est
durablement affectée et ne trouve plus une solution satisfaisante par
ajustements successifs.

Conclusion
Comme on parlerait de quelque local commercial, d’un entrepôt ou
d’un atelier d’artisan, la théorie du changement social est aujourd’hui
un domaine désaffecté. Il ne jouit plus de l’affection des sociologues et si
on parle de lui, à l’occasion, il n’a plus d’affectation claire. Mais il faut
se souvenir que l’invention des sciences sociales dans leur ensemble
avait été faite pour tenter de se repérer dans le flux chaotique de
l’histoire. Voilà des disciplines qui ne servaient pas seulement à des
fins d’érudition et d’édification ou alors à des buts pratiques, comme la
construction d’un pont ou la gestion d’une armée, mais concernaient
directement la compréhension de soi de la société moderne qu’on
savait privée d’une instance de compréhension transcendante. D’où
la place centrale de la théorie du changement social. C’est vers elle
qu’étaient censées converger les connaissances acquises dans tous les
domaines du social et de l’humain qui allaient rapidement se former

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 3 • Esquisse d’une théorie relationniste du changement social

au XIXe siècle. Et si la sociologie est la dernière née de ces disciplines,


c’est qu’en toute logique elle devait être la résultante de l’invention de
l’histoire, de la psychologie, du droit moderne, de l’anthropologie et de
la linguistique. Toutes ces disciplines ont leur domaine propre, l’explo-
ration du psychisme humain, des règles de droit pur (Hans Kelsen),
de l’étude des sociétés non modernes, des fonctionnements du langage,
de l’authentification des faits historiques ; mais toutes ont aussi un
domaine commun qui est précisément l’exploration de la condition
moderne. C’est peu dire que de constater alors cette désaffectation de
la théorie du changement social. Il manque le noyau dur, le centre de
coordination, la plaque tournante qui devait permettre à toutes ces
disciplines nouvelles de communiquer entre elles. Et à mesure que
la sociologie n’assumait plus cette fonction, ces disciplines allaient
splendidement s’isoler et se contenter d’explorer leur domaine propre
dans le but plus ou moins avoué de devenir des sciences au même
titre que les sciences de la nature. Cette situation de désaffection et
de désaffectation généralisée s’est aujourd’hui stabilisée ; et à mesure
que croissent les appels à la multi-, à la trans- ou à la suprascien-
tificité, on cherche encore vainement un sociologue qui s’adresse au
linguiste, un psychologue qui croise le fer avec l’historien ou le juriste
qui s’embarrasserait d’anthropologie. La sociologie détient une lourde
responsabilité dans cette dissémination des savoirs.
Rebâtir une théorie du changement social n’est pas une mince
affaire. Car on ne saurait réaffecter son local en y installant sim-
plement le courant électrique. Comme nous le verrons par la suite,
comprendre la modernité pose d’abord un enjeu ontologique. L’ancien
local était peuplé d’outils, d’établis, de plans de construction et sur-
tout dominé par une maîtrise transmise de génération en génération.
Pour Comte, Marx, Littré, Durkheim, Weber, Sombart, Sorokin et
Elias, pour ne citer que les plus connus, le changement social était
une théorie factorielle, souvent monofactorielle. Que ce soit la division
du travail, la rationalisation, la loi du Capital, la sécularisation ou
la disciplinarisation des corps politiques et physiques, le changement
était toujours pensé selon la formule : CS = f(X). Or, la société moderne
n’est pas seulement une société du changement permanent et institué,
c’est une société qui se constitue en permanence par autoréférence ;
elle n’a qu’elle-même comme modèle. Ce n’est pas une matière que
l’on travaille, une matière donnée, déterminée par une extériorité
ineffable, mais un ensemble hétérogène qui se travaille lui-même,
qui s’observe, se transforme et qui doute en permanence de l’ordre

Epreuves finales 17 avril 2018


122
Aldo Haesler • Hard Modernity

qu’elle a pu instituer. Alors que l’artisan travaille dans un univers


fait de choses bien rangées, de plans bien établis, de routines à bien
suivre, notre réaffectation procède d’un univers fait d’incertitudes, de
projets vagues qui ne prennent forme qu’en cheminant, que dans le
doute permanent que connaît le bricoleur de Claude Simon. L’ordre des
choses, l’ontologie de ce monde, n’est plus substantialiste, déterministe
et déductif, il est fonctionnaliste, probabiliste et abductif. L’erreur de
la sociologie classique avait consisté à traiter de la modernité avec les
outils de l’ancien artisan ; en installant peut-être le courant électrique
dans son atelier. En optant pour une sociologie relationniste, nous
entendons adapter notre méthode à la nature particulière de cette
période. Nous savons à présent que l’X de l’équation CS = f(X) doit
aussi être compris comme variable dépendante, de manière à ce que
X = f(CS) ; ce qui complique singulièrement la tâche.

Epreuves finales 17 avril 2018


Chapitre 4
Une période de seuil :
la Grande transformation II

D ans leur Dialectique de la raison, Theodor W. Adorno et Max


Horkheimer parlent d’un second désenchantement du monde
où il ne s’agirait plus, comme dans le premier, de destituer la
magie comme moyen de salut individuel et collectif au profit de la
raison, mais de la raison elle-même qui serait devenue une nouvelle
forme de magie. Avec un art consommé du chiasme, ils entendent
montrer comment­des débuts émancipateurs ont vu leurs idéaux peu
à peu absorbés par les moyens mis en œuvre pour les réaliser et les
moyens devenir des buts. L’idée est suggestive, mais en même temps,
elle s’inscrit si bien dans les exercices convenus de la Kulturkritik
allemande qu’elle en perd une grande partie de sa pertinence1. On
peut à ce propos se demander si l’idée de présenter Auschwitz comme
la culmination de la pensée instrumentale n’est pas une exagération
condamnée en tant que telle à devenir insignifiante, car c’est à la
fois succomber à une surévaluation de la raison triomphante et à une
sous-estimation de ses capacités auto-immunisatrices. En cela, Adorno
et Horkheimer sont encore des protagonistes de la Kulturkritik, et
en tant que tels, des fils fidèles de Nietzsche2. Plutôt que d’avoir une
vision claire de la modernité, ils se contentent d’en faire une théorie

[1] Le motif de l’inversion des moyens (Verkehrung der Zwecke) est omniprésent chez Simmel
et Weber. Et il sera facile pour Habermas de dénoncer dans ce chiasme une contradiction
performative.
[2] C’est ce qu’expose Karin Bauer dans son ouvrage de 1999, où elle établit une filiation claire
entre Nietzsche et Adorno. Contre Habermas, elle argumente que Nietzsche est encore
de plain-pied dans une perspective moderniste et qu’il la confronte avec une radicalité
sans pareille aux idéaux des Lumières. Cette posture sera reprise par Adorno dans ses
Minima moralia, mais aussi dans ses écrits sur la musique, notamment sur Wagner, où
ses positions rejoignent celles de Nietzsche.

Epreuves finales 17 avril 2018


124
Aldo Haesler • Hard Modernity

du désenchantement et se fourvoient donc de manière parfaitement


symétrique au Maître souabe.
La modernité débute avec l’ouverture du ciel par les astronomes et
avec l’inquiétude grandissante vis-à-vis d’un Dieu caché. Les réponses
à cette angoisse métaphysique, nous le verrons, sont multiples. La plus
puissante n’est pas la stratégie du soupçon, comment n’ont cessé de
le répéter historiens et philosophes, mais, comme l’a invoqué Heinz-
Dieter Kittsteiner contre son maître Reinhart Koselleck, la recherche
de certitudes ; et parmi ces certitudes, l’établissement d’un sol ou d’un
ultime refuge qu’il n’est pas possible – parce que construit par les
humains de leurs propres mains – de mettre en doute. Autant le
soupçon relève d’un quant-à-soi réconfortant, autant la recherche de
certitudes est de part en part empreinte d’angoisse. Dans ce cadre,
la période 1580-1620, où se déclenche la modernité, doit être considé-
rée comme l’une de ces « combinaisons favorables » dont parle Claude
Lévi-Strauss dans Race et histoire (1952, p. 39) où un grand nombre
d’événements s’accumulent soudain pour former une « cristallisation »
historique ; une cristallisation dont l’objectif est simple : trouver un
habitat, un écoumène, un sol de certitude qui puisse rendre la vie
possible aussi longtemps que Dieu demeurera caché. Or, s’il est un
concept qui accompagne pas à pas ce cheminement, nous l’avons déjà
vu, c’est celui de contingence. Que tout soit possible, parce que plus
rien n’est nécessaire, en d’autres termes, parce qu’il n’y a plus de
force qui oriente le destin, de référence transcendante qui ordonne
les êtres et les choses ; mais aussi que plus rien ne soit nécessaire,
parce que tout devient possible, en d’autres termes que tout devient
faisable, disponible et imaginable, voilà qui indique une situation
jusque-là inconnue dans l’histoire de l’humanité. Une situation dont
il faut prendre la mesure, ou plutôt la reprendre sans cesse pour en
mesurer l’ampleur.
C’est dans ce cadre que s’inscrit la Grande transformation des
années 1970 que nous allons étudier dans ce chapitre. Nous avons
choisi à dessein de détourner ce titre du plus important ouvrage
de Karl Polanyi pour indiquer que la modernité ne débute pas au
XIXe siècle industriel et qu’elle ne mène pas à la « société de marché »,
mais que ses racines sont plus anciennes et que dans son acception
capitaliste – d’où la dénomination de modernité capitaliste que nous
employons –, ce n’est pas le principe marchand qui est à incriminer
mais son principe monétaire. Cette Grande transformation II est d’une
nature toute différente que celle décrite par Polanyi. Pour en donner

Epreuves finales 17 avril 2018


125
Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

une brève formule, nous dirons qu’en cette période, nous avons non
seulement perdu le toit au-dessus de nos têtes, nous avons fait l’expé-
rience du désabritement ou de l’acosmie, mais à partir de ces années
1970 il semblerait bien que le sol se dérobe sous nos pieds, que nous
fassions l’expérience d’un effondrement3.
La Grande transformation (1944) est un livre essentiel, mais c’est
un livre qu’il faut (savoir) dépasser. Les mérites de Polanyi sont mul-
tiples. Que le marché ne soit pas (comme le commerce) une forme
naturelle d’organisation sociale, mais une forme artificielle de désor-
ganisation sociale qui apparaît à un moment donné, dans un contexte
donné pour des motifs donnés4 ; de même que l’autorégulation a beau
être le principe du marché, les faits sont tenaces : à force de coalitions,
d’inégalités de départ et de quasi-monopoles, le principe a toujours
été peu ou prou utopique. Les situations de concurrence pure sont
rares. Mais le principe marchand a aussi des limites intrinsèques.
Et les années 1972-1973 sont le point où ces limites sont nettement
indiquées. Car une fois les gisements matériels de valeur épuisés, le
marché devrait cesser de se développer et devrait se contenter des
opérations d’allocation efficiente pour lesquelles il avait été créé. S’il
y a hybris pour le marché, c’est – toujours dans l’optique polanyienne
– pour l’accroissement de son empire. Comme son principe de fonction-
nement repose sur la simplicité extrême qu’est le système des prix,
l’annexion de biens fictifs (chez Polanyi, le travail, le sol et l’argent)
correspond parfaitement à sa logique. Or, ce qui caractérisera le seuil
que nous allons étudier est l’invention non pas de biens fictifs (où un
gisement de valeur peut être identifié), ni de l’appréciation de biens

[3] Le succès planétaire de l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrement (2005), tient pour une
part importante à son titre. Or, Diamond ne prend jamais la mesure de l’effondrement
ontologique qui s’est profilé durant la modernité. Il ne pense pas que les causes ayant
mené les sociétés les plus florissantes à une rapide décadence et celles qui ont fait que
les sociétés les plus improbables aient résisté pourraient être liées à un soubassement
idéologique, mais s’en tient à un physicalisme de géographe qui catégorise ces causes, pour
les appliquer aujourd’hui à la société moderne.
[4] Dans La Grande transformation (1944), Polanyi considère que le capitalisme industriel du
XIXe siècle et sa représentation idéologique dans l’économie politique libérale ont marqué
une rupture fondamentale dans l’histoire humaine, rupture dont la conséquence désas-
treuse a été l’effondrement de la civilisation mondiale durant la première moitié du XXe.
En faisant du marché autorégulateur le centre de son analyse, Polanyi n’a pas pu prévoir
la renaissance de l’économie de marché après la guerre, dans un cadre social-démocrate.
Mais sa pensée retrouve aujourd’hui une singulière actualité, à l’heure où l’expérience
néolibérale, qui réunit tant de caractéristiques du capitalisme marchand du XIXe siècle,
se trouve manifestement confrontée à ses propres contradictions.

Epreuves finales 17 avril 2018


126
Aldo Haesler • Hard Modernity

symboliques (où un bien gratuit ou relationnel est apprécié), mais


de la création à partir de rien, la fiction faustienne d’un argent abs-
trait. C’est cette fiction qui marque la limite du principe marchand
et donc de l’explication critique du capitalisme pour le processus de
marchandisation.

Espace d’expérience et horizon d’attentes


Dans l’élucidation du changement social, tel que nous l’entendons
ici – l’étude des transformations des régimes de très longue durée –,
l’examen des ruptures est prioritaire. On ne connaît que trois ruptures
dans l’histoire humaine – l’hominisation, la révolution néolithique
et la révolution copernicienne – et il n’est guère imaginable qu’une
simple innovation technique, comme celle des machines numériques,
puisse laisser envisager une quatrième. Cela signifie deux choses.
Devant l’immensité des ruptures précitées, l’hypothèse transhuma-
niste du début d’une nouvelle civilisation (numérique) est hautement
improbable, car elle repose, et c’est la seconde observation, une fois de
plus sur un raccourci techniciste. C’est la position qu’on défendra ici
jusqu’au bout et qui consistera aussi à dire que la technique n’inaugure
presque jamais le changement, mais le ratifie5. Et cela d’autant plus,
qu’une histoire technique de ces changements est la doxa historique
la mieux enracinée, alors que la connaissance de ces ruptures n’est
qu’incertitude, doute et tâtonnement. L’explication technique appa-
raît alors comme une explication par défaut : plutôt que d’avouer son
embarras, on montrera à quel point le geste technique est prométhéen.
Et du coup, il viendra consolider l’obscurantisme historique d’un tour
supplémentaire. Ce n’est pas que l’histoire technique soit un immense
leurre, elle indique plutôt une sorte d’angoisse métaphysique devant
les inconnues de ces ruptures. Plutôt que de s’avouer vaincu par elles,
on érige une explication apaisante et à peu près crédible, pour ne pas
avoir à y pénétrer. La faute n’en incombe pas aux historiens qui n’ont
jamais fait que leur travail, elle incombe aux philosophes et surtout
aux sociologues qui, après avoir découvert la nécessité d’une théorie
du changement social et avoir levé le voile sur ces mystères un bref
instant, l’ont à nouveau diverti et dissimulé à double tour. Si les his-

[5] Outre les mentions d’usage dues à Braudel, c’est l’immense et magnifique Kulturgeschichte
der Neuzeit d’Egon Friedell (1927-1932) qui va nous accompagner tout au long de notre
parcours dans les Temps modernes. Son idéalisme critique est le meilleur antidote au maté-
rialisme naïf qui ne cesse de sévir dans les reconstructions de l’histoire de la modernité.

Epreuves finales 17 avril 2018


127
Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

toriens établissent les faits dans leur authenticité6, il est du ressort


des sociologues de proposer à la science historique un certain nombre
de concepts, de modèles ou simplement d’idées en vue de classer et de
mieux comprendre ces faits ; quitte à infirmer ensuite ces outils et à
venir réinterroger ce que les sociologues ont tenté de construire. C’est
de telle manière que l’on peut et doit s’imaginer l’interaction – somme
toute très banale – entre ces deux disciplines. On se place ici plei­
nement dans le sillage d’une trajectoire ouverte par Fernand Braudel
à qui de trop rares sociologues ou d’historiens forcés de se convertir
en sociologues – on pense aux travaux d’Immanuel Wallerstein, de
Theda Skocpol ou de Charles Tilly – ont décidé de donner suite. Parmi
ces propositions sociologiques, l’identification de la rupture entre tra-
dition et modernité a débouché sur une double interrogation : d’une
part, sur la récusation des philosophies de l’histoire en cours tout au
long du XIXe siècle qui rendit inévitable la question de la contingence
historique ; on peut parler d’un vaste processus de détéléologisation. Et
de l’autre, par une réflexion anthropologique en quelque sorte compen­
sa­toire qui visait à établir dans cette absence de sens non plus des
universaux mais des invariants culturels.
Il nous suffira pour le moment de prendre acte de cette rupture.
Nous pensons cependant pouvoir y apporter un argument décisif.
Et c’est la manière dont s’agencera cet argument qui nous invitera
à reconsidérer les débuts des années 1970 comme une période de
seuil qui, selon nous, éclipsera les ruptures économiques, politiques
et sociales qui scanderont l’histoire de la modernité. En un mot : qui
tendront à nous faire reconsidérer la Grande transformation de Karl
Polanyi. Nous en faisons ici le pari. On verra, avec le recul, que le
début des années 1970 aura formé un seuil historique, une nouvelle
Sattelzeit à l’intérieur du régime de la modernité. Et peut-être le plus
important. C’est du moins ce que nous postulons : passé ce seuil, la
modernité entrerait dans un régime hard. Non seulement, elle entre-
rait dans une phase irréversible, excluant toute forme d’alternative
à l’intérieur et à l’extérieur d’elle-même, mais ses maléfices auraient
tendance à prendre définitivement le pas sur ses bienfaits, sans pour
autant rencontrer, et pour cause, des résistances à la hauteur d’un
bilan de plus en plus négatif.

[6] On ne parle plus aujourd’hui de l’idéal de Leopold von Ranke que Friedell critique du reste
avec les mots les plus durs. Les historiens ont depuis lors appris à se méfier des archives
et à pratiquer le doute herméneutique comme première précaution méthodologique.

Epreuves finales 17 avril 2018


128
Aldo Haesler • Hard Modernity

Une Sattelzeit est un épisode historique où a lieu une bifurcation


entre le monde de l’expérience concrète au sein du « monde vécu » (ce
que Koselleck nomme Erfahrungsraum) et les attentes situées dans
un horizon fantasmatique (Erwartungshorizont). Pour Koselleck, cette
bifurcation est due à l’esprit aventureux et utopisant du processus
de curiosité théorique qui s’est pleinement éveillé à la Renaissance.
Or, cette libido sciendi tombe au début du XVIIe siècle sur un sol
aride. Les horizons d’attente sont encore cerclés dans un monde conçu
comme une « grande chaîne des êtres » (Arthur O. Lovejoy). Rompre
cette chaîne est une chose, c’en est une autre que de trouver une nou-
velle structure d’ordre. Mais c’est cela précisément le cheminement
de la modernité. Si le terme ne nous paraissait pas trop emprunté,
nous dirions qu’il s’agit d’une révolution ontologique ; une révolution
avec ses temps de latence et ses hésitations, ses réactions angoissées
faisant face à de soudaines progressions7. Une telle révolution se fait
sur des temps très longs, et l’hypothèse que nous aimerions risquer
tout au long de ces pages est d’affirmer que dans cette brève Sattelzeit
des années 1970, est apparue une « conscience d’époque ». C’est en
ce sens qu’il faut comprendre ces années comme « frontière insen-
sible » (unmerklicher limes)8 qui enclenche une conscience d’époque
(Epochenbewusstsein).
La période que nous examinons a quarante ans d’âge à présent,
il est donc possible d’y exercer un regard quelque peu éloigné. Mais
c’est peu dire qu’elle n’a jamais été l’objet d’une attention particu-
lière. Quelques ouvrages grand public, quelques études historiques,
quelques articles clairsemés9. Dans les études d’histoire contempo-
raine, ces années furent certes considérées comme des années de

[7] L’intérêt de la métaphysique heidéggerienne est qu’elle est au comble de l’angoisse devant
ce processus. Pour la supporter, le grand devin de la Forêt Noire n’a pas vu d’autre issue
que ce que nous appellerons tout au long de cet ouvrage une repristinisation ; c’est-à-dire
une relecture de l’histoire en vue d’annuler la cause de l’angoisse, en d’autres termes,
revenir à un état d’enchantement originel (pristine). D’où la vertu apaisante de sa pensée
qui, à un moment ou un autre, a happé ses lecteurs. Le geste heidéggerien dépasse le
stade de la régression, puisqu’il entend forger une métaphysique, dans laquelle le besoin
de régression se trouverait d’emblée anéanti.
[8] Selon l’expression de Hans Blumenberg (1976, p. 545).
[9] Ce sont avant tout des travaux d’historiens et de politistes. En langue française, on notera
la présentation bien renseignée de Philippe Chassaigne (2012). En langue anglaise, on
trouvera de nombreuses études, notamment celles de Borstelmann (2012), Caryl (2013),
Sandbrook (2011), Ferguson et al. (2011) et Kaelble (2010). Frank Bösch (2013) en donne
un bon résumé, tout en soulignant l’absence d’études synthétiques.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

crise10, crise économique, tout d’abord, crise politique, ensuite, mais


rares, sinon inexistants, sont les travaux qui englobent l’ensemble
des facteurs historiques, notamment l’histoire de la vie quotidienne
et l’histoire culturelle. Ils permettraient de relativiser ce discours
dépressif et passablement ennuyeux de l’omniprésente crise. En effet,
pour ne prendre qu’un contre-pied banalement empirique, on assiste
durant ces années à une hausse sans précédent de la construction de
maisons individuelles et de lotissements périurbains, à une exten-
sion massive des réseaux téléphoniques, à une démocratisation tout
aussi importante des musées et des institutions de loisir ; de même,
naissent de nouvelles techniques du corps, comme le jogging, le fitness
et les seins nus à la plage, une plus grande liberté sexuelle notamment
chez les femmes ; de nouvelles habitudes alimentaires (la « nouvelle
cuisine » n’étant que la face émergée d’une conception alimentaire
équilibrée, « saine », etc.), une nouvelle sensibilisation à la santé et
conséquemment des politiques sociales favorisant ces pratiques. Le
constat de « crise », si tant est que ce mot galvaudé puisse encore avoir
quelque sens, est donc à revoir. Si l’on suit Zygmunt Bauman (2009),
la modernité est l’âge de l’ambivalence (la fin de l’univocité11), c’est-
à-dire du soupçon qui vise ses bienfaits, mais aussi de la relativi-
sation de ses maléfices. Si le réseau téléphonique s’est développé, le
contrôle social exercé par diverses officines de l’État n’a pas manqué
d’en saisir l’opportunité ; et si, comme le supposait Michel Foucault
(1976), la psychanalyse a libéré la parole du sexe, elle en a fait une
nouvelle technique biopolitique dans l’imposition de nouveaux modes
de renfermement et de domination. En même temps, il faut évoquer
le danger d’une trop grande focalisation. La modernité, il faut bien
le comprendre, est cette période dans l’histoire humaine qui a insti-
tué le partage des temps en un avant/après. Là où toutes les autres

[10] Les statistiques données par Culturomics (Ngram Viewer) dessinent une forte hausse des
occurrences « crisis » et « Krise » dans les années 1960 à 1980.
[11] L’argument de Bauman, tel qu’il le développe dans son principal ouvrage Modernity and
Ambivalence (2008 [1991]), est assez simple, sinon simpliste : la modernité, dit-il, s’est fixé
une tâche insurmontable, instituer l’univocité. Son ambition de rendre le monde trans­
parent était d’emblée condamnée à l’échec, car elle méconnaissait l’ambivalence essentielle
du monde et le hasard de nos existences, de la société et de la culture. Chaque tentative
de les expurger n’a fait que créer une nouvelle ambivalence – dans un cercle vicieux qui
aboutit avec le national-socialisme dans la tentative d’anéantir une fois pour toutes cette
ambivalence. C’est seulement la postmodernité qui donne congé à la promesse de créer un
monde transparent. Elle reconnaît que la volonté de vouloir libérer l’existence humaine
de son immuable ambivalence revient à lui ravir sa liberté.

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130
Aldo Haesler • Hard Modernity

« civilisations » pratiquaient des hétéro-référentialisations vagues (les


« autres ») ou fortement discriminantes (les « monstres », les « bêtes »,
les sans-voix (barbares), etc.), la modernité applique un axe temporel :
nous sommes la « civilisation » qui suit, et qui suit toutes les autres
civilisations. Sans dire de quoi cette nouveauté est faite (ce qui importe
finalement assez peu), la modernité est un temps nouveau qui se situe
après d’autres temps qui sont anciens. C’est dire que la modernité est
et a une conscience d’époque. Cette partition est arbitraire, mais elle
entraîne des effets de réalité (comme toute définition), c’est-à-dire des
effets de composition. Si bien que le geste de marquer un avant et un
après 1970 est une méthode typiquement moderne, sauf que cette
méthode ne peut plus être ignorante des effets de composition qu’elle
induit. Elle est donc supposée le faire en connaissance de cause ; en
connaissance des effets que cette coupure avait déjà provoqués près
de quatre siècles auparavant. Ainsi prévenus, il faut assumer la part
d’arbitraire de ce procédé.
Ce qui paraît être évident, c’est qu’il s’est passé quelque chose en
un laps de temps très court, une sorte d’accélération de l’histoire
et de cristallisation d’événements a priori hétérogènes. Quelques
années après que Pierre Viansson-Ponté eut constaté une « France
qui dort » – dont les « événements de mai 1968 » auraient en quelque
sorte été le pied de nez –, il se pourrait que ce constat s’applique non
pas seu­lement à la France, mais à la modernité occidentale dans
son ensemble. On constate une multiplication des discours de crise,
mais en même temps on ne les dépasse pas, on se contente d’une
sorte d’atmosphère de fin d’époque qui peine à franchir le seuil des
consciences. Il n’est pas anodin non plus que l’espèce de phénomène
de mode dont on a parlé alors sous le label de la postmodernité, même
si le terme avait été forgé dans les années 1950, s’enclenche quelques
années plus tard, avec la publication de La Condition postmoderne
(1979) par Jean-François Lyotard. Alors qu’il ne s’agit que d’un mot
et que ce mot lui-même manque complètement d’imagination.

Une nouvelle époque de seuil dans la modernité :


les premières années 1970
L’assassinat de John F. Kennedy en novembre 1963 ne cesse,
aujourd’hui encore, plus d’un demi-siècle après, d’agiter les esprits.
Pourtant des assassinats, des horreurs politiques, des événements
choquants, il y en eut depuis 1963. Or, on ne compte pas les enquêtes,
les contre-enquêtes, les ouvrages, les articles, les investigations, les

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

films, les émissions de télévision consacrés au mystère de cet assas-


sinat. À y voir de plus près, tout se passe comme si c’était une figure
emblématique de la modernité pionnière, souriante, confiante en elle
et pleine d’espoir, que l’on avait assassinée là. C’est l’auteur britan-
nique de science-fiction J.G. Ballard qui, dans La Foire aux atrocités
(2007 [1969]), revient sur ce crime obsessionnel et prétend qu’avec
cet assassinat, c’est la modernité comme projet qui entre en crise12.
Pendant un très court laps de temps, trois années au maximum,
nous assistons à une concentration d’événements comme seule une
« époque de seuil » peut en contenir. Entre l’été 1971 (mort de Jim
Morrison) et l’automne 1973, nous avons là une bifurcation historique
et une « combinaison favorable », celle d’une modernité aux futurs mul-
tiples vers une modernité dure comme seul destin13.
1. Épuisement
La publication du premier rapport du Club de Rome, le Rapport
Meadows (1972), semble mettre un terme aux Trente glorieuses. La
mise en évidence des « limits to growth » par l’état critique de nos
réserves de ressources naturelles semble être une évidence face aux
faits bruts que Dennis Meadows dévoile. Il n’en est pas moins que
des alarmes il y en eut bien avant, mais celle-ci semble avoir eu une
résonance toute particulière. C’est elle qui va mettre en route tout
le mouvement écologiste et demandera aux économistes de repenser
leurs plans et leurs modèles de croissance. Certes, les premiers appels
furent lancés dès les années 1960. On se souvient du grand succès
qu’eut l’ouvrage de Rachel Carson, Printemps silencieux (1963), où

[12] Le philosophe « accélérationniste » allemand Armen Avanessian (2015) s’appuie sur


l’idée provocatrice de Ballard, selon laquelle l’option la plus réaliste aujourd’hui est celle
dé­fendue par la science-fiction. D’après Avanessian, nous vivons aujourd’hui le paradoxe
d’être dans un monde sans avenir qui, pourtant, est gouverné par l’avenir ; pas de vision
d’avenir, voire la vision d’un avenir fortement compromis, mais pourtant notre présent
est de plus en plus calculé comme un escompte tiré l’avenir. Point n’est besoin de nommer
les contraintes imposées par nos régimes de retraite ou l’impact pris par les futures dans
nos jeux de Bourse. Nous y reviendrons.
[13] Pour ne pas surcharger cette présentation, on a fait le pari de se débarrasser dans une
large mesure de références bibliographiques. La lecture de l’ouvrage de Chassaigne (2012),
auquel on peut ajouter ceux d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman (1987), plus tournés
sur le cas français, suffira à l’édification du lecteur. Il va de soi que chacun des points ici
évoqués nécessiterait une bibliothèque entière d’études et de commentaires. C’est dire
qu’un projet d’histoire totale dans le sens de Braudel est bien au-delà de nos possibilités.
On se contentera ici d’aussi peu d’indications bibliographiques que possible. Ne seront
mentionnés que certains textes évocateurs.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

elle prenait la mesure des ravages causés par l’usage criminel des
pesticides, ou des nombreux ouvrages post-malthusiens mettant en
évidence ce qu’on appelait alors la « bombe démographique », s’il y
eut un éveil écologique, jamais il n’apparut comme un mouvement
de masse comme cela allait être le cas à partir des années 1970. Des
« lanceurs d’alerte », comme on les nommera plus tard, il y en eut
donc, qu’on se souvienne de l’irruption d’un Fernand Dumont ou aux
ouvrages précoces de Serge Moscovici. Mais avec la publication du
Rapport Meadows, en dépit de ses erreurs statistiques, apparut une
double conscience : d’une part, d’avoir franchi un point de non-retour,
d’être à mi-paroi et de ne plus avoir assez de réserves pour finir son
équipée, ni pour revenir en arrière ; et la conscience d’une sorte de
rétrécissement du monde14. L’univers infini a beau exister, il a beau se
dilater encore et encore, les possibilités du globe, elles, sont épuisées.
Jusque-là, l’humanité vivait dans le rêve – ou plutôt le fantasme – que
le microcosme Terre (m) participait des qualités du macrocosme (M)
et inversement : en expansion continue et d’une diversité toujours plus
importante15. Mais à présent, il s’agit d’accepter leur disjonction, et d’en
tirer les conséquences en termes métaphysiques et économiques. L’idée
d’habiter un « spaceship earth », comme l’avait formulé Jan Tinbergen,
se renforce encore avec l’essor des vols spatiaux. Mais en même temps
ils attestent une nouvelle vulnérabilité. Cette planète bleue est à la
fois splendide et fragile. Le fait d’observer la Terre en mettant les
pieds sur la Lune a renforcé le sentiment de fragilité de cette planète

[14] Alors que Meadows prend la mesure des limites matérielles de la croissance, paraît en
1976 un ouvrage autrement plus important, plus intelligent, oserait-on dire, c’est The
Social Limits to Growth de l’économiste anglais Fred Hirsch (1976). Pour Hirsch, l’une
des plus importantes promesses de la modernité était d’étendre la classe moyenne à la
société entière, mais qu’en raison des limites de la croissance matérielle, cette promesse
ne pouvait plus être tenue. Avec sa notion de « biens positionnels », il souligne en outre le
fait d’une guerre des places où, en raison de ces limites, une place gagnée équivaut à une
place perdue par d’autres, qu’il pouvait bel et bien y avoir jeu à somme positive sur le
plan économique, mais jeu à somme nulle vire négative sur le plan des positions sociales.
[15] L’origine de ces harmonies est pythagoricienne, on s’en doute. Arthur Koestler, dans son
excellent ouvrage Les Somnambules (1960), ne cesse de souligner à quel point la pensée
de Pythagore imprègne la pensée occidentale, notamment par la préséance qu’il donne
à l’idéel, contre les premiers maîtres ioniens, mais aussi à la pensée relationnelle contre
laquelle Aristote allait développer sa métaphysique. Or, le fourvoiement heidéggerien a
consisté à rejeter en bloc cette métaphysique, sans pour autant comprendre que Pythagore
représentait déjà la pensée adverse, donc à substituer une métaphysique de la substance
par une métaphysique de l’essence-étance, constituant ainsi une difficulté supplémentaire
au développement d’une pensée relationnelle.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

en même temps que la conscience de sa beauté. Ainsi, une nouvelle


esthétique se met en place. C’est la première fois qu’on a vu la Terre
de l’extérieur et d’un point fixe, qu’on a pu l’observer dans l’ex-stase.
Il n’est pas impensable que ce nouveau regard ait eu et ait encore des
conséquences esthétiques fondamentales. Il s’agit de ne plus regarder
la Terre comme la regarde un passager, mais poser le pied sur une
autre planète et la regarder comme un observateur étranger. On en
retire un curieux mélange de fascination et d’inquiétude. Croyant
avoir perdu son habitat (acosmie), l’humanité se rend compte qu’elle n’a
à disposition que cette belle planète bleue. De là jaillirent les visions
de Gaia, de la grande mère nourricière et de toute une métaphorologie
de l’abri menacé16.
« La fin de la croissance serait comme une deuxième mort de Dieu »
nous dit un économiste amateur de belles formules17. C’est é­vi­demment
d’un raccourci qu’il s’agit, d’un raccourci qui hésite entre ironie et
dépression. Si la croissance, selon cet auteur, est la religion des éco-
nomistes, nous serions aujourd’hui (une fois encore) à la croisée des
chemins : « A quel saint se vouer si nous n’avons plus cette promesse
d’un progrès indéfini à offrir au peuple ? » C’est, côté ironie, la religion
dans la formule galvaudée de Marx sur l’opium du peuple, mais der-
rière cette ironie il y a un témoignage éloquent, quoique très tardif,
du rétrécissement que nous venons de constater. Si la période que
nous étudions sonne la fin des Trente glorieuses (1948-1973) qui ver-
rait, selon Braudel, une superposition entre deux cycles ascendants
d’un trend séculaire (500 ans) et d’un cycle de Kondratieff (25 ans),
il ne s’agit pas d’un effet conjoncturel, mais de la fin d’une longue
progression historique entamée depuis la « crise du féodalisme » dont
le Kondratieff (1948-1972) viendrait en quelque sorte sceller la fin.
La théorie économique standard est devant une énigme : le classique
trade off entre chômage et inflation ne fonctionnerait plus. C’est ce
qu’à l’époque on a nommé une stagflation. L’économiste parisien ne
croit pas si bien dire : la disjonction entre (M) et (m), qui marque

[16] C’est ce qui rend l’entreprise quelque peu surréelle d’Elon Musk aussi passionnante que
significative : aller coloniser Mars, non pas dans le rêve d’un spationaute, mais en vue d’être
le premier à en exploiter les réserves du sous-sol. Ce serait la première fois dans l’histoire
de l’humanité que les Terriens iraient se « nourrir » ailleurs que sur leur propre planète.
[17] Daniel Cohen dans Le Monde (25 octobre 2015) qui fait sans doute l’article pour son
livre de philosophie économique Le Monde est clos et le désir infini (2015). Voir l’in-
croyable défilé de formules à ce propos : parisschoolofeconomics.eu/fr/actualites/
le-monde-est-clos-et-le-desir-infini-daniel-cohen-septembre-2015/

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Aldo Haesler • Hard Modernity

le début de la modernité, a seulement pu être évitée au prix d’une


torsion herméneutique. Afin de sauvegarder leur correspondance, on
fit de la Terre un petit infini. C’est là l’origine de l’hybris d’une crois-
sance sans fin. Et non, comme chez Adorno et Horkheimer, la raison
instrumentale et instrumentée. Les limites, autant matérielles que
morales, de la croissance durant ces années de seuil marquent une
lente dérive entre ces sphères ; et c’est alors sans la moindre ironie ni
la moindre analogie hâtive que l’on peut parler d’une deuxième mort
de Dieu. Quelques mots d’explication à ce sujet. Depuis la philosophie
antique, la planète Terre était considérée comme un petit cosmos qui
participait des mêmes qualités que le grand cosmos. Cette solidarité
entre mondes a perduré même après la Grande transformation du
début du XVIIe siècle, dans la mesure où à l’expansion (ou l’infla-
tion) du grand cosmos correspond le rêve d’une croissance sans fin
du petit. C’est cette solidarité qui tombe en morceaux à l’époque que
nous considérons. C’est pour cela aussi qu’on nourrit aujourd’hui un
tel intérêt pour la cosmologie en physique. On croit toujours qu’en
connaissant mieux les lois du grand cosmos, le petit nous serait plus
disponible ; et, sans se l’avouer, fantasmer encore à des manières de
contourner l’épuisement de notre planète. Mais tout cela procède du
vieux mythe pythagoricien de l’harmonie universelle qui est certes un
mythe utile, c’est-à-dire autoréalisateur, mais un pur mythe livré à
l’univers contingent des mythes. Il fallut donc faire cesser la duperie
de cette harmonie.
2. Le passage au capitalisme hard
La conscience écologique s’est faite en deux étapes. La conscience
d’une planète souillée remonte au XIXe siècle. Cheminées d’usine
fumantes, villes pleines de détritus, accidents du travail, en­lai­dis­
sement des campagnes et ainsi de suite font partie d’une riche icono-
graphie qui témoigne d’une prise de conscience croissante des méfaits
de l’industrialisme. Par contre, la conscience d’une planète épuisée
date du dernier tiers du XXe siècle et procède de la conjonction de
l’observation astronautique et du constat statistique d’un niveau
de ressources alarmant. C’est dire le changement intervenu dans
l’« image du monde » : si la souillure est locale, l’épuisement est global.
La cristallisation est alors rapide et vient d’un mot d’ordre donné
par les économistes : limits to growth, nous devons mettre un terme
à la forme de croissance adoptée depuis le début de l’industrialisme.
Même les thuriféraires du marché constatent les limites objectives de

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

l’offre, notamment à travers les prix des ressources ; mais cette limite
rejoint encore celle de la demande qui, elle, commence à être saturée.
Elle est donc systémique. En effet, l’euphorie consumériste qui avait
embrasé le monde occidental depuis 1948 tend elle aussi à se tarir.
Les populations aisées se sont équipées et aspirent à un mode de
vie « post-matérialiste », alors que les couches pauvres continuent de
subsister. Non seulement, il n’est plus possible de croître, mais – pire
que cela – cela n’est même plus souhaité.
En termes polanyiens, il est possible de dire qu’après avoir mar-
chandisé les biens marchands spécifiques – ceux pour lesquels le
marché semble être un mode d’allocation efficient – le capitalisme a
tiré tout le profit possible des (deux) marchandises fictives, le sol et
le travail. Il devenait donc urgent de créer de nouveaux gisements de
valeur. Ce fut chose faite assez rapidement. Car c’est de cette époque
que date la création de marchandises « symboliques », de biens rela-
tionnels de toute sorte qui permettent de tirer le capitalisme de ce
mauvais pas. La recette n’est pas nouvelle, puisqu’elle rappelle la
manière dont Rosa Luxemburg avait compris l’impérialisme – sauf
qu’elle s’applique à présent aux économies du centre et non plus à celles
de la périphérie. L’expansion de la télévision n’en est qu’un exemple
particulièrement clair ; et le fait qu’elle passe d’une régie publique à
un régime marchand souligne sa place dans la chaîne de valorisa-
tion de nouveaux gisements de valeur. C’est ainsi qu’on peut écrire la
progression de la logique capitaliste comme emphase de la catégorie
marchande, comme un mode d’accumulation du capital élargie : de
marchandises spécifiques répondant à une division sociale du travail,
avec la fin du féodalisme, le règne marchand investit le domaine des
marchandises fictives, pour se rabattre au début des années 1970 sur
les marchandises symboliques.
Le rôle que jouera la dernière de marchandises fictives de Polanyi :
l’argent, considéré comme une marchandise virtuelle, créée à partir de
rien, est à ce titre instructeur. En effet, avec l’abrogation du traité de
Bretton Woods et le « floating » monétaire qui s’ensuivit, la circulation
de « xéno-monnaies »18 et le creusement d’importants déficits budgé-

[18] Le terme a été formulé par le mathématicien américain Brian Rotman dans son ouvrage
Signifying Nothing : the Semiotics of Zero (1993) qui voit se profiler au début de la modernité
le zéro, l’infini, le point de fuite pictural et les monnaies déracinées ou « xéno-monnaies ».
Entre la création à partir de rien (zéro), la création monétaire illimitée (infini) et l’idée de
projet, de zéro à l’infini, en somme, comme dans le roman d’Arthur Koestler, l’argent s’est

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Aldo Haesler • Hard Modernity

taires, le capitalisme est entré dès ces années dans une phase nouvelle
que l’appellation « capitalisme tardif » est d’autant plus incapable de
saisir que ce processus s’accompagne d’un changement important de
forme : l’argent dématérialisé. Le traité de Bretton Woods (1943) avait
mis en place des organismes internationaux de régulation monétaire
avec le dollar comme monnaie-étalon. Suite aux déficits budgétaires et
du commerce extérieur des États-Unis, Richard Nixon, en août 1971,
suspend ces accords et plonge le monde occidental dans l’ère du « flot-
tement des monnaies ». Cela suscite une spéculation effrénée – véri-
table début du capitalisme financier. On ne prend que rarement la
mesure de l’effondrement qui s’est produit suite à cette abrogation.
Bretton Woods avait mis en place une série d’institutions monétaires
à vocation globale (Banque mondiale, FMI, monnaie-étalon, droits de
tirages spéciaux), l’idée étant que c’étaient des troubles monétaires
qui avaient provoqué la crise de 1929 et que c’est cette crise qui avait
mené au nazisme et à la Deuxième Guerre mondiale. Ces institutions
avaient relativement bien fonctionné pendant les Trente glorieuses.
Or, comme le déficit budgétaire des États-Unis datant de la guerre
de Corée allait se creuser pendant les quinze années suivantes, une
dévaluation du dollar devenait nécessaire pour soutenir les exporta-
tions. C’est ce qui va mener à l’abrogation du traité.
À cela s’ajoute la crise pétrolière. Suite à la formation de l’OPEP,
en dix mois, le prix du baril de pétrole est multiplié par 26. La manne
pétrolière fait des pays arabes de nouvelles puissances économiques.
Les pétrodollars viennent abonder une masse monétaire qui augmen-
tait déjà suite à la fin de Bretton Woods. La « crise du pétrole » entraîne
un grand nombre d’innovations techniques, mais elle a un effet infla-
tionnaire et déplace la conflictualité guerrière au niveau des ressources
naturelles. L’invention des xéno-monnaies suit le cours pris par les
pétrodollars. On assiste alors à la création des premiers grands fonds
spéculatifs qui vont orienter les investissements économiques vers des
taux de rentabilité très élevés – accélérant par là le déclin du secteur
secondaire (industriel). Mobilité des flux monétaires, criminalité finan-
cière, sociétés offshore, paradis fiscaux, décentralisation des centres
de décision d’entreprise sont des conséquences de ce déracinement.
Une première analyse de ces facteurs nous montre que le capitalisme
industriel était entré dans une crise majeure. Devant la hausse du prix

émancipé, et, comme nous allons le développer dans les chapitres 11 à 12, d’instrument de
la circulation économique il devient médium généralisé de la communication.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

des ressources naturelles, l’inflation réduisant le pouvoir d’achat, la


demande globale se mit à stagner. Si elle ne présentait pas d’évidents
signes de saturation (à quoi bon une troisième voiture ?), la conscience
écologique, qui s’éveillait peu à peu, incitait aussi à des formes plus
« douces » de consommation. D’un autre côté, l’abrogation des accords
de Bretton Woods allait mener à une création monétaire incontrôlée.
L’accroissement parallèle des avoirs monétaires (menacés par une infla-
tion « galopante ») et des dettes (dont les intérêts devaient être honorés,
alors que les taux d’intérêt ne cessaient de croître) imposaient à toutes
les nations industrialisées une contrainte monétaire d’un genre nou-
veau. Il fallait croître à tout prix, alors que les conditions matérielles de
cette croissance se détérioraient très rapidement. À cela allait répondre
un ensemble de mesures financières et bancaires, dont la concomi-
tance était remarquable. La révolution du crédit à la consommation
s’enclenche précisément à ce moment, permettant d’acquérir des biens
d’équipement qui nécessitait jusque-là de longues années d’épargne pour
les obtenir. Parallèlement à cela, la libéralisation des lois bancaires et
des marchés financiers déclenche une création monétaire privée soute-
nue. Aux flux spéculatifs de devises (effet Bretton Woods), aux pétro-
dollars, aux xéno-monnaies s’ajoutent la monnaie fiduciaire, l’intermé-
diation bancaire et la création de nouveaux produits financiers dérivés
(futures, warrants, options, etc.). À partir de là, la masse monétaire
mondiale allait s’accroître de manière exponentielle, mais surtout elle
allait échapper aux mécanismes de contrôle des politiques monétaires
nationales. Alors qu’à la masse globale des biens et services en 1973
correspondait grosso modo (3,5 milliards de dollars par jour) une masse
monétaire globale équivalente, cette dernière devait s’émanciper de
plus en plus de son support matériel et prendre des proportions astro-
nomiques, dont la mesure s’avère illusoire de nos jours19. Ce décrochage
est unique dans l’histoire de la modernité. À moins d’une destruction
ou d’une « restructuration » globale des dettes (dont les effets ne sont
guère imaginables), on ne voit pas comment le déterminisme de la
contrainte monétaire pourra être freiné ou infléchi. L’argent est devenu
une marchandise virtuelle dont la création est potentiellement infinie.
C’est aussi pendant cette courte période que Fischer Black et
Myron Scholes (1973) mettent au point leur « formule » permettant

[19] Il est difficile d’obtenir des chiffres vérifiables sur ces deux agrégats. Pour ce qui est de la
masse monétaire M3 (monnaie au sens large), l’évolution du dernier demi-siècle se passe
de commentaires. https://data.oecd.org/fr/money/monnaie-au-sens-large-m3.htm

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Aldo Haesler • Hard Modernity

de calculer le prix d’une option pour des contrats à terme. Cette for-
mule fait croire que les produits dérivés sur des marchés hautement
spéculatifs sont à risques approximables. Comme le montre Arjun
Appadurai (2016) en se basant sur les travaux de Frank Knight, Black
et Scholes commettent l’erreur de ne pas distinguer entre risques et
incertitude. Alors que le risque permet un traitement statistique, ces
options relèvent de l’incertitude et ne sont pas approximables. Dans
un livre qui eut un grand écho en Allemagne lors de sa parution, Josef
Vogl (2010) suit l’hypothèse d’une construction intellectuelle de l’éco-
nomie réelle (l’économie moderne serait une émanation des théories
de Smith, Ricardo, etc.), alors que l’économie financière reposerait sur
le modèle de Black et Scholes. C’est ce que Vogl appelle une écodicée.
Si l’on synthétise les contributions de Vogl et d’Appadurai, la crise de
2008 ne serait rien d’autre que le résultat de l’écodicée construite sur
la base de la formule de Black et Scholes. Vingt-cinq années après
sa formulation, l’erreur catégorielle de ces auteurs – qui eurent tous
deux le prix Nobel d’économie – amena les traders à prendre des
risques inconsidérés sur des événements qui n’étaient pas calculables
en termes de risques.
On a mis beaucoup de temps à reconnaître un changement structu-
rel du capitalisme. Les chiffres, cependant, ne mentent pas. Car nous
assistons à cette époque à une seconde démoralisation de la classe
ouvrière, la première ayant été l’éradication de la culture « plébéienne »
(E.P. Thompson) au XIXe siècle. Même si la vague de désyndicalisation
atteint en France un niveau sans précédent, les syndicats, dans leur
ensemble, sont entrés dans un pacte de paix sociale avec le patronat
et les pouvoirs politiques qui leur ravissent leur statut d’opposant tra-
ditionnel de la logique capitaliste. Ainsi, les subtils arbitrages après
1945 entre Etat, entreprises et organismes intermédiaires obtenus
souvent de haute lutte se réorientent à l’avantage des entreprises. On
use à cet égard du curieux euphémisme de « capitalisme organisé ». À
cette époque encore, s’enclenchent la création des multinationales et
le processus de concentration massive des entreprises. L’emprise des
politiques économiques nationales s’en trouve de plus en plus réduite.
Dans la concurrence idéologique entre modèle rhénan du capitalisme
(ordolibéralisme) et modèle américain, ce dernier emporte une vic-
toire incontestable. Commencent les processus de délocalisation de la
production, de l’optimisation fiscale dans les paradis du même nom,
la formation de holdings dans des zones offshore, etc., ce qui fait que
l’espace de négociation entre détenteurs de capitaux, syndicats et États

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

continue de rétrécir au profit des premiers. En fait de capitalisme


« organisé », le « changement structurel » en question voit se mettre en
place le capital virtuel, c’est-à-dire un principe de croissance « pure ».
Nul besoin d’éthique protestante, de constance puritaine, de destruc-
tion créatrice, voire de bonheur du plus grand nombre – le capitalisme
se suffit à lui-même. Dès lors qu’il faut croître pour croître, il n’y a
plus d’autre raison à cela que l’accroissement du capital par tous les
moyens. On en atteint le terme par le recours à la figure théologique
de la creatio ex nihilo.
En même temps, il se produit un net décrochage entre la producti-
vité du travail et le niveau des salaires qui est dû à l’informatisation
et au financement d’investissements fixes de plus en plus « lourds »
comparés au capital variable. Conséquences inéluctables : surproduc-
tion, guerre des prix et des coûts, substitution travail/capital, crise de
la consommation. Il faut comprendre que la hausse de productivité du
travail est un accomplissement technique qui ne pourra plus jamais
être freiné ; à moins d’y indexer le niveau des salaires, l’écart entre les
deux ne cessera de grandir. Même s’il y a hausse de la consommation,
elle ne parviendra jamais à éponger la production ainsi réalisée. Les
recettes keynésiennes visant à augmenter la demande devront alors
passer par une intervention de l’État (mesures fiscales, subvention-
nement de la consommation, fixation des prix). Or, l’État-providence
a atteint un tel niveau d’endettement que de telles mesures auront
très peu de chances politiques d’être réalisées. On s’achemine vers une
nouvelle panne – structurelle, cette fois – du capitalisme.
La panne du capitalisme de croissance (raréfaction des ressources,
limites écologiques, stagnation de la consommation) mène à la création
de nouveaux biens de consommation. Ceux-ci se reportent progressive-
ment vers des biens moins dispendieux en ressources matérielles, en
place, en poids et en énergie. Il se pourrait donc que la mondialisation
soit moins un effort délibéré des puissances économiques mondiales
d’optimisation des sites de production qu’une conséquence de la déma-
térialisation des flux (monétaires et marchands). S’il est possible de
lire la mondialisation comme une nouvelle version de l’impérialisme
(exportation des surplus), il n’en est pas moins vrai qu’il existe un
rapport étroit entre ce processus et la dématérialisation croissante des
produits. Une nouvelle économie-monde va se créer dans ces années où
les « centres » vont négocier des produits dématérialisés à prix élevés
pour des « périphéries » qui resteront des pourvoyeuses de ressources
matérielles rémunérées aux prix les plus bas.

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140
Aldo Haesler • Hard Modernity

En même temps que l’industrie de service se propage, les nouvelles


méthodes de management mettant à profit le « culte du soi » imposent
une nouvelle idéologie du travail, et de nouvelles formes d’exploitation
(travail à domicile, concurrence entre travailleurs, salaire individua-
lisé, digital labor, etc.). Alors que la méthode de management dite des
human relations – qui remonte aux années 1930 – semblait être so­li­
dement étayée par des études en psychologie du travail (importance
des motivateurs intrinsèques du travail, productivité plus grande du
travail collectif, auto-organisation, etc.), le « nouvel esprit du capi-
talisme » (Boltanski et Chiapello 1999) propage un management
méritocratique fortement individualisant, dans lequel les ressources
humaines sont ce qu’elles sont : de simples ressources dont il s’agit
d’optimiser le rendement tout en leur imposant un contrôle social de
plus en plus taylorisé. La récupération de l’un des motifs de l’esprit de
68, l’imagination (individuelle) au pouvoir, pour muscler davantage
encore ce type de management, témoigne de la capacité du système
capitaliste de tirer avantage de l’une de ses crises majeures.
C’est là un motif central du passage d’un capitalisme soft à un
capitalisme hard : la capacité de ce dernier à instrumentaliser toute
forme de crise, voire à en créer une, en vue de la valoriser en termes
marchands. Si le capitalisme industriel avait atteint au début des
années 1970 un certain nombre de limites objectives, ce fut l’occasion
pour lui de trouver d’autres gisements de valeur que sont certains
biens collectifs et symboliques20. Le new public management qui devait
mener à privatiser des biens qui sont par essence publics (instruction,
soins, cohésion sociale, sauvegarde du patrimoine, etc.) suit ainsi la
même logique que la marchandisation de biens symboliques (care,
intimité, liens sociaux, etc.).
3. La raréfaction des ressources d’utopie
À cela répond en toute logique la fin des « ressources utopiques »,
comme l’avait déjà constaté Habermas, un épuisement dont la crise
structurelle du paradigme marxien n’est qu’une péripétie particu-
lièrement éloquente. Les années 1960 avaient connu une véritable
euphorie de projets alternatifs21. C’est en cela aussi que la décennie

[20] Qu’on puisse tirer de nouvelles plus-values des marchandises en les singularisant, c’est
ce que montrent Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (2016). Cela montre la belle créativité
de la « contrainte de réalisation » propre au capitalisme financier.
[21] Auteurs injustement oubliés et auteurs aussi injustement célébrés aujourd’hui s’y côtoient.
Il suffit de penser à Leopold Kohr, Murray Bookchin, Angela Davis, Aldo Leopold, Ernst F.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

suivante représente un seuil. Car les années 1960 étaient portées


et contenaient la promesse d’une réalisation effective du projet
humaniste de la modernité. De l’architecture à la musique, du
cinéma aux technologies douces, des projets d’un nouveau vivre
ensemble à la démocratisation du monde du travail, le statut
de l’utopie avait connu une mue extraordinaire. C’était à la fois
« maintenant ou jamais » et « tout et maintenant », une conjonction
entre espace d’expérience et horizon d’attentes qui indiquait que
le moment était venu de changer le monde ; une conjonction qui
allait bien au-delà des effets de génération auxquels on l’a presque
toujours réduite. Une cristallisation historique allait se produire
de manière spontanée, et cela de manière inéluctable. Une sorte de
sentiment parousique régnait alors, un sentiment qui se reflétait
à travers la figure d’une transformation globale des consciences. Il
suffirait que tous joignent leurs mains, semblait-on dire sur tous
les campus de la Terre, pour que se forme une immense chaîne
humaine, une volonté universelle capable d’associer révolution et
paix. Il « suffirait de si peu » était la formule de ce sentiment géné-
ralisé, et ce « si peu » semblait être parfaitement réaliste. La puis-
sance de ces aspirations n’aura eu d’égale que le désenchantement
qui leur fera suite. Ce que de tristes penseurs appelèrent plus tard
la « pensée 68 » ne se réduit pas à des mots d’ordre, ne se laisse pas
intégrer dans des scénarios marxistes de crise, ni dans des éla-
borations sociologiques passablement tautologiques, comme celle
des « mouvements sociaux », mais représente un soulèvement de
masse et de génération qu’aucune théorie n’avait prévue jusque-là.
La seule position marxienne qui aurait trouvé une concordance
opérante entre cet « esprit d’époque » (Alois Riegl) et sa « vision »
philosophique aurait été Ernst Bloch. C’est dans sa philosophie
de l’espérance, et notamment à travers sa notion de non-contem-
poranéité, que le hiatus koselleckien entre expérience et attente
aurait pu trouver une prise adéquate. Mais Bloch intéressait
davantage les théologiens que les philosophes, et les économistes
marxistes moins que tout. Le simplisme de la philosophie tar-
dive d’Herbert Marcuse ne fit qu’accroître le décrochage théorique
entre la théorie marxiste et l’espérantisme révolutionnaire de ces

Schumacher, Ivan Illich, André Gorz, Buckminster Fuller, Lanza del Vasto, Nicholas
Georgescu-Roegen, Robert Jungk, Amory Lovins, Johan Galtung, Herman Daly,
Hans-Christoph Binswanger, Josef Huber, Yona Friedman et on en passe.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

années, si bien que l’abandon (dans le lexique du Parti communiste


français) de la notion de dictature du prolétariat avait plus carac-
tère de symptôme idéologique que les théoriciens du parti n’étaient
prêts à l’admettre. C’était bel et bien de l’abandon in petto, sous des
dehors de Realpolitik, du projet révolutionnaire de la IIe Internationale
qu’il s’agissait. La découverte d’un certain nombre de contradictions
majeures dans l’œuvre de Marx, notamment au sein de sa théorie de
la valeur, plongea alors les marxistes occidentaux dans une détresse
dont plus jamais ils ne se remirent. Depuis lors, Marx ne semble plus
être qu’un penseur historique. L’abandon du projet révolutionnaire va
de pair avec la critique de tout un lexique marxiste-léniniste (dictature
du prolétariat, discipline de parti, révisionnisme, etc.) et une refor-
mulation plus ouverte du projet marxiste. De nombreux marxistes
sont plongés dans une crise existentielle, les partis communistes se
déchirent dans des luttes intestines qui vont réduire leur impact élec-
toral, mais cette dépression théorique et idéologique va plus loin :
elle ravit à la gauche son socle à la fois pratique et conceptuel. C’est
un vaste vide idéologique qui va se creuser, faisant le lit d’une part
d’un activisme politique violent et sans lendemain, et de l’autre d’une
gauche plurielle qui, depuis lors, a toujours manqué d’assise théorique.
De même, le renversement et le meurtre, le 11 septembre – jour ô
combien fatidique – 1973, du seul président marxiste élu démocrati-
quement (si l’on ne désigne pas Alexis Tsipras comme un marxiste),
le Chilien Salvador Allende, marque la fin des projets marxistes dits
humanistes qui avaient essaimé tout au long des années 1960.
Que devient la culture quand il n’y a plus rien à espérer ? Elle
devient divertissante. A priori, rien n’empêche une culture de l’être.
Sauf à l’être trop ou n’être que cela. Ainsi, si s’enclenche un processus
que les Anglo-saxons appellent bottom up vs. trickle down, l’inversion
de la transmission culturelle du haut vers le bas peut être considé-
rée comme un véritable progrès. L’épisode de l’accordéon de Valéry
Giscard d’Estaing qui a certainement à voir avec une forme quelque
peu niaise de communication politique, tout en s’inscrivant aussi dans
une manière non moins niaise dans l’habitus d’une élite de s’acoqui-
ner avec le populaire, marque aujourd’hui encore les esprits. L’élite
culturelle « distinguée » se démarque en faisant dans le populaire
(par contraste, imaginons Bourdieu jouer de l’accordéon avec la déli-
cieuse Yvette Horner…). Ce n’est là peut-être qu’un trait mineur de
cette période, mais il contribue au brouillage des repères et prélude
à un processus d’indifférenciation qui va affecter toutes les grandes

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

dichotomies du monde moderne : entre culture légitime et culture


populaire, privé et public, masculin et féminin, etc.
Comment ne pas mettre en rapport cet épuisement des ressources
utopiques avec des événements fort éloignés les uns des autres ?
Prenons le suicide ou la mort violente par drogues d’icones culturelles
comme Janis Joplin, Jim Morrison ou Jimi Hendrix ; le tournant tra-
gique pris par les principales productions cinématographiques ainsi
que les paroles des plus importants groupes de rock et de pop ou les
thèmes prédominants dans la production littéraire, etc., etc. Il y a là
une coupure ou une bifurcation très nette, de thèmes espérantistes,
prônant la générosité, l’amour des humains, la coopération et une sorte
de salut terrestre vers une attirance pour la noirceur, une gloire du
noir – une mélanomanie, comme l’avait bien formulé l’écrivain Nancy
Huston. On aura beau jeu d’ironiser une décennie plus tard sur ces
euphories intempestives, l’ironisation est probablement plus réaliste
que ce sur quoi elle ironise. Plus réaliste, mais en même temps moins
authentique. Les chants langoureux de Joan Baez, la douce mélancolie
d’un Leonard Cohen sont toutes « au premier degré » et probablement
peu au fait des réalités qui les entourent, mais elles procèdent d’un
sentiment authentique : il suffirait de le vouloir, il suffirait de laisser
parler son cœur et ses sentiments. De ces envolées lyriques, il n’est
resté quelques années plus tard qu’une sorte de moquerie morose,
comme la parole d’un adulte qui juge typiquement adolescentes les
lectures d’un J.R. Salinger et d’un Hermann Hesse.
On aura gratifié toutes ces naïvetés du terme peu valorisant de
babacool. De ces promesses, de ces couleurs, de ces idéaux, il ne res-
tera peu de temps après qu’une sorte de ricanement désenchanté sur
ces babacools et leur candide naïveté. C’est dans ce cadre que l’idéolo-
gie rock & pop a versé dans le plus pur consumérisme. « Tout, main-
tenant » n’en appelait plus à la réalisation d’un autre monde, mais à
la simple satisfaction de besoins matériels : sea, sex and rock’n’roll
ou comme on voudra. Dans ce contexte s’inscrit assez logiquement
la vague de toxicomanies diverses qui se développe alors en Europe.
Confinée dans certaines subcultures artistiques, déviantes ou profes-
sionnelles (médecine), la toxicomanie devient très vite un phénomène
de masse durant cette époque, et cela de manière assez rapide. Très
vite, elle devient une sorte de rite de passage qui, pour la génération
des post-soixante-huitards, fait figure d’ersatz des grands boulever-
sements politiques. En cela, elle s’apparente à la tentation terroriste
qui s’ébauche ces mêmes années, sauf qu’elle épouse de près l’idéologie

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Aldo Haesler • Hard Modernity

consommatrice dans une espèce de retrait désabusé devant les sirènes


de l’avenir, de la carrière ou des grands changements sociétaux. Très
souvent, intervenant à des moments-clés du processus de socialisation
(entrée à l’université, départ du domicile familial, moment du divorce),
elle a mené à des ruptures d’habitus beaucoup plus importantes que
dans la génération précédente.
L’épuisement des ressources utopiques n’est pas un simple phé-
nomène conjoncturel, une dépression espérantiste comme il y en
eut cycliquement dans l’histoire de l’humanité – ne pensons qu’aux
résurgences gnostiques ou millénaristes, à l’alternance entre périodes
chaudes et périodes froides telle que l’a mis en évidence Helmut
Lethen22 –, mais un affaissement en opposition frontale aux aspira-
tions les plus élémentaires de la modernité. Là s’épuise quelque chose
qui, depuis ses débuts, semblait être allé de soi. La Kulturkritik avait
beau être la plus radicale possible, jamais elle n’aurait abandonné le
moindre espoir comme l’ont fait de larges pans des habitants de la
civilisation occidentale. Si un penseur aussi désenchanté que Max
Weber nous délivrait une cure de dégrisement de toutes nos euphories
modernistes, il pensait néanmoins sauver un minimum éthique grâce
au désillusionnement méthodologique que promettait sa Realpolitik.
Dans ces années de seuil, cependant, la Realpolitik était devenue un
Beruf, un simple job sans vocation duquel les têtes les plus brillantes
des générations montantes se détournaient avec dégoût. On entrait
dans l’« ère de la médiocrité » (Cyrus L. Sulzberger) et de la médiocrité
politique au premier chef. Jamais cassure plus nette n’avait été consta-
tée au sein du processus de la modernité, alors que fort curieusement
la conscience d’une telle cassure – en atteste la réflexion historique
pratiquement nulle sur ce sujet – semblait tellement aller de soi, post
festum, qu’un recul réflexif frisait le ridicule23.
Jamais époque n’aura connu un tel affaissement de ses ressources
utopiques. Même dans les époques les plus sombres de l’humanité, il se

[22] Sa Verhaltenslehre der Kälte (1994) reste l’une des analyses les plus percutantes du phé-
nomène cool dans la culture moderne.
[23] Dans une veine dédramatisante, des esprits apaiseurs argueront qu’il s’agit simplement
d’une vague de pessimisme. Sauf que ce pessimisme-là se fait dans une Sprachlosigkeit,
une privation de langage, tout à fait remarquable. Mis à part quelques écrivains (on pense
à Reinhard Jirgl), la mise en langage et donc en réflexivité de ce « pessimisme » n’est même
plus tentée et voulue, mais cède le pas sur un « tournant iconique » qui livrerait « brut de
décoffrage » le désabusement complet qui frappe les esprits et les cœurs à cette époque.
La gloire de cet artiste aussi mineur que cynique qu’est Andy Warhol est certainement
due à cet abandon de la parole.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

trouvait des groupes encore capables de se sacrifier pour un au-delà –


et de se sacrifier d’autant plus que cet au-delà était inatteignable. Or,
depuis cette période, cette dialectique et cette tension viennent assez
rapidement à épuisement. Des projets alternatifs, il y en a à foison.
Les citoyens veulent en grand nombre changer de vie et de société.
En plus grand nombre qu’on croit. Mais de même qu’il manque cruel-
lement un projet d’ensemble, ce tendre-vers autre chose, ce désir pour
un autre monde, une autre forme de vie, s’est volatilisé.
4. Les techniques interpassives
L’interpassivité est une opération par laquelle un dispositif machi-
nique remplace la pratique humaine, tout en donnant à l’humain l’im-
pression de l’avoir effectuée (d’en avoir joui). Formulée par le philosophe
autrichien Robert Pfaller (2000, 2008), l’interpassivité se retrouve
dans des activités de plus en plus nombreuses à mesure que ces dis-
positifs deviennent plus complexes et plus performants. Un exemple
souvent mobilisé est la photocopieuse. Le copiage compulsif en est
une bonne expression. Les premiers photocopieurs apparaissent après-
guerre, mais ce n’est qu’en 1959 que Xerox commercialise son modèle
914 et règne sans partage pendant quinze ans, c’est-à-dire jusqu’en
1974, sur ce secteur grâce à son brevet. Ces machines relativement
chères ne se popularisent qu’à échéance de ce brevet, et c’est alors
que le photocopieur devient une machine quotidienne. L’abaissement
conséquent du prix de la copie incitera les utilisateurs à copier de plus
en plus livres entiers, articles scientifiques et de presse. Pfaller nous
permet de mettre alors un nom sur un phénomène étrange apparu dans
le monde universitaire : à mesure qu’augmentait le nombre de copies
faites, la lecture de ces copies diminuait, et il serait presque permis
de dire que diminuait aussi la lecture en général ; sans toutefois que
ce processus ne donne au lecteur l’impression d’une désaffection de
la lecture. L’impression était plutôt celle d’une production de stocks
de lecture que l’on aurait loisir de lire plus tard. Pfaller appelle cette
procrastination une « délégation de la jouissance » ; mais il est évident
que l’effet de ces machines va au-delà de la jouissance proprement dite.
Dans notre sens, elle affecte une part de plus en plus large de ce qui
était naguère dévolu au travail. Il ne s’agit pas tant d’automatisation –
qui est le terme faussement idoine – mais de production par délégation
sans pour autant que cette délégation ne soit sensible. À partir de cette
période, se produit un changement imperceptible dans l’attitude envers
les machines (imperceptible en ce que le livre de Pfaller constate le

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Aldo Haesler • Hard Modernity

phénomène vingt ans après son apparition) : nous laissons les appareils
fonctionner à notre place, mais nous croyons en toute bonne foi avoir
fait le travail nous-mêmes. C’est toute notre conception de la machine
qui est alors à revoir. De rares auteurs (Gilbert Simondon, Hans-Dieter
Bahr, Arno Bammé) s’y sont attelés.
Plutôt que de machine interpassive, il y aurait lieu de parler de
machinisme interpassif. La machine avait jusque-là été considé-
rée comme un prolongement d’activités physiques humaines. En
témoignent les travaux d’Ernst Kapp, Arnold Gehlen et André Leroi-
Gourhan. Une conception plus étendue, mise en œuvre pour rendre
compte des machines intelligentes, notamment par Jean-François
Lyotard, était de considérer ces machines comme des prolongements
d’activités cérébrales ; ce qui n’était pas faux mais incomplet. Les
machines interpassives remplacent en effet des machines physiques
et intelligentes, mais, de surcroît, elles gardent l’agent humain dans
l’illusion d’avoir effectué ces travaux, au sens le plus large possible
de ce terme, lui-même ou, à tout le moins, d’en avoir été l’initiateur.
Cette illusion a des implications importantes, car elles empêchent de
percevoir, de la part de l’agent, l’effet de dépossession que ces machines
interpassives imposent tout en le privant de compétences, souvent
chèrement acquises, au profit d’un passivisme dont la conscience reste
floue. Nous assimilerons ce phénomène plus tard à la notion d’hyperfé-
tichisme, de considérer une chose parfaitement contradictoire, même
absurde comme parfaitement évidente. Comme ce travail interpassif
se fait dans une plus grande facilité que le travail non interpassif (pho-
tocopier est plus facile que de lire, mettre un traducteur automatique
est plus facile que de traduire soi-même, engager une routine est plus
facile que de décider par soi-même, etc.), le machinisme interpassif
peut alors être considéré comme un agencement de dispositifs délé-
gatoires créant du travail-fantôme, non plus au sens d’Ivan Illitch,
mais au sens d’une illusion de travail ou d’action laissant intact (ou
presque) la subjectivité du travail (la perception d’un effort), tout en
le vidant de tout contenu. C’est dans ce sens que ces années de seuil
marquent aussi l’accession à une technique machinique subjective d’où
l’absence de perception de la dépossession des outils de production se
double d’une dépossession de compétences et de capacités humaines.
Nous ne prendrons que deux exemples : l’invention des ordinateurs du
quotidien et l’électronisation des transactions monétaires24.

[24] S’il est loisible de multiplier ces exemples à l’infini, c’est que l’heureuse formule de Pfaller

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

C’est dans ces années-là que la révolution numérique se met en


marche25. Les premiers programmes sont alors utilisés pour la factu-
ration, le traitement des données, en statistique, etc. Jusque-là, l’infor-
matique était confinée aux grands laboratoires de recherche et pour
le traitement de grosses masses de données selon des critères assez
grossiers. La miniaturisation que vont apporter les premiers PC va
transformer à la fois les entreprises (fin des grands secrétariats) que la
vie privée, la nature du travail et les habitudes de pensée. Des biblio-
thèques entières ont été consacrées à ce phénomène de masse, sans
pour autant que ne soit prise en considération la concomitance de ce
phénomène avec ceux que nous esquissons ici. Or, le PC est bel et bien
une machine interpassive. Même s’il permet un grand nombre d’activi-
tés innovantes et la suppression de tâches fastidieuses et éprouvantes,
ces avantages se sont presque toujours réalisés au profit de la dissipa-
tion de la fonction de déchargement (Entlastung) ; aussi bien sur le plan
de la main-d’œuvre (« rationalisation » au sens de wegrationalisieren,
de rationaliser pour évacuer), des libertés d’agir (suppression des « pas-
serelles informelles »), que des compétences et capacités personnelles,
le prix de ces innovations a été généralement sous-estimé. Là encore,
une réflexion d’ensemble, notamment en termes de réseaux parallèles
aux réseaux sociaux traditionnels, au prix véritable de la substitution
entre hommes et machines, aux conséquences cognitives de la numé-
risation et aux conséquences psychosociales de l’iconic turn, bref d’une
véritable sociologie du numérique serait à accomplir. Et là encore,
l’aspect interpassif de ces techniques doit être souligné. L’ordinateur
personnel est la machine par excellence qui donne à l’agent l’illusion de
maîtriser ses pratiques, alors qu’il en perd peu à peu les compétences.
Les exemples se multiplient aujourd’hui dans tous les domaines : des
textes « automatiques » aux voitures sans chauffeur, des robots algo-
rithmiques aux systèmes intégrés de pilotage. On est ici en face d’un
phénomène qui s’est amorcé au début des années 1970, dont, une fois
de plus, la portée n’a pas été saisie faute d’une réflexion suffisante sur

introduit une nouvelle manière de voir. Elle permet de faire la synthèse entre des phé-
nomènes disparates appartenant aussi bien à la vie intime, à la vie quotidienne et au
monde du travail. Il en est ainsi jusqu’au monde du politique, et l’on pourrait prolonger
ces réflexions jusqu’à suggérer une politique interpassive.
[25] Il n’est pas anodin non plus que le protocole TCP (Transmission Control Protection) ait été
développé en 1973. En 1983, il va être adopté pour l’Arpanet. C’est de cette période que
date la découpe des flux d’octets en segments conduisant au transport fiable des données
en mode connecté.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

ces années-seuil. L’exemple du photocopieur a déjà été cité. Le véritable


« photocopillage » date de ces années, avec la fin du monopole de Xerox.
Il en est de même avec l’enregistrement magnétique de musique et de
films, même stocks accumulés dont la consommation est inversement
proportionnelle à la production tout en maintenant l’illusion d’une
production effective. L’exemple des films pornographiques tombe sous
le sens. Partout, des machines agissent, rient, ressentent, désirent,
confortent, amusent, produisent, surveillent, punissent, etc., pour nous.
Élargir cette notion d’interpassivité à la technique telle qu’elle com-
mence à se manifester au début des années 1970 est une proposition
qui rejoindrait les positions des auteurs cités plus haut qui pensent
pouvoir parler de la « vie des machines » (Hans-Dieter Bahr), de sub-
jectivité du machinisme (Gilbert Simondon, Bernard Stiegler) ou de
« modèles vivants » (Arno Bammé).
Passons au second exemple : les cartes de paiement. Parallèlement
à cette première vague d’informatisation du quotidien et toujours pro-
duit par la miniaturisation électronique, se développent les premières
cartes de crédit. Encore dotées de simples bandes de reconnaissance
magnétique, elles entrent discrètement dans les circuits de paiement.
La manière dont elles vont transformer notre perception de la valeur et
des structures de l’échange est l’une des facettes les plus mal étudiées
de cette période. Elle est pourtant riche en enseignements, no­tamment
sur la perception des normes de réciprocité dans les transactions mar-
chandes. En effet, payer en numéraire donne l’impression plus ou
moins palpable d’un sacrifice. Pour obtenir la marchandise convoitée,
il faut se défaire d’ordinaire d’un certain nombre de billets et de pièces.
On vous rendra la monnaie qu’on comptera en retour. Tout cela ce sont
des opérations discrètes, répétées des millions de fois, qui engagent
l’évaluation, la commensuration, la comparaison, un certain nombre
de calculs arithmétiques et surtout l’opération tout à fait centrale
d’abstraction de la valeur qui nous oblige, si nous voulons entrer et
rester dans le circuit marchand, d’abstraire de la richesse esthétique
du bien convoité pour n’y appréhender qu’un simple chiffre26. Toutes ces

[26] L’embarras que cause la lecture du premier chapitre du Capital consacré à la marchan-
dise et qui met en scène les deux formes de valeur (d’usage et d’échange), est dû à la forte
intuition qu’avait eu Marx qui, se voyant obligé à déduire cette abstraction de l’aliéna-
tion moderne du travail due à l’industrialisme, avait compris que la monétarisation des
échanges y participait pour une part importante ; la question étant de savoir comment ces
deux formes d’appauvrissement étaient liées l’une à l’autre. Que Marx ait surévalué le
travail dans ce contexte est certainement dû à son refus de voir dans l’argent autre chose

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

opérations vont peu à peu être suspendues par l’usage de ces cartes, et
l’on parlera assez rapidement de cashless society27. Même si ses débuts
furent modestes, avec les premières cartes de débit (Diner’s, American
Express) comme signes d’affiliation à un cercle de clients « sélects », la
carrière des cartes de crédit est devenue une véritable success story
du demi-siècle écoulé. À présent, la Suède est en train de devenir une
nation cashless et le continent africain se transforme en immense
réseau de paiements par téléphones portables. Mais qu’est-ce qui nous
importe ici ? Quelle est la césure qu’apportent ces paiements dématé-
rialisés ? Comme le soulignait déjà Serge Moscovici (1988) en parlant
des chèques, quand l’argent se transforme en simple ordre de virement,
le sentiment de sacrifice au sein de l’échange monétarisé tend à se
dissiper. Et peut-être s’agit-il de bien plus que d’un simple sentiment.
En effet, depuis l’instauration de l’échange marchand il y a des milliers
d’années, la norme que le droit romain va formuler comme do ut des
fait partie intégrante de tous les répertoires normatifs des sociétés non
ex­clu­si­vement prédatrices (d’ailleurs, la longévité très réduite de ces
dernières atteste l’avantage évolutionnaire de ce type d’échange). Qu’il
faille donner, c’est-à-dire se dessaisir de quelque chose pour en obtenir
une autre en échange, ce principe de réciprocité (à la fois calculante,
objectivante et réflexive) peut être considéré comme un invariant cultu-
rel. Or, avec le paiement dématérialisé, il se pourrait bien que cette
norme soit en train de se transformer. C’est là un bouleversement qui
va bien au-delà de la thématique de la modernité qui nous intéresse
ici. Car, en fait et lieu de l’argent donné en échange, nous ne trouvons
plus qu’une présentation d’une identité de compte au travers un cer-
tain nombre de manipulations techniques. Certes, objectivement de
l’argent est transféré, mais subjectivement le dessaisissement du do
est remplacé par un curieux mixte entre procrastination, dissipation
et déni de réalité28. Le paiement se fait certes à une échéance don-

qu’une marchandise généralisée. Ce n’est qu’avec les travaux d’Alfred Sohn-Rethel que
cette part (pour ainsi dire maudite au sein du marxisme) a trouvé un début d’explicita-
tion. Les débats actuels autour d’une nouvelle critique de la valeur (Krisis, Exit, Moishé
Postone, Eske Bockelmann, etc.) gravitent tous autour de cette question complexe entre
toutes (qui est cependant loin d’être purement doctrinale).
[27] L’expression a été créée conjointement par Edward E. Bergsten (1967) et Dale Reistad
(1967).
[28] Il nous faudrait une histoire des techniques de reposité, telles que les a décrites Albert
Piette (2009), c’est-à-dire des techniques du quotidien de se mettre à distance des événe-
ments fâcheux, de lâcher du lest ou de prendre le large. Il est clair que nous disposons
aujourd’hui de machines de reposité efficaces. L’ordinateur n’en est qu’un exemple.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

née, mais dans l’esprit du payeur cela se fera toujours plus tard ; et
puis, qu’est-ce que l’argent, quand il suffit d’indiquer un code ? Nous
assistons ainsi à une abstraction supplémentaire (par rapport à l’abs-
traction monétaire stricto sensu) : l’usage du chiffre n’est plus qu’une
approximation, les subtiles opérations que nous faisions naguère se
trouvent déchargées par l’emploi de la carte. Comment ne pas songer
alors à toutes les interpassivités auxquelles elle va donner lieu ? En
effet, la carte nous décharge de l’opération frustrante, souvent délicate
(pensons aux partages d’addition de restaurant entre amis), parfois
aussi légèrement humiliante d’avoir à payer en nature. Mais elle nous
décharge aussi en grande partie de l’optimisation marchande lors de
nos achats et donc des choix que nous devons faire en fonction des prix.
La carte achète, négocie, présente, certifie, donne accès, privilégie, en
notre nom, certes, mais bel et bien à notre place. Elle nous accorde
le privilège de la passivité en nous plaçant dans l’illusion que nous
demeurons les maîtres de nos actes. Nous reviendrons plus longuement
sur cet aspect dans notre dernier chapitre.
Qu’il nous soit permis de faire une brève incise à propos du travail
humain. On aurait pu s’attendre que la prophétie de Keynes qui, dans
les années 1920 déjà avait imaginé un monde où, grâce aux progrès
des techniques, la durée hebdomadaire du travail n’excéderait pas
15 heures, allait pouvoir se réaliser. Keynes raisonnait encore sur la
base d’une industrie taylorisée et on peut se demander à quelles limites
de ce temps hebdomadaire serait-il parvenu, s’il avait été confronté
aux progrès intervenus après-guerre, à la miniaturisation, à l’élec-
tronisation, à l’automatisation ? On sait à présent que la prophétie de
Keynes, loin de se réaliser, a conduit à un abaissement relativement
léger des temps de travail hebdomadaires, mais surtout à un é­v i­
dement qualitatif du travail29. On est là devant un paradoxe : pourquoi
maintenir au travail des agents qui ruinent leurs vies à force de ne
rien faire ou de faire des choses parfaitement insignifiantes, alors que
leur contribution au processus de production ne l’est pas moins ? Là
aussi, il y a délégation, mais contrairement aux formes d’interpassivité
précédentes, on aurait de la peine à prononcer le mot de jouissance.
C’est d’une autre « révolution silencieuse » dont il est question ici et
dont les conséquences sont encore mal étudiées. Toujours est-il que

[29] On pense évidemment aux bullshit jobs dont David Graeber parla en… 2013, nous mettant
une fois encore le nez sur une transformation qu’il eût été facile de remarquer quelques
décennies auparavant.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

nous assistons bel et bien à une interpassivisation des techniques, et


de la technique en général. Plutôt que d’être un prolongement de nos
fonctions physiques et cérébrales, la technique « passivise » les agents
par l’illusion d’un activisme de tous les instants. Cette illusion est
d’autant plus agréable que nous croyons agir avec une responsabilité
beaucoup plus limitée que naguère et vivre plusieurs vies à la fois.
Mais cette accélération se fait dans l’apesanteur dont la seule issue
est une accélération supplémentaire.
5. Décrochages socio-démographiques
Il est aisé d’étudier les données statistiques de cette période et
d’y déceler un certain nombre de décrochages remarquables. C’est
pour cette raison que nous serons brefs ici 30. Premier ensemble de
décrochages, la famille. Alors que les années 1960 sont des années
d’intense recherche d’alternatives au modèle familial traditionnel, les
années après la période de seuil marquent le retour à ce modèle, mais
sous forme décomposée. Il s’agit là d’un conservatisme par défaut qui
évacue une fois pour toutes la réflexion sur de possibles alternatives
familiales et contraint les personnes à composer avec ce que la forme
famille contient encore comme restes. Qu’il s’agisse du taux de divorce,
de natalité, des nouvelles identités féminines, du nombre de familles
monoparentales, de la salarisation massive des femmes, etc., il y a
là un ensemble de facteurs, souvent liés entre eux, qui composent un
paysage familial et conjugal qui rend la famille, comme le disait l’un
de ses premiers enquêteurs, « incertaine » ou, à tout le moins, option-
nelle. La famille « moderne » avait débuté dans les années 1930 et
s’inscrivait non plus dans un projet de survie, mais d’épanouissement
personnel et de poursuite du bonheur individuel. Les tensions entre
bien public et ces aspirations identitaires que la famille devait arbi-
trer allaient s’exacerber tout au long du siècle, si bien que l’on peut
considérer les années de seuil une fois de plus comme un point de
rupture. Inutile de souligner à quel point la famille – principalement
sous sa forme « nucléaire » – a constitué et constitue encore le socle de

[30] Cet ouvrage n’est pas un essai plus ou moins inspiré. Il manque cependant de bases
empiriques. De fait, nous avons pris connaissance des données statistiques disponibles et
pourrions sans mal « étayer » nos propos avec des chiffres. Si nous nous passons presque
entièrement de données positives, c’est pour la simple raison que vu les domaines envi-
sagés, il en aurait résulté une fois encore un livre monstrueux, proprement impubliable.
Plutôt que d’un essai, cet ouvrage se définirait comme un programme – une tentative, faut-
il le rappeler, de poser quelques bases pour une théorie relationnelle du changement social.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

socialisation et d’intégration de la société moderne31. La concomitance


d’un aussi grand nombre de facteurs ne pouvait pas ne pas affecter
ce modèle et créer une source de tensions et de dysfonctionnements
que les institutions complémentaires – on pense à l’école – ne parve-
naient à réguler qu’imparfaitement. Qu’après les années de « libéra-
tion » de tous ordres, la forme famille soit restituée en dépit de toutes
ces transformations, souligne son caractère irremplaçable, mais aussi
la nécessité d’assumer et de vivre dans ce cadre défectif.
C’est de cette époque que date aussi la possibilité du divorce par
consentement mutuel. Si elle a facilité les divorces, la loi du 11 juillet
1975 ne dédramatise pas seulement une procédure souvent vécue
de manière traumatisante et, du coup, « assouplit » l’institution du
mariage, elle marque aussi l’entrée dans une phase d’engagements
sociaux plus affinitaires – on pourrait presque dire, expérimentaux.
Une loi, tout comme la technique, vient clore une période et, par la
force des choses, en ouvrir une autre. Est-ce suffisant de dire que cet
« assouplissement » des liens du mariage a mené à tout ce qui a cours
aujourd’hui sous les appellations diverses de pluri- et de monoparen-
talité, de parentés recomposées, etc. ? A-t-on suffisamment réfléchi
à toutes ces nouvelles formes sociales que cette loi a entraînées avec
elle32 ? Nous aurons encore l’occasion d’en parler, mais il semble d’ores
et déjà clair qu’un réel effort de réflexion est nécessaire, pour appré-
hender correctement ce qui a été mis en branle à l’occasion de cette
loi et de tout le milieu social qui fut créé par les discussions publiques
qui y avaient mené.
Autre décrochage non moins important, le monde du travail. À
mesure que le travail s’était machinisé puis automatisé, les aspira-
tions à tout un ensemble de libérations aussi quantitatives que qua-
litatives – on pense à l’allègement du temps de travail, au travail
monotone, ingrat, voire dangereux – étaient devenues inévitables.
L’idée de pouvoir adapter la technique non plus simplement à des
hausses de productivité, mais à des fins de déchargement temporel

[31] Si l’on suit les travaux d’Emmanuel Todd (1981, 2011), la famille nucléaire serait la forme
originelle d’appariement, peu à peu poussée vers les périphéries du monde civilisé par
des formes de famille plus élaborées. Le retour à la famille nucléaire ne serait donc que
la redécouverte de sa forme d’origine.
[32] Il serait intéressant de confronter cette question avec les positions de Durkheim (1906),
notamment du rapprochement qu’il fait entre divorce et suicide, en suivant la régularité
découverte par Jacques Bertillon, à savoir la variation commune, en Europe, des divorces
et des suicides.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

faisait partie de ces « utopies concrètes » qui étaient discutées à cette


époque-là. Parallèlement à cela, le motif de la « démocratisation du
monde du travail » faisait partie de tous les programmes des « troi-
sièmes voies » qui essaimaient alors33. L’entreprise autogérée semblait
être à portée de main, et ce non par quelque dictature du prolétariat,
mais par les voies légales de la participation. C’est dans cet esprit
que le droit du travail évolue partout en Europe ; et il n’est pas sur-
prenant qu’un même mouvement d’émancipation légale se fasse aussi
sur le plan du droit civil et notamment de la famille. Partout on
parle d’autogestion, de réformes radicales, d’émancipation, de projets
alternatifs, et le monde du travail semble être un domaine où cette
radicalité réformiste aurait le plus grand impact sur la société et
pourrait se faire sans délai. C’est dire qu’après toutes ces « années
de rêve », les « poussières » qui en subsistent – on fait ici référence aux
ouvrages connus d’Hervé Hamon et de Patrick Rotman (1987-1988) –
sont vécues comme un douloureux renoncement. C’est dans ce cadre
qu’il faut comprendre la vague de désyndicalisation qui s’empare des
mondes ouvriers, en France surtout, où nous assistons à un véritable
effondrement. Il y a certes d’autres facteurs à l’œuvre, comme la crise
morale de la classe ouvrière, l’emprise de syndicats particulièrement
dogmatiques et une perte de solidarité due au « travail en miettes »,
mais il nous semble que le mouvement de fond repose sur ce re­non­
cement aux « années de rêve ». Jamais plus le mouvement syndical,
s’il est réellement revendicatif (et non pas simplement réactif comme
en Allemagne), n’allait se remettre de ce mouvement de dépression.
Le syndicat post-1972-1973, c’est un peu comme la famille incertaine.
Plus il était porteur d’espoirs révolutionnaires avant ce seuil et plus
grande sera sa décomposition ce seuil une fois franchi.
Des décrochages, il y en eut pléthore. Mais on ne les lut que quelques
décennies plus tard, et on les lut par une sociologie qui avait appris à
en compartimenter le traitement et neutraliser l’impact historique. Que
dire de cette étrange entrée de la drogue en Europe, de ces substances
plus ou moins illicites qui allaient, en 1972, suivre le canal rhénan
pour inoculer leur poison dans le cœur du continent ? Que dire, sur un

[33] L’auteur de ces lignes avait collaboré (de manière modeste) aux travaux menés à l’Université­
de St. Gall par l’ancien ministre de l’économie et des finances tchécoslovaque Ota Šik qui,
dans sa Troisième voie avait élaboré un modèle de socialisme à visage humain basé notam-
ment sur cette démocratisation du monde du travail, d’une part, rendant les travailleurs
peu à peu – par le biais de la participation – propriétaires de leurs moyens de production,
et de l’autre par l’institution d’une concurrence non faussée.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

tout autre plan (mais est-il si différent ?), de la formation d’une société
de consommation de masse qui allait découvrir les délices du crédit
à la consommation ? Que dire de l’invasion télévisuelle et au-delà de
celle-ci de tout un paysage médiatique qui allait verser de la sphère
publique à la sphère capitaliste privée, et de ces médias alternatifs
qui, eux aussi, se mettent à fleurir durant cette période de seuil ? Que
dire de la lente et insidieuse dissolution du contrat intergénérationnel,
c’est-à-dire de la transmission d’une génération à l’autre de savoirs,
de capitaux, de compétences, de responsabilités et de risques, une
transmission qui allait suivre le cours du processus d’individualisation
– et dont le changement du régime des retraites n’est qu’un symptôme
particulièrement évident ? La liste est loin d’être close, mais chaque
décrochage peut être solidement documenté, pays par pays, secteur
par secteur, avant d’en entamer la synthèse sociologique.
6. Nouvelles territorialités, nouvelles temporalités
À partir des années 1970, la géopolitique mondiale commence à
être reconfigurée. Avec les accords d’Helsinki (1973-1975)34, l’équilibre
bipolaire de la Guerre froide s’estompe et laisse place à divers espaces
où même l’hégémonie américaine devient incertaine. L’espace paci-
fique se forme, l’Europe semble vouloir voler de ses propres ailes, les
États-Unis connaissent leurs premières défaites militaires et idéolo-
giques, et l’Afrique sombre dans un marasme postcolonial dont l’am-
pleur dépasse l’entendement. Ce monde éclaté n’a plus de centre, mais
connaît par contre une multiplication de périphéries. Les (grandes)
entreprises se mondialisent et optimisent ainsi leurs coûts en se
soustrayant à l’autorité de l’État. Partout, on voit des flux se mettre
en place, notamment grâce à l’informatisation des communications.
C’est là la conséquence d’une troisième forme d’écriture – après son

[34] Ces accords prévoyaient les mesures suivantes : 1. respect des droits inhérents à la souve-
raineté, 2. non-recours à la menace ou à l’emploi de la force, 3. inviolabilité des frontières,
4. intégrité territoriale des États, 5. règlement pacifique des différends, 6. non-intervention
dans les affaires intérieures, 7. respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
8. égalité des droits des peuples et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, 9. coopération
entre les États, 10. exécution de bonne foi (bona fide) des obligations assumées confor­
mément au droit international. On sait que jusqu’aux débuts de la perestroïka (1985)
il y eut un renouveau de la Guerre froide, que nombreuses furent les résolutions non
suivies d’effet, que certaines furent même ignorées jusqu’à ce jour, il reste cependant que
ces accords marquent une étape historique dans la repolarisation du monde et qu’ils ne
cessent de servir de référence à la fois politique et juridique aux nombreuses négociations
au sommet qui furent entreprises depuis lors.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

invention et sa mécanisation par Gutenberg – qui sait aussi bien


jongler avec les lettres, les chiffres et (bientôt) avec les images. Il
n’est plus besoin de localiser les actes, de savoir d’où ils proviennent
et où ils vont ; il suffit de gérer les relations. C’est là un changement
de paradigme, un terme qui se met à fleurir à l’époque (et qui promet
plus qu’il ne tient), où tout ce qui est substance se voit transformé en
fonction35 ; un terme, aussi, que des penseurs un peu trop lestes ont
cru bon mettre en avant pour « faire comme si », comme s’il suffisait
de l’énoncer pour croire avoir compris la transformation dans laquelle
le monde se trouvait. Il est assez probable que cette transformation
puisse être interprétée comme une conséquence de cette troisième
forme d’écriture, mais il est tout aussi probable que nous sommes loin
d’avoir saisi toute l’ampleur de cette mutation communicationnelle.
Ce que l’on peut dire, néanmoins, c’est qu’à mesure que ce nouveau
mode de communication s’étend, nous assistons à un éclatement des
territoires. C’est là un effet direct lié à la dissipation progressive
des déterminations locales de l’écrit. L’emprise du ius, en tant que
réglementation (écrite !) systématique d’un territoire (n’est territoire
qu’un espace soumis à cette réglementation), en se délocalisant, crée
un monde de non-lieux, de friches, de zones franches, de déserts juri-
diques et de centres offshore où les agents et les organisations peuvent
arbitrer en fonction de leurs centres d’intérêt (le plus souvent finan-
ciers). Ces territoires fluides échappent à l’emprise législative. L’idée
de nation n’aura donc duré qu’à peine deux siècles, et ce sont des
coalitions aléatoires mus par des intérêts de circonstance qui voient
le jour, rendant ainsi une législation internationale de plus en plus
difficile à concevoir.
Si nous quittons la perspective internationale et nous intéressons
aux territoires nationaux (ou supra-régionaux), nous assistons pen-
dant cette période aux débuts d’un processus de ségrégation/homo-
généisation de l’espace, soit par les vertus d’un plan, soit en laissant
libre cours aux « forces du marché », qui va densifier certaines zones
attractives et laisser d’autres zones, le plus souvent rurales, en dé­shé­
rence. Si, en France, l’exode rural amorcé au milieu du XIXe siècle se
termine (suite au remembrement de 1965) au milieu des années 1970

[35] Les ouvrages de Marshall Berman (1970, 1982) demanderaient une étude plus circonstan-
ciée – notamment son All That is Solid Melts Into Air, une formule qu’il tient de Marx – et
qui, bien des années avant Zygmunt Bauman, font de la liquéfaction l’expérience même
du monde moderne.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

et que s’entame une phase de rurbanisation, il faut, en dépit de diffé-


rences nationales et régionales notables, comprendre que cette struc-
turation territoriale prendra des aspects partout visibles, comme la
bétonisation des espaces, la construction d’infrastructures de moyens
de transport de plus en plus rapides, l’extension d’une péri-urbanité
galopante (en France par le lotissage intense d’espaces habités) ou la
construction de grands complexes énergétiques et économiques (cen-
trales nucléaires, sites de production, centres commerciaux) ; mais
cette structuration prend aussi des aspects moins directement visibles,
qui nous intéressent plus particulièrement ici et qui, puisqu’on ne
finit par constater divers phénomènes de ghettoïsation que bien des
décennies plus tard36. Là encore, la France est un exemple très clair. Il
s’agit pour une grande part d’homogénéiser socialement le territoire.
L’un des phénomènes les plus intéressants est, comme toujours,
architectural. Déjà Pitirim Sorokin (1957) avait relevé le rôle avant-
coureur de certaines formes d’expression esthétique selon la période
historique envisagée. Pour ce qui a trait à la postmodernité, c’est
sans conteste l’architecture qui a joué ce rôle. Et dans l’architecture
le double motif du confinement et de la concentration est apparu de
conserve. L’idée n’est plus, comme chez Le Corbusier, celle d’une fonc-
tionnalité individuelle, mais collective ou même massifiée de l’habitat.
Et ce n’est évidemment plus le culte du bonheur et du soleil. Derrière
le décorum de l’architecture postmoderne, il y a une volonté démo-
graphique qui est de réunir sur un espace minimal le plus grand
nombre de groupements sociaux homogènes. C’est ce motif que décrit
le roman de science-fiction IGH de J.G. Ballard (1976). La particula-
rité d’IGH réside dans l’extrapolation statistique de seuils de densité
démographique qui mènent à des bifurcations catastrophiques (dans
le sens mathématique de ce terme). Ainsi, dans la fiction ballardienne
ce ne sont pas les injustices sociales qui mènent à la révolte, mais
les coupures de courant, et ce ne sont plus les classes ouvrières qui
mènent la fronde, mais les classes moyennes que ces coupures privent

[36] En dépit d’une certaine légèreté scientifique et de leur récupération frontiste, les travaux
de Christophe Guilluy (2000 et passim) montrent à quel point les fractures sociales (et donc
les dysfonctionnements majeurs en matière d’intégration) en France sont directement liées
à des politiques du territoire mélangeant allègrement découpage électoral, privatisation
des biens publics public, politiques sécuritaires et effets de lobbying. À côté de véritables
ghettos qui se sont (ou ont été créés) dans la ceinture parisienne, Guilluy souligne aussi
l’abandon par l’État de larges pans de la « France de l’intérieur » qui, pour cette raison et
toujours selon Guilluy, développèrent des sympathies frontistes.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

de leurs émissions télévisées. Mais à la différence du Ballard de 1975,


cette rébellion dans la dystopie ne mène pas à une autre organisation
sociale – ce n’est d’ailleurs pas leur objectif – mais à la destruction
progressive de leurs habitats respectifs.
Ballard fait encore œuvre de visionnaire quand il met en scène le
confinement social dans lequel se trouvent les habitants de la tour
gigantesque imaginée dans IGH. C’est là incontestablement l’un des
phénomènes les plus intéressants de la modernité hard. Tout indique
qu’il va nous falloir apprendre à vivre sur un tas et à nous organiser
de manière à éviter autant que possible des frictions trop onéreuses
sur le plan énergétique et psychique ; vivre dans des états de grandes
compressions sans échappée possible, sans que cette grande densité ne
déclenche des dérives catastrophiques. Qu’il s’agisse de « prendre son
mal en patience » dans les divers bouchons du quotidien, d’observer
une discipline implicite mais rigoureuse dans les « queues » d’attente
qui rythment notre ordinaire ou d’accepter toutes sortes de règles
techniques au nom de ces flux toujours plus denses, il y a là un motif
à investigation pour une sociologie de l’espace qui renouerait avec les
« impressions » de Simmel sur la métropole moderne. La spéculation
ballardienne possède donc un grand niveau de réalisme. Ce n’est là
qu’un exemple, mais un exemple particulièrement caractéristique,
des bouleversements de l’écoumène humain durant ces années. Il
se retrouve de manière très réelle dans les gated communities, les
commu­nau­tés fermées, inventions certes anciennes, mais se dissémi-
nant précisément à cette époque à travers tout le globe, dans les com-
pressions inouïes des villes-dortoirs, dans les planifications urbaines
visant à rationaliser l’espace et ainsi de suite. Vivre sur un tas dans
des conditions écologiques de plus en plus précaires – telle pourrait
être l’une des formules les plus succinctes du Lebensgefühl, du senti-
ment de vie dans la modernité capitaliste avancée.
Le durcissement des conditions de vie dans le capitalisme hard
n’affecte pas seulement ses espaces, mais, transformation plus dif-
ficile à saisir encore, ses temporalités. C’est en effet la première fois
dans la culture chrétienne, une culture inscrite tout entière dans une
téléologie du salut, que l’avenir est barré ; et s’il s’y développe un véri-
table culte du présent, c’est non en vertu de quelque sagesse plus ou
moins extrême-orientale ; ce « pouvoir du moment présent », ce culte
du carpe diem, cette injonction à mettre passé et avenir entre paren-
thèses est plus à voir comme un réflexe de sauvegarde, comme une
sublimation de l’angoisse d’un avenir compromis plutôt qu’une quête

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Aldo Haesler • Hard Modernity

authentique. Devant cet horizon temporel s’instaure une situation de


Zeitnot permanente. Or, l’interrogation du temps nous pose devant des
dilemmes continus ; dilemme de sa nature, comme l’avait déjà formulé
saint Augustin, dilemme des temps intérieurs et mécaniques, dont
avait traité Henri Bergson, dilemme de l’inversion du temps, telle que
la physique moderne ne cesse de le fantasmer. C’est un autre dilemme
qui s’ouvre durant cette période de seuil, celui de la contre-productivité.
À mesure que les techniques d’automation et de numérisation per-
mirent de fragmenter des processus complexes en unités élémentaires,
une hausse d’usages parasitaires ne venait pas seulement annuler les
économies de temps ainsi visées, mais créa de véritables obstructions
temporelles avec des pertes de temps considérables et des situations
de stress qui s’ensuivirent37. L’exemple des mails vient rappeler cette
« loi » avec un retard de près d’un demi-siècle. C’est alors que le temps
devint une ressource rare demandant tout un ensemble de routines
de gestion ; mais en même temps qu’on s’imagina en manquer tou-
jours plus, la compulsion d’en profiter autant que possible se répandit
aussi bien dans le monde du travail que dans la sphère privée. Ce ne
furent pas seulement les rythmes temporels qui s’accélérèrent, mais
la structure même de la rythmicité des processus de production, de
circulation et de la vie quotidienne. L’ère de la nervosité, dont avait
déjà parlé Simmel en en faisant un trait majeur de la vie des métro-
poles modernes, pouvait encore passer pour une quotidiennisation des
principes d’organisation du travail de Frederick W. Taylor, ce qui allait
se produire durant ces années de seuil en termes temporels est une
sorte de cristallisation des dilemmes et des paradoxes du temps.
Pour n’en donner qu’un exemple, arrêtons-nous à la transformation
du régime des retraites. À la suite de la crise de l’État-providence et
de l’inversion démographique qui allait se profiler à cette époque, le
financement des retraites par répartition allait progressivement don-
ner lieu à des déficits de plus en plus importants. Certes, au moment
où nous parlons, la couverture financière n’allait pas poser problème
à court terme ; mais on pouvait sans peine extrapoler un épuisement
de ce modèle, d’autant mieux que cette branche d’activité faisait de
l’anticipation des financements futurs l’une des principales ficelles
de son métier. Au fil de ces calculs, un nouveau système s’imposa ; ce

[37] Dans la plupart des corpus linguistiques, NGram Viewer atteste une hausse linéaire plus
soutenue de l’item « stress » au début des années 1970. Mais sa dénomination récente par
Hans Selye en 1956 demande de traiter cette donnée avec prudence.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

fut la retraite par capitalisation. Or, il faut bien noter qu’avec ce nou-
veau régime, on commence à travailler pour le moment de sa propre
retraite et non dans la perspective d’un contrat collectif, l’échéance
du remboursement de la dette devant être l’horizon temporel de nos
activités présentes. Cette indexation (où l’on commence à travailler
pour s’assurer d’un futur de plus en plus incertain, où l’on contracte
une nouvelle dette pour en combler une plus ancienne, ou plus généra-
lement le moment présent n’est qu’une traite tirée sur le futur) rompt
avec la temporalité propre au capitalisme pour lequel l’investissement
futur était la justification euphorisée du sacrifice présent. L’effet col-
latéral massif de la capitalisation des retraites n’est pas seulement,
on s’en doute, la fin d’un contrat intergénérationnel, longuement et
durement négocié pendant des années de rémission démocratique,
mais une obstruction toujours plus grande des « projets de vie », cet
ultime avatar de l’imaginaire libéral.
Que dire en définitive de ces nouvelles temporalités (en ayant à
l’esprit les dilemmes du temps qui rend sa compréhension si diffi-
cile). Qu’il s’y trouve compressé, fragmenté, accéléré, inversé dans son
axe, désynchronisé par rapport à des rythmes très anciens et géré
de manière incongrue ? Oui, tout cela à la fois dans un beau chaos
qu’aucun penseur, aucune théorie n’a réussi à désintriquer jusqu’à
présent. Mais que dire du fameux axe spatio-temporel, où ces deux
vecteurs ontologiques se codéterminent ? Là, encore davantage, il est
permis de dire que tout comme il serait présomptueux d’en tirer des
éclaircissements hâtifs, il est patent qu’une rupture s’est produite à
un moment donné et que nous y sommes plongés en nous dépatouillant
vaille que vaille avec des concepts d’un autre âge.
7. Une esthétique hard, des médiateurs mous
Finissons notre enquête. Les années 1970 sont les années du ter-
rorisme et les années de l’invention de la pornographie dure ; étrange
relation à laquelle il nous faut réfléchir aussi et peut-être de manière
prioritaire, pour tenter de comprendre ce seuil historique si singu-
lier. S’il fallait y mettre un nom, nous dirions qu’il s’agit des années
Baudrillard. C’est en effet durant la décennie allant du Système des
objets (1968) à De la séduction (1979) que Jean Baudrillard développe
son approche de la déréalisation de la réalité, et c’est notamment à tra-
vers ses analyses des phénomènes du terrorisme et de la pornographie
qu’il le fait. S’il n’est pas (encore) question d’entrer en débat avec cette
démarche du simple fait que notre enquête, ici, est largement factuelle,

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Aldo Haesler • Hard Modernity

il n’en est pas moins que le développement que Baudrillard donne de


la société du spectacle relève lui aussi de la factualité. Passant de la
rigueur du réel à l’arbitraire du signe, et de cet arbitraire à la logique
du simulacre, Baudrillard, dès ces années, nous invite à penser les
transformations du mode d’inscription scripturale à ce que d’aucuns
nommeront plus tard la médialité. Nous ne serions plus confrontés
aux rigueurs d’une réalité objective, avec ses lois plus ou moins écono-
miques, ses concepts pour la saisir et ses déterminations, bref, dans
un monde où le travail serait source de valeur et de subjectivation,
où un sujet bien identifié affronterait le monde des objets pour s’y
reconnaître et se faire reconnaître, mais nous nous trouverions dans
un monde où la pensée affronterait des objets ironiques, voire des
« hyper-objets » dont les « lois » ont tout intérêt à se faire oublier. Nous
verrons plus tard que l’hyper-objet par excellence est l’argent (non
pas comme outil mais) comme médium. Les travaux ultérieurs de
Baudrillard (1983, 1990) iront, non sans le soin qu’il mettra à s’empê-
cher de désigner cet hyper-objet, dans cette direction.
À partir du moment où la crise idéologique du paradigme marxien
et les derniers feux de mai 1968 s’éteignirent année après année,
il se forma au sein des groupes d’extrême gauche européenne (en
Allemagne, Italie et en France) des réseaux prêts à recourir à la
violence pour déclencher la prise de conscience révolutionnaire. Très
vite le contact se fit avec des mouvements de terreur déjà existants
(Palestine, Irlande du Nord, Pays basque) qui servirent de base arrière
à ces groupes en formation. La suite de l’histoire est bien connue.
Ce qu’il s’agit de comprendre est le fait que cet ultime recours (à la
violence) marque la fin d’une longue tradition de la recherche d’une
praxis révolutionnaire avec ses questions idoines relatives au sujet
(critique) de l’histoire, au mode d’organisation de l’action révolution-
naire, du statut des masses, du prolétariat, etc. L’idée de Lukács de
la nécessité d’une conscience de classe se greffe sur les contradictions
économiques dont Marx avait fait l’opérateur de la révolution. Or,
même devant la pire crise structurelle du capitalisme, ces contradic-
tions laissèrent les masses largement inertes. Les luttes syndicales,
partidaires et politiques, les grèves, les rébellions et les résistances
ordinaires n’avaient sur le fonctionnement des appareils qu’une inci-
dence marginale. Le terrorisme européen est à voir non pas comme
une radicalisation des moyens de la praxis, mais résulte du fait même
que cette praxis soit devenue problématique. Il est de l’ordre de l’irrup-
tion dans un milieu ultrastable et monotone.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

L’invention de la pornographie hard démocratisée date du film Deep


Throat (1972), alors que jusque-là, elle était confinée à une clientèle
de « connaisseurs », à quelque officine d’un quartier « chaud » plus ou
moins portuaire. À cela correspond l’invention du sex-shop. Ainsi peut-
on lire sur la page Wikipédia consacrée à ce commerce : « Autour de
1973, la géographie des sex-shops commence à se préciser en France.
Ils sont présents dans les principales villes françaises. À Paris, Pigalle,
rue de la Gaité et la rue Saint-Denis sont occupées. Les sex-shops
deviennent les emblèmes et les producteurs d’une nouvelle définition
des quartiers chauds : un espace fortement sexualisé mais différent
des quartiers de prostitution traditionnels. Après 1973, la préhistoire
des sex-shops est terminée. Ce type de magasins n’est plus considéré
comme neuf, il fait partie du paysage urbain. » Si la pornographie par-
ticipe (de manière lointaine) du mouvement de libération sexuelle, c’est
une banalité de le dire qu’il s’agit d’une véritable industrialisation du
sexe. La pornographie hard qui s’adresse majoritairement à un public
masculin colporte une image fortement régressive de la femme comme
machine sexuelle. Alors que dans les années 1960 les mouvements de
libération en tous genres avaient fait progresser l’idée d’une sexualité
empathique, s’opèrent à la fois, et c’est une grande banalité de le dire,
une mécanisation et une individualisation du sexe. Le hard est une
forme de pornographie qui mêle transgression et régression. Autant on
célèbre la tolérance face à un certain nombre de pathologies sexuelles,
autant on revient à une distribution de rôles entre femmes et hommes
qui fleure bon le patriarcat. Autant on met en scène une obscénité qua-
siment obstétrique, autant on en revient à une morale conventionnelle
d’un autre âge. Avec Deep Throat, ce n’est pas seulement le hard qui
se démocratise et du coup se normalise ; mais c’est le mot lui-même qui
envahit notre quotidien. Il ouvre un champ sémantique particulier, où le
vrai côtoie l’extrême, l’authentique le fantasmatique et l’efficace ordalie.
Terrorisme et pornographie témoignent les deux d’une esthétique
hard. Ce sont des « images-choc », des mises en scène sans fard, des
faits bruts selon des « scénarios » presque toujours identiques. On sait
que les moyens de communication de masse offrent des marchandises
singulières, c’est-à-dire des marchandises fortement semblables qui
ne se distinguent que par le degré d’obscénité de leurs images. C’est à
ce moment-là que l’attention est devenue une sorte de devise – au sens
que lui donne Georg Franck (1998) – au sein d’« audiences » qui n’ont
évidemment plus rien de solennel, mais qui par métonymie deviennent
l’expression des masses silencieuses.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Après ces années de seuil, on a comme l’impression que le monde


s’est figé, qu’il n’y a plus rien à y changer, mais que ses principaux
mécanismes de reproduction vont à présent scander un avenir de
toutes parts prévisible. L’irruption dans cette monotonie, si nous sui-
vons Baudrillard et de nombreux auteurs catalogués sous l’étiquette de
« postmoderne », est le fait du spectacle de la violence et de l’obscénité
qui sont donc des événements au plein sens du terme38. Mais cette
esthétique hard est transmise par des médias qui ont cette particula-
rité de tenir l’événement à distance, de pouvoir l’interrompre par une
simple commande (par activation de la touche off), et d’en déléguer la
jouissance de manière interpassive, bref, d’en faire un simulacre où
les distinctions ontologiques traditionnelles (entre le vrai et le faux,
le réel et le virtuel, le potentiel et le manifeste) sont suspendues. La
catégorie de ces médiateurs « mous »39 est encore mal explorée. Il s’agit
pour une grande part d’objets techniques (commandes à distance,
interrupteurs, mémoires externes, supports de stockage de données,
etc.) qui font différer la réalité et l’événement suivant l’adage maclu-
hanien « Medium is message ». Certes, le médium n’est pas un message
à part entière, son spectre d’intervention pouvant aller de la simple
irritation au déterminisme le plus complet ; si c’est par gradations qu’il
agit, il n’en est pas moins effectif au sens du « théorème » de Thomas :
il crée un plan alternatif (construit) au réel pour réduire la portée, la

[38] La nouvelle phénoménologie s’est d’ailleurs fortement orientée, dès ces années, en France
surtout, vers une telle pensée de l’événement (Ereignis) autour d’auteurs aussi antipo-
diques que Marc Richir et Jean-Luc Marion. On peut consulter à ce propos l’ouvrage de
Gondek et Tengelyi (2011).
[39] Un essai entier pourrait être consacré à l’un des groupes de musique jazz-rock les plus
« emblématiques » de cette période : Soft Machine. Fondé à la fin des années 1960, son style
musical allie aussi bien la rythmique rock avec des improvisations plus ou moins libres du
free-jazz, que des éléments de la world music naissante avec des expérimentations de la
musique sérielle, le tout dans une sorte d’euphorie expérimentale qui faisait la part belle
aux nouveaux instruments de musique électroniques. L’histoire de ce groupe pourrait
s’écrire en quatre étapes. La première, éclectique, joyeuse et anarchisante, se termine avec
l’éviction de son batteur Robert Wyatt en 1971-1972. Survient une période dépressive où
la musique devient plus intellectualisée, plus intériorisée aussi, sous l’influence de Mike
Ratledge, au clavier et de Hugh Hopper, à la basse. Le chant disparaît, l’élément free le
cède à l’élégiaque (voir la longue composition Virtually de Hugh Hopper). C’est alors le
sommet de Soft Machine, aussi bien en termes d’attention médiatique que d’expression des
avant-gardes. Ce moment, qui dure à peine deux ans, est suivi par une sorte de « longue
traîne », pendant laquelle les membres fondateurs du groupe quittent peu à peu l’avant-
scène et que Soft Machine réintègre le mainstream de la musique jazz-rock tout en tirant
profit de son prestige d’antan. La dernière phase ne contient plus aucun membre des débuts
et n’existe plus que grâce au prestige de l’étiquette Soft Machine.

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

cruauté, le concernement ou l’urgence d’une réalité matérielle rendue


de cette manière difficile à supporter. Les médiateurs mous diffèrent
le choc de la réalité : les images atroces ne sont que des images, elles
pourraient être « trafiquées », et dans un sens plus large, les lende-
mains qui déchantent après des dépenses inconsidérées sont différés
à la fin du mois ; les liaisons trop pesantes sont annulées par simple
« clic » ; les odeurs et les bruits de densités trop grandes dans la foule
sont étouffés par des parfums chlorés et des baladeurs haut de gamme.
Et ainsi de suite.
Ce qui se passe aujourd’hui avec le régime déictique de post-vérité
est la consécration de l’hypothèse baudrillardienne sur une hyperréa-
lité autoréférentielle. Avec les déclarations fantaisistes d’un Donald
Trump (ou d’un Vladimir Poutine), nous ne sommes pas simplement
dans le royaume du bluff, du buzz ou du mensonge pur, dans un
royaume de joueurs de poker, mais dans une nouvelle définition de
la réalité. N’est plus réel ce qui résiste et persiste (dans son être),
mais ce qui recueille le plus d’écho possible, a fortiori, ce qui repose
sur la supposition d’un tel écho (de déclaration de réalité). L’épreuve
de réalité ne sera plus de se heurter aux faits, mais d’obtenir le plus
grand écho par rapport à d’autres suppositions de déclaration de réa-
lité. Si, selon l’urbaniste autrichien Georg Franck, l’attention média-
tique peut être considérée comme la « nouvelle devise »40 qui permet la
construction d’un marché de la renommée, il ne croit pas si bien dire.
L’attention n’est pas seulement une devise par abus de sens, mais un
médium monétarisé, un médium ayant acquis les mêmes principes
et les mêmes « lois » que l’argent lui-même. La post-vérité, dont on se
rengorge aujourd’hui, ne peut être considérée que comme un artefact
formé par la forme-argent qui fait fonction de médiateur mou dans
un contexte de plus en plus hard. C’est ce que nous développons dans
notre dernier chapitre (et qui nous semble être le fil rouge qui relie
les phénomènes présentés dans ce chapitre).

Les crises de la modernité capitaliste


La modernité n’est pas la seule période historique à avoir connu
des crises endogènes. Les mondes traditionnels, même si leurs crises
furent avant tout exogènes, connurent des bouleversements politiques,

[40] La thèse a été formulée par Franck en 1998 (Franck, 1998), reprise entre autres par Florian
Rötzer (1999) et Karin Böhme-Dürr (2001).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

économiques religieux ou démographiques. Ce qui caractérise notre


modernité, en revanche, est le fait que les crises économiques sont
des conséquences d’autres crises, qu’elles sont étagées et de plus en
plus imbriquées les unes dans les autres, mais surtout la situation
nouvelle qui fait qu’entre crises économiques et changement social il
y ait une relation de détermination réciproque. C’est ce qui rend les
crises économiques aussi violentes.
Marx avait à juste titre souligné le caractère anarchique du système
capitaliste. Comme il repose sur des choix et des décisions individuels,
une dysfonction peut en entraîner une autre jusqu’à former une émer-
gence, à savoir un système en déséquilibre croissant, où chaque déci-
sion individuelle aggrave le déséquilibre antérieur. Ces déséquilibres
vont se poursuivre jusqu’au quasi-effondrement du système dont le
rétablissement passe généralement par une sélection des acteurs éco-
nomiques les plus faibles, une sorte de cure d’amaigrissement que les
Allemands nomment Gesundschrumpfung, une sorte de jeûne curatif,
qui affecte à la fois les producteurs les plus fragiles et la main-d’œuvre
la plus substituable. Une manière d’accélérer cet amaigrissement est
très généralement la guerre ; mais quand on sait les ravages non pla-
nifiables dont elle est le théâtre, elle peut uniquement être considérée
parmi les puissants de ce monde comme un dernier recours. Outre ces
crises endogènes cycliques que Marx avait constatées, la crise termi-
nale du capitalisme serait selon lui une crise de surproduction et de
sous-consommation, provoquée par les capitalistes qui, pour pallier la
baisse tendancielle du rendement du capital, auraient recours à des
positions monopolistiques basées sur des concentrations de capital fixe.
Ce capital se substituant au capital variable ferait d’une part produire
de plus en plus, grâce à la productivité croissante de ce capital fixe,
mais réduirait la demande en conséquence à la suite d’une baisse de
la rétribution du capital variable, d’où la crise de surproduction/sous-
consommation. Cette explication de la crise terminale du capitalisme
par Marx s’est révélée incomplète, sinon erronée. Même si cette ten-
dance de surproduction/sous-consommation a eu lieu de nombreuses
fois, elle n’a jamais eu l’ampleur imaginée par Marx.
Josef A. Schumpeter (1942), par contre, appelle une telle crise de
ses vœux. Non seulement réalise-t-elle une sélection des moins compé­
ti­tifs, mais elle nécessite un effort de créativité pour sortir de la réces-
sion provoquée par la crise. La possibilité d’un tel mode de production,
qui de la destruction même tire les ressources non seulement de son
renouvellement infini, mais de l’intensification de sa puissance, a été

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

maintes fois critiquée41 ; le schumpéterianisme est reparu à l’occasion


de chaque crise, même mineure, du capitalisme. N’en restent pas
moins des critiques banales qui n’en ont jamais eu raison : comme s’il
était possible d’appeler une crise de ses vœux ou de faire de nécessité
vertu, comme si le profit « net » entre ce qu’une crise provoque comme
avantages et ce qu’elle occasionne comme coûts d’opportunité pouvait
être évalué, comme si ce qui aurait dû être conservé du passé pouvait
revivre dans la création qui le détruit.
L’histoire de la modernité capitaliste a été ponctuée de crises éco-
nomiques plus ou moins grandes. La particularité de ce « petit seuil »
est certes d’être à la fin d’un arc ascendant de Kondratiev (1948-
1973), mais surtout d’ajouter à ce début de dépression conjoncturelle
un ensemble de facteurs de crises qui ne se ramènent pas à une impul-
sion économique. Il ne saurait donc être question de considérer ce
« petit seuil » comme une crise habituelle de la modernité capitaliste,
si bien que le concours de Marx et de Schumpeter devient négligeable.
Si certains traits de cette période peuvent sans peine être considérés
comme une forme de « création destructrice » (fin de l’usage du télex,
des chaînes de montage en ligne, abandon des parités fixes, etc.), ces
arguments emportent à peu près autant de conviction – c’est-à-dire
très peu – que les pathologies mises en avant par le discours marxi-
sant42. Bref, si le discours économiste échoue à rendre compte de ce
seuil, il est indiqué de changer de cadre d’analyse.

Conclusion
Si, à son plus élémentaire niveau de réalisme, la sociologie tente de
repérer le sens de certaines anomalies statistiques et qu’elle le fait avec
de bonnes raisons, ce réalisme-là est bien insuffisant pour progresser
dans notre entreprise. Mais il existe un domaine qui parle aussi des
faits sociaux mais qui dépasse, parfois de loin, les capacités de com-
préhension de la sociologie stricto sensu. Le domaine en question est la

[41] La dernière critique en date émane de Pierre Caye (2015). Il est selon lui erroné de croire
que le capitalisme soit doté d’une capacité de se régénérer complètement à travers les
processus de destruction. Une part de ce qui se détruit dans la destruction créatrice se perd
irrévocablement et ne peut pas être remplacée dans le processus créateur censé prendre
le relais. La destruction créatrice va inéluctablement à sa perte, à l’épuisement de toutes
les ressources qui la rendent possible.
[42] On pense aux théories trotskisantes d’Ernest Mandel, aux théories du Stamokap (Elmar
Altvater, Wolfgang Fritz Haug) et aux théories tiers-mondistes (Andre Gunder-Frank,
Samir Amin, André Gorz).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

littérature. On avait fait référence à J.G. Ballard, notamment à propos


de ses expériences de pensée dystopiques. Mais il est un autre auteur,
bien plus difficile, crypté et assez énigmatique qu’il faut convoquer
encore pour achever ce rapide tour d’horizon des symptômes de cette
époque de seuil. C’est l’écrivain américain Thomas Pynchon. De l’avis
des critiques littéraires, c’est son ouvrage Gravity’s Rainbow (1973)
qui l’a consacré comme chef de file de la littérature américaine de la
fin du siècle dernier, à l’égal d’un Marcel Proust, d’un Robert Musil ou
d’un James Joyce. Il est d’une exigence considérable, alliant à la fois
expériences de forme et prouesses narratives avec l’ambition de resituer
les temps modernes dans la complexité de ses états de contingence. La
littérature n’est pas un dernier recours, mais l’un de derniers « espaces
de liberté » où peut s’exercer une « pensée à la hauteur de son temps »
après que la philosophie a abdiqué de son ambition d’être la conscience
de soi d’une époque. Pynchon est le narrateur du principe d’entropie,
c’est-à-dire d’un principe temporel qui met en scène l’irréversibilité
de la flèche historique. En cela, il est un auteur tragique. Le temps
retrouvé de Proust dont la phénoménologie de l’expérience intérieure
rend l’instant inépuisable ; le temps compressé de Joyce dont l’accélé-
ration et la fluidité rendent compte d’une autre forme d’inépuisabilité
qui est sa richesse phénoménale ; et, finalement, le temps suspendu de
Musil qui s’achèverait dans l’insignifiance de toutes les œuvres de civi-
lisation ; toutes ces temporalités sont encore des manières de déjouer les
angoisses de la « maladie à la mort » qu’est la vie humaine sans ancrage
transcendant. Le tragique dans la posture pynchonienne, et c’est en
cela qu’il est le successeur de Ballard, est que le processus entropique
ne mène pas seulement à des dystopies locales (comme chez Ballard
avec le système autoroutier, les immeubles de haute densité, les quar-
tiers résidentiels confinés du type gated ou closed community), mais
inéluctablement à une généralisation de celle-ci43. On n’en réchappe
pas, si bien qu’on a le choix : soit on cesse d’y penser, soit on s’obstine à
reconstruire le processus entropique, mais en aucun cas on dessine des
solutions. Pour en revenir encore une fois au bricoleur de Claude Simon :
soit on remballe les pièces et la notice de montage, soit on en écrit une
autre. C’est cette improbable persévérance qui distingue littérature de
divertissement et littérature tragique dans le sens de Pynchon.

[43] William Gibson (1985), le plus important auteur cyberpunk, souligne ce qu’il doit aux
auteurs qui l’ont formé : William Burroughs, mais surtout J.G. Ballard et Thomas Pynchon,
http://project.cyberpunk.ru/idb/gibson_interview.html

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

Nous nous trouvons devant une quarantaine de phénomènes de


rupture qui se sont produits durant un laps de temps extrêmement
bref. Ne serait-ce que d’un point de vue quantitatif, cette période est
exceptionnelle. Par contre, en prenant en compte les tendances lourdes
– la financiarisation du capitalisme et des modes de vie, les mutations
idéologiques et technologiques, la conscience aiguë d’une finitude du
monde, etc. –, il est permis de dire que cette période ne se compare pas
avec une autre période de cristallisation intense au sein de la moder-
nité. C’est ce qui nous a permis de parler de Grande transformation.
La synthèse de tous ces facteurs de changement hétérogènes relève
de la gageure. C’est le risque que nous prenons en proposant de réu-
nir une grande partie de ces facteurs sous des néologismes comme
interpassivité, horsolisation, mélanomanie ou défuturisation. Le nou-
veau capitalisme est coupé de sa base réelle ; les médiateurs mous qui
structurent le monde des relations par dissociation discrète ; l’inter-
passivisation des machines auxquelles on délègue la part active de
la jouissance ; l’invention de socialités artificielles et plastiques ; une
culture de l’effet (buzz) sans transcendance ; une politique de l’atten-
tion sans projet – tous ces traits propres au début des années 1970
relèvent d’une culture du hors-sol, du flottement généralisé et de la
médiation molle. Virtualisation, spéculation, déréciprocation, artificia-
lisation, simulation, modélisation, spectacularisation, procrastination
et accélération n’en sont que des expressions particulières.
Nous utiliserons d’autres métaphores tout au long de cet ouvrage.
Suivant en cela l’enseignement de Hans Blumenberg, une métapho-
rologie n’est pas un pis-aller quand les concepts défaillent, mais la
seule méthode de pensée capable de rendre (et non pas de saisir et de
réduire, comme à l’aide de concepts) des phénomènes surcomplexes.
Ainsi, si toutes les sociétés traditionnelles connurent un firmament
aussi rassurant (ontologiquement) que menaçant (existentiellement),
la modernité se caractérise par l’« ouverture du ciel » sur des espaces
infinis. C’est dans ce cadre que naît le concept (et il est juste alors
de le nommer ainsi) de contingence. La modernité naît de ce grand
ébranlement qu’un ciel ouvert provoque, et de la nécessité de puiser
ses seules certitudes du sol sur lequel on se trouve et dans lequel on
va investir tous ses espoirs et tous ses capitaux. Or, le « moment 1972-
1973 » voit ce sol se fissurer, si bien que face au vide d’en haut va se
profiler la menace d’un vide d’en bas, au désabritement va s’ajouter le
vertige d’une absence de fondement. Longtemps, le sol avait été l’abri
de la communauté, un sol que l’on se partageait selon un décret venant

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Aldo Haesler • Hard Modernity

du ciel. N’en déplaise aux sympathisants du commun qui aimeraient


rebâtir un sol reposant sur un nouveau contrat social, la modernité est
aussi à comprendre comme la disjonction entre macro- et microsphère,
entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Comme nous le verrons
plus loin, cette disjonction est due à une transformation structurelle
de la macrosphère. Or, c’est le ciel du cosmos fermé qui assignait aux
humains leur assise, c’est lui qui disait aux humains quel espace
mettre en partage pour en tirer leur subsistance. Il faut dire que cette
assise a mis du temps à devenir un habitat précaire puis un sol mou-
vant. Et il semblerait bien que ce ne fût que plus de trois siècles après
l’ouverture du ciel que sa vulnérabilité et sa fragilité soient venues
frapper les consciences. L’horsolisation n’est pas seulement une pré-
carité, car celle-ci suppose une assise mise en péril ; non, elle signale
une condition humaine qui n’a d’autre choix qu’une sorte de névrose du
présent, d’une jouissance d’un faux immédiat – puisqu’il devrait être
clair maintenant (à l’heure des « autos sans conducteur ») que même
l’ivresse de la conduite est déléguée à des dispositifs interpassifs qui
rendent la posture du passager ivre de vitesse parfaitement ridicule.
Comme l’avait déjà décrit Paul Valéry dans Monsieur Teste, une
forme de vie flottante est peut-être la condition de vie de l’homme
moderne. Aussi s’annonce-t-elle durant cette période par le flottement
des monnaies, puis celui des valeurs, puis des modes de vie, des formes
d’organisation du travail, des territoires et des temporalités et ainsi
de suite. Le monde de Monsieur Teste est un immense algorithme par
rapport auquel, faute de pouvoir le comprendre, il ne reste plus que la
possibilité de se laisser flotter. Cette horsolisation n’est pas exempte
d’une certaine légèreté ou même d’une grande capacité de « reposité » ;
objectivement se jouent des drames inqualifiables, mais pour le pas-
sager de la planète hors-sol leurs bruits sont étouffés, leurs épines
écrêtées, leur impact reporté. On n’est pas dans le déni de réalité,
comme ne cesse de le sermonner le néo-hédoniste Clément Rosset,
ni dans la simulation pure, comme le pensait encore Baudrillard ; on
flotte dans une réalité dont on évite de frôler les parois ; on est comme
en suspension (précisément comme dans ces liquides où se trouvent
les plantes hors-sol), et cette sensation n’est pas désagréable. Dès
lors qu’on évite de poser des questions essentielles – Ce travail a-t-il
un sens ? Quand allons-nous payer pour les diverses dettes que nous
avons contractées, dont au premier chef la dette écologique ? À qui
reviennent les principaux bénéfices réalisés par le capital et en quoi
les rentiers (les fameux 1 %) ont-ils mérité ces privilèges ? Que vais-je

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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

faire d’une vie, de ma vie, dans un univers « saboté » ? Quelles leçons


tirer d’une œuvre exemplaire (il ne faut même pas penser à Wagner,
Goethe ou Shakespeare) ?, etc., etc. – dès lors qu’on s’empêche d’ouvrir
ce front métaphysique dont le ciel ouvert est la possibilité, une vie en
hors-sol n’est pas plus inacceptable qu’une autre.
La période 1972-1973 avait été le dernier moment, mais aussi le
moment le plus opportun pour imprimer à la modernité une bifurcation
de civilisation. Non seulement tous les moyens avaient été réunis –
une machine économique à haut rendement, des institutions politiques
fiables, une culture innovante – mais de larges pans de la population
occidentale étaient prêts à tenter l’expérience et, comme on le disait
alors, à « changer de vie ». La crête entre le maintien d’un capitalisme
triomphant et une « troisième voie » était extrêmement étroite, et il
s’en aurait fallu de peu, en France surtout, pour verser de l’autre côté.
Jamais dans l’histoire de la modernité, la situation pour une telle
bifurcation n’avait été aussi propice. Le capitalisme avait été une formi-
dable machine à extraire de la valeur, à un prix toutefois monstrueux.
Ce prix devenait manifeste lors de ces années fatidiques, et toutes
les « troisièmes voies », en dépit de leurs différences, s’accordaient à
dire que cette extraction de valeur était arrivée à son terme et qu’il
était impératif pour la survie de l’espèce et de la planète d’en modifier
radicalement la donne. C’est bien plus que d’une crise qu’il s’agissait.
Alors que la notion de crise est un moment de révélation et de déci-
sion, qu’il est révélation, ici nous n’en avons aucune. Nous avons une
accumulation d’inversions de tendance, de lancements d’alerte, de fins
de contrat, de phénomènes atypiques et de décrochages, mais tout se
passe comme si l’inertie de la modernité capitaliste était capable de
neutraliser ces anomalies ; d’ailleurs, c’est l’époque où fleurissent ces
« tout se passe comme si » qui sont le sigle d’une pensée structurale
conçue comme une idéologie de l’assimilation généralisée. Alors que
l’écoumène moderne s’effondre de toutes parts, il semble qu’à partir du
moment où cet effondrement affecte toutes ses composantes, la sauve-
garde de son homologie structurale suffise pour attester sa pérennité.
Pour radicaliser la formule de Kahn, on pourrait donc dire que c’est
parce que tout change que rien ne change ; et comme tout change, la
totalité est sauve. Quel que soit le secteur considéré, dès lors que son
changement se corrèle avec des changements dans d’autres secteurs,
il y aurait non seulement dans l’esprit des gens et des politiques, mais
surtout dans celui les instances objectivantes une tranquille assurance
d’habiter la totalité d’antan. Une fois encore : s’il y avait eu crise sec-

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Aldo Haesler • Hard Modernity

torielle ici ou là, il se pourrait bien qu’on aurait mis les drapeaux en
berne, qu’on aurait allumé les fusées de détresse et qu’on aurait formé
des commissions (si possible interministérielles). Mais dès lors que tout
change, c’est bien la preuve que ce tout demeure intact. C’est peut-être
l’un des traits des périodes de rupture : plus celle-ci est vaste et moins
la conscience de cette rupture est vive. Car en fait de conscience, que
s’est-il passé par la suite ? Quelles furent les mesures prises ? Comment
allait-on réagir devant l’inéluctabilité de certains changements qu’on
ne pouvait plus ignorer ? Eh bien, le traitement politique nous l’apprend
parfaitement : on forma des commis­sions ; et pour ce faire on mit en
circulation cette fausse monnaie qu’est la notion de crise.
La particularité de Ballard est de ne pas faire intervenir des extra-
terrestres, des voyages dans le temps ou des inventions diaboliques,
mais de partir de l’extrême réalité de la vie moderne dans les classes
moyennes ; puis d’y intervenir en deux temps : d’abord en modifiant un
élément critique de cette réalité, puis de procéder à une mise en abyme
de cette réalité légèrement modifiée. Cette mise en abyme débouche
irrémédiablement sur une catastrophe dont le germe est déjà dans la
réalité, avant même que celle-ci n’en soit affectée. De manière plus
radicale encore, il s’agit d’écrire le présent comme une rétroprojection
d’un futur qui s’est déjà produit. La catastrophe a déjà eu lieu, elle est
derrière nous et il ne reste plus qu’à décrire le présent qui y mène.
Pourquoi alors attendre ? Pourquoi ne pas produire dans le présent
ce qui, de toute façon, va se produire dans l’avenir ? C’est ainsi que
pour Ballard l’assassinat de Kennedy devient l’une des représentations
majeures d’une modernité gagnée par ses monstres. Avant que ne
meurent les icônes de la pop-culture, ce sont d’importantes parties de
la normalité moderne – la famille idéale que les Kennedy incarnent,
le progressisme souriant de John Fitzgerald contrastant avec la face
lugubre de l’apparatchik Khrouchtchev, un certain way of life professé
par les publicitaires (bien illustré par la série Mad men), etc. – que
cet assassinat met à mal. De plus, l’assassinat est retransmis presque
en direct sur toutes les télévisions du monde. On voit le Président
s’effondrer, sa veuve penchée sur lui, on voit même les taches de sang
sur le tailleur de Jackie… J.F. Kennedy qui dut son élection à la nou-
velle forme communicationnelle qu’était la télévision, voit cette même
télévision transmettre son meurtre44. De quel message ce médium-là
se fait le messager ? La mort en direct de Kennedy marque le passage

[44] The medium is the message – ce meurtre marque une autre consécration de la célèbre

Epreuves finales 17 avril 2018


171
Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

de la communication dans une forme d’obscénité ; une obscénité que


l’on trouvera une décennie plus tard dans d’autres formes de direct
(la pornographie hard n’étant que l’une de ses facettes).
Le premier (philosophe) à avoir constaté une telle rupture fut Jean-
François Lyotard, dans son rapport sur l’état des savoirs, comman­
di­té par le gouvernement du Québec. L’ouvrage qui en découla, La
Condition postmoderne (1979), est resté un ouvrage visionnaire.
Même si le terme de postmodernité avait déjà été utilisé auparavant,
c’est Lyotard qui lui donna toute sa résonance et le rendit public. Si
Lyotard écrit son ouvrage programmatique juste après ces événements
de 1972-1973, il y a là la perception d’une rupture d’époque. C’est la
première fois dans l’histoire de la modernité que sa fin n’est pas débat-
tue en termes utopistes ou purement spéculatifs, mais comme l’a­bou­
tis­sement de processus endogènes. C’est la modernité qui a engendré
les causes de son propre dépassement. Et ce dépassement n’est pas
compris­en vertu d’un projet téléologique, comme chez Marx, mais
comme l’issue inéluctable de forces inhérentes de la modernité. Ces
années ont donc quelque chose d’unique dans l’histoire de la moder-
nité. Faute d’en faire le bilan, ce ne sont pas moins des années-bilan.
Souvenons-nous du point de méthode de Marx, de faire de la Krisis le
moment où la perfection d’un phénomène en permet l’analyse. Même
si nous ne suivrons pas les analyses de Lyotard, il reste le premier
« diagnosticien du temps », à avoir perçu ce seuil. Certes, pour un
sociologue, la fin des grands discours n’est qu’une variante de l’ano-
mie durkheimienne, mais ce qui s’y substitue, ces régulations prag-
matiques de proche en proche, ce que Freitag appellera le mode de
reproduction opérationnel-décisionnel, ouvrant grandes les portes à
des techniques managériales, cela Durkheim n’avait pu ni le prévoir
ni le penser.
L’interprétation que nous proposerons ne s’attachera qu’à un seul
grand discours. D’ailleurs, ce n’est pas d’un discours qu’il s’agit,
puisqu’il nous fallut le concours de Louis Dumont pour le mettre en
évidence quelque quatre siècles après son apparition. La transfor-
mation sémantique de l’échange marchand est un métadiscours qui
généra des pratiques, des milieux et des structures sociales qui surent
le mettre en œuvre sans qu’il ne fût explicitement thématisé. Ce méta-
discours est loin d’être terminé, il continue de fonctionner, avec les

devise de Marshall MacLuhan dont Jean Baudrillard va s’inspirer une décennie plus tard
dans ses essais réunis dans le recueil L’Échange symbolique et la mort (1976).

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

mêmes mécanismes, la même logique implacable et la même finalité.


Lyotard n’a pas fait le pas vers l’analyse historique ; il s’en est tenu
à la version mainstream du visage de la modernité (progrès, justice,
émancipation, etc.), et même s’il a bien décrit l’après de la modernité
(avec ses idées sur l’ajustement de proche en proche managérial, son
discours performatif, son mélange des styles, dont s’est inspiré plus
tard Freitag), cet après n’est pas un post de la modernité, mais une
continuation (bifurcation) dans le pire. Il est vrai que la décennie
avant ce seuil nous permet d’assister à un climax moderniste, d’où
probablement l’aveuglement de Lyotard.
Elle se termine avec un feu d’artifice de libérations, de progrès en
tous genres (même les mouvements alternatifs y participent), l’illusion
du possible, des utopies concrètes, l’ère du Capricorne et jusqu’aux
joyeusetés du New Age. Et c’est ce feu d’artifice qui l’a empêché de
voir la face cachée de la modernité (sa transcendance noire, le tiers
exclu, la creatio monétaire ex nihilo), c’est-à-dire son ambivalence
fondatrice. Évidemment, nous nous inscrivons dans cette tradition
baudrillardienne, tout en nous demandant pourquoi Baudrillard n’a
jamais réagi au bilan de Lyotard et pourquoi il n’a pas découvert la
faille de son raisonnement. Il faudra donc parler de ce que Baudrillard
a vu (le simulacre de la modernité après 1972-1973), pour montrer à
quel endroit il n’est pas allé au bout de sa pensée. Il est dans l’esprit
de Baudrillard de dire que là où l’on croit déceler une rupture, il y
a en vérité une continuation encore plus acharnée. Et il aurait été
dans son sens d’épingler Lyotard sur ce point précis. De même que la
guerre du Golfe n’a pas eu lieu, c’est lui qui aurait dû dire que la fin
de la modernité n’a pas eu lieu, mais qu’elle est entrée dans sa phase
dure, dans celle où elle dévoile sa véritable logique.
On dira donc que les humains avaient réussi à se bâtir un abri de
fortune à ciel ouvert, mais que ce ciel demeurait invariablement vide.
De toutes les explications, celle d’un Dieu qui se cache est encore la
moins angoissante. On peut toujours espérer que comme dans une
partie de cache-cache, celui qui s’est trop bien caché finira par trou-
ver le jeu ennuyeux et se dévoilera tout seul. Mais, avec le temps qui
passe, et malgré les incessantes scrutations, le ciel restera impertur-
bablement vide et l’abscondité se transformera en absence définitive.
Le flottement des référents de sens rappelle le flottement d’un radeau,
ou plutôt sa dérive ; si le frêle édifice « tient » à peine, c’est sans prendre
en compte l’intense travail d’autopersuasion dont les humains durent
faire montre et qui n’avait d’équivalent que leur angoisse d’avoir été

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 4 • Une période de seuil : la Grande transformation II

laissés en rade. Et s’il « tient », c’est grâce à une débauche d’énergie


engendrée par le désordre sans cesse croissant de l’empire industriel.
Dans ce monde où l’on a grand-peine à accepter l’évidence toujours
plus embarrassante de la contingence, la certitude que nous vaut le
sol mouvant et fragile du radeau terrestre est tout ce qu’il nous reste.
Or c’est précisément pour pallier la contingence du ciel qu’on a tant
investi dans ce radeau, ignorant ostensiblement qu’il ne flottait pas
dans le vide.

Epreuves finales 17 avril 2018


Epreuves finales 17 avril 2018
Chapitre 5
Quatre conjectures :
post-histoire, surmodernité,
postmodernité et protomodernité

V ues d’à peu près un demi-siècle de distance, il est possible de


dire que trois formes d’observation ont dominé les discours sur
le destin du capitalisme et de la modernité dans les années
1970. Deux de ces discours en sont des émanations directes, alors
que le troisième, plus ancien, va y trouver une renaissance et une
appropriation inédites avec la fin du Rideau de fer. On va les passer
rapidement en revue et, dans un second temps, les comparer les uns
aux autres, pour en dégager la possibilité d’un quatrième discours
ou d’une quatrième perspective que nous nommerons la conjecture
protomoderne.
Comprenons bien et comprenons un apparent paradoxe. Les événe-
ments survenus au début des années 1970 n’ont pas été ignorés. Ils ont
même fait l’objet d’une longue liste d’ouvrages. Mais ces ouvrages s’ins-
crivent presque tous dans cette longue traîne qu’a laissée mai 1968.
Sans ramener à soi ce que Guy Debord avait nommé « société du spec-
tacle », c’est tout de même le spectacle de ces combats de rue, de ces
icônes, de ces grands rassemblements qui a marqué les esprits. Certes,
mai 1968 s’inscrit dans le « petit seuil » comme l’un de ses signes avant-
coureurs, comme une période de sensibilisation politique (mais aussi,
comme nous venons de le voir, comme un moment de pertes d’illusions),
comme présentation de sa cristallisation, mais sans du tout être repré-
sentatif de cette période. Son spectacle a donc quelque peu brouillé
l’attention que les années 1972-1973 auraient dû susciter. À en juger
cependant par les discours théoriques qui furent tenus quelques années
après la survenue de cette période, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’il
s’était bien passé quelque chose au début des années 1970, mais que
l’ombre projetée de mai 1968 et une certaine cécité historique avaient

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

empêché de voir clairement. Le premier à réagir fut Jean-François


Lyotard avec La Condition postmoderne (1979), une étude commandi-
tée par la province du Québec et dont les « terrains » furent accomplis
dans les années 1976-1977, c’est-à-dire assez directement après notre
période. Par ses motifs, ses conclusions et ses critiques, cet ouvrage se
rapporte directement à un certain nombre d’événements propres au
« petit seuil ». Plus encore que ses contenus, ce fut son écho qui suscite
l’attention. En effet, il déclencha une véritable vague médiatique, et
bien que la notion même de postmodernité ait été imaginée dès les
années 1950, elle fut pendant un certain nombre d’années l’emblème
des avant-gardes et de leurs théories.
Or, le discours dit de la modernité réflexive se veut une réaction
directe au défaitisme de la pensée propre au postmodernisme. Aussi
bien Anthony Giddens qu’Ulrich Beck, ses principaux protagonistes,
sont prêts à dire que l’impulsion qui a mené à leurs premiers travaux
était leur opposition au discours postmoderne et postmoderniste1.
Leurs premiers travaux sont déjà à distance temporelle respectable
des événements, The Constitution of Society datant de 1984 et Die
Risikogesellschaft de 1987. Mais pour que se cristallise à son tour
cette nouvelle conjecture, il fallut un événement marquant les esprits :
ce fut la catastrophe de Tchernobyl en avril 1986. C’est alors par un
retour aux premières revendications écologistes des années 1972-1973
que leur discours prit forme.
Deux années plus tard, ce fut la publication d’un article du politiste
américain Francis Fukuyama (1989) dans la revue The National
Interest qui remit à l’ordre du jour un discours sur l’histoire vieux de
presque deux siècles et qui, tel un serpent de mer, réapparaissait à
l’occasion de certains événements historiques plus ou moins fortuits.
L’événement qui mobilisa Fukuyama fut la chute du Mur et c’est sur
cette base qu’il renouvela à la fois les considérations de Hegel sur la
reconnaissance et ses anciennes thèses sur la fin de l’histoire. Et là
encore, notamment dans l’ouvrage qui fit suite à son article (1992),
l’origine de l’événement qu’il invoque se situe clairement au sein même
de la petite période de seuil.

[1] Tout en ayant des positions étonnamment proches de celles de certains ténors de la pensée
postmoderne, comme Lyotard ou Zygmunt Bauman, c’est surtout contre l’espèce de mode
postmoderniste qui se retrouve par exemple en architecture ou dans des versions banales
du principe d’anarchisme épistémologique de Paul K. Feyerband, que Giddens et Beck
se sont prononcés.

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

On le voit, en réaction plus ou moins directe et dans un délai plus


ou moins long, ces trois discours se nourrissent de ce qui s’est tramé
pendant ces années de seuil. Le paradoxe étant que la conscience de
cette commune origine ne fut jamais clairement articulée. Mais on
peut le dire sans grand risque : sans ce basculement dans ce qu’on peut
nommer à présent une autre modernité, ces trois discours n’auraient
pas vu le jour. Synthétisons ce que nous venons de voir :
Conjecture Contre-discours Événement historique
Posthistoire Historicisme Chute du Mur (perestroïka)
Postmodernité Modernité classique Auschwitz, les goulags
Modernité réflexive Postmodernisme Tchernobyl
Protomodernité Les trois discours précédents Les années 1972-1973

Pour qu’il y ait discours sur la modernité, deux facteurs sont néces-
saires : il faut un contre-discours contre lequel on peut mobiliser des
arguments, et il faut un événement historique cristallisateur. Nous
allons à présent en formuler la teneur, pour ensuite instruire un contre-
discours qui tiendrait dans la critique des trois discours existants et
dont l’événement cristallisateur serait ces fameuses années de seuil.
La perspective posthistorique (H1) part de l’idée que de tous les
projets de société dans l’histoire, la modernité est l’option la meilleure­
ou, à tout le moins, la moins mauvaise possible et qu’à plus ou moins
long terme, aucune alternative au libéralisme démocratique n’est envi-
sageable. Pour cette perspective, les années 1970 montrent certes une
concentration importante d’événements disparates, mais c’est plus le
fruit du hasard que le signe d’un basculement vers un autre type de
société. Néanmoins, c’est là que cette perspective situe les premières
fissures au sein du socialisme « réellement existant ». L’histoire, du
moins dans un horizon raisonnable, ne connaîtrait donc que la répé-
tition du même modèle, avec son lot de corrections et d’adaptations
qui n’y changeraient fondamentalement plus rien. Cette perspective
émane du conservatisme moderne qui naît au début du XIXe siècle
avec la pensée de Hegel – et non du traditionalisme d’un Edmund
Burke ou d’un Thomas Carlyle qui prônent un retour aux valeurs
anciennes ou ce que nous appellerons une repristination.
L’hypothèse postmoderne (H2) pense qu’avec les années 1970
s’amorcent la fin de la modernité et l’entrée dans un nouvel âge de
l’humanité qui n’a pas encore de nom. Elle présente deux variantes
qui semblent l’être, mais ne sont pas forcément incompatibles entre

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Aldo Haesler • Hard Modernity

elles : une société hobbesienne-orwellienne, où les traits autoritaires,


« contrôlématiques » et totalitaires auraient pris le dessus (postmoder-
nité noire) ; ou un projet transhumaniste avec lequel une révolution
anthropologique transformerait l’humanité en un immense réseau
acéphale, où l’individu « augmenté » se gouvernerait lui-même (post-
modernité blanche). Que la postmodernité blanche triomphe de la
noire, comme en rêvent les transhumanistes, ou que la noire tire sim­
plement profit de la blanche pour mieux s’imposer, comme l’envisage
une vaste nébuleuse intellectuelle de « théorie critique », pour les ver-
sants de cette hypothèse la période de seuil est une page qui se tourne,
une rupture civilisationnelle dont l’ampleur est aussi importante que
l’avait été la révolution néolithique. Pour elle aussi, cette période de
seuil ce sont des années de fracture, et elles le sont par une conscience
vive de celle-ci. Sauf qu’elle n’a jamais cru nécessaire d’analyser cette
période et que tout se passe comme si le fait de postuler une quatrième
civilisation suffisait déjà à la faire advenir.
Le projet d’une modernité réflexive (H3) occupe le devant de la
scène intellectuelle depuis près de trois décennies maintenant. Tous
les noms prestigieux de la pensée occidentale, de Jürgen Habermas à
Charles Taylor, d’Anthony Giddens à Ulrich Beck, de Ralf Dahrendorf
à Alain Touraine, s’y retrouvent à peu de chose près. Elle est une
double réaction : d’une part à la mode du postmodernisme, de l’autre
aux diverses crises des années 1972-1973 remises au goût du jour par
la catastrophe de Tchernobyl. Elle prend acte des destructions et des
menaces causées par le capitalisme industriel, mais plutôt que de voir
son dépassement comme une nouvelle page d’histoire, comme le postule
le postmodernisme, elle croit possible d’en tirer les leçons et de mener
la modernité vers son achèvement grâce à un ensemble de réformes
qui permettraient d’en diminuer, voire d’en supprimer les maux. Pour
cette perspective, la modernité s’est fourvoyée ou a été dévoyée de
son cours historique émancipateur, et il s’agit de la ramener sur son
droit chemin. Il y a donc rupture avec une modernité dite classique,
en ce que cette perspective croit possible d’en tirer les leçons (d’où son
postulat de réflexivité), mais en maintenant les grandes options qui
ont marqué cette période depuis ses débuts. La période de seuil serait
donc le début d’un nouveau roman d’apprentissage dont le sujet ne
serait plus l’individu mais la société dans son expression occidentale.
Chacune de ces observations a son point aveugle, ses forces et ses
faiblesses, chacune « dessine une différence » (G. Spencer-Brown) et
cette différence est forcément discriminante. Pour réduire ce point

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

aveugle, il faut voir ce que cette différence exclut. Et c’est pour cette
raison qu’il est nécessaire de comparer ces perspectives.
Pour des raisons cognitives, on ne connaît que deux grandes
familles de comparaison formelle : l’énumération et la classification
par croisement. Une énumération peut être quelconque (comme une
liste de courses) ou prioritaire en fonction d’un seul critère (classement
simple), alors que la classification par croisement part d’au moins deux
critères qui, de surcroît, ne sont jamais absolus. Ce sont généralement
deux critères qui président au croisement 2. Il est d’ailleurs remar-
quable qu’un grand nombre de classifications en sciences sociales,
et en sociologie en particulier, soient tétraédriques. Il arrive même
que certaines énumérations triadiques – comme celle du suicide chez
Durkheim, des formes d’agir social et de domination chez Weber – se
révèlent être des classifications quadripolaires incomplètes – le suicide
fataliste chez Durkheim, l’agir imitatif et la domination plébéienne
chez Weber. Comme de telles classifications tirent leur surcroît heu-
ristique de la nécessité d’avoir recours à deux critères, la recherche
de ces deux critères est le véritable effort cognitif à accomplir3. Alors
que l’énumération des trois formes de suicide peut se faire de manière
quelconque, la classification, telle que proposée par Philippe Steiner
(1994) en fonction des critères d’intégration et de régulation sociales,
outre qu’elle permet une meilleure intelligence des formes du suicide,
met à disposition au sociologue un couple de critères à l’aide desquels
il peut aborder la classification d’autres faits sociaux. Il en va de même
pour Weber4.

[2] Même si l’heuristique est meilleure avec trois, quatre ou cinq critères, les limites de notre
entendement nous demanderaient un effort tel qu’une multiplication de critères annulerait
d’emblée tout progrès de connaissance. C’est dire qu’un ultime point aveugle persistera
toujours, quelle que soit la méthode employée.
[3] À côté des quatre formes de suicide, des quatre formes d’action sociale, des quatre moments
de la relation humaine que nous avons proposées, le schéma parsonien AGIL (pour adap-
tation, goal attainment, integration et latency), chaque sous-système lui-même coupé en
quatre est probablement la morphologie quadripolaire la plus connue et la plus convain-
cante. Voir aussi la manière adroite dont Guy Bajoit (1988) complète les trois formes de
résistance au consensus commun, exit, voice et loyalty, par une quatrième forme, l’apathie
qui, du coup lui permet lui aussi à procéder à des classifications deux par deux.
[4] Que l’on sache, l’idée de faire figurer l’agir imitatif parmi ses trois formes d’agir aurait été
parfaitement possible et se serait même imposée (Weber avec sa fringale de grand lecteur
ne pouvait pas tout ignorer de Tarde). De même, et à plus forte raison, ses trois formes
d’exercice du pouvoir auraient dû être complétées par le pouvoir plébéien dont il parle
lui-même quand il traite de la prise de pouvoir des bourgeois dans certaines villes d’Italie
du Nord à la fin du Moyen Âge. La prise en compte de ces « quatrièmes formes » lui aurait

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Le critère pour énumérer ces trois observations de la période de


seuil serait de l’ordre de la continuité/discontinuité avec le cours de
l’histoire de la modernité. Nous aurions ainsi une perspective conti-
nuiste avec H1, une rupture soft avec H2 et une rupture hard avec
H3. Pour employer une métaphore livresque, on pourrait dire qu’on
reste sur la même page, on la corrige ou on la tourne. Mais il se pose
aussitôt la question, si le couple soft/hard ne constitue pas lui aussi un
critère. Dans ce cas, on pourrait s’imaginer, de manière parfaitement
hypothétique, une quatrième perspective (H4) qui serait une continuité
hard. Mais une continuité peut-elle être ainsi distinguée ? Peut-on lui
appliquer le même critère qu’au critère de rupture ? Disons que pour
H1, tous les traits de la modernité sont connus : fonctionnement poli-
tique, système économique, valeurs, modes sociaux d’intégration et
de régulation ; ces facteurs ne connaîtront plus que des adaptations
en fonction des problèmes endogènes et des risques exogènes qui ne
cesseront de se produire. Ce sont ces traits, semble-t-il connus, que
notre approche aimerait mettre en question. Si la continuité par adap-
tations successives ne saurait faire de doute, tout l’enjeu du présent
travail consistera à dire qu’il existe des traits dans la genèse de la
modernité qui sont moins connus, voire ignorés. Ces traits viendront
fixer un cadre aux mesures d’adaptation et entraîneront un durcis-
sement généralisé des conditions de vie dans la modernité avancée.
C’est ce que nous proposons d’appeler la conjecture protomoderne.
Qu’est-ce à dire ? La continuité soft (H1) postule que le projet moderne
est achevé dans ses grandes lignes et qu’il ne reste plus que des cor-
rections à la marge, des adaptations à faire. En cela, elle est proche
de H2. Sauf que H1 est dans un rapport affirmatif au projet, alors
que H2 se permet d’en faire une critique. Cette rupture douce qui
engage à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain est dans le plus grand
contraste avec H3 qui propose pour sa part d’en faire une tabula rasa.
La continuité hard, par contre, partirait de la supposition qu’il reste
des énigmes sur les origines de la modernité, voire un missing link,
un chaînon manquant qui en demanderait une large révision. En
avançant cette conjecture, nous partirions du postulat que le projet
de la modernité est loin d’être achevé. Les principaux objectifs de la
modernité n’ayant pas été atteints, il est nécessaire de se demander
lesquels sont réalistes, lesquels sont idéologiques ; de même, à l’instar

permis de procéder à un tri croisé en fonction de deux critères dont Weber ne pouvait pas
ignorer toute la richesse heuristique.

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

de toutes les grandes coupures de civilisation, il est prudent de ne


pas penser que le processus de modernisation n’ait duré que deux ou
trois siècles, mais qu’il doit être envisagé sur une période beaucoup
plus longue. Et il est surtout prudent de partir de l’idée qu’il nous
manque des éléments essentiels pour en préjuger. Cette quatrième
perspective se doit de proposer une autre conception de la modernité
que celles employées par le mainstream philosophique, historique et
sociologique ; une conception qui serait de montrer la dureté et la
résistance de cette modernisation5.
Continuité Rupture
Soft Posthistoire (H1) Modernité réflexive (H2)
Hard Protomodernité (H4) Postmodernité (H3)

Or, comment ne pas commettre une erreur catégorielle en parlant


d’une « autre » modernité ? Alors que les trois premières conjectures
s’adressent peu ou prou au même projet6, « notre » conjecture n’en a
visiblement cure. Ou, à tout le moins, à la place des certitudes véhicu-
lées depuis des siècles sur son origine, elle n’en conserve plus qu’une
seule : celle de l’usage systématique et délibéré du doute. Pour autant,
c’est elle aussi un discours de rupture : comme les trois autres conjec-
tures, la conjecture protomoderne partage elle aussi les raisons du
rejet du monde des Anciens. Autant elle croit à l’ouverture du ciel
opéré par les astronomes, autant elle s’engage à prendre la mesure
de la dissolution de toute forme de transcendance. Et s’il y a un large
accord sur les motifs de la rupture, la conjecture protomoderne en tire
d’autres conséquences que ses conjectures rivales ; des conséquences

[5] Il y aurait, certes, la variante H0, absence de coupure entre tradition et modernité à laquelle
souscrivent encore certains historiens et anthropologues, qui, à force de chercher d’autres
origines et d’autres dates de naissance de la modernité finissent par en estomper complè­
tement l’originalité dans un relativisme de mauvais aloi. Si des esprits aussi éclairés
que Jack Goody (2016) y prêtent le flanc, cette exacerbation de la historical correctedness
finit, on le voit bien, dans l’accréditation de H1. En niant toute originalité au Sonderweg,
on s’interdit en même temps toute critique (autre que celle, faible, de l’ethnocentrisme).
[6] Il ne s’agit pas d’éluder cette question d’une conception de la modernité spécifique à chaque
conjecture. Chacune a sa tonalité, ses références, ses héros particuliers, car chacune est
un discours étroitement structuré et autoréférentiel. On peut s’imaginer H1 comme une
émanation du droit naturel (ainsi, Yan Thomas [1998] va jusqu’à mettre en doute la rup-
ture entre Anciens et Modernes à la lumière du droit romain), H2 comme une constante
reconduction critique de l’esprit humaniste, alors que H3 insiste sur le déterminisme
technico-scientifique, tel qu’il fut porté par les grands inventeurs de la « science nouvelle ».

Epreuves finales 17 avril 2018


182
Aldo Haesler • Hard Modernity

qui reposent précisément sur l’existence de chaînons manquants qui


n’ont pas été pris en considération jusque-là7.

L’éternel retour du même


Pour qu’il y ait une fin de l’histoire, il faut au préalable que l’histoire
ait été inventée. Est-ce le fait d’Hérodote, de Thucydide ou d’auteurs
plus jeunes ? Les « sociétés sans histoire » n’ont-elles véritablement pas
d’histoire ou n’en ont-elles pas pour de bonnes raisons ? Mais alors,
quand la faire commencer et sur quel mode et selon quelles méthodes
l’écrire ? Est-il pertinent, sinon possible, de viser une quelconque objec-
tivité ? Ces questions semblent aller de soi ; elles sont pourtant d’une
grande sophistication, et elles sont assez récentes. En effet, l’histoire
n’a fait l’objet d’une science qu’au début du XIXe siècle. C’est alors dans
l’administration de ses matériaux et dans la distance réflexive par
rapport à ceux-ci, que des discours historiques ont pu fleurir. L’un de
ces discours historiques est le discours de la « fin de l’histoire »8. Mais
il reste à savoir de quelle fin il s’agit et que faire de cette fin.
Dans un célèbre aphorisme, Marx avait dit que ce n’était pas de la
physiologie du singe qu’on pouvait inférer la physiologie de l’Homme,
mais bien au contraire de celle de l’Homme celle du singe. Tout son
hégélianisme y apparaît ; un hégélianisme qui n’aboutit pas seulement
aux synthèses remarquables réalisées par la méthode dialectique,
mais qui pose un principe de méthode historique qu’il est nécessaire
de mettre en avant ici. L’inférence du singe à l’Homme suit la voie
génétique du terminus a quo, de l’aval historique qui mène du germinal
au total. On va chercher les éléments d’une origine – ossements, pein-
tures rupestres, traces écrites, premières idées, anomalies météorolo-
giques ou statistiques, etc. – et on suit leur cours dans l’aval de leur
apparition, en notant leur accumulation, leurs disjonctions et les évé-
nements qui viendront créer des émergences et des bifurcations. Pour

[7] L’un des rares ouvrages synthétiques en langue française est celui d’Yves Bonny (2004).
Cet ouvrage ne traite cependant que des deux perspectives H2 et H3.
[8] Le terme de posthistoire n’est guère cultivé en France, alors qu’il avait créé un petit buzz
médiatico-intellectuel en Allemagne dans les années 1980-1990. Une fois n’est pas cou­
tume, une petite bibliographie n’est pas déplacée. Outre le classique d’Oswald Spengler
(1918-1922), ou, dans une veine comparable, Arnold Gehlen (1988), on notera les livres­
de Hans von Fabeck (2007), Vilém Flusser (1997), Dietmar Kamper (1988), Jean-Francois
Lyotard (1987), et bien évidemment Francis Fukuyama (1992), Martin Meyer (1993),
Lutz Niethammer (1989), Wolfgang Welsch (2002), Peter Sloterdijk (1988). Le wiki
« Fin de l’histoire » livre lui aussi des éléments intéressants : Bernard Bourgeois (2000),
Alexandre Kojève (1979), Jacques Derrida (1993) (pour une critique de Fukuyama).

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

Marx, cette méthode génétique n’est pas fausse, tant s’en faut, mais
elle est incomplète, et surtout, elle est égarante. Elle occulte le fait
qu’une telle reconstruction historique part toujours d’un phénomène
abouti. Quel sens y aurait-il, d’ailleurs, à faire l’histoire d’un processus
en train de se faire ou d’une réalité historique dont on n’aurait pas
saisi la nature ? Ce qu’avait dit Marx avec sa métaphore n’est pas une
impossibilité de fait ou une interdiction de méthode, mais simplement
le précepte, qu’avant de reconstruire un objet, celui-ci devait avoir
atteint un état de perfection, de maturité, de manifestation réelle ou
comme on voudra, avant d’en entreprendre l’analyse. Pour Marx, la
totalité en question est le système capitaliste. Il croyait en saisir sa
forme définitive et pouvoir entamer son histoire. En d’autres termes,
écrire sa généalogie. Certes, une totalité est toujours fluctuante, et
c’est de là que provient l’erreur majeure de Marx, de croire avoir saisi
le « système » du capitalisme dans l’expression du capitalisme man-
chestérien. Mais peu importe, cette erreur est productive, puisqu’elle
permet de critiquer Marx par son biais et de resituer son raisonnement
dans un nouveau cadre historique. La méthode en reste inaltérée.
Elle consiste dans l’effort créatif de partir d’un terminus ad quem
dont on fait le pari qu’il est définitif et d’en reconstruire les étapes
de succession historique, bref à subordonner la méthode génétique ou
générique à la méthode généalogique. La fin de l’histoire, en ce qui
nous concerne, est le capitalisme financier, tel qu’il apparaît après les
événements de 2007-2008, qui ne sont pas à proprement parler des
événements au sens wébéro-deleuzien du terme, c’est-à-dire comme
un surgissement imprévu, mais comme la manifestation de la cristal-
lisation qui s’est produite à l’occasion du petit seuil des années 1970 ;
en d’autres termes, à comprendre ces années à partir de la perfection
qui se manifeste après les crise des subprimes.
Mais revenons à ce qui nous préoccupe ici, à savoir la conjecture
posthistorique. La fin de l’Histoire est une sorte de millénarisme
sécularisé qui apparaît d’abord dans La Phénoménologie de l’Esprit­de
Hegel. La vulgate hégélienne l’entend comme la concomitance entre
le devenir-réel de la raison et le devenir-raison du réel. Elle est
devenue ensuite un topos aussi tenace que discret dans la manière
d’écrire l’histoire auprès de penseurs aussi différents que Antoine-
Augustin Cournot, Hendryk de Man, Arnold Gehlen, Alexandre
Kojève, Raymond Abellio, Francis Fukuyama, Jean Baudrillard ou,
last but not least, Peter Sloterdijk. Si cette interprétation a été for-
tement contestée à la suite des événements des années 1990, entre

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Aldo Haesler • Hard Modernity

autres par Jacques Derrida dans Spectres de Marx, des interprétations


contemporaines de Hegel distinguent clairement l’utilisation par ce
dernier de ce terme, de l’usage qu’en ont fait principalement Kojève et
Fukuyama. Le cas de Kojève est essentiel en raison du rôle que joua
son séminaire dans la socialisation intellectuelle d’une génération
entière de jeunes intellectuels français. Pour Kojève, la « révolution »
communiste n’est en réalité qu’une réalisation retardataire de la fin
de l’histoire. Il n’y aurait pas de différence entre Hegel et Marx. L’État
universel et homogène, l’État napoléonien de Hegel est l’achèvement
de l’histoire. Selon Kojève, le défilé des troupes de Napoléon sous les
fenêtres de Hegel après sa victoire à Iéna constitue le terme de l’histoire.
En effet, cet événement singulier est un double aboutissement.
D’une part, il conduit au triomphe d’un nouvel ordre militaire et juri-
dique en Europe : chaque avancée de la Grande armée conduit à
l’extension de la codification du droit et débouche sur la rationalisation
de celui-ci. D’autre part, l’événement permet de faire comprendre à
Hegel que l’histoire mène à la réalisation de la raison philosophique.
Droit et philosophie s’achèvent mutuellement en 1806, si bien que
tous les événements qui suivent sont à considérer comme une série
de simples perfectionnements de cette idée.
L’hypothèse de la fin de l’histoire a été ensuite relancée par Francis
Fukuyama (1992) peu après la chute du mur de Berlin. Considérant la
fin des dictatures dans la péninsule ibérique (Salazar, Franco), en Grèce
(dictature des colonels) ou en Amérique latine (juntes), puis le début
de l’éclatement de l’Union soviétique dans les années 1970 et 1980, ce
chercheur conclut que la démocratie et le libéralisme n’auront désormais
plus d’entraves et que la guerre devient de plus en plus improbable.
La démocratie libérale satisfait seule le désir de reconnaissance,
qui serait l’essence de l’Homme. L’assertion péremptoire TINA de
Thatcher trouverait ainsi une sorte d’onction philosophique.

Digression sur la reconnaissance


La question de la reconnaissance a connu une conjoncture assez
favorable ces deux dernières décennies, notamment à la suite des
travaux d’Axel Honneth sur le jeune Hegel. La question de Hegel
était celle-ci : comment une conscience, qui reconnaît l’autre comme
une autre conscience, c’est-à-dire comme conscience d’un autre sujet
demandant à être reconnu comme tel, peut-elle à son tour s’assurer
qu’elle soit effectivement reconnue comme conscience par cet autre ?
La réponse traditionnelle à ce problème de la double contingence,

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

surtout depuis les lectures d’Alexandre Kojève (1947), se présentait


comme une « lutte pour la reconnaissance » entre un maître et son
serviteur. Deux sujets en lutte voient leur relation aboutir en une
relation de Maître à esclave par le fait que celui d’entre ces sujets
qui est prêt à lutter jusqu’à la mort est reconnu comme Maître par
celui qui n’est pas capable d’aller aussi loin. C’est en reconnaissant
le Maître comme Maître, dans sa soumission à celui-ci, que l’esclave
est lui-même reconnu dans sa qualité d’esclave. Or cette figure dra-
matique de domination, de lutte à mort, n’est pour Hegel que l’une
des figures possibles de la lutte pour la reconnaissance, et il est clair
que la lecture de Kojève de la Phénoménologie de l’Esprit en était
une lecture éminemment politique, visant à donner à la lutte des
classes un fondement anthropologique. S’il y a lutte pour la recon-
naissance, c’est dans une société scindée, divisée, une société où
l’accès à la reconnaissance est méprisé pour certains. Mais cela ne
veut pas dire pour autant que cette lutte soit la règle. À bien des
égards, elle n’en constitue qu’un cas particulier. Car avant qu’il y
ait lutte, il est nécessaire aux esprits en présence de se considérer
comme appartenant à un monde de consciences commun. La règle en
est la révélation de cette certitude originaire, de la coappartenance
à un monde de consciences. Et c’est cela que les lectures de Kojève et
des innombrables épigones qui lui firent suite éludent. Or, ce proces-
sus de reconnaissance réciproque et de signification d’une commune
appartenance est un acte éminemment pratique. Il ne se fait pas de
manière spontanée dans quelque esprit éthéré, ni dans le for intérieur
de l’intentionnalité des consciences. Cette extériorisation se fait selon
la forme que Merleau-Ponty a mise en évidence dans son évocation de
la « parole opérante ». Le recoupement entre recherche (et non « lutte »)
de reconnaissance et parole opérante repose sur une norme transcen-
dante immanente au social qui trouve dans l’échange effectué son
expression opératoire. Contre Kojève et donc contre Fukuyama, nous
dirons que la reconnaissance n’est pas (seulement) le fruit d’une lutte,
mais de manière plus élémentaire le fruit d’un échange. Que celui-ci
soit agonistique, ludique, altruiste ou simplement mimétique, cette
reconnaissance ne mène à un processus de domination que dans des
cas particuliers, mais qu’en règle générale elle naît de l’inter-agir où
s’exprime de manière opérante, à la manière d’un chemin qui se fait
en « cheminant », selon la célèbre formule d’Antonio Machado, le senti-
ment d’appartenir à un monde commun. Appartenir à un monde com-
mun et le savoir est précisément la chance des êtres modernes de ne
plus avoir à craindre le fait de ne pas être reconnu par autrui comme
être doté de conscience. C’est dans la mesure où ce cheminement de
l’échange se fait librement, que les chances d’une commune et réci-

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Aldo Haesler • Hard Modernity

proque reconnaissance est donnée. Est-ce pour autant qu’on assiste


à l’éternel retour du même ? Tout dépend, banalement, de ce qu’on
entend par ce « même » ; et qui est un problème d’échelle. À l’échelle du
monde et sauf preuve contraire, nous demeurons habitants de cette
Terre. De même, à mesure que s’étend la civilisation moderne au sens
large, nous sommes ou nous deviendrons tous des modernes. C’est au
niveau inférieur que les problèmes commencent. Modernes au sens
large, nous le sommes, par le fait d’appartenir à une civilisation domi-
née par des moyens de communication identiques, par le partage de
certains droits imprescriptibles et par un régime économique peu ou
prou libéral. Jusqu’à un certain point, nous avons tous des aspirations
identiques, nous sommes tous soumis à un processus d’individualisa-
tion, qui se fait certes à vitesses différentes, mais qui est largement
déterminé par ces moyens de commu­ni­ca­tion qui dictent nos conduites
et jusqu’à nos profils politiques. Mais dire que toutes les cultures du
monde ont tendance à adopter le modèle moderne européen, c’est aller
trop vite en besogne. Car c’est aujourd’hui précisément que le modèle
moderne semble se décliner en différentes versions : au socle com-
mun d’aspirations, de valeurs, de droits et d’attentes correspondraient
diverses formes culturelles de modernité qui témoignent de la persis-
tance de grands « caractères culturels ». Il est donc possible aujourd’hui
de parler de reconnaissance de manière culturellement différenciée.
Après les outrances kojéviennes, l’idée de co-appartenance à un socle
culturel commun devient l’une des chances de la condition moderne.
Plutôt que d’être privé de parole (barbaros), d’être relégué au domaine
des monstres ou des animaux, l’Homme moderne peut avoir la quasi-
certitude d’être reconnu comme un être de parole et à partir de là de
l’engager avec des êtres d’autres cultures sans avoir à craindre que la
confiance qu’il met en autrui se voie trahie. C’est donc un argument
fort qui apparaît au sein de cette conjecture, mais qui, en revanche
ne nous condamne pas à camper sur ces positions, jusqu’à accréditer
le malheureux apophtegme thatchérien.

Max Weber aurait été sans nul doute « posthistorien ». Pour lui,
les grandes conquêtes morales de l’histoire appartenaient au passé
et les grandes idées étaient en voie de sécularisation, en clair : de
bureaucratisation. Certes, on n’était jamais à l’abri du surgissement
d’un nouveau leader charismatique ou d’un événement inattendu,
mais un tel aléa pouvait difficilement entrer dans une théorie de
l’histoire. Le charisme se routinise très vite et l’événement perd de
son charme. L’intérêt de la position de Weber consiste à tempérer
les ardeurs envers une trop grande attente historique et de se dire

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

que ce sont toujours les mêmes modèles qui s’imposent, dans la pen-
sée et dans le gouvernement des choses et des gens. De ce fait, la
conjecture posthistorique a pour elle son surcroît de réalisme et de
prudence. En effet, il est toujours plus facile de ramener le nouveau à
l’ancien que d’en reconnaître la nouveauté. Il est toujours plus facile
de se contenter de ce qu’on a (en termes de société, d’économie et de
culture) que de se lancer dans des projets utopiques. Et il est, comme
l’avait déjà noté Simmel (mais Guillaume d’Occam bien avant lui),
plus « scientifique » d’aller au bout des vieux concepts plutôt que d’en
inventer de nouveaux à chaque phénomène nouveau à explorer. Avec
la chute du mur de Berlin, plutôt que de songer à la figure hégélienne
du réel qui était devenu (à défaut de rationnel) raisonnable, il était
redevenu raisonnable de penser que de toutes les formations sociales,
la démocratie libérale était celle qui permettait la réalisation la moins
mauvaise d’une forme de reconnaissance minimale. Même si, sous
le fameux voile rawlsien de l’ignorance, demeuraient des injustices
et des inégalités injustifiables, mieux valait se contenter de ce que
les sociétés occidentales avaient réussi à instaurer plutôt que de se
lancer dans des expériences qui – et c’était là où voulaient en venir
tous les penseurs de la posthistoire – se sont toutes soldées par de
lamentables échecs.
Le discours posthistorique est un conservatisme pragmatique et
non un discours repristinisant dont la base est réactionnaire et nos-
talgique (Bonald, Burke, Heidegger). C’est en même temps un discours
désenchantant, un discours de Realpolitik qui appelle à s’opposer au
« changisme » impénitent gravé sur l’étendard de la modernité. Elle
distingue pour ce faire les changements de fond et les événements de
surface et statue qu’au plus tard avec la chute du Mur, les chances
qu’il puisse encore y avoir des changements de fond (d’idéologie, de
processus de production, de structures sociales, de patterns culturels)
sont quasiment nulles, et que tout le reste, tous les événements mis
en scène à grand renfort médiatique, n’est que vaine agitation9.

[9] On nous autorisera une remarque quelque peu futile. Si nous étudions la carrière idéologique
de certains des ténors de la postmodernité et de certains intellectuels qui se tenaient pour
avant-gardistes, on ne peut s’empêcher de voir un virage posthistorique s’accomplir avec
les débuts d’une espèce de sénescent fatalisme – d’aucuns diront d’expérience – quant
aux options d’avenir qu’ils croient réellement possibles dans la réalité de la modernité. Ce
virage s’est observé aussi bien avec Jean Baudrillard qu’actuellement avec Peter Sloterdijk.
L’ironie des faits leur semble trop grande pour qu’ils croient encore possible de les affronter
avec leur seul courage théorique.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Une nouvelle ère ?


La querelle des Anciens et des Modernes qui débute en 1687 met
aux prises ceux (les Anciens ou les Classiques) pour qui la littérature
grecque et latine est indépassable et ceux qui, menés par Charles
Perrault, pensent le contraire. C’est avec elle que le terme de « moderne »
commence sa carrière10. On peut dire à ce sujet que les Anciens avaient
déjà pris une posture posthistorique. Il en est tout autrement avec la
deuxième conjecture dont nous regroupons ici les deux tendances sous
le terme de postmoderne.
Bien qu’évoqué en littérature comparée, en architecture et en histoire
universelle (Arnold J. Toynbee utilise le terme dès 1934), la véritable
carrière du terme postmodernité débute avec la publication de l’ouvrage
de Jean-François Lyotard La Condition postmoderne (1979). Lyotard
annonce la fin des deux grands discours modernes : le métarécit de
l’émancipation du sujet rationnel et le métarécit de l’histoire de l’esprit
universel. La pensée moderne a longtemps été l’histoire d’un sujet de
la connaissance qui progressait dans sa quête de justice et d’avan-
cement social. Mais l’idée selon laquelle la production intellectuelle
d’une époque devait être vue comme la matérialisation locale et histo-
rique d’un esprit universel, ne tient plus ses promesses dans la pensée
contemporaine, car elle semble ne plus répondre à l’appel des grandes
histoires idéalisées de la modernité. Tout comme Luhmann, Lyotard
prend acte de la différenciation fonctionnelle de la société moderne.
Mais leurs observations diffèrent dans la mesure où, pour Lyotard,
les sous-systèmes modernes sont encore légitimés par des métarécits
et que ces métarécits perdent dans les années 1970 leur pouvoir de
référence, alors que Luhmann prend simplement acte de l’inéluctabilité
de cette disparition. Il n’y a aucune raison, selon lui, que le « vrai » du
discours scientifique soit compatible avec le « juste » visé par la politique
ou le « beau » de la pratique artistique. Chacun doit se résoudre à vivre
dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes (ou jeux de
langage) sociaux et moraux mu­tuel­lement incompatibles. Cette incom-
patibilité, chez Luhmann, provient de la nature même du médium11.

[10] Marc Fumaroli (2001) fait précéder cette crise d’une querelle italienne (un « championnat »
plutôt qu’une querelle) mettant aux prises antiscolastiques et aux tenants de la tradition,
qui ne prendra la forme du conflit ouvert qu’avec la création de l’Académie française.
C’est Hans-Robert Jauss (1978, p. 158-209) qui a donné de cette querelle l’interprétation
la plus sophistiquée.
[11] Pour Lyotard, cette fragmentation du langage (ou des sous-systèmes) est tragique. Dans Le
Différend (1983), il offre une analyse des limites du droit à partir de la notion de tort. Le

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

Dès qu’un sous-système se forme, il commu­nique dans le cadre d’un


médium qui en livre les codes.
L’ouvrage le plus important après celui de Lyotard est celui de
Fredric Jameson, Postmodernism, or, the Cultural Logic of Late Capi-
talism­(1991) qui repose sur un article très commenté de 1984. Dans
la préface de la version française, augmentée, il écrit :
J’ai le sentiment que les deux plans en question, infrastructure et
superstructures, – le système économique et la « structure du sen­
timent » culturelle – se sont en quelque sorte cristallisés dans le
grand choc des crises de 1973 […], qui révèle, maintenant que les
nuages de poussières se sont dissipés, l’existence déjà en place, d’un
étrange et nouveau paysage ; un paysage que les essais réunis dans
ce livre tentent de décrire (2007, p. 30).
Dans la vulgate des opinions et des magazines à prétention intel-
lectuelle, le postmodernisme se résume à deux choses, des discours de
« fin-de » (fin du politique, de la famille, du social, du travail, etc.) et
un mélange de styles, les deux autorisant une sorte d’anarchisme ou
de dadaïsme épistémologique se résumant à la formule (complètement
sortie de son contexte) « Anything goes » de l’épistémologue américain
Paul K. Feyerabend.
Les critiques ne se sont pas fait attendre12. La plus importante
n’étant pas tant celle de Habermas qui parle une fois de plus de
contradiction performative (en critiquant les métarécits, Lyotard
produirait lui-même un récit gouverné par les principes mêmes qu’il
critique), mais l’indétermination quant à la nature de ce post. En effet,
il faut s’appuyer sur de bonnes raisons pour congédier la modernité,
l’une étant un projet de société aux contours réalisables, l’autre un dis-
cours non contradictoire et non oxymoroné. Au fil du temps, deux alter-
natives radicalement opposées se sont fait jour : l’une, pro­fon­dément
pessimiste, y voyant se former un nouveau système totalitaire qui se
serait doté des moyens de persuasion modernes pour établir sa cohé-
sion ; l’autre, résolument visionnaire qui tablerait sur une révolution

tort est la part de la souffrance de la victime qui ne trouve pas à s’exprimer devant un
tribunal. Nous verrons plus loin dans la figure du tiers exclu le sujet universel de ce tort.
C’est un reste, un sentiment qui n’est pas entendu, parce qu’il ne revêt aucun sens dans
le discours de la partie adverse. Le tort trouve son origine dans la coexistence de discours
incommensurables, que nul principe de justice, nul tiers ne peut concilier.
[12] Virulente, quoique tardive, celle d’Alex Callinicos : quefaire.lautre.net/Postmodernisme-
un-diagnostic. Parmi les critiques les mieux informées, on citera Fredric Jameson (1991),
ainsi que David Harvey (1989).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

anthropologique intégrant des individus « augmentés » dans un réseau-


monde délivré des limites et des pesanteurs du type « vieille Europe ».
Il ne fait guère de doute que si l’on en juge par les investissements
engagés dans les grands secteurs d’innovation à risques, cette der-
nière alternative a aujourd’hui le vent en poupe. S’il y a deux noms
qui représentent cette option, c’est sans conteste celui de l’ingénieur
Ray Kurzweil et de son pendant entrepreneurial, Elon Musk. Inutile
d’y chercher un projet de société, l’ingénieur en chef de Google est au
XXIe siècle ce que le professeur Tournesol fut au XXe : il invente et
laisse parler ses inventions. Il en est de même pour Elon Musk : il entre-
prend et laisse parler ses entreprises13. La « force normative du factuel »
se justifie par l’étendue des réparations que Kurzweil propose pour
remédier aux débilités du genre humain et par le simple fait qu’en sui-
vant la « loi de Moore », ce qui n’est pas envisageable aujourd’hui le sera
forcément demain ; alors que Musk s’attaque lui aussi aux « problèmes
du moment ». Que ce soit l’invention de la voiture automatique qui
demain sonnera le glas du chauffeur-routier, que ce soit le lancement
de piles révolutionnaires censées remplacer les énergies fossiles, que ce
soit la déclaration de guerre à la mort qui nous vaudra des espérances
de vie doublées ou plus, ou que ce soit l’implantation de nanopuces ou
de biopuces en vue de nous affranchir de nos enveloppes corporelles,
le génie technique de Kurzweil et de ses collègues semble le dispenser
de considérations sociologiques. C’est cela qui est remarquable et qui
consacre l’esprit technicien. Laisser parler les techniques et laisser
parler les entreprises, sans considérer un instant l’utopisme du geste et
sans s’embarrasser de projets sociétaux, si ce n’est un vague rappel à la
Constitution américaine, voilà qui rompt résolument avec la tradition
saint-simonienne dont les ingénieurs n’ont cessé de se prévaloir. Mais
on peut prévoir sans peine que le type de société que nous réserve ce
rêve technologique sans phrase est bien ce qui s’étend sous nos yeux
chaque jour à une vitesse constante. Il suffit d’invoquer le nom de la
Toile pour s’en faire une image, la question étant, s’il est possible de
faire aujourd’hui le bond directement des tréfonds de la culture tradi-
tionnelle – pensons à Daech – jusque dans cette nébuleuse acéphale.

[13] Même si une entreprise défaille, comme ce fut le cas pour ses voitures sans chauffeur ou
pour l’une de ses fusées partiellement réutilisables, Musk réagit par la surenchère en
entreprenant des projets encore plus titanesques et plus risqués. Nous verrons plus tard
qu’il y a là une logique de l’action très particulière qui ressemble étrangement aux édifices
pyramidaux que les grands imposteurs du XXe siècle ont mis en pratique.

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

Une chose est de laisser advenir ces projets techniques, une autre
de chercher à les comprendre. Passons la question des contre-pouvoirs,
des comités d’éthique et des possibles restes de morale que ces post-
modernistes peuvent ne pas avoir complètement perdu ; la question
n’est pas là. Il nous semble, en effet, que les constats de Lyotard sont
parfaitement pertinents, et que durant la période que nous considé-
rons, il s’est opéré une bifurcation au niveau des savoirs qui n’a pas
été saisie avec suffisamment de recul. Ce n’est qu’à partir de là que
nous pouvons nous permettre d’esquisser vers quel type de société ces
visions techniques peuvent nous mener. Comme nous le verrons par la
suite, le basculement de la modernité au XVIIe siècle peut être compris
comme passage d’une société de pouvoir à une société de savoir (c’est
d’ailleurs ce qui a animé les auteurs de la Grande Encyclopédie). Que
ce soient les savoirs techniques, scientifiques, esthétiques ou poli-
tiques, leur constante augmentation ne se faisait au détriment de
personne. Bien au contraire, si un encyclopédiste contribuait à la vaste
entreprise de Diderot et de d’Alembert, il enrichissait l’ensemble du
public sans faire lui-même les frais de cette opération. C’était la face
optimiste de la « fable des abeilles » : à la place des vices privés, les
savoirs privés contribuaient à l’édification publique et rejaillissaient
possiblement sur leurs auteurs. Or si, au début des années 1970, les
métarécits cessent d’être des référents de la production des savoirs,
ceux-ci deviennent des compétences techniques pures (sans phrase,
pour utiliser le terme de Marx), c’est-à-dire des savoirs sans leur
conséquence sociétale. Devant la violence de la facticité, la question
systémique ne se pose plus. Le savoir n’a plus la forme d’une grande
encyclopédie, mais dans le morcellement qui lui est aujourd’hui propre,
il suit un principe de contagion à l’intérieur de sous-systèmes d’où
toute question d’édification est exclue. L’encyclopédisme est devenu
kurzweillisme, où des opérateurs ultra-spécialisés progressent à
grande vitesse sans que des notions « vieille Europe » comme le bien
public, l’émancipation des individus ou même l’allocation efficiente
des ressources n’aient encore droit au chapitre. C’est bien le propre du
réseau (de la Toile) de croître ainsi « sans phrase » et de ne s’orienter
qu’au coup par coup, selon des arguments du type, « si nous ne le fai-
sons pas, les Coréens (du Sud) le feront, mais en moins bien ».
L’autre option est celle d’une postmodernité noire ; noire en ce sens
qu’elle tend à faire le système de toutes les pathologies modernes, et en
cela reprendre la Kulturkritik d’un Theodor W. Adorno dont la sentence
« Il n’y a pas de vraie vie dans le faux » (es gibt kein richtiges Leben im

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Falschen) résonne encore dans presque toutes les oreilles de la gauche


alternative. C’est contre cette option que Habermas s’était insurgé en
disant que le projet de la modernité n’était pas encore vollendet, pas
complété. Se préparerait donc un nouvel âge des ténèbres, un dark age,
où devant les nouvelles menaces qui pèseraient sur l’humanité entière
se mettrait en place un pouvoir concentrationnaire (le mot est peut-être
un peu fort, mais n’y eut-il pas toujours quelque sociologue bien inten-
tionné comparant la culture des poulets en batterie à Auschwitz ?…)
dont le seul objectif serait de maintenir le statu quo sociétal, la paix
sociale par tous les moyens (propagande, contrôle, consommation et,
si besoin, force). C’est cette postmodernité-là qui s’agitait dans la tête
de Lyotard. Qu’est-ce qui vient alors remplir les vides laissés par les
métarécits en déshérence ? Une régulation ou une reproduction opéra-
tionnelle-décisionnelle lui répondrait le sociologue-philosophe canadien
Michel Freitag ; un ordre social de part en part pragmatique, régulé
de manière situative, au coup par coup, sans autre cohésion qu’une
sorte d’ajustement apostériorique. L’après-11 septembre semble, par
bien des aspects, indiquer la voie vers une société de la surveillance
généralisée14. Là encore, tout comme pour la postmodernité blanche,
les sommes investies dans des dispositifs de contrôle sont colossales.
Non moins colossales sont les projections théoriques et les discussions
critiques autour de ce type de société de contrôle. Elles sont toutes
guidées par l’expérience totalitaire du XXe siècle et la figure tutélaire
du Big Brother, telle que dessinée par George Orwell. Par rapport aux
idéaux de la modernité, il s’agit là d’une régression, aussi bien sur le
plan des valeurs d’émancipation que sur celui de la complexité de la
synthèse sociale. Même si elle est d’une technicité jamais atteinte dans
l’histoire de l’humanité, la société « totale » que ces discours mettent
en scène n’est pas sans rappeler les fantasmes organicistes que les
premiers ingénieurs du social, au début du XIXe siècle, mirent en scène
au nom d’un âge « positif » de l’humanité.
Sur un plan plus substantiel, les deux options peuvent être consi-
dérées comme des ruptures radicales avec le projet moderne. On
tourne la page une fois pour toutes et on s’engage dans un monde
dont on ne connaît pas encore l’identité. Or, si l’on périodisait l’his-
toire humaine en fonction des supports de communication que sont

[14] À quoi correspond aussi la surveillance de soi, comme nous l’avions déjà relevé dans notre
ouvrage sur l’argent « invisible » (1995, p. 331 sq), ou ce que Steve Mann (2003) appelle
la sous-veillance.

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

l’oralité, la scripturalité et la médialité, et si l’on parvenait à


montrer que la médialité se distingue radicalement du régime
scriptural, les résultats de l’analyse en seraient fondamentalement
différents. On réduirait du coup le point aveugle de H3. Il serait
alors possible de dire que l’oralité est le régime des sociétés pre-
mières, la scripturalité simple celui des sociétés traditionnelles,
la scripturalité mécanique (Gutenberg) celui de la modernité et la
scripturalité électronique (selon McLuhan) ou la médialité (Pierre
Lévy) le régime d’une autre modernité ou d’une après-modernité.
Pour essentielles que soient ces questions, en l’état actuel de nos
connaissances il serait hasardeux d’y répondre.
Même si les deux perspectives propres à H3 ne se ressemblent
pas du point de vue du dépassement de la modernité, il ne saurait
être question de les comprendre comme les deux côtés d’une même
médaille. On pourrait certes prétendre que ce qui, du côté du
postmodernisme affirmatif, est une absence quasiment complète
de projet sociétal, les projections de la critique de la postmodernité
se caractériseraient par une trop grande saturation de tels projets.
En cela, elles seraient encore solidaires du discours émancipateur
qu’avait formulé la modernité. Ce dilemme, et non pas la critique
habermassienne de la contradiction performative, avait déjà été
relevé par Adorno qui nous enjoignait non pas de le résoudre, mais
de l’endurer, d’en faire un aspect de la condition humaine.

Apprendre de l’histoire
La conjecture d’une modernité réflexive répond avec un retard
considérable aux événements survenus au début des années 1970.
Elle est l’œuvre de la rencontre heureuse entre deux sociologues,
l’Allemand Ulrich Beck et l’Anglais Anthony Giddens. Après plu-
sieurs ouvrages consacrés à la relecture des classiques, Giddens
publie sa grande synthèse sociologique, The Constitution of Society,
en 1984. Il y propose rien moins que de mettre un terme aux
grandes coupures en sciences sociales (entre micro- et macroso-
ciologie, holisme et individualisme, entre sociologie et psychologie,
méthodes qualitatives et quantitatives, entre marxisme et libéra-
lisme, etc.) en proposant une « troisième voie », une théorie de la
structuration qui repose sur l’idée d’une codétermination entre l’ac-
teur et le système. L’acteur fait le système qui fait l’acteur, pour-
rait-on dire de manière un peu leste, la question étant de savoir
comment ce « faire » s’opère. Dans la terminologie giddensienne,

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Aldo Haesler • Hard Modernity

l’agence (agency) suit des règles imposées par les structures qui, en
retour, leur fournissent leurs ressources d’action. Il en est de même
pour les structures, dont les ressources sont les actions, mais qui ont
aussi à suivre des règles (par exemple des règles syntaxiques) qui en
limitent le déterminisme. De même, l’action n’est jamais complètement
déterminée, les agences disposant d’une liberté de manœuvre qui
rend le changement possible. De telles synthèses avaient déjà été ten-
tées, l’originalité de Giddens étant qu’après avoir assimilé et critiqué
l’œuvre des « grands auteurs », d’avoir proposé une synthèse avec des
concepts originaux et tenté, dans la seconde partie de sa recherche,
de la mettre à l’épreuve du terrain. C’est dans cette phase qu’il fait
la rencontre d’Ulrich Beck. Celui-ci, après une thèse où il critique le
fonctionnalisme de Talcott Parsons, se lance dans une série de travaux
empiriques sur le monde du travail et les inégalités sociales. Mais c’est
avec son ouvrage Risikogesellschaft (1986), qu’il publie juste avant que
ne se produise la catastrophe de Tchernobyl, qu’il rencontre un succès
mondial. Risikogesellschaft n’est que l’ouverture sur une œuvre d’une
richesse exceptionnelle, c’est l’ouvrage qui consacre un sociologue d’un
type tout à fait nouveau. On pourrait le comparer avec le phénomène
de l’individualisation que Beck étudie et où il met en relief – non pas
les sempiternelles plaintes sur l’individualisation de la société – mais
sur les compétences biographiques qu’ont les individus, sur le fait de
pouvoir se « bricoler des existences ». Beck est un sociologue bricoleur
à un haut niveau d’efficacité et d’exigence. Avec Giddens, il ne va pas
seulement se lancer dans le conseil politique – Giddens pour Tony
Blair, Beck pour Gerhard Schroeder – mais sur une multitude de
terrains qui abordent presque tous les aspects de la vie sociale.
Les deux auteurs, en visant une « théorie critique sans nostalgie
apocalyptique » (Beck), entendent prendre le contre-pied de la vague
postmoderniste qui sévit alors. La catastrophe de Tchernobyl sert de
rampe de lancement de l’ouvrage-clé de Beck. Y sont compris presque
tous les concepts qu’il va développer par la suite : risque/menace, glo-
balisation/individualisation, maux/biens, fin des classes, non-savoir
et réflexivité. Alors que Giddens cherchait un programme d’appli-
cation pratique de son maître-ouvrage et que Beck entendait tirer
les dividendes du succès du sien, leur compagnonnage est l’exemple
d’une heureuse symbiose intellectuelle qui, en dépit de leurs diffé-
rences, allait rapidement faire tache d’huile dans le petit monde socio-
logique d’alors. Forts de leurs statuts institutionnels, l’un à la London
School of Economics, l’autre à l’Université de Munich, ils vont très

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

vite s’agréger des équipes de jeunes chercheurs et organiser leurs


travaux dans un « programme de recherche » dynamique et innovant.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit avant tout : la théorie de la moder-
nité réflexive est bel et bien un « programme de recherche » au sens
d’Imre Lakatos, avec son noyau dur, son train de publications, ses
colloques, ses terrains spécifiques, mais aussi ses dissensions pro-
ductives. Très vite, d’autres intellectuels s’y reconnaissent plus ou
moins : du fait de ce programme de recherche, leurs publications vont
pouvoir être étiquetés selon lui. Si le duo Giddens/Beck peut être consi-
déré comme le noyau dur de cette conjecture, de nombreux auteurs
comme Jürgen Habermas, Claus Offe, Klaus Eder, Charles Taylor,
Alain Touraine, Marcel Gauchet, Shmuel Eisenstadt, Richard Münch,
Jeffrey Alexander, Karin Knorr-Cetina, Hans Joas, Richard Sennett,
Saskia Sassen, Gilles Lipovetsky, vont s’y reconnaître et partager un
certain nombre de thèmes et de thèses que l’on peut répertorier sans
peine :
• Le projet moderne, loin d’être terminé, se trouve dans une phase
de transformation ; plutôt que d’annoncer sa mort, il faut moder-
niser la modernité ;
• Il n’est pas question d’entonner les discours funèbres des post-
modernistes dont la référence unanime à Nietzsche n’est qu’une
résurgence du nihilisme fin-de-siècle ;
• Mais il n’est pas question non plus de continuer selon les recettes
de la modernité classique dont on récolte à présent les crises ;
• Il est possible de tirer les leçons des principales erreurs
commises­tout au long de cette première modernité ; c’est le
sens de la « réflexivité » qui a eu le plus de succès (capacité
d’autocorrection) ;
• Et il est possible de reconnaître les effets collatéraux de cette
modernité et de pallier son ignorance par une nouvelle forme
d’enquête sociologique ;
• Cette capacité d’apprentissage est le propre de la « société de la
connaissance » qui se met alors aussi en place ;
• Dans cette société, les flux ont remplacé les stocks, le savoir se
partage, des compétences subpolitiques (ou infrapolitiques) se
forment de même que des groupements d’intérêt qui les portent
dans l’espace public ;
• On cesse de penser en termes nationaux, mais on s’attache à
réfléchir au cosmopolitisme et aux nouveaux rapports entre le
global et le local ;

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Aldo Haesler • Hard Modernity

• Et on entend passer aussi vite que possible à l’action politique


pour faire cesser les ravages de la modernité classique et mettre
en place une « troisième voie » qui fera du projet inachevé de la
modernité un projet émancipateur et démocratique à l’échelle
mondiale.
Le terme de crise, depuis les Grecs, avait toujours un double sens :
il s’agit d’une part d’un seuil critique, d’une coupure, d’une remise en
question, mais il s’agit aussi d’un moment de décision, d’une praxis
qu’on ne saurait ajourner. Si les postmodernistes constataient des
crises dans tous les domaines de la vie sociale et culturelle, les tenants
de la modernité réflexive sont du côté de la praxis. Ils entendent
mettre un terme à la déploration, à la plainte, à l’observation fascinée
d’un effondrement, et à tirer profit de ce que leurs enquêtes sur les
dégâts de la première modernité leur ont permis d’apprendre.
Sur tous ces aspects il y eut de nombreuses dissensions. Alors que
Giddens et Scott Lash vont dans la voie d’une société de la connais-
sance qui nourrirait de nouvelles compétences de réflexion, Beck
parle de réflexivité en soulignant le rôle du non-savoir qui serait à la
source de pratiques réflexes, non articulées, multitudinaires. Alors
que Habermas voit l’achèvement de la modernité comme une nouvelle
focalisation sur les idéaux des Lumières, Beck insiste sur l’importance
des contradictions (entre global et local, individu et système, lenteur
et accélération) comme facteurs de motivation et de changement. Alors
que Giddens, une fois de plus, plaide pour les vertus de la synthèse
– qui va se réaliser dans la « troisième voie » de Tony Blair où s’ad-
joignent libéralisme et social-démocratie –, Beck opte pour les grou-
pements intermédiaires du subpolitique, les initiatives citoyennes,
les associations diverses et variées, comités de quartier, etc., pour
lancer un changement politique. Alors que pour Beck, le combat de
classes doit être subordonné aux enjeux de la société mondiale du
risque – en lançant cette formule qui lui a valu beaucoup d’attaques :
« Not ist hierarchisch, Smog ist demokratisch » (Être dans le besoin est
hiérarchique, alors que le smog est démocratique) –, d’autres auteurs
ont opté pour une politique vantant les mérites des « communs » ou
d’une politique du subalterne (grassroots policy).
Il a fallu presque deux décennies aux philosophes, sociologues, éco-
nomistes et historiens pour se rendre compte, si l’on veut user d’une
formule lapidaire, que « quelque chose n’allait pas bien » au sein de la
constellation moderne. Certes, des critiques il y en eut pléthore ; dès
les premières enquêtes sociographiques au début du XIXe siècle, le

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

constat de dysfonctionnements économiques, d’injustices sociales et


de malaises culturels allait s’amplifiant. La critique marxiste de l’éco-
nomie politique n’en est qu’un exemple parmi d’autres. Parallèlement
à cela, les grandes orgues de la Kulturkritik ne cessèrent d’amplifier
le mouvement. Mais toutes ces dénonciations, de droite et de gauche,
étaient conduites au nom d’un idéal que le dépassement de ces dys-
fonctionnements permettait de motiver. La particularité de la critique
énoncée par les penseurs de la modernité réflexive est de se trouver
devant l’épuisement des ressources utopiques dont nous avons parlé
dans le chapitre précédent ; un épuisement qui, comme pour la conjec-
ture précédente, exclut toute forme de dépassement. Ce vaste mou­
vement de critique sociale fait désormais partie du mainstream socio-
logique et philosophique dans la plupart des universités et cénacles
intellectuels du monde. D’une certaine manière, elle est en conti-
nuité avec l’option réformiste de la IIe Internationale. Qu’il s’agisse
de la « troisième voie » d’Anthony Giddens, de Scott Lash et d’Ulrich
Beck, des diverses moutures d’hyper- ou de surmodernité, comme elle
apparaît dans les écrits d’Alain Touraine, de Claus Offe ou de Gilles
Lipovetsky, elle soutient, tout comme l’hypothèse posthistorique, que
le projet moderne est indépassable, mais qu’il n’est pas encore parvenu
à son terme. Mais ce terme pourrait être atteint. Son plus éminent
représentant est Jürgen Habermas. Sa rupture avec la première École
de Francfort s’inscrit dans ce pragmatisme-là. Il n’en est pas moins
vrai que le projet habermassien d’une modernité « imparfaite mais
perfectible » repose sur un pari risqué. En effet, parler de modernité
unvollendet suppose qu’on connaisse sa Vollendung, sa réalisation, et
pour la connaître, de savoir quelles en sont les origines et quelle en
est la trajectoire15. Certes, on croit savoir sur quelles bases norma-
tives repose le projet moderne, et il est aujourd’hui possible de trouver
un consensus minimal sur ces bases. C’est là une avancée capitale.
Les droits de l’Homme, « le plus beau rêve que nous ayons pu rêver »
(Philipp Blom), est un acquis imprescriptible de l’humanité. Leur réa-
lisation poussera tous les projets modernes, aussi « multiples » qu’ils
soient, dans le sens d’une Vollendung. Mais il s’agit là d’une réalisa-

[15] Tout notre projet de recherche débute avec la nécessité de se libérer de l’emprise haber-
massienne qui sévissait (le mot n’est pas trop fort) en sociologie allemande dans les années
1970. Non pas le Habermas de la grande synthèse sur l’agir communicationnel, mais le
Habermas théoricien (néo-évolutionnaire) du changement social. C’est de là que nous
parlons, comme on disait dans ces années-là.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

tion qui ne saurait être que partielle, dont la lenteur et la relative inef-
ficacité ne sont pas à la hauteur des périls – flux migratoires, guerres
religieuses, ranimation de la guerre froide, sans parler du changement
climatique et des diverses pathologies sociales – du moment.
Il est vrai que la peur a changé de visage. Alors que dans la pensée
médiévale la peur – la peur de Dieu, la peur du Mal – était impu-
table à une intervention extérieure et que ceux qui la subissaient
faisaient l’expérience d’un péril, la peur moderne vient de décisions
prises au sein d’une société, dont les conséquences sont de l’ordre du
risque16. Dans le monde médiéval, la peur est l’objet d’une éristique,
d’une controverse sur des discours visant la réalité, non sur la réa-
lité elle-même. L’objet de la peur, que ce soit l’acte d’un dieu ven-
geur ou une éruption volcanique, peut faire irruption à tout moment ;
la volonté humaine n’en changera pas le cours, même pas par les
actes de contrition les plus intenses. Dans la modernité, par contre,
la peur du risque devra accoucher d’une heuristique où ce ne seront
pas des discours qui sont visés, mais des actes. Dans ce cadre, c’est
la philosophie de la responsabilité devant l’être de Hans Jonas qui
est probablement l’option la plus radicale avec son « heuristique de la
peur » ; radicale à tel point, que certains y ont dénoncé les germes d’un
anti-démocratisme, en imputant à Jonas de s’ériger en philosophe-
roi de la tradition platonicienne. En effet, si l’espace public n’est
plus capable de résister au nihilisme moderne, il ne reste plus que
le philosophe pour mobiliser la faculté d’apprentissage. Mais notre
critique n’ira pas dans ce sens. Elle empruntera son idée au dernier
des situationnistes mort en 2010, Jaime Semprun (1993, 2008), qui,
comme nous l’indiquons déjà, dit en substance que la question n’est
peut-être pas tant quelle Terre nous allons laisser à nos enfants, mais
quels enfants nous allons laisser à la Terre.
La question écologique a été entendue ; mais si elle l’a été et sera
suivie d’effets est une autre histoire. Mais qu’en est-il de la question
sociologique ? Tout porte à croire qu’elle a été longtemps inaudible –
et les sociologues y sont pour beaucoup – et qu’elle est beaucoup plus
difficile à entendre que ces faits massifs de l’environnement qui font
notre nouvel environnement esthétique et cognitif. Faute de l’avoir
entendue, faute d’avoir pu l’entendre, les modernistes réflexifs en sont
conduits à réagir à des événements qui datent parfois de plusieurs

[16] Cette distinction a été formulée par Niklas Luhmann (1991, p. 30-31).

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

siècles. Et il est à craindre que des seuils d’irréversibilité aient été


dépassés sans que l’on y prête attention.

Une longue attente


Les études postcoloniales (Edward Saïd, Homi Bhabha, Dipesh
Chakrabartti) ont d’abord plaidé contre l’hégémonie d’un modèle de
changement social qui imposait l’Occident comme référent majeur dans
la course de l’histoire. C’est là pourtant que ce processus s’était engagé,
si bien que le rejet de ce modèle comporte aussi la question sur ses ori-
gines. Or, les trois conjectures qu’on vient de présenter ne s’y prêtent
guère. Alors que la position posthistorique, qui parle de la nécessité de
reproduire ce modèle, est d’emblée à exclure ; et que l’hypothèse post-
moderne proposerait de « sauter une étape » pour aller directement du
stade traditionnel d’une société à un improbable stade postmoderne,
avec tous les risques que cela comporte, il ne reste guère que le projet
de la modernité réflexive comme partenaire de discussion. Mais c’est
précisément avec ce partenaire-là que la question des origines est
devenue controversée, car même si les thuriféraires de la modernité
réflexive peuvent accepter qu’on évoque de possibles ajustements du
projet moderne, elle ne saurait admettre qu’on en modifie la genèse.
Si les études postcoloniales se réclament d’un certain foucaldisme qui
invite à nuancer les relations de pouvoir traditionnelles entre colonisa-
teur et colonisé, pour montrer à quel point ces relations ressortissent
d’une « construction » fragile, où les colonisés ont leur part de respon-
sabilité, ce tournant épistémologique ne modifie en rien la donne. Ce
déficit discursif appellerait donc à l’élaboration d’un quatrième para-
digme où cette question des origines peut et doit être posée.
Il en est de même avec la proposition de Shmuel N. Eisenstadt
d’en appeler à des modernités « multiples ». La libéralité de son pro-
pos permet de penser différents itinéraires historiques du projet
moderne, sans toutefois mettre en cause la question qui nous taraude
ici. Issues d’une commune origine – qui, comme par hasard, se situe-
rait en Oc­cident – ces itinéraires prendraient forme différente selon
le contexte socioculturel respectif. Et tout l’enjeu des études qu’il pré-
conise serait de comprendre les variations d’un noyau d’origine selon
les valeurs et les institutions des cultures qu’il traverse. Autant cette
visée souligne ainsi la légitimité de chacune des modernités, autant
leur diversité est encore ancrée dans ce noyau inamovible. C’est dire
que ce noyau n’est pas indépendant de son contexte culturel, mais ce
contexte a simplement servi de creuset pour le mettre à jour. Le pro-

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Aldo Haesler • Hard Modernity

jet moderne n’est pas universel et encore moins universaliste, parce


qu’il s’agit de l’exportation d’un noyau idéel européen ; c’est tout le
contraire : il devient exportable parce qu’il est universel.
Le chaînon manquant, dont nous allons faire état et qui constitue
le centre névralgique de ce travail, fait partie de ce noyau idéel. Le
pari que nous lançons consiste à dire que c’en est l’aspect pratique.
Alors que les grandes « idées » (humanistes) de la modernité – affir-
mation de la dignité humaine, de la condition de liberté comme cadre
de l’épanouissement de sa subjectivité, encadrée par des institutions
et des procédures dictés par la raison et par la médiation d’un espace
public – sont des cadres abstraits, le chaînon dont il sera question ici
s’adresse directement aux pratiques. Ce n’est pas une idée, mais un
principe. D’un principe au sens physique du terme. En tant quel tel,
il découle de ces grandes idées, sans qu’il ait été nécessaire de le for-
muler (ce qui est justement le cas d’un principe physique). La lecture
moderniste et hypermoderniste de la genèse de la modernité est donc
tronquée par deux biais : d’une part, comme nous l’avons déjà esquissé,
elle procède d’une méthode génétique, largement incomplète du point
de vue herméneutique ; et d’autre part, cette lecture est tronquée du
fait de l’ignorance de ce chaînon manquant.
Quatre arguments peuvent être avancés pour justifier une qua-
trième conjecture :
1. Il existe tout d’abord des problèmes de datation et de durée de
transition. Si, selon les recherches préhistoriques, la durée de
la révolution néolithique n’est plus de 2000, comme on l’avait
longtemps soutenu après Toynbee, mais de 12 000 ans, il est
permis de hasarder que le processus de modernisation pourrait
ne pas avoir duré seu­lement trois siècles, mais s’étendrait sur
une durée bien plus longue. L’argument est certes léger, mais il
se pose sans doute face à l’idée d’une histoire courte, raccourcie
et convulsive de la modernité, telle qu’elle a toujours été écrite.
Car si la « convulsion » a certes eu lieu dans certains domaines
(économiques, industriels, politiques), d’autres n’ont connu qu’un
changement très lent (valeurs, formes de sociabilité, structures
sociales). L’histoire courte de la modernité fut écrite par des
historiens de l’économie, de la technique et des sciences, alors
que les historiens des mentalités, plutôt que de critiquer cette
histoire courte, ont eu tendance à relativiser la rupture entre
tradition et modernité. C’est une histoire convulsive, « accélé-
rationniste » qui ne tient pas compte des processus beaucoup

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

plus lents comme l’évolution des valeurs, des modes de vie, des
écoumènes ou des représentations ontologiques. Il s’agit donc
d’une histoire sélective, en opposition avec une histoire totale
(Braudel) qui – même si cette totalisation ne peut être accom-
plie – est le cadre nécessaire d’une étude comme la nôtre.
2. La modernité avait érigé sur son frontispice un certain nombre
d’objectifs, égalité des humains, fin de la guerre, valeurs et droits
imprescriptibles, dignité et intégrité humaines, gouvernement
de soi, proclamation d’un « Homme nouveau », et surtout last but
not least fin de toute transcendance. Force est de constater que
les principaux objectifs n’ont pas été réalisés (argument princeps
du postmodernisme)17. Les guerres ne cessent d’enflammer le
globe, l’égalité entre les humains est sans cesse ajournée, l’impo-
sition des droits de l’Homme diluée par des objections opportu-
nistes, la transcendance sublimée par des religiosités multiples
et ainsi de suite. De deux choses l’une : soit on les oublie et on
verse dans la postmodernité, soit on les maintient et on doit se
demander sous quelles conditions ils peuvent être poursuivis,
même sous une forme plus modeste qu’initialement prévue. On
remarquera surtout que les grands affrontements qui se jouent
aujourd’hui, même s’ils ne cessent de mettre en scène le besoin
d’espace caractéristique des sociétés traditionnelles, se focalisent
tous autour de la réalisation des valeurs et objectifs inscrits dans
le projet moderne. Le « printemps arabe » n’en est qu’une preuve
supplémentaire.
3. Mais c’est un autre facteur encore qui nous a mis sur la voie
de cette conjecture. On l’a déjà mentionné plus haut ; en 2004,
le philologue allemand Eske Bockelmann publie un ouvrage
surprenant. Il y montre que la perception du rythme a subi au
début du XVIIe siècle une transformation spectaculaire ; que ce
que nous tenions pour un rythme naturel, le tic-tac du métro-
nome, n’était pas naturel du tout. Dans toutes les cultures du
monde, il y a eu pléthore de rythmes. Or, soudain, et dans un

[17] Ne prenons que le cas de l’idéal méritocratique. Il réunit toutes les revendications modernes
pour un idéal de justice démocratque. Mais plutôt que d’instaurer des processus d’égalisa-
tion des chances de départ, il est l’objet d’un débat confus entre élitisme, substantialisme
et égalitarisme. C’est que les bases sont mal posées. Le mérite n’est pas, comme en Grèce
antique, source de pouvoir, mais de statut social et de revenu. On le traite donc comme
un objet traditionnel, comme s’il s’agissait d’une vertu incorporée, alors même qu’il est
l’expression des idéaux modernes.

Epreuves finales 17 avril 2018


202
Aldo Haesler • Hard Modernity

laps de temps très court, ces rythmes se sont binarisés, entraî-


nant en même temps l’oubli des rythmes anciens. Après avoir
tenté d’expliquer cette transformation pour tous les facteurs
d’évidence qui ne semblent pas fonctionner, il fait l’hypothèse que
cette transformation est le fruit de la monétarisation intervenue
à cette époque ; monétarisation qui aurait mené à une nouvelle
synthèse sociale dont le propre serait la partition du monde en
marchandises et en argent. C’est ce monde binaire qui aurait
mené à la binarisation de la perception du rythme. On peut être
sceptique sur ce type d’explication, mais une chose est claire :
il s’est produit au début du XVIIe siècle un événement majeur
qui n’avait pas été jusque-là reconnu ni même perçu18. Il faut
donc accepter qu’il y ait des éléments manquants dans l’expli-
cation de la genèse de la modernité ; des éléments qui peuvent
en modifier l’explication de manière radicale. C’est ce que nous
ferons en montrant que ce chaînon manquant n’est pas, comme
le croit notre auteur allemand, au niveau de la monétarisation,
mais de l’invention du jeu à somme positive (qui entraînera la
monétarisation).
4. En sociologie survit une sorte de vulgate marxo-wébérienne sur
les origines de la modernité qui n’a jamais été fondamentale-
ment mise en question. Processus de rationalisation, d’un côté,
déchaînement des forces productives de l’autre, on avait là une
manière vraisemblable d’écrire l’histoire, le problème étant qu’on
s’en est toujours contenté. Cela étant, ce type d’approche accorde
un poids important aux processus économiques et politiques, et
pour ce faire utilise des concepts qui ne permettent de saisir le
processus de modernisation que de manière incomplète.
En substituant les principes de transcendance par l’immanence de
la raison, les Modernes ont revendiqué un certain nombre d’inventions
conceptuelles parmi lesquelles nous retiendrons les quatre suivantes,
qui ont joué un rôle majeur : (1) la fin de toute guerre violente et le projet
d’une paix perpétuelle (Smith, Kant) ; (2) l’égalité empirique des indivi-
dus garantie par un système de droits et obligations (Locke) ; (3) la subs-

[18] C’est le trouble causé par la lecture de l’ouvrage de Bockelmann qui est au principe de
notre quatrième conjecture. Le symptôme qu’il évoque et dont il souligne le caractère
inexplicable en passant en revue les principales réponses que les théories de la modernité
étaient susceptibles de donner, ne doit cependant pas occulter le fait que l’argument qu’il
avance n’est nulle part attesté par l’histoire économique et sociale.

Epreuves finales 17 avril 2018


203
Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

titution de références transcendantes par celle de la cohésion sociale


(subsidiairement, par celle de la coordination des actions) (Durkheim,
Weber) et (4) la mise en place d’un horizon historique projectif.
A examiner chacun de ces quatre piliers de la modernité, on
constate qu’aucun n’est véritablement advenu ou n’a été durablement
consolidé (notamment 1 et 2), que le point 3 connaît même d’étranges
involutions (retour de simili-transcendances, désaffiliation sociale), et
que, en guise d’horizon projectif (4), on se limite à ajourner le moment
où les investissements plus ou moins productifs du présent devront
être amortis. Les guerres n’ont pas cessé, bien au contraire, la concur-
rence de tous contre tous a pris une ampleur jusque-là jamais atteinte.
L’égalité, par exemple celle entre les sexes, ne cesse de buter sur des
contraintes et des peurs ancestrales d’une force telle, qu’il n’est pas
absurde d’attribuer aux révolutions islamiques le rôle, sinon l’objectif,
d’endiguer le mouvement historique d’émancipation des femmes. Le
retour du sacré prend des airs d’éternel retour, jusqu’à consacrer ces
sinistres farces que sont le créationnisme américain ou le nouveau
géocentrisme islamique. Et si l’histoire demeure projet, elle se pare
des sombres couleurs de l’apocalypse ou, plus niaisement, de la pro-
crastination ; au lieu de régler les problèmes dans le présent, on se
construit un avenir où ces problèmes pourraient éventuellement être
réglés. Nous pourrions multiplier les exemples à loisir, le constat est
toujours le même : non seulement les buts que la modernité s’était
fixés sont loin d’être atteints, mais il y a le fait, autrement plus trou-
blant encore, que l’on en a même perdu l’esprit. On ne se souvient
même plus que c’est par le biais de la concurrence que les passions
guerrières devaient se muer en doux commerce des intérêts ; que l’éga-
lité empirique – c’est-à-dire fondée sur un titre, une fonction ou un
pouvoir – n’a que peu de choses à voir avec l’idéal démocratique ; que
l’espace public requiert une délibération tout sauf idéologique19 ; et que
dans un univers aux ressources limitées, les préemptions faites sur
le futur s’aggravent avec le temps qui passe. En ne cessant d’écrire
une histoire biaisée de la modernité, autour de thèmes inopérants
ou mal formulés, on jette non seulement un voile sur la réalité de
ces échecs patents, mais on en dissimule l’origine idéologique. Sous

[19] On sait depuis MacLuhan que l’espace médiatique ne favorise pas le débat public, mais
l’oriente sur des considérations d’ordre médial (ce qu’on nomme la « matérialité » de la
communication) qui n’ont rien à voir avec les nécessités de la délibération plus ou moins
rationnelle.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

l’angle de l’hypothèse protomoderne, il nous faudra donc admettre que


la modernité reste encore largement à venir20. Et s’il y a eu rupture
dans les années 1970, celle-ci correspond au passage d’une protomo-
dernité riche en alternatives (modernité soft) et en utopies concrètes,
à une phase irréversible de son achèvement (modernité hard) – et à
l’absence, que l’on constate aujourd’hui, d’alternatives au capitalisme
auquel s’identifie la modernité réalisée.
Il faut l’admettre, notre point est singulièrement ambitieux. Il
consiste à proposer une hypothèse nouvelle sur le régime socioculturel
de la modernité. Et si nous l’appellerons l’hypothèse protomoderne,
c’est que nous devrons avancer l’idée que les critères communément
admis par la théorie sociologique pour asseoir le diagnostic de la
modernité n’ont pas été suffisamment exigeants. Autrement dit, qu’à
suivre les classiques de la sociologie, nous aurions conclu un peu trop
rapidement à l’avènement de la modernité et, à plus forte raison, à son
achèvement. L’hypothèse protomoderne indique, à travers le suffixe
« proto », que nous nous situons aujourd’hui dans une phase transitoire
ou préparatoire à la modernité. Mais, inversement, ce qui nous semble
relever de la modernité en matière de formes sociales (encore vivantes)
relèverait en réalité de restes substantiels de société traditionnelle,
dont notre vie sociale continue de se sustenter.
L’une des hypothèses fortes de Georg Simmel, dans sa Philosophie
de l’argent, avait été d’affirmer que la modernité était destructrice de
formes sociales. Appauvrissement de la variété de ces formes, d’abord,
mais aussi, changement de leur mode de constitution 21. Si jusqu’au

[20] Marcel Gauchet semble prendre dans ce débat une position analogue. Déjà dans Le
Désenchantement du monde, il montrait que la constitution du monde moderne repose
sur la substitution d’un mode de fondation à un autre, passant d’une fondation magico-
théologique et transcendante à une fondation rationnelle et immanente. Dans L’Avènement
de la démocratie (2007-2017), il développe l’hypothèse que la sortie du religieux (synonyme
de modernité) est un processus infiniment plus long et plus difficile qu’on ne l’imagine
communément, qu’elle procède par étapes successives et emprunte de tortueux détours.
La « formule religieuse », définie comme le pouvoir d’attraction de « l’Un sacral » ou de « l’Un
immémorial », continue, derrière différents déguisements, de servir souterrainement de
modèle formel. Les « crises de croissance » de la démocratie libérale peuvent alors être
décrites comme les expressions d’un deuil impossible, qu’elle doit pourtant surmonter pour
atteindre sa propre vérité, pour accomplir son effort pluriséculaire d’autonomisation, car
celui-ci produit deux effets à la fois indissociables et contradictoires : « Nous maîtrisons
de moins en moins [notre monde] alors que nous en sommes les seuls maîtres » (Blaise
Bachofen, « Débanaliser la démocratie : Marcel Gauchet entre désenchantement et réen-
chantement », laviedesidees.fr/Debanaliser-la-democratie-Marcel.html).
[21] Cette hypothèse doit être conjuguée avec celle dite de la « tragédie de la culture » du même

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

XVIIIe siècle la forme sociale de l’amitié, par exemple, comportait des


expressions formelles d’une grande richesse (amitié courtoise, amitié
d’armes, lien d’affrèrement, etc.), celles-ci ont régressé continûment
jusqu’à ne plus laisser aujourd’hui que la forme d’une vague collégialité
– ce qu’on nomme aujourd’hui des « accointances » (reprenant le terme
américain acquaintances). En même temps, ces formes qui étaient
des pratiques sociales initiées, avec leur lot de risques, d’incertitudes,
d’aléas et d’engagement fort, sont en passe de devenir des arrangements
préconfigurés dont on choisit le menu en fonction de ses affinités per-
sonnelles22. Soulignons à ce propos un paradoxe : la seule forme sociale
dont la modernité pourrait revendiquer sinon l’invention, du moins la
généralisation, c’est la relation affinitaire. Son modèle s’est diffusé
jusqu’à modifier, par exemple, la relation conjugale ou les relations
entre les générations. Loin qu’il s’agisse d’une forme nouvelle, la rela-
tion affinitaire généralisée renvoie, au contraire, à cet appauvrissement
des formes sociales tel que l’entendait Simmel, principalement parce
qu’à la mise en avant de l’affinité correspond une rationalisation des
critères qui permettent de l’établir. Ainsi, le filtrage des critères par
des logiciels sur les sites Internet dédiés aux rencontres amicales (tels
que Facebook) ne constitue pas une exception à des relations amicales
« naturelles », en face-à-face, qui continueraient de se nouer sous le
régime de l’incertitude et du risque, mais le modèle selon lequel se
constitue désormais l’amitié affinitaire : en excluant par avance toute

auteur. Il est bien dit « conjuguée » (et non subsumée) avec cette hypothèse censée être
plus englobante. L’hypothèse repose sur un paradoxe bien connu : à mesure que les biens
culturels de toute sorte augmentent, le degré de culture des individus, cette Bildung dont
les Allemands ont fait grand cas depuis Friedrich Schiller, involue. Certes, on peut appeler
culture au sens large l’ensemble des formes – non seulement sociales, mais esthétiques,
morales, politiques, religieuses, etc. Il est vrai qu’avec Christian von Ehrenfels (1890) la
Formenlehre était devenue une véritable mode intellectuelle à la fin du XIXe siècle. Et
Simmel sut habilement accommoder cette mode à la formation de la discipline nouvelle
de la sociologie – sans toutefois nous montrer de quelle manière formes sociales et autres
formes s’articulaient les unes par rapport aux autres. Mais si nous envisageons cette
conjugaison des hypothèses, il serait possible de dire que la matérialisation de la culture
dans ses multiples artefacts viendrait compenser la déperdition formelle de la vie sociale.
[22] Il est extraordinairement difficile de nos jours qu’entre une femme et un homme, par
exemple, se noue une relation d’amitié de type philia. Cette forme a pourtant bel et bien
existé. Sa désuétude aujourd’hui n’a pas tant à voir avec la montée de l’individualisme
ou de l’utilitarisme, qu’avec l’épuisement des formes sociales. Si le critère affinitaire est
aujourd’hui de plus en plus dominant dans la composition des relations humaines, c’est
par défaut, et non en vertu de quelque libération dont l’hyperindividualisme serait le
cadre idéologique. Par défaut signifiant qu’il n’y a plus de formes sociales disponibles pour
accueillir ce type de relations.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

surprise dans la rencontre de l’autre, en limitant le risque d’incompa-


tibilité de centres d’intérêt, voire d’aspect physique (puisque le critère
de l’apparence physique joue un très grand rôle, la photo y est indispen-
sable). Ainsi la matérialité de la relation prend le dessus sur sa forme.
Or, si la modernité est destructrice de formes sociales, cela corres-
pond à son projet historique, qui est de libérer l’individu de toutes les
entraves sociales et culturelles qui limitent ses capacités d’action. Il
faut bien comprendre que tant que la rationalité individuelle exerce ses
choix à l’intérieur de formes sociales qui ont leurs propres contraintes
(par exemple, le « prix d’ami » en relation d’amitié), elle devra composer
avec celles-ci et se trouvera donc limitée dans sa liberté d’action. Depuis
l’invention du libre arbitre jusqu’au « doux commerce » et aujourd’hui
à l’ère de l’hyperindividualisme, le vecteur historique est constant :
les carcans culturels traditionnels ont été levés, les communautés ne
sont plus qu’« imaginaires » (Benedict Anderson), et le salut régresse
à l’horizon du temps bien rempli. L’horizon moderne est non celui de
la « liquéfaction » ; n’en déplaise à Zygmunt Bauman, mais celui de la
« liquidation » des formes sociales, et ce dans les deux acceptions que
Simmel en donne : non seulement, comme nous venons de le dire, par
une diminution drastique de la diversité de leurs formes expressives ;
mais de manière bien plus subtile encore, par un mode d’initiation et
de reproduction médiat, un mode qui n’en appelle plus à la coprésence,
à la corporéité et à la simultanéité des relations humaines, mais qui
y fait intervenir des instances médiatrices (écrans, logiciels, normes
juridiques, règlements, etc.). Une question dès lors se fait jour : tant
que des formes sociales sont encore à l’œuvre, sommes-nous vérita-
blement de plain-pied dans la modernité ?
Cette phase transitoire peut paraître longue, mais elle est somme
toute relativement courte au regard de l’histoire humaine et de l’autre
grande phase de transition qu’est la révolution néolithique, malgré
le sentiment d’accélération des changements depuis le XIXe siècle23.

[23] Depuis que V. Gordon Childe a formulé son hypothèse (oasienne) sur la révolution néo-
lithique, censée durer 2000 ans, les estimations actuelles de cette période de transition
s’en vont allègrement flirter avec les 4000-5000 ans et, d’après ce que nous a dit Georges
Guille-Escuret, 12 000 ans. Peu importe l’imprécision ; l’essentiel est de comprendre qu’en
règle générale, si nous augmentons, ne serait-ce qu’hypothétiquement la durée d’une
période, nous augmentons aussi la discriminativité des hypothèses formulables à son sujet.
Que la sédentarisation des modes de vie ou la « disciplinarisation » des corps des femmes
aient « eu besoin » d’autant de temps souligne l’extraordinaire difficulté et la résistance
au changement envers le traditionalisme patriarcal et possessif.

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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

Essayons simplement de nous imaginer, dans un premier temps, que


le processus de modernisation puisse bien être beaucoup plus long et
plus ardu qu’il n’est communément supposé, tant il est vrai que la
rupture ontologique qu’apporte l’esprit des modernes ne saurait être
un processus subit. Le bouleversement est d’une telle ampleur que les
capacités collectives d’apprentissage ne se calculent pas en générations
– comme semble l’avoir admis l’histoire des sciences – mais sur des
intervalles beaucoup plus longs. On a trop souvent pris modèle sur le
processus d’innovation technique qui est un processus inchoatif court,
et en calquant la logique de ce processus sur la transformation des
cadres idéels, on a accéléré fortement ces apprentissages.
Il manque, en toute logique, une quatrième position : celle qui conju-
guerait la continuité historique de la modernité et son renforcement
avec une intensité accrue. À la différence de l’hypothèse posthisto-
rique, nous n’aurions pas l’histoire de la modernité derrière nous,
mais devant nous. En fait de rupture, il conviendrait d’envisager les
événements des années 1970 comme un renforcement ou même une
purification des traits inhérents de la modernité. Cette position prend
aussi l’exact contre-pied de la position « modernité réflexive » : faute de
savoir avec précision ce qui l’a fait advenir, celle-ci tablerait sur des
principes de réflexivité soit obsolètes, soit idéologiques24, alors que
toute la démarche protomoderne repose sur un doute profond voire
une contestation décidée de ces principes. Et par rapport aux positions
postmodernes, elle soutiendrait que celles-ci ont manqué leur analyse
de la modernité, en prenant pour argent comptant les discours de crise
qui n’ont cessé d’émailler son cours25. Dans cette quatrième hypothèse,
nous avançons que la rupture entre monde ancien et moderne se serait
effectivement produite, mais non selon les termes et le mode de dif-
fusion inféré par les trois autres hypothèses et qu’il est donc urgent
d’exhumer ces termes et de voir s’ils peuvent nous servir à élaborer
une théorie de la modernité plus vraisemblable.

[24] On a développé cet argumentaire, opposé notamment aux positions d’Ulrich Beck et
d’Anthony­Giddens dans « Irreflexive Moderne » (2002).
[25] Ce n’est pas « pour rien » que le constructivisme, c’est-à-dire l’application naïve et hâtive
du « théorème » de Thomas, a toujours été une faiblesse de la posture postmoderne. Ainsi,
quand l’ouvrage du culturologue allemand Josef Vogl, Das Gespenst des Kapitals (2010),
explique la crise des subprimes par l’élaboration d’une théorie des futures, il omet à la fois
de constater la résistance de l’orthodoxie monétariste, mais tout simplement l’existence
d’une réalité économique qui ne se laissait pas entièrement réinterpréter en fonction de
quelque formule mathématique que les physiciens de la finance – dont la célèbre formule
de Black et Scholes – avaient mise en circulation à la veille de cette crise.

Epreuves finales 17 avril 2018


208
Aldo Haesler • Hard Modernity

D’une conjecture l’autre


La période de seuil 1972-1973 peut faire l’objet de quatre lectures
différentes ; des lectures susceptibles d’être comparées grâce à des
critères de classification. Le choix des critères est moins important
que le fait de rendre ces lectures comparables. On n’en a exploré ici
que quelques facettes qu’il serait loisible d’étendre.
Si nous considérons l’histoire de la modernité comme un grand
livre, avec la conjecture posthistorique, nous sommes arrivés à la
dernière page de cet ouvrage peu après la fin de la Deuxième Guerre
mondiale. Certes, il y eut la guerre froide, la décolonisation, la rébel-
lion des jeunes et d’autres épisodes plus ou moins violents ; mais le
mouvement général alla vers l’apaisement des conflits, une hausse
conséquente du niveau de bien-être et une progression des droits de
l’Homme. Il restait beaucoup à faire encore, mais considéré d’un point
de vue de Sirius, aucun grand changement n’est en vue, l’histoire s’est
bel et bien arrêtée. L’argument principal est donc qu’il n’y a plus de
pages à tourner, qu’il n’y a pas le moindre projet alternatif en vue.
Cet argument fait à la fois la force et la faiblesse de cette conjecture.
Il est vrai que nous cherchons vainement un tel projet ; mais d’en
faire la raison pour un achèvement de l’histoire est une condition
qui est ni nécessaire ni suffisante. L’absence de projet pourrait tout
aussi bien être un motif de mobilisation pour dépasser cette panne
d’inspiration et commencer un autre chapitre de l’histoire humaine,
si ce n’est – alternative de loin la plus déplorable – de régresser dans
la repristinisation (ce qui est le cas du heidéggerianisme). De même,
la plus élémentaire des précautions historiques depuis Max Weber
commande la prise en compte d’un événement fortuit ou d’une cause
cachée qui viendrait réorienter le cours de l’histoire. Il est quelque
peu frustrant d’arriver à la fin d’un livre, surtout s’il laisse un goût
d’inachevé. Car bien qu’il nous répète qu’il n’y a pas d’autre issue pos-
sible, nous pouvons concevoir des doutes sur le fil de sa narration. Les
autres options (H2, H3, H4) pourraient aisément lui rétorquer qu’il est
quelque peu intempestif d’écarter toute forme de leçon que l’expérience
historique aurait pu lui inculquer ; ou simplement d’insister sur l’éven-
tualité d’une invention providentielle qui ferait basculer notre monde.
De même, les postmodernistes « noirs » pourraient sans peine montrer
que l’espèce de stabilité qu’on croit avoir atteinte depuis les années
1950 pourrait facilement se détériorer et laisser place à une forme de
système totalitaire où les acquis de la modernité seraient peu à peu
détruits. L’option protomoderne, quant à elle, pourrait se présenter

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

comme une synthèse de ces critiques, tout en formulant à son tour un


argument original. En effet, si nous invoquons le principal critère sur
lequel se base la théorie posthistorique, à savoir la réalisation d’une
reconnaissance du plus grand nombre, les événements des années
1970 montrent à loisir qu’il s’y est produit une inflexion majeure ;
avec le recul de près d’un demi-siècle, la progression des principes
mis en avant par les théoriciens de la posthistoire a non seulement
été stoppée, mais elle s’est considérablement infléchie.
Quant au livre qu’écriraient les modernistes réflexifs, il est bien
plus prudent. Ils savent qu’ils n’ont pas atteint la dernière page de
leur ouvrage et, exemplaires par rapport à leur postulat initial, ils
pensent pouvoir récrire leur narration, en reprenant les leçons qu’ils
croient pouvoir en tirer. À cela, les posthistoriques rétorqueraient de
manière commode qu’il s’agit d’une surévaluation de l’« empowerment »
des humains ; qu’il y a là un argument d’une faiblesse insigne, puisqu’à
chaque fois que s’était produite une impasse dans l’histoire humaine,
on a eu recours à cet argument en dernier ressort qui montre que le
volontarisme ne suffit jamais à mobiliser les foules. D’ailleurs, ajou-
teraient-ils, il suffit d’observer cette scène aujourd’hui, pour y voir à
quel point la voix de Jürgen Habermas est devenue une voix étran-
gement solitaire. Qu’en est-il du « third way » anglais, de l’écho donné
au projet de Giddens ? Qu’en est-il des combats d’Ulrich Beck ? Qu’en
est-il des discours de plus en plus pessimistes d’Alain Touraine dans
ses dernières publications ? Et ainsi de suite. Mais, répondraient à leur
tour de potentiels modernistes réflexifs, n’est-ce pas là le timbre de la
voix de ceux qui sont revenus de tout, de ceux qui ont opportunément
sacrifié toute espèce d’espoir ou qui ont simplement succombé à quelque
paresse de la pensée ? Il leur serait aisé de montrer à quel point leur
position s’est normalisée voire quotidiennisée dans la multitude de
projets et d’initiatives alternatifs qui voient sans cesse le jour.
Nous arrêtons là la confrontation entre ces conjectures qui, à elles
seules, pourraient faire l’objet d’un gros ouvrage. Il n’était pas ques-
tion ici d’arbitrer entre elles, mais simplement de montrer la possi-
bilité, voire l’utilité de H4. De plus, il n’est pas dit que chacun de ces
quatre discours ait la même cohérence ; à savoir la cohérence entre
sa compréhension des origines, de la dynamique et des projections de
la modernité. Prenons H3. Il était en effet cohérent, si l’on compre-
nait le saut qualitatif entre tradition et modernité comme ouverture
de l’espace public, d’interpréter le sursaut des années 1970 comme
un effet d’apprentissage et de tabler ses prospectives émancipatrices

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

sur une « société de la connaissance » ; de même qu’il est cohérent


dans le cadre de H1 de se taire, si l’on affirme que cette coupure est
définitive. Quant aux perspectives esquissées par les deux discours
postmodernes, il est permis d’avoir des doutes : l’une se passant entiè-
rement de discours historique, l’autre étant mis devant la difficulté de
justifier le cours dialectique de l’histoire (à l’émancipation moderne
correspondrait le basculement vers un nouveau Moyen Âge). Cette
mise en cohérence discursive devra être faite pour la conjecture pro-
tomoderne elle aussi. Car si nous écrivons que 2008 = f(1972-1973) et
1972-1973 = f(1600), cette fonction (f) ne doit pas varier ; le même type
de « déduction » devra être appliqué d’un seuil à l’autre. L’ajout d’une
quatrième conjecture n’a pas un simple avantage formel, heuristique
et comparatif, il s’agit en vérité d’une lecture nouvelle de la moder-
nité qui revendiquerait de se placer non seulement de plein droit en
concurrence avec les trois autres, mais de les dépasser en les incluant
dans un cadre plus général.

Conclusion
Chacune des quatre conjectures a son point aveugle. Si la pers-
pective posthistorique sous-estime l’événementialité de l’histoire, les
tenants de la modernité réflexive exagèrent les capacités de discer-
nement des instances décisionnelles, individuelles et collectives ; de
même, les deux versants de la vision postmoderne sont aveuglés par
leur extrapolation d’un possible futur à partir d’un présent dont ils ne
saisissent pas l’étoffe historique, et l’on pourrait à juste titre reprocher
à la conjecture protomoderne d’accorder un poids trop important à la
genèse d’une période qu’elle seule prétend situer correctement. Ces
points aveugles, pour importants qu’ils soient, ne sont pas inacces-
sibles à la critique ; si bien qu’en toute rigueur le travail de la compa-
raison et de la confrontation entre ces conjectures livrerait un cadre
et une heuristique adéquats à une théorie raisonnée de la modernité.
Tel n’est pas notre objectif. Car une fois formulée la possibilité d’une
quatrième conjecture, il s’agit de pousser aussi loin que possible les
conséquences que peut avoir la découverte de ce chaînon manquant à
travers la modernité, pour en obtenir un diagnostic un peu plus fidèle.
Dans ce diagnostic, il sera important de souligner à quel point le pro-
cessus de modernisation est beaucoup plus long que ne l’ont pensé ses
historiens jusque-là ; de même, comme l’avait signalé depuis longtemps
Zygmunt Bauman, il sera décisif de montrer qu’il s’agit d’un régime
socioculturel dont l’ambivalence lui est en quelque sorte constitutive.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 5 • Quatre conjectures : post-histoire, surmodernité, postmodernité et protomodernité

À ce titre, on avait souvent fait le reproche au postulat de neutralité


axiologique d’ouvrir trop grandes les portes du relativisme. Or, il s’agit
de souligner avec force que le fait de penser à la fois les risques et les
chances de la modernité dans leurs rapports ambivalents n’est en rien
relativiste dès lors qu’on les pense sans vouloir les neutraliser, mais
qu’il s’agit de pousser à bout ces chances et ces risques à leurs limites
respectives ; en considérant, comme le préconisait Ulrich Beck, que si
l’on voulait développer une bonne heuristique, il était nécessaire de
supporter et de développer les contradictions.
Vue à partir de cette perspective, aucune société ne peut avoir la
prétention de se déclarer moderne. Il y a certes des différences de
modernité dans chacun des régimes modernes. Ainsi, certains pays
scandinaves peuvent paraître plus modernes que d’autres, notamment
en ce qui concerne les rapports de genres, les législations matrimo-
niales ou simplement par le nombre de crèches mises à disposition
du public. D’autres pays progressent dans la mise en place d’un sys-
tème éducatif réduisant les inégalités liées aux « chances de départ »,
d’autres encore avec des pratiques juridiques imposant les droits
de l’Homme de manière effective et soutenant des cours de justice
internationale. Et ainsi de suite. Mais ces progrès sont lents et se
font devant des obstacles culturels et institutionnels d’une incroyable
persistance, nonobstant le fait qu’il ne cesse d’y avoir des involutions
subites qui réduisent à néant des années d’efforts politiques. Pour
s’en faire une image, il suffit d’observer le recours de plus en plus
fréquent à l’état d’urgence et à la reconduction de cet état sans motif
apparent. Il y a de toutes parts dans le projet moderne des retarda-
tions exaspérantes qu’on ne juge même pas nécessaire de motiver. Et
il y a, pour finir, ce terrible soupçon qui vise les effets pacificateurs
du marché. Certes, on peut espérer que le grand marché mondial soit
l’équivalent fonctionnel d’une grande guerre nucléaire ; mais devant
l’ac­crois­sement des guerres de substitution et devant la quasi-norma-
lisation de leurs « effets collatéraux », on peut formuler un doute quant
à cette équivalence. De deux choses l’une, alors : soit le marché a perdu
ses vertus pacificatrices, soit il a lui-même cessé, s’il ne l’a jamais été,
d’être le grand agent mondial d’allocation efficiente de ressources.
On peut sans grand mal suivre l’idée d’Eisenstadt de « modernités
multiples ». C’est une idée qui, comme on le dit souvent, met tout le
monde d’accord. Elle ne mange pas de pain. Sauf qu’il omet un facteur
essentiel dans sa démonstration. Ces multiplicités ont des tempora-
lités différentes et présentent de notables asynchronies. Ce n’est pas

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

tant, comme le pense l’anthropologue Arjun Appadurai (1996, 2013)


en termes d’espaces (spaces) qu’il convient de penser la globalisation,
fussent-ils en complète « disjonction » les uns avec les autres, mais en
termes de temporalités à l’intérieur du processus global de moderni-
sation26. L’hypothèse protomoderne part précisément d’une telle dis-
jonction. Il est temps d’en instruire le dossier.

[26] Le mérite d’Appadurai est d’avoir déplacé l’analyse de la globalisation en termes de « centre-
périphérie » vers une analyse des disjonctions entre 5 espaces (ethnique, financier, médial,
idéologique et technique) à l’intérieur du monde global qui se seraient déclenchées lors de
la courte période de seuil.

Epreuves finales 17 avril 2018


Troisième partie
Reconstruction

Epreuves finales 17 avril 2018


Epreuves finales 17 avril 2018
Chapitre 6
L’ère d’Anaximandre

D ans Gemeinschaft und Gesellschaft (1887), Ferdinand Tönnies


avait considéré la forme Gesellschaft, que nous assimilons ici plus
largement à la modernité capitaliste, comme une phase transi-
toire entre la forme Gemeinschaft et une nouvelle forme de commu-
nauté qu’il proposa d’appeler socialisme. En bon social-démocrate,
il voyait dans la sociologie une discipline pratique visant à faire en
sorte que cette phase transitoire ne dure pas trop longtemps et pour
qu’advienne sa transformation de la manière la plus harmonieuse
possible. Nous sommes d’accord avec lui ; sauf que la situation a selon
nous changé et que d’après ce que nous pouvons entrevoir de l’histoire
récente, ce sont les formes de société du type Gemeinschaft qui sont
transitoires et qu’il y a de fortes chances que le type Gesellschaft soit
en voie de devenir un destin à peu près définitif de nos sociétés. À quoi
la sociologie en est alors réduite ? À accompagner ce destin, à le rendre
supportable, à proposer un minimum de réformes, afin d’en apaiser
les aspects les plus intolérables ? Ou alors à continuer le travail de la
critique, en espérant qu’advienne dans un horizon pas trop lointain
une transformation radicale d’un régime que d’aucuns aimeraient
vouer aux gémonies ? Rien de cela n’est proposé ici. Et même si on
peut ressentir parfois une crispation, parfois une répulsion, face à
cette Gesellschaft par trop envahissante, l’impératif sera descriptif au
possible – non en vertu de quelque neutralité axiologique de la vieille
école, mais simplement pour y voir aussi clair que possible.

Le monde d’Augustin
Dans ce chapitre, il va être question de la situation particulière
dans laquelle se trouve le monde traditionnel occidental à la veille de
l’émergence de la modernité. À ce propos, il est quelque peu rassurant
de constater que depuis un certain temps les grandes controverses
émaillant l’idée même de rupture entre tradition et modernité se sont

Epreuves finales 17 avril 2018


216
Aldo Haesler • Hard Modernity

tues. Que des médiévistes et des anthropologues aient encore tendance


à minorer cette rupture se comprend aisément, et leurs précautions
doivent être prises au sérieux. Mais qu’il y ait eu un basculement
des mondes au début du XVIIe siècle, cela plus personne ne peut
aujourd’hui sérieusement le mettre en doute. Pour bien comprendre
ce basculement, il nous faudra découvrir la conception traditionnelle
du monde, celle caractérisant toutes les sociétés traditionnelles, et
dans ce cadre situer la traditionalité occidentale et les tensions qui la
traversent, pour comprendre la solution originale qui va en émerger.
Ces tensions sont à la fois factuelles et idéelles, elles sont géogra-
phiques, politiques et économiques, d’une part ; elles sont métaphy-
siques, ontologiques et idéologiques, de l’autre, sans pour autant que
le vieux débat sur la convergence, le parallélisme ou l’autonomie de
ces deux histoires n’ait pu être tranché. Il n’en est pas mois qu’entre
histoire des idées et histoire des faits, s’agissant de la genèse de la
modernité, nous pencherons nettement pour la première.
La genèse de la modernité nous semble être en effet le résultat
d’une crise métaphysique1. Pour comprendre cette crise, il faut par-
tir du fait que depuis près de 2 000 ans, l’Extrême-Occident s’était
doté d’une ontologie relativement stable capable d’intégrer tous les
éléments du monde matériel et idéel dans une structure cohérente et
de l’étayer avec un ensemble de discours et de représentations doté
d’une incontestable force de conviction ; et là, où la conviction ne suf-
fisait pas, d’user de force pour faire taire les rénitents. Cette struc-
ture, tel un immeuble, s’effondre sur elle-même dans un temps très
court et il y a fort à parier que c’est cet événement dramatique qui a
probablement donné de la modernité une image aussi convulsive. La
rapidité de l’effondrement a évidemment suscité une volonté forcenée
de reconstruction. Juristes, philosophes puis politiques n’eurent de
cesse, tout au long du XVIIe siècle, d’inventer de nouveaux systèmes
(d’où la prolifération du terme), alors qu’en réalité il fallut s’arranger
avec les décombres de l’ancien immeuble. Cependant, on ne rebâtit
pas si vite un abri terrestre, quand le ciel vous est tombé sur la tête.
Et il se pourrait bien que la hâte inhérente à la reconstruction de cet

[1] Certains iront jusqu’à dire que c’est la métaphysique elle-même qui s’effondre, que la moder-
nité s’installe dans un monde fait de transparence et de nettes distinctions. C’est faire peu
de cas des « questions dernières », il nous semble ; questions inexpugnables ayant trait aux
limites de la réflexivité humaine et à la conscience de ces limites. D’une métaphysique
l’autre, la question étant de savoir comment s’articule cette conscience et comment une
« hiérologie » (Jean Baechler) trouve sa place dans nos discours les plus éclairés.

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

abri soit la réponse à l’immense embarras que laisse l’effondrement


des anciens repères.
Or, la particularité de l’Occident réside dans la concomitance de
deux idées dont l’une marque toutes les cultures traditionnelles, alors
que l’autre caractérise l’Occident par son emphase particulière. Ernst
Cassirer les avait correctement situées : Individuum und Kosmos –
voilà les deux ingrédients qui viennent converger à la Renaissance
en un mélange détonant 2. Alors que toutes cultures du monde ont
un cosmos structurellement identique, l’individualisme est un ingré-
dient insolite qui semble surgir d’une seule pièce du génie de saint
Augustin3. Ses racines sont à la fois juridiques et théologiques : ius,
d’une part, avec tout son art de la juste mesure et de la bonne codifica-
tion ; subjectivation du salut et de la damnation, de l’autre, dont l’inten-
sité va requérir une dictature de la pensée de plus en plus imparable
et donc une surcharge de régulation juridique. Pour comprendre­cette
particularité, l’élément le plus marquant est ce processus de culpabili-
sation mis en évidence par Jean Delumeau qui est un véritable ravage
de la peur. Le génie augustinien n’aurait pas réussi à provoquer une
aussi longue psychose collective, si les ressources juridiques n’avaient
pas préparé le terrain, mais il revient à l’évêque d’Hippone d’avoir
construit un édifice dogmatique qui allait rendre gouvernable des
cultures très diverses dans un contexte géopolitique très fluctuant.
Les sociétés traditionnelles du monde entier ont pour trait commun
l’existence d’un cosmos, c’est-à-dire de la représentation du monde
comme un tout ordonné et hiérarchisé, dont les principes sont inef-
fables et inconnaissables et qui, pour cette raison ne peuvent se pré-
senter autrement que comme une transcendance. C’est là une position
nominaliste dont on sait qu’elle ne s’est développée en Occident qu’au
soir du Moyen Âge. Et Egon Friedell (1927-1932, p. 105 sq) a tout à
fait raison de situer les premiers balbutiements de la modernité dans
cette dispute philosophique où se fait déjà jour une manière de douter
de l’existence réelle de Dieu. Mais c’est là aussi une instance suscep-

[2] Pour Cassirer (1927), le premier penseur moderne est Nicolas de Cues, le premier à faire
usage de cet esprit spéculatif qui caractérise le « processus de curiosité théorique » dont
Hans Blumenberg fait la particularité de l’Extrême-Occident.
[3] Les historiens du droit diraient avec raison qu’il faut creuser davantage. Et il est vrai que
dès les premières codifications justiniennes, « dire le droit » n’était envisageable qu’avec une
figure particulière de la subjectivité qui seule pouvait entrer en écho avec une législation
discrétionnaire. On renvoie ici aux travaux décisifs d’Aldo Schiavone (2012 et passim) et
de Yan Thomas (1989).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

tible de légitimer tout ce qui peut se passer dans le monde en son


nom et qui ne souffre d’aucune sorte de critique. Pour comprendre le
surgissement de la modernité – du moins ses premières cassures –, il
s’agira d’avoir une représentation précise de la structure de ce cosmos.
Mais pour comprendre pourquoi c’est précisément en Occident que
ce drame se joue, il est nécessaire d’en référer à la notion d’individu.
Delumeau décrit la peur occidentale comme un véritable médium,
comme un édifice idéologique où tout concourt à rendre l’individu
responsable de son salut, tout en le laissant dans le doute sur la
finalité de cette responsabilité. Les représentations terrifiantes de
l’au-delà et les assurances tout aussi terrifiantes, répétées à satiété,
sur la contingence absolue de ce salut témoignent de l’inconfort méta-
physique intolérable dans lequel ont dû se trouver les fidèles pendant
près d’un millénaire4. Mais cet inconfort a en même temps un pouvoir
disciplinaire systématique. Car il vaut mieux encore supporter la « val-
lée de larmes » qui vous est échue que d’affronter les horreurs de la
damnation éternelle. Devant ce choix, les puissants de ce monde ont
eu tout loisir de varier les plaisirs de cette vallée. Delumeau montre
que l’empire de la peur ne cesse de se développer tout au long du Moyen
Âge. L’image qui s’impose alors est celle d’une marmite dont la pres-
sion augmente année après année, jusqu’au moment où elle explose.
C’est ce qu’on peut nommer le processus de la responsabilisation.
On trouve chez Augustin tous les ingrédients qui vont entrer
dans la composition de la via occidentalis. Tous ces ingrédients se
retrouvent dans les traditions philosophiques antérieures, mais il
fallut son génie pour en faire une construction systématique, l’une
des « idéologies »5 les plus stables, sinon la plus stable, qu’ait connu un
continent aussi déchiré que l’était la grande Europe. Dans la composi-
tion de ces ingrédients entrent : 1° l’invention du libre arbitre comme
argument majeur pour expliquer l’existence du Mal dans le monde
et instaurant par là même la subjectivation complète des chances
de salut ; 2° la péjoration du munus comme obligation, don ou office
qui entrerait dans la composition d’une communauté réelle qu’il faut

[4] C’est Max Weber, dans son extraordinaire Éthique protestante, qui a le mieux décrit le cur-
riculum caché de ce drame. Cette ineffabilité du salut, cette incertitude absolue, ne pouvait
prendre des formes aussi névrotiques qu’avec la terreur que représentait la culpabilisation
des Hommes à travers la pastorale terroriste de l’Église.
[5] Dans le sens que lui donne Louis Dumont comme ensemble de valeurs et d’idées formant
un tout cohérent, dont la plasticité est telle que ce tout peut s’adapter à des contextes
socio-historiques variables sans pour autant perdre de sa cohérence.

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

rejeter et donc l’imposition d’une communauté utopique qui est la


Communauté en Dieu comme seul horizon social indépassable ; 3° un
horizon historique linéaire en vertu et en dépit des mauvais choix que
font les hommes, mais que Dieu va mener à la perfection de sa Cité ; et
4° une clôture systématique de ce processus historique en vertu du fait
que Dieu a créé ce monde à partir de rien et à partir d’aucun modèle.
Demeure la peur pour sceller le tout. Car c’est en hypertrophiant
l’existence du péché originel qu’Augustin va édifier le joug de l’élec-
tion, va réduire le nombre d’élus à une poignée dont Dieu seul décide,
quia voluit, parce qu’il en décide ainsi, reléguant ceux qui restent,
l’immense majorité des fidèles qui auront beau multiplier les dévotions,
aux flammes de l’enfer. Il y a là création d’un horizon d’attente terri-
fiant qui rompt avec toute cyclicité du temps, mais qui structure en
même temps l’espace d’expérience comme possible purgatoire. Ce sys-
tème est complet. Il résout d’un tour de magie l’ensemble des grandes
disputes doctrinales générées en grande partie par les concurrentes
gnostiques du catholicisme tout en proposant un ensemble systéma-
tique à la fois moral, social et métaphysique qui perdurera pendant
plus d’un millénaire. Mais pendant plus d’un millénaire, ce sera au
fidèle isolé de toutes ses communautés de porter la croix. Et pour la
porter, il ne pourra se fier qu’à son intériorité dont Augustin avait
déjà jeté les bases dans ses Confessions. En permanence aux aguets et
en permanence sommé de faire des aveux, le sujet de Dieu n’a d’autre
choix que d’assumer ses propres choix. Devant ce double tribunal – de
Dieu et de soi – et devant la « chance » minime de se voir acquitté, il
est toujours coupable de tout et porteur d’un espoir de rien.
On peut s’imaginer l’empoisonnement collectif d’un tel système.
Il n’offre aucune issue autre que celle de l’acquiescement et de la
soumission. Et ce système a traversé les temps, mieux que n’importe
quel empire chinois. La preuve de son extraordinaire résistance est
que même devant l’évidence factuelle de contradictions imparables, les
penseurs ne cessèrent jusqu’au XVIIIe siècle de le défendre et d’inté-
grer coûte que coûte, au prix de mille contradictions, ce que la science
nouvelle aura mis à jour.
Venons-en au moment de la krisis, au moment où cet édifice est
sommé de se modifier. L’an 1600 voit brûler sur le bûcher le philo-
sophe visionnaire Giordano Bruno ; supplice d’autant plus paradoxal
que Bruno avait tenté de sauver cette ontologie en lui intégrant les
découvertes astronomiques faites à la fin du XVIe siècle. Cette année
est exemplaire et marque la manifestation de toutes les fissures qui

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Aldo Haesler • Hard Modernity

étaient venues déstabiliser l’édifice ontologique classique. Cet édifice


donnait des réponses à presque toutes les questions que l’on pouvait
se poser sur la nature du monde, son origine, ses principes de compo­
si­tion, sa structure, sa « justice », et d’autre part frappait d’interdit un
certain nombre d’autres questions qui seraient venues le mettre en
doute. Or, les fissures à l’intérieur de cet ordre étaient multiples et ne
provenaient pas exclusivement d’esprits hérétiques qui seraient venus
s’en prendre à l’ordre établi, mais de la part d’artistes, de penseurs
ou de juristes qui ne songeaient d’abord qu’à le rendre plus beau, plus
cohérent et plus intelligible.
Qu’on ne s’y trompe pas, la modernité ne provient pas du rejet de
la tradition – bien au contraire. Elle est le fait de ceux qui la défen-
daient avec le plus de vigueur. C’est là le message que nous apporte
le philosophe allemand Hans Blumenberg (1966, 1975). L’entrée dans
la modernité ne s’est pas seulement faite à tâtons, mais elle s’est
faite en lui tournant le dos, en s’agrippant à la tradition. Il n’est pas
même question de la sauver, mais d’en agrandir la beauté, de la per-
fectionner. Il est certes tout un ensemble de découvertes – visuelles,
conceptuelles, physiques, géographiques etc. – mais ces découvertes
ne visent en rien la déstabilisation de l’ancien monde. Tout ce que l’on
peut reprocher à ces découvreurs – si jamais matière à reproche il
y avait – est de s’être obstinés à cultiver cette « curiosité théorique »
dont Blumenberg avait fait l’ingrédient principal de la crise moderne.
C’est cette obstination qui va tourner le processus de connaissance à la
nouveauté de la découverte et, finalement, à la destruction « créative »
de l’ancien, comme l’a remarqué Pierre Caye (2015).
Mais ne nous faisons pas d’illusions ; ce processus est loin d’être
terminé. C’est ce que notre quatrième conjecture voudrait nous
apprendre : la maturation de la modernité est un processus plus long
et plus compliqué qu’on a toujours voulu le croire. S’extraire de la
tradition n’est pas une prophétie autoréalisatrice, mais un chemi-
nement douloureux et incertain. Plutôt que de croire, comme Karl
Löwith et maints autres penseurs à sa suite, que les grands totalita-
rismes ne sont que des sécularisations de l’absolutisme théologique
des mondes anciens, il faut les comprendre comme des tentatives plus
ou moins abouties de ce que nous appellerons des repristinisations,
des tentatives violentes de réinstaurer un abri métaphysique par tous
les moyens, idéologiques, politiques, philosophiques ou sociologiques.
Car Augustin nous a donné un abri, son génie étant de le rendre
irrécusable comme une pièce dogmatique insensible à l’épreuve des

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

faits. Et comme la peur avait été la grande institutrice de l’Occident,


l’effondrement de cet édifice n’ira pas sans violences de plus en plus
grandes. Car cette violence sera d’autant plus grande qu’est envahis-
sante l’angoisse devant la contingence ontologique. « Seul un Dieu peut
encore nous sauver »6, nous disait il y a peu encore – et bien après la
période de seuil – un grand philosophe de l’Extrême-Occident. C’est
dire le désarroi d’une partie de l’intelligentsia devant ce phénomène.
Mais là où Heidegger, par une analyse fautive, vitupère la technique,
il s’agit de reconnaître le spectre de la contingence. Voilà le maître-mot
de la nouvelle ère qui s’ouvre.
La Welt propre aux sociétés traditionnelles n’a pas connu en Occident
son élaboration la plus complexe. La Chine l’a de loin surpassé.
L’originalité de l’Occident – et qui en explique la fragilité – est proba-
blement que cet ensemble harmonieux appelé cosmos était couplé non
à un autre monde supraterrestre fait de multiples divinités, mais à un
Dieu unique. Dans un ensemble polythéiste, un dieu peut mourir sans
menaces pour l’ordre divin. Il sera remplacé par un autre dieu. Alors

[6] Voici toute la réponse qu’apporta Heidegger au journaliste du Spiegel dans l’interview
qu’il donna le 31 mai 1976 : « Si vous me permettez une réponse brève et peut-être un peu
massive, mais issue d’une longue réflexion : la philosophie ne pourra pas produire d’effet
immédiat qui change l’état présent du monde. Cela ne vaut pas seulement pour la philo-
sophie, mais pour tout ce qui n’est que préoccupations et aspirations du côté de l’homme.
Seulement un Dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer
dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du Dieu ou pour l’absence
du Dieu dans notre déclin, que nous ne fassions pas, pour dire brutalement les choses,
que “crever” (krepieren) ; que nous déclinions à la face du Dieu absent. » Et à la question
suivante, la réponse à présent est sans appel :
— Spiegel : «Et qui prend maintenant la place de la philosophie ?»
— Martin Heidegger : « La cybernétique. […] Je ne vois pas la situation de l’homme dans le
monde de la technique planétaire comme s’il était en proie à un malheur dont il ne pourrait
se dépêtrer ; je vois bien plutôt la tâche de la pensée à consister justement à aider, dans
ses limites, à ce que l’homme parvienne d’abord à entrer suffisamment en relation avec
l’être de la technique. Le national-socialisme est bien allé dans cette direction ; mais la
pensée de ces gens était beaucoup trop indigente pour parvenir à une relation vraiment
explicite avec ce qui arrive aujourd’hui et qui était en route depuis trois siècles. »
En somme, les nazis auraient été sur la bonne voie d’entrer en relation avec l’être de la
technique, mais ils auraient simplement failli à cause d’une pensée indigente. Heidegger
s’est toujours vu dans le rôle de l’instituteur qui conduit le Führer (der Lehrer führt den
Führer), comme de nombreux intellectuels à son époque. La publication des Cahiers noirs
éclaire cette position d’un jour particulièrement infâme : cette relation avec l’être de tech-
nique (encore qu’on ne sache ce qu’un tel être veut dire) n’est pas en soi un mal, bien au
contraire. C’est parce que la pensée des nazis fut indigente, car non dictée par le Maître
des maîtres, qu’elle ne fut pas poussée assez loin. Elle éclaire d’un jour particulièrement
sombre à quelle radicalité peut parvenir cette angoisse d’être dépossédé de son abri, d’où
naît l’obsession de repristiniser le monde.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

que dans un ensemble monothéiste, si Dieu se dérobe, tout se dérobe,


et si Dieu tombe, l’effondrement sera terrible. Le « tout est possible » de
Dostoïevski ne doit pas être entendu comme une licence morale inté-
grale, mais comme l’expression d’une telle contingence ontologique7.
Dieu ne meurt pas « d’un seul coup » – d’ailleurs est-il jamais
mort ? Question aussi absurde qu’inévitable. Dieu se cache, et c’est
pire encore que d’être mort. Dans l’inévitable anthropomorphisation
de Dieu, cette mort aurait pu être attribuée à une cause externe, un
accident ou un attentat, ou à une subite extinction, peu importe. Mais
ce Dieu unique, ce Dieu sans recours, se cache. Alors que le déisme
parle encore d’un Dieu paresseux (deus otiosus) ou d’un Dieu fati-
gué, pouvant être remplacé par un dieu plus jeune, la figure du deus
absconditus, comme on la trouve chez Thomas d’Aquin et Nicolas de
Cues, ne saurait évidemment pas laisser apparaître une telle faiblesse.
C’est Dieu tout entier, dans sa pleine puissance, qui fait défaut. Et
s’il se cache, il a des raisons pour le faire. Dans un monde où l’on
inculque depuis toujours que si le Mal existe sur Terre, c’est en raison
du mauvais usage que l’Homme avait fait de son libre arbitre, cette
dissimulation – ou pire encore, cette éclipse – est du fait de l’Homme.
C’est lui le coupable, et c’est à lui par conséquent de donner des rai-
sons à Dieu pour ressurgir. Toute la ferveur mystique du XVIIe siècle
s’inscrit dans cet épouvantable chantage.
Voilà donc les contours de cette krisis qui, on le verra, va s’entourer
encore d’autres frustrations – l’astronomique n’étant pas la moindre
– que l’Homme occidental va devoir endurer.

La galère
Recourons à une allégorie pour cerner cette situation. Nous sommes
dans le ventre d’une galère. Nous ramons. C’est tout ce que nous
savons faire. C’est ce que font les Hommes depuis toujours, pensons-
nous. La cale est sombre, tout juste si nous percevons les contours

[7] Jan Assmann nous rappelle dans Le Prix du monothéisme (2007) la nature traumatique
de l’instauration du monothéisme et du bouleversement culturel profond qu’il engendre
donnant au monothéisme juif ce caractère d’irréductibilité, de définitif, de majeur au milieu
de toutes les autres religions de la région. Ce point éclaire du même coup sa pérennité et
sa vigueur pendant trois millénaires, déjà soulignées par Freud. Assmann insiste sur le
fait qu’il s’agit ici aucunement d’une évolution mais d’une révolution, d’un choc, dans la
mesure où on n’assiste pas seulement à un changement dans le social (disons théologico-
politique, pour être bref), mais véritablement à un bouleversement dans les règles de la
subjectivité allant se répercuter dans leurs effets selon de nouvelles modalités culturelles
et une nouvelle façon de penser.

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

de nos voisins. Rivés à nos bancs, notre quotidien est monotone et


répétitif, et si d’aventure nous ne souquons pas de toutes nos forces, de
sombres brutes viennent nous rappeler à l’ordre. C’est dire aussi que
quand ils ne sont pas là – trop occupés à cuver leurs cuites quelque
part dans l’entrepont – nous relâchons nos efforts. La gamelle passe
deux fois par jour, tout juste de quoi ne pas crever de faim. Quand l’un
de nos compagnons s’écroule et meurt, un autre le remplace. Esclave
ou enfant, il entrera dans nos rangs et s’épuisera une vie durant à
ramer. Nous ne savons pas où nous allons, et parfois nous essuyons
des tempêtes. Nous espérons parfois aussi que ces tempêtes puissent
fracasser le navire et nous libèrent ainsi de notre joug. Mais on n’a pas
le droit de penser cela, car on nous dit que nous sommes tous promis à
l’enfer, et que les supplices y sont mille fois pires qu’ici-bas. Et surtout,
ils n’ont pas de fin. Alors, nous nous résignons à accomplir notre tâche,
jour après jour. Il est difficile de parler dans le fracas et le mugisse-
ment de la cale, tout juste pouvons-nous grogner quelques mots avec
nos voisins immédiats. Nous sommes trop fatigués pour partager nos
souffrances et, à moins que la gamelle ne passe pas ou soit insuffi-
sante, nos facultés de révolte sont minimes. Mais en même temps,
cette cale nous protège, nous y sommes au chaud, nous n’y sommes
pas seuls, et même si ce monde est monotone, nous sommes attachés
à ses routines. Presque dirions-nous que nous aimons nos chaînes. Le
prix de la Geborgenheit (qu’on saurait rendre en français qu’imparfai-
tement par le terme d’abritement) est un prix élevé, mais c’est là un
calcul que seuls nous, les Ungeborgenen (les désabrités), parvenons
faire, avec les distorsions d’usage. Peu de choses nous parviennent de
l’extérieur. Parfois, la nuit, quand nous cessons pour quelques heures
de ramer, nous entendons des pas, des voix, des cris. Il y a quelqu’un
au-dessus de nous. Une sorte de pouvoir supérieur pour qui nous nous
épuisons, mais qui sait où nous allons. C’est lui qui fait la loi, c’est lui
qui maintient et garantit l’ordre, même si aucun d’entre nous ne l’a
jamais vu. Mais on sait aussi, qu’un jour nous arriverons, nous ou nos
descendants ; qu’un jour, toute cette peine sera terminée et que justice
sera faite. Et c’est lui, au-dessus de nos têtes, qui va nous y mener.
C’est là notre seul espoir. Il y a des femmes parmi nous. Elles font les
sales besognes. Parfois, on nous libère pour aller en engrosser une.
L’enfant qui naît ira grossir le rang des rameurs. Et s’il est chétif ou
surnuméraire, il disparaîtra, par-dessus bord. Ainsi va la vie.
Ce portrait quelque peu dramatisé du mode de vie dominant dans
les sociétés traditionnelles est une histoire d’en bas ; c’est l’ordinaire

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Aldo Haesler • Hard Modernity

des gens de peu, c’est-à-dire 95 à 97 % de la population d’une société


traditionnelle. Il y a bien évidemment des régimes plus doux que
celui que conte notre allégorie, mais nous nous concentrons ici sur la
question européenne ; et l’Europe, pendant un bon millénaire – disons
de saint Augustin jusqu’à la Renaissance – est un exemple par­ti­cu­liè­
rement édifiant de dureté sociale. Terre d’invasions à grande diversité
de souverainetés locales, continent sans cesse ravagé par des guerres,
des soulèvements subits, des épidémies et des invasions ravageuses,
d’une économie que le moindre écart météorologique met à genoux,
l’Europe multiplie les rigueurs dans la vie des petites gens. Son ins-
tabilité politique, l’état désastreux de ses infrastructures, l’incom-
municabilité croissante entre des cultures de langues et de coutumes
diverses, l’absence de centre condamnant le continent entier à n’être
que la périphérie d’autres périphéries, tous ces traits factuels d’un
monde à la dérive, n’en déplaise à certains historiens complaisants,
viennent poser et reposer le problème de la légitimité. Qui est aussi
le problème de l’existence du Mal dans le monde et de sa justification.
Alors, qu’est-ce qui fait supporter un tel monde, alors que le mal
semble partout ? Qu’est-ce qui explique l’existence de ce mal tout en
permettant de continuer à espérer un salut que ne vient pas (pensons
aux espoirs millénaristes de l’an mil)8 ? Qu’est-ce qui transforme l’es-
poir en patience ? Nous dirons que ce n’est rien d’autre qu’un puissant
édifice cosmologique que l’Église catholique a su savamment orches-
trer en sa faveur. Car c’est elle qui parviendra, en dépit de toutes ces
vicissitudes, à maintenir un semblant de torpeur sociale qui évite que
le continent ne se consume entièrement. Elle impose ainsi une lourde
chape de plomb qui est tout un climat métaphysique où c’est le gou-
vernement de la peur qui calme les ardeurs des fidèles et explique la
chute de l’humain dans le mal omniprésent. La modernité naît aussi

[8] Il faudrait plus longuement revenir sur le soupçon gnostique qui accompagne cette méta-
physique comme son ombre. Il est important de dire que parmi les interprètes de la
modernité, ce sont précisément des penseurs prenant acte de ce soupçon (Hans Jonas,
Eric Voegelin, Hans Blumenberg) qui nous ont livré les analyses les plus lucides de cette
époque de l’humanité. Et il nous faudra revenir sur cet étonnant essai de Walter Benjamin,
« Kapitalismus als Religion » (2003), dans lequel le parasite du religieux qu’était le capita-
lisme moderne transforme le religieux en son propre parasite. Si, comme nous le disions au
début, une fin du monde est plus aisément imaginable que la fin du capitalisme, celui-ci
se trouverait donc investi d’une réalité proprement métaphysique, comme ce qui avait été
le monde de la religion naguère ; comme ce qui seul promettait le salut et la rédemption.
Benjamin tire en cela la conclusion radicale, mais somme toute logique des réflexions de
Max Weber sur l’éthique protestante.

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

de cette « insoutenable lourdeur de l’être », d’une impossibilité de fait


de continuer à vivre dans l’accablement et la douleur.

Le double registre de l’échange


Une approche du changement social en termes relationnels – et de
la relation humaine au premier chef – requiert à la fois des méthodes et
des concepts nouveaux. Parmi ces concepts, la notion d’échange joue un
rôle central. Trop floue et trop vaste pour être un concept, elle permet
cependant de rendre opérationnel un discours où le postulat majeur
d’une telle approche – la relation l’emporte sur les relata – est pleine-
ment réalisé. À l’instar du médium qui « est » le message (Marshall
McLuhan), de la relation qui détermine le sens de la commu­ni­ca­tion
(Gregory Bateson), c’est la forme de l’échange qui prime son contenu.
Qu’on se souvienne du fameux rituel de l’échange des vins dans Les
Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss (1949)
– peu importe si c’est du vin qu’on verse ou du pain qu’on brise, ce qui
importe est l’engagement dans cette complexe dynamique du don et
du contre-don qui parvient, même pour un court moment, à briser la
violence ou l’indifférence entre les humains.
Dans des travaux bien antérieurs, nous avions tenté de montrer que
la puissance explicative de cette notion pouvait lever le voile sur un
certain nombre de processus historiques jusque-là restés sans réponse
ni perspective convaincante. À défaut d’explication, cette perspective
permettait d’aborder « à nouveaux frais » des énigmes majeures comme
la révolution néolithique, l’expansion révolutionnaire du capitalisme
marchand puis la formation d’un économie-monde. L’une des causes
principales de l’impasse sociologique sur le changement social est
d’avoir toujours mis en avant des facteurs techniques et productifs
pour l’expliquer. D’une manière ou d’une autre, ce changement résul-
tait toujours de facteurs substantiels : de l’irruption plus ou moins
impromptue d’inventions, de nouveaux modes de production ou d’inno-
vations morales et politiques. Faisant de nécessité, c’est-à-dire de la
disponibilité de traces matérielles, vertu, le positivisme historique
nous condamnait ainsi à une surévaluation du technique dont la seule
issue théorique consistait à se demander dans quelle situation telle ou
telle innovation pouvait provoquer tel ou tel changement. Cette issue
va dans notre sens. Car avant de faire une théorie de l’évolution des
techniques – qui reste rivée à un technicisme naïf –, il conviendrait
en bonne rigueur sociologique d’examiner les contextes sociaux qui
rendent telle technique à des usages ludiques, la roue chez les Incas

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Aldo Haesler • Hard Modernity

ou la poudre noire en Chine, et telle autre technique à des usages


productifs.
Cette perspective circulationniste n’est pas nouvelle. Ainsi,
McLuhan avait souligné l’importance de Karl Rodbertus (1805-1875)
en citant Harry Pearson, l’un des proches collaborateurs de Karl
Polanyi :
On n’a pas apprécié à sa juste valeur ce point de vue étonnamment
moderne sur la fonction sociale de l’argent. Rodbertus avait compris
que le passage d’une économie naturelle à une économie de monnaie
n’était pas un changement simplement technique par lequel l’utilisa-
tion du numéraire comme valeur de change remplaçait le simple troc.
Il soutenait plutôt qu’une économie de monnaie suppose des structures
sociales complètement différentes de celles d’une économie de troc.
Selon lui, c’était ce changement de structure sociale relié à l’utilisation
du numéraire qu’il fallait mettre en évidence, plutôt que le fait tech-
nique de cette utilisation. Eût-il développé son analyse au point d’y
inclure les diverses structures sociales reliées à l’activité commerciale
dans le monde antique, que le problème aurait été résolu avant même
d’être posé (Mc Luhan 1962, p. 6-7).
McLuhan ajoute avec justesse que l’inspiration de Rodbertus fut
ruinée par des représentants de l’École historique allemande, comme
Karl Bücher, pour qui l’évolution des sociétés et des économies allait
du simple au complexe, du troc simple aux échanges monétarisés
complexes­ ; si bien qu’il fallut tout le génie d’un Marcel Mauss pour
nous faire accepter que c’était précisément le contraire qui était le
cas ; que les sociétés prémodernes étaient intégrées sur la base d’une
forme extrêmement complexe d’échanges et que ce n’était qu’avec
l’avènement de la modernité que cette forme s’était simplifiée par
l’imposition de l’échange marchand. Rodbertus insiste déjà sur l’erreur
méthodologique qui consistait à considérer le fait technique plutôt que
la « structure sociale », c’est-à-dire l’endogénéité du changement social,
comme l’a bien compris Sorokin. Une invention technique tombant
sur un sol stérile ne déploiera ni ses capacités « artistiques », ni son
potentiel économique, alors qu’il est parfaitement imaginable qu’une
« structure sociale » développera des forces de changement endogènes,
sans même qu’il y ait besoin de pressions écologiques. Si l’imaginaire
social, dont nous a parlé Cornelius Castoriadis, peut avoir un sens,
c’est par cette forme d’autopoïèse qui fait advenir la technique d’une
« structure sociale » appréhendée comme un complexe d’échanges. Il
faut suivre Rodbertus, donc, que Marx a chapitré d’un coup de main
trop leste. Il faut rouvrir ce chantier d’une conception circulationniste

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

ou relationniste du changement social. Ce n’est que de cette manière-


là que les scories de la conception substantialiste prédominante pour-
ront être abandonnées et que l’on pourra lever le voile sur un certain
nombre d’énigmes de l’histoire.
Une histoire sociologique des modes d’échange est encore à faire9.
Il est aisé de distinguer les trois régimes sociétés historiques proposés
par Toynbee à l’aide des deux formes de l’échange et de comprendre
leur logique et leur dynamique par la tension plus ou moins dialectique
existant entre ces formes. La prédominance de l’échange symbolique
(ou échange-don) dans les sociétés premières est marquante ; mais déjà
au cours d’une histoire très lente qui marque leur évolution, l’échange
marchand, tel un virus, vient provoquer des résistances, des ostra-
cismes, des tendances à l’auto-enfermement. Si bien que la révolution
néolithique vient ouvrir la voie à des régimes sociaux caractérisés
par une pleine institution des deux formes de l’échange. À présent,
l’échange économique n’est plus de l’ordre de l’exception, mais remplit
des fonctions sociales clairement définies. D’une part, il lui revient une
importance de plus en plus grande dans la transmission des surplus ;
et de l’autre, son rôle dans la formation et dans la stabilisation des
frontières territoriales se développe conjointement. Mais tout comme
il a été impossible de saisir de manière concluante toute la richesse
et l’ampleur de la révolution néolithique, il serait illusoire de penser
que nous pourrions rendre compte de toute la complexité des sociétés
connaissant ce double registre de l’échange et que nous regrouperons
sous le terme générique de sociétés traditionnelles. Dans ce chapitre,
nous nous bornerons à exposer trois points qui nous paraissent essen-
tiels dans ce contexte : d’une part, nous tenterons de développer à partir
de cette formule du double registre de l’échange ce qui nous paraît être
la spécificité de ces sociétés ; ensuite, nous étudierons la manière dont
ces sociétés sont parvenues à contenir l’expansion de l’échange écono-
mique ; et, finalement, à l’aide d’une digression, nous avancerons une
hypothèse sur la particularité de la via occidentalis, sur la manière
dont l’échange économique s’échappera peu à peu de l’enchâssement
culturel qui caractérisait toutes les sociétés traditionnelles au monde.
La « révolution commerciale » dont a parlé Raymond de Roover
(1942, p. 34-39), qui s’ébauche en Europe au début du XIIe siècle et

[9] L’intuition première remonte aux années 1970, quand nous avons entrepris d’historiciser
l’interactionnisme sociologique et qui finit par aboutir à une thèse (Haesler 1983) qui
devait renouer avec l’héritage laissé par Georg Simmel, Marcel Mauss et Karl Polanyi.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

qui annonce la fin du féodalisme, voit la généralisation de l’échange


économique à tous les rapports de la structure sociale traditionnelle.
Il ne s’agit pas là à proprement parler d’une « révolution », dans le sens
de Roover, mais de la structuration définitive de ce que la révolution
néolithique avait mis en place. L’échange économique se généralise,
mais en même temps, l’échange symbolique trouve son lieu logique10. À
l’instar des « deux corps du Roi », dont avait parlé Ernst Kantorowicz
(1989), ou à l’invention augustinienne de l’intériorité, se mettent ainsi
en place deux ordres à tous les étages des sociétés et des cultures
« traditionnelles ». Plutôt que d’être exceptionnel et aux « marges de
la communauté », comme le disait Marx, l’échange économique en a
conquis le « monde extérieur » : l’extérieur de la maisonnée et de la com-
munauté villageoise, l’en-dehors de la production domestique, des fron-
tières du comté et du monde culturel occidental – dans tout ce monde
« externe », où s’affrontent étrangers supposés ou réels, règne l’échange
marchand. C’est là où se pratique le calcul et où l’argent circule, là
où la réciprocité se fait vive et suspicieuse, où tout sacrifice réclame
une contrepartie déjà anticipée lors de son exercice, alors que dans
tout ce qui est domesticité ; dans l’oikos, dans la communauté, dans
le quartier, à l’intérieur du comté et de la culture occidentale règne
(encore) l’échange symbolique avec ses rituels : hospitalité, aumône,
allégeances et solidarités multiples, charité chrétienne, antidora ou
agapè. C’est à cela qu’a abouti la dynamique des échanges : à la créa-
tion d’une coupure entre deux mondes, d’une frontière donc, entre le
monde de l’intérieur, routinier et ritualisé de l’échange symbolique,
et un monde de transactions plus fluctuantes et risquées qui visait le
dehors, l’étranger et l’indiscernable. Le développement de l’échange
économique a suivi un développement logique : chargé d’opérer les
médiations nécessaires aux marges des communautés pour les rela-
tions à risques, il s’est peu à peu généralisé jusqu’à occuper entiè-
rement ces marges et former un monde en soi. Le signe distinctif
de ces sociétés « commerciales » est la présence d’une monnaie qui
assure la mesure des transactions, la garantie de réserve dans les
rapports entre débiteurs et créanciers, et qui facilite les échanges par

[10] Si l’on a coutume, depuis Mauss, de voir dans l’échange-don des sociétés sauvages l’ins-
titution d’un fait social total, on oublie souvent que les formes sociales « primitives » sont
complexes parce qu’elles ne (se) sont pas dotées d’institutions ; peu importe qu’elles l’aient
voulu ou non. Souvent le fait social est total pour cette simple raison qu’une seule forme –
faute de mieux – doit assumer un travail de médiation important. C’est la thèse défendue
par Marcel Hénaff dans l’un de ses principaux ouvrages, Le Prix de la vérité (2002).

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

une gamme sans cesse plus grande de techniques financières tout en


« marquant » le territoire de son estampille11.
Les modèles sociétaux que départagent ces deux logiques de
l’échange se retrouvent dans toutes les cultures du monde. Qu’il
s’agisse de chefferies, de royaumes, de bandes semi-sédentaires, de
grands empires, de principautés éclatées ou de communautés de chas-
seurs-cueilleurs, ils se laissent tous catégoriser à l’aide du rapport
conflictuel entre les formes de circulation que nous avons distinguées.
L’Occident n’est pas le seul, et de loin, à avoir connu une révolu-
tion commerciale de ce type ; la Chine, l’Empire ottoman, certains
royaumes africains (avant les génocides perpétrés par les arabo-
musulmans) et même le Japon ont connu la montée des marchands,
le commerce extérieur à grande échelle, un financement croissant
des dépenses publiques par seigneuriage, et à côté de cela un monde
traditionnel cloisonné dans ses rites, dans ses cultes ancestraux,
dans ses liens symboliques à la terre, au passé et au proche, bref :
une société duelle dont les ordres sont relativement étanches l’un
par rapport à l’autre. Tout se passe en effet comme si avec la duali-
sation de la société entre un monde soumis aux règles symboliques
et un monde ouvert sur l’étranger et dont les frontières sont assu-
rées par des transactions économiques, se constitue ce qu’on consi-
dère sociologiquement comme culture12. L’enrichissement, s’il n’est
pas dilapidé dans les ravages guerriers, cet enrichissement lent et
constant dû aux profits marchands est converti en objets de culture,
monuments, temples, cathédrales, mausolées, œuvres d’art, qui, en

[11] Sans oublier son usage discrétionnaire, comme l’a souligné David Graeber (2012). Jouer
avec l’aloi et percevoir l’impôt, pour financer guerres et luxe, voilà les ordalies que l’argent
permettait.
[12] Nous ne pouvons développer cet aspect important du territoire, de la déterritorialisation
et des frontières dans le présent travail. Mais il convient d’en indiquer sommairement la
teneur. Dans un important article consacré au statut et à la représentation du marché
en Grèce antique, Jean-Christophe Agnew remarque : « The marginality of the original
market-place finds its complement in the marginality of those who conduct its affairs : the
resident alien merchants and artisans (metics) to whom the right of citizenship and property
are denied. Their ambivalent status reminds us of the kind of space that is interiorized
with the installation of the market in the civic center ; it is interstitial, not extended. It is
the social construction of a boundary, a border, a frontier, or a limit… » (1979, p. 101, cité
par Pichette 1993, p. 110). La frontière est bien plus qu’une « zone neutre » ou une simple
limite territoriale entre les régions humaines, ce sont des interstices où se fait ce qui ne
se fait pas en société. Lieu de tous les règlements et dérèglements, elle serait en quelque
sorte la « part maudite », la zone d’ombre nécessaire, dans laquelle se nouent tous les trafics
qu’une société ne saurait accepter sur son territoire.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

retour, singularisent le territoire circonscrit par l’échange marchand.


Cette dualité entre symbolique et marchand est comme une machine
à produire de la culture13. L’échange marchand est la pompe qui en
mobilise les ressources, l’échange symbolique le transformateur qui
fait de ces ressources des objets de culte, d’art et de prestige. Ainsi
s’établit un équilibre et une complémentarité entre les deux régimes
et se reproduit un cadre normatif dans lequel l’ordre marchand est
étroitement contenu par l’ordre symbolique. Il est essentiel de voir que
ce cloisonnement assure la préséance de la culture sur le marchand,
que la culture s’établit en tant que culture à la fois comme domaine
du non-marchand et de ce qui s’oppose à la libre prolifération du
marchand – à la fois comme principe et comme personne morale. Et
il est essentiel de voir aussi que toutes les sociétés traditionnelles ont
réussi ce travail de cloisonnement et à développer une variation infinie
d’élaborations culturelles à partir de ce principe. Toute la période qui
s’étend en Occident de la sédentarisation des premiers peuples à la fin
du Magdalénien jusqu’au début de la Renaissance peut être considérée
comme une longue phase de structuration et d’équilibration à partir
d’une combinaison nouvelle des formes de l’échange14. Les sociétés
sauvages étaient entièrement intégrées sur le mode symbolique et
l’échange marchand n’y figurait qu’à titre exceptionnel ; cela permet-
tait à ces sociétés de se reproduire à l’identique15. Lorsque survenait
un changement social, démographique, climatique ou autre, il était
aussitôt régulé ou annulé, par la fuite, la segmentation, le contrôle
démographique, la dépense festive, etc. Les sociétés traditionnelles,
par contre, accueillent et produisent du changement, elles l’adaptent
et le transforment et par là même se transforment elles-mêmes, tout
en gardant intact le cloisonnement entre symbolique et marchand.

[13] C’est là une thèse fort plausible formulée par Henry Méchoulan (1990). On trouvera tous les
développements théoriques de ces deux « corps » dans l’ouvrage capital, malheureusement
peu lu, de Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature (1968, p. 500-520).
[14] « Depuis le Paléolithique supérieur, mais surtout depuis l’agriculture, le monde des sym-
boles (religieux, esthétiques ou sociaux) a toujours prévalu sur le monde des techniques,
et la pyramide sociale s’est édifiée de manière ambiguë en donnant la prééminence aux
fonctions symboliques sur la technologie, pourtant moteur de tout progrès », écrit André
Leroi-Gourhan (1964, p. 258 ; nous soulignons), encore victime du logos productiviste.
[15] À l’identique dans sa structure, mais certainement pas dans ses modes de vie. La circu-
lation symbolique, en dépit de sa complexité pratique, est un universel anthropologique.
Aussi longtemps que par l’écriture ne se constitueront pas des mémoires matérielles, c’est
à la réitération constante de ces pratiques que se feront l’ensemble des rapports esquissés
plus haut dans le chapitre 2.

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

Ce processus d’adaptation et de transformation est à chaque fois le


même : survient, par exemple, un changement climatique qui entraîne
une augmentation des récoltes, cet afflux de richesses est aussitôt
pris en charge par l’ordre marchand qui, d’échange en échange, le
traduit finalement en bien culturel. De même, pour la découverte de
nouvelles ressources, la conquête de nouveaux territoires, la mise au
point de nouveaux procédés de fabrication. Ainsi, l’or américain, ravi
par les Espagnols, nourrit-il la Route de la soie et finit en Bouddhas
d’or en Chine ou dans le Royaume thaï. La nouveauté n’est pas réin-
vestie, comme elle le sera dans la modernité capitaliste, elle n’est
pas consumée non plus, comme dans les sociétés sauvages, elle est
transformée en culture. Que l’essentiel des plus-values soit englouti
par les guerres explique l’extrême lenteur de la croissance réelle de
ces sociétés. Si lente, d’ailleurs, que l’État ne cessa d’utiliser son droit
régalien de battre monnaie pour les nourrir. Mais la guerre, dans sa
gratuité et sa débauche, n’est que l’expression d’une logique culturelle
à l’œuvre ; une œuvre de destruction et une œuvre d’innovation et
d’invention. Et c’est ce qui établit l’équilibre fondamental et l’identité
de ces sociétés. De même aussi pour une possible régression : sur-
vient une disette, une épidémie, une invasion, aussitôt les échanges
marchands se tarissent, les greniers se vident et cesse la production
culturelle. La différenciation des statuts qui, pour Luhmann, est le
trait marquant de ces sociétés, n’est que l’un des nombreux aspects
de cette culturalisation du changement, un trait remarquable, cepen-
dant, car il permet de lire directement à travers les différenciations
statutaires et la stratification sociale qui en découle le progrès ou la
régression qu’accomplit une société donnée. Si l’on peut résumer la
situation des sociétés sauvages par un saisissant – mais non moins
problématique – raccourci en parlant à la suite de Pierre Clastres de
« sociétés contre l’État », on pourrait rendre compte des sociétés tradi-
tionnelles en parlant de « cultures contre le marché », en ne manquant
toutefois pas d’ajouter, à quel point ces cultures ont su en tirer profit
matériellement et normativement, mais surtout à quel point elles ont
su sauvegarder étanche la frontière entre ces deux ordres.
Il y a deux lectures de la via occidentalis, de l’abendländischer
Sonderweg dont nous parle Max Weber. La première consiste à se
demander ce qui manquait à telle ou telle culture extra-européenne
pour accéder au modèle expansionniste européen. Est-ce une par-
ticularité religieuse, géopolitique ou idéologique ? Est-ce le hasard
d’inventions techniques ? Est-ce le projet de puissants ? Cette lecture

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Aldo Haesler • Hard Modernity

largement dogmatique, qui s’inscrivait dans un progressisme et un


modernisme dominant les années 1960, fit peu à peu place à une
contre-lecture, plus nuancée et plus proche des véritables considéra-
tions de Weber. Il ne s’agissait plus de se demander ce qui manquait
aux Chinois, aux Hindous ou aux Ottomans, mais comment ils avaient
fait pour éviter dans ce piège. Que les cultures non occidentales aient
connu des techniques admirables, voilà qui, depuis les travaux de
Joseph Needham (1954-1956) et de bien d’autres, n’est plus à démon-
trer. On sait qu’au cours de l’élaboration de son immense œuvre – 17
tomes publiés de son vivant –, le questionnement de Needham connut
un infléchissement significatif. Pourquoi la science et la technique
chinoises ne connurent-elles pas en Chine le même développement
qu’en Europe ? Telle avait été, en 1938, sa question de départ. Qu’est-ce
qui manquait en somme aux Chinois pour connaître la gloire scien-
tifique des Européens ? Or, au cours de l’élaboration de son œuvre,
cette question se transforma radicalement et il en vint à se deman-
der pourquoi science et techniques chinoises du Ier siècle avant J.-C.
jusqu’au XVe siècle après J.-C. furent-elles à ce point plus utiles au
genre humain que ne le furent sciences et techniques occidentales.
Ou, dit plus radicalement encore : comment les Chinois réussirent-ils à
éviter l’arraisonnement du monde auquel devait succomber l’Occident.
Il est diverses manières d’évoquer l’exception européenne ; mais
de l’évoquer comme un saut qualitatif ou une régression est une voie
sans issue. Il nous semble qu’on en reviendra toujours aux analyses
de Fernand Braudel (1979) qui ne cessa de nous inciter à chercher
cette « infime différence » de l’Europe qui fit l’énorme différence entre
l’Europe et le reste du monde. Un continent à la dérive, déchiré par
des guerres sans fin, inférieur en presque tout aux autres cultures du
monde, s’en va faire leur conquête et réussit cette prodigieuse entre-
prise au-delà de toute espérance. La question a toujours été posée en
termes de supériorité matérielle (toute relative en termes d’armes, de
techniques de navigation ou de stratégie militaire) des Européens, et si
on en référait en termes spirituels, c’était les sempiternelles réponses en
terme prosélytisme religieux ou de « cultes du cargo » qui étaient convo-
quées. Ces réponses expliquaient certes la victoire des colonisateurs sur
les cultures indigènes, mais rarement l’incroyable contagion de ce pro-
cessus. Nous aurons à nous expliquer encore sur ce trait caractéristique
de la dynamique capitaliste, mais pour l’instant nous nous contenterons
de souligner un aspect de méthode lié à une approche circulationnelle.
En effet, s’il y a une supériorité incontestable des Européens, c’est

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

bien dans les « jeux de l’échange » qu’elle consiste, dans le fait qu’une
culture précapitaliste, déjà en possession d’une représentation moderne
de l’échange marchand, affronte des cultures qui le compartimentent
encore soigneusement dans deux circuits distincts ; dans le fait donc que
la mètis du marchand-aventurier l’incite à jouer avec et à se jouer de ces
deux régimes. Bref, à faire passer une forme marchande d’échange pour
une forme symbolique et s’octroyer ainsi un accès direct au cœur même
des sociétés abordées. Le marchand semble venir en ami et l’indigène
ne peut autrement que de le voir ainsi, puisqu’il offre des présents et
vient de manière toute pacifique. Cette ruse est un jeu avec le temps.
Pour peu que l’indigène ne la déchiffre pas assez vite et déjà l’Euro-
péen a installé un comptoir, soudoyé les avides et corrompu les circuits
d’échange. Point n’est pas besoin de supériorité matérielle ou de volonté
de christianiser ; le marchand européen qui est lui-même très souvent
victime des violences précapitalistes – un Christophe Colomb criblé de
dettes est emblématique à cet égard – a intérêt à apprendre très vite
ces jeux de l’échange s’il ne veut pas être exterminé. Le cas japonais
est typique à cet égard. On le voit, une approche circulationnelle qui
scrute l’intelligence de l’échange est capable de mettre en évidence
une différence réellement infime, à peine observable, mais tout porte
à croire qu’elle eut son mot à dire dans la contagion foudroyante de
l’esprit capitaliste dans les cultures traditionnelles.

Le fragment
Mais revenons à Cassirer et lisons-le avec la grille de Blumenberg.
Toute société traditionnelle connaît cette structure identique que les
Grecs ont nommé cosmos. Ce modèle a été décliné en d’infinies séries
culturelles, mais il n’a pas varié pendant des millénaires. Ces millé-
naires connurent des aléas divers et souvent catastrophiques, sans
pour autant que ce modèle ne se transforme. En Europe, cependant, la
naissance de l’individu est une anomalie structurelle. En réclamant sa
dignité, les premiers humanistes n’imposent pas la figure de l’individu
par une affirmation de soi héroïque et obstinée, mais dans le souci de
trouver une place à part dans la chaîne des êtres de ce cosmos. C’est
ce tour réflexif que les hommes sont obligés de prendre dans leur
détresse. Et c’est ainsi que dans la philosophie de la Renaissance ces
deux principes vont entrer en collision et mener à l’effondrement de
la maison commune.
Si nous avons choisi un titre quelque peu ésotérique pour ce cha-
pitre – « L’ère d’Anaximandre » –, c’est que cet élève et successeur

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Aldo Haesler • Hard Modernity

de Thalès nous a livré le premier témoignage écrit de la philosophie


occidentale et que ce témoignage, qui a connu des gloses diverses,
peut bel et bien apparaître comme une structure fondamentale de
l’imaginaire cosmologique des sociétés traditionnelles. Nous le devons
à Simplicius qui le rapporte en ces termes :
Anaximandre a dit que l’Illimité est le principe des choses qui sont
[…]. Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi
ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la
nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs
injustices selon l’ordre du temps16.
Le destin de cette parole philosophique, peut-être parce qu’elle fut
la première, a pris un tour singulier. Plutôt que de la resituer dans son
contexte et de tenter de la comprendre de manière logique, les innom-
brables interprètes ont ajouté glose philologique sur glose philologique.
Le résultat en est un complet obscurcissement de ladite parole, un
sommet d’opacité étant atteint par la traduction qu’en fit Heidegger.
Il vient ensuite, que sous l’influence d’Aristote qui le redécouvrit,
Anaximandre passa pour un philosophe moniste affirmant que tout
vient de l’illimité (apeiron) et que tout y retourne. Si Jean-Paul Dumont
(1991, p. 767) affirme que « toutes les spéculations modernes sur le
sens de la “parole” d’Anaximandre sont dépourvues de signification
historique (et par là peut-être aussi philosophique) », c’est qu’à la suite
de la lecture aristotélicienne, la discussion s’est entièrement focalisée
autour de ce mystérieux apeiron17. Or, si on lit les différents emprunts
de cette parole, notamment chez Héraclite ou Origène, on constatera

[16] On cite d’après l’ouvrage compulsé par Jean-Paul Dumont, Les Écoles présocratiques (1991),
qui synthétise l’édition monumentale d’Hermann Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker
(1934).
[17] L’apeiron n’est pas l’infini, comme certains interprètes d’Anaximandre auront voulu le
comprendre­ ; ni infini en acte, ni infini en puissance. Il est simplement l’indéterminé,
l’absence de limites, c’est-à-dire de frontières. On peut citer Gilbert Simondon ;on se
réfère à l’article de Sarah Margairaz (2013) : « On pourrait nommer nature cette réalité
que l’individu porte avec lui, en cherchant à retrouver dans le mot nature la signification
que les philosophes présocratiques y mettaient : les Physiologues ioniens y trouvaient
l’origine de toutes les espèces d’être, antérieure à l’individuation ; la nature est réalité du
possible, sous les espèces de cet apeiron dont Anaximandre fait sortir toute forme indivi-
duée : la Nature n’est pas le contraire de l’Homme, mais la première phase de l’être, la
seconde étant l’opposition de l’individu et du milieu, complément de l’individu par rapport
au tout » (Individuation, p. 305). Comme l’explique Ludovic Duhem (2012), le terme de
phusis n’apparaît pas dans les fragments de la doxographie présocratique, mais c’est le
terme qui a été retenu par la postérité pour désigner leurs ouvrages par le titre commun
de « Peri phuseos », et que reprend Bréhier dans son Histoire de la philosophie.

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

que si tout vient de l’illimité et que tout y retourne, cela n’indique


pas la cause de ces mouvements, mais que le véritable principe est ce
mouvement perpétuel lui-même. Pour Aristote, les présocratiques se
caractérisent par leur naturalisme moniste, l’un cherchant l’origine
du tout dans l’air, l’autre dans le feu, etc. ; et il est clair que si certains
le sont véritablement, Anaximandre en est d’autant plus la victime,
qu’Aristote a exercé ce jugement péremptoire pour mieux se démar-
quer de la naïveté de ses ancêtres.
Si nous pouvons accorder foi aux différents traducteurs de sa
pensée – Diogène Laërce, Suidas, Pline, Simplicius ou Cicéron –,
Anaximandre peut être considéré comme le premier organiciste dans
l’histoire de la pensée occidentale. Il pense le Tout comme immuable,
à la différence de ses parties qui changent. À cela s’accorde sa concep-
tion de la Terre comme d’une sphère située au milieu de l’univers ; s’il
le dit avec prudence, son propos hérité des Pythagoriciens est d’un
étonnant classicisme. Tout en rompant avec les visions d’une Terre
plate ou incurvée, d’un géocentrisme que dément la plus élémentaire
observation des réalités astronomiques, Anaximandre inaugure une
brèche modélisatrice dont la trace se retrouvera dans toutes les théo-
ries du monde. Mais ce qui nous importe bien plus, c’est la manière
dont s’exerce ce mouvement perpétuel et que le fragment rend de façon
très claire. Le Tout est immuable, il fait système ; mais ses parties
viennent et disparaissent sous le décret de la Nécessité. En d’autres
termes, la naissance de l’une se compense par la disparition de l’autre,
et vice versa. C’est là une causalité double qui assure au Tout son
caractère immuable. Et cette causalité, nous dit encore Anaximandre,
se fait selon l’ordre du temps. C’est elle qui lui donne sa scansion et
qui assure la justice des éléments, corrompant l’un pour que l’autre
soit créé18. La Terre est un tout et tout ce qui y apparaît procède de ce
tout. C’est dire que ce tout est à la fois limité et autosuffisant, et que la
loi qui le gouverne est le mouvement de création et de destruction des
parties de ce tout. La norme universelle formulée par Anaximandre
est donc une norme de compensation réciproque à caractère universel.
On objectera que si les différents exégètes d’Anaximandre n’ont
pas retenu cette interprétation, il est pour le moins arbitraire de faire

[18] On suit ici l’importante méditation à laquelle se livre Gottfried Heinemann (1987) sur
la temporalité propre du décret de Nécessité. On se reportera également aux pertinentes
remarques de Jean-Pierre Vernant sur le passage de la monarchia à l’isonomia (1981, p. 122-
124) et aux mises au point désormais classiques de Wolfgang Schadewaldt (1978, p. 235-258).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

reposer toute notre reconstruction sur un principe comme celui du


mouvement. Mais c’est simplement ignorer que ce principe eut un tel
succès dans la pensée antique qu’il accéda très vite au statut de lieu
commun, alors que demeurait – du moins pour les exégètes – l’inson-
dable mystère de l’apeiron. Or, cette idée d’un cosmos comme d’un tout
rangé et mesuré, tel que nous le livre le fragment d’Anaximandre­, a
beau avoir été la doxa la mieux partagée du monde19, dans un contem-
porain de part en part structuré par la démesure, elle n’en apparaîtra
pas moins comme une monstruosité.
Il suffit pour cela de comprendre que la norme de compensation
réciproque se retrouve dans l’ensemble des sociétés traditionnelles.
La parole d’Anaximandre n’est pas une parole isolée, propre à une
certaine ère culturelle, nous la voyons à l’œuvre dans le monde entier,
sous une forme plus ou moins explicite : « longue chaîne des êtres »
dans le Timée de Platon, scalae naturae dans les multiples illustra-
tions médiévales de l’ordre du monde, représentations astrales dans
le monde mésopotamien et méso-américain et ainsi de suite. Partout,
un non-être correspond à un être qui lui doit justice. C’est un jeu de
correspondances que ne connaissaient pas les sociétés sauvages qui
reposaient sur une mise en commun et un partage des pratiques dont
la subtilité allait être peu à peu effacée par la mise en place d’institu-
tions traditionnelles. Ces institutions sont rendues possibles par des
supports stables de communication qui en permettent l’archivage et la
transmission20. D’où l’importance de ce fragment. C’est dire que toute
culture aurait conscience de la finitude et des limites de son monde
de vie ; un monde qui imposerait donc une économie ménagère des
ressources et qui y veillerait avec soin.
L’anthropologie culturelle de George M. Foster est aujourd’hui tom-
bée quelque peu dans l’oubli. Ses recherches sur les paysans mexicains
Tzintzuntzan méritent non seulement un détour en raison de leur minu-
tie et du travail de terrain s’étendant sur plusieurs décennies, mais par
leur réflexion sur les « règles tacites » communément acceptées, formant

[19] Comme le rappelle Peter Koslowski (1979, p. 73), qui relie la « théorie » indienne des biens
limités de Foster à la conception de la « vieille économie », telle que l’avait établie Otto
Brunner (1968) dans ses travaux sur l’économique (Ökonomik) de l’oikos.
[20] Sans parler des effets structurants sur les modes de pensée, comme n’ont cessé de le
souligner Ong et Goody. Cependant, il ne saurait être question de l’invention de l’écriture
comme facteur causal de la pensée analytique, la nécessité de normation d’institutions
traditionnelles, comme la propriété privée, le commerce, voire le cadastre, jouant un rôle
tout aussi important.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

une « grammaire sociale » (ce sont ses termes) ordonnée autour de cette
norme universelle des « biens limités ». Il serait utile, à ce titre, de les
mettre en rapport avec cette autre grande norme des sociétés paysannes
qu’est la « règle de Chayanov » ; qui non seulement prend en compte ce
souci ménager, mais l’applique aussi au temps de travail. On comprend
le sort qui lui fut réservé sous Staline, quand il a osé dire que le travail
s’arrêtait quand le paysan décidait qu’il en avait fait assez pour subve-
nir à ses besoins. Si Foster a formulé sa « limited goods-theory », on est
tout de même frappé par le fait qu’il nomme « theory » ce qui, dans les
sociétés traditionnelles, est une idée sans contestation possible :
Ces paysans voient leur univers social, économique et naturel […]
comme un ensemble où l’offre de tous les biens désirés comme la terre
est limitée. […] Un bien comme la terre est conçu comme inhérent à
la nature, susceptible d’être divisé et redivisé si nécessaire, mais il
ne saurait en aucun cas être multiplié (1965, p. 296).
Voici l’un des motifs les plus centraux de toute société traditionnelle.
Où que nous allions, nous trouvons toujours cette idée d’un cosmos fini
des choses qui se doivent justice réciproque. Cet idéologème majeur des
sociétés traditionnelles n’a cependant été pris en compte qu’avec une
coupable légèreté. La parole d’Anaximandre a résonné dans le vide.
À tel point qu’une chose tellement évidente peut soudain apparaître
comme une grande nouveauté, comme une grande marque d’intem-
pestivité, comme dans la pensée de Martin Heidegger. Ainsi, Jean-
François Mattéi déclare à propos du motif du « Quadriparti » (Geviert) :
Heidegger est sans doute le seul penseur contemporain à dire le monde en
gardant en mémoire l’unité secrète du grec cosmos qui désigne l’Ordre,
le Radieux et la Parure […]. Alors que la métaphysique et la technique
qui en procède obscurément se trouvent vouées dans leur souci de
rationalisation du réel à la démesure de l’univers, le contrepoint-initial
du Quadriparti demeure obstinément fidèle à la mesure du monde.
L’intempestivité de la pensée heidéggerienne tient ainsi à ce qu’elle est
une pensée de la Mesure, de la Limite et de la Finitude, en une époque
où, pour reprendre le mot de Nietzsche, l’homme a délaissé les horizons
tranquilles pour faire de l’infini une sorte d’ivresse (1983, p. 124).
À l’évidence, nous vivons dans un monde fini, un monde qui se
trouve dans un état d’autarcie. Heidegger ne découvre rien du tout,
tout juste poétise-t-il de manière outrancière une donnée immédiate
de la conscience paysanne qui a toujours été son monde. Pour que
devienne intempestive la pensée d’une telle évidence, elle a dû véri-
tablement être enfouie au plus profond des imaginaires occidentaux.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

Plutôt qu’intempestive, la pensée du grand barde souabe est simple-


ment atavique, mais elle dénote en même temps une cécité choquante
de la pensée moderne dans son ensemble. En effet, on a cru tout savoir
sur les sociétés traditionnelles, des systèmes de parenté aux rites
culinaires, des mythes fondateurs aux économies matérielles – mais
on a passé sous silence cette structure idéologique fondamentale qu’est
la représentation traditionnelle de la mesure du monde21. Mais le fait
est bien là : on a eu beau souligner que la Terre forme le centre de
l’univers, que le monde est fini et clos, que Dieu le maintient tel qu’il l’a
créé, qu’il n’y intervient que par miracle, qu’il est constitué de sphères
célestes concentriques et mobiles, que penser l’apparition de mondes
nouveaux est dénué de sens, que l’infini spatial est aussi impensable
que l’éternité de la matière – jamais, cependant, l’idée centrale, déjà
formulée par Anaximandre, n’a été systématiquement prise en compte.
Il a fallu qu’un ethnologue américain produise une « théorie » sur la
finitude du sol chez des Indiens mexicains, pour nous rappeler cette
norme universelle si joliment poétisée par Martin Heidegger.
Or, si l’on veut comprendre le statut de l’échange dans les sociétés
traditionnelles et par quel biais la transformation de ce statut a pu géné-
rer cette « infime différence » dans la via occidentalis, il est nécessaire
d’avoir une idée claire de cette conception des « biens limités ». Sans nous
perdre en gloses sur cette omission, retenons les traits caractéristiques
de cette « image du monde » telle qu’elle est commune à toutes les socié-
tés traditionnelles : 1. Toute chose, essence et ressource du monde sont
finies ; 2. Rien ne peut apparaître dans ce cosmos, sans que quelque
chose d’autre ne disparaisse ; ce qui signifie que rien ne saurait être
créé à partir de rien (ex nihilo nihil) ; et de même, que rien ne saurait
disparaître en pure perte ; 3. La « vie » des choses, essences et ressources
est soumise à un processus de transformation et de compensation conti-
nuelles ce qui veut dire que la somme des gains et des pertes est égale
à zéro et que le gain de l’un équivaut à la perte de l’autre22. Il n’existe
donc pas de transactions où le profit se situe des deux côtés ; 4. À chaque
chose, essence et ressource revient une mesure propre (metron), un lieu
propre (topos) et une temporalité propre et 5. Si cet ordre est dérangé,
cette « injustice » sera punie selon le « décret du temps ».

[21] Même dans un livre aussi érudit et subtil que La Mesure du monde de Paul Zumthor, ce
principe de clôture et de finitude n’est abordé que de manière très cursive (1993, p. 223).
[22] Certes, la norme d’équité commande l’équivalence des prestations, comme dans les synal-
lagmata des Romains, mais ne dit rien sur le partage des bénéfices.

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

Dire que l’ensemble des choses, des essences et des ressources –


bref, des étants – est fini, cela ne veut pas dire qu’ils soient rares.
Est rare, par définition, ce qui est difficile à trouver, ce qui demande
un certain effort de recherche. Est fini, par contre, ce qui n’est pas
multipliable. Un bien fini peut donc être rare ou abondant, difficile à
trouver ou facilement disponible, ce qui signifie que la catégorie de la
finitude englobe celle de rareté et d’abondance. Dans cette finitude,
la nouveauté apparaît toujours au détriment d’un étant qui disparaît,
sans que l’on sache s’il y a relation de cause à effet : si c’est l’obsoles-
cence de l’un qui fait apparaître l’étant nouveau ou si c’est celui-ci qui
fait disparaître l’ancien. Par contre, aucun étant ne peut apparaître
de manière subreptice, conformément à la sentence augustinienne
du ex nihilo nihil. Toute émergence se paie par un sacrifice. Ce qui
est certain, c’est que ce principe universel de justice ne laisse aucun
crime impuni, aucune disparition sans contrepartie.
La compensation réciproque, la pensée de l’un-à-la-place-de-l’autre
est déjà formellement présente chez Anaximandre. Voilà la nouveauté
incontestable de cette pensée ; car elle ne pense pas l’origine des choses
selon un principe unique, un surgissement spontané, mais par réfé-
rence à une autre chose. Nous nous trouvons déjà en présence d’une
pensée relationnelle23. Cette norme compensatoire qui fait que rien
n’apparaît ex nihilo, et que rien ne disparaît ad nihilum est riche en
conséquences. Elle crée une justice réciprocitaire sur laquelle se fonde
le socle de toute culture traditionnelle. En Grèce ancienne, cette ère
nouvelle s’ouvre avec Hésiode, quand les Hommes apprirent à bâtir
une société meilleure fondée sur le bon droit, incarné par la déesse
Dicé. On se reportera à ce sujet au livre magistral de Werner Jaeger,
Paideia (1964, p. 88-108). Anaximandre applique à la nature ce que
Solon avait déjà institué dans la Cité, le bon ordre, le cosmos, soumis
à la justice réciproque, l’isonomia : « Dans l’esprit de Solon, Dicé ne
dépend pas de la justice humaine et terrestre […] ; son pouvoir est
immanent et se manifeste dans le fait que toutes les inégalités se
compensent d’elles-mêmes avec le temps » (1964, p. 198-199).
Cet ordre, Anaximandre le voit à l’œuvre dans l’ensemble de l’uni-
vers dont la loi générale n’est pas d’ordre physique mais moral ; c’est,

[23] Dans son importante thèse, Othmar Franz Fett (2000) montre l’endossement de cette
pensée par le commerce au loin, tel que le pratiquaient les Phéniciens au moment même
de la formation de la pensée présocratique.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

comme le dira Jaeger, une « communauté de choses gouvernées par


une loi » (Rechtsgemeinschaft der Dinge) (1964, p. 199).
La parole d’Anaximandre n’a rien à voir avec quelque transaction
commerciale, c’est un principe ontologique de justice qui sépare ordre
et chaos. Mais l’image du monde qui lui est associée peut parfaitement
lui être appliquée. Dans ce cas, l’échange marchand – qui, il faut le
rappeler, est un échange à but strictement utilitaire – est une tran-
saction nécessairement déséquilibrée : la perte de l’un correspond au
gain de l’autre et inversement. C’est ce qui fait de l’échange commer-
cial une transaction intrinsèquement conflictuelle. Mais, en même
temps, l’endettement est un puissant liant social ; et ce d’autant plus
qu’il lie dans tous les sens : entre générations, entre communautés
et même avec les morts24. Parfois, on ne sait plus qui est d’un côté et
qui est de l’autre, qui doit et qui attend pour avoir, qui est créditeur
et qui est créancier ; et très souvent, il y a réversion : c’est parce qu’il
a perdu, qu’un parti a droit à compensation. Mais toujours, ces rela-
tions d’endettement donnent lieu à d’infinies palabres, à des logiques
d’amis et d’ennemis, à des systèmes vindicatoires, à tout un tissu de
règles tacites formant « grammaire sociale », comme l’a précisé Foster.
Certes, on ne perd pas de gaîté de cœur, mais si le besoin vous pousse
à l’échange, vous prendrez en compte votre déficit en espérant que vous
serez la prochaine fois du côté des profiteurs. Dire, comme Schumpeter,
qu’un échange qui ne profiterait pas aux deux parties est une absur-
dité, méconnaît précisément la structure ontologique de cet ordre de
pensée (Schumpeter 1965, p. 101, 451 sq). Et ce n’est pas même le
calcul en quantas de valeurs des pertes et profits qui importe ici, mais
l’universalité de la convention qui fait équivaloir les avantages des uns
aux coûts des autres. De même qu’un bien infini est impossible car non
pensable, cette impossibilité s’applique aussi à ce qui sera la grande
invention des Temps modernes, la création d’un échange commercial
profitable aux partis. Il s’agit donc là du verrou qu’il faudra impérati-
vement faire sauter, si l’on veut entrer dans cette nouvelle demeure.
L’idée d’un cosmos fini et rangé, d’un « bon ordre », d’une « commu­
nau­té juridique des biens », connut une sorte de perfection dans la

[24] C’est la thèse que défend l’ethnologue suisse Heinzpeter Znoj (1995) en insistant sur la
« liquidativité » de l’échange monétarisé. Il a pu observer que dans les sociétés de l’intérieur
de Sumatra les marchés étaient organisés de telle manière que l’argent ne devait pas y
intervenir pour la simple raison qu’on craignait les paiements « rubis sur l’ongle » ni sur
le fait, déjà relevé par Simmel, de vouloir être quittes à tout prix et donc de rompre le lien
social marchand. On y reviendra plus tard encore.

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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

philosophie grecque avec le principe de plénitude (plérome). Elle cor-


respond à l’idée de perfection dans la « grande chaîne des êtres » 25,
dont la gradation sans faille mène de la chose la plus infime, la plus
basse, à la perfection absolue qu’est Dieu. Selon ce principe, le cosmos
sera d’autant plus parfait qu’il est complet, et il le sera en un sens tout
à fait nominaliste qui veut que tout ce qui « peut » être se réalisera
aussi. Cette idée se retrouve dans toute société traditionnelle, mais
elle trouve en Grèce une forme accomplie qui entend rendre compte
de l’ordre des choses, de toutes les choses de ce monde. Dans un tel
cosmos, chaque étant a sa mesure propre, sa place dans la chaîne, sa
durée, son lieu et sa cause propres. Cet ordre est mathématique dans
le sens pythagoricien de terme, car correspondant à la nécessité de
la grande harmonie universelle.
En langage économique, on ne parlera pas de rareté, mais d’alloca-
tion des étants. Cette allocation peut être dérangée, et c’est alors au
« décret du temps » de faire son œuvre. Quel que soit le défaut d’allo-
cation, l’œuvre du temps se fera26. C’est d’ailleurs cela l’« essence » du
temps, la temporalité : elle n’est rien d’autre que l’établissement et le
rétablissement de la grande allocation. Même si l’on sait que Dicé va
invariablement rétablir l’équilibre, on ne sait quand elle agira. C’est
elle qui maîtrisera le temps et ses rythmes.
Mais il y a bien d’autres choses à tirer de cette formule. À un désé-
quilibre séquentiel correspond le grand équilibre de l’allocation idéale,
alors que le mythe fondateur de la modernité sera exactement inverse :
à un équilibre séquentiel – le profit partagé – correspond un déséqui-
libre du tout, qui est l’expansion sans fin des êtres. Cette formule est
centrale. Car si c’est Dicé qui instaure ce grand équilibre des êtres, pour
le prix d’un endettement sans cesse renouvelé, l’espèce de divinité ou
de principe qui présidera au grand déséquilibre des Temps modernes,
pour le prix d’une contagion des profits, sera hybris. Alors que Dicé
reposait en elle-même en possédant les clés du temps, ce dérèglement,
cette fureur, cette colère de l’hybris convoquait dans le monde grec une
autre divinité ou un autre principe, qui viendra rétablir l’équilibre et qui
n’est autre que nemesis. Il y a fort à croire que la modernité, faute de se
rappeler Dicé et sa propre hybris, ne connaisse pas encore sa nemesis.

[25] On reprend ici le titre de cet autre ouvrage magistral d’Arthur O. Lovejoy (1936) qui, à
côté de celui de Jaeger, nous permet de saisir la particularité du cosmos des choses dans
la culture grecque.
[26] Comme l’écrit Werner Jaeger : « Le juge est le Temps » (1964, p. 198).

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242
Aldo Haesler • Hard Modernity

Le modèle d’un tel cosmos est la Cité, telle qu’elle fut instituée à la
suite des décrets de Solon27. Belle illustration de l’hypothèse durkhei-
mienne que cette projection cosmologique de la morphologie de la
Cité, belle amorce d’une Weltbildanalyse. Et, en retour, admirable
norme universelle qui assura l’expansion des diverses formes sociales
que connurent les sociétés traditionnelles. Or, si les Temps modernes
rompirent avec la tradition, c’est avant tout au « bon ordre » du cos-
mos qu’il fut donné congé, et avec lui à la mesure des choses. Quelle
nécessité y eut-il à déranger cet ordre ? Apparemment aucune. Si
la multiplicité des cultures atteste la capacité de ces cultures tradi-
tionnelles à s’adapter à un grand nombre de changements endogènes
et exogènes, c’est grâce à ce principe unitaire. Mais cet ordre est
intrinsèquement instable. Car tout repose sur la légitimité que lui
accorde une instance transcendante ; et à mesure qu’un ordre subit
des pressions croissantes, le pouvoir transcendant doit se faire plus
inflexible. L’invention du monothéisme s’inscrit dans une période de
grands changements de la « période axiale » (Karl Jaspers), aussi bien
en Orient qu’en Europe. Alors que l’on pouvait jouer et se jouer d’une
multiplicité de dieux, le monothéisme instaure l’autorité irrévocable
d’une parole unique. C’est ainsi que se profile l’individu qui peu à peu
va se rendre compte que ce n’est pas un ou des dieux qui forment le
cosmos, mais bien son propre esprit.

Une remarque de méthode


Qu’on nous permette pour finir une brève remarque de méthode.
Ce qui distingue les sociétés traditionnelles aussi bien du monde
des sociétés sauvages que de la modernité, c’est leur extraordinaire
diversité culturelle. Cette diversité repose cependant sur une image
du monde universelle et unitaire qui est un véritable générateur de
formes culturelles ; et c’est parce que cette image est unitaire qu’une
telle diversité est possible. Il y a là un impératif de méthode qui, s’il
n’est pas observé, ouvre grandes les portes au culturalisme naïf, et,
par-delà, au relativisme culturel. Avant d’observer cette diversité et
d’entamer le travail de comparaison, il faut en référer au Weltbild 28

[27] La fin du dark age mycénien correspond à l’instauration de la sisachtie, par Dracon, puis
de l’eunomia, par Solon. On sait aujourd’hui, que c’est sous Dracon que se fit pour la
première fois en Grèce l’imposition de l’écriture de la loi. Comme l’indique Plutarque et
pour souligner son caractère sacral, c’est avec du sang et non de l’encre qu’elle fut écrite.
[28] Un exemple d’une analyse en fonction du Weltbild nous est livré par Klaus Lichtblau
(2002) dans sa reconstruction de la Philosophie de l’argent de Simmel.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 6 • L’ère d’Anaximandre

de ces cultures. Certes, la Weltbildanalyse est un travail d’écriture


et, en tant que tel, soumis aux contraintes d’une logique analytique.
Si l’on suit les travaux Walter J. Ong (1982), la seule manière de ne
pas en subir les biais et de succomber à la contradiction performative,
est d’en faire une reconstruction historique. Celle-ci demeurera lacu-
naire et falsifiable29, mais précisément par ce biais augmentera les
chances d’un progrès de la connaissance. Nous disons bien que cette
diversité repose sur une image du monde unitaire, mieux même, que
cette image en est la plus importante condition. Le cheminement de
l’argumentation se fera donc de la manière suivante :
Synthèse sociale → Cosmologie (métaphysique) → Ontologie → Épistémologie
Le génie philosophique de Durkheim est d’avoir reconnu que la
manière dont une société humaine se forme, qu’elle intègre et socialise
ses membres dans un tout – que ceux-ci en soient conscients ou non –,
par le biais d’institutions, de valeurs et de normes, bref, qu’une syn-
thèse sociale est la chose la plus réelle, l’ens realissimum, c’est-à-dire
la seule entité, au sens occamien du terme, qu’il faut pouvoir supposer
sans préjuger de son contenu, pour débuter une réflexion30. C’est en ce
sens que le projet durkheimien était véritablement un projet philoso-
phique après la mort académique de la philosophie. Ce projet lui valut
une proscription aussi farouche que radicale de la part des philosophes
de l’académie. C’est par cette synthèse sociale que tout commence et
que tout finit, et c’est alors seulement, cette synthèse sociale prise

[29] Notamment par les injonctions à la prudence de la part des anthropologues qui trouveront
toujours cette fameuse tribu des Bongo Bongo, dont nous a parlé Mary Douglas (1970), qui
viendront rappeler l’exception à la règle, c’est-à-dire la contingence de toute règle face à
la diversité des manifestations de la culture humaine. Mais cette injonction des anthro-
pologues est elle-même biaisée qui, sous couvert de rendre justice à l’originalité de telle
ou telle culture, succombe à son discours. Ce qui fait du bongo-bongoisme « a venerable
but ultimately sterile anthropological practice of countering every generalization with an
exception located somewhere at some time » (1970 p. 36).
[30] Pour Kant, cet ens tient lieu de Dieu. On le cite d’après Eisler (1930) (textlog.de/32898.
html) : « Mache ich mir aber vom ens realissimum den Begriff als Grund aller Realität, so
sage ich : Gott ist das Wesen, welches den Grund alles dessen in der Welt enthält, wozu
wir Menschen einen Verstand anzunehmen nötig haben (z. B. alles Zweckmäßigen in
derselben) ; er ist das Wesen, von welchem das Dasein aller Weltwesen seinen Ursprung
hat, nicht aus der Notwendigkeit seiner Natur (per emanationem), sondern nach einem
Verhältnisse, wozu wir Menschen einen freien Willen annehmen müssen, um uns die
Möglichkeit desselben verständlich zu machen. » Pour des questions évidentes, on n’entrera
pas dans la glose de cette définition. Relevons simplement ce génie de la formule : wozu
wir Menschen einen Verstand anzunehmen nötig haben (on traduit : « ce qu’il nous est
nécessaire, à nous autres, êtres humains, de supposer (pour) avoir un entendement »).

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

en compte, que l’on pourra parler de métaphysique, d’ontologie et,


finalement, d’épistémologie. Le monde de sens (Sinnwelt) métaphy-
sique contient un ciel dont l’ineffable mystère est conçu comme une
sphère transcendante ; peuplé d’un ou de plusieurs dieux, ce ciel est
en permanence invoqué pour expliquer l’ordre du monde et la manière
de l’interpréter. Toute ontologie a ainsi un fondement cosmologique-
métaphysique, la différence culturelle étant pour l’essentiel dans la
distinction entre parole et écriture. Or, de quoi la métaphysique est-
elle la représentation, de quels principes le suprasensible est-elle le
dépositaire ? Pour un sociologue qui s’inscrit, même de manière très
indirecte, dans la tradition durkheimienne, cette question relative aux
« derniers fondements » est aussi claire que difficile à appréhender. En
effet, s’il existe dans le ciel des sociologues une conscience qui dépasse
les consciences individuelles, c’est bien celle d’une totalité sociale qui
les englobe, que les acteurs en fassent l’expérience ou non. Mais on
connaît les difficultés que suscite une telle « conscience collective » ;
problèmes de l’émergence d’un collectif, de sa cohésion et de sa coor-
dination, problèmes de son déterminisme sur les modes de pensée,
et sans doute le plus ardu d’entre tous, la codétermination entre tous
ces niveaux. Inutile de dire que ce sont là des enjeux qui dépassent de
loin le présent ouvrage. En effet, on avait beau annoncer, depuis belle
lurette maintenant, la « mort du sujet » ; une chose étant de l’annoncer,
l’autre d’indiquer par quoi le remplacer. Il est certain qu’il s’agit là
d’une « nouvelle frontière » que les sciences humaines de conserve avec
la philosophie devront affronter dans les décennies à venir. Et c’est
en cela que l’œuvre tardive de Durkheim est visionnaire. Conscient
de la mort d’une certaine philosophie, Durkheim avait espéré faire de
la sociologie sa remplaçante. Mais la simple remarque qu’une société
duale imprimait sa dualité à la pensée demeure une direction et non
un programme de recherches au sens d’Imre Lakatos. La cosmologie
est aussi peu un fondement ultime que ne l’est la métaphysique ou
l’ontologie. L’étagement fondationnel que nous venons d’établir pose les
bases d’un tel programme. Et c’est pour cette raison qu’il est impor-
tant d’aller au cœur des sociétés (Marshall Sahlins) et de mettre à
jour leurs invariants sociologiques31.

[31] Les travaux de Bruno Karsenti (2001, 2013) sont tous portés par cette remarque de
méthode. Mais il est clair que celui qui en avait fait le postulat de toute une œuvre fut
Michel Freitag (1986).

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Chapitre 7
Copernic et la découverte
des « mondes infinis »

And new philosophy calls all in doubt,


The element of fire is quite put out,
The sun is lost, and th’ earth, and no man’s wit
Can well direct him where to look for it.
And freely men confess that this world’s spent,
When in the planets and the firmament
They seek so many new ; they see that this
Is crumbled out again to his atomies.
‘Tis all in pieces, all coherence gone,
All just supply, and all relation ;
Prince, subject, father, son, are things forgot,
For every man alone thinks he hath got
To be a phoenix, and that then can be
None of that kind, of which he is, but he.
This is the world’s condition now, and now
She that should all parts to reunion bow,
She that had all magnetic force alone,
To draw, and fasten sund’red parts in one ;
She whom wise nature had invented then
When she observ’d that every sort of men
Did in their voyage in this world’s sea stray,
And needed a new compass for their way.

D ans ces vers de 1611 du poète « métaphysique » anglais John


Donne, les jeux semblent faits, la question de Lénine résonne
dans le vide. Le cosmos est en morceaux, la philosophie nouvelle
soumet tout à son soupçon, les anciennes autorités et substances, le
feu, le soleil, le prince, le sujet, le père et le fils, toutes ces choses sont
oubliées,… « and need a new compass for their way ». En attendant,
chaque individu croit le trouver en lui-même et ne fait qu’ajouter son
trouble au ciel qui ne cesse de se peupler d’étoiles supplémentaires.
Ernst Cassirer aurait pu choisir ce poème comme incipit de son célèbre

Epreuves finales 17 avril 2018


246
Aldo Haesler • Hard Modernity

ouvrage, Individuum und Kosmos ; ce faisant, il en aurait souligné


l’étonnante modernité ; de même, la rapidité avec laquelle Donne a su
tirer les leçons des écrits de Copernic et de Kepler1. La rupture avec
l’abri ontologique ou les ténèbres médiévales est un véritable concours
de superlatifs dès le premier constat de cette rupture.
L’argument que nous allons développer ici va être le suivant : la
révolution copernicienne est un choc métaphysique d’une ampleur
que l’humanité n’a jamais connu jusque-là 2. Ni les éblouissements
du « miracle grec », ni les terreurs millénaristes du XVe siècle, ni la
découverte des nouveaux mondes, ni la chute de l’Empire romain
n’égaleront en puissance et en radicalité cette césure entre tradi-
tion et modernité. C’est ce choc qui va enclencher la synthèse sociale
moderne ; à la fois synthèse-cristallisation d’un certain nombre d’inno-
vations techniques et conceptuelles et synthèse sociale comme nouveau
mode d’intégration, de socialisation et de différenciation. Comme nous
essaierons de le montrer, cette synthèse repose sur une grammaire
sociale dont l’élément de base est l’échange marchand considéré comme
un jeu à somme positive. Ce rapport n’est pas évident à déchiffrer et à
comprendre­. Souvenons-nous de la proposition de Rodbertus, d’entrer
au cœur du changement social non par le bais de la Produktion mais
de la Zirkulation, il y a entre la découverte de l’infini spatial en acte
et cette transformation de la circulation sociale un enchaînement qui
est loin d’être directement causal. Il faudra donc s’y reprendre à deux
fois pour établir cette puissante affinité3.
Entre les premiers modèles de Copernic (1543) et les calculs de
Kepler (1596-1609), qui viennent prouver leur cohérence, s’écoule un
peu plus d’un demi-siècle. Certes l’hypothèse héliocentrique n’avait
jamais été entièrement abandonnée depuis Aristarque de Samos

[1] Si l’interprétation classique de ce poème allait dans le sens du différend entre Copernic et
Kepler sur la mécanique des astres, donc simplement d’un problème interne à l’astronomie
et non d’une débâcle métaphysique, c’était exclure l’effroi devant le vide sidéral qui s’y
engage. Donne n’est pas poète « métaphysique » pour rien, et s’il s’intéresse de si près aux
problèmes internes de la science astronomique, c’est qu’il sent bien le monde vaciller et
perdre toute forme de repère.
[2] Et ne connaîtra sans doute plus jamais, même si devait se produire une invasion d’extrater-
restres dotés d’autres structures de raison que la nôtre. C’est toujours la nôtre qui devrait
en faire l’impossible apperception.
[3] Dans ce qui suit, il ne saurait être question d’une histoire culturelle des Temps modernes,
comme l’a exposé Egon Friedell dans sa remarquable Kulturgeschichte der Neuzeit (1929).
Cependant, Friedell nous livrera en grande partie la trame historique qui mène selon sa
périodisation de la fin de la Peste noire au début de la Grande guerre.

Epreuves finales 17 avril 2018


247
Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

(260 avant J.-C.), mais le modèle ptoléméen (son Almageste date du


IIe siècle après J.-C.) s’était imposé depuis plus d’un millénaire avec
un dogmatisme sans réserve. Le demi-siècle qui sépare Copernic de
Kepler voit s’affirmer une hypothèse qui ruine ce modèle une fois
pour toutes. Le poème de Donne est la preuve de la violence de ce
processus. Ce qui se joue alors s’apparente à ce que les Grecs avaient
nommé métanoïa, une conversion des modes de pensée. La conscience
que rien ne sera plus comme avant, la nécessité de trouver un « new
compass », comme l’exprime John Donne, devant le démantèlement de
toutes les références du monde ancien, est un embarras dont on peine
aujourd’hui à imaginer l’ampleur. Même si au temps de la contre-
Réforme la résistance est d’une brutalité sans nom, cette brutalité
est déjà perçue comme une faiblesse à la fois gnoséologique et insti-
tutionnelle de l’Église. Parallèlement à ce choc, un certain nombre
d’inventions faites tout au long de la Renaissance (la perspective,
l’usage du zéro, la comptabilité en partie double, l’imprimerie) vont
trouver dans cette nouvelle synthèse sociale un terreau favorable à
leur développement combiné. Une fois encore, la technique viendra
parachever et non pas lancer un processus de changement social.
Les inventions conceptuelles, faut-il encore insister, passent avant les
artefacts techniques. C’est ce qui nous éloignera toujours de Marx.
Sans cette nouvelle synthèse, en effet, ces inventions se seraient dis-
séminées dans des emplois ludiques, festifs, guerriers ou culturels.
Le problème est leur focalisation et la synergie de leurs combinaisons.

Les deux « révolutions » des modes de circulation


Un rappel de la perspective « circulationniste », tout d’abord. La
régularité que nous avons constatée en relisant certains témoignages
de l’histoire humaine est une substitution, simple en apparence, mais
difficile à expliciter, entre l’échange symbolique et l’échange écono-
mique. En toute abstraction, cette substitution se joue entre deux pôles
que sont une société entièrement intégrée sur le mode symbolique et
une société entièrement intégrée sur le mode économique. Je dis « en
toute abstraction », puisque nous avons vu qu’en réalité toute société se
trouve amenée à échanger certains de ses surplus en recourant au troc,
et qu’en principe, l’échange économique est le meilleur moyen d’entrer
en contact avec une société ou une personne étrangère et qui entend le
rester. De même, on pourra dire qu’en principe l’échange économique
n’est jamais exempt d’une symbolicité minimale, alors qu’en réalité,
l’animal symbolicum qu’est l’être humain est toujours sous l’empire de

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248
Aldo Haesler • Hard Modernity

la nécessité de commercer dès qu’il veut plus que simplement survivre4.


Nous rencontrerons donc toujours des « mélanges » de formes d’échange,
et il nous faudra procéder de manière idéal-typique pour rendre compte
des paliers historiques de cette substitution. Mais cette substitution
n’est pas une fatalité historique, comme si une fois engagées sur la voie
de la marchandisation, les sociétés humaines se voyaient obligées d’en
suivre le cours de manière inévitable. Inversement, elle n’est ni le fait
de quelque changement impromptu de la nature de l’Homme qui, de
« bon sauvage » ou de zoon politikon serait soudain devenu un animal
économique pour finir par être un Homme « augmenté » ; ni le fait de
quelque classe ou caractère particulièrement mercantile, comme un
volontarisme de mauvais aloi voudrait souvent nous le faire penser.
Il s’agit bien, comme l’a déjà conçu Norbert Elias dans son esquisse
d’une théorie du changement social (Elias 1939 ; 1977, p. 127-149),
d’un processus a-téléologique, mais orienté ; sans but, sans destinée,
sans intention précise, mais doté de régularités que l’on doit pouvoir
étudier. Conséquence non intentionnelle d’actes intentionnels, cette
substitution est en fait un complexe rapport d’apprentissage. Comme
n’ont cessé de le répéter nombre de psychologues de la cognition, l’être
humain se distingue des autres espèces vivantes par le fait qu’il est
incapable de ne pas apprendre, incapable de ne pas tirer les leçons de
son expérience et d’en modifier le cours futur en prenant en compte la
différence de son ignorance passée et de ses connaissances nouvelles.
Cette incapacité de non-apprentissage est à la fois individuelle et col-
lective, mais elle a pris un tour évolutionnaire avec la complexification
des sociétés humaines due à l’intensification de la scripturalité avec
les inventions de Gutemberg.
Les paliers ou les ruptures historiques de cette substitution des
formes d’échange sont au nombre de deux et marquent l’histoire
humaine comme autant de bouleversements qualitatifs de la « struc-
ture sociale » (au sens de Rodbertus). Notre propos vise à esquisser
de manière très sommaire ce processus, pour mettre en évidence la
logique immanente de cette substitution :
• Si les sociétés sauvages sont intégrées sur le mode symbolique,
et si l’échange marchand n’y figure qu’à titre exceptionnel, c’est
bien l’œuvre de la révolution néolithique d’avoir créé les sociétés
traditionnelles intégrées sur les deux modes de l’échange, dans

[4] On observera dans ces deux phrases l’usage des italiques.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

une relation d’équilibre où le mode symbolique régule le mode


marchand.
• Il reste cependant à savoir, si ce type d’explication convient aussi
à la société moderne où le mode marchand se libère de la régu-
lation symbolique et la soumet à sa propre expansion. Voilà tout
l’enjeu de ce chapitre où nous traiterons de la seconde rupture
civilisationnelle qu’est la révolution copernicienne.

Le radeau
On se souvient du monde confiné de la galère, de cette sombre niche
qui à la fois conforte et violente5. Et soudain ce ventre, cette niche,
n’existe plus. Cesse la Geborgenheit. Peu en importent les raisons pour
le moment ; que le navire ait heurté un iceberg, que l’équipage se soit
révolté, qu’une lame ait jeté le commandement par-dessus bord ou
que le vieil esquif se soit désintégré de lui-même, toujours est-il qu’un
jour nos rameurs se sont retrouvés en mer ouverte. Le jour se lève et
on les trouve agrippés à quelque planche, tonneau ou restes de mat.
L’épouvante les saisit. Non seulement sont-ils plongés dans l’eau sans
savoir nager, mais le jour se lève, les exposant à une terrible clarté
qui les éblouit6. Une rumeur se répand ; et c’est la première chose ras-
surante au sein de ce cataclysme : on n’est pas seul, on entend d’autres
survivants autour de soi. On attend. On essaie d’ouvrir les yeux pour se
rapprocher des cris et des gémissements. Mais ce soleil est implacable.
Il faut attendre son coucher pour retrouver la quiétude du clair-obs-
cur auquel nos yeux sont habitués. C’est alors qu’on peut apercevoir
autrui, tous ses compagnons d’infortune barbotant dans l’eau, entre
les vagues, accrochés à quelque improbable planche de salut. Et puis
il faut manger et essayer de ramper sur une planche pour s’assoupir
après de jours de survie nue. Chacun fait comme il peut. Beaucoup
ne vont pas survivre à cette épreuve. Peu à peu, les jours passant,
on parvient à voir. Au lieu de la cale obscure et bruyante, on voit un
firmament bleu et des nuages. Des oiseaux, des poissons peut-être. Et
surtout des visages. Même abruti de fatigue et de faim, on va d’étonne-

[5] L’allégorie que nous tissons ici ne concerne évidemment pas les humains dans leur totalité,
ni les humains en Occident, mais l’espèce de désarroi dans lequel sont plongées quelques
têtes éclairées, Pascal en premier, dont le génie (et le vertige) s’est nourri de sa particulière
sensibilité face à ce désarroi.
[6] Platon recommande de conduire pas à pas les enchaînés de la caverne vers la lumière du
jour. À nos naufragés, il ne restera d’autre expédient que de cligner des yeux.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

ment en étonnement. Mais on remarque surtout une grande absence.


Celui d’où venaient les ordres, celui qui établissait l’ordre, celui au nom
duquel on croyait avoir droit à la vie, ce personnage dont on entendait
tout juste les pas et parfois quelque grondement, celui-ci reste introu-
vable. A-t-il sombré avec le navire, est-il parmi les naufragés, s’est-il
éloigné sur sa propre planche ou disposait-il d’un canot de sauvetage ?
Nul ne le sait, et en dépit des cris et des exhortations, il demeure
introuvable. On regarde le ciel, car on avait toujours tourné le regard
tourné vers le haut de l’échelle de la nature quand on se posait des
questions ; mais qu’est-ce qu’on voit ? Un haut immense et, mis à part
les nuages qui ne cessent de défiler, parfaitement indifférents à notre
destin, un grand vide. Or, dans notre cale, il ne pouvait y avoir de
vide : tout y était tellement concentré, tellement ordonné, même dans
la plus intense des crasses. À mesure qu’on ouvre les yeux, la stupeur
grandit. Rien n’est plus en place, car il n’y a de place nulle part, il
n’y a guère qu’un grand désordre, mais il y a une grande clarté. Les
visages deviennent humains, intenses et le firmament devient l’objet
d’une grande interrogation : cela finit-il là-haut ? Qu’y a-t-il là-haut,
ce là-haut qu’on croyait être le siège de celui qui scrutait jusque dans
nos cœurs ? Est-il encore plus grand qu’il nous était permis de croire,
plus ineffable et plus invisible ? Ou alors n’est-il simplement pas là,
ce vide qui n’est d’abord qu’absence de phénomène – au strict sens du
terme – devenant source d’un soupçon jusque-là impensable ? Voilà le
terme lancé. À force de scruter le ciel et d’en discuter entre voisins de
planches que plus aucun fouetteur vient rappeler à l’ordre, les bouches
se délient. Mais elles se délient aussi à des fins vraiment pratiques :
qu’allons-nous faire ? Comment allons-nous survivre ? Il est bien beau
de barboter et de chercher dans les décombres de quoi manger, encore
faudrait-il trouver un moyen de survivre autrement que sur ces sata-
nées planches. L’idée du radeau est lancée. Avec tout ce qui subsiste de
l’ancien navire, tous ces restes de mats, de planches, de tonneaux, de
cordages et de voiles, il devrait être possible d’en faire une surface habi-
table. Se mettre à l’ouvrage ensemble n’est pas aisé. Une vie passée à
souquer ne dote pas les pauvres hères de grandes capacités artisanales
ni d’une solidarité autre que mécanique. Alors on fait comme on peut,
dans un beau désordre. Des voix s’élèvent pour tenter de coordonner
ces efforts. Certains vont à la pêche aux matériaux, d’autres tentent de
les ajointer, d’autres encore s’écroulent simplement sur la surface ainsi
créée. Peu à peu l’œuvre croît, et chacun se découvre une aptitude à
la rendre meilleure encore ; certains vont à la chasse aux nourritures,

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

d’autres renforcent le frêle habitat. Mais tous se rendent bien compte


que l’ancienne solidarité n’est plus possible, qu’il faut s’entraider, se
compléter, prêter main-forte. Ceux qui auront survécu à toutes ces
épreuves se retrouveront donc tôt ou tard sur un radeau et ce radeau
réclame un certain ordre. On aura repêché tout ce qu’on a pu, et sur-
tout : on aura vu se former d’autres radeaux qui dérivent comme le
nôtre dans n’importe quelle direction. Là encore, c’est une expérience
inédite qui va se faire : avant, nous étions tous réunis dans une étroite
communauté de destin, et ceux qui n’en faisaient pas partie, c’étaient
les sicaires munis de leurs fouets. Nous les avions acceptés, car ils
étaient les prolongements de l’ordre. Nous n’aurions même pas pensé
qu’ils puissent un jour manquer. D’ailleurs, il doit y en avoir parmi
nous, mais comment les reconnaître ? C’est une autre communauté qui
s’est ainsi créée, et nous voyons s’éloigner au large des communautés
identiques auxquelles nous adressons des signes. Elle n’est pas sou-
dée par la nécessité impérieuse de l’ordre, mais comme une espèce de
« nous » qui se distingue des autres radeaux. Eux aussi auront cherché
à repêcher des débris, et il y eut certainement des luttes farouches pour
s’en emparer. Ces autres « nous », on les regarde d’un œil suspicieux.
Et là se produit une sorte de miracle auquel personne ne sera insen-
sible : à mesure que ces autres sont reconnus comme autres, comme
concurrents, voire comme ennemis potentiels, la conscience du propre
« nous » se développe. Et à mesure qu’il se développe, se développe la
méfiance par rapport aux autres. Cette communauté n’est pas créée
par un décret divin, elle s’est en quelque sorte autocréée.
Pendant ce temps, les appels au commandant sont restés sans
réponse. On a beau l’exhorter et à se mettre toutes les cendres sur
la tête – puisque nous savons depuis toujours que tout le mal au
monde provient de nous – on a beau interroger les étoiles, les nuages
ou quelque esprit, il demeure silencieux. Aurions-nous été trompés
par un malin génie ? Aurions-nous cru à de pures illusions ? À peine
installés sur notre sommaire habitat, une fois débarrassés des tâches
de survie, nous nous interrogeons. Nous cherchons un sens à donner
à cette survie. D’ordinaire, nous croyions ramer vers quelque salut
dont seul le commandeur connaissait le lieu, mais à mesure que nous
prolongeons notre séjour sur ce radeau, se pose la question où nous
allons et quel sens donner à notre équipée. Il est bon de survivre,
mais survivre pour quoi ? Et parallèlement à ce « nous » que nous
nous sommes bâtis, surgit cette question à qui personne ne trouve de
réponse : pour quoi survivre s’il n’y a pas de salut au bout ? Persistance

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Aldo Haesler • Hard Modernity

du que faire léninien. Nous n’avons pas de mythes à enrichir, car nous
avons oublié ces sociétés hors du temps avant la nôtre ; de même, le
plaisir de se retrouver dans une communauté de destin est très rela-
tif. Nous n’avions, pour nous tenir au monde et pour accepter cette
déchéance de rameurs – un destin certes mille fois plus enviable que
les enfers auxquels nous étions, sauf miracle, promis – que cette parole
grandiose du Maître, mille fois répétée et transmise. De même, nos
compagnons sont visiblement aussi perdus que nous et le désempa-
rement les rend hargneux. Inutile de vouloir les imiter, il n’y a pas
de modèle. Nous nous réchauffons comme des hérissons, mais gare
à celui qui viendrait trop près. Une fois sur ce radeau, se posera une
deuxième question pratique : comment allons-nous organiser notre
séjour sur cette surface qui n’est pas encore un habitat ? Ou plutôt,
cette question se pose après la première, de la manière dont nous
allons bricoler un nouveau salut, et qui va déterminer la seconde.
Faire le deuil du salut métaphysique passe nécessairement par
un processus de sublimation. L’absence de réponse à la question
« Que faire pour quoi »7 appelle à la recherche de nouvelles certitudes,
fussent-elles fantasmatiques. Alors que pour Freud (1895, 1905) la
sublimation avait une visée sociale et culturelle (de transformation
d’une libido inemployée en œuvre), nous l’emploierons ici dans un sens
métaphysique. En effet, le latin sublimis indique ce qui flotte haut
dans le ciel. Notons que Marx avait déjà caractérisé le capitalisme
par la formule : All that is solid melts into air, dont Marshall Berman
(1982) avait tiré le titre de son livre. Mais il s’agit là encore du pro-
cessus de sublimation dans le sens physique du terme. Tout le talent
de Freud réside dans le fait que Freud le transpose dans le domaine
du psychique. Nous revenons donc ici au sens latin du terme : le salut
doit se trouver haut dans le ciel.

Absconditus
Comment en est-on parvenu à penser un Dieu absent, caché ou
paresseux ? Comment en est-on venu à douter de sa présence ou de
son magistère incontesté sur sa propre Création ? Bref, qu’est-ce qui

[7] Si nous avions taxé la question de Lénine de naïveté, voire pis, c’est qu’il en avait interverti
l’ordre. Pour lui, le pour quoi semblait fixé sans aucun doute possible. C’était pour réaliser
l’utopie d’une société sans classes. D’où l’emphase mise sur sa réalisation. Cette certitude,
Lénine l’avait acquise à la lecture de Marx, alors que nous, pauvres naufragés, n’avions
d’archive que la promesse parfaitement aléatoire d’aller un jour au paradis.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

préside à un tel soupçon après plus d’un millénaire et demi de par-


faite souveraineté divine, d’un Dieu seul, unique et irremplaçable ?
Si nous revenons à l’histoire réelle de l’Occident, il y a là, certes, la
concomitance entre un XVIe siècle calamiteux et une série de « chocs
de conscience » dont les découvertes astronomiques ne sont que le fer
de lance. Il y a une nouvelle géométrie du monde, de nouveaux flux
de richesse, de nouvelles frontières et une économie qui commence à
trouver ses propres lois. Et il y a le pouvoir souverain dont la légiti-
mité commence à vaciller et avec elle son garant métaphysique. Mais
l’humanité en a connu d’autres, dira-t-on, jusqu’à formuler le souhait
millénariste de vouloir disparaître une bonne fois pour toutes, selon
la tentation gnostique qui remonte jusqu’aux manichéens.
Comme l’a souligné Hans Blumenberg à maintes reprises, le soup-
çon gnostique est l’obvers de la révélation chrétienne. Dans sa forme la
plus radicale, chez Marcion, notamment, elle revient à dire que toute
forme de matière, dont notre Terre, a été créée par un ange déchu,
Lucifer, le porteur de lumière, et qu’elle accompagne donc la méta-
physique chrétienne depuis ses prémices judaïques. Pour Marcion, la
question du salut passe donc par une véritable dématérialisation, car
la seule chose que Lucifer n’avait pas pu créer était l’âme des humains.
Nier la matière pour sauver son âme, c’était souhaiter de toutes ses
forces quitter la « vallée des larmes » que les humains peuplaient8. Il
est évident que pour l’Église cette radicalité se heurtait à la stratégie
mise en place par saint Augustin d’empêcher de toutes les manières
possibles les humains d’influencer le décret divin se rapportant à leur
salut, et de ne leur laisser d’autre choix que la patience, le pâtir. Pour
reprendre notre allégorie, il fallait tout faire pour que les Hommes
ne quittent le navire.
Est absent un Dieu qui n’a pas répondu à un appel, qui ne donne
plus de signes, un Dieu dont l’indifférence est ressentie comme plus
cruelle que la plus cruelle des tyrannies. Le processus de culpabi-
lisation de l’Homme engagé depuis que saint Augustin l’avait doté
du libre arbitre n’avait laissé d’autre planche de salut que les signes
d’élection que Dieu dispensait, et il les dispensait bien chichement. Il

[8] Depuis l’ouvrage classique d’Adolf von Harnack (1921), le débat autour de cette étrange
figure revient régulièrement. Voir à ce sujet Rémi Brague (1992) et, plus récemment, la
somme d’études publiées par Gerhart May et Katharina Greschat (2002). Pour une présen-
tation raide, on consultera philitt.fr/2017/05/03/le-monde-moderne-et-lheresie-de-marcion/
et pour une étude plus détaillée la préface de Michel Tardieu dans von Harnack (2003).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

faut penser qu’il existe des seuils de désespérance au-delà desquels


les humains en tant que collectif sont capables des plus grands renie-
ments. Ce seuil psychohistorique aurait pu être atteint au soir de ce
XVIe siècle dément, mais ce qui s’est produit en vérité, c’est non pas un
rejet, un doute ou un soupçon, mais un regain de ferveur religieuse.
L’examen de conscience qui fait partie du processus d’individualisation
moderne a pour conséquence paradoxale que cette absence de réponse
est encore interprétée comme preuve de la culpabilité de l’Homme
et d’une transcendance de Dieu plus forte encore. Si Dieu ne répond
plus, s’il se fait absent, c’est qu’il s’est détourné de l’Homme. Mais c’est
parce qu’il ramène tout à soi, que son individualité persévère, que
l’être humain en viendra à ce constat implacable, si bien que ce n’est
que dans la plus grande des contritions qu’il pourra espérer entendre
un jour une réponse venue d’en haut.
Si Dieu renforce sa transcendance, c’est-à-dire une présence par
une absence, ce n’est que devant un individu qui se sent coupable du
siècle qui vient s’écouler. Alors, on le prie de mieux ouvrir son cœur
encore, de faire taire sa raison, au prix de suivre les flagellants. Cette
coupure individualise la religion, en fait une affaire de foi privée.
Du coup, Dieu, au sommet de sa puissance, voit sa légitimité sociale
s’écrouler. Devant une foule de mystiques, l’ordre séculier devient
secondaire, le malheur pour la religion étant que ce mysticisme
est la chose la plus mal partagée du monde. A mesure donc que la
religion s’individualisait dans la foi, elle perdait en force cohésive.
L’institution, déjà durement entamée par le réformisme protestant
et par ses guerres de clans, allait cesser de se réunir en concile et
naviguer à vue. Entre Trente (1545-1563) et Vatican I (1869-1870)
s’installe un long silence de l’Église.

Contingence
Tout cela donne un tableau confus où tout semble possible ; et tout
semble pouvoir être mis en doute. Le mot-clé, le mot inévitable, pour
saisir cette situation est la notion de contingence. Comme le souligne
Hans Blumenberg (1972), cette notion est la seule que la modernité
héritera du lexique médiéval, la différence étant que là où la pensée
scolastique en fera un usage épistémologique, elle deviendra dans
la pensée moderne une catégorie ontologique. « Il faut faire avec les
moyens du bord », telle aurait pu être la devise passablement cynique
des naufragés de La Méduse (en incluant la chair des humains dans
ces moyens). C’est dire aussi que provisoirement nous ne pourrons

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

plus compter sur quelque guide suprême. La deuxième devise serait


alors « Nous sommes tous à la même enseigne ». Ces deux devises
donneront une incitation pratique : « Mieux vaut joindre nos efforts. »
Mais aussitôt se profile un doute. Avec ces moyens du bord, il y a une
grande quantité d’alternatives possibles, et comme nous sommes tous
à la même enseigne, chacun y mettra son grain de sel. C’est cette
multitude de possibilités à partir des moyens du bord qu’on appelle
aussi contingence9.
Cette contingence est le résultat d’une lente érosion des amarres
transcendantes. Préparée par le nominalisme philosophique, elle était
pourtant déjà contenue dans le projet augustinien visant à accorder à
l’être humain cette étrange construction mentale qu’est le libre arbitre.
Dans la compétition théologique que se livraient l’Église instituée et
les diverses mouvances gnostiques, il était impératif de trouver une
parade à l’explication si plausible du Mal que ces dernières propo-
saient. Plutôt que de l’imputer à la matière, à la création d’un ange
déchu, selon la tradition la plus puissante d’alors qu’était le marcio-
nisme, Augustin en fait le résultat d’une décision. Sa parade est celle
d’un génie de la pensée. Il ne fait pas du Mal l’œuvre de l’humain, il
en fait la conséquence de la liberté que Dieu accorde à l’Homme de
choisir entre le bien et le mal. Mais alors qu’il fait en même temps
œuvre de premier humaniste en dotant l’être humain d’un prédicat
qui deviendra constitutif de son essence, il lui fait endosser une charge
énorme. De là provient le lent poison qui, à travers l’entreprise nomi-
naliste, viendra ronger l’absolutisme théologique.
La définition de Luhmann (1984, p. 152), selon laquelle « la contin-
gence ne traduit pas le possible en soi, mais ce qui, à partir de la
réalité donnée, pourrait être vu autrement », nous met en garde contre
deux dérives du terme : 1° une chose contingente ne peut pas être
impossible, mais en même temps, 2° elle ne s’étend pas jusqu’aux
limites de l’imaginable. Ces limites une fois posées, sa définition n’est
pas opératoire. Elle ne nous permet pas de développer une argumen-
tation cohérente au sujet de la dynamique de la modernité. Il ne suffit
pas de dire que ce qui est contingent est ce qui est toujours aussi

[9] L’ouvrage qui rend le mieux compte de cette situation ontologique particulière et de l’usage
fréquent d’une métaphorologie nautique est Modernität und Kontingenz du philosophe
allemand Michael Makropoulos (1997). C’est pour cette raison aussi que nos allégories
vont de la galère au radeau, pour finir un jour par interroger ce curieux écoumène que
sont les îles artificielles.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

possible autrement, mais de dire que ceci est le cas, parce qu’il n’y
a plus nulle nécessité à ce que ce qui est soit. Le raisonnement ne
pourra pas être causal, il sera nécessairement abductif, c’est-à-dire
d’un choix réitéré où l’on prend en compte les raisons de ce choix. Il y
a contingence, car ce qui est n’est qu’une possibilité et qu’en tant que
telle, elle peut toujours être autrement. Il faut donc comprendre les
deux implications : la première, selon laquelle l’absence de nécessité
ouvre l’horizon des possibles, et la seconde qui fait de l’ouverture des
possibles la négation de la nécessité. L’ontologie classique était une
ontologie de la nécessité : elle assigne à chaque être et chose un statut,
une place, une durée, un corrélat, bref une relation fixe (et non un jeu
de relations, comme ce sera progressivement le cas avec l’avènement
de la modernité) ; cet ordre était le prix à payer pour conjurer le chaos.
Et même si ce dernier n’est qu’une rétroprojection fantasmée d’une
ontologie sauvage – dont il faudrait retracer l’opportunité –, il faut
pouvoir se représenter qu’il n’y avait véritablement pas d’autre solu-
tion. Devant un monde qui s’ouvre aux échanges, devant des sociétés
qui se complexifient, des économies qui s’enrichissent, la nécessité
d’une ontologie de la nécessité en appelle à un tel ordre. La peur de
retomber dans le chaos et donc de défendre à tout prix – y compris de
bâtir, comme le fit Heidegger, tout un système philosophique autour
d’une telle repristination – est l’un des fils rouges qui permettent de
montrer à quel point la modernité a eu de la peine (et en a toujours) à
se défaire du monde de la tradition. Or, la cloison qui distingue chaos
et contingence est mince. C’est dire à quel point le socle de légitimité
de la modernité est fragile10.
Quand on tente d’évoquer la rupture entre les mondes traditionnels
et la modernité, on cherche ses mots. Sécularisation, mondanéisation,
dés-enchantement, rationalisation sont des termes presque équiva-
lents, mais on sent bien qu’ils sont incomplets. Chacun d’entre eux
contient une facette de ce processus, mais aucun ne semble suffire. Ils
tendent tous vers un point aveugle et s’y résorbent, et il se pourrait
donc bien qu’il y ait un pas supplémentaire à franchir, non pas pour

[10] Le marquis de Sade en est parfaitement conscient, quand il formule cet avertissement : « Je
ne saurais donc trop le répéter : plus de dieux, Français, plus de dieux, si vous ne voulez
pas que leur funeste empire vous replonge bientôt dans toutes les horreurs du despotisme ;
mais ce n’est qu’en vous en moquant que vous les détruirez ; tous les dangers qui traînent
à leur suite renaîtront aussitôt en foule si vous y mettez l’humeur ou de l’importance.
Ne renversez point leurs idoles en colère : pulvérisez-les en jouant, et l’opinion tombera
d’elle-même » (1988 [1793], p. 103).

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

trouver le mot juste, mais pour tenter de penser dans la continuation


de ces visées respectives.
Dans la recherche des fondements, il y a une gradation fondation-
nelle qui prête à conséquence. Nul doute sur une « fondamentalité »
croissante qui va de la méthodologie à l’épistémologie et de celle-ci à
l’ontologie. Si l’on adopte une perspective transcendentale, le véritable
fondement est ontologique ; et ce socle aurait valeur universelle. Mais
il reste la métaphysique ou ce que nous empruntons au Weltbild. Dans
ce cas, l’ontologie reposerait encore sur un socle plus fondamental,
mais il aurait cela de paradoxal qu’il ne pourrait revendiquer quelque
universalité. Selon le Weltbild, nous aurions des ontologies diverses ;
des ontologies que l’on peut décliner selon les cadres culturels aux-
quelles elles appartiennent. La question n’est pas tant celle d’une
métaontologie11, mais de la traductibilité d’une ontologie dans une
autre. De nombreux travaux comparant la culture chinoise à la pensée
moderne européenne ont été écrits, et l’on connaît la controverse enga-
gée par Jean-François Billeter (2006) à l’encontre de François Jullien
qui parlait d’une intraductibilité entre ces deux complexes culturels
(alors que Billeter la conteste). Cette discussion se retrouve aussi dans
le débat sur les « modernités multiples » lancé par Shmuel Eisenstadt.
Une approche prudente rejetterait à la fois la position apriorique,
universaliste, qui ne cesse de postuler une unicité des modes d’en­ten­
dement du genre humain, et une position culturaliste qui prétendrait
à une imperméabilité métaphysique entre divers domaines culturels. Il
y aurait donc autonomie relative avec des barrières de traduction plus
ou moins grandes. Mais la prudence commande aussi de ne pas tenir
pour acquis un tel socle fondamental propre à toutes les cultures, mais
de reconstruire patiemment la manière dont chacune d’entre elles
édifie ses cadres, formes et contenus de pensée de manière spécifique.
Il est hors de question de dire dès lors, qu’entre la métaphysique tradi-
tionnelle et la métaphysique moderne la rupture soit absolue. Certes,
comme l’ont mis en évidence les travaux consacrés à la perception du
rythme, il se pourrait que le fait d’entrer dans une nouvelle ontologie
« efface » le souvenir de l’ancien ; mais efface-t-il les structures mêmes
du souvenir12 ? On est donc dans une phase transitoire qui nous impose
d’accepter un compromis. Mais, de même qu’il serait naïf d’adopter

[11] Comme le postulait encore Peter Van Inwagen (1998).


[12] Évidemment non, il ne peut y avoir d’effacement complet, comme le soulignent Jan
Assmann et Dietrich Hardt dans leur ouvrage Mnemosyne (1991, p. 337-355).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

un transcendantalisme intégral qui postulerait de manière apriorique


un socle universel de la pensée humaine, de même il est faussement
radical de s’imaginer un relativisme complet où nous aurions devant
nous autant d’ontologies que de cadres culturels.

Du cosmos à l’univers
Dans La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt distingue
trois bouleversements majeurs ayant entraîné le monde occidental vers
la modernité : la découverte des nouveaux continents, la Réforme et la
révolution copernicienne13. Parmi ces trois bouleversements, elle privi-
légie nettement cette dernière. Sans nier l’importance de la Réforme et
de la découverte de l’Amérique, la modernité serait née, selon elle, d’un
bouleversement cosmologique comparable à celui que nous ferions,
toutes proportions gardées, si nous, modernes tardifs, étions concrè­
tement confrontés à l’existence d’intelligences extraterrestres qui nous
permettraient de prendre le fameux point d’appui d’Archimède. Pour
Arendt, la révolution copernicienne a permis à l’Homme de s’évader
du monde confiné de la cosmologie ptoléméenne, pour enfin mettre
son monde en perspective en le voyant du dehors. À l’ancien géocen-
trisme centripète succéderait un géocentrisme centrifuge14. L’Homme
y prendrait la dimension de son domaine, en calculerait les lois et s’en
rendrait enfin maître.
Tout cela est fort juste. Mais à la différence d’Arendt, on accor-
dera un poids métaphysique et non pas seulement scientifique et
épistémologique à la « découverte » des « mondes infinis ». En effet,
l’arraisonnement du monde par la scienzia nuova, la nouvelle mise
en perspective calculante, tout cela ne doit pas occulter cet autre
choc des consciences qu’est la « découverte » de l’infinité des univers.
À suivre Arendt, il en serait tout autrement quand il s’agit de mettre
en perspective le changement intrinsèque intervenu dans le monde
des sciences et techniques à la Renaissance. Alors que jusque-là,
sciences et techniques étaient toujours « enchâssées » socialement et
culturellement, la nouvelle perspective archimédéenne les délivrerait

[13] Arendt (1961, chap. VI). Le heidéggerianisme ne pouvait admettre que s’y joue une révo-
lution métaphysique. Cela aurait été admettre la légitimité de la catégorie de modernité.
Comme toutes les entreprises de repristinisation, le heidéggerianisme n’est pas seulement
un antimodernisme – comme le sont les entreprises de Carl Schmitt, de Julius Evola et de
leurs épigones contemporains – mais c’en est la formule la plus véhémente.
[14] Plutôt que de se perdre dans l’immense ouvrage de Blumenberg (1976), on trouvera dans
Les Somnambules d’Arthur Koestler (1960) une narration soignée de cette révolution.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

soudain de cette emprise. Voilà Prométhée déchaîné. Or, si on étudie


bien la question, ce déchaînement tient au mieux de l’emprise d’une
nouvelle classe d’agents, les scientifiques, les techniciens, et au pire
de la magie. Toujours est-il qu’un événement d’une importance aussi
capitale que l’avènement des nouvelles sciences et techniques dans
l’arraisonnement du monde est soit ramené à des causes mineures,
d’ordre sociohistorique, soit à une espèce de transmutation alchimique
pour qui la figure de Prométhée livre évidemment une illustration
attrayante. Dans tous les cas, cependant, on a recours à la formu-
lation d’un nouveau postulat. Fût-il purement générique – le désir
de puissance de l’Homme, son besoin de connaissance – ou d’ordre
simplement factuel – découvertes, inventions –, ce postulat n’est pas
là pour expliquer ce retournement, mais bien pour remédier à un
défaut d’explication. Et, partant, d’enfreindre le critère de rigueur
minimale qu’est le critère d’économie conceptuelle, le fameux rasoir
d’Occam. Arendt escamote donc une question essentielle, ou plutôt,
elle crée un nouveau mythe susceptible d’être un souvenir-écran dont
la fonction est cet escamotage15. Il s’est produit quelque chose, nous
dit-elle, à l’intérieur des sciences et techniques occidentales qui les a
délivrées de leurs ligatures ancestrales. Et ce quelque chose aurait
à voir avec la découverte des « mondes infinis ». C’est l’esprit scienti-
fique. Or, force est de constater que cet esprit scientifique tient tout
à la fois de la génération spontanée, de la projection imaginaire et
du vœu pieux. Dans ce cas, il est évidemment facile de diaboliser
la technique et ses apprentis-sorciers, d’autant plus facile que cette
diabolisation escamote utilement la seule question pertinente qui est
d’ordre ontologique.
Contrairement aux explications courantes dans l’histoire des idées,
notre thèse consiste à dire que les Temps modernes ne sont pas le fruit
de l’invention des sciences et techniques nouvelles, de la sécularisation

[15] La complicité avec l’idéologie heidéggerienne y est patente. Pour ne pas devoir admettre
que la modernité procède d’un retournement ontologique (ce qui, au grand dam du Maître,
donnerait à la catégorie de modernité sa légitimité), on la fait endosser par des inventeurs.
Si bien que l’ouverture du ciel n’est qu’une affaire de licence. Elle donne à ces inventeurs
la liberté de faire des expériences, d’imaginer des modèles qui soumettraient la réalité à
leurs exercices. Cette « vision » des choses, car c’est de pure vision qu’il s’agit, va dans le
sens du sens commun qu’écrivaient les livres d’histoire du début du XIXe siècle. L’efficacité
de cette construction est évidente. Il fait coup triple : d’une part, elle nie la coupure entre
tradition et modernité, ensuite elle permet de trouver un bouc émissaire (à l’oubli de l’Estre)
en la personne de ces inventeurs, et finalement elle réduit la question des mondes infinis
à une simple parenthèse leur ayant donné cette condamnable licence.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

des croyances, de la découverte de l’immanence de la subjectivité ou


du passage d’une vie contemplative à une vie active, mais de l’irrup-
tion d’une image du monde inédite, d’un Weltbild 16 nouveau, qui vient
saper un certain nombre de représentations sociales qui sous-tendent
la « structure sociale » traditionnelle. Et que c’est cette irruption qui a
rendu possible l’émergence du paradigme newtonien. C’est d’ailleurs
ce que dit Alexandre Koyré (1957) au tout début de son ouvrage sur
la révolution copernicienne, quand il affirme que tous ces motifs ont
leur justification et leur exemplarité, mais n’en constituent pas moins
des phénomènes marginaux par rapport au grand bouleversement que
représente la « découverte » de l’univers infini17. L’explosion du cosmos
englobe l’ensemble des aspects communément mis en avant pour expli-
quer cette révolution et qui constitue donc le cadre explicatif le plus
vaste et le plus déterminant pour en rendre compte. C’est cette veine
qu’Arendt a escamotée, s’en tenant à une lecture trop fidèle de Max
Weber. Voilà peut-être l’une des raisons de l’ignorance de la logique de
la circulation dans la pensée occidentale : de même que l’idée de fini-
tude des choses dans le cosmos grec avait été peu prise en compte, de
même l’idée des « mondes infinis » n’a toujours été pensée qu’en termes
de perspective, de mécanique ou d’astronomie. Que cette découverte
ait d’abord « déboussolé » le monde ancien, en le privant à la fois de ses
repères spatio-temporels et de sa finalité théologique, voilà qui n’a pas
été examiné dans toutes ses conséquences et qui prive l’histoire de la
pensée occidentale de l’un de ses moments les plus importants. Car ce

[16] On nous pardonnera ce recours constant à des germanicismes, qui sont évidemment liés
aux différents foyers de socialisation intellectuelle que l’auteur de ces lignes a connus.
Par Weltbild, on peut entendre une « vision du monde » ou une « image du monde », mais
il est certain que le terme synthétique allemand est plus parlant, comme le constate
Peter Sloterdijk (2015) : « Ce mot beau et discrètement pathétique de Weltbild appartient
quasiment à cette catégorie d’expressions spontanément philosophiques de la langue alle-
mande que nous jalousent à juste titre nos contemporains non germanophones. Les autres
langues doivent, de gré ou de force, supporter le handicap de s’exprimer dans des idiomes
philosophiquement moins rentables. Si les Français le rendent par “vision du monde” et les
anglophones par “world picture”, les oreilles sensibles parmi les germanophones hochent
pensivement la tête, puis ils sourient en indiquant à leurs amis étrangers d’avoir recours
aux cours de langue que les Goethe-Institute proposent autour du monde entier » (nzz.ch/
meinung/kommentare/die-abhaengigkeit-des-friedfertigen-vom-schlagfertigen-ld.2328).
[17] Plus près de nous, mais en continuité avec la pensée de Koyré, on consultera avec profit
l’ouvrage très complet sur la question de Michel-Pierre Lerner (1996-1997) ; ou alors, dans
une veine plus heiddégerienne, pour qui ne rechigne pas devant une somme d’un genre très
particulier, on se reportera aux trois tomes de Sphären de Peter Sloterdijk (1998-2004)
qui interroge les rapports entre nativité et « venir-au-monde » à travers les différentes
métaphorisations de la figure de la matrice.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

qui est mis en pièces lors de cette deuxième grande rupture, c’est le
monde d’Anaximandre, ce monde idéal de la mesure, de la limite et
de la finitude, où, pour reprendre les mots de Jean-François Mattéi,
« l’homme a délaissé les horizons tranquilles pour faire de l’infini une
sorte d’ivresse » (1983, p. 124).
La révolution copernicienne recouvre l’ensemble des connaissances
nouvelles, des découvertes, des chocs de croyances et des certitudes
qui débuta au plus tard en Occident avec l’illumination de Nicolas
de Cues pendant sa traversée vers Constantinople18. En suivant son
principe de « docte ignorance », c’est-à-dire du refus de penser selon
le dogme de l’Église, mais à partir des seules possibilités de l’esprit
humain19, le Cusain acquiert la certitude qu’il n’est plus possible de
penser des notions comme l’absolu ou l’infini à partir des termes de la
logique aristotélicienne ou par l’extase mystique, comme l’avait encore
envisagé Maître Eckhard, mais qu’elles ne sont accessibles que par
une véritable visio intellectualis. Par cette voie méthodique et non
plus mystique ou dogmatique, qui consiste à partir de la connaissance
humaine pour s’approcher de l’expérience de Dieu, s’insinue le doute
que le monde n’aurait pas été créé en faveur de l’Homme et autour
de lui comme son centre, mais pour la seule gloire de Dieu. Bien qu’il
réserve le terme d’infini au seul prédicat spécifique de Dieu, le Cusain
n’en est pas moins amené, au bout de ses méditations, à nier la finitude
du monde et à lui accorder une dimension illimitée (interminatum)20.
L’image antique du monde représentait, comme on le sait, la Terre
comme centre du cosmos, comme centre de ses axes et comme centre
de ses flux. Avec Nicolas de Cues cette image se met à vaciller. Notons
à ce titre qu’Arthur O. Lovejoy (1936) avait déjà souligné que ce ne
sont pas tant les découvertes astronomiques de Copernic, Kepler et
Galilée qui avaient révolutionné l’image antique, ptoléméenne, du

[18] Nicolas de Cues n’est pas le seul représentant de cette nouvelle ouverture sur l’infini.
En effet, les grands penseurs nominalistes français Nicolas Oresme (1320-1382) et Jean
Buridan (1290-1360 ?) tiennent des propos tout à fait comparables bien avant lui.
[19] « A la plongée dans l’expérience mystique de Dieu qui répand la nuit sur tout, il [Nicolas
de Cues] oppose, pour la dépasser, la “méthode” de la docta ignorantia. “Plus quelqu’un
sait que l’on ne peut savoir cela, et plus il sera savant” », écrit Blumenberg (1966, p. 550).
[20] Nicolas de Cues n’est pas le premier à subodorer l’infinitude du monde. Comme l’a noté
Alexandre Koyré (1957), on trouve déjà chez Lucrèce une telle conception, à la différence
près que seul le monde invisible et inaccessible à l’Homme est infini, alors que les sphères
habitées ne le sont pas. L’ouvrage de Frédéric Vengeon (2011) restitue à cet égard toute
la complexité de la pensée du Cusain. Jean-Marie Nicolle (2012), une autre spécialiste de
Nicolas de Cues, en donne une bonne synthèse.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

monde, découvertes qui ne furent validées scientifiquement qu’au


XIXe siècle, mais que ce bouleversement est principalement dû à des
discussions philosophiques et théologiques sur le principe de plénitude,
ou du plérome. Lovejoy distingue deux versions de ce principe : une
version statique, platonicienne, où cette plénitude se réalise dans sa
plus grande diversité possible ; et une version temporalisée, aristo-
télicienne, qui distingue entre une plénitude potentielle et une plé-
nitude actuelle en soulignant que tout ce qui est potentiel n’a pas
nécessairement à s’accomplir dans l’actuel. Comme nous le verrons,
ce principe pléromatique entre dans la composition de la sublimation
moderne du ciel vide.
Ce nouveau Weltbild trouvera son issue dramatique chez Giordano
Bruno qui préférera périr sur le bûcher en 1600, l’année même où
paraît le Marchand de Venise, plutôt que de renoncer à ce qui lui sem-
blait être la seule image possible d’un monde qui soit à la mesure de
son Créateur21. Au « mobilisateur immobile » de la physique aristotéli-
cienne, au Dieu d’où part toute pensée, tout mouvement, toute action,
succède un Dieu dont le prédicat est l’infini. Voilà le re­tour­nement
sémantique qu’opère Bruno. Ainsi, les découvertes de Copernic, Kepler
et de Galilée ne viendront que corroborer ce qui avait été mis en branle
par cet immense glissement sémantique, qui, de Nicolas de Cues à
Giordano Bruno avait mené de la personnification de la potentia abso-
luta de Dieu, dans l’image du Christ, à sa « mondialisation », dans les
infiniti mundi. Or si, selon Koyré, la « découverte » de l’espace infini
appelle à une refonte des premiers principes de la raison philosophique
et scientifique, il faut bien dire que, les mathématiques mises à part,
cette découverte n’a pas donné lieu à la refonte escomptée. Le concept
d’infini reste largement inexploré, son statut incertain. Descartes et
Leibniz avaient tiré certaines lumières du retournement copernicien,

[21] En vérité, le Saint-Office, notamment le cardinal Bellarmin, était prêt à accepter le modèle
proposé par Copernic et même la critique de la théorie des épicycles de Kepler ; mais
c’était à titre d’hypothèse et non de certitude scientifique. Comme le montre Koestler
(1960, p. 513-521), c’est à cause de Galilée que la situation s’est envenimée. Galilée avait
eu beau montrer un certain nombre de nouveaux phénomènes astronomiques, comme les
Lunes de Saturne, il n’en fournissait que le constat, sans hypothèse afférente. Devant
l’insistance de Bellarmin de livrer ces hypothèses, Galilée inverse le poids de la preuve,
à savoir que ce n’est pas aux scientifiques de démontrer la justesse de ses découvertes,
mais aux théologiens de les invalider. Et c’est ce qu’ils vont faire. Faute de fournir un
début d’explication, Galilée transforme un débat scientifique (Bellarmin avait enseigné
l’astronomie) en un débat théologique où il s’agira de montrer que les Écritures saintes
ne sont pas contredites par ces découvertes astronomiques.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

notamment par une accentuation plus réaliste de l’infini en acte, mais


une étude plus détaillée de l’idéalisme allemand montre à quel point
ce concept donne lieu à un véritable malaise métaphysique.
Il n’en est pas moins qu’à l’époque de ces découvertes, on peine
à imaginer l’incroyable choc des consciences qu’un tel changement
cosmologique va entraîner. De passer ainsi d’une vision géocentrique
à une vision héliocentrique, d’une vision héliocentrique à une indéter-
mination totale des coordonnées cosmiques de la Terre, de s’imaginer
ainsi perdu dans l’immensité infinie de l’espace, sur une planète qui
n’aurait pas été créée pour l’Homme, mais qui se contenterait de
l’accueillir comme son passager provisoire, de perdre en même temps
les axes normatifs du haut (le Ciel) et du bas (l’Enfer) auxquels cor-
respondaient le Bien et le Mal, voire soupçonner que le regard de Dieu
qui sondait l’âme humaine et que sa volonté qui en guidait la desti-
née seraient du même ordre d’illusion que ne l’était l’ancien ordre du
monde – voilà un démantèlement radical d’une conscience collective
qui ne saurait laisser que deux issues : soit accepter que se réalise
la terrible supposition gnostique, à savoir que la Terre soit l’œuvre
d’un mauvais démiurge et que pour sauver l’âme de l’Homme il faille
détruire toute matière22 ; soit imaginer un monde nouveau à partir
des seuls repères que l’Homme soit en mesure de se donner, ceux
précisément avec lesquels Nicolas de Cues entreprit sans le savoir le
travail de sape du monde traditionnel. Penser ce choc, c’est donner la
mesure de ce bouleversement d’époque qui s’annonce à la Renaissance,
un bouleversement qui n’en a pas fini d’être assumé aujourd’hui encore
et qui continue à hanter, tel un spectre, cet « établissement humain »

[22] La virulence du questionnement gnostique ne se lit pas seulement à travers les mouve-
ments de masse que sont les soulèvements hérétiques cathares ou vaudois, mais à la force
de persuasion de la réponse qu’il apporta à la question de l’origine du Mal dans le monde.
Devant la désespérance existentielle, morale et économique de la fin du Moyen Âge, cette
réponse était tout le contraire d’une pure spéculation. Elle nourrissait un intense désir
d’Apocalypse. Notons aussi, que l’impasse faite sur la coupure idéologique que provoque
la révolution copernicienne est en partie imputable à la méconnaissance du gnosticisme
et de son pouvoir. Il ne fait pas de doute, cependant, qu’à chaque fois que s’est produit un
bouleversement majeur dans le monde occidental – destruction de l’Empire romain, Grande
peste, guerres mondiales – le doute gnostique est revenu à la surface de la conscience col-
lective. Les seuls penseurs modernes à même de lui accorder l’importance historique qui
lui revient, furent à notre connaissance Hans Jonas (1934-1954 [1988]), Hans Blumenberg
(1976) et, dans une certaine mesure, Peter Sloterdijk (passim). Plus proches de nous et
témoignant d’un certain intérêt pour ces questions, on consultera aussi avec profit les
ouvrages de Ioan Couliano (1990), de Rémi Brague (1982) et l’étonnante compilation de
Thomas Macho & Peter Sloterdijk (1992).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

que les Hommes, suivant en cela la formule célèbre du juriste néer-


landais Hugo Grotius, ont choisi d’édifier, tel un frêle esquif engagé
dans une histoire dont les destinées seront à jamais impénétrables23.
Mais ce décentrement du monde, cette ouverture sur l’infini,
contient aussi un puissant message d’espoir, un avantage motiva-
tionnel aussi puissant qu’était impérieux le désir de contrer le spectre
gnostique. On se souvient que s’il est un trait qui caractérise toutes les
cultures du monde, c’est bien la conception des « biens limités » et de
son corollaire qu’est la norme de compensation qui fut formulée dans la
parole d’Anaximandre. Or, si Bruno fut jugé en hérétique, ce n’est pas
seulement qu’en parlant des « mondes infinis », il tirait la leçon théo-
logique de la découverte copernicienne, mais qu’il s’était livré à une
forme d’hérésie bien plus spectaculaire encore qui, en faisant de ces
mondes infinis des sources inépuisables de ressources et d’énergies,
trahissait cette parole séculaire d’une justice universelle. Comment,
d’ailleurs, un visionnaire comme Giordano Bruno aurait-il pu faire
autrement ? Devant le doute absolu qui rejetait l’Homme sur lui-même
et devant ces espaces silencieux dont l’immensité allait devenir la
nouvelle mesure du monde, comment ne pas allier auto-affirmation
désespérée et recherche éperdue de réponses ? Devant l’impensable
pari auquel se livrait la Renaissance, il s’agit de comprendre la néces-
sité de cette fuite en avant, de cette conquête de l’espoir dans un
monde privé de ses repères les plus élémentaires. Bref, sublimer une
absence par une création.
De tous les arguments ontologiques de l’existence de Dieu, celui
de Bruno est le plus étrange car il est le seul qui ne soit pas logique,
mais s’appuie sur la supposition d’un fait réel. Tant il est parfaitement
cohérent d’inférer l’existence de Dieu du seul prédicat qui puisse lui
être attribué et que l’existence d’un infini en acte semble attester, tant
la seconde inférence qu’effectue Bruno a de quoi étonner. Comment se
fait-il que ce soit de l’abondance qu’il parle quand il s’agit d’imaginer
cet infini en acte ? On verra plus loin à quel point cette imagination
va nourrir non seulement l’esprit baroque, mais un vaste ensemble de

[23] Il serait tentant de mettre en parallèle ce déboussolement avec l’espèce de frénésie qui
s’empara de l’humanité lorsqu’elle se mit à explorer les espaces extraterrestres avec ses
satellites, sonde et autres astronefs. Ces capitaux et énergies monstrueuses ne sont pas à
mettre à l’actif d’un désir de connaissance seulement ; à notre sens, ils résultent tout aussi
bien de l’effroi pascalien : savoir qu’on n’est pas seul dans l’univers, connaître sa position
cosmique, résoudre les énigmes de la création du monde et de la planète que nous habitons.
Ces expéditions ont un motif métaphysique qui dit rarement son nom.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

représentations, de mythes, de contes et probablement même influen-


cer la conception du droit. Là se joue quelque chose de séditieux qui
ne cadre pas avec l’ordre ancien. Qu’il faille accepter et non pas sim-
plement poser mathématiquement, comme le fit le Cusain – sans qu’il
n’eut à craindre le moindre blâme de l’Inquisition et sans qu’on soit
sommé de formuler le précepte suspensif ex hypothesei comme au cours
de la lamentable affaire Galilée – que l’espace est un infini actuel,
qu’on puisse en faire le prédicat de l’argument ontologique de Dieu, il
reste que le fait de matérialiser cet infini en parlant d’abondance crée
un moment de crise où le droit ne peut faire autrement que d’inter-
venir. Et d’intervenir de manière radicale. Il faut éradiquer l’auteur
de cette hérésie, le réduire en cendres. Et, si possible, à petit feu24.
Or, l’abondance est une réponse. Ce n’est pas un imaginaire qui se
libère, comme se libérerait une langue, c’est l’irruption d’une anomalie
dans le domaine lisse de la chaîne des êtres ; une anomalie qu’une
pensée substantialiste ne parvient pas à saisir dans son cadre, dont
le principe lui demeure étranger. Elle a beau réduire son auteur en
cendres, le mal est fait. C’est le début d’une metanoia.
L’abondance est l’une des réponses possibles pour affronter la nou-
velle contingence du monde et le vertige pascalien des mondes infinis.
Que Bruno en ait fait la proposition n’engageait que lui. D’autres
options auraient été possibles. Or, il se trouve que c’est elle qui forme
le milieu où un certain nombre d’inventions conceptuelles que nous
allons voir par la suite ont trouvé à se cristalliser le mieux possible.

Hans Blumenberg : la modernité par défaut


On a dit qu’après la lecture de Blumenberg, la question de la moder-
nité ne pouvait plus être abordée comme elle le fut auparavant25. C’est
dans son ouvrage Die Legitimität der Neuzeit (1966) que Blumenberg
a jeté les bases d’une nouvelle lecture de la modernité. En effet, on

[24] Le « cas Bruno » a fait l’objet de très nombreux commentaires. Le roman L’Homme incendié
de Serge Filippini (1990) l’envisage à partir de l’homosexualité du philosophe ; célèbres
aussi les études de Frances A. Yates sur son rapport à l’hermétisme. Bertrand Levergeois
(1995) livre une présentation complète.
[25] La distinction entre pensée mythique et pensée scientifique connaît dans la Philosophie
des formes symboliques d’Ernst Cassirer (1923-1929) une inflexion majeure par rapport à
l’unidimensionnalité du développement de l’esprit chez Hegel. L’irréductibilité du symbo-
lique qu’il postule préserve les « images du monde » contre toute forme d’uniformisation.
Même si, pour les besoins de notre enquête, nous polarisons fortement pensée médiévale
et pensée moderne, nous gardons de Cassirer ses magistrales analyses de l’espace, du
temps et du chiffre, en ne les focalisant que sur l’Extrême-Occident.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

a toujours cru savoir ce qu’avait été le retournement copernicien et


ses conséquences sur l’Homme et la culture en Occident. Le maître
mot, en l’occurrence, était celui de sécularisation26. La modernité se
serait formée par lente sécularisation, c’est-à-dire par transposition
dans une sphère profane d’éléments sacrés empruntés à la tradition
chrétienne, l’exemple le plus célèbre étant l’affirmation péremptoire
d’un Carl Schmitt pour qui « tous les concepts prégnants de la théo-
rie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés »
(1988, p. 46). La lecture de Blumenberg nous apprend qu’une telle
conception est non seulement simpliste, mais partiellement fausse.
Certes, la raison scientifique triompha des apories du système scho-
lastique, consacrant la révolution nominaliste contre les tenants d’un
universalisme devenu intenable ; mais alors que la lecture classique
concevait la révolution copernicienne comme un passage euphorique
des ténèbres de la pensée médiévale aux éblouissements des Temps
modernes, Blumenberg nous montre à quel point il s’agit d’un proces-
sus dramatique qui n’avait rien à voir avec une soudaine illumina-
tion, mais qu’il s’agissait au contraire d’une cruelle désillusion. Car
ce processus voit l’Homme privé de ses anciennes références, l’Église
chrétienne acculée une nouvelle fois par le doute gnostique et forcée
d’assouplir ses dogmes formulés au temps de saint Augustin. C’est en
termes dramatiques que Blumenberg formule cet arrachement aux
horizons anciens : « Le Moyen Âge prit fin lorsqu’il ne put plus faire
croire à l’homme, à l’intérieur de son système spirituel, que la création
était “Providence”, et lorsqu’il lui imposa par là même la charge de
l’affirmation de soi » (1966, p. 91).
L’affirmation de soi de l’Homme n’apparaît dès lors plus comme un
geste libérateur, mais comme le résultat d’un ultime marchandage
entre ce que l’Église était d’une part prête à sacrifier sur le plan dog-
matique et ce qu’elle était prête à accepter sur le plan scientifique pour
se sauver en tant qu’institution, et d’autre part du désir humain de
préservation de soi. Or, ce compromis lui ravit son « monde » et jette

[26] On pourrait s’attendre à trouver ici une mention du gros ouvrage de Charles Taylor,
The Secular Age (2007). Le point de départ du philosophe canadien est le suivant : la
sécularisation consiste, entre autres choses, dans le passage d’une société où la croyance
en Dieu est sans concurrence et, à la vérité, non-problématique, à une société où elle est
comprise comme une option parmi d’autres, et souvent pas la plus facile à embrasser.
Taylor explore ce devenir-optionnel de la croyance en Dieu, sans toutefois considérer que
le catholicisme est pour une certaine part déjà une religion sécularisée. Il n’a apparemment
pas lu Blumenberg qu’il ne cite qu’une seule fois de manière très marginale.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

l’être humain dans ce que Hannah Arendt avait formulé comme une
« Weltlosigkeit ohnegleichen », une perte du monde sans pareille (1960 :
312). L’autonomie tant revendiquée du sujet de la modernité ne serait
en vérité qu’une forme accomplie de l’aliénation – non pas, comme
l’entendait Marx, d’une aliénation à soi-même par un travail dépourvu
de sens, mais d’une aliénation par rapport au monde, par le fait, plus
précisément, de devenir étranger d’un monde « commun », d’« un monde
vécu » par lequel nous sommes toujours déjà en relation avec autrui27.
C’est cette rupture avec un monde familier que nous invite à pen-
ser Blumenberg, une plongée dans un univers infini où le rapport à
autrui ne saurait plus être vécu que de manière instrumentale. Une
fois encore, l’humanité serait entrée à reculons dans l’histoire, mais
cette fois-ci, elle n’aurait pas seulement sacrifié une vie sociale à visage
humain, comme lors de la révolution précédente, mais serait en passe
de mettre en danger toute possibilité de vie humaine en tant que telle.
Blumenberg critique ceux pour qui la « catégorie » de la modernité
est illégitime, en clair : ceux pour qui elle relève de la pure et simple
invention28. Une telle position tend à atténuer, voire à nier, toute des-
titution de l’absolutisme théologique en plaidant – selon la formule
clausewitzienne – pour sa continuation par d’autres moyens. En effet,
parmi les différentes figures expliquant la modernité, le « théorème »
de la sécularisation joue un rôle particulier. Un rôle particulièrement
ambigu aussi, puisqu’il affirme une chose tout en laissant planer le
doute que son contraire ne soit pas impossible, qu’il avance donc mas-
qué dans la mesure où il paraît défendre ce précisément qu’il congédie.
Si « Y n’est autre que X sécularisé », telle est sa formule selon Hans
Blumenberg, il y a dans ce « rien d’autre que » un geste de dévoilement,
une volonté d’élucidation : rien de neuf sous la lune, à l’ouest rien de
nouveau, un geste de dévoilement posthistorique qui constate la per-
durance de l’ancien sous de nouveaux habits et frappe d’insignifiance
toute proclamation de nouveauté. Ainsi, quand, dans Histoire et salut
Karl Löwith (1949) déclare que le marxisme n’est rien d’autre qu’une
variante messianique de l’eschatologie chrétienne, il nomme ce que l’on

[27] C’est dans cette mutité, ce devenir-muet (stumm) du monde que Hartmut Rosa (2016) voit
l’expression la plus accomplie de l’aliénation moderne ; tout en proposant de lui rendre sa
parole, de faire résonner Individuum und Kosmos.
[28] On peut certes se demander ce que le terme de « catégorie » a à voir dans un tel contexte,
s’il ne s’agit pas d’une subreption (une Erschleichung patente, au sens que lui donnait
Kant) de sens visant à accorder à la notion de modernité un statut catégoriel trop élevé
pour ensuite mieux la jeter de son piédestal.

Epreuves finales 17 avril 2018


268
Aldo Haesler • Hard Modernity

pourrait appeler en langage parétien un « résidu », à savoir l’existence


d’une sorte d’invariant historique qui, quelle que soit l’époque consi-
dérée suppose que l’histoire est orientée et que son cours a un sens,
même s’il est incompréhensible par l’humain. Or, on peut au moins
porter au crédit de Pareto la relation inversement proportionnelle
entre l’irrationalité d’un résidu et l’effort de rationalisation fait pour
le justifier : plus une thèse est absurde, plus on mobilisera des trésors
d’intelligence et de sagacité pour en démontrer le bien-fondé. Non que
le théorème incriminé soit absurde ; c’est au contraire une hypothèse
féconde qui vise à ne pas prendre pour argent comptant ce que le
discours moderniste n’a cessé de mettre sur le compte de la moder-
nité : d’être une sorte de création ex nihilo, de nouveauté impromptue
dans l’histoire du monde. Le théorème en prend donc la logique à
contre-pied en affirmant que cette nouveauté n’est qu’apparente et
que derrière ces proclamations se profilent des thèmes très anciens
qui pourraient presque être conçus comme le propre de l’Homme.
L’originalité de la modernité, dans ce cadre, serait de dire, dans une
veine wébérienne, que des contenus jusque-là mythiques, irrationnels
voire magiques vont être transformés en contenus logiques, scienti-
fiques, voire causaux29 ; plutôt que de croire, que de faire acte de foi, la
modernité parviendrait à persuader, à rendre des figures auparavant

[29] La distinction qu’opère Ernst Troeltsch (1991) entre archéo- et néo-protestantisme est
importante du point de vue du passage de la tradition à la modernité, d’une société ins-
titutionnelle à une société publique. L’archéo-protestantisme de Luther est encore pétri
d’esprit médiéval ou, comme le dit Marc B. de Launay dans sa préface à Protestantisme et
modernité : il est « commandé par des valeurs essentiellement ecclésiales et par une vision
strictement institutionnelle où la confession et le pouvoir politique ne sauraient être pensés
de manière distincte, et surtout comme pas mus par des logiques indépendantes » (1991
p. V). La coupure entre archéo- et néo-protestantisme permet une seconde remarque :
en mettant l’accent sur le fait que le néo-protestantisme est un résultat du processus de
modernisation, Troeltsch minore la radicalité de la rupture entre tradition et modernité.
La dimension du sacré continue de vivre au travers du néo-protestantisme, si bien que
le théorème de la sécularisation doit lui aussi être relativisé. Prétendre, comme le font
Max Weber, Carl Schmitt ou Karl Löwith, que la rationalité moderne est un sécularisat
de la foi ancienne, passe sous silence la perdurance de ces contenus sacraux. Contenus
qui ont perdu de leur vigueur, mais qui justement, parce qu’ils n’enserraient plus les
activités et manières de pensée dans leurs structures mentales et institutionnelles ont
permis que l’activité économique, par exemple (mais aussi d’autres aspects du processus
de rationalisation occidentale), puisse prendre son essor. C’est donc en se retirant, et non
en y imprimant son sceau sécularisé, que la sphère religieuse a rendu possible l’éclosion
de logiques spécifiquement modernes. Troeltsch est donc beaucoup plus prudent que son
ami Weber. Certes, Weber n’ignorait pas que c’est précisément au moment même où la foi
protestante était en train de refluer que le capitalisme prenait son envol, mais la pirouette
qu’il emploie – et qui ne manque pas d’esprit dialectique – qui est de dire que la force

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

mystérieuses accessibles aux lumières de la pensée. La nouveauté


serait donc purement formelle, elle ne changerait rien aux contenus
immémoriaux, mais les clarifierait, les rendant objectifs c’est-à-dire
partageables selon une méthode de réflexion et non selon un acte de
croyance. Poussé à sa limite, ce théorème ferait de la modernité un
Moyen Âge revisité, soumis à des mythes différents, tel le mythe du
logos, mais selon un retour du même qui frapperait de nullité toute
assertion de nouveauté que la modernité semblait avoir promise.
Mais délaissons les débats doctrinaux et revenons-en aux faits.
Cette désintégration du Weltbild traditionnel tombe sur un sol fertile.
Nous sommes à la fin du long XVIe ; un long siècle scandé de décou-
vertes métaphysiques, scientifiques et techniques, de la naissance et
de l’expansion d’un puissant schisme au cœur de l’Europe et, pour
finir, d’effroyables épisodes guerriers qui sont venus ravager les popu-
lations de pire façon que ne l’avait fait la Grande peste deux siècles
auparavant. Et comme si cela ne suffisait pas, n’oublions pas que
l’Oc­cident chrétien a subi pendant plus d’un millénaire une pression
idéologique et morale sans pareille. Le (malin) génie de saint Augustin
laisse dans son sillage une humanité terrorisée – et acceptant dans
sa terreur non seulement les pires conditions de vie, pourvu qu’elles
se vivent dans l’ici-bas, mais toute forme de soulagement, fût-elle
gnostique ou magique. Dans cette situation, l’affirmation de soi doit
être comprise comme seule issue non dramatique à la préservation de
soi. Alors que le continent est ravagé par des guerres, des épidémies,
une inquisition implacable, alors que d’autre part se multiplient les
inventions et les découvertes, cette désintégration va mener à une
cristallisation subite qui fait vaciller le socle ontologique de l’aire
européenne. Mais là encore, on a cru qu’il suffisait de nommer, comme
dans le cas précédent, pour aussitôt saisir le phénomène.
C’est ce que nous reprocherons à Koyré, ou, plutôt, aux lectures qui
en ont été faites. À chaque fois que nous évoquions cette ouverture du
ciel, on ne manqua pas de nous retourner, que Koyré avait déjà tout
dit, tout vu. Or, Koyré se situe à un niveau scientifique et technique,
dans le cadre d’une histoire des sciences, en se limitant à quelques
incursions épistémologiques, et non d’une analyse des Weltbilder
avec ses conséquences métaphysiques et ontologiques. Il synthétise
sa démarche dans les termes suivants :

des idées nouvelles qu’apportait le calvinisme était inversement proportionnelle à l’affai-


blissement de ses éléments de foi, pour intéressante qu’elle soit, n’a convaincu personne.

Epreuves finales 17 avril 2018


270
Aldo Haesler • Hard Modernity

Pour ma part, j’ai essayé, dans mes Études galiléennes, de définir


les schémas structurels de l’ancienne et de la nouvelle conception du
monde et de décrire les changements produits par la révolution du
XVIIe siècle. Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux élé-
ments principaux, d’ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la
destruction du Cosmos, et la géométrisation de l’espace, c’est-à-dire :
a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné,
dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur
et de perfection, monde dans lequel « au-dessus » de la Terre lourde et
opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corrup-
tion, s’« élevaient » les sphères célestes des astres impondérables, incor-
ruptibles et lumineux ; […] b) le remplacement de la conception aris-
totélicienne de l’espace, ensemble différencié de lieux intramondains,
par celle de l’espace de la géométrie euclidienne – extension homogène
et nécessairement infinie – désormais considéré comme identique, en
sa structure, avec l’espace réel de l’univers. Ce qui à son tour impliqua
le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations basées sur
les notions de valeur, de perfection, de sens ou de fin, et finalement, la
dévalorisation complète de l’Être, le divorce total entre le monde des
valeurs et le monde des faits (Koyré 2003 [1962], p. 11).
Le nouvel âge n’est ni séculier, ni mondanéisé, ni désenchanté ou
rationalisé, il est tout cela à la fois et bien plus ; et tout cela à la fois
plaide en faveur d’une synthèse de ces moments.
Comment sublimer l’angoisse due à la contingence des pratiques
possibles dans un univers d’une infinité de mondes ? Comment le
faire sans perdre l’espoir en Dieu ? Sur quelles certitudes immanentes
à ce monde-ci s’appuyer, quand toute forme de transcendance a pris
l’aspect d’une béance monstrueuse ? Une chose est bien claire ; ce ne
sont pas des inventions techniques et scientifiques d’abord, ce sont
des inventions conceptuelles, des idées, des « remplois », des modèles
de pensée et d’agir, c’est la « curiosité théorique », le devoir de spécu-
lation. Nous allons, à titre exemplaire, nous appuyer sur quatre de
ces inventions conceptuelles, l’infini, la perspective, le zéro et, pour
finir, leur résultante qu’est l’argent moderne.

Les inventions

1. L’infini
Même si Aristote connaît l’infini du temps, il refuse l’héritage des
présocratiques, pour lesquels l’infini n’avait pas fait problème et le
remplace par la notion plus neutre d’indéterminé. Il y a pour cette
substitution des raisons à la fois logiques et métaphysiques ; logiques

Epreuves finales 17 avril 2018


271
Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

en ce que l’infini ne permet pas les processus de corruption et de géné-


ration qui président à son épistémologie des causes ; métaphysiques,
ensuite, car un monde clos correspond mieux à un espace dominé par
un Dieu unique qu’un monde ouvert voire un monde constitué d’une
infinité de mondes. Cette préconception aristotélicienne dominera la
pensée occidentale et au-delà (qu’on pense à la pensée arabe) pendant
près d’un millénaire et demi ; mais cette domination ne sera jamais
sans partage. À tel point que l’un des dignitaires les plus importants
de l’Église, le cardinal Nicolas de Cues, évêque de Brixen et ministre
plénipotentiaire du Pape aux affaires extérieures, développe une
métaphysique de l’infini dans laquelle il développe une théorie de la
singularité humaine30.
Si la Renaissance est un âge d’inventions, de découvertes et d’in-
tense curiosité, la découverte d’un infini en acte en est très cer­tai­
nement la plus spectaculaire. Dans le cadre qu’on trace ici, elle est le
principal levier qui initia la révolution moderne. Même l’Église était
prête à admettre sa possibilité, au moins jusqu’à la contre-Réforme31.
Or, pour une grande partie des interprètes de la modernité, à l’exemple
de Hannah Arendt ou de Pierre Duhem, c’est une connaissance sup-
plémentaire dans un continuum de connaissances 32 ; une simple
connaissance de plus qui vient accentuer la révolution scientifique
en cours. Il s’agit là d’une méconnaissance caractéristique des lectures
dogmatiques de la modernité. En effet, l’infini est un concept particu-
lier qui résulte d’un modèle abstrait fait de calculs, d’approximations
et de tests. Jusque-là, les concepts livraient l’image d’un étant dans
son apperception, ils permettaient de le saisir au moyen d’un mot

[30] Même si saint Anselme en utilise le syntagme, le mot n’est jamais prononcé jusqu’au
XIIIe siècle, où la notion dit la puissance de Dieu et sa substance. On suivra sur ce point
les travaux d’Antoine Côté (2002) ; sur Nicolas de Cues, outre les classiques de Cassirer
(1927) et de Blumenberg (1966), l’ouvrage de Frédéric Vengeon, Nicolas de Cues : le monde
humain. Métaphysique de l’infini et anthropologie (2011) est éclairant.
[31] Dans l’instruction pontificale menée contre Galilée, la plupart des examinateurs sont coper-
niciens, certains comme le cardinal Bellarmin sont des astronomes avisés. S’ils admettent
l’héliocentrisme de manière hypothétique, c’est par souci de prudence par rapport aux
Saintes Écritures. Devant l’incapacité de Galilée de fournir des preuves affirmatives du
système copernicien et son entêtement à inverser le poids de la preuve, un débat hypo-
thétique devint une querelle dogmatique, si bien qu’il suffit de l’aversion du pape Paul V
envers Galilée, pour mettre le feu aux poudres.
[32] Koestler montre à ce titre la non-linéarité de ce processus. Les atermoiements de Copernic,
les tentatives désordonnées de Kepler de trouver un compromis avec le système de Tycho
Brahe, sans parler des mensonges et faux-fuyants de Galilée sont un tissu d’incohérences
d’où la solution newtonienne ressort finalement comme un miracle scientifique.

Epreuves finales 17 avril 2018


272
Aldo Haesler • Hard Modernity

dans ses distinctions et familiarités avec d’autres êtres. Le concept


d’infini n’est pas de cette nature. Nous ne pouvons entrer ici en écho
avec les discussions lancées depuis la Physique d’Aristote, les subtiles
catégorisations d’un Duns Scot, puis les éblouissements de Nicolas
de Cues jusqu’aux transfinis mathématiques de Georg Cantor, mais
si on veut prendre au sérieux cette refonte dont nous a parlé Koyré,
force est d’admettre que plutôt que d’être un concept substantiel, il
s’agit de penser l’infini comme un concept relationnel. Il ne permet
pas de penser des essences, mais des intervalles, des rapports et des
synthèses. Une fois admis, il vient transformer l’espace ontologique
traditionnel, formé de concepts substantiels, dans sa structure interne.
C’est ce qui rend cette admission aussi problématique et contestée.
Il ne s’agit pas d’une connaissance supplémentaire étayant le nouvel
esprit scientifique, pas même d’une nouvelle forme de connaissance,
mais d’un concept qui change la nature même des connaissances. C’est
pour cette raison qu’il nous arrive de convoquer la notion grecque
de metanoïa, non dans le sens théologique d’un repentir, mais dans
le sens philosophique d’un changement de mode de pensée. D’abord
considéré comme une anomalie inadmissible, puis comme une pure
expérience de pensée (sous forme d’infini en puissance), puis d’un
artefact (le point de fuite), l’infini, dès lors qu’il devient inévacuable,
dès lors qu’il entre en relation avec d’autres concepts, accède au rang
d’ens realissimum de la pensée moderne. Il n’est pas à construire, mais
un cadre permettant de déduire. Une fois posées, une fois admises,
les connaissances du monde entrent dans un rapport nouveau à la
totalité qui les contient et dans une relation nouvelle avec les autres
connaissances. C’est à partir de lui que se définissent d’abord les
relations, puis les membres de ces relations, à l’intérieur d’un espace
à dimensions multiples. Prenons le point de fuite dans un tableau à
trois dimensions (nous y reviendrons sous peu) : le nouveau regard
qu’inaugure l’infini « ouvre » le tableau à partir de ce point et non à
partir de sa base, c’est-à-dire à partir des deux parallèles qui finissent
par se rejoindre à l’infini. Une fois ce point saisi, l’espace se trans-
forme, acquiert de la profondeur et remet les substances figurées dans
ce tableau à leurs places respectives. Ces places respectives ne sont
plus dérivées selon l’ancien principe hiérarchique des scalae naturae,
mais s’agencent entre elles à l’intérieur d’un espace à trois dimensions.
Cet espace n’est pas un tout substantiel, mais un tout artificiel résul-
tant d’un principe de construction. C’est bien ce que constatent les
peintres renaissants quand ils parlent perspettiva artificiala. Loin de

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

« revenir » à une image rétinienne de perspective courbe, l’invention


de la perspective artificielle résulte d’un modèle visant à résoudre un
certain nombre d’anomalies propres à la représentation bidimension-
nelle. Nous y reviendrons.
L’infini est un corps étranger dans la base conceptuelle de
l’Occident­. À la fois infiniment grand et infiniment petit et infini-
ment long dans le temps, aucune qualité imaginable ne lui corres-
pond et peut donc permettre un rapprochement avec quelque étant
qui soit. L’agencement des êtres, de tout ce qui habite un cosmos,
dans cette « grande chaîne » se fait par familiarité et par hiérarchie,
verticalement et horizontalement. Est-il besoin de rappeler que ce
type d’échelles se retrouve dans chaque culture traditionnelle ? C’est
là un horizon métaphysique indépassable, hors le « miracle hindou »
(Frithjof Schuon). Entré en fraude dans cette « grande chaîne », on a
certes pu en faire un prédicat de Dieu (Giordano Bruno), mais c’était
au prix d’une abstraction qu’il avait lui-même introduite en sous-main.
La seule manière de traiter cet intrus, c’était de le mathématiser, et
par le biais de l’algèbre d’en tirer un formalisme qui allait, avec Isaac
Newton, trouver un modèle cohérent.
L’absence (même provisoire) de Dieu et l’ouverture du ciel sont à
traiter différemment. L’un est un long processus de délégitimation qui
s’accélère encore quand les appels à Dieu se font plus pressants, alors
que l’autre est un déchirement qui n’a même pas pris un demi-siècle
à s’opérer. Mais alors que le processus de sécularisation continuait
imperturbablement son chemin en sapant les fondations des sociétés
traditionnelles, l’autre connut une éclipse de près de trois siècles, avant
que l’angoissant dossier ne fût rouvert. Ce qui importe, cependant,
c’est leur conjonction à un moment donné. Entre le De revolutionibus
orbium coelestium (1543) et sa mise à l’Index en 1611, on peut dire que
le mal est fait. Ce qu’Osiander voulut encore neutraliser comme pure
hypothèse mathématique devient une affirmation factuelle. Et, en
même temps, l’ordre social théocratique voit sa légitimité reformulée
par le droit Naturel, ou, devrait-on dire, il se pose seulement la ques-
tion de la nécessité d’une légitimation de cet ordre. Cette conjonction
est le berceau de la modernité.
L’histoire de la découverte de l’infini spatial en acte nous montre
comment cette anomalie ontologique s’est nichée dans l’édifice pto-
léméen et au-delà, dans l’ensemble des scalae naturae de l’ordre
traditionnel et l’a fait imploser dans ses propres structures. Devant
l’ensemble des preuves factuelles, l’Église choisit d’abord le compro-

Epreuves finales 17 avril 2018


274
Aldo Haesler • Hard Modernity

mis scientifique. Il tint jusqu’à Kepler. On voulut bien l’admettre ex


hypothesei. C’est pour cette raison qu’on chargea Osiander de rédiger
la préface du De revolutionibus. Mais devant les fourvoiements de
Galilée, incapable de fournir des preuves de ses assertions et de ce fait
acculé à réclamer des preuves contraires affirmatives, l’Église n’eut
plus d’autre choix que la mise à l’Index – entérinant ainsi un débat
non plus hypothétique, mais affirmatif. Même admis par la néga-
tive comme connaissance scientifique, l’infini spatial en acte ne put
simplement venir s’ajouter aux connaissances traditionnelles comme
une connaissance de plus. On pouvait certes la neutraliser en évitant
d’en parler – comme cela avait déjà été le cas avec le zéro que nous
évoquerons tout de suite – mais la concordance avec les découvertes
astronomiques et d’autres découvertes, comme la perspective artifi-
cielle, invitaient à la faire passer par la petite porte.
La modernité n’aurait pas pris le tour contagieux qu’on sait sans
ses inventions techniques stricto sensu, et surtout sans leur remploi
économique conséquent. C’est à ce niveau qu’on ne peut plus esquiver
la discussion du statut de la technique et de la technologie. Mais notre
manière de voir la technique tend à la mettre au terme d’un processus,
on l’a déjà souligné, comme sa ratification, non comme son initiation.
Une technique est « mûre » quand elle clôture une époque, quand une
société sait faire appel à elle, pour parfaire sa cohésion, alors que la
doxa économiste ne cesse de réclamer aux techniciens d’en inaugurer
une nouvelle ou, à tout le moins, à « recréer » de la croissance par son
biais. Cette technique prométhéenne est un puissant mythe d’origine
de la modernité, une explication tellement évidente, causale et facile
à comprendre, d’ailleurs, que de la mettre en doute serait une incon-
gruité. D’où un puissant paradoxe. D’un côté, on ne cesse de la vili-
pender, mais de l’autre on lui demande de résoudre un grand nombre
de problèmes économiques, sanitaires et sociaux. Véritable ferment du
changement social, certains des principaux théoriciens du changement
social comme Marx, avec son développement des forces productives, et
Schumpeter avec son idée d’une « destruction créatrice », s’y rejoignent
sans qu’on ait jugé nécessaire de questionner cette incongruité de
l’histoire des idées de voir des opposants politiques et idéologiques
partager à ce point des positions identiques. Or si ce n’est pas la tech-
nique qui est au fondement du changement social, si elle vient clore
et non pas commencer une époque, bref, si nous faisons abstraction
de cette évidence trop bien partagée, il ne reste qu’à le chercher au
niveau d’une dynamique relationnelle, comme nous le postulions dans

Epreuves finales 17 avril 2018


275
Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

un précédent chapitre. Faire abstraction de cette « vue » technicienne,


c’est quitter les explications évidentes, causales et faciles, mais c’est
surtout quitter une méthode substantialiste qui, comme l’a déjà bien
vu Molière, impute aux vertus dormitives l’action sédative de tel ou tel
somnifère. On dira, certes, que l’une des caractéristiques de l’Homo
erectus est de se munir d’outils, de devenir un homo faber ; mais on
sait bien que l’invention de la roue, chez les Incas, n’a pas pris la voie
d’une révolution des transports et des territoires, mais celle, plus éphé-
mère et plus subtile, d’une production de jouets. Cette propension au
bricolage, au détournement, à l’expérimentation est un puissant levier
compétitif dès l’aube des sociétés humaines. Mais pour que l’invention
devienne efficace et structurante, il faut plus qu’un geste purement
archimédéen ; il faut que la synthèse sociale, dans laquelle elle éclôt,
l’appelle à se manifester, et il faut la liberté de l’expérimenter.
2. La perspective
Il est difficile de tirer des enseignements ontologiques de l’« inven-
tion » de la perspective au Quattrocento ; difficultés techniques,
d’abord, tant les considérations techniques et géométriques sont
dissonantes entre tous les auteurs engagés dans ce débat ; difficulté
généalogique, ensuite, tant l’évolution de la raison perspective s’est
faite par gradations subtiles33. Il ne saurait être question d’une rup-
ture de dimension entre art roman et peinture renaissante, entre
bi- et tridimensionnalité, comme certains, dont Oswald Spengler,
avaient cru bon le constater, mais il est remarquable que dès lors où
les bases mathématiques purent être établies, la « forme symbolique »
de la perspective prit une tournure paradigmatique en même temps
que l’infini en acte devint une part constituante de la spatialité réelle.
Nous retiendrons donc que c’est seulement dans le cadre d’une spatia-
lité infinitiste que la perspective artificielle pût devenir opératoire.
Les premiers tableaux adoptant un effet de profondeur se situent
dans le Trecento (Duccio, Giotto). Puis, la perspective empirique é­volue
vers une perspective mathématisée dès le début du XIVe siècle et
marque une révolution picturale qui annonce la peinture renaissante.
Cette révolution est marquée par une nouvelle manière de peindre mise

[33] À côté l’ouvrage classique d’Erwin Panofsky (1975 [1924]) qui mobilise la notion cassi-
rérienne de « forme symbolique », il n’est pas toujours facile de suivre les propos subtils
d’Hubert Damisch (1987). Par contre, le petit livre de Lucien Vinciguerra (2007) est riche
en enseignements sur l’archéologie diverse de la notion, notamment sur une probable
hétérodoxie de Piero della Francesca.

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276
Aldo Haesler • Hard Modernity

en vigueur en peinture par Giotto (1267-1337), en particulier. Giotto


se présente comme le précurseur de cette nouvelle façon de peindre
basée sur la précision des expressions, sur l’observation de la nature et
sur le respect de la perspective. Ainsi, parmi ses nombreuses fresques,
celle de la chapelle Scrovegni de Padoue, Giotto commence à inclure
l’idée de perspective dans ses œuvres en respectant les proportions des
personnages les uns en fonction des autres ainsi que la taille de ceux-
ci par rapport aux bâtiments. Si on a fait grand cas des expériences
de Filippo Brunelleschi, c’est que par ses ingénieuses constructions il
rompt définitivement avec l’aperspectivisme de l’art roman. Non qu’il
invente la perspective artificielle, mais il met au point une procédure
expérimentale pour montrer les erreurs de cette représentation. On
pourrait avancer que l’art roman, dans sa bimensionalité, serait une
sorte d’anamorphose inverse. Alors que la vision binoculaire naturelle
nous fait percevoir la dimension spatiale des choses, la représentation
romane impose une abstraction – faisant apparaître des personnages
à distance à la même taille, le même degré de précision des contours,
le même « empilement » que des personnages plus proches. Mais là
n’est pas la vraie originalité de l’invention. Elle est double : d’une part,
on peut se poser la question sur ce qui a incité les peintres ou plutôt
l’autorité qui les coiffait, à s’absenter de manière aussi criante de la
réalité binoculaire ou rétinienne ; et de l’autre, sur la manière dont
furent corrigées les erreurs de perspective commises durant tout le
Moyen Âge jusqu’au Trecento. L’invention de Brunelleschi met en place
un paradigme qui mènera à la fois à corriger les erreurs rétiniennes
(perspective légèrement courbe) et à formaliser au moyen d’une pers-
pective artificielle des lois de construction mathématisées qui serviront
dorénavant à toute œuvre artistique et technique se situant dans un
espace. Toujours est-il que sans Brunelleschi les carrés d’un carrelage
auraient longtemps encore été réduits d’un tiers par rapport aux pré-
cédents (Panofsky 1975, p. 147)34.

[34] L’une des expériences consiste à peindre un édifice en perspective sur une petite tablette
(tavoletta), d’y percer un trou, de la retourner, puis de regarder cette peinture à l’aide
d’un miroir à travers ce trou. Que vois-je sur le miroir ? L’image inversée de ce que j’ai
peint. Mais à quoi bon imposer cette image ? En dehors des jeux d’anamorphose que de
tels jeux de miroirs peuvent permettre, il semble évident que Brunelleschi avait voulu
rendre attentif aux jeux de profondeur possibles dès lors que l’on contemple le tableau en
perspective. De même pour son autre expérience, où il demande au spectateur habitué à
l’absence de perspective, de regarder le tableau d’un autre bâtiment, puis, ayant encore fait
un trou dans la toile, de regarder à travers cette ouverture la réalité représentée par cette
peinture, puis de faire quelque pas en arrière – pour faire l’expérience vive du changement

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277
Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

Il revient à Panofsky d’avoir fait de cette perspective artificielle une


« forme symbolique », au sens que lui a donné Ernst Cassirer. Refusant
de réduire la perspective à un simple problème technique ou mathé-
matique, Panofsky tient à montrer que le recours à la perspective
s’appuie sur une philosophie de l’espace qui est elle-même solidaire
d’une philosophie de la relation entre le sujet et le monde. Mais qu’on
ne s’y trompe pas : le réalisme mis en scène par Brunelleschi est un
réalisme produit par un dispositif technique. Pour rejoindre la réa-
lité, il lui a fallu un modèle. C’est ainsi que commence l’artificialisme
occidental. La perspective n’a pas été découverte, mais bel et bien
inventée, et pour qu’elle le fût, il lui fallut une spatialité adaptée. Au
sein de cet artificialisme, il ne s’agit pas de comprendre la nature,
pour la dominer, comme on l’a faussement transmis dans la doxa
moderne, mais d’en faire une représentation qui permette son trai-
tement technique. Connaître la nature pour la dominer supposerait
d’en saisir toute l’insondable complexité. L’enjeu est louable, mais sans
fin. Il ne s’agit pas non plus de n’en connaître qu’une partie dont on
ferait un usage métonymique. Non, l’artificialisme moderne produit un
modèle qui est un calque simplificateur de la réalité, mais un calque
capable d’être soumis au calcul et à l’expérimentation. C’est en cela
que Newton produit une synthèse entre l’expérimentalisme de Galilée
et la calculabilité de Francis Bacon.
Avec Brunelleschi, on est encore au Quattrocento, et les consé-
quences de cette nouvelle conception de l’espace ne viendront affleurer
que très doucement, aussi bien en mathématiques, physique, astro-
nomie ou dans les arts architecturaux. Et il fallut attendre Panofsky
(1975) qui, cinq siècles plus tard, nous fit comprendre la portée de cette
invention prodigieuse. Avec le recul qu’il nous donne, nous avons là
l’exemple d’un long mûrissement d’une forme symbolique qui ne vien-
dra bouleverser les conceptions spatiales de l’Occident qu’à l’occasion
de la grande période de seuil du début du XVIe siècle. Si la perspective
vient bouleverser l’architecture et les arts libéraux en général, cette
nouvelle conception de la spatialité, on vient de l’évoquer, ouvre une
brèche dans la représentation ontologique traditionnelle, finitiste et
hiérarchisée, du monde. La hiérarchie y est relativisée une fois pour
toutes. Les chaînes de dépendance causale dans leurs subtiles arbo-
rescences trouvent leurs généalogies concurrencées par des schèmes

de dimension. À travers ces modèles, Brunelleschi n’a eu de cesse d’éduquer le regard et


de rendre attentif à quel point la représentation médiévale n’était en rien réaliste.

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278
Aldo Haesler • Hard Modernity

fonctionnels et multicausaux. On peut songer é­vi­demment à la figure


de la pyramide, mais à moins d’en faire un modèle abstrait, cette
pyramide vient rendre plus complexe encore une scala naturae qui, au
fil des découvertes scientifiques, s’est enrichie au cours des siècles. Au
sens de Deleuze, cette scala est un « espace lisse », d’où toute échappée,
toute fuite est impossible ; en cela, hiérarchie et finitude sont liées. La
différenciation statutaire qui est le propre du monde traditionnel est
un principe de rangement où toute nouveauté doit être intégrée dans
une « case » existante et qui, suivant le principe d’Anaximandre, doit
être compensée par la disparition d’un élément existant de la grande
chaîne des êtres. Rangement, ménagement et hiérarchie des êtres
sont des éléments constitutifs d’un système cohérent et cohésif, d’une
parfaite symbiose dont la clef est la compensation entre ces êtres. Avec
la mise en perspective, l’antique représentation du plérôme qui, comme
de nombreux autres motifs platoniciens, néoplatoniciens et gnostiques,
n’a jamais été complètement expurgée par la doxa aristotélicienne,
vient corrompre l’espace lisse des scalae.
Et il y a la ligne de fuite, c’est-à-dire la figuration d’un infini abs-
trait sous la forme d’un point de fuite. Ces deux parallèles qui défient
l’espace euclidien et qui finissent par se rejoindre donnent une défi-
nition de l’infini : il est la relation entre ces deux droites parallèles et
un espace tridimensionnel. Depuis l’intuition du Cusain, la gnoséo-
logie est en effervescence ; entre un infini en puissance qui ne semble
plus faire de doute et un infini en acte qui rencontre encore les plus
vives résistances, la ligne de démarcation s’assouplit, et elle s’assou-
plit parce que Nicolas de Cues pense déjà l’infini comme un concept
relationnel. Il comprend qu’il ne saurait y avoir d’infini en soi dans
notre entendement, d’infini en tant que substance. Ce qu’il perçoit lors
de sa traversée vers Constantinople, c’est cette tension extrême qu’il
y a entre lui, être fini, occupant un point précis de l’espace, et ce vers
quoi plonge son regard. C’est à la fois la coïncidence des opposés et la
docte ignorance qui s’y rejoignent ; docte ignorance, car il n’y a pas de
substance, d’étant, qu’il s’agit de saisir par son concept, il n’y a pas
d’idée à laquelle je pourrais participer, il n’y a que cette tension qui
rien ne saurait absoudre. Et pour la saisir, il faut mettre sa connais-
sance des substances entre parenthèses. C’est par cette brèche que
va s’ébaucher l’ouverture du ciel.
On comprend ainsi que la bidimensionalité est une contrainte
ontologique liée à la nature même de l’échelle des êtres. Pourquoi,
en effet, ce remue-ménage lié à l’invention de la perspective, tous ces

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

Vasari, Alberti, Desargues, Filarète, Manetti, Léonard jusqu’à Piero


della Francesca et Vitruve, sinon pour rompre avec cette contrainte
et établir un modèle mathématisé qui rééduque la vision humaine.
Car une fois qu’une forme symbolique est admise dans la réalité, la
conception de cette réalité se transforme. Il y a metanoïa. Or, la pers-
pective est une puissante forme symbolique, une transmetteuse de
la notion d’infini, plus visible, autrement et directement plus efficace
que l’argent moderne.
3. Le zéro
Le zéro et l’infini sont des signes hindous entrés en contrebande
dans la sémiologie occidentale. Plutôt que d’être assimilés, comme
nous semblons le croire, ces signes ont transformé la structure de son
monde. Il y va ici de la métaphysique, telle qu’elle se stabilisa depuis
Aristote, c’est-à-dire depuis que celui-ci distingua en deux domaines
la réflexion sur l’étant en tant qu’étant et une réflexion sur l’étant le
plus éminent, en subordonnant le second domaine au premier.
Tout comme l’infini et la perspective, le zéro est une invention
conceptuelle ; elle ne change pas la réalité, mais les relations entre ses
éléments et par cela elle change la réalité35. Le zéro est, comme tant
d’autres, une invention indienne qui, par le biais de marchands arabes
arrive en Europe au cours du XIIe siècle. Ni l’Église, ni les diverses
scalae naturae ne peuvent admettre cet élément qui n’en est pas un.
Si la nature a peur du vide, l’ontologie traditionnelle rejette le néant
dont le zéro est l’une des figures. Il faudra attendre près de 400 ans,
afin que sous la pression des marchands, las d’utiliser leurs abaques
et les chiffres romains, le zéro commence à se faire adopter dans les
méthodes de calcul, et par la force des choses dans les représentations
ontologiques de la réalité. Ainsi, on verra éclore assez rapidement la
comptabilité en partie double, impensable sans l’usage du zéro, mais
surtout une nouvelle sémiologie mathématique, dont l’algèbre, qui
repose en grande partie sur les relations entre 0 et 1, entre, pour le
dire généralement, rien et quelque chose. Que ce soit la binarité (0/1),
l’infini (1/0), l’annulation (1 x 0) ou, au contraire, la réfutation du ex

[35] On insistera toujours sur la plus grande intelligence que confère la méthode relationniste
dans toute pensée scientifique. Elle met les faits derrière les relations qui les constituent
et demande pour cela une pensée synthétique. Que ce soit en physique quantique, en
sociologie relationnelle ou en épistémologie, l’approche relationniste ne conservera pour
seule substance que la relation elle-même, sachant que même la conscience humaine est
encore le produit d’un relationnement.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

nihilo nihil (0 → 1, 1 → 10), le zéro permet d’édifier des artefacts et


des modèles, surgis à partir de rien et permettant ainsi de mettre ce
rien en relation avec ce qui existe36.
On se permettra ici de sauter une étape historique et de citer ce
que Rotman (2000) souligne à propos du capitalisme financier :

Certes, même si le zéro n’est plus un signe étrange, le masque d’une


altérité inhumaine revêtu par le capitalisme mercantile qu’il était
encore pour Shakespeare, mais un lieu commun du langage, les
figures qu’il produit – le degré zéro, le zéro du compte à rebours, le jeu
à somme nulle, le zéro absolu, zéro options, zéro défaut ou « ground »
zéro – ne cessent de véhiculer la charge d’une absence, d’une origina-
tion, d’une définititivité, d’une annihilation, à savoir le sens d’un au-
delà comme un rien qui imprègnent ses associations iconographiques
(2000, p. 141).
Et il ajoute :
Certainement, la forme du capitalisme produite par l’ordinateur n’est
plus longtemps confinée au théâtre de l’esclavage salarial – ce n’est
plus un capitalisme mécanico-industriel, mais un capitalisme électro-
nique et financier. Celui-ci ne se distingue pas seulement de l’achat et
de la vente de marchandises, mais aussi d’argent ; de l’argent qui pour
transagir avec lui-même doit être d’une nature racialement différente.
À présent, les transformations de l’argent sont intimement connectées
à l’instrument sémiologique qui en permet le compte et la comptabilité.
Et depuis qu’à la fois le langage et la structure logique des ordinateurs
privilégient le zéro de manière fondamentale, il est raisonnable de
s’attendre à ce qu’un phénomène reconnaissable en termes de zéro
sera au centre d’une transformation du signe monétaire qui constitue
le capitalisme financier (p. 142).
Et il en vient à ce moment fatidique des années 1972-1973 :
C’est au début des années 1970 qu’eut lieu une transformation fonda-
mentale dans les pratiques financières que fonde et crée la circulation
de signes monétaires. Ce qui se produisit alors est une confluence
unique et une intégration structurelle de quatre phénomènes moné-
taires dont aucune n’était véritablement nouvelle, mais qui toutes
ensemble créèrent un marché monétaire quotidien multimilliardaire
et un ordre monétaire fortement volatil (p. 143).

[36] On renverra ici à l’ouvrage du mathématicien américain Brian Rotman (1993) ) – nous
traduisons à partir de la version allemande (2000) – et aux travaux de J. Hillis Miller
(2003 et passim) en littérature comparée.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

Notons bien que Rotman écrit cela en 1986-1987, et il nomme ces


quatre phénomènes – des taux d’échange monétaire flottants, l’incon-
vertibilité d’une monnaie mondiale, l’accroissement des xéno-monnaies
ou de l’argent offshore, et l’expansion des marchés dérivés – qu’il ins-
crit de plain-pied dans cette sémiologie si particulière dont l’horizon
s’ouvre avec l’admission du zéro. Si nous avons cité aussi longuement
Rotman, c’est qu’il nous fournit un lien admirable à la prochaine
invention qu’est l’argent (abstrait) moderne.
Cette lente éclosion du zéro est l’un des marqueurs les plus impor-
tants des résistances que l’ordre traditionnel des choses oppose aux
novations pures. Opposition de principe et opposition logique se
conjuguent, car dans son cadre la disparition d’un non-être est stric-
tement impensable et ne saurait être compensée par l’apparition d’un
être nouveau. Il ne saurait donc être soumis à la règle d’Anaximandre.
La situation de l’Inde est différente. Non seulement a-t-elle pensé la
disparition du monde, c’est-à-dire la soustraction du type (A – A),
mais le non-existant est le socle même de la sagesse hindouiste. Seule
une civilisation capable de penser sa propre disparition est capable de
concevoir le zéro parmi ses modes de pensée ; or, pour penser sa propre
disparition, fallait-elle se penser elle-même comme un ensemble exis-
tant, un ensemble susceptible de disparaître. Si l’approche physique,
celle de l’infiniment petit et celle de la théorie des quanta, nous égare,
c’est qu’il nous reste un problème métaphysique irrésolu, un problème
qui ne saurait être traité qu’à partir du moment où il est considéré
comme une catégorie relationnelle (et non comme une catégorie pure)
et peut être même l’accès à la pensée relationnelle. En effet, sauf dans
les postulats physiques (comme le zéro absolu), il n’apparaît jamais
seul. Et s’il n’apparaît jamais seul, c’est qu’il constitue l’objet qui l’ac-
compagne comme naissant dans la relation qu’il permet d’instaurer.
Ce ne sont pas ces considérations ultimes qui ont mené les mar-
chands renaissants à adopter le calcul décimal. Leur souci pratique
aura une fois de plus – comme cela avait déjà été le cas pour l’ins-
cription des dettes à Sumer qui allaient mener à l’écriture – introduit
une anomalie ontologique dans un système de pensée qui n’avait pas
connu de modification majeure depuis Aristote. Car le zéro apparaît
au moment même où l’infini en acte devient pensable. D’un point de
vue pythagoricien, l’harmonie entre les sphères est respectée, alors
que le contenu de ce qui saurait être pensé est indiscernable, alors que
d’un point de vue formel, nous avons là une abstraction fonctionnelle
du type y = f(x), le f représentant l’opérateur relationnel.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

4. L’argent moderne
Sur aucun autre phénomène de la vie sociale autant d’incertitudes,
d’erreurs de pensées et de jugements erronés n’ont été émis que sur
l’argent. Deux erreurs catégorielles corrompent son intelligence :
1. L’absence de distinction entre un argent utilitaire, comme moyen
d’échange, de mesure et de réserve de valeur, et celle d’un argent
médial, comme support de communication et d’appréhension du
monde rivalisant avec le langage.
2. Et le fait de vouloir comprendre l’argent ab origine alors que là,
précisément, s’emploie la méthode systématique-reconstructive
de Marx dont on a parlé en Introduction.
La distinction entre deux catégories d’argent est un fait massif
caractérisant l’époque de seuil de la fin du « long XVIe ». L’argent clas-
sique est un outil avec des fonctions techniques, l’argent moderne est
un médium, c’est-à-dire une forme de pensée qui intègre un réseau
d’êtres et de choses en expansion continue. Il a passé inaperçu en
raison de l’incongruité que recèle cette assertion et de la facilité qu’il
y avait à rabattre l’argent médial sur l’argent utilitaire. Dans une
première approche, on peut définir l’argent médial comme de l’argent
ayant perdu toute espèce de substance. Dans une seconde, comme un
moyen généralisé de communication, comme l’ont défini les sociologues
Talcott Parsons et Jürgen Habermas. C’est le principal opérateur de
la modernité hard. En un raccourci quelque peu téméraire, on peut
dire que là où les structuralistes avaient utilisé la formule « struc-
turé comme un langage », alors que l’idée était méthodologiquement
correcte37, il nous faudra la reprendre et proposer de dire « structuré
comme un système monétaire »38.
La méthode génétique est le propre du substantialisme. Pour
comprendre­un phénomène, il faut remonter à sa source et patiemment
reconstruire son développement. Marx en avait reconnu les limites et
l’erreur. Bien des phénomènes simples s’expliquent en aval, quand leur
évolution est linéaire ; le problème étant que des phénomènes complexes­

[37] On rappelle les étapes logiques de l’investigation épistémologique en sciences sociales (le
droit y compris) : analogie, isomorphie, homologie et structure.
[38] La déplétion du langage est la principale faiblesse de la méthode structurale. L’erreur
consiste à lui accorder une exclusivité qu’elle perd au fil du temps. Dans son génie cor-
rompu, Jacques Lacan l’avait compris avant tous les autres. On a beau s’adonner au
langage sur le divan, si rien ne vient, il ne reste comme maïeutique plus que le forceps de
l’argent pour libérer l’inconscient du patient.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

connaissent des émergences, et donc que la méthode à employer doit


être abductive. Elle consiste en ceci : ne sachant jamais quand un
phénomène arrive à son stade final, la reconstruction ne peut se faire
que dans le cadre d’une supposition générale. À savoir, faire comme si
cet état final était atteint, quitte à réviser son analyse quand le phéno-
mène étudié connaît un nouveau développement. L’argent est l’exemple
même pour l’usage d’une telle méthode. Dans son abstraction actuelle,
il nous vient à penser que nous avons atteint un seuil où il disparaîtrait
d’abord comme un objet, fût-ce sous forme électronique, puis comme un
phénomène questionnable. C’est ce qui nous fait dire que nous sommes
proches de sa perfection, proches du niveau d’abduction maximale où
son système peut être enfin reconnu. Mais ne brûlons pas les étapes.
L’argent abstrait existe depuis toujours – comme reconnaissance
d’une dette dont la monétisation permet le transfert à un tiers –, mais
à l’époque qui nous intéresse, il se met à circuler, à structurer l’éco-
nomie européenne et à mettre en place une synthèse sociale inédite
car dépourvue de transcendance. Par la découverte des Amériques,
l’expansion du commerce au loin, les nouvelles méthodes comptables
et la création d’un secteur financier proprement dit (bourses, banques,
techniques de change), l’argent se met à irriguer les sociétés occiden-
tales. Le troc régresse partout, de même que les rentes en nature, le
commerce au loin est préfinancé, soutenu par un système assurantiel
complexe et par des primes de risque astucieuses. Par argent abstrait,
on entendra un argent qui n’est plus substantiel, mais (combien de fois
faudra-t-il répéter ce trait de méthode important ?) relationnel. L’argent
est là pour mettre en relation ; c’est un mode de re­la­tion­nement. Il
permet de créer des relations, d’en modifier d’autres, et surtout il est,
comme nous le verrons plus loin, ce moyen prodigieux de créer un
semblant d’ordre dans un univers qui, comme le disait John Donne,
est tombé en morceaux. L’argent moderne est un médium, c’est-à-dire
une forme symbolique qui conduit pour une très large part la per-
ception et l’intelligence du réel. L’argent recèle un savoir d’un genre
particulier ; un savoir qui seul peut agencer l’immense matrice qu’est
sur Terre l’univers des êtres et des choses. On ne saurait exagérer son
statut. Or, sa dynamique s’amplifie à mesure qu’il perd en substance.
Aucun diagnostic du monde ne peut se faire, si on ne place pas l’argent
d’entrée de jeu dans le travail d’analyse. Car il est l’infini en acte. Il
est ce qu’a généré l’ontologie infinitiste, sa part mathématisable (que
seule la musique peut sauver), et donc le seul transcendantal néces-
saire de la part du monde moderne qu’il rend possible. Son histoire

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Aldo Haesler • Hard Modernity

n’a pas encore été écrite, ni comprise. Face à cet oubli, toute tentative
de voir et de comprendre le monde s’avère vaine. Si, comme le disent
quelques jeunes (et trop jeunes) philosophes, le monde n’existe pas,
c’est moins qu’il existe des infinités de mondes possibles, dont celui
que nous habitons n’est qu’un exemplaire (un sortal), c’est que sans ce
transcendantal le monde ne peut vraiment pas exister39.
Après un XIVe siècle désastreux sur presque tous les plans de la vie
sociale, s’enclenche une lente hausse de la démographie et du niveau
de vie. La demande intérieure se développe de nouveau, créant des
marchés ; et ces marchés vont à la fois nécessiter de nouveaux produits
et remettre en train l’artisanat. Peu à peu, l’économie de subsistance
change de forme produisant des surplus qui pourront être mis en cir-
culation. De plus, la Grande peste ayant décimé près d’un tiers de la
main-d’œuvre agricole, les propriétaires terriens, s’ils veulent éviter
de voir leurs terres tomber en jachère, se voient contraints d’attirer
des travailleurs par diverses incitations monétaires : passage d’une
rente naturelle à une rente en numéraire, paiement de salaires, etc.
S’amorce ainsi, à partir du XVIe une période de (lente) hausse du
niveau de vie du Tiers-État. L’afflux de l’or américain va contribuer
à dynamiser ces changements structurels. Partout apparaissent des

[39] Reconduire cette rupture au processus de monétarisation, comme ne cesse de le prétendre


une certaine tendance postmarxiste dans le sillage des travaux d’Alfred Sohn-Rethel, c’est
inverser cause et effet. Et c’est en même temps retomber dans le piège de l’ancien trans-
cendantalisme. La monétarisation (au demeurant fort discrète au début du XVIIe siècle
en Europe) est la solution d’un problème ; elle est la tentative de remise en ordre (social)
de l’état de contingence créé par l’ouverture du monde. Elle intervient après la révolution
copernicienne, comme l’un de ses résultats. Nier ou occulter cela reviendrait à remettre
en selle un cogito universel, alors même qu’on aurait voulu le relativiser en en faisant
une résultante du processus de monétarisation. C’est avant tout Bockelmann (2004), à la
suite de son étude sur une rupture subite de la rythmicité au début du XVIIe siècle, qui
succombe ainsi à cette subreption. Il croit que cette rupture se fait de manière immanente,
et ne se rend pas compte que cette immanence n’est rien d’autre que l’esprit en action
qui, tel le baron von Münchhausen, aimerait se sortir de l’ornière en se tirant par ses
propres cheveux. Mais, est-il permis de se demander, quel est ce bourbier ? C’est bien le
bourbier de l’acosmisme et non celui d’un argent moderne soudain créé ex nihilo, par la
simple force d’un esprit. Si l’irruption du schème binaire peut être considérée comme une
véritable révolution de la perception rythmique, exemplifiée selon lui par Descartes dans
son Compendium musicae (1650, écrit en 1608), il est en effet une véritable subreption de
la considérer comme une résultante du processus de monétarisation, enclenché, toujours
selon lui au début du XVIIe siècle. D’une part, ce processus débute à cette période-là de
manière assez modeste, mais aussi et surtout est-il bien plus cohérent de comprendre cette
binarisation à vocation universelle, comme conséquence de l’acceptation du zéro et donc
de l’établissement d’une nouvelle sémiologie des chiffres et de la méthode relationniste
qui lui fit suite ; et qui va imposer l’accent tonique dans l’écriture musicale.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

marchés ; ces marchés sont interconnectés et finissent par former


un réseau avec ses activités financières privées40. Le marchand n’est
plus un mal nécessaire, mais un agent irremplaçable pour satisfaire
la demande. Ainsi recourt-il à la production par pièces faisant l’inter-
médiaire entre le paysan-producteur et le marché local, apportant
l’argent à la campagne et la connectant à la ville, alors même que
les marchés urbains se ramifient et s’interconnectent. Créant ainsi
une circulation monétaire qui doit se doter d’institutions et d’orga-
nisations capables de faire circuler marchandises et informations
avec un haut degré de fiabilité et de sécurité. C’est dans ce cadre
que l’argent change de nature. Non seulement il va dynamiser les
échanges, mais il va peu à peu prendre une fonction formatrice des
échanges. De la détermination traditionnelle A = f(E), nous passons à
E = f(A) qui est en quelque sorte l’équation originelle d’une conception
« ésotérique » de l’argent, telle que développée par Georg Simmel dans
sa Philosophie de l’argent. La monétarisation massive dans la période
qui nous intéresse – la fin du long XVIe (1450-1620) – voit donc naître
un certain nombre d’institutions, de pratiques, de concepts nouveaux
que l’on pourrait tous ranger sous l’effigie de l’argent considéré non
seulement comme moyen de paiement, mais comme média généralisé
de communication. Cet argent « nouveau », de plus en plus dématéria-
lisé, est un argent dont la production n’est plus liée à l’extraction de
métaux précieux, mais à la simple confiance qu’on a dans le pouvoir
d’achat que confère la signature de l’émetteur de cet argent (État,
banque, changeur, etc.). Cette « simple » confiance est cependant liée
à la construction d’un cadre institutionnel fonctionnellement diffé-
rencié, comme l’a compris Luhmann. Il est essentiel de constater que
jusque-là, l’argent, aussi bien dans sa forme que dans sa quantité,
était déterminé par les besoins de l’échange : A = f(E). Or, à partir du
moment où l’argent s’autonomise par rapport à son substrat matériel,
une chose surprenante se produit. Non seulement il devient produc-
tible à l’infini, mais pour peu que son pouvoir d’achat reste garanti,
nous assistons à l’inversion de l’équation A = f(E) : il fournit ainsi le
combustible à des échanges marchands de plus en plus nombreux, et
de par sa forme subtile, légère, dématérialisée, il investit des domaines

[40] On dit du financier d’Augsbourg Jakob Fugger (1459-1525) qu’il était l’homme le plus
riche de tous les temps. À sa mort, sa fortune était estimée à 400 milliards de dollars, soit
2 % du PIB de l’Europe de l’époque, ce qui, comparé à Bill Gates, l’homme le plus riche en
ce moment (2017) et dont on estime la fortune à quelque 86 milliards de dollars, est une
différence d’échelle considérable.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

de la vie quotidienne qu’il avait jusque-là épargnés. Cette nouvelle


équation : E = f(A) change la nature même de l’échange. À présent
que les échanges sont déterminés par un média qui les irrigue en­tiè­
rement et qui en détermine la forme, les échanges soumis à cet argent
deviennent 1° des échanges à profits conjoints (des jeux à somme
positive), 2° et des échanges qui ne se limitent plus au domaine mar-
chand, mais qui exportent cette forme marchande dans tout l’univers
des interactions humaines.
Une remarque d’ordre personnelle. On ne peut éviter d’annoncer
l’idée de jeu à somme positive que nous allons développer dans le cha-
pitre suivant, et donc de préjuger de ce chaînon manquant que nous
ne cessons de mettre en avant, tant toutes ces montées en généralité
commencent à être agaçantes. Tout se passe en effet comme si nous
avions des pièces de puzzle qu’on n’arrive plus à ranger dans l’ancien
jeu. Or, il ne s’agit pas de faire comme si nous ne connaissions pas le
nouveau. Ce nouveau jeu, on l’a découvert bien avant d’avoir entamé
la recherche sur les inventions conceptuelles dont nous faisons état
ici. C’est le doute persistant quant à la cohérence de ce nouveau jeu
qui nous a conduit à mieux tenter de comprendre les éléments dont
il est la synthèse.
Le changement de forme de l’échange marchand a pour conséquence
un changement de forme de l’argent. C’est en devenant jeu à somme
positive, que l’échange fait se transformer l’argent en capital. Le capital
n’est dû ni à la cupidité d’une classe, ni à quelque injonction morale
(calviniste), ni à la naissance d’un type particulier d’individu (l’entre-
preneur dynamique), ni au réinvestissement de quelque accumulation
primitive, mais ressortit fondamentalement à ce changement de forme
de l’échange41. L’argent devient capital, principe dynamique du capi-

[41] Depuis les travaux de Jean-Michel Servet (1980), il est devenu courant de dénoncer la
« fable du troc ». Colportée jusqu’à ce jour par la doxa économique, elle prétend que l’argent
a été créé par les marchands pour faciliter les échanges. Rien n’est moins certain. De nom-
breuses études historiques montrent que cette explication simpliste doit être révisée. Il y
a d’abord les travaux pionniers de Denise Schmandt-Besserat (1991, 1992) qui montrent
le développement conjoint de l’écriture et des contrats d’endettement sur les tablettes
sumériennes 2000 ans avant notre ère. L’argent serait « né » de ces contrats d’endettement
qui auraient troqué un endettement personnalisé contre un endettement transférable à un
tiers potentiellement inconnu. Après Gunnar Heinsohn (1977), c’est David Graeber (2009)
qui a décrit ce processus d’endettement, en soulignant le rôle de l’État et sa propension
à la guerre permanente. De fait, quatre discours génétiques devraient être distingués : 1.
la fable du troc (Aristote, Carl Menger), 2. la dynamique débitiste (Heinsohn, Graeber), 3.
l’hypothèse chartaliste (Georg F. Knapp, Servet) et 4. l’hypothèse sacrificielle (Bernhard

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

talisme, au début du XVIe siècle par ce changement paradigmatique


de l’échange mis en évidence par Louis Dumont. C’est l’argument le
plus important que nous entendons formuler contre la doxa marxiste.
Reprenons le procès de monétarisation. Quatre facteurs contribuent
au développement quantitatif du fait monétaire : l’afflux des métaux
précieux américains, l’extension des conquêtes coloniales, une activité
guerrière de plus en plus intense et des changements structurels dans
les économies domestiques.
Ce dernier facteur est loin d’être anodin. À l’échelle locale, la moné-
tarisation des rentes crée à la fois des marchés de biens et des mar-
chés de travail. Tout au long du « long XVIe », en dépit des guerres,
une croissance économique continue a lieu, améliorant – quoique de
manière encore très discrète – les conditions de vie des gens de peu.
Entre marchands se mettent en place des liens commerciaux de plus
en plus structurés. Le marchand n’erre plus de ville en ville en ten-
tant d’écouler sa marchandise au petit bonheur la chance, mais il
commence à s’organiser ; d’abord en devenant plus incitatif à l’égard
des producteurs, le poussant à une activité régulière et en relayant la
demande des clients ; en s’organisant ensuite à l’image des corporations
citadines avec son ordre, ses modes de règlement, de financement et de
fonctionnement ; puis, en créant des structures monétaires, avec des
caisses de compensation, une normalisation des changes, des foires
annuelles (comme celles de Bisenzone42) chargées du clearing de ces
changes ; et finalement, fer de lance « capitaliste » de ce nouvel ordre
commercial, le marchand-aventurier, comme l’a vu Braudel, se lançant
dans des expéditions à haut risque demandant par conséquent finan-
cement et couverture du risque par un système assurantiel. L’argent

Laum, Horst Kurnitzky). Chacune a sa valeur explicative et chacune ses déficits. Il reste
que le fait que nous n’avons que des théories incomplètes indique l’erreur de méthode qui
se produit quand nous procédons de manière génétique et non pas généalogique.
[42] À la suite de l’ouvrage de Boyer-Xambeu, Deleplace et Gillard (1986), Luciano Pezzolo
et Guiseppe Tattala (2008) vont jusqu’à dire que ces foires sont de véritables marchés
internationaux des capitaux : « From the mid-sixteenth to the early seventeenth century,
Genoese bankers collected money from a variety of sources and lent it to the king of Spain. It
was all made possible by the Bisenzone exchange fairs, which created an efficient financial
network under Genoese control and permitted arbitrage among northern Italian financial
markets. At Bisenzone, Genoese bankers raised money for these loans from a variety of
sources, which reduced the risks of lending and funded the king’s long-term obligations via
short term loans. Bisenzone was in many ways an offshore capital market which operated
on an international scale, or, in the language of the sixteenth century, a fair without a
place – una fiera senza luogo. »

Epreuves finales 17 avril 2018


288
Aldo Haesler • Hard Modernity

est donc plus présent aussi bien dans le quotidien des petites gens que
dans les hautes sphères du pouvoir. Il irrigue un système qui, grâce à
lui, permet d’agir à distance et qui, grâce aux nouveaux outils comp-
tables, permet de juger rationnellement d’une action et à partir de là
d’en prévoir d’autres. Bien avant les découvertes astronomiques, sous
l’effet des visées impériales et des conquêtes coloniales, le monde s’était
ouvert et étendu ; mais, en même temps, grâce au réseau monétaire, il
se resserre et commence à prendre la forme d’un système internatio-
nal – un événement mineur survenu dans une région du globe pouvait
déclencher une crise majeure dans une région située à des milliers de
kilomètres de là. Par l’intermédiaire du mécanisme des prix se met en
place un système d’information, la « Grande société » dont avait déjà
parlé Friedrich von Hayek, c’est-à-dire un réseau où les prix sont les
informations suffisantes pour se repérer dans la complexité du monde.
Il y a cependant une strate plus profonde que ces aspects quantita-
tifs de l’argent moderne : c’est son changement de nature. Résumons-en
les traits :
La reproduction mécanisée
À l’instar des livres et des journaux, la presse mécanique de
Gutenberg permet l’impression de « billets » (bons d’état, traites, billets
de banque) en quantité jusque-là impensable. C’est un aspect évident
mais souvent négligé de l’histoire monétaire. Certes, rien n’interdit
d’endosser des papiers émis pour des montants colossaux, mais ce qui
importe ici est la fongibilité du numéraire, le fait, en d’autres termes,
qu’il se met à irriguer des économies entières, de la petite coupure
des transactions quotidiennes à la traite à millions, et que par ce
biais s’abaissent les coûts de transaction de la circulation monétaire.
Parallèlement à cela, cesse la prolifération des monnaies régionales
et parallèles ; un étalon s’impose qui, à l’instar de la création d’un
imaginaire national par imposition d’une lingua franca ou d’un idiome
vernaculaire43, intégrera des économies domestiques et en fera des
zones fiscales homogènes.
Une création ex nihilo
À l’époque que nous considérons, la circulation monétaire se fait
encore pour une large part en pièces métalliques. Mais le change
monétaire existe depuis le XIIe siècle (Gênes) et a évolué de manière

[43] On rappellera les travaux de Benedict Anderson (1996 [1983]).

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

remarquable – d’une part pour sécuriser les transactions et de l’autre


pour contourner l’intérêt monétaire (prohibition de l’usure). Les billets­
de banque sont d’abord d’origine privée et leur usage réservé aux
marchands de toute sorte. Plutôt que d’y recourir, l’État, lui, préfère
manipuler l’aloi. Or, le financement de l’État se fait pour une large
part sur la base du seigneuriage – différence entre la valeur de métal
précieux et des pièces émises – ce qui limite intrinsèquement ses
possibilités financières. Mais les choses changent assez rapidement.
C’est très probablement le rêve de grandeur impériale de Charles
Quint qui a donné une impulsion décisive à la formation de circuits
monétaires de grande ampleur. Pour financer son expansionnisme,
le souverain espagnol recourt au crédit que lui allouent les Fugger
d’Augsbourg. Le cas fait école, d’autant plus que l’autorité souveraine
est débordée de toutes parts par les initiatives privées. Sous forme
fiduciaire, l’argent est considéré comme une dette contractée par son
émetteur – qu’il soit public ou privé – qui va entre les mains d’un
agent économique qui l’utilise comme moyen de paiement, amorçant
ainsi un circuit monétaire dont la somme des actifs équivaut à la
somme des passifs. Si, in fine, l’émetteur d’origine recouvre l’argent
qu’il a débité, il a effectivement créé cet argent à partir de rien. Et
si à chaque paiement correspond une activité économique (argent
contre marchandise), l’émission d’origine aura généré une croissance
économique équivalant à la masse monétaire mise en circulation. À
chaque fois qu’un crédit est consenti, la masse monétaire augmente
selon un multiplicateur déterminé par le taux d’intérêt de ce crédit,
masse dont on déduira les transactions monétaires « pures » (argent
contre argent) et les réserves minimales détenues par les banques
pour motifs de sécurité. L’argent moderne est donc une dette artifi-
ciellement créée (ex nihilo). À la différence de l’ancien argent, où ne
peut être prêté qu’un actif matériel, dont la production a coûté le prix
d’extraction plus le seigneuriage, l’argent moderne se crée d’un trait
de plume. N’importe qui ne peut pas le créer et c’est la raison pour
laquelle il est nécessaire de disposer d’une institution qui impose des
règles, des normes et des limites à la création monétaire. C’est par le
respect de ces contraintes que l’institution émettrice d’argent acquiert
sa légitimité et que se mettent en place des transactions – qu’on base
généralement sur la confiance. Cette notion, souvent invoquée, est un
psychologisme indu. Il y a aussi peu de confiance dans la légitimité
monétaire qu’on aurait de confiance de monter dans un avion. On a
simplement l’espoir qu’il fonctionne. L’institution monétaire moderne

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Aldo Haesler • Hard Modernity

ne repose pas sur la confiance, mais sur un ensemble de contraintes ;


on peut tout juste dire que s’il y a confiance, c’est celle qu’on a dans
l’opérativité de ces contraintes.
La plus-value monétaire (M – M’)
La doxa économique fait reposer la plus-value monétaire sur un
détour productif. S’il y a croissance de la masse monétaire sans crois-
sance parallèle du produit, il en résulte une inflation qui réduit à
néant toute forme de plus-value. Cette vue orthodoxe est fausse, au
moins depuis la formation de la bulle monétaire dans le dernier quart
du XXe siècle. Il n’y a inflation que dans la mesure où cet argent surnu-
méraire revient dans la sphère réelle. Aussi longtemps qu’il demeure
dans des circuits purement monétaires, il est neutre sur le plan de
l’inflation. Or, quel que soit son placement, cet argent vise toujours une
crue. L’argent sous forme pure n’est jamais stationnaire, il « travaille »
toujours à son accumulation. Il y a donc capital dès lors que l’argent
est laissé à lui-même – ce qui est l’exact contraire de ce qu’en a dit
Marx. Ce qui ne l’empêche pas de chercher à tout moment d’investir la
sphère réelle. Il est constamment en embuscade, constamment­à l’affût
de rentes. Ce qui empêche aussi cet argent déréalisé de se déprécier,
ce sont tout un ensemble d’institutions monétaires (BRI, BCE, FMI,
banques centrales, etc.) qui parviennent à le réguler de manière rela-
tivement efficace (c’est d’ailleurs le seul vrai titre de noblesse de la
science financière d’avoir réussi à établir ces institutions et à les doter
d’instruments de politique monétaire en vue de réguler ces flux mons-
trueux). Ces embuscades sont parfaitement aléatoires, guidées par le
court-termisme et le principe du « first come, first served ». Ce « capital
fictif » a d’importantes fonctions régulatrices au sein du capitalisme
contemporain ; et à suivre Cédric Durand (2014), il est le principal
levier qui tend à le pérenniser.
L’abstraction monétaire
Depuis les travaux de Walter J. Ong et de Jack Goody, on commence­
à connaître les effets cognitifs des supports de communication. Une
transposition est à faire concernant l’argent et ce n’est pas chose
facile. La parole et l’écriture sont des supports complets de commu-
nication ; par eux transitent des informations multiples selon les cir-
cuits complexes­de la communication interhumaine. La forme de ces
supports n’est pas tout le message, comme l’avait formulé Marshall
McLuhan de manière provocante, mais elle n’est pas indifférente non
plus. Elle s’imprime sur le message envoyé, elle le code et le reformule

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

selon sa forme particulière. Il en est différemment avec l’argent. La


seule chose que véhicule l’argent est un rapport ; un rapport entre un
bien et un prix. Ce prix représente une abstraction qui a nécessité un
long apprentissage. Cette abstraction est présente dès l’apparition d’un
langage déictique, dès la première désignation d’un objet. Du simple
bruit acoustique au mot, du mot à la trace écrite, de la trace écrite
au chiffre et du chiffre (très probablement) à la simple trace électro-
nique, nous avons là des seuils d’abstraction qui reprennent les sauts
civilisationnels que le genre humain a connus depuis ses origines :
hominisation, sédentarisation, modernisation… et très probablement
un quatrième saut qu’il nous reste à détecter (quand ce travail-ci sera
terminé). L’argent intervient très tôt, dès la sédentarisation, à partir
du moment où une trace écrite rend une dette transférable. Mais c’est
le passage de cette trace écrite au chiffre qui rend l’abstraction moné-
taire véritablement opératoire ; et encore, pour qu’elle le soit, elle a
besoin d’un système numérique qui rend les opérations arithmétiques
routinières. Ce n’est donc qu’avec l’adoption des chiffres arabes et du
chiffre zéro, que s’établit un langage universel qui rend la numération
possible à travers une multitude d’opérations facilement computables.
Une barrière est franchie, quand ce système numérique est bina-
risé (0/1) et transmis aux machines électroniques qui se substituent
aux supports humains. Chaque support – encoche cunéiforme, pièce,
billet­, électron – a un code propre qui permet de lire différemment la
transaction monétaire. Et chaque code a des effets cognitifs encore
mal connus.
La comptabilité en partie double
Comptabilité et arithmétique sont étroitement liées. Si Fibonacci
adopte au début du XIIIe siècle le calcul d’abaque et le chiffrage arabe
pour marquer les jetons de l’abaque, cette systématique va promou-
voir l’éveil commercial dont nous a déjà parlé Raymond de Roover
(il parle de révolution, nous parlons plus modestement d’éveil). Mais
ce sont surtout des mathématiciens de la cour de Léonard de Vinci,
dont Luca Pacioli, qui vont opérer un saut prodigieux dans la tech-
nique de tenue des livres. L’invention de la comptabilité en partie
double est citée par Werner Sombart comme l’un des plus puissants
facteurs générant le capitalisme moderne44. Ainsi, comme l’a montré
Walter Eucken (1934), le succès prodigieux des financiers d’Augsbourg

[44] À côté des travaux désormais classiques de Basil S. Yamey (1949, 1978, 1989), le petit

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Aldo Haesler • Hard Modernity

provient-il en bonne partie de l’adoption de ce type de comptabilité,


alors que son absence peut expliquer en bonne partie aussi le déclin
de la Hanse. Au-delà de l’aspect commercial de cette invention (bilan
et compte d’exploitation avec soldes égaux ; séparation entre compte
privé et comptes d’affaires ; possibilité de budgétiser, etc.), il y a une
formule qui permet d’ordonner le monde en chiffres. On ne s’en rend
plus compte aujourd’hui, mais les milliards de transactions menées
quotidiennement par voie électronique ne seraient pas possibles sans
la structure comptable qui les sous-tend. Ce que Friedrich von Hayek
avait appelé la « Grande société », à savoir une Terre intégrée par une
communication permanente et ubiquitaire, ne serait pas possible sans
l’existence d’un système numérique de prix ou de coûts opérant sur
un double mode binaire comptable et informatique.
Comme toujours, il nous faudra rester très synthétique. La comp-
tabilité d’où est issue l’écriture est un art ancestral. Elle repose tradi-
tionnellement sur deux techniques : le calcul par abaques (calculus) et
la comptabilité en partie simple. Si ces techniques permettent d’archi-
ver dettes et avoirs, achats et ventes, augmentation et diminution des
stocks, elles n’autorisent pas de calculer des soldes consolidés. On
peut comparer des encoches, mais on ne peut pas les réunir dans un
bilan ; et à plus forte raison analyser ce bilan de manière dynamique.
Or, pour gérer une affaire, il ne suffit pas simplement de savoir si
au bout d’une certaine période on a réalisé un profit ou une perte,
il faut encore établir l’origine de ce résultat. C’est cette information
qui me permettra d’établir des stratégies pour mes actions futures.
La comptabilité simple ne me permettait que de faire le point à un
moment donné, non d’avoir un historique qui pouvait me servir pour
faire des anticipations. Cette consolidation des comptes est en outre
rendue difficile par l’absence de chiffres décimaux. Imaginez l’addition
et la soustraction d’un grand nombre de résultats en chiffres romains ;
même Léonard Fibonacci s’en serait trouvé incapable.
La dématérialisation
L’argent se présente aujourd’hui sous une forme largement déma-
térialisée. Le numéraire disparaît peu à peu, de pays en pays. On a
étudié certains aspects de ce processus d’abstraction dans un ouvrage
consacré à l’argent électronique (Haesler 1995). Le développement

livre de Jane Gleeson-White (2015) donne une bonne vue d’ensemble sur ce rapport encore
assez mal déchiffré.

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

matériel de l’argent a suivi invariablement le cours qui va du dispen-


dieux au subtil. Lourd, fait d’une matière rare, difficilement sécable,
précieux et donc d’un port risqué, infiniment faussable, l’argent
substantiel présentait des désavantages importants et tout l’art des
marchands consistait durant des millénaires à faire baisser ce qu’on
caractérise aujourd’hui par coûts de transaction. Leur abaissement
suit un cours continu. On pourrait réunir tous les déficits de l’argent,
c’est-à-dire toutes les aspérités qui rendent son territoire moins lisse,
à sa matérialité – son poids, son usure, son risque, sa lenteur etc.
Sur tous ces aspects, les arts « mercatoriaux » ont rivalisé d’astuce
et d’inventivité pour les écarter. Les enjeux, quant à la matérialité,
ne sont aujourd’hui plus que de deux : c’est à qui réduira les coûts
de transaction au niveau zéro, et c’est à qui parviendra à effacer les
traces de son passage dans les circuits électroniques.
La période qui nous intéresse voit effectivement se cristalliser ces
six facettes de l’argent moderne. Certaines de ces facettes ont traversé
une très longue maturation, d’autres procèdent d’innovations subites.
Mais il manque encore un élément, celui qui va allier ces facettes entre
elles. Ce sera l’objet du prochain chapitre.

Conclusion
On n’a pris ici que quatre inventions, certes majeures dans la trame
de la Renaissance, mais quatre fils dont on connaît, même superfi-
ciellement, le point de fuite qu’est l’ouverture sur la modernité. La
question qui se pose est bien celle-ci : qu’est-ce qui a promu leur conver-
gence ? Qu’est-ce qui les a empêchés de ne pas suivre simplement leur
propre logique ? Et surtout, par quelle magie s’est opérée leur synergie
à un moment donné ?
La modernité commence dès lors que l’ordonnancement ontologique
du monde reposant sur une force (ou une volonté) transcendante, une
chaîne hiérarchique des êtres, une nécessité de leur existence et une
clôture spatiale de ce monde, commence à être mis en doute. Ce doute
trouve dans la tentation gnostique une résolution imparable et défini-
tive. Or, c’est précisément ce chemin que le projet moderne a réussi à
éviter. C’est en accumulant des connaissances, en rejetant des dogmes
et en cherchant à établir des niveaux de cohérence, bref en faisant
un travail conceptuel pur, qu’au passage du XVIe au XVIIe siècle une
partie de l’élite intellectuelle en Europe en est arrivée à un point
d’irréversibilité, c’est-à-dire de désaccord radical avec un niveau de
connaissance antérieur ; et par là ; vaincre (provisoirement) la menace

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Aldo Haesler • Hard Modernity

gnostique. Comme l’a montré Hans Blumenberg, cette rupture ne


s’est pas faite sur les bases d’une décision de rejet de principe, mais
au contraire en voulant soutenir et renforcer les dogmes anciens. La
modernité n’a donc pas pris naissance, comme on le soutient depuis
que Jules Michelet et Jacob Burckhardt eurent imaginé un esprit
de la Renaissance, dans un contexte épistémologique de découverte,
voire d’ouverture sur le nouveau, mais de défense de l’ancien. Cette
position rétrograde n’a en rien entamé la force de ces idées nouvelles,
il se peut même qu’en raison de la puissance des arguments formu-
lés en faveur de positions intenables – notamment les constructions
contre-intuitives visant à maintenir la physique aristotélicienne – la
force de conviction de ces nouveaux discours s’en soit encore affirmée.
On se souviendra des trois ruptures civilisationnelles majeures qui
traversent l’histoire humaine : l’hominisation, la révolution néolithique
et la révolution « moderne » (copernicienne, politique et industrielle).
Alors que l’hominisation est un processus largement adaptatif sans
conscience réflexive de lui-même, que la révolution néolithique est un
ensemble de facteurs sociotechniques que l’humanité a difficilement
assimilés sinon subis, la révolution moderne est une révolution des
consciences. Il y a là, dans ces trois ruptures, un gain constant de
réflexivité. C’est là un argument fort mis en avant par les différentes
théories néo-évolutionnistes du changement social (Jürgen Habermas,
Günther Dux, Jonathan Turner). Dans la mesure où ces macrorup-
tures déterminent à la fois les (micro- et méso-) ruptures ainsi que
les processus évolutifs graduels qui leur font suite, cette évolution de
la réflexivité est une régularité historique considérable. Cette révolu-
tion des consciences comporte un certain nombre de motifs de crises
profondes que l’humanité peine toujours à assimiler :
1. L’érosion de la transcendance est sans doute le motif le plus
puissant. C’est elle qui a forgé le cadre qui caractérise le plus
nettement la modernité. Quand il n’y a plus de volonté « supé-
rieure », la nécessité perd tout caractère rédempteur. Les valeurs
deviennent relatives et donc négociables. Sur le plan esthétique,
qui est primordial, la perte de l’attention divine avec ses corol-
laires qu’est le sentiment d’abandon et d’absence de repères ouvre
l’ère de la contingence. L’idée même que tout soit possible mais
non nécessaire se retrouve dans la philosophie médiévale. Mais
c’est avec la modernité que cette idée va se répandre comme
mode de vie et de pensée de plus en plus insistant. Vivait-on
naguère selon des nécessités inébranlables, subissait-on le

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

joug sans connaître d’autres solutions que celle que l’on vivait
immédiatement, avec la modernité c’est d’un autre joug qu’il
sera question : c’est l’absence de toute certitude. La contingence
traverse la modernité comme un fil rouge, imprègne ses litté-
ratures, sa sensibilité pour l’éphémère, le passager et le frivole.
2. L’ordonnancement du cosmos, tel qu’il a été porté à une sorte
de perfection dans le Timée de Platon, connaît par la suite un
effondrement complet. Même aujourd’hui, les conséquences onto-
logiques de cet effondrement n’ont pas été entièrement assumées.
Naît le désordre comme nouvel état des choses et des êtres. Mais
ce désordre n’est pas le chaos, car les entités qui le peuplent sont
liées entre elles par des relations. On peut dire qu’à un ordre
imposé par la transcendance où chaque être est défini par ses
prédicats succède un désordre régulé par des rapports d’imma-
nence où chaque être est défini par les relations qu’il entretient
avec les autres êtres.
3. Le cadre spatial de ce désordre est l’infini. La modernité est
aussi cette civilisation qui a dû affronter l’absence de limites spa-
tiales, en même temps qu’elle a pris conscience de son caractère
corpusculaire – dans une poussière d’étoiles dans une constel-
lation qui est elle-même une poussière. On ne peut comprendre
la violence du vertige et de l’effroi qu’inflige ce désabritement
que si on le compare à la violence de la Vallée des larmes tel
que l’Occident médiéval l’impose comme cadre de vie durant
plus d’un millénaire.
4. Si les sociétés traditionnelles sont avant tout des sociétés de
la domination, avec la modernité se constitue peu à peu un
espace de la libre expression où le mode de communication n’est
plus autoritaire et diligenté, mais répond à la norme de récipro-
cité, de l’argument et du contre-argument. Le terme allemand
d’Oeffentlichkeit est plus abstrait et plus large que le terme fran-
çais d’espace public. Il s’agit moins d’un espace que d’un mode
d’expression ; un mode d’expression qui passe par de nouveaux
médias (presse, billets, pamphlets, manifestes, etc.), par de
nouveaux lieux d’expression et par de nouveaux cercles sociaux
où cette parole circule. C’est dans ce cadre que les vérités s’af­
firment, les positions se défendent, les disputes se règlent. Même
s’il est illusoire de croire que l’antique domination s’en trouve
abrogée, c’est de plus en plus la force du meilleur argument qui

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Aldo Haesler • Hard Modernity

l’emporte. Voilà, selon Jürgen Habermas, le fer de lance qui a


en quelque sorte cristallisé l’esprit de la modernité.
5. Le discours dominant dans la modernité est sans conteste le dis-
cours scientifique. Il n’a pas besoin de propagandiste, ni d’idéo-
logue, sa preuve (empirique, expérimentale) lui suffit. Depuis
Francis Bacon, il s’agit là d’un discours résolument sceptique,
relayé par des pratiques qui n’ont pour moteur que ce que Hans
Blumenberg a appelé la « curiosité théorique ». Jamais dans l’his-
toire de l’humanité, ce processus de curiosité théorique n’a béné-
ficié d’autant de moyens et surtout d’autant de liberté d’action
que dans la modernité. Si c’est de cela que rêvait Marx quand
il pensait au « déploiement des forces productives », il convient
d’ajouter : 1° que ce processus n’a rien d’unilinéaire ni de rai-
sonné, 2° que l’inhibition par les « conditions de production » n’a
en rien donné lieu à des tensions révolutionnaires, mais plutôt à
une sorte de dérive où les appels du marché et les décisions sub-
jectives de grands chercheurs se disputent la primeur. Science
et techniques ont toujours un train de retard. Ils ne viennent
à éclosion que pour clore une période. S’il pouvait y avoir une
détermination en dernière instance, c’est du processus de cir-
culation et non de production qu’il s’agit. C’est à justifier ces
assertions intempestives que s’emploiera le prochain chapitre.

Le radeau (suite)
Revenons pour finir ce trop long chapitre à notre allégorie. Nous
nous étions fabriqué un abri provisoire qui nous avait permis de sur-
vivre. La « vie nue » était assurée. Mais cette vie nue était soumise à
des aléas de tous ordres qui en rendaient la survie hautement hypo-
thétique. Survenait une tempête, chacun se débrouillait comme il
pouvait ; commençait une rixe, la loi du plus fort l’emportait. Le prix à
payer pour cette simple survie était une régression, même et surtout
par rapport à l’ancienne soute. Au moins y avait-on les repas à heures
fixes, une paix « sociale » assurée par les fouets des sicaires et la vague
idée que si l’on s’était sorti de telle ou telle tempête, c’était en raison
d’un commandement venu d’en-haut. Ce cadre rassurant n’existe plus.
Il y a des avantages, certes – on peut paresser, on peut scruter le ciel
et les visages d’autrui, on peut s’adonner à des activités diverses et
variées – mais pour celui qui peut comparer, la régression est bien
sensible. Comme l’avait si bien perçu Thomas Hobbes, cette vie nue
pouvait vous être ôtée à tout moment. Alors on ne sait pas comment

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Chapitre 7 • Copernic et la découverte des « mondes infinis »

l’idée d’un ordre social nous est venue. Hobbes, qui en connaissait,
n’avait pas ce problème. Il vivait au beau milieu de la plus grande
guerre civile que l’Angleterre n’ait jamais connue et avait pris, contre
le Parlement, le parti du roi. Mais pour nous, les repères pour y songer
étaient très flous. Avant de poser la question hobbesienne de la pos-
sibilité un ordre social, il fallut nous demander comment l’idée même
d’un tel ordre était possible. Question morale, par excellence, alors
que nous étions dépourvus comme jamais de critères moraux. Ainsi se
pose une question délicate : à quoi bon survivre ? En effet, qu’est-ce qui
nous a empêchés de céder au désespoir, de tout laisser tomber et d’en
finir une fois pour toutes avec le genre humain ? Pourquoi ne pas avoir
choisi de suivre la tentation gnostique ? Il n’est pas besoin de discuter
longuement du statut de la chasteté chez les Cathares ou des vagues
de suicide au sein de nombreuses sectes, pour se faire une image de la
puissance de cette tentation. Mais dans toutes les cultures du monde,
à un moment donné, les femmes ont brandi cette menace ou tenté de
convaincre les mâles de cesser une fois pour toutes de procréer, pour
finir en douceur avec le monde de la matière, avec la Vallée des larmes.
Cette tentation est quasiment universelle. Ou, inversement, qu’est-ce
qui nous permet d’espérer, quand nous voyons l’étendue des ravages
que l’humanité a commis – surtout au nom d’un Dieu qui, à présent,
ne répond plus ? Car il se pourrait bien que nous nous rendions compte
de l’immense duperie dont nous avons été les victimes. La parole de
Xénophane, selon laquelle bien loin que d’être des créatures de Dieu,
ce Dieu serait notre créature, l’objet de notre propre imaginaire, cette
parole revient affleurer les consciences (à défaut de Xénophane, dont
personne n’a jamais entendu parler à bord, on peut s’imaginer que
ce doute résulte de la conscience aigüe de cette duperie). Et même
là, où elle n’affleure pas, le joug d’un millénaire de culpabilité que le
commandant nous avait prescrit a fini pour nous épuiser et rendre
les souffrances des enfers à peu près équivalentes à celles que nous
endurons sur Terre. Il n’aurait pas fallu qu’il joue trop longtemps à ce
jeu-là. Il pouvait sans aucun doute justifier sa violence et l’ordre qui
en découlait en les présentant comme seules alternatives possibles à
un enfer sans limites, et d’aimables artistes ne s’étaient pas fait prier
pour montrer au peuple de rameurs en quoi consistait ce séjour, avec
ou sans perspective artificielle. Mais la docilité des rameurs avait
des limites et leur bon sens ne pouvait pas réprimer parfois de penser
que toute cette mise en scène relevait de la supercherie. Dans cette
situation, qu’est-ce qui leur permettait de tenir ? Il faut supposer que

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Aldo Haesler • Hard Modernity

parmi ces rameurs il devait y avoir un petit monsieur bien malin


du nom de René Descartes. Il devait avoir vécu bien caché au fond
de la cale, car personne ne l’avait jusque-là remarqué. On s’imagine
donc nos rameurs, complètement perdus, à se demander à quoi bon
persévérer. Et Descartes leur dit tout d’abord une chose curieuse, à
savoir que le bon sens est la chose la mieux partagée au monde. Tout
le monde en serait détenteur, et qu’il fallait juste apprendre à bien
s’en servir. On lui rétorqua certainement que cela leur faisait une
belle jambe : 1° de se retrouver dans l’eau sans saint auquel se vouer,
2° de ne pas avoir la moindre idée de la façon de s’en sortir, et 3°
de se rendre compte qu’on a probablement été dupé depuis toujours.
Pour les braves rameurs ce monde n’est donc que déception, doute et
soupçon. Le monde est proprement insensé. Bref, le plus élémentaire
des bons sens consistait tout simplement à se laisser couler. C’est là
qu’intervient Descartes avec un argument décisif : certes, la situation
n’est guère brillante et il est prêt à accepter, en tant que sceptique
rigoureux, tous les arguments de ses congénères. Mais, leur dit-il, il
y a une chose, une seule chose, que vous ne pourrez pas mettre en
doute, c’est bien votre faculté de douter. Cette faculté est en chacun
de nous. Or, ce que je vous propose, dit en substance Descartes, c’est
avant de vous laisser couler, d’user de cette faculté, pour voir s’il est
possible de trouver un moyen de survivre. Cette faculté de douter,
Descartes l’appellera cogito. Et ce doute raisonné, il va s’attacher à
le développer clairement et distinctement.
Dans cet univers ouvert, une chose était devenue possible abso-
lument ; c’était la liberté d’expérimenter. De répondre par un violent
retour de bâton aux nominalistes : mettons entre parenthèses nos
conceptions du monde, nos Weltbilder, nos constructions sociales, nos
principes moraux, bref tout ce que notre imagination avait tenu pour
réalisable (en puissance), et tenons-nous en aux faits. Ce petit mon-
sieur nous a présenté un fait que personne n’a pu mettre en doute.
Donc, avant que nous ne choisissions de mettre un terme à notre
équipée, transformons-la en expérimentation et voyons jusqu’où ce
petit bout de certitude indubitable peut nous mener.

Epreuves finales 17 avril 2018


Chapitre 8
Un changement de grammaire sociale :
de l’échange à somme nulle
à l’échange à somme positive

L a vie s’organise sur le radeau. Au moins la survie. On a réuni tout


ce qu’il fallait pour flotter. Qu’on se souvienne de Monsieur Teste
de Paul Valéry : il flotte ; c’est bien l’expression existentielle de sa
contingence. De sa seule joie possible. Mais, quand on est plusieurs,
flotter ne suffit pas. Il faut s’organiser.

La vie sociale sur le radeau


Une fois passé le moment de la stupeur et de l’affolement, le moment
du premier secours, des voix se font entendre pour poser des ques-
tions : vers où flotter, comment joindre ses forces, comment répartir le
maigre butin ? Ce sont des voix discordantes comme toujours dans les
moments de grande indétermination. Ceux qui parlent plus fort, ceux
qui font jouer leurs muscles imposent pour un moment leur violence ;
mais pour un moment seulement. Car il leur manque deux choses : non
seulement, ils n’ont aucune légitimité, aucun Dieu pour s’en réclamer,
mais leurs conceptions de l’ordre et de l’organisation du quotidien font
long feu ; pour les maintenir, il leur faut toujours plus de violence. Une
violence qui doit imposer leur préséance, mais surtout sauvegarder
une situation instable et peu satisfaisante. Par la force des choses,
cette institution de l’ordre social va péricliter assez rapidement. Des
repristinisations sont toujours possibles – par le charisme d’un gourou,
l’instauration d’une terreur organisée ou le recours à une fantasma-
gorie – mais l’avantage évolutionnaire de tels assemblages est mince.
Par la force des choses aussi, ce doute qui empêche le retour aux vieux
enchantements – tant que subsiste une trace de communauté origi-
naire – va aussi se tourner contre les dominants. Et c’est dans ces
circonstances que la question de l’ordre social va devenir publique. Or,

Epreuves finales 17 avril 2018


300
Aldo Haesler • Hard Modernity

c’est exactement la même faculté qui va permettre de la soumettre au


débat que celle qui nous accompagne dès le début : la mise en doute de
tout ce qui n’est pas accessible à la raison humaine. La solution que
nous présente Descartes est négative et indirecte. Il nous indique ni
ce que nous avons à faire, ni la manière dont nous devons nous orga-
niser. Mais à chaque fois qu’une proposition est faite, il nous invite à
exercer notre faculté de douter et de ce qui en résulte. L’esprit de la
bonne voie, de la méthode, est né. Accessible à tous, ouvert à toutes
les propositions, cet exercice de la raison inaugure un nouvel espace
politique. Ce résultat est encore parfaitement formel ; aucune solution
concrète de notre désarroi ne s’en dégage. Mais le pari consistait à se
munir d’un minimum d’aprioris et d’en dégager le plus de solutions
possibles, et ce pari est bel et bien gagné.
Revenons à l’histoire concrète. Que nous ont appris ces allégories ?
Quels enseignements en tirer ?
1. Rien n’a été dit sur le naufrage, vous l’aurez noté. Dans nos allé-
gories, ç’aurait pu être une collision, un pourrissement de la galère,
une voie d’eau, une tempête gigantesque, une attaque de monstres
marins, etc. Dans la réalité, cependant, il ne s’agit ni d’un soulève-
ment populaire, ni d’une grande guerre, ni d’une catastrophe clima-
tique ou de quelque autre épisode exogène (chute de planète, éruption
volcanique, pandémie), mais selon toute probabilité ce qu’on a tenté
de saisir comme un « choc de conscience ». C’est en quelque sorte une
révolution philosophique, une révolution provoquée en grande partie
par les découvertes astronomiques de Copernic, Kepler et Galilée.
C’est pour cette raison que l’on parle aussi de retournement coper-
nicien. L’idée que la planète Terre soit au centre du cosmos, que les
astres et le Soleil tournent autour d’elle (géocentrisme) est battue en
brèche par les calculs, modélisations et les observations de nos trois
grands astronomes. De se savoir perdu dans un espace sans limites,
de ne pas savoir où l’on se trouve, d’avoir ainsi perdu tous les repères
traditionnels pose la question de Dieu avec une nouvelle acuité. Car
dans le monde ancien, Dieu avait braqué le regard sur nous, nous les
habitants de la planète Terre. Or, devant cet univers sans limites,
sachant qu’on n’est qu’un minuscule grain de sable parmi des myriades
d’autres planètes, il est devenu impossible de garder cette image de
Dieu. Il n’est plus là à nous scruter, mais tout au plus caché quelque
part dans cette immensité. D’une certaine manière, nous nous sentons
orphelins. Ou alors, affleure le sentiment d’avoir été dupé, d’avoir gobé
des siècles durant des histoires sans fon­dement. C’est une onde de

Epreuves finales 17 avril 2018


301
Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

choc qui traverse alors les cercles savants, théologiens, philosophes,


hommes de culture. Cette onde de choc se révèle très contagieuse.
Toute l’Europe savante en est traversée : le poète anglais John Donne
en 1611, du temps de Galilée vivant et bien avant son fameux procès
(1635), affirme, on l’a vu, que le monde est démoli, qu’il est en frag-
ments, qu’il a perdu toute cohérence. En 1600, on brûle à petit feu
le grand philosophe Giordano Bruno, pour avoir dit que nous nous
trouvons dans un univers des « mondes (multiples) infinis », mais que
c’est précisément cette grandeur qui est à l’image de Dieu. Devant ce
choc, Blaise Pascal éprouve vertiges et angoisse ; une grande partie
de son œuvre est une tentative d’y remédier. Partout en Europe, donc,
on prend conscience de ce décentrement du monde. Le naufrage dont
il est question dans nos allégories est un naufrage des consciences.
À bien y regarder, ce naufrage-là est bien pire qu’un naufrage réel.
2. Dieu est devenu problématique. Dans tous les cas, la fiction d’un
Dieu attentif et omniscient n’est plus tenable. C’est là un dommage
collatéral des découvertes astronomiques. C’est de là que vient l’idée
d’un Dieu caché, et si Dieu se cache, qu’est-ce qui empêche les souris
de danser, pourrait-on se demander un peu lestement. Or, si certaines
souris dansent (on pense aux marchands), l’atmosphère générale est
bien plus au déboussolement. On exhorte Dieu de se manifester, on
se flagelle pour cela, on fait assaut de mysticisme, on ouvre son cœur,
comme le voudra Pascal. Mais rien n’y fait. Il ne fait pas signe. L’onde
de choc se propage, l’Église se cabre, commence à interdire les écrits
des astronomes, mais il est déjà trop tard. Au premier affolement
succède une phase d’égarement ou d’étourdissement, une manière de
digérer le choc. C’est dans ce cadre que prend sens une notion consti-
tutive de la modernité (sans elle il est impossible de la comprendre),
la notion de contingence. Est contingent ce qui de la réalité donnée
peut être vu autrement. Ce n’est pas l’intégralité des possibles, mais
l’intégralité des représentations possibles à partir de la réalité. Mais,
en tout état de cause, elle souligne la fin de toute nécessité et donc
la possibilité d’engager tous ces imaginaires dans la représentation
de la réalité, et, au premier chef, de la réalité sociale. C’est un piètre
secours, il faut bien l’avouer, mais devant une réalité sociale en­tiè­
rement déterminée et une réalité sociale à entièrement réinterpréter,
il y a une marge de liberté, dans laquelle vont s’engouffrer les esprits
savants de l’époque.
3. Cette liberté va être mise au service de l’expérimentation sociale.
Il faut se représenter ces différents radeaux comme autant d’expé-

Epreuves finales 17 avril 2018


302
Aldo Haesler • Hard Modernity

riences possibles d’instaurer un ordre social. Il est permis de tout


imaginer, sauf ce qui avait fini par mener à cette situation de contin-
gence. Toutes utopies imaginables sont admises, depuis l’instauration
d’un État totalitaire jusqu’à l’anarchie intégrale. À côté de ce travail
de représentations imaginaires d’un ordre possible, il faut néanmoins
garantir un minimum de normalité ; il faut fixer des limites, trancher
entre le bien et le mal, l’admissible et l’interdit. C’est là le rôle du
droit. Jusque-là, le droit de l’église (le droit canon) et le droit de l’État
étaient presque identiques. À partir du XVIIe siècle, va se développer
ce qu’on appellera plus tard le droit naturel. C’est lui qui sera le
digne successeur des pensées de Descartes. Car dans ce tumulte de la
contingence, le droit naturel va tenter d’établir un semblant d’ordre,
de normalité, c’est-à-dire d’usages des normes en se basant sur cette
chose la mieux partagée du monde qu’est le bon sens. S’appuyant sur
cette chose la mieux partagée au monde, ce droit a des prétentions
universelles. On en mesure l’ambition : voilà un système de droit qui,
certes, ne cesse de se prévaloir de Dieu, mais qui dans les faits, dans
sa manière de fixer les normes, de les ajuster les unes aux autres, de
les hiérarchiser, ne fait appel qu’à la raison humaine. Très vite, ce
droit va s’imposer, à la fois comme remplaçant du droit canon, qui
n’est plus reconnu que dans les affaires religieuses, mais aussi dans
ses prétentions universelles. Ainsi, quand il faudra trancher, si les
Indiens d’Amérique du Sud sont des êtres humains ou des animaux,
on fera appel à ces jusnaturalistes et non plus à des canonistes. Et
comme leur maxime de base est l’existence d’un cogito pour tout être
humain, ils en déduiront que les Indiens en tant qu’êtres humains
devront être protégés (et donc missionnés). On a donc une base uni-
verselle et des projets d’ordre social. La question est simple : comment
les humains ne pouvant plus recourir à une instance transcendante
pour établir leurs règles de vie et pour comprendre l’état du monde,
comment vont-ils se débrouiller pour réinstaurer de l’ordre dans ce
dérèglement généralisé ? Eh bien, en respectant les normes juridiques
fondamentales et en procédant à des expériences sociologiques, dont
les unes vont lamentablement échouer, certaines végéter, d’autre avoir
un certain succès.
4. L’origine de la sociologie se situe là. Chez Hobbes (que Ferdinand
Tönnies tiendra pour le premier sociologue), chez Rousseau (premier
sociologue chez Lévi-Strauss), chez Montesquieu (premier sociologue
selon Durkheim), chez Pufendorf, Burlamaqui, Grotius et bien d’autres.
Ce sera une protosociologie, certes, sans identité disciplinaire, mais la

Epreuves finales 17 avril 2018


303
Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

question sociologique première sera au cœur de son questionnement :


comment recréer de l’ordre social sans référence à une instance trans-
cendante, tout en préservant l’intégrité du genre humain sous forme
du cogito de ses membres (pour sa dignité, on verra ça après…) ? Une
fois ces normes juridiques posées, on peut laisser circuler les choses.
Le problème n’est donc pas dans la nature humaine dont on sait
encore si peu, et il n’est pas dans la légitimité du pouvoir dont on
sait qu’il ne se fonde sur plus grand-chose ; le cadre juridique une
fois posé, on peut laisser les choses s’improviser. Et le monde de cette
improvisation est pour une part de plus en plus importante celui de
l’échange marchand. Le XVIIe siècle sera le siècle de l’expérimentation
de la circulation marchande.
Une digression se saute. La prochaine peut l’être, mais elle pro-
pose une perspective à notre sens intéressante sur la conception des
marchands-aventuriers qui surent les premiers se servir de l’ambiva-
lence de l’échange, d’être symbolique dans sa forme marchande, tout
en étant mercantile dans sa forme symbolique. D’où la nécessité que
connurent toutes les cultures du monde sauf la nôtre, de comparti-
menter soigneusement ces deux formes.

Digression sur la mauvaise presse


Le marchand a toujours eu mauvaise presse. Dans toutes les
cultures, toutes les civilisations, c’est un être à part, toléré mais peu
apprécié. Cette irruption de la logique marchande est donc socialement
risquée. Mais y a-t-il une autre solution ?
Il y a toujours un relent de fourberie et de duplicité chez le mar-
chand ou dans les propositions marchandes ; on n’est pas dupe de son
sourire obséquieux et de leur amicale empathie pour nos besoins les
plus profonds. Et même si nous avons parfois la faiblesse de prendre de
tels artifices pour de l’argent comptant, une fois la transaction conclue,
les voiles tombent et les prix d’ami sont ce qu’ils sont, des attrape-
nigauds. D’ailleurs, ne nous faisons pas d’illusions. Nous aussi, nous
en voulons pour notre argent et si nous imputons au marchand tant
de ruse et d’astuce, c’est qu’il nous tend un miroir déplaisant.
Une fois ce voile levé, nous faisons l’expérience pénible d’avoir été
traité comme n’importe qui, c’est-à-dire comme un étranger. Le mar-
chand « ne fait pas de sentiments », pas d’exceptions, il ne nous traite
pas en personne, mais comme un individu en demande. Le croisons-
nous hors de son échoppe, il ne nous saluera qu’à grand-peine. Ce n’est
pas compris dans le prix. Tout cela est réciproque, évidemment, même
si nous faisons tout pour nous voiler la face. Mais il n’y a pas de lien

Epreuves finales 17 avril 2018


304
Aldo Haesler • Hard Modernity

autre que celui-ci. Ce lien est ponctuel dans la durée, insensible aux
personnes et exclusivement porté sur les biens en présence et il est
unique dans la mesure où il exclut toute autre forme de lien1.
La réciprocité des perspectives semble être automatique, puisqu’il
y a complémentarité des attentes. Mais cette complémentarité n’est
pas évidente. À mesure qu’il s’individualise, l’individu possessif voit
toujours mieux « midi à sa porte ». C’est là son premier réflexe. Le
second, qui n’a pas cette évidence, est de voir midi à la porte d’autrui.
Cette réflexivité n’est en aucun cas garantie. Car autrui a une chose
qui est pour moi un bien spécifique que je n’ai pas et dont j’ai besoin,
alors que bien souvent la spécificité de ce que j’ai à lui donner moi
pour son bien n’est pas assurée. Il peut se tourner vers un autre client.
Le plus grand dissensus, cependant, est de savoir que le gain de
l’un est le préjudice d’autrui. C’est là une connaissance d’ordre culturel
que l’on retrouve dans toutes les sociétés traditionnelles et qui, pour
un moderne, semble contre-intuitive. Alors que dans les sociétés sau-
vages l’échange « marchand » (il s’agit ici d’un abus de langage pour
signifier ce qui est simplement de l’ordre d’une translation bien contre
bien) est largement improvisé, échange muet ou aveugle, en raison de
la marginalité de ce type de transactions, il entre de plain-pied dans
la composition des sociétés traditionnelles. C’est dans ces routines qu’il
prend forme. L’une des particularités des sociétés traditionnelles, par
rapport à la société marchande moderne, est qu’en dépit de la présence
importante de l’échange marchand, on n’est jamais véritablement
quittes. Comme l’avait noté l’ethnologue suisse Heinzpeter Znoj (1995),
nombreuses sont les sociétés traditionnelles à avoir mis en place des
pratiques et des routines, notamment au sein des transactions mar-
chandes monétarisées, où tout se passe comme si le rè­glement n’était
jamais conclusif (ou, avec les mots de Znoj, liquidatif), qu’il restait
toujours un reste de dette, d’un côté comme de l’autre, et que cette
dette restante entrait dans une rationalité sociale particulière ; une
rationalité, pour laquelle la « liquidation » équivalait à une rupture
de lien social. Par rapport à cette dette « restante » qui marque des

[1] Si on reproche aux nouveaux théoriciens du don (après Mauss) une certaine forme d’iré-
nisme, c’est qu’on n’a rien compris à la nature de cette ambivalence (car penser fatigue…).
Car si derrière l’amabilité du marchand et notre propension à la prendre pour de l’argent
presque comptant, il n’y a que calcul cynique, le nôtre y compris, il se trouve que dans des
situations parfaitement dépourvues d’« esprit du don » nous fassions montre d’une sur-
prenante générosité. Il y a donc bien plus à se méfier d’une situation où cet esprit souffle.
Mais ce désenchantement est en quelque sorte compensé par la délicieuse surprise de
trouver un iréniste parfaitement cynique, usant de sa générosité pour duper son monde,
censément peuplé que d’adversaires, se transformer en gentil samaritain au moment
même où l’on s’y attendait le moins.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

rapports non liquidatifs, il s’agit de comprendre que les liens tradi-


tionnels sont par essence des liens d’endettement. Qu’il s’agisse de
la fameuse « dette de sens » (Marcel Gauchet), des dettes contractées
auprès des aïeux, des dieux, de la nature, d’autres générations ou
d’autres clans, sauf à opter pour une spiritualité absconse, les liens
traditionnels ne sont rien d’autre qu’un entrelacs d’endettements conti-
nuels, à tel point même que, comme le disait Charles Péguy, on ne sait
plus qui est débiteur et qui est créancier. La différence entre échange
marchand et échange symbolique demeure, cependant, l’intention de
l’échange symbolique étant de créer et de conforter un lien, intention
constructive et assumée, alors que pour l’échange marchand, il suffit
de ne pas briser un lien ou de ne pas omettre d’en créer un ; ce que l’on
pourrait nommer, en reprenant les termes de Znoj, non-liquidativité
positive, pour l’échange symbolique, non-liquidativité négative pour
l’échange marchand.
La suspicion à l’encontre de l’échange marchand, du marchand
lui-même et de ses artifices, est justifiée. Or, en Extrême-Occident,
Montesquieu va le mettre en scène sous les habits du « doux commerce­ ».
Montesquieu comprend deux choses : à l’instar de la musique, le com-
merce adoucit les mœurs ; il tempère les passions en les transformant
en intérêts bien compris. Mais surtout, pratiqué à grande échelle, il
va contribuer à éviter les guerres. Mais en même temps, ces échanges
vont être liquidatifs ; dépassionnés, rendus calculables, leur vertu
pacificatrice se paie apparemment par l’absence de lien que de telles
pratiques d’échange instaurent.
Que les contrats doivent être honorés, voilà l’un des premiers pré-
ceptes en droit romain : pacta sunt servanda. C’en est même le prin-
cipe fondateur et fédérateur, si on se fie au Code justinien (Schiavone
2011). Certes, les promesses faites doivent être tenues et leurs défauts
sanctionnés ; mais rien n’est dit quant à leur mode de résolution. Au
contraire, pourrait-on penser : s’il est une égalité résolutoire, c’est
celle de l’œil pour l’œil, de la dent pour dent, que pratiquaient les
Sadduccéens à la différence des Pharisiens dans leur « loi du talion » ;
conception visant tout bonnement à détruire l’adversaire, non à traiter
avec lui. Mais très tôt, les Sadducéens furent critiqués en raison de
leur trop grande sévérité. Même s’il faut « servir » les pactes, il existe
donc un espace de liberté qui permet d’éviter d’apurer les comptes
respectifs de manière trop brutale.
L’un des effets de la monétarisation croissante de la circulation
marchande tout au long du XVIIe siècle est qu’en dépit du fait que
l’on découvre les vertus pacificatrices du commerce (aussi bien dans
le mercantilisme que dans les différentes caméralistiques), le précepte
justinien est de plus en plus appliqué de manière sadducéenne. On

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Aldo Haesler • Hard Modernity

paie « rubis sur l’ongle ». Il faut savoir que cette expression date du
XVIIe siècle (une fois encore !). Le rubis, ici, est en fait le nom donné
à la dernière goutte de vin lors de beuveries. Celle-ci était alors ver-
sée sur l›ongle, le plus souvent en l’honneur d’un absent estimé, puis
léchée. Au fil du temps, c›est devenu une métaphore pour dire « payer
jusqu›au dernier centime ». Mais, on l’aura remarqué, même dans ce
rituel, l’échange (ici l’échange des vins, dont Claude Lévi-Strauss nous
a fait un portrait éloquent [1949, p. 69 sq]) n’est pas pleinement réso-
lutoire. Car la dernière goutte, hautement symbolique, vise à rendre
présent un absent, à l’intégrer dans la ronde en rappelant son sou-
venir. Le XVIIe siècle est donc le moment où « le rubis sur l’ongle » se
transforme en « soulte » dont il faut régler l’intégralité.
Or, un prix n’est qu’une convention, ce n’est jamais la valeur objec-
tive d’un bien. Qu’une paire de pneus coûte 54,75 euros ou 54,30 euros,
aucun calcul de prix de revient ne saurait l’établir avec exactitude, a for-
tiori aucun calcul de prix de vente. Mais ce prix affiché, nous avons à le
payer « jusqu’au dernier centime ». Même si cette exactitude est surtout
une précieuse règle comptable, il n’en est pas moins qu’elle représente
un artifice qui impose la liquidation (la résolution ou l’apurement) des
termes d’une transaction comme une norme marchande universelle.
Un exemple. Notre fille était allée s’acheter des viennoiseries à
la boulangerie du village. Elle en avait eu pour 5,50 euros, mais ne
possédait qu’un billet de 5 euros. Vous croyez que la boulangère, une
personne particulièrement obtuse, certes, lui en aurait fait grâce ?
Que nenni ! Elle dut rentrer chez elle, faire pas moins d’un kilomètre
à pied et chercher cette précieuse piécette. On pourrait s’imaginer
qu’une boulangerie de petit village soigne les relations avec ses clients
et qu’une petite perte de cet ordre est aisément comprise dans la
marge qu’elle réalise. Non, l’obtusité de la boulangère eut le dessus.
Un centime est un centime, n’est-ce pas.
On en arrive à cette curieuse situation où le prix à payer pour
la douceur du commerce est l’abandon de tout lien autre que celui,
ponctuel et spécifique, de l’échange marchand. Mais en même temps,
comme nous venons de le montrer dans le sous-chapitre précédent, tout
ce qui a trait au marchand n’est plus ostracisé. Le marchand, le ban-
quier et le changeur deviennent des artisans comme les autres – même
Luther a argumenté ainsi en leur faveur. Et, en même temps, la prohi-
bition de l’usure est levée, faisant, comme l’avait mentionné Benjamin
Nelson (1949), d’un monde de la « tribal brotherhood » (la fraternité
tribale) un mode de l’« universal otherhood » (l’altérité universelle).

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

Les prodromes d’une nouvelle grammaire sociale

Marsile Ficin et l’érotique du lien


Faire de Dieu la cause infinie générant des effets infinis, selon
la formule du Père Mersenne, telle était l’argument qui réussit
fi­na­lement à intégrer les découvertes astronomiques de la fin du
XVIe siècle dans l’ontologie classique. Mais ce tour de force argu-
mentatif a deux côtés : d’une part, la gloire de Dieu s’en trouve certes
une nouvelle fois renforcée par une preuve ontologique qui semble
définitive ; mais, en même temps, c’est un effort de raison pure qui
réduit l’ineffabilité d’une transcendance et donc le voile d’ignorance
d’une théologie négative. C’est à partir de là que s’engage un nouvel
épisode du deus absconditus. Était-il naguère indicible, insaisissable
par les mots et les représentations, qu’il devient à présent, à mesure
que sa transcendance se trouve saisie par la raison, un Dieu de plus
en plus absent. S’ouvre ainsi un espace ontique nouveau, où l’absence
de Dieu et la présence d’un infini spatial coïncident en une opposition
dans laquelle l’ancien ordre du monde va rapidement s’étioler. C’est de
cette histoire improbable, qui va de la découverte de l’infini spatial
à la formation d’une nouvelle grammaire sociale contenant en son
sein une conception de l’échange comme jeu à somme positive, que va
traiter le chapitre présent.
Comme l’écrit John Donne, le monde est en fragments. Dieu qu’on
appelle vainement, un infini qu’on ne parvient pas à saisir, l’arbre de
la nature qui se défait à mesure que s’élève le doute métaphysique
laissant des morceaux épars qui n’ont ni lieu, ni temps, ni sens, voilà
les « fragments ». Il revient au talent de Donne d’insister sur le fait
que ces morceaux ne font plus partie du monde des substances, mais
que seuls subsistent des relations. Des relations entre fragments d’un
tout insondable. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une nouveauté.
Certes, depuis Aristote le « paradigme substantialiste » a établi son
empire ; pour faire sens, il devait se doter d’une armature intelli-
gible. C’est pour cette raison que nous revenons sans cesse sur ces
scalae naturae qui est le geste d’écrire ce monde, de la coucher sur
un parchemin dans une subtile classification. Mais comme l’a montré
Othmar F. Fett (2000), ce paradigme – au sens strict du terme, de
Weltbild – était toujours accompagné par une ombre ; par une vision
toute différente qui pensait en termes d’harmonies, de conjonctions,
de rapports, bref de relations. Depuis les premières représentations
pythagoriciennes et leurs ancêtres hindous, aux présocratiques (dont,

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308
Aldo Haesler • Hard Modernity

au premier chef, Anaximandre), à un certain Platon apocryphe ou


presque, puis par les divers néo-platonicismes, puis par Plotin, avec
mille détours par la pensée arabe, cette ombre fluctue au gré de la
dogmatique aristotélicienne. Parallèlement, rôdait le doute gnostique,
avec son démiurge et son aversion de la matière, dont le concept de
substance se nourrit. On sait que ce doute se renforce en temps de
crise, et Dieu sait que le « long XVIe » en est gros. Et avec lui, l’ombre
se fait plus dense ; même s’il est faux de croire que le démantèlement
des scalae trouverait en elle un remplaçant bienvenu, il n’y a pas le
choix. S’il y a paradigme relationnel, c’est par défaut, et il faut bien
dire que ce monde défectif dure toujours. Incroyable prégnance de ce
monde des substances.
S’il y a un grand absent dans la reconstruction que nous fait
Blumenberg de l’ouverture du cosmos sur les univers infinis de Nicolas
de Cues à Giordano Bruno, c’est Marsile Ficin. C’est dans ce cadre
de contingence que s’éveille l’érotique de l’esprit qui ne tardera pas à
entraîner celle des corps. Écoutons Marsile Ficin :
Entre amants, il y a échange de beauté. Le plus âgé jouit des yeux de
la beauté du plus jeune ; le plus jeune atteint, par l’intelligence, à la
beauté du plus âgé. Celui qui est seulement beau de corps acquiert
du fait de cette familiarité la beauté de l’âme et celui qui a seulement
la beauté de l’âme remplit ses yeux de la beauté corporelle (1956,
p. 159).
Il y a différentes manières de lire cet extrait. On peut en faire une
apologie du désir, tout comme celle d’un renouvellement de la mys-
tique, où l’unité perdue de l’âme s’articule entre visible et invisible ; et
c’est probablement l’attrait de ce furor qui a consacré le génie de Ficin.
Mais on peut tout aussi bien en faire une lecture économique avant la
lettre, en voyant dans ces échanges érotiques entre jeune et vieux le
même formalisme à l’œuvre que dans la « loi » des avantages compara-
tifs de Ricardo. Ainsi, en 1469 déjà, la phantasia accède à une formule
inédite de la grammaire sociale. Car la beauté dont jouit le vieux ne
se fait pas aux dépens du jeune – du moins, si son effort d’intelligence
ne dépasse pas les avantages de sa propre jouissance érotique – ni
celle du jeune aux dépens du vieux. Chacun en tire son avantage, le
jeune jouit de la sagesse du vieux et le vieux de la beauté du jeune.
Chacun en jouit de son plein gré et en connaissance de cause, alors
qu’une lecture traditionnelle de ce rapport prêterait à penser qu’il
s’agit là d’un rapport de pouvoir dont userait le vieux et dont le jeune
serait la victime. Certes, on peut penser qu’il y a de la manipulation

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309
Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

en jeu, surtout de la part du vieux, qui a tout intérêt à ce que le seul


bien qu’il puisse encore mettre dans la balance, sa sagesse, s’échange
avantageusement contre la beauté du jeune – qui, lui, ne dispose pas
que de sa beauté. Mais même s’il y a manipulation, il y a – du moins
dans l’esprit du vieux – le début d’une idée des avantages conjoints.
Et même s’il apparaît plus jouissif au vieux de savourer la beauté
du jeune, non pas en usant de la force, mais de la manipulation, qui
comporte toujours aussi sa part de persuasion, il devra pour ce faire
se mettre à la place du jeune et se poser la question de ce que lui, le
vieux, devra mettre dans la balance pour emporter son adhésion. Ce
changement de perspective est nouveau. Jusque-là, celui qui propo-
sait un bien ne se souciait aucunement des mobiles de celui qui en
faisait l’acquisition. S’il n’usait pas de violence sous les deux vecteurs
de la force ou de la ruse, pour imposer un échange inégal, il prenait
simplement acte du désir de l’autre sans en sonder les motivations.
En aucun cas, il n’allait se mettre à sa place pour se demander quels
avantages il allait pouvoir tirer de la transaction. Et même si dans
la plus élaborée des ruses marchandes, qui consistait à susciter la
convoitise pour un bien nouveau, le marchand se mettait un instant
à la place de l’acheteur potentiel, aux yeux du marchand cet acheteur
était forcément grugé. Si bien que le jeu consistait à le persuader de
son avantage et de prendre la fuite aussi vite que possible, avant que
l’acheteur ne s’aperçoive de la manœuvre.
Dans le monde de la phantasia, ce qui change est le désir de relation.
Et c’est pour cette raison que le vieux se met à la place du jeune en
espérant que la jeune en soit capable lui aussi – ce qui est aussi, hélas,
affaire de sagesse. Il n’entend pas faire son marché avec le jeune, et
une fois son désir assouvi, prendre la fuite ; il entend établir une rela-
tion et, pour ce faire, exclure de ce rapport toute forme de dette ou de
ressentiment. C’est là une figure entièrement nouvelle du rapport entre
les humains. Car il n’est dicté ni par les nécessités de la division du
travail, comme dans les divers appariements entre hommes et femmes,
entre guerriers, artisans et courtisans, ni par une sorte d’élan spontané
du cœur, comme dans l’amour courtois, ni évidemment par la force
ou la ruse ; mais par une forme de réflexivité consistant à observer sa
propre position avec les yeux d’autrui, tout en s’imaginant autrui faire
de même. Voire, s’observer parce qu’il y a tout lieu de penser qu’autrui
fait de même. Il y a là une mise en abyme du rapport à l’autre qui
est un éveil de l’intelligence de la relation ; à la fois de son insondable
mystère et de son effectivité. Effectivité de sa durée et effectivité de

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Aldo Haesler • Hard Modernity

sa force d’attraction et de séduction. Le vieux n’entre dans la relation


non pas dans la perspective d’une fuite après assouvissement de ses
désirs, mais du point de vue de la durée qu’il entend établir2.
Giordano Bruno : communauté d’immanence et infini
C’est avec Giordano Bruno que l’affaire se corse. Car c’est dans
l’Occident et dans l’Occident seul que le choc des consciences d’un
infini actuel comme d’un milieu extérieur, neutre, isotrope, homogène,
vide, continu et infini à partir du processus d’abstraction et de ratio-
nalisation engagé par Descartes se produit. Et encore, la traînée de
poudre n’affecte que des réseaux bien précis. Du lointain Frauenburg
en Pologne, elle suit les évêchés polonais jusqu’à Rome, puis les cours
prussiennes et tchèques ; reprise en Wurtemberg, en Souabe, portée
jusqu’au Danemark chez Tycho Brahe, puis en Autriche, elle s’en-
flamme peu après à Pise et Florence, finit dans un tonitruant procès,
non sans que partout les académies de mathématique ne s’en emparent
et en débattent. À partir du moment où l’idée sort de l’Église et devient
objet de dispute scientifique, on peut dire que le mal est fait, elle ne
peut plus être contenue. Isaac Newton, avec sa notion d’espace absolu,
vient clore une longue série de controverses et imposer sa physique
dont l’empire va durer jusqu’au début du XXe siècle. Et c’est dans
l’Occident et l’Occident seul que le nominalisme a permis de s’éman-
ciper de l’article de foi qui, partout ailleurs, déterminait la faculté de
penser3. S’il y a une constante dans le changement social, en dépit de
brusques ruptures, d’inversions et d’aussi brusques sauts qualitatifs,
c’est d’une progression de la réflexivité qu’il s’agit, c’est-à-dire de l’exi-
gence de ne chercher de certitudes que dans le propre fonctionnement
de la pensée. C’est de cette exigence que la traînée de poudre est née.
Giordano Bruno se trouve à la confluence de plusieurs mondes. Sa
pensée est magique et mathématique – tout comme celle de Newton
après lui –, elle est en même temps théologique et philosophique,
et elle est anthropologique et esthétique. Ce n’est pas pour rien que

[2] Notre enquête porte sur les aspects formels de l’échange. Elle n’entre pas dans des consi-
dérations comme celles du « pur amour » et de ses controverses. Mais que le débat se soit
concentré au XVIIe siècle entre Bossuet et Fénelon n’est peut-être pas le fruit du hasard.
Sur les origines et les ramifications de cette figure paradoxale dans l’éthique intersubjec-
tive de l’Occident, on se reportera à l’ouvrage remarquable de Jacques Le Brun (2002).
[3] S’il fallait donner une date ou un moment où s’amorce la rupture entre tradition et moder-
nité, nous suivrions sans conteste Egon Friedell (1974) qui le situe dans la concomitance de
la querelle des Universaux et la fin de la Grande peste, c’est-à-dire au milieu du XIVe siècle.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

Blumenberg fait débuter le courant chaud du processus occidental de


curiosité théorique avec le Cusain et présente le Nolain comme son
aboutissement. Les choses se corsent donc, parce que Bruno tire les
leçons positives de l’infini en acte. Comme tout magicien (magus), il
se doit d’être optimiste, du moins sur les effets pratiques de ses exer-
cices. « Avec Bruno, la philosophie du lien n’accomplit plus l’ordre de
l’univers, elle s’y substitue » écrit Bruno Pinchard (2003 p. 136) en
guise de synthèse de l’ouvrage du magus : Des liens (Bruno 2001).
Sans entrer dans les détails d’une pensée débridée, et plutôt que de
se lancer dans une spéculation sans fin et donc sans résultat sur cet
infini, le génie de Bruno consiste à prendre acte de son impensabilité
et de voir précisément là la possibilité d’une « communauté d’imma-
nence » des humains. Si on ne peut penser un cadre, il faut penser les
relations, mieux même : c’est parce qu’on ne peut pas le penser qu’il
devient possible de les penser. Il n’y a là-dedans beaucoup moins de
magie qu’on se prête d’ordinaire à imaginer. Car ce cadre, cet ordre
du monde, cette immense coupole qui nous contentait – aux deux sens
du terme – s’est évaporée, nous laissant par nous-même, seuls sur ce
radeau. Et si nous parvenons à penser ce qui nous lie, ce n’est pas
seulement par défaut, comme on pourrait le songer, mais grâce à une
découverte en nous-même qui est celle de notre capacité à lier et à se
lier. Il fallait en quelque sorte que cette évaporation se fasse pour que
cette capacité qui est un véritable transcendantal puisse affleurer4.
Si Blumenberg fait de Nicolas de Cues le penseur de la curiositas,
celle-ci reste encore prisonnière d’une conception aristotélicienne de

[4] Thierry Bardini résume clairement l’état actuel de la réception de Bruno dans ces termes :
« Giordano Bruno apparaît comme un représentant tardif d’un renouveau de la pratique
magique lors de la Renaissance italienne. Comme ses prédécesseurs Marsile Ficin et Pic de
la Mirandole, il participe de l’expression d’une nouvelle synthèse où l’hermétisme englobe
et organise des apports aussi divers que le néoplatonisme, la cabbale chrétienne et les arts
de la mémoire antiques et médiévaux. […] Cette synthèse, dans la mesure où elle place
en son centre la pratique de la magie, doit être considérée comme absolument nouvelle et
propre à la Renaissance. Pour le mage de la Renaissance, faire de la magie, c’est agir sur le
monde, participer à sa création en en réinventant l’ordre. […] Cela est rendu possible par
le fait que le monde est fait de correspondances - de sympathies, disait-on à l’époque – et
couvert des marques de ces correspondances, de signatures. La conception brunienne de
la magie est donc inséparable d’un projet politique et, plus encore, d’une anthropologie.
On l’aura compris, l’activité magique qui résulte de la bonne intention, c’est la montée
de l’échelle des êtres, et monter consiste à unir les choses, jouer sur les sympathies et les
antipathies, bref « faire des liens ». Le lien est donc le centre de la pratique, la forme même
de la médiation » (2007, p. 20-21). [Ndé : Voir l’essai de Jean Rocchi, Giordano Bruno.
Précurseur des Lumières, Éditions Matériologiques, 2018.]

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Aldo Haesler • Hard Modernity

l’imagination en ce que l’image (eikon), pour Aristote, est certes un


support matériel de la pensée – on ne pense jamais sans images –,
mais en tant qu’instrument, en tant que support passif, elle ne per-
met pas d’accéder à la phantasia, expérimentale et aventureuse. C’est
avec Bruno que cette imagination prospective va prendre son envol.
En posant la question contre-intuitive de ce qui se passerait si nous
posions par hypothèse que l’univers est infini, il est le véritable arti-
san d’une histoire conjecturale. Non content de briser les évidences
de la perception, il met à mal la théorie aristotélicienne des lieux
naturels, et, partant, toute la cosmologie qui la sous-tendait. Si la
phantasia, chez Marsile Ficin, est ce qui me permet de penser l’ému-
lation réciproque entre deux êtres humains, en partant encore d’une
conception passive de l’image et de l’imagination, chez Giordano Bruno
cette manière spéculative et conjecturale nous permet de briser l’autre
tabou de la pensée antique : la conception finitiste de l’univers. Alors
que l’image ficinienne est encore empreinte de mimesis, la révolution
cosmologique qu’engage Bruno nous permet de quitter nos certitudes
empiriques et de nous projeter dans un monde des possibles dans le
but principal d’y exercer sa phantasia. S’il y a donc un événement mar-
quant pendant cette période, c’est cet éveil brusque de la conscience
de soi avec ses deux vecteurs principaux que sont la phantasia et la
curiositas. Ces deux vecteurs se rejoignent chez Bruno. Certes, celui-ci
ne pense pas avant tout la relation, mais il utilise la phantasia fici-
nienne qui l’imagina, pour l’appliquer au cadre cosmique qu’il s’agit
de faire céder, de même qu’il s’empara de la curiositas du cardinal de
Cues, véritable Gedankenspiel (que se passerait-il si… ?) pour donner
à ce cadre cosmique une autre assise que principalement mystique.
Pour Giordano Bruno, Dieu est le créateur de cet univers spatia-
lement infini et infiniment riche. Voilà le nouvel espace dans lequel
va prendre forme le plérôme de la modernité dont la formule, on va
le voir tout de suite, est l’émulation des gains réciproques. On peut
l’argumenter différemment aussi : comment sublimer l’ensemble des
frustrations que nous a valu la révolution copernicienne sinon par le
fantasme d’une richesse sans limites ? Ou alors : par quoi remplacer
la « chaîne des étants », cette scala naturae d’un cosmos limité, rangé
et hiérarchisé, sinon par un monde horizontalisé où ce ne sont plus
des étants rangés, hiérarchisé, etc., qui le forment, mais des fonctions
entre ces étants dont le médium va être l’argent ? L’argent moderne
créable librement, comme une creatio ex nihilo, n’est rien d’autre que
l’une de ces formules sécularisées. Voilà un faisceau d’indices qui nous

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

incite à penser que ce changement d’idéologème est une explication


autrement plus pertinente que ces explications ad hoc qu’on nous sert
depuis des lustres.
Dans son ouvrage célèbre, The Passions and the Interests, Albert O.
Hirschman (1977) montre l’éclosion d’une nouvelle anthropologie des
passions grâce à la canalisation des affects et des passions brutes par
la « douceur » du commerce entre les humains. L’idée est double. Elle
est d’abord énergétique. Plutôt que de gaspiller ses forces dans tous les
domaines de l’hybris et de s’exposer à l’incertitude complète de la ven-
geance de Némésis, il se développe durant le XVIe siècle un discours
qui dit en substance que les humains auraient avantage à investir ces
forces dans des actions plus réfléchies ; celles mues par leur intérêt.
Plutôt que de laisser parler les affects, il conviendrait d’en passer
par la raison, c’est-à-dire de juguler ces passions et d’en cultiver un
abord plus distancié. Cette notion nouvelle d’intérêt s’inscrit dans la
stratégie de préservation de soi dont les humanistes avaient esquissé
le programme, notamment à travers cette autre notion centrale qu’est
celle de la dignité de l’Homme. La puissance de l’Homme, qu’elle soit
physique ou imaginaire, ne devait plus être déclenchée en une ener-
geia déboussolée, comme l’était encore un Roland furieux (1521), mais
avaient besoin d’un recul raisonnable ; par l’idée même que cette puis-
sance était un bien rare dont l’administration pouvait être soumise
au calcul. Dès lors, l’intérêt est un dénominateur commun­qui permet
une économie de la puissance de l’Homme. Mais l’idée est sociologique
aussi. Ces passions jugulées instaurent un commerce différent entre
les Hommes. C’est tout l’intérêt des réflexions politiques de Machiavel
qui entrent ici en jeu. Sa Realpolitik est une autre manière d’éviter ou
de faire différer la guerre. Avant de faire parler la poudre, il estime
plus efficace de laisser parler la sagacité.

Le droit naturel, une protosociologie


Les premiers sociologues furent juristes. Il leur revint le douteux
privilège et la charge de penser l’ordre social sur une base immanente
et sur un mode défectif, la raison humaine se suppléant au Dieu caché.
Le droit naturel a trois sources, espagnole, néerlandaise et française. À
l’origine, simple réactualisation du droit thomiste, l’émergence de cette
école de pensée signifia la renaissance d’un courant de pensée qui,
en réadaptant les principes de l’humanisme, fit revivre les traditions
d’Aristote et de saint Thomas, reléguées par les thèses nominalistes
pour expliquer les principes généraux du comportement humain.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

La sociologie, comme les jeunes filles des romans de Witold


Gombrowicz, est résolument moderne. Non qu’elle ne s’applique pas
à d’autres aires culturelles ou historiques (il y a des lois sociales
à vocation universelle), mais elle est spécifiquement moderne en ce
qu’elle s’est engagée à penser le sens de l’agir social, la durabilité des
relations humaines et la stabilité des ordres sociaux dans un cadre
d’immanence reposant sur la raison humaine et non pas (ou non plus)
à partir d’une transcendance plus ou moins ineffable. Les jusnatura-
listes n’ont évidemment pas fait l’économie d’une telle transcendance.
Comment auraient-ils pu le faire – les uns croyant fermement pouvoir
retrouver la scholastique en y faisant valoir les revendications de
l’humanisme, les autres risquant tout simplement leur tête, ou tout au
moins leur chaire ? Mais ils sont confrontés à ce mal suprême qu’est
la guerre et, au-delà de celle-ci, à l’existence du mal dans le monde.
Les juristes sont par vocation des concepteurs de limites, c’est-à-dire
des définisseurs de normes. Pour pouvoir légiférer, il faut savoir au
nom de quel principe distinguer le juste et le non-juste, le normal et le
pathologique, le bien et la transgression. Du point de vue juridique (et
non du point de vue sociologique), une norme se fixe, et lorsqu’elle est
fixée, elle se tient. Et lorsque les Saintes Écritures ne suffisent plus,
cette fixation est œuvre de raison. L’argument supplémentaire qu’ap-
porte l’École de Salamanque au principe du libre arbitre – no­tamment
au travers de la question de l’humanité des Indiens d’Amérique, si
âprement discutée lors du règne de Charles Quint – est le suivant :
si un croyant peut faire le mal tout en étant un croyant, alors qu’un
incroyant peut faire le bien tout en étant incroyant, alors la morale,
le bien-agir, ne dépend pas de Dieu. Il devient un prédicat de la rai-
son humaine. En étendant cet argument, on peut donc soutenir que
certaines sources du droit ne doivent plus être recherchées dans les
textes sacrés, mais par l’examen de la nature à la lumière de la rai-
son humaine. Si l’École de Salamanque est la première à introduire
cette « encapacitation » dans le travail de législation, il revient aux
juristes hollandais et belges, au cœur même du mouvement huma-
niste, d’en étendre toute la portée dans un corpus juridique cohérent
qui, en l’appliquant progressivement aux faits de société, prépare ce
qu’à l’avenir, reprenant le terme à Cicéron, ce que nous nommerons
société civile5.

[5] Alors que chez les Grecs l’art de bien vivre ensemble est un état de nature, propre au
genre humain, la société telle qu’elle est envisagée par les théoriciens du droit naturel,

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

On peut dire que ce mouvement de rationalisation juridique suit


la géographie des grands centres économiques. À mesure que le pou-
voir économique et politique de la Péninsule ibérique s’étiole et que
l’Europe moderne se recentre autour de la Grande-Bretagne et de la
Hollande, cette manière de légiférer s’étendra aussi aux faits écono-
miques, comme ce fut le cas déjà en Espagne, mais en y intégrant
une nouvelle définition de l’Homme. C’est incontestablement Hugo
Grotius qui a le mieux systématisé le droit naturel dans son impor-
tant ouvrage De iure bellis ac pacis (1625). Si le droit naturel est une
protosociologie, elle trouve dans cet ouvrage un fondement doctrinal
qui va bien au-delà de ce qu’en indique le titre. Car si Grotius s’ins-
crit de plain-pied dans la tradition du droit naturel, il lui donne un
contenu supplémentaire : certes il est lié au droit divin, et Grotius se
réfère volontiers au thomisme, mais le droit divin opère à travers la
personne humaine. Chacun porte en soi le droit voulu par Dieu. Le
droit est l’attribut de la dignité que le Créateur a reconnue à l’Homme.
Mais le Créateur a également fait de l’Homme un être « sociable » : il
a le souci de la vie en commun, et il est amené, même s’il ne le veut
pas (le célèbre etiamsi daremus6), à vivre en paix avec les autres.
L’Homme porte en lui son propre droit, son droit de propriété de lui-
même, qui ne peut exister que s’il respecte celui des autres. Annonçant
la philosophie des Lumières, Grotius invoque ici la raison, ou encore
« l’entendement humain, source du droit ». Ce droit « sociable », et sans
doute inséparable de la nature de l’Homme, conduit à respecter le bien
d’autrui, à tenir sa parole, à être responsable des dommages causés,
et à punir ceux qui enfreignent ces règles de conduite. Ainsi peut
naître la « paix civile ».
Cette sociabilité, ou ce soin de maintenir la société d’une manière
conforme aux lumières de l’entendement humain, est la source du droit
proprement nommé, et qui se réduit en général à ceci : qu’il faut s’abs-
tenir religieusement de ce qui appartient à autrui, lui restituer ce qui

apparaît comme le produit artificiel d’un pacte ou d’un contrat social par lequel les Hommes
s’associent volontairement pour abandonner leur condition animale d’insécurité et de
violence, caractéristique de l’existence humaine dans l’« état de nature » et par lequel ils
se soumettent de plein gré au pouvoir souverain.
[6] Grotius ose dire, et on peut s’imaginer le péril qu’il court en disant cela, que même si Dieu
n’existait pas, certaines normes juridiques pourraient exister. Cette supposition est certes
entièrement spéculative, mais le faire en un temps où l’on brûlait des sorcières pour bien
moins que cela, reste un acte de courage exemplaire. Grotius ira en prison et devra vivre
en nomade, mais il ne cessera de garder sa ligne de conduite toute sa vie durant.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

lui appartient, ou le profit que l’on en a tiré ; l’obligation de remplir ses


promesses ; la réparation des dommages commis par faute ; le mérite
d’être puni par les autres hommes quand on a failli à ses obligations
(Grotius 1625, p. 324).
Grotius est généralement reconnu comme le père du droit inter-
national ; du droit international public, parce qu’il est le théoricien
de la « juste guerre » et défend le droit des peuples à la résistance
contre les agressions externes ; et du droit international privé, car
pour lui il est des règles de droit sans frontière : la propriété, les obli-
gations contractuelles doivent être respectées partout dans le monde.
Cette idée correspond aux nouvelles mœurs juridiques introduites
avec l’émergence et le développement du commerce mondial, puisque
pour les Hollandais la page du mercantilisme dirigiste et protec-
tionniste est tournée, et l’on renoue avec la lex mercatoria, cette loi
des marchands née avec le premier essor des échanges aux XIIIe et
XVIIIe siècles. Le commerce a besoin de règles communes, fondées sur
le respect des obligations contractuelles, et mises en œuvre par des
tribunaux rapides, compétents, et justes. Ce n’est pas par emphase que
Grotius écrit qu’il faille s’abstenir religieusement de ce qui appartient
à autrui ; cette obligation, le respect du droit de propriété de chacun,
Grotius la voit comme une obligation par défaut d’un décret divin.
Devant l’absence de Dieu, c’est à l’Homme qu’il convient de pallier le
vide juridique.
Le XVIe siècle est un siècle de tous les ravages guerriers. Religieux,
tout d’abord, territoriaux ensuite, et pour finir ravage des guerres éco-
nomiques entre puissances coloniales. Le besoin de légiférer devient
donc imminent. Au moins depuis Justinien, les jurisconsultes se
tiennent à proximité des gouvernants, rédigeant des codes, donnant
des conseils, arbitrant des disputes7. Or, en distinguant entre guerre
juste et injuste, Grotius manie sans qu’il ne le sache un argumen-
taire empreint de ce qu’au XXe siècle on aura coutume de nommer
théorie des jeux. Les racines de cette théorie se retrouvent dans l’une
des normes juridiques les plus importantes du droit romain : c’est le
principe du do ut des. Qu’il faille donner pour qu’il vous soit rendu
contient deux normes : d’une part, le refus du vol et de la capture, et

[7] Les racines de la modernité plongent loin dans le droit romain. Non que les questions
modernes ne soient que des questions anciennes sous un habit différent, comme a tendance
à le postuler le posthistoricisme, c’est le droit romain qui, dans son souci de codification et
de systématisation, est moderne avant la lettre, comme en attestent les travaux importants
d’Aldo Schiavone (2008) et de Yan Thomas (1989 et passim).

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

de l’autre le recours à l’échange équitable8. Ces normes pacificatrices,


pour peu que leur sujet juridique soit étendu de l’acteur au sujet col-
lectif, s’appliquent alors aussi à la guerre. Si l’exemple même de guerre
injuste est la victoire de Pyrrhus, c’est-à-dire un jeu à somme négative,
le jeu à somme nulle ne saurait être l’unique critère d’une guerre juste.
Elle ne l’est que dans le sens d’un rétablissement d’un déséquilibre
(territorial, matériel, personnel) initial. C’est ainsi que la guerre, à la
différence de ce qu’en dira Hobbes, n’est pas un état de nature, mais
une exception. On n’en est pas encore, comme au XVIIIe, aux projets
de paix perpétuelle, mais à celui d’une paix civile où le principe du
do ut des inaugure ce qu’en sociologie phénoménologique on appellera
bien plus tard la réciprocité des perspectives. Du regard infini d’un
Dieu omniscient dont avait parlé Nicolas de Cues, le juriste ne garde
que le regard spéculaire, dicté par la seule raison de la règle d’or : Ne
fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse.
Il appartiendra cependant à Pufendorf, inspiré en particulier par
Grotius, de généraliser ce droit universel en « droit des gens » (ius gen-
tium). L’ouverture du monde aux échanges matériels et intellectuels
fait naître une nouvelle communauté internationale, une « personna-
lité morale » dont les règles de droit s’appliquent à tous. Ces règles,
elles aussi inspirées par la loi divine, toujours souveraine, évoluent
nécessairement avec l’élargissement de l’espace. Il y a cependant à
considérer deux limites. Si les jusnaturalistes furent les premiers
sociologues, leur objet d’études n’en relevait pas moins de considéra-
tions très pratiques. Il s’agissait d’arbitrer, d’apaiser, de raisonner des
différends et non de rétablir un ordre ontologique en réinventant un
autre ordre social. De plus, l’enracinement doctrinal reste thomiste.
Il n’est pas question de se suppléer à Dieu, mais de gérer les affaires
le mieux qu’on peut en son absence. En tant que jurisconsultes, les
théoriciens du droit naturel n’ont pas vocation à gouverner. De même,
il n’est pas question de faire de leur appel pratique à la raison un
motif visant l’affirmation de soi de l’individu. Mais une brèche est
ouverte. Cette brèche consiste, comme c’est le cas depuis les origines
romaines du droit, à combler un vide juridique. Nous accédons ainsi

[8] Il faut souligner que l’équité, telle que pensée dès les origines du droit, est objective. A tel
quantum de valeur doit correspondre dans l’échange un quantum de valeur équivalente.
Cela n’empêche pas de prendre en considération des valorisations subjectives, comme
lorsqu’Aristote fait intervenir le statut social des échangistes. S’il y a échange à somme
nulle, la distinction entre profit et perte se situe au niveau de ce que le cadre socioculturel
des sociétés traditionnelles permet de former comme représentation de l’échange.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

à une nouvelle conception du collectif : le passage de la communitas à


la societas. Le droit naturel ne fait que d’en poser les premiers jalons,
mais du fait même qu’elle a formulé des normes pratiques censées
entrer en vigueur dans la vie réelle, ces jalons préparent le bas­cu­
lement sociologique dont l’Occident va être le théâtre.
On peut se faire une image de la dynamique doctrinale qui agite
cette époque en lisant le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau ;
pas une ligne qui ne soit une passe d’armes avec les théoriciens du
droit naturel. On est ici en face d’une situation éminemment expéri-
mentale. Chaque théoricien se dote d’une « image de l’Homme » et se
pose la question du cadre légitime (ici en termes de loi) qui saurait
assurer une paix sociale durable. En d’autres termes, se pose la ques-
tion de l’avantage évolutionnaire : lequel de ces radeaux, le radeau
Hobbes, Grotius, Pufendorf, Filmer, Locke ou bien le radeau Rousseau
a-t-il plus de chances de survivre dans un environnement en pleine
mutation, dans une situation non pas de risque, mais d’incertitude
totale9 ? Ils ont tous l’avantage de poser la question sociologique, et
tous commettent­l’erreur de poser à sa base une « image de l’Homme ».
C’est une supposition non seulement inutile, mais trompeuse.

De l’infini en acte aux richesses illimitées


C’est à l’économiste Frank Knight (1921) qu’il revient d’avoir distin-
gué entre risque et incertitude10. À la différence du risque, l’incertitude
knightienne est une situation où l’avenir ne peut en aucune manière
être approximé. Or, en un laps de temps très court – à peine un demi-
siècle –, l’Homme d’Occident plonge de la certitude en son contraire.
Même s’il se savait condamné par le péché originel avec d’infimes
chances de salut, l’Église avait réussi à bâtir sa part de pouvoir (la
part ne reposant pas sur la violence) sur un ensemble de rituels ren-
dant ces chances approximables. Et donc d’exposer l’humain au risque,

[9] Comme le montre Arjun Appadurai (2016, p. 40-42), il faut lire l’affinité entre esprit capi-
taliste et éthique calviniste comme une double incertitude : celle d’abord de transformer
le temps, don de Dieu, en richesse ; puis, muni de ce signe d’élection d’avoir la possibilité
d’être sauvé – si Dieu le veut. Aucun calcul de probabilité ne peut résoudre cette double
incertitude.
[10] Avant que Milton Friedman ne l’annexe, l’École de Chicago fut le lieu de deux esprits
originaux, Frank Knight et Jacob Viner, qui, par bien des aspects, tissent la trame de
notre projet ; Knight par la distinction catégorielle entre risque et incertitude, Viner par
l’accent mis sur la dynamique économique de l’échange à somme positive. L’un et l’autre
furent malheureusement englués dans une conception réductrice de l’économie qui ne
prenait en compte ni sa dimension sociale, ni son cadre historique.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

mais non à l’incertitude absolue (un euphémisme selon Knight) ; au


risque d’aller croupir en enfer succédait l’incertitude incalculable
de retrouver un sol sous ses pieds. C’est l’Église qui administrait
la performativité de ces rituels par tout un arsenal d’armes hermé-
neutiques ; elle avait donc tout intérêt à ce que le risque soit le plus
grand possible, mais en même temps qu’il reste calculable. Rien de tel
avec les découvertes astronomiques. Que nous disent les astronomes ?
Et quels effets ont sur nous ce qu’ils disent ? Tout d’abord, ils nous
imposent une image contre-intuitive : que la Terre tourne autour du
Soleil, alors que nous dirons longtemps encore qu’il se lève et qu’il se
couche ; ensuite, qu’elle se meut, alors que nous ne percevons aucun
mouvement ; et pour finir, qu’elle est située dans le vide sidéral, alors
que rien ne sembler le soutenir, etc., voilà des chocs de conscience
que jamais l’humanité n’eut à affronter avec une telle acuité et à
un tel rythme. Et il y a cet étonnement secondaire, dont nous parle
Blumenberg quand la couche nuageuse se défait et que nous voyons le
ciel ouvert. Aurions-nous eu la curiosité de sonder au-delà des nuages,
si la vue en avait été constamment obstruée ? Notre curiosité ne s’est-
elle seulement éveillée à la vue de ce ciel, de son insondable mystère ?
Bref, ces chocs de conscience sont d’une nature particulière. Ils ne
sont ni empiriques, ni ne relèvent de quelque illumination subite. Ils
proviennent de « scientifiques » dont on sait le peu de crédit dont ils
jouissaient dans ces siècles. Non que ce que révélaient ces astronomes
ait été particulièrement sujet à caution, c’est bien plus l’étrangeté de
leur intervention qui étonne et dont le pouvoir de persuasion force le
respect. Qui parle là ? Au nom de quoi ? Avec quelle autorité ? Comment
se dissémine leur savoir ? Comment savoir si ce qu’ils disent est vrai ?
C’est dire la fragilité de ce qu’avançaient Copernic, Kepler et Galilée,
leur manque de légitimité et d’autorité. Pour vaincre ces jugements
d’évidence, la preuve scientifique ne suffit pas. Car même si elle vient
constamment nous rappeler à quel point ces jugements d’évidence du
monde vécu sont contrefactuels, la force d’inertie de ce monde viendra
saper le poids de la preuve. C’est pourtant la première fois qu’un savoir
abstrait a pu déployer une force d’ébranlement aussi grande et aussi
rapide. Pour autant, et le célèbre procès fait à Galilée en témoigne, ces
résistances coutumières n’étaient rien à côté de l’opposition farouche
provenant de l’institution religieuse. Il fallut plusieurs siècles pour
en venir à bout. Une fois encore, on peut dire que le moment avait
dû être propice pour que sur une base aussi fragile une révolution
paradigmatique d’une telle ampleur ait pu se produire. La hiérarchi-

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320
Aldo Haesler • Hard Modernity

sation des « chocs de conscience » infligés par les astronomes n’est pas
indiscutable. Et, d’abord, hiérarchisation en fonction de quel critère ?
L’héliocentrisme a eu au moins quatre conséquences. Elle est
d’abord subie comme une humiliation. De ne plus être au centre du
cosmos mais de tourner autour du Soleil inverse les causalités. Le
Soleil venait-il nourrir la Terre jour après jour comme une sorte d’astre
fonctionnel, voilà soudain que nous en devenons un satellite. De sur-
croît, un satellite qui se meut. Il y a ensuite un intense motif de stu-
péfaction. Comment comprendre, alors que nous percevions le monde
comme essentiellement stable, que ce monde file dans l’espace à une
vitesse vertigineuse et que nous n’en soyons en rien affectés ? Si nous y
pensons, même aujourd’hui encore, nous en concevons une impression
de vertige. Mais surtout, quatrième conséquence, nous faisons l’épreuve
humiliante d’un abandon. Si notre monde se trouvait au centre du cos-
mos, c’est que Dieu se trouvait au sommet de son firmament ; et c’est
parce que Dieu se trouvait au sommet de notre firmament que nous
étions au centre du cosmos. Que se passe-t-il alors avec ce sommet, s’il
est prouvé que nous ne sommes plus dans ce centre ? Dans ce cas-là,
Dieu est quelque part, mais nous ne savons pas où.
Au début du XXe siècle se répandit la mode intellectuelle de l’inven-
taire des diverses frustrations de l’Homme. Qu’il « descende » du singe,
que son histoire se soit faite derrière son dos et que dans son cerveau
campe une folle du logis sur laquelle il n’a aucune prise – à ces trois
grandes frustrations vient s’ajouter l’épuisement de l’idée même de
substance11. Toutes ces frustrations trouvent leur lieu logique dans le
choc de conscience qui initie la cristallisation moderne. Humiliation
devant l’excentricité de la Terre, stupéfaction devant sa sphéricité, ver-
tige devant l’infinitude de l’espace-temps et abandon de tout ancrage
transcendant, voilà les quatre piliers de la sagesse moderne.
De tous les « chocs », celui du globalisme est encore le moins frus-
trant. Il y avait eu déjà des doutes sur la platitude de la Terre du fait
de l’incurvation des horizons maritimes et de la question de ses bords.
Et s’il revient à Thalès d’avoir fait l’hypothèse de la platitude pour
contrer des représentations plus mythiques de la Terre, comme celle
de Gaia, depuis Erastothène les philosophes admirent sa sphéricité

[11] L’invention de la mécanique quantique n’en est que l’une des nombreuses expressions. À
côté de l’un des principaux ouvrages d’Ernst Cassirer, Substance et fonction (1977 [1910]),
il conviendrait d’ajouter Philosophie de l’argent de Georg Simmel qui, par bien des aspects,
fait de l’argent la résultante de ces diverses frustrations infligées à l’Homme.

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321
Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

de façon presque unanime. La platitude ptoléméenne était donc une


régression impulsée par l’Église, notamment depuis Lactance. Cette
régression eut la peau dure contre une foule d’arguments empiriques
et l’on peut dire que le principal mérite des astronomes consista à reje-
ter une fois pour toutes ces régressions théologales. D’ailleurs, l’expé-
dition de Magellan (1519-21) devance les hypothèses coperniciennes
d’au moins deux décennies, si bien que l’hypothèse de la sphéricité
de la Terre apporte des réponses à des doutes souvent formulés – et
à des peuples navigateurs plus qu’à d’autres – mais il incite surtout
à l’exploration. Quel prodige de partir vers le couchant et de revenir
du levant sans crainte d’être aspiré par les bords et de tomber par-
dessus. L’humanité navigatrice d’abord, les Terriens ensuite, y font
l’expérience d’une richesse et d’une multiplicité insoupçonnées. C’est
là un ingrédient important qui va entrer dans la composition de la
sublimation des diverses humiliations infligées par l’astronomie. Dans
ce contexte, n’oublions pas l’afflux de l’or (et de l’argent) américain(s).
L’irruption subite de ces trésors n’est pas une péripétie historique,
mais un bouleversement économique de grande envergure. De la civi-
lisation matérielle à l’économie marchande et de celle-ci au capitalisme
moderne, cette richesse inattendue a traversé toutes les strates de
la réalité économique et de la géographie du monde. L’organisation
des principaux centres marchands d’Europe en réseaux complexes
gérant des échanges de plus en plus importants et de plus en plus
internationaux a très rapidement mis en place des techniques commer-
ciales nouvelles. De la complexification des opérations de change (et
du contournement de l’intérêt monétaire) à l’élaboration d’une comp-
tabilité en chiffres décimaux et en partie double, de l’organisation
d’un état mercantile et fiscal à la mise en place des premiers systèmes
assurantiels, le bouleversement économique va précisément dans le
sens d’une logique de l’abondance sans limites que les découvertes
américaines viennent non seulement accréditer la réalité, mais elles
contribuent à mettre en place des modes et des formes de pensée qui
vont donner toute leur portée à ces abstractions pratiques.
Si la stupéfaction devant cette Terre sphérique a pu trouver une
issue plus ou moins heureuse, l’humiliation devant l’excentricité de
cet astre est un mal plus profond ; il trace les contours d’une nouvelle
condition humaine où se conjuguent le réductionnisme cartésien et les
revendications humanistes pour la dignité de l’être humain. C’est à
partir de cette réduction/extension à une certitude primordiale que va
se déployer le programme de la philosophie moderne, où le soupçon va

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Aldo Haesler • Hard Modernity

régner en maître dans un état de contingence sans limites. La « posi-


tionalité excentrique » de l’Homme dont va nous parler l’anthropologie
philosophique de Helmuth Plessner (1928) après la Première Guerre
mondiale, où il distingue l’Homme de l’animal par l’absence de centre
et la nécessité de se projeter hors de lui-même pour se ressaisir en
tant que personne, n’est que l’aboutissement de cette longue chaîne
d’humiliations cosmologiques commencée par Copernic. Les deux sens
du concept de liberté distingués par Giambattista Vico se suivent
alors en une chronologie nécessaire ; devant l’humiliation de ne plus
être au centre du cosmos et dans la focale du regard ubiquitaire de
Dieu, l’abandon métaphysique se traduit en une liberté négative (la
« liberté de »), préalable à son élaboration affirmative (la « liberté à »).
Certes, si la « liberté de » ne peut s’adresser directement à Dieu que
pour mieux s’adresser à ses légataires, la « liberté à » va dans le sens
évoqué par Hirschmann, d’une canalisation des passions par une
arithmétique des intérêts. Tout cela se passe très vite, toujours dans
le sens d’une cristallisation subite. On pourrait dire que c’est faire
de nécessité vertu, si n’était le fait que cette nécessité est celle de la
survie « nue » dans l’affirmation de soi d’une subjectivité minimale.
Après avoir sauvé sa peau sur le radeau, cette période de seuil marque
le passage problématique entre une survie purement physique (zoë) et
l’affirmation sociale, juridique et politique (bios) de l’individu minimal,
sans laquelle une survie purement physique dans la durée ne pourrait
advenir. Il n’y a donc pas trente-six mille manières de se sortir de ce
mauvais pas. Là encore, tout comme avec la stupéfaction, la maxime
poppérienne, que vivre consiste à résoudre des problèmes, s’applique.
S’y ajoute ceci : l’angoisse devant le vide sidéral ne doit pas, ne peut pas
s’ajouter aux angoisses de la damnation. Si l’individualisme occidental
est né avec le forceps du « procès de culpabilisation » (Jean Delumeau),
s’il constitue un point-limite du supportable appelant in fine à une pré-
servation de soi, se pose la question de la manière dont cette angoisse
supplémentaire a pu être retravaillée pour être assumée.
Le « choc de conscience » qui préside au « miracle européen » (Arno
Bammé) conjugue quatre états-limite qu’une petite partie de l’huma-
nité a dû supporter puis affronter à un moment donné de son his-
toire. Les solutions apportées à ces quatre états-limite doivent être en
cohérence, et c’est bien cette cohérence qui peut expliquer l’intensité
de la cristallisation qui s’y opère ; cristallisation entièrement portée
contre un ennemi innommé, à savoir l’orthodoxie aristotélicienne. Elle
a ceci de particulier, qu’en dépit de son incroyable durée de vie, elle n’a

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

jamais réussi à entièrement vaincre ses adversaires théoriques ; des


adversaires dont la survie était paradoxalement liée à son incroyable
rigueur. Qu’il s’agisse des diverses formes de néo-platonisme, de pen-
sée gnostique ou de réimportations arabes, l’hétérodoxie aristotéli-
cienne a pu d’autant mieux survivre qu’il s’agissait de savoirs d’initiés,
circulant de bouche-à-oreille dans des cercles plus ou moins secrets.
À ces savoirs d’initiés viennent s’ajouter les savoirs vernaculaires
propres à toutes les sociétés traditionnelles.
Or, ces fonds inexpugnables contiennent tous un ensemble de
notions relatives à l’abondance – plénitude, profusion, cocagne, plérôme
ou richesses inépuisables – et à leurs pathologies, hybris, pléonexie ou
chrématistique. Dans un monde clos et rationné, des économies de la
pénurie et une éthique de la stricte réciprocité, une telle exubérance
est intolérable. Il serait cependant trompeur de croire qu’avec l’effon-
drement de cette orthodoxie, ces motifs viennent soudain s’épanouir
au grand jour. Ce serait plutôt l’inverse qui aurait dû se produire.
Car si l’on se souvient de la leçon de Blumenberg, le XVIIe siècle voit
s’épanouir une résistance forcenée aux idées nouvelles issues de la
révolution copernicienne, un mal de Dieu et une crispation conserva-
trice sans pareils. Or, ces notions hétérodoxes en sont les parties les
plus attaquables. Autant les preuves empiriques que les sciences nou-
velles mettent à jour forcent l’entendement, autant ces notions floues
et largement mythiques sont susceptibles de subir un discrédit moral
de la part de tous – sauf des marchands. Il n’est cependant que besoin
de lire les premières pages de Renaissance et baroque de Heinrich
Wölfflin (1967 [1888]), pour comprendre avec quelle rapidité l’art
baroque a supplanté – en Italie surtout – les arts renaissants. Mais,
au-delà du baroque, du maniérisme et de ses flamboiements, c’est tout
un imaginaire qui s’est mis en route, un imaginaire que l’on retrouve
aussi bien dans les premiers récits utopiques que dans l’univers des
contes, dans les arts et dans les lettres12. C’est dire à quel point cette
cristallisation est puissante. Non seulement elle connaît le concours

[12] Le baroque n’est qu’un exemple tardif de ce nouvel imaginaire. Bien avant lui, les récits
utopiques regorgeaient de paradis terrestres, de cornes d’abondance, d’eldorados, de fleuves
de lait et de miel, repris par toute une prose picaresque qui remonte jusqu’à Pétrone et
Apulée. Certes, les fastes romains sont des contrepoints bienvenus dans l’Europe ravagée
du « long XVIe », des carnavals imaginaires dans un monde sans fête, mais ce qu’il y a de
remarquable, c’est qu’à l’époque que nous considérons ce type de métaphorisation s’installe
comme un paradigme et devient réel ; bref, qu’il perde son aura, sa part d’enchantement
et devienne l’objet d’une poursuite pratique dans les travaux et les jours.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

de l’or d’Amérique qui vient conforter la réalité de cette fiction, mais


c’est bien une part de gnose qui trouve ici à s’épanouir. Dans l’esprit
de Giordano Bruno devient donc parfaitement concevable et même
théologiquement plus recevable (recevable en termes de preuve onto-
logique) une figure de Dieu comme d’une cause infinie générant des
effets infinis sous forme de richesses infinies. Mersenne ne s’y était
pas trompé. Le message de Bruno est en ce sens métaphysique. Si la
sortie du monde ptoléméen est une meilleure preuve de l’existence de
Dieu, alors autant aller jusqu’au bout de l’argument et s’imaginer un
monde en acte à l’image de sa puissance infinie – c’est-à-dire infini-
ment riche. Ce décentrement du monde, cette ouverture sur l’infini
contient donc un puissant message d’espoir, un avantage motivationnel
aussi puissant qu’était impérieux le désir de contrer le spectre gnos-
tique13. On se souvient que s’il est un trait qui caractérise toutes les
cultures du monde, c’est bien la conception des « biens limités » et de
son corollaire qu’est la norme de compensation qui fut formulée avec
la parole d’Anaximandre. Or, si Bruno fut jugé en hérétique, ce n’est
pas seulement qu’en parlant des « mondes infinis », il tirait la leçon
théologique de la découverte copernicienne, mais qu’il se livrait à une
forme d’hérésie bien plus spectaculaire encore qui, en faisant de ces
mondes infinis des sources inépuisables de ressources et d’énergies,
trahissait cette parole séculaire d’une Justice universelle. Le système
du rationnement avait vécu.
L’opération par laquelle ces diverses formes de frustration de l’abri-
tement métaphysique furent transformées s’appelle, en langage psy-
chanalytique, une sublimation. Conçue par Freud comme un dé­pas­
sement créatif des limites de l’épanouissement libidinal, elle prend ici
un sens détourné, mais parfaitement identifiable. Devant l’ouverture

[13] La virulence du questionnement gnostique ne se lit pas seulement à travers les mou-
vements de masse que sont les soulèvements hérétiques cathares ou vaudois, mais à la
terrible force de persuasion de la réponse qu’il apporta à la question de l’origine du Mal
dans le monde. Devant la désespérance existentielle, morale et économique de la fin du
Moyen Âge, cette réponse était tout le contraire d’une pure spéculation. Elle nourrissait
un intense désir d’Apocalypse. Notons aussi, que l’impasse faite sur la coupure idéologique
(cosmologique) que provoque la révolution copernicienne est en partie imputable à la
méconnaissance du gnosticisme et de son pouvoir. Or, il ne fait pas de doute qu’à chaque
fois que s’est produit un bouleversement majeur dans le monde occidental – destruction
de l’Empire romain, Grande peste, guerres mondiales – le doute gnostique est revenu
affleurer au niveau des consciences collectives. Les seuls penseurs modernes à même de
lui accorder l’importance historique qui lui revient, furent à notre connaissance Hans
Jonas, Eric Voegelin et Hans Blumenberg et, dans une moindre mesure, Peter Sloterdijk.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

du ciel et une réalité qui ne devenait signifiante que dans les termes de
son vertige, l’Extrême-Occident n’avait d’autre issue que le geste anti-
gnostique d’une affirmation inconditionnelle de ces nouvelles réalités.
Devant l’insupportable, le seul choix est celui entre une régression et
la sublimation. De fait, le XVIIe siècle est riche de toutes les régres-
sions possibles, mais là où elles ne finissent pas dans la stérilité des
débats politiques et théologiques, on assiste à la réduction à l’essentiel
qui est un acte sublimatoire par excellence, comme dans l’invention
philosophique (Descartes, Pascal, Spinoza, Leibniz), mathématique
(François Viète) ou esthétique (Jean-Sébastien Bach). La modernité
n’est alors rien d’autre que la sublimation systématique des contraintes
traditionnelles dans leur dépassement et leur saturation. Pour Freud,
la sublimation était la clé de l’opération de symbolisation. Or si, comme
le prétend Hartmut Böhme (2006), la modernité correspond à l’univer-
salisation du processus de fétichisation, (sur lequel nous allons revenir
dans notre dernier chapitre), ce processus n’a été rendu possible que
grâce à un large processus culturel de sublimation qui va former un
ensemble de formes symboliques, comme la perspective artificielle, la
sémiologie du zéro, l’imaginaire d’abondance, ces formes symboliques
qui vont mettre en place le vivier de la forme marchande, on ne saurait
comprendre la véritable nature du fétichisme contemporain sans en
référer d’abord à ce processus de sublimation. Pour qu’il y ait fétichi-
sation, il faut sublimation puis transformation des choses en marchan-
dises. Et si, grâce à la sublimation que lui offre le plérôme, l’Homme
moderne réussit à se préserver d’un surcroît d’angoisse intolérable,
du recours à des ontologies de substitution, voire de la folie ou de la
régression, l’auto-affirmation de soi passe par l’action et pour celle-ci,
il manque cruellement de repères. L’expérience majeure qu’il fait, et
c’est ce dont parle John Donne, c’est l’expérience de la contingence.
Que tout soit possible, parce que rien n’est nécessaire (contingence
positive), alors même que rien n’est nécessaire, parce que tout est
possible (contingence négative), ce clivage insoluble que l’on retrouve
dans les mondes d’Ulrich, l’homme sans qualités de Robert Musil,
ne saurait trouver d’issue que dans un nouveau monde où l’une des
solutions de la contingence aurait pour nom liberté. Mais cette liberté
passe par une nouvelle synthèse sociale. Le désarroi ontologique que
nous venons rapidement d’esquisser en fait une nécessité de premier
ordre. Dieu est définitivement absent et avec lui toute forme de trans-
cendance. Or, les sociétés traditionnelles sont des sociétés de pouvoir,
et l’exercice du pouvoir demande pour se légitimer une puissance

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Aldo Haesler • Hard Modernity

discrétionnaire qui ne saurait être mise en doute. C’est pour cette


raison que cette synthèse sociale engage à la fois les modestes spé-
culations sociologiques mises en avant par le droit naturel, à savoir
pour le dire grossièrement, un ordre social basé sur la seule raison
et une nouvelle conception du lien social. Car le lien traditionnel est
un lien d’endettement. On est endetté pour la vie qu’on a reçue, pour
l’abri que confère le seigneur, pour les dettes des générations passées,
du simple fait d’être pécheur, et on va l’être jusque dans la mort. Ce
lien d’endettement qui, insistons bien là-dessus, est un lien de domi-
nation reposant sur un pouvoir. Il va falloir trouver un lien nouveau,
librement consenti, donc accessible à la raison

La découverte de l’échange marchand


comme jeu à somme positive
Il est plus que temps de passer au principal argument de notre
exploration de la genèse et de la dynamique de la modernité. Nous
le trouvons formulé dans un ouvrage de l’anthropologue français
Louis Dumont, Homo æqualis I (1976). Très généralement considéré
comme une œuvre tardive émanant d’un spécialiste de la civilisation
indienne, sa réception pâtit d’une part de l’étiquette disciplinaire de
son auteur, et de l’autre de la publication de ses Essais sur l’indivi-
dualisme (1983) qui reprenaient en partie, mais en partie seulement,
certaines thèses formulées dans Homo æqualis I¸ en se focalisant sur-
tout autour d’un certain nombre d’essais publiés dans les revues Libre,
Esprit et Le Débat. Après avoir rédigé l’un des principaux ouvrages
en anthropologie comparée consacré à la civilisation indienne, Homo
hierarchicus (1979), Dumont entame une lecture croisée de l’Extrême-
Occident en lui retournant le miroir indien. Son but est d’établir une
anthropologie de la modernité qui serait sociologique d’abord, compa­
ra­tiste ensuite ; sociologique en ce que son raisonnement ne s’éta-
blit pas sur une nature humaine ou sur quelque faculté du cerveau
humain, mais, en élève fidèle de Mauss, sur l’analyse comparée de
telle ou telle société. La thèse qui charpente sa pensée oppose les
sociétés traditionnelles, qu’il nomme holistes, à la société moderne qui
serait une construction hybride composée d’individus imparfaitement
compris dans un ensemble social aux contours mal définis. Dumont
défend une théorie de la substitution de valeurs : alors que les sociétés
holistes se caractérisaient par des liens sociaux forts, une inclusion
exclusive, mais par une quasi-absence des valeurs de liberté et d’éga-
lité, la société moderne, individualiste, voit ces liens forts s’affaiblir

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327
Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

à mesure que ces valeurs se développent. L’originalité de sa démons-


tration tient au fait qu’il ne mobilise ni les auteurs philosophiques
traditionnels, ni ses connaissances d’anthropologue, mais qu’il suit les
principaux auteurs en économie politique et en philosophie politique
(de Quesnay à Marx), pour montrer comment le discours économique
s’émancipe de ses cadres religieux, politiques, sociologiques et moraux,
pour devenir un discours dominant mettant en son centre l’individu
moderne, autosuffisant et guidé par l’intérêt matériel, d’une part,
et une synthèse sociale « artificielle », de l’autre. Rappelons qu’une
théorie de la modernité comprend toujours deux versants : une théo-
rie de la sécularisation qui aura pour objet la synthèse sociale de la
modernité, et une théorie de son mode de régulation qui montrera sur
quelles relations une telle synthèse repose. Traditionnellement, ces
deux processus furent toujours traités séparément ; ce qui n’est pas
le cas pour Dumont qui en réalise une synthèse. Il nous livre ainsi
une théorie de la sécularisation qui montre comment le reflux de la
transcendance met en place une société d’individus libres et égaux,
organisés autour d’un marché ; un marché qui les prive cependant
de la possibilité d’entretenir avec autrui des relations humaines. On
reconnaît un constat déjà fait par Georg Lukács dans sa théorie de
la réification, où les relations à autrui seraient devenues des relations
presque exclusivement marchandes ; sauf que pour Lukács celle-ci
ne résulte pas d’une perte de transcendance, mais de l’organisation
capitaliste du travail14.

[14] Même si les années 1980 furent fastes pour Dumont, ses principales thèses furent banali-
sées par la suite pour former une série de lieux communs et d’oppositions binaires faisant
de lui le chantre d’un holisme sociologique, lieux communs qui finirent par faire passer
sous silence la grande finesse de ses travaux – notamment sa lecture informée d’Histoire
de l’analyse économique de Schumpeter. La réception à court terme fut réalisée principa-
lement par Marcel Gauchet (1979) et Pierre Rosanvallon (1979) et contribua à son court
succès médiatique. Il ne reste aujourd’hui plus guère que Vincent Descombes (1989) pour
défendre le holisme méthodologique qui est au cœur de la démarche dumontienne. La
réception de Dumont fut donc faible, l’exception étant l’ouvrage de Pierre Rosanvallon Le
Capitalisme utopique (1979), qui tire profit de l’« idéologème » mis à jour par Louis Dumont
pour expliquer la grande question sociale du XVIIIe siècle qui est selon lui la recherche
d’une solution économique (par le marché) à un problème politique (les insuffisances de
la théorie du pacte social). En parlant de la théorie sociale d’Adam Smith, il met très clai-
rement en évidence ce changement qui est à l’œuvre dès le XVe siècle et qu’il consacrera
par l’idée d’une société de marché : « Cette représentation de la société comme marché n’est
pas simplement statique, elle est dynamique. Le marché ne structure pas seulement la
société, il est le moyen et le but de son développement. Smith peut ainsi le concevoir dans
la mesure où il pense l’échange valuable pour les deux partenaires » (1979, p. 74). Mais
Rosanvallon n’ira pas plus loin.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Venons-en à l’argument. Discutant les diverses conceptions rela-


tives au commerce et à la monnaie chez les mercantilistes, Dumont
remarque que l’une des raisons pour lesquelles le mercantilisme
n’avait jamais pu s’établir comme une doctrine économique à part
entière, avait été son absence de système. Pour que l’« idéologie écono-
mique » pût se constituer en tant que discours autonome et homogène,
il aurait fallu une partition claire entre économique et politique. Or,
à l’époque du mercantilisme, les relations économiques sont encore
largement pensées en termes politiques :
Pour faire bref, considérons seulement un aspect qui est crucial en
ce qui concerne l’absence d’unification du champ : la relation étroite à
l’État a cette conséquence que les transactions internationales sont
considérées d’une façon, et les transactions à l’intérieur de l’État ou
du pays d’une autre façon. […]. Pour y voir plus clair on peut faire
état d’un changement idéologique fondamental qui se produisit dans
la période. L’idée primitive était que dans le commerce l’avantage
d’un partenaire est la perte de l’autre. Cette idée était populaire et
elle venait même à l’esprit d’un esprit aussi aigu comme Montaigne.
Je suis tenté de l’appeler un élément idéologique de base, un “idéolo-
gème” à rapprocher du mépris général du commerce et de l’argent qui
est caractéristique des sociétés traditionnelles en général. Considérer
l’échange comme avantageux aux deux parties représente un chan­
gement fondamental, et signale l’accession de la catégorie économique.
Or précisément ce changement se produit dans la période mercanti-
liste, non pas tout d’un coup mais progressivement (Barbon)15. Le vieil
“idéologème” est encore en vie ; tandis qu’il recule dans le domaine du
commerce intérieur (ne serait-ce que parce que considérés globalement
les gains et les pertes des agents particuliers s’annulent l’un l’autre),
on le trouve en pleine force dans le domaine du commerce internatio-
nal (1977, p. 45-46).
Ce passage revêt une importance capitale. C’est sur lui que repose
l’essentiel de notre travail. Dumont parle bien d’un « changement fon-
damental », il en parle deux fois même. Ce changement de « période »
signalant « l’accession de la catégorie économique » marque la nou-
veauté de la période qui s’annonce. Cette « accession de la catégorie
économique », dont l’expression nous paraît encore bien floue, met en
évidence un point de basculement où viennent s’échouer les sociétés

[15] Dumont fait ici allusion à Nicholas Barbon (1640-1698), dont le Discourse of Trade (1690)
fait de lui l’un des premiers partisans du libre-échange à s’opposer au mercantilisme et
au protectionnisme. Il est évident, cependant, que cet écrit de circonstance ne fait que
parachever une évolution des pratiques économiques entamée depuis le début du siècle.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

anciennes et où débute un processus qu’aucune autre civilisation n’a


connu. Ce basculement, nous le retrouvons dans un autre ouvrage
de la même époque, sous la plume de Fernand Braudel. Rappelons-
nous que dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979),
Braudel ne cesse de s’étonner de l’« anomalie minime » que présente
l’Occident par rapport à l’ensemble des sociétés traditionnelles et qui
l’a mené à « dévorer » puis à « digérer » le reste du monde. La « période
de seuil » en question se marquerait donc par une rupture axiologique,
elle-même constitutive d’une transformation de champ sémantique.
En effet, si le mercantilisme n’a jamais réussi à devenir une doctrine
économique, s’il n’y a pas eu unification de son champ sémantique,
mais qu’il est resté un ensemble de prescriptions à l’usage des gou-
vernants, c’est qu’il tenait un double discours sur les échanges. Ce
double discours se retrouve déjà chez Thomas d’Aquin, pour qui l’em-
ploi d’argent dans le commerce international était parfaitement licite
(pour des raisons évidentes). Et même s’il rejetait l’intérêt monétaire,
il ne pouvait ignorer que des transactions monétarisées pouvaient être
faites dans le seul but d’obtenir de l’argent. Il y avait donc une part
admise de chrématistique dans les transactions internationales. Par
contre, cet usage chrématistique de l’argent était strictement prohibé
à l’intérieur de la cité – suivant en cela l’enseignement d’Aristote16.
Le pas supplémentaire que feront les mercantilistes sera d’opérer le
passage du modèle de l’échange (M – A – M’) au modèle (A – M – A’),
selon la formulation de Marx. Dumont appelle l’échange économique
à somme nulle un « idéologème », et c’est d’ailleurs à cette occasion
qu’il emploie pour la première fois cette expression issue de la sémio-
logie de Mikhail Bakhtine. Il l’appelle aussi une « idée populaire », et
il est vrai qu’on la retrouve aussi bien chez Montaigne, Rabelais ou
chez Jean Bodin. En effet, dans un cosmos rangé et virtuellement
« plein », quelle fonction attribuer à l’échange marchand ? On l’a vu
à de multiples reprises, il n’y en a véritablement qu’une seule : celle
de corriger une mauvaise répartition des choses. Aussi simple que
cela puisse paraître (en même temps qu’étrange pour nous, contempo-
rains), c’est cette représentation qui domine toutes les conceptions de
l’échange marchand dans les sociétés traditionnelles, y compris dans

[16] Pour Aristote, l’usage de l’argent dans la cité n’est pas seulement licite, il est essentiel
en ce qu’il permet d’instituer la division du travail. Mais c’est précisément son caractère
irremplaçable qui nécessite un cadre normatif très strict de ses usages. En cela, il est un
pharmakon, un remède qui peut très vite se transformer en un poison.

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330
Aldo Haesler • Hard Modernity

la péjoration du marchand ou du changeur que l’on soupçonne de tirer


un profit indu d’un tel désordre. C’est exactement ce que dit Aristote
dans son Éthique à Nicomaque quand il distingue l’usage licite de
l’argent dans la bonne administration des choses (oikonomikè) et son
usage perverti dans la poursuite éperdue de richesse (chrematistikè).
Si l’ensemble des étants est limité, s’il est « rangé » de telle manière
qu’à chaque étant revient une place et une mesure précises, l’échange
marchand y est soumis à deux normes fondamentales : à une norme
compensatoire qui en constitue le mode de régulation en ce sens, qu’à
chaque bénéfice correspond ce qu’en termes modernes on qualifierait
de coût ; et à une norme distributive, dont il tire sa légitimité, à savoir
de rétablir la juste mesure des choses.
C’est ainsi qu’Aristote nous rappelle que « [l’échange] a, à l’origine,
son principe dans la nature en ce que les hommes ont certaines choses
en trop grande quantité et d’autres en quantité insuffisante » (Pol. I,
1257 a14). L’échange marchand est donc avant tout compensatoire et
il est vu d’un point de vue systémique. Mais survient l’échange mar-
chand où ces deux normes « fondamentales » ne sont plus en vigueur,
où l’avantage de l’un ne correspond plus au coût d’autrui et où il n’est
plus question de juste mesure des choses. Comment se fait-il alors que
Dumont puisse alors écrire : « Considérer l’échange comme avantageux
aux deux parties représente un changement fondamental, et signale
l’accession de la catégorie économique », sans revenir ensuite dans
son ouvrage sur ce qui, à l’évidence, s’apparente à une trouvaille de
premier ordre ? Non seulement cette double conception de l’échange
marchand empêche le champ sémantique mercantiliste de s’unifier,
de devenir un discours cohérent soumis à la « catégorie économique »,
mais aux dires mêmes de Dumont, il s’agirait du principal motif de
basculement d’un monde à l’autre. Mais, tout au long de son ouvrage
ainsi que de celui qui lui fait suite, Dumont n’y revient pas. Comment
se fait-il aussi que parmi toutes les discussions, personne ne se soit
penché sur ce passage où l’auteur annonce clairement la couleur ?
La littérature sur le libre-échange est pourtant un lieu commun
de la théorie économique. C’est là qu’on aurait pu s’attendre à une
véritable problématisation de la position comptable d’autrui dans
l’échange marchand. La mention de Nicholas Barbon par Dumont
lui-même, Barbon étant l’un des premiers anti-mercantilistes à faire
l’apologie de la libre-circulation, est très certainement due à une lec-
ture de Marx qui discute ces apologètes (de Barbon, Davenant et
North jusqu’à Ricardo et Torrens) dans des pages restées célèbres du

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

premier tome du Capital17. Si l’on parcourt la littérature économique


à ce sujet, on est frappé par deux choses : d’une part, très peu de
poids est accordé à la genèse de cette idée, comme si elle avait germé
de manière spontanée dans quelque tête de trafiquant (Barbon en
l’occurrence) ; et d’autre part, mis à part la controverse récurrente
entre libre-échangisme et protectionnisme, qui semble structurer à
elle seule le champ économique, aucune tentative n’a été faite pour
aller au-delà de considérations purement techniques concernant les
frontières nationales et la balance des paiements. Avouons que l’ar-
gument de la compartimentation des savoirs est un peu léger pour
expliquer cette absence de questionnement.
Ce topos de la mesure en rapport avec le dommage d’autrui se
retrouve assez fréquemment chez Weber, notamment dans son Éthique
protestante (EP). Dans les Remarques préliminaires de 1920, se trouve
une proximité évidente entre l’accumulation des profits, le capitalisme
moderne et l’échange. L’accumulation de profit se retrouve partout
et de tout temps, ce n’est donc pas ce qui singularise le capitalisme
moderne. Ce qui le singularise, c’est la rationalité avec laquelle l’acte
capitaliste « qui se fonde sur l’attente d’un gain par l’exploitation d’op-
portunités d’échange » (EP, p. 53) est réalisé. En revenant à Luther,
il souligne cependant la frontière ténue qu’il y a entre une accumula-
tion « raisonnable » et une accumulation démesurée, la première étant
le cas quand elle n’excède pas les besoins personnels. Au-delà, elle
devient démesurée « et ne s’avère possible qu’aux dépens d’autrui »
(EP, p. 143 ; en note, Weber cite Luther en détail, pour préciser le
domaine du raisonnable dans l’usage de cette accumulation). Dans
les dernières pages d’Éthique protestante, il revient avec véhémence
sur cette forme d’injustice ou de disgrâce :
Le XVIIe siècle, période d’intense vie religieuse, a précisément légué à
l’époque utilitariste qui lui a succédé une incroyable bonne conscience18
– disons-le sans hésiter : une bonne conscience de pharisien – dans
l’accumulation de profit, dès lors qu’elle s’opérait par des voies légales

[17] Outre le fait que Barbon ait été l’un des hommes les plus riches d’Angleterre, suite au grand
incendie de Londres qu’il reconstruisit sans beaucoup d’égards juridiques, son Discourse
of Trade (1690) marque les débuts de la doctrine libre-échangiste. Et il n’est pas sans
importance que Barbon récuse en même temps une définition substantialiste de l’argent.
L’argent, selon lui, est sans valeur intrinsèque, et il s’ensuit un plaidoyer pour le papier-
monnaie et l’extension des opérations de crédit.
[18] Weber pense au proverbe allemand : « Ein ruhiges Gewissen ist ein gutes Ruhekissen » que
la traductrice rend par « tendre oreiller ».

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Aldo Haesler • Hard Modernity

(EP, p. 294). […] Un ethos du métier spécifiquement bourgeois était


né. La conscience de se tenir dans la plénitude de la grâce de Dieu et
d’être visiblement l’objet de sa bénédiction permettait à l’entrepreneur
bourgeois qui restait dans les limites de la correction formelle, dont
la transformation morale était irréprochable et qui ne faisait pas un
usage scandaleux de sa richesse de se laisser guider par ses intérêts
de profit : c’était même là un devoir (ibid.).
On voit donc comment l’idée accumulation de profit évolue au
XVIIe siècle. Il en est de même, pour des raisons analogues, de la
prohibition de l’usure19. Et on voit aussi à quel point le préjudice d’au-
trui n’est plus un critère de distinction entre accumulation licite et
accumulation illicite de profit, mais qu’il devient, pour peu que l’on
respecte certaines limites juridiques et morales, un devoir20.
Mais revenons à notre explication. Que s’est-il passé à la
Renaissance ? Le fait le plus marquant, s’agissant du cosmos des
étants et des conséquences de sa transformation sur les pratiques et
les représentations humaines, est très certainement la dissolution
de ses limites. On aura beaucoup glosé sur l’ouverture du cosmos
vers un univers infini, mais il s’agit là d’un problème philosophique,
puisqu’on rencontre cette notion dans la célèbre preuve ontologique de
l’existence de Dieu chez Descartes, dans les méditations de Pascal ou
dans les spéculations logiques de Leibniz et de Wolff, qui ont donné
lieu à d’interminables spéculations qui n’ont cessé de hanter les esprits
mathématiques et méditatifs jusqu’à ce jour. Et il est fort probable
aussi que les représentations de la hiérarchie des étants aient continué
à marquer les esprits pendant de longs siècles, puisque l’on retrouve
cette structure d’ordonnancement des choses dans les débats d’esthé-
tique et de morale au moins jusqu’au romantisme21. Ce qui vole alors

[19] Nous sommes ici sur la ligne de crête qui sépare l’accumulation licite et l’accumulation
illicite de profit dont le marqueur sémantique est la tolérance de l’intérêt monétaire.
Depuis la « révolution commerciale » du XIIIe siècle, la tendance est nette : en dépit de ses
interdictions, tout est fait pour les contourner.
[20] Chez Tönnies, encore enraciné dans le monde rural de ses origines, « le profit n’est pas
une valeur ; il est seulement un changement dans les relations de fortune : le plus de l’un
est le moins de l’autre » (1979, p. 48). La seule création de valeur est celle du technicien,
auquel il oppose le marchand (ce qui n’est pas sans évoquer la fâcheuse opposition entre
Händler et Helden, entre marchands et héros chez le vieux Sombart).
[21] Pour Lovejoy (1936), l’idée de la great chain of being trouve son achèvement dans le
romantisme allemand dont le rejet d’un univers contingent, non rationnel et soumis au
hasard traduit à travers son horreur du désordre et de la disharmonie la fin de l’idéal
d’un monde « rangé ».

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

en éclat, c’est l’idée d’une limite des biens terrestres. C’est cela l’idée
fondamentale. Si la destruction de l’abri ptoléméen rend la présence
de Dieu plus abstraite et demande à l’être humain un supplément
de réalisme, l’illusion nouvelle dans laquelle l’humanité se trouve
engagée est de croire que ces univers infinis dont la Terre fait partie
s’étendent à toute chose. Le monde de la mesure était un monde de la
limite et du lien ; le monde de la démesure sera un monde de l’illimi-
tation et de l’individualisation. Le dol d’autrui a disparu ; ce dommage
que l’on devait naguère prendre en compte, afin de ne pas dépasser la
juste part qui nous était réservée.
« À qui perd gagne », « justice mutuelle », « devoir de compensation
réciproque », voici autant de formules qui maintiennent l’échange mar-
chand dans d’étroites limites morales. Ces limites sont l’expression
d’une ontologie particulière, d’un Weltbild, dont nous avons présenté
les spécificités dans le chapitre précédent. Elles sont extrêmement effi-
caces, car elles empêchent le développement des activités marchandes
en dehors d’une logique purement régulative arbitrant entre surplus
et carence. Ainsi, l’activité économique demeure figée, si l’on emploie
nos stéréotypes culturels ; figée dans son productivisme plus ou moins
prométhéen. L’idée ne viendrait à personne d’inventer quoique ce
soit dont la demande serait tout au plus imaginaire. Si on invente,
c’est pour embellir, ajuster, parfaire ou raccommoder une demande
déjà existante. C’est aussi bien le cas en Chine, avec ses nombreuses
inventions chimiques, que dans le royaume inca avec l’invention de
la roue. Il n’y a que la guerre qui pousse à innover et c’est loin d’être
anodin22. Mais les relais entre les techniques d’armement et l’économie
domestique sont minces, et dès qu’il y a innovation, elle est affectée
au faste, à la consumation et aux jeux. Sans une « libération » sur le
plan de la circulation, la production reste aléatoire, non-linéaire et
tâtonnante. C’est à la base même de l’activité économique que se situe
ce blocage. Dans notre conception, ces économies sont stationnaires,

[22] Une lecture contemporaine (cf. Graeber 2011, Scheidler 2015) tend à faire de la guerre
l’origine de la dynamique capitaliste. Mais si c’est bien la guerre qui a été un puissant
facteur de changement et de mobilisation sociales dans les sociétés traditionnelles, avec
toutes ses conséquences sur le plan monétaire, on oublie que la guerre est un jeu à somme
nulle, probablement le jeu le plus massif et le plus complexe qui soit. On aura beau
tourner les choses comme on voudra, jamais on ne réussira à faire de la guerre un jeu à
somme positive. C’est une idée sur laquelle il faudra revenir. Aussi longtemps que seront
des guerres comme mode de règlement de différends, nous serons avec un pied dans une
logique traditionnelle.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

voire immobiles. Si elles connaissent le réinvestissement d’un profit,


c’est en principe pour améliorer l’outil de travail et non pour se lancer
dans quelque aventure commerciale. La question de Weber dans son
Éthique protestante était de connaître les mobiles d’un tel réinves-
tissement, avec la prise de risque qui lui correspondait et le refus
systématique de jouir de manière hédoniste des fruits de son travail.
Mais avant de répondre à cette question, il aurait fallu comprendre à
quelle fin, pour quel objectif, ce réinvestissement était fait ; une chose
étant de réinvestir, une autre de savoir en vue de quoi ce réinvestis-
sement était réalisé. Cette question, Weber ne se l’est pas posée. Peu
importe, semble-t-il dire, dans quel but on réinvestit, l’important est
de le faire et d’atteindre par tous les moyens un signe de son impro-
bable élection. Qu’on soit banquier, industriel ou simple artisan, peu
importe. Il aurait donc très bien pu dire que les protestants, en raison
de telle ou telle spécialisation professionnelle, se sont saisis de telle
ou telle innovation technique pour améliorer leur production. Cette
explication aurait été tout aussi probante (causalement) que son hypo-
thèse ascétique – qui, de plus, ressortissait de motifs très personnels
de l’auteur. Pourquoi alors avoir choisi la voie ascétique et non celle,
probablement plus plausible, d’une spécialisation professionnelle ou
d’une véritable virtuosité artisanale ? On voit que le véritable objec-
tif se trouve au-delà de ces considérations éthiques, commerciales
ou techniques. Il se trouve au cœur de notre thématique : dans la
nouvelle grammaire sociale qui s’ébauche au début du XVIIe siècle.
D’ailleurs, Pierre Rosanvallon (1979), dans l’un de ses ouvrages les
plus originaux, Le Capitalisme utopique, l’avait bien remarqué23. Si
Adam Smith avait fait de la division du travail l’un des principaux
vecteurs du développement de la société de marché, l’échange, tel

[23] Le seul, à notre connaissance, à avoir été attentif à l’idée princeps de Dumont, est
Rosanvallon. Mais il a traduit la transformation de la circulation sociale induite par
l’échange marchand à somme positive en termes politiques. Et il est vrai que la naissance
du suffrage universel et de l’ensemble des institutions politiques modernes depuis Thomas
Paine repose sur cette nouvelle forme de circulation. Il ne l’a pas cependant pas considéré
dans le cadre de l’invention de l’« espace public », de l’Öffentlichkeit, qui, pour Habermas,
est le principal « lieu » du processus de modernisation. Or, la dispute publique au sein de
cette nouvelle agora, ne met pas en scène des jeux de pouvoir, mais des enjeux de savoir.
Le savoir, devenu nouveau média d’intégration dans la société moderne met en scène, on le
voit facilement et on y reviendra encore, des dispositifs d’échange à somme positive. Plutôt
que d’être des réponses à un problème politique – c’est la question que se pose Rosanvallon :
comment répondre politiquement à l’explosion capitaliste – ces dispositifs en marquent le
début. Une fois encore, comme pour le cas plus problématique de Bockelmann, la cause a
été méconnue comme une conséquence.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

qu’il était considéré traditionnellement – compensateur et distributif


– allait, dans la durée, jouer un rôle régulateur et mener à un sys-
tème stable, c’est-à-dire sans croissance. C’est bien la preuve que pour
« délivrer Prométhée » (Jérôme Deshusses), il ne suffisait pas de lui
ôter ses chaînes. Il fallait encore le mettre en situation pour que ce
déchaînement paraisse « naturel ». Là est contenue toute la définition
moderne du travail, y compris celle de Marx.
L’argument circulationniste qui sous-tend notre propos peut se
résumer en deux thèses : 1° pour produire, il faut un mobile. Ce mobile
n’est ni d’ordre technique, ni psychologique, ni éthique, ni écono-
mique : il est sociologique. Il correspond à une grammaire spécifique
des échanges (qu’on se souvienne de Rodbertus cité par McLuhan).
Bref, la sphère productive, ce qu’on produit et comment on le produit,
n’est pas déterminante en dernière instance ; son expression est la
conséquence de la sphère de la circulation sociale propre à telle ou
telle période. Et 2° cette production, une fois enclenchée, va créer une
réalité nouvelle, elle va donner forme à la logique des échanges qui l’a
créée et ainsi l’accréditer pour former une boucle performative entre
production et circulation.
Bref, ni accumulation primitive (Marx), ni rapacité capitaliste
(Marx), ni logique guerrière (Graeber, Lazzarato), ni entrepreneur
dynamique et processus de destruction créatrice (Schumpeter), ni
ascèse calviniste (Weber), ni processus de rationalisation (Weber), ni
processus de sécularisation (Blumenberg), ni goût du luxe (Sombart),
ni contrainte d’endettement (Heinsohn), ni monétarisation (Sohn-
Rethel, R.W. Müller, O.F. Fett, Bockelmann), ni minorité active
(Moscovici), ni inventions techniques et scientifiques (mainstream),
ni progrès de la Bildung (Landes), ni comptabilité en partie double
(Sombart), ni différenciation fonctionnelle (Luhmann) – toutes ces
explications de la dynamique moderne capitaliste ont leur part de
vérité, mais une part seulement, et ne peuvent être considérées comme
le primum movens de ce processus, mais comme des conséquences
du « changement fondamental » dont parle Dumont. C’est lui qui les
cristallise à un moment donné en une structure lisible et cohérente ;
c’est à partir de cette grammaire que chacune de ces innovations
peut trouver le lieu logique qui lui revient. La découverte capitale de
Dumont, bien qu’elle ait été un topos sous-jacent dans les discussions
du complexe Wirtschaft, Gemeinschaft und Gesellschaft, n’est pas une
innovation majeure dans l’histoire de l’Occident moderne, c’est bien
plus un espace sémantique qui s’est structuré quand les diverses frus-

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Aldo Haesler • Hard Modernity

trations qui sont venues frapper l’Homme moderne n’ont plus connu
d’autre issue que la sublimation.

Digression sur le mercantilisme


Nicholas Barbon n’a pas été le premier à mettre en avant cette
figure de l’avantage mutuel. Il se peut que nous la trouvions déjà au
milieu du XVIe siècle sous la plume de John Hales (1516-1572), un
administrateur public de l’époque tudorienne avec ses propositions sur
le bien commun (Commonweal ou Commonwealth) (cf. Tersen 1907).
Le mercantilisme est le premier discours économique moderne en
ce qu’il rompt avec la dogmatique théologique dont la plus puissante
fut la morale thomiste et se met à réfléchir sur et à comparer des flux
de valeur. L’épopée coloniale fait du commerce extérieur non plus une
simple exception, mais une part intégrante de l’économie d’un pays.
Chez Thomas d’Aquin, déjà, l’idée que le partenaire étranger s’attende
à faire du profit tout comme le marchand européen qui vient lui rendre
visite est évoquée, mais considérée comme un cas d’exception. Le cas
de figure d’un « avantage mutuel » est toléré aussi longtemps que les
économies restent « fermées ». Sans échanges internationaux, la circu-
lation marchande demeure un jeu à somme nulle. À mesure donc que
celle-ci s’ouvre à l’étranger, deux mondes entrent en collision : l’écono-
mie domestique, où l’avantage de l’un s’équilibre par la perte d’autrui,
et l’économie ouverte, où il y a deux profits qui se correspondent. C’est
évidemment un signe de non-structuration du champ économique de
les laisser ainsi côte à côte. C’est au mercantilisme que va revenir la
recherche d’une possible synthèse. Il le fait en faisant subrepticement
disparaître l’idée même du jeu à somme nulle, c’est-à-dire en appli-
quant les principes du commerce extérieur au domaine intérieur de
l’économie. De Thomas Mun à Josiah Child se prépare ainsi le discours
du libre-échange qui va trouver sa réalisation au siècle suivant avec
des économistes comme William Petty, Charles Davenant ou Richard
Cantillon et accomplir avec la « loi des avantages comparés » de David
Ricardo sa consécration formelle.
Reste la question de la légitimité du jeu à somme positive. Son intro-
duction fut un coup de force idéologique opéré par les techniques comp-
tables. Et c’est bien là que s’inscrit l’exceptionalité de l’Occident­. Du
commerce au loin bien d’autres cultures l’avaient fait depuis l’époque
phénicienne. Mais toutes ces transactions étaient enregistrées dans
des livres de compte qui séparaient simplement entrées et sorties, et
cela le plus souvent avec un système numérique difficile à manier. Le
génie des mathématiciens renaissants consista à séparer stocks et flux,
deux livres de comptes présentant à la fin de l’année comptable un solde
identique, de manière à pouvoir mieux repérer une quelconque erreur,

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

mais surtout de manière à pouvoir gérer des stocks et analyser des


flux. La supériorité de ces techniques s’est avérée décisive en Europe
et pour l’Europe. Les anciens comptoirs commerciaux, comme ceux
de la Hanse, perdirent très vite de leur influence, au profit des deux
Compagnies des Indes. En effet, grâce à leurs techniques comptables,
elles parvenaient à établir des budgets et, dans la foulée, à budgétiser
des risques. Or, les grands échanges avec l’Extême-Orient étaient des
opérations à long terme marchand – souvent de deux à trois ans – et
à hauts risques. Les risques étaient tels qu’il fut important de les par-
tager. Les techniques du change, de l’escompte, l’endossement et l’ap-
proximation des risques par techniques assurantielles contribuèrent
à sécuriser ces transactions. Tout l’esprit mercantiliste procède de ces
techniques. Mais ce qu’il compor­tait surtout, et c’est en cela qu’il repré-
sente un saut qualitatif important, c’est de considérer les deux côtés
de l’échange sous l’angle des avantages et des coûts correspondants.
Plutôt que de se lancer dans une équipée désorganisée, on prend soin
d’en évaluer les risques et d’analyser les termes de l’échange des deux
côtés de la transaction. Un grand malentendu a toujours sévi quant
à l’esprit du mercantilisme. Accumuler autant de richesses que pos-
sible en maximisant les exportations et minimisant les importations
n’était dans le fond qu’un argument à l’adresse du pouvoir pour qu’il
libère les transactions de leurs contraintes fiscales et douanières. Le
véritable enjeu se situe ailleurs. C’est en quelque sorte une première
tentative d’établir une « réciprocité des perspectives » qui consiste voir
la situation du partenaire tout en y associant la manière qu’il avait de
nous considérer nous-même. Ce type de pensée prérelationnelle peut
être considéré comme une rupture d’épistémè.

Continuons. Le thème du « doux commerce » n’est plus à débattre24.


Ajoutons simplement quelques éléments particulièrement significatifs
au dossier de ce bouleversement. Dans son Traicté de l’oeconomie
politique, daté de 1615, Antoyne de Montchrestien décrit le commerce
des humains de la manière suivante : « On dit que l’un ne perd jamais
que l’autre n’y gagne. Cela est vray, et se connaist mieux en matière
de trafic, qu’en toute autre chose » (1615, p. 161).
Pour Montchréstien, tout rapport social se lit nécessairement soit
comme un jeu à somme nulle, soit comme une oblation pure (agapè,

[24] L’ouvrage de Jacob Viner The Role of Providence in the Social Order (1972) expose cette
question de manière exemplaire et Albert O. Hirschman (1977), dans son ouvrage désor-
mais classique sur les passions et les intérêts, nous relate la transformation anthropo-
logique majeure qu’entraîne la recodification des passions dans une société de marché.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

antidora). Mais il remarque avec justesse, que le lieu où s’observe le


mieux ce jeu est le « trafic », c’est-à-dire le commerce. Partout ailleurs,
il est caché dans la masse des événements, et s’il apparaît dans son
idéal-type, c’est précisément là. Or, à peine soixante ans plus tard,
Jacques Savary (père), dans son Parfait négociant, dit de ce même
commerce l’exact opposé : « C’est cet échange continuel de toutes les
commodités de la vie qui fait le commerce, et c’est ce commerce aussi
qui fait toute la douceur de la vie, puisque par son moyen il y a partout
abondance de toutes choses » (1671, p. 161).
Savary, en bon idéologue du commerce, a tout intérêt à en vanter
les mérites. Mais plutôt que d’opter pour les motifs traditionnels du
commerce (combler un manque, pallier un déficit, écouler judicieu-
sement un surplus), il entonne un discours nouveau. Il y a d’abord
le fait que « toutes les commodités de la vie » peuvent faire l’objet du
commerce et non celles qui découlent d’un manque ou d’un surplus.
L’échange de ces commodités contribuerait ensuite non pas à quelque
équilibre, à une bonne répartition des « choses », mais ferait « toute la
douceur de la vie ». Et cette douceur ferait régner partout l’abondance
en toutes choses. Cette abundantia n’est pas nouvelle. C’est un motif
fort ancien, ou plutôt un fantasme d’une humanité confinée dans son
monde fermé. Dans un tel monde fantasmé règne la pléonexie, le désir
d’en avoir toujours plus. Les Grecs en étaient parfaitement conscients.
On ne vit pas sous le ciel de Grèce sans un jour avoir le désir de s’éva-
der de la caverne, et ce d’autant plus qu’on assiste à l’enrichissement
considérable des Phéniciens qui s’en vinrent voguer aux quatre coins
de la Méditerranée. Mais que la pléonexie devienne, comme l’ataraxie,
un idéal de vie, voilà qui est hors de propos, une chose non seulement
immorale, mais impossible à concevoir.
Ce changement de grammaire sociale s’est fait à l’insu des acteurs.
Et il s’est fait en un temps relativement bref. À peine un quart de
siècle entre les propos de Jean Bodin et l’apparition d’une nouvelle
sémantique des activités marchandes. C’est un peu ce qui s’est passé
au niveau du rythme, comme l’a mis en évidence Bockelmann (2004).
Il y a là une évidence multimillénaire qui est balayée en l’espace d’une
génération, sans que personne ne s’en émeuve, ni même n’en prenne
conscience. On change de grammaire sociale, alors que la conscience
de ce changement est absente. Il n’y a ni conscience de ce qu’on laisse
derrière soi, ni conscience de la nouveauté dans laquelle on se trouve.
Pourtant, on en parle, on l’écrit, on produit des signes, mais ça passe
inaperçu aussi bien chez les économistes, les politiques, les philo-

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

sophes, les juristes et même au sein de l’espace public qui est alors
en train de se créer (et pour cause). À la différence du rythme dont
parle Bockelmann, ces rythmes « mensuraux » qui sont supplantés
par le rythme binaire, sont bel et bien connus, et le scandale consiste
alors dans le fait que le nouveau rythme efface jusqu’au dernier sou-
venir de l’ancien. Alors que dans notre cas, il n’y a pas souvenir de
l’ancien, puisque les mots et les concepts manquaient pour en parler,
pour les thématiser. Nous sommes encore dans un monde substan-
tialiste, et ce pour une longue période, et ce monde ne peut saisir par
des concepts ce qui est de l’ordre de la relation (à moins de faire de
la relation elle-même une substance, comme semble le penser Bruno
Latour). Le rythme était un « fait », la grammaire est un mode de
mise en relation. Et pour cela, il manque jusqu’à l’ébauche d’un mot.
Nous avons beau jeu, aujourd’hui, de relever cette inconnaissance,
puisque nous commençons à penser sur un mode relationniste. Au
début du XVIIe siècle, c’était chose impossible. Mais alors que l’argu-
mentaire principal de l’ouvrage de Bockelmann tourne autour de la
cause qui aurait entraîné ce changement non perçu, non voulu et non
thématisé du changement de rythme, et qu’il trouve par retranche-
ments successifs qu’elle ne saurait être expliquée que par la création
d’une nouvelle synthèse sociale reposant sur une monétarisation,
notre « cause » repose à notre sens sur une reconstruction bien moins
abstraite. Si nous avons tant parlé de cette révolution cosmologique,
c’est pour trouver les mots justes pour cette gigantesque secousse qui
traverse l’Occident. Ce basculement est remarquable. À peine une
génération auparavant, on brûlait vif un métaphysicien, parce qu’il
avait osé faire de cette richesse un effet de la cause infinie de Dieu ;
avec Savary, ce sont les marchands qui s’en chargent, sans que son
Parfait négociant soit l’objet de quelque censure. Bien au contraire,
l’ouvrage connut d’innombrables rééditions et traductions, et il fut le
compagnon fidèle du marchand jusqu’en 1800 25. Ce topos du « doux

[25] Véritable best-seller, très vite considéré comme la bible du négoce, il débute ainsi : « De
la manière que la Providence de Dieu a disposé les choses sur la Terre, on voit bien qu’il
a voulu établir l’union et la charité entre tous les hommes, puisqu’il leur a imposé une
espèce de nécessité d’avoir toujours besoin les uns des autres […], il a dispersé les dons
afin que les hommes eussent commerce ensemble, et que la nécessité mutuelle qu’ils ont
de s’entraider pût entretenir l’amitié entre eux : c’est cet échange continuel de toutes les
commodités de la vie qui fait le commerce, et c’est ce commerce aussi qui fait toute la
douceur de la vie, puisque par son moyen il y a partout abondance de toutes choses. » Les
débuts de l’entrée « Commerce » de L’Encyclopédie ne nous disent pas autre chose, même
s’ils mêlent Dieu à une nature en voie de laïcisation. « La Providence infinie, dont la nature

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Aldo Haesler • Hard Modernity

commerce », nous le retrouvons un siècle plus tard, à un niveau plus


général encore dans le tome IV des Éléments d’idéologie de Destutt
de Tracy, où l’ensemble de la société civile est considéré comme une
immense place de marché :
Il est de l’essence de l’échange libre d’être avantageux aux deux par-
ties, et que la véritable utilité de la société est de rendre possible
entre nous une multitude de pareils arrangements. C’est cette foule
innombrable de petits avantages particuliers sans cesse renaissans
qui compose le lien général, et qui produit à la longue les merveilles
de la société perfectionnée (1804-1815, p. 148).
Visiblement, une rupture s’est produite entre Montchrestien et
Savary. Alors que Montchréstien traitait encore les marchands de
« sangsues » et de « poux affamez », Savary en fait déjà des agents
d’une Providence économique qui annonce l’euphorie politique d’un
Destutt de Tracy. À l’évidence, nous assistons à un mouvement de
fond idéologique qui touche toute la vie publique et civile de la société
occidentale26.
Sur un plan culturel, on constate des thèmes récurrents en lit-
térature et dans les arts, dans les contes, les chants et les tradi-
tions populaires de cette époque, où se mettent à proliférer les
Cornes d’Abondance­, les récits de fortunes merveilleuses, les pays
de Cocagne, l’El Dorado, le personnage célèbre de Fortunatus, les
allégories asiniennes (Peau d’Âne, Âne d’or), la littérature allemande
du « Geldsäckel », les célébrations de l’abundantia et de la plenitudo
comme dans l’esthétique baroque, et bien d’autres figures d’une nou-
velle forme de richesse. Cette absence de limite, notamment dans
le domaine des biens matériels, affectera nécessairement la forme
sociale particulière chargée de faire circuler ces biens qu’est l’échange
marchand. Si les biens matériels n’ont plus une mesure propre dans
la « grande chaîne des êtres », alors il est permis de penser, que si tel
ou tel producteur fait un bénéfice lors d’une transaction marchande,

est l›ouvrage, y est-il indiqué, a voulu, par la variété qu’elle y répand, mettre les hommes
dans la dépendance les uns des autres. » Même son de cloche, en 1873, dans le Dictionnaire
de l’économie politique, où l’on apprend que « Dieu a diversifié les aptitudes des individus
et les productions des pays afin que les hommes et les peuples fussent nécessaires les uns
aux autres. » Il « a voulu que l›échange incessant des produits et des services devînt le gage
de la fraternité entre les citoyens et de la paix entre les peuples ».
[26] Nous n’avons poussé nos recherches documentaires dans cette direction. Ce travail est
encore à faire. Une première étape avait été franchie par Jean Pichette (1993) à qui nous
devons beaucoup. Qu’il en soit remercié.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

celui-ci ne se fera pas nécessairement au détriment d’un autre. On


pourra croire qu’un tel bénéfice est la conséquence de l’habileté et non
plus de la simple ruse de celui qui le réalise. On s’imagine aisément
le formidable avantage motivationnel que représente la levée de ce
verrou de la circulation marchande. Alors que le marchand trouvait
jusque-là sa seule légitimité dans le fait de rétablir une mauvaise
distribution des biens matériels, le voilà soudain libéré d’une norme
très contraignante et le voilà légitimé dans son activité au même titre
que l’artisan ou le paysan27. La seule norme auquel il aura encore à
se conformer sera celle de la justice commutative qui postule une
équivalence des valeurs objectives.
On assiste ainsi à un autre glissement sémantique qui, comme
le formule Louis Dumont, « signale l’accession de la catégorie écono-
mique », à savoir le passage d’une conception finitiste et compensatoire
de l’échange marchand à une conception fonctionnelle et dynamique.
C’est la découverte de l’échange marchand comme d’un jeu à somme
positive. Ce glissement est un événement extraordinaire dans l’ima-
ginaire et les représentations sociales au début des Temps modernes,
un événement dont l’histoire des idées n’a malheureusement pas pris
toute la mesure – pour la simple raison que jamais l’histoire des
formes de l’échange n’a fait l’objet d’une réflexion approfondie28. Même
Dumont, pour qui il constitue un « élément idéologique de base », n’a
pas développé son intuition théorique qui, pourtant, aurait par­fai­
tement épousé le propos de son Homo æqualis.

[27] À tel point que certains théologiens du XVe siècle qui, dans leur tentative à la fois de
circonscrire et de libéraliser l’interdiction de l’intérêt monétaire, assimilaient l’argent du
banquier et du marchand à l’outil de l’artisan. C’est à l’historien-sociologue américain
Benjamin Nelson que l’on doit la passionnante reconstruction de l’histoire de ce phénomène
central entre société et économie, symbolicité et vénalité, qu’est l’usure : The Idea of Usury.
From Tribal Brotherhood to Universal Otherhood (1949). Une discussion plus récente de
la problématique de l’intérêt usuraire nous est livrée par Bartolomé Clavero (1996) qui
montre comment à travers le concept d’antidora (contre-don), l’usure pouvait être acceptée
à partir du moment où la rétribution se faisait par amitié envers le prêteur. Sur les diffé-
rences culturelles entre catholicisme et protestantisme et notamment le fait que l’éthique
de la charité s’est révélée peu performante pour le capitalisme, aspect que Max Weber n’a
pas pris en compte, on consultera encore avec profit les travaux de Marcel Hénaff (2002).
[28] Alors que l’histoire des pratiques d’échange est fort nourrie, il semblerait que l’histoire de
ses formes se soit résumée à une description des techniques de circulation, comme dans
l’ancienne Ecole historique allemande ou chez Harold Innis, alors que le véritable problème
a consisté à définir des idéaux-types d’échange suffisamment clairs et discriminants pour
pouvoir procéder aux classifications nécessaires. C’est ce que nous avions entrepris dans
notre thèse (1983) en mettant en évidence un processus de substitution entre l’échange
symbolique (échange pour le lien) et l’échange marchand (échange pour le bien).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Jusque-là, et dans toutes les cultures du monde, l’échange mar-


chand était bridé par l’échange symbolique, par la morale et par la
culture. On lui avait assigné une place fort honnête, mais étroitement
circonscrite dans la circulation sociale. C’était le monde du marchand,
du changeur et de l’aventurier ; c’était le no man’s land des frontières
et des marchés ; mais c’était aussi et surtout une incroyable suspicion
à son encontre. Chez les Grecs déjà, on avait chargé les métèques de
régler le commerce, et dans l’empire nippon on interdisait l’accès au
territoire à tout étranger, réservant une petite île en baie de Yokohama
pour régler les affaires de commerce avec celui-ci. Et soudain, cette
forme mineure, contenue, fortement réglementée, éclate. La raison en
est fort claire. À partir du moment, en effet, où l’antique cosmos perd
ses limites, l’échange marchand n’est plus maintenu dans sa double
contrainte, compensatoire et distributive, mais change radicalement
de structure.
Mais si les individus intéressés doivent abandonner la quiétude des
relations d’endettement qui sont des liens forts, se posera la question de
l’ordre social. Et c’est bien la première fois dans l’histoire de l’humanité
que cette question se pose. Elle se pose comme un problème à résoudre
et non, comme dans les sociétés sauvages, comme le partage plus ou
moins négocié de l’unité d’un groupe restreint, ou, comme dans les socié-
tés traditionnelles, comme l’imposition d’une domination par l’exercice
du pouvoir. Nous allons voir dans le chapitre suivant de quelle manière
la société moderne sera construite – oui, véritablement construite – à
partir de cette nouvelle forme de l’échange. L’« accession à la catégorie
de l’économique », comme le dit Louis Dumont, pose de redoutables pro-
blèmes, à la fois logiques, économiques et sociologiques. Comment des
(in)dividus29, motivés par leur seul intérêt, peuvent-ils créer un ordre
social relativement stable, de manière à ce que leurs anticipations se
trouvent assurées dans un contexte de haute contingence ? Et quelles
en sont conséquences ? Voilà qui va devoir être explicité.

[29] Le geste d’auto-affirmation humain (humane Selbstbehauptung) a souvent été conçu comme
un mouvement de clôture sur soi de l’individu. C’était aller vite en besogne. Alors que le
« sujet » traditionnel ne trouvait une telle clôture que dans le salut attribué par telle ou
telle instance transcendante, le sujet moderne, privé d’une telle instance, reste partiel et
fragile. Le processus d’individuation aura toujours été l’histoire d’une individuation ina-
chevée. Jusqu’au rêve de la personne et du personnalisme, ce sujet partiel et éphémère, en
d’autres termes ce dividu, n’est individué que dans la quête de son improbable complément.
Le contrat chez Rousseau, la propriété chez Locke, la liberté chez Vico ou le mysticisme
révolutionnaire chez Babeuf sont des équivalents fonctionnels de cette part manquante.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

La logique de l’échange à somme positive


On voit l’objection. Elle consiste à dire que toute cette affaire de
jeu à somme positive est une question de point de vue. Un échange
peut être compris subjectivement comme un gain et même comme un
gain mutuel, alors qu’objectivement l’un perd ce que l’autre gagne. Et
on peut même s’imaginer le contraire ; que du point de vue subjectif
un échange soit perçu comme une transaction à somme nulle, alors
qu’objectivement elle ne l’est pas. Mais d’abord, il faut savoir ce qu’ob-
jectivement veut dire, de quelle nature de gain et de perte qu’il s’agit.
Si, sur le plan subjectif, on s’entendra sur le mobile ou la motivation de
l’action, c’est-à-dire sur les « bonnes raisons » qui ont conduit à choisir
tel acte et non tel autre, le point de vue objectif comportera nécessai-
rement une indication sur la mesure régissant cette transaction. Il
ne faut pas en faire une affaire de valeur qui est l’une des notions les
plus floues et les plus périlleuses dans les sciences sociales ; en effet,
peu importe que cette mesure soit du ressort de la force de travail,
de la rareté ou de quelque une utilité objective, ce qui importe c’est le
jugement porté sur cette transaction dans telle ou telle configuration
sociale. Si donc le terme – le plus fâcheux des sciences sociales depuis
leur invention – de « construction sociale » pouvait avoir quelque sens,
c’est ici. Est défini comme « à somme positive » un échange considéré
dans le champ sémantique correspondant comme procurant un gain
aux deux (ou trois, quatre) partis en présence, et ceci indépendamment
du fait que ces deux partis le considèrent pour leur part comme un
gain. Le propre de la modernité serait donc la « construction » d’un tel
champ, ou ce que Dumont appelle un idéologème30.
Il y aurait sans doute une histoire de cette forme d’échange à
écrire. L’échange symbolique est et a toujours été, indépendamment
du champ sémantique idoine, à somme positive, puisqu’il remplace
deux singularités par une alliance et que presque toujours aucun des
partenaires veut par la suite retrouver sa solitude. Sauf que dans ce

[30] Une théorie naturaliste de la culture (Dan Sperber, Pascal Boyer) soulignerait à cet égard
la difficulté qu’ont de telles idées à se disséminer. Depuis le fragment d’Anaximandre, la
conception limitative-compensatoire de l’échange est la trame juridique fondamentale des
institutions traditionnelles. C’est leur principe de réalité qui est en même temps le cadre
de référence de tous les agirs possibles au sein de ces institutions. Pareille surévidence
résiste même aux faits les plus robustes. On s’imagine le degré de difficulté d’une telle
transformation, sans même parler de la « contagion » des idées nouvelles ; difficulté insur-
montable qui nous apprend une chose : si le cadre naturaliste nous apprend à prendre la
mesure de la difficulté, il est inefficace à nous indiquer de possibles solutions.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

cas, ce n’est pas d’un gain matériel, en biens échangés, qu’il s’agit,
mais d’un gain idéel ou spirituel. On se souviendra qu’« [i]l y a toujours
plus dans l’échange que les choses échangées » (Claude Lévi-Strauss
1967, p. 69). On le retrouve aussi bien dans les alliances sauvages
du type kula, dans le forum athénien que dans les affinités électives
décrites par Goethe. Ce qu’il s’agira donc de comprendre, c’est com-
ment un gain spirituel s’est transformé en gain matériel, alors que
précisément ce gain matériel simultané n’est guère imaginable. Car
le verrouillage qu’impose la limitation de l’ontologie traditionnelle
semble d’autant plus absolu qu’il est réaliste. Nous nous situons dans
un monde aux ressources – mis à part le rayonnement solaire – finies.
C’est dans l’éveil néo-platonicien de la Renaissance que ce modèle
revit. On en a vu certaines manifestations chez Marsile Ficin,
notamment dans l’échange érotique. Mais, sans qu’il soit élevé à titre
d’exemple, c’est dans le commerce international que l’idée même d’un
échange profitable aux deux partis est tolérée. Elle n’est tolérée qu’à
titre d’exception, selon les nécessités de ce type de commerce. Pourquoi
est-il toléré ? Parce que la pyramide des étants ne vaut que pour
chaque communauté et qu’il faut bien se rendre à l’évidence, évidence
toute schumpéterienne, qu’un échangiste étranger ne voudra pas,
lui non plus, échanger à perte. Cette phase de tolérance contrainte
s’achève quand le rapport entre commerce intérieur et commerce­
extérieur est questionné. C’est ce moment que pointe Dumont. De la
tolérance d’une exception, le modèle devient la règle. On le trouvera
formalisé plus tard – formalisé et en quelque sorte canonisé – dans
la « loi des avantages comparatifs » de David Ricardo. Mais très vite,
il devient aussi la règle pour le commerce intérieur. C’est à ce niveau
qu’intervient la « fable des abeilles » de Bernard de Mandeville. Que
les vices privés puissent contribuer à la vertu publique ou tout sim-
plement au bien-être du plus grand nombre, n’était pas seulement une
justification d’une forme d’immoralisme – une licence à la licence, à
partir du moment où elle était profitable au bien commun – mais une
nouvelle grammaire sociale où le bien public devient une sorte de
législateur universel. Est « bien » ce qui contribue à son expansion.
Mais la « fable des abeilles » est encore un modèle holiste, où l’échange
n’intervient qu’indirectement. Ce n’est qu’avec la « loi » de Ricardo
qu’on doit admettre, de manière contre-intuitive, qu’il est profitable
d’échanger même avec un partenaire en tout point moins compétitif
que nous et que même dans ce cas-là, les deux partenaires peuvent
en emporter un profit simultané.

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

Digression sur la loi de Ricardo


L’exemple formulé par David Ricardo d’un échange de vin et de
coton entre le Portugal et la Grande-Bretagne qui est favorable aux
deux pays en dépit du fait que le prix de revient des deux biens soit infé-
rieur au Portugal, est la « loi » fétiche du libre-échangisme. Reconnue
à la fois par Joseph A. Schumpeter et Paul A. Samuelson comme une
« loi économique » par excellence et censée comme loi réclamer pour
l’économie politique le statut de discipline légitime, elle marque de
fait son entrée dans l’Académie. Ricardo montre, calcul à l’appui, qu’il
suffit que les deux pays puissent tirer avantage du seul fait de produire
un bien dont les coûts comparés sont supérieurs par rapport à celui
de l’autre. Le Portugal, dont le prix de revient du vin comparé à celui
du coton, aurait donc tout avantage à se spécialiser sur sa production,
c’est-à-dire à verser toute la main-d’œuvre consacrée à la production
de coton à celle consacrée au vin ; et la Grande-Bretagne, en faisant
l’inverse. À l’issue de cette division internationale du travail, il suffirait
donc aux deux nations d’échanger, pour engranger un profit conjoint,
à savoir la différence entre le temps de travail consacré à la produc-
tion des deux biens, comparé au temps de travail consacré à un seul.
Cette loi présente un certain nombre d’exceptions. L’avantage comparé
pourrait être du même côté pour les deux pays, le coton aussi cher à
produire comparé au vin au Portugal qu’en Grande-Bretagne. Dans ce
cas, la spécialisation tomberait à plat. Ensuite, Ricardo exclut toute
forme de coût de transport. Imaginons le Japon à la place du Portugal.
Même avec un partage équitable de coûts de transport, il est probable
qu’aucun des deux pays ne soit capable d’engranger quelque profit qui
soit. Viennent les problèmes liés à la monoculture que cette loi sug-
gère. Conséquences écologiques, économiques (monopole, blocus, effets
de mode) et sociales à moyen et long terme, les viticulteurs britan-
niques réduits à devenir fileurs, les fileurs portugais réduits à devenir
viticulteurs ; sans parler des innovations techniques ayant soudain
transformé les plaines du Bedfordhire en vastes cultures viticoles.
Ou, inversement, les retards techniques ayant suscité l’opposition des
protectionnistes autour de Friedrich List. Comme toujours avec ce type
de lois, les critiques ne se firent pas attendre. Elles furent longues et
nombreuses. Aussi faut-il se demander au bout du compte pourquoi
cette loi défaillante à maints égards a eu une histoire aussi éclatante.
Ce n’est pas parce que les historiens des idées y reconnurent la
consécration de l’idée du jeu à somme positive.
Le succès de ce calcul est double. De manière pratique et idéo-
logique, c’est le succès du libre-échangisme sur son ennemi hérédi-
taire qu’était le mercantilisme. Il montre le caractère néfaste des

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Aldo Haesler • Hard Modernity

frontières et de l’avantage pour tous de pratiquer l’échange bien senti.


De manière théorique, c’est son caractère contre-intuitif qui frappe
les esprits. L’intuition nous dit de ne pas coopérer avec quelqu’un qui
n’a pas d’intérêt pour nous. Un exemple : deux étudiants en mathéma-
tiques prennent ensemble un logement. L’un est brillant mathémati-
cien et une véritable fée du logis, et l’autre est médiocre dans ces deux
activités. Le bon sens nous dicterait par conséquent de ne pas partager
cet appartement : pour l’étudiant médiocre certes, mais certainement
pas pour le bon mathématicien. Il n’aurait rien à y gagner. S’ils le font
quand même, nous aurions là l’exemple même d’un échange à somme
nulle, si bien que le mathématicien n’y consentirait que contraint et
forcé, ou alors en vertu de la théorie séquentielle du temps, selon
laquelle ses pertes actuelles seraient surcompensées par des gains
futurs. Ricardo convainc donc du contraire. Il encourage les deux à
se spécialiser. Même si le mauvais mathématicien fait une cuisine
immonde, il se pourrait que le temps gagné par le mathématicien à
faire des plats délicieux pourrait être consacré à résoudre des pro-
blèmes mathématiques et les échanger contre des plats peu ragoû-
tants. Il est normal, dans cette situation, que la part du lion des profits
réalisés lui revienne, alors que même un avantage minime suffit au
médiocre pour s’engager dans la coopération.
Il est surprenant que, s’étant frottés de nombreuses fois à la théorie
des jeux, les économistes n’y virent pas l’exemple le plus frappant de
la formule qui est au cœur de toute idéologie libérale : le « win-win ».
Cette formule censée faire passer toutes les potions amères de négo-
ciations difficiles. C’est dire la force des arguments contre-intuitifs
dont l’économie politique a fait son fer de lance.

Conclusion
Un long chemin a été parcouru jusqu’à cette « loi » ; un chemin riche
de bifurcations, de doutes et de fulgurances, où l’histoire des idées et
l’histoire des faits réels se sont de nombreuses fois croisées, bloquées
et relancées. Or à partir du moment où il y a « loi », l’échange à somme
positive est en quelque sorte naturalisé. C’est la forme normale que
prend l’échange. Et cette normalité va complètement occulter le fait
que l’échange marchand traditionnel répondait à des normes bien
différentes, comme celle de la compensation entre profits et pertes.
Cette norme fondamentale est liée à l’autre norme propre à toutes les
sociétés traditionnelles qu’est celle des limited goods. La transgres-
sion de cette norme ôte le verrou qui rend inimaginable un échange
profitable aux deux parties. Cette forme n’est pas une invention de
toutes pièces, puisqu’on la rencontre dans les formes symboliques de

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

l’échange. Mais il est bien clair que cette « symbolisation » d’échanges


jusque-là strictement normés et maintenus dans le jeu de la compen-
sation réciproque va avoir des répercussions sur la dynamique sociale,
surtout dans le domaine économique31.
Le premier à avoir compris cette distinction des formes d’échange
en rapport avec la limite du monde des biens est Georg Simmel (1908,
1re partie, chap. 2). En distinguant le progrès substantiel du progrès
fonctionnel, il souligne le fait que le monde limité met les humains
toujours dans un état de concurrence, voire de guerre. Le gain s’y
fait toujours aux dépens d’autrui ou de la nature, comme capture
ou pillage. Ce monde des biens matériels imprime sa loi à tous les
échanges qui s’y font, à la différence de ce qu’il nomme les « biens
symboliques », et il cite le chant, le drapeau national, l’art en général,
etc. qui, eux, ne sont pas soumis à cette limite. C’est là ce qu’il appelle
le progrès fonctionnel. Son propos étant de supprimer la guerre, il pro-
pose d’appliquer aux biens matériels, limités par nature, le principe
d’illimitation propre au processus de symbolisation. C’est à la fois une
logique du partage et de l’emploi multiple qu’il préconise à cet égard.
« Propriété collective » et sharing font partie chez Simmel du progrès
fonctionnel, un siècle avant qu’il n’apparaisse dans les projets d’écono-
mie alternative. En revanche, à mille lieues des préoccupations envi-
ronnementales – qui ne deviendront manifestes qu’au dernier quart
du XXe siècle – il incite aussi à lever ces limites par une production
accrue des biens matériels. Par symbolisation de biens par définition
rares, Simmel invite à les délivrer de leur accaparement privé et à
en tirer le plus grand profit pour tous en recourant à un ensemble
de techniques d’usage collectif inscrites dans la nouvelle grammaire
sociale du jeu à somme positive. C’est lui qui a probablement le mieux
saisi la nouveauté de cette grammaire, en formulant deux notions
de progrès qu’il étaye sur deux notions de biens : les biens privatifs
qui sont par essence limités et limitatifs, et ce qu’il appelle des biens
« symboliques » (hymnes, œuvres d’art, etc.) et qu’on a aujourd’hui
baptisés « biens relationnels » (relational goods)32. Le critère qui les dis-

[31] Ellen M. Wood (2011) s’élève avec force contre toute forme d’hypothèse « commerciale ».
Celle-ci accréditerait, selon elle, l’idée que le capitalisme est un horizon indépassable.
Normativité touchante (et selon nous non moins cruelle) de l’une des meilleures historiennes
du capitalisme pour qui tout sacrifice théorique serait bon pour réaliser son dépassement.
[32] Pierre Rosanvallon en a donné une description dans l’un de ses récents ouvrages, La
Société des égaux : « Elle a été forgée pour désigner des biens qui ne peuvent être possédés
qu’en étant partagés – ils ne peuvent donc être consommés individuellement –, et dont la

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Aldo Haesler • Hard Modernity

tingue est élémentaire : pour les uns, la consommation que fait A d’un
bien en privé B (A+ = B–), alors que pour les autres la consommation
qu’en fait A n’est possible que si B consomme également (A+ = f[B+]
et vice versa). Le progrès matériel se fait toujours aux dépens d’un
autre – quel que soit cet autre : nature, société, individu. C’est un
rapport de dette, potentiellement conflictuel. Pour que ce rapport soit
supportable, pour qu’il ne mène pas à des conséquences socialement
pathologiques, il y a deux stratégies possibles : soit faire taire les insa-
tisfaits par la force, en recourant au médium du pouvoir, soit les faire
attendre et c’est là l’un des pouvoirs prodigieux de l’argent. Dans un
cas, nous avons la situation classique de la soumission, dans l’autre
une variante de « doux commerce ».
L’aporie du contrat social chez Rousseau n’est pas seulement un
problème de consentement plus ou moins imposé, mais celui d’une
anticipation des effets bénéfiques d’un tel contrat par rapport à la
situation initiale où prévalent le risque et donc la crainte devant une
telle décision. Si cette décision ne veut pas être une pure abdication
– dont les profils de déchéance ont été décrits par Jacques Le Brun
(2009) –, il est nécessaire de la comprendre au sein d’une synallagma-
tique nouvelle. Certes, comme l’ont souligné Bruno Bernardi (2007)
et Robert Legros (2014), s’obliger soi-même (et endurer les probables
effets négatifs de cette obligation) entre dans la définition même du
principe d’autonomie. Mais avant d’affirmer un principe, il faut s’ar-
ranger pour ne pas perdre sa tête. Ni sa face. On est un guignol quand
on abdique une partie de ses droits, juste au moment où on observe
autrui se les réserver. Or, la synallagmatique mise en place pour le
nouveau sémantème du jeu à somme positive frappe une telle inhi-
bition d’inanité. C’est l’autre, celui qui se retient et hésite, qui risque
de la perdre, c’est l’autre qui risque de laisser passer une bonne occa-
sion. Le contrat social, tel que le pense Rousseau, résulte donc d’une
dynamique ; une dynamique qui dépasse le pari calculateur, car avant
d’être contrat, il est pacte. Et à partir de ce pacte, il est émergence.

production et la consommation sont simultanées. L’amitié ou l’amour sont de cet ordre.


Mais ce sont des biens électifs, ils ne sont pas universalisables : on ne peut être l’ami ou
l’amant de tous. Le respect et la reconnaissance le sont en revanche […]. Ils sont donc,
eux, des biens proprement sociaux fondés sur le principe d’une relation de réciprocité. Ces
derniers biens sont donc particulièrement valorisés dans un monde de la singularité. Ils
permettent en effet à une multitude d’êtres singuliers de faire société tout en étant plei-
nement eux-mêmes » (2011, p. 374-375). La première à utiliser cette notion (qui semblait
déjà en discussion dans les années 1960 quand il était question des « biens publics », chez
Paul Buchanan par exemple) est la politiste Carole Uhlaner (1989).

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

Quand la formation d’une volonté générale ne fait pas disparaître les


volontés particulières, mais, au contraire, leur donne une nouvelle
ampleur, nous voici devant une émergence de second type, où ce qui
émerge ne trahit ni n’invalide ce qui lui a permis d’émerger.
Jusqu’au début du XVIIe siècle domine une vision bodinienne du
contrat : ce que l’un gagne, l’autre y perd – l’autre qui devra attendre
son tour pour rétablir son équilibre subjectif des utilités. Toujours
et encore ne pas perdre la face. Devant soi en premier lieu. Sous
ces auspices, un pacte subit une lourde caution, et on comprend les
craintes des volontés particulières. Mais les choses changent très vite
au XVIIe siècle. La mètis de Savary père n’est pas un cas isolé ; Savary
ne fait que suivre le courant, et le succès de son Parfait négociant, ses
rééditions innombrables l’avalisent. À partir de ce moment, le pacte
devient un risque à courir, sinon une chance à saisir. Le pacte ainsi
entrevu, nul besoin de supposer quelque volonté générale fichée dans
le cœur de chaque citoyen. Cet idéalisme forcené, cause de tant d’aber-
rations et d’apories suscitées par le Contrat social (CS), fait l’impasse
sur l’un des plus puissants motifs contenus dans l’ouvrage, l’opinion,
« cette partie de la politique de laquelle dépend le succès de toutes les
autres », dont Bernardi (CS, p. 29) va jusqu’à faire une topique réali-
sant l’unité de l’ouvrage. Tout au long du CS, Rousseau poursuit cet
acteur aussi silencieux qu’efficace qui fait « qu’au lieu d’une aliénation,
ils n’ont fait qu’un échange avantageux » (CS, p. 69)33. Voilà, le mot est
tombé. Le porte-à-faux vient donc du fait que l’ancien sémantème est
encore trop présent et qu’il faut la force de l’argument pour montrer
l’avantage conjoint de l’échange.
Le nouvel ordre social – et c’est ce qu’avancent tous les théori-
ciens du droit naturel depuis Bodin, Grotius, Pufendorf, Burlamaqui
jusqu’à Rousseau – ne pourra s’établir qu’en parvenant à obliger les
humains sur une base volontaire et non plus sur une croyance. Il y
a différentes manières d’établir cette obligation. On peut faire appel
à la raison (recta ratio), on peut user minimalement de force mêlée
à de la persuasion, comme chez Hobbes, on peut supposer une sorte
d’instinct social qu’il suffirait de réveiller, comme chez Pufendorf, etc.
Mais il nous semble que la meilleure manière d’y parvenir est de faire

[33] On peut montrer que CS II.iv répond à CS I.viii ; dans les deux cas, il est question de
renonciation et de balance ou de compensation, mais on sent Rousseau hésiter (« mais je
n’en ai déjà que trop dit… »), alors qu’en CS II.iv les choses sont claires. Vu de l’ancien
sémantème (bodinien), cette renonciation est illégitime, alors qu’une dizaine de pages
plus tard il fait l’inventaire de tous les avantages qu’elle apporte à celui qui s’y soumet.

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350
Aldo Haesler • Hard Modernity

croire aux individus qu’il existe une division des positions sociales,
dans laquelle chacun verse son écot, un écot dont la rétribution ne
serait pas la perte d’un autre, mais bien au contraire, la chance pour
que cet autre puisse lui-même être rétribué pour ses efforts. Cette
variante synergétique est idéologique au sens de Dumont. Il suffit de
faire croire, et cette nouvelle croyance n’a besoin ni de force, ni d’une
invraisemblable raison, ni d’un improbable instinct « prosocial », à la
Pufendorf. C’est cet écot que nous appellerons « savoir » ; un savoir
comme d’un ensemble de compétences qui feront du sujet un indi-
vidu. L’ordre social moderne n’aura donc plus besoin d’un dieu (ou
d’une autre instance transcendante) – et on pourra donc accréditer le
dogme protestant, selon lequel Dieu devient une affaire privée, un dieu
personnel – pour se légitimer, mais qu’il reposera entièrement sur la
bonne volonté de ses citoyens, une fois qu’ils auront compris que par
le biais de leurs « savoirs » ils contribueront eux-mêmes à l’entretenir.
Le fait est, cependant, que nous nous trouvons devant une appa-
rente contradiction : comment, dans un monde aux ressources limitées,
jouer le jeu de l’échange à somme positive qui est un jeu dont le cadre
est un monde aux ressources illimitées ? À cette question, plusieurs
réponses sont possibles : soit on cherche à étendre inlassablement le
monde des ressources, au risque d’épuiser les réserves de la planète,
tout en tempérant, comme on a fini de le faire, le pillage par des
mesures collaboratives et de partage ; soit on se limite aux ressources
symboliques, tout en rationnant les ressources matérielles ; soit on
ignore cette contradiction. La modernité a choisi les options 1 et 3 et
si cet ouvrage peut apporter une contribution pratique, il consisterait
à lever le voile sur l’option 3. En effet, l’épuisement des ressources est
une chose, c’en est une autre que de suivre la logique sociale de ce jeu.
Les termes en sont simples : si, dans un échange à somme positive
portant sur des biens rivaux il y a deux ou plusieurs partenaires qui
font un gain, ces gains se feront nécessairement aux dépens de tiers.
Cette situation est en soi inacceptable. Pour qu’elle soit supportée
sans conflits, différentes méthodes sont possibles : soit on ignore la
contrainte de règlement ; soit on procrastine ce règlement, en trans-
férant les pertes dans le temps ; soit on force le tiers à accepter cette
contrainte ; soit on invisibilise ce ou ces tiers. La modernité a choisi
les quatre méthodes. Accordons-lui le bénéfice du doute et admettons
qu’elle n’ait pas su ce qu’elle faisait…
Car si l’esprit humain est véloce dans un domaine, c’est bien dans
celui de la rationalisation de causes douteuses. Il a donc pu mobiliser

Epreuves finales 17 avril 2018


351
Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

des trésors d’intelligence pour occulter la finitude des ressources et


la contrainte de règlement qui lui est liée. C’était faire croire que la
richesse de la Terre était si grande que jamais elle ne saurait être
épuisée ; que le tiers lésé n’était qu’un maillon dans une longue chaîne
et qu’il devait donc simplement attendre son tour, pour que justice soit
faite ; que grâce à une économie de partage, les gains privatisés pou-
vaient être socialisés ad infinitum ; et que si, finalement, il y avait un
tiers, celui-ci n’avait qu’à s’en prendre à lui-même. Toutes ces rationa-
lisations gardaient cependant une sorte de malaise, un goût de fausse
évidence qui était dû au fait qu’on n’avait pas décelé dans l’armature
même de la modernité naissante l’existence de ce maillon essentiel,
ce chaînon manquant qu’est l’échange marchand à somme positive
et sans lequel la bifurcation vers la modernité capitaliste n’aurait
pu se faire. Or, si notre construction théorique s’avère convaincante,
il n’est désormais plus possible de tenir de tels discours. La dette
est omniprésente dans un monde fini ; les « biens futurs » ont cette
fâcheuse tendance d’être soumis aux intérêts composés et d’amasser
une charge de coûts exponentiels ; les relations d’oppression et d’exploi-
tation restent une constante historique et témoignent de la lenteur du
procès de modernisation ; et le plus sûr moyen d’éloigner tout souci,
est de le mettre à distance autant que possible, de le refouler par le
plus puissant des fétiches de la modernité capitaliste qu’est l’argent.
De surcroît, du côté du sujet de ce tiers exclu, ce ne sont pas toujours
telles ou telles personnes physiques, ce sont très souvent les généra-
tions futures, ce sont de grands groupes avec des coûts infinitésimaux
pour chaque individu isolé, ce sont des peuples lointains, des peuples
tellement diminués qu’ils ont à peine conscience de leur agression ou
sans moyens d’y résister. Et le dommage n’est pas toujours écologique,
il peut être sanitaire, culturel, psychique, politique et presque toujours
économique. La modernité a opté pour la distance, non seulement les
« actions à distance », technologiquement mises en scène, mais aussi
par la mise à distance des dommages causés par le jeu des profits
conjoints objectivement impossibles.
Résumons. Il existe des échanges à somme positive effectifs, c’est-
à-dire sans tiers exclus. C’est là la contribution majeure de la moder-
nité à l’histoire : d’avoir institué, c’est-à-dire rendus possibles dans
la durée, de tels échanges. Mais il existe une palette de plus en plus
étendue d’échanges à somme positive ineffectifs qui entrent dans la
composition des formules de croissance ; une palette que le génie ratio-
nalisateur de l’humain a cherché à justifier par tous les moyens qui lui

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352
Aldo Haesler • Hard Modernity

étaient disponibles. À partir de là, il deviendrait urgent de concevoir


une comptabilité intégrale, dont le postulat central serait le suivant :
Ne conçois comme jeu à somme positive que des transactions pré­
tendues telles qu’après avoir exclu toute forme de préjudice invisibilisé
par le calcul économique traditionnel. Ou de manière plus rigoureuse :
Conçois tous les échanges comme des jeux à somme nulle, sauf ceux qui
auront pu faire la preuve d’être à somme positive (on exclura les jeux
à somme négative comme de simples stupidités). Le résultat en serait
clair. Une fois les échanges win-win partagés en deux catégories,
les faux jeux à somme positive devraient être traités selon le calcul
des externalités négatives et celles-ci incluses dans le prix des biens
échangés. On laissera aux économistes le soin d’apprécier de quelle
manière les vrais jeux pourraient faire l’objet d’incitations fiscales ou
autres. Le calcul de l’intégralité de ces externalités, on ne le cachera
pas, s’avérera d’une très grande difficulté. Mais, face à la difficulté
d’imposer ce principe de partage, ce type de problèmes techniques
peut être considéré comme marginal.
Voilà pour le traitement économique des faux jeux à somme positive.
Il y a cependant un aspect sociologique qui ne peut pas être négligé. Il
accompagne ce processus comme son ombre et repose sur la même ori-
gine : c’est la déréliction des relations humaines. À force d’être répétée,
la plainte de la « crise du lien social » s’est quelque peu émoussée ces
dernières années et devient un pastiche politique sans grande portée.
Comme nous l’a appris François Roustang (2000), ce type de plainte
est à la fois narcissique, complaisante, autorenforçante et parfaite-
ment contreproductive. Il n’en est pas moins que l’érosion de ces liens
est un processus continuel dans les sociétés de la modernité avancée.
Qu’il s’agisse des relations « fortes » de socialité primaire, des diverses
« formes sociales » (Simmel) que peuvent prendre nos interactions, de la
fragilité des relations virtuelles mais aussi des « liens faibles » (Mark
Granovetter), et finalement des liens de civilité au sein de l’espace
public – il y a là comme une immense vague de vulnérabilité et de
fractionnement qui semble s’être mis à l’œuvre, une sorte d’invasion
virale qui affecte toutes ces réalités sociales en même temps. Ce pro-
cessus a les mêmes origines que ceux qui ont formé la modernité capi-
taliste, et une fois encore les années 1972-1973 constituent un point
de basculement, une sorte de point de non-retour qu’il est important
d’interroger. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre.
Le capitalisme est un système culturel hautement contagieux. L’idée
de le considérer comme un système culturel est assez fréquente en

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Chapitre 8 • Un changement de grammaire sociale

sociologie, si on pense aux travaux de Daniel Bell, Richard Sennett ou


de Jeremy Rifkin. On l’empruntera ici au grand socio-anthropologue
allemand Dieter Claessens qui, dans son ouvrage Kapitalismus als
Kultur (1973) lui donne toute son ampleur épique. La contagion dont
il est question ici s’entend à la fois de l’espace, du temps et des objets.
Non seulement le capitalisme s’étale-t-il sur le monde entier, mais
présente une durée proprement civilisationnelle ; de plus, il s’étend
bien au-delà des seuls systèmes économiques, en intégrant le monde
des choses et des idées. À présent, même les mondes imaginaires (il
suffit de penser au monde des séries), futurs et virtuels, les structures
cognitives et probablement l’inconscient lui-même sont irrigués, voire
déterminés par la culture capitaliste.
Comment expliquer cette contagion ? En d’autres termes, comment
comprendre une expansion exponentielle, alors que tous les processus
de diffusion culturelle répondent d’une expansion linéaire ? D’un point
de vue formel et mathématique, cette exponentialité est le résultat de
deux éléments : un processus de récursivité et un principe de transfor-
mation. À l’image du profit réinvesti (et non dilapidé) ou des intérêts
composés, chaque récursion au capital initial abonde sa base et en
augmente la crue. En même temps, chaque récursion n’est possible que
par transformation de cette base. Que ce soit par les diverses formes
d’« accumulation par dépossession » dont a parlé David Harvey (2008,
2010a et b) – privatisation des services publics, titrisation des dettes,
brevetage du vivant, guerres, migrations forcées – ou par la transfor-
mation de biens libres en biens relationnels, le renouvellement de la
base capitalistique crée une logique exponentielle par le bouclage de
ces deux opérations. Si on a suivi quelque peu notre démonstration, la
trame formelle de ces deux opérations est vite reconnue : c’est le couple
rétroactif renforçant « échange marchand à somme positive – argent
abstrait ». Première boucle : c’est par la transformation du champ
sémantique traditionnel, de l’échange marchand considéré comme un
jeu à somme nulle en jeu à somme positive, que l’argent traditionnel,
substantiel, administré, bref, l’argent considéré comme un outil se
transforme en argent abstrait, forme de pensée, bref en argent consi-
déré comme un médium. Seconde boucle : ce médium agit de manière
rétro-performative de manière à naturaliser l’échange à somme posi-
tive, à le rendre « surévident », mais surtout à faire de l’argent abstrait
une conséquence logique de cette nouvelle forme d’échange.
Il est évident qu’une histoire factuelle devrait étayer ces propos. De
la découverte de la nouvelle grammaire lors des premières grandes

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Aldo Haesler • Hard Modernity

expéditions à la mise en place d’un nouveau système comptable éta-


blissant une « réciprocité de perspectives » de la part des partenaires
de l’échange, puis de l’influence grandissante de cette perspective sur
les manières de faire le droit et d’envisager un espace public, un paral-
lèle saisissant peut être fait avec les nouvelles formes de l’argent, son
administration, sa circulation et les manières de considérer l’intérêt
monétaire. Cette histoire a été en partie écrite et il suffirait d’une
synthèse historique des formes de la circulation pour donner à cette
contagion toute son assise positive.
Reste une question : comment, en dépit de sa normalisation, cette
nouvelle grammaire n’a pas été reconnue ? Tout le monde en parle, les
marchands dans leurs calculs, les juristes dans leur manière d’écrire
le droit des gens, les philosophes dans leur célébration de la libre
expression, et les succès de ces entreprises attestent qu’il y a bien
eu « structuration d’un champ » épistémique nouveau. Elle a eu lieu
au même moment où Bockelmann constate une transformation de
la perception des rythmes, elle aussi méconnue des historiens de la
musique. Il y a là un mouvement de fond qui s’amorce sur un curri-
culum caché. Nous en connaissons une partie des données, mais il ne
fait guère de doutes qu’il nous faudra le concours des historiens pour
en percer le mystère.

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Chapitre 9
Le système de la modernité,
une reconstruction

L a nouvelle grammaire s’accorde à merveille avec les valeurs fon-


datrices de la modernité. C’est à se demander si les deux n’ont
pas coévolué ensemble, ou si, hypothèse plus radicale encore, ces
valeurs n’y trouvent pas leur principe. Il libère des liens d’endettement
(des ancêtres, des communautés particulières, des organisations pro-
fessionnelles, des organismes cultuels, etc.) pour les réinscrire dans
une totalité abstraite où la dette est convertie en fonctionnalité qui est
au fondement de la méritocratie moderne. Chacune devra y retrouver
(idéalement) sa place au nom de ses propres compétences ; sa dignité
n’est pas un prédicat donné, mais s’acquiert dans une vie ponctuée
d’efforts.
Cette liberté est nouvelle. Elle avait déjà été remarquée par
Giambattista Vico1, dans le sens d’une liberté de, d’une libération des
anciennes ligatures, qui se transforme à cette époque en une liberté
pour qu’on peut caractériser comme liberté d’entreprendre. Le champ
sémantique du jeu à somme positive est riche de telles significations.
Ainsi, il n’est pas étonnant que le mot d’entrepreneur (qui devien-
dra under-taker, en anglais, pour ensuite devenir Unternehmer en
allemand) soit apparu en France. Si l’on suit Hélène Vérin (1982), la
dérogation, accordée par la noblesse et qui accompagnait toute activité
mercantile, poussait à l’apparition d’une nouvelle catégorie d’agents
économiques. Les entrepreneurs d’alors subvertissaient l’ordre corpo-
ratif au profit d’une régulation par l’argent.
Cette concomitance s’exerce à tous les niveaux de la réalité sociale.
L’auto-affirmation de soi du sujet moderne y trouve son lit tout comme

[1] On consultera avec intérêt l’ouvrage de Pierre Girard (2008) qui expose le programme
vichien avec rigueur.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

un ordre juridique « pur »2. Liberté, égalité, dignité, démocratie, mais


aussi individualisation, solitude, décommunautarisation, affaiblis-
sement des liens sociaux se lisent comme autant de conséquences
de cette nouvelle grammaire. Si le projet d’une « nouvelle sociologie »
pouvait avoir un sens, c’est en partant de son déchiffrement et des
différences qui apparaissent quand on compare l’ancienne et la nou-
velle grammaire. C’est l’objet de ce chapitre.

Comment la société est-elle possible ?


Dans sa grande Sociologie (1908), Georg Simmel pose cette ques-
tion apparemment incongrue : wie ist Gesellschaft möglich3 ? Il la
pose comme tout néokantien se la poserait : sous quelles conditions
cognitives, morales et esthétiques une « société » est-elle possible ?
Étant entendu par-là que cette question ne se pose pas pour le tout
organique que forme la « communauté ». À l’époque où Simmel pose
cette question, le couple tönniessien « Gemeinschaft/Gesellschaft » fait
partie des concepts sociologiques prêtant à débat. Et le moins que
l’on puisse dire à ce propos, c’est que le concept de société n’allait pas
de soi, qu’il ne suffisait donc pas de le poser comme un antonyme du
concept de communauté, pour pouvoir expliquer sa possibilité. Mais
dans l’esprit de presque tous les sociologues de l’époque, l’ouvrage
de Tönnies marque le franchissement d’un seuil. L’ère de la commu-
nauté et des liens communautaires semble définitivement révolue4.

[2] La règle de conformité établie par Hans Kelsen (1934) se retrouve dans le principe d’homo-
logie que nous discuterons plus bas.
[3] Il nous faut pousser ici un cri de détresse sur l’état de la traduction et de l’édition des œuvres
de Simmel en France. Après sa redécouverte quelque peu tardive et principalement due
à Otthein Rammstedt, thésard de l’un des deux uniques thésards de Simmel, Gottfried
Salomon-Delatour, certains mandarins de la scène sociologique française s’emparèrent de
l’auteur pour en faire soit l’un de « fondateurs » de la discipline et pour allumer un contre-
feu au holisme à la française (Durkheim, Bourdieu), soit pour promouvoir une espèce de
légèreté de ton et de méthode (dionysiaque) qui fit florès dans le Paris postmoderne des
années 1980 et 1990. Il en résulta des traductions en nombre, certaines excellentes (comme
celle de la Philosophie de l’argent), d’autres plus hasardeuses, comme celle de sa grande
Sociologie. Ainsi ne cesse-t-on de lire le sous-titre de l’ouvrage Versuche über die Formen der
Vergesellschaftung traduit en Essais sur les formes de la socialisation, alors que l’étudiant
normal de première année devrait connaître la différence entre sociation (Vergesellschaftung)
et socialisation (Sozialisation). Le travail d’édition va à l’avenant. Plutôt qu’une édition
critique (et sérieuse) de ses principales œuvres (dans le sens de la Gesamtausgabe en 24
tomes, due à Rammstedt), on débite nombre de ses recueils d’essais en petits opuscules
sans ordre que de nombreux éditeurs devaient prévoir pour des tourniquets de hall de gare.
[4] Quelques rares sociologues, comme Othmar Spann, Johann Plenge ou Werner Ziegenfuss

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357
Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

Peu importe la manière dont on expliquait sa cohésion, en recourant à


des explications soit naturalistes, soit anthropologiques, son évidence
historique ne prêtait pas à soupçon ; alors que s’il existe une question
vexatoire pour la sociologie classique, c’est bien de celle-ci qu’il s’agit.
La réponse normativiste de Durkheim ouvrit ainsi la voie à un large
courant holiste dont la fécondité fut considérable. Tout aussi patents
furent ses déficits ; le plus grave, nous semble-t-il, étant la constante
subreption d’une totalité apriorique incapable de rendre compte du
sens de l’action des acteurs. C’est à ce point qu’intervient Simmel5. La
possibilité d’une société repose selon lui sur des aprioris sociologiques
qui sont la compétence individuelle de catégoriser spontanément les
autres individus, de leur assigner un statut et de procéder à une
sélection de leurs qualités individuelles en vue d’entrer en relation et
de le rester. Singuliers aprioris, en vérité, qui n’ont rien d’invariants
anthropologiques, car si l’on considère l’idéal-type simmélien qu’il
utilise toujours pour penser ses concepts, nous aurions devant nous
l’individu urbain, l’homo berlinensis en proie aux premières électri-
sations de masse. Ainsi donc, l’homo berlinensis, individu « nerveux »
s’il en est, se verrait muni d’un certain nombre d’aprioris qui lui
permettraient d’entrer en action réciproque avec autrui, selon des
formes sociales que la culture objective de telle époque lui prescrit.
De là naîtrait la sociation (Vergesellschaftung), le faire-société non
pas comme un état, mais comme un processus. Plutôt que d’incrimi-
ner la légèreté de la construction théorique de Simmel, comme le fit
Durkheim, on y voit à l’œuvre la méthode relationnelle qui sous-tend
toute sa pensée. Mais est-ce suffisant, pour comprendre le redoutable

ont tenté avec peu de succès une repristinisation de la sociologie, soit en plaidant pour
un état autoritaire corporatiste, soit pour un communautarisme national, soit pour une
gestion planifiée de petites structures communautaires. Cet insuccès notable, surtout si
on les resitue dans les années 1930 qui auraient dû largement promouvoir leurs idées,
prêterait à penser que la sociologie, à l’opposé de la philosophie et de l’histoire, est la
moins repristinisable des humanités. Rappelons que nous entendons par repristinisation,
seul néologisme dont nous usons, toute forme de reconduction par la force, la violence
physique, morale et symbolique d’un état antérieur à la modernité, bref d’une rhétorique
réactionnaire, comme l’avait déjà bien perçu Albert O. Hirschman (1991).
[5] Dans la mesure où Max Weber ne fait que reprendre ce que Simmel lui a proposé durant
leurs longues discussions berlinoises, la théorie compréhensive de Weber peut être consi-
dérée sans grand dommage comme une variante du questionnement simmélien ; avec
toutefois des considérations épistémologiques autrement plus rigoureuses que celles de
son mentor. C›est grâce à la reprise par Alfred Schutz du legs wéberien, que la sociologie
compréhensive connut la carrière qu’on lui sait ; tout cela en méconnaissant le question-
nement initial.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

problème de la cohésion sociale ? et au-delà de celle-ci, les questions de


la structuration et de la différenciation sociale ? Simmel n’a effective-
ment jamais approché des questions sociologiques relevant de la stra-
tification, de la mobilité ou de l’organisation sociale. De même, et c’est
ce que Weber aurait pu lui rétorquer en partant de ses considérations
épistémologiques, il ne s’est jamais préoccupé de l’intercompréhension
entre les acteurs, et donc de la difficile question de l’anticipation et de
la coordination entre ceux-ci.
Quatre champs théoriques se dégagent de ces remarques. Répondre
à la question « Comment une société est possible ? » demande 1° de
comprendre la manière dont un collectif produit et reproduit sa
cohésion, qui est la question durkheimienne ; ensuite, 2° comment
ce collectif s’organise, se structure et se différencie, questions post-
durkheimiennes par excellence que l’on retrouve aussi bien dans les
théories sociales de Talcott Parsons, de Niklas Luhmann et d’Anthony
Giddens ; 3° de quelle manière les acteurs dotent-ils leurs actions de
sens en vue de leur permettre d’anticiper les actions d’autrui et de
se coordonner avec eux, qui est le programme de recherches wébé-
rien et post-wébérien ; et finalement ; 4° selon quelles formes sociales
ces acteurs vont-ils interagir et reproduire par là-même le processus
de sociation qui est le programme simmélien. Une théorie sociale
générale aurait pour vocation d’apporter une réponse unitaire à ces
quatre complexes. Il est illusoire de vouloir y procéder maintenant6.
Contentons-nous pour le moment d’un certain nombre d’indications
qui vont donner forme à ce chapitre, à savoir comment la grammaire
sociale reposant sur l’échange à somme positive va contribuer à
répondre à ces questions :
1. Un concept faible de société : le mode d’existence de l’hyperob-
jet « société » connaît divers niveaux de réalité, et ce n’est pas parce
que nous ne parvenons pas à le saisir comme tout hyperobjet avec
nos faibles moyens cognitifs qu’il cessera d’exister. Pour autant, il

[6] Si la structure tétraédrique de notre raisonnement se rencontre à la fois dans les « moments »
de la relation humaine (rencontre, réciprocité, durée, mesure), dans les questions fonda-
mentales de la sociologie que nous venons d’évoquer, dans le mode de généralisation des
formes relationnelles (analogie, isomorphie, homologie, structuration) dont il va encore
être question et même dans les diverses explications de la genèse de l’argent, c’est qu’à
l’instar et de manière critique par rapport au trinôme darwinien (variation/sélection/sta-
bilisation) nous catégorisons tout processus d’un phénomène vivant selon les opérations
d’initiation, de constitution, de reproduction et de régulation. Mais on n’est pas là pour
écrire un ouvrage d’épistémologie ; des enjeux plus urgents nous attendent.

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Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

ne s’agit pas d’une transcendance ineffable, comme l’était l’instance


divine. On peut en rendre compte : soit comme d’une méta-institution,
c’est-à-dire ce par quoi un certain nombre d’institutions agissent de
concert ; soit comme d’un système ou d’une totalité apriorique, c’est-
à-dire un tout qui excède la somme de ses parties ; soit comme un
réseau ou un macro-organisme qui recèle une « vie » et donc de lois
propres. Toutes ces définitions recouvrent un plan de réalité, et plutôt
que de les mettre en concurrence il serait beaucoup plus concluant de
les associer. C’est dire le prix qu’on paierait, si on voulait se passer
de ce concept. Pour notre part, en suivant la méthode relationniste,
on entendra par société une structure de rapports élémentaires qui
sont ceux du pentagone. Cette démarche inductive plaide en faveur
d’une conception faible de société ; faible en ce qu’elle ne saurait en
aucun cas être considérée comme un ens realissimum, comme dans
les perspectives holistes, comme un tout apriorique à partir duquel
les « lois du social » pourraient être déduites.
2. Une méthode relationniste exigeante : il est possible de classifier
les schèmes d’intelligibilité en sociologie par leur degré de substan-
tialité7. Autant un relationnisme intégral qui réduirait toute réalité
à n’être qu’une résultante d’un jeu de relations est réducteur, autant
une méthode relationniste devra se passer autant que faire se peut de
tout recours à ce type de substantialisation. Le relationnement suit la
voie d’une exigence croissante : partant d’une mise en analogie, elle
aura pour but de la raisonner, soit de manière formelle en cherchant à
établir des corrélations ou des isomorphies, soit de manière matérielle
en cherchant à établir une synthèse entre les phénomènes considérés.
C’est cela le propre de l’analyse sociologique, qui est de partir de phé-
nomènes apparemment disparates et de réussir à trouver une affinité,
une concordance, une similitude entre eux, et de pousser le niveau
d’exigence toujours plus loin. Pour une méthode relationniste, il n’y a
pas de phénomènes, ni donc de réduction phénoménologique ; il n’y a
que le lien souvent invisible, impalpable, souvent inexistant entre deux
ou plusieurs phénomènes. C’est cet « entre » qu’il s’agit de penser, avant

[7] On se réfère aux six schèmes d’intelligibilité du social mis en évidence par Jean-Michel
Berthelot (1990). Alors que les schèmes actanciels et causalistes mettent en scène des
substances (acteurs individuels ou collectifs) qui agissent sur d’autres substances, les
schèmes dialectiques et fonctionnalistes postulent un acteur collectif déterminé par des
« forces » (de l’histoire ou des lois formelles), c’est-à-dire un substantialisme indirect où
les relationnements sont orientés. Il ne reste guère que les schèmes herméneutiques et
structuralistes où ces déterminations sont réduites à un minimum.

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360
Aldo Haesler • Hard Modernity

d’en venir aux éléments qui le constituent. C’est là une thèse forte qui
entend, sur un plan philosophique, dépasser la dispute (passablement
stérile) entre philosophie analytique et phénoménologie8.
3. Une sociologie relationnelle modeste. L’être humain ayant la
capacité de conscientiser une autre conscience en même temps que la
sienne est source d’une complexité infinie de relations. Ou plutôt, le
milieu social humain est source d’individuations infinies9. La première
des modesties serait alors de s’incliner devant ces infinis et de prendre
la mesure des limites de toute méthode. D’un autre côté, ces relations
se font toutes dans des cadres (groupaux, institutionnels, sociocul-
turels) donnés qu’il serait abusif de réduire à de simples cristallisa-
tions relationnelles. Ces cadres ont une histoire, des déterminations
et des logiques différentes et ne sont souvent pas sujets à négociation.
C’est ainsi que nous proposerons d’entamer une sociologie double, une
sociologie des relations et une sociologie des institutions, dont seule
la synthèse peut donner accès à une théorie générale. Or, le propre
de la modernité est d’avoir institué un espace public qui médie entre
ces deux sphères et qui va bien au-delà d’un espace juridique de la
libre expression.
L’analyse sociologique de la genèse de la modernité a été longue-
ment prisonnière de ses luttes « paradigmatiques » ; une approche
compréhensive-individualiste optant pour l’Homme nouveau de la
Renaissance (l’artiste, l’aventurier, le scientifique, le mystique etc.),
une approche fonctionnaliste – systémique insistant davantage sur
un nouveau mode de différenciation et de synthèse sociales. Or, l’enjeu
d’un « tiers paradigme (synthétique) » se situe précisément ici, dans le
fait de proposer une explication nouvelle qui engloberait ces anciennes

[8] Comme l’a, pour ne citer qu’un exemple, déployée le volumineux ouvrage de Claude Romano
(2010). À l’instar des « petites coupures » d’Edmund Husserl, de telle table, de tel son ou
de tel souvenir, les relations peuvent aussi donner lieu à un examen attentif des flux de
conscience ; sauf qu’il ne se fixe pas sur un phénomène circonscrit et descriptible, telle table,
tel son, etc., mais sur un rapport encore flou que l’on précisera par la suite par une sorte
de réduction relationnelle qui comprend toute une palette d’outils comparatifs, herméneu-
tiques ou causaux à partir desquels, à mesure que le rapport se précise les phénomènes
prendront figure à leur tour.
[9] Ce milieu n’est autre qu’un collectif à partir du moment où il se structure et que cette
structuration est vécue comme l’expression d’un « nous ». Le milieu humain a cette carac-
téristique unique qu’il établit une coalescence entre sa structuration et les options rela-
tionnelles auxquelles il donne lieu. Le langage y joue pour beaucoup. Comme le montrent
les travaux de Michael Tomasello (1999 et passim), par rapport à la gestuelle des singes
qui limite la structuration du collectif, le langage, grâce aux compétences réflexives qu’il
permet, ouvre un milieu virtuellement infini d’options relationnelles.

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Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

interprétations et d’avancer que ce ne sont ni les Hommes, ni les


sociétés qui ont changé, mais un principe organisateur des rapports
humains, c’est-à-dire une grammaire sociale. Ce principe n’est pas
nouveau, il est même d’une grande banalité – c’est l’échange mar-
chand. Toutes les cultures le connaissaient et toutes les cultures ont
réussi à l’apprivoiser, à le neutraliser, à le déjouer et, finalement, à le
mettre à profit pour réaliser certaines de ses œuvres. Ce n’est qu’en
Occident, au moment où éclatent au grand jour les apories de la pen-
sée scholastique et que les « soupçons » qui lui font suite n’admettent
plus d’autre solution qu’une redéfinition radicale des coordonnées du
monde, que ce principe organisateur a pu prendre toute son ampleur.
Mais il s’agit d’un échange marchand d’un genre nouveau, jusque-
là impensable dans toutes les autres cultures – sauf sous forme de
hybris qui attend toujours son principe compensateur, némésis. Si la
modernité est accouchée par l’échange marchand considéré comme
un jeu à somme positive, alors il s’agira de reconstruire, pas à pas, la
manière dont ce principe organisateur des rapports humains a fini
par former l’Homme nouveau et la synthèse sociale moderne. Or, il
se pose là un problème redoutable. En soi, en effet, laissé à sa seule
gouverne, l’échange marchand est un principe social dissociateur. La
base de toute anticipation d’autrui est la méfiance. Pour qu’il puisse
fonctionner, pour que la concurrence généralisée n’aboutisse pas en
un individualisme exacerbé10 où toute forme de lien est absente, il doit
procéder d’un cadre préétabli. C’est ce qu’ont réalisé toutes les sociétés
traditionnelles. En soi, donc, l’échange marchand n’a aucune vertu
socialement synthétique. Il s’agira donc de montrer dans ce chapitre
qu’une telle synthèse sociale est possible – pour peu que l’on prenne
en compte la véritable nature de l’échange marchand moderne.
Le propre (et la supériorité épistémologique) d’une méthode rela-
tionnelle est d’économiser les concepts. C’est le cas du concept de
relation qui apprend à nous passer des deux concepts majeurs de la
sociologie classique : celui d’individu et celui de société. En montrant
comment l’échange marchand à somme positive construit un certain
type de société, on se passera de ces deux concepts, on les fera appa-
raître comme des résultantes d’une synthèse sociale établie sur cette
base. Il en va de même pour les institutions. À mesure que la nouvelle

[10] Une théorie des individualismes serait à nouveau de forme quadripolaire. Elle présenterait
les individus suivants : possessif-calculateur (Macpherson 1962, Crétois 2017), mimétique-
violent (Girard 1972), créatif (Joas 1999) et vide (Lianos 2001).

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

grammaire sociale se met en place – on l’aura compris, il s’agit d’un


processus de très longue durée –, les institutions vont se transformer
de manière à rendre « naturel » le jeu d’émulation réciproque11. On
le sait aussi : il n’y a pas plus artificiel que le naturel en sociologie.
C’est cela au moins que l’on peut retenir du constructivisme12. S’il y
a une nature du social, formulation vague s’il en est, c’est de cette
grammaire qu’il s’agit.
D’entrée de jeu, nous posions la question des conditions de possibi-
lité d’une Gesellschaft. À la différence de Simmel, on ne s’appuiera pas
sur ses aprioris, catégories synthétiques attribuées à l’individu, mais
sur les 5 rapports élémentaires que toute société, même les sociétés
animales, connaît et met plus ou moins réflexivement en œuvre. De
plus, on ne s’attachera pas à des formes mineures de société (comme
la tablée, le salon ou l’agora), mais à une synthèse sociale à durée
potentiellement illimitée ; bref, nous dirons qu’il y a société quand les
5 rapports de forme comparable (analogique) deviennent homologues,
c’est-à-dire répondent d’une raison commune. Voilà le programme.
Cette homologie sera établie de manière inductive, en partant du
rapport matriciel humain-humain (HH) qui fonde les autres rapports.
On se demandera alors s’il est possible que la société moderne repose
sur la grammaire sociale de l’échange marchand à somme positive,
c’est-à-dire à la raison commune qui commande tous les 5 rapports
du pentagone moderne.
On a vu dans le chapitre 3 (« Esquisse d’une théorie relationniste du
changement social ») que l’ensemble des faits dont traitent les sciences
sociales peut être classé en 5 catégories de rapports. On avait postulé
ensuite qu’un régime sociohistorique pouvait être considéré comme
stable (dans le temps et sa structure) si ces 5 catégories présentaient

[11] La thèse de Marcel Hénaff (2021) consiste à dire qu’avec la formation de la modernité le
domaine de l’échange symbolique a été peu à peu résorbé par la formation d’institutions
modernes. Ainsi, l’économie moderne a réduit les échanges décrits par Mauss à d’aimables
coutumes marginales dans nos sociétés (don de sang, anniversaires, bénévolat, etc.). Qu’il
en ait pris l’« esprit » (l’émulation réciproque que l’on trouve par exemple dans les rituels
du potlatch) et les ait transposées dans l’institution économique a de quoi surprendre.
Comment une « économie » basée sur la dépense somptuaire, le défi et la consumation se
retrouve dans l’économie comme institution ? Comment des transactions aussi complexes
peuvent-elles finir en de simples routines ? Hénaff l’argumente par un effet de substitu-
tion, mais sans entrer dans les détails. Or, ce sont précisément ces détails qui importent.
[12] Sauf que la « construction » en elle-même, la construction sociale de la réalité, ne se fait
pas in situ et selon le libre arbitre situé des acteurs, mais toujours à l’intérieur d’une
grammaire sociale dont l’élaboration est le métier du sociologue.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

une forme commune. C’est là une formulation encore trop vague. Par
forme commune, on peut entendre 4 degrés de liberté : l’analogie qui
est de l’ordre de la ressemblance, l’isomorphie, où l’on peut définir
au moins une règle commune à ces rapports, l’homologie, où l’on voit
ces rapports rapportés à un principe de construction unique et la
structure où ces rapports forment une matrice générative. Ce sont là
des constructions intellectuelles qui permettent l’analyse et la compa­
rai­son historique et formelle d’ensembles sociaux ; mais il est aussi
possible de les concevoir de manière empirique. Ces degrés de liberté
allant de l’informe à l’ordre « parfait » peuvent non seulement servir à
classifier différents modes d’intégration et de régulation sociales, mais
aussi et surtout prendre la mesure des possibilités de résistance et
de changement immanent selon tel ou tel régime de société. On peut
ainsi s’imaginer une société en régime totalitaire comme une société
où les 5 rapports font structure, c’est-à-dire où règne une homothétie
d’échelle (Benoît Mandelbrot) entre chaque rapport et la structure
qui l’englobe.
L’exercice auquel on va se livrer maintenant est un exercice de
sociologie relationnelle. Il consiste à reconstruire les 5 rapports du
pentagone en suivant la logique de l’échange à somme positive, donc
à se placer dans le champ sémantique moderne. Ensuite, à se poser
la question de la clôture de ce champ : ces rapports sont-ils non seu-
lement isomorphes, mais homologues ? Et à partir de là atteindre le
niveau de la structure.
On a prévenu plus haut déjà que pour qu’un régime socioculturel
soit stable, en un mot pour que l’on puisse parler de société, ce niveau
d’homologie devait au moins être atteint. Notre démarche est induc-
tive, elle va dans le sens d’une montée en abstraction. En nous reli-
sant, on avait noté une certaine intempestivité. On aimerait atteindre
le dernier niveau, le niveau structurel, et dire que nous avons atteint
la clôture du champ. Mais y a-t-il moyen pour un hyperobjet de cette
complexité de jamais réaliser cet objectif ? On en doute. Tout juste
pouvons-nous espérer, dans une démarche abductive, qui supposerait
que la société moderne soit parvenue à un niveau momentané de per-
fection, atteindre un niveau d’abstraction nous permettant d’obtenir
de nouveaux enseignements sur le profil de cette société ; faute de quoi
notre exercice s’avérerait parfaitement vain.
Rappelons le postulat de départ d’une (possible) sociologie relation-
nelle : une société est un ensemble de 5 rapports qui sont en homologie.
Ces 5 rapports sont : la relation humaine (humain-humain) notée

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Aldo Haesler • Hard Modernity

(HH) que nous appelons rapport matriciel, le rapport social (humain-


collectif) (HC), le rapport politique (collectif-collectif) (CC), le rapport
économique (collectif-nature) (CN) et le rapport culturel (HN). Pour
des motifs de concision – on ne présente pas ici un traité de sociologie
relationnelle, mais une application d’une telle théorie à un champ
en déshérence en sociologie – nous n’entrerons pas en débat sur les
appellations (politique, économie, culture) ici employées.

Modernité et indifférence (HH)


Plaçons-nous d’abord sur le plan du rapport matriciel (HH), c’est-
à-dire de l’ensemble des interactions (en coprésence ou à distance) où
chaque acteur ne vise qu’une chose : sortir son épingle du jeu sans
prendre en considération si autrui y parvient ou non. Si mon profit n’est
plus la conséquence ou la condition du préjudice de l’autre, je dois impu-
ter ce profit au seul concours positif de mon action. L’individualisme
a une longue histoire, mais c’est sur ce simple schéma qu’il achoppe.
Ce profit se fait sous deux conditions : que je dispose de certaines
compétences que je mets en œuvre ; et que je coure le risque de m’y
engager. Le profit n’est alors rien d’autre que le signe du caractère
électif de cette action. C’est parce que je suis particulièrement habile,
ingénieux ou original que je réalise ce profit ; et c’est parce que j’ai
pris le risque de m’y engager que ce profit sera justifié. Mon action
ne sera pas bonne, parce qu’elle rétablit la juste mesure des choses,
comme dans l’ancien monde, mais se légitime d’elle-même par son seul
succès, en d’autres termes, par le seul fait que je trouve une demande.
Je ne profite pas de l’autre dans la mesure où je tire un avantage de
son manque. D’ailleurs, j’ignore, ou suis censé ignorer, s’il s’agit d’un
manque, d’une brusque envie ou d’un besoin frivole. Je n’ai pas à le
savoir. Je n’ai pas à prendre en compte les motifs des actions de mon
prochain, ni d’en anticiper les conséquences. S’il accepte ce que je lui
offre, je peux m’imaginer qu’il le fera en toute connaissance de cause.
Pour que ce modèle fonctionne, je dois supposer autrui libre de ses
actes, libre à lui d’accepter ce que je lui offre, libre d’en mesurer et d’en
assumer les conséquences, puisque moi aussi, je peux me retrouver
dans cette situation. Je m’adresse donc à lui comme à un individu et
non comme à un élément d’un système qui aurait à endurer un manque
que je viendrais combler. Nos positions sont formellement identiques :
c’est parce que lui aussi pourrait se trouver dans ma posture et que
lui aussi n’aurait pas à se légitimer autrement que par le succès de son
action, que je peux traiter autrui de telle manière. Nous en revenons

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

toujours au problème hégélien de la reconnaissance : comment être


certain de reconnaître en autrui une autre conscience et être certain
qu’autrui en fasse de même ? Cela passe par le risque qu’on prend à
s’engager ; mais ce risque peut à tout moment être contrôlé, si bien
que je peux aller jusqu’à perdre ma face, mais toute l’opération étant
contrôlable de bout en bout, le fait de pouvoir me retirer me donne à
tout moment la possibilité de limiter les dégâts. Je suis donc maître
de mon action et cela veut dire deux choses : l’imputation de cette
maîtrise me rend responsable pour elle ; mais, en même temps, c’est
de cette manière-là que je dois reconnaître autrui. Le processus de
reconnaissance ne résulte donc pas dans une dialectique de maître
et d’esclave, mais dans un processus itératif de tâtonnement continu.
La seule norme qui régit notre transaction est la norme de justice
commutative : ce qui empêche toute spoliation, c’est qu’objectivement
les valeurs échangées soient équivalentes. Passons sur la difficulté
de trouver puis d’imposer une mesure commune ; cette question ne
nous intéresse pas pour le moment. Mais il est essentiel de constater
que cette réciprocité des positions est nouvelle en soi. Alors que dans
l’ancien ordre, la demande se faisait de manière automatique, que la
réciprocité était instituée, comme l’expression d’un manque qui en était
le seul motif, dans l’ordre nouveau je ne me retrouve plus dans une
position complémentaire à autrui, mais dans une position indifférente.
Et c’est bien parce que je prends en compte le fait que lui aussi prati-
quera cette indifférence à mon égard, que je serai indifférent au sien.
Je n’ai même pas, comme le fit Adam Smith, à lui imputer une certaine
tendance à marchander et à chercher le profit facile, je n’ai à lui imputer
rien d’autre que le fait que lui aussi n’imputera rien d’autre à mon sujet.
Cette indifférence fait suite à une arithmétique des passions mar-
quée par la rivalité. En effet, on peut décrire le système du cosmos
comme un système marqué par un équilibre global (conception des
« limited-goods » et de la « juste mesure ») et un déséquilibre séquentiel
(un gagnant et un perdant). Dans une telle situation ne règne pas
une harmonie des intérêts, mais la rivalité autour de ressources par
définitions rares et réparties. Dans un univers « ouvert » aux biens
matériels virtuellement illimités, la situation est au contraire mar-
quée par un déséquilibre global (conception des « richesses infinies »)
et un équilibre séquentiel (deux gagnants potentiels). Ce qui explique
qu’à la rivalité des échangistes succède l’harmonie des intérêts.
Résumons : à partir du moment où mon profit ne correspond plus
au préjudice de l’autre, mais à la sanction positive de ma compétence

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

et du risque que j’ai encouru, je me comporterai vis-à-vis de lui comme


à un individu ou, dans un langage plus familier, à un étranger ; dans
la mesure où nous supposerons une égale indifférence l’un par rap-
port à l’autre ; et pour peu que l’échange soit objectivement juste, nous
ferons du succès de notre action la seule preuve de sa valeur. Nous
avons là, à un niveau structurel, un rapport social qui fonde ce que
l’on a coutume de nommer une « socialité asociale » : nous avons besoin
d’autrui, pour réaliser notre offre, mais nous ne partageons rien avec
lui, si ce n’est ce moment fugitif où les biens (ou l’argent) passent de
la main à la main.

Digression sur l’eye contact


Autorisons-nous, dans un ouvrage qui manque singulièrement
d’exemples, une observation d’ordre quotidien. On attribue à Simmel
cette remarque qui ne manque pas de pertinence : l’argent aurait per-
mis, lors de nos échanges, de ne plus nous regarder dans les yeux.
J’ai lu et relu maintes fois sa Philosophie de l’argent, sans que cette
observation ait marqué ma mémoire. Mais toujours est-il qu’elle
pourrait très bien trouver en Simmel son auteur, lui qui excellait
à mettre en rapport une métaphysique des formes avec l’évocation
de la banalité exotique du quotidien. – Ne pas se regarder dans les
yeux… c’est communément mauvais signe, un signe de fourberie ou
d’intention malhonnête. Mais à en croire Frédéric Martel (2014),
dans son excellent « Smart », c’est ce qu’on prescrit aux employés de
Facebook, dans sa centrale de Menlo Park, pour prévenir toute forme
de harcèlement sexuel. Sur de grandes pancartes, il y est écrit « EYE
CONTACT = CONTACT ». Il n’est pas question de ce regard qu’on
dit trop appuyé et qui s’apparenterait à quelque chose comme un viol
visuel, mais du simple contact provenant d’un regard échangé. Voilà,
selon le probable code éthique de l’entreprise, le premier ferment du
harcèlement sexuel. Autre exemple : dans les directives visant le rap-
port au client que des chauffeurs-livreurs d’entreprises de logistique
(DHL et autres) doivent observer, il est prescrit d’éviter autant que
possible leur regard. On ne voudrait tout de même pas que la livraison
par Amazon des mille et une tendances de gris se transforme en tra-
ditionnel coup de gnôle que l’on offrait naguère au facteur. Le livreur
livre le regard bas. D’autres exemples viennent à l’esprit : celui cité par
Baudrillard, dans son Système des objets, où il avait subtilement mis
en rapport l’inclinaison de la chaise (ou du fauteuil) avec la neutrali-
sation du regard par la parole et inversement – on se dispute moins
bien de fauteuil à fauteuil que de chaise à chaise ; celui du policier
américain et de ses sempiternelles Ray Ban, ne reprenant que les

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Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

lunettes noires des milices vichyssoises qui voulaient éviter que l’on
reconnaisse son voisin encaissant les 300 francs pour la délation d’un
Juif adulte (50 francs pour un enfant). Etc., etc. Si l’on suit Simmel,
toutes ces stratégies d’évitement de l’autre seraient imputables à la
monétarisation croissante de nos relations quotidiennes. Ce n’est pas
si sûr. Les exemples cités ici montrent qu’il y a d’autres dispositifs à
l’œuvre dans ce brouillage de la vue, et surtout qu’il y a dans l’alchi-
mie du regard une ambiguïté qu’il serait préjudiciable de restreindre
aux seuls motifs de fraternisation ou de donjuanisme. C’est cela qui
me fait douter de la paternité de cette citation. Toujours est-il que
nous voilà devant un ensemble de phénomènes dont il serait péremp-
toire de reconnaître la trame en nous armant des traditionnels motifs
de la critique culturelle. Régression du regard (comme de l’écoute),
certes, mais n’y a-t-il pas là – je n’émets qu’une hypothèse parmi
d’autres – comme la formation d’une nouvelle forme de socialité que
les Américains, rapides à créer des étiquettes avant même d’en avoir
pensé le contenu, ont appelé « collective loneliness » ?

Il est trop tôt pour se demander, si un ordre social peut assurer sa


cohésion sur des rapports de ce type. Il est certain, que si je ne puis
lire dans les yeux d’autrui que le reflet de ma propre indifférence à son
égard et que la seule valorisation qui m’échoit, est celle, autoréféren-
cée, du succès de mon action, l’identité personnelle que je gagne dans
ce type de transactions, repose sur une conscience de soi minimale.
Si un tel minimum est véritablement (humainement) « vivable » et si
sur cette base peut s’édifier une société humaine, a fortiori un « éta-
blissement humain », tout cela ne sont que des questions spéculatives.
Intuitivement, on peut penser que ce n’est pas le cas. On n’édifie pas
un ordre social doté d’une certaine stabilité reposant sur une simple
somme d’indifférences. Dans ce cas, on peut penser que la cohésion
devra être maintenue par un certain nombre d’institutions – formelles
et imaginaires, c’est-à-dire de routines et de supports de sens. En
outre, pour peu que la réciprocité – formelle des positions et matérielle
des valeurs – soit assurée, ce système de l’indifférence généralisée
aura à se doter d’une superstructure en mesure de fétichiser les rap-
ports humains, car il n’est guère imaginable qu’à plus ou moins long
terme de tels rapports soient émotionnellement supportables13. Une
crise motivationnelle est probablement le danger le plus redoutable

[13] Les recherches biosociales (Hopcroft 2010) pourraient inciter à penser qu’une solution
biologique, notamment par le biais de l’ocytocine, est en vue. Elle est déjà mise en œuvre

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368
Aldo Haesler • Hard Modernity

pour ce type de synthèse sociale, si bien qu’une telle fétichisation des


rapports humains est une nécessité politique de premier ordre. C’est
ce qu’est parvenu à faire, avec le succès que l’on sait, la société du
spectacle, et à un degré supérieur la société médiale avancée14. Un tel
ordre pourrait être nommé un libéralisme légaliste ou juridico-formel.
C’est le cadre minimal, non interventionniste, vers lequel se dirigeait
le droit naturel.
Reste une innovation majeure dont seule la modernité possède les
clés : la liberté d’entrer en relation avec un autrui quelconque sur une
base strictement affinitaire et la possibilité de vivre cette relation
aussi longtemps que possible. On y reviendra plus longuement. Juste
quelques mots à ce sujet. Aucune civilisation ne saurait se maintenir,
si la somme des maux qu’elle occasionne est supérieure à la somme
des bienfaits qu’elle prodigue. Que ces bienfaits soient le résultat d’une
fétichisation et que les maux soient « prodigués » au nom d’une néces-
sité supérieure, peu importe, il y va ici d’un simple seuil collectif de
supportation, d’un niveau de « soutenabilité » qu’il est impossible de
calculer avec précision. S’il était possible de le calculer, nous parvien-
drions à prospectiviser toute forme de rébellion ce qui aurait comme
résultat parfaitement sadique d’élever encore ce seuil. Or, parmi les
conquêtes de la modernité, il en est une qui s’est révélée être d’une
grande « douceur » : c’est celui du commerce entre les humains. On
sait peu sur les appariements sauvages, mais on en sait assez sur
les structures élémentaires de la parenté, pour pouvoir évaluer la
part comptable de ces étranges échanges15. Mais que dire des appa-
riements traditionnels qui relèvent pour une très large part d’arran-
gements familiaux et claniques reposant en outre sur une stricte
division du travail domestique ? Il fallut toute l’édulcoration poétique
des troubadours pour verser leur grain de sel dans une mécanique
implacable d’attribution forcée des places matrimoniales16. Ce qui se

dans un certain nombre de négociations politiques et économiques, sans qu’il soit toutefois
possible de dire que leur issue plus ou moins heureuse lui serait imputable.
[14] Alors que sous les bolcheviques, on mettait systématiquement en doute toutes les décla-
rations de la Prawda, l’un des piliers actuels du poutinisme est la foi aveugle que les
consommateurs russes prêtent aujourd’hui aux médias officiels (Fukuyama 2016).
[15] L’ouvrage le plus remarquable sur la question reste à notre connaissance celui de Friedrich
Stentzler, Versuch über den Tausch (1979).
[16] Les résurgences platoniciennes sont nombreuses depuis la philosophe antique, et il serait
intéressant de voir le ménage qu’elles font avec les poussées gnostiques. Dans cette
trame souterraine, il y a toujours des motifs subversifs, des questions inquiétantes pour

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369
Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

profile par contre dès la Renaissance, dès Pétrarque et Marsile Ficin,


c’est un genre nouveau d’appariement. Même si dans la réalité il fallut
attendre le XXe siècle pour que cette forme sociale si particulière des
relations affinitaires devienne norme, leur « chance » (leur option réelle
selon Max Weber) exista dès l’ouverture de la nouvelle grammaire
sociale, dès le début du XVIIe siècle. Et il ne s’agit pas seulement
de liens matrimoniaux, loin de là. Le « doux commerce » dont parle
Montesquieu a valeur de paradigme. Car l’affinité est le corollaire
direct de l’affirmation moderne de soi. Et il en est la consécration.
On n’a pas seulement le droit de choisir un autrui quelconque, ami,
ennemi, partenaire de jeu ou de commerce, en fonction de telle ou
telle affinité qui est l’émanation de ce soi, ce soi se fonde sur l’affinité
qu’on affiche de la sorte et qui trouve sa certitude dans la relation
ainsi formée. C’est par rétroaction que s’ôtent les parenthèses d’un soi
encore hypothétique qui, par le biais d’affinités encore tout à fait expé-
rimentales et exploratoires, ira se réaliser (ou non) dans la relation
à autrui. Il faudra une fois encore le génie de Goethe pour découvrir
ce progrès considérable dans l’histoire de l’humanité.
Car c’est en son sein que devient seulement possible ce qu’on appel-
lera relation humaine, comme rapport d’une conscience à une autre
conscience, la conscience de cette autre conscience étant contenue en
elle, et donc conscience consciente d’une conscience, et vice versa ; ce
vice versa n’étant pas le moindre des troubles. Il s’agit là d’une révo-
lution cognitive dont on n’a pas encore pris la mesure, mais qui est
une acquisition historique singulière, le seul véritable novum peut
être qu’on puisse imputer à la modernité. Pour être précis, la méta-
conscience dont il est question ici est un invariant anthropologique
intimement lié à l’apparition du langage réflexif. Ce qui est nouveau,
avec la modernité, c’est la formation d’une relation sociale ou d’une
forme sociale, dans et par laquelle cette métaconscience peut s’exer-
cer de manière stable et réciproque. Autrui n’est plus vu comme un
complément dans une relation d’endettement, mais comme un alter
ego muni lui aussi de cette métaconscience17.

le gouvernement des esprits en place : l’origine du Mal où la question faustienne côtoie la


tentation du vide et de l’infini, l’existence d’un mauvais démiurge et celle d’un Dieu infi-
niment bon. Parmi ces résurgences, la copule platonicienne de l’accord des âmes, chantée
par les trouvères, vient apporter un démenti radical aux accouplements utilitaires tels que
les sociétés traditionnelles les ont mis en place tout au long de leurs histoires.
[17] C’est Alexis Dirakis (Oldenburg) qui nous apporte cette précision. Qu’il en soit remercié.

Epreuves finales 17 avril 2018


370
Aldo Haesler • Hard Modernity

Un principe épidémique : l’émulation des profits (HC)


Mais l’idéologie moderne ne se limite pas à ce rapport en miroir
de deux indifférences ou de deux commerces affinitaires. En effet,
comme l’exprimait Destutt de Tracy, il est de son essence « d’être avan-
tageux aux deux parties ». Alors que le rapport précédent représentait
la version minimale de l’idéologie moderne, en adoptant pour seule
concession un cadre de légalité formelle, le profit conjoint et couplé
renoue d’une certaine manière avec le rapport de complémentarité
de l’ordre ancien. Non seulement mon profit n’est pas lié au préjudice
d’autrui, ni indifférent à son égard, il en est la condition. Mon profit
n’a donc à être légitimé ni par sa vertu redistributive, ni par quelque
qualité de mon action ; à partir du moment où il est profit, il est, du
moins potentiellement, source de profit pour autrui. Il en suit que le
profit est ainsi bon par nature – de quelque nature qu’il soit, d’ail-
leurs. Ce qui sur un plan moral est répréhensible, en revanche, c’est
de ne pas faire de profit, soit en dilapidant ses ressources, soit en se
refusant au jeu, soit en restant inactif. Refuser d’entrer dans le jeu,
c’est refuser de courir le risque de perdre, mais surtout c’est refuser
à autrui la chance de tirer profit du mien propre. La parole célèbre
de Guizot, « Enrichissez-vous ! », n’est pas un appel à l’avidité et à
l’accumulation, c’est un mot d’ordre moral. Lors du lancement de la
Nouvelle économie politique, Nikolai Boukharine avait parfaitement
raison d’exhorter les « gros paysans » de s’enrichir – ce qui lui valut
surnom de « Guizot du bolchevisme »18. La croissance fulgurante de
l’agriculture soviétique eut raison de la grande famine due à la collec-
tivisation en à peine deux ans. Dans un jeu à somme positive, il est
moral de faire du profit commercial ; et s’il y a une règle morale, c’est
bien celle-ci : l’origine du profit, qu’il soit le résultat d’un travail, d’une
transaction commerciale ou d’une spéculation plus ou moins douteuse,
jouera d’autant moins un rôle que ce profit sera une amorce à d’autres
profits. Une fois encore, c’est de cette dynamique de la contagion que
résulte le capitalisme moderne et non de quelque avidité de classe ou
de quelque éthique accumulatrice.
On s’imagine alors sans difficulté quel avantage motivationnel une
telle sanction morale peut contenir. L’action de l’acteur économique
n’est plus simplement tolérée, ni même imputable à son savoir-faire,

[18] Entre autres nombreuses références, on peut se reporter à l’article André Rosmer sur « Les
problèmes de la révolution russe » (1926).

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371
Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

elle est bonne par nature à partir du moment où elle est sanctionnée
par un profit. Le profit est à lui seul marque d’élection. Non que je
me soucie de ce profit ainsi créé pour autrui ou que je l’appelle de mes
vœux, mais il est dans sa nature et dans celle du système dans lequel
j’agis, qu’il se communique à autrui, créant ainsi des vagues de profit
qui s’ajoutent les unes aux autres. Le rapport entre échangistes sera
toujours un rapport d’indifférence réciproque, de « socialité asociale »
régulée par la seule justice commutative, mais, comparé au rapport
(HH) précédent, s’y ajoute un élément nouveau. En effet, par mon
profit, j’entretiens une dynamique sociale, où les complémentarités se
révèlent et s’entraînent réciproquement. Nul besoin de main invisible,
si ce n’est pour satisfaire quelque curiosité théorique.
Cette émulation des profits ne va pas de soi. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que je me sais dans un système providentiel, un
système dont le fonctionnement contient une part de mystère dans la
mesure où il est logiquement impossible d’établir une causalité directe
entre mon profit et celui de mon prochain. La « loi » de Ricardo n’est pas
contre-intuitive pour rien. C’est là peut-être la différence essentielle
avec la caractéristique précédente : alors que dans le premier cas, ce
prochain m’était indifférent du point de vue personnel (je n’ai pas à me
soucier de lui en tant que personne) et d’un point de vue strictement
marchand (je n’ai pas à me soucier du résultat de mon action sur sa
condition économique), bref, que je n’ai pas à me soucier du rapport
entre mon profit et de ses conséquences, dans le cas présent­ je dois
supposer une relation de cause à effet entre mon profit et le sien. Je
peux rationaliser cette causalité de mille manières : que lui aussi va
courir un risque et cherche à le monnayer, qu’il ne commerce­pas pour
y perdre, et ainsi de suite, jamais, cependant, je ne parviendrai à
élucider entièrement cette correspondance des profits. C’est pour cette
raison que je devrai admettre que cette correspondance tient aux ver-
tus du système marchand que nous formons. Cela explique peut-être
le côté incantatoire de toutes ces formules propres au XVIIIe siècle
sur l’effet d’abondance du jeu à somme positive et l’acceptation d’une
mythique « main invisible » comme incarnation de toute forme de
Providence. La fameuse « loi » de Ricardo est justement célèbre en ce
qu’elle apporte une démonstration logique de cet aspect contre-intuitif
du profit couplé. Je suis donc prêt à accepter cette part d’ombre qui
confie au système marchand le soin de faire correspondre mon profit
et celui d’autrui ; partant, d’ignorer la possibilité qu’un tiers (exclu)
puisse faire les frais de cette opération.

Epreuves finales 17 avril 2018


372
Aldo Haesler • Hard Modernity

Or, cette hypothèse n’est pas du tout dépourvue de sens. Il suffit


pour cela de quitter le niveau individuel que nous avons choisi pour
expliquer cette forme d’échange et de l’envisager à partir de l’ensemble
(des biens échangeables) qui l’englobe. En effet, la condition d’ensemble
d’un échange marchand à somme positive est un accroissement conti-
nuel du niveau des utilités subjectives. Cet accroissement peut se faire
de deux manières : par le partage croissant de biens publics et/ou
par l’accaparement croissant de biens privés. On sait que l’usage des
biens publics repose sur une forme particulière de circulation sociale
qu’est la redistribution. L’accroissement des utilités subjectives ne s’y
fait pas par accroissement de l’utilité individuelle, mais par celle du
nombre d’individus à faire usage de ce bien. Or, dans le cas présent,
nous sommes dans une logique individualiste, où l’on est certes prêt
à accepter l’existence de biens publics pour tous les cas de non-riva-
lité dans la consommation, mais où l’évaluation de la position sociale
différentielle se fait d’abord sur le plan de l’accaparement des biens
privés. Pour qu’il y ait accroissement par accaparement de biens pri-
vés, il faut que la masse globale de ces biens privés augmente à mesure
qu’augmentent les profits. On peut certes relativiser une fois encore
cette augmentation des biens privés en avançant qu’ils comprennent
aussi bien des biens matériels que des biens immatériels, rien n’y fait
cependant : la condition nécessaire d’un profit couplé sera toujours
en définitive l’accroissement de l’ensemble des biens matériels. Aussi
longtemps que cet ensemble augmentera, l’échange profitable aux deux
parties pourra logiquement se faire.
Il suffit de constater que la plupart des biens immatériels sont
des biens symboliques, c’est-à-dire des biens dont le partage assure
la cohésion sociale, pour aussitôt s’apercevoir à quel point l’ac­crois­
sement des biens immatériels n’est pas une option susceptible de sou-
tenir durablement l’imaginaire de l’abondance. À cet égard, il convient
d’ajouter que sur cette base théorique, toute une théorie du matériel/
immatériel pourrait être envisagée. Son argument serait le suivant :
plus un producteur produit de l’immatériel (industrie culturelle, pro-
duction virtuelle) et moins il aura à affronter l’idée de limite ; inver-
sement, plus il devra directement affronter la matière et plus cette
limite devra être prise en compte. À l’un des extrêmes, nous avons le
paysan pour qui le sol, le temps, la nature dans son ensemble sont
soumis aux structures du metron et du cosmos. Il sait, d’ailleurs,
que s’il les enfreint, il le fera en s’endettant et se verra contraint de
produire davantage pour rembourser sa dette, s’engageant dans le

Epreuves finales 17 avril 2018


373
Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

cercle infernal de la dette et du productivisme. Pour le producteur


de biens « virtuels », à l’autre extrême, ces limites n’existent pas ; son
productivisme le mènera dès lors à piller l’ensemble des « ressources
symboliques » avec d’autant moins de vergogne que cela ne sera pas lui,
mais l’ensemble de la société qui supportera les frais de sa production.
On voit donc à quel point l’imaginaire de l’abondance devra entrete-
nir une image d’un univers des biens marchands en continuelle expan-
sion, s’il veut éviter qu’apparaisse ce tiers exclu qui viendrait aussi-
tôt annihiler son pouvoir d’illusion. Résumons encore : si mon profit
entretient le profit de mon partenaire, l’échange marchand devient un
principe de circulation épidémique. Un profit se communique à l’autre
et ainsi de suite. Plutôt que de voir dans le regard d’autrui le reflet de
ma propre indifférence, j’y vois l’éclat d’une jouissance potentielle. Il
m’indiffère certes en tant que personne, mais en tant qu’échangiste
il m’intéresse au plus haut point. Pour recourir à une image, on peut
dire que cette ronde sans cesse plus grande de jouissances réciproques
est le chaînon manquant qui faisait défaut au système précédent. Pour
peu donc que cette jouissance communicative – comme on le dit d’un
rire – soit entretenue, l’anomie foncière qui caractérisait la « socialité
asociale » peut être travestie. Et l’on voit donc que la « société du spec-
tacle » et, à plus forte raison encore la société médiale avancée n’est
que l’une des facettes de cette production d’abondance, l’illusion d’une
abondance sans fin étant en fait le « grand spectacle », à l’intérieur
duquel la société du même nom n’est qu’une judicieuse mise en scène.
Pour pouvoir survivre, symboliquement et matériellement, ce
système de l’échange marchand à somme positive devra assurer sa
continuelle expansion : territoires et ressources nouvelles, marchés
nouveaux, « destruction créatrice », création de valeurs virtuelles, etc.
Sur un plan sociologique, nous pouvons donc constater que dans le
cas présent, je me confie à un système dont je ne saisis plus la logique
d’ensemble. J’intériorise des contraintes dont je ne saisis ni la fina-
lité, ni le sens, et j’assume cette intériorisation par mes actes tout en
reproduisant leur système. En reprenant un terme forgé par l’École
de Francfort et notamment par les disciples d’Herbert Marcuse, ce
type d’intégration sociale correspondrait à un processus de sociali-
sation négative. L’intériorisation des normes aura beau faire l’objet
de la part de l’acteur social d’une objectivation réflexive, l’intégration
des pratiques sociales ne lui apparaîtra pas moins comme une sorte
d’enchantement. Son statut social ne s’inscrira pas dans une logique
d’assignation différentielle des positions, à partir de laquelle il pourra

Epreuves finales 17 avril 2018


374
Aldo Haesler • Hard Modernity

objectiver son rang, sa fonction, ses privilèges, etc., mais sera sim­
plement perçu comme le résultat d’une providence sociale, d’une main
invisible dont les critères d’inclusion et d’exclusion lui apparaîtront
parfaitement aléatoires.
Reste là aussi une innovation majeure dont seule la modernité pos-
sède les clés : la formation d’un espace public sur la base d’une éthique
délibérative. L’exercice de la raison, tel que l’a assis le droit naturel, sa
diffusion par les divers instruments de la communication mécanisée,
la liberté de communiquer qu’ont permis les formes affinitaires de se
lier et la progressive dévaluation qu’a subie le pouvoir comme forme de
légitimation – toutes ces innovations à la fois pratiques et conceptuelles
ont contribué à forger, dans les couches bourgeoises et citadines sur-
tout, une aspiration à exercer leur droit à la libre expression et de la
baser sur le partage des savoirs. L’effet synergétique de ces pratiques
ne s’est pas exercé dans le seul domaine politique, comme l’avait mis
en évidence Habermas dans ses premiers travaux, mais partout où ces
savoirs pouvaient avoir une expression concrète : dans les sciences et
les techniques, dans l’administration et la législation, où elles étaient
en vigueur depuis le droit romain, mais aussi dans le travail, dans les
aménagements de la vie quotidienne, dans l’organisation de l’habitat,
etc. Tout comme les relations affinitaires, cet espace public n’est pos-
sible que dans le cadre de la nouvelle grammaire sociale, et c’est là
un progrès humain considérable ; un progrès dont la portée n’est pas
toujours perçue tant la véhémence des critiques de la modernité l’a
souvent emporté sur son analyse lucide et raisonnée.
Toutes les variantes de la fable des abeilles s’appuient sur un
ap­parent paradoxe : comment des vices individuels peuvent-ils concou-
rir pour accroître le bien public ? Est-ce simplement une conséquence
non intentionnelle d’actes intentionnés, ce qui ne résout en rien le
paradoxe, mais en fournit une formule mieux stylisée ? Ou est-ce
l’action d’une Providence, d’une magie sécularisée inaccessible à la
raison ? Mais d’après ce que nous venons de voir, ce paradoxe s’ex-
plique aisément si on considère l’effet de contagion qu’institue le jeu
à somme positive. Pour ce faire, il faudra faire taire les voix de ceux
qui invoquent l’existence de biens rivaux, où le vice (la consomma-
tion) de l’un est simplement neutralisé par le dommage de l’autre,
sans que le niveau de « bonheur » public n’en soit affecté ; l’exemple
le plus manifeste de cet idéologème étant l’« économie de la gratuité »
(Chris Anderson) dont on a fait l’étendard d’une troisième révolution
industrielle.

Epreuves finales 17 avril 2018


375
Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

Les infortunes du projet de paix perpétuelle (CC)


La conception de la transaction marchande à somme positive
n’affecte pas seulement le producteur isolé, mais au premier chef la
manière de penser le commerce extérieur. C’est d’ailleurs dans ce
domaine que l’idée prit forme et qu’elle constitua, à partir d’Adam
Smith, l’un des piliers idéologiques majeurs du libéralisme naissant.
L’un des avantages de cet échange, considéré par Smith comme « a
mercenary exchange of good offices », un échange cupide de bons offices,
est de déplacer le front de la guerre entre les nations de l’affrontement
armé à la concurrence économique, en d’autres termes, de transfor-
mer le jeu à somme nulle de la violence en un jeu à somme positive
de l’intérêt bien senti (good offices)19. Le schème politique ami/ennemi
se transforme ainsi en un schème économique : c’est une fois encore
la participation au grand jeu du profit couplé. S’y retrouvent à un
niveau sociétal les caractéristiques mises en évidence auparavant à
un niveau individuel, à quelques exceptions près.
De la même manière que cette participation au grand jeu supposait
une affirmation de soi de l’individu, elle suppose au niveau sociétal
une identification nouvelle de la société à l’intérieur de frontières fixes
et défendues, à l’intérieur desquelles une seule monnaie nationale
allait circuler, ainsi que la focalisation d’une volonté générale autour
d’un centre calculateur (banque centrale, statistiques nationales, etc.)
et l’abandon des solidarités anciennes. Dans ce nouveau jeu, chaque
nation est seule, indifférente à l’autre. Par rapport au mercantilisme,
cependant, qui était incapable de concevoir la « loi » de Ricardo, on sait
que la nation-partenaire peut être source de profit, même si tous ses
prix de revient sont plus élevés que les nôtres. Mais tout comme le pro-
ducteur isolé se trouve dans un système opaque, qui fait correspondre
un profit à l’autre, les nations doivent elles aussi admettre qu’elles
sont dans un monde en continuelle expansion. Cela est d’autant plus
nécessaire, que toute limite au jeu réciproque des profits se solderait
immanquablement par un retour à la violence du jeu à somme nulle,
au schème repristinisant de l’ami/ennemi. Et comme l’application de la
« loi » de Ricardo réclame une spécialisation de plus en plus grande, le
paradoxe d’être à la fois dépendant des autres et rival pour des biens
limités, n’en sera que plus exacerbé. La nécessité de refouler cette

[19] Aristote l’avait déjà reconnu : « Car dans ses opérations commerciales l’État ne doit voir
que son intérêt et jamais celui des autres peuples » (Pol. 1327 a27-28).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

limite est donc un impératif. Un impératif dont l’artifice peut être


d’autant mieux décelé, qu’à la différence des individus, ce jeu n’engage
pas un nombre virtuellement illimité de participants, mais un cercle
restreint de nations à l’intérieur d’un système-monde – dont la limite
absolue fut révélée au plus tard lors de la publication du premier
rapport du Club de Rome.
La guerre économique se fait donc sous des conditions aggravées.
Il reste que les nations ne disposeront pas, avant longtemps, d’indica-
teurs fiables pour mesurer leurs gains en termes absolus. Alors que
l’individu est capable de rédiger son état comptable, l’État-nation n’aura
d’autre expédient que de mesurer au solde de ses caisses publiques
sa position précise dans les termes de l’échange. Mais, et l’histoire
de la colonisation le montre clairement, la compétition entre nations
occidentales est une constante fuite en avant, une recherche éperdue
de ressources nouvelles pour nourrir une économie domestique à la
traîne ; et, par rapport au schème individuel, il manque une instance
supranationale qui garantirait la commutativité de la justice. On dis-
cute certes d’une nouvelle « conception cosmopolite de la gouvernance
démocratique », sur les encadrements institutionnels supranationaux
qui garantiraient l’exclusivité territoriale des États-nations tout en
juridicisant les rapports entre les nations, il n’en est pas moins vrai
que le trait saillant de la modernité dans la relation entre État-nations
est un rapport de guerre économique dans une économie-monde qui,
comme l’avait déjà vu Hannah Arendt, rétrécit d’année en année dans
un contexte de raréfaction croissante des ressources.
Est-ce pour autant qu’à plus ou moins long terme il en est fini de la
guerre proprement dite ? Ne l’oublions pas : la modernité est aussi née
en Europe de l’épuisement des peuples face à la guerre. Si, in fine, les
catholiques adoptent la solution protestante d’une individualisation
de la foi par une modération de plus en plus grande de l’intercession
entre Dieu et ses fidèles, ce compromis typiquement occidental n’a été
consenti une fois encore que sous le sceau de la préservation de soi.
C’était ça ou purement et simplement disparaître. Les horreurs de
la guerre, illustrées de manière si impressionnante par Goya, sont à
l’esprit des premiers humanistes comme l’incarnation du mal absolu,
et s’il y a une nécessité toute aussi absolue à courir le risque de chan-
ger d’époque, c’est pour abolir ce mal. La lucidité de ces humanistes
ne peut être prise en défaut, tant il est vrai que l’abolition de la guerre
est l’indicateur le plus sûr de la modernisation ; si bien que la notion
de « guerre économique » ne saurait être utilisée que de manière for-

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377
Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

tement euphémisée. Mais, en même temps, le prix à payer pour une


telle pacification est plus élevé qu’on a toujours voulu nous le faire
croire. Dans un jeu à somme positive engageant des biens limités
et rivaux, il y a toujours un tiers, quoiqu’on fasse, quelle que soit la
manière dont on le travestit, qui en fait les frais. L’invisibilisation de
ce tiers est le prix à payer pour maintenir l’illusion pacificatrice de
la synergie réalisée. Dès lors qu’un économiste ou un politicien nous
fera miroiter les avantages partagés du « win-win », le seul mot d’ordre
sera l’impératif : « Cherchez le tiers ! » On y reviendra.

Les illusions du perfectionnement de la nature (CN)


La nature n’a pas de conscience d’elle-même, d’autres natures ou
d’entités qui lui seraient étrangères, comme la société humaine, ou
si elle en a une, ni l’Homme ni la société ne peuvent la déceler et
donc l’objectiver. Dans les seuils de conscience (on peut très bien par-
ler de seuils de réflexivité dès lors que la conscience est consciente
d’une autre conscience), le rapport collectif/nature (CN) range tout au
bas des rapports pentagonaux. Et ce d’autant plus que la conscience
(ou la réflexivité) collective a elle aussi un spectre de relationalité
limité. Dans la plu­part des systèmes vivants, il se résume à la fonc-
tion d’adaptation ; et ce n’est qu’avec le développement des systèmes-
experts, dont le fonctionnement ne devient efficace qu’à partir du seuil
des années 1972-1973, qu’une fonction partiellement anticipative voire
autopoïétique devient envisageable. Cette absence de (co-)conscience
limite le niveau d’intervention sur ce rapport à des actions certes d’une
grande complexité de part et d’autre, mais selon un mode mécanique
qui répond à un impératif simple : assurer sa subsistance. Cette fonc-
tion économique engage tous les rapports entre société et nature ; et
ces rapports sont d’un métabolisme particulièrement difficile à saisir.
Certes, il y va de la subsistance d’un collectif, c’est là un impératif
élémentaire. Mais si l’on prend en compte les diverses représentations
de la nature – animiste, totémique, naturaliste ou analogique, selon
la classification de Philippe Descola (2005) –, les moyens (collectifs,
techniques et moraux) dont disposent ces collectifs pour organiser ces
rapports, et la nature elle-même de ces rapports, la classification la
plus rigoureuse est encore celle qui se fait en termes circulationnels ou
relationnels. Alors qu’en régime sauvage, ce rapport est symbiotique de
manière à ce qu’il y ait reproduction complète des prélèvements sur la
nature, en régime traditionnel il y a un prélèvement lent, « ménager »
et soucieux d’une subsistance longue des ressources. À cela correspond

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Aldo Haesler • Hard Modernity

une ontologie limitative, avec ses échelles, ses cosmoi, ses chaînes
d’étants. Ce n’est qu’avec la modernité que devient possible – maté-
riellement, mais surtout idéologiquement – ce qu’après les années
1972-1973 on appellera un « pillage de la planète Terre ». Or, ce qui
était encore considéré comme un perfectionnement de la nature au
XIXe siècle, visant à accréditer l’idée d’une émulation réciproque, dis-
paraît rapidement au XXe, durant lequel la nature, la physique, est
proprement invisibilisée au sein de la mécanique quantique.
Toujours est-il que c’est dans le rapport complexe entre société et
nature que le nouveau paradigme de l’abondance a produit le chan­
gement le plus radical par rapport à la synthèse précédente des socié-
tés traditionnelles. Il y a bien, à la base, l’idéologème judéo-chrétien
d’une soumission de la nature à l’Homme qui ne se trouve nulle part
aussi clairement articulé qu’en Occident. Mais cet idéologème comporte­
également l’obligation d’un « ménagement » de la nature de la part de
l’Homme. Et il y a, parallèlement à cela, au moins depuis le XIIIe siècle,
la via intellectualis qui fait de la connaissance scientifique un préa-
lable à cette soumission. Mais là, où la découverte des infiniti mundi
introduit une coupure à la fois esthétique et civilisationnelle, c’est dans
le processus de matérialisation de l’abondance, où la nature n’est plus
perçue comme un domaine à ménager, mais comme une source poten-
tielle de profit illimité. Là encore, les témoignages culturels sont frap-
pants. La nature y est figurée comme une source de richesses sans
limites, comme une terre qu’il faut arpenter, fouiller et analyser pour
la civiliser et en sortir le meilleur d’elle-même. Mais en même temps,
la société se comprend elle-même comme bienfaitrice de la nature en
perfectionnant et humanisant une nature brute (natura noverca) selon
les enseignements de la « science nouvelle ». Comme on peut le relire
dans le Faust II de Goethe, le conseil de Méphisto qui recommandait
à l’intendant du palais dont les caisses étaient vides, d’émettre du
papier-monnaie et d’assurer sa couverture par les gisements d’or encore
enfouis sous la terre du royaume, n’était pas une ruse plus ou moins
captieuse, mais se nourrissait d’un espoir des plus raisonnés : de trou-
ver cet or par la technique et l’industrie et de payer ensuite la solde de
ses troupes au comptant. S’il y a lieu de parler de « modernisme », c’est
bien à partir de cette idée d’un perfectionnement de la nature20, où l’on
voit de nouveau cette réciprocité des intérêts sur un plan à chaque fois

[20] Serge Moscovici (1968) en a fait l’historique de manière exhaustive.

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379
Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

différent : grâce aux sciences et techniques, les prélèvements devraient


se faire de telle sorte que la nature deviendrait civilisée, jusqu’à son-
ger à un « contrat naturel » (Michel Serres). Là encore, c’est un jeu à
somme positive qui est engagé. Et si la notion d’anthropocène ratifie
ce perfectionnement en postulant la nécessité de garder la planète
habitable pour des générations futures, c’est précisément en vertu de
cette illusion d’une nature devenue elle-même réflexive.

La logique de l’aliénation (HN)


Nous n’avons abordé jusque-là que les aspects formels de l’échange
à somme positive. Mais il est bien clair que pour participer à ce grand
jeu du profit conjoint, il faut qu’on ait à offrir un bien particulier. En
d’autres termes – et c’est là aussi l’un des enseignements de la « loi » de
Ricardo –, il faut se spécialiser. Sous cette remarque en apparence ano-
dine se cache un autre bouleversement qu’il nous faut à présent déve-
lopper. Considérer la division du travail comme préalable à l’échange,
comme l’a longuement discuté Mandeville dans La Fable des abeilles,
est la conception traditionnelle de l’économie. Elle suppose l’existence
d’un centre organisateur qui répartit les tâches et contrôle l’ensemble
des processus économiques. Elle suppose, en outre, que le développe-
ment économique suive la pente naturelle de la division progressive
des tâches. La fonction de l’échange y serait encore principalement
distributive, puisqu’il lui reviendrait de faire communiquer entre eux
des individus soumis à la différenciation sociale. Dans la mesure où
cette différenciation est instituée par l’autorité et régulée par l’échange,
sa progression est étroitement contrôlée. C’est cette structure élémen-
taire de la circulation sociale qui se retrouve dans toutes les sociétés
traditionnelles. Aussi longtemps que l’échange est pensé en termes
redistributifs, il est subordonné à la division du travail.
Si, par contre, nous en inversons les termes et faisons de l’échange le
principe dynamique qui présiderait à la division du travail, la situation
change du tout au tout21. Si la recherche de profit n’est plus péjorée,
mais devient un principe dynamique par lequel d’autres profits voient
le jour, la division du travail permet de structurer cette recherche indi-
viduelle sur un plan d’ensemble ou, comme le note Pierre Rosanvallon,

[21] C’est chez Adam Smith que ce retournement a été énoncé pour la première fois, mais il est
clair que Smith ne fait que synthétiser et systématiser une représentation sociale dont les
pratiques avaient été amorcées dès le début de la Renaissance. On se reportera à ce sujet
une nouvelle fois à Rosanvallon (1979, p. 74 sq).

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380
Aldo Haesler • Hard Modernity

« elle construit la société jusqu’à sa finalité ultime : celle de l’autonomie


réalisée dans la dépendance généralisée » (1979, p. 76). En d’autres
termes, j’ai toute liberté de choisir la spécialité qui me vaudra le plus
grand profit, à condition cependant d’accepter de m’inscrire dans (ou
de m’abandonner à) ce système providentiel qui fait que les profits se
communiquent l’un à l’autre ; d’un système dont je ne partagerai pas les
normes en membre, mais en tant que simple participant (« socialisation
négative »). Or, la substitution d’un centre organisateur qui distribue-
rait les tâches selon un plan d’ensemble par un tel système, où la dis-
tribution des tâches est fonction de la recherche de profit, ne manque
pas d’affecter le rapport au travail – au travail produit et au produit
du travail. Si pour s’enrichir, il faut se spécialiser, cette spécialisation
n’a plus rien à voir avec la conception traditionnelle de la division du
travail. Sans vouloir idéaliser cette conception, elle n’en comportait pas
moins une caractéristique identitaire sociale et personnelle très forte :
plutôt que d’être né pour être forgeron, on était né forgeron. Dans le
nouveau système, on devient forgeron ou tailleur ou mercenaire par
simple évaluation de ses chances d’optimiser ses ressources.
Cette liberté et cette mobilité nouvelles modifient également le rap-
port au produit de son travail. Alors que dans le système tradition-
nel de la division du travail, celui-ci définissait ma position sociale à
l’intérieur d’une logique d’ensemble et faisait du produit de mon travail
un vecteur central de l’identification sociale et personnelle, ce produit
devient quelconque à condition d’être porteur de profit. Ainsi se met en
place cette distanciation progressive entre le producteur, son travail et
son produit qu’on a coutume depuis Marx d’appeler aliénation. Que le
producteur ait conscience ou non de cette extériorité, qu’il la conçoive
comme une condition naturelle – c’est ce qu’après Lukács on nommera
la réification – ne joue ici aucun rôle. Ce qu’il importe cependant de
voir, à la différence de Marx, c’est que cette aliénation n’est pas le
résultat du développement pathologique des techniques ou de la forma-
tion de la forme-entreprise, mais la conséquence logique d’un système
de circulation particulier sur lesquelles les techniques industrielles
sont venues se greffer pour en augmenter les effets. Une fois encore,
la circulation l’emporte sur la production, l’échange sur la technique.
À partir de là, on peut reconnaître les inversions caractéristiques
de l’économie capitaliste moderne. La conception traditionnelle – et
celle toujours invoquée par les penseurs traditionnalistes ou repris-
tinisants, tel Heidegger – fait reposer le fait économique sur telle ou
telle technique. Celle-ci va imposer un mode particulier de division du

Epreuves finales 17 avril 2018


381
Chapitre 9 • Le système de la modernité, une reconstruction

travail ; qui va à son tour nécessiter une forme particulière d’échange


et, finalement, d’argent. Le modèle moderne en est l’exacte inversion.
Même si le concept d’argent nous pose de sérieux problèmes quant à
sa genèse et sa dynamique, son apparition est liée à une économie de
la dette transférable, c’est-à-dire de relations à distance qui rompent
avec le contrôle de la réciprocité des relations de coprésence. L’échange
marchand émane dans ses abstractions de telles relations à distance.
Nous venons de voir qu’au cœur de ce dispositif l’échange ne s’impose
pas comme un mode nécessaire de circulation, mais au contraire qu’à
mesure où le profit s’individualise c’est l’échange qui va imposer tel
ou tel mode de division du travail. Et c’est pour les besoins de la spé-
cialisation que telle ou telle option technique sera requise. Il faudra
revenir sur ce point central de notre argument.

Conclusion
L’exercice qu’on vient de faire a consisté à reconstruire la possibilité
d’une société – ici, le type de société propre à la modernité capitaliste
– à partir de la nouvelle grammaire sociale du jeu à somme positive.
Une telle société, artificiellement conçue, semble bien être possible.
Deux arguments peuvent être mis en avant. En effet, il n’y a pas
seulement isomorphie, mais bel et bien homologie entre les rapports.
D’une vague analogie, nous avons tenté de reconstruire la raison
commune­ qui gouverne l’ensemble des rapports. Cette raison com-
mune, établie sur le rapport matriciel (HH), met en évidence une
société dont la stabilité réside dans son changement permanent, voire
dans son expansion épidémique22. Dire qu’elle est possible ne préjuge
en rien de son état moral ni des coûts qu’elle peut occasionner. Le
second argument sera le suivant : mettons que nous nous posions la
question du trait caractéristique le plus englobant qu’il y a entre des
phénomènes modernes aussi différents que les relations affinitaires,
l’espace public bourgeois et le suffrage universel, eh bien, après ce que
nous venons de voir, il ne fait plus de doute qu’il s’agit bien du fait
d’être déterminé par la nouvelle grammaire sociale. Ce n’est que de
cette manière que l’on peut mettre en évidence l’unité de phénomènes
aussi disparates. Pour compléter le tableau, il nous faut à présent
rendre compte des profits et des pertes de ce type de société : ce qu’elle

[22] C’est avec cette formule apparemment simple de la société moderne que le sociologue
allemand Hartmut Rosa (2005, 2012, 2016) appréhende cette période, tout en l’expliquant
par un processus d’accélération ; le sophisme techniciste est un peu trop évident.

Epreuves finales 17 avril 2018


382
Aldo Haesler • Hard Modernity

exclut et ce qu’elle augmente, les coûts et les chances. Dans un dernier


temps, on se demandera si cette société possédera les qualités suffi-
santes pour établir une synthèse sociale stable, en d’autres termes la
question de sa durabilité.
Le champ sémantique du jeu à somme positive se forme au début
du XVIIe siècle, et il essaime rapidement. Très rapidement aussi,
il deviendra la même évidence inquestionnée qu’avait été le champ
sémantique précédent23.

[23] On pourrait en parler en termes d’épistémè, comme le fit Michel Foucault dans Les Mots et
les choses (1966), à cette différence près qu’il a beau intituler l’un de ses plus importants
chapitres « Échanger » (p. 177-224), celui qui clôt sa première partie et débouche sur ses
deux mystérieuses figures (p. 225) censées résumer sa théorie des épistémès, pas la moindre
remarque n’est consacrée à cette transformation de champs sémantiques, ni au champ
limitatif de l’ancien jeu, ni au champ contagieux du nouveau.

Epreuves finales 17 avril 2018


Chapitre 10
Le tiers exclu

L a sociologie traite, tout comme un certain nombre de sciences


exactes (physique, chimie, biologie), de phénomènes d’émer-
gence ; l’émergence entendue comme formation d’un phénomène
d’ensemble répondant à des lois et des modes de fonctionnement dif-
férents, plus complexes de ceux qui la composent1. Dans une optique
relationnelle, l’émergence correspond à la généralisation d’une forme
de relation, généralisation qui va progresser par stades : analogie,
isomorphie, homologie et structure. Ces stades sont à la fois concrets
et épistémologiques. La généralisation d’une forme relationnelle, et
la relation humaine au premier chef, se fait d’abord par familiarité,
rapprochement, découverte d’éléments communs, comme dans la
rencontre ; l’isomorphie s’inscrit comme une bijection entre champs
différents, jusqu’à ce qu’apparaissent des éléments de réciprocité ; ces
éléments attendent justification pour se reproduire dans le temps
(durée) ; et, finalement, cette justice réciproque – nous en trouvons
déjà la formule chez Anaximandre – doit trouver des ajustements
dans le temps, le rythme, l’espace et la forme, pour établir une struc-
ture stable (mesure). La relation humaine est donc matricielle dans
la mesure où elle fait correspondre un stade épistémologique de la
relation (analogie, isomorphie, homologie, structure) à sa propre épi-
genèse (rencontre, réciprocité, durée, mesure)2.
Deux formes élémentaires d’émergence doivent à cet égard être
distinguées : celles où les unités de base sont incluses et transformées
par le complexe émergent, et celles où elles gardent leur nomologie
d’origine tout en participant au complexe émergent. Le propre de la

[1] L’article de Patrick Juignet (2015), consacré au concept d’émergence, est très clair.
[2] Cette assertion contient sous forme condensée le programme d’une possible sociologie rela-
tionnelle (telle que nous l’entendons). On est bien conscient, et on s’en excusera auprès du
lecteur, de sa forme cryptée. Elle nécessitera par la suite de plus amples développements.

Epreuves finales 17 avril 2018


384
Aldo Haesler • Hard Modernity

société moderne est qu’elle n’implique pas seulement cette deuxième


forme, elle la revendique sur un plan moral3. Cette revendication n’est
pas sans risques. Selon que la nomologie des actants prend le dessus,
l’ensemble des mesures émergentes (comme les politiques publiques,
les mesures de planification économique, et plus généralement toute
mesure discrétionnaire) connaîtra des crises de légitimité ; à l’inverse,
si ces dernières mesures prennent le pas sur les « lois » des actants,
ceux-ci connaîtront une crise de motivation4.
L’émergence d’une structure stable à partir d’une formule aussi
explosive que l’échange marchand comme jeu à somme positive est
tout sauf évidente. Alors que les sociétés traditionnelles, reposant
sur des équilibrages séquentiels qui viennent « geler » les déséqui-
libres situés, sont des modèles de stabilité aussi longtemps que les
procédures (souvent violentes et illégitimes) de « gel » sont assurées,
la société propre à la modernité capitaliste repose à l’inverse sur des
équilibres situés – qu’ils soient réels pour des biens non rivaux ou
virtuels pour de biens rivaux – impulsant dans le temps des déséqui-
libres séquentiels. Que ceux-ci reposent sur une forme de destruction
créatrice, d’accumulation de capitaux, de hausses de productivité ou
de simples inventions techniques, le garant de stabilité peut seul se
trouver dans un mécanisme de synchronisation qui évite que l’un des
5 rapports ne prenne le pas sur les autres. Pour « mesurer » de tels
débordements, encore qu’on soit loin de toute forme d’opérationabilité,
on ne peut faire appel à une théorie de la valeur : la théorie subjective
ne « mesure » que les équilibres situés, à l’exclusion des déséquilibres
séquentiels, alors que la théorie objective, à l’inverse, ne permet qu’une
« mesure » des déséquilibres séquentiels, sans prendre en compte les
équilibres situés. À leur place, nous avions proposé une « comptabi-
lité intégrale » qui est un préalable indispensable pour engager une
discussion sur ces questions d’émergence et de stabilité structurelle
de la société moderne. Ce type de comptabilité ne saurait s’en tenir
à l’examen des phénomènes d’exclusion ou, plus généralement, des
éléments pathogènes de la nouvelle grammaire sociale ; elle doit aussi
inclure dans ses calculs ce qui fait précisément la particularité de

[3] Le modèle général de cette double implication, à la fois morale et formelle, est développé
par Jean-Jacques Rousseau dans Le Contrat social. Les différents dilemmes et apories qui
en résultent peuvent être précisés dans le cadre d’une théorie des émergences sociales.
[4] Ces deux formes de crise propres au « capitalisme tardif » ont été mises en évidence par
Jürgen Habermas dans Raison et légitimité (2002 [1973]).

Epreuves finales 17 avril 2018


385
Chapitre 10 • Le tiers exclu

l’émergence sociale moderne et que nous nommerons le tiers augmenté,


étant entendu par là les externalités positives de celle-ci.
Dans le chapitre précédent, nous avons procédé par induction pour
savoir « comment une société était possible ». En partant de chacun
des 5 rapports, nous avons analysé ce qui s’y passait quand on passait
d’un jeu à l’autre. Nous avons cru y reconnaître un certain nombre de
caractéristiques de la société de la modernité capitaliste. Indifférence
ou plus précisément rapport d’indifférenciation sur le plan des relations
intersubjectives ; socialisation « négative » ou assignation formelle des
places dans le rapport humain/société ; pacification par guerre écono-
mique ; « augmentation de la nature » et finalement « augmentation » de
l’individu dans le dernier rapport. D’un constat intuitivement analo-
gique, nous étions passés à un ensemble homologique qui pouvait faire
penser que nous nous trouvions devant un modèle stable de société qui,
en dépit de son changement permanent et contagieux, conservait une
forme de cohésion. À présent, et en vue d’informer le type de compta-
bilité que nous appelons de nos vœux, il nous faut convoquer les « prix »
– sous forme de coûts et d’options – que cette cohésion occasionne.

Le tiers exclu
En développant les caractéristiques structurales et structurantes
de l’échange économique à somme positive, nous avons mis en évidence
l’existence d’un système relativement stable, c’est-à-dire d’une struc-
ture homologue du type : (HH) : (HS) : (SS) : (SN) : (HN).
Cette stabilité repose en vérité sur un impensé ou sur une exclusion
majeure. C’est l’exclusion de l’idée de rareté. Comme le soulignent
Jean-Pierre Dupuy et Jacques Robert dans un ouvrage qui fit date
dans l’histoire de la critique écologique, La Trahison de l’opulence
(1976), « dans un monde où les ressources sont rares, chaque fois qu’un
agent économique – consommateur ou entrepreneur – acquiert un bien
ou un service, il crée un dommage à autrui » (1976, p. 15). Au lieu de
parler de ressources rares, on peut étendre ce constat à toute forme de
bien rival et privatif. Chaque fois que n demandeurs concourent pour
n – 1 biens, le choix de l’un de ces demandeurs va priver les autres
d’une opportunité de bien n – 2. Il ne leur restera que la possession
d’argent, pour espérer acquérir un bien à une autre occasion, et pour
ce faire, devenir des observateurs des transactions des autres. C’est
ce qui, selon Luhmann (1988), empêchera la situation de dégénérer
en conflit. Mais l’explication luhmannienne est un peu courte. Certes,
il lui importe de pointer l’une des principales fonctions de l’argent qui

Epreuves finales 17 avril 2018


386
Aldo Haesler • Hard Modernity

est le fait de pouvoir attendre son tour, mais il oublie à quel point
l’idée même de limitation ou de rationnement avait été efficacement
neutralisée tout au long du XVIIe siècle. C’est bien cela que la fiction
des ressources infinies s’est chargée de dissimuler tout au long du
déploiement historique et idéologique de ce nouveau paradigme5.
Nous nous sommes gardés d’employer le terme de marché pour
évoquer ce système du profit conjoint. Si nous l’avons évité, c’est pour
ne pas confondre le marché propre aux sociétés prémodernes, dont la
fonction était régulative et distributive, avec le marché faustien de la
société moderne, dont la fonction n’est plus d’allouer un ensemble de
ressources données – et dont l’économique tire sa légitimité – mais
de créer et de maintenir la fiction de ressources infinies, de créer
en d’autres termes la démesure, seule condition pour que l’échange
à somme positive garde son caractère homologue (et moral !) dans
l’ensemble des rapports qu’il structure. Il est donc clair qu’entre le
marché traditionnel et le marché faustien les différences ne sont pas
simplement formelles, elles sont de l’ordre du principe qui les anime,
elles sont catégorielles, et à cet égard il ne saurait y avoir d’opposition
plus franche.
Une chose est rare, quand elle est difficile à trouver ; mais rien n’est
dit sur sa limite effective. Elle a simplement des coûts d’extraction
ou de découverte élevés. Le critère de rareté n’est pas pertinent pour
distinguer les jeux à partir de la disponibilité des biens accaparés et/
ou échangés. Dans la comptabilité que nous proposons, deux sortes de
critères vont devoir s’imposer : 1° s’il s’agit de biens rivaux, privatifs
et limités, auquel cas un jeu à somme positive se paie toujours par
l’exclusion d’un tiers ; 2° si ce jeu produit une synergie dont le bénéfice
dépasse les coûts qu’un tiers potentiel aurait à assumer. Ce dernier
critère peut donner lieu à une théorie de la justice dont le fondement
serait à la fois plus moral et plus efficace que le « voile invisible » mis
en avant par John Rawls (1971).

[5] Cette « finitude brisée » est aussi l’un des thèmes majeurs de la réflexion de Georges-Hubert
de Radkowski : « C’est sur cette finitude incontournable qu’est fondée l’économie. Si aucune
de ces ressources n’était limitée, la notion de dépense et, partant, de coût et, partant,
d’économie ne pourrait même pas apparaître. Il n’y a pas de dépense, car il n’y a pas de
“plus” ou “moins” dans ce qui est infini, disponible en surabondance » (1980, p. 27). Pour
Radkowski, c’est la technique en tant que désir de puissance qui permet de sortir de cette
finitude. Tant je souscris à son analyse du monde fini, tant je m’opposerais – pour des
raisons à la fois épistémologiques (économie du concept) et conceptuelles (maintien du
paradigme de la circulation) – à une fois encore faire appel au logos techniciste comme
déterminant de la modernité.

Epreuves finales 17 avril 2018


387
Chapitre 10 • Le tiers exclu

L’exclusion du tiers est « dans la nature » des relations humaines


(H/H). On pourrait même dire que la relation « est » par exclusion
de ce tiers, que la dyade est jusqu’à preuve du contraire une relation
anthropologiquement invariante. Un tiers s’en approche, il est auto-
matiquement exclu ; mais s’il s’approche trop, il se peut qu’une autre
dyade se forme. En ce sens, l’exclusion du tiers est une opération
constitutive de la formation d’une relation humaine (on connaît peu
de cas de triade fonctionnant selon les principes de la dyade : mou-
vement centripète, folie à trois, exclusion de l’environnement, etc.).
La théorie des réseaux sociaux appelle une telle exclusion un « trou
structural » : dans une triade, il y a toujours un tiers assis sur un
strapontin, quand ce n’est pas un siège éjectable. Mais, à la différence
des autres tiers exclus, le tiers relationnel n’est pas pour autant le
« tiers payeur », celui qui finance les bienfaits de la synergie. À moins
d’être une jeune Werther, il sait que l’objet de son fantasme ne peut
pas se dédoubler et s’en ira chercher une place inoccupée. S’il y a vio-
lence dans les affaires humaines, plutôt que de la chercher dans un
imaginaire modèle de rivalité mimétique, c’est à partir des opérations
d’inclusion et d’exclusion de la dyade qu’il convient de la comprendre ;
et de comprendre dans le passage du dyadique au social la neutrali-
sation de cette violence6.
La figure du tiers exclu est la plus « visible » dans le rapport (S/N),
entre société et nature, visible avec la généralisation de l’état d’alerte
écologique qui s’est cristallisé au moment précis du petit seuil de
1972-1973. Certes, l’idéologème du « perfectionnement » de la nature
a réussi à se maintenir, notamment par le biais des sciences de la
nature, comme un schème intégrant et intégratif de la culture de la
modernité. Mais cette rémanence illustre bien mieux les pouvoirs
d’illusion de ce schème que sa pertinence pratique. Bien au contraire,
et il est proprement trivial de l’énoncer aujourd’hui, sous couvert de
perfectionnement, ce qu’on conviendra d’appeler l’appareil technoscien-
tifique n’a eu de cesse de rationner, de dominer et de piller la nature.

[6] La théorie girardienne repose donc sur une forme de cécité sociologique qui n’a pas saisi
la nature propre de la relation humaine, et, pour cette raison, a dû ignorer qu’une large
partie des mises en scène sociales sont en fait des neutralisations de la violence résultant
de cette nécessaire inclusion/exclusion au sein des relations humaines. Si cette théorie n’a
connu aucun écho en sociologie, c’est que les sociologues se sont intuitivement méfiés de
ce type d’élaboration, forclose de tout raisonnement sociologique. On pourrait dire, pari
passu, la même chose de l’entreprise latourienne, elle aussi insensible à et ignorante de
ce type de raisonnement.

Epreuves finales 17 avril 2018


388
Aldo Haesler • Hard Modernity

Mais il en est de même du rapport (S/S). Car ce que la « loi » de


Ricardo obère de façon systématique, ce sont à la fois les nations exclues
du jeu du libre-échange, celles qui n’ont rien à offrir, mais aussi les
nations qui ruinent leur culture et leur nature – en passant de la
poly- à la monoculture par exemple – pour participer à ce grand jeu.
Quant aux autres rapports du pentagone de la modernité, la décou-
verte du tiers exclu ne demandera pas un grand effort d’imagination :
que l’individu producteur sacrifie ses dons d’âme et d’artiste au profit
d’un travail aliéné ; que la socialisation négative exclura absolument et
symboliquement ceux qui ne se plient pas à la morale marchande ; ou
que ceux qui n’observent pas le devoir d’indifférence et continueraient
d’entretenir des rapports passionnels et symboliques et se verraient
traités comme le prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski – cette
part maudite que nous évoquions tout à l’heure est présente et consti-
tutive dans chacun des cinq rapports du pentagone de la modernité.
Devant cette exclusion, le premier geste politique de dévoilement
est de poser cette question : qu’est-ce qui est exclu quand deux (ou plu-
sieurs) partis concourant pour des biens rivaux et privatifs prétendent
réaliser des profits conjoints ? On appellera alors échange symbolique,
s’il n’y a pas exclusion. Mais dès lors qu’il est possible d’en constater
une, peu importe l’appellation, il s’agira de nommer et de situer l’exclu
(le paria qui fait le travail, la ressource qui n’a pas de prix, la part de
soi qui est tue, le collectif mis au ban) et de reconstruire la violence
symbolique qui a mené à cette exclusion. La preuve est suspensive.
Ce n’est pas parce qu’il n’est pas (encore) possible d’isoler l’exclu, que
le jeu est légitime. Le jeu d’émulation sera donc sujet au soupçon et
soumis à enquête, aussi longtemps que la preuve définitive ne sera
pas faite. Il n’est pas dit, en revanche, que l’exclu rende le jeu automa-
tiquement illégitime. Tout est question de statut et de coût. Si l’exclu
est consentant (voir plus loin sur la notion de consentement) et qu’il
en accepte le coût ; ou si ce coût est minime au regard de l’avantage
qu’il procure à la collectivité (le fameux héros de guerre) ; ou si ce
coût n’est pas chiffrable et que l’exclu en porte le risque etc. S’il y a
de nombreux cas donc, où l’exclusion ne rend pas l’échange à somme
positive illégitime, on peut être certain que la modernité a tiré une
large part de sa légitimité de l’exclusion du tiers, de cette part mau-
dite de sa contagion dont l’invisibilisation a été la caution. Et par là
de croître en toute indécence.
Plutôt que de parler de tiers exclu, la science politique a utilisé le
terme d’« acteur absent » ou d’« affectés » (Eckersley 2004). Dans le

Epreuves finales 17 avril 2018


389
Chapitre 10 • Le tiers exclu

vieux débat sur la démocratie délibérative, on s’était demandé très tôt,


si les arbres avaient des droits et ainsi de suite. Notre proposition de
demander aux acteurs intéressés d’apporter la preuve d’un échange
profitable à tous les acteurs affectés s’inscrit dans ce débat. À la pré-
somption d’exclusion, telle que le formulaient les diverses formes de
comptabilité « verte », il conviendrait de substituer une présomption
de culpabilité. L’argument libre-échangiste a toujours été pratiqué
avec une coupable légèreté. C’est pour cette raison qu’il a toujours
passé avec une telle aisance. Si tout le monde a à y gagner, pourquoi
ne profiterait-on pas de l’aubaine ?
Mais le sociologue n’est pas là pour émettre ce type de jugement ;
il convient de le déléguer au comptable intégral – voilà une nouvelle
profession qu’on appellera de nos vœux – qui en fera son affaire avec
une efficacité bien plus grande. Il sera à son poste pour confronter
les gagnants aux coûts et aux conditions de leurs gains. Et c’est à
partir de là qu’une praxis devient seulement possible. Opposition
frontale, négociation informée, terrorisme ou subversion souterraine,
peu importent les formes de cette praxis, une fois les positions et les
cheminements y ayant mené établis, elle saura trouver son chemin.
Le tiers exclu est celui ou celle des agences – personne, culture,
ressources, environnement, ressource de sens, sociétés et avenir – qui,
en raison du double (ou triple) gain dans un enjeu privatif et rival, va
devoir payer le double (ou triple) dividende aux profiteurs, sans appa-
raître dans le calcul, sans pouvoir faire apparaître ce dommage et par
conséquent sans faire valoir sa doléance. S’il en est ainsi, c’est que
ce tiers a été invisibilisé tout au long du processus de modernisation.
C’est là aussi un effet de la distanciation, soit comme un pro­lon­gement
des chaînes causales, la fameuse Verlängerung der Zweckreihen, le
prolongement des séries téléologiques, dont ont parlé à la fois Simmel
et Weber, soit par l’effet d’abstraction qu’institue le marché. À côté des
raisons techniques, la distanciation relationnelle par le marché est
produite par le mécanisme des prix. Du fait que seuls les prix sont pris
en considération pour relier les divers agents et agences dans leurs
transactions, ce qui ne s’inscrit pas dans le jeu comptable n’est pas
pertinent comme information. La « vérité des prix » n’est qu’un voile
qui permet d’occulter des jeux à sommes nulles derrière l’outrance
libérale du « win-win ».
Avant d’en venir aux externalités positives du jeu à somme posi-
tive, un dernier mot sur l’inanité du lexique marchand. À trop suivre
Polanyi, on en viendrait presque à croire que la contagion moderne

Epreuves finales 17 avril 2018


390
Aldo Haesler • Hard Modernity

repose sur un processus de marchandisation, c’est-à-dire de transfor-


mation de biens libres ou supposés tels en bien dotés de prix négociés
sur un marché. Il se peut qu’un tel processus ait pu être lu comme
tel à l’intérieur du champ sémantique du jeu à comme positive ; mais
cette lecture est trompeuse car simpliste et simpliste car trompeuse.
Ce qui nous apparaît clairement après la petite période de seuil des
années 1970, c’est que nous n’assistons pas (ou plus) à un processus de
marchandisation de biens symboliques, mais à un processus de sym-
bolisation de biens marchands. Certes, la marchandisation n’est pas
sympathique, mais l’exclusion du tiers au nom duquel on transforme
un jeu à somme nulle en jeu à somme positive l’est moins encore. On
acceptera donc bien volontiers, à gauche comme à droite, de dénoncer
la vilénie de la réduction marchande, mais on l’acceptera d’autant
mieux, par cynisme capitaliste ou par ignorance intellectuelle, qu’elle
voilera définitivement ce par quoi cette marchandisation a pu advenir.
Et qu’elle puisse donc mener son jeu sous un autre travestissement7.

Le tiers augmenté : les externalités positives


du principe du jeu à somme positive
On a beau affubler la modernité de toutes les tares possibles et
imaginables, elle n’en reste pas moins le seul régime socioculturel
demandant une intelligence à la fois individuelle et collective afin
de reproduire la stabilité et la reproduction sociales. En effet, à une
situation donnée, à un problème à résoudre, à un différend à tran-
cher, il est toujours plus facile de passer en force en imposant un jeu
à somme nulle, plutôt que de trouver une solution qui ne connaît pas
de perdants. On a vu que le jeu à somme nulle n’est pas possible – ne
crée de situation socialement stable – que dans deux cas : soit l’impo-
ser par la force, soit en créant une idéologie, où le perdant sait qu’à
la séquence suivante il va pouvoir se « refaire », connaître réparation
ou compensation. On connaît le sort réservé au passage en force. Il
lui faut toujours plus de ressources, si bien qu’à terme l’instabilité est
un destin inéluctable. Quant à la création d’idéologies (de mythes, de
religions ou d’idéologies politiques ou culturelles), ses ressorts sont
plus complexes. On peut dire que la fonction de ces idéologies, dont
au premier chef les religions, est de justifier des états injustifiables
(mais devant quelles références ?). Plus précisément, elles sont des ins-

[7] Cette inversion des causes est développée dans Haesler (2007, p. 139-148).

Epreuves finales 17 avril 2018


391
Chapitre 10 • Le tiers exclu

tances et des discours qui instituent le pâtir et donc la patience parmi


les lésés, c’est-à-dire ceux dont les états sont injustifiables. L’attente
de salut divin ou de rédemption révolutionnaire est pour l’essentiel
une épreuve de patience. Or, comme l’attente est très souvent déçue,
il faut des discours de remplacement qui expliquent pourquoi cette
déception a eu lieu, sans pour autant rompre avec l’orthodoxie, tout
en en inventant une formule plus convaincante. D’où l’art de la glose
et de l’herméneutique pour créer ces discours de remplacement. La
glose marxiste s’apparente à la glose théologique. À cette aune, les
discours marxistes ont subi le même sort que les preuves ontologiques
de Dieu. Tout comme avec la force, ces discours arrivent à un moment
donné à saturation. Il faut donc rompre avec l’orthodoxie, ce qui crée
un moment d’intense instabilité. Toute autre est la situation du jeu
à somme positive. La question du salut, de la rédemption, de l’ultime
justice, bref tous les exercices de patience cèdent le pas à la recherche
d’une solution préférable à tous les partis. Cette recherche est un
exercice difficile en termes de temps et en imagination intelligente.
La patience cède ainsi le pas sur l’obstination, et la glose à l’ima-
gination intelligente. Que l’on sache, la glose marxiste n’a jamais
fait montre d’imagination intelligente. Mais c’est là l’un des grands
avantages civilisationnels de la modernité : mis à part les bornes de
paiement, l’appel à la patience est devenu une routine quotidienne et
non un invariant « existential » ; un avantage qui consacre sa supério-
rité morale et sociologique (en termes de stabilité systémique) sur les
régimes traditionnels.
Toutes les situations ne se prêtent pas au jeu à somme positive. Il
en est où n’existe pas de solution préférable à tous. C’est le cas quand
il s’agit de biens limités et rivaux. On a déjà souligné la grande mysti-
fication de la modernité visant à faire passer un tel bien pour un bien
symbolique ou commun. Mais il doit exister des situations où même
sur ces plans-là une telle solution n’existe pas ou n’a pas encore été
trouvée. Il n’y a cependant pas lieu de s’en émouvoir. Le principe in
dubio pro reo doit être conservé : même s’il existe des impossibilités ou
des difficultés, la supériorité morale et sociologique du jeu à somme
positive commande de toujours chercher de telles solutions avant de
l’abandonner à la force (état d’exception) ou à la manipulation idéolo-
gique (repristinisation).
Il n’y a pas seulement l’augmentation de l’Homme, comme le veut
le discours transhumaniste actuel. Avec l’accomplissement de la
nouvelle grammaire sociale, telle qu’elle apparaît dans la modernité

Epreuves finales 17 avril 2018


392
Aldo Haesler • Hard Modernity

hard, nous assistons à une augmentation sans précédent des options


relationnelles sur un plan technique, anthropologique et politique.
Biomimétisme, anthropomimétisme, synergies moléculaires, tech-
nologies dialogiques, systèmes intelligents et ainsi de suite, la liste
est chaque jour plus impressionnante des jeux d’augmentation syner-
gétique entre techniques, humains et systèmes sociaux. De même
qu’il existe en économie des externalités positives qui nous enjoignent
de penser le rapport entre celles-ci et les externalités négatives, un
accès non biaisé à la nouvelle synthèse sociale n’est satisfaisant qu’en
prenant en compte ces formes d’augmentation. Anthony Giddens, en
soulignant la nouveauté des pure relationships et des « relations à
distance », avait déjà indiqué la voie à suivre, sans toutefois prendre
en compte les tiers exclus8.
Les relations affinitaires (HH)

Un des plus grands bonheurs du monde, me semble-t-il,


C’est de pouvoir partager avec un autre ses idées, ses
sentiments, ses impressions…
Hum !
Cette pensée est puisée dans un ouvrage traduit de l’alle-
mand. Le titre m’échappe (Gogol, Le Journal d’un fou).

Gogol décède en 1852, à l’âge de 43 ans. Il est fort probable, il est


certain même, qu’il ait lu les Wahlverwandtschaften de Goethe. Et s’il
l’a lu et qu’il en ait oublié ce titre est par contre assez peu probable.
Mais l’idée est nouvelle, elle le frappe. L’ouvrage de Goethe date de
1809, et une fois encore, Goethe s’avère être un génial sismographe
de la modernité. Partager avec autrui ses idées, ses sentiments… quoi
de plus naturel ? Faut-il que Gogol fût d’un autre monde pour s’en
émouvoir ; à tel point que le titre de l’ouvrage dans lequel il a puisé
cette idée ne lui vienne même plus à l’esprit. Oui, Gogol est d’un autre
monde, où l’on gardait ses sentiments et même ses idées pour soi. Non
par discrétion, s’entend, non que cela « ne se faisait pas », mais parce
qu’il n’y avait pas d’autre usage, que tout simplement ces sentiments

[8] Une critique de la « troisième voie » pourrait s’écrire en partant de cette omission. D’ailleurs,
cette voie est devenue obsolète depuis plus d’une décennie, aussi bien sur le plan politique,
mais aussi, et c’est ce qui nous importe, sur le plan théorique. Ce dans quoi s’étaient
engagés bon nombre de sociologues modernistes réflexifs (outre Giddens, nommons Scott
Lash, Claus Offe, Ulrich Beck, Klaus Eder, Alain Touraine et dans une certaine mesure
aussi Jürgen Habermas) est devenu un prêt-à-penser parfaitement trivial, tout juste bon
à inspirer les bureaucrates bruxellois.

Epreuves finales 17 avril 2018


393
Chapitre 10 • Le tiers exclu

et ces idées ne se partageaient pas. Pour comprendre l’émerveillement


de Gogol, il faut chercher bien au-delà des mœurs et des normes en
vigueur ; il correspond effectivement à un Weltbild, qui ne lui est pas
familier. Que des humains puissent échanger et partager des idées et
des sentiments, avec un autre, une autre, n’est frappant que pour un
esprit habitué à ne pas interagir de cette manière. Dans les Affinités
électives de Goethe, l’auteur du Jeune Werther développe une sorte
de protosociologie de l’affect, où soudain les relations humaines sont
devenues fluides, où les arrangements qui présidaient aux divers appa-
riements traditionnels se trouvent soudain reconfigurés, où se fait le
difficile apprentissage de la liberté relationnelle.
Il ne s’agit pas de choisir sa copule idéale, comme chez Platon qui
est déjà trop substantialiste à cet égard 9. On est dès le départ (au
départ de toute pensée, de toute socio- et morphogenèse) dans une
relation comme dans un ensemble de possibles (ou de compossibles).
C’est d’un « on » indéterminé qu’on parle ici, non pas d’un « man » perdu
dans la masse, comme dans la philosophie convulsive de Heidegger ;
d’un processus d’individuation, pour reprendre l’intuition de Gilbert
Simondon, ou plus simplement d’un milieu. Cet « être-dans-la-rela-
tion », où « être » est verbe et non un substantif (Emmanuel Lévinas),
n’est pas à comprendre comme une assignation. Il est bien dit que la
relation est un ensemble de possibles et de compossibles. La part du
hasard, la part des déterminations locales (comme dans un système
physique), la part d’influences exogènes, toutes ces parts sont telles,
qu’il est illusoire de prévoir de quoi le processus d’individuation sera
fait. Il se fera (il ne se fait pas toujours et il se fait même assez
ra­rement ; sauf que de ce qui n’est pas advenu on ne peut pas parler) ;
et le problème qui s’y noue est que cette entité qui résultera des jeux
de relationnement aura tendance à se prendre pour ce qu’elle n’est
pas ; une sorte de surrection spontanée, d’autocéphalie, de germina-

[9] On l’aura remarqué, ce texte est parsemé de traces d’une sociologie relationnelle. Ce para-
digme en construction est loin d’avoir trouvé son assiette. Pour une raison encore obscure,
nous pensons qu’elle devra la trouver par cette épreuve du feu qu’est la théorie du chan­
gement social. On a expliqué dès le départ la « vocation actuelle » de la sociologie, la vacuité
de ses petits projets et la vanité de ses grandes théorisations (on pense à Luhmann et
Latour) qui ont mené aux blocages que connaît aujourd’hui la discipline. Il nous semble que
de reprendre la problématique wébérienne sur la nature de la modernité et la placer au
centre de l’investigation sociologique est un risque à courir. Reprendre cette thématique là
où Weber l’a laissée en suspens et le faire dans l’esprit d’une sociologie de la circulation ou
d’une sociologie relationnelle est un défi tout sauf irraisonnable. C’est pour cette raison que
nous avons « parsemé », sans pour autant avoir voulu écrire le manuel d’une telle sociologie.

Epreuves finales 17 avril 2018


394
Aldo Haesler • Hard Modernity

tion (on se demande d’où) par saut quantique. C’est le plus souvent le
simple fait que cette constitution d’individu rencontre un corps qui
lui est propre et que s’y greffe un esprit qui croit en être éclos. C’est
de cette illusion que l’individu est fait, ignorant que pour le devenir
(in), il devait être clivé auparavant (dividu). C’est au moins cela que
nous retiendrons de Gilles Deleuze.
La situation moderne est compliquée du fait de cette individua-
tion. Et c’est une situation « résolument » nouvelle. En effet, il y a un
grand nombre de bonnes mais aussi de mauvaises raisons de s’accom-
moder de cet individu. Ces exemplaires que nous sommes, plus ou
moins uniques dans leurs visages, leurs corps et leurs esprits, se
sont incorporés toute une tradition de pensée qui les conforte dans
leur unicité. Certes, les sociétés sauvages ont institué ces pratiques
de relationnement en s’extrayant d’une sorte de magma imaginaire,
et c’était là leur travail essentiel. Mais elles n’avaient pas à envisager
des individus qui formeraient une « société » ; leurs sociétés étaient
d’emblée, du seul fait de ce relationnement, un tout cohérent, c’est-
à-dire un collectif qui maintenait un espace des relations possibles
et des pratiques afférentes pour les réaliser. On pourrait en ce sens
parler d’une communauté d’individus10.
Des relations affinitaires, il y en eut dès avant l’aube des Temps
modernes, mais il est facile d’y reconnaître des exceptions. Qu’il y ait
eu des amitiés non conformes aux coutumes, des liaisons érotiques
ou des solidarités politiques « hors normes », tout cela semblait résul-
ter d’une sorte d’attraction sociale, lointain atavisme prénéolithique,
qu’on ne tolérait que dans certaines niches écosociales. Or, avec la
modernité de telles relations sont devenues relativement communes,
sinon convenues. Certes, il reste des habitus de classe (comment en
serait-il autrement pour des sociétés qui ne sont même pas conscientes
de s’être extraites de leurs structures traditionnelles ?), des arrange-
ments utilitaires ou même des rencontres fortuites, mais si quelque
chose comme un idéal relationnel (avec tout ce qu’il comporte de fan-
tasmes et d’idéologies) s’est formé dès la « période de seuil » (on pense
à Montaigne déjà), c’est sur ce critère d’affinité qu’il repose11.

[10] Pour l’expression de « communauté d’individus », on se reportera à l’essai de Stéphane


Vibert (2015).
[11] Il serait intéressant d’en étudier le développement dans le domaine du droit du mariage.
On sait par exemple que toute union illicite (« fornication ») crée entre les parents de l’un et
l’autre conjoint une affinité semblable à celle qui résulte d’un mariage consommé. Toutefois
le concile de Trente a limité les empêchements au premier et au second degré. En outre,

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395
Chapitre 10 • Le tiers exclu

Il faut se défaire donc de l’idée que l’image, encore pratiquée par


un certain romantisme, que nous (les modernes) sommes des âmes
solitaires qui passons nos vies à chercher l’autre pièce de puzzle dans
ce monde ; celle, évidemment, qui manque toujours12. C’est bien au
contraire la forme du puzzle lui-même, comme milieu d’individuation,
qui rend ces relations possibles. L’illusion d’un « sujet » libre de ses
choix est performative : non seulement, le « sujet » y croit, mais en y
croyant, il se transforme en sujet. De là à penser que la modernité est
un milieu qui préconfigure nos relations, il y a un pas, qu’il n’est pas
aisé de franchir, mais qui est parfaitement cohérent, si on comprend
sa grammaire. Dans les faits, en abandonnant progressivement la
différenciation statutaire qui caractérisait les sociétés traditionnelles,
nous découvrons une multitude de relations possibles et compossibles.
Et dans cette multitude, l’image platonicienne de la copule idéale
redevient pensable.
On peut s’imaginer l’espace moderne comme un espace quantique,
où les éléments se forment à mesure qu’ils établissent entre eux des
relations13. Comme dans l’espace quantique, ils ne sont pas situables,
mais il est possible de suivre leur trace aux réactions conjointes (phé-
nomène de l’intrication quantique) qu’ils présentent. Sur le plan socio-
logique, les choses se présentent assez simplement. La modernité offre
ainsi aux acteurs un milieu relationnel dans lequel ils n’ont plus à
justifier leur choix de partenaire ; ou à ne le justifier qu’en mettant
en avant l’affinité – tant sentimentale, professionnelle, érotique ou
existentielle – qui les lie à autrui. Le « Parce que c’était lui, parce que

l’empêchement n’existe que si le commerce illicite a été publiquement connu (et de simples
rumeurs ne sauraient être considérées comme des preuves en cas de demande d’annula-
tion). Le secret de la fornication entraînera, pour le fornicateur épousant une parente de
sa complice, un simple état de péché grave. L’affinité contractée durant le mariage par
le « commerce criminel » de l’un des conjoints avec un parent de l’autre conjoint ne rompt
pas le mariage antérieur, la partie innocente ne devant pas être privée des droits acquis
par le mariage. L’Église incitait l’innocent et le coupable à vivre dans la continence, tout
en reconnaissant à l’innocent le droit d’exiger la satisfaction du devoir conjugal. Mais, à
partir du concile de Trente, l’incitation à la continence entre époux innocent et coupable est
tombée en désuétude, le concile ayant restreint l’empêchement d’affinité pour commerce
illicite aux mariages ultérieurs des participants de cette relation.
[12] Et encore, l’image est fautive. Dans un puzzle, il y a 2, 3 ou 4 pièces complémentaires.
Mais elle est parlante.
[13] Les mises en parallèle entre physique quantique et sociologie relationnelle, pour sugges-
tives qu’elles puissent être, sont à manier avec précaution. L’un des rares auteurs capables
d’argumenter en langage philosophique à la hauteur de la difficulté que pose la mécanique
quantique est Michel Bitbol (2010, 2015).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

c’était moi » de Montaigne parlant de son amitié avec La Boétie, n’est


pas tant un choix qu’une réalisation relationnelle déjà comprise dans
leur monde social. Il est évident que par la possibilité de « relations à
distance » qu’offre la modernité, l’amplitude et la diversité de ces rela-
tionnements ont augmenté de manière exponentielle. Qu’on s’imagine
les liaisons numériques que la Toile offre de nos jours14.
La modernité a donc rendu possible le libre appariement des acteurs
sur une base de plus en plus affinitaire15. Peu à peu, les questions de
statut, de traditions, de religion, de race ou du genre ont régressé et
vont encore le faire. Cela étant, qu’est-ce qu’une affinité ? Qu’est-ce
d’autre que la fiction d’une subjectivité qui cherche à s’affirmer ?
S’agissant d’une subjectivité dont en reconnaît sans peine l’artifice,
la fameuse tournure « selon affinités », aujourd’hui omniprésente sur
les sites de rencontre, loin d’être une telle affirmation, n’est-elle tout
simplement pas la récusation des anciens critères d’appariement ? Non
pas l’affirmation de sa subjectivité, mais de son principe même ?

Digression : la question du consentement


Un philosophe médiatique américain a connu un réel succès en
venant poser la question : Si tout pouvait s’acheter, quelles étaient les
limites du vénal ? Mais, en toute logique, avant d’égrainer ses exemples
transgressifs, il y aurait eu lieu de poser la question plus élémentaire
des limites de l’échangeable. Peut-on tout échanger ? Des services,
des sévices, des sentiments, des informations, du temps de vie, de
l’attention et ainsi de suite. Et c’est après seulement que l’on aurait
pu venir interroger la part de l’argent. La question de l’échangeabilité
jouxte celle du consentement. C’est la part subjective de la mise en
circulation d’un bien d’échange.
La question du consentement est généralement discutée dans le
cadre du consentement sexuel, mais s’applique de manière générale

[14] Le succès de l’ouvrage d’Antonio A. Casilli, Les Liaisons numériques (2010) n’est qu’un
exemple parmi d’autres de l’efflorescence d’un nouveau genre en littérature scientifique :
les humanités numériques. À l’instar des thérapies comportementales et cognitives (la
comparaison est parlante), on omet souvent de signaler que ces liaisons ont l’heur de
devenir plus « réelles » qu’on le croit d’ordinaire, mais que leur fragilité est grande et que
leur durabilité comptée en quelques mois.
[15] Ce critère est souvent mis en avant aussi pour justifier une rupture relationnelle. Plutôt
que d’argumenter ou même de négocier, il suffira de mettre en avant un changement
d’affinité. De même, comme il s’agit d’actions à distance, la rupture peut se faire sur le
mode dit de l’interrupteur, sur lequel Marc Guillaume (2000) avait déjà rendu attentif
dans un article visionnaire.

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397
Chapitre 10 • Le tiers exclu

à toute forme d’action individuelle en contexte social. La question est


aujourd’hui très débattue dans les études consacrées à la prostitution,
aux agressions sexuelles et aux pratiques sado-masochistes. L’opinion
commune s’appuie généralement sur l’argument qu’à partir du moment
où les deux parties en présence consentent à telles ou telles pratiques,
ces pratiques sont licites, le législateur se contentant d’en fixer un
cadre très général afin d’éviter des griefs irréversibles et de préserver
l’ordre public. Les cas énoncés sont cependant de nature différente :
dire qu’une prostituée ou un prostitué consent à telles ou telles pra-
tiques ne tient pas compte des contraintes matérielles dans lesquelles
s’exerce la prostitution ; alors que dans le cas des pratiques BDSM,
ces contraintes n’entrent que très peu dans le cadre du consentement.
En outre, se pose la question de la volonté et du désir, rattachant ces
réflexions à Descartes et à sa « morale par provision » et à Spinoza
dans le cadre de son concept de conatus. Pour Descartes, le désir est
soumis à la volonté, et comme la volonté est déterminée par la rai-
son, l’être humain peut contrôler ses désirs dans un acte de volition
raisonné et, le cas échéant, les modifier ; alors que pour Spinoza, tout
être est caractérisé par l’effort de persévérer dans son être qui, chez
les êtres vivants devient « appétit ». Appétit ou désir. C’est la figure
aristotélicienne d’entéléchie qui, chez Spinoza, revient sur le devant
de la scène. Un être vivant est fondamentalement marqué par son
appétit ; et c’est cet appétit qui guide sa volonté. Formulé de cette
manière-là, le désir-conatus ne saurait être influencé. Formellement,
Descartes et Spinoza s’opposent donc, mais il apparaît bien vite que
pour ces deux auteurs le désir se définit bien différemment.
Au-delà de ce problème du consentement, c’est la question de la
liberté qui se pose. Dès lors que les acteurs sont supposés libres dans
leurs choix, peu importe les actions engagées, qu’elles leur soient
bénéfiques ou non, ils relèvent de leur entière responsabilité. Qu’ils
engagent un échange qui leur est profitable ou dont ils doivent assu-
mer les coûts, à partir du moment où ils y consentent, les engagements
pris doivent être respectés, pacta sunt servanda.
Mais il faut bien comprendre ceci : dans un monde traditionnel,
cette question n’existe pas, car les actions se compensent l’une l’autre.
Si je rends grâce à autrui, ça sera à mes dépens, et si autrui le fait,
ce sera aux siens. Je sais par avance, cependant, que les grâces que
je fais seront rendues dans un avenir dont je ne possède pas les clés,
mais qui se fera par un automatisme inscrit dans la loi de la réci-
procité comman­dant toutes les actions à l’intérieur du cosmos des
étants. Certes, je peux consentir à me sacrifier, mais ce ne sera pas le
consentement qui va servir de justification à la volonté de le faire. La
justification ultime réside toujours dans le fait qu’au sacrifice de l’un

Epreuves finales 17 avril 2018


398
Aldo Haesler • Hard Modernity

correspond le bénéfice de l’autre. Il est bien clair que la libéralité (au


sens de Mauss) ajoute à l’esprit du sacrifice et sera prise en compte
dans la rétribution future qui viendra clore la boucle, mais elle n’inter-
vient aucunement dans la question si une action est bonne ou mau-
vaise en soi. Libérés de cette question du consentement, les mobiles de
l’action peuvent être contingents : on peut agir guidé par la coutume,
sous la force, pris dans des mobiles inconscients ou simplement par
stupidité, le consentement ne sera finalement que la part esthétique
de l’action, comme lorsque l’on parle de la « beauté du geste ».
Mais Descartes et Spinoza parlent dans un autre contexte, et il
est significatif que dans ce contexte-là la question du consentement
se pose avec une tout autre acuité que dans les mondes tradition-
nels (commandé en Occident par la parole d’Anaximandre et dans
les autres mondes par des règles de réciprocité dûment édictées) ; une
acuité dont la perception souligne par ailleurs le génie des deux pen-
seurs. Mais on verra que ce génie a ses limites. Dans un tel contexte
(d’échange à somme positive), une action est bonne quand A+ entraîne
B+. Elle l’est sur deux plans : objectivement, quand A+ entraîne un
bénéfice pour tous (avec accessoirement des « retombées » pour B),
selon la logique de la fable des abeilles ; subjectivement, quand mon
bénéfice est la source (la possibilité) d’un bénéfice pour autrui. L’action
sera mauvaise dans les deux autres cas : soit que mon bénéfice (A+) cor-
responde à un sacrifice pour autrui (B–), dans quel cas il en résultera
un conflit de répartition ; soit que mon sacrifice (A–) cause un autre
sacrificie (B–), auquel cas l’action sera doublement mauvaise et donc
taxée de stupidité. Je suis donc libre d’agir comme je l’entends, mais
je dois dans tous les cas endosser les conséquences de mon action. Or,
pour agir ainsi, je dois supposer qu’autrui agira dans le même contexte
que moi ; que lui aussi saura que son action sera évaluée selon les
« retombées » positives ou négatives pour la collectivité à l’intérieur
de laquelle j’agis et les bénéfices ou les sacrifices qu’autrui aura à sup-
porter. S’il s’engage dans la transaction, il est supposé savoir si elle
est à son bénéfice ou non, si bien que s’il y consent, que ce soit par la
volonté (guidée par la raison) ou par le désir (de persévérer dans son
être), il devra en supporter toutes les conséquences. Que son esprit
soit éclairé ou non, qu’il bénéficie des connaissances nécessaires ou
non ou qu’il agisse ou non en situation de contrainte, ce n’est pas mon
affaire. À partir du moment où chaque acteur est supposé connaître les
termes de la transaction, chacun est comptable de ses propres actions.
Qu’un « comptable » agisse ainsi par désir de pléonexie, par pure
perversion, par stupidité crasse ou par manque d’informations, peu
importe à quoi il consent et comment il consent, il ne pourra pas venir
se plaindre si les conséquences de ses actions se retournent contre

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Chapitre 10 • Le tiers exclu

lui. C’est dire que dans le monde moderne cette question du consen­
tement n’est pas inexistante comme dans les mondes traditionnels,
mais c’est une fausse-bonne question. Elle est faussement bonne, car
elle vise à moraliser les échanges en responsabilisant les individus qui
y sont engagés, c’est-à-dire en faisant dépendre leur valeur morale des
mobiles de leur action. Or c’est précisément cette question qui évacue
la prise en compte du « tiers exclu ». Mis à part une classe particulière
d’échanges (à enjeux non-rivaux), qui comprend certains biens communs­
et certaines relations affinitaires, à partir du moment où les échanges
engagent des biens privatifs, à A+ correspond toujours un équivalent
négatif (X–). Si, pour un bien privatif quelconque, A et B en tirent un
bénéfice conjoint, il existe toujours un tiers qui devra le compenser par
un double sacrifice – peu importe si A et B consentent à cette transac-
tion. Si on fait donc du consentement le critère moral (et/ou juridique)
de cette transaction, on évacue la question du tiers, on l’invisibilise. On
peut donc dire que le consentement joue un rôle idéologique.
Mais ce rôle idéologique est-il un « voile de méconnaissance », néces-
saire, selon John Rawls, au bon fonctionnement d’une société libérale,
le tiers se situant très souvent en dehors de l’espace de perception
des acteurs ? On notera que l’une des avancées de Rawls en matière
de philosophie morale est de prendre en compte les « relations à dis-
tance » dont il sera question plus tard. De manière pragmatiquement
cynique, on peut dire que oui. À l’évidence, cette société fonctionne et
elle fonctionne semble-t-il mieux que d’autres sociétés ont fonctionné.
Laissons la donc continuer de fonctionner, peu importe l’épaisseur du
voile. Mais cela n’empêche pas des réponses plus finement articulées.
Même je suis supposé savoir qu’autrui est lui aussi supposé savoir,
on peut impossiblement m’imputer de connaître tous les mobiles de
son action, il suffira de lui en imputer la compétence. De même, on ne
peut pas me demander avant même que je n’agisse d’évaluer les consé-
quences de mon action sur l’ensemble du collectif affectée par celle-ci.
Mais ces arguments ont leurs limites. En effet, si le fait de payer le
prix pour un bien privatif équivaut au sacrifice de ce bien de la part
d’un tiers, il faut se demander jusqu’où le bénéfice pour l’ensemble (de
la société libérale) de cacher ce tiers sous un voile d’ignorance peut
servir à maintenir la stabilité de cette société ; et ce d’autant plus,
qu’il est concrètement possible de lever ce voile.
Car il y a voile et voile. Il y a le voile fonctionnel, relatif par exemple
à la répartition des revenus et des richesses. Jusqu’où est-il nécessaire
de connaître le le coefficient de Gini, et à partir de quel seuil la situa-
tion devient-elle intolérable ? Même si ces questions ne sont pas empi-
riquement décidables, le seul fait de les formuler engage un processus
politique qui poserait la question du voile dans des termes clairs d’une

Epreuves finales 17 avril 2018


400
Aldo Haesler • Hard Modernity

négociation entre partenaires sociaux. On pourrait fixer des seuils de


tolérance, à partir desquels des réformes (fiscales, tarifaires, socio-
politiques, etc.) doivent être engagées, puis évaluer ces réformes et
modifier le cas échéant leurs dispositifs. Mais il y a un autre voile,
plus épais celui-ci. Il consiste à rendre invisible systématiquement le
tiers, quelle que soit sa nature16, qui paie le double bénéfice des acteurs
engagés dans une transaction prétendument à somme positive. Quelle
que soit l’issue de cette transaction, il en résultera à terme un foyer
de conflits dont le coût marginal sera toujours supérieur au bénéfice
marginal des contractants. Ce voile-là ne bénéficiera pas à la stabilité
de la société, mais tendra à la menacer17. La fausse-bonne question du
consentement trouve ici sa limite. Ce n’est pas du consentement des
contractants qu’on jugera si une action est bonne ou mauvaise, mais
des menaces que leurs actions feront encourir au collectif auquel ils
appartiennent.

La modernité a créé un champ sémantique où les relations affini-


taires ne deviennent pas seulement possibles, mais ressortissent de la
norme. Même si, sur le marché de la conjugalité et de l’appariement,
des barrières de classe, toutes sortes d’endogamies sociales et de spé-
culations entres belles-mères restent importantes, le critère affinitaire
tend à devenir de plus en plus important dans le « choix » du futur par-
tenaire. Du fait de la Toile, le volume des prétendants réels, virtuels
et imaginaires grossit de jour en jour, avec des sortes de GPS affini-
taires contenus dans les applications de son smartphone. Ce critère de
l’affinité connaît, comme tout dispositif technique, autant d’avantages
que de défauts. On ne va pas les comptabiliser ici et chercher le tiers
exclu, s’il y en a un18. Mais ce critère a ceci d’essentiel qu’il postule
par avance d’être une transaction censément engagée pour réaliser les
demandes affinitaires. On en imagine le spectre proprement infini et
donc le domaine de liberté que cela implique.

[16] En effet, ce tiers n’est pas seulement un acteur individuel, il peut aussi bien être une
foule d’acteurs que des ressources « libres » auxquelles le fait d’attribuer un prix n’ôterait
pas leur caractère de bien rival. Il en est ainsi de l’environnement, de nations contraintes
à accepter des terms of trade usuraires, des « biens futurs » dont les générations à venir
viendraient à manquer etc.
[17] De surcroît, il est possible de lever ce voile. Point n’est besoin d’une comptabilité intégrale
qui calculerait le solde de toutes les actions, visibles et invisibles, mais de la simple indi-
cation – dont l’apprentissage ne nécessiterait pas des mesures éducatives compliquées –
qu’en situation de rivalité le jeu à somme positive se solde toujours par un « tiers payant ».
[18] On laisse cette question à la discrétion du lecteur, comme une sorte de devoir à la maison.

Epreuves finales 17 avril 2018


401
Chapitre 10 • Le tiers exclu

Dans l’ancienne grammaire sociale avait cours un sentiment moral


qui a à peu près disparu aujourd’hui, c’est le caractère du re­non­cement.
Source de sagesse dans presque toutes les religions du monde, accès
à la spiritualité par renonciation aux biens matériels, le renonce-
ment n’est aujourd’hui plus vécu que sous le signe du dommage et du
dommage des femmes en particulier ; renoncement à la carrière, au
désir d’enfants, à des dons particuliers, il n’est pas un moins pour un
plus. On s’imagine que dans un monde d’appariement affinitaire, le
renoncement est le motif de désengagement par excellence. Pour avoir
une vie intense, qu’on se rappelle l’ouvrage de Tristan Garcia (2017),
Tu ne renonceras point.
L’espace public bourgeois (HC)
Il y a des éléments de l’agora athénienne dans l’espace public bour-
geois, tel qu’il se développe tout au long du XVIIIe siècle. On y débattait
certes d’affaires publiques, entre égaux, en adoptant la persuasion
argumentée, mais l’agora ne valait que pour une élite et ne prenait en
compte les affaires publiques qu’en y poursuivant les intérêts privés
des participants. De plus, dans l’histoire antique, il s’agit d’une excep-
tion, d’un cas idéal de délibération démocratique, dont les structures
ne survécurent pas à l’épreuve du temps. Il est vrai que le modèle
agorique ne cessa d’être une référence politique à travers l’histoire (et
encore, très tardivement et par bien des détours), mais cela est peut-
être lié à une sorte d’inclination démocratique qui caractériserait l’être
humain depuis les débuts de son histoire, si bien que l’agora ne dut son
caractère exemplaire qu’aux conditions géopolitiques et économiques
particulières de la ville d’Athènes. De plus, l’agora visait à remettre en
ordre un ordre désordonné, selon une nécessité connue de tous, alors
que l’espace public moderne vise à instituer un ordre social dans un
monde soumis à la plus grande des contingences ; la seule certitude
étant la disposition d’un principe de raison. Il n’est donc pas question de
croire que l’espace public moderne n’est qu’une simple reprise de l’agora.
Toujours est-il que nous assistons dès le début du XVIIIe siècle,
c’est-à-dire un siècle après l’apparition du nouvel idéologème, à un
développement non-coordonné d’initiatives politiques et culturelles où
l’expression se libère dans une multitude de cours et de supports, de
salons et de cercles, où le terme de modernité et l’esprit qui le fédère
trouvent une première assise. Dans Strukturwandel der Öffentlichkeit,
sa thèse d’habilitation de 1962, Jürgen Habermas tente d’en résu-
mer les termes et l’esprit. Et c’est à cet exemple historique qu’il va

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402
Aldo Haesler • Hard Modernity

constamment­se référer, quand il élaborera son éthique discursive


avec le succès que l’on sait. Il va montrer comment se forme cet esprit
public, d’abord dans les salons littéraires, où l’exercice de cette rai-
son est encore apolitique19. Tout comme l’État-nation, l’espace public
bourgeois est une création de l’imprimerie (effet Gutenberg). Celle-ci
naît une fois encore au XVIIe siècle et prend son véritable essor au
XVIIIe siècle. Cela n’a pas toujours été souligné, mais l’imprimerie
est l’un des premiers secteurs industriels locaux (indigène) à attirer
un investissement capitaliste. Parallèlement à cela, les progrès de
l’alphabétisation permettent une démocratisation – certes encore très
relative – de la lecture, surtout dans les milieux bourgeois ; milieux,
dans lesquels vont se développer des sociétés littéraires, d’abord, puis
des sociétés politiques dont l’impact va être décisif pour les révolutions
politiques du XVIIIe siècle (il n’est pas sans intérêt de comprendre
que ce sont très souvent des querelles littéraires – comme celle autour
de Charles Perrault – qui ont entraîné des querelles politiques). Se
crée donc un marché de l’imprimé qui va drainer de plus en plus de
capitaux et avec lui des innovations toutes liées à la lecture. Lecture
de journaux, de livres, de manifestes – cette démocratisation aura un
effet triple dont les moments vont se renforcer mutuellement : 1° La
lecture est un puissant levier d’intériorité. C’est elle qui va donner une
posture philosophique à l’individu « possessif », sujet du droit naturel.
2° Elle va faire apparaître les langues nationales à travers une stan-
dardisation toujours plus poussée des vocabulaires et orthographes ;
de même, les éditeurs, voulant satisfaire la demande grandissante en
livres, vont imprimer des livres en langue vernaculaire, délaissant
ainsi de plus en plus la lingua franca du latin. Une langue standar-
disée, disciplinée, à évolution plus lente que les langages parlés, va
donner un sentiment de profondeur historique à ses locuteurs et va
donc faciliter leur identification avec un idiome national. La création
d’institutions « académiques » permettra finalement d’homogénéiser
un territoire en atténuant de plus en plus les différences idiomatiques
régionales. 3° L’essor de la presse va renforcer les liens nationaux,
en gommant les distances géographiques. Là encore, un puissant

[19] Comme on sait, l’espace public bourgeois trouve son origine dans un ensemble de lieux
que partagent les « honnêtes gens » pour débattre de littérature, de théâtre, des arts en
général, pour migrer assez rapidement vers des enjeux sociaux et politiques et trouver
son expression dans des postilles, des samizdats, des journaux, des essais publiés a­no­ny­
mement, mettant tous en cause l’absolutisme politique et théologique et revendiquant une
plus grande participation de la bourgeoisie aux affaires publiques.

Epreuves finales 17 avril 2018


403
Chapitre 10 • Le tiers exclu

effet d’homogénéisation territoriale sera à l’œuvre. Les lecteurs de la


presse, qu’ils soient à Paris ou à Lyon, même s’ils ne se sont jamais
rencontrés en face à face, vont développer un sentiment d’union natio-
nale à distance (ce que Benedict Anderson nomme une simultanéité).
Mais le XVIIIe siècle est aussi le siècle où le processus de sécula-
risation est le plus puissant. Avec le reflux de toute forme de trans-
cendance – aussi bien religieuse que politique – vont se poser des
questions « existentielles » auxquelles jusque-là la religion avait fourni
des réponses adéquates. Ce sentiment de désorientation et de contin-
gence sera en quelque sorte atténué par le développement des natio-
nalismes. Comme l’a bien souligné Benedict Anderson, la nation est
une « communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrin-
sèquement limitée et souveraine » (1996, p. 8) – en d’autres termes,
territorialisée. Ce même cadre de désorientation et de contingence va
présider à l’avènement de l’espace public bourgeois. Ce n’est pas que
cet espace soit une conséquence du nationalisme, ni que ce dernier en
soit un résultat : les deux phénomènes modernes se sont développés
conjointement, la nation créant une synthèse sociétale, l’espace public
bourgeois venant la légitimer.
C’est dans ce cadre que se développe la nouvelle grammaire sociale
hors du champ spécifique de l’économie. Dans l’espace public bour-
geois, ce qui est mis en commun pour exercer sa faculté de raison, c’est
le savoir. Ce savoir est partagé et ce partage est prolifique. Les bour-
geois, s’ils s’affrontent – et les affrontements sont souvent violents,
comme dans la fameuse querelle des Classiques et des Modernes –, ne
le font pas avec des instruments de pouvoir, mais avec les « armes de la
pensée ». C’est ainsi que se forme la sphère moderne du politique. Cette
forme de libre délibération entre citoyens égaux en droit va irriguer
l’ensemble des revendications et des projets rythmant l’avènement de
la démocratie moderne.
S’il y a dans les sociétés traditionnelles un média généralisé de
communication, c’est le pouvoir. C’est lui qui assigne les places (struc-
turation), qui maintient l’équilibre du système (cohésion), rend anti-
cipable les actes et les attentes et crée les formes sociales des actions
réciproques. Or le pouvoir est une ressource propre au jeu à somme
nulle. Il ne se partage pas et il est strictement rival et privatif. Le pou-
voir se prend et se perd vite, c’est là son grand avantage et son grand
risque. C’est lui qui gère l’état d’exception, les décrets et les oukases.
Avec la modernité, nous passons à un autre média généralisé, le savoir.
L’espace public est le lieu où il devient possible de produire une syner-

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Aldo Haesler • Hard Modernity

gie des savoirs et où des accords sont négociés, le plus souvent dans
la difficulté. S’y affrontent arguments et contre-arguments, et c’est le
meilleur qui l’importe sans que n’interviennent des jeux de pouvoir.
Il y a différents modes de savoir ; la modernité capitaliste en a
privilégié un, sur lequel nous allons revenir dans le dernier chapitre.
C’est le savoir monétaire sous la forme d’un système de prix20.
L’Europe (CC)
Les entités supranationales comme l’Europe sont elles aussi des
synergies qui auraient été impensables voici un siècle encore. Les
discussions passablement oiseuses sur l’euro- et la bureaucratie euro-
péennes passent sous silence les immenses avantages que de telles
synergies pourraient déployer. Si la « loi » de Ricardo a très vite éclairé
les esprits du libre-échange, il fallut plusieurs siècles encore, pour
que naisse l’idée du cosmopolitisme ou de ses avatars que sont les
multiples alliances entre États-nations. D’abord présentées comme
ultime rempart à la guerre, reprises ensuite par des considérations
économiques, ces alliances sont pourtant de véritables échanges à
somme positive où le tiers exclu apparaît dans toute sa nudité.
Si les débuts du droit naturel entendent faire la distinction entre
guerre juste et guerre injuste, la formation du nouveau champ séman-
tique va faire apparaître la guerre comme le stéréotype le plus accom-
pli de ce qu’est un jeu à somme nulle, non seulement dans toute son
inutile cruauté, mais aussi dans sa stupidité sans nom. C’est en effet
cela le concept même de la stupidité : pratiquer un jeu à somme nulle,
alors qu’un jeu à somme positive serait possible ; recourir au média
du pouvoir, alors que le savoir ferait meilleur office. Évidemment, le
premier peut se faire sans beaucoup réfléchir, alors que le second est
souvent une opération cognitivement exténuante21.
Pour que l’idée d’Europe et d’entités supranationales fût comprise
comme un jeu à somme positive et ce jeu déployé dans toute sa force, il

[20] C’est à partir de là que l’on peut reparler de la conception des « modernités multiples ».
Car il y a une multiplicité des savoirs qui naissent avec les Temps modernes. Si l’argent
est un média extrêmement efficace pour des organismes de très grande taille – du type de
la Grande société dont nous a parlé Hayek dans son « économie de la connaissance » – rien
ne nous force à prendre cette taille pour acquise et de s’imaginer que la décentralisation,
entre autres vertus, peut permettre l’éclosion de nouveaux savoirs.
[21] Il en est de même pour un autre avatar traditionnaliste, la torture. Elle consiste à amoin-
drir physiquement le torturé pour rehausser celui au nom de qui il est torturé. La loi se fait
ici par imposition, non par négociation ; elle est stupide, car elle ne prend pas en compte
les conséquences de cette action. L’inhumanité est toujours stupide.

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Chapitre 10 • Le tiers exclu

eût fallu qu’on sache ce que représente un tel jeu ; ce qui est loin d’être
le cas. Aujourd’hui encore. On se contente le plus souvent de vanter les
mérites du multiculturalisme, des échanges interculturels, si ce n’est
d’accords multilatéraux. Ces étiquettes sont évidentes, mais une fois
encore ces évidences empêchent de penser le fond du phénomène. Ce
fond est loin d’être économique, comme si l’Europe se résumait à des
économies d’échelle et des regroupements productifs, comme c’est le
cas avec Airbus Industries. Comme dans toute assemblée politique,
dès l’aube de l’espace public en Europe, c’est l’art du compromis qui
caractérise ce type de jeu. L’élaboration d’un compromis heureux est
sur ce plan-là le même stéréotype pour le jeu à somme positive que l’est
la guerre pour le jeu à somme nulle. C’est une lente et difficile élabo-
ration qui demande, outre son lot d’informations, d’art de l’argumenta-
tion et de la persuasion, de s’exercer à la réciprocité des perspectives,
de voir la position de l’un avec les yeux de l’autre et inversement22.
On sait à présent que le jeu à somme positive est la règle générale à
laquelle tous les biens symboliques (et relationnels) sont soumis. C’est
là leur mode d’allocation privilégié. L’Europe regorge de tels biens.
Que ce soit dans la culture, la recherche, les sciences, les coutumes, les
arts de vivre ou même la gastronomie, elle représente une émergence
de second type, de celle où l’élément de base est contenu (aufgehoben)
dans la totalité qui s’est formée. Son originalité réside dans cette
double nature : d’être à la fois un ensemble supranational en devenir,
mais de sauvegarder l’identité de ses composantes à l’intérieur de
cet ensemble. L’Europe n’est ici que prise comme exemple ; il serait
loisible d’en indiquer d’autres, si très généralement la raison politique
ne les rabattait à de simples considérations économiques agrémen-
tées d’ornements multiculturels. Il est évident que l’argumentation
(et la compréhension) de ces synergies supranationales prendraient
un autre tour, si derrière ces discours de façade, ces discours fatigués,
on finissait par comprendre leur véritable nature. On proposera donc
une manière différente de lire les relations internationales ; d’abord
comme une émergence de second type, puis en y appliquant les calculs
d’externalités que nous présentons ici.
Nature anthropocénique (CN)
Si les trois premiers rapports nous révèlent des externalités posi-
tives et une forte homologie, les rapports (CN) et (HN), par contre,

[22] On renverra sur ce point à l’excellente thèse de Cécile Rol (2003).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

sont bien décevants. C’est à la fois lié à la complexité pratique de


ces deux rapports qu’à l’absence de ce que l’on pourrait considérer
comme leurs états de conscience. L’enrichissement mutuel entre deux
« actants » suppose une capacité d’apprentissage (ou une impossibilité
de non-apprentissage) d’au moins l’un d’entre eux. Dans les cas du
rapport (S/N), ce rôle avait été, si l’on suit Anthony Giddens (1994),
dévolu aux systèmes-experts. Or, la sensitivité de ceux-ci témoigne
d’un état de conscience réduit, le plus souvent au niveau d’une pure
réactivité ex post. Tout cela, alors que l’emprise des Hommes sur leurs
conditions matérielles de vie et de survie a pris un tour géologique23.
La notion d’anthropocène n’a de sens que si on la rapporte aux grands
équilibres planétaires qui sont en passe d’être dérangés de manière
irréversible par l’Homme pour déboucher sur une forme d’entropie
indiscernable et non modélisable. C’est dans ce rapport (CN) que l’illu-
sion ou l’imposture synergétique (qui consiste à faire passer de force
un jeu à somme nulle pour un jeu à somme positive) a fait ses plus
grands ravages et tracé ses logiques les plus irréversibles. Et c’est dû
au fait que ce rapport a été défini comme le rapport économique par
excellence. La modernité est cette période de l’humanité où la nature
fut invisibilisée, an-esthésiée et exclue des calculs comptables par le
simple fait que la croissance économique, considérée comme vecteur
unique de salut, reposait sur le couple ingénieux de la technique et du
travail des humains. Que ce couple prométhéen croissait aux dépens
de la nature était soigneusement exclu par les idéologues de la tech-
nique et du labeur. Comment d’ailleurs songer à un enrichissement
mutuel, quand nous avions devant nous dans la pratique l’exemple
même d’un jeu à somme nulle et dans la pensée une scotomisation
complète de ce rapport ? La nature est le tiers exclu par excellence de
cette période. Nommer ce tiers et le faire valoir dans une comptabilité
verte est la grande hérésie des mouvements écologistes.
Parallèlement à cela, on peine à s’imaginer comment une « aug-
mentation » de la nature pourrait entraîner une « augmentation » de la
société humaine, et inversement. Aussi, a-t-on commis l’irréparable ?
Ce rapport est-il seulement accessible à des outils de gestion sociétale ?

[23] Et encore. L’enclenchement d’effets météorologiques, climatiques et chimiques (dans la


composition de l’air et des eaux) semble avoir pris un tour incontrôlable,difficilement acces-
sible à toute forme de modélisation sérieuse. C’est à se demander si la seule attitude encore
possible est celle de l’expectative. Dans son dernier ouvrage, Geosoziologie, Arno Bammé
(2016) croit encore dans les vertus de la rétroaction des systèmes-experts sur les envi-
ronnements physiques et de ceux-ci sur les systèmes-experts. On le croit bien optimiste.

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Chapitre 10 • Le tiers exclu

De quelle manière la société humaine est-elle capable d’apprendre et


de se complexifier à partir d’une meilleure intelligence des circuits de
la nature ? On peut s’imaginer qu’une plus grande intelligence de la
nature pourrait se solder par des politiques plus intelligentes dans la
conception et la gestion des sociétés humaines ; et on n’est pas obligé
de suivre le cynisme frivole de certains grands penseurs occidentaux
et de leur emboîter le pas dans leurs fantasmes post-apocalyptiques.
Mais le rapport (CN) n’en est pas moins le rapport doté d’un niveau
de « conscience » très bas et par conséquent privé de métaconscience,
c’est-à-dire d’institutions capables de médiatiser ces deux actants.
Quant au rapport inverse, il est hors de question d’infliger aux sys-
tèmes naturels des modélisations physico-sociales qui aujourd’hui se
résument au niveau de certains jeux multijoueurs MMOPRG.
Tout se passe donc comme si pour ce rapport, les externalités posi-
tives étaient inversement proportionnelles à ses externalités néga-
tives. La nature n’a pas de « conscience » à faire valoir dans le grand
calcul des profits et pertes, ni d’arguments à avancer dans les négo-
ciations autour de possibles émergences, si bien qu’il ne reste qu’à les
évaluer aux conséquences qu’elle subit. C’est encore l’une des caracté-
ristiques de l’anthropocène d’observer, oui, de simplement observer que
la majeure partie de ces conséquences présente des effets irréversibles
sur les conditions de vie et de survie de l’espèce.
L’Homme augmenté (HN)
La même chose vaut pour les discours « transhumanistes » de l’aug-
mentation de l’Homme. Depuis la Renaissance, la convocation d’un
« Nouvel Homme » est un motif prédominant dans l’idéologie moderne.
Elle prend un tour quasiment parousique à la suite des diverses
« théologies de l’éveil » propres au protestantisme24. Si on veut bien
apprendre les « leçons de la nature » et les intégrer dans la gestion des
affaires humaines et ce jusque dans les « augmentations » du corps
des humains, si ces formes de biosynergies recèlent des instructions
originales, l’inverse semble plutôt saugrenu. Que le génie humain
puisse augmenter la nature, après toutes les frustrations qu’on lui a
fait subir depuis un siècle et demi se retrouve certes dans les visions

[24] Mark Alizart (2015) va même jusqu’à en faire, notamment en partant du méthodisme, une
lointaine origine de la culture postmoderne. La multiplication de ces « secondes venues »
du Christ tout au long du XXe siècle est certainement aussi une conséquence de la « télé-
évangélisation » qui, comme l’effet Gutenberg des métiers d’impression, a été un puissant
message tout au long de ce siècle.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

architecturales de Le Corbusier, mais il serait naïf de croire que la


fonctionnalisation de l’espace qu’il appelait de ses vœux ait encore à
voir avec l’Homme nouveau tel que le voyait Léonard de Vinci. Son
effigie est aujourd’hui connue comme marque d’une agence de tra-
vail par intérim et non comme ce « rêve incandescent » que les génies
renaissants avaient osé faire voici près d’un demi-millénaire.

La contagion des idées


L’émulation des savoirs et des arguments, telle que nous la trou-
vons dans l’espace public bourgeois, n’est qu’un cas particulier d’un
ensemble plus vaste qu’est la contagion des idées. En régime moderne,
loin de valoir par sa nouveauté, son originalité ou son génie, une idée
vaut principalement par le fait de susciter d’autres idées ou de nou-
velles mises en pratique. La chose peut paraître d’une grande banalité,
mais si l’on considère le statut des savoirs tout au long de l’histoire de
l’humanité jusqu’à la modernité, c’est toujours tel penseur, telle école,
tel mouvement qui est l’auteur d’une idée25. Quand on s’imagine la
difficulté d’avoir la moindre fichue idée, il est normal qu’on veuille y
tenir. On la défendra jusqu’à bout. Si, ensuite, cette idée est passée
au crible de la critique, c’est toujours de cette unique idée qu’il s’agit
et que l’on va le cas échéant amender ou enrichir, couper en quatre
ou étendre sans fin.
C’est pour cette raison que l’on considère aujourd’hui que la prin-
cipale brèche qui va s’ouvrir sur la modernité est la querelle des
Universaux. Cette querelle voit se disputer deux complexes d’idées
dans des positions irréconciliables et qui le sont restées jusqu’à nos
jours. L’argument de saint Anselme sur l’existence de Dieu – si le mot
« Dieu » existe, il doit lui correspondre un principe qui ne peut pas être
autre chose, ne peut pas être signifié différemment que par l’existence
d’un tel principe – est ce qu’on peut caractériser comme le début de
toute forme de constructivisme ; et cet argument se heurte de plein
fouet à celui pour qui ce principe est ineffable et qui trouve sa pleine
expression dans la théologie négative. Cette dualité aboutit à la phi-
losophie hégélienne, la synthèse dialectique n’étant rien d’autre que
l’émergence d’une idée nouvelle. Le cas de figure est toujours le même.
Une idée prise pour elle-même ne vaut qu’en tant qu’occasion, défi,

[25] On rapporte cette question terrible que le philosophe roumain, maître de l’École de Paltinis,
Constantin Noica, posait à l’impétrant qui voulait profiter de ses lumières : Quelle est ton
idée ? Sans généralement recevoir de réponse.

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Chapitre 10 • Le tiers exclu

maïeute d’une autre idée. Ce n’est donc pas tant la curiosité théorique
qui caractérise la modernité, comme le pensait encore Blumenberg,
c’est l’émulation des idées, l’intense travail d’idées qui se provoquent,
se traversent et se combinent.
Il en est de même en musique, où la polyphonie se forme dans le
creuset de voix discordantes qui trouvent peu à peu une unité émer-
gente. L’homologie est au principe même de la symphonie. Toutes les
autres musiques du monde sont des monodies simples ou complexes­,
qui tissent une trame à partir d’un thème, d’un ostinato, d’une suite
harmonique qui évoluent discrètement tout en complexifiant les
rythmes, en fragmentant l’idée de départ dans une scansion obsé-
dante. Rien de tel quand se forme la musique moderne. S’impose alors
le rythme binaire, comme l’a bien remarqué Bockelmann. Non qu’il
soit la conséquence d’une nouvelle synthèse sociale déterminée par
la logique monétaire, comme il voudrait l’expliquer, mais comme une
structure d’ordre qui se fait selon le schéma de l’appel et de la réponse.
Car la nouvelle grammaire sociale repose sur une synallagmatique
exigeante : c’est l’équilibre séquentiel qui fait correspondre à chaque
coup un contrecoup, à chaque action une réaction, à chaque don un
contre-don. Alors que dans la grammaire ancienne l’équilibre se fai-
sait dans le temps et selon une temporalité propre sur laquelle les
acteurs n’avaient pas prise, dans la nouvelle grammaire les échanges
se font coup sur coup. On donne et on n’attend pas qu’il vous soit
rendu ; au contraire, on ne donne qu’à partir du moment où ce qui
vous sera rendu peut être anticipé. À la complexité des temporalités
d’antan correspond une binarité élémentaire. Mais cette binarité est
riche d’émergences nouvelles. Car le fait d’anticiper, c’est-à-dire de se
mettre dans la position d’autrui, nous fait voir notre action du dehors,
elle nous fait considérer la réaction d’autrui comme une action que
nous initierions à notre tour, tout en sachant qu’autrui fera de même.
La simplicité de ce rythme binaire ne demande pas la patience et le
fatalisme des anciens échanges, mais nous demande un réel effort de
pensée en situation qui n’admet qu’un temps de réponse relativement
bref. En effet, l’opportunité qu’est l’idée, l’action, le profit d’autrui se
fait en situation de concurrence ; nous ne pouvons pas marchander
longuement, tergiverser, couper les cheveux en quatre. Très vite se
trouvera un tiers qui aura réagi plus vite que nous, et l’opportunité
aura disparu. Le « tac » qui, dans le rythme binaire, répond au « tic »,
si vous nous permettez ce jeu de mots, doit se faire du tac au tac. Le
bon concertiste n’est pas seulement celui qui maîtrise son instrument,

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Aldo Haesler • Hard Modernity

mais qui le considère comme une réponse aux autres. C’est dans cet
esprit que la polyphonie moderne s’est formée et a mené aux prodiges
musicaux que nous connaissons.
C’est là l’externalité positive la plus puissante du régime moderne.

Conclusion
L’imposture synergétique a laissé son lot de tiers exclus dont cer-
tains menacent la survie de l’espèce. Il ne faudrait surtout pas croire
que les « augmentations » que nous venons de rapporter compensent
les dégâts commis et les risques à venir. Tout juste sont-elles des
exemples d’une méthode comptable qui entend mieux rendre justice
de la nouvelle synthèse sociale qui s’est mise en place au XVIIe siècle.
Mais au-delà de ces considérations élémentaires, c’est la figure de
l’enrichissement mutuel qu’il s’agit de questionner, et de souligner à
quel point cette figure est solidaire du projet de la modernité. C’est
elle qui va reconfigurer notre conception du contrat, à la fois social
et juridique ; c’est elle qui va replacer l’individu dans la société selon
des liens dont il n’a jamais fait l’expérience ; et c’est elle encore qui va
façonner une forme inédite de société lancée sur une transformation
et une accumulation permanentes. On peut bien entendu dénoncer
ces propos comme de pures généralisations, de vains exercices intel-
lectuels qui ne valent pas le fameux quart de peine évoqué jadis par
Durkheim ; oui, si n’était toutefois la difficulté de penser sérieusement
cette figure une fois le voile levé sur ses conceptions les plus banales.
Car cet enrichissement mutuel n’est pas un simple échange entre
deux partenaires qui trouveraient un usage plus enrichissant d’un
bien qu’ils posséderaient en trop. Non, il s’agit là d’une émergence
sociale propre à une période spécifique de l’humanité qui en marque
la logique et le destin.
La notion de synergie utilisée par les praticiens du management
s’arrête généralement à l’équation 1 + 1 = 3. Les acteurs (ou les
actants) échangent un surplus, un bien ou une compétence, et comme
ce qu’ils cèdent a pour eux (subjectivement) moins de valeur que ce
qu’ils reçoivent et réciproquement, ils réalisent un enrichissement net,
tout en demeurant en dehors d’une forme sociale émergente. Un tel
cas de figure n’est pas d’un grand intérêt sociologique, puisque de tels
échanges peuvent se produire dans n’importe quelle société. C’est pour
cette raison que nous avons débuté ce chapitre en évoquant la notion
d’émergence. En effet, l’échange à somme positive peut se pratiquer
de manière sporadique et spontanée, sans qu’il y ait effet de société,

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Chapitre 10 • Le tiers exclu

sans que naisse une émergence. C’est le propre de la modernité d’en


avoir été lieu par excellence. De manière très wébérienne, nous avons
tenté ici d’en évaluer les coûts et les chances. Mais nous ne sommes
pas au bout de nos peines.
En effet, Prométhée est sans ombre, mais sa transparence n’est là
que pour occulter une présence qui ne dit jamais son nom. Et si nous
avons tant critiqué le substantialisme, le déterminisme de la produc-
tion sur la circulation et celui de la technique, c’est pour convoquer
cette autre présence que Prométhée ne peut même concevoir. On lui
donne le nom d’argent, ce qui n’est encore que nommer pour mieux
occulter, pour nier ce qu’il signifie. C’est encore Simmel qui indique la
voie à suivre ; car le moindre des enseignements de sa Philosophie de
l’argent est de dire : 1° Considérez la modernité comme un problème à
résoudre, dès lors que vous croyez l’avoir comprise ; 2° Recommencez
ce travail en la déduisant du complexe de l’argent, non pas celui que
vous connaissez, sonnant et trébuchant, mais comme d’une forme de
pensée qui devient déterminante dès lors qu’il devient invisible. On
l’aura compris, ce que Prométhée permet de cacher avec son existence
sans ombre, c’est le formidable pouvoir d’illusion dont l’humain est
capable. Et c’est dans cette caverne-là que le principe de Faust sévit.

Sur l’île artificielle


Les années et les générations ont passé. Sur les radeaux la vie
s’est organisée. Elle s’est organisée selon les modèles que l’imagi-
nation sociale des humains avait institués. À la place de la trans-
cendance implacable de Dieu, on en a institué une autre, plus mal-
léable et diverse26, celle du tout artificiel qu’est la société dont le seul
guide est l’immanence distribuée de la raison humaine. Certaines
expériences ont lamentablement avorté. Leurs radeaux ont coulé ou
dérivent, abandonnés, sur l’immensité d’un océan. D’autres encore se
sont créé de nouvelles niches et se cachent quelque part pour célébrer
leurs nouveaux dieux. Quant à leur organisation sociale, elle est plus

[26] Si l’esprit et la manière dont le monde de l’islam résiste à l’esprit et la manière de la


modernité, c’est principalement dû à une doctrine où la querelle des Universaux ne peut
avoir lieu. Le déterminisme d’Allah est implacable, on ne le discute pas ; on ne pense pas
même à le discuter. On peut conjecturer, cependant, que lorsque le médium monétaire
atteindra sa perfection, quand il deviendra aussi invisible qu’Allah – qui ne donne pas
de signes, n’agit pas par miracles et apparitions –, le monde arabe, s’il en aura encore
la force et les ressources, rejoindra la modernité capitaliste ou l’un de ses sous-mondes
riches en tiers exclus.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

diverse encore que la forme même du radeau. Parmi cette multitude


de radeaux, il en est un dont le succès est incontestable. Il est si grand
que ce radeau cherche par tous les moyens à s’approcher d’autres
radeaux pour établir des liens avec lui. Sa méthode est apparemment
remarquable, car elle parvient, à travers ces liens, à s’agrandir et se
perfectionner. Il lui vient même l’idée de se considérer comme le centre
du monde et le reste comme sa périphérie.
Ce radeau repose sur un mode d’organisation d’une remarquable
simplicité. Le radeau ne compte que des individus et chaque membre
y jouit d’une liberté maximale dès lors qu’il n’entrave pas la liberté
d’autrui. Obligé de ne compter que sur sa force de travail pour sur-
vivre, il apprend ainsi à transformer ses pulsions agressives en intérêt
(qu’on va appeler « économique »), s’agissant d’optimiser cette force
pour en retirer autant de biens utiles que possible. De même, comme
ces individus ne pourront pas produire tout ce dont ils ont besoin
pour leur subsistance, chacun devra trouver une « place », au sens
que Fred Hirsch donne à ce terme, c’est-à-dire une spécialisation
qui lui permettra d’échanger les surplus qu’il produit contre d’autres
biens qui lui sont plus utiles. Aux fins de cet échange se met en place
une sorte de bourse qui centralisera en lieu et temps les offres et
les demandes de ces biens. S’il est un organisme public, c’est-à-dire
une force étrangère à ce mécanisme, son rôle se bornera à garantir
une paix relative, afin que ces transactions se passent sans trop de
heurts. Chaque membre aura donc à cœur de protéger le lieu où sa
force de travail s’exerce, et donc à devenir propriétaire. La cohésion
de cet ensemble est faible. Si se présente une crise intérieure ou que
survient une menace du dehors, l’ensemble peine à se mobiliser et
risque donc de disparaître. L’expérience montre que tel n’a pas été le
cas. Ce radeau a connu des crises multiples, mais il a toujours trouvé
une parade ou un mode d’adaptation pour l’affronter ou la surmonter.
Il a aussi connu une montée des inégalités liées à la compétitivité des
places et à la force de travail que chacun était prêt à engager. Ces
inégalités ont fini par pousser les plus prospères à prendre d’autres
individus, moins prospères qu’eux, sous leur gouverne et à créer des
ateliers. Ainsi apparurent les premières formes de concentration qui
par la suite vinrent s’opposer au principe même de ce type d’organi-
sation sociale, la liberté individuelle. Il en résulta des conflits entre
grands et petits propriétaires, mais aussi entre grands propriétaires
et la main-d’œuvre qu’ils avaient tendance à payer moins cher que
n’avait valu leur force de travail d’antan. À la lutte des places (Hirsch)

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Chapitre 10 • Le tiers exclu

se joignait la lutte des classes (Marx). Cette lutte s’exacerba quand de


simples outils de travail, les objets techniques devinrent machines.
Les petits propriétaires n’y avaient pas accès et la main-d’œuvre pri-
vée de ses compétences. Mais la machine économique était désormais
lancée. Alors que les petits producteurs – mettons les luthiers – durent
se contenter de produits de niche et d’une technique artisanale, les
grands, munis de leurs machines, produisirent dans des masses de
plus en plus importantes ; tellement importantes que le marché local
insulaire ne parvint plus à les absorber. C’est pour cette raison que
ce radeau commença à loucher sur d’autres radeaux.
Le malheur de ce radeau fut que son système industriel finit par
coloniser tous les océans de ce monde, mais aussi qu’il créa des déchets
de toutes sortes dont il dut se débarrasser de toutes les manières pos-
sibles. Toujours balotté par les flots, entraîné par des courants divers,
soumis à d’incessantes crises et conflits à la fois internes et externes,
la belle harmonie du radeau d’origine fut définitivement perdue par
des guerres d’envergure océanique et des crises économiques à répé-
tition. C’est ainsi que son séjour devint problématique.
L’idée de trouver un meilleur écoumène germa ainsi parmi certains
de ses membres. Savoir que les courants et les vents ne menaient nulle
part, qu’il n’y aura pas de parousie, voir les autres radeaux végéter
et d’improbables expériences de retour au Maître péricliter dans de
tragédies immenses, de surcroît barboter dans des eaux de plus en
plus insalubres, alors même que mis à part certaines terres rares la
machine économique s’acheminait à nouveau vers une forme d’auto-
subsistance, voilà les conditions matérielles et idéelles qui rendent ce
projet envisageable.
Nous cessons ici de filer la métaphore nautique. Elle nous a per-
mis d’illustrer de manière allégorique la genèse de la modernité et
son possible aboutissement. Mis à part le projet initial du radeau
moderne qu tablait sur le principe de liberté de l’individu possessif, il
n’y a pas été question de grammaire sociale, ni d’argent. Le passage
du radeau aux îles artificielles nous demande de penser la forme et
l’organisation d’un nouvel habitat. À l’ère appelée, à tort ou à raison,
anthropocène, l’idée qui le préside est encore une question de survie.
Car à la surface et au-dessus des océans se forment des vortex verti-
gineux, vortex de déchets dans lesquels il est impossible de survivre,
mais surtout vortex d’énergies que la main de l’Homme a déclenchés.
Nous voyons aujourd’hui se multiplier des épisodes météorologiques
qui menacent d’anéantir ce que des générations d’humains ont réussi

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Aldo Haesler • Hard Modernity

à mettre en place sur leurs radeaux respectifs. De là est née l’idée


d’un nouvel abritement. On pense évidemment aux projets de géo-
ingénierie, mais aussi à des formes densifiées d’existence, à des projets
urbanistiques de développement durable, le tout visant à s’immuniser
contre les aléas extérieurs et à éviter que ces nouvelles formes de vie
dégénèrent à la manière dont J.G. Ballard avait imaginé la révolte des
classes moyennes (par exemple à la suite d’une coupure de courant ou
à un grand bug d’internet). Nous sommes au seuil de cette nouvelle
expérience. Dans la prochaine partie, nous allons explorer ce qui a
été laissé en suspens dans nos allégories, les grammaires sociales et
l’argent devenant abstrait, à la recherche d’une cohérence entre nos
deux champs d’investigation.

Epreuves finales 17 avril 2018


Quatrième partie
Leçons

Dans cette quatrième partie, il sera question de la moder-


nité capitaliste contemporaine, c’est-à-dire celle qui fait
suite à la petite période de seuil des années 1972-1973 et
que nous appelons modernité hard.

Epreuves finales 17 avril 2018


Epreuves finales 17 avril 2018
Chapitre 11
Les inconséquences
de la modernité

C e n’est sans doute pas par hasard, si les deux principaux auteurs
sur lesquels s’appuie Anthony Giddens dans la synthèse de sa socio-
logie générale de la modernité, The Consequences of Modernity
(1990), sont Georg Simmel et John Maynard Keynes. Giddens, tout
comme son prédécesseur allemand, s’accordent sur un point au moins1 :
que pour accéder au cœur du projet moderne, il fallait en référer
à l’argent. L’argent, selon lui, introduit deux changements majeurs
par rapport aux mondes traditionnels : 1° il permet l’ajournement du
paiement­, du règlement, et par extension : de la réalité – en cela, il suit
les intuitions de Keynes ; 2° il donne lieu à des relations à distance,
qui nécessitent l’établissement d’une confiance, et, par extension, de
systèmes-experts. C’est une déduction qu’il obtient à partir de Simmel.
La structuration sociale, selon Giddens, est l’instauration d’un nou-
veau régime spatio-temporel. Sur ce point on peut le suivre sans dis-
cussion. Le régime moderne résulterait donc d’un double déplacement
dans l’espace et le temps. L’argent permet d’attendre ; d’attendre son
tour : d’attendre que d’autres se servent avant nous ; d’attendre que se
présente une bonne opportunité ; et surtout : il nous sert à attendre
avec patience, à ne pas user de violence pour forcer son tour. Keynes

[1] Alors même que les deux auteurs ne sauraient être plus différents. Giddens est le der-
nier « systématiste » en sociologie, à faire une « suprême-théorie » de la modernité tardive,
comme Parsons l’avait fait pour la modernité triomphante. Pour asseoir sa synthèse, sa
théorie de la structuration sociale, Giddens avait fait une critique en règle des principaux
fondateurs de la sociologie (Marx, Durkheim, Weber, Veblen, Parsons, etc.), mais il en
avait soigneusement éloigné Simmel. Ce qui fait dire à Stjepan Metrovic : « Simmel est
dévastateur pour la pensée de Giddens. C’est pour cette raison qu’il l’ignore » (1998, p. 213).
Il s’en sert, certes, pour l’aspect « prolongement des chaînes causales » de l’argent, mais en
prenant bien soin d’ignorer ce que Mestrovic appelle la « sociologie sauvage » de Simmel,
c’est-à-dire son aspect vitaliste et nietzschéen.

Epreuves finales 17 avril 2018


418
Aldo Haesler • Hard Modernity

avait bien mentionné que l’argent est un pont qui se tend entre le
présent et l’avenir. Non seulement, il libère de la captation immédiate,
mais il permet d’envisager l’avenir de manière sereine ou (si on n’en
a pas) non. Voilà pour le temps. De même, en empruntant certaines
observations faites par Simmel, Giddens remarque que par le biais de
l’allongement des chaînes d’action se produisait également un dépla-
cement dans l’espace dont l’argent était à nouveau le principal agent.
L’argent permet ainsi de déléguer, de commander à distance, de ne pas
se soucier qui fait quoi dans l’acheminement d’un bien et sous quelles
conditions ces biens étaient produits, etc.
Bref, nous suivrons Giddens sur ce plan-là. Mais si Giddens par-
vient à faire une « suprême-théorie » de la modernité tardive, c’est
au prix de simplifications excessives et du refoulement d’un certain
nombre d’ambivalences. Nous n’entendons pas en faire la critique ici.
Nous ne le suivrons pas, cependant, par son insensibilité quant aux
événements de 1972-1973. L’argent est peut-être la clé pour pénétrer
le complexe moderne, mais sa portée va plus loin que Giddens ne le
suppose. Si Giddens croit donc pouvoir indiquer les conséquences de
la modernité, c’est au prix d’un certain nombre d’inconséquences de
la théorie qui viendront à leur tour éclairer d’un jour nouveau les
inconséquences de ladite période.
Le problème qui s’était posé à la fin du chapitre 4 (« Une période
de seuil : la Grande transformation II ») revenait à chercher le déno-
minateur commun le moins abstrait possible du plus grand nombre
d’événements survenus pendant cette période. Ce dénominateur est
l’argent. Non, l’argent en général, comme l’entend Giddens dans une
trop grande abstraction, mais l’argent-médium tel qu’il a été porté
par l’échange à somme positive depuis le début du XVIIe siècle. Et
cette régularité qui affecte son devenir : à mesure que ce jeu déploie
sa grammaire (qu’il structure l’ensemble des relations du pentagone),
l’argent devient invisible. Et du coup, comme toute métanoia qui se
respecte, efface les traces, de soi-même et de son devenir.
Comme presque tous les processus évolutionnaires, le départ d’un
tel processus est d’une grande simplicité ; ce sont ses conséquences
qui sont complexes ; et elles le sont, parce que les deux ingrédients
de départ, l’argent et l’échange, deviennent invisibles. L’échange à
somme positive, en devenant une surévidence, une forme de pensée
qui rend cohérente une contradiction performative, par le moyen de ce
que nous nommerons ici hyperfétichisme, et l’argent, en invisibilisant
sa substance.

Epreuves finales 17 avril 2018


419
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

Une nouvelle synthèse sociale


Si la transformation de la grammaire sociale s’est bien effectuée lors
du grand seuil au début du XVIIe siècle, les conséquences qui auraient
pu permettre d’en déceler la logique ne devinrent effectives que lors
du second seuil des années 1972-1973. C’est alors seulement que ce
qu’on a appelé plus tard la financiarisation, c’est-à-dire l’implication
et la dépendance d’un nombre de plus en plus grand de personnes et
d’institutions dans des circuits bancaires et para-bancaires, s’est fait
ressentir dans la vie quotidienne de ces personnes. On avait noté à
cet égard dans le chapitre 4 la naissance du crédit à la consommation.
On peut y ajouter toute une gamme de microcrédits et, lié à cela, des
pratiques d’endettement qui font aujourd’hui partie du quotidien d’une
grande partie de la population en modernité capitaliste2.
Le développement des caractéristiques de l’échange marchand à
somme positive nous a permis de découvrir la spécificité des rap-
ports du pentagone de la modernité. Que l’espace public, les relations
affinitaires, le nouveau cosmopolitisme, la socialisation négative et
bien d’autres conséquences de cette nouvelle conception de l’échange
puissent non seulement montrer des analogies, mais l’empreinte
d’une forme commune (isomorphie) et même reposer sur un principe
commun (homologie)3 n’est ni le fruit du hasard, ni une construction
spéculative plus ou moins arbitraire. Elle repose sur un champ séman-
tique structuré, lui-même tributaire d’un saut ontologique qu’il a fallu
reconstruire aussi logiquement que possible. Dans le chapitre 9 (« Le
système de la modernité : une reconstruction »), nous avions déduit les
caractéristiques possibles, c’est-à-dire déduites abstraitement, d’une
société établie sur une telle grammaire. Dans le chapitre 10 (« Le tiers
exclu »), on en a évalué les coûts et les profits en termes d’externalités.
Il est temps maintenant de confronter ces résultats à la réalité de la
modernité actuelle.

[2] En France, des travaux empiriques sur cette financiarisation de la vie quotidienne ont été
entrepris par un groupe de sociologues à partir des années 2000, notamment autour Jeanne
Lazarus (2012, 2015) et de Laure Lacan (2013, 2015), en pointant le rôle « pédagogique » des
banques dans la vie quotidienne des Français. Il est nécessaire aujourd’hui que les socio-
logues entrent dans les capillarités du rapport entre vie domestique et domaine financier
en raison du fait qu’un nombre de plus en plus important d’usagers ne parviennent plus
à objectiver ce rapport, alors même que les conséquences de cette financiarisation se font
de plus en plus lourdes pour leur présent et (surtout) leur avenir.
[3] Alors qu’aucune des analyses concurrentes, si toutefois elle s’est penchée avec attention sur
cette période, n’est capable de mettre une telle diversité sous un dénominateur commun.

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420
Aldo Haesler • Hard Modernity

1. On l’a vu, le rapport intersubjectif ou interindividuel (HH) propre


à la modernité est un rapport d’indifférence réciproque. Indifférence
morale et non-différence de forme, ce rapport est aujourd’hui devenu
norme4. Si on l’a communément rapporté à la transformation tönnies-
sienne de la communauté à la société, à la naissance d’une culture de
masse ou à la transformation d’un individu-boussole (l’inner-directe-
dness de David Riesman) en un individu-radar (other-directedness),
pour ne citer que des explications redondantes dans l’histoire des idées
sociologiques, il n’en est pas moins évident que toutes ces explica-
tions gardent un caractère peu satisfaisant dans la mesure où, devant
la nouveauté à expliquer, elles se bornaient à importer un nouveau
concept, si ce n’est simplement à formuler un nouveau postulat. Or,
plus un modèle est enrichi de cette manière, et plus sa pertinence théo-
rique sera limitée. Ainsi, cette « indifférence réciproque » qui caracté-
riserait selon nous les relations humaines modernes n’est ni imputable
à un changement psychologique, anthropologique, religieux, politique,
métaphysique ou autre, mais s’inscrit dans une nouvelle grammaire
des relations sociales dont l’échange marchand considéré comme un
jeu à somme positive est à la clé. C’est une innovation de forme – de
forme de vie et de forme de pensée – au sens de Simmel. Ce déficit
de socialité est compensé par un surinvestissement affectif dans des
relations affinitaires. La multiplication des phénomènes d’isolation et
corrélativement de fusion en est aujourd’hui un indicateur probant5.
Il faut comprendre son caractère compensatoire pour éviter de tom-
ber dans le piège d’une surévaluation de ces relations fusionnelles.
L’affinitaire est certes une chance – il multiplie les options, alors
même que l’encastement les réduit –, mais l’engagement dans une
relation fusionnelle est tout sauf une chance. Il est dessaisissement
de distance objectivante et donc régression. Il faut comprendre aussi

[4] L’indifférence est passive, elle invite à laisser faire, alors que la non-différence, à l’instar
du poncif derridien de différance est un obstacle ou un déni actif de distinction.
[5] L’affaiblissement constaté par certaines enquêtes américaines (Putnam 2001, McPherson
2006, Wang et Wellman 2010, Brashears 2011) sur le plan des liens de socialité primaire,
le développement exponentiel des liens de socialité tertiaire sur les réseaux sociaux –
notamment leur fragilité et leur caractère éphémère et spectral – peut expliquer le phéno-
mène de « surimplication » (Lourau 1990, Nicolas-Le Strat 1994) ou de surinvestissement
affectif dans ce qu’il reste comme liens primaires. Ce surinvestissement affecte à la fois les
relations de couple, appelées à compenser les déficits relationnels dans la vie quotidienne,
mais aussi les relations aux enfants, aux amis et même aux animaux domestiques. Cette
« fusionnalité » peut prendre des tours pathogènes quand les critères de normalité tendent
eux aussi à être relativisés.

Epreuves finales 17 avril 2018


421
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

que devant la norme qu’est le rapport d’indifférence réciproque, faute


d’éclaircissement sociologique, il ne reste que deux alternatives : le
fusionnel et le retrait relationnel. Ce dernier est particulièrement pré-
occupant aujourd’hui. Il ne se limite pas aux cas, japonais et coréens,
d’asexualité ou d’arelationalité assumée, mais à une série de pra-
tiques que les médias numériques révèlent (et non pas provoquent) :
« ghosting » (« faire le mort » en ne répondant plus aux SMS), realfakes
(jeu de personnalités virtuelles multiples), liaisons numériques par
applications « conviviales », etc. En tant que relations de plus en plus
affinitaires, elles tombent sous le couperet de la logique du commuta-
teur, déjà annoncée par Marc Guillaume. La relation fonctionne aussi
longtemps que le bien affinitaire convoité apporte une hausse d’utilité
subjective, et ce aux deux (ou plusieurs) partenaires de la transaction
(amoureuse ou autre). Si, pour une raison ou une autre (c’est-à-dire
indépendamment des raisons), cette hausse n’est plus éprouvée, l’un
des partenaires peut en sortir. Et il peut en sortir sans avoir à se
justifier. Alors que la justification entrait toujours dans les diverses
dramaturgies des « scènes de l’amour », cette absence indique que
l’échange à somme positive est un élément constitutif implicite de la
relation. C’est dire que cette forme s’est naturalisée.
2. Le second pôle du pentagone moderne, l’intégration sociale, le
rapport (HS), propre à la modernité est caractérisé par une structure
de socialisation négative6. Par rapport à l’explication durkheimienne
qui visait à rendre compte des conséquences de l’individualisation de la
société moderne sur ses chances et ses risques de cohésion face au péril
de l’anomie, c’est-à-dire de raréfaction de normes et valeurs partagées,
la socialisation négative met l’accent sur un système normatif qui a
tendance à devenir entièrement opaque pour l’acteur social. S’il partage
les normes objectives du système social, c’est plus en vertu d’un féti-
chisme particulier relevant soit du déni assumé, de la simple croyance
ou de la foi pure qu’en vertu d’un système de sanctions, positives ou
négatives, qui assuraient naguère l’intériorisation de ces normes. Car
la logique du profit conjoint ne lui indiquera qu’une seule chose : la rai-
son pour laquelle sa recherche de profit sera légitime est le fait que le

[6] On doit ce terme à l’important sociologue allemand, grand spécialiste de Max Weber, Stefan
Breuer, qui, dans sa thèse Die Krise der Revolutionstheorie (1977), en critiquant l’idéologie
laboriste de Herbert Marcuse, a souligné à quel point le travail était surestimé comme
vecteur d’identification et d’intégration sociale. À sa place, il convenait de penser une
identification/intégration par défaut qu’il a appelée processus de socialisation négative.

Epreuves finales 17 avril 2018


422
Aldo Haesler • Hard Modernity

système social dans lequel il est engagé en tirera lui aussi le sien (H+,
S+). L’expansion du système reposera aux yeux de l’individu sur sa
conformité à concrétiser cette logique. Et c’est bien pourquoi il y a lieu
de parler de normes objectives, c’est-à-dire des normes selon lesquelles
le système fonctionne effectivement et que l’individu adopte à son tour
comme raisons suffisantes justifiant du choix de son action. Certes,
le cadre de cette logique sera toujours balisé par des sanctions, mais
leur caractère ne sera plus que purement régulatif, visant à classer
par exemple les individus selon leur efficacité au gain, ou à discriminer
comme parasites ceux qui ne se plieraient pas à cette logique. Mais ces
sanctions ne seront plus objectives en ce sens qu’elles permettraient
un rapport réflexif aux normes, puisque pour qu’il y ait réflexivité,
il faut que ces normes constituent des obstacles que l’individu aurait
à surmonter lors de la socialisation traditionnelle. Dans le processus
de socialisation négative, l’individu s’incorpore ou se coule dans ces
normes qui ne lui apparaîtront plus comme des obstacles, mais comme
des guides de son action. C’est donc par mimétisme normatif que se fera
cette socialisation, un mimétisme où la croyance se sera substituée à
la réflexion. Car tel est le pari pascalien devant lequel se trouve l’indi-
vidu moderne : faute de pouvoir objectiver cette logique qui anime le
système, il sera toujours moins risqué de s’y conformer que d’adopter
des critères d’action qui lui seraient étrangers et qui demanderaient
au préalable que cette logique fût dévoilée. Cette nouvelle religiosité a
pour nom le fétichisme, c’est-à-dire l’illusion de naturalité d’un système
entièrement artificiel. D’où la naïveté de croire que l’espace public pour-
rait servir de contre-pouvoir ou, à tout le moins, d’instance réflexive.
Tant que la logique sociale à l’œuvre dans ce type de société n’aura pas
été mise en évidence, le pouvoir délibératif tant prisé par les tenants
du modernisme réflexif restera superficiel, pire même : on pourra le
faire valoir comme une instance d’opposition et faire croire qu’en adop-
tant une éthique discursive, une amélioration – à défaut de convoquer
ce « gros mot » d’émancipation – demeure encore possible. Dans cette
même déduction des « pathologies » modernes (il faut prendre la mesure
de l’inanité de ce terme), dont le marxisme fit le panégyrique en les
rapportant au monde de la production et non de la circulation, il entre
évidemment l’aliénation et la réification du rapport sujet/objet lui-même,
et plus par­ti­cu­liè­rement du rapport entre acteur, instrument et produit
du travail. La méthode d’investigation consisterait donc à « déduire »
ou à transposer les pathologies et les chances du système capitaliste
moderne de la sphère de la production à la sphère de la circulation.

Epreuves finales 17 avril 2018


423
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

Rappelons la leçon de Luhmann : alors que dans les sociétés tradi-


tionnelles la différenciation sociale se faisait de manière statutaire,
puisqu’elle reposait sur le processus de division du travail imposée
de manière coercitive, dans la société moderne cette différenciation
s’opère à partir du principe actif de l’échange à somme positive. Ce
n’est plus la tradition, la coutume, l’héritage familial qui définissent
la place de l’acteur à l’intérieur du système social, pas moins qu’il
choisira lui-même cette place en fonction de ses qualités personnelles,
selon le beau mythe libéral. Qu’elle soit choisie ou imposée importe
d’ailleurs peu, tant le fait que cette place sera dorénavant déterminée
par la recherche du profit conjoint l’emportera sur toute autre forme
de justification. À partir de là, pourrait se décliner une critique fon-
damentale du théorème tocquevillien : car la liberté de choix, si carac-
téristique de l’empire américain, reposait sur un système, où ce choix
avait minimalement un sens. Par exemple, celui d’améliorer sa condi-
tion en optimisant ses ressources personnelles. Or, le système édifié
par l’échange marchand à somme positive est un système de choix
indifférents, c’est-à-dire un système d’options. Dans un tel système,
la liberté de choix n’est plus que purement formelle, l’option ne valant
plus comme une valorisation conduite par l’acteur en vue d’actualiser
ses préférences et d’optimiser ses qualités, mais comme un simple jeu
de places, où ces attributs personnels n’entrent plus dans la définition
de la position sociale. À partir du moment où le choix n’est plus exercé,
mais simplement donné comme une option, la liberté d’agir et les
« raisons » qui la président n’ont de subjectif que l’illusion de pouvoir
choisir, en d’autres termes, l’ignorance que ce choix est institué dès
le départ dans un système qui se voudrait encore libéral. Bref, les
options éliminent la liberté de choix tout en augmentant la possibilité
de contrôle qui s’exerce à travers l’octroi d’options. Fred Hirsch avait
donc bien saisi les limites sociales du modèle de croissance à l’œuvre
jusqu’au début des années 1970. Une fois encore nous vient à l’esprit ce
que Walter Benjamin avait dit à propos de la catastrophe, c’est que les
choses continuent comme avant. On continue à parler de « liberté » de
choix et d’user du lexique correspondant, à se mouvoir dans l’illusion
que s’ils sont faits, ces choix devraient être gagnants pour tous, alors
que dans la réalité décrite par Hirsch règne une guerre des places
qui est bel et bien un jeu à somme nulle.
L’acteur s’engagera donc dans une individualisation forcenée, tout
en croyant que cette liberté est censée donner des « chances » à tout
le monde. Finies les négociations collectives, les jeux de la partici-

Epreuves finales 17 avril 2018


424
Aldo Haesler • Hard Modernity

pation et les processus délibératifs, les idées de contrat social et de


luttes communes. On voudra bien faire semblant, mais la réalité est
cruelle. Depuis le petit seuil, toutes ces formes d’engagement collectif
s’épuisent les unes après les autres. Que reste-t-il de la démocratie
délibérative d’une Ségolène Royal, sinon un objet de moquerie ? Sinon
une simple étiquette dont usent les décideurs pragmatiques actuels
pour passer leurs réformes en douce ?7
La généralisation et l’exacerbation de l’individualisme en toute
bonne foi républicaine marquent le devenir réel de l’échange à somme
positive. Sommé de ne s’occuper que de ses affaires, l’acteur-citoyen
troque la réciprocité directe et pratique, celle qu’il exerçait tous les
jours avec ses collègues et ses voisins, contre une collaboration active
au système opaque des choix d’option. C’est ainsi que s’évanouit aussi
la norme universelle de réciprocité. Qu’on ne prenne que l’une de
ses sous-normes appliquée au monde du travail : la méritocratie. Le
salaire au mérite, qui prend aussi en compte risques et pénibilité du
travail, échappe de plus en plus au cadre réglementaire des grands
accords de branche. Les négociations syndicats-patronat ne cessent
de piétiner. Le gouvernement se désengage – en France particuliè-
rement – d’une cause qu’il estime courue d’avance. Il s’agit là d’un
symptôme d’une déréliction qui marque le passage de la modernité soft
à la modernité hard : partout où se portent nos regards, dans les poli-
tiques de retraite, les accords salariaux et même dans la législation
du travail, le traitement individualisé du cas par cas avance (masqué)
au profit de la neutralisation progressive de cette norme universelle.
3. De même que des individus indifférents les uns aux autres ne
développent plus de passions, mais interagissent à l’aune de leurs inté-
rêts affinitaires (économiques ou autres), de même les nations engagées
dans la poursuite conjointe du profit renonceront à la violence du jeu à
somme nulle et réaliseront ce projet de « paix perpétuelle » si caracté-
ristique du XVIIIe siècle finissant. Ce passage de la guerre ouverte à la
concurrence généralisée suppose d’une part une définition rigoureuse
des frontières, c’est-à-dire l’édification d’un Etat-nation et d’autre part
une administration des ressources physiques de manière à satisfaire

[7] Il suffit de voir avec quelle facilité l’idée d’une société gérée comme une entreprise est
passée dans les esprits et les pratiques institutionnelles sous le régime Macron. C’est
une banalité de dire que le Président y est devenu en quelques mois seulement un CEO
de société qui, sous les ors de la République, applique les formules d’un management
énergique et autoritaire.

Epreuves finales 17 avril 2018


425
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

la loi des avantages comparatifs de Ricardo. Ainsi naît un nouveau


complexe géopolitique, un système-monde dont Immanuel Wallerstein
(1984) nous a donné une impressionnante description. Mais l’état de
non-guerre n’est pas un état de paix, car le rapport (S/S) demande lui
aussi de penser le tiers qu’il exclut et qui est source de violence, et
avant tout la violence de son occultation. Si la notion de mondialisation
est inepte, tout comme l’évocation d’un « village global » (McLuhan),
c’est que l’effacement de frontières se lit encore comme une simple
conséquence technique et non comme leur implosion dans un système
global qui est celui de la dé-différenciation ou du décloisonnement.
C’est ce qui explique le flottement caractéristique des négociations
supranationales : prises entre les intérêts partisans des États-nations
et les aspirations cosmopolites des institutions internationales, elles
ne parviennent ni aux compromis heureux qui faisaient les grandes
occasions historiques, ni à l’affirmation de principes élémentaires de
justice requis depuis les premiers jusnaturalistes. Les rares réali-
sations effectives d’enrichissement réciproque, comme la chaîne de
télévision ARTE, doivent aujourd’hui encore craindre pour leur survie.
4. C’est dans le rapport entre société(s) et nature (S/N), que le
nouvel idéologème apparaît de la manière la plus manifeste, mais que
se dévoile aussi du même coup son caractère équivoque. L’injonction
judéo-chrétienne de dominer la nature se rapportait principalement
aux sociétés traditionnelles en demandant au cultivateur de la terre
d’aménager et de ménager celle-ci tout en disciplinant sa propre
nature en la soumettant aux rigueurs du tripalium. Avec la révolution
copernicienne, cette norme universelle de ménagement fait place – ne
craignons pas le mot facile – à une technique de management. Car
pour soutenir la fiction des profits conjoints entre nature et société,
l’idée de perfectionnement de la nature est à la fois ingénieuse et
fallacieuse. Certes, la science et la technique modernes ont pu être
mobilisées pour accréditer l’idée d’une nature brute qui, sans elles,
n’aurait jamais connu la moindre mise en valeur. Mais faire croire
en un perfectionnement, alors que le pillage de cette nature allait
en s’accroissant, voilà qui constituait la limite du discours moder-
niste. Pour peu donc que science et technique perdent de leur aura
magique et la contradiction de ce « win-win » éclate au grand jour.
C’est là tout l’art du management, de pousser le fétichisme à bout.
Sous couvert d’administrer les choses et d’en tirer le plus grand bien
– pour les employés comme pour l’entreprise –, cette « science » se
pare des atours de la neutralité technique pour mieux travestir le

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426
Aldo Haesler • Hard Modernity

pillage auquel elle se livre en réalité. Le manager est l’incarnation


de l’Homme moderne. Son art consiste à promouvoir chaque détresse
en un challenge d’où l’humanité sortira grandie. Et son archétype
est le fameux Docteur Faust, dont la carrière littéraire, commencée
à la Renaissance, constitue­comme un fil rouge dans l’histoire de la
conscience européenne. Si tout se gère aujourd’hui, comme on le dit
en langage courant, le management est avant tout celui de la pénurie.
Cet « art de faire » y trouve d’autant mieux sa légitimité que du côté
de la gestion des surplus (des luxes) règne la gabegie la plus totale.
Et n’oublions pas, que Faust n’est pas d’abord un technicien. Il est
celui qui fait jaillir quelque chose à partir de rien. Goethe avait très
bien compris sa magie.
5. Et que dire, finalement, du rapport (H/N), du rapport à son corps
par les travaux, du rapport la matière par sa pensée ? On vient de
souligner la quasi-absence d’externalités positives dans ce rapport.
Faut-il maintenant nuancer ? Peut-on prolonger d’un trait la critique
de l’aliénation faite depuis Marx ? Ou, quand on sait le caractère
contagieux de ce phénomène, tel que le conçoit ce dernier, en quoi
l’inversion de causalité {technique → division du travail → échange
(à somme nulle)} en {échange (à somme positive) → division du tra-
vail → technique} infirme-t-elle son théorème ou en quoi permet-elle
de l’améliorer ?
La formule de l’« entrepreneur de soi » a été diversement utilisée8. Et
ce n’est pas en produisant une nouvelle notion, comme celle de gouver-
nance, qu’on parviendra à comprendre de quoi ce rapport est fait9. En
convoquant plus tard la notion d’hyperfétichisme, nous pensons pouvoir
mieux approcher ce qui s’y déroule. Il ne s’agit pas seulement d’« aliéna-
tion de soi » (Selbstentfremdung), comme l’analyse Rachel Jaeggi (2005),
mais d’une aliénation prise en compte en toute conscience relevant de
diverses stratégies – « entrisme », évitement du pire ou posture de maî-

[8] Voir les travaux de Voss et Pongratz (1998) et surtout de Bröckling (2007) qui reprend,
comme de nombreux auteurs français, notamment Dardot et Laval (2009, p. 402-456),
l’idée foucaldienne du « gouvernement de soi ».
[9] Nous nous inscrivons souvent en faux contre les exercices épistémiques menés par Michel
Foucault ; et cela en raison de l’espèce d’irradiation fascinée qu’il a exercé sur l’intelligent-
sia de la fin du siècle dernier et que la publication de ses cours a puissamment relayée
jusqu’à récemment. Non seulement, comme nous l’indiquions déjà, il n’a pas remarqué la
formation du champ sémantique de l’échange dans le chapitre de Les Mots et les choses
qui lui fut consacré, mais, dans le style flamboyant qui le caractérise, il a trop souvent
troqué les effets d’annonce et les propos allusifs contre une analyse rigoureuse que l’objet
de son travail et ses visées ambitieuses auraient réclamés.

Epreuves finales 17 avril 2018


427
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

trise – qui peuvent se croire résistantes, mais qui, ne le cachons pas,


joue avec le feu10. C’est dans cette veine que s’inscrivit pour la première
fois la critique du luxe et les diverses apologies de la frugalité et de l’as-
cèse tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Il ne s’agit pas, comme le
pense Rosanvallon (2011, p. 77 sq) d’atavismes ou de résurgences préca-
pitalistes, mais, comme l’avait déjà mis en évidence Hirschman (1977)
de stratégies de conversion de passions violentes en intérêt bien senti,
rendues nécessaire par l’abandon de toute référence transcendante
et la nécessité de rebâtir le monde humain sur les seules ressources
de l’immanence de la raison. Mais un autre motif fonde encore cette
injonction à la mesure et à la frugalité : c’était de contenir les effets
puissamment désocialisateurs de l’échange marchand conçu comme un
jeu à somme positive. En effet, un ensemble d’individus menés par leur
seul intérêt ne peut pas faire société. Parmi les 4 fonctions sociologiques
fondamentales (cohésion, différenciation, coordination, formes sociales),
si les trois dernières trouvent peu ou prou une solution, il demeure le
problème prioritaire de la cohésion sociale. Une solution spontanée,
telle que prônée par tout un ensemble d’économistes, de physiciens
ou d’i­déo­logues du libéralisme, est hautement improbable ; en effet,
la probabilité de voir émerger un modèle mimétique, avec sa violence
incontrôlable, est aussi grande que celle d’un retour à une forme de
despotisme (repristinisation). Toute l’histoire de ces tentatives avor-
tées – des modèles anarchisants aux modèles totalitaires – montre la
nécessité d’une superstructure idéologique particulière qui laisse aux
acteurs l’illusion d’œuvrer à la poursuite autonome de leurs intérêts
particuliers, d’être guidés par leur libre arbitre, tout en occultant la
grammaire qui les lie. On comprendra dès lors que la marchandisation,
la spectacularisation ou le simple divertissement (en mode mineur, par
divers modes de reposité) ne sont que des artefacts faisant diversion
sur le véritable liant sociétal qu’est le système du jeu à somme positive
dont l’argent-médium est le grand intégrateur.
La synthèse sociale moderne repose ainsi sur une occultation
systématique. On parlera certes de réseau, de Grande société (à la

[10] Dans sa théorie de la résistance ordinaire, Michelle Dobré (2002) ne s’appuie précisément
pas sur ce supposé fonds réflexif. Comme ne cessait de le dire Ernest Gellner, toute cette
agitation autour de la figure de l’homo œconomicus censé optimiser son rapport input/out-
put avec ses divers capitaux, alors qu’il ne fait rien d’autre que d’essayer de ne pas perdre
la face et se dépatouiller avec les vicissitudes de la vie, toute cette agitation est vaine et
occulte précisément l’espèce d’art et de malice du détournement, ces « arts de faire » sur
lesquels repose l’argument de Dobré.

Epreuves finales 17 avril 2018


428
Aldo Haesler • Hard Modernity

Hayek), ou de mégamachine, on incriminera les classes dominantes,


les logiques du capital, ou même quelque victime expiatoire venant
neutraliser la violence soi-disant originelle, rien n’y fera : en nom-
mant ces agents collatéraux, visibles à l’œil nu, évidents dans leurs
intérêts de classe, accessible à l’analyse exotérique, on ne fera que
mieux obscurcir le mécanisme sous-jacent qui permet cette synthèse
sociale. L’erreur de presque tous les marxismes est d’avoir considéré
que la seule synthèse sociale « vraie » (au sens léniniste du terme, où
la vérité est elle-même une idéologie) était celle réalisée par le travail
humain. Seul Alfred Sohn-Rethel osa dire un jour que « dans le cadre
de l’ensemble fonctionnel du marché ne régnait pas le travail abstrait,
mais l’abstraction du travail » (1970, p. 70). Cette abstraction repose
sur la subsomption monétaire. C’est l’argent qui forme la nomencla-
ture qui rend tel travail concret, tel autre travail abstrait, telle activité
non laborieuse, divertissante, utile ou inutile, etc. C’est son principe
qui nous fait nous penser autonomes, libres dans nos choix, entre
autres, de devenir entrepreneurs de nous-même. Toute sociologie et
toute philosophie qui ignore cette subsomption n’a tout simplement
pas saisi la « vérité » de l’économie marchande. Cela va bien au-delà de
la sphère d’influence marxienne, car la même critique peut être faite
de Max Weber qui, lui, s’appuie – par Simmel interposé – sur Carl
Menger. Pour le dire encore une fois avec force : la synthèse sociale
moderne ne repose ni sur le travail humain, ni sur un système de
droit, ni sur des principes de raison, ni même sur des postulats théo-
logiques sécularisés, mais sur une forme de pensée et d’organisation
sociale dont l’acteur silencieux mais terriblement efficace est l’argent
qui est le grand administrateur de l’échange à somme positive. C’est
ce couple qu’il s’agit d’interroger, si on veut faire progresser l’intelli-
gibilité de la modernité. Une « histoire qui se fait dans le dos de ses
acteurs », selon la formule de Marx, par l’ignorance que cette histoire
est constituée par le dur labeur de ses acteurs, dont l’invisibilisation
appelle un véritable tribunal, est une formule portée par un bel idéa-
lisme et une conscience morale élevée, mais qui précisément par le
fait qu’elle troque un argument formel contre un argument éthique est
un travestissement qui n’est pas moins dangereux que celui pratiqué
par les thuriféraires du libre marché.
Qu’une synthèse sociale reposant sur l’abstraction monétaire soit
plus « difficile » à penser qu’une synthèse sociale reposant sur le travail
humain, n’est en soi pas un argument suffisant pour continuer à se
mouvoir dans une métaphysique du travail qui ignore jusqu’à la plus

Epreuves finales 17 avril 2018


429
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

élémentaire intelligence d’Aristote ; Aristote qui avait compris que dès


lors qu’on abandonnait la violence élémentaire du despotisme, il fallait
s’en remettre à l’illusion nécessaire de l’abstraction monétaire pour
instaurer un semblant d’ordre social. Mais c’est dans cette facilité
que s’est engouffrée toute la pensée occidentale du social à de rares
exceptions près (Max Stirner, le jeune Marx, Sohn-Rethel). Pourquoi
cette préséance de l’argent dans l’explication de la synthèse sociale
moderne ? Nous disons bien moderne, car dans d’autres formes de
société, la synthèse avait été soit « organique », soit despotique (l’avan-
tage étant, du moins dans sa forme despotique, de pouvoir être plus
facilement reconnaissable). Parce que l’argent est relation – il est
relation (synthétique) – et c’est là le saut de pensée difficile à accom-
plir – et donc origine des relata qui la composent. Il n’est plus outil des
échanges, instrument à leur service, selon la formule A = f(E), mais
se met à former les échanges eux-mêmes, selon la formule E* = f(A)
– l’astérisque signalant toute espèce de forme de circulation sociale.
Cette inversion des formules, apparemment simple, contient toutes les
difficultés de pensée substantialiste que la pensée de la modernité met
en scène. Ou pour le dire de manière plus complète : l’argent moderne,
tel qu’il se forme au cours du XVIIe siècle, est le lien invisible qui va
lier entre eux les Hommes et les choses. C’est en apparence le marché
qui crée ce lien, mais le marché n’est rien d’autre que l’expression
locale du lien monétaire. Il faut pour cette raison aller plus loin que
cette expression. Mais il faut surtout la rendre compréhensible.
Reprenons la formule canonique de la sociologie relationnelle : HH :
HC : CC : CN : HN. La manière dont nous avons déduit chaque rapport
à partir de la nouvelle grammaire sociale nous montre a minima qu’il
y a analogie entre eux, c’est-à-dire appartenance à une certaine classe
de rapports dont la forme est rapprochante. On dira à cet effet qu’il y
a un « air de famille » en commun. Mais cela ne saurait suffire à notre
enquête. En effet, on peut distinguer quatre étapes de rigueur « corre-
lationniste » ; l’analogie (dont Simmel s’est fait l’orfèvre), l’isomorphie,
l’homologie et la structure. Dans ce que nous avons développé plus
haut, nous avons tenté de rejoindre la seconde étape, l’isomorphie en
tant qu’identité de forme. Là aussi, le résultat nous semble indubitable.
Cette forme est le jeu à somme positive. La société moderne est une
synthèse sociale dont les 5 rapports sociologiques constitutifs ont cette
même forme. Or, pour pouvoir parler de synthèse sociale, pour en par-
ler de manière définitive en tant que structure sociale, nous devons
l’observer du dedans et du dehors ; du dehors, nous devons attester

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430
Aldo Haesler • Hard Modernity

une stabilité structurelle dans le temps, et nous devons montrer du


dedans, que ces 5 rapports forment système. Si nous apportons ces
deux preuves, la formule canonique peut être considérée comme une
structure.
Rigueur de la corrélation Preuve
Analogie Similarité de forme
Isomorphie Identité de forme
Homologie Similarité de forme et de fond
Structure Identité de forme et de fond

C’est là assurément la partie la plus difficile de notre enquête : le


passage de l’homologie à la structure. Nous nous sommes déjà atta-
qués au passage de l’isomorphie à l’homologie. Or, la « loi commune »
qui établit une similarité de forme et de fond, est la subsomption moné-
taire. Sous l’empire de l’argent comme médium, tous les étants sont
exprimables sous forme de prix, ces prix faisant partie d’un domaine
de nomenclature commun. Comme le montre la théorie des circuits
de Bernard Schmitt11, ce domaine forme système, ou, en reprenant
l’un de ses principaux thèmes de réflexion : l’intégration de ce bien
hétérogène qu’est la monnaie rend les autres biens homogènes. Pour
Schmitt, la nature de la monnaie ne se dévoile qu’avec la monnaie
de crédit, créée par les banques (centrale et privées). C’est un bien
hétérogène qui cherche à devenir homogène, c’est-à-dire accepté. Par
cette intégration, elle rend possible l’homogénéisation des biens en
marchandises dans leur mise en circulation. Mais il s’agit de faire
un pas de plus, cependant, car au-delà de la théorie schmittienne il
conviendrait d’en faire la théorie sociale.
On ne formulera ici que quelques idées. Rappelons qu’il est question
de l’homologie et non plus de l’isomorphie de notre formule canonique.
Et que ce qui se passe sur un plan purement formel, menant de l’ana-
logue à la structure, est en réalité le développement historique concret
de la généralisation de la logique du jeu à somme positive. La question

[11] Schmitt est probablement l’économiste français le plus influent de la seconde moitié du
XXe siècle. Son ouvrage, Monnaie, salaires et profits (1966) pose les bases de l’hétérodoxie
macroéconomique française à partir d’une reconsidération de la nature de la monnaie.
Celle-ci n’est pas un bien parmi d’autres (une marchandise) mais un principe de circula-
tion, créé par le secteur bancaire et enrichi par le secteur de l’économie réelle. Les travaux
actuels sur la souveraineté monétaire (Michel Aglietta, André Orléan, etc.) seraient impen-
sables sans le déclenchement de la question de la nature de la monnaie initié par Schmitt.

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

qui se pose à cet égard est de savoir si l’argent peut être considéré non
pas comme un média généralisé de communication parmi d’autres, tel
que le conçoivent Talcott Parsons ou Niklas Luhmann, mais comme
le média généralisé, reléguant les autres médias (pouvoir, vérité, pas-
sion, etc.) à un statut secondaire12. Il s’agirait donc de hiérarchiser ces
médias. Pour certains, cela ne fait aucun doute. Soit ils appartiennent
à des sous-systèmes fermés sur eux-mêmes ou centripètes, comme les
relations amoureuses, soit ils peuvent être convertis dans le média
monétaire, comme c’est le cas pour l’art ou la science. Certes, la diffé-
rence entre le coût et la beauté d’une œuvre d’art ne saurait être niée,
mais il serait naïf de penser que sa beauté n’est pour rien dans son
prix et que la conversion inverse n’affecte pas sa beauté. Il en est de
même avec d’autres sous-systèmes. Il y a donc de fortes chances que
les relations entre sous-systèmes puissent être plus facilement codées
selon le médium monétaire et qu’il serve mieux de dénominateur
commun qu’un autre médium, même si, comme l’avait dit Simmel, il
y entre une part de « déclassement ». Le seul média concurrent est le
pouvoir. Et c’est sur ce point qu’il faut clarifier les choses.
Les sociétés traditionnelles nous apprennent que même appuyées
sur une transcendance forte, un ordre social stable ne pouvait se réa-
liser sur la longue durée qu’avec un investissement sans cesse crois-
sant dans des structures de pouvoir. Certes, certaines de ces sociétés
– notamment l’Empire chinois – ont pu perdurer jusqu’à huit siècles
durant, mais c’est au prix d’un système de pouvoir ex­trê­mement
complexe­qui engloutissait une grande partie des plus-values produites.
Les quatre facteurs requis pour assurer un ordre traditionnel stable
sont : la transcendance comme instance de légitimation, la taille du col-
lectif, la réalisation d’une plus-value économique et le pouvoir comme
médium de domination. Si une taille critique du collectif était dépas-
sée ou si se produisait une crise de transcendance, c’est la structure
de pouvoir avec ses institutions qui en assurait la régulation. Or, ces
institutions sont en soi économiquement stériles. Pour pouvoir fonc-
tionner, elles ont besoin d’une plus-value conséquente. L’extorsion de
cette plus-value se fait toujours au prix d’un accroissement des tensions
internes de ce collectif, qui va nécessiter un surcroît de pouvoir et ainsi
de suite. La « chance d’imposer sa propre volonté contre la volonté

[12] Luhmann (1997, p. 723) ne s’y était pas trompé. Déjà pour Parsons (1975, p. 94), son mentor
américain, « the primary model was money ». S’il y a bel et bien un médium directeur de
la modernité, un Leitmedium, c’est l’argent.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

d’autrui » (Max Weber) suppose la référence à une transcendance, à


une vision « verticale » du monde social. À celui qui impose sa volonté,
il faut un Dieu tout-puissant (et non la simple force) pour justifier in
fine ses prérogatives. L’avantage du pouvoir, par rapport aux pratiques
des sociétés paléolithiques, est qu’il se délègue. Dieu délègue son pou-
voir au roi, le roi à ses seigneurs, etc. Le désavantage, par contre, est
qu’il ne se partage pas. Alors que dans les sociétés paléolithiques,
les pratiques sont des pratiques de partage, elles sont donc acceptées
– dans une « légitimité en acte » – parce que chacun « y retrouve son
compte », le pouvoir se prend ou se perd – il n’y a pas de juste milieu
ni de partage équitable. Et c’est parce que l’administration du pouvoir
n’est pas inscrite dans les pratiques quotidiennes (dans les sociétés
paléolithiques, même dans le partage du butin, ce sont simplement des
questions de faire-valoir et de sympathie réciproque qui comptent, non
de pouvoir), qu’elle demande une mobilisation sans cesse plus grande de
temps, de ressources et d’Hommes, que toute société stratifiée se voit
donc morphologiquement limitée par ces coûts d’organisation : limitée
dans son expansion, et limitée dans ses possibilités de réagir à des
changements dans son environnement (physique et social). De même,
une fois franchi le seuil critique – qui doit toujours être vu comme un
rapport entre pressions environnementales et complexité interne –,
les risques de voir la désorganisation gagner les marges du collectif
augmentent. Les empires sont toujours des colosses aux pieds d’argile.
L’erreur a donc été de ne pas considérer le pouvoir, y compris chez
Foucault, comme une ressource limitée, dont la lutte engageait un
jeu à somme nulle (et encore, souvent les luttes de pouvoir entraînent
des jeux à somme négative). Tout l’intérêt du slogan de la knowledge
society, qui avait fait fureur dans les années 1990, mais qui n’avan-
çait que des banalités productivistes, avait été de comprendre que la
connaissance est idéalement un bien non rival et virtuellement illi-
mité, un bien symbolique où la dynamique circulationnelle s’applique
par excellence. Certes, il subsiste encore de larges pratiques où le
savoir reste un pouvoir, où le savoir est gardé pour soi, où il est instru-
mentalisé, détourné, plagié, où il est orienté au maintien du pouvoir
par la culture du secret ou la simple violence symbolique (comme en
France, où les élites conservent une hégémonie d’un savoir-pouvoir
par l’entremise des grandes écoles et du système des concours), mais
ce sont là des pratiques liées à la structure traditionnelle avec sa dif-
férenciation statutaire ; et appelées en tant que telles à disparaître au
fil du processus de modernisation. Bref, l’erreur a consisté à appliquer

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

à la société moderne un médium de communication et d’intégration


hérité de la société traditionnelle. Ce n’est pas pour autant que les
jeux de pouvoir auront disparu. Mais ils sont devenus subalternes. Ils
persistent évidemment comme dans toute société protomoderne. Et
ils ne cesseront de fonctionner partout où les solutions synergétiques
n’auront pas (encore) été trouvées. Il faut bien dire que ces solutions
demandent un véritable travail. Comparées aux épreuves de pouvoir,
tel l’article 49.3 de la Constitution française, qui ont l’avantage de
trancher un différend, elles nécessitent une délibération parfois ardue
qui présuppose un réel partage des connaissances. Or, ces connais-
sances procèdent d’un médium particulier qu’est l’argent sous sa forme
moderne. Non que l’argent intervienne dans ses formes classiques,
strictement économiques, mais dans ce milieu d’évidence dont nous
avons parlé à maintes reprises. Ce n’est pas être hayekien que de
souligner le formidable pouvoir de l’argent à condenser en un chiffre
tout ce qui compte dans cette Grande société en réseau qu’est devenu
le monde – tout ce qui, comme le disait déjà Simmel est « das Geltende
schlechthin », ce qui compte en dernière instance.
S’il fallait ramasser en une formule les traits caractéristiques des
sociétés traditionnelles, ce serait celle-ci : Technique → Division du
travail → Échanges → Argent.
Le média d’intégration sociale de telles sociétés est le pouvoir,
c’est-à-dire la « chance » d’imposer telle technique, et à partir de telle
technique telle division du travail, d’où la nécessité naturelle d’échan-
ger les produits de son travail et la nécessité naturelle d’avoir recours
à tel argent. Dans la mesure où on ne cesse, aujourd’hui encore, de
considérer la technique comme force initiatrice de tout changement
social et économique, on mesure l’empêtrement des discours politiques
et des théories dans ce paradigme qu’à force de répéter on tient pour
naturel. Car cette formule est entièrement aristotélicienne, et son
causalisme garde un grand pouvoir de conviction.
Une meilleure compréhension de la modernité n’est possible que par
le retournement de cette formule : Argent → Échanges → Division du
travail → Technique, ou de manière plus générale : Argent-médium →
circulation sociale → structuration sociale → supports matériels.
En apparence, cette seconde formule défie le bon sens. Mais si nous
comprenons la genèse de la société moderne en Occident comme tenta-
tive d’instaurer un ordre social sans recours à une instance transcen-
dante indiscutable, et si nous considérons que le média d’intégration
n’est pas le pouvoir, mais le savoir, les explications naturalistes de

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Aldo Haesler • Hard Modernity

la formule précédente perdent en grande partie de leur pertinence.


L’argent en tant que milieu d’évidence, en tant que structure relation-
nelle, c’est-à-dire en tant que médium, préforme et forme les échanges,
tous les échanges, y compris ceux de la circulation sociale et intime.
Il est le principal vecteur de relationnement dans la modernité hard.
C’est lui qui crée et administre ces échanges en tant que jeux à somme
positive, c’est lui qui livre l’étalon de mesure le plus général, la maître-
étalon de toutes les mesures, et c’est lui qui sert de réceptacle à tous
stocks de valeur qui gravitent autour de la planète. Créable à l’infini,
il entretient leur dynamique y compris dans les gisements de valeurs
les plus diffus et les plus dématérialisés. C’est en fonction de ces valo-
risations, de cette « tendency to barter », cette pulsion au troc, comme
le disait Adam Smith, que se fera la structuration sociale, dont la part
la plus importante demeure la division du travail. Cette structuration,
c’est-à-dire cette assignation des actions sociales en fonction de leur
justification, de leur nature, de leur intrication mutuelle et de leur
prévisibilité, va choisir en fonction des options techniques disponibles
celles susceptibles de mieux les intégrer. C’est ainsi que l’on se débar-
rasse du déterminisme naïf et du substantialisme tout aussi naïf – il
suffit de voir le traitement que lui réserve Heidegger13 – de la technique
et d’un certain nombre de naturalismes d’origine aristotélicienne. Ce
retournement est loin d’être terminé, et c’est l’une des difficultés de
notre temps de distinguer ce qui est encore du ressort de l’ancienne
logique sociale et ce qui relève de l’accomplissement de la modernité.
À les examiner de près, il y a de fortes chances que les 5 rapports
du pentagone de la modernité hard soient homologues. Il n’y a pas
de structure sans anomalie, nous dirait Kurt Gödel, mais c’est n’est
parce que nous ne parvenons pas à la localiser qu’il ne saurait être
question de parler (déjà) de structure. L’homologie de ce pentagone
indique sa forte stabilité. C’est, comme le souligne Hartmut Rosa
(2016), une stabilité dans l’instabilité, ou plutôt : une stabilité dictée
par l’impératif d’un changement permanent.

[13] L’idéologie paysanne, et pourquoi ne pas dire : souabe, de sa conception de la technique


entrait en phase avec la figure facile de l’obsolescence de l’Homme, telle qu’elle avait
été propagée par Günther Anders. C’est là adopter une conception « de comptoir » de la
technique que le byzantinisme germanisant du maître a réussi à voiler pendant près
d’un demi-siècle. Les hyperboles sur le Gestell et le Geschick et autres chinoiseries de son
lexique prétendument hölderlinien ont ainsi efficacement dérangé une compréhension
adéquate de la technique que des penseurs marginaux, tel Gilbert Simondon – lui non plus
un champion de l’expression claire –, n’ont pu désamorcer qu’avec un retard considérable.

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

Le paradoxe de Jameson
À en juger par la production cinématographique de ces dernières
années, il serait semble-t-il plus facile de s’imaginer la fin du monde
que la fin du capitalisme ; plus facile de voir notre planète dévastée par
une ultime apocalypse, que de voir s’effondrer un système socio-éco-
nomique voué à l’auri sacra fames. À la limite, ce système survivrait
au dernier des Hommes, quitte à ne plus faire fonctionner que des
machines. Curieux paradoxe mis à jour par Fredric Jameson (1984),
un élève d’Erich Auerbach, auteur de nombreux ouvrages de critique
marxiste du postmodernisme que pour cette raison nous aimerions
nommer le paradoxe de Jameson. Curieuse conscience, en effet, que
ces flux qui se retrouvent à la fois sur nos écrans de cinéma et dans
nos certitudes floues sur un état du monde qui serait structurellement
ultrastable14 et existentiellement obsolète, mais surtout curieuse assu-
rance par rapport à ce système dont l’opinion commune toujours un
peu honteuse mais non moins tenace devrait s’avouer que s’il fallait
le recommencer, eh bien, on recommencerait15.
Faut-il avoir l’esprit dévoyé pour penser une temporalité aussi
absurde et une telle cécité face à la réalité des choses de ce monde !
Surtout, et c’est d’un skandalon effectif de la pensée qu’il s’agit, d’un
piège que nous inflige notre pensée elle-même, que cette ultrastabilité
qui nous rassure et nous distrait à la fois de cette obsolescence, d’une
image d’un capitalisme réellement existant qui ne serait que le double
ironique d’un socialisme réellement ayant réellement existé, mais qui
aurait compris les leçons de cette lourde parenthèse. La modernité
capitaliste n’a pas seulement profité de la chute du socialisme d’État
en se présentant comme seule alternative, seul choix, seule issue, mais
il a compris les vertus de l’obstination16.

[14] Dans notre lexique, se dit de l’état d’un système qui parvient non seulement à prévoir puis
intérioriser des crises de son environnement (hyperstabilité), mais à produire soi-même
des crises pour réduire encore son niveau de complexité. Si, comme l’ont montré Boltanski
et Chiappello (1999), le nouvel esprit du capitalisme peut être considéré comme hypers-
table, en musclant le langage managérial pour l’intégration de l’esprit de 68, il s’agit ici de
faire un pas de plus et de dire qu’à présent cet esprit est à même de provoquer des crises
susceptibles de le muscler mieux encore.
[15] L’élection de Donald Trump n’est pas seulement le fait de quelques red necks du fond des
Appalaches, mais s’est formée sur cette assurance que nous donne la métastabilité du sys-
tème capitaliste. Peu importe, semble-t-on dire, que le monde disparaisse, aussi longtemps
que ce système continuera de fonctionner, rien n’est définitivement perdu.
[16] Les thèses de Mark Fisher (2009) sur le réalisme capitaliste vont dans le sens d’une dia-
lectique désespérée qui tente de montrer que précisément au moment de sa plus grande

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Il fut un temps où des sociologues-philosophes allemands se ras-


suraient sur l’inéluctabilité d’une révolution en tablant sur une « sub-
jectivité rebelle » (Eigensinn), lointain avatar du « principe espérance »
d’Ernst Bloch, en définissant la praxis comme seule dotation de sens
disponible au genre humain ; mais même si on impute à ce nomina-
lisme une certaine performativité, il est des Eigensinne qui ont la peau
bien plus dure que celle des humains. Et d’abord par l’extraordinaire
simplicité de leur mode opératoire. En effet l’obstination du mode
capitaliste assume de manière quasi-spinoziste et sans se soucier un
instant de la contradiction intégrale dans laquelle il se trouve la per-
sévérance dans l’erreur dont il a fait son modus vivendi et operandi.
Quel que soit l’état d’un système, d’un collectif ou d’une idéologie, qu’il
soit à visage humain ou à visage diabolique, du moment qu’il ne cesse
de persévérer, il finira par épuiser tous les concurrents moins obstinés
que lui. Le capitalisme réellement existant a compris au moins cette
leçon de son adversaire idéologique de l’est : s’il a trébuché, c’est non
en raison de ses contradictions internes, mais du simple fait qu’il
ne s’est pas obstiné de manière aussi implacable qu’il le fallait17+18.
Cette leçon de l’histoire a été parfaitement comprise par le régime
Sarkozy et pieusement reconduite par le régime Hollande : il suffit de
persévérer, quelle que soit l’erreur dans laquelle on se trouve, pour
que toute forme d’opposition, de rébellion ou de fronde s’épuise par la
force des choses19. Le triste effilochage de la Nuit debout n’en est qu’un

stabilité, cette robustesse du capitalisme peut provoquer un retournement spectaculaire


vers un socialisme (hopefully) tout aussi spectaculaire. Désespérée et non moins désespé-
rante est cette verve spéculative que l’on trouve chez bon nombre de convertis du maoïsme
et du stalinisme à l’heure actuelle. Plutôt que d’éviter de désespérer Boulogne-Billancourt,
ces illuminés tablent sur une exacerbation du désespoir, confortablement installés dans
les jets de la jet-set intellectualiste occidentale.
[17] Le seul régime socialiste à avoir cultivé cette vertu est l’espèce de caricature concentration-
naire qu’est la Corée du Nord. Depuis des décennies, il n’existe plus la moindre raison – ni
dans les faits objectifs de l’économie et de la géopolitique, ni dans l’esprit le plus stalinien
de nos intellectuels – pour justifier ce goulag postmoderne. Il ne tient qu’à son obstination
à persévérer dans son être…
[18] Et cela, nonobstant le fait que les deux régimes sont de nature sociologique différente : le
socialisme réellement existant est une repristinisation moderniste, une répression violente
de tout ce que le mot de modernité veut dire, alors que le capitalisme réellement existant
est une dérive à l’intérieur de la protomodernité. Il ne rejette pas les acquis du programme
moderne, mais le refonctionnalise à ses fins d’expansion sans fin.
[19] L’obstination d’un Frédéric Lordon, pour courageuse qu’elle fût, se trompe de sujet. Elle
repose sur le même pouvoir d’illusion dont furent victimes Oskar Negt et Alexander Kluge
dans leur somme Geschichte und Eigensinn (1982), en faisant du conatus une vertu de
l’action (humaine) et non du système. Persévérance ne veut pas dire obstination, bien au

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

exemple supplémentaire, un exemple dans une longue liste d’échecs


de mobilisations collectives en France et ailleurs. Le capitalisme est
devenu ultrastable et donc hard, comme ces actrices de porno qui
s’infligent une péridurale afin d’enfanter des acrobaties à la fois plus
scabreuses et plus clean que leurs ancêtres de la période de seuil. Elles
aussi connaissent les vertus de l’obstination, dussent-elles en passer
par de puissants antalgiques.
La planète Terre vit depuis les années 1972-1973 sous perfusion
monétaire. Ayant atteint les limites de la croissance réelle, du moins
de celle qui fixa le rythme des Trente glorieuses, la modernité capita-
liste mit en scène une croissance pour une large part nominale. Alors
que les flux globaux (produit réel [R] et masse monétaire M1 à M3
[M]) s’équilibraient jusque-là, en maintenant à long terme un quo-
tient M/E = 1, la création monétaire multiplia ce quotient de manière
exponentielle. Certes, il y entre une part importante de transactions
monétaires pures (M – M) liées à la complexification sans cesse crois-
sante des circuits monétaires ; mais alors que classiquement l’inéqua-
tion M > R devrait entraîner une réaction inflationnaire de manière
mécanique, aucune crise hyperinflationnaire ne s’est déclarée dans
les pays à modernité capitaliste depuis près d’un demi-siècle. Cela
est dû en grande partie à l’excellent management des flux monétaires
piloté par les différentes banques centrales et par la BRI (Banque des
règlements internationaux), mais aussi à des purges régulières, c’est-
à-dire à de la destruction d’argent. Il n’empêche, ni ce management, ni
l’intermédiation bancaire, ni ces purges ne sont en mesure de modifier
la structure économique de la modernité capitaliste. Cette structure
comportera toujours un circuit monétaire inflationné, c’est-à-dire de
l’argent-capital soumis à une contrainte de réalisation pour la simple
raison que le capital n’existe que par anticipation d’un rendement. Il
s’agira donc toujours de gérer un déséquilibre global en mettant en jeu
ces trois variables : intermédiation bancaire, destruction monétaire
et croissance réelle. Or, ces variables ne se manipulent pas à loisir.
L’informatisation et la réticulation de la sphère monétaire, telle qu’elle
s’est produite depuis près d’un demi-siècle, ne permettent aujourd’hui
qu’une neutralisation marginale du circuit inflationné. Pire encore,
depuis un certain nombre d’années, nous assistons à un reflux de
cette intermédiation. Que ce soit la t-money (virement par téléphones

contraire. Si on persévère, c’est au nom d’une raison, durement acquise, alors que si on
s’obstine, c’est simplement dans cette pulsion risible de montrer qu’on a du caractère.

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438
Aldo Haesler • Hard Modernity

portables) ou la création de monnaies parallèles ou de crypto-mon-


naies (locales ou du type bitcoin), le circuit bancaire est bypassé,
si bien que la neutralisation par intermédiation devient de plus en
plus problématique. En tout cas, si elle fut synchrone par rapport à
l’accroissement de la masse monétaire pendant au moins trois décen-
nies et qu’elle a joué une part effective dans la neutralisation de cette
masse, elle ne l’est plus depuis la fin des années 1990. Il ne reste donc
à travailler que sur les variables destruction monétaire et croissance
réelle. Or, les destructions ne peuvent pas être mises en scène. Aucun
gouvernement, aucune banque centrale (si elle est indépendante de son
gouvernement) ne peut courir le risque de créer une crise économique
en gelant ou détruisant du capital. On ne peut donc qu’attendre que
se produise une telle crise, ou plus précisément : ne pas réagir de
manière optimale, afin de l’enrayer quand l’une d’entre elles démarre.
Il n’en est pas moins que l’enclenchement d’un processus catastro-
phique (en termes mathématiques) n’est par définition pas planifiable,
si bien que le recours – ou plutôt l’absence de réaction effective – à ces
purges, même si elles sont régulières, devra être exceptionnel. Il reste
donc la croissance réelle qui est la véritable variable d’ajustement de
ce processus. Elle a une part réelle et une part symbolique. Qu’une
entreprise quelconque soit amenée à faire des profits afin de financer
ses investissements futurs et à faire face aux impondérables de son
activité, cette loi d’airain de toute forme d’économie privée imposera
toujours une augmentation du chiffre d’affaires et une compression des
coûts. Il n’aura échappé à personne que les marges de manœuvre pour
ces deux variables sont relativement étroites : d’une part les marchés
globaux sont saturés – soit par raréfaction de ressources premières,
soit par absence de demande solvable – et de l’autre, une compression
effective des coûts ne peut aujourd’hui plus que se faire par automa-
tisation du travail ; ce qui entraîne un changement structurel de la
demande. De nouveaux robots sont de moins bons consommateurs que
le consommateur humain. Même si cette croissance réelle est encore
possible, son impact sur l’emploi se réduit d’année en année20. C’est
donc dans le domaine flou du symbolique que la croissance garde son
influence la plus grande qui est un pouvoir d’illusion. Cette illusion,

[20] Si bien que l’ignorance à peu près complète de la part des gouvernants de la nécessité d’un
abaissement considérable du temps de travail – Dominique Méda et Pierre Larrouturou
(2016) parlent d’un passage aux 32 heures, ce qui, vu la taille et la complexité des enjeux,
est certes finançable, mais pour le moins modeste – est plus à mettre sur le compte d’une
idéologie laboriste que sur celui d’un réalisme économique.

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439
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

nous l’avons vue de manière exemplaire chez Destutt de Tracy (« ces


avantages sans cesse croissans »), est celle de l’échange à somme posi-
tive. La perfusion monétaire a donc pour principale vocation d’entre-
tenir l’illusion performative de cet échange. Il s’agit là de bien plus
que d’un enjeu économique ; il s’agit d’un projet de civilisation. Cette
perfusion est donc absolument nécessaire, car sans elle l’illusion per-
formative de la croissance s’effondrerait d’un jour à l’autre comme un
château de cartes. Mais d’un autre côté, elle va faire de l’argent le
médium de cette civilisation, c’est-à-dire le milieu d’évidence dont il
faudra accepter les règles et les contraintes. Nous n’en sommes pas
encore au niveau des poissons dont le médium est l’eau, mais nous en
sommes proches. Notre hypothèse, à cet égard, est simple : à mesure
que l’argent se volatilise, ce milieu d’évidence va être comme l’eau des
poissons, insaisissable.
Or, la crise des subprimes nous avait valu son lot d’espoirs déçus ;
l’espoir que ce capital fictif allait enfin révéler sa véritable nature et
qu’allait s’écrouler un capitalisme malade de ses fictions. Pendant
quelques semaines, le paradoxe de Jameson semblait s’inverser, la
fin du monde reculer d’un pas et rendre sa politesse à la fin du capi-
talisme. Il fallut déchanter très vite. C’est un signe de la menace
colossale qui s’était déclarée alors, que les principaux gouvernements
recoururent à la collectivisation de dettes privées : soit on faisait payer
le contribuable, soit on l’imputait une fois de plus aux générations
futures. Sur le plan pénal, on n’eut même pas idée d’inquiéter les
États-Unis, véritable agent de la crise, et pour ce qui est de la res-
ponsabilité individuelle, on recourut à des boucs-émissaires dûment
médiatisés comme Jérôme Kerviel. Il y eut une avalanche d’ouvrages
très concernés, et pour faire bonne mesure, la demande en critique de
l’argent enfla ; il y eut quelques foyers incendiaires, comme la Grèce,
dont le traitement devait montrer que la crise avait du bon dans la
lutte contre la corruption et la gabegie ; et pour le reste ce fut busi-
ness as usual dans l’épongement des plus importantes fuites dans le
circuit monétaire global. Et pendant ce temps, l’argent continua de se
volatiliser et son milieu d’évidence à s’installer confortablement dans
nos esprits et dans nos structures sociales.
Les seuls enseignements de la crise des subprimes peuvent être
consignés dans les deux formules américaines : Too big to fail et
Business as usual. Qu’est-ce à dire ? Si le programme épidémique de la
modernité capitaliste n’est qu’une variante particulièrement virulente
du programme moderne, l’idée rassurante pour tous et éminemment

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Aldo Haesler • Hard Modernity

politically correct de Shmuel Eisenstadt des multiple modernities ne


devrait pas nous autoriser de rêver. Ce programme vaut pour une
très grande partie de sociétés du monde. Une fois qu’il fait souche,
son obstination est sans failles. Notre position se recoupe avec celle
de Mark Fisher (2009), quoiqu’avec des voies de traverse différentes.
Une fois revenus du rêve dont la crise des suprimes aurait marqué les
limites, il faut savoir en tirer la conséquence pour le moins cruelle :
2008 marque la victoire de ce modèle. Rien ne saurait le déstabiliser à
court ou moyen terme. C’est un secret de polichinelle : non seulement
ne s’est-il pas effondré, mais il en est ressorti réconforté et épuré.
Nul trouble moral pour les éternels fauteurs de troubles que sont les
États-Unis dont les pratiques de crédit insensées en étaient à l’origine ;
nulle indignation à l’encontre des manipulateurs de la finance dont les
pratiques illégales ont été récompensées par des primes encore plus
épaisses ; nulle pitié non plus pour les écrasés sans nombre en Grèce
et ailleurs. Oui, ce modèle en est ressorti épuré – et c’est notre maigre
avantage de pouvoir l’analyser dans son modèle. Pour le coup, il nous
permet de l’analyser dans tout son réalisme ; et c’est bien ce à quoi
se livre Fisher dans son Capitalist Realism qui prend des allures de
manifeste. Manifeste qui en appelle à la cessation des rêveries pratico-
pratiques et du réinvestissement de leur génie dans l’auscultation du
programme capitaliste.
Max Weber parlait voilà près de cent ans d’un Sonderweg qu’aurait
emprunté l’Occident par rapport à toutes les cultures traditionnelles
du monde. Cette voie disjointe ou disjonctive, il faut à présent la pré-
ciser. Car la petite période de seuil de 1972-1973, dont nous faisons
l’argument de notre enquête, n’est autre qu’un Sonderweg dans le
Sonderweg ; et en tant que tel une option parmi d’autres que, pour
le malheur de tous et le bonheur de très peu, nous avons eu l’heur
d’emprunter. 2008 en est le résultat, l’événement qui interdit de fermer
les yeux. Que s’est-il passé, en effet, dans ces années ? Quel seuil fut
franchi ? Comment comprendre le passage du soft au hard autrement
que de manière purement allusive ?
En un mot comme en mille, nous pouvons dire qu’il s’y est produit
une transformation structurelle de l’échange à somme positive21. C’est

[21] Habermas, parlant de l’espace public, constate lui aussi un tel Strukturwandel. Il le situe
plus précocement au XIXe siècle, au moment où les forces créatives et émancipatrices
de cet espace se voient happées par les grands groupes de presse, par le lobbying, par la
professionnalisation et bureaucratisation du politique et par le marché du savoir, bref

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

à ce moment-là que l’émulation des savoirs qui procédait toujours


d’une logique anarchique a été maîtrisée puis soumise par une logique
chrématistique. De la bonne chrématistique d’abord, de la mauvaise
ensuite. Qu’on se souvienne que toutes les sociétés traditionnelles
avaient eu au moins cet avantage-là : elles étaient conscientes du dan-
ger d’un tel glissement et le soumettaient à une maîtrise souvent
despotique. Dans la période que nous envisageons, ce contrôle n’a
plus lieu. La libération monétaire de l’après-Bretton Woods, la néces-
sité de trouver de nouveaux gisements de valeur après le « choc de la
croissance », la fin d’une praxis révolutionnaire débouchant sur une
gauche réactive sinon réactionnaire, la déréglementation d’institutions
régulatrices et bien d’autres transformations encore que nous avons
esquissées dans le chapitre 4 ont pour dénominateur commun cette
mutation structurelle. Fin de la logique anarchique, du principe créa-
tif de la modernité. Et si on réclame aujourd’hui à grands cris un nou-
vel imaginaire social, il faudrait d’abord commencer par comprendre
comment nous avons perdu l’ancien, comment s’est mis en place de
manière sournoise et invisible ce Sonderweg dans le Sonderweg qui
nous a menés dans la situation de blocage de tous les potentiels de
changement qui caractérisent notre époque. Car la mauvaise chré-
matistique n’est que reconduction du même, A – A’, pure crue quanti-
tative, sujet automatique, vaine agitation, réformisme à la française,
blairisme, schroederisme, et probablement bientôt macronisme, en un
mot, une perversion soft du capitalisme hard. Or, dans le registre des
cruautés, il n’y a rien de pire qu’un bourreau souriant.
En termes de rigueur corrélationnelle, 1972-1973 marque le pas-
sage de l’isomorphie à l’homologie, c’est-à-dire à l’hyperstabilité du
système. C’est parce que les 5 rapports sont soumis au même principe,
que la synthèse sociale de la modernité capitaliste peut anticiper une
crise exogène en augmentant (par prévoyance) sa complexité interne.
C’est ce que Boltanski et Chiappello (1999) ont montré avec brio. En
intégrant la « critique artistique » dans ses modes de gestion, le capi-
talisme d’après 1972-1973 s’est complexifié en vue de désamorcer par
avance la critique pouvant répondre à une crise exogène. C’est ce qui
explique par exemple pourquoi la critique écologique n’a jamais pu
ébranler la logique capitaliste et est demeuré un discours réformiste
– en dépit de nombreux activistes pour lesquels seule une destruction

par des structures autobloquantes qui viennent juguler puis corrompre le libre exercice
de l’expression de la pensée.

Epreuves finales 17 avril 2018


442
Aldo Haesler • Hard Modernity

de cette logique pouvait résoudre le problème écologique. Daniel Cohn-


Bendit, en optant dès les années 1970 pour une posture de plus en
plus « pragmatique », est un exemple édifiant de l’intégration de cette
critique. Il continue à tutoyer tout le monde, alors que le pragmatisme
– sous sa forme la plus ludiquement simpliste : est bien ce qui (me)
sert – est son ascèse. Il est d’ailleurs parfaitement cohérent : en bon
démocrate, il a, selon la formule consacrée, « bien le droit de » tutoyer
tout le monde, à partir du moment où il traite tout le monde sur un
pied d’égalité, c’est-à-dire comme un moyen pour bien le servir.

Abstraction monétaire et lois chrématistiques


La « crise » de 2008 fait un pas de plus. Le passage de l’homologie
à la structure marque le passage de l’hyper- à la métastabilité, c’est-
à-dire à la situation où la synthèse sociale propre à la modernité capi-
taliste est capable de produire des crises, afin de perfectionner encore
sa logique accumulative. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement
sur la crise grecque. Là aussi, nous avons des bourreaux souriants,
qu’ils soient technocrates planificateurs ou exécuteurs de gauche.
En termes monétaires, le petit seuil correspond à la libération
monétaire22. Libération à la fois économique (abrogation des accords
de Bretton Woods), matérielle (électronisation), culturelle (postmoder-
nisme), sociale (financiarisation de la vie quotidienne) et technique
(interpassivité), l’argent y accède au rang de médium généralisé de
la communication qui supplante les autres médias (pouvoir, beauté,
passion, vérité, etc.). Mais c’est avec les événements de 2008 qu’il
devient structure et pousse sa logique à la perfection. Il est temps
donc d’étudier en quoi elle consiste.
Stabilité d’une Mode de relationnement
Période
synthèse sociale du pentagone
> 1600 Stabilité simple analogie → isomorphie
1972-1973 Hyperstabilité isomorphie → homologie
> 2008 Métastabilité homologie → structure

Si l’argent est une clé pour comprendre la modernité, c’est une clé
difficile à manier. Il suscite toujours une montée en généralité dans
une espèce de fausse métaphysique capable d’être adaptée à tout dis-

[22] Sur ce thème on consultera notre dernier ouvrage (Haesler 2011).

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

cours à vocation universaliste. C’est cela qui a rendu la Kulturkritik de


l’argent du XIXe et du XXe siècles aussi vaine et confuse. On pourrait
presque penser qu’il (que les discours sur l’argent prennent) prend
ainsi la place des antiques preuves ontologiques de Dieu et partage
avec la théologie négative le même type de spéculations qui fit le lit de
la critique dogmatique de la scolastique ; ce qui fait dire à Christian
Doude von Troostwijk (2017) que ce qui remplace aujourd’hui le mono-
théisme, c’est le money-théisme. La question intéressante est alors de
savoir en quoi les transcendances de ces deux théismes diffèrent. Si
les deux sont souverains en ce qu’ils n’ont pas à se justifier, il va sans
dire que le référent monétaire est sujet à flottements, paniques et
brusques dévaluations réelles. Si on s’autorise un rapprochement, on
pourrait dire qu’au Deus absconditus de la théologie négative aurait
aujourd’hui succédé un Deus evanescens ou un Dieu à éclipses du
théisme ordinaire. Mais ce n’est qu’une partie de la difficulté. Car la
situation est encore plus compromise, quand on inverse le discours en
cherchant à préciser ce que la notion d’argent veut dire ; c’est là que
l’on tombe dans les pièges d’un discours technique, le plus souvent
économique, qui est incapable de saisir la différence entre l’outil et
le médium monétaire. Quel que soit le degré d’élaboration dont font
preuve les économistes, et pour faire bref, jamais il ne leur viendrait
à l’idée – et cette modestie est à saluer – de considérer l’argent comme
une forme de pensée, jamais ils ne lui accorderaient un privilège
épistémologique voire ontologique, comme ont osé le faire un certain
nombre de théoriciens non-économistes (de Georg Simmel à Jean-
Joseph Goux) de l’argent sur lesquels nous nous appuyons
Un outil est une extension corporelle ou mentale dont on se sert
et qui fixe des usages, alors qu’un médium est une forme de pensée,
une Denkform, à l’intérieur de laquelle on forme des outils de pensée
qui fixent les cadres de ces usages : médium → formes de pensée →
cadres pratiques → usages (fonctions).
De manière formelle, trois sauts d’abstraction séparent l’argent-
outil de l’argent médium. Si l’une des fonctions de l’argent-outil est
de servir d’étalon de mesure, le cadre pratique de cette fonction est la
métrique ; cette métrique repose elle-même sur une forme de pensée
qu’à la suite de Philippe Descola on peut appeler « naturaliste » (rien
dans la nature n’est sans cause). Or, ce naturalisme n’est pas onto-
logique, dans le sens que lui donne Descola, mais pré-ontologique,
puisqu’il repose sur un référent ultime qui, pour ne donner qu’un
exemple, est chez Aristote le mobilisateur immobile. Bref, l’outil est

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Aldo Haesler • Hard Modernity

déterminé par ses usages, alors que le médium détermine la signi-


fication du terme d’usage. Mais surtout, cette détermination n’est
effective que dans la mesure où elle efface toute trace de son action ;
ce qui nous plonge non seulement dans les apories de la contradiction
performative, mais dans les difficultés d’objectiver ces traces et leur
archivage. Un tel événement avait été nommé metanoïa chez les Grecs.
L’argent-outil est un ensemble de fonctions (mesurer, échanges, sto­
cker, etc.), alors que l’argent-médium crée un milieu d’évidence dans
lequel son action consiste à créer des structures de pensée tout en se
soustrayant à toute forme d’objectivation.
Nous savons à présent que l’argent moderne est né dans le creuset
sémantique de l’échange marchand à somme positive et non, comme
le pense Bockelmann, qu’il est l’une de ses conditions23. Il est le grand
ordonnateur de la nouvelle grammaire sociale, comme l’avait déjà
entrevu John Donne. En effet, dès lors qu’il est créé sans contre-
partie, il peut non seulement être émis en quantité indéfinie, il est
l’impulsion initiale qui peut amorcer une chaîne de gains contagieux.
Dans un univers où la fiction des ressources infinies devient opéra-
toire, la nature de l’argent se transforme : non seulement devient-
il la ressource la plus convoitée, alors qu’il était simple outil dans
le régime précédent, mais il devient « concept » de toute ressource
possible. L’argent est l’institution (au sens verbal d’instituer) de la
démesure caractéristique de la modernité. Or, si jamais cette hybris
fut invoquée pour marquer la différence avec les cultures passées,
l’explication traditionnelle de cette hybris se contentait d’un mélange
de techniques, de sciences et d’« esprit du capitalisme » dans une sorte
de conjonction miraculeuse qui voudrait que tous ces ingrédients se
cristallisent à un moment donné et accouchent du nouvel esprit de la
démesure. C’est exactement le contraire qui s’est passé ! Il a d’abord
fallu changer d’univers de référence, créer un espace de ressources

[23] C’est là, tout près du but, une subreption aux conséquences considérables, car catégorielles.
De quelle génération spontanée viendrait cet argent ? Si nous écartons d’emblée l’idée d’un
novum impromptu, d’une espèce de surgissement événementiel, dont une certaine pseudo-
sophie a fait les choux gras, le recours en termes de cristallisation n’est guère concluant.
Même si le début du XVIIe siècle voit se multiplier les places de marché, le marché en
général comme lieu de transactions, même si on voit naître les premières banques et les
bourses, même si sous l’afflux de l’or américain une relative prospérité s’installe après des
années de guerre et d’épidémie, un tel saut qualitatif n’est guère imaginable en termes
d’agrégation. Pourquoi à ce moment et en ces termes ? Au nom de quoi ? De qui ? Selon
quel mode ? À toutes ces questions, notre auteur allemand ne sait répondre que par des
hypostases supplémentaires.

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

illimitées, déconnecter le temps du retour cyclique pour le rendre


linéaire et projectif, pour qu’à partir de cette matrice et dans cette
matrice se forment les techniques, les savoirs et les stratégies éco-
nomiques concourant ainsi à la genèse de cette nouvelle « machine
à faire les dieux » (Bergson). Si ce nouvel univers en est la matrice,
l’hybris moderne – toujours pour se servir de cette métaphorisation
douteuse – connaît dans l’argent son accoucheur. Le petit seuil des
années 1972-1973 voit l’invisibilisation du substrat monétaire et avec
elle l’argent devenir médium au plein sens du terme ; et il va alors
très vite perdre son travestissement matériel, sa lourdeur, sa len-
teur, sa valeur intrinsèque, son insécabilité et le risque qui lui est
in­hérent. Grâce à cette dématérialisation, il va perdre sa diabolicité.
Il ne semble plus séparer les choses et les humains, mais au contraire
les rendre hybrides et accélérer leur circulation.
Avant d’être un résultat technique (la technique, comme nous le
savons à présent, ayant toujours un train de retard), l’accélération est
un phénomène sémantique, propre au jeu en question. De manière plus
générale, les diverses pathologies dont se sont nourries les « critiques
de la culture » de Weber (« désenchantement ») à Freud (« malaise »)
jusqu’à Walter Benjamin (« capitalisme comme religion ») et Adorno
et Horkheimer (« dialectique de la raison ») : marchandisation, aliéna-
tion, mythification des Lumières, quantophrénie (Pitirim Sorokin),
mammonisme, aliénation, réification, fétichisme de la marchandise
et, tout dernièrement, accélération, toutes ces « pathologies » peuvent
être considérées comme des émanations de cette institution de/par
le médium monétaire. Elles font donc système, et on sait pourquoi.
L’histoire s’écrit ici à rebours. À l’instar de l’anatomie du singe qui
ne devient compréhensible qu’à partir de l’anatomie de l’Homme, c’est
l’événement 2008 qui nous permet de déchiffrer la « véritable nature
du fait monétaire moderne »24. L’argent y a franchi, pas à pas, toutes
les étapes de sa dématérialisation. On peut d’ores et déjà s’imaginer
sa complète volatilisation. Que reste-t-il de lui, une fois débarrassés
de tout substrat matériel ? Quand même la carte n’est plus nécessaire
pour nos transactions quotidiennes. L’argent ne devient pas abstrait
comme un principe, mais comme un ensemble de pratiques qui se sont

[24] Il ne s’agit pas de troquer une explication génétique (an aval) contre une explication
généalogique (en amont des phénomènes). En bon dialecticien, Marx pointe les limites de
l’explication causale en insistant sur la détermination du tout, c’est-à-dire d’un phénomène
ayant atteint sa perfection, sur toute forme d’imputation causale.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

affranchies des opérations mentales et comportementales de jadis, au


profit de gestes techniques d’identification, de transmission d’infor-
mations et de contrôle. Peu importe le contexte culturel, qu’il soit en
Afrique, en Asie centrale ou sur les hauteurs de la Cordillère des
Andes, l’usage du paiement électronique est tenu à un certain nombre
d’opérations que l’usager doit effectuer sans faute et dans une certaine
urgence, faute de quoi, ni lui ni son utilisation ne seront reconnus.
C’est à travers l’abstraction des usages de l’argent que le principe
monétaire a commencé à se développer25. Deux problèmes se posent
alors : 1° comment l’un a pu mener à l’autre, comment des usages de
plus en plus abstraits de l’argent ont-ils pu rendre son principe de
plus en plus effectif, mais surtout 2° de quoi ce principe est-il fait ?
En effet, aussi longtemps qu’une matérialité minimale est en jeu
dans les échanges monétarisés, qu’un grain de matière, une signature,
un billet voire une pièce viennent s’interposer entre les termes de
l’échange, subsiste encore la possibilité d’objectiver la réciprocité qui
est en jeu. Que ce soit au titre d’un « grain de matière » (Simmel), d’une
trace, d’une signature (Moscovici) ou d’une juridicité contraignante,
aussi longtemps qu’une matière est en jeu, il y a interruption et cor-
ruption de la pureté des flux. Certes, l’argent a bien d’autres usages
que l’échange ; il sert aussi bien à évaluer la valeur actuelle ou future
d’un actif ou d’une dette qu’il sert à stocker des valeurs et à les trans-
mettre, mais il serait fallacieux d’en minorer l’importance, comme on
le fait depuis Jean-Michel Servet (1980) jusqu’à David Graeber (2011)
en invoquant une « fable du troc ». Autant avait-il été important de
critiquer l’origine marchande de l’argent, d’en faire donc un simple
outil du marchand, légitime en tant que tel, autant commettre­une
fallace des origines que de vouloir le définir de manière génétique par
le processus ab origine qui l’a construit. Ces pratiques réciprocitaires
dont nous parlons ici s’apprennent principalement par le biais des
pratiques d’échange – symboliques et marchands. Et ces pratiques
auront toujours trait à la réciprocité élémentaire qui fait correspondre
une valeur à une autre. En ai-je pour mon argent ? Mon argent aura-
t-il toujours la même valeur dans le futur qu’aujourd’hui ? Comment

[25] En ce sens, le présent ouvrage est en continuité directe avec notre précédent ouvrage
consacré à l’électronisation des moyens de paiement (Haesler 1995). On y a consigné
tout ce que notre enquête doit aux travaux de Simmel, notamment à la corrélation entre
invisibilisation, universalisation et « corticalisation » de l’argent qui sont venus relayer
des penseurs de l’argent aussi essentiels qu’Alfred Sohn-Rethel et Jean-Joseph Goux (la
notion de corticalisation est de lui).

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447
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

rétribuer correctement un service rendu ? Qu’est-ce qu’un prix correct


(à défaut d’être juste) ? Et ainsi de suite. Aussi longtemps que par le
biais de l’argent ces opérations de réciprocité ont lieu, nous sommes
dans l’univers marchand. Mais une fois franchi le pas vers une mon-
naie entièrement abstraite, comme c’est le cas pour les monnaies élec-
troniques, cette objectivation n’est plus possible ou doit être mise en
scène de manière artificielle. Nous ne sommes plus dans le domaine
marchand, mais dans le domaine monétaire (ou celui de la finance).
Ces domaines ont beau être connexes et connectés, ils répondent néan-
moins à des modes de fonctionnement très différents.
L’abstraction monétaire n’est pas directement liée au processus
d’invisibilisation et de dématérialisation de l’argent, elle est consubs-
tantielle à son principe. Si nous suivons en cela David Graeber (2012),
elle remonterait aux premières formes de substituabilité d’une dette
qui se transforme par ce biais en pouvoir d’achat et qui, toujours selon
Graeber, créerait une sorte d’État pléonexique qui s’en servirait pour
financer une machine de guerre violente et inégalitaire. Mais c’est
avec Marx, pour qui le prix d’un bien est déconnecté de sa valeur
d’usage, que la reconnaissance de ce processus d’abstraction prend
tout son relief. Toute la richesse phénoménale d’une chose, dès lors
qu’elle n’est plus que ce qu’elle vaut26, à savoir un prix, tend ainsi à
s’estomper au profit d’un simple chiffre. Réservons le terme d’abstrac-
tisation à cet étrange phénomène ; étrange, parce qu’il aura passionné
et déchiré de nombreux théoriciens de la nouvelle gauche tout au
long du XXe siècle27. Si Husserl prônait le retour aux choses même en
mettant la réalité entre parenthèses, pour reconstruire la formation
éidétique d’un phénomène à l’intérieur des flux de conscience, les phé-
noménologues marxistes, pour leur part, déplacèrent la réduction phé-
noménolgique en se demandant comment opérait la magie du chiffre.
La réponse est aussi claire que radicale : elle s’opère par exclusion de
tout ce qui n’est pas chiffre. Et l’auteur de cette exclusion est l’argent.
Ce n’est pas le penseur qui effectue la réduction phénoménologique,
la fameuse épochè dont parle Husserl, mais c’est l’argent qui le fait

[26] Marx insiste à juste titre sur le fait que cette transformation du bien en marchandise par
l’intermédiaire de l’argent n’affectait pas sa « valeur », mais sa « forme de valeur ».
[27] En effet, ce avec quoi le philosophe « public » américain Michael J. Sandel (2012) remplit
aujourd’hui des salles enthousiastes, à savoir la question « Si tout pouvait avoir un prix… »
(tout en se faisant honorer ses shows philosophiques de manière indécente), est un vieux
problème de phénoménologie marxiste (et simmélienne) dont Sandel n’a pas la moindre
idée.

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448
Aldo Haesler • Hard Modernity

à sa place. C’est ce qui fait dire à Simon Smelt (1980) que l’argent
moderne opère une « épochè inverse ». En matière d’argent, la réduction
phénoménologique n’est pas une méthode prescrite, comme le voulait
Husserl, c’est par l’argent lui-même que le monde phénoménal est
mis entre parenthèses. Certains, dont Alfred Sohn-Rethel, sont allés
jusqu’à voir dans l’apprentissage de cette abstractisation – que cet
apprentissage soit réalisé dans l’usage quotidien des choses ou qu’il se
fasse dans une société qui ne laisse à ses acteurs d’autre choix qu’un
tel abord des choses – le cadre du rationalisme moderne. En effet,
par le biais de cette abstractisation28, le monde acquiert une transpa-
rence géométrique qui nous permet de remplacer l’antique « chaîne des
étants » par un système numérique capable de vaincre la contingence
moderne. Si la multitude des choses et des événements qu’a produits
la modernité est impossible à « caser » dans une scala naturae, le
« système des prix » l’intègre parfaitement29. Mais pour ce faire, il est
nécessaire que l’esprit humain acquière un certain nombre de compé-
tences relatives à l’abstraction qui, toujours selon ces théoriciens post-
marxistes, finissent par en modifier la structure. Jean-Joseph Goux
(1989) et Serge Moscovici (1988, 1989) avaient, à ce propos, parlé de
corticalisation de l’argent, des décennies avant que les neurosciences
ne s’emparent du sujet30. Par corticalisation, ils entendent la formation
d’un curriculum cognitif discret qui, à la manière d’une conscience
collective de type durkheimien, ferait agir les individus selon des
règles et des contraintes dont ils ne sont pas conscients et dont l’argent
serait le grand programmateur. Goux et Moscovici suivent Simmel
eux aussi, en soulignant à quel point la discrétion de cet apprentissage

[28] On excusera ce néologisme inélégant. Mais si l’abstraction est un effort mental pour passer
du particulier au général, on nommera abstractisation les opérations autres que mentales
(techniques, esthétiques, juridiques) qui suspendent un usage concret par des routines
abstraites. Alors que le paiement (en numéraire) est de l’ordre de l’abstraction, toutes les
formes de transaction électronique relèvent de l’abstractisation. En d’autres termes : alors
que l’on peut re-tracer les termes de l’abstraction depuis ses origines, il est impossible de
le faire avec l’abstractisation.
[29] Dans l’ancienne scala, les vecteurs de rangement des étants étaient trop nombreux :
mesure, rang, statut, voisinage, famille d’étants – de telles contraintes atteignaient rapi-
dement leurs limites par rapport à la diversité des étants. Avec le « système des prix », ne
subsistait qu’un seul vecteur dont l’espace est proprement infini.
[30] On notera ce regain d’intérêt dans des publications actuelles : « The sheer ubiquity of
money – and the sheer profoundness of money’s presence in people’s lives – warrants the
question of How does money affect people ’ s mind , brain , and behavior ? This is a scientific
question that we have become fascinated with over the past couple of years, and this book
is the result of that fascination » (Bijleveld et Aarts 2013 p. 40).

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449
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

par l’argent est corrélée sinon déterminé par la dématérialisation de


son support. Cela peut s’expliquer de deux manières. C’est soit un
apprentissage (conscient) à partir d’un usage massif de ce médium ;
soit une immersion très précoce dans une culture de la marchandise
(sans conscientisation de l’apprentissage). Se pose alors la question
du contenu de ce curriculum cognitif. L’hypothèse qui nous permit
de formuler nos anciens travaux avait été la suivante : à mesure que
l’argent devient « invisible » (in-esthétique), les lois « propres » à l’argent
ont tendance à s’emparer des usages que nous faisons du monde et des
choses. Mais, en dehors de ces apprentissages, qu’ils soient individuels
ou collectifs, que sont ces lois « propres » ? En quoi s’agit-il seulement
de lois, c’est-à-dire de récurrences à caractère objectif ? Et si tel est le
cas, de quoi sont-elles faites ?
À mesure que l’argent s’abstrait dans ses usages, il tend à imposer
ses « lois » ; il les impose à la fois aux choses et aux personnes qu’il
affecte, mais aussi à la pensée elle-même. Il s’agit là d’un processus
de voilement que nous avons nommé hyperfétichisme, sur lequel il
nous faudra revenir et qui pose un problème redoutable. En effet, si
l’argent détermine notre pensée, comment voulons-nous penser cette
détermination, alors que tous les outils de cette pensée ne nous per-
mettent plus l’accès à cette critique ? Sommes-nous alors condamnés
à simplement constater cette détermination, sans pouvoir en dire la
nature et sans évidemment pouvoir en influencer le cours ? Sommes-
nous alors condamnés à la « contradiction performative », avec laquelle
Jürgen Habermas aimerait réduire au silence toute critique de la
modernité ? Et, du coup, à nous taire dès à présent ? Certes, non !31
Nous soutenons qu’il est possible d’exercer cette critique par deux
formes de description : une description du quotidien de nos pratiques
ordinaires ; et une description des « lois monétaires ».
N’en déplaise à Habermas, tout système de pensée a ses anoma-
lies et ses points aveugles. Le fétichisme de la marchandise a le sien

[31] L’argument de Habermas n’est pas à prendre à la légère, mais il semble ignorer qu’aucun
système axiomatique ou conceptuel n’est entièrement clos sur lui-même ; qu’il présente
toujours des anomalies qui résultent de la perspective qu’adopte ce système pour s’observer
soi-même et se décrire. Que ce soit la folie, le processus (foucaldien) d’arraisonnement,
l’autocensure de la raison ou ses dérives bureaucratiques et techniques, tout cela n’est
pas pris en compte. Habermas semble être plus kantien que Kant lui-même, car à prendre
la raison dans ce registre exclusif – de ce que l’entendement permet seul de saisir et de
devoir se taire sur tout ce qui le déborde – il s’en tient une nouvelle fois à l’étroit îlot des
phénomènes dans une « pureté » de la pensée qui semble être revenue un siècle en arrière
auprès des derniers défenseurs de la doxa kantienne.

Epreuves finales 17 avril 2018


450
Aldo Haesler • Hard Modernity

– ce que Baudrillard a appelé l’échange symbolique –, de même que


l’hyperfétichisme qui n’est pas non plus clos sur lui-même (ou ne l’est
pas encore), car la métanoïa qu’il induit bute sans cesse sur l’échange
marchand, cet échange du pauvre, cette petite pensée du chiffre,
cette impureté de ménagère qui veut encore en avoir pour ses sous.
L’échange du pauvre n’a rien de glorieux, ni d’héroïque, ni de révolu-
tionnaire. Et pourtant, il est très gênant dans un monde de la fluidité
généralisée. Dans un monde où il est prescrit de suivre des modes
d’emploi et d’accélérer sans cesse, tout renvoi à l’antique norme du do
ut des est nécessairement un obstacle, une friction énervante et à la
longue dysfonctionnelle. D’où l’atavisme et l’erreur qu’est la critique
de la marchandisation32. L’échange marchand est une anomalie d’un
autre âge ; une anomalie qui maintient vive la douleur du sacrifice ;
une anomalie qui réclame encore des contreparties et les calcule ;
une anomalie qui rouspète quand la monnaie n’est pas correctement
rendue. Or, à l’ère des cartes, il n’y a plus de monnaie à rendre, plus
de calculs à faire, plus d’esprit de boutique avec ses mesquineries et
ses méfiances. On passe outre, car dans des transactions aseptisées,
on limite les coûts de transaction. Dans nos circuits et nos réseaux,
l’échange marchand est encore un principe de réalité qui rappelle le
temps d’avant ; le temps d’avant la dématérialisation dont nous situons
l’émergence dans les premières années 1970. En ce sens, notre travail
est une tentative de rematérialisation. Il vise à sauver de l’oubli ce
qui se trouvait un temps à la lisière des évidences, dans le plus banal
des quotidiens – quoi de plus banal que d’aller faire ses courses, que
de discuter d’un prix, de le comparer, de se poser la question si on est
correctement rétribué, etc. – et qui a glissé peu à peu dans une forme
assez curieuse de méconnaissance. Mais oui, tout le monde se rappelle
très bien ce monde, et tout le monde croit même y être encore. Tout le
monde croit partager ce réalisme et pouvoir faire la part des choses.
Le sait-il vraiment ?
« Je sais bien…, mais quand même », c’est ainsi qu’Octave Mannoni
(1964, p. 1262)33 avait formulé cette étrange croyance qui demeure
au cœur du fétichisme. « Je sais que ce n’est qu’une chaussure, mais

[32] Heureusement qu’il y a encore cette tare qu’est la marchandise pour exciter notre faculté
critique. On s’inscrira donc en faux contre la critique culturelle pour qui la marchandisation
est l’aboutissement des pathologies modernes. Elle est au contraire le reste de principe de
réalité qui nous permet d’éviter d’être aspirés dans la spirale des usages.
[33] Mis en exergue par Hartmut Böhme dans son ouvrage Fetischismus und Kultur (2006),
selon lequel la modernité est la culture de la généralisation du fétichisme. Ce qui se

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

quand même…, un escarpin de chez Louboutin…, comment ne pas…


etc., etc., y voir autre chose qu’une simple chaussure ? » « Je sais bien
que je me “fais avoir” par les objets de consommation que j’interprète
comme des signes, mais quand même, si je le voulais, je pourrais
faire autrement, je serais parfaitement en mesure de les déchiffrer et
d’agir en conséquence. » « Je sais bien (quelque part, diffusément) que
je ne fais plus ces piètres calculs qu’on faisait naguère, mais quand
même…, si je le voulais vraiment, je pourrais garder le contrôle de
mes sous. » « Je sais très bien que je suis dans une culture où je traite
autrui comme s’il était une chose, et je sais qu’autrui le fait aussi,
alors raison de plus, hein, mais quand même, ne soyons pas dupes, si
nous le voulions vraiment, nous pourrions parfaitement nous compor­
ter vis-à-vis d’autrui, comme s’il s’agissait d’humains comme nous
(prétendons l’être). » Et ainsi de suite.
La période depuis les années 1970 est aussi la période où cette
croyance s’est lentement épuisée, où le « quand même » de Mannoni a
perdu de son évidence, où cette réassurance au réel (nous pourrions à
tout moment, si nous le voulions vraiment, si c’était nécessaire… reve-
nir à des formes de vie plus authentiques, etc.) s’est en quelque sorte
déconnectée de ce réel. C’est l’affaire d’une ou de deux générations,
pensons-nous, et cette croyance issue d’une modernité capitaliste soft
aura disparu. Mais, nous tenons encore un petit bout de réalité dans
notre perception théorique des choses. En effet, l’échange marchand
est certes un obstacle ou un détour dans la fluence inéluctable des
étants, mais nous le convoquons de manière récurrente, ou pour le
dire mieux, nous pouvons y accéder encore comme une anomalie que
nous pouvons questionner34. C’est là un précieux terrain pour socio-
logues. Où et comment se maintiennent ces pratiques médiocres ? Où

trouvait toujours à l’extérieur, sous la forme de l’exotique, du pervers ou du déviant,


investit à présent la culture occidentale. Tout le monde le sait et y participe…, mais
quand même.
[34] Dans son ouvrage qui est probablement la reconstruction la plus magistrale de l’histoire
culturelle de la modernité, ouvrage qui nous a accompagné in petto tout au long de notre
enquête, Egon Friedell (1927-1932) utilise la distinction essentielle entre fait et problème
(Tatsache et Problem) pour décrire la tension constitutive de cette période, reprise sous
d’autres perspectives par le visible et l’invisible chez Maurice Merleau-Ponty (1961), le
concret et l’abstrait chez Dieter Claessens (1973) ou l’ineffable et le révélé, le dit et le dire
dans le dialogisme français. Dans la modernité hard, l’échange marchand, longtemps
tenu pour une Tatsache est à nouveau devenu un problème, et c’est face à cette tension
entre la fluence de la circulation numérisée et la viscosité des échanges traditionnellement
marchande qu’il nous est possible de problématiser.

Epreuves finales 17 avril 2018


452
Aldo Haesler • Hard Modernity

et par quelles formes résistent-elles encore ? Avec quels arguments


ceux qui résistent justifient-ils leur action ? Quelles en sont les consé-
quences concrètes ? Quelles sanctions (de la remarque désobligeante
pour qui ralentit une file d’attente, à la pure et simple confiscation
d’une carte de crédit ou du bannissement d’un service, etc.), quelles
sanctions encourt quelqu’un qui se situe encore dans l’ancienne réalité
du do ut des, ou plus généralement de la réciprocité au quotidien ?
Interrogeons-la tant qu’elle se présente encore à nous, pour nous empê-
cher de nous engluer dans la contradiction performative.
La question des lois monétaires n’a jamais été explicitement posée.
D’une part, la majorité des économistes tient l’argent pour un outil
neutre auquel reviennent les trois fonctions canoniques d’échange, de
mesure et de stockage des valeurs, mais qui en tant que tel n’a pas
d’incidences réelles ; et d’autre part, ces lois ne sont pas directement
lisibles – ni à partir de ses caractéristiques physiques, ni à partir
de ces supposées fonctions. Une loi est soit une régularité physique,
soit le résultat d’une convention. Or, les lois monétaires ne procèdent
ni de l’un ou de l’autre. Certes, l’argent a des caractéristiques phy-
siques dont il faut tenir compte, et sa création relève en partie d’une
convention. Mais ce que nous appellerons ses lois n’en sont affectées
que marginalement. Pour comprendre ceci, il faut partir de l’idée
que l’argent est un non-objet par excellence. Il n’entre dans le cadre
d’aucune ontologie, sauf à considérer l’ontologie moderne comme une
vincologie, comme un ordonnancement des choses de ce monde en
partant de leurs rapports.
L’une des conséquences de la révolution ontologique moderne est
qu’elle a fait succéder un ordre social à l’ordre métaphysique tradi-
tionnel. Cet ordre social moderne dépasse de loin ce qu’on a coutume
de nommer « société ». En effet, il y a ordre social, quand l’anticipation
de ce qui va arriver est assurée. « Être en société, avait dit une fois
Maurice Halbwachs, c’est savoir à quoi s’attendre. » La vie sociale
est faite de situations, à échelles diverses, dont chacune d’entre elles
donne lieu à un cadre d’anticipations. En termes de « sécurité ontolo-
gique » – un terme qu’affectionnait Giddens – l’assurance d’un nombre
raisonnable d’anticipations non déçues est amplement suffisante. Il y
a anomie, quand un seuil critique de déceptions est franchi. Ce seuil
est culturellement défini. Dans cet ordre social, l’argent joue le rôle
de marqueur « métaphysique ». Non qu’il assigne à chaque chose une
place, un rang, une mesure, etc. – ça, c’est l’ancien monde, le cosmos
que nous quittons –, mais il lui revient cette fonction primordiale de

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Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

créer une toile d’anticipations où le seuil d’attentes est suffisamment


élevé pour que l’ordre social ne devienne pas anomique. Quand, avec
le train qui a du retard, nous tombons sur une « point-argent » qui
« avale » notre carte, alors même que nous constatons que notre por-
table est hors connexion, nous avons un court instant la sensation
qu’il n’y a plus d’ordre social. Ce sont là des anticipations techniques,
mais elles découlent toutes du fait que l’ordre social dans lequel nous
nous tenons et agissons est un ordre dont le constituant de base est
monétaire. Il suffit de penser à ce que nous ferions pour nous sortir
des trois mauvais pas qui nous viennent de nous tomber dessus : de
penser aux alternatives que sont le taxi, une carte alternative ou du
cash, et la possibilité de faire attendre ou de payer quelqu’un qui fasse
le messager. L’argent est l’assureur en dernier recours. C’est lui qui
empêche de tomber plus bas que le niveau normal d’anomie requis
par une existence normale, c’est-à-dire au fait de trouver au moins
une alternative à chacun de nos problèmes. C’est ce qu’en langage
économique on appelle un coût d’opportunité. L’ordre social moderne
est à ce titre opportuniste. Au salut divin, il substitue la certitude
d’avoir pour chaque situation et pour chaque problème au moins une
opportunité ou une solution de rechange à disposition. La définition
de Halbwachs doit donc être complétée : être en société, c’est non seu-
lement savoir à quoi s’attendre, c’est aussi et surtout quoi faire quand
ces attentes sont déçues et avoir au moins une solution de rechange
pour se sortir de chaque mauvais pas. Or, avec l’argent, on s’en sort
toujours. Dès qu’il y a désorientation, nous cherchons du regard un
distributeur automatique, une borne de passage où nous pouvons
nous faire authentifier, nous et notre code et d’autres dispositifs du
même ordre35. À cela s’ajoute un trait anthropologique qui n’a pu se
développer qu’en situation moderne : l’humain désire, mais il ne sait
pas quoi. Auparavant, ses désirs étaient clairement définis (salut,
prestige, simple survie), alors que dans le monde de la contingence
(comme seule nécessité) qu’est la modernité, les désirs sont tellement
flous qu’il en résulte un climat de sourde oppression ; l’oppression de

[35] C’est ce qui fait dire à Michalis Lianos (2001) que ces dispositifs de sur- et de sous-veillance
sont certes des traçages plus ou moins coercitifs, mais qu’ils n’en procèdent pas moins
d’un ordre hautement désiré répondant à cette insécurité ontologique que nous évoquions
quelques lignes plus haut au sujet de Giddens. En analysant le mécanisme contrôleur du
ticket de métro, Lianos repère dans ce type de transactions des rapports sociaux qu’il dit
préconfigurés ; en d’autres termes, produits par un émetteur souverain dans son domaine
et qu’il suffit d’activer pour en jouir/subir l’usage.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

ne pas savoir quoi choisir et la crainte de se tromper d’opportunité.


Là encore, l’argent est un médium providentiel. L’argent donne accès
à une multitude sans cesse plus grande d’opportunités, et il permet
d’attendre que la bonne opportunité se présente. Il est alors banal
de dire que plus on a de l’argent et plus il y a d’opportunités, donc de
choix oppressifs et d’options libératrices. Mais il faut bien comprendre
que l’opportunité est une relation : entre telle chose et ce qui peut la
substituer. Dans les mondes traditionnels, on ne disposait que de
choses – au demeurant fort peu nombreuses – mais on était certain
d’en disposer ; tandis que dans la modernité, on dispose d’un nombre
infini de choses, mais ces choses ne sont pas certaines. Si bien qu’il
nous faut en permanence des opportunités pour remplacer une chose
défaillante. Cette opportunité est calculée sur le modèle de l’argent.
C’est donc d’un médium (d’un milieu) tout à fait particulier dont il est
question ici. Le sable est un médium avec lequel on bâtit des châteaux
(de sable) ou d’autres formes36. Il en est de même pour le médium
monétaire, sauf qu’il n’est pas tenu par ses déterminants physiques.
L’argent n’a d’autre nature que sa propension à mettre en relation des
choses entre elles. Qu’il soit lourd ou léger, sécable ou non, matériel ou
immatériel, matériel ou imaginé, il aura l’exacte nature des opérations
de mise en relation, ce que nous appelons des relationnements qu’il est
amené à assumer dans tel ou tel monde. Il assure donc une fonction
sociologique fondamentale, celle d’établir un ordre social à la place de
l’ordre métaphysique, un ordre fait d’une multitude de choses et de
leurs opportunités que lui seul est en mesure d’accorder avec le désir
humain, par définition sans limites.
À partir de là nous pouvons nommer les lois monétaires :
1) La loi de la valeur, chez Marx, est cette tendance inhérente à
l’argent moderne de devenir capital, c’est-à-dire de produire sans cesse
les conditions de son accroissement futur. Que ce soit la subsomption
du travail humain, que ce soit le réinvestissement du profit à des fins
productives, que ce soit la valorisation de biens gratuits ou que ce soit
la création monétaire fictive, cette tendance que l’on pourrait quali-
fier de pléonexique (Marx parle de « sujet automatique ») est l’aspect
dominant de l’argent moderne.

[36] Sans les nommer tous, on reprend ici les principaux théorèmes produits par des penseurs
aussi divers que Fritz Heider (médium/forme), Niklas Luhmann (incertitude et complexité),
Elena Esposito (futur et futures), Ernst von Glasersfeld (constructivisme radical), Vilém
Flusser, Walter J. Ong (théorie des médias), etc.

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455
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

2) L’argent moderne n’est pas le médium qui a transformé le jeu à


somme nulle en jeu à somme positive, comme on pourrait le penser
dans une certaine mouvance postmarxiste, mais bien au contraire le
résultat de cette transformation. Aussi, son abstraction a été extraor-
dinairement rapide tout au long du XVIIe siècle37. C’est lui qui a insti-
tué cette nouvelle grammaire sociale, c’est-à-dire l’idée révolutionnaire
d’un processus de valorisation nette, sans contrepartie dès lors que
le bénéfice de l’un profitait soit au bénéfice de son partenaire, soit
aux « vertus publiques » (Mandeville). Sans l’argent moderne, le jeu
à somme positive serait resté un pur jeu esthétique, utopique et poli-
tique, mais sans avoir d’impact réel.
3) C’est cet impact réel que Keynes a souligné avec force. Une
augmentation de la masse monétaire n’a pas seulement, comme le
pensait encore Marx, un effet inflationnaire, mais un effet productif.
Le capital fictif se transforme en capital réel, s’il y a croissance réelle.
Et comme l’argent moderne est créable à partir de rien (ou à partir
de presque rien qu’on appelle, par abus de sens, confiance), que les
politiques monétaires sont à présent assez développées pour éviter
des effets inflationnaires par un savant jeu d’agrégats monétaires
(M1, M2, M3…, Mn), la croissance économique devient une contrainte
systémique indépendante du processus de « création destructrice » ou
même d’innovation technique.
4) C’est cette réalisation de l’argent fictif en force productive qui
« crée » (l’illusion autoréalisatrice de) la confiance qu’en un temps t + 1
l’argent de t gardera son pouvoir d’achat, qu’il servira, comme l’avait
dit Keynes, de pont entre le présent et le futur.
5) Plus un capital est élevé, plus grande sera non seulement sa
rentabilité, mais un ensemble d’avantages que Simmel a résumé avec
les termes de superadditum et de qualis. Car plus un capital est élevé,
mieux il pourra influencer les conditions de sa rentabilité, y compris
le fait de se transformer en pouvoir.
6) L’argent suit la pente des « biens de Giffen », à savoir que la
demande d’un actif financier augmente avec son prix, non pour des
questions de substitution de raretés, comme dans le cas de l’effet de

[37] On n’y a pas assez insisté dans le chapitre 8 (« Un changement de grammaire sociale : de
l’échange à somme nulle à l’échange à somme positive »). En même temps que se formait
un secteur bancaire et boursier, la prohibition de l’usure n’était plus simplement contour-
née, mais purement simplement abandonnée. Benjamin Nelson (1949) en fait le principal
vecteur menant de la « tribal brotherhood » à l’« universal otherhood » (voir aussi les travaux
de Bartolomé Clavero à ce sujet [1996]).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Giffen, mais par le signal qu’il donne : s’il a pris de la valeur par le
passé, il est probable qu’il en prendra encore dans l’avenir. C’est la loi
des rendements croissants.
7) L’argent ne permet pas seulement la distanciation temporelle
(pouvoir attendre, remettre à plus tard, escompter sur l’avenir, etc.),
mais spatiale (agir à distance) et factuelle (refouler son désir d’objet).
Il permet d’attendre et de faire attendre ; il permet de déléguer les
coûts et les risques de ses contreparties et de déléguer sa jouissance,
comme c’est le cas avec tous les dispositifs interpassifs.
Ces lois monétaires ne sont pas des lois économiques. C’est pour
cette raison aussi que les banques ne sont pas des entreprises comme
les autres. Dans bien des cas, les lois monétaires sont contraires aux
lois économiques. Les lois et mécanismes économiques cherchent en
toute situation des solutions optimales en allouant de manière effi-
ciente des ressources que la science économique considère comme
rares par nature. Elles cherchent donc à établir des solutions d’équi-
libre en toute occasion. Les lois monétaires en sont l’exact contraire.
Elles poussent à la pléonexie ; elles externalisent des coûts dans le
temps et l’espace (tiers exclu contemporain, générations futures) ; elles
accordent des primes au plus rapide et au plus astucieux ; et, last but
not least, elles imposent une contrainte de croissance à laquelle même
une politique ultralibérale ne pourrait souscrire. Elles créent donc
en permanence des situations de déséquilibre, de dérégulation et de
mauvaise allocation. Libérer l’argent revient donc à libérer ces carac-
téristiques, ces « lois », qui sont à tout point de vue contraires à notre
entendement. Comme on l’a vu, c’est un (non-)objet (un bien hétérogène
qui cherche à devenir homogène, selon Bernard Schmitt) qui acquiert
de la valeur de manière purement fictive ; mais qui, une fois créé,
transforme les choses – dont il est le grand régulateur – de manière
à être chose lui-même, à être la réalité de ces choses qui, sans lui,
deviendraient fictives. C’est à chaque fois la même magie, ou plutôt
la même pseudo-magie, qui est à l’œuvre : dès que l’argent quitte son
rôle et qu’il devient réel, il instaure un constructivisme radical38. À

[38] À ce propos, dans son livre que nous avons cité (Eros and Magic in the Renaissance)
Couliano est d’avis que via les médias de masse, l’Occident est déjà pris dans la toile d’un
tel « filet érotique » (rete) manipulable. À la fin de son analyse du traité de Bruno sur le
pouvoir, il conclut ainsi : « Et puisque les relations entre les individus sont contrôlées par
des critères “érotiques” dans le sens le plus large de l’adjectif, la société humaine à tous
les niveaux n’est elle-même que de la magie à l’œuvre. Sans même en être conscient, tous
les êtres qui, en raison de la façon dont le monde est construit, se trouvent dans un lieu

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457
Chapitre 11 • Les inconséquences de la modernité

l’instar de la loi de Thomas qui est la matrice de tous les construc-


tivismes, l’argent devient réel en définissant le monde des choses de
manière à devenir chose, et donc réel, lui-même. Toutes les « lois » que
nous venons de citer entrent dans ce schème et en sont déductibles.
Le terme de chrématistique, tel que l’a formulé Aristote, a eu une
carrière étonnamment discrète depuis son invention. Jamais complè­
tement absent, puisqu’il revient périodiquement dans des écrits dog-
matiques, à la fois en théologie et sous la plume de Marx, il est géné-
ralement conçu comme l’antonyme de la notion d’oikonomia, de l’usage
licite ou approprié des choses. De l’usage, khrè-, à la péjoration de la
khrématistikè, il y a un long chemin qui n’a pas encore été parcouru39.
Et il serait erroné de considérer la chrématistique, soit comme une
simple science des usages, soit comme une sorte d’anti-économique,
de part maudite de l’économie. Il y a chez Aristote une intuition juste
et prudente des effets pathogènes de l’argent sur la communauté,
alors même qu’il comprend son usage nécessaire dans une économie
soumise à la division du travail. Mais il serait imprudent de lui faire
dire plus que cela. La chrématistique est un danger dont le gouvernant
doit avoir conscience, pour lui-même et pour les marchands enclins à
la pratiquer. Toute culture du monde a eu cette précaution, et c’est ce
que l’on voit dans la prohibition de l’usure qui est loin d’être l’apanage
de l’Église catholique. Ce qu’Aristote a vu était la perversion de l’outil,
mais il était loin de pouvoir subodorer les lois de la chrématistique.
Nous le soulignons : ces lois, ce n’est qu’aujourd’hui que nous pouvons
les écrire. Et donc mesurer les distorsions que l’argent, une fois libéré
de ses entraves canoniques, peut opérer au sein de l’univers des choses.

intersubjectif intermédiaire, participent à un processus magique. Le manipulateur est le


seul qui, ayant compris l’ensemble de ce mécanisme, est d’abord un observateur des rela-
tions intersubjectives qui acquiert simultanément des connaissances à partir desquelles
il cherche ensuite à en profiter » (Couliano 1990, p. 103).
[39] À noter le site d’artistes et de philosophes, chrematistique.fr, animé par Fabien Vallos et
Jérémie Gaudin, mais qui est davantage (et pour de bonnes raisons) orienté vers le monde
des usages (khré-) plutôt que vers l’argent proprement dit.

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Epreuves finales 17 avril 2018
Chapitre 12
Une société sans échange

I l est temps de conclure. L’enjeu est d’importance. Il s’agira, en effet, de


cerner au mieux le basculement qui se produisit au cours de la période
de seuil du début des années 1970, pour dégager ensuite comment
une modernité capitaliste hard a réussi à se former ; une modernité,
notons-le bien, qui présente une plus grande stabilité que la modernité
capitaliste soft d’avant cette période. Une autre manière plus formelle
de procéder consistera à trouver le fil rouge qui intègre de la manière
la plus convaincante possible les nombreux phénomènes répertoriés
dans le chapitre 4, en suivant la manière dont le chaînon manquant
mis en évidence comme le vecteur décisif du passage de la tradition à la
modernité a pu former une synthèse sociale stable ; une synthèse d’une
telle stabilité, qu’elle a fini par résorber les restes de traditionnalité
contenus dans le jeu à somme nulle qui est la grammaire ancienne des
rapports au monde1. L’enjeu est d’importance, car il est dérangeant. En
effet, il consiste à prendre le contre-pied de tous les discours de crise
qui ont accompagné le processus de modernisation depuis ses origines
et d’avancer que la modernité capitaliste est entrée depuis le début des
années 1970 dans une phase de très grande stabilité. Formellement,
nous oserons dire qu’il s’agit du passage de l’homologie des rapports du
pentagone moderne à l’état de structure. C’est cet état qui explique sa
métastabilité, c’est-à-dire sa capacité à produire des crises en vue de
perpétuer son régime. On se souvient de l’atmosphère générale de cette

[1] Cette résorption peut paraître lente, puisqu’à suivre Bourgeois-Gironde et Leiser (2010)
plus des trois-quarts de la population pense encore les rapports économiques comme des
rapports d’exploitation, c’est-à-dire des échanges à somme nulle. La part de vérité et la
part d’idéologie sont fluctuantes dans cette représentation, mais force nous est d’admettre
qu’il existe encore un socle considérable de valeurs, attitudes et représentations formé sur
le modèle de l’échange à somme nulle dans nos sociétés capitalistes avancées. Rien n’est
dit, néanmoins, de la synthèse sociale qui s’est mise en place à l’aube des Temps modernes,
et qui, elle, a entièrement et assez rapidement basculé dans le jeu nouveau.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

phase de la modernité capitaliste, de l’« imagination au pouvoir » des


mouvements de mai 1968, de la grande fraternité des âmes du mouve-
ment hippie, des utopies concrètes « ici et maintenant » des penseurs de
l’avant-garde alternative, d’Ivan Illich à Lanza del Vasto. Bref, d’une
modernité capitaliste soft dont certains mouvements se permettaient
même le luxe de mettre en doute le caractère capitaliste. De ce grand
basculement ne subsiste plus aujourd’hui que le paradoxe de Jameson,
la spectacularisation de l’Apocalypse et ce que l’on pourrait appeler
maintenant une interpassivité des discours de vérité2.

La formule de Black et Scholes


Beaucoup d’encre a coulé depuis la crise des subprimes de 2008. On
a mis en scène un concours de celui qui en avait le premier décelé les
signes avant-coureurs et qui devenait aussitôt celui qui avait le mieux
compris la « vérité sur l’argent » ; on a organisé colloque sur colloque ;
on a fait des comparaisons avec la crise de 1929 ; on a publié des livres
improbables sur l’argent – puis, on a laissé faire les organismes inter-
nationaux, pour régler les problèmes les plus urgents. Cette crise s’est
soldée par une destruction monétaire d’une ampleur sans pareille sui-
vant la toxicité des créances engagées. Les banques les plus exposées
durent fermer leurs guichets, certains « coupables » furent mis sous
les verrous, on fit le procès médiatique de primes trop exorbitantes, et
certains pays trop endettés furent mis sous tutelle. Cette crise n’est
toujours pas terminée, ses effets n’ont pas été consommés, tant s’en
faut, mais peu à peu on est revenu au business as usual.
Si aucune autre économie que l’économie capitaliste en régime hard
n’aurait résisté à de tels chocs, c’est qu’une grande partie des destruc-
tions a été fictive. En effet, la nouveauté de la crise des subprimes est
qu’il s’agit d’une crise programmée. Non pas programmée par quelque
malin génie ou quelque clique de conjurés, mais inoculée tel un phar-
makon, comme un poison visant à raffermir un système social dont
le principe évolutif est la multiplication des instabilités3. C’est d’un

[2] Les phénomènes de post-vérité, de fake news si ce n’est de mensonge pur et simple ont une
longue tradition en politique. On ne va pas retracer l’histoire de la « langue de bois » et,
comme le lecteur attentif pourrait s’y attendre, faire un historique des « discours de vérité »
dont le devenir-obscène aurait lui aussi son origine dans nos années de seuil. Le fait que
ce thème n’apparaisse dans toute sa clarté aujourd’hui seulement (2016-2017) est à voir
comme une saturation de l’espace public par une économie de l’attention, d’une part, et
de l’autre, par une algorithmisation des principales routines sociales.
[3] Face à l’irruption d’un nouveau régime socioculturel comme la modernité, Egon Friedell

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Chapitre 12 • Une société sans échange

principe très subtil qu’il s’agit ici. La question consiste à éprouver


les lieux les plus vulnérables du système en leur inoculant des doses
variables de poison, pour à la fois approcher les points de rupture,
mais surtout créer un effet d’accoutumance à la crise permanente
dont la topique va se répandre dans l’intégralité du système. Le choix
de la Grèce n’est pas fortuit. On l’a choisie comme un laboratoire en
raison de la labilité de ses institutions, de la vigueur de son espace
public (toujours existant) et de l’état lamentable de ses « caisses ». Et
on a remarqué qu’il existait une très large latitude d’expérimentation
qui stupéfie même les éconophysiciens les plus aguerris qui ne s’atten-
daient pas à ce qu’un macro-organisme de ce type résiste à une telle
dose de poison. Puisqu’aujourd’hui l’économie expérimentale a le vent
en poupe, les expérimentateurs des grands organismes internationaux
ne cessent de jouer sur les variables financières (taux d’imposition,
niveau des retraites, encadrement du crédit, prix du refinancement
de crédit, etc.) pour évaluer les seuils de rupture sociétaux. Le cas
grec nous montre donc comment fonctionne la métastabilité d’un sys-
tème, mais surtout l’étonnante marge de manœuvre dont disposent
les technocrates financiers.
Ce pharmakon va bien au-delà de la formule de Black et Scholes
(1973)4, formulé et instillé à l’économie capitaliste au début de cette
période de seuil, et tel qu’il a été analysé par Josef Vogl (2010), Jakob
Arnoldi (2009) et Arjun Appadurai (2016). L’objet du modèle de Black
et Scholes consiste à transformer un risque futur en une option pré-
sente qui devient par là même négociable en fonction de l’évolution du
risque, d’une part, et du jeu entre offre et demande de cette option, de
l’autre. C’est ce modèle qui va transformer le noyau dur du capitalisme
en artefact financier, et c’est lui qui va conduire aux credit default
swaps qui ont donné toute son ampleur à la crise des subprimes. On
n’a simplement pas vu deux choses : d’une part, comme le souligne
Appadurai (2016), on a commis une erreur catégorielle entre risque

(1929-1931, p. 479 sq) a distingué trois types de réactions : le déni, tel qu’il fut pratiqué
par les mouvements renaissants et ceux de la réforme ; l’habitualisation à la nouveauté,
comme le feront les Lumières ; et la résistance, comme ce sera le cas avec l’âge baroque.
Et comme, selon notre précepte de méthode, « jamais trois sans quatre » dans les systèmes
réflexifs, il faudrait lui ajouter l’anticipation.
[4] Cet article leur vaudra le prix Nobel. Les commentaires iront bon train. On n’en citera que les
plus remarquables : Robert C. Merton (1973) ; John C. Hull (1997) ; Peter Bernstein (1992) ;
Donald MacKenzie (2003) ; Donald MacKenzie et Yuval Millo (2003) ; Donald MacKenzie
(2006) ; George G. Szpiro (2011).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

et incertitude (knightienne) – cette dernière n’étant par définition pas


calculable – et fait comme si tous les risques étaient approximables ;
mais surtout, on n’a pas pris en compte le fait qu’en transformant le
risque en option on exponentialisait l’exposition au risque.
Rappelons-nous que le jeu à somme positive est une formule épidé-
mique, une suite géométrique du type 2-4-8-16… Appliqué à des biens
limités, il tendra à les épuiser avec une rigueur quasiment mathéma-
tique ; mais alors que les biens économiques sont (dans l’idéal) comp-
tabilisables et peuvent faire l’objet de (supposés) calculs de risques,
tout un ensemble de biens « imaginaires » et de biens futurs ne le sont
pas. N’oublions pas que cette formule ne s’applique pas seulement au
rapport (SN) de notre pentagone, mais à son ensemble. Donc, même
si le modèle de réassurance des risques de Black et Scholes pouvait
fonctionner (ce qui, à l’évidence, il ne fait pas), une très large catégorie
de biens échappe à son emprise. C’est ce qui explique la différence
entre risques et incertitude. La catégorie du risque ne s’applique ten-
danciellement qu’à des biens (ou des « maux » au sens d’Ulrich Beck)
clairement définis et donc évaluables, alors que l’incertitude, au sens
que lui a donné Frank H. Knight (1921), résulte d’une intrication de
risques telle qu’elle échappe à toute forme d’approximation statistique.
Non que cette approximation soit impossible dans l’absolu, mais elle est
tellement aléatoire que le simple fait de la poser et d’en partir condui-
rait à des situations de risques supérieures à celles que l’on aurait
rencontrées si on avait négligé une telle approximation. D’autre part,
et c’est ce qui doit retenir notre attention, il y a le fait que le modèle
de Black et Scholes n’est probablement pas applicable au seul domaine
des futures et qu’il s’inscrit pleinement dans les diverses formes de
restructuration temporelle que nous avons évoquées dans le chapitre
2. Là encore, nous en sommes réduits aux conjectures, c’est-à-dire aux
rapports analogiques. Quand nous parlions des retraites par capitali-
sation, quand nous esquissions le paradoxe de Jameson, quand nous
évoquions la défuturisation de la culture punk – à chaque fois, l’opacisa-
tion de l’avenir se soldait, comme par compensation, par une célébration
névrotique du présent. Inutile d’insister une fois encore sur le « pouvoir »
du moment présent5, l’inflation des carpe diem, le fait, comme naguère
pour l’argent, d’en vouloir pour « son » temps et de le considérer comme

[5] Qu’il suffise de se faire une image du phénomène « Eckhart Tolle », ce guide spirituel qui
est reçu comme un nouveau messie du « laisser-aller », jusque dans les colonnes du blogue
de Paul Jorion, pour mesurer l’ampleur d’un tel « pouvoir ».

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Chapitre 12 • Une société sans échange

une traite tirée sur le futur dans une attitude de « c’est toujours ça de
pris » qui en dit long sur le capital dont on tire ces traites. L’épuisement
de l’avenir nous fait vivre le présent comme une option dont le cours
varie au gré des « catastrophes » du moment, des catastrophes nourries
à la seule économie qui vaille encore, celle de l’attention.
Le modèle de Black et Scholes a conduit tout droit à la crise des
subprimes. Telle est la thèse constructiviste défendue par le compa-
ratiste allemand Josef Vogl (2010). C’est là un facteur de seuil tout à
fait exceptionnel. Encore faut-il en comprendre l’ampleur. Que signifie
la transformation du futur en options présentes ? Quelles sont non
seulement ses conséquences économiques, mais les conséquences de
l’application de ce modèle à toute forme de « gestion du temps » ? Mais
surtout, quelles sont les conséquences de l’erreur manifeste du modèle,
mis en évidence par Appadurai, de traiter l’incertitude comme un
risque calculable ? Ce sont ces questions que nous aimerions esquisser
dans l’après-2008 dans les deux parties qui suivent. Elles ont, une fois
encore, trait à l’argent et trait à cet argent si particulier qui prend
son essor dans le petit seuil : à mesure qu’il devient créable à l’infini
et qu’il se dématérialise, il devient le médium prédominant de l’inté-
gration sociale de la modernité hard, l’agent de cette métastabilité
qui nous hante.

Hyperfétichisme

Georg Lukács
En faisant la synthèse de la théorie marxienne de l’aliénation avec
l’évocation du processus de rationalisation de la civilisation occidentale
telle que l’a formulée Max Weber, Lukács tire la vision d’un fétichisme
généralisé qui ne frapperait plus uniquement les prolétaires, mais
toutes les couches de la population. Il fait ainsi d’une pierre deux
coups : il garde intacte la téléologie marxienne (antagonisme capi-
tal/travail, lutte des classes, dictature du prolétariat, société sans
classes) en dépit de l’absence de suite révolutionnaire qui aurait dû
logiquement la ruiner ; et il explique cet ajournement de la révolu-
tion par des conditions apparemment objectives tout en indiquant
comment cet horizon peut être atteint. Cet élément objectif est la
conscience de classe, qui serait selon Lukács l’aboutissement inéluc-
table du processus de réification. En faisant la synthèse de Marx et
de Weber, Lukács croit détenir la formule d’un fétichisme général,
qui ferait du prolétariat et de la bourgeoisie les victimes du processus

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Aldo Haesler • Hard Modernity

de rationalisation. L’aliénation qu’invoquait Marx et qui ne touchait


que le prolétariat, serait relayée par une chosification des rapports
humains à laquelle tout le monde serait soumis. Or, la chosification
que subirait le prolétaire, une fois poussée à bout, lui révélerait son
statut de marchandise dans le système de production capitaliste. Face
aux marchandises dont il est le producteur, il prendrait conscience
du fait qu’il est lui-même, en tant que marchandise, une marchan-
dise tout à fait particulière. Bref, il prendrait conscience de la diffé-
rence qu’il y a entre une marchandise humaine et une marchandise
réelle. Et c’est alors qu’il prendrait conscience de son statut objectif à
l’intérieur du mode de production capitaliste. Cette conscience de soi
nouvelle entraînerait une conscience de classe par un effet de masse
dont Lukács nous dit peu de choses. Mais l’important dans notre
contexte n’est pas là. Certes, la belle construction lukacsienne eut
l’avantage de sauver l’idée de praxis révolutionnaire, mais en retour
elle inocula à tout le néomarxisme occidental un élément idéaliste - la
prise de conscience - qui lui permit de théoriser les divers obstacles à
cette prise de conscience (troisième classe, culture industrielle, société
du spectacle, reproduction d’habitus, etc.) comme autant d’ajourne-
ments possibles du Grand soir. Les succès répétés de ces obstacles
finirent par transformer l’impatience révolutionnaire en désespérance,
et celle-ci en folie et en irrationalisme terroriste. Une fois privée de
son télos révolutionnaire, la réification dont avait parlé Lukács, se
retrouva dans la notion de marchandisation qui, de principe critique
devint principe épidémique. Elle résulte de la conscience qu’ont les
acteurs que l’ensemble des rapports qu’ils entretiennent aux autres, à
soi-même et au monde sont des rapports marchands, c’est-à-dire des
rapports soumis à la raison calculante et à l’échangeabilité générali-
sée. Mais la « théorie » de la marchandisation postule im­pli­ci­tement,
qu’à partir du moment où une telle conscience est possible, son dévoi-
lement permettrait aussi son dépassement. Tout se passe comme si
pour transcender l’ordre marchand, les acteurs devraient prendre
conscience de sa logique pathologique et aussitôt « changer la vie ».
Lointain avatar de l’« élément idéaliste » lukacsien, le théorème de la
marchandisation reproduit ainsi sur un plan réformiste, voire même
libéral, les mêmes structures argumentatives et donc les mêmes illu-
sions que son ancêtre révolutionnaire. Il y a donc lieu d’en faire la
critique de manière radicale et urgente, et ce d’autant plus qu’il repré-
sente un redoutable obstacle-mot-valise épistémologique qui fait mine
de tout expliquer, alors qu’il ne cesse de tout obscurcir.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

Fétichisme et hyperfétichisme
Le problème est le suivant : l’effondrement des mondes tradition-
nels s’est fait par une substitution sémantique dont nous avons en
partie décrit les éléments. Nous poserons alors la question naïve :
Comment se fait-il alors qu’elle n’apparût nulle part ? Ni dans les dis-
cours juridiques, philosophiques, moraux ou esthétiques, ni même
dans les narrations littéraires. Cette transformation sémantique est
passée inaperçue. À la différence des autres changements séman-
tiques qui se soldent par des disputes, des controverses et des débats
argumentés, tout se passe comme si l’immersion dans un nouveau
monde sémantique effaçait jusqu’aux ultimes traces de l’ancien6. Or,
cette substitution est la transformation la plus radicale qui soit entre
mondes traditionnels et modernité. Alors que les autres transforma-
tions sémantiques de moindre ampleur sont conscientisées dans ces
débats, cette rupture radicale s’est faite dans une complète absence de
conscience. Rappelons sur quelle futilité stylistique la querelle entre
Anciens et Modernes s’est faite. Rappelons aussi, non pour en minorer
l’importance, mais souligner leur virulence, les débats sur la perspec-
tive, sur les mondes infinis, la nouvelle médecine, le chiffre zéro et bien
d’autres. Tous ces débats ont été vifs, et l’on pourrait presque dire que
leur vivacité avait été à la mesure de la futilité de leurs enjeux. C’est
comme pour les Deckerinnerungen de Freud, ces « souvenirs-écran »
qui mettent en avant une image anodine pour éclipser un traumatisme
originaire ; images anodines qu’il faut alors comprendre comme des
métonymies de ce traumatisme. Cela rappelle la figure de la conver-
sion que les Anciens avaient appelé metanoïa où une pensée nouvelle
n’est nouvelle que par l’absence de conscience de cette nouveauté et,
par conséquent, par l’absence de la conscience de la disparition de
l’ancienne. En vérité, il eût suffi de comparer les textes, les manières
de parler, de faire le droit, d’énoncer des propos politiques et écono-
miques, pour que se produisît aussitôt la conscience d’une rupture.
Il n’en fut rien. Il est quand même extraordinaire qu’il a fallu qu’au
détour d’une remarque sur le mercantilisme, Louis Dumont, près
de quatre siècles plus tard, mette pour la première fois le doigt sur

[6] Il nous faudrait une discipline particulière, contraire à la muséologie, qui consisterait à
étudier l’art de gommer le passé, d’en faire disparaître les traces, de désarchiver, bref un
traité d’oblivionisme. Par rapport aux livres qui sont déjà des fossiles dans un monde en
voie de défossilisation, les archives électroniques, par tout un travail de compression, de
miniaturisation et, in fine, d’interpassivisation ont commencé cette tâche impressionnante.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

cette rupture, pour aussitôt la perdre de vue, et même que ses rares
commentateurs la perdissent ; et qu’un Foucault, qui allait consacrer
dans Les Mots et les choses des pages éblouissantes au changement
épistémique des régimes d’échange, n’en formule pas la moindre intui-
tion. L’auteur de ces lignes en a ressenti un trouble constant face à
ces élisions systématiques, un trouble qui lui fit penser qu’il s’agissait
d’une évidence trop grande pour encore être problématisée ; en somme,
qu’il enfonçait des portes ouvertes depuis quatre siècles et qu’il était
décidément trop facile de jouer les redresseurs de torts.
L’hypothèse pour tenter d’expliquer cette in-conscience passe par
l’argent comme médium ; l’argent qui, dans cette forme nouvelle, est à
la fois l’émanation directe de la grammaire du jeu à somme positive,
l’outil de sa prodigieuse contagion et, last but not least, le voile qui
permet d’en masquer l’action. On dira donc que toutes les critiques de
la modernité ont échoué non seulement en raison de la non-reconnais-
sance de cette grammaire, mais d’une analyse déficiente de l’argent.
L’argent moderne, tel qu’il se cristallise lors de la grande période
de seuil, est une émanation de la sémantique du jeu à somme posi-
tive et n’a de commun avec l’argent ancien que le nom. Certes, il en
garde les fonctions, mais il change radicalement de nature. D’outil,
il devient médium. D’instrument soumis à ses diverses fonctions, il
devient l’agent de la contagion capitaliste. Sans lui, l’échange à somme
positive serait resté la forme symbolique tel que Simmel le pensait
dans sa conception du progrès fonctionnel : une forme permettant une
meilleure allocation des ressources économiques et culturelles. Ç’aurait
été une voie différente qu’aurait prise la modernité, combinant et
tempérant le progrès économique avec et par le progrès culturel. Mais
l’Occident a pris une voie différente, elle a tout misé sur le progrès
économique, puis financier.
Que la nouvelle grammaire sociale n’ait pas été reconnue en tant
que telle n’est pas aussi rédhibitoire qu’on pourrait le penser, puisque
de nombreux phénomènes entrant dans cette classe furent amplement
théorisés ; espace public, démocratie, affinités des relations, différen-
ciation fonctionnelle et bien d’autres formes émergentes modernes se
ramènent en définitive à cette grammaire. On n’a simplement pas vu
le fil rouge qui les réunissait en une classe d’homologies et qui per-
mettait d’en comprendre le système. Certes, l’aspect contagieux de la
dynamique de l’Occident ne put être déchiffré, une méconnaissance
importante qui mena à des critiques et des analyses erronées sur la
situation de la modernité capitaliste ; mais, tout compte fait, on peut

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Chapitre 12 • Une société sans échange

vivre dans un monde dont on n’a pas saisi la logique et se contenter


d’explications fragmentaires que nous livrèrent les grands esprits de
cette époque. Il en est tout autrement de l’argent. Très tôt déjà, son
aspect pernicieux et paradoxal avait été reconnu, et l’ombre aristoté-
licienne ou confucéenne pouvait faire croire qu’on en avait reconnu les
dangers et qu’il suffisait de séparer la bonne de la mauvaise chréma-
tistique pour aussitôt en conjurer les effets pathogènes. C’était sans
prendre en compte la différence catégorielle entre un argent encore
considéré comme un pur outil et un argent qui allait peu à peu se
transformer en un médium, comme un milieu d’évidence qui avait tout
intérêt à ne jamais être reconnu. On en voit pour preuve Marx avec
sa conception métalliste de l’argent, le conventionnalisme échevelé de
Weber, les économistes et les sociologues avec leurs diverses réduc-
tions en témoignent – s’il y a un sujet mal traité depuis les origines
de la modernité, c’est bien de l’argent qu’il s’agit. Les théoriciens et
essayistes qui ont approché son mystère se comptent sur les doigts
d’une main. Il y eut Goethe et sa géniale interprétation du scandale de
Law, il y eut Simmel avec sa Philosophie de l’argent, il y eut Keynes et,
par certains aspects, Knut Wicksell, et, pour finir Bernard Schmitt –
et le tour est joué. On peut y ajouter certains auteurs plus littéraires
ou plus inspirés comme Pierre Klossowski (1997), Jean-Joseph Goux
(1984, 2000, 2013) ou Marc Shell (1978, 1982, 1994), dont le style
fragmentaire avait surtout une fonction de rappel et de mise en garde
contre toute velléité de systématisation7. Et c’est donc d’un spectre
éclaté qu’il faut partir, avec des voix discordantes, ignorantes les unes
des autres, incapables de faire système, mais surtout incapables de
faire le lien avec la grammaire sociale qui en avait été le lit.
C’est là le plus grand déficit. En effet, la nouvelle grammaire du jeu
à somme positive est la matrice sémantique qui seule peut nous faire
espérer comprendre ce que ce terme de « différence catégorielle » veut
dire8. C’est cette matrice qui a rendu l’argent moderne possible, dans

[7] On va encore dire une grande banalité. Les économistes ne savent à peu près rien des enjeux
sociologiques qui animaient Simmel, alors que les sociologues ayant lu et compris Keynes
se comptent aussi sur les doigts d’une main. Faut-il alors s’étonner que leur enjeu commun
n’ait été reconnu que de manière superficielle, notamment par Giddens. Il ne suffit pas
d’associer l’argent de Simmel au nouveau cadre spatial des actions à distance et celui de
Keynes au cadre spatial temporel d’une défuturisation du futur, pour clore l’affaire. Il faut
une définition de l’argent comme médium doté de lois spécifiques, comme on l’a rappelé
dans le chapitre précédent.
[8] En dépit d’une érudition implacable et d’une véritable rage de vouloir comprendre le pouvoir

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Aldo Haesler • Hard Modernity

son absence de matérialité, son expansion et sa fluidité quasiment


infinies, son pouvoir d’abstraction et d’abstractisation, sa capacité de
liquéfaction. Mais cet argent-médium a ses propres lois, « ré­so­lument »
non économiques, et surtout : tout se passe comme s’il effaçait ses
propres traces, se rendant inatteignable par la pensée. C’est donc
d’une longue enquête qu’il est redevable9. Les autres déficits sont de
deux ordres. L’argent ne s’analyse pas de manière génétique (en aval),
mais de manière généalogique (en amont). En d’autres termes, il a
fallu attendre que l’argent atteigne sa forme développée, ce que l’on
pourrait nommer sa perfection phénoménale, pour que l’on puisse en
entreprendre la reconstruction. Marx, avec sa comparaison entre la
physiologie du singe et celle de l’Homme avait parfaitement raison
sur ce point. Second déficit, et c’est à Simmel que nous en appelons,
l’argent n’est pas seulement un support relationnel, il est relation à
part entière. Dans nos propres termes : il fait un travail de relation-
nement mais aussi de séparation : il met en relation ce qui ne l’est
pas, ce qui n’est même pas censé l’être, mais il sépare aussi ce qui
était assemblé, ce qui avait crû organiquement. Ces travaux d’assem-
blage, de séparation et de réassemblage se font selon la logique des
lois monétaires ; des lois qui ne se résument pas seulement à la loi du
capital, mais aux diverses formes propres au médium monétaire que
nous avons distinguées dans le chapitre précédent. Bref, c’est d’un
Marx revisité par Simmel et d’un Simmel transcendé par Marx qu’il
s’agit ici de partir.
Il n’existe pas, à proprement parler, une science de l’argent. Ce
que nous esquissons ici ne sont que quelques arguments en sa faveur.
Un bon point d’entrée est de nous concentrer sur le second déficit,
l’usage de la méthode généalogique. En effet, nous avons de bonnes
raisons de croire que l’argent a atteint aujourd’hui un stade-limite
et donc un point où nous pouvons (enfin) entreprendre sa recons-
truction. Sa vélocité est quasiment infinie, les transactions à haute
fréquence qui se comptent en microsecondes en témoignent. Ses coûts
de transaction ne sont et ne seront jamais nuls, mais s’approchent

de l’argent, l’étonnant ouvrage de Karl-Heinz Brodbeck, Die Herrschaft des Geldes (2009)
(plus de 1600 pages en petits caractères) multiplie l’énoncé des carences catégorielles de
toute la guilde des penseurs de l’argent, sans toutefois parvenir à se détacher du cadre
aristotélicien et à saisir le rapport entre la nouvelle forme de circulation de la modernité
et le devenir-médium de l’argent.
[9] Enquête que nous ne pouvons développer ici. Il faudra se reporter au compendium que nous
sommes en train de rédiger dans le cadre de la Fondation Sunflower de Zurich.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

asymptotiquement de zéro et ce peu importe les montants engagés.


Même si on fait grand cas des questions de risque et de sécurité, les
dysfonctionnements effectifs sont négligeables. Comme nous comptons
l’anonymat des transactions parmi les caractéristiques matérielles de
celui-ci, le véritable enjeu critique se situe sur ce plan. Mais le succès
des cryptomonnaies est à présent établi. Il s’en crée chaque semaine
de nouvelles, et l’essor du bitcoin se fait à présent sans grandes varia-
tions de cours, suivant l’algorithme initialement prévu. Il atteint un
stade-limite pour la simple raison aussi qu’il est difficile de s’imaginer
quelque saut qualitatif qui en modifierait l’apparence et les fonctions.
Certes, on peut penser à une forme d’influx cérébral qui activerait
certaines fonctions monétaires, mais le coût de ces dispositifs hau-
tement sophistiqués excéderait de loin les avantages en termes de
coûts de transaction. Si bien que les dispositifs actuels qui ne font
qu’enregistrer des « traces de passage » suffisent amplement ; et, de
surcroît, livrent des données exploitables en termes de marketing,
marchandising et d’offre marchande. Sans prétendre parler d’une
forme définitive, on peut aujourd’hui partir de l’idée qu’avec l’argent
électronique l’argent a trouvé une forme stable ; et c’est là un stade
qui nous permet de penser à la disparition ou plutôt à la dissipation
complète de l’argent. C’est là un caractère essentiel d’un médium.
Et c’est Luhmann qui l’a souligné en parlant de l’eau dans laquelle
vivent les poissons. Si on leur demandait ce qu’est l’eau, ils seraient
bien en mal de nous répondre. Ce n’est qu’en sortant de l’eau qu’ils
parviendraient – un court moment – à en être conscients. Et encore,
en sortant de l’eau, ils pourraient tout juste saisir un instant l’élément
non-eau qui va mener à leur perte. On peut ainsi s’imaginer l’argent
devenir un milieu d’une évidence telle que d’ici quelques années nous
serons dans la même situation que les poissons. Nous ne nous en ren-
drions compte qu’au moment où les réseaux monétaires tomberaient en
panne ou, qu’à défaut de solvabilité, on nous en expulserait. Toutes les
opérations monétaires se feraient objectivement, et se feraient même
avec une précision jamais atteinte, sans pour autant que nos seuils
de conscience n’en soient franchis. Et c’est en ce sens qu’on peut dire
que nous nous trouvons au tout dernier moment où l’argent est encore
accessible en conscience et qu’il est donc temps d’en étudier l’histoire
et le système. Nous en savons assez sur les premières fonctions de
l’argent-médium (en tant qu’émanation de l’échange à somme positive
et en tant qu’agent de sa contagion), pour nous consacrer à présent à
la partie la plus difficile qu’est son pouvoir d’occultation.

Epreuves finales 17 avril 2018


470
Aldo Haesler • Hard Modernity

Ce pouvoir avait été découvert par Marx quand il a formulé la


notion de fétichisme. Très généralement, le fétichisme est à voir comme
un obstacle à la prise de conscience. Ces obstacles peuvent être mul-
tiples. On peut se mentir à soi-même dans un cercle névrotique qui ne
cesse de reproduire les mêmes mensonges en croyant que la répétition
valait comme preuve ; on peut produire des fausses preuves, comme
ces souvenirs-miroirs (Deckerinnerungen) dont parlait Freud, auquel
on attribue un statut de vérité, alors qu’ils ne font que la recouvrir ;
on peut être la victime consentante ou non d’une idéologie qui vous
livre une interprétation du monde en en stipulant la seule possibilité ;
et on peut refuser en bloc une réalité qui vous semble insupportable
et qui devient alors un interdit de pensée. Ce sont là les cas d’un féti-
chisme primaire. Mais cet obstacle peut prendre un tour plus subtil
quand ce ne sont pas les contenus de la pensée, mais, dans un sens
kantien, les formes même de la pensée qui en sont affectées. C’est le
cas de l’hyperfétichisme.
Les pratiques encartées
Prenons un exemple quotidien. Quand on « donne » sa carte, on ne
donne plus rien ou presque. Et avec quel reste ? On ne donne presque
plus rien, mais on suit des instructions. Certes, la mécanique comp-
table ne cessera de fonctionner – plus fiable que jamais. On nous
rappellera au moindre écart quelque solde négatif à combler de toute
urgence, alors que les banques profitent de ces situations de manière
quasiment usuraire ; on nous proposera des « plans » très élaborés
pour personnaliser notre profil monétaire et nous éduquer à une saine
gestion de nos actifs et passifs ; on mariera astucieusement gestion
bancaire et assurantielle ; on optimisera les divers crédits qui nous
accompagnent toute notre vie durant – tout cela pour rendre nos flux
aussi fluides que possible. La banque est devenue un coach existentiel
qui nous apprendra une certaine prudence, mais en même temps qui
fera tout son possible pour écarter de nos soucis la fâcheuse question
monétaire, occultant par ce biais la possibilité même de la prudence.
Ainsi, les établissements bancaires s’insèrent harmonieusement dans
notre désir sécuritaire10.
Ce sont là des pratiques massives qui se répètent quotidiennement
des millions, voire des milliards de fois. Et il y a là indéniablement
un effet d’apprentissage : nous apprenons à suivre des instructions,

[10] On rappellera les travaux robustes de Jeanne Lazarus (2012) et de Laure Lacan (2015).

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Chapitre 12 • Une société sans échange

des check-lists, des modes d’emploi, des routines, etc. De même, notre
environnement quotidien est de plus en plus soumis à ce régime des
choses ; nous agissons en suivant des polices et des routines qu’il faut
observer scrupuleusement. Et il nous faut être patients, il nous faut
attendre que les routines nous permettent de passer d’une étape à
l’autre, l’une après l’autre, ni trop vite, ni trop lentement. Il ne sau-
rait être question de sortir de ces routines et de se mettre à négocier,
comme on l’a évoqué plus haut. Ainsi se produit un déplacement au
sein de la norme universelle de réciprocité : de négociée, elle devient
« préconfigurée » (Lianos). Non qu’elle n’ait plus lieu et plus de lieu, elle
reste partie intégrante de tous les codes-source qui nous environnent.
Mais nous n’avons plus à la mettre en pratique, nous n’avons plus à
l’initier, à la maintenir et à la clore ; mais simplement à faire les gestes
idoines que nous prescrivent les différents modes d’emploi des objets en
usage autour de nous. La présentation des cartes de paiement n’en est
que l’expression épurée, en quelque sorte le modèle que l’on trouvera
dans tous les guichets qui nous font face jour après jour. De la pompe
à essence à l’arrestation d’un contrevenant, de l’inscription en fac à
la commande d’une pizza par téléphone, d’une réclamation auprès de
notre assurance à l’achat d’une antenne parabolique, de l’admission
aux urgences d’un hôpital à la commande d’une chambre d’hôtel – ce
n’est pas tant (l’antienne de) la dépersonnalisation qui importe ici,
mais l’unité de cette préconfiguration de toute transaction. Il n’y a
plus à discuter ; tout le monde est traité de la même manière (c’est
démocratique, eh ! oh !) ; il n’y a pas d’exceptions ni de dérogations
(eh !) ; une sécurité optimale est garantie (oh !) ; on y gagne du temps ;
on évite les malentendus ; l’opération est traçable ; les responsabilités
sont clairement établies, etc. – voici autant d’arguments probants qui
sont mis en avant pour vanter les avantages de ces nouveaux usages.
Il s’agit là d’une transformation majeure de nos manières de faire. Des
opérations les plus complexes aux gestes les plus simples, le monde
des usages croit nous faciliter la vie en la débitant en autant de modes
d’emploi. Toutes ces descriptions datent de plus de deux décennies
(Haesler 1995). Plus de deux décennies ont passé et rien ne vient
infirmer notre description. Bien au contraire.
Ajoutons deux exemples très concrets eux aussi : celui de l’affichage
et de la comptabilisation du prix d’une marchandise. Faire abstrac-
tion de la richesse phénoménale du bien que nous offrons, le fétichiser
jusqu’à ne plus voir en lui qu’une marchandise comme une autre, puis
procéder aux opérations d’évaluation contre ce que nous estimons être

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

son prix, puis recevoir en retour un objet sans utilité tout en nous fiant
à la promesse de son pouvoir d’achat. Cette manipulation de jetons
(tokens) n’est cependant qu’une étape vers une invisibilisation complète
– plutôt faut-il parler d’une an-esthésisation de l’opération de paiement,
car il est à présent facile de s’imaginer des techniques d’abstraction
toujours plus poussées. Les essais pratiqués aujourd’hui autour des
techniques de reconnaissance de l’iris ou du visage, en Chine notam-
ment, nous montrent leur efficacité11. À quoi correspond encore un
prix dans ce contexte ? Quelle conscience en avons-nous ? Quelle est
sa « vérité » ? L’essentiel n’est-il pas que le service ou le produit choisi
soit « saisi » par une borne qui transmet son information à un centre
de calcul ? Certes, individuellement, nous pouvons encore nous livrer à
un examen des prix, à leur comparaison, à leur commensuration. Mais
même à ce niveau, des doutes sont permis. Les étiquettes de prix ne
tendent-elles pas à devenir de plus en plus petites ; les usagers à perdre
peu à peu leurs compétences de calcul et de comparaison chiffrée ; et,
de toute manière, l’usage du paiement digital résorbant peu à peu la
conscience d’un sacrifice, l’attention accordée au prix n’est-elle pas
de plus en place marginale ? Nous n’allons pas nous lancer, une fois
de plus, dans une « analyse sauvage » d’enjeux qui réclameraient une
grande attention, mais il ne saurait faire de doute que cette acribie
marchande, telle qu’elle fut pratiquée pendant des siècles, ces calculs
d’apothicaires, cette méfiance vétilleuse, ce comptage pénible des sous,
cèdent peu à peu le pas devant une sorte de distinction qui prend ses
distances par rapport aux choses et aux autres.
Les usages sont des pratiques (aux choses, aux êtres et au monde)
où l’échange n’a plus lieu. Plutôt que de faire l’expérience d’une chose,
dans un rapport d’apprentissage, dans des heuristiques et maïeutiques
parfois douloureuses, on suit un mode d’emploi. L’expérience d’une
chose est un processus interactif, le mode d’emploi est strictement
transactionnel et itératif. Les modes d’emploi d’IKEA ont valeur de
paradigme. Pour s’être trompé, c’est-à-dire pour ne pas avoir suivi
les étapes rigoureuses d’un plan de montage, mais les avoir allègre-
ment « sautées » pendant presque trente ans, l’auteur de ces lignes
peut témoigner qu’il y a certes aussi un apprentissage à faire quand
on monte un fauteuil à bascule façon IKEA, mais c’est l’apprentissage

[11] Ainsi, certains musées chinois sont d’ores et déjà munis d’appareils de reconnaissance de
la forme du visage qui font qu’un visiteur, aussitôt reconnu, se voit ouvrir son compte en
banque et déduire le prix du billet, sans qu’il n’ait à faire autre chose que d’apparaître.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

d’usages élémentaires qui n’ont rien à voir avec le génie artisanal de


la fabrication d’un tel fauteuil. L’échange marchand, par contre, est
encore une expérience, alors que le paiement électronique est une rou-
tine munie d’un mode d’emploi. Dans l’interaction, des modulations, des
improvisations, des pratiques nouvelles sont toujours possibles : essayez
toujours de sauter une étape lors du paiement par carte électronique.
Cet hyperfétichisme se retrouve sur le plan des pratiques, c’est-à-
dire des usages que nous faisons du monde. Alors que le fétichisme
nous faisait encore déplorer la richesse passée de nos échanges « sym-
boliques » (qui ne se souvient pas des premières lignes fulminantes de
L’Échange symbolique et la mort de Jean Baudrillard ?), avec l’hyperfé-
tichisme nous sommes entrés dans un monde des usages, et il ne nous
reste plus qu’à déplorer l’échange marchand, c’est-à-dire l’échange
du pauvre où un minimum de circulation sociale se trouvait encore
engagée. La sociologie et l’anthropologie ne s’y sont d’ailleurs pas
trompées, puisqu’il circule depuis un certain temps une science sociale
des usages (une chrématologie au vrai sens du terme) dont l’impératif
purement descriptif les mène aux mêmes enquêtes monographiques
que naguère l’ethnologie. La manière dont nous nous servons de nos
objets, dont nous nous comportons aux divers guichets virtuels de
notre vie quotidienne, dont nous nous laissons guider dans le foison-
nement des sens par des images de contrôle – tout cela entre dans
un monde des usages dont il faut comprendre une chose : ce monde
n’a plus besoin de cette forme particulière de la circulation sociale
qu’était l’échange marchand, il lui suffit de fonctionner. Acheter un
livre sur Amazon est un usage, aller l’acheter à la librairie était encore
un échange marchand. Faire ses emplettes de friends sur Facebook
en vue d’en sélectionner un pour un date ou à défaut un data est un
usage, alors que sortir de chez soi et s’investir dans une rencontre
était encore un échange marchand. Dans un sens un peu différent,
mais toujours dans le même contexte, le selfie-stick nous évite (et
nous empêche) de demander à autrui de nous prendre en photo, alors
qu’auparavant nous nous livrions à une petite négociation avec remer-
ciements à la clé. Les relations numériques sont ainsi faites. Mais
elles ne le sont pas au nom d’un déterminisme technique, comme le
pensent certains émules de Manuel Castells12 ; s’il y a numéricité, sa
logique est clairement monétaire. Si on voulait se prêter à un jeu de

[12] On pense à l’ouvrage d’Antonio A. Casilli (2011) mais aussi à Sherry Turckle (2011 [2015])
et aux bibliothèques entières consacrées depuis une dizaine d’années à ce phénomène.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

mots facile, on pourrait dire que ce n’est pas une logique du numé-
rique, mais une logique du numéraire.
Si la marchandise est un fétiche, nous pouvons dire que l’argent
constitue un hyperfétiche. L’hyperfétichisme n’est pas juste un peu
plus de fétichisme ou un fétichisme d’ordre supérieur, mais un saut
qualitatif par rapport au fétichisme classique de la marchandise, tel
qu’il fut théorisé par Marx. Le coup de génie de Marx, quand il avait
parlé de fétiche dans le premier tome du Capital, avait consisté à
transposer l’espèce de fascination collective portée par les sociétés
animistes à des objets consacrés, considérés comme détenant des pou-
voirs surnaturels, à l’objet-marchandise, tels qu’il ressortissait du
mode de production capitaliste-industriel. Ce n’est pas l’objet lui-même
qui venait le frapper, mais le travestissement qui le faisait changer
de nature. Le rapprochement entre le fétiche animiste et le fétiche
moderne n’a pourtant rien d’évident13. L’un est un objet « singularisé »
(Igor Kopytoff), l’autre un bien industriel de masse ; l’un est un bien
surdéterminé par des attributions sacrales, l’autre un bien profane,
sinon profané ; l’un est un bien collectif, l’autre un bien individuel – et
ainsi de suite. Le rapprochement ne s’imposait donc guère, sinon par
le geste métonymique faisant valoir pour toute une classe d’objets le
trait caractéristique d’objets singuliers.
Alors que le régime fétichiste (F) vit au moment de la marchandise
et la tient pour l’habit de toute chose, le régime hyperfétichiste (HF)
vit au moment de l’argent, mais ne le sait pas, si bien qu’il est dans
l’ignorance de l’habit de cette chose. Il s’agit donc d’un double habit,
un travestissement cognitif et quasi transcendantal venant clore, c’est-
à-dire rendre inaccessible, un travestissement formel. Retenons la
formule brève que nous venons d’évoquer : la marchandise est à l’argent
ce que le fétichisme est à l’hyperfétichisme : M : A = F : HF. On nous
dira que l’argent a presque toujours existé à côté de la marchandise,
qu’il en est en quelque sorte consubstantiel. C’est juste. Il reste que
depuis les années 1970, l’argent a changé et change encore de forme.
On s’attaque de front à sa matérialité. C’est pour nous l’événement
majeur qui fait de ces années des années de seuil. Il change de forme
de deux manières qui sont intimement liées : d’une part, l’argent se
dématérialise, devient invisible ; de l’autre il devient créable de plus

[13] La critique qu’Igor Kopytoff (1986) fait de Marx part de l’idée qu’un bien peut appartenir
à plusieurs cercles d’échange et donc prendre plusieurs formes de fétichisations. Ce qui
pour l’un est une marchandise peut être pour l’autre un bien singularisé, et inversement.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

en plus facilement par des organismes privés jusqu’à accréditer la for-


mule théologique de la creatio ex nihilo. Ces deux effets se combinent
et se renforcent, créant ainsi une émergence, en clair : une médiation
nouvelle, entièrement inédite et inexplorée. Le voile monétaire tant
décrié par les économistes hétérodoxes est donc une réalité ; mais là où
l’orthodoxie monétaire n’y voyait qu’une apparence sans effet, force est
de constater qu’avec un argent de plus en plus invisible (déperceptua-
lisé, an-esthésié), de plus en plus véloce et de plus en plus massif, les
chances de voir ce voile comme un voile s’amenuisent de jour en jour.
Ajoutons à cela que le régime fétichiste tablait sur la possibilité
d’un dévoilement du fétiche par la raison, tandis que le régime hyper-
fétichiste est ignorant de la fétichisation. La raison y dérape sans
trouver de prise. C’est cela la principale différence entre fétichisme
et hyperfétichisme. L’un des paris du néomarxisme au XXe siècle,
notamment chez Lukács, Karel Kosik, Agnes Heller ou même chez
un non-marxiste comme Günther Anders, avait été de pouvoir mettre
en évidence la « pseudo-concrétude » des choses, de déchirer le voile du
fétiche marchand et d’accéder ainsi par l’exercice critique de la raison
à la véritable concrétude de ces choses. C’était là l’une des principales
promesses du néomarxisme14. Il faut nous demander, aujourd’hui, si
cette promesse est toujours tenable. Il nous semble que non, même
si nous courons le risque de tomber dans le piège de la « contradic-
tion performative » : soit d’user d’une raison devenue émoussée, soit
de nous mouvoir dans les cercles vicieux de l’oxymoron. Mais il y
a pis : c’est au nom de la raison que nous répétons nos critiques du
procès de marchandisation. C’est en cela qu’elle est véritablement
contre-productive, car tout porte à croire que c’est aujourd’hui la rai-
son elle-même – et ce pour les motifs les plus louables – qui constitue
le voile de pseudo-concrétude. Elle n’est pas devenue mythos, comme
le pensaient encore Adorno et Horkheimer, non, c’est en tant que logos
qu’elle nous empêche d’accéder à la concrétude des choses.

[14] S’il y avait un espoir, c’est de croire que la raison serait capable de crever le travestissement
des choses. Tout au long du XXe siècle, les « armes de la critique » ont fonctionné de telle
façon. De Rosa Luxembourg à Jürgen Habermas, il n’est guère que le soupçon de Theodor
W. Adorno qui est venu plomber cet « espérantisme » de la critique. Que la raison fût elle-
même « plombée », que ses armes fussent émoussées et donc que la prise de conscience ne
puisse pût plus se faire par un sursaut de volonté raisonnante, voilà qui fondait la radicalité
nihilisante d’Adorno et son pouvoir de séduction sur une génération qui allait bientôt se
retrouver dans le ghetto punk et/ou terroriste des années 1970. Derrière ce soupçon se
profile la figure d’Alfred Sohn-Rethel avec lequel il ne cessa d’échanger et dont l’influence
sur l’ouvrage tardif d’Adorno, Negative Dialektik, est amplement documentée.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Résumons :
Fétiche : Rapport au monde Refoulé Double refoulé
1. Échange
Échange marchand
Marchandise symbolique
2. Échange Échange
Usage (chrè-)
Argent marchand symbolique

Il existe deux fétiches, celui qui fait apparaître le monde comme un


monde de marchandises et le fait passer pour réel, et celui qui en fait
une émanation de l’argent, mais sans que celui-ci soit encore conscient,
sans que celui-ci apparaisse comme le grand opérateur de ce monde.
Depuis la petite période de seuil des années 1972-1973, notre rap-
port au monde, c’est-à-dire notre manière d’envisager les objets et les
autres, passe de la forme marchande à la forme chrématistique au sens
strict du terme. Le monde objectif et social serait devenu un monde
d’usages ; non pas au sens que lui a donné Marx, d’une satisfaction
des besoins, mais d’une imposition d’usages préconfigurés dont nous
devons suivre les polices de manière précise et patiente. Le monde est
à voir comme une notice de montage IKEA. Tous nos faits et gestes,
nos attentes et nos espoirs, nos manières de communiquer et d’agir, ne
sont plus pris dans un monde de la négociation plus ou moins âpre, de
la mise en jeu et du doux commerce, mais suivent des routines assez
simples, accessibles à presque tous. Parfois, dans ce monde, affleure
une sorte de nostalgie, où il nous vient à l’idée de pouvoir renégocier
avec le réel, de nous mettre en jeu, de prendre des risques et de mar-
chander. Mais il est de plus en plus difficile de nous faire entendre,
parce qu’en général nous sommes loin les uns des autres et que les
objets sont souvent si complexes que nous sommes heureux d’avoir des
profils, des notices de montage, des modes d’emploi et des marches
à suivre. Quant au petit vin échangé dans un estaminet provençal,
comme au temps de Lévi-Strauss, autant dire que son lieu et son objet
sont probablement perdus à tout jamais et que l’on ne saurait plus
aujourd’hui quoi en faire. L’échange symbolique a vécu. Tout juste
sert-il encore quelques hâbleurs cherchant à pousser leur avantage
auprès de nostalgiques de l’échange marchand qui pensaient naguère
que tout ne s’achetait pas.
Alfred Sohn-Rethel
La cause principale, cependant, de cette occultation est que la
fétichisation s’est progressivement emparée de la pensée. Tout le

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Chapitre 12 • Une société sans échange

XXe siècle durant, certains penseurs, assez rares quant au nombre


(citons en premier lieu Alfred Sohn-Rethel qui en eut l’idée, suivi
par Rudolf Wolfgang Müller, Jochen Hörisch, Christine Woesler de
Panafieu, Klaus-Dieter Oetzel, Arno Bammé, Philipp Wolf et quelques
autres), ont tenté de mettre en évidence le rapport existant entre les
structures transcendantales de la pensée humaine, d’une part, et
l’argent, de l’autre15.
Reprenons donc. L’argent est un fétiche, c’est-à-dire une croyance
passionnée en un symbole qu’on a créé soi-même, individuellement
ou collectivement, tout en niant tout aussi passionnément qu’on les a
créés soi-même. S’agissant d’une création collective qui repose de sur-
croît sur un « bon sentiment » – mettons, la confiance partagée –, si on
peut certes le vouer aux gémonies, lui faire endosser les pires crimes
moraux et même prétendre vouloir s’en passer, cette dénégation n’est
là que pour blanchir le fétiche, c’est-à-dire pour nier le fait qu’en s’en
servant on le reproduit constamment. Mais contrairement aux fétiches
habituels qui nous emprisonnent dans leurs cercles névrotiques, nous
ne pouvons pas briser ce cercle par un travail de mise à distance. En
effet, les outils de pensée dont nous nous servons, les diverses abs-
tractions, la logique de nos arguments et jusqu’aux notions les plus
innocentes que nous employons, tous ces outils sont issus d’une pensée
que l’argent a permis de construire. Si bien que son usage pratique est
double : il reproduit son évidence mais aussi les termes qui créent cette

[15] On cite quelques auteurs de ce courant de pensée, peu connu en France, tel qu’il a
émergé au début des années 1970, avec le recrutement (à 70 ans) d’Alfred Sohn-Rethel à
l’Université­de Brême. Il est remarquable que presque tous ces auteurs n’aient écrit qu’un
seul ouvrage principal ; un ouvrage qui semble avoir épuisé leurs forces, et qui les a laissés
sans réserves pour poursuivre un raisonnement que chacun de ces auteurs considérait
comme affecté d’une impérieuse nécessité philosophique. Qu’il s’agisse du Geistige und
körperliche Arbeit de Sohn-Rethel, de Geld und Geist de Müller (1977) ou des thèses de
Christine Woesler de Panafieu (1978) ou de Klaus-Dieter Oetzel (1979), aujourd’hui lar-
gement oubliées, ce sont le plus souvent des livres qui semblent signaler une impasse ou
un épuisement – n’oublions pas la thèse française de Françoise Willmann (1994) qui, elle
aussi, est restée sans lendemain – si bien qu’au lieu de pointer les déficiences formelles du
projet sohn-réthelien lui-même, comme cela a été couramment fait dans les dures joutes
néomarxiennes allemandes (il suffit ici, pour s’en faire une petite idée, de suivre la guerre
de tranchées entre les groupes Krisis et Exit), il serait plus juste de constater la présence
d’un thème-limite, d’un thème d’une telle densité qu’on ne saurait convoquer qu’un seul
motif, celui du découragement et de l’épuisement. Outre des ouvrages récemment traduits
en français (2010, 2017), celui de 2015 muni d’une introduction bien informée d’Anselm
Jappé (2010), on peut se reporter à la recension de Pierre Rusch (2011), mais surtout
au long article de Sohn-Rethel publié dans la revue L’Homme et la société (1970), passé
complètement inaperçu dans tous ces débats.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

évidence. Si nous poursuivons le raisonnement. Il faut comprendre que


le maniement de l’argent n’est pas un acte naturel, comme le suggère
la conception (exotérique, économiciste) d’un argent considéré comme
outil physique et un voile facile à déchirer ; ce maniement doit être
appris, socialisé et intériorisé. C’est en premier lieu un outil mental.
D’ailleurs, les enfants l’apprennent assez vite. Ainsi, des psychologues
britanniques (Lea et Webley 1993) ont mis en évidence la forte cor-
rélation existant entre la gestion de l’argent de poche et l’acquisition
des premières routines arithmétiques. Non seulement l’argent a un
effet d’apprentissage sur les opérations arithmétiques élémentaires,
mais l’abstraction, la pensée abstraite et synthétique, elle-même,
serait, selon ces néomarxistes hétérodoxes, tributaire du maniement
répété et massif de l’argent. À ce titre, Sohn-Rethel souligne l’écart
temporel existant entre l’acquisition (de la valeur d’usage) d’un bien,
le paiement et la consommation de cette valeur d’usage. Il intercale
donc une étape supplémentaire entre l’acquisition et la consommation
d’un bien. Le paiement présente la transaction sous un jour nouveau :
avant d’accéder à sa valeur d’usage, la chose achetée doit passer par
deux phases d’abstraction que Sohn-Rethel appelle l’abstraction réelle
et l’abstraction échangiste. L’abstraction réelle consiste à ne pas voir
la chose acquise dans sa richesse phénoménale, sa couleur, son poids,
son odeur, mais de la réduire à l’état de bien, à savoir un bien qui
n’apparaît que comme un chiffre supposé synthétiser en lui-même les
qualités qu’il avait précédemment contenues. Cet appauvrissement
phénoménal concerne à la fois le bien que je convoite et le bien que je
propose en échange. Et c’est à ce niveau que s’enclenche la seconde abs-
traction, l’abstraction échangiste (Tauschabstraktion). Dans un pre­
mier temps, donc, il me faut « abstractiser » mon propre bien, le rendre
marchand ; puis, dans un second, il me faut apprendre la « réciprocité
des perspectives » propre à l’échange marchand, où il me faut prendre
la position de mon vis-à-vis tout en supposant que lui aussi fera de
même. Ce n’est que cette seconde abstraction qui rendra l’échange
possible. Toutes ces opérations sont des performances cognitives d’une
haute abstraction, des performances qui doivent être apprises, habi-
tualisées et intériorisées jusqu’à devenir « naturelles ». Le premier
à avoir eu l’intuition que les catégories de la pensée n’étaient pas
aprioriques, mais procédaient d’une telle socialisation au sein d’une
société marchande, fut donc Alfred Sohn-Rethel. Philipp Wolf résume
la contribution philosophique de ce proche de Walter Benjamin en ces
termes :

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 12 • Une société sans échange

Plutôt que d’être une construction idéaliste, un signifiant aprio-


rique ou transcendantal, la monnaie, suivant Sohn-Rethel, est un
médiateur entre être et conscience. En d’autres termes, elle constitue
l’apriori d’une connaissance abstraite et atemporelle. Ainsi, la rela-
tion si souvent évoquée entre Dieu et monnaie n’est pas simplement
métaphorique, mais aussi et surtout métonymique. Non seulement,
le monothéisme et la monnaie partagent des prédicats communs qui
nous permettent de parler de l’un à la place de l’autre ; la monnaie
organise tout aussi bien des formes de pensée et de société dans le
même sens que le signifiant transcendantal « dieu » permet de déter-
miner la pensée. La monnaie fonctionne tout comme la théologie. Et,
de fait, nous ne croyons plus tant dans le credo ; nous croyons dans le
crédit (1999, p. 18).
L’échangiste, bien (ou même trop bien) occupé à ratiociner sur sa
conscience privée, dès lors qu’il s’engage dans le cercle de la circulation
marchande, agit, et il agit selon une forme de pensée dont il ignore les
principes. Et ça marche. Mais de même qu’il ignore comment il agit
de la sorte, il ignore pourquoi ça marche. Tout juste peut-il, une fois
qu’il a agi, se justifier en disant qu’il a eu raison d’agir ainsi parce
que ça a marché. Mais qu’on ne vienne pas lui demander pourquoi. Ce
qui fait que « ça a marché » n’est ni du ressort de sa propre pensée, ni
tirée de ses sens, de la « réceptivité de ses sens », comme disait Kant,
ni d’une pensée abstraite, de la « spontanéité de l’entendement » comme
disait encore Kant. Comme l’avait déjà remarqué Günther Anders,
non sans ironie, nous ne sommes plus dans le monde de l’apriori kan-
tien, mais dans celui de l’aposteriori d’une pensée préformée dont le
performateur est l’argent. C’est lui l’agent et l’opérateur de l’abstrac-
tion conceptuelle. Non sans raison, Jochen Hörisch (1979) va jusqu’à
mettre Kant et Sohn-Rethel dans une relation de symétrie, imputant
à ce dernier le geste d’inverser et donc d’historiciser toute forme de
philosophie transcendantale.
Comme objet technique, l’argent a quatre caractéristiques qui
tracent le cours de son développement historique :
1. ses coûts de transaction doivent tendre vers zéro ;
2. sa circulation doit minimiser toute forme de risque ;
3. il doit garantir un anonymat aussi grand que possible et
4. il doit éviter toute forme de friction (vélocité maximale, viscosité
minimale).
Certaines de ces caractéristiques sont évidentes. Comme pour tout
objet économique, il existe un marché de l’argent qui fait qu’il est sou-
mis au principe de concurrence. À l’inverse de la « loi » de Gresham,

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Aldo Haesler • Hard Modernity

c’est le meilleur argent, c’est-à-dire l’argent le plus efficace sur ces


quatre plans, qui chasse le mauvais argent. Ainsi, un argent moins
onéreux et plus sûr chasse un argent qui l’est moins. De même un
argent qui permet d’éviter retards et tergiversations et qui circulerait
à la vitesse de la lumière. Mais l’argent a aussi une caractéristique
plus subtile qu’est l’anonymat. Dès ses origines sumériennes, et c’est
David Graeber qui y insiste à juste titre, pour être monétisable, un
contrat de dettes doit pouvoir passer de main en main, afin de trouver
la main qui l’appréciera le mieux. C’est ce qui fait le succès actuel du
bitcoin16. Bref, l’argent est fait pour disparaître comme mode d’expé-
rience pour mieux affirmer son principe ensuite. C’est pour cette rai-
son que sa matière ou son apparence sont des leurres et que de parler
de fonctions monétaires est un dangereux réductionnisme. L’argent
idéal est ce qui fait que « ça marche », l’argent idéal n’est rien d’autre
que l’objet « qui-fait-que-ça-marche », le milieu d’évidence, et ce qui fait
qu’on ne se pose plus ce genre de questions.
De quelle manière se fait cette transmission ? Passons sur la ques-
tion de ses causes et que Sohn-Rethel, en cela pur produit du néo-
marxisme déférent, reconduit à la partition entre travail manuel et
travail intellectuel. Qu’il s’agisse de l’acquisition de routines et de
leur habitualisation progressive, à un bout de la chaîne des argu-
ments, ou alors de l‘appartenance à une société dont les champs
sémantiques ne laissent à l’individu d’autre choix que d’agir suivant
les contraintes que ces champs imposent, à l’autre bout de la chaîne,
toutes les variantes peuvent être considérées. Toujours est-il que dans
les faits, c’est l’argent qui automatise l’abstraction marchande. Grâce à
lui, un grand ensemble d’opérations discrètes – percevoir l’objet concret
qu’on possède alors qu’il est déjà marchandise, se défaire de cette
concrétude, percevoir l’objet visé comme objet concret et le comparer
à sa marchandise à soi, puis comparer les deux marchandises, puis
calculer, marchander, puis échanger, puis regretter ou non d’avoir fait

[16] Il y a là un hiatus intéressant qui indique que sur ce plan de la dématérialisation de


l’argent tout n’est pas encore joué. En effet, l’une des plus importantes revendications
des anti-abolitionnistes de l’argent liquide est le danger d’un traçage individuel. On sait
qu’il y a de puissants intérêts en jeu, notament celui de la NSA. En Allemagne, le débat
public, notamment dans la blogosphère, est particulièrement vif. Des « donneurs d’alerte »
comme Norbert Haering ont une certaine emprise sur les grands médias et peuvent orienter
les débats ; de même, certains sociologues comme Josef Huber, avec son initiative pour
l’émission d’argent matériellement couvert (Vollgeldinitiative), trouvent un certain écho
parmi les Verts et une certaine gauche alternative.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

la transaction, retrouver l’objet visé dans sa concrétude, puis oublier


la transaction ou la sublimer – sont effectuées de manière non ou
partiellement consciente, alors que d’autres sont tout bonnement sup-
primées (rendre la monnaie par paiement avec carte bancaire, par
exemple). Si la tentative de fournir une base épistémologique à ce que
Marx a reconnu le premier comme une opération de fétichisation,
cette leçon une fois apprise et comprise, elle doit céder sa place à une
analyse plus rigoureuse, c’est-à-dire plus empirique de cette opéra-
tion économique élémentaire qu’est l’échange marchand17. C’est ce que
nous avons tenté de faire en étudiant le processus d’encartement. Les
éléments qui ont fait l’objet de l’abstraction échangiste, analysés par
Sohn-Rethel et ses épigones, sont donc sur le point de disparaître en
réalité, dans la réalité d’un acte réflexif incorporé. C’est là le résultat
de nos recherches menées depuis une trentaine d’années. Ce n’est pas
pour autant que ces procédures aient disparu dans les faits ; bien au
contraire, des routines les ont automatisés et mieux objectivés que
jamais dans des circuits comptables incontestables. Cela expliquerait
le peu de cas fait aux conséquences effectives de la dématérialisation
monétaire (on préfère parler de ses conséquences grossières que sont
le contrôle social, la traçabilité des gens, l’inscription comptable de
leurs moindres faits et gestes) et l’usage toujours aussi intempestif
de nos maigres ressources d’intelligence pour critiquer le règne de la
marchandisation.
À la différence du fétiche du capital, dont Marx parle dans le troi-
sième tome du Capital, le fétiche de l’argent ne se résume pas à la loi
du capital. Il comprend des fonctions qui vont au-delà de l’accumulation
et de l’accroissement du capital par le biais de l’intérêt (zinstragendes
Kapital). Le fétiche de l’argent comprend en premier lieu cette fonction
de métanoïa, cet effacement progressif de la possibilité d’objectiver le
fétichisme, d’en chercher l’origine, les modes de fonctionnement et les
conséquences. Il n’est donc guère étonnant que le même fétichisme

[17] Les meilleures discussions de la théorie de la valeur et du fétichisme, si l’on excepte les
travaux d’Isaac Roubine, sont allemandes. La discussion allemande est la plus continue­,
avec notamment les ouvrages de Werner Becker (1972), Konrad Lotter et al. (1984),
Dieter Wolf (2002), Hartmut Böhme (2006, chap. 3 : Der Warenfetischismus), Stephan
Grigat (2007). Pour une première lecture, la page wiki allemande est très claire : https://
de.wikipedia.org/wiki/Warenfetisch, plus explicite : https://kulturkritik.net/begriffe/begr_
txt.php?lex=warenfetisch. Sur le rapport ambigu entre Marx et Baudrillard, qui s’articule
précisément autour de la notion de fétiche, on peut consulter la conférence de François
L’Yvonnet à Nanking en 2012, lesinfluences.fr/Karl-Marx-vu-par-Jean-Baudrillard.html.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

soit à l’œuvre dans les rapports sociaux et plus particulièrement dans


les relations humaines. En effet, dans la nouvelle constellation des
relations humaines qu’offre la modernité capitaliste post-1972-1973,
nous ne cessons de croire à la douceur des contraintes traditionnelles,
c’est-à-dire à des relations humaines qui, parce qu’elles sont vécues
comme normales, naturelles et évidentes, semblent immémoriales ;
alors qu’elles ont été fétichisées depuis bien longtemps déjà en rela-
tions marchandes réciproques. Les fameux « comportements coopé-
ratifs » du « donnant-donnant » (Robert Axelrod) sont modernes en
ce sens qu’ils sont mis en scène hors de tout contexte normatif. C’est
un modèle épuré censé fonctionner en tous lieux et de tout temps, et
s’il en est ainsi, c’est que le fameux « tit-for-tat » (coopération-récipro-
cité-pardon) n’est rien d’autre que l’arithmétique des intérêts mise au
point par les premiers mercantilistes18. En oubliant que la formule du
donnant-donnant est fortement dissociative, puisqu’elle suppose que
chaque joueur n’interprète la situation qu’à partir de sa comptabilité
personnelle, si nous l’affublons de qualités « symboliques », nous nous
trouvons dans ce monde des usages préconfigurés mis en place par
l’hyperfétiche argent.
Procédons à une dernière comparaison :
Fétichisme de la marchandise Hyperfétichisme de l’argent
Subsomption marchande Subsomption monétaire
Échange marchand Usages préconfigurés
Reproduction élargie Reproduction ponzienne (virtuelle)
Lois marchandes Lois monétaires
Pseudo-concrétude Métanoïa
Critique/dévoilement Travail pédagogique (?)

Si cette comparaison laisse un certain nombre de zones d’ombre,


c’est que nous n’avons pas encore fini de développer le phénomène
inédit de la « société de l’argent » comme la nomme Axel Paul (2004).
C’est le cas du mode de reproduction particulier que cette société
présente, la pyramide de Ponzi ou reproduction ponzienne. De même,
nous devons au lecteur un minimum de consolation pour répondre à
la question du « que faire » léninien.

[18] Outre l’ouvrage de Robert Axelrod (1992 [1984]), on mentionnera Gintis (2000), et l’ouvrage
critique de Heap et Varoufakis (2004).

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Chapitre 12 • Une société sans échange

Métacritique de la marchandisation
Une grande partie des critiques du capitalisme « réellement exis-
tant » (Mark Fisher) s’articule autour de deux dénonciations que nous
tenons non seulement pour obsolètes et improductives, mais pour par-
ticulièrement contre-productives19. C’est la critique du processus de
marchandisation, où on déplore le devenir-marchandise des biens qui
ne s’y prêtent ni par nature ni par destination ; et la critique de la
vénalité – dont l’un des chantres, grassement rétribué, est le philo-
sophe américain Michael Sandel – qui dénonce pêle-mêle la soumission
des actes économiques à des rentabilités scandaleuses, la monétisa-
tion de valeurs « symboliques » et une comptabilisation croissante des
moindres faits et gestes dans nos mondes-de-vie. Nous verrons plus
loin pourquoi ces critiques nous semblent contre-productives. Pour
le moment, attardons-nous simplement à la critique en termes de
formes de circulation, telle qu’elle a été faite par le sociologue français
Jean Baudrillard. Soulignons-en d’abord un atavisme récurrent : alors
que le régime fétichiste, tel qu’il est critiqué par Baudrillard, vit au
moment de l’échange marchand et déplore l’échange symbolique du
passé, le régime hyperfétichiste actuel vit au moment des usages et
dans la nostalgie de l’échange marchand. Quant à l’échange sym-
bolique au sein du régime hyperfétichiste, loin d’être un ferment de
pratique subversive (on se souvient de la figure de la réversion plus
ou moins agonistique chez Baudrillard), il n’existe plus qu’à l’état de
trace muséalisée et discrète. Baudrillard a donc un train de retard,
du moins dans son ouvrage le plus important L’Échange symbolique

[19] À titre d’exemple, voici ce qu’écrit Maurice Mourrier (2017) au sujet de Michel Houellebecq :
« L’analyse quasi scientifique d’une société, la nôtre, presque tout entière vouée au culte
de la réussite matérielle, de l’argent mal gagné et néanmoins roi, au mépris correspon-
dant pour la culture désintéressée, l’amour non vénal, la recherche non immédiatement
rentable, Bernard Maris, tué à Charlie-Hebdo, en avait repéré et vanté la pertinence chez
Houellebecq dans un article que reprend L’Herne. Le spécialiste qu’était “Oncle Bernard”
considérait à juste titre qu’on citerait Houellebecq, plus tard, comme l’écrivain ayant le
mieux compris son temps, son matérialisme féroce, l’avidité sans limites des multina-
tionales de la production et des loisirs, la marchandisation du monde (dont le tourisme
sexuel constitue l’éclatante métaphore, et la réduction du prolétariat à une masse abou-
lique et abrutie, la résultante inévitable). » L’article, au demeurant excellent, entonne ce
discours que nous considérons non seulement comme convenu, mais comme dangereux,
de la dénonciation du fétichisme marchand. Il y a là un prêt-à-penser qui aurait dû depuis
longtemps déjà dû faire l’objet d’un débat. Ce discours, dans la mesure où il dissimule, par
l’imprécation d’un monde toujours plus féroce car toujours plus marchandisé, une menace
qui s’attaque à la base même de ce monde – qui n’en demeure pas moins civil – est lui-
même à considérer comme un travestissement, c’est-à-dire un fétiche.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

et la mort (1976)20. Sa manière de praxis, la « réversion (compulsive) »,


est une sorte de nature qui revient au galop, une nature du social
puissamment refoulée qui, à un moment ou un autre, viendrait défier
l’ordre établi. Tout cela pouvait encore se dire dans les années 1970,
mais n’est plus tenable aujourd’hui. Au risque de nous répéter, il faut
dire haut et fort que monétarisation n’est pas marchandisation. Au
contraire : critiquer la marchandisation est se tromper, volontairement
ou non, de cible. L’unanimisme de cette critique aurait dû, depuis
longtemps déjà, éveiller nos soupçons. Car il admettait, généralement
sans critique, que l’état-marchandise était un état-limite, qu’il s’agis-
sait d’un niveau minimal de l’être des choses et des Hommes qui ne
pouvait pas être infériorisé, dans le sens de l’allemand unterschritten
– qu’on puisse tomber sous ce niveau. Au sommet de la hiérarchie des
étants figuraient des étants sublimes dotés d’une force d’âme excep-
tionnelle en même temps que d’une singularité absolue ; suivis par
une classe d’étants où, tout en se multipliant, ces étants perdraient
de leur symbolicité. Au bout de ce lignage ontologique traditionnel,
se trouveraient les marchandises, à vocation universelle, avec pour
symbolicité minimale un chiffre. Il ne resterait sous ce niveau que
le rebut, le reste dont le brahmanisme indien a parlé avec un dégoût
enthousiaste21 et toute une classe de non- et de quasi-étants, le trou,
l’intervalle, le vide, analysée par Alexius Meinong (1907). On voit
aussitôt les limites de cette classification substantialiste. En effet,
les marchandises, en dépit de leur pauvreté phénoménale, restent
des étants et ne sont en aucune manière des rebuts sans prix. Mais
en tant que biens d’échange, ils ne sont que cela, leur seul prédicat
étant un chiffre. S’il en est ainsi – et c’est ce qui permet d’envisager
la supériorité de méthode d’une ontologie relationnelle –, c’est qu’ils
sont encore l’objet d’un échange. Pour signifier, ils doivent être mis en
circulation, c’est-à-dire être échangés contre autre chose. Si cette autre
chose vient à s’éclipser, il ne reste que ce prédicat et l’étant en question
ne serait plus une marchandise mais un prédicat sans objet. Il y a
donc un deçà de l’aliénation marchande. On peut le dire autrement
encore. Dans l’univers monétaire, la notion même de valeur s’estompe ;

[20] Dénoncer un « train de retard » à quarante années de distance peut sembler un argument
sans force, à la limite de l’obreption. Ce n’est pas l’ouvrage que nous incriminons, mais son
extraordinaire actualité qui témoigne bien au contraire de l’originalité et de la lucidité de
son auteur. C’est dire aussi la faiblesse de ses épigones qui n’ont cessé de graviter dans
son orbe. Notre critique, cela va sans dire, s’adresse aux épigones.
[21] À ce sujet, on rappellera les travaux de Charles Malamoud (1989).

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Chapitre 12 • Une société sans échange

entre le bien et le chiffre la relation est détruite au profit du chiffre.


Le langage des prix n’a plus cours, et le lien minimal qui reliait une
chose à une convention est rompu. En ce sens, les biens sont déréalisés,
ne communiquant entre eux plus qu’en tant que chiffres et non plus
en tant que biens. Il est juste de dire, comme Baudrillard naguère
dans sa Critique de l’économie politique du signe (1972), qu’à la place
des biens ne circulent plus que des signes. Mais si l’économie politique
est ainsi remplacée par une sémiologie politique, comme semblait le
penser Baudrillard, ce constat est somme toute assez anodin devant
le bouleversement majeur que Baudrillard n’a pas pris en compte, à
savoir la suspension de toute réciprocité dans un tel univers.

La méthode de Bernie
La crise des subprimes est un aboutissement des années 1972-1973.
Elle ne se comprend que dans ce cadre. Rappelons notre cheminement
généalogique. Le cadre du « petit seuil » est contingent. Si l’horizon des
possibles se restreignait à chercher en direction du fil rouge des 40
événements qui émaillaient ce seuil, à savoir une synthèse sociale non
plus dominée par les « forces » du marché, mais par ceux de l’argent,
nous ignorions lequel de ses « jeux » allait s’imposer. Nous disions
qu’avec les années 1972-1973, nous accéderions à un destin irréver-
sible du capitalisme moderne. Mais la contingence ne se lit qu’à partir
d’une lecture en amont de l’histoire. Tout ce que nous savons c’est
que notre destin était lié à l’île artificielle que nous habitons et que
nous ne quitterons pas de sitôt. Nous ignorions quel scénario allait
l’emporter. Nous fûmes fixés le 12 décembre 2008, quand éclata le
scandale Madoff22.
Jusqu’à ce jour, la fraude mise en place par Madoff (et sa complice
Sonja Kohn), un tycoon de Wall Street, organisateur du NASDAQ,
propriétaire de l’un des plus grands fonds de placement du monde,
se monte à quelque 65 milliards de dollars (dont 18 non recouvrés à
ce jour). Madoff finira ses jours en prison, condamné en 2009 à 150
années prison. La fraude qu’il avait mise en scène était d’une simpli-
cité déconcertante. Fort de sa renommée et de la confiance qu’il avait
su bâtir dans le monde de la finance, il avait su drainer des sommes
vertigineuses en promettant à ses clients un taux de rendement avoi-

[22] On se basera sur le livre-témoignage de Diana B. Henriques (2011) duquel est tiré le film
HBO, The Wizard of Lies (2017). La page wikipédia en anglais fournit d’utiles informations.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

sinant 17 %. Il leur avait fait miroiter ses talents de grand financier


en leur assurant le placement de leur argent par des investissements
particulièrement productifs dont il disait avoir le secret. Au lieu de
placement, cet argent nourrissait simplement un système de cavale-
rie, où l’argent des nouveaux « investisseurs » était utilisé pour verser
leurs intérêts aux anciens ; ceci pour ne pas éveiller de soupçons. Et
non sans avoir prélevé au passage de modiques sommes pour financer
un train de vie tout sauf modeste. L’essentiel du « travail » de Madoff
et de ses complices consistait donc à drainer des clients et à les per-
suader de placer leur argent dans leurs fonds, donc à créer un climat
de confiance pour les engager à investir surtout dans des fonds de
très longue durée. Pour verrouiller ce système, Madoff avait veillé à
ne mettre au courant de ses pratiques qu’un cercle très restreint de
collaborateurs. Devant ses juges, il dit avoir agi seul, mais, de fait,
une entreprise aussi complexe ne pouvait pas fonctionner sans un
petit cercle d’initiés.
Des pyramides de Ponzi, comme on les appelle aussi (nous verrons
plus tard de quoi il s’agit plus précisément), il y en eut beaucoup tout
au long du siècle passé. Mais aucune n’avait eu l’envergure et l’écho
médiatique de cette affaire. Si bien que nous disposons d’un matériau
assez riche pour ce qui concerne le volet de l’affaire qui nous intéresse
le plus : les justifications que Madoff a pu donner à ses agissements
criminels. Elles sont de trois ordres :
1. Avant d’être un fraudeur, Madoff avait été le gestionnaire de l’un
des fonds de placement les plus prestigieux de Wall Street. Interrogé
sur ce qui l’a fait passer dans l’illégalité, il parla d’un seuil critique
qu’il franchit précisément à cause de son succès. Il dit avoir eu ce
défaut si américain de vouloir plaire à tout le monde. Il se disait dans
l’impossibilité de dire « non » à des investisseurs qui lui réclamaient
son concours et qu’il considérait tous comme ces « good friends ». C’est
ainsi qu’il fut débordé de capitaux. De fil en aiguille, il continua à les
placer de manière traditionnelle dans des fonds plus ou moins spécu-
latifs ; mais à mesure que ces sources de placement se raréfiaient, il
commença à rétribuer les capitaux des avant-derniers venus avec de
l’argent provenant de leurs successeurs, tout en se disant que cette
mesure serait provisoire, en attendant l’ouverture de nouvelles oppor-
tunités23. De provisoire, cette stratégie devint peu à peu chronique.

[23] Madoff reste très flou sur cet aspect de son système. Fondée en 1960, la Bernard L. Madoff
Investment Securities LLC est d’abord une petite société de courtage de troisième ordre

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Chapitre 12 • Une société sans échange

La question cruciale pendant cette période était celle du basculement,


c’est-à-dire du moment critique où Madoff prit conscience qu’il n’y
avait plus de retour en arrière possible, que les fonds engagés dans
la pyramide étaient trop importants pour trouver encore un investis-
sement réel. C’est à ce moment que Madoff pensa se dénoncer auprès
des autorités. Mais il était conscient qu’il allait par là mettre toute son
entreprise en péril, et au-delà, du fait même d’être l’un des courtiers
les plus prestigieux de Wall Street, ruiner l’autorité morale qu’il était
aussi. Les conséquences pour la place boursière new-yorkaise auraient
été désastreuses. Devant ces pressions, Madoff dit simplement avoir
perdu le contrôle.
2. Une fois passé de l’autre côté, une fois la fraude assumée, son
argumentation se transforme. Il ne voit plus ses investisseurs comme
des amis auxquels il veut complaire à tout prix, mais comme des
rapaces qui savent pertinemment ce qu’il fait. Des taux de profit qu’il
promet et surtout une continuité de ces taux qui s’avèrent stables
alors que les autres fonds de placement connaissaient des fluctuations
parfois importantes (c’est ce qui va mettre Harry Markopoulos, le
premier à avoir subodoré la fraude et engagé l’enquête de la la police
boursière, sur la voie), tout cela était parfaitement connu de la part
de ces clients. Les torts seraient donc partagés. Mais par là même,
Madoff montre qu’il a toujours tenu un double discours. Car ces « good
friends » d’antan n’étaient pas devenus rapaces d’un jour à l’autre.
Certes, ils avaient confié leur argent à Madoff à cause de son renom
et de son aura, mais sans éviter de surtout penser au profit mirobo-
lant qu’il leur avait promis. En ce sens, Madoff tient un discours plus
réaliste que le précédent. Mais pour ses juges, la preuve objective de
la tromperie est le seul argument juridique qui vaille.
3. Interrogé par sa femme sur la manière dont il voyait comment
« toute cette histoire » finirait, Madoff admit avec embarras que
l’unique issue lui paraissait être la fin du monde, qu’avec lui dispa-
raîtrait le reste de l’humanité. C’est dire à quel point d’irrémédiation
il était parvenu. Madoff, dans sa phase critique, avait lutté de toutes
ses forces, pour trouver de nouveaux gisements de valorisation. Mais

reposant sur le soutien et le réseau d’amis de son beau-père, Saul Alpern. Sa véritable
envolée débute dans les 1970, et certains indices montrent que c’est à cette époque déjà qu’il
recourt à la technique pyramidale. Il le fait à la marge, quand ses options de placement
sont insuffisantes. Les années 1980 sont le véritable début de ce que nous nommerons un
« Ponzi pur ». C’est à cette époque aussi qu’il devient l’un des courtiers les plus en vue de
Wall Street, une position qu’il doit aussi au fait d’avoir cofondé le marché des NASDAQ.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

pendant la période où le basculement allait s’opérer, il décida de se


couper du monde et de mettre en place un système de compartimen-
tage de ses activités dont lui seul avait le contrôle.
Ce cheminement n’est pas sans rappeler le paradoxe de Jameson : le
monde réel peut disparaître, pourvu que le « système » continue. En ce
sens, permettons-nous une petite sotie, nous sommes en plein réalisme
spéculatif, sauf qu’à la place des « archifossiles » de Meillassoux, nous
aurons des « produits dérivés » (futures) dont aucun esprit (humain)
ne pourra plus jouir. Madoff n’est pas « emblématique » pour la moder-
nité hard, c’est simplement l’une de ses nombreuses options. Car
nous sommes ici dans la circulation pure dans la mesure où tout
ce qui circule est de l’argent, de l’argent qui n’entre en rien dans les
sphères de la production. Il ne s’agit que de transferts. En effet, si
dans la méthode de Madoff ces transferts ne s’étaient pas soldés par
des prélèvements conséquents (18 des 65 milliards de dollars n’ont
toujours pas été « retrouvés »), une rétribution et une administration
plus prudente des « avoirs » auraient pu en faire une histoire sans fin.
Si Madoff l’avait certainement envisagé – il n’était pas sans savoir
quels emprunts toxiques les grands financiers de l’immobilier avaient
consentis à la même période –, l’immensité des dettes contractées avait
dû le faire renoncer à une telle tentative. Mais Madoff n’est pas non
plus un accident de l’histoire. L’énormité de sa fraude, le fait qu’elle
émane d’une personne de sa stature et non d’un quelconque filou,
la méthode sophistiquée mise en place pour cacher ses agissements
et finalement l’écho médiatique que connut cette affaire, tout cela
marque encore une rupture dans le système capitaliste. Madoff n’a
pas agi en marge, mais au cœur de ce système dont il était l’un des
principaux instigateurs. Il faut donc le comprendre non pas comme un
épiphénomène, une pathologie plus ou moins évitable du capitalisme
financier, mais comme l’un de ses traits significatifs. Essayons donc
de le saisir à partir de la configuration sociale qui l’a rendu possible.

La société de Ponzi
Dans notre ouvrage de 1995 (Haesler 1995), nous avions esquissé ce
que pouvait être l’impact de l’encartement sur la stratification sociale.
Qu’il existe tout un éventail de cartes avec des avantages divers, mais
surtout que ces avantages ne soient pas intégralement payés par les
bénéficiaires, mais par les porteurs de cartes plus basiques, était une
première indication pour une nouvelle forme d’inégalité sociale. On
imagine la créativité des émetteurs dans la valse de la concurrence.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

Cela consiste, en toute logique entrepreneuriale, à offrir à une classe


d’usagers VIP particulièrement lucratifs une série d’avantages impu-
tés à des usagers captifs selon une stricte stratification pyramidale.
Depuis lors, le profilage des clients bancaires a fait d’importants pro-
grès, si bien qu’en conjonction avec les émetteurs de cartes, cette forme
de stratification s’est sans cesse sophistiquée. Ce qui, vingt années
en arrière, ne paraissait qu’une supposition, s’est depuis lors réalisé
dans les faits à une échelle planétaire.
Enchaînons là-dessus. De même que nous avons déduit une société
formellement possible à partir du jeu à somme positive dans le cha-
pitre 8, il va s’agir ici de préciser une synthèse sociale stable en la
déduisant des lois monétaires. Qu’on comprenne bien notre chemi-
nement. L’échange à somme positive est pour l’essentiel un champ
sémantique qui fait de cette forme de transactions et d’interactions
une forme naturelle idéalisée. C’est ainsi que devraient être toutes ces
transactions et toutes ces interactions, si : si n’intervenaient pas des
faiblesses de la volonté, des faiblesses de la raison, des faiblesses de
la liberté par l’action d’un État, d’une justice ou d’une culture. Si la
modernité est le régime sociohistorique qui a écrit sur sa bannière en
premier lieu le mot liberté, c’est de la libre circulation des humains,
des messages et des choses qu’il s’agit. C’est là son état idéal qui
apparaît comme une utopie concrète, c’est-à-dire réalisable. Si, dans
la libre circulation des humains (relations affinitaires) et des mes-
sages (espace public et scientifique) la réalisation de cette utopie a
connu les prodiges que l’on sait, c’est dans le gouvernement des biens
qu’elle a trouvé sa propagation la plus retentissante. Et si tel est le
cas, c’est que son processus de libération s’est fait par le moyen provi-
dentiel qu’est l’argent moderne. Celui-ci était lui-même soumis à des
contraintes morales et pratiques qui en limitaient l’usage de manière
efficace. Or, libération des échanges et libération de l’argent vont de
concert. Alors que les moyens à mettre en œuvre pour libérer la cir-
culation des personnes étaient un long processus d’individualisation,
comme l’a montré Louis Dumont, et que la libération des messages
(des savoirs) reposait sur un difficile apprentissage philosophique, la
libération du gouvernement des biens par le médium monétaire avait
très vite pris un tour convulsif. Le problème étant que ce médium
était soumis à des lois particulières qui, comme l’esprit de la boîte de
Pandore, n’étaient connues de personne. Échange à somme positive et
argent ont très vite formé une boucle rétroactive et autorenforçante
qui finit par s’emparer des deux autres formes de libération. Voilà en

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Aldo Haesler • Hard Modernity

quelque sorte le chemin qu’aurait dû emprunter Louis Dumont pour


développer sa fameuse remarque.
Nous connaissons à présent les lois de l’argent. Leur dernière
contrainte est tombée durant les événements des années 1972-1973.
Ce à quoi nous allons nous livrer maintenant, c’est à une extrapolation
de ces lois appliquée à l’une des facettes dominantes des systèmes
sociaux actuels : leur mode de stratification. Ce n’est là qu’un aspect,
mais il est particulièrement prégnant, car il est visible et accessible
aux enquêtes sociologiques. Nous connaissons aussi la force d’invi-
sibilisation de l’argent, à la fois sur un plan cognitif (corticalisation,
métanoïa) et esthétique. C’est là une force supplémentaire de son pou-
voir. Grâce aux investigations sociologiques, nous disposons cependant
d’un savoir empirique qui peut nous aider dans notre enquête.
La question qui se pose est de savoir de quoi Madoff est le nom.
En d’autres termes, ce qui a pu rendre possible ses agissements et,
s’il ne les avait pas transformés en grande industrie, aurait pu lui
valoir de garder son renom de grand courtier parmi les grands24. Sous
sa forme sociétale, nous parlerons d’un système ou d’une société de
Ponzi ; d’une société ayant poussé les disparités de distribution de
revenu et de richesse jusqu’à un point inégalé dans l’histoire de la
modernité25. Même si Piketty l’a montré de manière irréfutable, une

[24] Il est facile de reconnaître en Madoff une victime expiatoire du système bancaire et assu-
rantiel américain. Car parallèlement à ses fraudes pyramidales, les géants de ces branches
avaient mis en place des produits dérivés sophistiqués adossés à des prêts hypothécaires
qui participaient à peu de chose près de la même logique que celle mise en place par Madoff,
mais à une échelle cent fois supérieure. Madoff était encore dans le domaine des milliards ;
Lehman Brothers, AIM, Fanny Mae (FNMA) se situent dans le domaine des billions C’est
là probablement que commence le domaine du too big to fail. À ce titre, on comparera The
Wizard of Lies avec un Bernie Madoff (Robert de Niro) roublard, mais minimalement
humain, avec le film Margin Call (2011) avec le visage impassible de Jeremy Irons qui,
lui, se sort de la fraude commise à son instigation par un sourire.
[25] À ce titre, le succès planétaire de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle
(2013), a valeur de symptôme. Sa remarquable collecte de données ne doit pas éluder la
modestie de la thèse qui le sous-tend ; à savoir la meilleure rentabilité des actifs financiers
par rapport aux fruits du travail humain, avec la figure du rentier qui peut, de surcroît,
accroître son patrimoine sans risques – et sans avoir à le justifier. Là où le bât blesse, c’est
quand Piketty croit pouvoir pallier ces injustices flagrantes par de simples mesures d’ordre
fiscal, proposant ainsi à tous les politiques de bonne volonté des solutions toutes prêtes
allant dans le sens d’une méritocratie de façade. Croire que ce type de société est réformable
est probablement l’une des pires erreurs intellectuelles que l’on puisse concevoir de nos
jours. Car elle empêche de pousser le raisonnement à bout ; un raisonnement qui consiste-
rait à comprendre de quel type de société donnant lieu à de telles disparités il s’agit dans
une indifférence aussi généralisée. D’ailleurs, il ne semble pas que les mesures prônées

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Chapitre 12 • Une société sans échange

fois le buzz médiatique passé, ses révélations sont retombées dans une
indifférence quasi générale. C’est là aussi un des traits du système de
Ponzi. En dépit de dysfonctionnements de plus en plus grands au sein
de la justice sociale, les systèmes de ce type sont considérés comme
des états de fait, des concours de circonstances inévitables, inhérents
à une « économie de marché ». Ce qui frappe dans nos sociétés en
modernité capitaliste est leur manque complet de sophistication, du
moins sur un plan morphologique. Ce sont de grossières pyramides
dont la pointe s’effile de plus en plus, tandis que leur base s’épaissit26.
Et comme les luttes sociales qui, naguère, contribuaient à mettre un
peu de désordre dans un ordre jugé injuste, sont aujourd’hui des mises
en scène pharmakologiques, un poison inoculé pour tester la stabilité
des institutions, l’ordre de ces pyramides n’a plus besoin de se justifier.
La même indifférence frappe les diverses rébellions qui viennent
régulièrement fleurir avec les beaux jours et, tels des coquelicots et
pour le plus grand confort des politiciens, s’étioler à l’approche des
grandes vacances. Or, ce type de société a un mode de fonctionnement
et de structuration tout à fait particulier, et c’est pour cette raison que
nous avons introduit le patronyme du célèbre escroc italo-américain,
Carlo Ponzi. Comme nous l’avons vu, un système de Ponzi est un
montage financier en forme de chaîne ou de pyramide qui consiste
à rémunérer les placements des clients par des fonds procurés par
de nouveaux entrants dans cette chaîne. Si l’escroquerie n’est pas
découverte, elle apparaît au grand jour au moment où elle s’écroule,
c’est-à-dire quand les sommes procurées par les nouveaux entrants ne
suffisent plus à couvrir les rémunérations des primo-entrants. Cette
fin est inéluctable. Les jeux d’argent sont des jeux avec le temps et
avec la confiance27, et le nombre et les qualités des escroqueries à
utiliser ces deux vecteurs sont proprement infinis. On appelle cela
(faussement) la « créativité du marché ».

par Piketty fassent l’objet d’un examen parlementaire quelconque, ni ne figurent dans un
programme politique dans un pays qui, comme la France, ne cesse d’être en campagne.
[26] L’un des principaux débats de l’époque tourne autour du le coefficient de Gini, à savoir
quelle part de la population réalise telle ou telle part des revenus et des fortunes dans tel
pays. Le creusement de ce coefficient indique une nette concentration des revenus et des
fortunes depuis 2008.
[27] Qu’on ne s’y méprenne pas. Si, en économie politique hétérodoxe, la confiance est ce mirage
qui rend un argent immatériel acceptable (ce sur quoi nous avons émis des doutes), l’abus
de confiance est une procédure très efficace en matière monétaire. Mais ce n’est pas parce
qu’on en abuse que la confiance est le pilier de la souveraineté monétaire. Ce serait comme
si on considérait le déchirement d’un préservatif comme la fin d’une histoire d’amour.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Dans l’histoire humaine, il existait jusque-là deux systèmes d’ex-


ploitation du travail humain : c’était soit l’appropriation forcée par le
biais de l’esclavage, soit l’exploitation systématique par l’usage de la
propriété des moyens de production. Le système de Ponzi, tel que nous
le concevons ici, est une troisième forme qui consiste dans l’exploitation
faite par le biais de « coups » financiers ou para-financiers où l’agent
exploiteur profite d’un avantage dans le temps pour asseoir une posi-
tion et contraindre les poursuivants à leur céder une partie de leur
force de travail en leur faisant miroiter d’autres poursuivants qui vont
à leur tour les gratifier des mêmes avantages. Ce report d’exploitation
a la forme d’un jeu à somme positive temporalisé, c’est-à-dire d’une
chaîne d’exploitation qui, si elle n’est pas infinie, ne cessera d’enrichir
tous les membres de la chaîne aussi longtemps qu’il se trouvera un
poursuivant qui viendra abonder le capital existant.
Cette chaîne est manifestement euphorique – jusqu’à un certain
point. On n’y entre pas contraint et forcé, bien au contraire. La nou-
veauté de la société de Ponzi est qu’elle est vécue dans un assentiment
presque généralisé. C’est un système d’adhésion sociale qui repose sur
la croyance de ce qu’en langage des techniques de crédit on appelle
un prolongement (revolving credit). Ce troisième système d’exploita-
tion est donc parfaitement légitime et motivant aux yeux de tous les
participants à la chaîne. Plus même : même si l’un ou l’autre de ces
participants trouvait à y redire, il n’a pas intérêt à le faire, car il met-
trait en danger son propre investissement et donc il attend, sublime,
refoule et se tient coi. Et dans la mesure où tous semblent s’enrichir
d’un commun accord aussi longtemps que la chaîne s’accroît, elle a
ce caractère providentiel que les premiers idéologues de l’échange à
somme positive revendiquèrent dans leur candeur de pionniers d’un
nouvel âge. On pense à Destutt de Tracy. Il s’agit là d’un type de
société capitaliste et même de capitalisme pur, puisque c’est bien la
capitalisation individuelle qui s’y opère, où chaque membre est à la fois
exploitant et exploité, entrepreneur de soi et entrepreneur des autres,
entrepris par soi et entrepris pas les autres28. À l’instar de la nou-
velle société concentrationnaire dont nous parlait naguère Friedrich

[28] Nous suivons en cela l’ouvrage d’Ulrich Bröckling, Das unternehmerische Selbst (2007) qui
décrit les programmes d’action et les modes de subjectivation à l’œuvre dans une société
où chaque individu est et doit se considérer comme une « ich-AG », une « société anonyme
de soi ». Mais Bröckling argumente encore à partir du cadre d’une société de marché et
non, comme nous tentons de le faire à partir du cadre d’une synthèse sociale établie par
le curriculum discret de l’argent « corticalisé ».

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Chapitre 12 • Une société sans échange

Dürrenmatt, où chaque « captif » est à la fois prisonnier et gardien de


sa propre prison, il serait plus juste de dire que cette nouvelle forme
d’entreprise de soi n’est pas seulement une contrainte systémique qui,
si elle n’était observée, nous livrerait aux chiens, elle nous demande
de surcroît de nous auto-entreprendre dans un enthousiasme partagé.
En tant que telle, cette société des auto-entrepreneurs et auto-exploi-
teurs porte son principe de justice en soi ; un principe qui est d’ordre
transcendantal, puisque c’est cette même justice qui est la condition
de possibilité du système lui-même. Alors que le capitaliste industriel
avait toujours un peu de mal à expliquer la provenance de ses titres
de propriété – d’où la construction maladroite d’une accumulation
primitive chez Marx –, le capitaliste ponzien ne doit même pas se
prévaloir de son initiative ingénieuse ; il lui suffit d’en référer à l’ingé-
niosité du système lui-même qu’il a créé ou contribué à mettre en place
et dans lequel chacun croit pouvoir trouver son avantage. Ainsi, une
nouvelle forme de solidarité est initiée ; une solidarité bien plus solide
encore que celle du fétichisme de la marchandise qui, chez Georg
Lukács, cimentait la solidarité sociale entre capitalistes et prolétaires
au moyen de la réification. Mais alors que chez Lukács le prolétaire
avait cet avantage aussi cruel que contestable de faire l’épreuve de son
devenir-marchandise, l’équipier tardif du système ponzien peut tout
juste se plaindre d’être venu trop tard, d’avoir laissé passer son tour.
Et s’il est venu trop tard, c’est bien de sa propre faute.
On connaît à présent l’histoire de Carlo (Charles) Ponzi (1882-
1949), cet escroc notoire, sinon compulsif, qui bâtit la première
« chaîne » d’emprunts modernes, dont la particularité consistait dans
le fait que les intérêts versés aux premiers souscripteurs reposaient
presque exclusivement sur les dépôts des souscripteurs suivants. Bien
que Ponzi ne fût pas le premier à user de cet artifice, son escroquerie
de 1919 défraya la chronique en raison de son importance : 15 millions
de dollars furent escroqués en quelques mois, mais seulement le tiers
de cette somme fut redistribué. C’est à partir de 2008 que le nom de
Ponzi réapparut dans les médias, quand la faillite de Bernard Madoff
mit à jour une escroquerie du même type, sauf qu’il s’agissait cette
fois-ci de 65 milliards de dollars en jeu29. Si nous proposons de recourir

[29] S’il ne reste généralement pas grand-chose des sommes escroquées, c’est un signe que
la pyramide a bien fonctionné. Certes les primo-agents, comme nous allons les appeler,
se seront beaucoup enrichis, mais une part considérable du capital sera aussi allée dans
les poches des « premiers suiveurs », ceux qui auront rejoint la cavalerie les premiers et

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Aldo Haesler • Hard Modernity

à l’appellation peu flatteuse de « société de Ponzi », c’est qu’en dépit


d’une sophistication remarquable de nos systèmes sociaux, la forme
générale de nos sociétés – des réseaux de modernité capitaliste, pour
être plus précis – rappelle étrangement les systèmes de cavalerie mis
en place par les grands escrocs du XXe siècle. Cette forme n’est rien
d’autre que la réalisation sociale concrète, la mise en forme concrète,
des lois monétaires. Notre instruction sera donc double : celle de mon-
trer comment ces lois construisent la société moderne-capitaliste ; et
celle de décrire le fonctionnement et l’évolution d’un tel montage les
années à venir30.
L’invention de la modernité est une invention sémantique, on l’a
répété à satiété. C’est un espace de significations, dans lequel l’échange
marchand – et au-delà de lui, l’univers des rapports quels qu’ils soient
– peut être pensé comme un jeu à somme positive. Dans cet univers,
l’argent s’impose très vite comme grand régulateur. Or, ce régula-
teur n’est pas neutre, alors même que tous, acteurs, experts et même
puissants, ont tendance à la croire, mais surtout à vouloir le croire,
selon la formule du fétichisme d’Octave Mannoni ; il a des caractères
très particuliers, comme nous venons de l’exposer. Ces caractères sont
contenus (dans le sens d’une contention), aussi longtemps que les effets
chrématistiques de l’argent peuvent être contrôlés par une main quel-
conque, qu’elle soit publique, religieuse, politique, culturelle ou autre.
Un soupçon a donc toujours existé quant à la neutralité de cet outil.
Il a été particulièrement vif tout au long du XIXe siècle, où il devient
un sujet romanesque à part entière. Or, à mesure que l’argent s’est
dématérialisé, non seulement ces soupçons ont-ils presque entièrement
disparu, mais il s’est produit un retournement spectaculaire : l’argent
s’est mis à construire notre société, à créer les cadres de sa propre
accumulation. Oui, il s’est mis à le construire selon un curriculum
discret dont nous avons tenté de saisir les origines et le développement
au travers du procès de modernisation capitaliste.

n’auront pas statut d’acteur, mais de créancier. En tant que tels, ils ne seront passibles
de poursuites judiciaires que si on peut faire la preuve qu’ils auront été rétribués au-delà
de ce qui leur avait été promis et du capital versé au départ de la pyramide.
[30] Ne poussons pas le bouchon trop loin. C’est par dérision que nous affublons cette forme
de capitalisme très tardif du nom d’un mercanti somme toute assez lamentable. Dérision
de tous ces baptêmes sociologiques intempestifs qui, loin de comprendre ce qui se passe,
s’est contentée sans vergogne d’invoquer le risque, la défiance, le spectacle, l’attention et
on en passe, plutôt que de réfléchir sur cette réduction sur un trait supposé déterminant
de la situation actuelle du système socio-économique en place.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

Digression : Quelles lois pour quelles sociétés ?


Comment une société peut-elle être créée par des lois monétaires ?
Comment est-ce bien possible ? On va résumer, en simplifiant à l’ex-
trême. Au niveau le plus élémentaire, une société est un réseau, où cir-
culent des informations, des ressources et des humains. Ces réseaux
ont connu des structurations différentes dans l’histoire. De manière
très grossière, on peut dire que les sociétés nomades et orales ont
connu un mode de structuration pratique. La circulation devait se
faire ab initio. Chaque transaction devait être effectuée du début à
la fin, selon des étapes relationnelles stochastiques : initiation (ren-
contre) → constitution (réciprocité) → reproduction (durée) → régu-
lation (mesure) (ce que nous pourrions appeler le modèle ICRR). Dès
qu’une pratique ne traverse plus ces quatre moments, il s’agit d’une
institution ou d’une proto-institution 31. Nous retrouvons ce type de
transactions dans les interactions humaines qui n’ont pas beaucoup
changé depuis l’hominisation. Par contre, avec la sédentarisation et
l’organisation violente des sociétés stratifiées, toutes les formes de
rareté (de ressources physiques et symboliques [le pouvoir étant une
forme de ressource symbolique]) ont dû être rationnées. D’où l’exigence
d’une chartalisation de ces rationnements. La naissance de l’écriture,
du comptage, des diverses codifications (religieuses, juridiques, narra-
tives, etc.) correspondent à cette exigence de chartalisation. Le passage
de l’oralité à la scripturalité n’est pas la condition mais la conséquence
de la nouvelle cohésion sociale que ce type de sociétés a dû se trouver.
D’où la définition de l’institution : c’est une instance de régulation et
d’allocation plus ou moins efficiente (moins efficiente aussi longtemps
que les techniques économiques n’étaient pas au point) de ressources
par définition rares. Selon le degré de despotisme de la société tra-
ditionnelle, l’institutionnalisation peut s’exercer sur l’intégralité de
la vie des humains (y compris dans ses exercices les plus intimes,
comme sous le nazisme, le stalinisme ou le djihadisme, avec leurs
couveuses respectives). L’avantage d’une telle chartalisation est son
économie de moyens : on n’a pas besoin de traverser toutes les étapes
du processus stochastique ICRR, pour que l’anticipation de départ ne
soit pas déçue, on peut se contenter de se fier aux modes d’emploi que
livrent les diverses chartes (lois, livres, préceptes, catalogues, etc.).

[31] La différence entre les deux consiste dans le fait qu’une proto-institution demeure dans
le même monde des formes communicatives (oralité, scripturalité, médialité) que les pra-
tiques, alors que les institutions en changent. Le droit positif est une institution, alors
que le droit coutumier est une proto-institution, en raison du fait que le premier est écrit,
alors que le second se doit d’une mise en œuvre pratique.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Aussi, le grand réalisme de ces sociétés se déchiffre-t-il au sérieux


avec lequel la question de la rareté est envisagée. C’est bien parce
que ces sociétés sont intégrées et régulées par le biais du médium du
pouvoir – qui est un médium rare par excellence – qu’un tel ordre de
choses a pu acquérir une telle stabilité historique (en dépit des usages
déplorables qu’on a presque toujours faits de ce médium) ; mais aussi,
parce que la nature est ainsi faite : nous nous trouvons sur une pla-
nète avec très peu d’apports exogènes. Ce réalisme despotique implose
dès lors où l’on a réussi à faire accroire que cette rareté n’était pas
ab­solue. La violence du pouvoir s’en trouva délégitimée et son exercice
de plus en plus limité. De plus, les instances transcendantes inventées
pour mieux faire subir cette violence sans résistances trop fortes, se
trouvent être ouvertement mises en cause par un certain nombre de
découvertes scientifiques. Cela ajoute à la crise du pouvoir et donc à
l’esprit de rationnement qui gouverne cet ordre de choses. La disso-
lution de ces rationnements donne lieu à une expansion quasiment
illimitée du monde des choses – non seulement à la suite d’un certain
nombre d’innovations techniques, de découvertes géographiques, mais
surtout, et on y insiste, par le fait de pouvoir combiner des ressources
jusque-là incombinables et incompatibles. Le médium du pouvoir une
fois abdiqué, incapable de dresser des cartes, d’assigner des lieux et
d’allouer toutes ces choses, c’est au savoir qu’il revint d’introduire
une mesure d’ordre ; et c’est essentiellement le système des prix qui
intervint par relayer les anciennes scalae. Or, l’argent est régulateur
aussi longtemps que ses lois propres ne deviennent pas structurantes.
Une fois qu’elles le deviennent, le gouvernement des choses va prendre
un tour social insoupçonné. C’est par répartition qu’on gouverne, qu’on
oriente des choix, qu’on distribue des chances, et non par un appel
aux valeurs, comme le veulent les politiques de tous bords. La ques-
tion de la cohésion sociale n’a rien à voir avec quelque conscience
individuelle ou collective, quelque volonté politique ou visionnaire ;
la chose publique a changé de bord. Si elle fut longtemps l’apanage
des despotes avec leurs enfumages idéologiques, la chose publique est
aujourd’hui une simple structure que prend la société par la forme
des choses. Oui, par la forme des choses, par la facticité qu’impose
le régime des choses. Et ce régime est désormais gouverné par les
lois chrématistiques. Que ce soit la stratification sociale, l’égalisation
des conditions, l’accès aux ressources, la distribution des sanctions
positives et négatives, l’externalisation des coûts sociaux et environ-
nementaux, etc., toutes ces opérations sociales qu’on croit encore entre
les mains de classes dirigeantes, de partenaires sociaux, de centres
décisionnels, de syndicats, de politiques plus ou moins visionnaires
ou tout simplement dans le cours ordinaire des choses, sont à présent

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Chapitre 12 • Une société sans échange

inscrites dans la facticité du régime des choses. Le grand aveuglement


est bien là ; c’est de pratiquer une sociologie personnaliste alors que
l’empire des choses règne depuis bientôt un demi-siècle au sein de la
modernité capitaliste.

À quoi ressemble une société de Ponzi ? Vue de l’extérieur, cette


forme est une pyramide ; une pyramide, avec une pointe minime (de
l’ordre d’1 % de la population mondiale), décollée du reste, et une base
aux contours plus flous. Nul besoin de s’appuyer sur les résultats assez
contestables d’Oxfam, dont le but est de marquer les esprits, mais que
ce soient ces 1 % qui possèdent à présent plus de richesse que les 99 %
restants, ou que ce soient 2 %, le constat reste le même : nous assistons
depuis 2008 à une extraordinaire concentration des richesses (et des
revenus) au niveau mondial. Il y a là un sujet qui fait masse. Depuis
les travaux de Piketty et des discussions qui s’ensuivirent, il ne se
passe pas une semaine sans qu’une telle répartition ne soit constatée
et déplorée. À la place des considérations morales et moralisatrices
d’usage, on aimerait proposer ici une explication sociologique du phé-
nomène. Or, même s’il s’agit d’une forme particulière de stratification
sociale, l’analyse en termes de strates ne nous est que d’un maigre
secours. Parmi ces 1 ou 2 %, nous trouvons quelques géants de la pla-
nète Internet, bon nombre de financiers et un nombre (probablement
sous-estimé) de gangsters de toute sorte. Mais comment évaluer le
patrimoine d’El Chapo, le roi de la cocaïne, qui s’est fait arrêter encore
une fois en janvier 2016 ? Que faire de ces chiffres alarmants, sinon
de les déplorer ? Comment qualifier une société qui accepte ces distor-
sions phénoménales dans la répartition des fortunes et des revenus ?
Certains sociologues parlent à présent de reféodalisation de la
société32. Ce qui n’est pas faux. Mais s’il fallait retenir ce terme, il
faudrait modifier le régime de vassalité, car en l’occurrence, il ne
s’agit pas de contrainte, mais d’un véritable assentiment ou même
d’un désir qui fixe les rapports entre l’élite de la pyramide et sa base ;

[32] C’est l’éternel pourfendeur de la misère du monde, Jean Ziegler qui, dans L’Empire de la
honte (2006), a remis ce terme au goût du jour dans les médias français. Le simplisme de
ses arguments n’ôte rien à leur pertinence. Certains, comme Alain Supiot, se réfèrent à
Pierre Legendre qui aurait parlé de « reféodalisation du lien social ». Mais c’est Habermas
qui, dès Strukturwandel der Öffentlichkeit (1962), a utilisé ce terme pour mettre en évi-
dence le rétrécissement de l’espace public qui aurait commencé au cours du XIXe siècle sous
l’emprise des grands conglomérats de presse. Plus récemment, ce terme est réapparu sous
la plume de Sighard Neckel qui l’applique au capitalisme financier tel qu’il s’est développé
depuis 2008 : mpifg.de/pu/workpap/wp10-6.pdf.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

il s’agit d’un véritable désir d’appartenance, voire d’une pulsion de


soumission. De plus, le seigneur féodal occupait un territoire pendant
une durée plus ou moins longue. Dans notre cas, l’élite d’une pyramide
de Ponzi est nomade, sinon errante ; elle n’occupe un territoire donné
que le temps d’un raid et quitte sa citadelle (du moins est-elle censée
la quitter) à la première alerte.
De quoi une structuration pyramidale est-elle la forme ? Quelles
en sont les particularités ? Dans un premier temps, il est important
de rappeler que sans les qualités particulières du médium monétaire,
une telle structure pyramidale n’aurait pas pu être construite, ni ne
pourrait fonctionner, la première de ces qualités étant de s’invisibili-
ser et de rejeter les torts sur des clients faciles : si ce n’est le marché,
c’est donc son père, l’être humain avec ses besoins censés être infinis.
Voyons comment cela fonctionne.
1. L’élite est très certainement son expression la plus immédiate
et sa raison d’être. Une pyramide est construite par et pour une élite.
Celle-ci peut être classiquement une élite d’héritiers qui s’adaptent
avantageusement aux nouvelles formes de reproduction et d’accumula-
tion du capital, mais c’est surtout une élite de primo-entrants qui réus-
sissent leur coup. Le but de l’élite est l’enrichissement maximal durant
un temps limité par le biais d’un monopole que l’on sait provisoire.
Cette élite ne se reproduit pas, comme c’était le cas pour les élites
classiques, décrites par Pareto ou Michels, qui intriguent, fomentent
et attendent leur tour. Si elles aspirent au pouvoir, ce n’est pas pour
l’asseoir, mais pour promouvoir leur désir rapide de pléonexie. Ce qui
nous intéresse ici, ce sont les nouvelles élites de la modernité hard.
Car ce sont elles qui dictent les stratégies auxquelles les anciennes
élites, si elles veulent survivre, doivent se soumettre. Financiers, rai-
ders, sportifs, communicants, criminels, artistes, CEO d’industries
de pointe, médiateurs divers et variés – pour connaître la nature de
cette élite, il suffit de trouver le fil rouge qui les réunit.
2. Pour des biens exclusifs et rivaux, il existe divers modes d’allo-
cation : droits de propriété, permis de nuisance, tirage au sort, offre/
demande, etc. Si ces outils sont tous conservés, il en est un qui a pris
un net avantage sur les autres depuis le krach de 2008 : c’est le prin-
cipe FIFO (first on, first out)33. Il faut comprendre que ces techniques

[33] On se référera ici aux travaux de Perry et Zarsky (2013) : « “First in, first out” (FIFO)
is an allocation principle, whereby resources are allocated to interested parties in their
order of entry. FIFO and its close relatives, “first come, first served” and “first-in-time,

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 12 • Une société sans échange

d’allocation sont comme un feuilletage. Longtemps, le principe de


l’offre et de la demande avait dominé les représentations (non pas les
pratiques) économiques ; aujourd’hui, cette représentation cède assez
rapidement du terrain. Si une hausse de cours d’un actif financier
entraîne un accroissement de la demande qui à son tour va créer une
hausse (effet Giffen avec contagion), l’option la plus rationnelle en
termes d’allocation de ressources sera first come, first served. C’est la
prime au premier venu. La vitesse l’emporte sur la qualité de la pres-
tation. Mais comment le comprendre dans le cadre d’un jeu à somme
positive ? Mon gain est certes aussi un signal qui va créer un appât
pour un suiveur ; mais alors que dans un jeu classique le suiveur aura
d’autant de plus de chances de faire un gain que sa prestation réali-
sera une synergie avec celle du premier actant, dans le cas présent le
suiveur ne fera généralement que d’imiter le premier venu. C’est pour
cette raison aussi que se multiplie aujourd’hui un monde plagiaire. On
ne s’impose plus par son originalité, mais par la vélocité particulière
à laquelle on réagit à un signal donné. Bien qu’il soit statistiquement
difficile d’en faire la preuve, le nombre d’occasions où ce principe est
appliqué croît de manière continue. Qu’il s’agisse d’un buzz médiatico-
politique, de la création d’une monnaie nouvelle (comme le bitcoin),
de la découverte d’un spot quelconque, de l’exploitation d’un monopole
ou du simple lancement d’une innovation, l’essentiel est de venir le
premier. À l’instar du slogan d’Andy Warhol « Fifty minutes of fame »,
qui, à l’origine voulait insister sur la gloire éphémère dans le show-
business de l’art – le slogan devenant ensuite une sorte de droit (« My
fifty minutes »), pour devenir finalement une possibilité disponible à
n’importe qui – s’est mis en place une culture du buzz dans laquelle
un coup réussi est un mélange de rapidité, de culot, d’originalité et
de chance. Les Youtubeurs en sont un exemple significatif (Krémer
2015). Le message est clair : n’importe qui peut réussir, mais surtout :
tout est bon pour réussir. Le talent, l’endurance, le mérite, l’effort, le
goût du risque, l’utilité ne sont que des ingrédients secondaires pour

first-in-right”, have numerous legal applications. These range from traditional private
law disputes concerning ownership, secured transactions, and nuisances, through more
extensive allocations, as in the cases of employees’ seniority benefits, mass torts, and
military discharge, all the way to social and organizational practices regulated by law,
such as organ allocation policies, event ticket sales, and data transfers over the internet.
Yet although FIFO is an omnipresent and overarching principle in law, it has never been
recognized or analyzed as such in legal literature » (résumé de l’article « Queues in law »).

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500
Aldo Haesler • Hard Modernity

cette réussite. Elle est donc strictement amorale, exempte de toute


espèce de réciprocité34.
3. Le fonctionnement d’une pyramide de Ponzi est d’une simplicité
exemplaire. Il faut considérer « la société » comme un enchevêtrement
de pyramides. Avec le processus de réticulation numérique, la forma-
tion de pyramides se trouve aujourd’hui accélérée. Elle présente les
modes de fonctionnement suivants :
• Elle fonctionne selon un système de percolation : les mises sont
acheminées vers la tête de pyramide qui les distribue vers la
base en suivant une hiérarchie distributive dictée par l’urgence
des attentes.
• Les « nourritures » sont de deux ordres : monétaires, dans un
Ponzi pur, non monétaires, dans un Ponzi réel, sachant que
ces détours productifs prolongent la vie d’un Ponzi mais en
abaissent la rentabilité première. Sans afflux constant – et sans
cesse croissant – de nourritures, un Ponzi s’effondre.
• Plus on est tard et donc plus on est bas dans un Ponzi, moins
les mises seront rétribuées, et inversement.
• Plus on est bas dans un Ponzi, plus courte sera la vie dans un
Ponzi, et inversement.
• Une telle structure est une forme de mutualisation verticale,
dans laquelle tous coopèrent non pas au bien de tous, comme
dans les mutualisations traditionnelles qui reposent sur le prin-
cipe de coopération (Genossenschaft), mais pour l’élite des primo-
entrants dans une logique de rétribution dégressive.
L’idée de marché était une belle illusion théorique. Avec l’image
d’une bourse aux tulipes en tête, on pouvait parfaitement formaliser
le processus de tâtonnement à l’œuvre dans l’ajustement entre prix
et quantité de biens à échanger, puis calculer en un équilibre. Dans
une économie privée, ce mécanisme de la concurrence fonctionne un

[34] On pourrait faire une étude statistique sur le prix de transfert des footballeurs, de même
que de leurs rétributions. La différence entre un très bon joueur et un joueur qui gagne
des millions est minime sur le plan de la technique footballistique. S’il y a encore un petit
élément méritocratique, par exemple le bel opportunisme d’un Antoine Griezmann, ses
avantages matériels sont sans commune mesure avec ceux de l’un de ses suiveurs dont les
avantages se divisent par cent ou par mille. De même pour la scène musicale électro. Qu’un
gamin de 16 ans comme Petit Biscuit engrange des millions sur la base d’un seul morceau,
au demeurant très sommaire sur le plan musical, ne semble gêner personne, alors même
que des milliers de suiveurs tirent le diable par la queue, alors que leurs productions sont
souvent à des années-lumière de ses enfantillages électroniques.

Epreuves finales 17 avril 2018


501
Chapitre 12 • Une société sans échange

certain temps pendant que les acteurs établissent leurs positions.


Une fois ces positions établies, chacun ne cherchera qu’à maximiser
sa propre position, pour obtenir une rente aussi importante et aussi
durable que possible. Il s’agit là très souvent d’une position obtenue
de haute lutte, après des années d’investissement et une grande prise
de risques. C’est ce qu’on appelle généralement un « détour productif ».
Avec la pyramide de Ponzi, ce qui est visé est une rente de situation
sans détour productif ou en le minimisant autant que possible. Mais
à la différence du monopoliste, l’initiateur d’une chaîne pyramidale
lance son coup et espère qu’il sera imité, alors que le monopoliste fera
tout pour l’éviter. On nous rétorquera à juste titre, qu’il existe « quand
même » (Mannoni) des entreprises, oui, qu’il existe toute une économie
réelle dont le quotidien est le combat farouche contre les concurrents,
avec ses effets d’émulation et ses effets délétères, que ces histoires
de structures pyramidales ne valent qu’à titre d’exception là où la
concurrence ne fonctionne pas comme il se doit. Certes, oui, mais
quand même…
La question qui se pose est de savoir, si une telle structure pyra-
midale peut être une synthèse sociale stable, en d’autres termes, si
les rapports du pentagone peuvent être isomorphes, voire homologues.
Cette question est encore difficile à aborder en raison de la précocité
du phénomène et du peu de recherches qui lui ont été consacrées.
Reprenons une dernière fois notre modèle pentagonal et tentons d’y
repérer un certain nombre de régularités.
(H-H, humain-humain) Si dans le régime moderne les relations
affinitaires sont le modèle relationnel idéal, elles n’en sont pas moins
soumises à la norme quasiment universelle de réciprocité. Le seuil de
1972-1973 en marque l’éclipse progressive. Il fut sourdement perçu,
notamment en littérature, que quelque chose au sein même du régime
de réciprocité commençait à se rompre à cette époque-là et que Jean
Baudrillard avait analysé avec son extraordinaire intuition sociolo-
gique35. Que deviennent des relations affinitaires, cette norme une fois
dissoute ? Quand il ne faut plus donner pour recevoir, mais qu’il suffit
d’établir une relation, pour en tirer son avantage ? Notons que cette

[35] Le Système des objets (1968), sa thèse en sociologie, prend naissance dans le roman Les
Choses de Georges Pérec. Dans ce roman, aux allures de critique de la société de consom-
mation, Pérec entreprend déjà une sociologie de la relation humaine au travers des objets
qu’un couple commence à accumuler au départ de leur conjugalité. Chaque étape voit
apparaître des objets nouveaux et de nouveaux discours qui sont tous des métonymies du
couple en tant que tel.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

formation se fait généralement au feeling, c’est-à-dire par itération


de propositions simples visant à « tâter le terrain » et par croisement
de check-lists affinitaires. Si ce croisement est satisfaisant pour les
deux partis (rien n’excluant des partis supplémentaires), on aura réa-
lisé une jonction. Or si le primo-entrant, en tant qu’initiateur de la
relation, considérera son partenaire sous l’angle d’un primo-entrant
putatif pouvant se recapitaliser ailleurs, il aura tendance à optimi-
ser ses mises en fonction des biens relationnels affinitaires qu’autrui
pourra lui fournir. Une fois ces prestations accomplies, il mettra u­ni­
la­té­ra­lement un terme à la relation selon le principe du FIFO. Les
supports techniques mis aujourd’hui à la disposition de telles rela-
tions semblent ratifier le principe de Kittler, selon lequel en termes de
communication le hardware détermine le software : on met un terme
à la relation en interrompant la communication, selon le principe de
l’interrupteur mis en évidence naguère par Marc Guillaume (2000).
Dans le cadre de relations aussi légères, il est possible de justifier
sans peine qu’on ne doit rien à personne, parce qu’en tant qu’initia-
teur de cette relation on en détient les droits et surtout le droit d’en
sortir à tout moment ; la réciproque étant vraie aussi et fournissant
un argument supplémentaire à cette clause libératoire. Tout semble
reposer sur cette figure autojustificatrice : sachant que pour Y, l’autrui
généralisé, valaient les mêmes conditions d’entrée, d’exercice et de
sortie de la relation, la négociation relationnelle, c’est-à-dire ce qui
faisait sa valeur, ce qui engageait les affects et fournissait bonheurs et
drames, n’avait plus lieu d’être. Effectivement, c’est ce que le hardware
ne prévoit pas. Car une telle négociation engage des personnes, non
des programmes. Le Ponzi pur, en l’occurrence, n’engage que des mes-
sages. On voit la douceur du procédé et la dureté des conséquences.
Le phénomène du ghosting, pour ne citer que lui, le simple fait donc
de ne plus répondre aux SMS que le partenaire vous a écrits, a pris
une ampleur incontestée. Autant il est doux et facile de faire le mort,
autant celui ou celle qui doit en assumer les conséquences se trouve
devant une absence cruelle qui lui paraît inexplicable. Il ne lui restera
qu’à faire le mort aussi.
(H-C, humain-collectif) Il ne fait aucun doute que l’hyperindividua-
lisme contemporain a été accouché par cette prévalence des affinités
sur les dispositions. Or, la structure pyramidale est le cadre d’inté-
gration sociale idéal pour des entrepreneurs de soi. Celui-ci ne répond
pas à une demande, mais la crée, selon l’antique loi de Say. Il la crée,

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Chapitre 12 • Une société sans échange

en étant plus original, plus audacieux, plus « bruyant », plus grossier36


dans l’économie de l’attention qu’a créé le monde numérique37. Le buzz
n’est pas l’apanage du seul domaine médiatique, mais devient l’un des
principaux vecteurs de valorisation dans l’« ère de l’accès »38. C’est ainsi
que se crée une « chaîne » attentionnelle dont les dividendes iront en
décroissant à mesure que le temps passe. L’individu y trouve sa place,
soit comme primo-entrant, mais plus généralement comme « poursui-
teur » (Christian Papilloud) cultivant un secret espoir de ne pas être
arrivé trop tard dans la distribution des privilèges et des rangs. Cette
précipitation est bien un trait constant du jeu à somme positive. Rien
ne sert de vouloir entrer en résonance avec autrui, encore faut-il arri-
ver à temps, comme dans la fameuse fable de La Fontaine, l’idéal (inat-
teignable) étant la simultanéité39. Ainsi se faisaient depuis toujours
les jeux de bourse, celui d’entre les spéculateurs flairant le premier
une infime hausse des cours et pouvant espérer faire le plus de marge
par rapport à ses poursuiteurs40. C’est là une logique d’intégration
parfaitement cohérente, dont la stabilité dépendra de la seule capacité
de produire un nombre sans cesse accru de buzz en tout genre. On ne

[36] Le phénomène « Cyril Hanouna » et son émission Touche pas à mon poste est un exemple
parlant de la grossièreté comme bien pyramidal.
[37] Dans un monde où l’accès à l’information est virtuellement infini, la denrée la plus
rare, selon l’architecte et informaticien autrichien Georg Franck (1998), est l’attention
(Aufmerksamkeit). Rien ne vaut d’écrire un ouvrage expliquant l’origine du monde de
manière sensationnellement nouvelle, si cet ouvrage est édité à compte d’auteur et que cet
auteur espère que justice lui sera rendue avec le temps. Dans ce nouveau type d’économie,
le buzz efface le temps. L’auteur qui espère recueillir une certaine attention est obligé par
tous les moyens, y compris les outranciers, de « créer le buzz » et de l’entretenir en surfant
aussi longtemps que possible sur la « vague » qu’il a créé, sachant que cette vague va assez
rapidement venir s’échouer sur les rives de l’indifférence médiatique. Ce qui vaut pour la
production scientifique, vaut pour un nombre de plus en plus grand de biens : aliments,
musique, automobiles, littérature de gare, audience politique et on en passe. Pour une
présentation de cette nouvelle perspective en langue française, l’ouvrage dirigé par Yves
Citton (2014) livre de bons repères.
[38] Si, comme le disait avec justesse Jeremy Rifkin (2000), ce n’est plus l’accumulation de
connaissances qui fait la différence dans l’attribution de places et plus généralement dans
l’orientation dans le monde numérique, mais le fait de savoir chercher où (généralement
via les sites de Google, Wikipedia et, pour la France, d’Au bon coin), le second critère de
sélection est le nombre de clicks obtenu pour tel ou tel objet de l’attention.
[39] Cette précipitation frappe aussitôt d’inanité les rêveries sympathiques mais fort peu
réalistes que Hartmut Rosa nous propose dans son dernier ouvrage Resonanz (2016).
[40] Toute une sociologie des marchés de futures s’est développée au sein du systémisme qui
met en évidence, en se focalisant sur le marché des biens dérivés, à quel point l’argent
est le média des médias permettant de « défuturiser » le futur. Elena Esposito (2010) en
donne une vue d’ensemble situant les chances mais surtout les risques de ce processus.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

cessera, certes, de parler de marchés (de l’art, de l’excellence scolaire,


de l’attention ou des aliments pour animaux domestiques), alors qu’il
s’agit d’une manière on ne peut plus claire de structures pyramidales
avec ses formations élitaires, ses redistributions non méritocratiques
et ses stratégies situatives d’adaptation.
(C-C, collectif-collectif) L’un des objectifs des Lumières avait été le
cosmopolitisme, la loi de Ricardo n’en incarnant que le volet mercan-
tile. Force est de constater, aujourd’hui, que ce type d’affinités cède lui
aussi le pas sur le discrétionnaire. Où en est aujourd’hui la fameuse
amitié franco-polonaise ? Où sont les « triples ententes » avec leur
sophistication diplomatique ? À bien voir, la seule règle serait encore
la doctrine de Monroe de l’indifférence réciproque : si tu n’attaques pas
mes intérêts sur tel ou tel territoire (mettons Panama), je ne le ferai
pas non plus. Sauf que dans ce cas précis, les positions de départ sont
historiquement massives et ne cessent de mener à des conflits du type
somme nulle ; ce qui nous rappelle à quel point on se situe encore très
largement dans la protomodernité. Il ne restera au moins bien loti,
une fois encore, que l’usage du buzz. Les organisations terroristes
l’ont bien compris et sont en ce sens plus modernes que les grandes
nations qui ne cessent de recourir à l’action guerrière. Alors que l’idée
d’Europe reposait sur un grand espace public et sur un art consommé
du compromis diplomatique, nous en sommes aujourd’hui « orphelins »41,
chaque nation cherchant à « sortir son épingle du jeu » et du jeu ultra-
bureaucratisé des technocrates de Bruxelles tout particulièrement. Il
en est de même, à une échelle plus vaste, du jeu mondial entre centres
et périphéries. Mais ce qui vient s’ajouter à la formation des élites (selon
la règle « 1 pour 99 % »), de la redistribution inégale des rangs et des
privilèges et des stratégies d’adaptation, c’est que compte tenu de la
contrainte de croissance, les externalités toujours plus importantes
produites par le système économique (qu’on ne songe qu’aux déchets du
numérique) devront être invisibilisées. Là aussi réapparaît un type de
violence qu’on croyait révolu. Des nations parfaitement parasitaires et
économiquement stériles comme le Qatar (sans parler du scandale per-
manent qu’est l’Arabie Saoudite) se recapitalisant (en capital humain)
auprès de nations à l’abandon, comme le Bangladesh ou l’Éthiopie.
C’est ainsi que les flux migratoires issus de la misère du monde ne
sont que la partie émergée de cette invisibilisation du tiers exclu, dont

[41] L’histoire de cet héritage dont l’un des principaux inspirateurs fut Georg Simmel a été
retracée par Cécile Rol (2004).

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Chapitre 12 • Une société sans échange

on cherchera par tous les moyens à réduire le buzz42. À partir de là,


il devient clair que l’exemple le plus réaliste d’une pyramide de Ponzi
est le monde globalisé tel qu’il se présente aujourd’hui. Une élite de
nations toujours plus réduite réussit à rendre invisible les coûts de son
hégémonie, en jouant sur un regroupement de nations intermédiaires
qui, les unes, cherchent à échapper aux nations invisibilisées, et les
autres, étant prêtes à tout pour rejoindre le club des gagnants.
(C-N, collectif-nature) Ce qui vient d’être dit sur un plan politique,
se retrouve sur un plan économique. Nous devrions simplement y
ajouter les stratégies de concentration des « grands groupes » qui visent
autant qu’ils sont des positions de monopole permanent ou transitoire.
Et tout cela, en faisant non seulement fi des réserves de ressources
toujours plus lourdement entamées, mais de la capacité de tirer profit
de l’épuisement de la planète. On comprendra aisément quel rôle y
jouent les « marchés » dérivés et combien les lois monétaires y sont
déterminantes. Point n’est besoin de prolonger un état de fait dûment
documenté.
(H-N, humain-nature) Les mondes idéaux promulgués par les
transhumanistes et les « singularistes » ne prêteraient qu’à sourire,
s’ils n’étaient si puissamment financés par les géants de la planète
numérique. Les investissements réalisés dans divers projets jugés
utopiques encore il y a peu – génie génétique, prolongement de la vie,
« augmentation » de nos capacités physiques et cognitives, etc. – sont
trop importants pour qu’on ne se pose pas la question des retours
effectifs de ces investissements…
Dans l’état actuel des connaissances et des théories sociologiques,
la question de la stabilité d’une synthèse sociale de ce type est inenvi-
sageable. Tout juste pouvons-nous indiquer un certain nombre d’ana-
logies qui peuvent donner lieu à des hypothèses de travail. Mais, en
tout état de cause, et c’est une cruelle banalité que de le reconnaître,
bien des traits de ce nouveau pentagone se retrouvent dans la société
moderne capitaliste après la crise de 2008. Comme l’avait déjà reconnu
Peter Sloterdijk (1999), nous sommes devant une société où règnent
les privilèges sans mérites, les profits sans risques, le prestige sans
gloire et la gloire sans raison, le pouvoir sans légitimité, l’attention
sans vérité et ainsi de suite, une société de l’irréciprocité à qui nous
devons l’élection d’un mythomane illettré comme « homme le plus puis-

[42] Actuellement, la Méditerranée s’en charge admirablement.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

sant du monde ». S’il existe encore d’ultimes reliefs d’un tribunal de


l’histoire, on peut garder espoir qu’il s’agit là d’une piteuse péripétie
dans notre société de l’attention et que le principe FIFO se réalisera,
cette fois-ci à bon escient, et que l’impétrant sera régurgité aussi vite
qu’il est venu – first out. À bien des égards, le personnage de l’entre-
preneur américain d’origine sud-africaine Elon Musk semble être plus
exemplaire. Passons sur sa vie sentimentale qui est elle-même une
série d’« in and outs », voilà un destructeur créatif qui agit de coup
en coup qui aurait réjoui Schumpeter. Un jour un nouveau système
informatique, un autre un nouveau réseau de paiement… puis Tesla,
Powerpack, l’expédition sur Mars, la plus grande usine du monde.
Mais par rapport à l’entrepreneur schumpéterien, Musk pratique un
management discrétionnaire. First in, first out. Il joue son coup le
premier en sachant déjà qu’il va devoir en sortir le premier. Il ne le
joue pas pour pérenniser une œuvre et réinvestir sans cesse les profits
réalisés, comme l’entrepreneur traditionnel. Grâce à son placement en
bourse, ces profits ne doivent pas être réalisés in situ, car la fixation du
prix de ses actions se fait par anticipation de gains futurs, c’est-à-dire
au moment où Musk se sera depuis longtemps dégagé de son coup. Il
a compris la logique des futures mieux que quiconque. Que ses coups
soient farfelus ou mûrement réfléchis, peu importe, dans le fond, tant
qu’il trouve des « poursuiteurs » alléchés par la hausse de ses actions,
il pourra rester dans le move on. Dès qu’il y a fléchissement, c’est pour
lui le signal de miser sur un autre coup qu’il tient déjà en réserve.
Ces analogies sont patentes. Mais, depuis Jacques Bouveresse
(1999), on a appris à se méfier de ses ivresses. Et c’est bien pourquoi
nous proposions un étagement de la démonstration : analogie, isomor-
phie, homologie, structure. Toujours est-il qu’entre les lois ponziennes
et les lois monétaires, il y a davantage qu’une ressemblance : ce que
les unes contiennent en puissance, les autres (les lois ponziennes)
les actualisent puissamment. À travers cela, une nouvelle conception
de la stratification sociale peut être ébauchée. Sans que l’ancienne
logique stratificatoire en termes de capitaux ne soit mise hors course,
il s’agit tout de même de souligner que le principe de concurrence qui
régissait celle-ci se trouve comme biaisée ou court-circuitée par ce
qu’à l’évidence sont les lois monétaires.
Nous n’avons donné ici que de rapides aperçus. La faconde de ces
ébauches est une indication probante de leur réalisme. Il s’agira donc
de reconsidérer les théories sociologiques de la stratification et de la
mobilité à la lumière des traits d’une société de Ponzi.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

L’éclipse de la réciprocité
L’une des propriétés les plus virulentes de l’argent est son pou-
voir an-esthésiant. Alors que le fétichisme de la marchandise effa-
çait peu à peu la richesse phénoménale des choses et des êtres de ce
monde, cette multiplicité (reiche Mannigfaltigkeit) des apparences tant
célébrée par Kant, l’argent opère au niveau des perceptions élémen-
taires. La distinction faite par Leibniz entre perceptions (petites) et
apperceptions peut nous aider à mieux comprendre cette an-esthésie ;
elle se situe au niveau du seuil de la conscience. Si la rumeur des
vagues est consciemment perçue, nous savons qu’elle est formée par
le bruis­sement d’une multitude de molécules dont la perception est
en dessous de notre seuil de conscience. Nous entendons la vague,
mais nous savons sans l’entendre qu’elle n’est rien qu’une agréga-
tion de molécules. Il en est de même pour l’argent. Si Sohn-Rethel
argumentait encore à un niveau transcendantal, et s’il interrogeait
les effets d’abstraction que les pratiques de l’argent imposaient aux
catégories de notre esprit, l’actualisation de l’argent comme médium
dans le règne de l’hyperfétichisme se situe bien en deçà de ce niveau.
Car la transformation se fait au sein des molécules, c’est-à-dire des
« petites perceptions » imperçues par nature. Tant que nous pouvions
manier telle pièce, tel billet, voire tel chèque, l’accès intelligible à cette
molécule nous était possible. Telle n’est plus le cas aujourd’hui. Et la
vague qui se forme, notre raison cessera de la reconnaître comme une
vague, elle deviendra indéchiffrable pour nous. Imperceptiblement,
les percepts auront changé de forme, mais nous croirons toujours
entendre une vague, alors qu’il s’agit d’une émission sonore produite
par quelque bouche d’aération ou quelque troupeau de baleines.
Nous arrivons au but de notre enquête, et la thèse que nous for-
mulerons enfin sera d’une grande banalité. Dans les travaux de ter-
rain fort divers entrepris entre les années 1983 et 1993 pour tenter
de comprendre « les conséquences sociales et culturelles de l’électro-
nisation des flux de paiement », tel était le sous-titre du livre qui
en avait résulté (Haesler 1995), nous avions enregistré une étrange
dé­connexion entre l’acte de consommation et l’acte de paiement,
lorsque les usagers utilisaient leurs cartes 43. Interrogés sur leurs

[43] Rappelons la filiation et la dette à l’égard de Sohn-Rethel. S’il s’était permis une critique
factuelle de Marx, c’est qu’il lui reprochait d’avoir omis ce moment du paiement dans
la transaction marchande. Marx avait certes entrepris l’analyse d’une grande subtilité
des abstractions mentales à l’œuvre lors de l’échange marchand, mais il avait oublié

Epreuves finales 17 avril 2018


508
Aldo Haesler • Hard Modernity

réticences à les utiliser, alors qu’à l’époque une importante campagne


publicitaire ne cessait de vanter leurs avantages incomparables par
rapport au numéraire (avec un succès avéré, surtout en France), ces
usagers faisaient état de plusieurs malaises : ne plus avoir le contrôle
de leurs dépenses, ne pas avoir de « valeur » ou de « substance » en
main, perdre le contact avec la caissière, succomber à la tentation de
l’achat, craindre pour la sécurité de ses données, devoir affronter un
système technique cultivant l’urgence et ainsi de suite. Ces données
disparates invitaient à la synthèse – selon notre méthode allant de
l’analogie à la structure. Nous la formulerons en ces termes : La petite
période de seuil voit l’amorce d’une transformation en profondeur de la
norme fondatrice de toute société civile qu’est la norme de réciprocité.
Si la grande période de seuil a mis en place une nouvelle grammaire
sociale et une nouvelle forme de réciprocité, et que pendant les trois
siècles qui s’ensuivirent cette grammaire a déployé une grande par-
tie de ses possibilités (contagion capitaliste, espace public, relations
affinitaires, individualisme, forme symphonique, etc.), le « moment
1972-1973 » marque un basculement où ce modèle a rencontré ses
limites. Les grandes innovations, techniques, sociales, culturelles et
financières, sont à comprendre comme des réponses partielles à ces
limites. Elles avaient le double avantage d’assurer une continuité de
la modernité capitaliste, mais surtout la particularité d’effacer la réa-
lité de ces limites. Son levier le plus important fut l’hyperfétichisme.
C’est à partir de ce dispositif sociotechnique que s’est mise en place
une nouvelle synthèse sociale où la norme de réciprocité s’est assez
rapidement dissipée. C’est là probablement, sur le plan sociologique, le
bouleversement le plus grand qui affecte les sociétés de la modernité
capitaliste hard actuelle.
De la règle d’or aux principales règles de droit, de la kula mélané-
sienne aux échanges peer-to-peer, des grandes tractations géopolitiques
jusqu’aux plus infimes services rendus au quotidien entre voisins, la
norme de réciprocité « est l’un des “composants principaux” universels
des codes moraux. Comme l’exprime Westermarck, “de considérer un
bénéfice comme une récompense et d’être reconnaissant à celui qui en

de prendre en compte les abstractions à l’œuvre lors de l’acte de paiement. C’est à ce


niveau que Sohn-Rethel est intervenu en ajoutant une abstraction supplémentaire liée
à la réduction phénoménale au chiffre. Nous poussons simplement l’analyse plus loin en
montrant que le paiement est devenu lui-même une abstraction et que les opérations
naguère « conscientisables » ne le sont plus aujourd’hui. Il s’agit alors de savoir quelles en
sont les conséquences. C’était l’objet principal de notre livre lié aux cartes de paiement.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

est à l’origine, est probablement en tout lieu, sous certaines circons-


tances, considéré comme un devoir” ». C’est ainsi qu’Alvin Gouldner,
dans un article réputé (1960, p. 161), décrit le mécanisme. La réci-
procité fait correspondre des biens avec des biens et des maux avec
des maux ; mais surtout, elle est une convention universelle sur la
foi de laquelle une interaction peut s’enclencher, sans que les partici-
pants qui ne se connaissent pas n’aient à craindre de mauvaises sur-
prises. En d’autres termes, elle est la base minimale d’une coopération
sociale. Comme le souligne Gouldner, elle a un caractère d’amorce
qui ne fait pas de chaque rencontre une transaction à chaque fois
renégociable. Et comme nous le soulignions, en partant de Gouldner
(Haesler 1991), elle constitue une épreuve à la fois simple et efficace.
Si, lors d’une rencontre ou d’un contact, la réciprocité ne s’amorce
pas, nous savons qu’il est illusoire de vouloir entrer en communica-
tion avec autrui et d’insister. L’expérience quotidienne nous montre
même que l’insistance n’est pas seulement non suivie d’effets, mais
pour le cas où il y aurait une chance infime de parvenir à un accord,
elle l’annule avec une efficacité bien plus grande que n’importe quelle
autre stratégie. Nous savons d’emblée que la non-réponse est soit indif-
férence, soit impossibilité, soit hostilité. C’est l’épreuve initiatrice. En
effet, c’est par elle que nous typifions autrui, que nous le classifions
en vue de donner suite ou non au contact que nous avons engagé.
Mais cela ne s’arrête pas là. Si la réponse est positive, l’épreuve de
la réciprocité nous permet de procéder à une classification plus fine
en fonction de la réponse que nous obtenons pour notre première
adresse. Le type de réponse, son délai, la manière de répondre sont
des indications essentielles pour savoir comment notre adresse a été
comprise et quelles suites il est possible de donner à cette réponse.
Nous entrons là dans des typifications plus fines qui n’engagent plus
la simple apparence d’autrui, mais des parties plus importantes de sa
personne. Cette norme ne concerne pas seulement le monde vécu, mais
tout un ensemble d’opérations au sein du « système ». C’est surtout cet
aspect que visait Gouldner. Que ce soient les règles de base du monde
juridique, comme le do ut des des Romains, les conventions politiques
internationales, les politiques sociales, les régulations économiques
entre régions, ou alors les conventions morales comme celles entre
droits et devoirs, obligations et privilèges, salaire et mérite – la liste
est sans fin où intervient cette norme. Autant faire la liste là où elle
n’est pas en usage et tenter de comprendre pourquoi et avec quelles
conséquences elle ne l’est pas.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

Aussi curieux que cela puisse paraître, le fait que par l’entremise
des cartes de paiement il ne faille plus donner pour recevoir n’a pas
reçu toute l’attention qu’il méritait. Certes, au tout début de l’uti-
lisation de celle-ci, il y a une espèce de joie infantile de s’en « don-
ner à cœur joie ». Mais en fin de période comptable (généralement le
20 du mois), on mesure l’effet de ce petit écart consommatoire et on
« apprend » très vite à revenir au réel. On apprend à se retenir, on
apprend à utiliser la carte comme si c’était de l’argent liquide. Ou
presque. Car, en filigrane, on ne fait pas qu’apprendre, on désapprend
des milliers de fois des gestes élémentaires qui reposaient sur cette
antique norme de la réciprocité. C’est d’abord au niveau de la gestuelle
que ça se passe. On prend les marchandises, mais au lieu de donner
son argent, on présente une carte44. On est ensuite appelé à indiquer
son code, à présenter sa carte de fidélité, à patienter, à retirer sa
carte (si l’« appareil » vous a « authentifié ») et à quitter le magasin. Il
n’y a pas de billet à donner (et à déplorer le sacrifice), pas de (petite)
monnaie à recevoir, de petits calculs à faire, le tout accompagné de
micro-interactions avec la caissière. Les opérations cognitives, pour
élémentaires qu’elles soient et qu’on puisse en référer par le simple
bon sens, sont pourtant assez mal connues, même dans les récentes
recherches en neurosciences45. Il y va assez évidemment d’opérations
arithmétiques, de comptage, de commensuration, d’évaluation, d’addi-
tion, etc., mais aussi de réciprocité de perspectives, parfois même de
marchandage. Ce rituel anodin, inscrit dans la banalité du quoti-
dien, fera bientôt partie d’un passé révolu, et pour ce qui est de son
souvenir, probablement oublié. Ces opérations élémentaires auront
disparu, remplacées par des procédures à caractère socio-technique
qui demanderont d’autres compétences. Disons-le avec prudence : cette
substitution ne peut pas ne pas être sans conséquences.
Présenter au lieu de donner. Voilà dans une formule ramassée
l’essentiel de ce qui se passe. Il y a là une autre forme de réciprocité.

[44] Les neurosciences commencent peu à peu à interroger cette différence capitale, notamment
en testant les deux fonctions psychologiques de l’argent mises en avant par Stephen Lea
et Paul Webley (2006) que sont l’outil et la drogue. On trouvera dans l’ouvrage de Paula
Hammond (2016) un aperçu des 236 principales recherches en psychologie de l’argent,
dont un nombre croissant consacré à l’argent dématérialisé.
[45] Les travaux de Lea et Webley (1990 et passim) qui attribuaient à l’argent deux statuts,
soit instrument soit drogue, sont dès à présent dépassés. Les expériences neuropsychlo-
giques ont en effet montré qu’un afflux d’argent sous forme électronique ne déclenche pas
la production de dopamine propre à l’argent-drogue.

Epreuves finales 17 avril 2018


511
Chapitre 12 • Une société sans échange

L’une est mécanique, l’autre pratique. La présentation de carte suit


une procédure préétablie qui n’est certes pas exempte de réciprocité.
On attend des choses de nous, et nous attendons qu’on les attende de
nous. Tout comme on attend de nous de faire diligence. Mais il est clair
que par rapport au fait de donner de l’argent, les opérations cognitives
sont bien différentes. Le paiement comprend des opérations arithmé-
tiques, un calcul simple, efficace et libérateur, mais surtout il se solde
par un montant dont on se dessaisit. Plus pauvres en numéraire, plus
riches en marchandises, nous attendons d’en être quittes, d’en avoir,
comme on dit, pour notre argent. Qui aurait l’idée d’en avoir pour notre
carte ? Ne serait-ce que le simple fait de nous rendre notre monnaie,
d’avoir à la contrôler, de faire l’appoint, de chercher à la demande de
la vendeuse une menue monnaie qui lui éviterait d’avoir à se défaire
de ses espèces sonnantes et trébuchantes, de ranger billets et pièces
dans des compartiments différents de nos porte-monnaie – toutes ces
opérations discrètes, répétées toute une vie durant des dizaines de
milliers de fois, ne sont pas anodines. Elles sont certes devenues des
routines que nous effectuions de manière quasiment automatique,
mais par elles nous maintenions vif l’échange du pauvre qui avait
sédimenté notre vie quotidienne. Avec ses rituels, ses normes et ses
valeurs. Rien de tout cela ne se produit avec la présentation de carte.
Il est vrai que grâce à elles, nos transactions sont plus sécurisées,
plus rapides, plus propres (car l’argent salit les mains), plus discrètes,
mais il y entre d’autres rituels et phénomènes, comme le fait d’avoir
à « rentrer » son code, ce petit moment d’attente angoissant pendant
que le dispositif nous « authentifie », puis l’instant où il nous libère,
où il nous faut reprendre notre carte. Or, ce ne sont là que des phé-
nomènes liés aux paiements électroniques par carte, car l’évolution
des techniques de paiement va bon train. Il existe déjà des dispositifs
de reconnaissance faciale où il n’est plus demandé à l’usager que de
se mettre en bonne position face au système identificateur, pour qu’à
partir de l‘empreinte de votre visage vous soyez identifié et qu’une
fois identifié, le débours de votre compte soit effectué. Dans ce cas,
évidemment, l’opération devient entièrement indolore, à la limite elle
devient imperceptible.
On vient de nommer « déréciprocation » (un bien vilain terme) le
processus par lequel cette convention cesse peu à peu de fonctionner.
La déréciprocation affecte aussi bien les pratiques ordinaires que les
structures profondes de nos sociétés. Elle entame autant les modes de
perception que les grands processus de régulation sociale ; le problème

Epreuves finales 17 avril 2018


512
Aldo Haesler • Hard Modernity

étant qu’il s’agit là d’un phénomène discret difficilement accessible aux


méthodes d’investigation traditionnelles, mais surtout d’un phéno-
mène qui, avec la dématérialisation progressive de l’argent, glisse peu
à peu de la lisière de nos seuils perceptifs en deçà de ceux-ci. Or, voilà
la question qui se pose : que se passe-t-il avec des relations à somme
positive, quand la norme de réciprocité s’épuise ? Il y a certes d’autres
leviers que l’argent dans cette déréciprocation. Mais l’argent en est l’un
des plus efficaces et les plus massifs précisément par la banalité de
son exercice et la difficulté de plus en plus grande d’objectiver ce genre
de pratiques. Par la généralisation de transactions non interactives et
par son puissant effet hyperfétichisant, il met en place une synthèse
sociale préconfigurée où la norme juridique est certes observée, mais
où la praxis réciprocitaire se trouve peu à peu désactivée.
Dans un premier temps, on peut dire simplement que l’argent a
remplacé les échanges. C’est une formule séduisante, quoiqu’un peu
courte. Mais il est vrai que l’argent remplace le travail de re­la­tion­
nement dévolu naguère aux échanges. C’est en lui-même un substitut
de toutes les opérations que les pratiques d’échange devaient assu-
rer par une multitude de routines quotidiennes. Son emploi est aisé,
rapide, sécurisé, de plus en plus automatisé, C’est ce que nous appelons
un médiateur mou. Ces médiateurs mous mettent en place une réalité
hard, là où l’échange cesse et où le sympathétisme46 commence. C’est
l’argent qui garantit à cette nouvelle structure sociale sa plus grande
fluidité, mais surtout sa formidable stabilité. Car il peut agir, tout
en s’abstrayant lui-même, en s’invisibilisant. Dans cette situation, la
fiction du win-win perdure, alors même que la réciprocité est détruite.
La dialectique était une médiation dure. Elle faisait s’affronter
deux positions et demandait un réel effort de pensée, d’argumenta-
tion, de justification pour penser une synthèse. En ce sens, la dialec-
tique est, était plutôt, la figure intellectuelle par excellence du jeu à
somme positive. Mais elle demandait une réciprocité de perspectives,
elle demandait de voir et de comprendre l’argument de l’autre et d’être
certain que l’autre en ferait de même. La solution qui apparaissait à
la fin d’une dispute plus ou moins longue n’était pas une victoire de

[46] Par sympathétisme, on entendra une logique de la concordance des choses et des êtres
que les dispositifs socio-techniques nous mettent aujourd’hui à disposition par une série
de modes d’emploi et de routines simples. Nous avions déjà évoqué le caractère paradig-
matique des modes d’emploi IKEA. Concordance n’est pas résonance, et Hartmut Rosa
serait bien conseillé d’observer d’un œil critique la différence entre ces deux régimes
d’interrelation.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Chapitre 12 • Une société sans échange

l’un sur l’autre, mais une position favorable aux deux. Le sympathé-
tisme, au contraire, fonctionne à l’analogie. Il accepte toutes sortes de
juxtapositions, un droit-de-vivre parfaitement « libéral », sans qu’une
position ait à justifier de son état. L’analogie est une médiation molle
qui plaide en faveur d’une tolérance et d’une fluidité universelles. Peu
importent les choix qui, tous, sont posés d’avance, l’essentiel est d’en
avoir l’illusion. L’issue d’une telle juxtaposition n’en est pas pour le
moins la plus douce. Au contraire, l’issue vous laisse désemparé et
seul. Elle vous laisse avec votre choix qui en vaut bien d’autres. On
ne parle plus de dialectique aujourd’hui, on préfère le dialogue. Mais
qu’est-ce qu’un dialogue où la sympathy qu’Adam Smith mettait en
avant dans sa Théorie des sentiments moraux, à savoir la capacité de
se mettre tout simplement à la place de l’autre dans toute forme de
négociation argumentée, s’il est évacué au profit d’un sympathétisme
socio-technique ?
Nous disions plus haut que cette déréciprocation était le boulever-
sement le plus grand qui affectait les sociétés de la modernité capi-
taliste hard actuelle. Là encore, les faits sont d’une étrange banalité,
et ils sont têtus. Ils vont de l’absence de salut dans la vie ordinaire à
l’incapacité de se mettre à la place d’autrui, de la baisse tendancielle
de toute forme de curiosité à l’égard d’autrui au respect exagéré d’un
périmètre de discrétion, au règne de l’enfant-roi qui pour ne pas être
obligé par ses parents leur répète à loisir qu’il aurait préféré ne pas
naître, au faux respect de minorités (gens de couleur, de handicap,
d’orientation sexuelle différents) auquel on accorde des droits pour ne
plus avoir à négocier avec eux dans la « vraie vie », à la transformation
du régime des retraites vers un régime dit par capitalisation, où le
« contrat » intergénérationnel est rompu, plus généralement encore à
l’incapacité croissante au dialogue et à sa transformation en mo­no­
logues croisés. Cette liste est longue comme le bras47. À ces exemples
au niveau individuel, il conviendrait d’ajouter des exemples au niveau
méso- et macrosocial.
L’hyperfétichisme a permis de mettre en place une synthèse sociale
reposant presque exclusivement sur des liens monétaires. S’employant
à mettre tout le monde d’accord sur les ravages supposés de la mar-
chandisation – dont la critique se retrouve jusque dans les écoles de
commerce –, il a détourné l’attention et la réflexion des clercs en les

[47] Une prochaine publication, avec Michelle Dobré, prévoit de la développer de manière
plus ample.

Epreuves finales 17 avril 2018


514
Aldo Haesler • Hard Modernity

investissant de cette tâche considérable qui est d’enquêter sur tous


les foyers de cette « sociopathologie ». Maintenant que tout le monde
est d’accord, du front fasciste48 jusqu’au front anarcho-syndicaliste,
on peut conjointement tourner la page et rêver à des jours meilleurs.
L’argent et ses instruments intégrateurs ont été si mal pensés et
pensés avec si peu d’audace, que sa consécration comme médium ordi-
naire est passée inaperçue. Aucune avancée sérieuse sur le processus
d’invisibilisation n’a été menée depuis les années 1970, aucune étude
sérieuse sur les rapports entre argent et cognition, argent et réseaux
sociaux, argent et culture. Plutôt que d’envisager sérieusement le prin-
cipe monétaire – qui est réalisé à mesure du processus d’invisibilisa-
tion – on a préféré parler de « monnaies multiples » (Viviana Zelizer),
qu’elles soient parallèles, réformées ou culturellement diverses. Notons
l’apparition simultanée des « modernités multiples » chez Eisenstadt
et de ces « monnaies multiples ». Le succès de ces « formules » est leur
caractère consensuel. Mais leur fonction idéologique apparaît aussi-
tôt. C’est un peu comme la figure du tiers exclu : pour mettre tout le
monde d’accord, il faut un sacrifice instituant. En l’occurrence, il s’agit
dans les deux cas d’une question de principes : le principe de la moder-
nité (à savoir, faut-il encore le mentionner, l’illusion sémantique d’un
échange à somme positive universalisé) et le principe monétaire. Ce
principe est aujourd’hui mis en pratique. Sur le plan « sociétal »49, il ne
fallut pas attendre l’irruption d’un Père Ubu illettré en politique pour
constater la réalité de la société de Ponzi. Son évidence est telle qu’elle
a épuisé jusqu’à nos dernières réserves d’indignation. Et puis, quel est
le poids de l’indignation dans un univers de l’économie de l’attention

[48] On ne livrera que l’une des ritournelles que ne cesse de scander cet apologète de l’esthé-
tisme jüngerien qu’est Alain de Benoist en guise de critique culturelle : voltaire.fr/facebook-
le-simulacre-des-amis-sans-amitie/. Tout y est : Heidegger et la critique de la technique, la
critique de Facebook, du téléphone portable, l’affaiblissement des liens sociaux, la montée
de l’individualisme, Baudrillard et ses simulacres, Walter Benjamin et la « reproductibi-
lité » et on en passe. Le problème est une fois encore que ce type de critique, notamment
la critique des « technosciences », est profondément idéologique dans la mesure où elle est
un souvenir-écran destiné à occulter le déterminisme de plus en plus grand que prend
l’abstraction monétaire.
[49] Notons l’usage intempestif de ce terme dans tous les discours managériaux. S’il est censé
remplacer le terme « social » (rapports sociaux, question sociale, enjeux sociaux), le sociétal
fait mine de voir les choses en plus grand, d’un point de Sirius et donc de manière plus
« objective », c’est que nous avons aujourd’hui achevé le destin social de l’argent. Les enjeux
ne sont plus sociaux, mais véritablement sociétaux. Les managers ne croient pas si bien
dire. Ils ont touché, comme on dit en allemand, la tête du clou et l’ont enfoncé dans les
bois durs de la trajectoire moderne.

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Chapitre 12 • Une société sans échange

où elle est pesée à l’aune de n’importe quel autre buzz organisé par
des bonimenteurs populistes de plus en plus nombreux de la planète
médiatique ? Sur le plan médiatique, le processus est achevé. À un
moment donné, les sociologues vont pouvoir en mesurer l’ampleur.
Mais c’est sur le plan des pratiques que les choses sont plus claires.
L’argent, disions-nous (Haesler 2011), est le dernier lien qui nous
reste pour « faire société », en d’autres termes : pour régler ce que
nous appelions plus haut les quatre fonctions sociologiques fondamen-
tales (cohésion, structuration, anticipation, forme). Ce lien oblige. Et
il oblige d’autant plus qu’il est ultime. L’argent « nous tient ensemble »,
nous les humains avec « eux » les objets et les événements qui nous
entourent. Simmel avait parlé de « fils microscopiques » qui nous
relient les uns aux autres dans l’une de ses digressions de sa grande
Sociologie (1908), et c’est évidemment qu’il pensait avant tout au lien
monétaire50. Mais, pour lui, ce lien avait des limites. Par l’une de ses
intuitions dialectiques dont il avait le secret, plus la Geldgesellschaft
était intégrée par les liens monétaires, plus les liens « essentiels » dont
parle Blumenberg (1976) avaient de chances d’être réalisés. Or, si l’on
comprend la subreption qu’il réalise en introduisant par contrebande
ce « grain de matière », plus rien n’empêchera la « loi » qu’il a mise
en évidence, et selon laquelle l’universalité du médium s’accroissait
à mesure que celui-ci devenait abstrait, d’avoir une limite. Simmel
ignorait tout des prouesses techniques en la matière et qu’il fallut
attendre jusqu’au début des années 1970 pour commencer son inves-
tigation, mais cette « loi » cadre parfaitement avec ce qui commença à
se réaliser à partir de ces années de seuil.
Que se passe-t-il quand les transactions des humains avec leurs
congénères et avec leur culture matérielle sont à ce point médiées par
un médiateur invisible et mou de surcroît ? Quand cette médiation
échappe forcément à toute forme de perspective objectivante ? Ou que
celle-ci apparaîtra de plus en plus comme un obstacle dans la fluidité

[50] La digression en question traite des phénomènes de la fidélité et de la gratitude, c’est-à-


dire des éléments non contractuels dans les transactions sociales. Pour Simmel, ce sont des
survivances liées au phénomène de la « noblesse d’âme » sans lesquelles les formes sociales
ne pourraient plus être transmises. Cette conception « résiliente » a été bien soulignée par
Hans Blumenberg (1976) dans les termes suivants : quand tout l’inessentiel peut se régler
par recours à l’argent, tout ce qui ne peut pas l’être serait du coup essentiel. C’est là un
espérantisme compréhensible au sein de la Belle Époque qui a chez Simmel sa véritable
racine dans la part inaliénable de l’abstraction monétaire qu’il suppose quand il prétend
que toute monnaie conserverait un « grain de matière » quoiqu’il arrive. On avait déjà
critiqué cette position dans un essai assez ancien (Haesler 1988).

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Aldo Haesler • Hard Modernity

généralisée des Hommes et des choses ? Il se passe que ces humains


seront privés d’échange en tant que pratique minimalement réflexive,
que la distinction entre lien et bien ne sera plus catégorielle, qu’il
suffira donc d’activer des dispositifs transactionnels préconfigurés
selon telle ou telle situation. Et c’est bien cela le rôle des applications
que nous ne cessons de télécharger sur nos téléphones portables. Voilà
encore des médiateurs mous qui règlent toutes nos circulations entre
nous et les mondes extérieurs ; qui les rendent fluides, efficaces et
adaptés, mais formidablement opaques aussi. Nous sommes déchar-
gés de l’obsédante question des conséquences de nos actes en même
temps que de leur initiation. Par ce flottement généralisé des êtres
et des choses, par ce traitement in situ du moindre événement fortuit
(se perdre dans une ville, chercher en vain une personne…), toute
forme de contingence – qui n’a toujours été qu’un avatar de la grande
contingence cosmique – est efficacement éradiquée. Et c’est cela la
réalité impitoyablement hard qu’il nous est donné d’affronter. D’une
part les discours de toutes les oppressions, de tous les mépris, de
toutes les soumissions qui nous défraient à bon compte de regarder la
réalité en face, de l’autre les médiateurs mous qui font invariablement
leur travail, nous demandant de patienter, de nous identifier, de nous
« tracer », que ces beaux discours n’affectent en aucune manière.
L’une des conséquences de l’hyperfétichisme est d’entretenir l’illu­
sion démocratique. Les idées de compétition saine et sportive et la
norme méritocratique semblent toujours faire partie de l’arsenal idéo-
logique de la pensée libérale contemporaine. Force est de constater
que ces idées n’existent pratiquement plus dans les faits. Cette com-
pétition entre acteurs économiques n’a lieu que dans des situations
bien précises, le plus souvent fixées par la loi, dans certains « mar-
chés » émergents et dans des conditions d’enchères directes. Que ce
soit dans le « marché » scolaire, financier ou artistique ou dans les
« marchés » réels, publics, politiques ou virtuels, la réalité nous fait
voir autre chose, elle nous fait voir une situation où tous les coups
(ponziens) sont permis. Mais nous ne cessons de croire, tout comme
pour la démocratie, à la main invisible, soit comme but à atteindre,
soit comme régulation at last ressort, soit comme principe moral. Et si
l’on veut à tout prix parler de confiance, comme le font les monétaristes
hétérodoxes, c’est de cette confiance dans le marché qu’il s’agit ; une
confiance particulièrement aveugle qui se base sur un consensus mou
du type « oui…, mais quand même ». Oui, il y a des distorsions des
chances de départ, mais quand même, le pouvoir régalien finira bien

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Chapitre 12 • Une société sans échange

par intervenir ; oui, il y a constamment des velléités monopolistes,


mais quand même, même si elles sont longues à être édictées, les lois
anticartels vont finir par y mettre bon ordre ; oui, l’information n’est
pas parfaite, mais quand même à l’heure des médias numériques…
– et ainsi de suite. Il en est de même avec le principe méritocratique,
frère jumeau du principe de compétition, à une nuance près. Que la
corrélation entre effort et récompense suive le même schème manno-
nien (but à atteindre, régulation en dernier ressort, principe moral)
n’est aujourd’hui plus un thème à débattre – le salaire des patrons, des
spéculateurs, des sportifs, des stars ou des « requins » de la finance a
été discuté ad nauseam, et, nota bene, sans qu’il n’y ait eu des mesures
efficaces pour y remettre quelque ordre ou quelque justice. Ce qu’il y
a de plus intéressant, c’est l’infiltration de la notion de risque dans
ce type de discours. On veut bien du mérite, mais il y faut aussi du
risque, pourrait-on dire dans une formule ramassée. À y voir de plus
près, cependant, on pourrait constater qu’à mesure où la justification
par le mérite décroît, celle par le risque prend de l’ampleur (dans un
sens large du terme qui inclut culot, roublardise et sens de l’à-propos).
Ce n’est pas au plus méritant que va le trophée, mais au plus intré-
pide, au plus rusé, au plus corrompu. Voire, le méritant commence à
être de plus en plus souvent celui qui occupe la quatrième place du
podium, celui qui aurait mérité mais qui s’en sort avec une poignée
de main à la place de la médaille de bronze. Le méritant se conjugue
de plus en plus au conditionnel. C’est lui qui aurait dû, mais n’a pas
pu. C’est lui qui devra se borner à observer le tapis rouge que foulent
les stars du film pour lequel il a sué sang et eau ; c’est lui qui rem-
porte un « marché » au bluff, alors que ses concurrents étaient objec-
tivement les meilleurs, mais ignorants du fait que le commanditaire
fonctionnait au bluff lui aussi ; c’est lui qui casse son vélo à deux cents
mètres du sommet du Ventoux, alors qu’il n’a cessé de faire la course,
et ainsi de suite. Il y a désormais une place pour le méritant, c’est
celle du loser. Cette place est solide (clairement assignée), documentée
et symbolique. Le loser est celui dont l’effort aurait mérité une juste
récompense, mais qui, par un jeu malheureux de circonstances, n’en a
pas eu le bénéfice. Était-il naguère objet de compassion ou de moque-
rie qu’il est aujourd’hui un maillon nécessaire dans l’attribution des
places et des classes, des chances et des privilèges. Il subit donc un
double dommage : d’une part, son effort n’est pas rétribué comme il
le devrait ; mais surtout, il sert de caution au système qui lui assigne
cette fonction. C’est lui qui fait le travail pour d’autres et à la place des

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Aldo Haesler • Hard Modernity

autres, mais c’est lui aussi qui fait que ce système fonctionne et que la
prime aille à l’autre. L’auteur écrit pour son plagiaire, lui fournit mots
et idées, mais en même temps il lui assure son rôle dont il est l’exact
complément. L’idéologie méritocratique continue donc de fonctionner
à plein régime, à cette exception près que le méritant est le winner
putatif d’un jeu à somme positive où la prise de risque, la vélocité, la
ruse, la corruption et la veulerie remportent la mise. Si la corruption
du principe marchand s’est généralisée, c’est que nous nous trouvons
dans un milieu d’évidence qui parvient à le faire fonctionner tout en
jouant un scénario radicalement différent à sa place. C’est là aussi
l’un des effets de l’hyperfétichisme.
De même que le fétichisme donnait à croire que la forme marchande
des relations humaines était la forme naturelle, de même l’hyperféti-
chisme entérine-t-il des pratiques d’usage où la forme marchande ne
demeure plus qu’à l’état de nostalgie. Mais ces pratiques d’usage sont
elles aussi naturelles. Avec la multiplication des modes d’emploi, des
routines institutionnelles et plus généralement des algorithmes propres
aux relations numériques, se propage un milieu d’évidence qui n’est
pas objectivable en raison de la permanence de l’illusion marchande.
L’illusion démocratique suit le même cours ; mais la critique du
principe de démocratie est autrement plus périlleuse que celle du
principe marchand en raison de son caractère apologétique. L’un des
caractères du milieu d’évidence est qu’il est sans alternatives. La
métaphore invoquée par les systémistes luhmanniens est très souvent
celle de l’eau et des poissons. De même qu’il est impossible, même pour
le plus intelligent des poissons volants, de nous dire ce qu’est l’eau, de
même, pour le cas fort improbable où il réussirait cette gageure, est-il
impossible de nous dire comment remplacer l’eau par autre chose. C’est
le cas aussi de la démocratie : l’alternative de son remplacement est
tellement terrible que même si on trouve son principe irréalisable et
ses pratiques douteuses, there is no alternative. C’est avec ce slogan
que Margareth Thatcher sonna l’entrée de la modernité capitaliste
dans l’ultralibéralisme, dès la fin des années 1970. Mais à mesure
qu’il se popularisa, la démocratie n’aurait pas dû sortir indemne d’une
pareille cure de pragmatisme. Elle en sortit presque indemne ; encore
l’un des effets de l’hyperfétichisme : continuer à croire qu’on se trouve
encore en régime démocratique (eh, oh, mais quand même), alors qu’il
appartient depuis belle lurette à un passé irrécupérable.
Les médiateurs durs sont le conflit ouvert, la dialectique, la
contrainte, l’épreuve, la loi, les machines de guerre, l’échange vif. Leur

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Chapitre 12 • Une société sans échange

mode d’exercice est l’affrontement, leur issue possible la victoire ou la


défaite, et assez rarement le fait de trouver un compromis heureux.
Ces médiateurs n’ont rien de sympathique, d’accommodant, d’affini-
taire. On en retire des plaies et des bosses, mais parfois aussi des
enseignements. L’alternative existe bel et bien, mais elle est cruelle
et paradoxale. C’est la démocratie soft dans une modernité hard ;
une démocratie du moins offrant, une démocratie de pure façade, une
démocratie d’état d’exception démocratiquement prorogé, une démo-
cratie sans compassion. Bref, une démocratie qui existe de par son
caractère de part en part aporétique. Or, s’il est une vertu de l’aporie,
c’est son caractère pédagogique. L’intrication d’une pensée ou d’une
situation incite à remonter à l’origine pour voir où et comment naît la
dissociation. Même s’il n’existe pas de solution, au moins saura-t-on
où et comment le problème a commencé. Nous le savons à présent et il
porte le plaisant acronyme de TINA. Si vous voulez l’enfer sur Terre,
vous n’avez qu’à croire qu’il existe une alternative au milieu d’évidence
dans lequel nous nageons. Tel est le caractère hard de la modernité :
de nous faire avaler peu à peu (et le moindre des paradoxes n’est-il
pas que ce « peu à peu » se pare des couleurs du réformisme, tel que
le gouvernement français le pratique depuis près d’une décennie ?)
toutes les couleuvres que le milieu d’évidence monétaire nous ménage.

Epreuves finales 17 avril 2018


Epreuves finales 17 avril 2018
Conclusion

C e livre a été terminé dans l’urgence, dans un esprit d’urgence ;


l’urgence des événements socio-politiques et culturels des années
consécutives à la crise dite des subprimes. J’avais osé dire dans un
précédent ouvrage que la prochaine crise de la modernité capitaliste
allait être sa crise terminale. Trop grande était la bulle monétaire,
trop criantes les contradictions sociales et structurelles de ce régime et
trop obsédante l’inquiétude pour la survie d’une forme de vie vivable,
pour qu’une sorte de catharsis ne doive advenir inéluctablement. Cette
crise terminale, je l’avais pressentie dans l’intervalle d’un cycle de
Kondratieff, c’est-à-dire à peu près un demi-siècle, à partir de la petite
période de seuil des années 1972-1973, soit aux environs des années
2022-2023. Grande fut donc ma confusion lorsque se déclara une nou-
velle crise américaine avec une bonne quinzaine d’années d’avance.
Eh bien soit, me suis-je dit, avec bien d’autres, à moins évidemment
qu’elle ne soit prémonitoire, plus tôt elle viendra, mieux nous pour-
rions en comprendre et, espérais-je naïvement, en amortir les effets.
Cette crise se produisait à l’encontre des calculs de Fernand Braudel
tels qu’il les avait proposés dans la partie finale de sa Civilisation
matérielle1. Mais, une fois de plus cette krisis ne fut ni un moment
critique ou un moment décisif de la modernité capitaliste, tout juste
pourrait-on parler d’une « urgence au ralenti ». Elle apparut comme un
simple réglage des débordements commis par certains banquiers et
assureurs sur le marché hypothécaire américain. Une simple purge,
en somme, un rééquilibrage ou peu s’en faut. Il ne s’est, encore une fois,

[1] Qui fait se recouvrir au moment du « petit seuil » les deux sommets d’un « trend séculaire » de
200 à 250 ans et d’un cycle de Kondratieff. À notre connaissance, l’idée de trend séculaire,
telle qu’elle fut développée dans l’épilogue de sa Civilisation matérielle n’a été discutée
que très rarement (David Hackett Fischer 1996, Immanuel Wallerstein et al. 2015), même
si, pour Braudel, elle prend des allures testamentaires. Même Jean-Claude Perrot (1981)
qui, dans son éloge de la trilogie braudélienne, consacre de longs passages aux cycles de
longue durée, ne fait que frôler cette question.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

rien produit, ce qui apportait de l’eau au moulin de tous les champions


du statu quo posthistorique. La modernité capitaliste peut dormir
tranquille. Le fait est, cependant, qu’avec une crise de cette ampleur
il aurait dû se produire quelque chose ; non pas simplement quelques
crises locales sur des tiers exclus et la dépression économique, même
grave, mais un changement structurel de ce type de modernité2, un
changement de voie de la modernité.
Or, je le souligne au risque de me répéter, c’est cette absence de
changement profond qui est la véritable crise à comprendre. Au lieu
d’une catharsis que tout le monde ou presque appelait de ses vœux, le
système socio-économique de la modernité capitaliste semble entrer
dans une nouvelle phase de stabilisation qui va bien au-delà de la
« récupération » propre à l’ultrastabilité constatée par Boltanski et
Chiappello. Il me fallut donc reprendre mes analyses pour tenter de
comprendre 1° si cette crise des subprimes pouvait avoir eu son lieu
d’origine dans la « petite période de seuil » des années 1972-1973, dont
nous n’aurions pas suffisamment interrogé les éléments constitutifs,
avec cette question : qu’avais-je pu ignorer ou négliger lors de l’examen
du petit seuil des années 1972-1973 et 2° comment cette crise pouvait
s’inscrire dans une nouvelle évolution de la grammaire sociale de
l’échange venue à s’actualiser pleinement lors de ce seuil.

L’escompte
En 1995, j’avais pris en compte deux principaux facteurs concou-
rant à la crise terminale de la modernité capitaliste : d’une part,
l’hypertrophie de la circulation monétaire qui ne pouvait se résoudre
que par une vertigineuse hyperinflation ; d’autre part, l’assèchement
des gisements de plus-value destinés à sauvegarder l’illusion d’une
croissance susceptible de neutraliser les effets les plus délétères de
cette hyperinflation. Il me fallut déchanter. Si, après 1972-1973, la
modernité capitaliste s’engagea dans une vaste opération de marchan-
disation de biens symboliques et relationnels, on avait sous-estimé
la capacité des circuits monétaires à tourner en roue libre, c’est-à-
dire à ne jamais chercher à se valoriser dans la réalité. C’était là un
formidable capital de réserve prêt à intervenir à tout moment dans
des événements à risque (guerres, divertissement de masse, amendes
exorbitantes, investissements à haut risque, etc.), mais surtout capable

[2] À ce propos, nos rêveries d’une modernité lusitanienne furent de courte durée.

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523
Conclusion

de se conserver sans perte de valeur. La déconnexion entre économie


réelle et économie monétaire était non seulement consommée, mais
dépassait par sa nature même ce que les manuels d’économie politique
étaient capables de nous expliquer.
Depuis dix ans nous en sommes toujours à ce même constat : la
crise n’a rien changé – alors qu’une nouvelle crise similaire ou plus
grave encore peut à tout moment survenir. Et s’il en est ainsi, c’est que
nous n’avons toujours pas compris la véritable nature de cette crise et
par là-même la nature de la modernité capitaliste.
Tout l’effort de Marx visait à montrer que le régime capitaliste
allait au fil de l’histoire connaître des contradictions de plus en plus
profondes ou radicales. Allant de crise en crise, il devait finir inéluc-
tablement par déboucher sur une révolution menant non seulement à
une transformation radicale de ce régime, mais à une fin de l’histoire
vécue comme une longue tragédie suivie enfin d’une catharsis. Les
deux parties de cet énoncé se révèlent fausses. Le capitalisme a certes
connu des crises très diverses, politiques, économiques, culturelles,
structurelles, des guerres civiles et mondiales, des pandémies, des
soubresauts, mais non un développement linéaire de ces crises. Si l’on
peut parler d’évolution, c’est au contraire dans le sens d’un processus
d’apprentissage. Le fait que la modernité capitaliste ne réalise plus sa
synthèse sociale par le médium du pouvoir mais par le savoir, ce chan-
gement fondamental de l’intégration et de la régulation sociales en a
fait un système « intelligent » capable d’apprendre crise après crise la
manière de les surmonter. Historiquement, il ne fait plus simplement
qu’y réagir (stabilité simple) ou se l’incorporer (ultrastabilité), mais il
est désormais capable d’en provoquer de manière pharmakologique
(métastabilité). S’il y a une inéluctabilité de ce régime, ce n’est pas
celle de sa révolution, mais celle de sa stabilisation. L’erreur de Marx
fut donc de trop parier sur la vulnérabilité du capitalisme, son incapa-
cité à surmonter les contradictions. C’est que Marx reste un penseur
du pouvoir (de la domination et de ses avatars), tout comme Foucault,
alors que le médium général de communication est depuis longtemps
devenu le savoir. Et non le savoir au sens de la connaissance, mais
au sens de l’accumulation d’informations utiles, dont la plus utile
est évidemment le prix. Le seul à avoir vu dans toute sa clarté cette
« Grande société » dont le seul mode de connaissance est le prix fut
Friedrich von Hayek avec les conséquences idéologiques que l’on sait.
Si le débat entre critiques et thuriféraires du néolibéralisme est un
faux débat, c’est en grande partie dû à une différence de langage. Les

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Aldo Haesler • Hard Modernity

uns parlent de résistance, de rébellion et de prise de pouvoir, alors que


les autres laissent simplement parler la réalité en leur nom. Toute la
gauche s’est enfermée dans ce piège performatif basé sur l’ignorance
du principe de l’intégration sociale propre à la modernité capitaliste.
Alors que le pouvoir n’a de prise sur l’avenir qu’en partant du
présent­, le savoir, entendu comme information accumulée plus que
comme connaissance, possède la capacité d’anticiper, et par là d’annu-
ler l’événement. Notre présent n’est plus per se, il se reconfigure comme
simple traite tirée sur l’avenir. La modernité capitaliste escompte
notre présent depuis l’avenir3. C’est-à-dire que désormais cet avenir
façonne notre présent (dont nous sommes des interprètes naïfs qui
croyons encore au hasard, à la contingence, à l’incertitude des choix
que nous continuons d’opérer).
Il ne faut pas sous-estimer l’intelligence du système capitaliste, ses
capitaux de réserve, sa plasticité, la sophistication des politiques de
régulation monétaire4 et, last but not least, la rapidité d’adaptation
propre à un dispositif de Ponzi5. Tous ces éléments se rejoignent en un
point : le présent n’est efficace qu’en tant qu’escompte. Il s’agit là d’une
révolution de la temporalité consécutive à la crise de 2008.
J’avais failli choisir un sous-titre quelque peu cryptique à cet
ouvrage : Il ne faut rien attendre. En effet, il est à présent clair qu’il

[3] À l’origine, l’escompte était une opération par laquelle un engagement futur est transformé
en une liquidité disponible au présent. Je détiens une créance vis-à-vis de X, réglable dans
dix ans pour la somme de 100. Si je l’escompte auprès d’un organisme financier, elle la
transforme en liquidité au moment présent, déduction faite d’une somme calculée sur la
base d’un taux d’escompte.
[4] Le rôle discret mais formidablement efficace de la Banque des règlements internationaux, de
la Réserve fédérale des États-Unis, de la Banque centrale européenne, du Fonds monétaire
international, de la Banque mondiale et des diverses banques nationales, sans parler de
leur collaboration qui n’a jamais été aussi efficace, n’a pas pu être abordé dans cet ouvrage.
Il y a là une structure réglementaire mondiale qui s’est mise en place qui veille, jour
après jour, à la solvabilité des banques, aux taux d’intérêt, aux soldes interbancaires, au
clearing entre banques aux cyber- et cryptomonnaies et ainsi de suite. Les intelligences
engagées dans ce suivi n’ont jamais été aussi sophistiquées, aussi spécialisées et gérées
avec tant d’efficacité qu’aujourd’hui. Alors que toutes ces agences n’avaient jusque-là que
réagi aux événements en cours ou les avaient tout au plus accompagnés, la nouveauté est
aujourd’hui qu’elles les anticipent !
[5] Si l’on se tient à la définition schumpéterienne de l’entrepreneur, le spéculateur ponzien en
représente le modèle pur. D’une créativité et d’une intelligence sans bornes pour trouver
un nouveau spot, d’une énergie sans faille pour en vanter les mérites et d’un opportu-
nisme exacerbé pour quitter le navire dès les premiers signes de crise, l’entrepreneur
ponzien réunit à lui seul toutes les caractéristiques idéales du fantasme de Schumpeter.
Y compris son goût du risque que son génie fait le plus rapidement possible endosser à
ses « poursuiteurs ».

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Conclusion

ne faut rien attendre, car ce qui est est déjà inscrit dans un avenir
qui nous dicte notre présent. C’est la logique de l’escompte. Le risque
étant pour le système la plus ou moins grande difficulté à faire advenir
ce présent annoncé. Force est d’admettre que c’est la nature même de
l’événement qui a changé. Jusque-là, l’événement était ce qui advenait,
avec son lot d’aléas et de contingences, alors que l’événement post-2008
est double : il est réel en tant que formé de manière plus ou moins
aléatoire par des événements passés, et il est hyperréel en tant que
défini dans et par l’avenir, en étant une traite tirée sur le futur dans
une opération d’escompte qui, du coup, n’est pas aléatoire du tout6. La
crise des subprimes a mis en évidence cette nouvelle temporalité et
apparaît donc bel et bien comme un simple problème d’adaptation à
celle-ci. La crise s’est manifestée lorsque le réel a dérogé de manière
trop sensible à l’hyperréel dicté par le système des futures, un pro-
blème d’ajustement lié à l’incompréhension du retournement temporel
qui s’est produit7.
Tout se passe comme si désormais la fiction dictait la réalité.
Comme cela s’est produit avec le roman d’Eric Reinhardt, Cendrillon,
notre présent est cette fiction qui raconte ce qui finira par se produire
quelque temps après (l’affaire Kerviel). Le présent escompté à partir
du futur fonctionne de la sorte. Peut-on dire que notre présent (et
donc, nous) sommes comme le bitcoin, le résultat d’algorithmes dont
la solution future déterminera notre valeur ?
Dans le nouveau monde de la modernité capitaliste de l’escompte,
rien n’est aussi certain que la contrainte qui façonne notre présent à
partir d’un futur incertain, une contrainte qui se fait d’autant plus
certaine que l’avenir est incertain.
Suivant la définition célèbre de Keynes, « l’argent est un pont entre
présent et avenir », il fallait bien lire : du présent vers l’avenir. Le
présent­permet de rendre l’avenir moins incertain, il permet de faire

[6] En disant cela, nous ne faisons que donner un nom à ce que Baudrillard, dans une veine
encore esthétisante, avait déjà entrevu dans les mises en scène hyperréelles (plus réelles
que réelles) de la guerre du Golfe, de la réalité de la téléréalité, de la pornographie, etc.,
c’est-à-dire de simulacres dont l’impact réel dépassait ou même déterminait la texture du
réel tel qu’inscrit dans l’ordre du temps.
[7] Il s’agit donc d’aller plus loin qu’Elena Esposito (2010) qui traitait encore des futures comme
des traites tirées du présent vers l’avenir, c’est-à-dire dans une optique où les marchés
des dérivés calculaient les chances et les risques de leurs produits sur la base d’un futur
incertain. C’est l’erreur que commet aussi Appadurai dans son plus récent ouvrage (2016)
quand il insiste sur la différence catégorielle entre risque et incertitude, cette dernière
n’étant pas calculable et donc non escomptable.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

des anticipations plus raisonnables, sinon plus rationnelles et il per-


met de désangoisser le présent de son lot de peurs futures. Il nous
faut désormais inverser cette formule. L’argent, tel qu’il apparaît dans
la conjoncture financière d’après-2008 est un pont lui aussi, mais un
pont de l’avenir vers le présent. Et dans la mesure où il devient le
médium prédominant de la modernité capitaliste, c’est ce pont qui
deviendra de plus en plus déterminant pour ce que nous concevons
encore comme notre quotidien.
Notre présent est donc double. Il est présent en tant que présent
selon nos horloges personnelles et sociales, mais il est présent aussi
en tant que rétroprojection d’un avenir que nous trace un ensemble
sans cesse croissant d’algorithmes et de routines qui programment la
variable déterminante en dernier ressort qu’est la circulation finan-
cière. Le présent est à la fois réel et hyperréel. C’est dans ce dilemme
temporel que nous agissons aujourd’hui. Nous (y compris tous les
organismes décideurs du monde de la modernité capitaliste) devons
d’une part faire face aux contraintes de nos modes d’existence – gagner
notre vie, affronter les aléas, éduquer nos enfants, nous distinguer de
la concurrence, veiller au grain de nos intérêts divers et variés, rem-
plir mille formulaires, soigner nos gencives et autres organes troubles
de notre corps, nous engager dans l’espace public, tailler nos haies,
payer nos impôts et ainsi de suite – et en même temps et de manière
de plus en plus invasive, nous inscrire dans un avenir, celui de notre
« souci », de nos plans de vie, de notre retraite, de l’imprévisibilité
de nos corps défaillants, de l’avenir de nos enfants, de nos plans de
carrière et de la variabilité toujours plus grande de compétences de
plus en plus aléatoires8 sans parler de la question : dans quel monde,
quel lieu, avec quels enfants et quels voisins il nous plairait de vivre
dans un avenir somme toute assez proche. La liste des actes de ce
présent hyperréel s’allonge jour après jour 9. Et jour après jour, la
nécessité de synchroniser ces deux présents se fait plus pressante. Les
temps oblomoviens sont décidément révolus. Rien n’a plus de succès

[8] Qui eût, voici cinq ans à peine, pensé que le choix du métier de chauffeur de poids-lourds
allait être fortement déconseillé par les instances de l’orientation professionnelle en raison
du développement des véhicules sans chauffeur ?
[9] On doit à Michel Aglietta, dans une conversation assez ancienne déjà, une question qui
nous avait interpellé fortement et accompagné toutes ces années durant. Aglietta s’était
demandé si les gens savaient à quel point ils se rendaient de plus en plus « otages de
l’avenir », à quel point leurs rythmes de vie étaient dictés par des décisions concernant
des « biens futurs » dont ils ne détenaient qu’une information imparfaite.

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527
Conclusion

(d’estime) que des appels plus ou moins élégiaques à ralentir, et rien


n’est plus dérisoire que ces constants rappels à faire valoir son « droit
à la paresse ».
S’il y a résistance, c’est en tant que friction entre ces deux formes
de présent10. Cette friction advient forcément. Elle n’est ni du fait d’un
collectif, d’un mouvement, d’un héros ou d’une initiative ; elle réside
dans la simple inadéquation de ces deux présents. Mais la situation est
complexe : d’un côté, nous avons le présent réel sur lequel nous avons
(ou nous pensons avoir) une certaine prise, dans la limite stoïcienne
de nos contraintes personnelles et dans la gouvernance politique qui
se fait (encore) « à la marge », et de l’autre, un présent hyperréel dicté
par un avenir défini par un ensemble d’anticipations financières, assu-
rantielles et techniques sur lequel aucun « jeu » n’est possible. L’avenir
ressemble de plus en plus à une nébuleuse inapproximable, car on
a beau fixer des taux de profit, des profils de risque et se servir de
projections techniques de tous ordres, l’adéquation aux contraintes
exogènes, surtout environnementales, se fait au fil de l’eau, dans une
adaptation contrainte. Par contre, la rétroprojection sur le présent à
partir de cette nébuleuse n’admet aucune forme de jeu. C’est bien là le
dilemme de la situation actuelle. Les facteurs déterminants de l’avenir
tracent de lui une image indéfinissable, mais en même temps ren-
forcent les contraintes de réalisation hyperréelle. Et si la réalisation
(au présent) ne correspond pas à ce qui est attendu – survient alors
la crise, de profondeur insondable, qui se charge d’ajuster le présent
au futur. Rien n’est aussi contraignant, ni surtout aussi aléatoire
que ce présent hyperréel. La seule certitude que nous ayons est que
la contrainte de rétroprojection ne cesse de croître. C’est dans ce sens
qu’Appadurai est réaliste : la nébuleuse de l’avenir est inévaluable,
nous ne pouvons pas la saisir à l’aide de profils de risques et d’outils
dérivés. Et si l’entrepreneur ponzien pêche en eaux troubles, ce n’est
finalement qu’un comportement rationnel dans un environnement de
décision à ce point contingent.
Mais rien ne nous dit que les frictions temporelles finiront par
accoucher de changements structurels. Bien au contraire, elles peuvent
tout aussi bien participer à une meilleure adaptation aux contraintes

[10] Ainsi, Michelle Dobré (2002), dans sa théorie de la résistance ordinaire, rappelle que ce
« décalage temporel » se situe entre le temps quotidien et celui du système, et elle souligne
à quel point le temps quotidien reste pour une large part le domaine des femmes situant
l’opportunité d’une possible résistance à ce décalage dans une logique infrapolitique.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

exogènes plutôt que d’aller sur une pente « disruptive ». Pour reprendre
deux termes de Baudrillard, il est strictement impossible de définir
des seuils à partir desquels des frictions banales peuvent devenir
fatales. Jamais donc l’image d’une navigation à vue n’a été aussi jus-
tifiée qu’aujourd’hui. Il reste cependant à savoir jusqu’où, jusqu’à quel
niveau d’endurance le présent réel peut s’adapter. Ce qui est certain,
c’est qu’il résiste d’autant plus qu’il tend à se conserver. Quand nous
disions donc que la résistance se fait et se fera forcément, ce « for-
cément » est d’autant plus nécessaire que le présent réel ne pourra
pas ou se refusera de s’adapter. Dans la mesure où l’hyperréel est
de l’ordre de la contrainte objective, cette force d’inertie prendra tout
aussi nécessairement un tour révolutionnaire11.
La question était ce que je n’avais pas vu, ne pouvais pas avoir
vu dans mon examen du seuil des années 1972-1973. C’est le re­tour­
nement de la détermination temporelle. J’avais lu les événements de
ces années le regard tourné du présent vers l’avenir. J’avais fait une
projection comme le font tous les sociologues et prospectivistes. Les
erreurs du passé allaient se solder par un événement futur. Je n’avais
pas compris qu’une société monétarisée ne se place plus dans un tel
cadre12. Sa réalité n’est plus dans le présent. Elle se trouve dans un
avenir incertain (au sens même de Knight : un futur inapproximable).
D’ordinaire, on dit que les erreurs du présent vont devoir être portées
par les générations futures, que le capitalisme déléguait ses patholo-
gies (y compris environnementales) vers les générations futures. Mais
nous n’allons pas au bout de ce raisonnement. Certes, à l’instar du
changement climatique, ces pathologies vont devoir être payées dans
les dix, vingt, quarante années à venir, mais on ignore ou feint d’igno-
rer que le capital contemporain ne fonctionne plus à la manière de
l’accumulation primitive de Marx, mais que le grand capital se trouve

[11] C’est assez simple de traduire en résistance le simple refus de faire « ce qui est escompté ».
Et ce dans tous les domaines où il nous revient d’agir, ne serait-ce que dans le rôle désor-
mais complexe de consommateur. L’« imprévisibilité » du consommateur tant redoutée en
marketing est une métaphore de ce que nous réserve l’individualité lorsqu’elle se traduit
en acte. Et l’individu, pour exister, a (encore) besoin d’interagir avec autrui. Ce sont les
ingrédients d’un monde social à conserver – et en même temps, la seule promesse de la
résistance ordinaire.
[12] Qu’on se rappelle la remarque de méthode de Marx d’une lecture en amont de l’histoire,
du fait de partir de la physiologie de l’Homme pour comprendre celle du singe. Cette
histoire inversée ou cette reconstruction pourrait ne pas être seulement une question de
méthode, mais une inversion réelle qui s’est mise en place au fil de la monétarisation des
sociétés modernes.

Epreuves finales 17 avril 2018


529
Conclusion

déjà dans ce futur. C’est là la grande leçon des futures : pour permettre
A-A’, des profits without production, il faut un capital terminal qui
suit la logique de l’escompte. Peu importe son volume, peu importe le
moment du règlement, pour permettre la suite épidémique du jeu à
somme positive, il faut un capital terminal sur lequel on puisse tirer
des traites sur le présent. C’est l’ultime gisement à exploiter, fût-il
entièrement fantasmatique.

Profits without production


Tournons-nous maintenant vers la réponse à ma deuxième ques-
tion, comment inscrire la crise des subprimes dans une nouvelle évo-
lution de la grammaire sociale de l’échange venue à s’actualiser plei-
nement lors des années de seuil.
Nous l’avons vu tout au long de ce travail, le jeu à somme positive
est soumis à une logique de la contagion des profits qui produit et
reproduit constamment ses conditions de réalisation. Or, depuis les
années de seuil, nous nous trouvons dans un système économique des
« profits without production » (Matthias Binswanger 2015). Les écrits
se multiplient, d’ailleurs, mettant en scène cette ancienne formule
théologique de la creatio ex nihilo. Si Dieu avait créé le monde à partir
de rien, c’était pour apporter la preuve de sa toute-puissance par le
fait qu’il n’avait pas eu besoin de modèle pour le créer. Mais il n’en
avait pas moins utilisé de la matière. Cette preuve formelle n’a rien à
voir avec l’usage contemporain de la formule. Que la création moné-
taire se fasse à partir de rien par le système bancaire n’a plus besoin
aujourd’hui de preuve empirique13, mais n’en ôte pas moins au mystère
d’une telle création. Le « pur » jeu d’écritures comptables qu’on invoque
reste un problème ontologique. Mais qu’à présent on crée de la plus-
value à partir de rien ajoute encore à la perplexité. Certes, il s’agit
là aussi d’un jeu d’écritures, d’un artifice formel. Mais, par-delà son
questionnement ontologique, son enjeu est différent. On se rappelle
que la crise des limites matérielles et sociales de la croissance avait
été surmontée grâce à la création de nouveaux gisements de plus-value
(biens publics privatisés, biens relationnels, virtuels, futurisés, etc.).
Avec la crise des subprimes, il semblerait qu’une étape supplémentaire
ait été franchie. Alors que dans la création de plus-value précédente,
un « détour productif » avait été nécessaire, la plus-value monétaire

[13] Comme l’a montré Richard A. Werner (2014) dans une enquête méticuleuse.

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Aldo Haesler • Hard Modernity

pure rejoint le « travail » du sujet automatique, sur lequel avait buté


l’analyse marxienne de la valeur. Plus de détour productif, pas la
moindre once de ressources engagées, a fortiori de travail humain.
Nous touchons ici à la limite de la dématérialisation14, une limite
que Jean Baudrillard avait très vite perçue en invitant à penser une
économie politique du signe derrière ce phénomène. Mais Baudrillard
n’avait pas été au bout de son analyse. Faire de l’argent avec de
l’argent, faire des profits without production, est certes une produc-
tion de signes. Pour le dire avec Binswanger, c’est entretenir une
croissance fictive qui, d’une part, aspire derrière elle une croissance
réelle (et ce quel qu’en soit le motif, l’utilité ou le bien-fondé), mais
qui, d’autre part, entraîne par le jeu des intérêts ce qu’on pourrait
qualifier de croissance composée. Tels les intérêts composés, cette
croissance purement nominale demande des « injections » toujours plus
importantes. Cette production de signes ne crée donc pas une sphère
de circulation déconnectée, mais est au principe d’une croissance
matérielle sauvage qui passe outre la prudence la plus élémentaire.
Mais faire de l’argent avec de l’argent, c’est aussi laisser se déployer
dans la réalité la logique des lois monétaires. Le développement de la
modernité capitaliste s’est fait en deux étapes, une marchandisation
du début du XVIIe siècle aux années 1970, suivie d’une monétarisation
aujourd’hui, où il semblerait que l’absence de croissance matérielle soit
surcompensée par une hypertrophie d’une croissance nominale avec
la formation d’une bulle monétaire.
La métastabilisation du système réside donc en cela. Les injections
pharmakologiques ont une double fonction : muscler le système (l’auto-
immuniser) par des injections d’argent (de poison) et des injections
d’événements, d’une part, et s’assurer de l’autre qu’il évolue dans la
bonne direction. Il y a donc deux contraintes au processus de libération
de l’argent : 1° fixer l’avenir en sublimant le spectre de l’éclatement
et 2° s’auto-immuniser et tester le système si la feuille de route est
respectée, respectivement si les contraintes sur le présent réel sont
supportables.

[14] C’est pour cette raison que nous prétendons que l’argent a atteint aujourd’hui son état
de perfection phénoménale : d’une part, il disparaît des écrans de notre conscience et,
de l’autre, il se multiplie virtuellement à l’infini. Penser l’argent, aujourd’hui, en passe
nécessairement à penser la conjugaison de ces deux phénomènes uniques dans l’histoire
de l’humanité. C’est à partir de cette perfection phénoménale qu’il s’agit de lire à présent
l’histoire (à rebours) de l’argent, comme nous l’avions maintes fois indiqué.

Epreuves finales 17 avril 2018


531
Conclusion

Qu’on nous permette un exemple édifiant : le phénomène Trump. En


effet, Donald J. Trump est un opportun poison auto-immunisateur du
capitalisme américain. D’où sa fonction pharmakologique. Ses initia-
tives baroques permettent au système socio-financier de procéder à de
constants réajustements, sous forme de checks & balances, d’injections
de poison qui fonctionnent comme dans un crash-test permanent. Son
empeachment est l’équivalent fonctionnel (à petite échelle) de l’écla-
tement de la grande bulle, mais en moins nocif. La question qu’on ne
cesse de se poser à son égard : « Jusqu’où peut-il aller ? » est exactement
la question qu’on pose au sujet des diverses injections de liquidité (si
l’on suit Lloyd deMause [1986], l’argent reste une « boîte à poisons »).
La tension qui se lit en permanence sur le visage du 45e président des
États-Unis est palpable ; de même que sa stratégie de l’escompte qui, à
l’instar des investissements d’avenir d’un Elon Musk, sautant du coq
à l’âne, de la batterie au vol sur Mars, multiplie les effets d’annonce
(le terme est d’ailleurs excellemment choisi) afin de rester dans le
flow, pour s’assurer que l’escompte est bien réel. On notera la relative
placidité (ou l’inefficacité pratique) de la société civile en termes de
résistance à ces lubies de milliardaire. Pour des esprits plus subtils, on
notera aussi la concomitance de cette pharmakologie avec l’entrée de
grands organismes cartologiques dans une phase offensive. À présent­,
on ne laisse plus faire les gens et les commerces, on commence à les
forcer à se passer de numéraire.

Parler comme des agneaux, agir comme des loups


Parmi les traits caractéristiques de l’époque de seuil, nous avions
souligné l’importance du couple sémantique soft/hard. Nous avions
parlé d’une esthétique hard et de médiateurs mous. Ce couple nous
semble être l’une des clés pour qualifier l’époque ; une clé difficile à
manier, cependant, tant ce couple peut donner lieu à des classifications
diverses et tant l’un des termes peut, comme dans bien des couples,
mener une vie propre ou bien ne pouvoir se définir qu’en opposition à
l’autre. Les exemples sont trop nombreux pour qu’on puisse en faire
une théorie. Ne serait-ce que pour le terme soft que l’on pourrait
dans un premier temps traduire par « doux », il en existe plus de 100
synonymes et 100 antonymes15. Il y a certes des champs sémantiques

[15] Respectivement : 1) accommodant, accort, affable, affectueux, agréable, aimable, aimant,


amabile, amène, amoureux-se, angélique, anodin, attendrissant, beau, bénin, benoît,
berceur, bienveillant, bon, bonasse, bonhomme, câlin, calme, caressant, charmant, cher,

Epreuves finales 17 avril 2018


532
Aldo Haesler • Hard Modernity

prévalents : doux/dur, modéré/accentué, implicite/explicite ou latent/


manifeste, mais il devient vite clair qu’au vu de la polysémie des
termes, une analyse comme celle de Jean Starobinski (1999) sur le
couple action/réaction, nous paraît inenvisageable.
Mais il est significatif que les deux membres de ce couple de mots,
qui vient de l’anglais, soient entrés dans la langue française dans sa
forme d’origine, pour désigner par chacun de ses membres, soft ou
hard, une qualité nouvelle que mou et dur, ni aucun des synonymes
français, ne pouvait saisir.
Emboîtons plutôt le pas à Baudrillard dans son ouvrage majeur,
L’Échange symbolique et la mort (1976), qui peut être considéré
comme une sorte de synthèse de ces années de seuil. Si, pour sa part,
Baudrillard aurait plutôt opté pour le couple réalité/simulacre, qui
structure un large domaine de sa pensée, le couple soft/hard que nous
considérons ici pourrait figurer de manière transverse et critique par
rapport au champ qu’il a tracé lui-même.
Baudrillard fut le premier à penser l’autonomisation de la circula-
tion par rapport au système de production ; or, de quoi une circulation
autonomisée est-elle le champ sinon de signes ? Il rejoint donc Simmel
dans ce que nous considérons comme l’un des sous-processus les plus
importants dans l’histoire de la modernité capitaliste qu’est le pro-
cessus de dématérialisation16.

chéri, clair, clément, complaisant, conciliant, confortable, coulant, débonnaire, délectable,


délicat, délicieux, docile, dolce, doré, douceâtre, doucereux, doucet, douillet, écœurant,
enchanteur, engageant, exquis, facile, fadasse, fade, faible, fin, flatteur-se, gentil, gracieux,
harmonieux, heureux, humain, indolent, indulgent, inoffensif, joli, laineux, léger, liant,
liquoreux, lisse, malléable, maniable, mélodieux, mielleux, modéré, moelleux, mollet, mou,
musical, obéissant, onctueux, pacifique, paisible, pâle, passionné, pastel, paterne, patient,
piano, placide, plaisant, posé, reposant, sage, satiné, savoureux, serein, sirupeux, sociable,
soumis, souple, sourd, soyeux, suave, succulent, sucré, tempéré, tendre, tiède, tolérant,
traitable, tranquille, uni, velouté, vivable, voluptueux. 2) à l’emporte-pièce, abrupt, aca-
riâtre, accablant, acerbe, acéré, acide, âcre, acrimonieux, affreux, agressif, aigre, amer,
âpre, ardu, astreignant, atroce, austère, autoritaire, barbare, belliqueux, bestial, bourru,
brusque, brutal, brute, bruyant, calleux, carabiné, cassant, caustique, cinglant, coléreux,
convulsif, coriace, corrosif, criard, cru, cruel, cuisant, désagréable, dévorant, draconien, dur,
éclatant, emporté, endiablé, escarpé, exalté, farouche, fatigant, féroce, fort, froid, furibond,
furieux, glacé, grondeur, hargneux, hérissé, impitoyable, implacable, inclément, inflexible,
inhumain, insensible, intraitable, intransigeant, irascible, maltraitant, mauvais, méchant,
mordant, mordicant, pénible, perçant, piquant, poignant, querelleur, raboteux, rêche,
rétif, revêche, rigide, rigoriste, rigoureux, rocailleux, rogue, rude, rugueux, sarcastique,
sec, sévère, strident, sûr, tyrannique, vif, violent, virulent, volontaire.
[16] Simmel avait parlé d’une tief gelegene Kulturtendenz, d’une tendance culturelle profonde
(voir la discussion chez Jürgen Ritsert 2009, p. 270 sq, qui en fait lui aussi l’un des piliers

Epreuves finales 17 avril 2018


533
Conclusion

Si on a bien suivi l’énoncé des événements et phénomènes du


début des années 1970, la coupure que constitue cette époque signe
le retournement effectif de la détermination entre production et cir-
culation. Que le travail devienne abstrait, que les flux réduisent les
stocks, que l’accélération l’emporte sur l’accumulation, le savoir sur
le pouvoir, le déplacement sur le lieu, l’avenir sur le présent, etc. – la
concomitance de tous ces phénomènes est (en un mot !) parlante. Elle
intervient après 1972-1973 et marque un retournement profondément
ironique de l’histoire. Car une crise qui n’en est pas une, qui n’a
pas de nom, qui n’affecte pas ceux qui l’ont créée, qui ne sait pas si
la décision a été prise et ne sait donc pas si elle va indéfiniment se
répéter, une telle crise est ironique au sens plein du terme. À partir
des années 1972-1973 l’ironie devient notre condition historique ; la
seule chose certaine étant la contingence et la seule nécessité celle
de la comprendre. Tout cela, Baudrillard l’avait d’emblée saisi. Et si
cette ironie avait fait le lit de bonimenteurs de tous bords, politiques,
économiques, télévisuels, culturels et philosophiques, rien ne nous
empêche de chercher à la place de cette version soft du retournement
historique une logique historique implacable. C’est ce retournement
de la postmodernité vers la protomodernité que nous explorions dans
le chapitre précédent. La postmodernité est une version soft, light, de
la condition ironique ; or, du moment où, grâce à l’hyperfétichisation
de l’argent, elle apparaît comme une notion-écran destinée à affronter
la condition ironique, il suffit de l’ôter pour se retrouver au pied du
mur. Il y a de la souffrance, elle est réelle, et elle risque bien de durer
derrière le masque soft.
Il faut pour cela repérer les causalités de ces retournements et en
faire la synthèse. C’est ce que nous avons tenté de faire. Le résultat
de cette recherche est simple : la contagion culturelle de l’échange à
somme positive bute sur des limites logiques, matérielles, morales ou
politiques, qu’elle doit éliminer ; l’agent historique de cette élimination
est l’argent en voie d’invisibilisation. On peut s’imaginer que celui-ci
une fois « aboli », la conscience de ces limites s’éteindra elle aussi peu
à peu. Demeureront, inarticulées, les anciennes terreurs que l’argent
matériel et l’or avant toutes choses étaient censés juguler. La « corti-
calisation » de l’argent aura alors atteint son terme.

du processus de modernisation), mais si l’on excepte les travaux pionniers de cet étonnant
germaniste qu’est Christoph Asendorf (1991), l’histoire de cette tendance culturelle n’a
toujours pas été écrite.

Epreuves finales 17 avril 2018


534
Aldo Haesler • Hard Modernity

Si le résultat est simple, sa démonstration est une d’une extrême


complexité (la longueur de cet ouvrage en atteste). On peut imaginer
toutes sortes d’objections. La transformation de la nature reste une
nécessité, le travail un support identitaire irremplaçable, l’exploitation
des tiers exclus (et leur invisibilité) une condition de la logique capita-
liste et ainsi de suite. Certes, si la méthode de Baudrillard consistait
à pousser une tendance ou une hypothèse à son point extrême, donc
à se demander quelles conséquences sociales et culturelles une auto-
nomisation complète de la sphère de la circulation pouvait avoir, il
reste un théoricien de la circulation hard, pour qui le seul statut de
l’objet est son ironie. Et c’est là qu’il se trompe. L’objet reste implacable
comme le sont les souffrances. L’hyperréalité indolore qu’il voudrait
nous faire accroire dans un ultime geste esthétique de passage au
pire est un pur fantasme, car il n’en reste pas moins une souffrance
réelle dans la diffusion généralisée de la circulation soft. En un mot,
le langage des agneaux (qui agissent comme des loups).
Les problèmes d’identité, comme tous les supposés problèmes
d’identité, sont des problèmes de doux agneaux, des problèmes de
fillette. Au lieu des grandes contradictions d’hier, fortement structu-
rantes comme celles entre travail et capital, dominants et dominés,
Nord et Sud, centre et périphérie, un vrai problème de civilisation
(ironisante) se pose aujourd’hui quand un transsexuel doit choisir
entre les toilettes féminines ou masculines. Ou plutôt qu’on ne lui
laisse pas le choix, qu’on lui assigne une identité. Et ce pendant que
les masses de « damnés de la Terre » ne cessent de grossir, alors qu’un
véritable souci, une Sorge (sic) s’installe devant les portes de WC. Les
grandes discriminations ne cessent nullement d’exister comme celle
entre migrants et sédentaires, sauf qu’il n’existe plus de chambres
d’écho pour en faire un thème politique. On pourrait multiplier à l’envi
les exemples de problèmes soft dont la vérité n’est pas ici en question.
Seule leur multiplication attire l’attention vers une fonction qui est
aussi dans l’air du temps : envelopper le hard par du soft.
Aussi, ne faut-il pas s’étonner de se retrouver en face d’une culture
de doux agneaux, une culture de la mollesse généralisée. Simmel,
dans sa Tragédie de la culture, avait mis en évidence le rapport entre
une atrophie de la culture subjective en tant que Bildung et une
hypertrophie de la culture matérielle en tant qu’industries de biens
et services culturels et subculturels, mais il s’était ménagé une porte
de sortie en espérant que le nivellement était la chance d’un indivi-
dualisme qualitatif ; entendant par là le besoin de certains de sauver

Epreuves finales 17 avril 2018


535
Conclusion

leur « noblesse d’âme ». C’était là, en même temps, l’indicateur d’une


légitimité culturelle. Celle-ci a aujourd’hui bien du plomb dans l’aile.
Ceux qui sauvent leur âme aujourd’hui s’appellent Christine Angot
ou Michel Houellebecq, quand ce n’est pas Cyril Hanouna ou Thierry
Ardisson ou d’autres bouffons de la scène médiatique française. Alors
que sous l’Ancien Régime, le fait d’enfoncer son stylet dans la moelle
épinière de son meilleur ami en lui demandant d’une voix flûtée s’il
se pâmait, était réservé à une petite élite d’aristocrates endurcis, ce
type de curialisation atteint aujourd’hui des proportions incongrues.
Venons-en à nos doux agneaux. Les activistes post-situationnistes
du mouvement Tiqqun avaient tenté de théoriser la « communauté
qui vient » (Giorgio Agamben) sans le lien du munus, c’est-à-dire sans
ce qui, dans la tradition chrétienne, tient à la fois du don et de la
contrainte. Une telle communauté « pure », sans déterminismes, sans
identité, sans autre projet que le faire-communauté, avait été l’ul-
time avatar d’une théorie de l’action politique comprenant le politique
comme un « art du pouvoir ». Dans ce cadre, ils avaient proposé une
théorie de la jeune-fille en guise de critique des régressions infantiles
propres à la société avancée de consommation et de divertissement
de masse. Ils avaient donc poussé d’un cran la réflexion du processus
de spectacularisation entrepris par Guy Debord quelques décennies
auparavant, en filant la métaphore sous les dehors de la jeune-fille-
moderne dont Witold Gombrowicz avait fait un portrait grinçant dans
des romans comme Ferdydurke ou Pornographie. Sportive, svelte, élé-
gante et forcément niaise, cette jeune-fille tout droit issue du fantasme
de l’homme moderne, incarnait une esthétisation du quotidien et des
normes qui le régissent, en réduisant le grand spectacle politique,
auquel Debord pensait encore, à une petite fiction post-adolescente
où le maître-mot était sympa et l’idéologie suprême le sympathétisme.
Chez Adam Smith, la sympathy était la faculté de se mettre à la place
d’autrui, tandis que sous l’empire du sympa, toute réciprocité est ban-
nie. Le sympathétisme ordinaire permet de faire des horreurs en les
enveloppant de mots suaves, sans gravité.
Jusque-là, on peut suivre les derniers enragés de la Terre. Là où
ne les suivra plus, c’est quand ils analyseront cet affligeant spectacle
en termes de marchandisation et de jeux de pouvoir. C’est sur ce
point que Foucault escamote Baudrillard, alors qu’il n’y a rien de
plus urgent, comme ce dernier y invitait déjà, que de l’oublier. C’est
avec Foucault que le politique, qu’il soit bio-, anthropo- ou sociopoli-
tique est devenu un problème de fillette. À la suite de quoi, un voile

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536
Aldo Haesler • Hard Modernity

de niaiserie et de mollesse s’est abattu sur la culture moderne depuis


les années 1970. Comme l’a formulé le philosophe autrichien Robert
Pfaller : Sprecht wie Mimosen ! Handelt wie Bestien ! Voilà le ton du
jour et de l’époque : Parlez comme des fillettes ou des agneaux, agissez
comme des brutes, comme des loups ! Non que le monde soit devenu
moins cruel, les valeurs moins viriles, les conflits plus feutrés, tout
cela peut se dire, tout cela et son contraire… Justement ! On peut en
appeler à Ernst Jünger, Carl Schmitt ou à Frédéric Beigbeder – c’est
du pareil au même.
Les médiateurs soft se sont emparés de nos rapports – quels qu’ils
soient. La carte de crédit n’est pas seulement un support de paiement,
mais, pour ne pas utiliser une terminologie symboliste, elle est l’incar-
nation à la fois formelle et logique d’une fluidification de la circulation
sociale, économique et philosophique. Et le fait qu’on appelle médias
les outils de production d’une culture de la niaiserie ne saurait éton-
ner. Or, il n’y a rien d’aussi hard que les médiateurs mous. S’entendre
dire son renvoi d’une voix suave est bien plus insupportable que de se
voir viré à force de coups de pied dans le derrière17.
Or, il n’y a rien d’aussi hard que les médiations soft. Il n’y a rien
d’aussi cruel que le sympathétisme ordinaire. Il en est comme de
la pornographie hard où des actrices souriantes se font administrer
des injections péridurales, pour mieux faire semblant de supporter
une extension du domaine (non de la lutte…, mais) de leurs orifices.
Houellebecq traite du monde comme une fillette le traiterait : « Mais
ça ne fait pas mal, cette péridurale, voyons. » Ne pas être sympa est
l’une des sanctions les plus redoutables qui soient. On peut tout être,
sauf pas-sympa.
Comprenons-nous bien. Les rapports humains ne sont pas agréables
et surtout pas sympas. Ce sont des tensions qu’il faut pouvoir sup-
porter. C’est un travail sur soi permanent qui vous est demandé,
un affrontement constant suivi d’accommodements plus ou moins
authentiques. Rien à voir avec les autruis infernaux de l’immodeste
banalité d’un Sartre. Aujourd’hui, nous baignons au contraire dans
le sympathétisme ordinaire, dans la cordialité menaçante de tous ces

[17] Le « firing » à l’américaine, de nombreuses séries le montrent à l’envi, consiste à convoquer


le licenciable et d’en faire un licencié en l’appelant par son prénom, en se montrant « so
sorry », en lui adressant de tendre « apologies », en trouvant quelques mots consolants,
puis de lui retirer son badge et de lui donner une heure pour faire ses bagages, bref, pour
lui lire ses droits.

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537
Conclusion

courriels terminés avec un « cordialement » qui ne veut même pas dire


son contraire, mais tout juste : évitons tout conflit.

Et maintenant ?
Si, d’un côté le politique se résume à la contagion du soft, aux arbi-
trages du « dircom » (lui ou elle ne sourit jamais), ce qui se passe en
réel est d’une violence crue. Car, de l’autre côté, l’empire du retour en
arrière résiste et se développe. Il ne faut pas oublier que toute repris-
tinisation, c’est-à-dire retour en arrière, au monde ordonné du cosmos,
est violente donc hard : elle s’initie soit par le désarroi d’un abri (d’une
identité) perdu(e), soit par la volonté d’en imposer un nouveau par la
force ou la manipulation. Des moindres faits de banlieue aux projets
millénaristes des illuminati criminels du XXe siècle, cette violence
se nourrit de l’immense vide qu’a induit la contingence moderne. La
modernité, quand elle décide de sortir de la mélasse idéologique post-
moderne pour se placer au pied du mur de la protomodernité, a à
se battre sur deux fronts : c’est, d’une part, résister aux sirènes des
mondes anciens, des nouveaux enchantements que procure un sacré
tenu pour vrai et un symbolique que l’on réduit à des artifices, et
d’autre part, c’est supporter les frictions temporelles infligées par un
avenir incertain et des contraintes hyperréelles objectives. On est sans
maison, sans toit, sans ordre, sans repères – et cela dans une culture
qui a abandonné depuis longtemps toute tradition de la relation à
autrui. Alors, il est bien entendu facile d’en appeler au retressage
de ces liens, quand, depuis presque un millénaire et demi (depuis le
génie anti-gnostique saint Augustin) tout a été fait pour prendre aux
liens leur immédiateté et leur innocence. C’est l’immense supercherie
des relationnismes de tous bords qui émergent aujourd’hui dans les
débats publics et académiques. Comme au temps des grandes effu-
sions hippies, il suffirait donc de joindre ses mains et de le vouloir,
et aussitôt on mettrait à jour ce « roc d’une morale universelle » dont
s’émerveillait encore Marcel Mauss dans ses essais. Comme s’il suf-
fisait simplement de le vouloir (sans le connaître), comme s’il suffisait
de faire le procès de la « marchandisation » des liens sociaux, comme
s’il suffisait de resymboliser le quotidien, de réenchanter nos ruines,
pour ensuite joindre les rangs d’une immense communauté conviviale
qui n’aurait attendu que ce moment pour se rebâtir de toutes pièces.
C’est mal connaître la modernité hard. Une modernité parfaitement
imperméable à des effusions de ce type, effusions dont on fait mine
d’oublier qu’elles sont le fer de lance du capitalisme total. Qui est

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Aldo Haesler • Hard Modernity

capable, à travers l’enveloppement du soft, d’en faire un instrument


de contrainte encore plus efficace. Corporatismes en tout genre, écono-
mie solidaire, associations, assemblées de quartier, toutes ces bonnes
volontés et ces bonnes âmes sont aussi le terreau soft de cette nouvelle
violence hard. Mais l’on s’accroche à ces « possibles » et à ces « alterna-
tives » pour garder vivantes l’idée du possible, l’idée de l’alternative,
l’idée d’un monde humain, idées dont on sent bien, malgré la softi-
tude, qu’elles sont aujourd’hui sous la menace de disparition définitive.
Nous laissant dans un monde moins humain que nous ne savons pas
(encore) habiter.
Nous assistons aujourd’hui à une contre-offensive généralisée des
régimes traditionnels (patriarcaux, inégalitaires, monothéistes, subs-
tantialistes, autoritaires, violents, etc.) dont le principal média de
commu­ni­ca­tion est le pouvoir. Pour ces régimes, la guerre est forcé-
ment perdue, et c’est cela qui rend leur combat aussi désespéré et cruel.
Et surtout, le sens de ce combat ne peut pas, même par comparaison,
nous ramener au Moyen-Âge, parce qu’ils ont lieu fatalement, qu’ils le
veuillent ou non, dans la modernité, qui est le seul présent partagé du
monde mondialisé. Les régimes qui se revendiquent aujourd’hui de la
« tradition » le font alors même que la modernité les assaille de toutes
parts, les entoure, les encercle et déferle sur eux sans qu’ils puissent
aucunement s’y soustraire. Aucune comparaison avec le monde médié-
val où il n’y avait pas cette (omni)présence de la modernité. Certes, la
modernité a beaucoup de peine à imposer ses principes, et ses four-
voiements sont nombreux (dont le nôtre qui est celui de la modernité
capitaliste) ; mais depuis le début du XVIIe siècle, elle a peu à peu
concrétisé son régime (désenchantement, différenciation fonctionnelle,
nomenclature monétaire, liberté et égalité « de principe », paix rela-
tive, espaces publics, principe du meilleur argument dans l’espace
public, émancipation relative des femmes, etc.) ; un régime qui s’est
de plus traduit par une immense culture matérielle qui nous mène à
penser qu’en dépit de toutes ses difficultés à s’imposer, la modernité
a depuis longtemps franchi le point de non-retour. Tout au long de sa
courte histoire, la modernité en tant que système socio-culturel rela-
tivement homogène n’a cessé de se stabiliser. Issue d’un assemblage
hétéroclite de cités marchandes et de réseaux marchands, trouvant
dans l’État-nation un cadre propice à son expansion, puis mettant à
profit les progrès scientifiques et techniques pour se bâtir des indus-
tries et des empires, elle a atteint sa dimension mondiale ou globale
au cours du XXe siècle. Elle n’a cessé de résorber ce qu’il restait au

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539
Conclusion

monde de tradition, elle n’a cessé de dissoudre des communautés


et de rendre les individus à eux-mêmes, semble-t-il. On sera donc
beaucoup moins confiant qu’Eisenstadt qui croit en une espèce de
résilience des cultures, mais qui sous-estime la culture propre à
la modernité capitaliste.
Le talon d’Achille de ce système est le péril écologique. C’est
pour cette raison que nous disions plus haut que ce régime était
objectivement le plus dangereux qui soit dans l’histoire du genre
humain. En effet, l’univers matériel de ce monde est un vaste jeu
à somme nulle qui engage à la fois des ressources énergétiques,
des équilibres thermodynamiques et sociaux, si bien que l’on peut
dire que le prix à payer pour cette stabilité croissante est un désé-
quilibre et un épuisement croissants de ces garants environnemen-
taux. De cette cruauté-là on ne se débarrasse pas avec un sourire.
Et la perte écologique est plus difficile à escamoter, à invisibiliser
ou à tenir à distance comme on le fait tant bien que mal pour le
« tiers exclu » humain.
Dès lors, que faire ? Que faire pour ne pas tomber dans le défai-
tisme, l’apathie et l’abandon ? Une fois que nous aurons appris à
dés-espérer ou désappris à espérer en songe-creux, viendra peut-
être le moment où nous nous souviendrons de l’une des premières
leçons des humanistes et des modernes et de prendre au sérieux
la coopération sociale et symbolique, l’enrichissement réciproque
sans tiers payeur ou exclu, ce que Simmel nommait le progrès
fonctionnel. Le jeu à somme positive nous a valu quelques-uns
des plus beaux accomplissements de la modernité (relations affini-
taires, espace public, synergies sociales, culturelles, scientifiques
et techniques). C’est précisément ceux-ci que la société monétarisée
peut piller et corrompre. Que nous reste-t-il à faire, alors ? Quel
espoir en un possible changement pouvons-nous encore dévelop-
per ? Après tout ce que nous venons de voir, il nous reste une
réponse, une seule. C’est d’espérer de pouvoir comprendre. Devant
notre ignorance du principe monétaire et de ses lois, il y a là un
devoir de connaissance qui doit être le préalable de toute forme
d’action politique. Les réponses qui appellent à quelque activisme,
mobilisation ou résistance sans en passer par la compréhension de
cette logique, sont des freins ou des obstacles à cette compréhen-
sion et deviennent des ressources efficaces à la stabilité de l’ordre
régnant. Nous le disons avec insistance : il n’y a rien à faire et
encore tout à penser.

Epreuves finales 17 avril 2018


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Aldo Haesler • Hard Modernity

Coda
La révolution moderne s’est faite dans six domaines : 1. po­li­
ti­quement, avec l’ouverture de l’espace public et de ses modes de
délibération démocratique ; 2. scientifiquement avec le processus de
curiosité théorique et la mise au point de la méthode expérimentale ;
3. philosophiquement avec l’étude de la conscience et de la subjecti-
vité ; 4. socialement en ouvrant l’espace des relations affinitaires ; 5.
économiquement en instituant la contagion des profits couplés ; et 6.
culturellement en rendant possible la synergie des talents. S’il fallait
trouver un dénominateur commun de ces bouleversements, nul doute
que la transformation de la grammaire sociale par l’instauration du
jeu à somme positive serait un candidat sérieux. Si notre enquête
s’est principalement portée sur le domaine économique en raison de
sa particulière violence, d’autres enquêtes seraient nécessaires pour
explorer la validité et la portée de notre hypothèse.
Mis à part de rares biens symboliques, le jeu à somme positive a
toujours eu sa part d’ombre, mais c’est dans le domaine économique
qu’elle est la plus cruelle et la mieux dissimulée. La coupure des
années 1970, le passage d’une modernité soft à une modernité hard,
correspond à la généralisation de ce jeu très largement économique
par la libération de l’argent. On s’est sans doute trompé d’ennemi en
désignant par « horreur économique » le processus de marchandisa-
tion. Le marché n’est jamais qu’un mécanisme d’allocation plus ou
moins efficient des ressources, et tant qu’il conserve le contrôle de
l’argent, il assume plus ou moins bien ses fonctions en concurrence
avec d’autres mécanismes d’allocation (droits de propriété, tirage au
sort, rationnement, FIFO, etc.). Mais il est vrai aussi que de tous
les mécanismes allocatoires, c’est le marché qui ouvre le mieux ses
portes à la médiation monétaire. Il suffira alors de dire qu’un marché
de gagnants purs n’est presque jamais possible, et le tour serait joué.
Sauf que nous nous trouvons aujourd’hui dans un monde où ce ne
sont pas les échanges qui organisent l’argent, mais dans une situation
inverse. On en connaît les acteurs. Et c’est là que se situe le drame.
Car autant il est facile, aujourd’hui, de désigner le mal absolu, autant
il est difficile, voire impossible de dire comment s’en débarrasser. Ce
mal absolu est le secteur bancaire privé créateur d’argent ex nihilo,
celui qui, après Goethe pourrait être nommé le cercle des Faustiens.
Si, au moins il s’agissait d’un complot, nous pourrions, à un titre
ou un autre, mobiliser la machine judiciaire contre ses agissements.
Son maléfice n’a rien de gnostique, mais repose sur la formidable

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541
Conclusion

ignorance du public devant la création monétaire et ce qui au début


n’était que la filouterie des changeurs ; et qui est devenu aujourd’hui
une exaction systématique sur base de chantage. Cela, nous le savons
avec précision et certitude. Il ne s’agit pas bien évidemment du secteur
bancaire dans sa fonction classique de plaque tournante entre épargne
et investissement, qui, dans une économie largement monétarisée
assure une fonction centrale de régulation des liquidités, mais d’une
excroissance qui s’est formée dès que la dématérialisation de l’argent
lui a permis de quitter la sphère discrétionnaire publique pour for-
mer une sorte de domaine autonome où il a été possible de créer de la
valeur potentiellement illimitée sans courir d’autre risque que celui
de sa propre hybris et d’en faire courir les véritables risques à tous
les autres. Ce que nous nommions les tiers exclus.
Si jamais le terme de nihilisme avait eu une signification à la fois
morale et matérielle, c’est bien ici avec ce cercle. Ces banquiers-là sont
bel et bien nihilistes. Aucune valeur ne les anime, mais ils ne croient
même pas au pouvoir de l’argent. Leur seule libido est le pouvoir pur,
celui que donne le monopole d’un médium qui est en passe de devenir
généralisé et universel. Et ils ne le font pour rien d’autre que pour
l’exercice pur, pour l’ivresse insensée de ce pouvoir. Avec la dématéria-
lisation définitive de l’argent, telle qu’elle se met en place aujourd’hui,
ce pouvoir pur s’exerce non seulement par la disposition de l’argent des
usagers, par sa captation pure et simple, comme si cet argent apparte-
nait aux banques, mais en même temps de leurs données personnelles.
Mais la logique capitaliste a des armes autrement plus subtiles que la
simple captation monétaire et le contrôle social. Qu’on veuille éviter la
ruée sur les banques, gruger une nouvelle fois le petit épargnant, que
l’on veuille mettre à profit la cueillette d’informations pour le rendre
plus malléable et plus prévisible, ce sont là des stratégies grossières
accessibles à n’importe quel entendement journalistique. Ces straté-
gies « banales » (au sens de Baudrillard) tiennent aujourd’hui le haut
du pavé de la critique sociale. De l’arme subtile dont il est question
ici, presque personne ne parle aujourd’hui ; elle ne peut être imputée
à aucune mauvaise intention, si ce n’est à un complot. Et elle est aussi
« fatale » dans la mesure où les stratégies banales lui servent d’écran.
Il s’agit de ce que Jean-Joseph Goux (1990), nous l’avons déjà indiqué,
a nommé la corticalisation de l’argent. Sous sa forme encartée, puis
incorporée, l’argent n’est plus agi, n’est plus pratiqué, mais subi ; les
opérations d’abstraction qu’il nous fallait engager dans nos transac-
tions quotidiennes se trouvent à présent implantées dans nos gestes,

Epreuves finales 17 avril 2018


542
Aldo Haesler • Hard Modernity

avec une conscience de plus en plus réduite de ce que l’abstraction


marchande nous demandait de faire jadis. Cet abaissement du seuil
de conscience finira par naturaliser notre abord au réel et rendra
ineffectif le travail de réflexion qui nous avait été demandé pour défé-
tichiser sa « pseudo-concrétude ». C’est ce phénomène que nous avons
nommé hyperfétichisme.
Et c’est lui qu’il faut convoquer pour modérer nos élans quand nous
espérons pouvoir réglementer le secteur bancaire privé. Qu’il s’agisse
de l’initiative allemande « Monetative » où les trois pouvoirs constitu-
tionnels se verraient complétés par un quatrième, du curieux retour
à l’or ou du projet de l’« argent actif » qui imposerait une couverture
totale de toute émission de crédit – outre le fait que les résistances
de l’hydre financière vont être (et sont déjà) immenses, c’est une véri-
table course contre la montre qui est engagée. J’ai fait le pari de
l’irréflexivité croissante de notre modernité (Haesler 2002) et je n’ai
aucune raison de le retirer. La montée en puissance de l’encartement
et la dématérialisation/incorporation18 croissante de ses procédures
ne nous laissent qu’un laps de temps très court – guère plus de deux
ou trois ans – pour mettre en place des dispositions juridiques pour
1° garantir le respect des espèces comme moyen de règlement légal et
en assurer la pérennité, 2° imposer une réserve minimale, de l’ordre
de 20 à 25 %, pour toute ouverture de crédit, 3° limiter l’intrusion de
tiers dans les données personnelles que l’argent électronique permet
de drainer. Pour modestes qu’elles soient, ces mesures pourraient
au moins imposer un moratoire, pendant lequel un débat public sur
ces questions s’engagerait. Ce débat n’est aujourd’hui effectif qu’en
Allemagne, notamment suite aux initiatives de journalistes comme
Norbert Haering (2018), et il y a fort à parier que la cashless society
soit désormais déjà trop avancée dans les principaux pays de notre
planète – y compris et surtout en Afrique, où le saut dans l’inconnue
numérique s’est fait sans transition économique et culturelle –, pour
qu’un tel moratoire n’ait d’autre effet que purement suspensif.
Amorcer un tel débat, c’est impérativement revenir sur la question
de la genèse de la modernité ; c’est déblayer les décombres de ses mul-

[18] Le paiement par contact, la reconnaissance par l’iris ou par l’empreinte digitale ne nous
demandent même plus la mémorisation d’un code, mais simplement l’imposition d’une
marque corporelle. L’esprit se retire de l’argent, il n’y vient plus, comme le soutient
Bourgeois-Gironde (2009), ou s’il y vient, c’est de manière purement neuronale, c’est-à-
dire non consciente.

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Conclusion

tiples explications partielles pour dégager le point de rupture avec les


régimes traditionnels, et c’est ensuite reconstruire une histoire plus
satisfaisante. Mais c’est aussi mieux mettre en évidence les progrès
prodigieux que la modernité a réalisés grâce à sa vocation émulative
pour souligner avec d’autant plus de force les ravages qu’elle a commis
et ne cesse de commettre. C’est donc d’un discours entendu et euphémi-
sant sur la modernité qu’il faudra se démettre pour oser une nouvelle
radicalité de son analyse. L’hypothèse que nous avons formulée et
la méthode relationnelle que nous préconisons n’ont d’autre but que
cela. Par rapport à Marx, nous avons aujourd’hui l’avantage de voir le
capitalisme dans son état de perfection, son état hard, celui-là même
qui nous permettrait de comprendre la « physiologie du singe ». Cette
lucidité ne doit pas nous entraîner à regretter cette planète ; il nous
suffira de comprendre ce qui nous en sépare.

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Épilogue

P ourquoi Ulysse n’est-il pas resté sur l’île de Circé ? Son en­tê­tement
à revenir faire le roi d’Ithaque a sans doute été pour moi un grand
désenchantement.
Circé enjoint à Ulysse de ne pas se battre, car jamais il ne vain-
cra. Don’t fight, you’ll never win, chantera Ursula Rucker dans la
composition qui la rendit célèbre. Circé le dit d’une voix douce et non
pas soft, elle ne tente pas de l’emporter. L’argument le plus fort est
encore un argument de force. Cela, Habermas ne l’a pas saisi. Rien ne
sert de se battre, en effet, et c’est bien une femme qui le dit au « cœur
aventureux » qui vient se perdre sur son île. Tu t’es battu pendant des
millénaires, et voilà le résultat, semble-t-elle lui dire, regarde autour
de toi et baisse les armes, cesse donc de te battre, cesse de montrer
ta force.
On ne saurait vaincre la douceur et la beauté. Les hommes ne sont
pas capables d’une grande douceur, et quant à la beauté… Ils préfèrent
les jeux de force et les étalages. La douceur veille au détail et se méfie
des grands mots. La douceur sait écouter. C’est le contraire du soft,
en qui l’indifférence s’écoute elle-même.
Qui sait écouter n’a pas besoin de réponse. L’écoute suffit.
Hier les armes de l’esprit et du corps ont assailli la douceur,
aujourd’hui, c’est le sympathétisme qui la digère. Mais la douceur
l’emportera toujours, par-delà la mauvaise ironie et les jeux de pou-
voir. Si l’argent est une eau qui infiltre tous les interstices, la douceur
veille au départ et à l’arrivée, et, à un moment donné, il n’y aura plus
d’interstices. Les hommes diront, que là où l’argent circule, le sang
ne circulera pas. Wo Geld fliesst, fliesst kein Blut. Ultime boniment
d’une culture de la force, dont la bêtise afflige, attriste. Écoute ce que
tu dis, dira la douceur. Tu parles de sang, alors qu’il en a toujours
coulé. Pour presque rien. Combien de corps martyrisés pour si peu de
lumière. Écoute ton boniment et cesse de parler. Écoute. La douceur
connaît les silences, alors qu’Ulysse affûte toujours son épée. Quel

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Aldo Haesler • Hard Modernity

bruit ! Il arrivera un moment, où la parole politique s’entendra dire,


toute seule : cesse de faire l’homme. Et de se demander, s’il est bien
raisonnable de résister à la douceur.

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Remerciements

T out travail d’écriture est solitaire, notre périple n’y a pas coupé. Et
puisqu’on s’est servi de nombreuses fois de métaphores nautiques,
les échanges qu’on a eus iront des cornes de brume aux équipées
parfois décennales. Chaque échange fut important, même si sa réso-
nance s’est parfois fait sentir bien des années plus tard. Ponctuels
et non moins intenses furent les échanges avec Bruno Accarino,
Geminello Alvi, Dirk Baecker, Hans-Dieter Bahr, Arno Bammé, Akeel
Bilgrami, Hans-Christoph Binswanger, Eske Bockelmann, Franck
Böckelmann, Christina von Braun, Ulrich Bröckling, Alain Brossat,
Michel Burnier, Giovanni Busino, Alain Caillé, Jean Clam, Marie
Cuillerai, Dominique Desjeux, Christiaan Doude van Troostwijk,
Dany-Robert Dufour, Louis Dumont, Susanne Ekman, Elena Esposito,
Ali Ergür, Gilles Ferréol, Jean-Joseph Goux, Georges Guille-Escuret,
Marc Guillaume, Caroline Henchoz, Felix Philipp Ingold, Isaac Joseph,
Jeff Kintzelé, Hans-Peter Krüger, Stefan Leins, Pierre Lantz, Klaus
Lichtblau, Gabriel Liiceanu, Elmar Locher, Alexander Neumann,
Ioan Negrutiu, Oskar Negt, Christian Papilloud, Axel T. Paul, Freddy
Raphael, Otthein Rammstedt, Karl Reichmuth, Cécile Rol, Alfred
Sohn-Rethel, Genevieve Vaughan, Françoise Willmann et Heinzpeter
Znoj. Amis et compagnons au long cours, normands, roumains et
suisses, rendirent cette traversée plus supportable, presque humaine.
En premier lieu, j’adresse un souvenir ému à Michel Freitag pour son
indéfectible amitié et son soutien critique mais inconditionnel. Et dans
son sillage, à Denis Duclos, Jean Pichette, Jacques Mascotto et Olivier
Clain. À mes amis roumains, ensuite, mes compagnons de Tre Papuci,
qui remplirent ces dernières années de tant d’humanité : Corin et
Mihai Munteanu, Valentina Pomazan et Anca Ivascu, et à nos amis
Maria et Marius Vogelfaenger. À mes collègues passés et présents,
les sociologues Camille Tarot, Frederick Lemarchand, Alain Léger,
Stéphane Corbin, Sylvain Pasquier, Philippe Chanial, Yves Dupont et
Salvador Juan, et les philosophes Robert Legros, Stéphane Chauvier,

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Aldo Haesler • Hard Modernity

Vincent Carraud, Emmanuel Housset, Gilles Olivo, Jérôme Laurent,


Anne Devarieux, Céline Jouin, Maud Pouradier et Laurent Clauzade.
Aux compagnons de longue route que sont Michalis Lianos, Alexis
Dirakis, Aurel Schmidt et Hans-Ulrich Brunner sur qui j’ai toujours
pu compter aux moments critiques. À Jürg Conzett et Heidi Lehner,
dont la Fondation soutient mes travaux depuis quelques années déjà.
Pour finir à Sarah Demichel-Basnier qui a rendu possible le rush
final avec sa relecture attentive et le soin qu’elle a mis à établir la
bibliographie, à mon éditeur Marc Silberstein pour sa confiance et
le sérieux de son travail, et à Gilles Campagnolo de l’avoir accueilli
dans sa collection. Qu’ils en soient tous chaleureusement remerciés.

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Bibliographie

A
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Epreuves finales 17 avril 2018


Index onomastique

A B
Abellio, Raymond : 183 Bacon, Francis : 277, 296
Adorno, Theodor W. : 15, 23, 51, 123, Baez, Joan : 143
134, 191, 193, 445, 475 Bahr, Hans-Dieter : 146, 148, 547
Alvi, Geminello : 81, 547 Bajoit, Guy : 179
Agamben, Giorgio : 535 Bakhtine, Michail : 329
Aglietta, Michel : 430, 526 Ballard, J.G. : 131, 156, 157, 166, 170,
Agnew, Jean-Christoph : 229 414
Alberti, Leon Battista : 279 Bammé, Arno : 146, 148, 322, 406, 477,
Alembert, Jean Le Rond d’ : 191 547
Alexander, Jeffrey : 78, 195 Barbon, Nicholas : 328, 330, 331, 336
Allende, Salvador : 142 Bardini, Thierry : 311
Alizart, Mark : 407 Barnes, Barry : 98
Althusser, Louis : 72 Bateson, Gregory : 225
Anaximandre : 17, 19, 215, 233, 234, Baudrillard, Jean : 17, 65, 159, 160, 162,
235, 236, 237, 238, 239, 240, 261, 264, 168, 171, 172, 183, 187, 366, 450, 473,
278, 281, 308, 324, 343, 383, 398 481, 483, 485, 501, 514, 525, 528, 530,
Anders, Günther : 434, 475, 479 532, 533, 534, 535, 541
Anderson, Benedict : 206, 288, 403 Bauman, Zygmunt : 129, 155, 176, 206,
Anderson, Chris : 374 210
Angot, Christine : 535 Beck, Ulrich : 17, 176, 178, 193, 194,
Appadurai, Arjun : 138, 212, 318, 461, 195, 196, 197, 207, 209, 211, 392, 462
463, 525, 527 Beigbeder, Frédéric : 536
Apulée : 323 Bell, Daniel : 353
Arendt, Hanna : 67, 258, 259, 260, 267, Bellarmin, Robert : 262, 271
271, 376 Benjamin, Walter : 45, 224, 423, 445,
Aristarque de Samos : 246 478, 514
Aristote : 6, 132, 234, 235, 270, 272, 279, Benoist, Alain de : 514
281, 286, 307, 312, 313, 317, 329, 330, Bentley, Arthur F. : 102
375, 429, 443, 457 Bergson, Henri : 158, 445
Armitage, David : 27 Berman, Marshall : 155, 252
Arnoldi, Jakob : 461 Bernardi, Bruno : 348, 349
Asendorf, Christoph : 533 Berthelot, Jean-Michel : 359
Assmann, Jan : 222, 257 Bertillon, Jacques : 152
Axelrod, Robert : 482 Bhabha, Homi : 199
Avanessian, Armen : 131 Bhaskar, Roy : 90
Avenarius, Richard : 25 Billeter, Jean-François : 257
Auerbach, Erich : 435 Binswanger, Hans-Christoph : 141, 547

Epreuves finales 17 avril 2018


574
Aldo Haesler • Hard Modernity

Binswanger, Matthias : 529, 530 Burckhardt, Jacob : 294


Bitbol, Michel : 395 Buridan, Jean : 261
Black, Fischer : 137, 138, 207, 460, 461, Burlamaqui, Jean-Jacques : 302, 349
462, 463 Burke, Edmund : 177, 187
Blair, Tony : 194, 196 C
Bloch, Ernst : 23, 141, 436 Caillé, Alain : 84, 93, 547
Blom, Philip : 197 Callinicos, Alex : 189
Bloor, David : 98 Cantor, Georg : 272
Blumenberg, Hans : 5, 18, 63, 128, 167, Carlyle, Thomas : 177
217, 220, 224, 233, 253, 254, 258, 261, Casilli, Antonio A. : 396, 473
263, 265, 266, 267, 271, 294, 296, 308, Cassirer, Ernst : 25, 217, 233, 245, 265,
311, 319, 323, 324, 335, 409, 515 271, 277, 320
Bockelmann, Eske : 36, 37, 149, 201, Castells, Manuel : 17, 473
202, 284, 334, 335, 338, 339, 354, Caye, Pierre : 165, 220
409, 444, 547 Certeau, Michel de : 56
Bodin, Jean : 19, 28, 32, 329, 338, 349 Chakrabartti, Dipesh : 199
Böhme, Hartmut : 325, 450, 481 Chalamov, Varlam : 118
Boltanski, Luc : 15, 77, 140, 435, 441, 522 Chalmers, David : 105, 106, 107, 108
Bonald, Louis de : 187 Carson, Rachel : 131
Bonny, Yves : 182 Chassaigne, Philippe : 128, 131
Bossuet, Jacques-Bénigne : 310 Chayanov, Alexandre : 237
Boukharine, Nikolai : 370 Chiappello, Eve : 15, 435, 441, 522
Boudon, Raymond : 80, 82, 83, 84, 87 Childe, Vere Gordon : 206
Bourdieu, Pierre : 29, 44, 86, 98, 142, Cicéron : 235, 314
356 Claessens, Dieter : 353, 451
Bourgeois-Gironde, Sacha : 459, 542 Clastres, Pierre : 231
Bourricaud, François : 85 Clavero, Bartolomé : 341, 455
Bouveresse, Jacques : 506 Closets, François de : 88
Boyer, Pascal : 343 Coenen-Huther, Jacques : 100
Brague, Rémi : 253, 263 Cohen, Daniel : 133
Brahe, Tycho : 271, 310 Cohen, Leonard : 143
Braudel, Fernand : 29, 32, 39, 53, 54, Coleman, James S. : 82, 83
66, 69, 79, 81, 126, 127, 131, 133, 201, Colomb, Christophe : 233
232, 287, 329, 521 Comte, Auguste : 78, 85, 91, 98, 121
Brenner, Robert : 54 Copernic, Nicolas : 18, 19, 245, 246, 247,
Breuer, Stefan : 421 261, 262, 271, 300, 319, 322
Brodbeck, Karl Heinz : 468 Côté, Antoine : 271
Bröckling, Ulrich : 426, 492, 547 Couliano, Ioan : 263, 456, 457
Brunelleschi, Filippo : 276, 277 Cournot, Antoine-Augustin : 183
Brunner, Otto : 236 Crouch, Colin : 99
Bruno, Giordano : 19, 38, 219, 262, 264, Cues, Nicolas de : 18, 217, 222, 261, 262,
265, 273, 301, 308, 310, 311, 312, 324, 263, 271, 272, 278, 308, 311, 312, 317
456 Curtius, Ernst Robert : 62
Bücher, Karl : 226 D
Burawoy, Michael : 99 Dahrendorf, Ralf : 178
Buchanan, Paul : 348 Damisch, Hubert : 275

Epreuves finales 17 avril 2018


575
Index onomastique

Dante, Alighieri : 23 Dux, Günther : 294


Davenant, Richard : 330, 336 E
Debord, Guy : 175, 535 Eder, Klaus : 78, 195, 392
Debray, Régis : 97, 98 Ehrenfels, Christian von : 205
Deleuze, Gilles : 278, 394 Elbe, Ingo : 60
Delumeau, Jean : 62, 217, 218, 322 Eliade, Mircea : 17
deMause, Lloyd : 47, 531 Elias, Norbert : 54, 75, 77, 79, 86, 121,
della Francesca, Piero : 275, 279 248
Desargues, Girard : 279 Emirbayer, Mustafa : 81, 84, 102
Descartes, René : 37, 105, 262, 284, 298, Eisenstadt, Shmuel N. : 7, 11, 40, 54, 55,
300, 302, 310, 325, 332, 397, 398 56, 78, 118, 195, 199, 211, 257, 440,
Descola, Philippe : 112, 377, 443 514, 539
Descombes, Vincent : 28, 327 Esposito, Elena : 454, 503, 525, 547
Destutt de Tracy, Antoine : 340, 370, Esquerre, Arnaud : 140
439, 492 Esser, Hartmut : 82, 83
Dewey, John : 102 Eubank, Earle : 92
Diamond, Jared : 125 Eucken, Walter : 291
Diderot, Denis : 191 Evola, Julius : 258
Diogène Laërce : 235 F
Dirakis, Alexis : 369, 548 Fénelon, François de Salignac de La
Dobré, Michelle : 21, 427, 513, 527 Mothe-Fénelon dit : 310
Donati, Pierpaolo : 60, 84 Fett, Othmar Franz : 70, 239, 307, 335
Donne, John : 38, 245, 246, 247, 283, Feyerabend, Paul K. : 189
301, 307, 325, 444 Fichte, Johann Gottlob : 100
Dostoïevski, Fjodor : 222, 388 Ficin, Marsile : 18, 307, 308, 311, 312,
Doude van Troostwijk, Christiaan : 443, 344, 369
547 Filippini, Serge : 265
Douglas, Mary : 243 Filmer, John : 318
Dracon : 242 Fischbach, Franck : 60, 100
Dufour, Dany-Robert : 547 Fisher, Mark : 435, 440, 483
Duhem, Ludovic : 234 Forsé, Michel : 82
Duhem, Pierre : 271 Foster, George : 236, 237, 240
Dumont, Fernand : 132 Foucault, Michel : 36, 114, 129, 382,
Dumont, Jean-Paul : 234 426, 432, 466, 523, 535
Dumont, Louis : 27, 28, 39, 64, 115, 171, Franck, Georg : 161, 163, 503
218, 287, 326, 327, 328, 329, 330, 334, Freitag, Michel : 17, 43, 44, 111, 171,
335, 341, 342, 343, 344, 350, 465, 172, 192, 244, 547
489, 490, 547 Flusser, Vilém : 182, 454
Duccio di Buoninsegna : 275 Freud, Sigmund : 12, 222, 252, 324, 325,
Duns Scot, Jean : 272 445, 465, 470
Dupréel, Eugène : 100, 101, 102, 103 Friedell, Egon : 66, 67, 126, 127, 217,
Durand, Cédric : 290 246, 310, 451, 460
Durkheim, Émile : 5, 44, 54, 78, 81, 82, Friedman, Milton : 318
85, 103, 111, 112, 121, 152, 171, 179, Fugger, Jakob : 285
203, 243, 244, 302, 356, 357, 410, 417 Fukuyama, Francis : 17, 176, 182, 183,
Dürrenmatt, Friedrich : 493 184, 185, 368

Epreuves finales 17 avril 2018


576
Aldo Haesler • Hard Modernity

Fumaroli, Marc : 188 H


G Habermas, Jürgen : 17, 35, 57, 59, 78,
Galilée : 261, 262, 265, 271, 274, 277, 85, 118, 123, 140, 178, 189, 192, 195,
300, 301, 319 196, 197, 209, 282, 294, 296, 334, 374,
Garcia, Tristan : 12, 401 384, 392, 401, 440, 449, 475, 497, 545
Garin, Eugenio : 62 Haering, Norbert : 47, 49, 480, 542
Gates, Bill : 285 Halbwachs, Maurice : 75, 452, 453
Gauchet, Marcel : 16, 28, 195, 204, 305, Hall, John A. : 54
327 Hammond, Paula : 510
Gaudin, Jérémie : 457 Hamon, Hervé : 131, 153
Gebser, Jean : 112 Hanouna, Cyril : 503, 535
Gehlen, Arnold : 146, 182, 183 Harnack, Adolf von : 253
Gellner, Ernest : 427 Harvey, David : 189, 353
Gibson, William : 166 Hayek, Friedrich A. von : 65, 288, 292,
Giddens, Anthony : 17, 20, 67, 78, 90, 98, 404, 428, 523
112, 113, 176, 178, 193, 194, 195, 196, Hegel, Georg Wilhelm Friedrich : 17, 80,
197, 207, 209, 358, 392, 406, 417, 418, 91, 176, 177, 183, 184, 185, 265
452, 453, 467 Heidegger, Martin : 6, 23, 187, 221, 234,
Gilbert, Margaret : 104 237, 238, 256, 380, 393, 514
Gilbert, Nigel : 99 Heider, Fritz : 454
Gimbutas, Marija : 96 Heinemann, Gottfried : 235
Giotto di Bondone : 275, 276 Heinsohn, Gunnar : 286, 335
Girard, René : 30, 361 Heller, Agnès : 475
Giscard d’Estaing, Valéry : 29, 86, 142 Hénaff, Marcel : 228, 341, 362
Glasersfeld, Ernst von : 454 Henriques, Diana B. : 485
Gleeson-White, Jane : 292 Héraclite : 234
Gödel, Kurt : 434 Hérodote : 182
Goethe, Johann Wolfgang von : 169, 344, Hesse, Hermann : 143
369, 378, 392, 393, 426, 467, 540 Hirsch, Fred : 58, 132, 412, 423
Gogol, Nicolai : 392, 393 Hirschman, Albert O. : 313, 322, 337,
Goldthorpe, John N. : 78, 98 357, 427
Gombrowicz, Witold : 314, 535 Hobbes, Thomas : 296, 297, 302, 317,
Goody, Jack : 40, 55, 97, 181, 236, 290 318, 349
Gouldner, Alvin W. : 509 Hoggart, Richard : 98
Goux, Jean-Joseph : 46, 51, 443, 446, Hopper, Hugh : 162
448, 467, 541, 547 Hörisch, Jochen : 477, 479
Graeber, David : 15, 65, 150, 229, 286, Horkheimer, Max : 123, 134, 445, 475
333, 335, 446, 447, 480 Horner, Yvette : 142
Grotius, Hugo : 264, 302, 315, 316, 317, Houellebecq, Michel : 483, 535, 536
318, 349 Husserl, Edmund : 360, 447, 448
Guillaume, Marc : 396, 421, 502, 547 Huston, Nancy : 143
Guille-Escuret, Georges : 79, 110, 206, I
547 Illich, Ivan : 141, 460
Guilluy, Christophe : 156 Innis, Harold : 97, 341
Guizot, François : 370 J
Jaeger, Werner : 239, 240, 241

Epreuves finales 17 avril 2018


577
Index onomastique

Jaeggi, Rachel : 426 Kosik, Karel : 475


Jameson, Fredric : 58, 60, 189, 435, 439, Koslowski, Peter : 236
460, 462, 488 Koyré, Alexandre : 18, 67, 260, 261, 262,
Jappé, Anselm : 477 269, 270, 272
Jaspers, Karl : 242 Kurnitzky, Horst : 287
Jauss, Hans-Robert : 188 Kurzweil, Ray : 17, 104, 190
Jirgl, Reinhard : 144 L
Joas, Hans : 195, 361 Lacan, Laure : 419, 470
Joly, Marc : 82 Lakatos, Imre : 195, 244
Jonas, Hans : 198, 224, 263, 324 Landes, David : 335
Jorion, Paul : 462 Larrouturou, Pierre : 438
Joyce, James : 166 Lash, Scott : 98, 196, 197, 392
Juignet, Patrick : 83, 383 Latour, Bruno : 17, 103, 104, 339, 393
Jünger, Ernst : 536 Laum, Bernhard : 287
K Law, John : 98, 467
Kahn, Jean-François : 87, 88, 169 Lazarus, Jeanne : 419, 470
Kant, Immanuel : 105, 202, 243, 267, Lazzarato, Maurizio : 335
449, 479, 507 Lea, Stephen : 478, 510
Kantorowicz, Ernst : 228 Le Brun, Jacques : 310, 348
Kapp, Ernst : 146 Le Filarète, Antonio di Pietro Averlino
Kardiner, Abram : 112 (dit) : 279
Karsenti, Bruno : 244 Legendre, Pierre : 497
Kennedy, John F. : 130, 170 Leibniz, Gottfried Friedrich Wilhelm :
Kelsen, Hans : 121, 356 36, 262, 325, 332, 507
Kepler, Johannes : 246, 247, 261, 262, Leiser, Eric : 459
271, 274, 300, 319 Lénine, Vladimir Illich : 24, 25, 26, 245,
Kerviel, Jérôme : 439, 525 252
Keynes, John Maynard : 50, 150, 417, Leroi-Gourhan, André : 146, 230
455, 467, 525 Lethen, Helmuth : 144
Kippelen, Robert : 23 Levergeois, Bertrand : 265
Kittler, Friedrich A. : 97, 502 Lévi-Strauss, Claude : 75, 124, 225, 302,
Kittsteiner, Heinz-Dieter : 66, 124 306, 344, 476
Klossowski, Pierre : 467 Lévy, Pierre : 98, 193
Kluge, Alexander : 436 Lianos, Michalis : 361, 453, 471, 548
Knapp, Georg Friedrich : 286 Lichtblau, Klaus : 242, 547
Knight, Frank H. : 138, 318, 319, 462, Liiceanu, Gabriel : 65, 547
528 Liefmann, Robert : 111
Knorr-Cetina, Karin : 195 Lipovetsky, Serge : 195, 197
Koestler, Arthur : 132, 135, 258, 262, Littré, Émile : 121
271 Locke, John : 202, 318, 342
Kohlberg, Lawrence : 85, 118 Lockwood, David : 116
Kohn, Sonja : 485 Lovejoy, Arthur O. : 62, 63, 128, 241,
Kojève, Alexandre : 182, 183, 184, 185 261, 262, 332
König, René : 119 Löwith, Karl : 67, 220, 267, 268
Kopytoff, Igor : 16, 66, 124, 128 Luhmann, Niklas : 17, 34, 35, 41, 78, 84,
Koselleck, Reinhart : 16, 66, 124, 128 91, 100, 104, 109, 113, 114, 115, 188,

Epreuves finales 17 avril 2018


578
Aldo Haesler • Hard Modernity

198, 231, 255, 285, 335, 358, 385, 393, Méda, Dominique : 438
423, 431, 454, 469 Meinong, Alexius : 484
Lukács, Georg : 160, 327, 380, 463, 464, Menger, Carl : 286, 428
475, 493 Meillassoux, Quentin : 63, 488
Luxemburg, Rosa : 135 Merleau-Ponty, Maurice : 185, 451
Lyotard, Jean-François : 130, 146, 171, Mersenne, Marin : 307, 324
172, 176, 182, 188, 189, 191, 192 Merton, Robert C. : 88, 461
M Metrovic, Stjepan : 417
Mach, Ernst : 25, 34 Michelet, Jules : 294
Machado, Antonio : 185 Mill, John Stuart : 83
Machiavel, Nicolas : 313 Molière : 275
Macron, Emmanuel : 32, 424 Moore, Barrington : 54, 190
Madoff, Bernard A. : 485, 486, 487, 488, Montaigne, Michel de : 328, 329, 394,
490, 493 396
Maître Eckhard : 261 Montchrestien, Antoine de : 64, 337, 340
Makropoulos, Michael : 64, 255 M ont e s q u ieu , C h a rle s L ou i s de
Malamoud, Charles : 484 Secondat, baron de La Brède et de :
Man, Hendryk de : 183 91, 302, 305, 369
Mandel, Ernest : 165 Morrison, Jim : 131, 143
Mandelbrot, Benoît : 363 Moscovici, Serge : 83, 132, 149, 230, 335,
Mandeville, Bernard de : 65, 344, 379, 378, 446, 448
455 Mühlmann, Heiner : 95
Manetti, Domenico : 279 Müller, Rudolf Wolfgang : 335, 477
Mann, Michael : 99 Münch, Richard : 78, 195
Mann, Steve : 192 Musk, Elon : 133, 190, 506, 531
Mannoni, Octave : 450, 451, 494, 501 Musil, Robert : 166, 325
Marcion : 253 N
Marcuse, Herbert : 141, 373, 421 Negri, Toni : 15
Martel, Frédéric : 366 Nakamoto, Ryuichi : 34
Martuccelli, Danilo : 79 Needham, Joseph : 232
Mattéi, Jean-François : 237, 261 Negt, Oskar : 91, 436, 547
Marx, Karl : 5, 14, 17, 20, 21, 31, 50, Nelson, Benjamin : 306, 341, 455
51, 54, 58, 59, 60, 61, 68, 72, 85, 111, Newton, Isaac : 38, 273, 277, 310
121, 133, 142, 148, 155, 160, 164, 165, Nicolai, Carsten : 34
171, 182, 183, 184, 191, 226, 228, 247, Nicolle, Jean-Marie : 261
252, 267, 274, 282, 290, 296, 327, 329, Nietzsche, Friedrich : 123, 195, 237
330, 335, 380, 413, 417, 426, 428, 429, Noica, Constantin : 408
445, 447, 454, 455, 457, 463, 464, 467, North, Dudley : 330
468, 470, 474, 476, 481, 493, 507, 523, Noto, Alva : 34
528, 543 O
Mauss, Marcel : 96, 116, 226, 227, 228, Occam, Guillaume d’ : 103, 187, 259
304, 326, 362, 398, 537 Oetzel, Klaus-Dieter : 477
McLuhan, Marshall : 97, 171, 193, 203, Offe, Claus : 195, 197, 392
225, 226, 290, 335, 425 Ong, Walter J. : 97, 98, 236, 243, 290,
Meadows, Dennis : 58, 131, 132 454
Méchoulan, Henry : 230 Oresme, Nicole : 261

Epreuves finales 17 avril 2018


579
Index onomastique

Origène : 234 Q
Orléan, André : 430 Quesnay, François : 327
Orwell, George : 192 R
Osiander, Alexander : 273, 274 Radkau, Joachim : 35
P Radkowski, Georges-Hubert de : 386
Pacioli, Luca : 291 Rammstedt, Otthein : 356, 547
Paine, Thomas : 334 Ranke, Leopold von : 127
Panofsky, Erwin : 275, 276, 277 Ratledge, Mike : 162
Papilloud, Christian : 503, 547 Rawls, John : 386, 399
Pareto, Vilfredo : 112, 268, 498 Ricardo, David : 64, 138, 308, 330, 336,
Parsons, Talcott : 35, 86, 98, 109, 194, 344, 345, 346, 371, 375, 379, 388, 404,
282, 358, 417, 431 425, 504
Pascal, Blaise : 15, 88, 249, 301, 325, 332 Richir, Marc : 162
Paul, Axel T. : 482 Riegl, Alois : 141
Péguy, Charles : 65, 305 Rifkin, Jeremy : 353, 503
Pearson, Harry : 226 Rocchi, Jean : 311
Pérec, Georges : 27, 501 Rodbertus, Karl : 226, 246, 248, 335
Perrault, Charles : 188, 402 Roehner, Bertrand : 78
Perry, Ronen : 498 Rol, Cécile : 405, 504, 547
Pétrarque : 369 Romano, Claude : 360
Pétrone : 323 Roover, Raymond de : 227, 228, 291
Pfaller, Robert : 145, 146, 536 Rosa, Hartmut : 89, 91, 267, 381, 434,
Piaget, Jean : 85 503, 512
Pic de la Mirandole, Jean : 311 Rose, Nikolas : 99
Pichette, Jean : 229, 340, 547 Rosanvallon, Pierre : 28, 91, 327, 334,
Piette, Albert : 149 347, 379, 427
Piketty, Thomas : 490, 491, 497 Rosset, Clément : 168
Pinch, Trevor : 99 Rotman, Brian : 135, 280, 281
Pinchard, Bruno : 311 Rotman, Patrick : 131, 153
Platon : 236, 249, 295, 308, 393 Rousseau, Jean-Jacques : 30, 91, 302,
Plenge, Johann : 356 318, 342, 348, 349, 384
Plessner, Helmuth : 322 Roustang, François : 23, 26, 352
Pline l’Ancien : 235 Rüstow, Friedrich : 112
Plotin : 308 S
Plutarque : 242 Sade, Donatien-Alphonse-François de :
Polanyi, Karl : 11, 66, 124, 125, 127, 256
135, 226, 227, 389 Sahlins, Marshall : 244
Ponzi, Carlo : 20, 21, 50, 482, 486, 487, Saïd, Edward : 199
488, 490, 491, 492, 493, 494, 497, 498, Saint Anselme de Canterbury : 271, 408
500, 501, 502, 505, 506, 514, 524 Saint Augustin : 158, 217, 224, 253, 266,
Postone, Moishe : 149 269, 537
Poutine, Vladimir : 15, 163 Saint-Exupéry, Antoine de : 53
Proust, Marcel : 166 Saint Thomas : 313
Pufendorf, Samuel von : 302, 317, 318, Salinger, J.D. : 143
349, 350 Salomon-Delatour, Gottfried : 356
Pynchon, Thomas : 166 Sandel, Michael J. : 447, 483

Epreuves finales 17 avril 2018


580
Aldo Haesler • Hard Modernity

Sarkozy, Nicolas : 436 Solon : 239, 242


Savary, Jacques : 338, 339, 340, 349 Sombart, Werner : 29, 42, 58, 77, 121,
Sassen, Saskia : 195 291, 332, 335
Schadewaldt, Wolfgang : 235 Sorokin, Pititim : 75, 87, 88, 89, 96, 112,
Scheidler, Fabian : 333 121, 156, 226, 445
Schiavone, Aldo : 217, 305, 316 Spann, Othmar : 356
Schiller, Friedrich : 205 Spencer, Herbert : 85
Schmandt-Besserat, Denise : 286 Spencer-Brown, George : 178
Schmitt, Bernard : 430, 456, 467 Spengler, Oswald : 88, 182, 275
Schmitt, Carl : 101, 102, 258, 266, 268, Sperber, Dan : 343
536 Spinoza, Baruch de : 325, 397, 398
Scholes, Myron : 137, 138, 207, 460, 461, Starobinski, Jean : 532
462, 463 Steiner, Philippe : 179
Schroeder, Gerhard : 194 Stentzler, Friedrich : 368
Schumpeter, Josef A. : 31, 58, 164, 165, Stiegler, Bernard : 148
240, 274, 327, 335, 345, 506, 534 Stirner, Max : 429
Schuon, Frithjof : 273 Suidas : 235
Scott, James C. : 56 Sulzberger, Cyrus L. : 144
Selye, Hans : 158 Supiot, Alain : 497
Semprun, Jaime : 198 Szakolczai, Arpad : 78
Sennett, Richard : 195, 353 T
Servet, Jean-Michel : 286, 446 Tausig, Ben : 34
Shakespeare, William : 169, 280 Taylor, Charles : 178, 195, 266
Shell, Marc : 467 Taylor, Frederick W. : 158
Šik, Ota : 153 Thalès : 234, 320
Silva, Lula de : 56 Thatcher, Margareth : 26, 184, 518
Simmel, Georg : 5, 15, 20, 34, 35, 46, 60, Thomas, Yan : 181, 217, 316
81, 85, 102, 105, 110, 118, 123, 157, Thompson, Edward P. : 138
158, 187, 204, 205, 206, 227, 240, 242, Thucydide : 182
285, 320, 347, 352, 356, 357, 358, 362, Tilly, Charles : 54, 127
366, 367, 389, 411, 417, 418, 420, 428, Tocqueville, Alexis de : 54
429, 431, 433, 443, 446, 448, 455, 466, Todd, Emmanuel : 152
467, 468, 504, 515, 532, 534, 539 Tomasello, Michael : 93, 360
Simon, Claude : 26, 75, 118, 122, 166 Tönnies, Ferdinand : 42, 58, 80, 215,
Simondon, Gilbert : 146, 148, 234, 393, 302, 332, 356
434 Torrens, Richard : 330
Simplicius : 234, 235 Toynbee, Arnold J. : 88, 188, 200, 227
Skocpo, Theda : 64, 127 Touraine, Alain : 17, 178, 195, 197, 209,
Sloterdijk, Peter : 17, 63, 67, 182, 183, 392
187, 260, 263, 324, 505 Troeltsch, Ernst : 268
Smelt, Simon : 448 Trump, Donald J. : 15, 163, 435, 531
Smith, Adam : 31, 32, 138, 202, 327, 334, Turckle, Sherry : 473
365, 375, 379, 434, 513, 535 Turner, Jonathan H. : 78, 84, 85, 294
Sohn-Rethel, Alfred : 15, 51, 149, 284, U
335, 428, 429, 446, 448, 475, 476, 477, Uhlaner, Carole : 348
478, 479, 480, 481, 507, 508, 547 Urry, John R. : 98

Epreuves finales 17 avril 2018


581
Index onomastique

V X
Valéry, Paul : 168, 299, Xénophane : 297
Vallos, Fabien : 457 Y
Van Inwagen, Peter : 257 Yamey, Basil S. : 291
Vasari, Giorgio : 279 Yates, Frances E. : 265
Vasto, Lanza del : 141, 460 Z
Vaughan, Genevieve : 119, 547 Zarsky, Tal : 498
Vengeon, Frédéric : 261, 271 Zelizer, Viviana A. : 7, 56, 514
Viansson-Ponté, Pierre : 130 Ziegenfuss, Werner : 356
Vibert, Stéphane : 394 Žižek Slavoj : 61
Vico, Giambattista : 322, 342, 355 Znoj, Heinzpeter : 240, 304, 305, 547
Vidal, Denis : 54 Zumthor, Paul : 238
Vierkandt, Alfred : 75, 79, 87, 92
Vinci, Léonard de : 38, 291, 408
Vinciguerra, Lucien : 275
Viner, Jacob : 64, 318, 337
Virilio, Paul : 91
Vitruve : 279
Voegelin, Eric : 224, 324
Vogl, Josef : 138, 207, 461, 463
W
Wagner, Peter : 78
Wallerstein, Immanuel : 54, 127, 425,
521
Warhol, Andy : 144, 499
Weber, Max : 5, 29, 40, 42, 54, 69, 71,
75, 77, 78, 85, 109, 111, 121, 123, 144,
179, 180, 186, 203, 208, 218, 224, 231,
232, 260, 268, 331, 334, 335, 341, 357,
358, 369, 393, 417, 421, 428, 432, 440,
445, 463, 467
Webley, Paul : 478, 510
Werner, Richard A. : 529
Westermarck, Richad : 508
White, Harrison C. : 60, 103, 104
Wicksell, Knut : 467
Wiese, Leopold von : 102
Willmann, Françoise : 51, 477, 547
Woesler de Panafieu, Christine : 477
Wolf Philip : 477, 478
Wolff, Christian : 332
Wölfflin, Heinrich : 323
Wood, Ellen M. : 347
Woolgar, Steve : 98
Wyatt, Robert : 162

Epreuves finales 17 avril 2018


Epreuves finales 17 avril 2018
Table des matières

Avant-propos [page 5]
Première partie. Présentation

Prologue [page 11]


 Contenu analytique …………………………………………………… 16

Chapitre 1. L’argument [page 23]


 De-cashing ……………………………………………………………… 45

Chapitre 2. La modernité capitaliste [page 53]


 Réécrire le projet moderne …………………………………………… 61

 Questions de méthode ………………………………………………… 66

Deuxième partie. Méthode et terrain

Chapitre 3. Esquisse d’une théorie


relationniste du changement social [page 75]
 Une vocation perdue et peut-être retrouvée ……………………… 75
 Paradigmes sociologiques du changement social ………………… 81
 Esquisse d’un modèle ………………………………………………… 92
 Le cadre relationnel d’une théorie du changement social …… 99
Digression sur les états de conscience
 Un modèle pentagonal ……………………………………………… 110
 Conclusion …………………………………………………………… 120

Epreuves finales 17 avril 2018


584
Aldo Haesler • Hard Modernity

Chapitre 4. Une période de seuil :


la Grande transformation II [page 123]
 Espace d’expérience et horizon d’attentes ……………………… 126
 Une nouvelle époque de seuil dans la modernité :
les premières années 1970 ………………………………………… 130
1. Épuisement
2. Le passage au capitalisme hard
3. La raréfaction des ressources d’utopie
4. Les techniques interpassives
5. Décrochages socio-démographiques
6. Nouvelles territorialités, nouvelles temporalités
7. Une esthétique hard, des médiateurs mous
 Les crises de la modernité capitaliste …………………………… 163
 Conclusion …………………………………………………………… 165

Chapitre 5. Quatre conjectures:


posthistoire, surmodernité,
postmodernité et protomodernité [page 175]
 L’éternel retour du même ………………………………………… 182
Digression sur la reconnaissance
 Une nouvelle ère ? …………………………………………………… 188
 Apprendre de l’histoire …………………………………………… 193
 Une longue attente ………………………………………………… 199
 D’une conjecture l’autre …………………………………………… 208
 Conclusion …………………………………………………………… 210

Troisième partie. Reconstruction

Chapitre 6. L’ère d’Anaximandre : la dette et le cosmos [page 215]


 Le monde d’Augustin ……………………………………………… 215
 La galère ……………………………………………………………… 222

Epreuves finales 17 avril 2018


585
Table des matières

 Le double registre de l’échange …………………………………… 225


 Le fragment ………………………………………………………… 233
 Une remarque de méthode ………………………………………… 242
Chapitre 7. Copernic
et la découverte des « mondes infinis » [page 245]
 Les deux « révolutions » des modes de circulation …………… 247
 Le radeau …………………………………………………………… 249
 Absconditus …………………………………………………………… 252

 Contingence ………………………………………………………… 254


 Du cosmos à l’univers ……………………………………………… 258
 Hans Blumenberg : la modernité par défaut …………………… 265
 Les inventions ……………………………………………………… 270
1. L’infini
2. La perspective
3. Le zéro
4. L’argent moderne
La reproduction mécanisée
Une création ex nihilo
La plus-value monétaire (M – M’)
L’abstraction monétaire
La comptabilité en partie double
La dématérialisation

 Conclusion …………………………………………………………… 293


 Le radeau (suite) …………………………………………………… 296

Chapitre 8. Un changement de grammaire sociale :


de l’échange à somme nulle à l’échange
à somme positive [page 299]
 La vie sociale sur le radeau ……………………………………… 299
Digression sur la mauvaise presse
 Les prodromes d’une nouvelle grammaire sociale …………… 307

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586
Aldo Haesler • Hard Modernity

Marsile Ficin et l’érotique du lien


Giordano Bruno : communauté d’immanence et infini
 Le droit naturel, une protosociologie …………………………… 313
 De l’infini en acte aux richesses illimitées ……………………… 318
 La découverte de l’échange marchand
comme jeu à somme positive ………………………………………… 326
Digression sur le mercantilisme
 La logique de l’échange à somme positive ……………………… 343
Digression sur la loi de Ricardo
 Conclusion …………………………………………………………… 346

Chapitre 9. Le système de le modernité,


une reconstruction [page 355]
 Comment la société est-elle possible ? …………………………… 356
 Modernité et indifférence (HH) …………………………………… 364
Digression sur l’eye contact
 Un principe épidémique : l’émulation des profits (HC) ……… 370
 Les infortunes du projet de paix perpétuelle (CC) …………… 375
 Les illusions du perfectionnement de la nature (CN) ………… 377
 La logique de l’aliénation (HN) …………………………………… 379
 Conclusion …………………………………………………………… 381

Chapitre 10. Le tiers exclu [page 383]


 Le tiers exclu ………………………………………………………… 385
 Le tiers augmenté : les externalités positives
du principe du jeu à somme positive ……………………………… 390
Les relations affinitaires (HH)
Digression : la question du consentement
L’espace public bourgeois (HC)
L’Europe (CC)
Nature anthropocénique (CN)

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587
Table des matières

L’Homme augmenté (HN)


 La contagion des idées ……………………………………………… 408
 Conclusion …………………………………………………………… 410
 Sur l’île artificielle ………………………………………………… 411

Quatrième partie. Leçons

Chapitre 11. Les inconséquences de la modernité [page 417]


 Une nouvelle synthèse sociale …………………………………… 419
 Le paradoxe de Jameson …………………………………………… 435
 Abstraction monétaire et lois chrématistiques ………………… 442

Chapitre 12. Une société sans échanges [page 459]


 La formule de Black et Scholes …………………………………… 460
 Hyperfétichisme …………………………………………………… 463
Georg Lukács
Fétichisme et hyperfétichisme
Les pratiques encartées
Alfred Sohn-Rethel
Métacritique de la marchandisation
 La méthode de Bernie ……………………………………………… 485
 La société de Ponzi ………………………………………………… 488
Digression : Quelles lois pour quelles sociétés
 L’éclipse de la réciprocité ………………………………………… 507

Conclusion [page 521]


 L’escompte …………………………………………………………… 522
 Profits without production ………………………………………… 529
 Parler comme des agneaux, agir comme des loups …………… 531
 Et maintenant ? ……………………………………………………… 537
 Coda …………………………………………………………………… 540

Epreuves finales 17 avril 2018


588
Aldo Haesler • Hard Modernity

Épilogue [page 545]


Remerciements [page 547]
Bibliographie [page 549]
Index onomastique [page 573]

Epreuves finales 17 avril 2018


Epreuves finales 17 avril 2018
Epreuves finales 17 avril 2018
Epreuves finales 17 avril 2018
Imprimé en France
Achevé d’imprimer en avril 2018 par Laballery
Rue Louis-Blériot, 58502 Clamecy.
Dépôt légal : avril 2018.

Epreuves finales 17 avril 2018


A
ldo Haesler tente ici de donner une nouvelle explication de la genèse
et de la dynamique particulière de la modernité. Son avènement ne
serait pas tant dû à la science nouvelle, à la philosophie moderne
ni même à l’économie capitaliste, mais tiendrait essentiellement à
une nouvelle manière de concevoir les relations humaines. De jeu à somme
nulle (un gagnant et un perdant), la relation est devenue jeu à somme positive
(toutes les parties gagnent) ; de réseau d’endettement, elle est devenue une
source d’effervescence et d’émulation réciproques. Là est le socle commun
des explications classiques de la modernité, de Marx et Weber jusqu’aux plus
récentes. Ces jeux qui structurent tous nos rapports à autrui, au monde et à
nous-mêmes, le font au moyen de médias de communication qui, dans les
sociétés non modernes, sont de l’ordre du pouvoir, de la croyance, mais aussi
de la beauté et de la justice, alors qu’avec le développement de la modernité,
c’est l’argent qui s’est progressivement substitué à ces médias traditionnels.
D’instrument de règlement partiel des dettes, l’argent est devenu médium
généralisé, à la fois le maître-étalon d’un nombre de plus en plus grand de
relations, et en même temps leur principe dynamique. En tant qu’étalon de
toute mesure, l’argent tendra à libérer toutes les relations de leurs entraves
traditionnelles ; mais, en même temps, il rendra invisibles ceux qui, dans
un jeu à somme positive, devront en assumer les coûts. Car, dans un monde
aux ressources limitées, le gain multiple se solde nécessairement par un
tiers invisibilisé qui doit en endosser les conséquences. En tant que principe
dynamique, l’argent s’émancipe peu à peu de son substrat matériel, ce qui
rend sa circulation de plus en plus rapide et invasive. Il atteint aujourd’hui,
sous sa forme électronique, son stade de perfection phénoménale. S’effaçant
de nos seuils de conscience, il échappe à notre emprise réflexive. Sa libre
prolifération fera des relations « effervescentes » le standard de toute relation
et de la dette, un signe d’exclusion. Telle est la situation de la modernité dure
qui concourt à faire de la modernité capitaliste contemporaine le régime
socio-culturel le plus stable que l’humanité ait connu depuis ses origines.
Mais la stabilité n’est pas, dans ce contexte, une vertu. Serait-ce le véritable
défi de ceux qui souhaitent en sortir ?

P rofesseur des Universités (Université de Caen Normandie, EA « Identité et


subjectivité »), Aldo Haesler est sociologue, philosophe et économiste.
Spécialiste de la sociologie de Georg Simmel, il étudie le rapport entre modernité
et argent, plus particulièrement les conséquences sociales et culturelles de la
dématérialisation de celui-ci.

29 €

ISBN 978-2-37361-156-4

Éditions Matériologiques
Collection « E-conomiques » dirigée par Gilles Campagnolo
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