Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
net/publication/342702376
Epreuves finales17av18
CITATIONS READS
0 50
1 author:
Haesler Aldo
Université de Caen Normandie
14 PUBLICATIONS 14 CITATIONS
SEE PROFILE
All content following this page was uploaded by Haesler Aldo on 05 July 2020.
Hard
Modernity
La perfection du capitalisme
et ses limites
E
Collection -conomiques
Éditions Matériologiques
Epreuves finales 17 avril 2018
Epreuves finales 17 avril 2018
Epreuves finales 17 avril 2018
Aldo Haesler
Hard Modernity
La perfection du capitalisme et ses limites
ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUES
Collection « E-conomiques »
Aldo Haesler
Hard Modernity
ISBN (papier) 978-2-37361-156-4
eISBN (ePub) 978-2-37361-157-1
eISBN (PDF) 978-2-37361-165-6
ISSN 2427-4933
© Éditions Matériologiques, avril 2018.
51, rue de la Fontaine au Roi, F-75011 Paris
materiologiques.com / contact@materiologiques.com
Conception graphique, maquette, PAO, corrections : Marc Silberstein.
Logo de la collection par Kaori Kasai (© Kaori Kasai).
de notre carte à celui d’une clé ou d’un outil du même ordre. Si notre
cerveau fait comme précédemment la synthèse entre les deux actions,
le calcul précédent sera remplacé par une « perception » du type « opé-
ration réussie ». La récompense ne viendra pas de la frustration que
nous avons subie en donnant notre argent, mais du succès d’une petite
opération technique qui est en passe de devenir aujourd’hui l’une des
routines quotidiennes les plus massives et les plus courantes au monde
(à l’instar des « nuques brisées » des utilisateurs de smartphone). C’est
cela l’enjeu de l’offensive capitaliste actuelle.
Si nous comparons ces deux scènes, il saute aux yeux qu’à la place
de la grammaire sociale du « donner (pour) recevoir » s’est glissée
une grammaire individuelle du « présenter (pour) recevoir ». L’une
des conventions les plus élémentaires réglant la réciprocité sociale,
ce que les Romains ont nommé le do ut des, est sur le point de s’éva-
nouir. Qu’il faille donner (do) pour (ut) recevoir (des) en retour est
une conscience élémentaire qui se retrouve même chez des singes
(chimpanzés, bonobos). Cette conscience est aujourd’hui en train de
s’évanouir rapidement ; aussi rapidement que le numéraire, c’est-à-dire
l’argent matériel, fait de pièces et de billets.
En effet, l’offensive abolitionniste est entrée aujourd’hui dans sa
phase terminale, et on peut dire sans grand risque que la bataille
du numéraire est d’ores et déjà perdue. Ses détracteurs, banques
publiques et privées, nationales et internationales, organismes finan-
ciers et para-financiers, gouvernements, commerces en ligne, lobbies
transnationaux, services de renseignements, géants industriels, sans
parler des émetteurs de monnaies publiques et privées, régaliennes
et cryptées, ont désormais construit un réseau économique et tech-
nique parfaitement au point et imaginé un tissu d’arguments et de
contraintes contre lesquels la résistance de la société civile, si elle a
lieu, paraît aussi dérisoire que désespérée. Les enjeux de cette offen-
sive se comptent en billions de dollars, rappelons-le ; une somme à
mettre en parallèle avec les dettes plus ou moins toxiques accumulées
depuis la crise des subprimes. Mais les enjeux ne sont pas purement
quantitatifs, ils sont aussi et surtout structurels. Ne prenons qu’un
exemple. Une fois l’argent matériel disparu, on n’assistera plus aux
bank runs qui ont caractérisé toutes les crises financières de la moder-
nité capitaliste depuis ses débuts. En effet, ce ne sont ni les guerres,
ni les grèves, ni les assassinats, ni les épidémies, ni les phénomènes
météorologiques qui ont mis à mal ce « système », mais les insistantes
queues d’épargnants venus récupérer cash ce qui restait de leurs éco-
Contenu analytique
Une hypothèse aussi simple que celle d’une modernité issue et
portée de manière contagieuse par un jeu de pensée engage généra-
lement une argumentation complexe et sinueuse. Après avoir défini
et resitué la modernité capitaliste (« Prologue »), esquissé la méthode
sociologique susceptible de reformuler le changement social (cha-
pitre 1, « Argument »), nous traçons dans la suite de cette présentation
les principales étapes.
Notre point d’entrée est une période historique très courte dont on
commence à comprendre aujourd’hui l’importance, notamment dans
les derniers écrits de Marcel Gauchet (2017) (chapitre 2, « La moder-
nité capitaliste »). C’est le début des années 1970. Nous y avons repéré
pas moins de 40 événements dans un laps de temps très court (30
mois au maximum). Selon nous, elle sépare une modernité capita-
liste douce, où le sentiment de pouvoir conserver un certain contrôle
sur son destin, le sien propre et celui de la société dans laquelle on
vit, existe encore ; et d’une modernité dure (hard), où le sentiment
de disposer encore d’alternatives est révolu, et où nous nous sentons
pris dans une irréversibilité historique et en proie à des « lois » que
nous sommes incapables de comprendre. Ces 40 événements dont les
plus importants sont l’abrogation des traités de Bretton Woods et des
innovations financières qui lui font suite, la publication des premiers
rapports du Club de Rome, la crise de l’idéologie marxiste et d’un cer-
tain nombre de « ressources utopiques » et la stagflation de l’économie
capitaliste, marquent une transformation majeure de la modernité
capitaliste, peut-être même la plus importante de toute son histoire.
L’exercice auquel nous nous livrons consiste à trouver le fil rouge le
moins abstrait possible susceptible d’expliquer le plus grand nombre
possible de phénomènes de ce qu’à la suite de Reinhart Koselleck nous
considérons comme une « période de seuil » (Sattelzeit). La synthèse
que nous en obtenons est la suivante : pendant cette période de seuil, le
« système capitaliste » prend conscience d’un certain nombre de limites
matérielles qui empêchent son expansion continue. Il y répond par la
création monétaire privée et un certain nombre de nouveaux gisements
de valeur, dont au premier chef des valeurs immatérielles comme les
(en acte) et sans repères était une sublimation du jeu à somme nulle en
jeu à somme positive (chapitre 6, « L’ère d’Anaximandre : la dette et le cos-
mos »). La seule certitude dans un univers déboussolé réside donc dans
une formule où cet infini est interprété dans la démesure de mondes
« infiniment riches » (Giordano Bruno), où la règle compensatoire
d’Anaximandre est remplacée par la promesse d’un enrichissement
accessible à tous. Portée par la mètis marchande qui est en quelque
sorte le troisième toron à côté de la philosophie et de l’astronomie, cette
sublimation est une fiction excessivement efficace en ce qu’elle tend
à se substituer la violence traditionnelle par un partage des savoirs
dans des jeux de synergie qui avaient été impensables jusque-là. Le
pouvoir s’arrache et abdique, alors que le savoir se partage et se mul-
tiplie du fait de ce partage. Or, dans un monde livré à une surenchère
de connaissances, seul l’argent est en mesure de réduire la complexité
du monde en transformant systématiquement une chose en un prix.
C’est à partir de là que le sociologue se pose la question : comment
une société est-elle possible sous ces conditions (chapitre 7, « Copernic
et la découverte des “mondes infinis” ») ? En d’autres termes, comment
une société structurellement stable et stable dans le temps peut-elle
exister à partir de cette nouvelle grammaire individuelle du jeu à
somme positive ?
L’échange à somme positive est bien une fiction. Elle fonctionne
dans presque tous les cas à l’exclusion d’un tiers invisible ou invisi-
bilisé, c’est-à-dire de celui qui devra assumer les externalités néga-
tives qu’un tel jeu occasionne. En effet, pris comme un tout, notre
monde est un monde limité ; à part le partage de biens dématérialisés
(comme le savoir), toutes ses ressources ne circulent que selon l’adage
de Jean Bodin « À qui perd gagne ». Définir ce tiers, calculer ses coûts
et proposer des mesures compensatoires sera l’objet du chapitre 8, « Un
changement de grammaire sociale : de l’échange à somme nulle à l’échange
à somme positive ». Mais la modernité est en même temps porteuse
d’espoirs, de découvertes et d’innovations fulgurantes. Le côté lumi-
neux du jeu à somme positive, nous le trouvons dans l’éclosion d’un
espace public (bourgeois), mais aussi dans la possibilité de relations
humaines non contraintes (affinitaires), dans le cosmopolitisme et la
représentation démocratique. Ce sont là des externalités positives de
ce jeu qui, par sa logique, a permis de donner forme aux principes de
l’humanisme européen.
Les chapitres finaux traiteront de l’état de la modernité capitaliste
contemporaine, surtout après la crise des subprimes. Cette crise avait
[1] L’ouvrage d’Ernst Bloch (1954-1959) ne peut être lu que dans le contexte du découragement
total de son auteur devant le phénomène nazi. Qu’à la place du projet révolutionnaire
marxien ce soit une « révolution de droite » qui réponde à la crise de 1929 et de manière
aussi apocalyptique, ne pouvait mobiliser chez ce dialecticien extraordinaire qu’une anti-
thèse aussi décidée. Robert Kippelen, notre maître en philosophie, qui en avait été l’élève,
sut nous en inspirer dans les années 1960 tardives. L’anti-espérantisme que nous suivrons
tout au long de cet ouvrage s’apparente donc bel et bien à un travail de deuil.
[2] „Wo aber Gefahr ist, wächst / das Rettende auch“, sont les vers les plus cités de l’hymne
Patmos, alors que sa résolution, „Es ist alles gut “, ne fait pas allusion à un salut à venir
(das Rettende), comme le pensait encore Adorno (1974, p. 447-491) mais à une autre lecture
de l’histoire qui donnerait aux Lumières un nouvel élan. Heidegger (1962, p. 48 sq.) s’en
sert aussi dans sa « critique » de la technique de manière (volontairement ?) maladroite.
[3] Nous reviendrons souvent sur ce terme qui n’est pas sans rappeler ce qu’on économie on
nomme des externalités négatives. Il s’agit d’une tierce partie (personnelle, sociale, natio-
nale, physique, symbolique, etc.) qui, dans le cadre d’un jeu à somme positive, assume
les coûts du double (triple, quadruple, etc.) bénéfice d’une transaction qui en réalité est
un jeu à somme nulle.
[4] youtube.com/watch?v=lYeP8a_Y_0A&t=115s
[5] Nous nous servons ici d’un langage systémique, puisque chez Luhmann inclusion et exclu-
sion sont des paramètres centraux de l’ultrastabilité communicationnelle d’un système.
den Wirt machen, comme on dit en allemand), dans notre cas, sans la
petite main éthiopienne. Simmel s’était rendu compte, en 1900 déjà,
que ce qu’il appelle le « progrès matériel », ce que les hommes gagnent
sur la nature puis sur le dos d’autres hommes, arrivait nécessairement
à épuisement. S’ensuivraient conflits et guerres, et un monde de « la
rivalité généralisée » que Simmel exècre. C’est bien là le monde du jeu
à somme nulle : ce que je mange, je l’ôte de la bouche de celui qui a
faim. Mais il doit bien y avoir une issue, se dit Simmel. Pour l’homme
de culture qu’il est, cette issue n’est pas sorcière. Faisons donc pour les
biens marchands ce que nous faisons pour les biens de culture. Par-là,
par cette confusion des biens, il espère non seulement dépasser toute
forme de rivalité et de limite, mais sauver le principe marchand qu’en
bon réaliste il se doit d’envisager. On voit aussitôt le dilemme : faire
des biens marchands des biens de culture, il court le risque de réaliser
l’inverse, de faire des biens de culture des biens marchands. Mais le
principe est entrevu. Il aurait pu faire mention des communs aussi,
qui est une idée ancienne, dérivant de l’utilisation communautaire
(mais exclusive, sinon excluante) des terres arables6. Il s’en tient à des
hymnes, des fêtes populaires ou des œuvres artistiques qu’il appelle
tantôt « biens culturels » ou « biens symboliques ».
Plutôt qu’une conversion formelle de l’échange marchand, ce pro-
grès fonctionnel s’inscrit dans un champ sémantique nouveau qui
se structure vers la fin de la Renaissance. C’est là le laboratoire de
la modernité. Nous verrons que le nouvel échange n’en est qu’une
résultante particulièrement bien documentée. D’analogies en homo-
logies, puis en structuration, ce champ embrasse tous les phénomènes
existants et imaginaires : de la vie sociale à la culture, des formes de
pensée aux représentations sociales et jusqu’à la manière de penser
Dieu. Nous sommes donc bien en face d’une nouvelle ontologie ; une
ontologie qui rompt avec l’aristotélisme sur deux plans fondamentaux :
d’une part, on ne réfère plus aux étants comme de substances, mais
comme de relations, et de l’autre, on n’envisage plus le temps à partir
d’un tout qui se diffracterait en fragments, mais en partant de ces
fragments menant à un tout dont on ignore la forme. L’histoire ne se
Toutes choses égales par ailleurs, nous nous servirons de Luhmann comme naguère (1981)
Habermas s’était servi de Parsons.
[6] Devant la mode actuelle dont jouit ce terme, il faut être prudent et veiller à ne pas l’eu-
phoriser sans prendre en compte les déterminismes socio-historiques, comme le rappelle
Joachim Radkau (2002).
lira donc plus ab initio, mais devra être recomposée à partir d’un tout
supposé dont il s’agira de reconstruire les éléments (nous reviendrons
sur cette méthode dite généalogique plus loin).
Cette conversion, qu’on peut dater avec suffisamment de précision –
le premier quart du XVIIe siècle –, est passée inaperçue (c’est le moins
qu’on puisse dire), pire : elle a effacé toute trace du champ sémantique
antérieur. On continuait d’échanger, mais selon un mode formel tota-
lement différent. Et si tel est le cas, c’est que d’une part la différence
avec l’ancien mode devait être si minime qu’elle passa im-perçue – c’est
ce que Leibniz appellera un siècle plus tard des aperceptions – et que
de l’autre, elle réussit à effacer jusqu’au souvenir des anciennes tran-
sactions pour devenir « naturelle », pour être proprement incorporée.
Les plus grandes révolutions ne s’annoncent pas toujours avec
grand fracas. Dans notre cas, nous en avons une devant nous qui
s’est faite sans le moindre bruit, sans la moindre trace. Car il est tout
de même étonnant qu’après cette rupture on continuât d’échanger
et de le documenter par des écrits, sans que la peine ne soit prise
de comparer l’ancien et le nouveau, sans qu’il y ait le moindre clerc
à signaler ou simplement à décrire ce changement. Ainsi, dans Les
Mots et les choses, Michel Foucault (1966) consacre un chapitre central
aux échanges (p. 177-224). Son analyse est fort subtile, pertinente et
riche en poids archivistique7. Foucault subodore certes qu’il s’est passé
quelque chose sur ce plan à l’âge classique, sinon il ne lui aurait pas
consacré un long et fort savant chapitre. Mais lui non plus, alors qu’il
passa maître à déceler les failles entre modes de pensée (épistémè), ne
s’aperçut pas de ce déplacement que nous tenons pour majeur dans
la structuration de cet âge et du projet moderne lui-même. S’il en est
ainsi, c’est que ce changement se pare d’une telle évidence que même
un lecteur fort averti comme Foucault passa à côté. Il semble que rien
ne se soit passé, alors que c’est précisément dans ce rien que se situe
toute la problématique.
C’est sur ce point exact que nos analyses rejoignent celles du phi-
lologue allemand Eske Bockelmann (2004). La période envisagée
[7] Il faut noter notre inconfort vis-à-vis de Foucault. A-t-il lu les mauvais textes, ou les a-t-il
lus avec de mauvaises lunettes, s’est-il laissé emporter par les fulgurances de son style
ou a-t-il simplement ignoré un thème qui ne cadrait pas avec son analyse ? Toujours est-
il que ça n’y est pas. Et si ça n’y est pas, c’est que la plus clémente des hypothèses sur
cette absence proposerait de dire qu’il y a surévidence. Que ce thème qui est au cœur de
l’idéologie libre-échangiste n’achoppe en rien, va de soi, n’a pas besoin d’explication, bref,
qu’il n’a pas d’histoire.
[8] Bockelmann cite l’un des premiers écrits de Descartes, Musicae Compendium (1618) où
celui-ci prétend que le rythme binaire, tout comme Elias Canetti plus tard, serait, à l’instar
du pas des humains, un rythme « naturel », alors que, comme il le postule, Descartes aurait
encore été socialisé dans le monde des rythmes (mensuraux) anciens.
Dans les arts, les sciences, les modes de vie et les consciences éclai-
rées, modernité veut dire recherche d’alternatives, curiosité pratique
et théorique, ouverture sur les mystères du monde et foi en la raison
humaine pour entamer ces recherches. Cette expérimentation est à
la fois euphorique et dramatique, car si elle donne la mesure de la
créativité pratiquement sans limites de l’esprit humain, sa toile de
fond n’est pas seulement ce terrible soupçon d’un Dieu évanescent,
mais celui, comme le dit le poète anglais John Donne, d’un « monde
en fragments ». Il n’est pas question de parler d’une « mort de Dieu » ;
bien au contraire, car à mesure où l’esprit expérimente, il devient
conscient de la contingence de ce monde, une contingence que seul Dieu
pourrait encore ordonner. Dieu serait alors la seule nécessité dans
l’univers des contingences des « mondes infinis » (Giordano Bruno),
de ces mondes dont les astronomes apportaient jour après jour une
preuve supplémentaire. Se met alors en place une dialectique entre
euphorie et drame : plus ce monde est exploré et plus grande devient
la conscience de son désordre et plus impérieuse la nécessité de nous
rappeler à l’attention de Dieu. C’est dans ce clivage que les penseurs
de ce monde auront recours à des modèles, à des représentations
aussi fidèles que possible d’un monde minimalement ordonné. Tout
comme les astronomes avec leurs montages compliqués de sphères et
de sphéroïdes, de trajectoires et d’ellipses, les juristes, les philosophes
et les artistes vont tenter de modéliser ce monde en fragments. Isaac
Newton, du côté des sciences, Léonard de Vinci, du côté des arts, en
sont les exemples illustres.
Or, l’un de ces modèles est l’invention d’esprits éminemment pra-
tiques que sont les marchands. Ils ne le font pas tant pour complaire
à Dieu ou s’imaginer un monde plus ordonné, mais pour mettre un
peu d‘ordre dans leurs propres arts de faire : c’est la représentation de
l’échange marchand compris comme un jeu à somme positive et c’est
l’usage révolutionnaire de la comptabilité en partie double qui en est
la méthode formelle. C’est ce que la novlangue managériale appelle
aujourd’hui le « win-win », le jeu du gagnant-gagnant. Ce modèle n’a
jamais été pris en compte pour tenter de comprendre la genèse et la
dynamique de la modernité. Il est vrai que, comparée aux modèles
grandioses et ingénieux imaginés par tous les « mécaniciens » du
XVIIe siècle, cette représentation est à la fois très discrète en même
temps que difficile à percer à jour. Comme nous tenterons de le mon-
trer, c’est elle qui est à l’origine de la contagion moderne ; et c’est elle
qui va donner à la révolution moderne son tournant économique. Cette
raisonnées. On est donc loin des prétentions d’un Werner Sombart qui
croyait pouvoir livrer les clés du moderner Kapitalismus dans l’ouvrage
du même nom ; ouvrage magistral, somme d’une vie de recherches,
mais, on ne le souligne pas assez, partant de la quasi-certitude que
le capitalisme moderne avait atteint son zénith et qu’il ne constituait
qu’une phase transitoire entre tradition et socialisme ; certitude que,
mis à part Max Weber, partageaient la plupart des grands fondateurs
de la discipline sociologique, Ferdinand Tönnies en tête. Nous ne par-
lerons pas ici de capitalisme moderne mais de modernité capitaliste,
non pas du système économique moderne, tel que Sombart le conce-
vait, mais d’une culture propre à une partie du monde, dans laquelle
non pas l’économique mais le monétaire allait prendre le dessus sur
toutes les autres déterminations de la société moderne. Et nous ne
prétendrons pas, comme Sombart et les sociologues classiques, que
cette période de l’histoire de l’humanité ait atteint son zénith, mais
simplement qu’elle a atteint son point de non-retour, dans un proces-
sus dont nous sommes incapables d’indiquer le terme. Cette posture
généraliste attire nécessairement le soupçon du spécialiste. Et même
s’il fait valoir l’argument du sujet surplombant, de la modernité comme
sujet fédérateur d’un grand nombre de disciplines émanant des sciences
humaines, il ne pourra s’attendre au mieux de la part du spécialiste
qu’une espèce de sympathie indifférente. Car, à l’évidence, la question
que se pose le sociologue ne contribuera pas, ou ne contribuera que
de manière très indirecte, aux progrès de la connaissance que vise le
spécialiste ; ce spécialiste qui, à l’instar de ce qu’en disait Weber a dû,
toute sa vie de chercheur durant, travailler en se mettant des œillères,
en s’astreignant à la plus grande des modesties. Faire état de la somme
de lectures et de réflexions qu’un tel travail demande ne change rien
à l’affaire, mais l’aggrave comme une captatio benevolentiae, qui est
toujours un aveu de faiblesse. On se bornera donc à dire que lors de la
rédaction d’un tel ouvrage il a fallu cultiver la plus grande des parci-
monies, pour éviter l’indigestion du lecteur, mais surtout pour éviter
un ouvrage impossible. Maigre argument, en effet, qui ne remplace en
aucun cas la démonstration pleinement argumentée. Qu’il suffise au
lecteur bienveillant de s’imaginer qu’un point de détail comme celui de
l’influence de la comptabilité en partie double ou la question ô combien
intéressante de la querelle pluriséculaire sur l’usure, auquel il n’est
consacré qu’une ou deux pages, a nécessité des mois de recherche et
de réflexion, et qu’il est de nombreux aspects du processus de moder-
nisation (l’influence de l’État, le rôle que jouèrent les guerres, l’impact
[9] Nous devons cette idée d’une objectivité apriorique du social au penseur québécois Michel
Freitag (1986-1987) qui, tout au long de son parcours intellectuel, a posé ce point de
méthode comme bifurcation névralgique de toute sociologie possible. Soit on s’engage dans
une sociologie descriptive, avec tout son pensum d’enquêtes, de validations empiriques et
d’administration de la preuve, et on fait ce qu’il faudrait nommer une sociographie, soit
on s’impose dès le début le souci d’une objectivation de cette objectivité apriorique – et
c’est ce qu’a fait aussi Pierre Bourdieu – et on en tire les conséquences. Pour Freitag, cette
objectivité est inscrite dans l’aprioricité de la synthèse sociale, c’est-à-dire (comme dans
les travaux tardifs d’Émile Durkheim) dans le fait qu’il n’y a de réalité que dans et par
l’existence d’une société qui est déterminante en dernière instance. Pour notre part, cette
instance n’est cependant pas ultime ; il lui manque une strate qui intervient aussi bien
dans le socio-, la morpho- et la psychogenèse des êtres sociaux : c’est le relationnement,
c’est-à-dire la mise en relation des êtres de ce monde dont seul est capable un être vivant
capable de métaconscience, c’est-à-dire de conscience de soi de par la conscience d’autrui,
grâce au recours à une métaconscience qui inclut ces deux plans. Est réel ce qui est rela-
tionné, pourrait-on risquer de reformuler le chiasme hégélien. Mais n’est relationnable
que ce qui est réel. Ce qui est une autre paire de manches. Mais pour que ce réel devienne
wirklich, public, partageable, sujet à débat, il lui faut la médiation sociale – où, après ce
détour qui pour nous est constitutif, nous rejoignons à nouveau notre ami Freitag avec
lequel on s’est disputé sur ce point une vie durant.
De-cashing
Permettons-nous un détour technique sur le front de l’abolition
de l’argent liquide. En effet, depuis la fin 2015, la mise en œuvre
du projet de faire disparaître de la circulation l’argent liquide s’est
considérablement accélérée. Les organismes émetteurs de cartes ont
décidé de passer à l’action, mettant en place toute une infrastructure
institutionnelle et financière pour réaliser leur stratégie. Celle-ci a
à présent un nom : le de-cashing. Il ne s’agit plus simplement de van-
ter les mérites de l’argent électronique et de laisser faire le marché,
mais de contraindre personnes, commerces, institutions et nations à
l’adopter. Parmi les arguments avancés, on mobilise aujourd’hui tout
particulièrement la chasse à la fraude, au blanchiment d’argent, au
financement du terrorisme, bref à tous les délits et crimes réalisés
grâce à l’anonymat de l’argent ; il y a ensuite les campagnes d’inclusion
des pays en voie de développement où l’on espère mettre en place des
circuits monétaires dématérialisés ; et il y a la panoplie d’avantages
liés à l’usage d’argent électronique dont il n’est plus guère nécessaire
de faire la liste.
Un véritable combat de titans vient de s’engager entre, d’une part,
les entreprises de cartes de crédit, les organismes financiers interna-
tionaux, le secteur bancaire, les commerces et une partie de la société
[10] Du haut de son ineffable pose, l’académicien Jean-Luc Marion, sous couvert de vouloir
sauver sa religion catholique, se lance dans une attaque en règle contre ce constat de crise
(youtube.com/watch?v=wEzyZo3dNZc&t=246s). Que s’est-il passé en 1974 ? Rien ! Le prix
du pétrole multiplié par 28, rien ne s’est passé. La stagflation, rien. La crise du marxisme :
juste quelques drames conjugaux. La menace écologique : un peu de folklore soixante-hui-
tard. Et ainsi de suite. Tout le monde parle de crise et rien ne s’est passé, nous dit-il avec sa
belle assurance. Eh bien, répondra-t-on à notre visionnaire, la crise est précisément qu’il ne
se soit rien passé. C’est bien cela qui indique le hard ; cette immunisation complète contre
des crises qui auraient mis à mal et englouti toute autre forme de régime socio-culturel,
tous sauf la modernité capitaliste. Le rester-impavide de la modernité capitaliste, voilà
la krisis dont parle Marion qui dans sa belle faconde utilise toute sa verve pour entonner
une fois de plus le discours de la décadence.
[11] Même si les arguments qu’il présente contre le cash ne sont pas originaux, Rogoff a le
mérite d’indiquer la direction et la volonté politique de ce processus de de-cashing. Son
The Curse of Money (2016) est en effet l’annonce d’une croisade en faveur d’un monde nou-
veau, libéré des scories du passé, mais surtout ouvert sur une circulation sans entraves.
Ce qui est revendiqué est un monde de la transparence parfaite, c’est-à-dire un monde
où l’argent se généralise à mesure qu’il devient abstrait ; ce qui n’est pas sans rappeler la
théorie de l’équivalent généralisé de Jean-Joseph Goux sur laquelle nous aurons maintes
fois à revenir.
[12] Pour se faire une image du développement et de la technicité engagés sur ce nouveau
front, on peut consulter, parmi un nombre très important de sites, cryptocoinsnews.com.
Le journaliste allemand Norbert Haering tient un blog (http://norberthaering.de) où il suit
l’évolution de cette nouvelle lutte de géants.
[13] Sur la peninsula de Constanta (Roumanie) où nous avons en grande partie écrit ce livre,
il n’existe pas moins de 36 points-argent dans un périmètre de 500 mètres de là où nous
habitons. Les autres villes roumaines ne sont pas en reste, laissant les zones rurales aux
prises avec la t-money et ses diverses applications.
[14] Certains stands, lors d’une foire artisanale qui s’est tenue à la Piata Ovidiu au milieu
de cette peninsula au mois de juin 2017, ont très clairement placardé leur disposition
d’accepter des bitcoins en guise de paiement.
[15] On peut écouter cette intervention sur le site de Deutschandfunk dans le cadre d’une
émission de Barbara Eisenmann au titre révélateur : « Was ist mit dir los, humanistisches
Europa ? » (Que se passe-t-il avec toi, Europe humaniste ?), le 21 juillet 2017.
[17] Deux « maîtres à penser » ont conduit nos travaux, deux figures tellement impressionnantes
et si diverses qu’on en a retiré un sentiment d’écrasement, et ce d’autant plus que pour
évacuer ce sentiment il aurait fallu faire leur synthèse. Il s’agit de l’homme en marge de
l’École de Francfort, Alfred Sohn-Rethel, dont on sait l’influence déterminante qu’il a eu
sur Theodor W. Adorno, et du philosophe français Jean-Joseph Goux qui a joué un peu le
même rôle auprès de Jacques Derrida. Les deux sont des penseurs de l’argent, parce que
les deux sont des penseurs de Marx. Non des glosateurs, mais des continuateurs. Pour
une première lecture, on conseillera donc l’ouvrage de Sohn-Rethel, La Monnaie (2017),
excellemment traduit par Françoise Willmann, auteure de la seule thèse française qui lui
est consacré, et la longue interview de Goux sur le site : http://d-fiction.fr.
La modernité capitaliste
[1] Depuis la précédente génération à laquelle appartenaient des chercheurs aussi différents
que Barrington Moore, Shmuel N. Eisenstadt, Robert Brenner ou Immanuel Wallerstein,
pour n’en citer que les plus éminents, une nouvelle génération s’est formée avec Charles
Tilly, Theda Skocpol ou John A. Hall qui lui ont donné un nouvel accent. Richard Lachmann
(2013) en donne une bonne présentation, alors que le gros ouvrage d’Adams, Clemens &
Orloff (2005) fait le point sur des relectures subpolitiques, notamment féministes, qui ont
aujourd’hui le vent en poupe.
[2] Dominique Vidal (2014) résume à ce propos les critiques que Richard Lachmann adresse à
ses collègues : « La sociologie, écrit-il [Lachmann], a été créée pour expliquer le changement
historique » (p. 1). Puis il rappelle que, en dépit de divergences notables sur la nature des
processus à l’œuvre, les auteurs habituellement tenus comme les pères fondateurs de la
discipline (Tocqueville, Marx, Durkheim, Weber) avaient pour souci partagé de rendre compte
des causes et des effets des transformations sociales dont ils étaient les contemporains.
La sociologie – en particulier aux États-Unis – s’est pourtant, considère Lachmann,
progressivement centrée sur le présent, les sociologues trouvant maintenant principalement
leurs objets de recherche dans leur biographie et leur environnement immédiat. »
[3] L’expression manifeste de cette instabilité était les incessants débats sur la preuve onto-
logique de Dieu qui est comme le marqueur du soupçon moderne. En effet, les Européens
sont les seuls à vouloir prouver l’existence de Dieu, plutôt que de se contenter d’y croire.
apports externes purent être importés. Mais il fallait pour cela que le
creuset fût prêt. Il ne saurait donc être question d’une modernisation
(ou d’une contribution décisive à ce processus) extra-européenne. Il
en est de même avec la thèse d’une robustesse ou d’une résilience de
ces cultures non européennes4.
Autant il est nécessaire de constater une sorte d’obstination « sub-
politique » de la part du monde des dominés, cultivant l’« art de la
perruque », comme le disait Michel de Certeau, c’est-à-dire du détour-
nement rusé et du sabotage tacite, autant cette critique hégémonique
peut libérer mieux encore ce qu’elle met en question. On voudra bien
que certains paysans se souviennent des communs et fassent de
la flagornerie une épine dans le pied des puissants, autant ceux-ci
auront les coudées franches pour mieux sévir encore. C’est ce type
de reproche qu’on peut faire à Eisenstadt. On aurait pu rêver à une
forme de modernité lusitanienne à l’époque où les bourgeois de Sao
Paulo faisaient profil bas, mais, le destin tragique de Lula de Silva
nous l’apprend chaque jour un peu mieux, à partir du moment où on
ne touche pas aux intérêts essentiels de la caste des puissants, on peut
tolérer de temps à autre un petit carnaval. Mais dès lors qu’on touche
à ces intérêts, la fête est finie. La domination des dominés reste une
parenthèse, même si elle est et reste indécrottable. La modernité n’est
donc multiple que dans l’esprit de cette parenthèse5.
Reste la question du socle. Si, dans l’esprit de la société de marché,
la modernité peut être vue comme une farce tragique qui voit les
dernières « valeurs personnelles » éradiqués au nom du processus de
marchandisation, la lecture que nous tentons d’en donner comme un
processus de monétarisation a cet avantage de rappeler les origines
humanistes de ce projet, si ce n’est pour mieux observer la disjonction
grandissante entre ces origines et ce qu’en a fait la modernité pré
tendue tardive sous son aspect hard. Et du coup, de rappeler la réalité
de ce socle qui est fait du combat pour la dignité humaine, des valeurs
d’émancipation et de libre expression.
La question de la modernité est le plus important projet scientifique
de la sociologie. Elle l’a formée et la justifie en tant que discipline
[4] Comme l’entend notamment James C. Scott (2012), en mettant en évidence la résistance
vernaculaire, notamment dans les coutumes paysannes.
[5] Il en est d’ailleurs comme avec les multiple monies de Viviana Zelizer (1994), où la construc-
tion sociale de la réalité de l’argent en autant d’usages culturellement et subculturellement
divers occulte la réalité du principe monétaire.
scientifique. Elle l’est comme une connaissance qui en est issue, c’est-
à-dire dont seule la modernité a pu accoucher ; mais en même temps,
elle apparaît comme une discipline censée en fournir la clé. Curieux
paradoxe, en effet, que cette contradiction performative qui fonde une
discipline chargée d’explorer une époque dont elle est issue ; curieuse
surcharge aussi pour cette discipline qu’on dit éternellement adoles-
cente, qui sortirait de la cuisse d’une époque dont elle est supposée
rendre compte dans sa totalité. La sociologie devra faire retour à ce
fondement ; accumulant aussi bien travaux microscopiques que grandes
classifications, c’est à la lumière de la question de la modernité qu’elle
ne mesurera le « progrès de la connaissance » qu’elle est censée accom-
plir. À la lumière de cette question, aucun travail sociologique ne sera
vain. De même que tous les doutes qui embarrassent cette modernité
tapissent le cheminement du sociologue, le plus modeste de ses travaux
viendra tôt ou tard les lever ; c’est cela l’idée d’une démarche empiri-
quement fondée et l’esprit d’une discipline, comme le soutient Richard
Lachmann, de part en part historique. Même s’il arrive à la sociologie
d’avoir des visées nomothétiques, les véritables « lois » dont elle fan-
tasme sont des lois de l’histoire. Et face à la question de la modernité
qui la travaille en permanence, une décision doctrinale s’impose : qu’en
est-il de l’historicité de cette période ? Va-t-elle bientôt se clore, se
transformer en autre chose ou se répéter à l’envi ? Sauf à tomber dans
une sorte de monographisme désuet, la plus petite enquête sociologique
ne pourra faire l’économie de ces questions et devra constamment
resituer son « objet » dans leur cadre. C’est là une condition minimale
pour une accumulation lente des savoirs sociologiques.
Certes, le projet de la modernité n’est pas encore achevé, comme le
prétend le philosophe allemand Jürgen Habermas, en supposant pou-
voir le sauver ; mais cela supposerait de connaître son projet. Non, il
n’est pas définitivement derrière nous, comme si une page de l’histoire
s’était tournée et qu’on s’engageait dans quelque ère sidérale, comme
l’entendent les épigones du postmodernisme. Et non, l’histoire ne s’est
pas arrêtée avec la fin des grandes idéologies, de la guerre froide et
avec le démantèlement du socialisme d’État, nous condamnant à la
monotonie de l’éternel retour du même, dans une veine post-historique
qui a de nouveau le vent en poupe. Plus nous nous avançons dans
l’après-crise de 2008 et plus il s’avère que ces trois grandes conjectures
historiques sont non seulement trompeuses, mais qu’elles sont idéo-
logiques ; qu’elles sont un écran de fumée visant à nous tranquilliser,
à nous amadouer et à nous faire accepter un état de fait qu’il serait à
[6] C’est ce qu’avait souligné Fred Hirsch dans The Social Limits to Growth (1976) qui, trois
années après l’ouvrage de Dennis Meadows (1973) qui en révélait les limites matérielles,
met en évidence ses limites morales.
[7] Sur ce qu’il ne pouvait pas encore voir du capitalisme, notamment dans le domaine financier ;
sur ce qu’il aurait dû voir du capitalisme, s’il ne s’était focalisé durant le dernier tiers
de sa vie sur une lecture trop économique de sa synthèse sociale, et sur ce qu’il n’aurait
jamais pu voir, en raison de sa trop grande fixation sur le travail et le rôle de la technique.
pas avoir de pain du tout). Traduit en nos termes, il signifierait que les
conditions de vie sont certes dures dans le capitalisme moderne avancé,
(oui) mais (quand même) toujours moins dures que de ne pas avoir de
conditions de vie du tout8. Ce qui suffirait à accréditer la dureté du
monde et l’exigence de s’y adapter (un mot qui vient résonner de plus
en plus souvent dans nos politiques sociales et environnementales…) ;
tout comme à l’instar de ces grandes instances criminelles de la finance
qu’ont dit trop grandes pour tomber – too big to fail –, nous enjoignant
désormais d’apprendre à composer avec ce monde, ce n’est pas du pain
dur qu’il nous faut avaler, mais toutes sortes de couleuvres.
Cet ouvrage a eu deux prédécesseurs, l’un consacré à l’échange
(Tausch und gesellschaftliche Entwicklung. Zur Prüfung eines libe-
ralen Topos, 1983), l’autre à l’argent (Sociologie de l’argent et postmo-
dernité, 1995). On clôt avec celui-ci un triptyque. La lente maturation
est le propre de ce travail de synthèse qui est offert aujourd’hui. La
réception du livre sur l’argent, ou plus précisément sur les consé-
quences sociales et culturelles de la dématérialisation des flux de
paiement, bien que marginale, avait eu quelques retombées dans des
travaux divers. Le reproche général était un pessimisme foncier, pour
ainsi dire un pessimisme de méthode, qui caractériserait notre vision
de l’histoire. Consistant à faire sien le principe du rasoir de Hanlon,
à savoir l’imputation d’un effet malheureux à la stupidité et non à
quelque cause maligne, ce pessimisme méthodologique ne consiste pas
à explorer les alternatives du capitalisme, mais, face à son irréversi-
bilité, à analyser sa logique et ses conséquences. Et si le fulminant
philosophe slovène Slavoj Žižek croit que le stalinisme a encore de
beaux jours devant lui et qu’il s’en réjouit, on prendra ici la position
inverse : on dira que le capitalisme a encore de beaux jours devant lui,
mais sans croire nécessaire de s’en réjouir.
[8] On trouve d’ailleurs chez Marx une étonnante récurrence de cette fausse aporie, notamment
dans les Grundrisse (1953, p. 22 et passim) où il met en garde les abolitionnistes de l’argent,
notamment les anarchistes en leur disant : Ôtez l’argent des mains des hommes et vous
devrez donner le pouvoir sur les choses qu’il incarne aux hommes eux-mêmes, aux hommes
sur les hommes. En ce sens, l’alternative « socialisme ou barbarie » vaut aussi pour la société
bourgeoise : « société bourgeoise ou barbarie ».
[10] C’est là le constat que dresse Arthur O. Lovejoy dans The Great Chain of Being (1936).
Pour une discussion critique, notamment des influences néoplatoniciennes, on se reportera
à Edward P. Mahoney (1987).
[11] Peter Sloterdijk, dans sa « sphérologie » (2006 et passim), fait lui aussi de ce désabritement
le traumatisme originel de la modernité, mais toujours de sa manière métaphorisante – et
non pas métaphorologique, comme l’eût prescrit un Hans Blumenberg (1960) – en s’éver-
tuant de filer l’analogie dans tous les domaines possibles.
Questions de méthode
Deux corrections importantes doivent être apportées.
(1) La circulation précède la production – De nombreux historiens
– et à leur suite les théoriciens qui leur ont prêté foi – ont situé la cou-
pure moderne, comme Koselleck, dans les années 1750-1850. C’est le
cas aussi de Karl Polanyi. Cette coupure procède d’une vision matéria-
liste, techniciste et productiviste de l’histoire qui n’est certes pas erro-
née, mais qui la lit avec d’autres lunettes que celle que nous voulons
emprunter ici. En effet, dans la lignée des travaux de Fernand Braudel
et de Heinz-Dietrich Kittsteiner15, nous placerons cette coupure à la
fin du « long seizième » (1480-1620). En cela, nous suivrons aussi Egon
Friedell qui, dans sa Kulturgeschichte der Neuzeit (1927-1932), nous a
tout simplement montré la préséance des idées sur la matière. Nous
esquivons délibérément un immense débat historique et philosophique
en faveur d’une simple décision, en espérant apporter tout au long de
cet ouvrage un certain nombre de preuves – non pas de la légitimité,
mais – de la plus grande richesse de cette position. Comme l’indique
le titre de l’ouvrage de Friedell, la préséance des idées vaut pour une
approche culturelle de la rupture entre tradition et modernité. Mais,
[14] Koselleck (1990) définit ces périodes comme l’épreuve d’une dissociation entre un hori-
zon d’attentes (Erwartungshorizont) et un espace d’expérience (Erfahrungsraum). Ce
déphasage, Koselleck l’avait constaté pour la période entre 1750 et 1850, où l’expérience
quotidienne est bouleversée par une série de « révolutions » (scientifique, politique et éco-
nomique), entrant ainsi en conflit avec un horizon d’attentes encore tourné vers des modes
de vie et de représentation traditionnels. Pour des précisions en langue française, on se
portera sur l’article de François Dosse (1998).
[15] Une présentation de l’œuvre de Kittsteiner, notamment de sa réflexion sur les « temps his-
toriques » (entre expérience concrète et horizon d’attente) est faite par Ingrid Holtey (2011).
[16] Les grands totalitarismes du XXe siècle ne sont pas des sécularisations de l’absolutisme
théologique, comme le pensait encore Karl Löwith, mais des luttes désespérées pour vaincre
cette absence de « monde », pour acquérir un minimum de certitudes sans lesquelles aucune
existence n’est viable. C’est ce que soulignent les notions d’acosmisme (Hannah Arendt), de
monde ouvert (Alexandre Koyré) ou de désabritement ontologique (Anthony Giddens). Le
printemps arabe n’est un combat religieux qu’en apparence. La violence qui s’y manifeste
est à la mesure de l’angoisse du monde ouvert de la modernité. N’a-t-on pas entendu encore
récemment dans la bouche de l’un de ces imams autoproclamés que l’héliocentrisme était
une hypothèse diabolique propagée par les mécréants ?
[17] Mais l’« intérêt de connaissance » serait insignifiant s’il se bornait à un simple jeu intellec-
tuel, à quelque herméneutique du présent servant à une édification qui serait cyniquement
érudite. Si praxis il y a, elle nous est encore inconnue. Mais ce n’est pas pour autant qu’il
faille se priver de ce type d’enquêtes. Bien au contraire, c’est à ce moment historique précis
où le capitalisme dévoile sa véritable nature (autophage) qu’il est plus urgent que jamais
d’entamer de tels travaux. On écrira donc 2008 = f2(1972-1973) = f1(1600); il s’agira donc de
comprendre que la crise des subprimes, à laquelle devraient correspondre d’autres crises
de même nature, est l’héritière directe (f2) du « petit seuil » des années 1970. Et s’il n’y a
pas de praxis en vue, nous conservons au moins l’avantage de ne pas à avoir à la légitimer
à chacun de nos pas. C’est dire aussi que la démarche gardera sa part de spéculation, de
tâtonnement et d’incertitudes
[18] Notre traduction.
[19] Faut-il dire que nous assumons pleinement le sous-entendu évolutionniste de cette affirma-
tion et que nous récusons l’anti-évolutionnisme de principe dont s’entourent les nouveaux
clercs du relativisme multiculturel ?
[1] Selon une progression que nous allons détailler plus tard qui va de l’analogie, de la recherche
de ressemblances formelles, à l’isomorphie, la recherche d’identités formelles, à l’homologie,
la recherche de principes communs, et jusqu’à la mise en évidence de structures, c’est-à-
dire de principes dynamiques évoluant dans le temps.
[2] Qu’un frère jumeau « travaille sur » la gémellité, qu’une fille de chef de gare « travaille sur »
la solitude des stations d’aiguillage ou qu’un teufeur tatoué « travaille sur » les… teufs,
ne semble offusquer en rien la communauté académique des sociologues du moment que
son « travail » est solidement « étayé », c’est-à-dire fasse usage d’une bonne « méthodo »
où se croisent ingénument le « quali » et le « quanti ». Même si ces chercheurs peuvent se
prévaloir d’une connaissance intime de leurs « terrains », il ne faudrait pas s’empêcher
d’indiquer le caractère anecdotique de leur démarche, nourrie toutefois de la complainte
d’une fragmentation des savoirs en sociologie.
travail des autres et les autres les travaux des uns, que les sociologues
se fassent pilleurs d’archives et les historiens modélisateurs du social.
Ce travail est fastidieux et se heurte à des frontières disciplinaires
immémoriales. Rien n’empêche de les briser4.
Bien des raisons peuvent être invoquées pour expliquer le peu d’ap-
pétit qu’ont les sociologues à s’intéresser au changement social et à
ses théories. Que les microsociologues y voient un vrai piège et que les
macrosociologues ne s’intéressent qu’aux problèmes de reproduction
sociale, c’est-à-dire à la statique comtienne, sont des arguments parfai-
tement recevables, mais des arguments qui ne suspendent pas moins
la nécessité d’une théorie du changement social et qui se ramènent en
définitive à la recherche d’un nouveau paradigme sociologique dans
lequel cette problématique peut être débattue5.
On verra dans ce chapitre les raisons qui ont pu conduire la socio-
logie à pratiquement abandonner la discussion théorique du chan
gement social. Si ces dernières années ont connu un léger regain avec
les travaux de Jonathan H. Turner (2006), d’Arpad Szakolczai (2000,
2006) à la suite des travaux plus anciens de Shmuel N. Eisenstadt,
et un intérêt de plus en plus vif de la part des sciences de la nature,
ce thème reste marginal dans l’ensemble des préoccupations socio-
logiques6. Cette thématique était pourtant au cœur de la sociologie
classique, chez Auguste Comte, Émile Durkheim, Max Weber, Alfred
changement social ne sont que des facettes. Il est temps que ces rapports réciproques
soient clarifiés.
[4] Il est de bon ton, aujourd’hui, de railler ceux parmi les (petits) sociologues qui prennent ce
mot en bouche. Que les « grands » (Habermas, Giddens, Wagner, Eisenstadt, etc.) osent – à
grands auteurs, grands problèmes – on n’y voit que du feu, même s’ils ont peu à en dire,
à l’exemple de Peter Wagner (1996).
[5] Faute de poursuivre ces débats, il ne faudra pas s’étonner que d’autres disciplines s’em-
parent du sujet. On renverra seulement aux travaux de Bertrand Roehner (2004, 2007) sur
la cohésion sociale, sujet durkheimien s’il en est ; travaux qui sont cependant représentatifs
d’un courant innovant de la physique contemporaine, l’éconophysique, qui semble avoir
pris le relais de l’économie politique dans un intérêt d’accaparement d’objets censés être
étudiés par la sociologie.
[6] Si l’European Sociological Association (ESA) a organisé sa réunion annuelle de 2016 autour
de ce thème, ce qui dénote une certaine sensibilisation pour un thème en déshérence, la
manière de l’aborder est plus de l’ordre d’un fourre-tout, susceptible d’attirer des commu-
nications très diverses en qualité et pertinence, que d’un appel à une réflexion d’ensemble
sur les enjeux de la discipline. Reste l’ouvrage de référence de Haferkamp & Smelser (1992)
qui fait le point sur le mainstream sociologique (avec, entre autres, des contributions de
Roland Robertson, Niklas Luhmann, Shmuel N. Eisenstadt, John N. Goldthorpe, Jeffrey
C. Alexander, Klaus Eder, Richard Münch, Neil J. Smelser, Craig Calhoun ou Karl Otto
Hondrich) des années 1980.
[7] Il est faux de prétendre que les sociétés animales ne changent pas, mais leur mode de
changement est extrêmement lent et il est principalement dicté par des pressions externes
à ces sociétés. On consultera à ce sujet avec profit l’ouvrage de Georges Guille-Escuret,
Le Décalage humain (1994). Seules les sociétés humaines connaissent des changements
rapides, parfois chaotiques, et seules ces sociétés, ou certaines d’entre elles, sont capables
de changer « de l’intérieur », par réflexivité et par autopoïèse, c’est-à-dire en faisant du
changement social un objet de délibération collective.
[8] L’ouvrage de Danilo Martuccelli, Sociologies de la modernité (1999), retrace ce question-
nement de manière claire.
[9] La tripartition proposée par Tönnies entre sociologie théorique, sociologie appliquée et
sociographie, dans les années 1920, s’est toujours heurtée à la volonté intégrative de la
sociologie de vouloir être une discipline « positive ».
[10] C’est ce choix que semble avoir fait la revue américaine Journal of Classical Sociology, qui
dans une livraison récente a même consacré un article à Raymond Boudon, « auteur clas-
sique » (cf. Bulle & Morin 2015).
[11] Le juriste fixe des normes après une formalisation et une systématisation rigoureuses,
mais il ne se préoccupe ni de leur nature, ni de la manière dont ces normes seront mises en
pratique, ni des conséquences que ce travail de normation peut avoir au sein des usages.
S’il se trouve qu’ils sont déviants, il va instruire un procès, ou, s’ils sont trop nombreux, il
procédera à un réajustement de ces normes au bout d’un certain laps de temps.
[13] L’effort de Durkheim avait été à la fois d’arracher les sciences sociales naissantes à l’em-
prise de l’anthropologie physique, comme l’ont souligné Laurent Mucchielli (1996) et plus
récemment Marc Joly (2017), mais aussi de se défaire des postulats « métaphysiques »
dont une certaine philosophie de l’histoire, très en vogue durant tout le XIXe siècle, ne
démordait pas.
[14] Nombreux sont les sociologues de cette obédience à dénier toute pertinence à ce sujet. C’est
le cas des trois chefs d’école que sont James S. Coleman, Raymond Boudon et Hartmut
Esser.
[15] Il ne faut pas aller jusqu’à la position de Michel Forsé (2001) qui enfonce des portes ouvertes
en tentant de montrer qu’il n’existe pas de primum movens dans l’explication sociologique
du changement social. S’il y en avait eu, cela fait longtemps qu’on l’aurait su.
[16] Sur cette question débattue depuis longtemps dans les sciences de la vie, les sciences
humaines n’ont pas encore beaucoup réfléchi, alors que même John Stuart Mill est venu la
poser en 1862 dans son A System of Logic. On se référera à l’article synthétique de Patrick
Juignet (2017) et à Jaegwon Kim (2010).
[17] Si l’on met à part la France, la sociologie académique est dominée à partir des années
2000 par une approche micro-macro (avec ses variantes : macro-micro-macro, micro-
macro-micro). L’ouvrage-clé est celui de James S. Coleman, Foundations of Social Theory
(1990), alors qu’en Allemagne, son pendant est l’œuvre de Hartmut Esser, Soziologie, 7
t. (1994-2001).
[18] Un type d’explication que pourrait accepter l’individualisme méthodologique serait de
dire que le changement social est l’œuvre de l’action de « grands hommes », à la rigueur
de certaines « minorités actives » (Serge Moscovici). Mais ce paradigme est trop conscient
des critères épistémologiques exigeants dans les sciences sociales, pour accepter ce genre
de banalités.
vement social, même s’il fait suite à une mobilisation dûment histo-
ricisée, n’est pas d’un ordre différent qu’un événement fortuit dans
l’histoire19. La théorie du changement social étudie le changement de
sociétés considérées comme un tout, et non pas de tel ou tel de ses
domaines (agriculture, éducation, sexualité, travail, famille, éduca-
tion, etc.)20. Mais de quel « tout » s’agit-il ? Les plus grands penseurs
se sont attaqués à ce problème (Sartre y perdit même la vue, sinon
la raison) sans trouver une réponse concluante. Est-ce un macro-sys-
tème organique, est-ce l’État-nation, est-ce une communauté de destin
ou linguistique, voire la société-monde ? Le recours à la métaphore
nous indique les limites de l’entreprise, mais ne les résout en rien ; si
bien que le seul type d’approche est la régression sémantique. On ne
peut s’étendre ici sur les rapports entre touts et parties (qu’étudie la
méréologie), ni sur les variantes de l’imputation bayésienne (théorème
de Cox-Jaynes) qui permettraient d’évaluer le « poids de la preuve » du
recours à ce pseudo-concept. Il nous faut pour l’instant admettre qu’à
défaut de « macro-organismes » clairement identifiables, il existe des
principes sociétaux qui englobent le fonctionnement des principales
entités sociales (institutions, méta-institutions, rapports intersocié-
taux, systèmes de valeurs, etc.).
Comme l’indique Jonathan H. Turner dans ses Theoretical
Principles of Sociology (2009-2012), le seul accès à ce type de théorisa-
tion pourrait se faire par une mésosociologie, non pas comme un « tiers
paradigme » (Pierpaolo Donati, Mustafa Emirbayer, Alain Caillé), mais
comme un paradigme englobant21. Des travaux en ce sens ont été entre-
pris depuis les années 1980. D’un point de vue formel et de la statique
sociale, certains progrès ont été réalisés, notamment par la théorie
[19] L’un des seuls livres français à contenir la mention « théorie du changement social » dans
son sous-titre est l’ouvrage de Raymond Boudon, La Place du désordre. Critique des théo-
ries du changement social (1984) dans lequel il se livre à une critique épistémologique
du concept de « changement social » qui, si on connaît ses inclinations théoriques, vient
simplement à en nier la possibilité.
[20] Le petit ouvrage d’Alexis Trémoulinas (2006) reste très utile dans ce domaine.
[21] Alors que le « tiers paradigme » se place en concurrence avec les positions individualistes
et holistes, la question d’un paradigme englobant suppose de formuler une théorie sociolo-
gique unifiée. Une telle unification n’a jamais été le cas depuis les débuts de la discipline.
En passer par un « tiers paradigme » est donc un préalable nécessaire qui consisterait, dans
un premier temps, à critiquer les positions adverses, puis, à partir de là de proposer des
concepts et des méthodes imperméables à cette critique. Tel n’est pas l’objet de cet ouvrage,
même si la formulation d’une théorie englobante est une référence « flanquante » (dans
le sens que donne Luhmann avec sa mitlaufende Selbstreferenz) qui lui donne sa trame.
[22] Habermas n’a cessé de se référer aux travaux de Jean Piaget et, plus tard, de Lawrence
Kohlberg, pour tenter d’affermir l’analogie entre phylo- et ontogenèse, par exemple entre
les étapes du développement de la conscience morale chez l’homme et celle des paliers
évolutifs au sein de la culture humaine. Or, s’il a bel et bien échoué dans cette entreprise
vers la fin des années 1970, c’est précisément en raison du problème de l’émergence.
[23] On distingue d’ordinaire trois générations en histoire de la sociologie : les précurseurs, les
fondateurs et les sociologues modernes. Alors que les précurseurs pensaient le changement
social à partir d’une philosophie de l’histoire, le souci scientifique des seconds les a incités
à prendre congé de ces grandes projections historiques, notamment à récuser toute expli-
cation téléologique de l’histoire. Les modernes, pour leur part, si l’on excepte les bâtisseurs
de « suprême-théories » (grand theories), comme Parsons, ont multiplié les préventions face
à la possibilité même d’établir une théorie du changement social.
[24] Ce sont probablement les « années Giscard » (1974-1981) qui caractérisent le mieux dans
l’irrésistible naïveté de leur instigateur cette pulsion innovatrice.
[25] Les références les plus importantes en sociologie classique sont Alfred Vierkandt (Stetigkeit
im Kulturwandel, 1908) et Pitirim Sorokin (Social and Cultural Dynamics, 1937-1941)
qui pointent l’inertie élémentaire des systèmes sociaux.
[26] Qui a tout de même l’imprudence (assez rafraîchissante) de sous-titrer son ouvrage :
Introduction à une théorie de l’évolution sociale (1994), alors qu’il n’y cite pas le moindre
ouvrage de sociologie.
[27] En nous inspirant des positions formulées par le sociologue américain d’origine russe Pitirim
Sorokin, dans son imposant ouvrage Social and Cultural Dynamics (1937-1941) pour qui
le changement social est endogène. Pour Sorokin, le changement social est une constante,
qu’il soit « chaud » ou « froid », que l’histoire connaisse une constante accélération, comme
dans la modernité, ou une lente mutation conduite par la démographie, le développement
des techniques, l’adaptation des structures sociales et la transformation des supports de
communication. Aujourd’hui bien oublié, alors que Merton disait de lui « He is a giant of
20th century sociological thought », Sorokin peut être considéré comme un macrosociologue
sans théorie propre. Et c’est ce qui rend son abord difficile. Comme tant d’autres analystes
des grandes civilisations à la suite d’Arnold J. Toynbee, il a procédé à des classifications
étendues à partir desquelles il a tenté de comprendre les motifs et les particularités du
changement social à l’échelle de l’histoire humaine. Mais son comparatisme ne débouche
pas sur une théorie sociologique à proprement parler. D’une certaine manière – et c’est dit
sans méchanceté –, il se rapproche plus d’un livre comme Le Déclin de l’Occident d’Oswald
Spengler et des nombreux ouvrages qui lui firent suite, que d’une tentative de théoriser
sociologiquement le changement social.
[28] Tout le malheur du monde, avait dit Pascal, vient du fait que nous ne savons pas (plus ?)
rester en place. Il nous faut bouger en permanence, remplir notre temps, profiter de la vie ;
mais il faut aussi faire bouger les choses, les renouveler, les « moderniser ». Pas un bistrot
qui serait fichu de garder son ameublement plus de deux ans : il faut du neuf, du clinquant,
des écrans partout. Il faut faire encore plus petit, plus performant, encore moins cher,
encore plus beau. C’est ce « toujours plus » dont un autre journaliste, François de Closets
(1982, 1992, 2006) avait fait son fonds de commerce, qui l’incriminait déjà dans les années
1970, et qui serait selon lui la toile de fond du modernisme et de la modernité. Comme
dans l’art, où il faut constamment innover, où il est presque immoral de se répéter, la vie
quotidienne serait soumise à l’innovation permanente. Sans parler du monde économique
où la course à l’innovation est l’autre nerf de la guerre – le premier étant, semble-t-il, la
concurrence. Aucune facette de notre vie sociale n’échappe à ce changement permanent,
à cette injonction d’innover. Alors que pour Kahn, le changement est une réaction à des
structures trop rigides, de Closets aurait tendance à dire que le changement est une sorte
de pathologie de la société moderne. À l’encontre de Kahn, nous dirons donc que ce qui pose
véritablement problème dans nos sociétés, ce n’est pas l’existence des rigidités dont il parle,
mais qu’il semble être devenu impossible de les conserver, de faire le pari de la stabilité
ou de la tranquillité. La fameuse ataraxie, la tranquillité de l’âme, semble être devenue
une sorte de passivisme, d’attitude réactionnaire, en complète déconnexion avec le réel.
Il n’est pas évident de trancher entre les deux journalistes. Kahn songe certainement à ce
conservatisme à la française, répandu aussi bien auprès des syndicats, des corps de métiers,
des partis politiques, des grandes institutions, des ministères et des organismes régionaux,
où toute réforme bute en permanence sur des résistances anachroniques. Comme pour (se)
prouver que ces résistances ont leur bien-fondé, la plupart de ces organismes pratiquent
une forme d’agitation réformatrice permanente. Alors que pour sa part, de Closets incri-
mine ce que les Anciens avaient nommé pléonexie, cette soif du toujours-plus qui devient
un processus auto-engendrant. On aurait aimé en savoir un peu plus qu’une histoire de
maladie, et notamment le rôle que joue le phénomène monétaire dans ce processus.
[29] C’est la position clairement assumée par Hartmut Rosa (2016) dans son dernier ouvrage.
[30] C’est dans le cadre du réalisme critique de Roy Bhaskar (1975) que s’est mise en place une
réflexion sur les rapports de codétermination entre « acteur » et « structure », en d’autres
termes une méthode relationnelle assumée, ensuite reprise par Anthony Giddens.
sait sur (et était garantie par) le changement social. Il ne s’agit donc
pas d’une inversion symétrique des formules, mais d’une inversion
avec un changement caractéristique.
Prenons à titre d’illustration la question de l’état d’exception, qui est
au principe de l’autorité souveraine. Sa forme pure serait le blocage de
tout changement en dehors des fonctions vitales d’un système social. Si
l’état d’exception est dans toutes ses formes – policières, économiques,
juridiques, militaires ou politiques – le propre d’une société tradition-
nelle, la modernité, sauf à régresser, comme les systèmes totalitaires,
à une reviviscence du traditionalisme, ne saurait l’admettre d’aucune
manière. Arrêter le mouvement ne serait pas une exception dans les
flux sans cesse accélérés de la modernité, ce serait son involution
immédiate. La modernité, telle que nous la connaissons, n’a pas le
choix entre des cycles calmes et des cycles agités, entre une histoire
chaude et une histoire froide d’accumulation lente ; non seulement
elle est soumise à une mobilisation sans cesse plus grande de ses
ressources, y compris les ressources symboliques de sens, mais il faut
même que la vitesse de cette mobilisation s’accroisse constamment.
En ce sens, l’ouvrage de Hartmut Rosa, Accélération (2005), constitue
un précieux jalon – bien que largement nourri des travaux bien plus
anciens de Paul Virilio – dans la théorie sociologique de la modernité.
La sociologie classique est une sociologie de l’ordre31. Il se pourrait
même qu’une grande partie des problèmes récurrents de la théorie
sociologique – doutes disciplinaires, conceptualité floue et controver-
sée, absence de corpus terminologique, luttes paradigmatiques – soit
imputable à cette divergence de méthode. Même si elle le voulait,
elle ne pourrait pas expliquer la dynamique propre au capitalisme
moderne. Elle trouverait toujours un point d’équilibre à partir duquel
le changement social trouverait une fin32. Mais c’est là un argument
par défaut en faveur d’un autre paradigme. L’argument substantiel
que nous avons proposé consiste à souligner l’inertie des formes subs-
[31] À la différence des généalogies françaises qui établissent une filiation entre Montesquieu,
Rousseau et les premières sociologies, les premiers travaux d’Oskar Negt (1964) mettent
l’accent sur la constitution de la sociologie comme Ordnungswissenschaft en montrant les
correspondances entre la philosophie du droit de Hegel et la sociologie d’Auguste Comte.
[32] Comme l’avait d’ailleurs remarqué Pierre Rosanvallon (1979), les nombreuses théorisations
partant de la division du travail comme schème général de différenciation fonctionnelle
– dont au premier chef la théorie durkheimienne des formes de solidarité jusqu’au systé-
misme de Luhmann – n’ont pas compris que l’intervention de l’échange marchand comme
régulateur menait nécessairement à une conception statique de la société.
[33] Alfred Vierkandt (1867-1953) l’a très bien formulé dans Die Stetigkeit im Kulturwandel
(1908). Bien que cofondateur de la Deutsche Gesellschaft für Soziologie, visité lui aussi
par Earle Eubank et reprenant son enseignement, fait unique, après 1946, la sociologie
phénoménologique de cet auteur a sombré dans un oubli complet. On ne lui connaît aucune
descendance, aucune étude notable, aucune biographie. Un cas assez unique d’occultation
académique.
mesure où, mis à part le fait qu’il s’agit d’êtres humains en pré-
sence les uns avec les autres, tout les distingue – leur culture,
leurs structures sociales, leurs modes de vie, leurs affects, leurs
représentations et même leurs modes de pensée. Mis à part ce
socle commun d’être des humains munis de ce qui les différencie
des autres êtres vivants, tous ces aspects propres à chacun des
régimes socioculturels sont intraduisibles les uns par les autres34.
Ce socle, ce sont un certain nombre d’invariants anthropologiques
qui se sont formés tout au long du processus d’hominisation. En
premier lieu, une organisation sociale plastique qui ne soit pas
seulement le résultat de pressions écologiques, mais résulte d’une
multiplication d’options relationnelles consécutives à la formation
de langages. Cette multiplication donne ensuite lieu à un jeu plus
étendu d’échanges et tout d’abord à la bipartition de deux catégo-
ries d’échange que l’on peut caractériser par des échanges pour le
bien, quand il est d’ordre utilitaire, c’est-à-dire quand il y a com-
plémentarité des offres (comme c’est déjà le cas dans l’épouillage
des singes) ; et des échanges pour le lien, quand se met en place une
réciprocité de perspectives visant non pas une offre à satisfaire,
mais une relation humaine à conforter 35. Il est indéniable que
quand par l’entremise du langage parlé36 cette réciprocité devient
routinière, la formation de neurones-miroirs joue le rôle d’un effet
cliquet qui institue non seulement la distinction entre ces catégo-
ries d’échanges, mais redistribue les options relationnelles selon
ces deux catégories ; qui, du coup, deviennent discriminantes et
donc sujet à débat et à controverses. C’est sur cette base, implicite-
ment délibérative37, que la plasticité des organisations sociales va
[34] C’est ce qui rend l’exploration des invariants anthropologiques, telle qu’elle est entre-
prise aujourd’hui par les diverses démarches neuroscientifiques et évolutionnistes,
aussi précieuse.
[35] On doit cette distinction judicieuse entre le bien et le lien à Alain Caillé (2000).
[36] Et non pas par un langage déictique, comme chez les singes, dont le registre expres-
sif est plus limité, ni par un langage « artistique » où la marge d’interprétation est
trop variable pour pouvoir mener à une routinisation. On ne saurait passer sous
silence les travaux pionniers de Michael Tomasello (1999, 2003, 2008, 2014, 2016)
sur les avantages évolutionnaires de la cognition humaine, notamment suite à la
formation de la parole. Pour une première lecture, son « wiki » (wikipedia.org/wiki/
Michael_Tomasello) est très instructif.
[37] La délibération n’y étant pas, comme avec l’espace public, thématisée en tant que telle,
mais les différentes manières de discourir adoptant déjà deux registres de justification,
notamment le rejet du mélange de registres.
[38] Il semble de plus en plus pertinent de penser que l’extinction de Néandertal ne soit pas
liée à une agressivité particulière d’Homo sapiens sapiens, ni à son avantage nutritionnel,
mais à la meilleure adaptabilité de ses organisations sociales à des conjonctures écolo-
giques variables.
[39] C’est dans ce sens qu’il est possible de comprendre la thèse de Heiner Mühlmann (2010,
[1996]), selon laquelle la culture humaine se forme en deux étapes : après une phase de
stress maximal, causé par la guerre ou une catastrophe d’un autre ordre, une société
trouve l’apaisement dans le décorum, dans le partage de rites, de formes esthétiques,
d’actes symboliques, etc.
[40] On renvoie pour cette partie à une présentation plus élaborée de ce processus (Haesler
1989).
[41] On se reportera au modèle pentagonal formulé plus bas qui montre ce que nous nommons
isomorphie des rapports et le mode de résolution des crises qui suit le pentagramme qui
y est inscrit.
[42] Cette lenteur n’est en rien imputable à quelque archaïsme de l’esprit et des formes sociales,
rétives à saluer la nouveauté et le style de vie qui lui correspond, mais, comme le notait déjà
Sorokin, à cette résistance conservatrice de toutes les sociétés sauvages, et notamment à
celle relative au statut des femmes, qui étaient les principales transmetteuses de pratiques
relationnelles profanes ; et si l’on prête foi aux travaux de Marija Gimbutas (1974, 1991),
dans les sociétés « matrilocales » du néolithique ces femmes transmettaient pour une très
large part les pratiques sacrées.
[43] Si la médiologie créée par Régis Debray n’a eu qu’un impact académique réduit, les sciences
de la culture allemandes ont vu s’épanouir en leur sein un courant de sciences des médias
(Medienwissenschaften) qui est aujourd’hui pleinement intégré dans les divers curricula
d’enseignement et de recherches. Mais plutôt que de comprendre qu’un médium est surtout
un support relationnel, ces nouvelles approches se sont concentrées sur la matérialité de
la communication. Plutôt que d’étudier la manière dont les médias affectaient l’ordre rela-
tionnel, c’est l’étude des dispositifs techniques qui a emporté l’adhésion ; notamment par
les travaux de Friedrich A. Kittler (1985, 1986) pour qui, comme une variante du fameux
slogan mcluhanien, « the hardware is the message ».
[44] L’expression est de Pierre Lévy (1994, 1997, 2011) qui, en dépit de questions originales
et pertinentes n’a pas eu, tout comme Debray, un écho important dans la sphère intel-
lectuelle française.
[45] Une transition s’est cependant opérée dans la sociologie des années 1980 et 1990,
notamment en sociologie britannique qui, après un long sommeil, s’est révélée être par-
ticulièrement fructueuse dans l’analyse sociologique de la modernité capitaliste. À côté
des travaux précurseurs de John N. Goldthorpe et de Richard Hoggart, la nouvelle vague
anglaise impulsée par les travaux pionniers d’Anthony Giddens, de Scott M. Lash et de
John R. Urry, a vu d’importantes contributions en sociologie des sciences et de la connais-
sance (Barry Barnes, David Bloor, John Law ou Steve Woolgar), en sociologie politique
(Nikolas Rose, Colin Crouch, Michael Mann, Michael Burawoy) ou dans des domaines plus
particuliers comme les nouvelles technologies (Trevor Pinch) ou la simulation sociale (Nigel
Gilbert). N’ayant pas d’héritage à administrer, ni à subir les luttes paradigmatiques qui
lui sont propres, la sociologie britannique se trouve donc de plain-pied dans la modernité
avec une sorte d’innocence que lui envie la sociologie continentale.
[46] Une histoire de cette perspective, ne serait-ce que de manière parcellaire, est encore à
faire. L’héritage simmélien commence à être connu et reconnu, mais non ce qu’il doit à la
philosophie de Friedrich Heinrich Jacobi et aux débats sur la notion de reconnaissance
depuis Fichte (Fischbach 1999, 2015).
[47] On mettra à part l’article très complet de Jacques Coenen-Huther (2006) qui tente de
rendre justice à cet auteur.
[48] S’il y avait un parallèle à faire, on pourrait rapprocher Dupréel de la sociologie formelle de
Leopold von Wiese qui s’était arrogé de manière assez arbitraire (et autoritaire) l’héritage
de Simmel. Comme von Wiese avait été le grand madarin appelé « nestor » de la sociologie
allemande dans les années 1930-1950, il est possible que Dupréel connût son éminent
voisin (sans toutefois le citer). Une autre filière souterraine qui pourrait encore intéresser
est celle entre von Wiese et Arthur F. Bentley (1949, 1954), auteur que convoque Mustafa
Emirbayer dans son manifeste de 1997 à plusieurs reprises, dans le sillage de John Dewey.
Cela signifierait le rôle charnière que von Wiese joua pour la continuation d’un certain
héritage simmélien : de la sociologie formelle à la théorie des réseaux sociaux, de la socio-
logie formelle à la théorie relationnelle de Dupréel.
[49] On notera en passant que la théorie systémique de Niklas Luhmann s’est elle aussi en
partie constituée par forclusion de cette source de désordre (pardon : de complexité) qu’est
la relation humaine.
[50] H : humains, NH : non-humains.
[51] Pour une synthèse bien informée, on s’appuiera sur l’ouvrage de Hans Bernhard Schmid
et David Schweikard (2009).
[52] Il ne fait aucun doute que les « aprioris sociologiques » de Simmel appartiennent à la
tradition postkantienne. Par rapport à Kant, Simmel comprend que si la relation excède
la somme de ses parties et que s’il existe des aprioris transcendantaux propres au sujet
de la raison, les aprioris (relationnels) qu’il convoque font partie d’une autre esthétique
transcendantale, ou même d’une esthétique fondatrice.
[53] Comme partout ailleurs dans cet ouvrage, il s’agit une fois encore de la synthèse d’un fonds
immense de réflexions menées depuis l’origine de la philosophie moderne depuis Descartes.
Dans ce qui suit, on s’appuiera principalement sur le concept de conscience, tel qu’il a été
mis en pratique par le philosophe australien David Chalmers (1996), pour qui le « simple
fait » de la conscience – ce qu’il nomme un hard problem – se distingue catégoriellement de
toutes les tentatives de la prouver scientifiquement (qui pour lui est un problème « léger »
et qui n’atteindra jamais le simple fait). En d’autres termes, la conscience est un fait brut,
non réductible, tout comme l’est le temps et l’espace.
[54] Dans la mesure où l’hominisation est déjà une étape historique, la critique qui viendrait
dire que ce type de démonstration est historicisant n’a plus d’objet. L’hominisation crée
un « milieu », dans lequel des rapports réflexifs sont possibles. Ces rapports sont mis en
place par des pratiques qui, elles, découlent de telle ou telle organisation sociale. Ces
organisations sociales se complexifient avec la pression écologique et du fait de la plasticité
croissante de ces organisations qui, elles aussi, découlent du langage réflexif qui rendent
leur thématisation collective possible.
[55] On laissera de côté deux questions centrales : celle de la détermination de M3 (où est son
siège ?) et, lié à cette question, celle du « milieu » historique qui permet la manifestation
de ces métaconsciences.
[56] Luhmann pense avoir réglé le problème en parlant à ce propos de « double contingence »,
ce qui n’est rien d’autre que ce qu’en théorie économique on appelle des « anticipations
croisées ». Il en oublie pourtant l’élément majeur qu’est la métaconscience. Si, dans le
marcher-ensemble, il y a coordination des pas et de la vitesse de la marche, c’est qu’il
existe une métaconscience qui régule les deux consciences (de soi et d’autrui) ; sans elle,
nous nous perdrions dans des supputations croisées sans fin. On sait que ce problème de
la coordination avait été une critique adressée par Parsons à Weber qui définissait l’action
sociale comme visée intentionnelle à l’égard du comportement d’autrui, sans prendre en
compte le fait qu’autrui avait lui aussi une telle visée et avait parallèlement conscience de
la mienne. La sociologie classique règle ce problème en convoquant des « valeurs » censées
focaliser l’action en vue d’une coopération commune. C’est ici que Luhmann voudrait aller
plus loin que Parsons. En effet, la double contingence à l’œuvre dans la relation humaine
est une source de complexité de « désordre », peut être la source la plus importante de
complexité dans tous les systèmes sociaux. Pour affronter ce chaos, il mobilise tout le design
théorique de son systémisme – avec des résultats souvent surprenants. Or Luhmann ignore
ce qui est précisément mobilisé en premier lieu pour transformer la double contingence,
à savoir la métaconscience et tout ce qui a trait aux formes d’intentionnalité collective.
Un modèle pentagonal
Un modèle sociologique élémentaire doit comprendre au moins trois
éléments : les humains (H), les collectifs (C) et leurs environne-
ments et constituants matériels (N, comme nature). Si l’on croise
ces trois éléments, on obtient 5 rapports (en éliminant le rapport
N-N qui n’entre pas dans le cadre d’une sociologie). Ces 5 rapports,
à savoir (H-H), (H-C), (C-C), (C-N), (H-N), couvrent tous les rap-
ports imaginables à l’œuvre dans une société humaine. Outre le
fait de présenter un outil de classification, cette catégorisation nous
permet de formuler un programme de recherches inédit pour une
[57] « Si, au bout du compte, je suis moi-même devenu maintenant sociologue (selon l’inti-
tulé de mon arrêté de nomination), c’est essentiellement pour mettre un terme à la pra-
tique qui hante encore les lieux et consiste à travailler avec des concepts de collectifs
[Kollektivbegriffe] » (Max Weber, lettre à Robert Liefmann du 9 mars 1920, cité d’après
H.H. Bruun 1972, p. 38).
[58] On peut comprendre cet effort comme une tentative d’assouplir la théorie de la structu-
ration d’Anthony Giddens (1984). Nous n’en abordons ici que les aspects formels et non
ceux liés à la transformation des cadres spatio-temporels.
[59] Le degré d’élaboration dans cet ouvrage tentera d’aller jusqu’à la preuve homologique (le
principe de la modernité étant le jeu à somme positive) – à grand mal, avouons-le d’emblée.
Très généralement, il faudra nous contenter de la preuve isomorphique.
[60] Parmi les nombreuses classifications ontologiques, citons celles de Jean Gebser, d’Abram
Kardiner, de Friedrich Rüstow ou plus près de chez nous celle de Philippe Descola (2005).
[61] Le domaine du sociologue se situe donc toujours « au-dessus » des foules et « en dessous »
du système. On pourrait donc parler à ce titre du domaine des sociétés « vivantes ».
[62] Il s’agit ici d’appliquer un principe de modestie méthodologique qui est en même temps
un postulat moral. Il dit en substance qu’avec nos faibles moyens sociologiques, nous ne
saurions nous aventurer au-delà d’une analyse isomorphique. C’est ici que la théorie
des réseaux peut nous apporter son concours (comment formaliser ces isomorphies, les
rendre comparables, en isoler le principe… un travail monstrueux). L’ambition du présent
travail consiste à présenter un principe structurant pour la période historique nommée
modernité. C’est, faut-il le dire une fois encore, l’échange marchand considéré comme un
jeu à somme positive. Mais cette proposition est encore largement spéculative. Ce dont
on peut administrer la preuve se situe au niveau sub-homologique. C’est là aussi où per-
siste encore du « jeu » social, c’est-à-dire là où les pratiques relationnelles peuvent encore
réorienter des options (idéologiques, culturelles, politiques ou sociales) déjà prises. D’où
le postulat moral : plutôt que de défendre la société, comme l’avait malencontreusement
proféré Michel Foucault, il faut défendre ce « jeu ».
[63] On reprend ici la théorie de la différenciation sociale de Luhmann (1997) auquel on doit ces
trois formes. Une société S1, une fois atteint un seuil démographique critique, change par
segmentation du groupe ; une société S2 se complexifie par augmentation de ses niveaux
hiérarchiques ; la société moderne évolue au fil de la spécialisation de ses sous-systèmes
fonctionnels.
[64] Chaque détermination embrasse un domaine sociologique spécifique. Nous traversons ici
de la manière la plus synthétique possible l’intégralité des savoirs sociologiques et tenons
là un indice pour contrer la très faible cumulativité de la sociologie. Pour complexifier
ce design théorique, il faut ajouter qu’à chaque détermination correspond un rapport de
régulation inverse. Ainsi, comme l’avait déjà montré David Lockwood (1964) dans un
article resté célèbre, si l’intégration sociale détermine (rend possible) les modes d’inté-
gration systémique, ceux-ci, en retour, la limitent dans son expression. Il en est de même
La forme de ce pentagone
est logique, c’est-à-dire néces-
saire, non seulement par cette
chaîne de déterminations, mais
en permettant de situer les trois
ruptures majeures qui ont mené
d’une isomorphie à l’autre : tou-
jours dans le sens des aiguilles
d’une montre, l’hominisation est
le résultat d’une forme particu-
lière d’intégration sociale (H-C)
qu’est l’organisation sociale
réf lexive et donc artificielle
d’une forme spécifique de société ; la révolution néolithique résulte
d’une pression démographique qui modifie les rapports diplomatiques
entre tribus (C-C) ; et la révolution copernicienne réorganise l’adapta-
tion des sociétés à leur environnement matériel (en se rendant maître
et possesseur de la nature)65.
Quand un rapport entre en crise, le déroulement de celle-ci suit non
pas le tour circulaire (en suivant les aiguilles d’une montre), mais le
pentagramme. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple66, pour réguler
l’augmentation de la pression démographique et éviter des conflits
entre bandes nomades (C-C), il fallut produire davantage de biens
symboliques (H-C), ce qui eut pour conséquence d’altérer l’intégration
sociale (H-C) qui prit un tour plus méritocratique (production de gre-
niers), pour finir par mettre en place une économie d’exploitation de
(et non plus de symbiose avec) la nature. La crise trouve son terme
dans une nouvelle forme de relations humaines qui n’est autre que la
différenciation statutaire.
Voilà, en un raccourci presque caricatural, un aperçu de l’heu-
ristique que permet un tel modèle. Certes, c’est d’un changement
social de très longue durée qu’il s’agit ici ; et le pari qui est tenté est
celui d’une démarche déductive de l’explication du changement ; une
avec les autres rapports de rapports. Tous répondent de ce double jeu entre détermination
(condition de possibilité) et régulation (limitation et normation).
[65] Si l’on suit cette logique circulaire à la manière des prospectivistes, il est possible d’entre-
voir, toujours en suivant le sens des aiguilles d’une montre, une prochaine rupture au
niveau du rapport H-N, qui est à la fois le monde des hybrides latouriens, des singularités
kurzweilliennes et de toute forme d’« augmentation » de l’humain.
[66] On l’a explicité de manière plus détaillée dans des travaux antérieurs (Haesler 1989).
[67] Quand on sait que les travaux que Jürgen Habermas avait entrepris dans les années 1970
dans l’Institut Max Planck de Starnberg, spécialement créé à son usage, visant précisément
l’application dans la très longue durée des stades de l’évolution de la conscience morale de
Lawrence Kohlberg à l’histoire humaine, que ces travaux s’étaient soldés par un demi-échec
et par l’abandon de ce programme de recherches (voir Habermas 1985 [1976]) – suite à quoi
il reprit ses réflexions allant mener à la théorie de l’agir communicationnel (1987) –, on
mesure l’ambition et les risques de la perspective esquissée ici. D’autre part, le demi-échec
d’une démarche comme celle de Shmuel M. Eisenstadt, visant à explorer les « modernités
multiples », n’est-il pas imputable à l’absence d’une telle théorie de la très longue durée ?
On se demandera alors, si on ne doit pas se satisfaire en théorie du changement social
d’un progrès de la connaissance allant de demi-échec en demi-échec, pour nourrir sa
persévérance de bricoleur (cf. Claude Simon) des rares lueurs obtenues tout au long de ce
cheminement. C’est en tout cas le pari qu’une démarche comme la nôtre a tenté de tenir
dans une durée finalement assez courte…
[68] On peut faire un pas de plus, comme Genevieve Vaughan (2015), et faire reposer cette
structure sur le don maternel initial.
[69] C’est sur ce cas de figure qu’avait travaillé le sociologue allemand René König (1946). C’est
en devenant nucléaire que la famille révèle selon lui sa véritable fonctionnalité. Dans un
trait d’ironie peu évident, on avait parlé à ce propos de « réduction épiphanique ».
[70] Pour une présentation plus détaillée de ces formalisations, on se reportera à certains de
nos travaux antérieurs (Haesler 2000, 2005, 2006).
Conclusion
Comme on parlerait de quelque local commercial, d’un entrepôt ou
d’un atelier d’artisan, la théorie du changement social est aujourd’hui
un domaine désaffecté. Il ne jouit plus de l’affection des sociologues et si
on parle de lui, à l’occasion, il n’a plus d’affectation claire. Mais il faut
se souvenir que l’invention des sciences sociales dans leur ensemble
avait été faite pour tenter de se repérer dans le flux chaotique de
l’histoire. Voilà des disciplines qui ne servaient pas seulement à des
fins d’érudition et d’édification ou alors à des buts pratiques, comme la
construction d’un pont ou la gestion d’une armée, mais concernaient
directement la compréhension de soi de la société moderne qu’on
savait privée d’une instance de compréhension transcendante. D’où
la place centrale de la théorie du changement social. C’est vers elle
qu’étaient censées converger les connaissances acquises dans tous les
domaines du social et de l’humain qui allaient rapidement se former
[1] Le motif de l’inversion des moyens (Verkehrung der Zwecke) est omniprésent chez Simmel
et Weber. Et il sera facile pour Habermas de dénoncer dans ce chiasme une contradiction
performative.
[2] C’est ce qu’expose Karin Bauer dans son ouvrage de 1999, où elle établit une filiation claire
entre Nietzsche et Adorno. Contre Habermas, elle argumente que Nietzsche est encore
de plain-pied dans une perspective moderniste et qu’il la confronte avec une radicalité
sans pareille aux idéaux des Lumières. Cette posture sera reprise par Adorno dans ses
Minima moralia, mais aussi dans ses écrits sur la musique, notamment sur Wagner, où
ses positions rejoignent celles de Nietzsche.
une brève formule, nous dirons qu’en cette période, nous avons non
seulement perdu le toit au-dessus de nos têtes, nous avons fait l’expé-
rience du désabritement ou de l’acosmie, mais à partir de ces années
1970 il semblerait bien que le sol se dérobe sous nos pieds, que nous
fassions l’expérience d’un effondrement3.
La Grande transformation (1944) est un livre essentiel, mais c’est
un livre qu’il faut (savoir) dépasser. Les mérites de Polanyi sont mul-
tiples. Que le marché ne soit pas (comme le commerce) une forme
naturelle d’organisation sociale, mais une forme artificielle de désor-
ganisation sociale qui apparaît à un moment donné, dans un contexte
donné pour des motifs donnés4 ; de même que l’autorégulation a beau
être le principe du marché, les faits sont tenaces : à force de coalitions,
d’inégalités de départ et de quasi-monopoles, le principe a toujours
été peu ou prou utopique. Les situations de concurrence pure sont
rares. Mais le principe marchand a aussi des limites intrinsèques.
Et les années 1972-1973 sont le point où ces limites sont nettement
indiquées. Car une fois les gisements matériels de valeur épuisés, le
marché devrait cesser de se développer et devrait se contenter des
opérations d’allocation efficiente pour lesquelles il avait été créé. S’il
y a hybris pour le marché, c’est – toujours dans l’optique polanyienne
– pour l’accroissement de son empire. Comme son principe de fonction-
nement repose sur la simplicité extrême qu’est le système des prix,
l’annexion de biens fictifs (chez Polanyi, le travail, le sol et l’argent)
correspond parfaitement à sa logique. Or, ce qui caractérisera le seuil
que nous allons étudier est l’invention non pas de biens fictifs (où un
gisement de valeur peut être identifié), ni de l’appréciation de biens
[3] Le succès planétaire de l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrement (2005), tient pour une
part importante à son titre. Or, Diamond ne prend jamais la mesure de l’effondrement
ontologique qui s’est profilé durant la modernité. Il ne pense pas que les causes ayant
mené les sociétés les plus florissantes à une rapide décadence et celles qui ont fait que
les sociétés les plus improbables aient résisté pourraient être liées à un soubassement
idéologique, mais s’en tient à un physicalisme de géographe qui catégorise ces causes, pour
les appliquer aujourd’hui à la société moderne.
[4] Dans La Grande transformation (1944), Polanyi considère que le capitalisme industriel du
XIXe siècle et sa représentation idéologique dans l’économie politique libérale ont marqué
une rupture fondamentale dans l’histoire humaine, rupture dont la conséquence désas-
treuse a été l’effondrement de la civilisation mondiale durant la première moitié du XXe.
En faisant du marché autorégulateur le centre de son analyse, Polanyi n’a pas pu prévoir
la renaissance de l’économie de marché après la guerre, dans un cadre social-démocrate.
Mais sa pensée retrouve aujourd’hui une singulière actualité, à l’heure où l’expérience
néolibérale, qui réunit tant de caractéristiques du capitalisme marchand du XIXe siècle,
se trouve manifestement confrontée à ses propres contradictions.
[5] Outre les mentions d’usage dues à Braudel, c’est l’immense et magnifique Kulturgeschichte
der Neuzeit d’Egon Friedell (1927-1932) qui va nous accompagner tout au long de notre
parcours dans les Temps modernes. Son idéalisme critique est le meilleur antidote au maté-
rialisme naïf qui ne cesse de sévir dans les reconstructions de l’histoire de la modernité.
[6] On ne parle plus aujourd’hui de l’idéal de Leopold von Ranke que Friedell critique du reste
avec les mots les plus durs. Les historiens ont depuis lors appris à se méfier des archives
et à pratiquer le doute herméneutique comme première précaution méthodologique.
[7] L’intérêt de la métaphysique heidéggerienne est qu’elle est au comble de l’angoisse devant
ce processus. Pour la supporter, le grand devin de la Forêt Noire n’a pas vu d’autre issue
que ce que nous appellerons tout au long de cet ouvrage une repristinisation ; c’est-à-dire
une relecture de l’histoire en vue d’annuler la cause de l’angoisse, en d’autres termes,
revenir à un état d’enchantement originel (pristine). D’où la vertu apaisante de sa pensée
qui, à un moment ou un autre, a happé ses lecteurs. Le geste heidéggerien dépasse le
stade de la régression, puisqu’il entend forger une métaphysique, dans laquelle le besoin
de régression se trouverait d’emblée anéanti.
[8] Selon l’expression de Hans Blumenberg (1976, p. 545).
[9] Ce sont avant tout des travaux d’historiens et de politistes. En langue française, on notera
la présentation bien renseignée de Philippe Chassaigne (2012). En langue anglaise, on
trouvera de nombreuses études, notamment celles de Borstelmann (2012), Caryl (2013),
Sandbrook (2011), Ferguson et al. (2011) et Kaelble (2010). Frank Bösch (2013) en donne
un bon résumé, tout en soulignant l’absence d’études synthétiques.
[10] Les statistiques données par Culturomics (Ngram Viewer) dessinent une forte hausse des
occurrences « crisis » et « Krise » dans les années 1960 à 1980.
[11] L’argument de Bauman, tel qu’il le développe dans son principal ouvrage Modernity and
Ambivalence (2008 [1991]), est assez simple, sinon simpliste : la modernité, dit-il, s’est fixé
une tâche insurmontable, instituer l’univocité. Son ambition de rendre le monde trans
parent était d’emblée condamnée à l’échec, car elle méconnaissait l’ambivalence essentielle
du monde et le hasard de nos existences, de la société et de la culture. Chaque tentative
de les expurger n’a fait que créer une nouvelle ambivalence – dans un cercle vicieux qui
aboutit avec le national-socialisme dans la tentative d’anéantir une fois pour toutes cette
ambivalence. C’est seulement la postmodernité qui donne congé à la promesse de créer un
monde transparent. Elle reconnaît que la volonté de vouloir libérer l’existence humaine
de son immuable ambivalence revient à lui ravir sa liberté.
elle prenait la mesure des ravages causés par l’usage criminel des
pesticides, ou des nombreux ouvrages post-malthusiens mettant en
évidence ce qu’on appelait alors la « bombe démographique », s’il y
eut un éveil écologique, jamais il n’apparut comme un mouvement
de masse comme cela allait être le cas à partir des années 1970. Des
« lanceurs d’alerte », comme on les nommera plus tard, il y en eut
donc, qu’on se souvienne de l’irruption d’un Fernand Dumont ou aux
ouvrages précoces de Serge Moscovici. Mais avec la publication du
Rapport Meadows, en dépit de ses erreurs statistiques, apparut une
double conscience : d’une part, d’avoir franchi un point de non-retour,
d’être à mi-paroi et de ne plus avoir assez de réserves pour finir son
équipée, ni pour revenir en arrière ; et la conscience d’une sorte de
rétrécissement du monde14. L’univers infini a beau exister, il a beau se
dilater encore et encore, les possibilités du globe, elles, sont épuisées.
Jusque-là, l’humanité vivait dans le rêve – ou plutôt le fantasme – que
le microcosme Terre (m) participait des qualités du macrocosme (M)
et inversement : en expansion continue et d’une diversité toujours plus
importante15. Mais à présent, il s’agit d’accepter leur disjonction, et d’en
tirer les conséquences en termes métaphysiques et économiques. L’idée
d’habiter un « spaceship earth », comme l’avait formulé Jan Tinbergen,
se renforce encore avec l’essor des vols spatiaux. Mais en même temps
ils attestent une nouvelle vulnérabilité. Cette planète bleue est à la
fois splendide et fragile. Le fait d’observer la Terre en mettant les
pieds sur la Lune a renforcé le sentiment de fragilité de cette planète
[14] Alors que Meadows prend la mesure des limites matérielles de la croissance, paraît en
1976 un ouvrage autrement plus important, plus intelligent, oserait-on dire, c’est The
Social Limits to Growth de l’économiste anglais Fred Hirsch (1976). Pour Hirsch, l’une
des plus importantes promesses de la modernité était d’étendre la classe moyenne à la
société entière, mais qu’en raison des limites de la croissance matérielle, cette promesse
ne pouvait plus être tenue. Avec sa notion de « biens positionnels », il souligne en outre le
fait d’une guerre des places où, en raison de ces limites, une place gagnée équivaut à une
place perdue par d’autres, qu’il pouvait bel et bien y avoir jeu à somme positive sur le
plan économique, mais jeu à somme nulle vire négative sur le plan des positions sociales.
[15] L’origine de ces harmonies est pythagoricienne, on s’en doute. Arthur Koestler, dans son
excellent ouvrage Les Somnambules (1960), ne cesse de souligner à quel point la pensée
de Pythagore imprègne la pensée occidentale, notamment par la préséance qu’il donne
à l’idéel, contre les premiers maîtres ioniens, mais aussi à la pensée relationnelle contre
laquelle Aristote allait développer sa métaphysique. Or, le fourvoiement heidéggerien a
consisté à rejeter en bloc cette métaphysique, sans pour autant comprendre que Pythagore
représentait déjà la pensée adverse, donc à substituer une métaphysique de la substance
par une métaphysique de l’essence-étance, constituant ainsi une difficulté supplémentaire
au développement d’une pensée relationnelle.
[16] C’est ce qui rend l’entreprise quelque peu surréelle d’Elon Musk aussi passionnante que
significative : aller coloniser Mars, non pas dans le rêve d’un spationaute, mais en vue d’être
le premier à en exploiter les réserves du sous-sol. Ce serait la première fois dans l’histoire
de l’humanité que les Terriens iraient se « nourrir » ailleurs que sur leur propre planète.
[17] Daniel Cohen dans Le Monde (25 octobre 2015) qui fait sans doute l’article pour son
livre de philosophie économique Le Monde est clos et le désir infini (2015). Voir l’in-
croyable défilé de formules à ce propos : parisschoolofeconomics.eu/fr/actualites/
le-monde-est-clos-et-le-desir-infini-daniel-cohen-septembre-2015/
l’offre, notamment à travers les prix des ressources ; mais cette limite
rejoint encore celle de la demande qui, elle, commence à être saturée.
Elle est donc systémique. En effet, l’euphorie consumériste qui avait
embrasé le monde occidental depuis 1948 tend elle aussi à se tarir.
Les populations aisées se sont équipées et aspirent à un mode de
vie « post-matérialiste », alors que les couches pauvres continuent de
subsister. Non seulement, il n’est plus possible de croître, mais – pire
que cela – cela n’est même plus souhaité.
En termes polanyiens, il est possible de dire qu’après avoir mar-
chandisé les biens marchands spécifiques – ceux pour lesquels le
marché semble être un mode d’allocation efficient – le capitalisme a
tiré tout le profit possible des (deux) marchandises fictives, le sol et
le travail. Il devenait donc urgent de créer de nouveaux gisements de
valeur. Ce fut chose faite assez rapidement. Car c’est de cette époque
que date la création de marchandises « symboliques », de biens rela-
tionnels de toute sorte qui permettent de tirer le capitalisme de ce
mauvais pas. La recette n’est pas nouvelle, puisqu’elle rappelle la
manière dont Rosa Luxemburg avait compris l’impérialisme – sauf
qu’elle s’applique à présent aux économies du centre et non plus à celles
de la périphérie. L’expansion de la télévision n’en est qu’un exemple
particulièrement clair ; et le fait qu’elle passe d’une régie publique à
un régime marchand souligne sa place dans la chaîne de valorisa-
tion de nouveaux gisements de valeur. C’est ainsi qu’on peut écrire la
progression de la logique capitaliste comme emphase de la catégorie
marchande, comme un mode d’accumulation du capital élargie : de
marchandises spécifiques répondant à une division sociale du travail,
avec la fin du féodalisme, le règne marchand investit le domaine des
marchandises fictives, pour se rabattre au début des années 1970 sur
les marchandises symboliques.
Le rôle que jouera la dernière de marchandises fictives de Polanyi :
l’argent, considéré comme une marchandise virtuelle, créée à partir de
rien, est à ce titre instructeur. En effet, avec l’abrogation du traité de
Bretton Woods et le « floating » monétaire qui s’ensuivit, la circulation
de « xéno-monnaies »18 et le creusement d’importants déficits budgé-
[18] Le terme a été formulé par le mathématicien américain Brian Rotman dans son ouvrage
Signifying Nothing : the Semiotics of Zero (1993) qui voit se profiler au début de la modernité
le zéro, l’infini, le point de fuite pictural et les monnaies déracinées ou « xéno-monnaies ».
Entre la création à partir de rien (zéro), la création monétaire illimitée (infini) et l’idée de
projet, de zéro à l’infini, en somme, comme dans le roman d’Arthur Koestler, l’argent s’est
taires, le capitalisme est entré dès ces années dans une phase nouvelle
que l’appellation « capitalisme tardif » est d’autant plus incapable de
saisir que ce processus s’accompagne d’un changement important de
forme : l’argent dématérialisé. Le traité de Bretton Woods (1943) avait
mis en place des organismes internationaux de régulation monétaire
avec le dollar comme monnaie-étalon. Suite aux déficits budgétaires et
du commerce extérieur des États-Unis, Richard Nixon, en août 1971,
suspend ces accords et plonge le monde occidental dans l’ère du « flot-
tement des monnaies ». Cela suscite une spéculation effrénée – véri-
table début du capitalisme financier. On ne prend que rarement la
mesure de l’effondrement qui s’est produit suite à cette abrogation.
Bretton Woods avait mis en place une série d’institutions monétaires
à vocation globale (Banque mondiale, FMI, monnaie-étalon, droits de
tirages spéciaux), l’idée étant que c’étaient des troubles monétaires
qui avaient provoqué la crise de 1929 et que c’est cette crise qui avait
mené au nazisme et à la Deuxième Guerre mondiale. Ces institutions
avaient relativement bien fonctionné pendant les Trente glorieuses.
Or, comme le déficit budgétaire des États-Unis datant de la guerre
de Corée allait se creuser pendant les quinze années suivantes, une
dévaluation du dollar devenait nécessaire pour soutenir les exporta-
tions. C’est ce qui va mener à l’abrogation du traité.
À cela s’ajoute la crise pétrolière. Suite à la formation de l’OPEP,
en dix mois, le prix du baril de pétrole est multiplié par 26. La manne
pétrolière fait des pays arabes de nouvelles puissances économiques.
Les pétrodollars viennent abonder une masse monétaire qui augmen-
tait déjà suite à la fin de Bretton Woods. La « crise du pétrole » entraîne
un grand nombre d’innovations techniques, mais elle a un effet infla-
tionnaire et déplace la conflictualité guerrière au niveau des ressources
naturelles. L’invention des xéno-monnaies suit le cours pris par les
pétrodollars. On assiste alors à la création des premiers grands fonds
spéculatifs qui vont orienter les investissements économiques vers des
taux de rentabilité très élevés – accélérant par là le déclin du secteur
secondaire (industriel). Mobilité des flux monétaires, criminalité finan-
cière, sociétés offshore, paradis fiscaux, décentralisation des centres
de décision d’entreprise sont des conséquences de ce déracinement.
Une première analyse de ces facteurs nous montre que le capitalisme
industriel était entré dans une crise majeure. Devant la hausse du prix
émancipé, et, comme nous allons le développer dans les chapitres 11 à 12, d’instrument de
la circulation économique il devient médium généralisé de la communication.
[19] Il est difficile d’obtenir des chiffres vérifiables sur ces deux agrégats. Pour ce qui est de la
masse monétaire M3 (monnaie au sens large), l’évolution du dernier demi-siècle se passe
de commentaires. https://data.oecd.org/fr/money/monnaie-au-sens-large-m3.htm
de calculer le prix d’une option pour des contrats à terme. Cette for-
mule fait croire que les produits dérivés sur des marchés hautement
spéculatifs sont à risques approximables. Comme le montre Arjun
Appadurai (2016) en se basant sur les travaux de Frank Knight, Black
et Scholes commettent l’erreur de ne pas distinguer entre risques et
incertitude. Alors que le risque permet un traitement statistique, ces
options relèvent de l’incertitude et ne sont pas approximables. Dans
un livre qui eut un grand écho en Allemagne lors de sa parution, Josef
Vogl (2010) suit l’hypothèse d’une construction intellectuelle de l’éco-
nomie réelle (l’économie moderne serait une émanation des théories
de Smith, Ricardo, etc.), alors que l’économie financière reposerait sur
le modèle de Black et Scholes. C’est ce que Vogl appelle une écodicée.
Si l’on synthétise les contributions de Vogl et d’Appadurai, la crise de
2008 ne serait rien d’autre que le résultat de l’écodicée construite sur
la base de la formule de Black et Scholes. Vingt-cinq années après
sa formulation, l’erreur catégorielle de ces auteurs – qui eurent tous
deux le prix Nobel d’économie – amena les traders à prendre des
risques inconsidérés sur des événements qui n’étaient pas calculables
en termes de risques.
On a mis beaucoup de temps à reconnaître un changement structu-
rel du capitalisme. Les chiffres, cependant, ne mentent pas. Car nous
assistons à cette époque à une seconde démoralisation de la classe
ouvrière, la première ayant été l’éradication de la culture « plébéienne »
(E.P. Thompson) au XIXe siècle. Même si la vague de désyndicalisation
atteint en France un niveau sans précédent, les syndicats, dans leur
ensemble, sont entrés dans un pacte de paix sociale avec le patronat
et les pouvoirs politiques qui leur ravissent leur statut d’opposant tra-
ditionnel de la logique capitaliste. Ainsi, les subtils arbitrages après
1945 entre Etat, entreprises et organismes intermédiaires obtenus
souvent de haute lutte se réorientent à l’avantage des entreprises. On
use à cet égard du curieux euphémisme de « capitalisme organisé ». À
cette époque encore, s’enclenchent la création des multinationales et
le processus de concentration massive des entreprises. L’emprise des
politiques économiques nationales s’en trouve de plus en plus réduite.
Dans la concurrence idéologique entre modèle rhénan du capitalisme
(ordolibéralisme) et modèle américain, ce dernier emporte une vic-
toire incontestable. Commencent les processus de délocalisation de la
production, de l’optimisation fiscale dans les paradis du même nom,
la formation de holdings dans des zones offshore, etc., ce qui fait que
l’espace de négociation entre détenteurs de capitaux, syndicats et États
[20] Qu’on puisse tirer de nouvelles plus-values des marchandises en les singularisant, c’est
ce que montrent Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (2016). Cela montre la belle créativité
de la « contrainte de réalisation » propre au capitalisme financier.
[21] Auteurs injustement oubliés et auteurs aussi injustement célébrés aujourd’hui s’y côtoient.
Il suffit de penser à Leopold Kohr, Murray Bookchin, Angela Davis, Aldo Leopold, Ernst F.
Schumacher, Ivan Illich, André Gorz, Buckminster Fuller, Lanza del Vasto, Nicholas
Georgescu-Roegen, Robert Jungk, Amory Lovins, Johan Galtung, Herman Daly,
Hans-Christoph Binswanger, Josef Huber, Yona Friedman et on en passe.
[22] Sa Verhaltenslehre der Kälte (1994) reste l’une des analyses les plus percutantes du phé-
nomène cool dans la culture moderne.
[23] Dans une veine dédramatisante, des esprits apaiseurs argueront qu’il s’agit simplement
d’une vague de pessimisme. Sauf que ce pessimisme-là se fait dans une Sprachlosigkeit,
une privation de langage, tout à fait remarquable. Mis à part quelques écrivains (on pense
à Reinhard Jirgl), la mise en langage et donc en réflexivité de ce « pessimisme » n’est même
plus tentée et voulue, mais cède le pas sur un « tournant iconique » qui livrerait « brut de
décoffrage » le désabusement complet qui frappe les esprits et les cœurs à cette époque.
La gloire de cet artiste aussi mineur que cynique qu’est Andy Warhol est certainement
due à cet abandon de la parole.
phénomène vingt ans après son apparition) : nous laissons les appareils
fonctionner à notre place, mais nous croyons en toute bonne foi avoir
fait le travail nous-mêmes. C’est toute notre conception de la machine
qui est alors à revoir. De rares auteurs (Gilbert Simondon, Hans-Dieter
Bahr, Arno Bammé) s’y sont attelés.
Plutôt que de machine interpassive, il y aurait lieu de parler de
machinisme interpassif. La machine avait jusque-là été considé-
rée comme un prolongement d’activités physiques humaines. En
témoignent les travaux d’Ernst Kapp, Arnold Gehlen et André Leroi-
Gourhan. Une conception plus étendue, mise en œuvre pour rendre
compte des machines intelligentes, notamment par Jean-François
Lyotard, était de considérer ces machines comme des prolongements
d’activités cérébrales ; ce qui n’était pas faux mais incomplet. Les
machines interpassives remplacent en effet des machines physiques
et intelligentes, mais, de surcroît, elles gardent l’agent humain dans
l’illusion d’avoir effectué ces travaux, au sens le plus large possible
de ce terme, lui-même ou, à tout le moins, d’en avoir été l’initiateur.
Cette illusion a des implications importantes, car elles empêchent de
percevoir, de la part de l’agent, l’effet de dépossession que ces machines
interpassives imposent tout en le privant de compétences, souvent
chèrement acquises, au profit d’un passivisme dont la conscience reste
floue. Nous assimilerons ce phénomène plus tard à la notion d’hyperfé-
tichisme, de considérer une chose parfaitement contradictoire, même
absurde comme parfaitement évidente. Comme ce travail interpassif
se fait dans une plus grande facilité que le travail non interpassif (pho-
tocopier est plus facile que de lire, mettre un traducteur automatique
est plus facile que de traduire soi-même, engager une routine est plus
facile que de décider par soi-même, etc.), le machinisme interpassif
peut alors être considéré comme un agencement de dispositifs délé-
gatoires créant du travail-fantôme, non plus au sens d’Ivan Illitch,
mais au sens d’une illusion de travail ou d’action laissant intact (ou
presque) la subjectivité du travail (la perception d’un effort), tout en
le vidant de tout contenu. C’est dans ce sens que ces années de seuil
marquent aussi l’accession à une technique machinique subjective d’où
l’absence de perception de la dépossession des outils de production se
double d’une dépossession de compétences et de capacités humaines.
Nous ne prendrons que deux exemples : l’invention des ordinateurs du
quotidien et l’électronisation des transactions monétaires24.
[24] S’il est loisible de multiplier ces exemples à l’infini, c’est que l’heureuse formule de Pfaller
introduit une nouvelle manière de voir. Elle permet de faire la synthèse entre des phé-
nomènes disparates appartenant aussi bien à la vie intime, à la vie quotidienne et au
monde du travail. Il en est ainsi jusqu’au monde du politique, et l’on pourrait prolonger
ces réflexions jusqu’à suggérer une politique interpassive.
[25] Il n’est pas anodin non plus que le protocole TCP (Transmission Control Protection) ait été
développé en 1973. En 1983, il va être adopté pour l’Arpanet. C’est de cette période que
date la découpe des flux d’octets en segments conduisant au transport fiable des données
en mode connecté.
[26] L’embarras que cause la lecture du premier chapitre du Capital consacré à la marchan-
dise et qui met en scène les deux formes de valeur (d’usage et d’échange), est dû à la forte
intuition qu’avait eu Marx qui, se voyant obligé à déduire cette abstraction de l’aliéna-
tion moderne du travail due à l’industrialisme, avait compris que la monétarisation des
échanges y participait pour une part importante ; la question étant de savoir comment ces
deux formes d’appauvrissement étaient liées l’une à l’autre. Que Marx ait surévalué le
travail dans ce contexte est certainement dû à son refus de voir dans l’argent autre chose
opérations vont peu à peu être suspendues par l’usage de ces cartes, et
l’on parlera assez rapidement de cashless society27. Même si ses débuts
furent modestes, avec les premières cartes de débit (Diner’s, American
Express) comme signes d’affiliation à un cercle de clients « sélects », la
carrière des cartes de crédit est devenue une véritable success story
du demi-siècle écoulé. À présent, la Suède est en train de devenir une
nation cashless et le continent africain se transforme en immense
réseau de paiements par téléphones portables. Mais qu’est-ce qui nous
importe ici ? Quelle est la césure qu’apportent ces paiements dématé-
rialisés ? Comme le soulignait déjà Serge Moscovici (1988) en parlant
des chèques, quand l’argent se transforme en simple ordre de virement,
le sentiment de sacrifice au sein de l’échange monétarisé tend à se
dissiper. Et peut-être s’agit-il de bien plus que d’un simple sentiment.
En effet, depuis l’instauration de l’échange marchand il y a des milliers
d’années, la norme que le droit romain va formuler comme do ut des
fait partie intégrante de tous les répertoires normatifs des sociétés non
exclusivement prédatrices (d’ailleurs, la longévité très réduite de ces
dernières atteste l’avantage évolutionnaire de ce type d’échange). Qu’il
faille donner, c’est-à-dire se dessaisir de quelque chose pour en obtenir
une autre en échange, ce principe de réciprocité (à la fois calculante,
objectivante et réflexive) peut être considéré comme un invariant cultu-
rel. Or, avec le paiement dématérialisé, il se pourrait bien que cette
norme soit en train de se transformer. C’est là un bouleversement qui
va bien au-delà de la thématique de la modernité qui nous intéresse
ici. Car, en fait et lieu de l’argent donné en échange, nous ne trouvons
plus qu’une présentation d’une identité de compte au travers un cer-
tain nombre de manipulations techniques. Certes, objectivement de
l’argent est transféré, mais subjectivement le dessaisissement du do
est remplacé par un curieux mixte entre procrastination, dissipation
et déni de réalité28. Le paiement se fait certes à une échéance don-
qu’une marchandise généralisée. Ce n’est qu’avec les travaux d’Alfred Sohn-Rethel que
cette part (pour ainsi dire maudite au sein du marxisme) a trouvé un début d’explicita-
tion. Les débats actuels autour d’une nouvelle critique de la valeur (Krisis, Exit, Moishé
Postone, Eske Bockelmann, etc.) gravitent tous autour de cette question complexe entre
toutes (qui est cependant loin d’être purement doctrinale).
[27] L’expression a été créée conjointement par Edward E. Bergsten (1967) et Dale Reistad
(1967).
[28] Il nous faudrait une histoire des techniques de reposité, telles que les a décrites Albert
Piette (2009), c’est-à-dire des techniques du quotidien de se mettre à distance des événe-
ments fâcheux, de lâcher du lest ou de prendre le large. Il est clair que nous disposons
aujourd’hui de machines de reposité efficaces. L’ordinateur n’en est qu’un exemple.
née, mais dans l’esprit du payeur cela se fera toujours plus tard ; et
puis, qu’est-ce que l’argent, quand il suffit d’indiquer un code ? Nous
assistons ainsi à une abstraction supplémentaire (par rapport à l’abs-
traction monétaire stricto sensu) : l’usage du chiffre n’est plus qu’une
approximation, les subtiles opérations que nous faisions naguère se
trouvent déchargées par l’emploi de la carte. Comment ne pas songer
alors à toutes les interpassivités auxquelles elle va donner lieu ? En
effet, la carte nous décharge de l’opération frustrante, souvent délicate
(pensons aux partages d’addition de restaurant entre amis), parfois
aussi légèrement humiliante d’avoir à payer en nature. Mais elle nous
décharge aussi en grande partie de l’optimisation marchande lors de
nos achats et donc des choix que nous devons faire en fonction des prix.
La carte achète, négocie, présente, certifie, donne accès, privilégie, en
notre nom, certes, mais bel et bien à notre place. Elle nous accorde
le privilège de la passivité en nous plaçant dans l’illusion que nous
demeurons les maîtres de nos actes. Nous reviendrons plus longuement
sur cet aspect dans notre dernier chapitre.
Qu’il nous soit permis de faire une brève incise à propos du travail
humain. On aurait pu s’attendre que la prophétie de Keynes qui, dans
les années 1920 déjà avait imaginé un monde où, grâce aux progrès
des techniques, la durée hebdomadaire du travail n’excéderait pas
15 heures, allait pouvoir se réaliser. Keynes raisonnait encore sur la
base d’une industrie taylorisée et on peut se demander à quelles limites
de ce temps hebdomadaire serait-il parvenu, s’il avait été confronté
aux progrès intervenus après-guerre, à la miniaturisation, à l’élec-
tronisation, à l’automatisation ? On sait à présent que la prophétie de
Keynes, loin de se réaliser, a conduit à un abaissement relativement
léger des temps de travail hebdomadaires, mais surtout à un év i
dement qualitatif du travail29. On est là devant un paradoxe : pourquoi
maintenir au travail des agents qui ruinent leurs vies à force de ne
rien faire ou de faire des choses parfaitement insignifiantes, alors que
leur contribution au processus de production ne l’est pas moins ? Là
aussi, il y a délégation, mais contrairement aux formes d’interpassivité
précédentes, on aurait de la peine à prononcer le mot de jouissance.
C’est d’une autre « révolution silencieuse » dont il est question ici et
dont les conséquences sont encore mal étudiées. Toujours est-il que
[29] On pense évidemment aux bullshit jobs dont David Graeber parla en… 2013, nous mettant
une fois encore le nez sur une transformation qu’il eût été facile de remarquer quelques
décennies auparavant.
[30] Cet ouvrage n’est pas un essai plus ou moins inspiré. Il manque cependant de bases
empiriques. De fait, nous avons pris connaissance des données statistiques disponibles et
pourrions sans mal « étayer » nos propos avec des chiffres. Si nous nous passons presque
entièrement de données positives, c’est pour la simple raison que vu les domaines envi-
sagés, il en aurait résulté une fois encore un livre monstrueux, proprement impubliable.
Plutôt que d’un essai, cet ouvrage se définirait comme un programme – une tentative, faut-
il le rappeler, de poser quelques bases pour une théorie relationnelle du changement social.
[31] Si l’on suit les travaux d’Emmanuel Todd (1981, 2011), la famille nucléaire serait la forme
originelle d’appariement, peu à peu poussée vers les périphéries du monde civilisé par
des formes de famille plus élaborées. Le retour à la famille nucléaire ne serait donc que
la redécouverte de sa forme d’origine.
[32] Il serait intéressant de confronter cette question avec les positions de Durkheim (1906),
notamment du rapprochement qu’il fait entre divorce et suicide, en suivant la régularité
découverte par Jacques Bertillon, à savoir la variation commune, en Europe, des divorces
et des suicides.
[33] L’auteur de ces lignes avait collaboré (de manière modeste) aux travaux menés à l’Université
de St. Gall par l’ancien ministre de l’économie et des finances tchécoslovaque Ota Šik qui,
dans sa Troisième voie avait élaboré un modèle de socialisme à visage humain basé notam-
ment sur cette démocratisation du monde du travail, d’une part, rendant les travailleurs
peu à peu – par le biais de la participation – propriétaires de leurs moyens de production,
et de l’autre par l’institution d’une concurrence non faussée.
tout autre plan (mais est-il si différent ?), de la formation d’une société
de consommation de masse qui allait découvrir les délices du crédit
à la consommation ? Que dire de l’invasion télévisuelle et au-delà de
celle-ci de tout un paysage médiatique qui allait verser de la sphère
publique à la sphère capitaliste privée, et de ces médias alternatifs
qui, eux aussi, se mettent à fleurir durant cette période de seuil ? Que
dire de la lente et insidieuse dissolution du contrat intergénérationnel,
c’est-à-dire de la transmission d’une génération à l’autre de savoirs,
de capitaux, de compétences, de responsabilités et de risques, une
transmission qui allait suivre le cours du processus d’individualisation
– et dont le changement du régime des retraites n’est qu’un symptôme
particulièrement évident ? La liste est loin d’être close, mais chaque
décrochage peut être solidement documenté, pays par pays, secteur
par secteur, avant d’en entamer la synthèse sociologique.
6. Nouvelles territorialités, nouvelles temporalités
À partir des années 1970, la géopolitique mondiale commence à
être reconfigurée. Avec les accords d’Helsinki (1973-1975)34, l’équilibre
bipolaire de la Guerre froide s’estompe et laisse place à divers espaces
où même l’hégémonie américaine devient incertaine. L’espace paci-
fique se forme, l’Europe semble vouloir voler de ses propres ailes, les
États-Unis connaissent leurs premières défaites militaires et idéolo-
giques, et l’Afrique sombre dans un marasme postcolonial dont l’am-
pleur dépasse l’entendement. Ce monde éclaté n’a plus de centre, mais
connaît par contre une multiplication de périphéries. Les (grandes)
entreprises se mondialisent et optimisent ainsi leurs coûts en se
soustrayant à l’autorité de l’État. Partout, on voit des flux se mettre
en place, notamment grâce à l’informatisation des communications.
C’est là la conséquence d’une troisième forme d’écriture – après son
[34] Ces accords prévoyaient les mesures suivantes : 1. respect des droits inhérents à la souve-
raineté, 2. non-recours à la menace ou à l’emploi de la force, 3. inviolabilité des frontières,
4. intégrité territoriale des États, 5. règlement pacifique des différends, 6. non-intervention
dans les affaires intérieures, 7. respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
8. égalité des droits des peuples et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, 9. coopération
entre les États, 10. exécution de bonne foi (bona fide) des obligations assumées confor
mément au droit international. On sait que jusqu’aux débuts de la perestroïka (1985)
il y eut un renouveau de la Guerre froide, que nombreuses furent les résolutions non
suivies d’effet, que certaines furent même ignorées jusqu’à ce jour, il reste cependant que
ces accords marquent une étape historique dans la repolarisation du monde et qu’ils ne
cessent de servir de référence à la fois politique et juridique aux nombreuses négociations
au sommet qui furent entreprises depuis lors.
[35] Les ouvrages de Marshall Berman (1970, 1982) demanderaient une étude plus circonstan-
ciée – notamment son All That is Solid Melts Into Air, une formule qu’il tient de Marx – et
qui, bien des années avant Zygmunt Bauman, font de la liquéfaction l’expérience même
du monde moderne.
[36] En dépit d’une certaine légèreté scientifique et de leur récupération frontiste, les travaux
de Christophe Guilluy (2000 et passim) montrent à quel point les fractures sociales (et donc
les dysfonctionnements majeurs en matière d’intégration) en France sont directement liées
à des politiques du territoire mélangeant allègrement découpage électoral, privatisation
des biens publics public, politiques sécuritaires et effets de lobbying. À côté de véritables
ghettos qui se sont (ou ont été créés) dans la ceinture parisienne, Guilluy souligne aussi
l’abandon par l’État de larges pans de la « France de l’intérieur » qui, pour cette raison et
toujours selon Guilluy, développèrent des sympathies frontistes.
[37] Dans la plupart des corpus linguistiques, NGram Viewer atteste une hausse linéaire plus
soutenue de l’item « stress » au début des années 1970. Mais sa dénomination récente par
Hans Selye en 1956 demande de traiter cette donnée avec prudence.
fut la retraite par capitalisation. Or, il faut bien noter qu’avec ce nou-
veau régime, on commence à travailler pour le moment de sa propre
retraite et non dans la perspective d’un contrat collectif, l’échéance
du remboursement de la dette devant être l’horizon temporel de nos
activités présentes. Cette indexation (où l’on commence à travailler
pour s’assurer d’un futur de plus en plus incertain, où l’on contracte
une nouvelle dette pour en combler une plus ancienne, ou plus généra-
lement le moment présent n’est qu’une traite tirée sur le futur) rompt
avec la temporalité propre au capitalisme pour lequel l’investissement
futur était la justification euphorisée du sacrifice présent. L’effet col-
latéral massif de la capitalisation des retraites n’est pas seulement,
on s’en doute, la fin d’un contrat intergénérationnel, longuement et
durement négocié pendant des années de rémission démocratique,
mais une obstruction toujours plus grande des « projets de vie », cet
ultime avatar de l’imaginaire libéral.
Que dire en définitive de ces nouvelles temporalités (en ayant à
l’esprit les dilemmes du temps qui rend sa compréhension si diffi-
cile). Qu’il s’y trouve compressé, fragmenté, accéléré, inversé dans son
axe, désynchronisé par rapport à des rythmes très anciens et géré
de manière incongrue ? Oui, tout cela à la fois dans un beau chaos
qu’aucun penseur, aucune théorie n’a réussi à désintriquer jusqu’à
présent. Mais que dire du fameux axe spatio-temporel, où ces deux
vecteurs ontologiques se codéterminent ? Là, encore davantage, il est
permis de dire que tout comme il serait présomptueux d’en tirer des
éclaircissements hâtifs, il est patent qu’une rupture s’est produite à
un moment donné et que nous y sommes plongés en nous dépatouillant
vaille que vaille avec des concepts d’un autre âge.
7. Une esthétique hard, des médiateurs mous
Finissons notre enquête. Les années 1970 sont les années du ter-
rorisme et les années de l’invention de la pornographie dure ; étrange
relation à laquelle il nous faut réfléchir aussi et peut-être de manière
prioritaire, pour tenter de comprendre ce seuil historique si singu-
lier. S’il fallait y mettre un nom, nous dirions qu’il s’agit des années
Baudrillard. C’est en effet durant la décennie allant du Système des
objets (1968) à De la séduction (1979) que Jean Baudrillard développe
son approche de la déréalisation de la réalité, et c’est notamment à tra-
vers ses analyses des phénomènes du terrorisme et de la pornographie
qu’il le fait. S’il n’est pas (encore) question d’entrer en débat avec cette
démarche du simple fait que notre enquête, ici, est largement factuelle,
[38] La nouvelle phénoménologie s’est d’ailleurs fortement orientée, dès ces années, en France
surtout, vers une telle pensée de l’événement (Ereignis) autour d’auteurs aussi antipo-
diques que Marc Richir et Jean-Luc Marion. On peut consulter à ce propos l’ouvrage de
Gondek et Tengelyi (2011).
[39] Un essai entier pourrait être consacré à l’un des groupes de musique jazz-rock les plus
« emblématiques » de cette période : Soft Machine. Fondé à la fin des années 1960, son style
musical allie aussi bien la rythmique rock avec des improvisations plus ou moins libres du
free-jazz, que des éléments de la world music naissante avec des expérimentations de la
musique sérielle, le tout dans une sorte d’euphorie expérimentale qui faisait la part belle
aux nouveaux instruments de musique électroniques. L’histoire de ce groupe pourrait
s’écrire en quatre étapes. La première, éclectique, joyeuse et anarchisante, se termine avec
l’éviction de son batteur Robert Wyatt en 1971-1972. Survient une période dépressive où
la musique devient plus intellectualisée, plus intériorisée aussi, sous l’influence de Mike
Ratledge, au clavier et de Hugh Hopper, à la basse. Le chant disparaît, l’élément free le
cède à l’élégiaque (voir la longue composition Virtually de Hugh Hopper). C’est alors le
sommet de Soft Machine, aussi bien en termes d’attention médiatique que d’expression des
avant-gardes. Ce moment, qui dure à peine deux ans, est suivi par une sorte de « longue
traîne », pendant laquelle les membres fondateurs du groupe quittent peu à peu l’avant-
scène et que Soft Machine réintègre le mainstream de la musique jazz-rock tout en tirant
profit de son prestige d’antan. La dernière phase ne contient plus aucun membre des débuts
et n’existe plus que grâce au prestige de l’étiquette Soft Machine.
[40] La thèse a été formulée par Franck en 1998 (Franck, 1998), reprise entre autres par Florian
Rötzer (1999) et Karin Böhme-Dürr (2001).
Conclusion
Si, à son plus élémentaire niveau de réalisme, la sociologie tente de
repérer le sens de certaines anomalies statistiques et qu’elle le fait avec
de bonnes raisons, ce réalisme-là est bien insuffisant pour progresser
dans notre entreprise. Mais il existe un domaine qui parle aussi des
faits sociaux mais qui dépasse, parfois de loin, les capacités de com-
préhension de la sociologie stricto sensu. Le domaine en question est la
[41] La dernière critique en date émane de Pierre Caye (2015). Il est selon lui erroné de croire
que le capitalisme soit doté d’une capacité de se régénérer complètement à travers les
processus de destruction. Une part de ce qui se détruit dans la destruction créatrice se perd
irrévocablement et ne peut pas être remplacée dans le processus créateur censé prendre
le relais. La destruction créatrice va inéluctablement à sa perte, à l’épuisement de toutes
les ressources qui la rendent possible.
[42] On pense aux théories trotskisantes d’Ernest Mandel, aux théories du Stamokap (Elmar
Altvater, Wolfgang Fritz Haug) et aux théories tiers-mondistes (Andre Gunder-Frank,
Samir Amin, André Gorz).
[43] William Gibson (1985), le plus important auteur cyberpunk, souligne ce qu’il doit aux
auteurs qui l’ont formé : William Burroughs, mais surtout J.G. Ballard et Thomas Pynchon,
http://project.cyberpunk.ru/idb/gibson_interview.html
torielle ici ou là, il se pourrait bien qu’on aurait mis les drapeaux en
berne, qu’on aurait allumé les fusées de détresse et qu’on aurait formé
des commissions (si possible interministérielles). Mais dès lors que tout
change, c’est bien la preuve que ce tout demeure intact. C’est peut-être
l’un des traits des périodes de rupture : plus celle-ci est vaste et moins
la conscience de cette rupture est vive. Car en fait de conscience, que
s’est-il passé par la suite ? Quelles furent les mesures prises ? Comment
allait-on réagir devant l’inéluctabilité de certains changements qu’on
ne pouvait plus ignorer ? Eh bien, le traitement politique nous l’apprend
parfaitement : on forma des commissions ; et pour ce faire on mit en
circulation cette fausse monnaie qu’est la notion de crise.
La particularité de Ballard est de ne pas faire intervenir des extra-
terrestres, des voyages dans le temps ou des inventions diaboliques,
mais de partir de l’extrême réalité de la vie moderne dans les classes
moyennes ; puis d’y intervenir en deux temps : d’abord en modifiant un
élément critique de cette réalité, puis de procéder à une mise en abyme
de cette réalité légèrement modifiée. Cette mise en abyme débouche
irrémédiablement sur une catastrophe dont le germe est déjà dans la
réalité, avant même que celle-ci n’en soit affectée. De manière plus
radicale encore, il s’agit d’écrire le présent comme une rétroprojection
d’un futur qui s’est déjà produit. La catastrophe a déjà eu lieu, elle est
derrière nous et il ne reste plus qu’à décrire le présent qui y mène.
Pourquoi alors attendre ? Pourquoi ne pas produire dans le présent
ce qui, de toute façon, va se produire dans l’avenir ? C’est ainsi que
pour Ballard l’assassinat de Kennedy devient l’une des représentations
majeures d’une modernité gagnée par ses monstres. Avant que ne
meurent les icônes de la pop-culture, ce sont d’importantes parties de
la normalité moderne – la famille idéale que les Kennedy incarnent,
le progressisme souriant de John Fitzgerald contrastant avec la face
lugubre de l’apparatchik Khrouchtchev, un certain way of life professé
par les publicitaires (bien illustré par la série Mad men), etc. – que
cet assassinat met à mal. De plus, l’assassinat est retransmis presque
en direct sur toutes les télévisions du monde. On voit le Président
s’effondrer, sa veuve penchée sur lui, on voit même les taches de sang
sur le tailleur de Jackie… J.F. Kennedy qui dut son élection à la nou-
velle forme communicationnelle qu’était la télévision, voit cette même
télévision transmettre son meurtre44. De quel message ce médium-là
se fait le messager ? La mort en direct de Kennedy marque le passage
[44] The medium is the message – ce meurtre marque une autre consécration de la célèbre
devise de Marshall MacLuhan dont Jean Baudrillard va s’inspirer une décennie plus tard
dans ses essais réunis dans le recueil L’Échange symbolique et la mort (1976).
[1] Tout en ayant des positions étonnamment proches de celles de certains ténors de la pensée
postmoderne, comme Lyotard ou Zygmunt Bauman, c’est surtout contre l’espèce de mode
postmoderniste qui se retrouve par exemple en architecture ou dans des versions banales
du principe d’anarchisme épistémologique de Paul K. Feyerband, que Giddens et Beck
se sont prononcés.
Pour qu’il y ait discours sur la modernité, deux facteurs sont néces-
saires : il faut un contre-discours contre lequel on peut mobiliser des
arguments, et il faut un événement historique cristallisateur. Nous
allons à présent en formuler la teneur, pour ensuite instruire un contre-
discours qui tiendrait dans la critique des trois discours existants et
dont l’événement cristallisateur serait ces fameuses années de seuil.
La perspective posthistorique (H1) part de l’idée que de tous les
projets de société dans l’histoire, la modernité est l’option la meilleure
ou, à tout le moins, la moins mauvaise possible et qu’à plus ou moins
long terme, aucune alternative au libéralisme démocratique n’est envi-
sageable. Pour cette perspective, les années 1970 montrent certes une
concentration importante d’événements disparates, mais c’est plus le
fruit du hasard que le signe d’un basculement vers un autre type de
société. Néanmoins, c’est là que cette perspective situe les premières
fissures au sein du socialisme « réellement existant ». L’histoire, du
moins dans un horizon raisonnable, ne connaîtrait donc que la répé-
tition du même modèle, avec son lot de corrections et d’adaptations
qui n’y changeraient fondamentalement plus rien. Cette perspective
émane du conservatisme moderne qui naît au début du XIXe siècle
avec la pensée de Hegel – et non du traditionalisme d’un Edmund
Burke ou d’un Thomas Carlyle qui prônent un retour aux valeurs
anciennes ou ce que nous appellerons une repristination.
L’hypothèse postmoderne (H2) pense qu’avec les années 1970
s’amorcent la fin de la modernité et l’entrée dans un nouvel âge de
l’humanité qui n’a pas encore de nom. Elle présente deux variantes
qui semblent l’être, mais ne sont pas forcément incompatibles entre
aveugle, il faut voir ce que cette différence exclut. Et c’est pour cette
raison qu’il est nécessaire de comparer ces perspectives.
Pour des raisons cognitives, on ne connaît que deux grandes
familles de comparaison formelle : l’énumération et la classification
par croisement. Une énumération peut être quelconque (comme une
liste de courses) ou prioritaire en fonction d’un seul critère (classement
simple), alors que la classification par croisement part d’au moins deux
critères qui, de surcroît, ne sont jamais absolus. Ce sont généralement
deux critères qui président au croisement 2. Il est d’ailleurs remar-
quable qu’un grand nombre de classifications en sciences sociales,
et en sociologie en particulier, soient tétraédriques. Il arrive même
que certaines énumérations triadiques – comme celle du suicide chez
Durkheim, des formes d’agir social et de domination chez Weber – se
révèlent être des classifications quadripolaires incomplètes – le suicide
fataliste chez Durkheim, l’agir imitatif et la domination plébéienne
chez Weber. Comme de telles classifications tirent leur surcroît heu-
ristique de la nécessité d’avoir recours à deux critères, la recherche
de ces deux critères est le véritable effort cognitif à accomplir3. Alors
que l’énumération des trois formes de suicide peut se faire de manière
quelconque, la classification, telle que proposée par Philippe Steiner
(1994) en fonction des critères d’intégration et de régulation sociales,
outre qu’elle permet une meilleure intelligence des formes du suicide,
met à disposition au sociologue un couple de critères à l’aide desquels
il peut aborder la classification d’autres faits sociaux. Il en va de même
pour Weber4.
[2] Même si l’heuristique est meilleure avec trois, quatre ou cinq critères, les limites de notre
entendement nous demanderaient un effort tel qu’une multiplication de critères annulerait
d’emblée tout progrès de connaissance. C’est dire qu’un ultime point aveugle persistera
toujours, quelle que soit la méthode employée.
[3] À côté des quatre formes de suicide, des quatre formes d’action sociale, des quatre moments
de la relation humaine que nous avons proposées, le schéma parsonien AGIL (pour adap-
tation, goal attainment, integration et latency), chaque sous-système lui-même coupé en
quatre est probablement la morphologie quadripolaire la plus connue et la plus convain-
cante. Voir aussi la manière adroite dont Guy Bajoit (1988) complète les trois formes de
résistance au consensus commun, exit, voice et loyalty, par une quatrième forme, l’apathie
qui, du coup lui permet lui aussi à procéder à des classifications deux par deux.
[4] Que l’on sache, l’idée de faire figurer l’agir imitatif parmi ses trois formes d’agir aurait été
parfaitement possible et se serait même imposée (Weber avec sa fringale de grand lecteur
ne pouvait pas tout ignorer de Tarde). De même, et à plus forte raison, ses trois formes
d’exercice du pouvoir auraient dû être complétées par le pouvoir plébéien dont il parle
lui-même quand il traite de la prise de pouvoir des bourgeois dans certaines villes d’Italie
du Nord à la fin du Moyen Âge. La prise en compte de ces « quatrièmes formes » lui aurait
permis de procéder à un tri croisé en fonction de deux critères dont Weber ne pouvait pas
ignorer toute la richesse heuristique.
[5] Il y aurait, certes, la variante H0, absence de coupure entre tradition et modernité à laquelle
souscrivent encore certains historiens et anthropologues, qui, à force de chercher d’autres
origines et d’autres dates de naissance de la modernité finissent par en estomper complè
tement l’originalité dans un relativisme de mauvais aloi. Si des esprits aussi éclairés
que Jack Goody (2016) y prêtent le flanc, cette exacerbation de la historical correctedness
finit, on le voit bien, dans l’accréditation de H1. En niant toute originalité au Sonderweg,
on s’interdit en même temps toute critique (autre que celle, faible, de l’ethnocentrisme).
[6] Il ne s’agit pas d’éluder cette question d’une conception de la modernité spécifique à chaque
conjecture. Chacune a sa tonalité, ses références, ses héros particuliers, car chacune est
un discours étroitement structuré et autoréférentiel. On peut s’imaginer H1 comme une
émanation du droit naturel (ainsi, Yan Thomas [1998] va jusqu’à mettre en doute la rup-
ture entre Anciens et Modernes à la lumière du droit romain), H2 comme une constante
reconduction critique de l’esprit humaniste, alors que H3 insiste sur le déterminisme
technico-scientifique, tel qu’il fut porté par les grands inventeurs de la « science nouvelle ».
[7] L’un des rares ouvrages synthétiques en langue française est celui d’Yves Bonny (2004).
Cet ouvrage ne traite cependant que des deux perspectives H2 et H3.
[8] Le terme de posthistoire n’est guère cultivé en France, alors qu’il avait créé un petit buzz
médiatico-intellectuel en Allemagne dans les années 1980-1990. Une fois n’est pas cou
tume, une petite bibliographie n’est pas déplacée. Outre le classique d’Oswald Spengler
(1918-1922), ou, dans une veine comparable, Arnold Gehlen (1988), on notera les livres
de Hans von Fabeck (2007), Vilém Flusser (1997), Dietmar Kamper (1988), Jean-Francois
Lyotard (1987), et bien évidemment Francis Fukuyama (1992), Martin Meyer (1993),
Lutz Niethammer (1989), Wolfgang Welsch (2002), Peter Sloterdijk (1988). Le wiki
« Fin de l’histoire » livre lui aussi des éléments intéressants : Bernard Bourgeois (2000),
Alexandre Kojève (1979), Jacques Derrida (1993) (pour une critique de Fukuyama).
Marx, cette méthode génétique n’est pas fausse, tant s’en faut, mais
elle est incomplète, et surtout, elle est égarante. Elle occulte le fait
qu’une telle reconstruction historique part toujours d’un phénomène
abouti. Quel sens y aurait-il, d’ailleurs, à faire l’histoire d’un processus
en train de se faire ou d’une réalité historique dont on n’aurait pas
saisi la nature ? Ce qu’avait dit Marx avec sa métaphore n’est pas une
impossibilité de fait ou une interdiction de méthode, mais simplement
le précepte, qu’avant de reconstruire un objet, celui-ci devait avoir
atteint un état de perfection, de maturité, de manifestation réelle ou
comme on voudra, avant d’en entreprendre l’analyse. Pour Marx, la
totalité en question est le système capitaliste. Il croyait en saisir sa
forme définitive et pouvoir entamer son histoire. En d’autres termes,
écrire sa généalogie. Certes, une totalité est toujours fluctuante, et
c’est de là que provient l’erreur majeure de Marx, de croire avoir saisi
le « système » du capitalisme dans l’expression du capitalisme man-
chestérien. Mais peu importe, cette erreur est productive, puisqu’elle
permet de critiquer Marx par son biais et de resituer son raisonnement
dans un nouveau cadre historique. La méthode en reste inaltérée.
Elle consiste dans l’effort créatif de partir d’un terminus ad quem
dont on fait le pari qu’il est définitif et d’en reconstruire les étapes
de succession historique, bref à subordonner la méthode génétique ou
générique à la méthode généalogique. La fin de l’histoire, en ce qui
nous concerne, est le capitalisme financier, tel qu’il apparaît après les
événements de 2007-2008, qui ne sont pas à proprement parler des
événements au sens wébéro-deleuzien du terme, c’est-à-dire comme
un surgissement imprévu, mais comme la manifestation de la cristal-
lisation qui s’est produite à l’occasion du petit seuil des années 1970 ;
en d’autres termes, à comprendre ces années à partir de la perfection
qui se manifeste après les crise des subprimes.
Mais revenons à ce qui nous préoccupe ici, à savoir la conjecture
posthistorique. La fin de l’Histoire est une sorte de millénarisme
sécularisé qui apparaît d’abord dans La Phénoménologie de l’Espritde
Hegel. La vulgate hégélienne l’entend comme la concomitance entre
le devenir-réel de la raison et le devenir-raison du réel. Elle est
devenue ensuite un topos aussi tenace que discret dans la manière
d’écrire l’histoire auprès de penseurs aussi différents que Antoine-
Augustin Cournot, Hendryk de Man, Arnold Gehlen, Alexandre
Kojève, Raymond Abellio, Francis Fukuyama, Jean Baudrillard ou,
last but not least, Peter Sloterdijk. Si cette interprétation a été for-
tement contestée à la suite des événements des années 1990, entre
Max Weber aurait été sans nul doute « posthistorien ». Pour lui,
les grandes conquêtes morales de l’histoire appartenaient au passé
et les grandes idées étaient en voie de sécularisation, en clair : de
bureaucratisation. Certes, on n’était jamais à l’abri du surgissement
d’un nouveau leader charismatique ou d’un événement inattendu,
mais un tel aléa pouvait difficilement entrer dans une théorie de
l’histoire. Le charisme se routinise très vite et l’événement perd de
son charme. L’intérêt de la position de Weber consiste à tempérer
les ardeurs envers une trop grande attente historique et de se dire
que ce sont toujours les mêmes modèles qui s’imposent, dans la pen-
sée et dans le gouvernement des choses et des gens. De ce fait, la
conjecture posthistorique a pour elle son surcroît de réalisme et de
prudence. En effet, il est toujours plus facile de ramener le nouveau à
l’ancien que d’en reconnaître la nouveauté. Il est toujours plus facile
de se contenter de ce qu’on a (en termes de société, d’économie et de
culture) que de se lancer dans des projets utopiques. Et il est, comme
l’avait déjà noté Simmel (mais Guillaume d’Occam bien avant lui),
plus « scientifique » d’aller au bout des vieux concepts plutôt que d’en
inventer de nouveaux à chaque phénomène nouveau à explorer. Avec
la chute du mur de Berlin, plutôt que de songer à la figure hégélienne
du réel qui était devenu (à défaut de rationnel) raisonnable, il était
redevenu raisonnable de penser que de toutes les formations sociales,
la démocratie libérale était celle qui permettait la réalisation la moins
mauvaise d’une forme de reconnaissance minimale. Même si, sous
le fameux voile rawlsien de l’ignorance, demeuraient des injustices
et des inégalités injustifiables, mieux valait se contenter de ce que
les sociétés occidentales avaient réussi à instaurer plutôt que de se
lancer dans des expériences qui – et c’était là où voulaient en venir
tous les penseurs de la posthistoire – se sont toutes soldées par de
lamentables échecs.
Le discours posthistorique est un conservatisme pragmatique et
non un discours repristinisant dont la base est réactionnaire et nos-
talgique (Bonald, Burke, Heidegger). C’est en même temps un discours
désenchantant, un discours de Realpolitik qui appelle à s’opposer au
« changisme » impénitent gravé sur l’étendard de la modernité. Elle
distingue pour ce faire les changements de fond et les événements de
surface et statue qu’au plus tard avec la chute du Mur, les chances
qu’il puisse encore y avoir des changements de fond (d’idéologie, de
processus de production, de structures sociales, de patterns culturels)
sont quasiment nulles, et que tout le reste, tous les événements mis
en scène à grand renfort médiatique, n’est que vaine agitation9.
[9] On nous autorisera une remarque quelque peu futile. Si nous étudions la carrière idéologique
de certains des ténors de la postmodernité et de certains intellectuels qui se tenaient pour
avant-gardistes, on ne peut s’empêcher de voir un virage posthistorique s’accomplir avec
les débuts d’une espèce de sénescent fatalisme – d’aucuns diront d’expérience – quant
aux options d’avenir qu’ils croient réellement possibles dans la réalité de la modernité. Ce
virage s’est observé aussi bien avec Jean Baudrillard qu’actuellement avec Peter Sloterdijk.
L’ironie des faits leur semble trop grande pour qu’ils croient encore possible de les affronter
avec leur seul courage théorique.
[10] Marc Fumaroli (2001) fait précéder cette crise d’une querelle italienne (un « championnat »
plutôt qu’une querelle) mettant aux prises antiscolastiques et aux tenants de la tradition,
qui ne prendra la forme du conflit ouvert qu’avec la création de l’Académie française.
C’est Hans-Robert Jauss (1978, p. 158-209) qui a donné de cette querelle l’interprétation
la plus sophistiquée.
[11] Pour Lyotard, cette fragmentation du langage (ou des sous-systèmes) est tragique. Dans Le
Différend (1983), il offre une analyse des limites du droit à partir de la notion de tort. Le
tort est la part de la souffrance de la victime qui ne trouve pas à s’exprimer devant un
tribunal. Nous verrons plus loin dans la figure du tiers exclu le sujet universel de ce tort.
C’est un reste, un sentiment qui n’est pas entendu, parce qu’il ne revêt aucun sens dans
le discours de la partie adverse. Le tort trouve son origine dans la coexistence de discours
incommensurables, que nul principe de justice, nul tiers ne peut concilier.
[12] Virulente, quoique tardive, celle d’Alex Callinicos : quefaire.lautre.net/Postmodernisme-
un-diagnostic. Parmi les critiques les mieux informées, on citera Fredric Jameson (1991),
ainsi que David Harvey (1989).
[13] Même si une entreprise défaille, comme ce fut le cas pour ses voitures sans chauffeur ou
pour l’une de ses fusées partiellement réutilisables, Musk réagit par la surenchère en
entreprenant des projets encore plus titanesques et plus risqués. Nous verrons plus tard
qu’il y a là une logique de l’action très particulière qui ressemble étrangement aux édifices
pyramidaux que les grands imposteurs du XXe siècle ont mis en pratique.
Une chose est de laisser advenir ces projets techniques, une autre
de chercher à les comprendre. Passons la question des contre-pouvoirs,
des comités d’éthique et des possibles restes de morale que ces post-
modernistes peuvent ne pas avoir complètement perdu ; la question
n’est pas là. Il nous semble, en effet, que les constats de Lyotard sont
parfaitement pertinents, et que durant la période que nous considé-
rons, il s’est opéré une bifurcation au niveau des savoirs qui n’a pas
été saisie avec suffisamment de recul. Ce n’est qu’à partir de là que
nous pouvons nous permettre d’esquisser vers quel type de société ces
visions techniques peuvent nous mener. Comme nous le verrons par la
suite, le basculement de la modernité au XVIIe siècle peut être compris
comme passage d’une société de pouvoir à une société de savoir (c’est
d’ailleurs ce qui a animé les auteurs de la Grande Encyclopédie). Que
ce soient les savoirs techniques, scientifiques, esthétiques ou poli-
tiques, leur constante augmentation ne se faisait au détriment de
personne. Bien au contraire, si un encyclopédiste contribuait à la vaste
entreprise de Diderot et de d’Alembert, il enrichissait l’ensemble du
public sans faire lui-même les frais de cette opération. C’était la face
optimiste de la « fable des abeilles » : à la place des vices privés, les
savoirs privés contribuaient à l’édification publique et rejaillissaient
possiblement sur leurs auteurs. Or si, au début des années 1970, les
métarécits cessent d’être des référents de la production des savoirs,
ceux-ci deviennent des compétences techniques pures (sans phrase,
pour utiliser le terme de Marx), c’est-à-dire des savoirs sans leur
conséquence sociétale. Devant la violence de la facticité, la question
systémique ne se pose plus. Le savoir n’a plus la forme d’une grande
encyclopédie, mais dans le morcellement qui lui est aujourd’hui propre,
il suit un principe de contagion à l’intérieur de sous-systèmes d’où
toute question d’édification est exclue. L’encyclopédisme est devenu
kurzweillisme, où des opérateurs ultra-spécialisés progressent à
grande vitesse sans que des notions « vieille Europe » comme le bien
public, l’émancipation des individus ou même l’allocation efficiente
des ressources n’aient encore droit au chapitre. C’est bien le propre du
réseau (de la Toile) de croître ainsi « sans phrase » et de ne s’orienter
qu’au coup par coup, selon des arguments du type, « si nous ne le fai-
sons pas, les Coréens (du Sud) le feront, mais en moins bien ».
L’autre option est celle d’une postmodernité noire ; noire en ce sens
qu’elle tend à faire le système de toutes les pathologies modernes, et en
cela reprendre la Kulturkritik d’un Theodor W. Adorno dont la sentence
« Il n’y a pas de vraie vie dans le faux » (es gibt kein richtiges Leben im
[14] À quoi correspond aussi la surveillance de soi, comme nous l’avions déjà relevé dans notre
ouvrage sur l’argent « invisible » (1995, p. 331 sq), ou ce que Steve Mann (2003) appelle
la sous-veillance.
Apprendre de l’histoire
La conjecture d’une modernité réflexive répond avec un retard
considérable aux événements survenus au début des années 1970.
Elle est l’œuvre de la rencontre heureuse entre deux sociologues,
l’Allemand Ulrich Beck et l’Anglais Anthony Giddens. Après plu-
sieurs ouvrages consacrés à la relecture des classiques, Giddens
publie sa grande synthèse sociologique, The Constitution of Society,
en 1984. Il y propose rien moins que de mettre un terme aux
grandes coupures en sciences sociales (entre micro- et macroso-
ciologie, holisme et individualisme, entre sociologie et psychologie,
méthodes qualitatives et quantitatives, entre marxisme et libéra-
lisme, etc.) en proposant une « troisième voie », une théorie de la
structuration qui repose sur l’idée d’une codétermination entre l’ac-
teur et le système. L’acteur fait le système qui fait l’acteur, pour-
rait-on dire de manière un peu leste, la question étant de savoir
comment ce « faire » s’opère. Dans la terminologie giddensienne,
l’agence (agency) suit des règles imposées par les structures qui, en
retour, leur fournissent leurs ressources d’action. Il en est de même
pour les structures, dont les ressources sont les actions, mais qui ont
aussi à suivre des règles (par exemple des règles syntaxiques) qui en
limitent le déterminisme. De même, l’action n’est jamais complètement
déterminée, les agences disposant d’une liberté de manœuvre qui
rend le changement possible. De telles synthèses avaient déjà été ten-
tées, l’originalité de Giddens étant qu’après avoir assimilé et critiqué
l’œuvre des « grands auteurs », d’avoir proposé une synthèse avec des
concepts originaux et tenté, dans la seconde partie de sa recherche,
de la mettre à l’épreuve du terrain. C’est dans cette phase qu’il fait
la rencontre d’Ulrich Beck. Celui-ci, après une thèse où il critique le
fonctionnalisme de Talcott Parsons, se lance dans une série de travaux
empiriques sur le monde du travail et les inégalités sociales. Mais c’est
avec son ouvrage Risikogesellschaft (1986), qu’il publie juste avant que
ne se produise la catastrophe de Tchernobyl, qu’il rencontre un succès
mondial. Risikogesellschaft n’est que l’ouverture sur une œuvre d’une
richesse exceptionnelle, c’est l’ouvrage qui consacre un sociologue d’un
type tout à fait nouveau. On pourrait le comparer avec le phénomène
de l’individualisation que Beck étudie et où il met en relief – non pas
les sempiternelles plaintes sur l’individualisation de la société – mais
sur les compétences biographiques qu’ont les individus, sur le fait de
pouvoir se « bricoler des existences ». Beck est un sociologue bricoleur
à un haut niveau d’efficacité et d’exigence. Avec Giddens, il ne va pas
seulement se lancer dans le conseil politique – Giddens pour Tony
Blair, Beck pour Gerhard Schroeder – mais sur une multitude de
terrains qui abordent presque tous les aspects de la vie sociale.
Les deux auteurs, en visant une « théorie critique sans nostalgie
apocalyptique » (Beck), entendent prendre le contre-pied de la vague
postmoderniste qui sévit alors. La catastrophe de Tchernobyl sert de
rampe de lancement de l’ouvrage-clé de Beck. Y sont compris presque
tous les concepts qu’il va développer par la suite : risque/menace, glo-
balisation/individualisation, maux/biens, fin des classes, non-savoir
et réflexivité. Alors que Giddens cherchait un programme d’appli-
cation pratique de son maître-ouvrage et que Beck entendait tirer
les dividendes du succès du sien, leur compagnonnage est l’exemple
d’une heureuse symbiose intellectuelle qui, en dépit de leurs diffé-
rences, allait rapidement faire tache d’huile dans le petit monde socio-
logique d’alors. Forts de leurs statuts institutionnels, l’un à la London
School of Economics, l’autre à l’Université de Munich, ils vont très
[15] Tout notre projet de recherche débute avec la nécessité de se libérer de l’emprise haber-
massienne qui sévissait (le mot n’est pas trop fort) en sociologie allemande dans les années
1970. Non pas le Habermas de la grande synthèse sur l’agir communicationnel, mais le
Habermas théoricien (néo-évolutionnaire) du changement social. C’est de là que nous
parlons, comme on disait dans ces années-là.
tion qui ne saurait être que partielle, dont la lenteur et la relative inef-
ficacité ne sont pas à la hauteur des périls – flux migratoires, guerres
religieuses, ranimation de la guerre froide, sans parler du changement
climatique et des diverses pathologies sociales – du moment.
Il est vrai que la peur a changé de visage. Alors que dans la pensée
médiévale la peur – la peur de Dieu, la peur du Mal – était impu-
table à une intervention extérieure et que ceux qui la subissaient
faisaient l’expérience d’un péril, la peur moderne vient de décisions
prises au sein d’une société, dont les conséquences sont de l’ordre du
risque16. Dans le monde médiéval, la peur est l’objet d’une éristique,
d’une controverse sur des discours visant la réalité, non sur la réa-
lité elle-même. L’objet de la peur, que ce soit l’acte d’un dieu ven-
geur ou une éruption volcanique, peut faire irruption à tout moment ;
la volonté humaine n’en changera pas le cours, même pas par les
actes de contrition les plus intenses. Dans la modernité, par contre,
la peur du risque devra accoucher d’une heuristique où ce ne seront
pas des discours qui sont visés, mais des actes. Dans ce cadre, c’est
la philosophie de la responsabilité devant l’être de Hans Jonas qui
est probablement l’option la plus radicale avec son « heuristique de la
peur » ; radicale à tel point, que certains y ont dénoncé les germes d’un
anti-démocratisme, en imputant à Jonas de s’ériger en philosophe-
roi de la tradition platonicienne. En effet, si l’espace public n’est
plus capable de résister au nihilisme moderne, il ne reste plus que
le philosophe pour mobiliser la faculté d’apprentissage. Mais notre
critique n’ira pas dans ce sens. Elle empruntera son idée au dernier
des situationnistes mort en 2010, Jaime Semprun (1993, 2008), qui,
comme nous l’indiquons déjà, dit en substance que la question n’est
peut-être pas tant quelle Terre nous allons laisser à nos enfants, mais
quels enfants nous allons laisser à la Terre.
La question écologique a été entendue ; mais si elle l’a été et sera
suivie d’effets est une autre histoire. Mais qu’en est-il de la question
sociologique ? Tout porte à croire qu’elle a été longtemps inaudible –
et les sociologues y sont pour beaucoup – et qu’elle est beaucoup plus
difficile à entendre que ces faits massifs de l’environnement qui font
notre nouvel environnement esthétique et cognitif. Faute de l’avoir
entendue, faute d’avoir pu l’entendre, les modernistes réflexifs en sont
conduits à réagir à des événements qui datent parfois de plusieurs
[16] Cette distinction a été formulée par Niklas Luhmann (1991, p. 30-31).
plus lents comme l’évolution des valeurs, des modes de vie, des
écoumènes ou des représentations ontologiques. Il s’agit donc
d’une histoire sélective, en opposition avec une histoire totale
(Braudel) qui – même si cette totalisation ne peut être accom-
plie – est le cadre nécessaire d’une étude comme la nôtre.
2. La modernité avait érigé sur son frontispice un certain nombre
d’objectifs, égalité des humains, fin de la guerre, valeurs et droits
imprescriptibles, dignité et intégrité humaines, gouvernement
de soi, proclamation d’un « Homme nouveau », et surtout last but
not least fin de toute transcendance. Force est de constater que
les principaux objectifs n’ont pas été réalisés (argument princeps
du postmodernisme)17. Les guerres ne cessent d’enflammer le
globe, l’égalité entre les humains est sans cesse ajournée, l’impo-
sition des droits de l’Homme diluée par des objections opportu-
nistes, la transcendance sublimée par des religiosités multiples
et ainsi de suite. De deux choses l’une : soit on les oublie et on
verse dans la postmodernité, soit on les maintient et on doit se
demander sous quelles conditions ils peuvent être poursuivis,
même sous une forme plus modeste qu’initialement prévue. On
remarquera surtout que les grands affrontements qui se jouent
aujourd’hui, même s’ils ne cessent de mettre en scène le besoin
d’espace caractéristique des sociétés traditionnelles, se focalisent
tous autour de la réalisation des valeurs et objectifs inscrits dans
le projet moderne. Le « printemps arabe » n’en est qu’une preuve
supplémentaire.
3. Mais c’est un autre facteur encore qui nous a mis sur la voie
de cette conjecture. On l’a déjà mentionné plus haut ; en 2004,
le philologue allemand Eske Bockelmann publie un ouvrage
surprenant. Il y montre que la perception du rythme a subi au
début du XVIIe siècle une transformation spectaculaire ; que ce
que nous tenions pour un rythme naturel, le tic-tac du métro-
nome, n’était pas naturel du tout. Dans toutes les cultures du
monde, il y a eu pléthore de rythmes. Or, soudain, et dans un
[17] Ne prenons que le cas de l’idéal méritocratique. Il réunit toutes les revendications modernes
pour un idéal de justice démocratque. Mais plutôt que d’instaurer des processus d’égalisa-
tion des chances de départ, il est l’objet d’un débat confus entre élitisme, substantialisme
et égalitarisme. C’est que les bases sont mal posées. Le mérite n’est pas, comme en Grèce
antique, source de pouvoir, mais de statut social et de revenu. On le traite donc comme
un objet traditionnel, comme s’il s’agissait d’une vertu incorporée, alors même qu’il est
l’expression des idéaux modernes.
[18] C’est le trouble causé par la lecture de l’ouvrage de Bockelmann qui est au principe de
notre quatrième conjecture. Le symptôme qu’il évoque et dont il souligne le caractère
inexplicable en passant en revue les principales réponses que les théories de la modernité
étaient susceptibles de donner, ne doit cependant pas occulter le fait que l’argument qu’il
avance n’est nulle part attesté par l’histoire économique et sociale.
[19] On sait depuis MacLuhan que l’espace médiatique ne favorise pas le débat public, mais
l’oriente sur des considérations d’ordre médial (ce qu’on nomme la « matérialité » de la
communication) qui n’ont rien à voir avec les nécessités de la délibération plus ou moins
rationnelle.
[20] Marcel Gauchet semble prendre dans ce débat une position analogue. Déjà dans Le
Désenchantement du monde, il montrait que la constitution du monde moderne repose
sur la substitution d’un mode de fondation à un autre, passant d’une fondation magico-
théologique et transcendante à une fondation rationnelle et immanente. Dans L’Avènement
de la démocratie (2007-2017), il développe l’hypothèse que la sortie du religieux (synonyme
de modernité) est un processus infiniment plus long et plus difficile qu’on ne l’imagine
communément, qu’elle procède par étapes successives et emprunte de tortueux détours.
La « formule religieuse », définie comme le pouvoir d’attraction de « l’Un sacral » ou de « l’Un
immémorial », continue, derrière différents déguisements, de servir souterrainement de
modèle formel. Les « crises de croissance » de la démocratie libérale peuvent alors être
décrites comme les expressions d’un deuil impossible, qu’elle doit pourtant surmonter pour
atteindre sa propre vérité, pour accomplir son effort pluriséculaire d’autonomisation, car
celui-ci produit deux effets à la fois indissociables et contradictoires : « Nous maîtrisons
de moins en moins [notre monde] alors que nous en sommes les seuls maîtres » (Blaise
Bachofen, « Débanaliser la démocratie : Marcel Gauchet entre désenchantement et réen-
chantement », laviedesidees.fr/Debanaliser-la-democratie-Marcel.html).
[21] Cette hypothèse doit être conjuguée avec celle dite de la « tragédie de la culture » du même
auteur. Il est bien dit « conjuguée » (et non subsumée) avec cette hypothèse censée être
plus englobante. L’hypothèse repose sur un paradoxe bien connu : à mesure que les biens
culturels de toute sorte augmentent, le degré de culture des individus, cette Bildung dont
les Allemands ont fait grand cas depuis Friedrich Schiller, involue. Certes, on peut appeler
culture au sens large l’ensemble des formes – non seulement sociales, mais esthétiques,
morales, politiques, religieuses, etc. Il est vrai qu’avec Christian von Ehrenfels (1890) la
Formenlehre était devenue une véritable mode intellectuelle à la fin du XIXe siècle. Et
Simmel sut habilement accommoder cette mode à la formation de la discipline nouvelle
de la sociologie – sans toutefois nous montrer de quelle manière formes sociales et autres
formes s’articulaient les unes par rapport aux autres. Mais si nous envisageons cette
conjugaison des hypothèses, il serait possible de dire que la matérialisation de la culture
dans ses multiples artefacts viendrait compenser la déperdition formelle de la vie sociale.
[22] Il est extraordinairement difficile de nos jours qu’entre une femme et un homme, par
exemple, se noue une relation d’amitié de type philia. Cette forme a pourtant bel et bien
existé. Sa désuétude aujourd’hui n’a pas tant à voir avec la montée de l’individualisme
ou de l’utilitarisme, qu’avec l’épuisement des formes sociales. Si le critère affinitaire est
aujourd’hui de plus en plus dominant dans la composition des relations humaines, c’est
par défaut, et non en vertu de quelque libération dont l’hyperindividualisme serait le
cadre idéologique. Par défaut signifiant qu’il n’y a plus de formes sociales disponibles pour
accueillir ce type de relations.
[23] Depuis que V. Gordon Childe a formulé son hypothèse (oasienne) sur la révolution néo-
lithique, censée durer 2000 ans, les estimations actuelles de cette période de transition
s’en vont allègrement flirter avec les 4000-5000 ans et, d’après ce que nous a dit Georges
Guille-Escuret, 12 000 ans. Peu importe l’imprécision ; l’essentiel est de comprendre qu’en
règle générale, si nous augmentons, ne serait-ce qu’hypothétiquement la durée d’une
période, nous augmentons aussi la discriminativité des hypothèses formulables à son sujet.
Que la sédentarisation des modes de vie ou la « disciplinarisation » des corps des femmes
aient « eu besoin » d’autant de temps souligne l’extraordinaire difficulté et la résistance
au changement envers le traditionalisme patriarcal et possessif.
[24] On a développé cet argumentaire, opposé notamment aux positions d’Ulrich Beck et
d’AnthonyGiddens dans « Irreflexive Moderne » (2002).
[25] Ce n’est pas « pour rien » que le constructivisme, c’est-à-dire l’application naïve et hâtive
du « théorème » de Thomas, a toujours été une faiblesse de la posture postmoderne. Ainsi,
quand l’ouvrage du culturologue allemand Josef Vogl, Das Gespenst des Kapitals (2010),
explique la crise des subprimes par l’élaboration d’une théorie des futures, il omet à la fois
de constater la résistance de l’orthodoxie monétariste, mais tout simplement l’existence
d’une réalité économique qui ne se laissait pas entièrement réinterpréter en fonction de
quelque formule mathématique que les physiciens de la finance – dont la célèbre formule
de Black et Scholes – avaient mise en circulation à la veille de cette crise.
Conclusion
Chacune des quatre conjectures a son point aveugle. Si la pers-
pective posthistorique sous-estime l’événementialité de l’histoire, les
tenants de la modernité réflexive exagèrent les capacités de discer-
nement des instances décisionnelles, individuelles et collectives ; de
même, les deux versants de la vision postmoderne sont aveuglés par
leur extrapolation d’un possible futur à partir d’un présent dont ils ne
saisissent pas l’étoffe historique, et l’on pourrait à juste titre reprocher
à la conjecture protomoderne d’accorder un poids trop important à la
genèse d’une période qu’elle seule prétend situer correctement. Ces
points aveugles, pour importants qu’ils soient, ne sont pas inacces-
sibles à la critique ; si bien qu’en toute rigueur le travail de la compa-
raison et de la confrontation entre ces conjectures livrerait un cadre
et une heuristique adéquats à une théorie raisonnée de la modernité.
Tel n’est pas notre objectif. Car une fois formulée la possibilité d’une
quatrième conjecture, il s’agit de pousser aussi loin que possible les
conséquences que peut avoir la découverte de ce chaînon manquant à
travers la modernité, pour en obtenir un diagnostic un peu plus fidèle.
Dans ce diagnostic, il sera important de souligner à quel point le pro-
cessus de modernisation est beaucoup plus long que ne l’ont pensé ses
historiens jusque-là ; de même, comme l’avait signalé depuis longtemps
Zygmunt Bauman, il sera décisif de montrer qu’il s’agit d’un régime
socioculturel dont l’ambivalence lui est en quelque sorte constitutive.
[26] Le mérite d’Appadurai est d’avoir déplacé l’analyse de la globalisation en termes de « centre-
périphérie » vers une analyse des disjonctions entre 5 espaces (ethnique, financier, médial,
idéologique et technique) à l’intérieur du monde global qui se seraient déclenchées lors de
la courte période de seuil.
Le monde d’Augustin
Dans ce chapitre, il va être question de la situation particulière
dans laquelle se trouve le monde traditionnel occidental à la veille de
l’émergence de la modernité. À ce propos, il est quelque peu rassurant
de constater que depuis un certain temps les grandes controverses
émaillant l’idée même de rupture entre tradition et modernité se sont
[1] Certains iront jusqu’à dire que c’est la métaphysique elle-même qui s’effondre, que la moder-
nité s’installe dans un monde fait de transparence et de nettes distinctions. C’est faire peu
de cas des « questions dernières », il nous semble ; questions inexpugnables ayant trait aux
limites de la réflexivité humaine et à la conscience de ces limites. D’une métaphysique
l’autre, la question étant de savoir comment s’articule cette conscience et comment une
« hiérologie » (Jean Baechler) trouve sa place dans nos discours les plus éclairés.
[2] Pour Cassirer (1927), le premier penseur moderne est Nicolas de Cues, le premier à faire
usage de cet esprit spéculatif qui caractérise le « processus de curiosité théorique » dont
Hans Blumenberg fait la particularité de l’Extrême-Occident.
[3] Les historiens du droit diraient avec raison qu’il faut creuser davantage. Et il est vrai que
dès les premières codifications justiniennes, « dire le droit » n’était envisageable qu’avec une
figure particulière de la subjectivité qui seule pouvait entrer en écho avec une législation
discrétionnaire. On renvoie ici aux travaux décisifs d’Aldo Schiavone (2012 et passim) et
de Yan Thomas (1989).
[4] C’est Max Weber, dans son extraordinaire Éthique protestante, qui a le mieux décrit le cur-
riculum caché de ce drame. Cette ineffabilité du salut, cette incertitude absolue, ne pouvait
prendre des formes aussi névrotiques qu’avec la terreur que représentait la culpabilisation
des Hommes à travers la pastorale terroriste de l’Église.
[5] Dans le sens que lui donne Louis Dumont comme ensemble de valeurs et d’idées formant
un tout cohérent, dont la plasticité est telle que ce tout peut s’adapter à des contextes
socio-historiques variables sans pour autant perdre de sa cohérence.
[6] Voici toute la réponse qu’apporta Heidegger au journaliste du Spiegel dans l’interview
qu’il donna le 31 mai 1976 : « Si vous me permettez une réponse brève et peut-être un peu
massive, mais issue d’une longue réflexion : la philosophie ne pourra pas produire d’effet
immédiat qui change l’état présent du monde. Cela ne vaut pas seulement pour la philo-
sophie, mais pour tout ce qui n’est que préoccupations et aspirations du côté de l’homme.
Seulement un Dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer
dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du Dieu ou pour l’absence
du Dieu dans notre déclin, que nous ne fassions pas, pour dire brutalement les choses,
que “crever” (krepieren) ; que nous déclinions à la face du Dieu absent. » Et à la question
suivante, la réponse à présent est sans appel :
— Spiegel : «Et qui prend maintenant la place de la philosophie ?»
— Martin Heidegger : « La cybernétique. […] Je ne vois pas la situation de l’homme dans le
monde de la technique planétaire comme s’il était en proie à un malheur dont il ne pourrait
se dépêtrer ; je vois bien plutôt la tâche de la pensée à consister justement à aider, dans
ses limites, à ce que l’homme parvienne d’abord à entrer suffisamment en relation avec
l’être de la technique. Le national-socialisme est bien allé dans cette direction ; mais la
pensée de ces gens était beaucoup trop indigente pour parvenir à une relation vraiment
explicite avec ce qui arrive aujourd’hui et qui était en route depuis trois siècles. »
En somme, les nazis auraient été sur la bonne voie d’entrer en relation avec l’être de la
technique, mais ils auraient simplement failli à cause d’une pensée indigente. Heidegger
s’est toujours vu dans le rôle de l’instituteur qui conduit le Führer (der Lehrer führt den
Führer), comme de nombreux intellectuels à son époque. La publication des Cahiers noirs
éclaire cette position d’un jour particulièrement infâme : cette relation avec l’être de tech-
nique (encore qu’on ne sache ce qu’un tel être veut dire) n’est pas en soi un mal, bien au
contraire. C’est parce que la pensée des nazis fut indigente, car non dictée par le Maître
des maîtres, qu’elle ne fut pas poussée assez loin. Elle éclaire d’un jour particulièrement
sombre à quelle radicalité peut parvenir cette angoisse d’être dépossédé de son abri, d’où
naît l’obsession de repristiniser le monde.
La galère
Recourons à une allégorie pour cerner cette situation. Nous sommes
dans le ventre d’une galère. Nous ramons. C’est tout ce que nous
savons faire. C’est ce que font les Hommes depuis toujours, pensons-
nous. La cale est sombre, tout juste si nous percevons les contours
[7] Jan Assmann nous rappelle dans Le Prix du monothéisme (2007) la nature traumatique
de l’instauration du monothéisme et du bouleversement culturel profond qu’il engendre
donnant au monothéisme juif ce caractère d’irréductibilité, de définitif, de majeur au milieu
de toutes les autres religions de la région. Ce point éclaire du même coup sa pérennité et
sa vigueur pendant trois millénaires, déjà soulignées par Freud. Assmann insiste sur le
fait qu’il s’agit ici aucunement d’une évolution mais d’une révolution, d’un choc, dans la
mesure où on n’assiste pas seulement à un changement dans le social (disons théologico-
politique, pour être bref), mais véritablement à un bouleversement dans les règles de la
subjectivité allant se répercuter dans leurs effets selon de nouvelles modalités culturelles
et une nouvelle façon de penser.
[8] Il faudrait plus longuement revenir sur le soupçon gnostique qui accompagne cette méta-
physique comme son ombre. Il est important de dire que parmi les interprètes de la
modernité, ce sont précisément des penseurs prenant acte de ce soupçon (Hans Jonas,
Eric Voegelin, Hans Blumenberg) qui nous ont livré les analyses les plus lucides de cette
époque de l’humanité. Et il nous faudra revenir sur cet étonnant essai de Walter Benjamin,
« Kapitalismus als Religion » (2003), dans lequel le parasite du religieux qu’était le capita-
lisme moderne transforme le religieux en son propre parasite. Si, comme nous le disions au
début, une fin du monde est plus aisément imaginable que la fin du capitalisme, celui-ci
se trouverait donc investi d’une réalité proprement métaphysique, comme ce qui avait été
le monde de la religion naguère ; comme ce qui seul promettait le salut et la rédemption.
Benjamin tire en cela la conclusion radicale, mais somme toute logique des réflexions de
Max Weber sur l’éthique protestante.
[9] L’intuition première remonte aux années 1970, quand nous avons entrepris d’historiciser
l’interactionnisme sociologique et qui finit par aboutir à une thèse (Haesler 1983) qui
devait renouer avec l’héritage laissé par Georg Simmel, Marcel Mauss et Karl Polanyi.
[10] Si l’on a coutume, depuis Mauss, de voir dans l’échange-don des sociétés sauvages l’ins-
titution d’un fait social total, on oublie souvent que les formes sociales « primitives » sont
complexes parce qu’elles ne (se) sont pas dotées d’institutions ; peu importe qu’elles l’aient
voulu ou non. Souvent le fait social est total pour cette simple raison qu’une seule forme –
faute de mieux – doit assumer un travail de médiation important. C’est la thèse défendue
par Marcel Hénaff dans l’un de ses principaux ouvrages, Le Prix de la vérité (2002).
[11] Sans oublier son usage discrétionnaire, comme l’a souligné David Graeber (2012). Jouer
avec l’aloi et percevoir l’impôt, pour financer guerres et luxe, voilà les ordalies que l’argent
permettait.
[12] Nous ne pouvons développer cet aspect important du territoire, de la déterritorialisation
et des frontières dans le présent travail. Mais il convient d’en indiquer sommairement la
teneur. Dans un important article consacré au statut et à la représentation du marché
en Grèce antique, Jean-Christophe Agnew remarque : « The marginality of the original
market-place finds its complement in the marginality of those who conduct its affairs : the
resident alien merchants and artisans (metics) to whom the right of citizenship and property
are denied. Their ambivalent status reminds us of the kind of space that is interiorized
with the installation of the market in the civic center ; it is interstitial, not extended. It is
the social construction of a boundary, a border, a frontier, or a limit… » (1979, p. 101, cité
par Pichette 1993, p. 110). La frontière est bien plus qu’une « zone neutre » ou une simple
limite territoriale entre les régions humaines, ce sont des interstices où se fait ce qui ne
se fait pas en société. Lieu de tous les règlements et dérèglements, elle serait en quelque
sorte la « part maudite », la zone d’ombre nécessaire, dans laquelle se nouent tous les trafics
qu’une société ne saurait accepter sur son territoire.
[13] C’est là une thèse fort plausible formulée par Henry Méchoulan (1990). On trouvera tous les
développements théoriques de ces deux « corps » dans l’ouvrage capital, malheureusement
peu lu, de Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature (1968, p. 500-520).
[14] « Depuis le Paléolithique supérieur, mais surtout depuis l’agriculture, le monde des sym-
boles (religieux, esthétiques ou sociaux) a toujours prévalu sur le monde des techniques,
et la pyramide sociale s’est édifiée de manière ambiguë en donnant la prééminence aux
fonctions symboliques sur la technologie, pourtant moteur de tout progrès », écrit André
Leroi-Gourhan (1964, p. 258 ; nous soulignons), encore victime du logos productiviste.
[15] À l’identique dans sa structure, mais certainement pas dans ses modes de vie. La circu-
lation symbolique, en dépit de sa complexité pratique, est un universel anthropologique.
Aussi longtemps que par l’écriture ne se constitueront pas des mémoires matérielles, c’est
à la réitération constante de ces pratiques que se feront l’ensemble des rapports esquissés
plus haut dans le chapitre 2.
bien dans les « jeux de l’échange » qu’elle consiste, dans le fait qu’une
culture précapitaliste, déjà en possession d’une représentation moderne
de l’échange marchand, affronte des cultures qui le compartimentent
encore soigneusement dans deux circuits distincts ; dans le fait donc que
la mètis du marchand-aventurier l’incite à jouer avec et à se jouer de ces
deux régimes. Bref, à faire passer une forme marchande d’échange pour
une forme symbolique et s’octroyer ainsi un accès direct au cœur même
des sociétés abordées. Le marchand semble venir en ami et l’indigène
ne peut autrement que de le voir ainsi, puisqu’il offre des présents et
vient de manière toute pacifique. Cette ruse est un jeu avec le temps.
Pour peu que l’indigène ne la déchiffre pas assez vite et déjà l’Euro-
péen a installé un comptoir, soudoyé les avides et corrompu les circuits
d’échange. Point n’est pas besoin de supériorité matérielle ou de volonté
de christianiser ; le marchand européen qui est lui-même très souvent
victime des violences précapitalistes – un Christophe Colomb criblé de
dettes est emblématique à cet égard – a intérêt à apprendre très vite
ces jeux de l’échange s’il ne veut pas être exterminé. Le cas japonais
est typique à cet égard. On le voit, une approche circulationnelle qui
scrute l’intelligence de l’échange est capable de mettre en évidence
une différence réellement infime, à peine observable, mais tout porte
à croire qu’elle eut son mot à dire dans la contagion foudroyante de
l’esprit capitaliste dans les cultures traditionnelles.
Le fragment
Mais revenons à Cassirer et lisons-le avec la grille de Blumenberg.
Toute société traditionnelle connaît cette structure identique que les
Grecs ont nommé cosmos. Ce modèle a été décliné en d’infinies séries
culturelles, mais il n’a pas varié pendant des millénaires. Ces millé-
naires connurent des aléas divers et souvent catastrophiques, sans
pour autant que ce modèle ne se transforme. En Europe, cependant, la
naissance de l’individu est une anomalie structurelle. En réclamant sa
dignité, les premiers humanistes n’imposent pas la figure de l’individu
par une affirmation de soi héroïque et obstinée, mais dans le souci de
trouver une place à part dans la chaîne des êtres de ce cosmos. C’est
ce tour réflexif que les hommes sont obligés de prendre dans leur
détresse. Et c’est ainsi que dans la philosophie de la Renaissance ces
deux principes vont entrer en collision et mener à l’effondrement de
la maison commune.
Si nous avons choisi un titre quelque peu ésotérique pour ce cha-
pitre – « L’ère d’Anaximandre » –, c’est que cet élève et successeur
[16] On cite d’après l’ouvrage compulsé par Jean-Paul Dumont, Les Écoles présocratiques (1991),
qui synthétise l’édition monumentale d’Hermann Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker
(1934).
[17] L’apeiron n’est pas l’infini, comme certains interprètes d’Anaximandre auront voulu le
comprendre ; ni infini en acte, ni infini en puissance. Il est simplement l’indéterminé,
l’absence de limites, c’est-à-dire de frontières. On peut citer Gilbert Simondon ;on se
réfère à l’article de Sarah Margairaz (2013) : « On pourrait nommer nature cette réalité
que l’individu porte avec lui, en cherchant à retrouver dans le mot nature la signification
que les philosophes présocratiques y mettaient : les Physiologues ioniens y trouvaient
l’origine de toutes les espèces d’être, antérieure à l’individuation ; la nature est réalité du
possible, sous les espèces de cet apeiron dont Anaximandre fait sortir toute forme indivi-
duée : la Nature n’est pas le contraire de l’Homme, mais la première phase de l’être, la
seconde étant l’opposition de l’individu et du milieu, complément de l’individu par rapport
au tout » (Individuation, p. 305). Comme l’explique Ludovic Duhem (2012), le terme de
phusis n’apparaît pas dans les fragments de la doxographie présocratique, mais c’est le
terme qui a été retenu par la postérité pour désigner leurs ouvrages par le titre commun
de « Peri phuseos », et que reprend Bréhier dans son Histoire de la philosophie.
[18] On suit ici l’importante méditation à laquelle se livre Gottfried Heinemann (1987) sur
la temporalité propre du décret de Nécessité. On se reportera également aux pertinentes
remarques de Jean-Pierre Vernant sur le passage de la monarchia à l’isonomia (1981, p. 122-
124) et aux mises au point désormais classiques de Wolfgang Schadewaldt (1978, p. 235-258).
[19] Comme le rappelle Peter Koslowski (1979, p. 73), qui relie la « théorie » indienne des biens
limités de Foster à la conception de la « vieille économie », telle que l’avait établie Otto
Brunner (1968) dans ses travaux sur l’économique (Ökonomik) de l’oikos.
[20] Sans parler des effets structurants sur les modes de pensée, comme n’ont cessé de le
souligner Ong et Goody. Cependant, il ne saurait être question de l’invention de l’écriture
comme facteur causal de la pensée analytique, la nécessité de normation d’institutions
traditionnelles, comme la propriété privée, le commerce, voire le cadastre, jouant un rôle
tout aussi important.
une « grammaire sociale » (ce sont ses termes) ordonnée autour de cette
norme universelle des « biens limités ». Il serait utile, à ce titre, de les
mettre en rapport avec cette autre grande norme des sociétés paysannes
qu’est la « règle de Chayanov » ; qui non seulement prend en compte ce
souci ménager, mais l’applique aussi au temps de travail. On comprend
le sort qui lui fut réservé sous Staline, quand il a osé dire que le travail
s’arrêtait quand le paysan décidait qu’il en avait fait assez pour subve-
nir à ses besoins. Si Foster a formulé sa « limited goods-theory », on est
tout de même frappé par le fait qu’il nomme « theory » ce qui, dans les
sociétés traditionnelles, est une idée sans contestation possible :
Ces paysans voient leur univers social, économique et naturel […]
comme un ensemble où l’offre de tous les biens désirés comme la terre
est limitée. […] Un bien comme la terre est conçu comme inhérent à
la nature, susceptible d’être divisé et redivisé si nécessaire, mais il
ne saurait en aucun cas être multiplié (1965, p. 296).
Voici l’un des motifs les plus centraux de toute société traditionnelle.
Où que nous allions, nous trouvons toujours cette idée d’un cosmos fini
des choses qui se doivent justice réciproque. Cet idéologème majeur des
sociétés traditionnelles n’a cependant été pris en compte qu’avec une
coupable légèreté. La parole d’Anaximandre a résonné dans le vide.
À tel point qu’une chose tellement évidente peut soudain apparaître
comme une grande nouveauté, comme une grande marque d’intem-
pestivité, comme dans la pensée de Martin Heidegger. Ainsi, Jean-
François Mattéi déclare à propos du motif du « Quadriparti » (Geviert) :
Heidegger est sans doute le seul penseur contemporain à dire le monde en
gardant en mémoire l’unité secrète du grec cosmos qui désigne l’Ordre,
le Radieux et la Parure […]. Alors que la métaphysique et la technique
qui en procède obscurément se trouvent vouées dans leur souci de
rationalisation du réel à la démesure de l’univers, le contrepoint-initial
du Quadriparti demeure obstinément fidèle à la mesure du monde.
L’intempestivité de la pensée heidéggerienne tient ainsi à ce qu’elle est
une pensée de la Mesure, de la Limite et de la Finitude, en une époque
où, pour reprendre le mot de Nietzsche, l’homme a délaissé les horizons
tranquilles pour faire de l’infini une sorte d’ivresse (1983, p. 124).
À l’évidence, nous vivons dans un monde fini, un monde qui se
trouve dans un état d’autarcie. Heidegger ne découvre rien du tout,
tout juste poétise-t-il de manière outrancière une donnée immédiate
de la conscience paysanne qui a toujours été son monde. Pour que
devienne intempestive la pensée d’une telle évidence, elle a dû véri-
tablement être enfouie au plus profond des imaginaires occidentaux.
[21] Même dans un livre aussi érudit et subtil que La Mesure du monde de Paul Zumthor, ce
principe de clôture et de finitude n’est abordé que de manière très cursive (1993, p. 223).
[22] Certes, la norme d’équité commande l’équivalence des prestations, comme dans les synal-
lagmata des Romains, mais ne dit rien sur le partage des bénéfices.
[23] Dans son importante thèse, Othmar Franz Fett (2000) montre l’endossement de cette
pensée par le commerce au loin, tel que le pratiquaient les Phéniciens au moment même
de la formation de la pensée présocratique.
[24] C’est la thèse que défend l’ethnologue suisse Heinzpeter Znoj (1995) en insistant sur la
« liquidativité » de l’échange monétarisé. Il a pu observer que dans les sociétés de l’intérieur
de Sumatra les marchés étaient organisés de telle manière que l’argent ne devait pas y
intervenir pour la simple raison qu’on craignait les paiements « rubis sur l’ongle » ni sur
le fait, déjà relevé par Simmel, de vouloir être quittes à tout prix et donc de rompre le lien
social marchand. On y reviendra plus tard encore.
[25] On reprend ici le titre de cet autre ouvrage magistral d’Arthur O. Lovejoy (1936) qui, à
côté de celui de Jaeger, nous permet de saisir la particularité du cosmos des choses dans
la culture grecque.
[26] Comme l’écrit Werner Jaeger : « Le juge est le Temps » (1964, p. 198).
Le modèle d’un tel cosmos est la Cité, telle qu’elle fut instituée à la
suite des décrets de Solon27. Belle illustration de l’hypothèse durkhei-
mienne que cette projection cosmologique de la morphologie de la
Cité, belle amorce d’une Weltbildanalyse. Et, en retour, admirable
norme universelle qui assura l’expansion des diverses formes sociales
que connurent les sociétés traditionnelles. Or, si les Temps modernes
rompirent avec la tradition, c’est avant tout au « bon ordre » du cos-
mos qu’il fut donné congé, et avec lui à la mesure des choses. Quelle
nécessité y eut-il à déranger cet ordre ? Apparemment aucune. Si
la multiplicité des cultures atteste la capacité de ces cultures tradi-
tionnelles à s’adapter à un grand nombre de changements endogènes
et exogènes, c’est grâce à ce principe unitaire. Mais cet ordre est
intrinsèquement instable. Car tout repose sur la légitimité que lui
accorde une instance transcendante ; et à mesure qu’un ordre subit
des pressions croissantes, le pouvoir transcendant doit se faire plus
inflexible. L’invention du monothéisme s’inscrit dans une période de
grands changements de la « période axiale » (Karl Jaspers), aussi bien
en Orient qu’en Europe. Alors que l’on pouvait jouer et se jouer d’une
multiplicité de dieux, le monothéisme instaure l’autorité irrévocable
d’une parole unique. C’est ainsi que se profile l’individu qui peu à peu
va se rendre compte que ce n’est pas un ou des dieux qui forment le
cosmos, mais bien son propre esprit.
[27] La fin du dark age mycénien correspond à l’instauration de la sisachtie, par Dracon, puis
de l’eunomia, par Solon. On sait aujourd’hui, que c’est sous Dracon que se fit pour la
première fois en Grèce l’imposition de l’écriture de la loi. Comme l’indique Plutarque et
pour souligner son caractère sacral, c’est avec du sang et non de l’encre qu’elle fut écrite.
[28] Un exemple d’une analyse en fonction du Weltbild nous est livré par Klaus Lichtblau
(2002) dans sa reconstruction de la Philosophie de l’argent de Simmel.
[29] Notamment par les injonctions à la prudence de la part des anthropologues qui trouveront
toujours cette fameuse tribu des Bongo Bongo, dont nous a parlé Mary Douglas (1970), qui
viendront rappeler l’exception à la règle, c’est-à-dire la contingence de toute règle face à
la diversité des manifestations de la culture humaine. Mais cette injonction des anthro-
pologues est elle-même biaisée qui, sous couvert de rendre justice à l’originalité de telle
ou telle culture, succombe à son discours. Ce qui fait du bongo-bongoisme « a venerable
but ultimately sterile anthropological practice of countering every generalization with an
exception located somewhere at some time » (1970 p. 36).
[30] Pour Kant, cet ens tient lieu de Dieu. On le cite d’après Eisler (1930) (textlog.de/32898.
html) : « Mache ich mir aber vom ens realissimum den Begriff als Grund aller Realität, so
sage ich : Gott ist das Wesen, welches den Grund alles dessen in der Welt enthält, wozu
wir Menschen einen Verstand anzunehmen nötig haben (z. B. alles Zweckmäßigen in
derselben) ; er ist das Wesen, von welchem das Dasein aller Weltwesen seinen Ursprung
hat, nicht aus der Notwendigkeit seiner Natur (per emanationem), sondern nach einem
Verhältnisse, wozu wir Menschen einen freien Willen annehmen müssen, um uns die
Möglichkeit desselben verständlich zu machen. » Pour des questions évidentes, on n’entrera
pas dans la glose de cette définition. Relevons simplement ce génie de la formule : wozu
wir Menschen einen Verstand anzunehmen nötig haben (on traduit : « ce qu’il nous est
nécessaire, à nous autres, êtres humains, de supposer (pour) avoir un entendement »).
[31] Les travaux de Bruno Karsenti (2001, 2013) sont tous portés par cette remarque de
méthode. Mais il est clair que celui qui en avait fait le postulat de toute une œuvre fut
Michel Freitag (1986).
[1] Si l’interprétation classique de ce poème allait dans le sens du différend entre Copernic et
Kepler sur la mécanique des astres, donc simplement d’un problème interne à l’astronomie
et non d’une débâcle métaphysique, c’était exclure l’effroi devant le vide sidéral qui s’y
engage. Donne n’est pas poète « métaphysique » pour rien, et s’il s’intéresse de si près aux
problèmes internes de la science astronomique, c’est qu’il sent bien le monde vaciller et
perdre toute forme de repère.
[2] Et ne connaîtra sans doute plus jamais, même si devait se produire une invasion d’extrater-
restres dotés d’autres structures de raison que la nôtre. C’est toujours la nôtre qui devrait
en faire l’impossible apperception.
[3] Dans ce qui suit, il ne saurait être question d’une histoire culturelle des Temps modernes,
comme l’a exposé Egon Friedell dans sa remarquable Kulturgeschichte der Neuzeit (1929).
Cependant, Friedell nous livrera en grande partie la trame historique qui mène selon sa
périodisation de la fin de la Peste noire au début de la Grande guerre.
Le radeau
On se souvient du monde confiné de la galère, de cette sombre niche
qui à la fois conforte et violente5. Et soudain ce ventre, cette niche,
n’existe plus. Cesse la Geborgenheit. Peu en importent les raisons pour
le moment ; que le navire ait heurté un iceberg, que l’équipage se soit
révolté, qu’une lame ait jeté le commandement par-dessus bord ou
que le vieil esquif se soit désintégré de lui-même, toujours est-il qu’un
jour nos rameurs se sont retrouvés en mer ouverte. Le jour se lève et
on les trouve agrippés à quelque planche, tonneau ou restes de mat.
L’épouvante les saisit. Non seulement sont-ils plongés dans l’eau sans
savoir nager, mais le jour se lève, les exposant à une terrible clarté
qui les éblouit6. Une rumeur se répand ; et c’est la première chose ras-
surante au sein de ce cataclysme : on n’est pas seul, on entend d’autres
survivants autour de soi. On attend. On essaie d’ouvrir les yeux pour se
rapprocher des cris et des gémissements. Mais ce soleil est implacable.
Il faut attendre son coucher pour retrouver la quiétude du clair-obs-
cur auquel nos yeux sont habitués. C’est alors qu’on peut apercevoir
autrui, tous ses compagnons d’infortune barbotant dans l’eau, entre
les vagues, accrochés à quelque improbable planche de salut. Et puis
il faut manger et essayer de ramper sur une planche pour s’assoupir
après de jours de survie nue. Chacun fait comme il peut. Beaucoup
ne vont pas survivre à cette épreuve. Peu à peu, les jours passant,
on parvient à voir. Au lieu de la cale obscure et bruyante, on voit un
firmament bleu et des nuages. Des oiseaux, des poissons peut-être. Et
surtout des visages. Même abruti de fatigue et de faim, on va d’étonne-
[5] L’allégorie que nous tissons ici ne concerne évidemment pas les humains dans leur totalité,
ni les humains en Occident, mais l’espèce de désarroi dans lequel sont plongées quelques
têtes éclairées, Pascal en premier, dont le génie (et le vertige) s’est nourri de sa particulière
sensibilité face à ce désarroi.
[6] Platon recommande de conduire pas à pas les enchaînés de la caverne vers la lumière du
jour. À nos naufragés, il ne restera d’autre expédient que de cligner des yeux.
du que faire léninien. Nous n’avons pas de mythes à enrichir, car nous
avons oublié ces sociétés hors du temps avant la nôtre ; de même, le
plaisir de se retrouver dans une communauté de destin est très rela-
tif. Nous n’avions, pour nous tenir au monde et pour accepter cette
déchéance de rameurs – un destin certes mille fois plus enviable que
les enfers auxquels nous étions, sauf miracle, promis – que cette parole
grandiose du Maître, mille fois répétée et transmise. De même, nos
compagnons sont visiblement aussi perdus que nous et le désempa-
rement les rend hargneux. Inutile de vouloir les imiter, il n’y a pas
de modèle. Nous nous réchauffons comme des hérissons, mais gare
à celui qui viendrait trop près. Une fois sur ce radeau, se posera une
deuxième question pratique : comment allons-nous organiser notre
séjour sur cette surface qui n’est pas encore un habitat ? Ou plutôt,
cette question se pose après la première, de la manière dont nous
allons bricoler un nouveau salut, et qui va déterminer la seconde.
Faire le deuil du salut métaphysique passe nécessairement par
un processus de sublimation. L’absence de réponse à la question
« Que faire pour quoi »7 appelle à la recherche de nouvelles certitudes,
fussent-elles fantasmatiques. Alors que pour Freud (1895, 1905) la
sublimation avait une visée sociale et culturelle (de transformation
d’une libido inemployée en œuvre), nous l’emploierons ici dans un sens
métaphysique. En effet, le latin sublimis indique ce qui flotte haut
dans le ciel. Notons que Marx avait déjà caractérisé le capitalisme
par la formule : All that is solid melts into air, dont Marshall Berman
(1982) avait tiré le titre de son livre. Mais il s’agit là encore du pro-
cessus de sublimation dans le sens physique du terme. Tout le talent
de Freud réside dans le fait que Freud le transpose dans le domaine
du psychique. Nous revenons donc ici au sens latin du terme : le salut
doit se trouver haut dans le ciel.
Absconditus
Comment en est-on parvenu à penser un Dieu absent, caché ou
paresseux ? Comment en est-on venu à douter de sa présence ou de
son magistère incontesté sur sa propre Création ? Bref, qu’est-ce qui
[7] Si nous avions taxé la question de Lénine de naïveté, voire pis, c’est qu’il en avait interverti
l’ordre. Pour lui, le pour quoi semblait fixé sans aucun doute possible. C’était pour réaliser
l’utopie d’une société sans classes. D’où l’emphase mise sur sa réalisation. Cette certitude,
Lénine l’avait acquise à la lecture de Marx, alors que nous, pauvres naufragés, n’avions
d’archive que la promesse parfaitement aléatoire d’aller un jour au paradis.
[8] Depuis l’ouvrage classique d’Adolf von Harnack (1921), le débat autour de cette étrange
figure revient régulièrement. Voir à ce sujet Rémi Brague (1992) et, plus récemment, la
somme d’études publiées par Gerhart May et Katharina Greschat (2002). Pour une présen-
tation raide, on consultera philitt.fr/2017/05/03/le-monde-moderne-et-lheresie-de-marcion/
et pour une étude plus détaillée la préface de Michel Tardieu dans von Harnack (2003).
Contingence
Tout cela donne un tableau confus où tout semble possible ; et tout
semble pouvoir être mis en doute. Le mot-clé, le mot inévitable, pour
saisir cette situation est la notion de contingence. Comme le souligne
Hans Blumenberg (1972), cette notion est la seule que la modernité
héritera du lexique médiéval, la différence étant que là où la pensée
scolastique en fera un usage épistémologique, elle deviendra dans
la pensée moderne une catégorie ontologique. « Il faut faire avec les
moyens du bord », telle aurait pu être la devise passablement cynique
des naufragés de La Méduse (en incluant la chair des humains dans
ces moyens). C’est dire aussi que provisoirement nous ne pourrons
[9] L’ouvrage qui rend le mieux compte de cette situation ontologique particulière et de l’usage
fréquent d’une métaphorologie nautique est Modernität und Kontingenz du philosophe
allemand Michael Makropoulos (1997). C’est pour cette raison aussi que nos allégories
vont de la galère au radeau, pour finir un jour par interroger ce curieux écoumène que
sont les îles artificielles.
possible autrement, mais de dire que ceci est le cas, parce qu’il n’y
a plus nulle nécessité à ce que ce qui est soit. Le raisonnement ne
pourra pas être causal, il sera nécessairement abductif, c’est-à-dire
d’un choix réitéré où l’on prend en compte les raisons de ce choix. Il y
a contingence, car ce qui est n’est qu’une possibilité et qu’en tant que
telle, elle peut toujours être autrement. Il faut donc comprendre les
deux implications : la première, selon laquelle l’absence de nécessité
ouvre l’horizon des possibles, et la seconde qui fait de l’ouverture des
possibles la négation de la nécessité. L’ontologie classique était une
ontologie de la nécessité : elle assigne à chaque être et chose un statut,
une place, une durée, un corrélat, bref une relation fixe (et non un jeu
de relations, comme ce sera progressivement le cas avec l’avènement
de la modernité) ; cet ordre était le prix à payer pour conjurer le chaos.
Et même si ce dernier n’est qu’une rétroprojection fantasmée d’une
ontologie sauvage – dont il faudrait retracer l’opportunité –, il faut
pouvoir se représenter qu’il n’y avait véritablement pas d’autre solu-
tion. Devant un monde qui s’ouvre aux échanges, devant des sociétés
qui se complexifient, des économies qui s’enrichissent, la nécessité
d’une ontologie de la nécessité en appelle à un tel ordre. La peur de
retomber dans le chaos et donc de défendre à tout prix – y compris de
bâtir, comme le fit Heidegger, tout un système philosophique autour
d’une telle repristination – est l’un des fils rouges qui permettent de
montrer à quel point la modernité a eu de la peine (et en a toujours) à
se défaire du monde de la tradition. Or, la cloison qui distingue chaos
et contingence est mince. C’est dire à quel point le socle de légitimité
de la modernité est fragile10.
Quand on tente d’évoquer la rupture entre les mondes traditionnels
et la modernité, on cherche ses mots. Sécularisation, mondanéisation,
dés-enchantement, rationalisation sont des termes presque équiva-
lents, mais on sent bien qu’ils sont incomplets. Chacun d’entre eux
contient une facette de ce processus, mais aucun ne semble suffire. Ils
tendent tous vers un point aveugle et s’y résorbent, et il se pourrait
donc bien qu’il y ait un pas supplémentaire à franchir, non pas pour
[10] Le marquis de Sade en est parfaitement conscient, quand il formule cet avertissement : « Je
ne saurais donc trop le répéter : plus de dieux, Français, plus de dieux, si vous ne voulez
pas que leur funeste empire vous replonge bientôt dans toutes les horreurs du despotisme ;
mais ce n’est qu’en vous en moquant que vous les détruirez ; tous les dangers qui traînent
à leur suite renaîtront aussitôt en foule si vous y mettez l’humeur ou de l’importance.
Ne renversez point leurs idoles en colère : pulvérisez-les en jouant, et l’opinion tombera
d’elle-même » (1988 [1793], p. 103).
Du cosmos à l’univers
Dans La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt distingue
trois bouleversements majeurs ayant entraîné le monde occidental vers
la modernité : la découverte des nouveaux continents, la Réforme et la
révolution copernicienne13. Parmi ces trois bouleversements, elle privi-
légie nettement cette dernière. Sans nier l’importance de la Réforme et
de la découverte de l’Amérique, la modernité serait née, selon elle, d’un
bouleversement cosmologique comparable à celui que nous ferions,
toutes proportions gardées, si nous, modernes tardifs, étions concrè
tement confrontés à l’existence d’intelligences extraterrestres qui nous
permettraient de prendre le fameux point d’appui d’Archimède. Pour
Arendt, la révolution copernicienne a permis à l’Homme de s’évader
du monde confiné de la cosmologie ptoléméenne, pour enfin mettre
son monde en perspective en le voyant du dehors. À l’ancien géocen-
trisme centripète succéderait un géocentrisme centrifuge14. L’Homme
y prendrait la dimension de son domaine, en calculerait les lois et s’en
rendrait enfin maître.
Tout cela est fort juste. Mais à la différence d’Arendt, on accor-
dera un poids métaphysique et non pas seulement scientifique et
épistémologique à la « découverte » des « mondes infinis ». En effet,
l’arraisonnement du monde par la scienzia nuova, la nouvelle mise
en perspective calculante, tout cela ne doit pas occulter cet autre
choc des consciences qu’est la « découverte » de l’infinité des univers.
À suivre Arendt, il en serait tout autrement quand il s’agit de mettre
en perspective le changement intrinsèque intervenu dans le monde
des sciences et techniques à la Renaissance. Alors que jusque-là,
sciences et techniques étaient toujours « enchâssées » socialement et
culturellement, la nouvelle perspective archimédéenne les délivrerait
[13] Arendt (1961, chap. VI). Le heidéggerianisme ne pouvait admettre que s’y joue une révo-
lution métaphysique. Cela aurait été admettre la légitimité de la catégorie de modernité.
Comme toutes les entreprises de repristinisation, le heidéggerianisme n’est pas seulement
un antimodernisme – comme le sont les entreprises de Carl Schmitt, de Julius Evola et de
leurs épigones contemporains – mais c’en est la formule la plus véhémente.
[14] Plutôt que de se perdre dans l’immense ouvrage de Blumenberg (1976), on trouvera dans
Les Somnambules d’Arthur Koestler (1960) une narration soignée de cette révolution.
[15] La complicité avec l’idéologie heidéggerienne y est patente. Pour ne pas devoir admettre
que la modernité procède d’un retournement ontologique (ce qui, au grand dam du Maître,
donnerait à la catégorie de modernité sa légitimité), on la fait endosser par des inventeurs.
Si bien que l’ouverture du ciel n’est qu’une affaire de licence. Elle donne à ces inventeurs
la liberté de faire des expériences, d’imaginer des modèles qui soumettraient la réalité à
leurs exercices. Cette « vision » des choses, car c’est de pure vision qu’il s’agit, va dans le
sens du sens commun qu’écrivaient les livres d’histoire du début du XIXe siècle. L’efficacité
de cette construction est évidente. Il fait coup triple : d’une part, elle nie la coupure entre
tradition et modernité, ensuite elle permet de trouver un bouc émissaire (à l’oubli de l’Estre)
en la personne de ces inventeurs, et finalement elle réduit la question des mondes infinis
à une simple parenthèse leur ayant donné cette condamnable licence.
[16] On nous pardonnera ce recours constant à des germanicismes, qui sont évidemment liés
aux différents foyers de socialisation intellectuelle que l’auteur de ces lignes a connus.
Par Weltbild, on peut entendre une « vision du monde » ou une « image du monde », mais
il est certain que le terme synthétique allemand est plus parlant, comme le constate
Peter Sloterdijk (2015) : « Ce mot beau et discrètement pathétique de Weltbild appartient
quasiment à cette catégorie d’expressions spontanément philosophiques de la langue alle-
mande que nous jalousent à juste titre nos contemporains non germanophones. Les autres
langues doivent, de gré ou de force, supporter le handicap de s’exprimer dans des idiomes
philosophiquement moins rentables. Si les Français le rendent par “vision du monde” et les
anglophones par “world picture”, les oreilles sensibles parmi les germanophones hochent
pensivement la tête, puis ils sourient en indiquant à leurs amis étrangers d’avoir recours
aux cours de langue que les Goethe-Institute proposent autour du monde entier » (nzz.ch/
meinung/kommentare/die-abhaengigkeit-des-friedfertigen-vom-schlagfertigen-ld.2328).
[17] Plus près de nous, mais en continuité avec la pensée de Koyré, on consultera avec profit
l’ouvrage très complet sur la question de Michel-Pierre Lerner (1996-1997) ; ou alors, dans
une veine plus heiddégerienne, pour qui ne rechigne pas devant une somme d’un genre très
particulier, on se reportera aux trois tomes de Sphären de Peter Sloterdijk (1998-2004)
qui interroge les rapports entre nativité et « venir-au-monde » à travers les différentes
métaphorisations de la figure de la matrice.
qui est mis en pièces lors de cette deuxième grande rupture, c’est le
monde d’Anaximandre, ce monde idéal de la mesure, de la limite et
de la finitude, où, pour reprendre les mots de Jean-François Mattéi,
« l’homme a délaissé les horizons tranquilles pour faire de l’infini une
sorte d’ivresse » (1983, p. 124).
La révolution copernicienne recouvre l’ensemble des connaissances
nouvelles, des découvertes, des chocs de croyances et des certitudes
qui débuta au plus tard en Occident avec l’illumination de Nicolas
de Cues pendant sa traversée vers Constantinople18. En suivant son
principe de « docte ignorance », c’est-à-dire du refus de penser selon
le dogme de l’Église, mais à partir des seules possibilités de l’esprit
humain19, le Cusain acquiert la certitude qu’il n’est plus possible de
penser des notions comme l’absolu ou l’infini à partir des termes de la
logique aristotélicienne ou par l’extase mystique, comme l’avait encore
envisagé Maître Eckhard, mais qu’elles ne sont accessibles que par
une véritable visio intellectualis. Par cette voie méthodique et non
plus mystique ou dogmatique, qui consiste à partir de la connaissance
humaine pour s’approcher de l’expérience de Dieu, s’insinue le doute
que le monde n’aurait pas été créé en faveur de l’Homme et autour
de lui comme son centre, mais pour la seule gloire de Dieu. Bien qu’il
réserve le terme d’infini au seul prédicat spécifique de Dieu, le Cusain
n’en est pas moins amené, au bout de ses méditations, à nier la finitude
du monde et à lui accorder une dimension illimitée (interminatum)20.
L’image antique du monde représentait, comme on le sait, la Terre
comme centre du cosmos, comme centre de ses axes et comme centre
de ses flux. Avec Nicolas de Cues cette image se met à vaciller. Notons
à ce titre qu’Arthur O. Lovejoy (1936) avait déjà souligné que ce ne
sont pas tant les découvertes astronomiques de Copernic, Kepler et
Galilée qui avaient révolutionné l’image antique, ptoléméenne, du
[18] Nicolas de Cues n’est pas le seul représentant de cette nouvelle ouverture sur l’infini.
En effet, les grands penseurs nominalistes français Nicolas Oresme (1320-1382) et Jean
Buridan (1290-1360 ?) tiennent des propos tout à fait comparables bien avant lui.
[19] « A la plongée dans l’expérience mystique de Dieu qui répand la nuit sur tout, il [Nicolas
de Cues] oppose, pour la dépasser, la “méthode” de la docta ignorantia. “Plus quelqu’un
sait que l’on ne peut savoir cela, et plus il sera savant” », écrit Blumenberg (1966, p. 550).
[20] Nicolas de Cues n’est pas le premier à subodorer l’infinitude du monde. Comme l’a noté
Alexandre Koyré (1957), on trouve déjà chez Lucrèce une telle conception, à la différence
près que seul le monde invisible et inaccessible à l’Homme est infini, alors que les sphères
habitées ne le sont pas. L’ouvrage de Frédéric Vengeon (2011) restitue à cet égard toute
la complexité de la pensée du Cusain. Jean-Marie Nicolle (2012), une autre spécialiste de
Nicolas de Cues, en donne une bonne synthèse.
[21] En vérité, le Saint-Office, notamment le cardinal Bellarmin, était prêt à accepter le modèle
proposé par Copernic et même la critique de la théorie des épicycles de Kepler ; mais
c’était à titre d’hypothèse et non de certitude scientifique. Comme le montre Koestler
(1960, p. 513-521), c’est à cause de Galilée que la situation s’est envenimée. Galilée avait
eu beau montrer un certain nombre de nouveaux phénomènes astronomiques, comme les
Lunes de Saturne, il n’en fournissait que le constat, sans hypothèse afférente. Devant
l’insistance de Bellarmin de livrer ces hypothèses, Galilée inverse le poids de la preuve,
à savoir que ce n’est pas aux scientifiques de démontrer la justesse de ses découvertes,
mais aux théologiens de les invalider. Et c’est ce qu’ils vont faire. Faute de fournir un
début d’explication, Galilée transforme un débat scientifique (Bellarmin avait enseigné
l’astronomie) en un débat théologique où il s’agira de montrer que les Écritures saintes
ne sont pas contredites par ces découvertes astronomiques.
[22] La virulence du questionnement gnostique ne se lit pas seulement à travers les mouve-
ments de masse que sont les soulèvements hérétiques cathares ou vaudois, mais à la force
de persuasion de la réponse qu’il apporta à la question de l’origine du Mal dans le monde.
Devant la désespérance existentielle, morale et économique de la fin du Moyen Âge, cette
réponse était tout le contraire d’une pure spéculation. Elle nourrissait un intense désir
d’Apocalypse. Notons aussi, que l’impasse faite sur la coupure idéologique que provoque
la révolution copernicienne est en partie imputable à la méconnaissance du gnosticisme
et de son pouvoir. Il ne fait pas de doute, cependant, qu’à chaque fois que s’est produit un
bouleversement majeur dans le monde occidental – destruction de l’Empire romain, Grande
peste, guerres mondiales – le doute gnostique est revenu à la surface de la conscience col-
lective. Les seuls penseurs modernes à même de lui accorder l’importance historique qui
lui revient, furent à notre connaissance Hans Jonas (1934-1954 [1988]), Hans Blumenberg
(1976) et, dans une certaine mesure, Peter Sloterdijk (passim). Plus proches de nous et
témoignant d’un certain intérêt pour ces questions, on consultera aussi avec profit les
ouvrages de Ioan Couliano (1990), de Rémi Brague (1982) et l’étonnante compilation de
Thomas Macho & Peter Sloterdijk (1992).
[23] Il serait tentant de mettre en parallèle ce déboussolement avec l’espèce de frénésie qui
s’empara de l’humanité lorsqu’elle se mit à explorer les espaces extraterrestres avec ses
satellites, sonde et autres astronefs. Ces capitaux et énergies monstrueuses ne sont pas à
mettre à l’actif d’un désir de connaissance seulement ; à notre sens, ils résultent tout aussi
bien de l’effroi pascalien : savoir qu’on n’est pas seul dans l’univers, connaître sa position
cosmique, résoudre les énigmes de la création du monde et de la planète que nous habitons.
Ces expéditions ont un motif métaphysique qui dit rarement son nom.
[24] Le « cas Bruno » a fait l’objet de très nombreux commentaires. Le roman L’Homme incendié
de Serge Filippini (1990) l’envisage à partir de l’homosexualité du philosophe ; célèbres
aussi les études de Frances A. Yates sur son rapport à l’hermétisme. Bertrand Levergeois
(1995) livre une présentation complète.
[25] La distinction entre pensée mythique et pensée scientifique connaît dans la Philosophie
des formes symboliques d’Ernst Cassirer (1923-1929) une inflexion majeure par rapport à
l’unidimensionnalité du développement de l’esprit chez Hegel. L’irréductibilité du symbo-
lique qu’il postule préserve les « images du monde » contre toute forme d’uniformisation.
Même si, pour les besoins de notre enquête, nous polarisons fortement pensée médiévale
et pensée moderne, nous gardons de Cassirer ses magistrales analyses de l’espace, du
temps et du chiffre, en ne les focalisant que sur l’Extrême-Occident.
[26] On pourrait s’attendre à trouver ici une mention du gros ouvrage de Charles Taylor,
The Secular Age (2007). Le point de départ du philosophe canadien est le suivant : la
sécularisation consiste, entre autres choses, dans le passage d’une société où la croyance
en Dieu est sans concurrence et, à la vérité, non-problématique, à une société où elle est
comprise comme une option parmi d’autres, et souvent pas la plus facile à embrasser.
Taylor explore ce devenir-optionnel de la croyance en Dieu, sans toutefois considérer que
le catholicisme est pour une certaine part déjà une religion sécularisée. Il n’a apparemment
pas lu Blumenberg qu’il ne cite qu’une seule fois de manière très marginale.
l’être humain dans ce que Hannah Arendt avait formulé comme une
« Weltlosigkeit ohnegleichen », une perte du monde sans pareille (1960 :
312). L’autonomie tant revendiquée du sujet de la modernité ne serait
en vérité qu’une forme accomplie de l’aliénation – non pas, comme
l’entendait Marx, d’une aliénation à soi-même par un travail dépourvu
de sens, mais d’une aliénation par rapport au monde, par le fait, plus
précisément, de devenir étranger d’un monde « commun », d’« un monde
vécu » par lequel nous sommes toujours déjà en relation avec autrui27.
C’est cette rupture avec un monde familier que nous invite à pen-
ser Blumenberg, une plongée dans un univers infini où le rapport à
autrui ne saurait plus être vécu que de manière instrumentale. Une
fois encore, l’humanité serait entrée à reculons dans l’histoire, mais
cette fois-ci, elle n’aurait pas seulement sacrifié une vie sociale à visage
humain, comme lors de la révolution précédente, mais serait en passe
de mettre en danger toute possibilité de vie humaine en tant que telle.
Blumenberg critique ceux pour qui la « catégorie » de la modernité
est illégitime, en clair : ceux pour qui elle relève de la pure et simple
invention28. Une telle position tend à atténuer, voire à nier, toute des-
titution de l’absolutisme théologique en plaidant – selon la formule
clausewitzienne – pour sa continuation par d’autres moyens. En effet,
parmi les différentes figures expliquant la modernité, le « théorème »
de la sécularisation joue un rôle particulier. Un rôle particulièrement
ambigu aussi, puisqu’il affirme une chose tout en laissant planer le
doute que son contraire ne soit pas impossible, qu’il avance donc mas-
qué dans la mesure où il paraît défendre ce précisément qu’il congédie.
Si « Y n’est autre que X sécularisé », telle est sa formule selon Hans
Blumenberg, il y a dans ce « rien d’autre que » un geste de dévoilement,
une volonté d’élucidation : rien de neuf sous la lune, à l’ouest rien de
nouveau, un geste de dévoilement posthistorique qui constate la per-
durance de l’ancien sous de nouveaux habits et frappe d’insignifiance
toute proclamation de nouveauté. Ainsi, quand, dans Histoire et salut
Karl Löwith (1949) déclare que le marxisme n’est rien d’autre qu’une
variante messianique de l’eschatologie chrétienne, il nomme ce que l’on
[27] C’est dans cette mutité, ce devenir-muet (stumm) du monde que Hartmut Rosa (2016) voit
l’expression la plus accomplie de l’aliénation moderne ; tout en proposant de lui rendre sa
parole, de faire résonner Individuum und Kosmos.
[28] On peut certes se demander ce que le terme de « catégorie » a à voir dans un tel contexte,
s’il ne s’agit pas d’une subreption (une Erschleichung patente, au sens que lui donnait
Kant) de sens visant à accorder à la notion de modernité un statut catégoriel trop élevé
pour ensuite mieux la jeter de son piédestal.
[29] La distinction qu’opère Ernst Troeltsch (1991) entre archéo- et néo-protestantisme est
importante du point de vue du passage de la tradition à la modernité, d’une société ins-
titutionnelle à une société publique. L’archéo-protestantisme de Luther est encore pétri
d’esprit médiéval ou, comme le dit Marc B. de Launay dans sa préface à Protestantisme et
modernité : il est « commandé par des valeurs essentiellement ecclésiales et par une vision
strictement institutionnelle où la confession et le pouvoir politique ne sauraient être pensés
de manière distincte, et surtout comme pas mus par des logiques indépendantes » (1991
p. V). La coupure entre archéo- et néo-protestantisme permet une seconde remarque :
en mettant l’accent sur le fait que le néo-protestantisme est un résultat du processus de
modernisation, Troeltsch minore la radicalité de la rupture entre tradition et modernité.
La dimension du sacré continue de vivre au travers du néo-protestantisme, si bien que
le théorème de la sécularisation doit lui aussi être relativisé. Prétendre, comme le font
Max Weber, Carl Schmitt ou Karl Löwith, que la rationalité moderne est un sécularisat
de la foi ancienne, passe sous silence la perdurance de ces contenus sacraux. Contenus
qui ont perdu de leur vigueur, mais qui justement, parce qu’ils n’enserraient plus les
activités et manières de pensée dans leurs structures mentales et institutionnelles ont
permis que l’activité économique, par exemple (mais aussi d’autres aspects du processus
de rationalisation occidentale), puisse prendre son essor. C’est donc en se retirant, et non
en y imprimant son sceau sécularisé, que la sphère religieuse a rendu possible l’éclosion
de logiques spécifiquement modernes. Troeltsch est donc beaucoup plus prudent que son
ami Weber. Certes, Weber n’ignorait pas que c’est précisément au moment même où la foi
protestante était en train de refluer que le capitalisme prenait son envol, mais la pirouette
qu’il emploie – et qui ne manque pas d’esprit dialectique – qui est de dire que la force
Les inventions
1. L’infini
Même si Aristote connaît l’infini du temps, il refuse l’héritage des
présocratiques, pour lesquels l’infini n’avait pas fait problème et le
remplace par la notion plus neutre d’indéterminé. Il y a pour cette
substitution des raisons à la fois logiques et métaphysiques ; logiques
[30] Même si saint Anselme en utilise le syntagme, le mot n’est jamais prononcé jusqu’au
XIIIe siècle, où la notion dit la puissance de Dieu et sa substance. On suivra sur ce point
les travaux d’Antoine Côté (2002) ; sur Nicolas de Cues, outre les classiques de Cassirer
(1927) et de Blumenberg (1966), l’ouvrage de Frédéric Vengeon, Nicolas de Cues : le monde
humain. Métaphysique de l’infini et anthropologie (2011) est éclairant.
[31] Dans l’instruction pontificale menée contre Galilée, la plupart des examinateurs sont coper-
niciens, certains comme le cardinal Bellarmin sont des astronomes avisés. S’ils admettent
l’héliocentrisme de manière hypothétique, c’est par souci de prudence par rapport aux
Saintes Écritures. Devant l’incapacité de Galilée de fournir des preuves affirmatives du
système copernicien et son entêtement à inverser le poids de la preuve, un débat hypo-
thétique devint une querelle dogmatique, si bien qu’il suffit de l’aversion du pape Paul V
envers Galilée, pour mettre le feu aux poudres.
[32] Koestler montre à ce titre la non-linéarité de ce processus. Les atermoiements de Copernic,
les tentatives désordonnées de Kepler de trouver un compromis avec le système de Tycho
Brahe, sans parler des mensonges et faux-fuyants de Galilée sont un tissu d’incohérences
d’où la solution newtonienne ressort finalement comme un miracle scientifique.
[33] À côté l’ouvrage classique d’Erwin Panofsky (1975 [1924]) qui mobilise la notion cassi-
rérienne de « forme symbolique », il n’est pas toujours facile de suivre les propos subtils
d’Hubert Damisch (1987). Par contre, le petit livre de Lucien Vinciguerra (2007) est riche
en enseignements sur l’archéologie diverse de la notion, notamment sur une probable
hétérodoxie de Piero della Francesca.
[34] L’une des expériences consiste à peindre un édifice en perspective sur une petite tablette
(tavoletta), d’y percer un trou, de la retourner, puis de regarder cette peinture à l’aide
d’un miroir à travers ce trou. Que vois-je sur le miroir ? L’image inversée de ce que j’ai
peint. Mais à quoi bon imposer cette image ? En dehors des jeux d’anamorphose que de
tels jeux de miroirs peuvent permettre, il semble évident que Brunelleschi avait voulu
rendre attentif aux jeux de profondeur possibles dès lors que l’on contemple le tableau en
perspective. De même pour son autre expérience, où il demande au spectateur habitué à
l’absence de perspective, de regarder le tableau d’un autre bâtiment, puis, ayant encore fait
un trou dans la toile, de regarder à travers cette ouverture la réalité représentée par cette
peinture, puis de faire quelque pas en arrière – pour faire l’expérience vive du changement
[35] On insistera toujours sur la plus grande intelligence que confère la méthode relationniste
dans toute pensée scientifique. Elle met les faits derrière les relations qui les constituent
et demande pour cela une pensée synthétique. Que ce soit en physique quantique, en
sociologie relationnelle ou en épistémologie, l’approche relationniste ne conservera pour
seule substance que la relation elle-même, sachant que même la conscience humaine est
encore le produit d’un relationnement.
[36] On renverra ici à l’ouvrage du mathématicien américain Brian Rotman (1993) ) – nous
traduisons à partir de la version allemande (2000) – et aux travaux de J. Hillis Miller
(2003 et passim) en littérature comparée.
4. L’argent moderne
Sur aucun autre phénomène de la vie sociale autant d’incertitudes,
d’erreurs de pensées et de jugements erronés n’ont été émis que sur
l’argent. Deux erreurs catégorielles corrompent son intelligence :
1. L’absence de distinction entre un argent utilitaire, comme moyen
d’échange, de mesure et de réserve de valeur, et celle d’un argent
médial, comme support de communication et d’appréhension du
monde rivalisant avec le langage.
2. Et le fait de vouloir comprendre l’argent ab origine alors que là,
précisément, s’emploie la méthode systématique-reconstructive
de Marx dont on a parlé en Introduction.
La distinction entre deux catégories d’argent est un fait massif
caractérisant l’époque de seuil de la fin du « long XVIe ». L’argent clas-
sique est un outil avec des fonctions techniques, l’argent moderne est
un médium, c’est-à-dire une forme de pensée qui intègre un réseau
d’êtres et de choses en expansion continue. Il a passé inaperçu en
raison de l’incongruité que recèle cette assertion et de la facilité qu’il
y avait à rabattre l’argent médial sur l’argent utilitaire. Dans une
première approche, on peut définir l’argent médial comme de l’argent
ayant perdu toute espèce de substance. Dans une seconde, comme un
moyen généralisé de communication, comme l’ont défini les sociologues
Talcott Parsons et Jürgen Habermas. C’est le principal opérateur de
la modernité hard. En un raccourci quelque peu téméraire, on peut
dire que là où les structuralistes avaient utilisé la formule « struc-
turé comme un langage », alors que l’idée était méthodologiquement
correcte37, il nous faudra la reprendre et proposer de dire « structuré
comme un système monétaire »38.
La méthode génétique est le propre du substantialisme. Pour
comprendreun phénomène, il faut remonter à sa source et patiemment
reconstruire son développement. Marx en avait reconnu les limites et
l’erreur. Bien des phénomènes simples s’expliquent en aval, quand leur
évolution est linéaire ; le problème étant que des phénomènes complexes
[37] On rappelle les étapes logiques de l’investigation épistémologique en sciences sociales (le
droit y compris) : analogie, isomorphie, homologie et structure.
[38] La déplétion du langage est la principale faiblesse de la méthode structurale. L’erreur
consiste à lui accorder une exclusivité qu’elle perd au fil du temps. Dans son génie cor-
rompu, Jacques Lacan l’avait compris avant tous les autres. On a beau s’adonner au
langage sur le divan, si rien ne vient, il ne reste comme maïeutique plus que le forceps de
l’argent pour libérer l’inconscient du patient.
n’a pas encore été écrite, ni comprise. Face à cet oubli, toute tentative
de voir et de comprendre le monde s’avère vaine. Si, comme le disent
quelques jeunes (et trop jeunes) philosophes, le monde n’existe pas,
c’est moins qu’il existe des infinités de mondes possibles, dont celui
que nous habitons n’est qu’un exemplaire (un sortal), c’est que sans ce
transcendantal le monde ne peut vraiment pas exister39.
Après un XIVe siècle désastreux sur presque tous les plans de la vie
sociale, s’enclenche une lente hausse de la démographie et du niveau
de vie. La demande intérieure se développe de nouveau, créant des
marchés ; et ces marchés vont à la fois nécessiter de nouveaux produits
et remettre en train l’artisanat. Peu à peu, l’économie de subsistance
change de forme produisant des surplus qui pourront être mis en cir-
culation. De plus, la Grande peste ayant décimé près d’un tiers de la
main-d’œuvre agricole, les propriétaires terriens, s’ils veulent éviter
de voir leurs terres tomber en jachère, se voient contraints d’attirer
des travailleurs par diverses incitations monétaires : passage d’une
rente naturelle à une rente en numéraire, paiement de salaires, etc.
S’amorce ainsi, à partir du XVIe une période de (lente) hausse du
niveau de vie du Tiers-État. L’afflux de l’or américain va contribuer
à dynamiser ces changements structurels. Partout apparaissent des
[40] On dit du financier d’Augsbourg Jakob Fugger (1459-1525) qu’il était l’homme le plus
riche de tous les temps. À sa mort, sa fortune était estimée à 400 milliards de dollars, soit
2 % du PIB de l’Europe de l’époque, ce qui, comparé à Bill Gates, l’homme le plus riche en
ce moment (2017) et dont on estime la fortune à quelque 86 milliards de dollars, est une
différence d’échelle considérable.
[41] Depuis les travaux de Jean-Michel Servet (1980), il est devenu courant de dénoncer la
« fable du troc ». Colportée jusqu’à ce jour par la doxa économique, elle prétend que l’argent
a été créé par les marchands pour faciliter les échanges. Rien n’est moins certain. De nom-
breuses études historiques montrent que cette explication simpliste doit être révisée. Il y
a d’abord les travaux pionniers de Denise Schmandt-Besserat (1991, 1992) qui montrent
le développement conjoint de l’écriture et des contrats d’endettement sur les tablettes
sumériennes 2000 ans avant notre ère. L’argent serait « né » de ces contrats d’endettement
qui auraient troqué un endettement personnalisé contre un endettement transférable à un
tiers potentiellement inconnu. Après Gunnar Heinsohn (1977), c’est David Graeber (2009)
qui a décrit ce processus d’endettement, en soulignant le rôle de l’État et sa propension
à la guerre permanente. De fait, quatre discours génétiques devraient être distingués : 1.
la fable du troc (Aristote, Carl Menger), 2. la dynamique débitiste (Heinsohn, Graeber), 3.
l’hypothèse chartaliste (Georg F. Knapp, Servet) et 4. l’hypothèse sacrificielle (Bernhard
Laum, Horst Kurnitzky). Chacune a sa valeur explicative et chacune ses déficits. Il reste
que le fait que nous n’avons que des théories incomplètes indique l’erreur de méthode qui
se produit quand nous procédons de manière génétique et non pas généalogique.
[42] À la suite de l’ouvrage de Boyer-Xambeu, Deleplace et Gillard (1986), Luciano Pezzolo
et Guiseppe Tattala (2008) vont jusqu’à dire que ces foires sont de véritables marchés
internationaux des capitaux : « From the mid-sixteenth to the early seventeenth century,
Genoese bankers collected money from a variety of sources and lent it to the king of Spain. It
was all made possible by the Bisenzone exchange fairs, which created an efficient financial
network under Genoese control and permitted arbitrage among northern Italian financial
markets. At Bisenzone, Genoese bankers raised money for these loans from a variety of
sources, which reduced the risks of lending and funded the king’s long-term obligations via
short term loans. Bisenzone was in many ways an offshore capital market which operated
on an international scale, or, in the language of the sixteenth century, a fair without a
place – una fiera senza luogo. »
est donc plus présent aussi bien dans le quotidien des petites gens que
dans les hautes sphères du pouvoir. Il irrigue un système qui, grâce à
lui, permet d’agir à distance et qui, grâce aux nouveaux outils comp-
tables, permet de juger rationnellement d’une action et à partir de là
d’en prévoir d’autres. Bien avant les découvertes astronomiques, sous
l’effet des visées impériales et des conquêtes coloniales, le monde s’était
ouvert et étendu ; mais, en même temps, grâce au réseau monétaire, il
se resserre et commence à prendre la forme d’un système internatio-
nal – un événement mineur survenu dans une région du globe pouvait
déclencher une crise majeure dans une région située à des milliers de
kilomètres de là. Par l’intermédiaire du mécanisme des prix se met en
place un système d’information, la « Grande société » dont avait déjà
parlé Friedrich von Hayek, c’est-à-dire un réseau où les prix sont les
informations suffisantes pour se repérer dans la complexité du monde.
Il y a cependant une strate plus profonde que ces aspects quantita-
tifs de l’argent moderne : c’est son changement de nature. Résumons-en
les traits :
La reproduction mécanisée
À l’instar des livres et des journaux, la presse mécanique de
Gutenberg permet l’impression de « billets » (bons d’état, traites, billets
de banque) en quantité jusque-là impensable. C’est un aspect évident
mais souvent négligé de l’histoire monétaire. Certes, rien n’interdit
d’endosser des papiers émis pour des montants colossaux, mais ce qui
importe ici est la fongibilité du numéraire, le fait, en d’autres termes,
qu’il se met à irriguer des économies entières, de la petite coupure
des transactions quotidiennes à la traite à millions, et que par ce
biais s’abaissent les coûts de transaction de la circulation monétaire.
Parallèlement à cela, cesse la prolifération des monnaies régionales
et parallèles ; un étalon s’impose qui, à l’instar de la création d’un
imaginaire national par imposition d’une lingua franca ou d’un idiome
vernaculaire43, intégrera des économies domestiques et en fera des
zones fiscales homogènes.
Une création ex nihilo
À l’époque que nous considérons, la circulation monétaire se fait
encore pour une large part en pièces métalliques. Mais le change
monétaire existe depuis le XIIe siècle (Gênes) et a évolué de manière
[44] À côté des travaux désormais classiques de Basil S. Yamey (1949, 1978, 1989), le petit
livre de Jane Gleeson-White (2015) donne une bonne vue d’ensemble sur ce rapport encore
assez mal déchiffré.
Conclusion
On n’a pris ici que quatre inventions, certes majeures dans la trame
de la Renaissance, mais quatre fils dont on connaît, même superfi-
ciellement, le point de fuite qu’est l’ouverture sur la modernité. La
question qui se pose est bien celle-ci : qu’est-ce qui a promu leur conver-
gence ? Qu’est-ce qui les a empêchés de ne pas suivre simplement leur
propre logique ? Et surtout, par quelle magie s’est opérée leur synergie
à un moment donné ?
La modernité commence dès lors que l’ordonnancement ontologique
du monde reposant sur une force (ou une volonté) transcendante, une
chaîne hiérarchique des êtres, une nécessité de leur existence et une
clôture spatiale de ce monde, commence à être mis en doute. Ce doute
trouve dans la tentation gnostique une résolution imparable et défini-
tive. Or, c’est précisément ce chemin que le projet moderne a réussi à
éviter. C’est en accumulant des connaissances, en rejetant des dogmes
et en cherchant à établir des niveaux de cohérence, bref en faisant
un travail conceptuel pur, qu’au passage du XVIe au XVIIe siècle une
partie de l’élite intellectuelle en Europe en est arrivée à un point
d’irréversibilité, c’est-à-dire de désaccord radical avec un niveau de
connaissance antérieur ; et par là ; vaincre (provisoirement) la menace
joug sans connaître d’autres solutions que celle que l’on vivait
immédiatement, avec la modernité c’est d’un autre joug qu’il
sera question : c’est l’absence de toute certitude. La contingence
traverse la modernité comme un fil rouge, imprègne ses litté-
ratures, sa sensibilité pour l’éphémère, le passager et le frivole.
2. L’ordonnancement du cosmos, tel qu’il a été porté à une sorte
de perfection dans le Timée de Platon, connaît par la suite un
effondrement complet. Même aujourd’hui, les conséquences onto-
logiques de cet effondrement n’ont pas été entièrement assumées.
Naît le désordre comme nouvel état des choses et des êtres. Mais
ce désordre n’est pas le chaos, car les entités qui le peuplent sont
liées entre elles par des relations. On peut dire qu’à un ordre
imposé par la transcendance où chaque être est défini par ses
prédicats succède un désordre régulé par des rapports d’imma-
nence où chaque être est défini par les relations qu’il entretient
avec les autres êtres.
3. Le cadre spatial de ce désordre est l’infini. La modernité est
aussi cette civilisation qui a dû affronter l’absence de limites spa-
tiales, en même temps qu’elle a pris conscience de son caractère
corpusculaire – dans une poussière d’étoiles dans une constel-
lation qui est elle-même une poussière. On ne peut comprendre
la violence du vertige et de l’effroi qu’inflige ce désabritement
que si on le compare à la violence de la Vallée des larmes tel
que l’Occident médiéval l’impose comme cadre de vie durant
plus d’un millénaire.
4. Si les sociétés traditionnelles sont avant tout des sociétés de
la domination, avec la modernité se constitue peu à peu un
espace de la libre expression où le mode de communication n’est
plus autoritaire et diligenté, mais répond à la norme de récipro-
cité, de l’argument et du contre-argument. Le terme allemand
d’Oeffentlichkeit est plus abstrait et plus large que le terme fran-
çais d’espace public. Il s’agit moins d’un espace que d’un mode
d’expression ; un mode d’expression qui passe par de nouveaux
médias (presse, billets, pamphlets, manifestes, etc.), par de
nouveaux lieux d’expression et par de nouveaux cercles sociaux
où cette parole circule. C’est dans ce cadre que les vérités s’af
firment, les positions se défendent, les disputes se règlent. Même
s’il est illusoire de croire que l’antique domination s’en trouve
abrogée, c’est de plus en plus la force du meilleur argument qui
Le radeau (suite)
Revenons pour finir ce trop long chapitre à notre allégorie. Nous
nous étions fabriqué un abri provisoire qui nous avait permis de sur-
vivre. La « vie nue » était assurée. Mais cette vie nue était soumise à
des aléas de tous ordres qui en rendaient la survie hautement hypo-
thétique. Survenait une tempête, chacun se débrouillait comme il
pouvait ; commençait une rixe, la loi du plus fort l’emportait. Le prix à
payer pour cette simple survie était une régression, même et surtout
par rapport à l’ancienne soute. Au moins y avait-on les repas à heures
fixes, une paix « sociale » assurée par les fouets des sicaires et la vague
idée que si l’on s’était sorti de telle ou telle tempête, c’était en raison
d’un commandement venu d’en-haut. Ce cadre rassurant n’existe plus.
Il y a des avantages, certes – on peut paresser, on peut scruter le ciel
et les visages d’autrui, on peut s’adonner à des activités diverses et
variées – mais pour celui qui peut comparer, la régression est bien
sensible. Comme l’avait si bien perçu Thomas Hobbes, cette vie nue
pouvait vous être ôtée à tout moment. Alors on ne sait pas comment
l’idée d’un ordre social nous est venue. Hobbes, qui en connaissait,
n’avait pas ce problème. Il vivait au beau milieu de la plus grande
guerre civile que l’Angleterre n’ait jamais connue et avait pris, contre
le Parlement, le parti du roi. Mais pour nous, les repères pour y songer
étaient très flous. Avant de poser la question hobbesienne de la pos-
sibilité un ordre social, il fallut nous demander comment l’idée même
d’un tel ordre était possible. Question morale, par excellence, alors
que nous étions dépourvus comme jamais de critères moraux. Ainsi se
pose une question délicate : à quoi bon survivre ? En effet, qu’est-ce qui
nous a empêchés de céder au désespoir, de tout laisser tomber et d’en
finir une fois pour toutes avec le genre humain ? Pourquoi ne pas avoir
choisi de suivre la tentation gnostique ? Il n’est pas besoin de discuter
longuement du statut de la chasteté chez les Cathares ou des vagues
de suicide au sein de nombreuses sectes, pour se faire une image de la
puissance de cette tentation. Mais dans toutes les cultures du monde,
à un moment donné, les femmes ont brandi cette menace ou tenté de
convaincre les mâles de cesser une fois pour toutes de procréer, pour
finir en douceur avec le monde de la matière, avec la Vallée des larmes.
Cette tentation est quasiment universelle. Ou, inversement, qu’est-ce
qui nous permet d’espérer, quand nous voyons l’étendue des ravages
que l’humanité a commis – surtout au nom d’un Dieu qui, à présent,
ne répond plus ? Car il se pourrait bien que nous nous rendions compte
de l’immense duperie dont nous avons été les victimes. La parole de
Xénophane, selon laquelle bien loin que d’être des créatures de Dieu,
ce Dieu serait notre créature, l’objet de notre propre imaginaire, cette
parole revient affleurer les consciences (à défaut de Xénophane, dont
personne n’a jamais entendu parler à bord, on peut s’imaginer que
ce doute résulte de la conscience aigüe de cette duperie). Et même
là, où elle n’affleure pas, le joug d’un millénaire de culpabilité que le
commandant nous avait prescrit a fini pour nous épuiser et rendre
les souffrances des enfers à peu près équivalentes à celles que nous
endurons sur Terre. Il n’aurait pas fallu qu’il joue trop longtemps à ce
jeu-là. Il pouvait sans aucun doute justifier sa violence et l’ordre qui
en découlait en les présentant comme seules alternatives possibles à
un enfer sans limites, et d’aimables artistes ne s’étaient pas fait prier
pour montrer au peuple de rameurs en quoi consistait ce séjour, avec
ou sans perspective artificielle. Mais la docilité des rameurs avait
des limites et leur bon sens ne pouvait pas réprimer parfois de penser
que toute cette mise en scène relevait de la supercherie. Dans cette
situation, qu’est-ce qui leur permettait de tenir ? Il faut supposer que
autre que celui-ci. Ce lien est ponctuel dans la durée, insensible aux
personnes et exclusivement porté sur les biens en présence et il est
unique dans la mesure où il exclut toute autre forme de lien1.
La réciprocité des perspectives semble être automatique, puisqu’il
y a complémentarité des attentes. Mais cette complémentarité n’est
pas évidente. À mesure qu’il s’individualise, l’individu possessif voit
toujours mieux « midi à sa porte ». C’est là son premier réflexe. Le
second, qui n’a pas cette évidence, est de voir midi à la porte d’autrui.
Cette réflexivité n’est en aucun cas garantie. Car autrui a une chose
qui est pour moi un bien spécifique que je n’ai pas et dont j’ai besoin,
alors que bien souvent la spécificité de ce que j’ai à lui donner moi
pour son bien n’est pas assurée. Il peut se tourner vers un autre client.
Le plus grand dissensus, cependant, est de savoir que le gain de
l’un est le préjudice d’autrui. C’est là une connaissance d’ordre culturel
que l’on retrouve dans toutes les sociétés traditionnelles et qui, pour
un moderne, semble contre-intuitive. Alors que dans les sociétés sau-
vages l’échange « marchand » (il s’agit ici d’un abus de langage pour
signifier ce qui est simplement de l’ordre d’une translation bien contre
bien) est largement improvisé, échange muet ou aveugle, en raison de
la marginalité de ce type de transactions, il entre de plain-pied dans
la composition des sociétés traditionnelles. C’est dans ces routines qu’il
prend forme. L’une des particularités des sociétés traditionnelles, par
rapport à la société marchande moderne, est qu’en dépit de la présence
importante de l’échange marchand, on n’est jamais véritablement
quittes. Comme l’avait noté l’ethnologue suisse Heinzpeter Znoj (1995),
nombreuses sont les sociétés traditionnelles à avoir mis en place des
pratiques et des routines, notamment au sein des transactions mar-
chandes monétarisées, où tout se passe comme si le règlement n’était
jamais conclusif (ou, avec les mots de Znoj, liquidatif), qu’il restait
toujours un reste de dette, d’un côté comme de l’autre, et que cette
dette restante entrait dans une rationalité sociale particulière ; une
rationalité, pour laquelle la « liquidation » équivalait à une rupture
de lien social. Par rapport à cette dette « restante » qui marque des
[1] Si on reproche aux nouveaux théoriciens du don (après Mauss) une certaine forme d’iré-
nisme, c’est qu’on n’a rien compris à la nature de cette ambivalence (car penser fatigue…).
Car si derrière l’amabilité du marchand et notre propension à la prendre pour de l’argent
presque comptant, il n’y a que calcul cynique, le nôtre y compris, il se trouve que dans des
situations parfaitement dépourvues d’« esprit du don » nous fassions montre d’une sur-
prenante générosité. Il y a donc bien plus à se méfier d’une situation où cet esprit souffle.
Mais ce désenchantement est en quelque sorte compensé par la délicieuse surprise de
trouver un iréniste parfaitement cynique, usant de sa générosité pour duper son monde,
censément peuplé que d’adversaires, se transformer en gentil samaritain au moment
même où l’on s’y attendait le moins.
paie « rubis sur l’ongle ». Il faut savoir que cette expression date du
XVIIe siècle (une fois encore !). Le rubis, ici, est en fait le nom donné
à la dernière goutte de vin lors de beuveries. Celle-ci était alors ver-
sée sur l›ongle, le plus souvent en l’honneur d’un absent estimé, puis
léchée. Au fil du temps, c›est devenu une métaphore pour dire « payer
jusqu›au dernier centime ». Mais, on l’aura remarqué, même dans ce
rituel, l’échange (ici l’échange des vins, dont Claude Lévi-Strauss nous
a fait un portrait éloquent [1949, p. 69 sq]) n’est pas pleinement réso-
lutoire. Car la dernière goutte, hautement symbolique, vise à rendre
présent un absent, à l’intégrer dans la ronde en rappelant son sou-
venir. Le XVIIe siècle est donc le moment où « le rubis sur l’ongle » se
transforme en « soulte » dont il faut régler l’intégralité.
Or, un prix n’est qu’une convention, ce n’est jamais la valeur objec-
tive d’un bien. Qu’une paire de pneus coûte 54,75 euros ou 54,30 euros,
aucun calcul de prix de revient ne saurait l’établir avec exactitude, a for-
tiori aucun calcul de prix de vente. Mais ce prix affiché, nous avons à le
payer « jusqu’au dernier centime ». Même si cette exactitude est surtout
une précieuse règle comptable, il n’en est pas moins qu’elle représente
un artifice qui impose la liquidation (la résolution ou l’apurement) des
termes d’une transaction comme une norme marchande universelle.
Un exemple. Notre fille était allée s’acheter des viennoiseries à
la boulangerie du village. Elle en avait eu pour 5,50 euros, mais ne
possédait qu’un billet de 5 euros. Vous croyez que la boulangère, une
personne particulièrement obtuse, certes, lui en aurait fait grâce ?
Que nenni ! Elle dut rentrer chez elle, faire pas moins d’un kilomètre
à pied et chercher cette précieuse piécette. On pourrait s’imaginer
qu’une boulangerie de petit village soigne les relations avec ses clients
et qu’une petite perte de cet ordre est aisément comprise dans la
marge qu’elle réalise. Non, l’obtusité de la boulangère eut le dessus.
Un centime est un centime, n’est-ce pas.
On en arrive à cette curieuse situation où le prix à payer pour
la douceur du commerce est l’abandon de tout lien autre que celui,
ponctuel et spécifique, de l’échange marchand. Mais en même temps,
comme nous venons de le montrer dans le sous-chapitre précédent, tout
ce qui a trait au marchand n’est plus ostracisé. Le marchand, le ban-
quier et le changeur deviennent des artisans comme les autres – même
Luther a argumenté ainsi en leur faveur. Et, en même temps, la prohi-
bition de l’usure est levée, faisant, comme l’avait mentionné Benjamin
Nelson (1949), d’un monde de la « tribal brotherhood » (la fraternité
tribale) un mode de l’« universal otherhood » (l’altérité universelle).
[2] Notre enquête porte sur les aspects formels de l’échange. Elle n’entre pas dans des consi-
dérations comme celles du « pur amour » et de ses controverses. Mais que le débat se soit
concentré au XVIIe siècle entre Bossuet et Fénelon n’est peut-être pas le fruit du hasard.
Sur les origines et les ramifications de cette figure paradoxale dans l’éthique intersubjec-
tive de l’Occident, on se reportera à l’ouvrage remarquable de Jacques Le Brun (2002).
[3] S’il fallait donner une date ou un moment où s’amorce la rupture entre tradition et moder-
nité, nous suivrions sans conteste Egon Friedell (1974) qui le situe dans la concomitance de
la querelle des Universaux et la fin de la Grande peste, c’est-à-dire au milieu du XIVe siècle.
[4] Thierry Bardini résume clairement l’état actuel de la réception de Bruno dans ces termes :
« Giordano Bruno apparaît comme un représentant tardif d’un renouveau de la pratique
magique lors de la Renaissance italienne. Comme ses prédécesseurs Marsile Ficin et Pic de
la Mirandole, il participe de l’expression d’une nouvelle synthèse où l’hermétisme englobe
et organise des apports aussi divers que le néoplatonisme, la cabbale chrétienne et les arts
de la mémoire antiques et médiévaux. […] Cette synthèse, dans la mesure où elle place
en son centre la pratique de la magie, doit être considérée comme absolument nouvelle et
propre à la Renaissance. Pour le mage de la Renaissance, faire de la magie, c’est agir sur le
monde, participer à sa création en en réinventant l’ordre. […] Cela est rendu possible par
le fait que le monde est fait de correspondances - de sympathies, disait-on à l’époque – et
couvert des marques de ces correspondances, de signatures. La conception brunienne de
la magie est donc inséparable d’un projet politique et, plus encore, d’une anthropologie.
On l’aura compris, l’activité magique qui résulte de la bonne intention, c’est la montée
de l’échelle des êtres, et monter consiste à unir les choses, jouer sur les sympathies et les
antipathies, bref « faire des liens ». Le lien est donc le centre de la pratique, la forme même
de la médiation » (2007, p. 20-21). [Ndé : Voir l’essai de Jean Rocchi, Giordano Bruno.
Précurseur des Lumières, Éditions Matériologiques, 2018.]
[5] Alors que chez les Grecs l’art de bien vivre ensemble est un état de nature, propre au
genre humain, la société telle qu’elle est envisagée par les théoriciens du droit naturel,
apparaît comme le produit artificiel d’un pacte ou d’un contrat social par lequel les Hommes
s’associent volontairement pour abandonner leur condition animale d’insécurité et de
violence, caractéristique de l’existence humaine dans l’« état de nature » et par lequel ils
se soumettent de plein gré au pouvoir souverain.
[6] Grotius ose dire, et on peut s’imaginer le péril qu’il court en disant cela, que même si Dieu
n’existait pas, certaines normes juridiques pourraient exister. Cette supposition est certes
entièrement spéculative, mais le faire en un temps où l’on brûlait des sorcières pour bien
moins que cela, reste un acte de courage exemplaire. Grotius ira en prison et devra vivre
en nomade, mais il ne cessera de garder sa ligne de conduite toute sa vie durant.
[7] Les racines de la modernité plongent loin dans le droit romain. Non que les questions
modernes ne soient que des questions anciennes sous un habit différent, comme a tendance
à le postuler le posthistoricisme, c’est le droit romain qui, dans son souci de codification et
de systématisation, est moderne avant la lettre, comme en attestent les travaux importants
d’Aldo Schiavone (2008) et de Yan Thomas (1989 et passim).
[8] Il faut souligner que l’équité, telle que pensée dès les origines du droit, est objective. A tel
quantum de valeur doit correspondre dans l’échange un quantum de valeur équivalente.
Cela n’empêche pas de prendre en considération des valorisations subjectives, comme
lorsqu’Aristote fait intervenir le statut social des échangistes. S’il y a échange à somme
nulle, la distinction entre profit et perte se situe au niveau de ce que le cadre socioculturel
des sociétés traditionnelles permet de former comme représentation de l’échange.
[9] Comme le montre Arjun Appadurai (2016, p. 40-42), il faut lire l’affinité entre esprit capi-
taliste et éthique calviniste comme une double incertitude : celle d’abord de transformer
le temps, don de Dieu, en richesse ; puis, muni de ce signe d’élection d’avoir la possibilité
d’être sauvé – si Dieu le veut. Aucun calcul de probabilité ne peut résoudre cette double
incertitude.
[10] Avant que Milton Friedman ne l’annexe, l’École de Chicago fut le lieu de deux esprits
originaux, Frank Knight et Jacob Viner, qui, par bien des aspects, tissent la trame de
notre projet ; Knight par la distinction catégorielle entre risque et incertitude, Viner par
l’accent mis sur la dynamique économique de l’échange à somme positive. L’un et l’autre
furent malheureusement englués dans une conception réductrice de l’économie qui ne
prenait en compte ni sa dimension sociale, ni son cadre historique.
sation des « chocs de conscience » infligés par les astronomes n’est pas
indiscutable. Et, d’abord, hiérarchisation en fonction de quel critère ?
L’héliocentrisme a eu au moins quatre conséquences. Elle est
d’abord subie comme une humiliation. De ne plus être au centre du
cosmos mais de tourner autour du Soleil inverse les causalités. Le
Soleil venait-il nourrir la Terre jour après jour comme une sorte d’astre
fonctionnel, voilà soudain que nous en devenons un satellite. De sur-
croît, un satellite qui se meut. Il y a ensuite un intense motif de stu-
péfaction. Comment comprendre, alors que nous percevions le monde
comme essentiellement stable, que ce monde file dans l’espace à une
vitesse vertigineuse et que nous n’en soyons en rien affectés ? Si nous y
pensons, même aujourd’hui encore, nous en concevons une impression
de vertige. Mais surtout, quatrième conséquence, nous faisons l’épreuve
humiliante d’un abandon. Si notre monde se trouvait au centre du cos-
mos, c’est que Dieu se trouvait au sommet de son firmament ; et c’est
parce que Dieu se trouvait au sommet de notre firmament que nous
étions au centre du cosmos. Que se passe-t-il alors avec ce sommet, s’il
est prouvé que nous ne sommes plus dans ce centre ? Dans ce cas-là,
Dieu est quelque part, mais nous ne savons pas où.
Au début du XXe siècle se répandit la mode intellectuelle de l’inven-
taire des diverses frustrations de l’Homme. Qu’il « descende » du singe,
que son histoire se soit faite derrière son dos et que dans son cerveau
campe une folle du logis sur laquelle il n’a aucune prise – à ces trois
grandes frustrations vient s’ajouter l’épuisement de l’idée même de
substance11. Toutes ces frustrations trouvent leur lieu logique dans le
choc de conscience qui initie la cristallisation moderne. Humiliation
devant l’excentricité de la Terre, stupéfaction devant sa sphéricité, ver-
tige devant l’infinitude de l’espace-temps et abandon de tout ancrage
transcendant, voilà les quatre piliers de la sagesse moderne.
De tous les « chocs », celui du globalisme est encore le moins frus-
trant. Il y avait eu déjà des doutes sur la platitude de la Terre du fait
de l’incurvation des horizons maritimes et de la question de ses bords.
Et s’il revient à Thalès d’avoir fait l’hypothèse de la platitude pour
contrer des représentations plus mythiques de la Terre, comme celle
de Gaia, depuis Erastothène les philosophes admirent sa sphéricité
[11] L’invention de la mécanique quantique n’en est que l’une des nombreuses expressions. À
côté de l’un des principaux ouvrages d’Ernst Cassirer, Substance et fonction (1977 [1910]),
il conviendrait d’ajouter Philosophie de l’argent de Georg Simmel qui, par bien des aspects,
fait de l’argent la résultante de ces diverses frustrations infligées à l’Homme.
[12] Le baroque n’est qu’un exemple tardif de ce nouvel imaginaire. Bien avant lui, les récits
utopiques regorgeaient de paradis terrestres, de cornes d’abondance, d’eldorados, de fleuves
de lait et de miel, repris par toute une prose picaresque qui remonte jusqu’à Pétrone et
Apulée. Certes, les fastes romains sont des contrepoints bienvenus dans l’Europe ravagée
du « long XVIe », des carnavals imaginaires dans un monde sans fête, mais ce qu’il y a de
remarquable, c’est qu’à l’époque que nous considérons ce type de métaphorisation s’installe
comme un paradigme et devient réel ; bref, qu’il perde son aura, sa part d’enchantement
et devienne l’objet d’une poursuite pratique dans les travaux et les jours.
[13] La virulence du questionnement gnostique ne se lit pas seulement à travers les mou-
vements de masse que sont les soulèvements hérétiques cathares ou vaudois, mais à la
terrible force de persuasion de la réponse qu’il apporta à la question de l’origine du Mal
dans le monde. Devant la désespérance existentielle, morale et économique de la fin du
Moyen Âge, cette réponse était tout le contraire d’une pure spéculation. Elle nourrissait
un intense désir d’Apocalypse. Notons aussi, que l’impasse faite sur la coupure idéologique
(cosmologique) que provoque la révolution copernicienne est en partie imputable à la
méconnaissance du gnosticisme et de son pouvoir. Or, il ne fait pas de doute qu’à chaque
fois que s’est produit un bouleversement majeur dans le monde occidental – destruction
de l’Empire romain, Grande peste, guerres mondiales – le doute gnostique est revenu
affleurer au niveau des consciences collectives. Les seuls penseurs modernes à même de
lui accorder l’importance historique qui lui revient, furent à notre connaissance Hans
Jonas, Eric Voegelin et Hans Blumenberg et, dans une moindre mesure, Peter Sloterdijk.
du ciel et une réalité qui ne devenait signifiante que dans les termes de
son vertige, l’Extrême-Occident n’avait d’autre issue que le geste anti-
gnostique d’une affirmation inconditionnelle de ces nouvelles réalités.
Devant l’insupportable, le seul choix est celui entre une régression et
la sublimation. De fait, le XVIIe siècle est riche de toutes les régres-
sions possibles, mais là où elles ne finissent pas dans la stérilité des
débats politiques et théologiques, on assiste à la réduction à l’essentiel
qui est un acte sublimatoire par excellence, comme dans l’invention
philosophique (Descartes, Pascal, Spinoza, Leibniz), mathématique
(François Viète) ou esthétique (Jean-Sébastien Bach). La modernité
n’est alors rien d’autre que la sublimation systématique des contraintes
traditionnelles dans leur dépassement et leur saturation. Pour Freud,
la sublimation était la clé de l’opération de symbolisation. Or si, comme
le prétend Hartmut Böhme (2006), la modernité correspond à l’univer-
salisation du processus de fétichisation, (sur lequel nous allons revenir
dans notre dernier chapitre), ce processus n’a été rendu possible que
grâce à un large processus culturel de sublimation qui va former un
ensemble de formes symboliques, comme la perspective artificielle, la
sémiologie du zéro, l’imaginaire d’abondance, ces formes symboliques
qui vont mettre en place le vivier de la forme marchande, on ne saurait
comprendre la véritable nature du fétichisme contemporain sans en
référer d’abord à ce processus de sublimation. Pour qu’il y ait fétichi-
sation, il faut sublimation puis transformation des choses en marchan-
dises. Et si, grâce à la sublimation que lui offre le plérôme, l’Homme
moderne réussit à se préserver d’un surcroît d’angoisse intolérable,
du recours à des ontologies de substitution, voire de la folie ou de la
régression, l’auto-affirmation de soi passe par l’action et pour celle-ci,
il manque cruellement de repères. L’expérience majeure qu’il fait, et
c’est ce dont parle John Donne, c’est l’expérience de la contingence.
Que tout soit possible, parce que rien n’est nécessaire (contingence
positive), alors même que rien n’est nécessaire, parce que tout est
possible (contingence négative), ce clivage insoluble que l’on retrouve
dans les mondes d’Ulrich, l’homme sans qualités de Robert Musil,
ne saurait trouver d’issue que dans un nouveau monde où l’une des
solutions de la contingence aurait pour nom liberté. Mais cette liberté
passe par une nouvelle synthèse sociale. Le désarroi ontologique que
nous venons rapidement d’esquisser en fait une nécessité de premier
ordre. Dieu est définitivement absent et avec lui toute forme de trans-
cendance. Or, les sociétés traditionnelles sont des sociétés de pouvoir,
et l’exercice du pouvoir demande pour se légitimer une puissance
[14] Même si les années 1980 furent fastes pour Dumont, ses principales thèses furent banali-
sées par la suite pour former une série de lieux communs et d’oppositions binaires faisant
de lui le chantre d’un holisme sociologique, lieux communs qui finirent par faire passer
sous silence la grande finesse de ses travaux – notamment sa lecture informée d’Histoire
de l’analyse économique de Schumpeter. La réception à court terme fut réalisée principa-
lement par Marcel Gauchet (1979) et Pierre Rosanvallon (1979) et contribua à son court
succès médiatique. Il ne reste aujourd’hui plus guère que Vincent Descombes (1989) pour
défendre le holisme méthodologique qui est au cœur de la démarche dumontienne. La
réception de Dumont fut donc faible, l’exception étant l’ouvrage de Pierre Rosanvallon Le
Capitalisme utopique (1979), qui tire profit de l’« idéologème » mis à jour par Louis Dumont
pour expliquer la grande question sociale du XVIIIe siècle qui est selon lui la recherche
d’une solution économique (par le marché) à un problème politique (les insuffisances de
la théorie du pacte social). En parlant de la théorie sociale d’Adam Smith, il met très clai-
rement en évidence ce changement qui est à l’œuvre dès le XVe siècle et qu’il consacrera
par l’idée d’une société de marché : « Cette représentation de la société comme marché n’est
pas simplement statique, elle est dynamique. Le marché ne structure pas seulement la
société, il est le moyen et le but de son développement. Smith peut ainsi le concevoir dans
la mesure où il pense l’échange valuable pour les deux partenaires » (1979, p. 74). Mais
Rosanvallon n’ira pas plus loin.
[15] Dumont fait ici allusion à Nicholas Barbon (1640-1698), dont le Discourse of Trade (1690)
fait de lui l’un des premiers partisans du libre-échange à s’opposer au mercantilisme et
au protectionnisme. Il est évident, cependant, que cet écrit de circonstance ne fait que
parachever une évolution des pratiques économiques entamée depuis le début du siècle.
[16] Pour Aristote, l’usage de l’argent dans la cité n’est pas seulement licite, il est essentiel
en ce qu’il permet d’instituer la division du travail. Mais c’est précisément son caractère
irremplaçable qui nécessite un cadre normatif très strict de ses usages. En cela, il est un
pharmakon, un remède qui peut très vite se transformer en un poison.
[17] Outre le fait que Barbon ait été l’un des hommes les plus riches d’Angleterre, suite au grand
incendie de Londres qu’il reconstruisit sans beaucoup d’égards juridiques, son Discourse
of Trade (1690) marque les débuts de la doctrine libre-échangiste. Et il n’est pas sans
importance que Barbon récuse en même temps une définition substantialiste de l’argent.
L’argent, selon lui, est sans valeur intrinsèque, et il s’ensuit un plaidoyer pour le papier-
monnaie et l’extension des opérations de crédit.
[18] Weber pense au proverbe allemand : « Ein ruhiges Gewissen ist ein gutes Ruhekissen » que
la traductrice rend par « tendre oreiller ».
[19] Nous sommes ici sur la ligne de crête qui sépare l’accumulation licite et l’accumulation
illicite de profit dont le marqueur sémantique est la tolérance de l’intérêt monétaire.
Depuis la « révolution commerciale » du XIIIe siècle, la tendance est nette : en dépit de ses
interdictions, tout est fait pour les contourner.
[20] Chez Tönnies, encore enraciné dans le monde rural de ses origines, « le profit n’est pas
une valeur ; il est seulement un changement dans les relations de fortune : le plus de l’un
est le moins de l’autre » (1979, p. 48). La seule création de valeur est celle du technicien,
auquel il oppose le marchand (ce qui n’est pas sans évoquer la fâcheuse opposition entre
Händler et Helden, entre marchands et héros chez le vieux Sombart).
[21] Pour Lovejoy (1936), l’idée de la great chain of being trouve son achèvement dans le
romantisme allemand dont le rejet d’un univers contingent, non rationnel et soumis au
hasard traduit à travers son horreur du désordre et de la disharmonie la fin de l’idéal
d’un monde « rangé ».
en éclat, c’est l’idée d’une limite des biens terrestres. C’est cela l’idée
fondamentale. Si la destruction de l’abri ptoléméen rend la présence
de Dieu plus abstraite et demande à l’être humain un supplément
de réalisme, l’illusion nouvelle dans laquelle l’humanité se trouve
engagée est de croire que ces univers infinis dont la Terre fait partie
s’étendent à toute chose. Le monde de la mesure était un monde de la
limite et du lien ; le monde de la démesure sera un monde de l’illimi-
tation et de l’individualisation. Le dol d’autrui a disparu ; ce dommage
que l’on devait naguère prendre en compte, afin de ne pas dépasser la
juste part qui nous était réservée.
« À qui perd gagne », « justice mutuelle », « devoir de compensation
réciproque », voici autant de formules qui maintiennent l’échange mar-
chand dans d’étroites limites morales. Ces limites sont l’expression
d’une ontologie particulière, d’un Weltbild, dont nous avons présenté
les spécificités dans le chapitre précédent. Elles sont extrêmement effi-
caces, car elles empêchent le développement des activités marchandes
en dehors d’une logique purement régulative arbitrant entre surplus
et carence. Ainsi, l’activité économique demeure figée, si l’on emploie
nos stéréotypes culturels ; figée dans son productivisme plus ou moins
prométhéen. L’idée ne viendrait à personne d’inventer quoique ce
soit dont la demande serait tout au plus imaginaire. Si on invente,
c’est pour embellir, ajuster, parfaire ou raccommoder une demande
déjà existante. C’est aussi bien le cas en Chine, avec ses nombreuses
inventions chimiques, que dans le royaume inca avec l’invention de
la roue. Il n’y a que la guerre qui pousse à innover et c’est loin d’être
anodin22. Mais les relais entre les techniques d’armement et l’économie
domestique sont minces, et dès qu’il y a innovation, elle est affectée
au faste, à la consumation et aux jeux. Sans une « libération » sur le
plan de la circulation, la production reste aléatoire, non-linéaire et
tâtonnante. C’est à la base même de l’activité économique que se situe
ce blocage. Dans notre conception, ces économies sont stationnaires,
[22] Une lecture contemporaine (cf. Graeber 2011, Scheidler 2015) tend à faire de la guerre
l’origine de la dynamique capitaliste. Mais si c’est bien la guerre qui a été un puissant
facteur de changement et de mobilisation sociales dans les sociétés traditionnelles, avec
toutes ses conséquences sur le plan monétaire, on oublie que la guerre est un jeu à somme
nulle, probablement le jeu le plus massif et le plus complexe qui soit. On aura beau
tourner les choses comme on voudra, jamais on ne réussira à faire de la guerre un jeu à
somme positive. C’est une idée sur laquelle il faudra revenir. Aussi longtemps que seront
des guerres comme mode de règlement de différends, nous serons avec un pied dans une
logique traditionnelle.
[23] Le seul, à notre connaissance, à avoir été attentif à l’idée princeps de Dumont, est
Rosanvallon. Mais il a traduit la transformation de la circulation sociale induite par
l’échange marchand à somme positive en termes politiques. Et il est vrai que la naissance
du suffrage universel et de l’ensemble des institutions politiques modernes depuis Thomas
Paine repose sur cette nouvelle forme de circulation. Il ne l’a pas cependant pas considéré
dans le cadre de l’invention de l’« espace public », de l’Öffentlichkeit, qui, pour Habermas,
est le principal « lieu » du processus de modernisation. Or, la dispute publique au sein de
cette nouvelle agora, ne met pas en scène des jeux de pouvoir, mais des enjeux de savoir.
Le savoir, devenu nouveau média d’intégration dans la société moderne met en scène, on le
voit facilement et on y reviendra encore, des dispositifs d’échange à somme positive. Plutôt
que d’être des réponses à un problème politique – c’est la question que se pose Rosanvallon :
comment répondre politiquement à l’explosion capitaliste – ces dispositifs en marquent le
début. Une fois encore, comme pour le cas plus problématique de Bockelmann, la cause a
été méconnue comme une conséquence.
trations qui sont venues frapper l’Homme moderne n’ont plus connu
d’autre issue que la sublimation.
[24] L’ouvrage de Jacob Viner The Role of Providence in the Social Order (1972) expose cette
question de manière exemplaire et Albert O. Hirschman (1977), dans son ouvrage désor-
mais classique sur les passions et les intérêts, nous relate la transformation anthropo-
logique majeure qu’entraîne la recodification des passions dans une société de marché.
sophes, les juristes et même au sein de l’espace public qui est alors
en train de se créer (et pour cause). À la différence du rythme dont
parle Bockelmann, ces rythmes « mensuraux » qui sont supplantés
par le rythme binaire, sont bel et bien connus, et le scandale consiste
alors dans le fait que le nouveau rythme efface jusqu’au dernier sou-
venir de l’ancien. Alors que dans notre cas, il n’y a pas souvenir de
l’ancien, puisque les mots et les concepts manquaient pour en parler,
pour les thématiser. Nous sommes encore dans un monde substan-
tialiste, et ce pour une longue période, et ce monde ne peut saisir par
des concepts ce qui est de l’ordre de la relation (à moins de faire de
la relation elle-même une substance, comme semble le penser Bruno
Latour). Le rythme était un « fait », la grammaire est un mode de
mise en relation. Et pour cela, il manque jusqu’à l’ébauche d’un mot.
Nous avons beau jeu, aujourd’hui, de relever cette inconnaissance,
puisque nous commençons à penser sur un mode relationniste. Au
début du XVIIe siècle, c’était chose impossible. Mais alors que l’argu-
mentaire principal de l’ouvrage de Bockelmann tourne autour de la
cause qui aurait entraîné ce changement non perçu, non voulu et non
thématisé du changement de rythme, et qu’il trouve par retranche-
ments successifs qu’elle ne saurait être expliquée que par la création
d’une nouvelle synthèse sociale reposant sur une monétarisation,
notre « cause » repose à notre sens sur une reconstruction bien moins
abstraite. Si nous avons tant parlé de cette révolution cosmologique,
c’est pour trouver les mots justes pour cette gigantesque secousse qui
traverse l’Occident. Ce basculement est remarquable. À peine une
génération auparavant, on brûlait vif un métaphysicien, parce qu’il
avait osé faire de cette richesse un effet de la cause infinie de Dieu ;
avec Savary, ce sont les marchands qui s’en chargent, sans que son
Parfait négociant soit l’objet de quelque censure. Bien au contraire,
l’ouvrage connut d’innombrables rééditions et traductions, et il fut le
compagnon fidèle du marchand jusqu’en 1800 25. Ce topos du « doux
[25] Véritable best-seller, très vite considéré comme la bible du négoce, il débute ainsi : « De
la manière que la Providence de Dieu a disposé les choses sur la Terre, on voit bien qu’il
a voulu établir l’union et la charité entre tous les hommes, puisqu’il leur a imposé une
espèce de nécessité d’avoir toujours besoin les uns des autres […], il a dispersé les dons
afin que les hommes eussent commerce ensemble, et que la nécessité mutuelle qu’ils ont
de s’entraider pût entretenir l’amitié entre eux : c’est cet échange continuel de toutes les
commodités de la vie qui fait le commerce, et c’est ce commerce aussi qui fait toute la
douceur de la vie, puisque par son moyen il y a partout abondance de toutes choses. » Les
débuts de l’entrée « Commerce » de L’Encyclopédie ne nous disent pas autre chose, même
s’ils mêlent Dieu à une nature en voie de laïcisation. « La Providence infinie, dont la nature
est l›ouvrage, y est-il indiqué, a voulu, par la variété qu’elle y répand, mettre les hommes
dans la dépendance les uns des autres. » Même son de cloche, en 1873, dans le Dictionnaire
de l’économie politique, où l’on apprend que « Dieu a diversifié les aptitudes des individus
et les productions des pays afin que les hommes et les peuples fussent nécessaires les uns
aux autres. » Il « a voulu que l›échange incessant des produits et des services devînt le gage
de la fraternité entre les citoyens et de la paix entre les peuples ».
[26] Nous n’avons poussé nos recherches documentaires dans cette direction. Ce travail est
encore à faire. Une première étape avait été franchie par Jean Pichette (1993) à qui nous
devons beaucoup. Qu’il en soit remercié.
[27] À tel point que certains théologiens du XVe siècle qui, dans leur tentative à la fois de
circonscrire et de libéraliser l’interdiction de l’intérêt monétaire, assimilaient l’argent du
banquier et du marchand à l’outil de l’artisan. C’est à l’historien-sociologue américain
Benjamin Nelson que l’on doit la passionnante reconstruction de l’histoire de ce phénomène
central entre société et économie, symbolicité et vénalité, qu’est l’usure : The Idea of Usury.
From Tribal Brotherhood to Universal Otherhood (1949). Une discussion plus récente de
la problématique de l’intérêt usuraire nous est livrée par Bartolomé Clavero (1996) qui
montre comment à travers le concept d’antidora (contre-don), l’usure pouvait être acceptée
à partir du moment où la rétribution se faisait par amitié envers le prêteur. Sur les diffé-
rences culturelles entre catholicisme et protestantisme et notamment le fait que l’éthique
de la charité s’est révélée peu performante pour le capitalisme, aspect que Max Weber n’a
pas pris en compte, on consultera encore avec profit les travaux de Marcel Hénaff (2002).
[28] Alors que l’histoire des pratiques d’échange est fort nourrie, il semblerait que l’histoire de
ses formes se soit résumée à une description des techniques de circulation, comme dans
l’ancienne Ecole historique allemande ou chez Harold Innis, alors que le véritable problème
a consisté à définir des idéaux-types d’échange suffisamment clairs et discriminants pour
pouvoir procéder aux classifications nécessaires. C’est ce que nous avions entrepris dans
notre thèse (1983) en mettant en évidence un processus de substitution entre l’échange
symbolique (échange pour le lien) et l’échange marchand (échange pour le bien).
[29] Le geste d’auto-affirmation humain (humane Selbstbehauptung) a souvent été conçu comme
un mouvement de clôture sur soi de l’individu. C’était aller vite en besogne. Alors que le
« sujet » traditionnel ne trouvait une telle clôture que dans le salut attribué par telle ou
telle instance transcendante, le sujet moderne, privé d’une telle instance, reste partiel et
fragile. Le processus d’individuation aura toujours été l’histoire d’une individuation ina-
chevée. Jusqu’au rêve de la personne et du personnalisme, ce sujet partiel et éphémère, en
d’autres termes ce dividu, n’est individué que dans la quête de son improbable complément.
Le contrat chez Rousseau, la propriété chez Locke, la liberté chez Vico ou le mysticisme
révolutionnaire chez Babeuf sont des équivalents fonctionnels de cette part manquante.
[30] Une théorie naturaliste de la culture (Dan Sperber, Pascal Boyer) soulignerait à cet égard
la difficulté qu’ont de telles idées à se disséminer. Depuis le fragment d’Anaximandre, la
conception limitative-compensatoire de l’échange est la trame juridique fondamentale des
institutions traditionnelles. C’est leur principe de réalité qui est en même temps le cadre
de référence de tous les agirs possibles au sein de ces institutions. Pareille surévidence
résiste même aux faits les plus robustes. On s’imagine le degré de difficulté d’une telle
transformation, sans même parler de la « contagion » des idées nouvelles ; difficulté insur-
montable qui nous apprend une chose : si le cadre naturaliste nous apprend à prendre la
mesure de la difficulté, il est inefficace à nous indiquer de possibles solutions.
cas, ce n’est pas d’un gain matériel, en biens échangés, qu’il s’agit,
mais d’un gain idéel ou spirituel. On se souviendra qu’« [i]l y a toujours
plus dans l’échange que les choses échangées » (Claude Lévi-Strauss
1967, p. 69). On le retrouve aussi bien dans les alliances sauvages
du type kula, dans le forum athénien que dans les affinités électives
décrites par Goethe. Ce qu’il s’agira donc de comprendre, c’est com-
ment un gain spirituel s’est transformé en gain matériel, alors que
précisément ce gain matériel simultané n’est guère imaginable. Car
le verrouillage qu’impose la limitation de l’ontologie traditionnelle
semble d’autant plus absolu qu’il est réaliste. Nous nous situons dans
un monde aux ressources – mis à part le rayonnement solaire – finies.
C’est dans l’éveil néo-platonicien de la Renaissance que ce modèle
revit. On en a vu certaines manifestations chez Marsile Ficin,
notamment dans l’échange érotique. Mais, sans qu’il soit élevé à titre
d’exemple, c’est dans le commerce international que l’idée même d’un
échange profitable aux deux partis est tolérée. Elle n’est tolérée qu’à
titre d’exception, selon les nécessités de ce type de commerce. Pourquoi
est-il toléré ? Parce que la pyramide des étants ne vaut que pour
chaque communauté et qu’il faut bien se rendre à l’évidence, évidence
toute schumpéterienne, qu’un échangiste étranger ne voudra pas,
lui non plus, échanger à perte. Cette phase de tolérance contrainte
s’achève quand le rapport entre commerce intérieur et commerce
extérieur est questionné. C’est ce moment que pointe Dumont. De la
tolérance d’une exception, le modèle devient la règle. On le trouvera
formalisé plus tard – formalisé et en quelque sorte canonisé – dans
la « loi des avantages comparatifs » de David Ricardo. Mais très vite,
il devient aussi la règle pour le commerce intérieur. C’est à ce niveau
qu’intervient la « fable des abeilles » de Bernard de Mandeville. Que
les vices privés puissent contribuer à la vertu publique ou tout sim-
plement au bien-être du plus grand nombre, n’était pas seulement une
justification d’une forme d’immoralisme – une licence à la licence, à
partir du moment où elle était profitable au bien commun – mais une
nouvelle grammaire sociale où le bien public devient une sorte de
législateur universel. Est « bien » ce qui contribue à son expansion.
Mais la « fable des abeilles » est encore un modèle holiste, où l’échange
n’intervient qu’indirectement. Ce n’est qu’avec la « loi » de Ricardo
qu’on doit admettre, de manière contre-intuitive, qu’il est profitable
d’échanger même avec un partenaire en tout point moins compétitif
que nous et que même dans ce cas-là, les deux partenaires peuvent
en emporter un profit simultané.
Conclusion
Un long chemin a été parcouru jusqu’à cette « loi » ; un chemin riche
de bifurcations, de doutes et de fulgurances, où l’histoire des idées et
l’histoire des faits réels se sont de nombreuses fois croisées, bloquées
et relancées. Or à partir du moment où il y a « loi », l’échange à somme
positive est en quelque sorte naturalisé. C’est la forme normale que
prend l’échange. Et cette normalité va complètement occulter le fait
que l’échange marchand traditionnel répondait à des normes bien
différentes, comme celle de la compensation entre profits et pertes.
Cette norme fondamentale est liée à l’autre norme propre à toutes les
sociétés traditionnelles qu’est celle des limited goods. La transgres-
sion de cette norme ôte le verrou qui rend inimaginable un échange
profitable aux deux parties. Cette forme n’est pas une invention de
toutes pièces, puisqu’on la rencontre dans les formes symboliques de
[31] Ellen M. Wood (2011) s’élève avec force contre toute forme d’hypothèse « commerciale ».
Celle-ci accréditerait, selon elle, l’idée que le capitalisme est un horizon indépassable.
Normativité touchante (et selon nous non moins cruelle) de l’une des meilleures historiennes
du capitalisme pour qui tout sacrifice théorique serait bon pour réaliser son dépassement.
[32] Pierre Rosanvallon en a donné une description dans l’un de ses récents ouvrages, La
Société des égaux : « Elle a été forgée pour désigner des biens qui ne peuvent être possédés
qu’en étant partagés – ils ne peuvent donc être consommés individuellement –, et dont la
tingue est élémentaire : pour les uns, la consommation que fait A d’un
bien en privé B (A+ = B–), alors que pour les autres la consommation
qu’en fait A n’est possible que si B consomme également (A+ = f[B+]
et vice versa). Le progrès matériel se fait toujours aux dépens d’un
autre – quel que soit cet autre : nature, société, individu. C’est un
rapport de dette, potentiellement conflictuel. Pour que ce rapport soit
supportable, pour qu’il ne mène pas à des conséquences socialement
pathologiques, il y a deux stratégies possibles : soit faire taire les insa-
tisfaits par la force, en recourant au médium du pouvoir, soit les faire
attendre et c’est là l’un des pouvoirs prodigieux de l’argent. Dans un
cas, nous avons la situation classique de la soumission, dans l’autre
une variante de « doux commerce ».
L’aporie du contrat social chez Rousseau n’est pas seulement un
problème de consentement plus ou moins imposé, mais celui d’une
anticipation des effets bénéfiques d’un tel contrat par rapport à la
situation initiale où prévalent le risque et donc la crainte devant une
telle décision. Si cette décision ne veut pas être une pure abdication
– dont les profils de déchéance ont été décrits par Jacques Le Brun
(2009) –, il est nécessaire de la comprendre au sein d’une synallagma-
tique nouvelle. Certes, comme l’ont souligné Bruno Bernardi (2007)
et Robert Legros (2014), s’obliger soi-même (et endurer les probables
effets négatifs de cette obligation) entre dans la définition même du
principe d’autonomie. Mais avant d’affirmer un principe, il faut s’ar-
ranger pour ne pas perdre sa tête. Ni sa face. On est un guignol quand
on abdique une partie de ses droits, juste au moment où on observe
autrui se les réserver. Or, la synallagmatique mise en place pour le
nouveau sémantème du jeu à somme positive frappe une telle inhi-
bition d’inanité. C’est l’autre, celui qui se retient et hésite, qui risque
de la perdre, c’est l’autre qui risque de laisser passer une bonne occa-
sion. Le contrat social, tel que le pense Rousseau, résulte donc d’une
dynamique ; une dynamique qui dépasse le pari calculateur, car avant
d’être contrat, il est pacte. Et à partir de ce pacte, il est émergence.
[33] On peut montrer que CS II.iv répond à CS I.viii ; dans les deux cas, il est question de
renonciation et de balance ou de compensation, mais on sent Rousseau hésiter (« mais je
n’en ai déjà que trop dit… »), alors qu’en CS II.iv les choses sont claires. Vu de l’ancien
sémantème (bodinien), cette renonciation est illégitime, alors qu’une dizaine de pages
plus tard il fait l’inventaire de tous les avantages qu’elle apporte à celui qui s’y soumet.
croire aux individus qu’il existe une division des positions sociales,
dans laquelle chacun verse son écot, un écot dont la rétribution ne
serait pas la perte d’un autre, mais bien au contraire, la chance pour
que cet autre puisse lui-même être rétribué pour ses efforts. Cette
variante synergétique est idéologique au sens de Dumont. Il suffit de
faire croire, et cette nouvelle croyance n’a besoin ni de force, ni d’une
invraisemblable raison, ni d’un improbable instinct « prosocial », à la
Pufendorf. C’est cet écot que nous appellerons « savoir » ; un savoir
comme d’un ensemble de compétences qui feront du sujet un indi-
vidu. L’ordre social moderne n’aura donc plus besoin d’un dieu (ou
d’une autre instance transcendante) – et on pourra donc accréditer le
dogme protestant, selon lequel Dieu devient une affaire privée, un dieu
personnel – pour se légitimer, mais qu’il reposera entièrement sur la
bonne volonté de ses citoyens, une fois qu’ils auront compris que par
le biais de leurs « savoirs » ils contribueront eux-mêmes à l’entretenir.
Le fait est, cependant, que nous nous trouvons devant une appa-
rente contradiction : comment, dans un monde aux ressources limitées,
jouer le jeu de l’échange à somme positive qui est un jeu dont le cadre
est un monde aux ressources illimitées ? À cette question, plusieurs
réponses sont possibles : soit on cherche à étendre inlassablement le
monde des ressources, au risque d’épuiser les réserves de la planète,
tout en tempérant, comme on a fini de le faire, le pillage par des
mesures collaboratives et de partage ; soit on se limite aux ressources
symboliques, tout en rationnant les ressources matérielles ; soit on
ignore cette contradiction. La modernité a choisi les options 1 et 3 et
si cet ouvrage peut apporter une contribution pratique, il consisterait
à lever le voile sur l’option 3. En effet, l’épuisement des ressources est
une chose, c’en est une autre que de suivre la logique sociale de ce jeu.
Les termes en sont simples : si, dans un échange à somme positive
portant sur des biens rivaux il y a deux ou plusieurs partenaires qui
font un gain, ces gains se feront nécessairement aux dépens de tiers.
Cette situation est en soi inacceptable. Pour qu’elle soit supportée
sans conflits, différentes méthodes sont possibles : soit on ignore la
contrainte de règlement ; soit on procrastine ce règlement, en trans-
férant les pertes dans le temps ; soit on force le tiers à accepter cette
contrainte ; soit on invisibilise ce ou ces tiers. La modernité a choisi
les quatre méthodes. Accordons-lui le bénéfice du doute et admettons
qu’elle n’ait pas su ce qu’elle faisait…
Car si l’esprit humain est véloce dans un domaine, c’est bien dans
celui de la rationalisation de causes douteuses. Il a donc pu mobiliser
[1] On consultera avec intérêt l’ouvrage de Pierre Girard (2008) qui expose le programme
vichien avec rigueur.
[2] La règle de conformité établie par Hans Kelsen (1934) se retrouve dans le principe d’homo-
logie que nous discuterons plus bas.
[3] Il nous faut pousser ici un cri de détresse sur l’état de la traduction et de l’édition des œuvres
de Simmel en France. Après sa redécouverte quelque peu tardive et principalement due
à Otthein Rammstedt, thésard de l’un des deux uniques thésards de Simmel, Gottfried
Salomon-Delatour, certains mandarins de la scène sociologique française s’emparèrent de
l’auteur pour en faire soit l’un de « fondateurs » de la discipline et pour allumer un contre-
feu au holisme à la française (Durkheim, Bourdieu), soit pour promouvoir une espèce de
légèreté de ton et de méthode (dionysiaque) qui fit florès dans le Paris postmoderne des
années 1980 et 1990. Il en résulta des traductions en nombre, certaines excellentes (comme
celle de la Philosophie de l’argent), d’autres plus hasardeuses, comme celle de sa grande
Sociologie. Ainsi ne cesse-t-on de lire le sous-titre de l’ouvrage Versuche über die Formen der
Vergesellschaftung traduit en Essais sur les formes de la socialisation, alors que l’étudiant
normal de première année devrait connaître la différence entre sociation (Vergesellschaftung)
et socialisation (Sozialisation). Le travail d’édition va à l’avenant. Plutôt qu’une édition
critique (et sérieuse) de ses principales œuvres (dans le sens de la Gesamtausgabe en 24
tomes, due à Rammstedt), on débite nombre de ses recueils d’essais en petits opuscules
sans ordre que de nombreux éditeurs devaient prévoir pour des tourniquets de hall de gare.
[4] Quelques rares sociologues, comme Othmar Spann, Johann Plenge ou Werner Ziegenfuss
ont tenté avec peu de succès une repristinisation de la sociologie, soit en plaidant pour
un état autoritaire corporatiste, soit pour un communautarisme national, soit pour une
gestion planifiée de petites structures communautaires. Cet insuccès notable, surtout si
on les resitue dans les années 1930 qui auraient dû largement promouvoir leurs idées,
prêterait à penser que la sociologie, à l’opposé de la philosophie et de l’histoire, est la
moins repristinisable des humanités. Rappelons que nous entendons par repristinisation,
seul néologisme dont nous usons, toute forme de reconduction par la force, la violence
physique, morale et symbolique d’un état antérieur à la modernité, bref d’une rhétorique
réactionnaire, comme l’avait déjà bien perçu Albert O. Hirschman (1991).
[5] Dans la mesure où Max Weber ne fait que reprendre ce que Simmel lui a proposé durant
leurs longues discussions berlinoises, la théorie compréhensive de Weber peut être consi-
dérée sans grand dommage comme une variante du questionnement simmélien ; avec
toutefois des considérations épistémologiques autrement plus rigoureuses que celles de
son mentor. C›est grâce à la reprise par Alfred Schutz du legs wéberien, que la sociologie
compréhensive connut la carrière qu’on lui sait ; tout cela en méconnaissant le question-
nement initial.
[6] Si la structure tétraédrique de notre raisonnement se rencontre à la fois dans les « moments »
de la relation humaine (rencontre, réciprocité, durée, mesure), dans les questions fonda-
mentales de la sociologie que nous venons d’évoquer, dans le mode de généralisation des
formes relationnelles (analogie, isomorphie, homologie, structuration) dont il va encore
être question et même dans les diverses explications de la genèse de l’argent, c’est qu’à
l’instar et de manière critique par rapport au trinôme darwinien (variation/sélection/sta-
bilisation) nous catégorisons tout processus d’un phénomène vivant selon les opérations
d’initiation, de constitution, de reproduction et de régulation. Mais on n’est pas là pour
écrire un ouvrage d’épistémologie ; des enjeux plus urgents nous attendent.
[7] On se réfère aux six schèmes d’intelligibilité du social mis en évidence par Jean-Michel
Berthelot (1990). Alors que les schèmes actanciels et causalistes mettent en scène des
substances (acteurs individuels ou collectifs) qui agissent sur d’autres substances, les
schèmes dialectiques et fonctionnalistes postulent un acteur collectif déterminé par des
« forces » (de l’histoire ou des lois formelles), c’est-à-dire un substantialisme indirect où
les relationnements sont orientés. Il ne reste guère que les schèmes herméneutiques et
structuralistes où ces déterminations sont réduites à un minimum.
d’en venir aux éléments qui le constituent. C’est là une thèse forte qui
entend, sur un plan philosophique, dépasser la dispute (passablement
stérile) entre philosophie analytique et phénoménologie8.
3. Une sociologie relationnelle modeste. L’être humain ayant la
capacité de conscientiser une autre conscience en même temps que la
sienne est source d’une complexité infinie de relations. Ou plutôt, le
milieu social humain est source d’individuations infinies9. La première
des modesties serait alors de s’incliner devant ces infinis et de prendre
la mesure des limites de toute méthode. D’un autre côté, ces relations
se font toutes dans des cadres (groupaux, institutionnels, sociocul-
turels) donnés qu’il serait abusif de réduire à de simples cristallisa-
tions relationnelles. Ces cadres ont une histoire, des déterminations
et des logiques différentes et ne sont souvent pas sujets à négociation.
C’est ainsi que nous proposerons d’entamer une sociologie double, une
sociologie des relations et une sociologie des institutions, dont seule
la synthèse peut donner accès à une théorie générale. Or, le propre
de la modernité est d’avoir institué un espace public qui médie entre
ces deux sphères et qui va bien au-delà d’un espace juridique de la
libre expression.
L’analyse sociologique de la genèse de la modernité a été longue-
ment prisonnière de ses luttes « paradigmatiques » ; une approche
compréhensive-individualiste optant pour l’Homme nouveau de la
Renaissance (l’artiste, l’aventurier, le scientifique, le mystique etc.),
une approche fonctionnaliste – systémique insistant davantage sur
un nouveau mode de différenciation et de synthèse sociales. Or, l’enjeu
d’un « tiers paradigme (synthétique) » se situe précisément ici, dans le
fait de proposer une explication nouvelle qui engloberait ces anciennes
[8] Comme l’a, pour ne citer qu’un exemple, déployée le volumineux ouvrage de Claude Romano
(2010). À l’instar des « petites coupures » d’Edmund Husserl, de telle table, de tel son ou
de tel souvenir, les relations peuvent aussi donner lieu à un examen attentif des flux de
conscience ; sauf qu’il ne se fixe pas sur un phénomène circonscrit et descriptible, telle table,
tel son, etc., mais sur un rapport encore flou que l’on précisera par la suite par une sorte
de réduction relationnelle qui comprend toute une palette d’outils comparatifs, herméneu-
tiques ou causaux à partir desquels, à mesure que le rapport se précise les phénomènes
prendront figure à leur tour.
[9] Ce milieu n’est autre qu’un collectif à partir du moment où il se structure et que cette
structuration est vécue comme l’expression d’un « nous ». Le milieu humain a cette carac-
téristique unique qu’il établit une coalescence entre sa structuration et les options rela-
tionnelles auxquelles il donne lieu. Le langage y joue pour beaucoup. Comme le montrent
les travaux de Michael Tomasello (1999 et passim), par rapport à la gestuelle des singes
qui limite la structuration du collectif, le langage, grâce aux compétences réflexives qu’il
permet, ouvre un milieu virtuellement infini d’options relationnelles.
[10] Une théorie des individualismes serait à nouveau de forme quadripolaire. Elle présenterait
les individus suivants : possessif-calculateur (Macpherson 1962, Crétois 2017), mimétique-
violent (Girard 1972), créatif (Joas 1999) et vide (Lianos 2001).
[11] La thèse de Marcel Hénaff (2021) consiste à dire qu’avec la formation de la modernité le
domaine de l’échange symbolique a été peu à peu résorbé par la formation d’institutions
modernes. Ainsi, l’économie moderne a réduit les échanges décrits par Mauss à d’aimables
coutumes marginales dans nos sociétés (don de sang, anniversaires, bénévolat, etc.). Qu’il
en ait pris l’« esprit » (l’émulation réciproque que l’on trouve par exemple dans les rituels
du potlatch) et les ait transposées dans l’institution économique a de quoi surprendre.
Comment une « économie » basée sur la dépense somptuaire, le défi et la consumation se
retrouve dans l’économie comme institution ? Comment des transactions aussi complexes
peuvent-elles finir en de simples routines ? Hénaff l’argumente par un effet de substitu-
tion, mais sans entrer dans les détails. Or, ce sont précisément ces détails qui importent.
[12] Sauf que la « construction » en elle-même, la construction sociale de la réalité, ne se fait
pas in situ et selon le libre arbitre situé des acteurs, mais toujours à l’intérieur d’une
grammaire sociale dont l’élaboration est le métier du sociologue.
une forme commune. C’est là une formulation encore trop vague. Par
forme commune, on peut entendre 4 degrés de liberté : l’analogie qui
est de l’ordre de la ressemblance, l’isomorphie, où l’on peut définir
au moins une règle commune à ces rapports, l’homologie, où l’on voit
ces rapports rapportés à un principe de construction unique et la
structure où ces rapports forment une matrice générative. Ce sont là
des constructions intellectuelles qui permettent l’analyse et la compa
raison historique et formelle d’ensembles sociaux ; mais il est aussi
possible de les concevoir de manière empirique. Ces degrés de liberté
allant de l’informe à l’ordre « parfait » peuvent non seulement servir à
classifier différents modes d’intégration et de régulation sociales, mais
aussi et surtout prendre la mesure des possibilités de résistance et
de changement immanent selon tel ou tel régime de société. On peut
ainsi s’imaginer une société en régime totalitaire comme une société
où les 5 rapports font structure, c’est-à-dire où règne une homothétie
d’échelle (Benoît Mandelbrot) entre chaque rapport et la structure
qui l’englobe.
L’exercice auquel on va se livrer maintenant est un exercice de
sociologie relationnelle. Il consiste à reconstruire les 5 rapports du
pentagone en suivant la logique de l’échange à somme positive, donc
à se placer dans le champ sémantique moderne. Ensuite, à se poser
la question de la clôture de ce champ : ces rapports sont-ils non seu-
lement isomorphes, mais homologues ? Et à partir de là atteindre le
niveau de la structure.
On a prévenu plus haut déjà que pour qu’un régime socioculturel
soit stable, en un mot pour que l’on puisse parler de société, ce niveau
d’homologie devait au moins être atteint. Notre démarche est induc-
tive, elle va dans le sens d’une montée en abstraction. En nous reli-
sant, on avait noté une certaine intempestivité. On aimerait atteindre
le dernier niveau, le niveau structurel, et dire que nous avons atteint
la clôture du champ. Mais y a-t-il moyen pour un hyperobjet de cette
complexité de jamais réaliser cet objectif ? On en doute. Tout juste
pouvons-nous espérer, dans une démarche abductive, qui supposerait
que la société moderne soit parvenue à un niveau momentané de per-
fection, atteindre un niveau d’abstraction nous permettant d’obtenir
de nouveaux enseignements sur le profil de cette société ; faute de quoi
notre exercice s’avérerait parfaitement vain.
Rappelons le postulat de départ d’une (possible) sociologie relation-
nelle : une société est un ensemble de 5 rapports qui sont en homologie.
Ces 5 rapports sont : la relation humaine (humain-humain) notée
lunettes noires des milices vichyssoises qui voulaient éviter que l’on
reconnaisse son voisin encaissant les 300 francs pour la délation d’un
Juif adulte (50 francs pour un enfant). Etc., etc. Si l’on suit Simmel,
toutes ces stratégies d’évitement de l’autre seraient imputables à la
monétarisation croissante de nos relations quotidiennes. Ce n’est pas
si sûr. Les exemples cités ici montrent qu’il y a d’autres dispositifs à
l’œuvre dans ce brouillage de la vue, et surtout qu’il y a dans l’alchi-
mie du regard une ambiguïté qu’il serait préjudiciable de restreindre
aux seuls motifs de fraternisation ou de donjuanisme. C’est cela qui
me fait douter de la paternité de cette citation. Toujours est-il que
nous voilà devant un ensemble de phénomènes dont il serait péremp-
toire de reconnaître la trame en nous armant des traditionnels motifs
de la critique culturelle. Régression du regard (comme de l’écoute),
certes, mais n’y a-t-il pas là – je n’émets qu’une hypothèse parmi
d’autres – comme la formation d’une nouvelle forme de socialité que
les Américains, rapides à créer des étiquettes avant même d’en avoir
pensé le contenu, ont appelé « collective loneliness » ?
[13] Les recherches biosociales (Hopcroft 2010) pourraient inciter à penser qu’une solution
biologique, notamment par le biais de l’ocytocine, est en vue. Elle est déjà mise en œuvre
dans un certain nombre de négociations politiques et économiques, sans qu’il soit toutefois
possible de dire que leur issue plus ou moins heureuse lui serait imputable.
[14] Alors que sous les bolcheviques, on mettait systématiquement en doute toutes les décla-
rations de la Prawda, l’un des piliers actuels du poutinisme est la foi aveugle que les
consommateurs russes prêtent aujourd’hui aux médias officiels (Fukuyama 2016).
[15] L’ouvrage le plus remarquable sur la question reste à notre connaissance celui de Friedrich
Stentzler, Versuch über den Tausch (1979).
[16] Les résurgences platoniciennes sont nombreuses depuis la philosophe antique, et il serait
intéressant de voir le ménage qu’elles font avec les poussées gnostiques. Dans cette
trame souterraine, il y a toujours des motifs subversifs, des questions inquiétantes pour
[18] Entre autres nombreuses références, on peut se reporter à l’article André Rosmer sur « Les
problèmes de la révolution russe » (1926).
elle est bonne par nature à partir du moment où elle est sanctionnée
par un profit. Le profit est à lui seul marque d’élection. Non que je
me soucie de ce profit ainsi créé pour autrui ou que je l’appelle de mes
vœux, mais il est dans sa nature et dans celle du système dans lequel
j’agis, qu’il se communique à autrui, créant ainsi des vagues de profit
qui s’ajoutent les unes aux autres. Le rapport entre échangistes sera
toujours un rapport d’indifférence réciproque, de « socialité asociale »
régulée par la seule justice commutative, mais, comparé au rapport
(HH) précédent, s’y ajoute un élément nouveau. En effet, par mon
profit, j’entretiens une dynamique sociale, où les complémentarités se
révèlent et s’entraînent réciproquement. Nul besoin de main invisible,
si ce n’est pour satisfaire quelque curiosité théorique.
Cette émulation des profits ne va pas de soi. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que je me sais dans un système providentiel, un
système dont le fonctionnement contient une part de mystère dans la
mesure où il est logiquement impossible d’établir une causalité directe
entre mon profit et celui de mon prochain. La « loi » de Ricardo n’est pas
contre-intuitive pour rien. C’est là peut-être la différence essentielle
avec la caractéristique précédente : alors que dans le premier cas, ce
prochain m’était indifférent du point de vue personnel (je n’ai pas à me
soucier de lui en tant que personne) et d’un point de vue strictement
marchand (je n’ai pas à me soucier du résultat de mon action sur sa
condition économique), bref, que je n’ai pas à me soucier du rapport
entre mon profit et de ses conséquences, dans le cas présent je dois
supposer une relation de cause à effet entre mon profit et le sien. Je
peux rationaliser cette causalité de mille manières : que lui aussi va
courir un risque et cherche à le monnayer, qu’il ne commercepas pour
y perdre, et ainsi de suite, jamais, cependant, je ne parviendrai à
élucider entièrement cette correspondance des profits. C’est pour cette
raison que je devrai admettre que cette correspondance tient aux ver-
tus du système marchand que nous formons. Cela explique peut-être
le côté incantatoire de toutes ces formules propres au XVIIIe siècle
sur l’effet d’abondance du jeu à somme positive et l’acceptation d’une
mythique « main invisible » comme incarnation de toute forme de
Providence. La fameuse « loi » de Ricardo est justement célèbre en ce
qu’elle apporte une démonstration logique de cet aspect contre-intuitif
du profit couplé. Je suis donc prêt à accepter cette part d’ombre qui
confie au système marchand le soin de faire correspondre mon profit
et celui d’autrui ; partant, d’ignorer la possibilité qu’un tiers (exclu)
puisse faire les frais de cette opération.
objectiver son rang, sa fonction, ses privilèges, etc., mais sera sim
plement perçu comme le résultat d’une providence sociale, d’une main
invisible dont les critères d’inclusion et d’exclusion lui apparaîtront
parfaitement aléatoires.
Reste là aussi une innovation majeure dont seule la modernité pos-
sède les clés : la formation d’un espace public sur la base d’une éthique
délibérative. L’exercice de la raison, tel que l’a assis le droit naturel, sa
diffusion par les divers instruments de la communication mécanisée,
la liberté de communiquer qu’ont permis les formes affinitaires de se
lier et la progressive dévaluation qu’a subie le pouvoir comme forme de
légitimation – toutes ces innovations à la fois pratiques et conceptuelles
ont contribué à forger, dans les couches bourgeoises et citadines sur-
tout, une aspiration à exercer leur droit à la libre expression et de la
baser sur le partage des savoirs. L’effet synergétique de ces pratiques
ne s’est pas exercé dans le seul domaine politique, comme l’avait mis
en évidence Habermas dans ses premiers travaux, mais partout où ces
savoirs pouvaient avoir une expression concrète : dans les sciences et
les techniques, dans l’administration et la législation, où elles étaient
en vigueur depuis le droit romain, mais aussi dans le travail, dans les
aménagements de la vie quotidienne, dans l’organisation de l’habitat,
etc. Tout comme les relations affinitaires, cet espace public n’est pos-
sible que dans le cadre de la nouvelle grammaire sociale, et c’est là
un progrès humain considérable ; un progrès dont la portée n’est pas
toujours perçue tant la véhémence des critiques de la modernité l’a
souvent emporté sur son analyse lucide et raisonnée.
Toutes les variantes de la fable des abeilles s’appuient sur un
apparent paradoxe : comment des vices individuels peuvent-ils concou-
rir pour accroître le bien public ? Est-ce simplement une conséquence
non intentionnelle d’actes intentionnés, ce qui ne résout en rien le
paradoxe, mais en fournit une formule mieux stylisée ? Ou est-ce
l’action d’une Providence, d’une magie sécularisée inaccessible à la
raison ? Mais d’après ce que nous venons de voir, ce paradoxe s’ex-
plique aisément si on considère l’effet de contagion qu’institue le jeu
à somme positive. Pour ce faire, il faudra faire taire les voix de ceux
qui invoquent l’existence de biens rivaux, où le vice (la consomma-
tion) de l’un est simplement neutralisé par le dommage de l’autre,
sans que le niveau de « bonheur » public n’en soit affecté ; l’exemple
le plus manifeste de cet idéologème étant l’« économie de la gratuité »
(Chris Anderson) dont on a fait l’étendard d’une troisième révolution
industrielle.
[19] Aristote l’avait déjà reconnu : « Car dans ses opérations commerciales l’État ne doit voir
que son intérêt et jamais celui des autres peuples » (Pol. 1327 a27-28).
une ontologie limitative, avec ses échelles, ses cosmoi, ses chaînes
d’étants. Ce n’est qu’avec la modernité que devient possible – maté-
riellement, mais surtout idéologiquement – ce qu’après les années
1972-1973 on appellera un « pillage de la planète Terre ». Or, ce qui
était encore considéré comme un perfectionnement de la nature au
XIXe siècle, visant à accréditer l’idée d’une émulation réciproque, dis-
paraît rapidement au XXe, durant lequel la nature, la physique, est
proprement invisibilisée au sein de la mécanique quantique.
Toujours est-il que c’est dans le rapport complexe entre société et
nature que le nouveau paradigme de l’abondance a produit le chan
gement le plus radical par rapport à la synthèse précédente des socié-
tés traditionnelles. Il y a bien, à la base, l’idéologème judéo-chrétien
d’une soumission de la nature à l’Homme qui ne se trouve nulle part
aussi clairement articulé qu’en Occident. Mais cet idéologème comporte
également l’obligation d’un « ménagement » de la nature de la part de
l’Homme. Et il y a, parallèlement à cela, au moins depuis le XIIIe siècle,
la via intellectualis qui fait de la connaissance scientifique un préa-
lable à cette soumission. Mais là, où la découverte des infiniti mundi
introduit une coupure à la fois esthétique et civilisationnelle, c’est dans
le processus de matérialisation de l’abondance, où la nature n’est plus
perçue comme un domaine à ménager, mais comme une source poten-
tielle de profit illimité. Là encore, les témoignages culturels sont frap-
pants. La nature y est figurée comme une source de richesses sans
limites, comme une terre qu’il faut arpenter, fouiller et analyser pour
la civiliser et en sortir le meilleur d’elle-même. Mais en même temps,
la société se comprend elle-même comme bienfaitrice de la nature en
perfectionnant et humanisant une nature brute (natura noverca) selon
les enseignements de la « science nouvelle ». Comme on peut le relire
dans le Faust II de Goethe, le conseil de Méphisto qui recommandait
à l’intendant du palais dont les caisses étaient vides, d’émettre du
papier-monnaie et d’assurer sa couverture par les gisements d’or encore
enfouis sous la terre du royaume, n’était pas une ruse plus ou moins
captieuse, mais se nourrissait d’un espoir des plus raisonnés : de trou-
ver cet or par la technique et l’industrie et de payer ensuite la solde de
ses troupes au comptant. S’il y a lieu de parler de « modernisme », c’est
bien à partir de cette idée d’un perfectionnement de la nature20, où l’on
voit de nouveau cette réciprocité des intérêts sur un plan à chaque fois
[21] C’est chez Adam Smith que ce retournement a été énoncé pour la première fois, mais il est
clair que Smith ne fait que synthétiser et systématiser une représentation sociale dont les
pratiques avaient été amorcées dès le début de la Renaissance. On se reportera à ce sujet
une nouvelle fois à Rosanvallon (1979, p. 74 sq).
Conclusion
L’exercice qu’on vient de faire a consisté à reconstruire la possibilité
d’une société – ici, le type de société propre à la modernité capitaliste
– à partir de la nouvelle grammaire sociale du jeu à somme positive.
Une telle société, artificiellement conçue, semble bien être possible.
Deux arguments peuvent être mis en avant. En effet, il n’y a pas
seulement isomorphie, mais bel et bien homologie entre les rapports.
D’une vague analogie, nous avons tenté de reconstruire la raison
commune qui gouverne l’ensemble des rapports. Cette raison com-
mune, établie sur le rapport matriciel (HH), met en évidence une
société dont la stabilité réside dans son changement permanent, voire
dans son expansion épidémique22. Dire qu’elle est possible ne préjuge
en rien de son état moral ni des coûts qu’elle peut occasionner. Le
second argument sera le suivant : mettons que nous nous posions la
question du trait caractéristique le plus englobant qu’il y a entre des
phénomènes modernes aussi différents que les relations affinitaires,
l’espace public bourgeois et le suffrage universel, eh bien, après ce que
nous venons de voir, il ne fait plus de doute qu’il s’agit bien du fait
d’être déterminé par la nouvelle grammaire sociale. Ce n’est que de
cette manière que l’on peut mettre en évidence l’unité de phénomènes
aussi disparates. Pour compléter le tableau, il nous faut à présent
rendre compte des profits et des pertes de ce type de société : ce qu’elle
[22] C’est avec cette formule apparemment simple de la société moderne que le sociologue
allemand Hartmut Rosa (2005, 2012, 2016) appréhende cette période, tout en l’expliquant
par un processus d’accélération ; le sophisme techniciste est un peu trop évident.
[23] On pourrait en parler en termes d’épistémè, comme le fit Michel Foucault dans Les Mots et
les choses (1966), à cette différence près qu’il a beau intituler l’un de ses plus importants
chapitres « Échanger » (p. 177-224), celui qui clôt sa première partie et débouche sur ses
deux mystérieuses figures (p. 225) censées résumer sa théorie des épistémès, pas la moindre
remarque n’est consacrée à cette transformation de champs sémantiques, ni au champ
limitatif de l’ancien jeu, ni au champ contagieux du nouveau.
[1] L’article de Patrick Juignet (2015), consacré au concept d’émergence, est très clair.
[2] Cette assertion contient sous forme condensée le programme d’une possible sociologie rela-
tionnelle (telle que nous l’entendons). On est bien conscient, et on s’en excusera auprès du
lecteur, de sa forme cryptée. Elle nécessitera par la suite de plus amples développements.
[3] Le modèle général de cette double implication, à la fois morale et formelle, est développé
par Jean-Jacques Rousseau dans Le Contrat social. Les différents dilemmes et apories qui
en résultent peuvent être précisés dans le cadre d’une théorie des émergences sociales.
[4] Ces deux formes de crise propres au « capitalisme tardif » ont été mises en évidence par
Jürgen Habermas dans Raison et légitimité (2002 [1973]).
Le tiers exclu
En développant les caractéristiques structurales et structurantes
de l’échange économique à somme positive, nous avons mis en évidence
l’existence d’un système relativement stable, c’est-à-dire d’une struc-
ture homologue du type : (HH) : (HS) : (SS) : (SN) : (HN).
Cette stabilité repose en vérité sur un impensé ou sur une exclusion
majeure. C’est l’exclusion de l’idée de rareté. Comme le soulignent
Jean-Pierre Dupuy et Jacques Robert dans un ouvrage qui fit date
dans l’histoire de la critique écologique, La Trahison de l’opulence
(1976), « dans un monde où les ressources sont rares, chaque fois qu’un
agent économique – consommateur ou entrepreneur – acquiert un bien
ou un service, il crée un dommage à autrui » (1976, p. 15). Au lieu de
parler de ressources rares, on peut étendre ce constat à toute forme de
bien rival et privatif. Chaque fois que n demandeurs concourent pour
n – 1 biens, le choix de l’un de ces demandeurs va priver les autres
d’une opportunité de bien n – 2. Il ne leur restera que la possession
d’argent, pour espérer acquérir un bien à une autre occasion, et pour
ce faire, devenir des observateurs des transactions des autres. C’est
ce qui, selon Luhmann (1988), empêchera la situation de dégénérer
en conflit. Mais l’explication luhmannienne est un peu courte. Certes,
il lui importe de pointer l’une des principales fonctions de l’argent qui
est le fait de pouvoir attendre son tour, mais il oublie à quel point
l’idée même de limitation ou de rationnement avait été efficacement
neutralisée tout au long du XVIIe siècle. C’est bien cela que la fiction
des ressources infinies s’est chargée de dissimuler tout au long du
déploiement historique et idéologique de ce nouveau paradigme5.
Nous nous sommes gardés d’employer le terme de marché pour
évoquer ce système du profit conjoint. Si nous l’avons évité, c’est pour
ne pas confondre le marché propre aux sociétés prémodernes, dont la
fonction était régulative et distributive, avec le marché faustien de la
société moderne, dont la fonction n’est plus d’allouer un ensemble de
ressources données – et dont l’économique tire sa légitimité – mais
de créer et de maintenir la fiction de ressources infinies, de créer
en d’autres termes la démesure, seule condition pour que l’échange
à somme positive garde son caractère homologue (et moral !) dans
l’ensemble des rapports qu’il structure. Il est donc clair qu’entre le
marché traditionnel et le marché faustien les différences ne sont pas
simplement formelles, elles sont de l’ordre du principe qui les anime,
elles sont catégorielles, et à cet égard il ne saurait y avoir d’opposition
plus franche.
Une chose est rare, quand elle est difficile à trouver ; mais rien n’est
dit sur sa limite effective. Elle a simplement des coûts d’extraction
ou de découverte élevés. Le critère de rareté n’est pas pertinent pour
distinguer les jeux à partir de la disponibilité des biens accaparés et/
ou échangés. Dans la comptabilité que nous proposons, deux sortes de
critères vont devoir s’imposer : 1° s’il s’agit de biens rivaux, privatifs
et limités, auquel cas un jeu à somme positive se paie toujours par
l’exclusion d’un tiers ; 2° si ce jeu produit une synergie dont le bénéfice
dépasse les coûts qu’un tiers potentiel aurait à assumer. Ce dernier
critère peut donner lieu à une théorie de la justice dont le fondement
serait à la fois plus moral et plus efficace que le « voile invisible » mis
en avant par John Rawls (1971).
[5] Cette « finitude brisée » est aussi l’un des thèmes majeurs de la réflexion de Georges-Hubert
de Radkowski : « C’est sur cette finitude incontournable qu’est fondée l’économie. Si aucune
de ces ressources n’était limitée, la notion de dépense et, partant, de coût et, partant,
d’économie ne pourrait même pas apparaître. Il n’y a pas de dépense, car il n’y a pas de
“plus” ou “moins” dans ce qui est infini, disponible en surabondance » (1980, p. 27). Pour
Radkowski, c’est la technique en tant que désir de puissance qui permet de sortir de cette
finitude. Tant je souscris à son analyse du monde fini, tant je m’opposerais – pour des
raisons à la fois épistémologiques (économie du concept) et conceptuelles (maintien du
paradigme de la circulation) – à une fois encore faire appel au logos techniciste comme
déterminant de la modernité.
[6] La théorie girardienne repose donc sur une forme de cécité sociologique qui n’a pas saisi
la nature propre de la relation humaine, et, pour cette raison, a dû ignorer qu’une large
partie des mises en scène sociales sont en fait des neutralisations de la violence résultant
de cette nécessaire inclusion/exclusion au sein des relations humaines. Si cette théorie n’a
connu aucun écho en sociologie, c’est que les sociologues se sont intuitivement méfiés de
ce type d’élaboration, forclose de tout raisonnement sociologique. On pourrait dire, pari
passu, la même chose de l’entreprise latourienne, elle aussi insensible à et ignorante de
ce type de raisonnement.
[7] Cette inversion des causes est développée dans Haesler (2007, p. 139-148).
[8] Une critique de la « troisième voie » pourrait s’écrire en partant de cette omission. D’ailleurs,
cette voie est devenue obsolète depuis plus d’une décennie, aussi bien sur le plan politique,
mais aussi, et c’est ce qui nous importe, sur le plan théorique. Ce dans quoi s’étaient
engagés bon nombre de sociologues modernistes réflexifs (outre Giddens, nommons Scott
Lash, Claus Offe, Ulrich Beck, Klaus Eder, Alain Touraine et dans une certaine mesure
aussi Jürgen Habermas) est devenu un prêt-à-penser parfaitement trivial, tout juste bon
à inspirer les bureaucrates bruxellois.
[9] On l’aura remarqué, ce texte est parsemé de traces d’une sociologie relationnelle. Ce para-
digme en construction est loin d’avoir trouvé son assiette. Pour une raison encore obscure,
nous pensons qu’elle devra la trouver par cette épreuve du feu qu’est la théorie du chan
gement social. On a expliqué dès le départ la « vocation actuelle » de la sociologie, la vacuité
de ses petits projets et la vanité de ses grandes théorisations (on pense à Luhmann et
Latour) qui ont mené aux blocages que connaît aujourd’hui la discipline. Il nous semble que
de reprendre la problématique wébérienne sur la nature de la modernité et la placer au
centre de l’investigation sociologique est un risque à courir. Reprendre cette thématique là
où Weber l’a laissée en suspens et le faire dans l’esprit d’une sociologie de la circulation ou
d’une sociologie relationnelle est un défi tout sauf irraisonnable. C’est pour cette raison que
nous avons « parsemé », sans pour autant avoir voulu écrire le manuel d’une telle sociologie.
tion (on se demande d’où) par saut quantique. C’est le plus souvent le
simple fait que cette constitution d’individu rencontre un corps qui
lui est propre et que s’y greffe un esprit qui croit en être éclos. C’est
de cette illusion que l’individu est fait, ignorant que pour le devenir
(in), il devait être clivé auparavant (dividu). C’est au moins cela que
nous retiendrons de Gilles Deleuze.
La situation moderne est compliquée du fait de cette individua-
tion. Et c’est une situation « résolument » nouvelle. En effet, il y a un
grand nombre de bonnes mais aussi de mauvaises raisons de s’accom-
moder de cet individu. Ces exemplaires que nous sommes, plus ou
moins uniques dans leurs visages, leurs corps et leurs esprits, se
sont incorporés toute une tradition de pensée qui les conforte dans
leur unicité. Certes, les sociétés sauvages ont institué ces pratiques
de relationnement en s’extrayant d’une sorte de magma imaginaire,
et c’était là leur travail essentiel. Mais elles n’avaient pas à envisager
des individus qui formeraient une « société » ; leurs sociétés étaient
d’emblée, du seul fait de ce relationnement, un tout cohérent, c’est-
à-dire un collectif qui maintenait un espace des relations possibles
et des pratiques afférentes pour les réaliser. On pourrait en ce sens
parler d’une communauté d’individus10.
Des relations affinitaires, il y en eut dès avant l’aube des Temps
modernes, mais il est facile d’y reconnaître des exceptions. Qu’il y ait
eu des amitiés non conformes aux coutumes, des liaisons érotiques
ou des solidarités politiques « hors normes », tout cela semblait résul-
ter d’une sorte d’attraction sociale, lointain atavisme prénéolithique,
qu’on ne tolérait que dans certaines niches écosociales. Or, avec la
modernité de telles relations sont devenues relativement communes,
sinon convenues. Certes, il reste des habitus de classe (comment en
serait-il autrement pour des sociétés qui ne sont même pas conscientes
de s’être extraites de leurs structures traditionnelles ?), des arrange-
ments utilitaires ou même des rencontres fortuites, mais si quelque
chose comme un idéal relationnel (avec tout ce qu’il comporte de fan-
tasmes et d’idéologies) s’est formé dès la « période de seuil » (on pense
à Montaigne déjà), c’est sur ce critère d’affinité qu’il repose11.
l’empêchement n’existe que si le commerce illicite a été publiquement connu (et de simples
rumeurs ne sauraient être considérées comme des preuves en cas de demande d’annula-
tion). Le secret de la fornication entraînera, pour le fornicateur épousant une parente de
sa complice, un simple état de péché grave. L’affinité contractée durant le mariage par
le « commerce criminel » de l’un des conjoints avec un parent de l’autre conjoint ne rompt
pas le mariage antérieur, la partie innocente ne devant pas être privée des droits acquis
par le mariage. L’Église incitait l’innocent et le coupable à vivre dans la continence, tout
en reconnaissant à l’innocent le droit d’exiger la satisfaction du devoir conjugal. Mais, à
partir du concile de Trente, l’incitation à la continence entre époux innocent et coupable est
tombée en désuétude, le concile ayant restreint l’empêchement d’affinité pour commerce
illicite aux mariages ultérieurs des participants de cette relation.
[12] Et encore, l’image est fautive. Dans un puzzle, il y a 2, 3 ou 4 pièces complémentaires.
Mais elle est parlante.
[13] Les mises en parallèle entre physique quantique et sociologie relationnelle, pour sugges-
tives qu’elles puissent être, sont à manier avec précaution. L’un des rares auteurs capables
d’argumenter en langage philosophique à la hauteur de la difficulté que pose la mécanique
quantique est Michel Bitbol (2010, 2015).
[14] Le succès de l’ouvrage d’Antonio A. Casilli, Les Liaisons numériques (2010) n’est qu’un
exemple parmi d’autres de l’efflorescence d’un nouveau genre en littérature scientifique :
les humanités numériques. À l’instar des thérapies comportementales et cognitives (la
comparaison est parlante), on omet souvent de signaler que ces liaisons ont l’heur de
devenir plus « réelles » qu’on le croit d’ordinaire, mais que leur fragilité est grande et que
leur durabilité comptée en quelques mois.
[15] Ce critère est souvent mis en avant aussi pour justifier une rupture relationnelle. Plutôt
que d’argumenter ou même de négocier, il suffira de mettre en avant un changement
d’affinité. De même, comme il s’agit d’actions à distance, la rupture peut se faire sur le
mode dit de l’interrupteur, sur lequel Marc Guillaume (2000) avait déjà rendu attentif
dans un article visionnaire.
lui. C’est dire que dans le monde moderne cette question du consen
tement n’est pas inexistante comme dans les mondes traditionnels,
mais c’est une fausse-bonne question. Elle est faussement bonne, car
elle vise à moraliser les échanges en responsabilisant les individus qui
y sont engagés, c’est-à-dire en faisant dépendre leur valeur morale des
mobiles de leur action. Or c’est précisément cette question qui évacue
la prise en compte du « tiers exclu ». Mis à part une classe particulière
d’échanges (à enjeux non-rivaux), qui comprend certains biens communs
et certaines relations affinitaires, à partir du moment où les échanges
engagent des biens privatifs, à A+ correspond toujours un équivalent
négatif (X–). Si, pour un bien privatif quelconque, A et B en tirent un
bénéfice conjoint, il existe toujours un tiers qui devra le compenser par
un double sacrifice – peu importe si A et B consentent à cette transac-
tion. Si on fait donc du consentement le critère moral (et/ou juridique)
de cette transaction, on évacue la question du tiers, on l’invisibilise. On
peut donc dire que le consentement joue un rôle idéologique.
Mais ce rôle idéologique est-il un « voile de méconnaissance », néces-
saire, selon John Rawls, au bon fonctionnement d’une société libérale,
le tiers se situant très souvent en dehors de l’espace de perception
des acteurs ? On notera que l’une des avancées de Rawls en matière
de philosophie morale est de prendre en compte les « relations à dis-
tance » dont il sera question plus tard. De manière pragmatiquement
cynique, on peut dire que oui. À l’évidence, cette société fonctionne et
elle fonctionne semble-t-il mieux que d’autres sociétés ont fonctionné.
Laissons la donc continuer de fonctionner, peu importe l’épaisseur du
voile. Mais cela n’empêche pas des réponses plus finement articulées.
Même je suis supposé savoir qu’autrui est lui aussi supposé savoir,
on peut impossiblement m’imputer de connaître tous les mobiles de
son action, il suffira de lui en imputer la compétence. De même, on ne
peut pas me demander avant même que je n’agisse d’évaluer les consé-
quences de mon action sur l’ensemble du collectif affectée par celle-ci.
Mais ces arguments ont leurs limites. En effet, si le fait de payer le
prix pour un bien privatif équivaut au sacrifice de ce bien de la part
d’un tiers, il faut se demander jusqu’où le bénéfice pour l’ensemble (de
la société libérale) de cacher ce tiers sous un voile d’ignorance peut
servir à maintenir la stabilité de cette société ; et ce d’autant plus,
qu’il est concrètement possible de lever ce voile.
Car il y a voile et voile. Il y a le voile fonctionnel, relatif par exemple
à la répartition des revenus et des richesses. Jusqu’où est-il nécessaire
de connaître le le coefficient de Gini, et à partir de quel seuil la situa-
tion devient-elle intolérable ? Même si ces questions ne sont pas empi-
riquement décidables, le seul fait de les formuler engage un processus
politique qui poserait la question du voile dans des termes clairs d’une
[16] En effet, ce tiers n’est pas seulement un acteur individuel, il peut aussi bien être une
foule d’acteurs que des ressources « libres » auxquelles le fait d’attribuer un prix n’ôterait
pas leur caractère de bien rival. Il en est ainsi de l’environnement, de nations contraintes
à accepter des terms of trade usuraires, des « biens futurs » dont les générations à venir
viendraient à manquer etc.
[17] De surcroît, il est possible de lever ce voile. Point n’est besoin d’une comptabilité intégrale
qui calculerait le solde de toutes les actions, visibles et invisibles, mais de la simple indi-
cation – dont l’apprentissage ne nécessiterait pas des mesures éducatives compliquées –
qu’en situation de rivalité le jeu à somme positive se solde toujours par un « tiers payant ».
[18] On laisse cette question à la discrétion du lecteur, comme une sorte de devoir à la maison.
[19] Comme on sait, l’espace public bourgeois trouve son origine dans un ensemble de lieux
que partagent les « honnêtes gens » pour débattre de littérature, de théâtre, des arts en
général, pour migrer assez rapidement vers des enjeux sociaux et politiques et trouver
son expression dans des postilles, des samizdats, des journaux, des essais publiés anony
mement, mettant tous en cause l’absolutisme politique et théologique et revendiquant une
plus grande participation de la bourgeoisie aux affaires publiques.
gie des savoirs et où des accords sont négociés, le plus souvent dans
la difficulté. S’y affrontent arguments et contre-arguments, et c’est le
meilleur qui l’importe sans que n’interviennent des jeux de pouvoir.
Il y a différents modes de savoir ; la modernité capitaliste en a
privilégié un, sur lequel nous allons revenir dans le dernier chapitre.
C’est le savoir monétaire sous la forme d’un système de prix20.
L’Europe (CC)
Les entités supranationales comme l’Europe sont elles aussi des
synergies qui auraient été impensables voici un siècle encore. Les
discussions passablement oiseuses sur l’euro- et la bureaucratie euro-
péennes passent sous silence les immenses avantages que de telles
synergies pourraient déployer. Si la « loi » de Ricardo a très vite éclairé
les esprits du libre-échange, il fallut plusieurs siècles encore, pour
que naisse l’idée du cosmopolitisme ou de ses avatars que sont les
multiples alliances entre États-nations. D’abord présentées comme
ultime rempart à la guerre, reprises ensuite par des considérations
économiques, ces alliances sont pourtant de véritables échanges à
somme positive où le tiers exclu apparaît dans toute sa nudité.
Si les débuts du droit naturel entendent faire la distinction entre
guerre juste et guerre injuste, la formation du nouveau champ séman-
tique va faire apparaître la guerre comme le stéréotype le plus accom-
pli de ce qu’est un jeu à somme nulle, non seulement dans toute son
inutile cruauté, mais aussi dans sa stupidité sans nom. C’est en effet
cela le concept même de la stupidité : pratiquer un jeu à somme nulle,
alors qu’un jeu à somme positive serait possible ; recourir au média
du pouvoir, alors que le savoir ferait meilleur office. Évidemment, le
premier peut se faire sans beaucoup réfléchir, alors que le second est
souvent une opération cognitivement exténuante21.
Pour que l’idée d’Europe et d’entités supranationales fût comprise
comme un jeu à somme positive et ce jeu déployé dans toute sa force, il
[20] C’est à partir de là que l’on peut reparler de la conception des « modernités multiples ».
Car il y a une multiplicité des savoirs qui naissent avec les Temps modernes. Si l’argent
est un média extrêmement efficace pour des organismes de très grande taille – du type de
la Grande société dont nous a parlé Hayek dans son « économie de la connaissance » – rien
ne nous force à prendre cette taille pour acquise et de s’imaginer que la décentralisation,
entre autres vertus, peut permettre l’éclosion de nouveaux savoirs.
[21] Il en est de même pour un autre avatar traditionnaliste, la torture. Elle consiste à amoin-
drir physiquement le torturé pour rehausser celui au nom de qui il est torturé. La loi se fait
ici par imposition, non par négociation ; elle est stupide, car elle ne prend pas en compte
les conséquences de cette action. L’inhumanité est toujours stupide.
eût fallu qu’on sache ce que représente un tel jeu ; ce qui est loin d’être
le cas. Aujourd’hui encore. On se contente le plus souvent de vanter les
mérites du multiculturalisme, des échanges interculturels, si ce n’est
d’accords multilatéraux. Ces étiquettes sont évidentes, mais une fois
encore ces évidences empêchent de penser le fond du phénomène. Ce
fond est loin d’être économique, comme si l’Europe se résumait à des
économies d’échelle et des regroupements productifs, comme c’est le
cas avec Airbus Industries. Comme dans toute assemblée politique,
dès l’aube de l’espace public en Europe, c’est l’art du compromis qui
caractérise ce type de jeu. L’élaboration d’un compromis heureux est
sur ce plan-là le même stéréotype pour le jeu à somme positive que l’est
la guerre pour le jeu à somme nulle. C’est une lente et difficile élabo-
ration qui demande, outre son lot d’informations, d’art de l’argumenta-
tion et de la persuasion, de s’exercer à la réciprocité des perspectives,
de voir la position de l’un avec les yeux de l’autre et inversement22.
On sait à présent que le jeu à somme positive est la règle générale à
laquelle tous les biens symboliques (et relationnels) sont soumis. C’est
là leur mode d’allocation privilégié. L’Europe regorge de tels biens.
Que ce soit dans la culture, la recherche, les sciences, les coutumes, les
arts de vivre ou même la gastronomie, elle représente une émergence
de second type, de celle où l’élément de base est contenu (aufgehoben)
dans la totalité qui s’est formée. Son originalité réside dans cette
double nature : d’être à la fois un ensemble supranational en devenir,
mais de sauvegarder l’identité de ses composantes à l’intérieur de
cet ensemble. L’Europe n’est ici que prise comme exemple ; il serait
loisible d’en indiquer d’autres, si très généralement la raison politique
ne les rabattait à de simples considérations économiques agrémen-
tées d’ornements multiculturels. Il est évident que l’argumentation
(et la compréhension) de ces synergies supranationales prendraient
un autre tour, si derrière ces discours de façade, ces discours fatigués,
on finissait par comprendre leur véritable nature. On proposera donc
une manière différente de lire les relations internationales ; d’abord
comme une émergence de second type, puis en y appliquant les calculs
d’externalités que nous présentons ici.
Nature anthropocénique (CN)
Si les trois premiers rapports nous révèlent des externalités posi-
tives et une forte homologie, les rapports (CN) et (HN), par contre,
[24] Mark Alizart (2015) va même jusqu’à en faire, notamment en partant du méthodisme, une
lointaine origine de la culture postmoderne. La multiplication de ces « secondes venues »
du Christ tout au long du XXe siècle est certainement aussi une conséquence de la « télé-
évangélisation » qui, comme l’effet Gutenberg des métiers d’impression, a été un puissant
message tout au long de ce siècle.
[25] On rapporte cette question terrible que le philosophe roumain, maître de l’École de Paltinis,
Constantin Noica, posait à l’impétrant qui voulait profiter de ses lumières : Quelle est ton
idée ? Sans généralement recevoir de réponse.
maïeute d’une autre idée. Ce n’est donc pas tant la curiosité théorique
qui caractérise la modernité, comme le pensait encore Blumenberg,
c’est l’émulation des idées, l’intense travail d’idées qui se provoquent,
se traversent et se combinent.
Il en est de même en musique, où la polyphonie se forme dans le
creuset de voix discordantes qui trouvent peu à peu une unité émer-
gente. L’homologie est au principe même de la symphonie. Toutes les
autres musiques du monde sont des monodies simples ou complexes,
qui tissent une trame à partir d’un thème, d’un ostinato, d’une suite
harmonique qui évoluent discrètement tout en complexifiant les
rythmes, en fragmentant l’idée de départ dans une scansion obsé-
dante. Rien de tel quand se forme la musique moderne. S’impose alors
le rythme binaire, comme l’a bien remarqué Bockelmann. Non qu’il
soit la conséquence d’une nouvelle synthèse sociale déterminée par
la logique monétaire, comme il voudrait l’expliquer, mais comme une
structure d’ordre qui se fait selon le schéma de l’appel et de la réponse.
Car la nouvelle grammaire sociale repose sur une synallagmatique
exigeante : c’est l’équilibre séquentiel qui fait correspondre à chaque
coup un contrecoup, à chaque action une réaction, à chaque don un
contre-don. Alors que dans la grammaire ancienne l’équilibre se fai-
sait dans le temps et selon une temporalité propre sur laquelle les
acteurs n’avaient pas prise, dans la nouvelle grammaire les échanges
se font coup sur coup. On donne et on n’attend pas qu’il vous soit
rendu ; au contraire, on ne donne qu’à partir du moment où ce qui
vous sera rendu peut être anticipé. À la complexité des temporalités
d’antan correspond une binarité élémentaire. Mais cette binarité est
riche d’émergences nouvelles. Car le fait d’anticiper, c’est-à-dire de se
mettre dans la position d’autrui, nous fait voir notre action du dehors,
elle nous fait considérer la réaction d’autrui comme une action que
nous initierions à notre tour, tout en sachant qu’autrui fera de même.
La simplicité de ce rythme binaire ne demande pas la patience et le
fatalisme des anciens échanges, mais nous demande un réel effort de
pensée en situation qui n’admet qu’un temps de réponse relativement
bref. En effet, l’opportunité qu’est l’idée, l’action, le profit d’autrui se
fait en situation de concurrence ; nous ne pouvons pas marchander
longuement, tergiverser, couper les cheveux en quatre. Très vite se
trouvera un tiers qui aura réagi plus vite que nous, et l’opportunité
aura disparu. Le « tac » qui, dans le rythme binaire, répond au « tic »,
si vous nous permettez ce jeu de mots, doit se faire du tac au tac. Le
bon concertiste n’est pas seulement celui qui maîtrise son instrument,
mais qui le considère comme une réponse aux autres. C’est dans cet
esprit que la polyphonie moderne s’est formée et a mené aux prodiges
musicaux que nous connaissons.
C’est là l’externalité positive la plus puissante du régime moderne.
Conclusion
L’imposture synergétique a laissé son lot de tiers exclus dont cer-
tains menacent la survie de l’espèce. Il ne faudrait surtout pas croire
que les « augmentations » que nous venons de rapporter compensent
les dégâts commis et les risques à venir. Tout juste sont-elles des
exemples d’une méthode comptable qui entend mieux rendre justice
de la nouvelle synthèse sociale qui s’est mise en place au XVIIe siècle.
Mais au-delà de ces considérations élémentaires, c’est la figure de
l’enrichissement mutuel qu’il s’agit de questionner, et de souligner à
quel point cette figure est solidaire du projet de la modernité. C’est
elle qui va reconfigurer notre conception du contrat, à la fois social
et juridique ; c’est elle qui va replacer l’individu dans la société selon
des liens dont il n’a jamais fait l’expérience ; et c’est elle encore qui va
façonner une forme inédite de société lancée sur une transformation
et une accumulation permanentes. On peut bien entendu dénoncer
ces propos comme de pures généralisations, de vains exercices intel-
lectuels qui ne valent pas le fameux quart de peine évoqué jadis par
Durkheim ; oui, si n’était toutefois la difficulté de penser sérieusement
cette figure une fois le voile levé sur ses conceptions les plus banales.
Car cet enrichissement mutuel n’est pas un simple échange entre
deux partenaires qui trouveraient un usage plus enrichissant d’un
bien qu’ils posséderaient en trop. Non, il s’agit là d’une émergence
sociale propre à une période spécifique de l’humanité qui en marque
la logique et le destin.
La notion de synergie utilisée par les praticiens du management
s’arrête généralement à l’équation 1 + 1 = 3. Les acteurs (ou les
actants) échangent un surplus, un bien ou une compétence, et comme
ce qu’ils cèdent a pour eux (subjectivement) moins de valeur que ce
qu’ils reçoivent et réciproquement, ils réalisent un enrichissement net,
tout en demeurant en dehors d’une forme sociale émergente. Un tel
cas de figure n’est pas d’un grand intérêt sociologique, puisque de tels
échanges peuvent se produire dans n’importe quelle société. C’est pour
cette raison que nous avons débuté ce chapitre en évoquant la notion
d’émergence. En effet, l’échange à somme positive peut se pratiquer
de manière sporadique et spontanée, sans qu’il y ait effet de société,
C e n’est sans doute pas par hasard, si les deux principaux auteurs
sur lesquels s’appuie Anthony Giddens dans la synthèse de sa socio-
logie générale de la modernité, The Consequences of Modernity
(1990), sont Georg Simmel et John Maynard Keynes. Giddens, tout
comme son prédécesseur allemand, s’accordent sur un point au moins1 :
que pour accéder au cœur du projet moderne, il fallait en référer
à l’argent. L’argent, selon lui, introduit deux changements majeurs
par rapport aux mondes traditionnels : 1° il permet l’ajournement du
paiement, du règlement, et par extension : de la réalité – en cela, il suit
les intuitions de Keynes ; 2° il donne lieu à des relations à distance,
qui nécessitent l’établissement d’une confiance, et, par extension, de
systèmes-experts. C’est une déduction qu’il obtient à partir de Simmel.
La structuration sociale, selon Giddens, est l’instauration d’un nou-
veau régime spatio-temporel. Sur ce point on peut le suivre sans dis-
cussion. Le régime moderne résulterait donc d’un double déplacement
dans l’espace et le temps. L’argent permet d’attendre ; d’attendre son
tour : d’attendre que d’autres se servent avant nous ; d’attendre que se
présente une bonne opportunité ; et surtout : il nous sert à attendre
avec patience, à ne pas user de violence pour forcer son tour. Keynes
[1] Alors même que les deux auteurs ne sauraient être plus différents. Giddens est le der-
nier « systématiste » en sociologie, à faire une « suprême-théorie » de la modernité tardive,
comme Parsons l’avait fait pour la modernité triomphante. Pour asseoir sa synthèse, sa
théorie de la structuration sociale, Giddens avait fait une critique en règle des principaux
fondateurs de la sociologie (Marx, Durkheim, Weber, Veblen, Parsons, etc.), mais il en
avait soigneusement éloigné Simmel. Ce qui fait dire à Stjepan Metrovic : « Simmel est
dévastateur pour la pensée de Giddens. C’est pour cette raison qu’il l’ignore » (1998, p. 213).
Il s’en sert, certes, pour l’aspect « prolongement des chaînes causales » de l’argent, mais en
prenant bien soin d’ignorer ce que Mestrovic appelle la « sociologie sauvage » de Simmel,
c’est-à-dire son aspect vitaliste et nietzschéen.
avait bien mentionné que l’argent est un pont qui se tend entre le
présent et l’avenir. Non seulement, il libère de la captation immédiate,
mais il permet d’envisager l’avenir de manière sereine ou (si on n’en
a pas) non. Voilà pour le temps. De même, en empruntant certaines
observations faites par Simmel, Giddens remarque que par le biais de
l’allongement des chaînes d’action se produisait également un dépla-
cement dans l’espace dont l’argent était à nouveau le principal agent.
L’argent permet ainsi de déléguer, de commander à distance, de ne pas
se soucier qui fait quoi dans l’acheminement d’un bien et sous quelles
conditions ces biens étaient produits, etc.
Bref, nous suivrons Giddens sur ce plan-là. Mais si Giddens par-
vient à faire une « suprême-théorie » de la modernité tardive, c’est
au prix de simplifications excessives et du refoulement d’un certain
nombre d’ambivalences. Nous n’entendons pas en faire la critique ici.
Nous ne le suivrons pas, cependant, par son insensibilité quant aux
événements de 1972-1973. L’argent est peut-être la clé pour pénétrer
le complexe moderne, mais sa portée va plus loin que Giddens ne le
suppose. Si Giddens croit donc pouvoir indiquer les conséquences de
la modernité, c’est au prix d’un certain nombre d’inconséquences de
la théorie qui viendront à leur tour éclairer d’un jour nouveau les
inconséquences de ladite période.
Le problème qui s’était posé à la fin du chapitre 4 (« Une période
de seuil : la Grande transformation II ») revenait à chercher le déno-
minateur commun le moins abstrait possible du plus grand nombre
d’événements survenus pendant cette période. Ce dénominateur est
l’argent. Non, l’argent en général, comme l’entend Giddens dans une
trop grande abstraction, mais l’argent-médium tel qu’il a été porté
par l’échange à somme positive depuis le début du XVIIe siècle. Et
cette régularité qui affecte son devenir : à mesure que ce jeu déploie
sa grammaire (qu’il structure l’ensemble des relations du pentagone),
l’argent devient invisible. Et du coup, comme toute métanoia qui se
respecte, efface les traces, de soi-même et de son devenir.
Comme presque tous les processus évolutionnaires, le départ d’un
tel processus est d’une grande simplicité ; ce sont ses conséquences
qui sont complexes ; et elles le sont, parce que les deux ingrédients
de départ, l’argent et l’échange, deviennent invisibles. L’échange à
somme positive, en devenant une surévidence, une forme de pensée
qui rend cohérente une contradiction performative, par le moyen de ce
que nous nommerons ici hyperfétichisme, et l’argent, en invisibilisant
sa substance.
[2] En France, des travaux empiriques sur cette financiarisation de la vie quotidienne ont été
entrepris par un groupe de sociologues à partir des années 2000, notamment autour Jeanne
Lazarus (2012, 2015) et de Laure Lacan (2013, 2015), en pointant le rôle « pédagogique » des
banques dans la vie quotidienne des Français. Il est nécessaire aujourd’hui que les socio-
logues entrent dans les capillarités du rapport entre vie domestique et domaine financier
en raison du fait qu’un nombre de plus en plus important d’usagers ne parviennent plus
à objectiver ce rapport, alors même que les conséquences de cette financiarisation se font
de plus en plus lourdes pour leur présent et (surtout) leur avenir.
[3] Alors qu’aucune des analyses concurrentes, si toutefois elle s’est penchée avec attention sur
cette période, n’est capable de mettre une telle diversité sous un dénominateur commun.
[4] L’indifférence est passive, elle invite à laisser faire, alors que la non-différence, à l’instar
du poncif derridien de différance est un obstacle ou un déni actif de distinction.
[5] L’affaiblissement constaté par certaines enquêtes américaines (Putnam 2001, McPherson
2006, Wang et Wellman 2010, Brashears 2011) sur le plan des liens de socialité primaire,
le développement exponentiel des liens de socialité tertiaire sur les réseaux sociaux –
notamment leur fragilité et leur caractère éphémère et spectral – peut expliquer le phéno-
mène de « surimplication » (Lourau 1990, Nicolas-Le Strat 1994) ou de surinvestissement
affectif dans ce qu’il reste comme liens primaires. Ce surinvestissement affecte à la fois les
relations de couple, appelées à compenser les déficits relationnels dans la vie quotidienne,
mais aussi les relations aux enfants, aux amis et même aux animaux domestiques. Cette
« fusionnalité » peut prendre des tours pathogènes quand les critères de normalité tendent
eux aussi à être relativisés.
[6] On doit ce terme à l’important sociologue allemand, grand spécialiste de Max Weber, Stefan
Breuer, qui, dans sa thèse Die Krise der Revolutionstheorie (1977), en critiquant l’idéologie
laboriste de Herbert Marcuse, a souligné à quel point le travail était surestimé comme
vecteur d’identification et d’intégration sociale. À sa place, il convenait de penser une
identification/intégration par défaut qu’il a appelée processus de socialisation négative.
système social dans lequel il est engagé en tirera lui aussi le sien (H+,
S+). L’expansion du système reposera aux yeux de l’individu sur sa
conformité à concrétiser cette logique. Et c’est bien pourquoi il y a lieu
de parler de normes objectives, c’est-à-dire des normes selon lesquelles
le système fonctionne effectivement et que l’individu adopte à son tour
comme raisons suffisantes justifiant du choix de son action. Certes,
le cadre de cette logique sera toujours balisé par des sanctions, mais
leur caractère ne sera plus que purement régulatif, visant à classer
par exemple les individus selon leur efficacité au gain, ou à discriminer
comme parasites ceux qui ne se plieraient pas à cette logique. Mais ces
sanctions ne seront plus objectives en ce sens qu’elles permettraient
un rapport réflexif aux normes, puisque pour qu’il y ait réflexivité,
il faut que ces normes constituent des obstacles que l’individu aurait
à surmonter lors de la socialisation traditionnelle. Dans le processus
de socialisation négative, l’individu s’incorpore ou se coule dans ces
normes qui ne lui apparaîtront plus comme des obstacles, mais comme
des guides de son action. C’est donc par mimétisme normatif que se fera
cette socialisation, un mimétisme où la croyance se sera substituée à
la réflexion. Car tel est le pari pascalien devant lequel se trouve l’indi-
vidu moderne : faute de pouvoir objectiver cette logique qui anime le
système, il sera toujours moins risqué de s’y conformer que d’adopter
des critères d’action qui lui seraient étrangers et qui demanderaient
au préalable que cette logique fût dévoilée. Cette nouvelle religiosité a
pour nom le fétichisme, c’est-à-dire l’illusion de naturalité d’un système
entièrement artificiel. D’où la naïveté de croire que l’espace public pour-
rait servir de contre-pouvoir ou, à tout le moins, d’instance réflexive.
Tant que la logique sociale à l’œuvre dans ce type de société n’aura pas
été mise en évidence, le pouvoir délibératif tant prisé par les tenants
du modernisme réflexif restera superficiel, pire même : on pourra le
faire valoir comme une instance d’opposition et faire croire qu’en adop-
tant une éthique discursive, une amélioration – à défaut de convoquer
ce « gros mot » d’émancipation – demeure encore possible. Dans cette
même déduction des « pathologies » modernes (il faut prendre la mesure
de l’inanité de ce terme), dont le marxisme fit le panégyrique en les
rapportant au monde de la production et non de la circulation, il entre
évidemment l’aliénation et la réification du rapport sujet/objet lui-même,
et plus particulièrement du rapport entre acteur, instrument et produit
du travail. La méthode d’investigation consisterait donc à « déduire »
ou à transposer les pathologies et les chances du système capitaliste
moderne de la sphère de la production à la sphère de la circulation.
[7] Il suffit de voir avec quelle facilité l’idée d’une société gérée comme une entreprise est
passée dans les esprits et les pratiques institutionnelles sous le régime Macron. C’est
une banalité de dire que le Président y est devenu en quelques mois seulement un CEO
de société qui, sous les ors de la République, applique les formules d’un management
énergique et autoritaire.
[8] Voir les travaux de Voss et Pongratz (1998) et surtout de Bröckling (2007) qui reprend,
comme de nombreux auteurs français, notamment Dardot et Laval (2009, p. 402-456),
l’idée foucaldienne du « gouvernement de soi ».
[9] Nous nous inscrivons souvent en faux contre les exercices épistémiques menés par Michel
Foucault ; et cela en raison de l’espèce d’irradiation fascinée qu’il a exercé sur l’intelligent-
sia de la fin du siècle dernier et que la publication de ses cours a puissamment relayée
jusqu’à récemment. Non seulement, comme nous l’indiquions déjà, il n’a pas remarqué la
formation du champ sémantique de l’échange dans le chapitre de Les Mots et les choses
qui lui fut consacré, mais, dans le style flamboyant qui le caractérise, il a trop souvent
troqué les effets d’annonce et les propos allusifs contre une analyse rigoureuse que l’objet
de son travail et ses visées ambitieuses auraient réclamés.
[10] Dans sa théorie de la résistance ordinaire, Michelle Dobré (2002) ne s’appuie précisément
pas sur ce supposé fonds réflexif. Comme ne cessait de le dire Ernest Gellner, toute cette
agitation autour de la figure de l’homo œconomicus censé optimiser son rapport input/out-
put avec ses divers capitaux, alors qu’il ne fait rien d’autre que d’essayer de ne pas perdre
la face et se dépatouiller avec les vicissitudes de la vie, toute cette agitation est vaine et
occulte précisément l’espèce d’art et de malice du détournement, ces « arts de faire » sur
lesquels repose l’argument de Dobré.
[11] Schmitt est probablement l’économiste français le plus influent de la seconde moitié du
XXe siècle. Son ouvrage, Monnaie, salaires et profits (1966) pose les bases de l’hétérodoxie
macroéconomique française à partir d’une reconsidération de la nature de la monnaie.
Celle-ci n’est pas un bien parmi d’autres (une marchandise) mais un principe de circula-
tion, créé par le secteur bancaire et enrichi par le secteur de l’économie réelle. Les travaux
actuels sur la souveraineté monétaire (Michel Aglietta, André Orléan, etc.) seraient impen-
sables sans le déclenchement de la question de la nature de la monnaie initié par Schmitt.
qui se pose à cet égard est de savoir si l’argent peut être considéré non
pas comme un média généralisé de communication parmi d’autres, tel
que le conçoivent Talcott Parsons ou Niklas Luhmann, mais comme
le média généralisé, reléguant les autres médias (pouvoir, vérité, pas-
sion, etc.) à un statut secondaire12. Il s’agirait donc de hiérarchiser ces
médias. Pour certains, cela ne fait aucun doute. Soit ils appartiennent
à des sous-systèmes fermés sur eux-mêmes ou centripètes, comme les
relations amoureuses, soit ils peuvent être convertis dans le média
monétaire, comme c’est le cas pour l’art ou la science. Certes, la diffé-
rence entre le coût et la beauté d’une œuvre d’art ne saurait être niée,
mais il serait naïf de penser que sa beauté n’est pour rien dans son
prix et que la conversion inverse n’affecte pas sa beauté. Il en est de
même avec d’autres sous-systèmes. Il y a donc de fortes chances que
les relations entre sous-systèmes puissent être plus facilement codées
selon le médium monétaire et qu’il serve mieux de dénominateur
commun qu’un autre médium, même si, comme l’avait dit Simmel, il
y entre une part de « déclassement ». Le seul média concurrent est le
pouvoir. Et c’est sur ce point qu’il faut clarifier les choses.
Les sociétés traditionnelles nous apprennent que même appuyées
sur une transcendance forte, un ordre social stable ne pouvait se réa-
liser sur la longue durée qu’avec un investissement sans cesse crois-
sant dans des structures de pouvoir. Certes, certaines de ces sociétés
– notamment l’Empire chinois – ont pu perdurer jusqu’à huit siècles
durant, mais c’est au prix d’un système de pouvoir extrêmement
complexequi engloutissait une grande partie des plus-values produites.
Les quatre facteurs requis pour assurer un ordre traditionnel stable
sont : la transcendance comme instance de légitimation, la taille du col-
lectif, la réalisation d’une plus-value économique et le pouvoir comme
médium de domination. Si une taille critique du collectif était dépas-
sée ou si se produisait une crise de transcendance, c’est la structure
de pouvoir avec ses institutions qui en assurait la régulation. Or, ces
institutions sont en soi économiquement stériles. Pour pouvoir fonc-
tionner, elles ont besoin d’une plus-value conséquente. L’extorsion de
cette plus-value se fait toujours au prix d’un accroissement des tensions
internes de ce collectif, qui va nécessiter un surcroît de pouvoir et ainsi
de suite. La « chance d’imposer sa propre volonté contre la volonté
[12] Luhmann (1997, p. 723) ne s’y était pas trompé. Déjà pour Parsons (1975, p. 94), son mentor
américain, « the primary model was money ». S’il y a bel et bien un médium directeur de
la modernité, un Leitmedium, c’est l’argent.
Le paradoxe de Jameson
À en juger par la production cinématographique de ces dernières
années, il serait semble-t-il plus facile de s’imaginer la fin du monde
que la fin du capitalisme ; plus facile de voir notre planète dévastée par
une ultime apocalypse, que de voir s’effondrer un système socio-éco-
nomique voué à l’auri sacra fames. À la limite, ce système survivrait
au dernier des Hommes, quitte à ne plus faire fonctionner que des
machines. Curieux paradoxe mis à jour par Fredric Jameson (1984),
un élève d’Erich Auerbach, auteur de nombreux ouvrages de critique
marxiste du postmodernisme que pour cette raison nous aimerions
nommer le paradoxe de Jameson. Curieuse conscience, en effet, que
ces flux qui se retrouvent à la fois sur nos écrans de cinéma et dans
nos certitudes floues sur un état du monde qui serait structurellement
ultrastable14 et existentiellement obsolète, mais surtout curieuse assu-
rance par rapport à ce système dont l’opinion commune toujours un
peu honteuse mais non moins tenace devrait s’avouer que s’il fallait
le recommencer, eh bien, on recommencerait15.
Faut-il avoir l’esprit dévoyé pour penser une temporalité aussi
absurde et une telle cécité face à la réalité des choses de ce monde !
Surtout, et c’est d’un skandalon effectif de la pensée qu’il s’agit, d’un
piège que nous inflige notre pensée elle-même, que cette ultrastabilité
qui nous rassure et nous distrait à la fois de cette obsolescence, d’une
image d’un capitalisme réellement existant qui ne serait que le double
ironique d’un socialisme réellement ayant réellement existé, mais qui
aurait compris les leçons de cette lourde parenthèse. La modernité
capitaliste n’a pas seulement profité de la chute du socialisme d’État
en se présentant comme seule alternative, seul choix, seule issue, mais
il a compris les vertus de l’obstination16.
[14] Dans notre lexique, se dit de l’état d’un système qui parvient non seulement à prévoir puis
intérioriser des crises de son environnement (hyperstabilité), mais à produire soi-même
des crises pour réduire encore son niveau de complexité. Si, comme l’ont montré Boltanski
et Chiappello (1999), le nouvel esprit du capitalisme peut être considéré comme hypers-
table, en musclant le langage managérial pour l’intégration de l’esprit de 68, il s’agit ici de
faire un pas de plus et de dire qu’à présent cet esprit est à même de provoquer des crises
susceptibles de le muscler mieux encore.
[15] L’élection de Donald Trump n’est pas seulement le fait de quelques red necks du fond des
Appalaches, mais s’est formée sur cette assurance que nous donne la métastabilité du sys-
tème capitaliste. Peu importe, semble-t-on dire, que le monde disparaisse, aussi longtemps
que ce système continuera de fonctionner, rien n’est définitivement perdu.
[16] Les thèses de Mark Fisher (2009) sur le réalisme capitaliste vont dans le sens d’une dia-
lectique désespérée qui tente de montrer que précisément au moment de sa plus grande
contraire. Si on persévère, c’est au nom d’une raison, durement acquise, alors que si on
s’obstine, c’est simplement dans cette pulsion risible de montrer qu’on a du caractère.
[20] Si bien que l’ignorance à peu près complète de la part des gouvernants de la nécessité d’un
abaissement considérable du temps de travail – Dominique Méda et Pierre Larrouturou
(2016) parlent d’un passage aux 32 heures, ce qui, vu la taille et la complexité des enjeux,
est certes finançable, mais pour le moins modeste – est plus à mettre sur le compte d’une
idéologie laboriste que sur celui d’un réalisme économique.
[21] Habermas, parlant de l’espace public, constate lui aussi un tel Strukturwandel. Il le situe
plus précocement au XIXe siècle, au moment où les forces créatives et émancipatrices
de cet espace se voient happées par les grands groupes de presse, par le lobbying, par la
professionnalisation et bureaucratisation du politique et par le marché du savoir, bref
par des structures autobloquantes qui viennent juguler puis corrompre le libre exercice
de l’expression de la pensée.
Si l’argent est une clé pour comprendre la modernité, c’est une clé
difficile à manier. Il suscite toujours une montée en généralité dans
une espèce de fausse métaphysique capable d’être adaptée à tout dis-
[23] C’est là, tout près du but, une subreption aux conséquences considérables, car catégorielles.
De quelle génération spontanée viendrait cet argent ? Si nous écartons d’emblée l’idée d’un
novum impromptu, d’une espèce de surgissement événementiel, dont une certaine pseudo-
sophie a fait les choux gras, le recours en termes de cristallisation n’est guère concluant.
Même si le début du XVIIe siècle voit se multiplier les places de marché, le marché en
général comme lieu de transactions, même si on voit naître les premières banques et les
bourses, même si sous l’afflux de l’or américain une relative prospérité s’installe après des
années de guerre et d’épidémie, un tel saut qualitatif n’est guère imaginable en termes
d’agrégation. Pourquoi à ce moment et en ces termes ? Au nom de quoi ? De qui ? Selon
quel mode ? À toutes ces questions, notre auteur allemand ne sait répondre que par des
hypostases supplémentaires.
[24] Il ne s’agit pas de troquer une explication génétique (an aval) contre une explication
généalogique (en amont des phénomènes). En bon dialecticien, Marx pointe les limites de
l’explication causale en insistant sur la détermination du tout, c’est-à-dire d’un phénomène
ayant atteint sa perfection, sur toute forme d’imputation causale.
[25] En ce sens, le présent ouvrage est en continuité directe avec notre précédent ouvrage
consacré à l’électronisation des moyens de paiement (Haesler 1995). On y a consigné
tout ce que notre enquête doit aux travaux de Simmel, notamment à la corrélation entre
invisibilisation, universalisation et « corticalisation » de l’argent qui sont venus relayer
des penseurs de l’argent aussi essentiels qu’Alfred Sohn-Rethel et Jean-Joseph Goux (la
notion de corticalisation est de lui).
[26] Marx insiste à juste titre sur le fait que cette transformation du bien en marchandise par
l’intermédiaire de l’argent n’affectait pas sa « valeur », mais sa « forme de valeur ».
[27] En effet, ce avec quoi le philosophe « public » américain Michael J. Sandel (2012) remplit
aujourd’hui des salles enthousiastes, à savoir la question « Si tout pouvait avoir un prix… »
(tout en se faisant honorer ses shows philosophiques de manière indécente), est un vieux
problème de phénoménologie marxiste (et simmélienne) dont Sandel n’a pas la moindre
idée.
à sa place. C’est ce qui fait dire à Simon Smelt (1980) que l’argent
moderne opère une « épochè inverse ». En matière d’argent, la réduction
phénoménologique n’est pas une méthode prescrite, comme le voulait
Husserl, c’est par l’argent lui-même que le monde phénoménal est
mis entre parenthèses. Certains, dont Alfred Sohn-Rethel, sont allés
jusqu’à voir dans l’apprentissage de cette abstractisation – que cet
apprentissage soit réalisé dans l’usage quotidien des choses ou qu’il se
fasse dans une société qui ne laisse à ses acteurs d’autre choix qu’un
tel abord des choses – le cadre du rationalisme moderne. En effet,
par le biais de cette abstractisation28, le monde acquiert une transpa-
rence géométrique qui nous permet de remplacer l’antique « chaîne des
étants » par un système numérique capable de vaincre la contingence
moderne. Si la multitude des choses et des événements qu’a produits
la modernité est impossible à « caser » dans une scala naturae, le
« système des prix » l’intègre parfaitement29. Mais pour ce faire, il est
nécessaire que l’esprit humain acquière un certain nombre de compé-
tences relatives à l’abstraction qui, toujours selon ces théoriciens post-
marxistes, finissent par en modifier la structure. Jean-Joseph Goux
(1989) et Serge Moscovici (1988, 1989) avaient, à ce propos, parlé de
corticalisation de l’argent, des décennies avant que les neurosciences
ne s’emparent du sujet30. Par corticalisation, ils entendent la formation
d’un curriculum cognitif discret qui, à la manière d’une conscience
collective de type durkheimien, ferait agir les individus selon des
règles et des contraintes dont ils ne sont pas conscients et dont l’argent
serait le grand programmateur. Goux et Moscovici suivent Simmel
eux aussi, en soulignant à quel point la discrétion de cet apprentissage
[28] On excusera ce néologisme inélégant. Mais si l’abstraction est un effort mental pour passer
du particulier au général, on nommera abstractisation les opérations autres que mentales
(techniques, esthétiques, juridiques) qui suspendent un usage concret par des routines
abstraites. Alors que le paiement (en numéraire) est de l’ordre de l’abstraction, toutes les
formes de transaction électronique relèvent de l’abstractisation. En d’autres termes : alors
que l’on peut re-tracer les termes de l’abstraction depuis ses origines, il est impossible de
le faire avec l’abstractisation.
[29] Dans l’ancienne scala, les vecteurs de rangement des étants étaient trop nombreux :
mesure, rang, statut, voisinage, famille d’étants – de telles contraintes atteignaient rapi-
dement leurs limites par rapport à la diversité des étants. Avec le « système des prix », ne
subsistait qu’un seul vecteur dont l’espace est proprement infini.
[30] On notera ce regain d’intérêt dans des publications actuelles : « The sheer ubiquity of
money – and the sheer profoundness of money’s presence in people’s lives – warrants the
question of How does money affect people ’ s mind , brain , and behavior ? This is a scientific
question that we have become fascinated with over the past couple of years, and this book
is the result of that fascination » (Bijleveld et Aarts 2013 p. 40).
[31] L’argument de Habermas n’est pas à prendre à la légère, mais il semble ignorer qu’aucun
système axiomatique ou conceptuel n’est entièrement clos sur lui-même ; qu’il présente
toujours des anomalies qui résultent de la perspective qu’adopte ce système pour s’observer
soi-même et se décrire. Que ce soit la folie, le processus (foucaldien) d’arraisonnement,
l’autocensure de la raison ou ses dérives bureaucratiques et techniques, tout cela n’est
pas pris en compte. Habermas semble être plus kantien que Kant lui-même, car à prendre
la raison dans ce registre exclusif – de ce que l’entendement permet seul de saisir et de
devoir se taire sur tout ce qui le déborde – il s’en tient une nouvelle fois à l’étroit îlot des
phénomènes dans une « pureté » de la pensée qui semble être revenue un siècle en arrière
auprès des derniers défenseurs de la doxa kantienne.
[32] Heureusement qu’il y a encore cette tare qu’est la marchandise pour exciter notre faculté
critique. On s’inscrira donc en faux contre la critique culturelle pour qui la marchandisation
est l’aboutissement des pathologies modernes. Elle est au contraire le reste de principe de
réalité qui nous permet d’éviter d’être aspirés dans la spirale des usages.
[33] Mis en exergue par Hartmut Böhme dans son ouvrage Fetischismus und Kultur (2006),
selon lequel la modernité est la culture de la généralisation du fétichisme. Ce qui se
[35] C’est ce qui fait dire à Michalis Lianos (2001) que ces dispositifs de sur- et de sous-veillance
sont certes des traçages plus ou moins coercitifs, mais qu’ils n’en procèdent pas moins
d’un ordre hautement désiré répondant à cette insécurité ontologique que nous évoquions
quelques lignes plus haut au sujet de Giddens. En analysant le mécanisme contrôleur du
ticket de métro, Lianos repère dans ce type de transactions des rapports sociaux qu’il dit
préconfigurés ; en d’autres termes, produits par un émetteur souverain dans son domaine
et qu’il suffit d’activer pour en jouir/subir l’usage.
[36] Sans les nommer tous, on reprend ici les principaux théorèmes produits par des penseurs
aussi divers que Fritz Heider (médium/forme), Niklas Luhmann (incertitude et complexité),
Elena Esposito (futur et futures), Ernst von Glasersfeld (constructivisme radical), Vilém
Flusser, Walter J. Ong (théorie des médias), etc.
[37] On n’y a pas assez insisté dans le chapitre 8 (« Un changement de grammaire sociale : de
l’échange à somme nulle à l’échange à somme positive »). En même temps que se formait
un secteur bancaire et boursier, la prohibition de l’usure n’était plus simplement contour-
née, mais purement simplement abandonnée. Benjamin Nelson (1949) en fait le principal
vecteur menant de la « tribal brotherhood » à l’« universal otherhood » (voir aussi les travaux
de Bartolomé Clavero à ce sujet [1996]).
Giffen, mais par le signal qu’il donne : s’il a pris de la valeur par le
passé, il est probable qu’il en prendra encore dans l’avenir. C’est la loi
des rendements croissants.
7) L’argent ne permet pas seulement la distanciation temporelle
(pouvoir attendre, remettre à plus tard, escompter sur l’avenir, etc.),
mais spatiale (agir à distance) et factuelle (refouler son désir d’objet).
Il permet d’attendre et de faire attendre ; il permet de déléguer les
coûts et les risques de ses contreparties et de déléguer sa jouissance,
comme c’est le cas avec tous les dispositifs interpassifs.
Ces lois monétaires ne sont pas des lois économiques. C’est pour
cette raison aussi que les banques ne sont pas des entreprises comme
les autres. Dans bien des cas, les lois monétaires sont contraires aux
lois économiques. Les lois et mécanismes économiques cherchent en
toute situation des solutions optimales en allouant de manière effi-
ciente des ressources que la science économique considère comme
rares par nature. Elles cherchent donc à établir des solutions d’équi-
libre en toute occasion. Les lois monétaires en sont l’exact contraire.
Elles poussent à la pléonexie ; elles externalisent des coûts dans le
temps et l’espace (tiers exclu contemporain, générations futures) ; elles
accordent des primes au plus rapide et au plus astucieux ; et, last but
not least, elles imposent une contrainte de croissance à laquelle même
une politique ultralibérale ne pourrait souscrire. Elles créent donc
en permanence des situations de déséquilibre, de dérégulation et de
mauvaise allocation. Libérer l’argent revient donc à libérer ces carac-
téristiques, ces « lois », qui sont à tout point de vue contraires à notre
entendement. Comme on l’a vu, c’est un (non-)objet (un bien hétérogène
qui cherche à devenir homogène, selon Bernard Schmitt) qui acquiert
de la valeur de manière purement fictive ; mais qui, une fois créé,
transforme les choses – dont il est le grand régulateur – de manière
à être chose lui-même, à être la réalité de ces choses qui, sans lui,
deviendraient fictives. C’est à chaque fois la même magie, ou plutôt
la même pseudo-magie, qui est à l’œuvre : dès que l’argent quitte son
rôle et qu’il devient réel, il instaure un constructivisme radical38. À
[38] À ce propos, dans son livre que nous avons cité (Eros and Magic in the Renaissance)
Couliano est d’avis que via les médias de masse, l’Occident est déjà pris dans la toile d’un
tel « filet érotique » (rete) manipulable. À la fin de son analyse du traité de Bruno sur le
pouvoir, il conclut ainsi : « Et puisque les relations entre les individus sont contrôlées par
des critères “érotiques” dans le sens le plus large de l’adjectif, la société humaine à tous
les niveaux n’est elle-même que de la magie à l’œuvre. Sans même en être conscient, tous
les êtres qui, en raison de la façon dont le monde est construit, se trouvent dans un lieu
[1] Cette résorption peut paraître lente, puisqu’à suivre Bourgeois-Gironde et Leiser (2010)
plus des trois-quarts de la population pense encore les rapports économiques comme des
rapports d’exploitation, c’est-à-dire des échanges à somme nulle. La part de vérité et la
part d’idéologie sont fluctuantes dans cette représentation, mais force nous est d’admettre
qu’il existe encore un socle considérable de valeurs, attitudes et représentations formé sur
le modèle de l’échange à somme nulle dans nos sociétés capitalistes avancées. Rien n’est
dit, néanmoins, de la synthèse sociale qui s’est mise en place à l’aube des Temps modernes,
et qui, elle, a entièrement et assez rapidement basculé dans le jeu nouveau.
[2] Les phénomènes de post-vérité, de fake news si ce n’est de mensonge pur et simple ont une
longue tradition en politique. On ne va pas retracer l’histoire de la « langue de bois » et,
comme le lecteur attentif pourrait s’y attendre, faire un historique des « discours de vérité »
dont le devenir-obscène aurait lui aussi son origine dans nos années de seuil. Le fait que
ce thème n’apparaisse dans toute sa clarté aujourd’hui seulement (2016-2017) est à voir
comme une saturation de l’espace public par une économie de l’attention, d’une part, et
de l’autre, par une algorithmisation des principales routines sociales.
[3] Face à l’irruption d’un nouveau régime socioculturel comme la modernité, Egon Friedell
(1929-1931, p. 479 sq) a distingué trois types de réactions : le déni, tel qu’il fut pratiqué
par les mouvements renaissants et ceux de la réforme ; l’habitualisation à la nouveauté,
comme le feront les Lumières ; et la résistance, comme ce sera le cas avec l’âge baroque.
Et comme, selon notre précepte de méthode, « jamais trois sans quatre » dans les systèmes
réflexifs, il faudrait lui ajouter l’anticipation.
[4] Cet article leur vaudra le prix Nobel. Les commentaires iront bon train. On n’en citera que les
plus remarquables : Robert C. Merton (1973) ; John C. Hull (1997) ; Peter Bernstein (1992) ;
Donald MacKenzie (2003) ; Donald MacKenzie et Yuval Millo (2003) ; Donald MacKenzie
(2006) ; George G. Szpiro (2011).
[5] Qu’il suffise de se faire une image du phénomène « Eckhart Tolle », ce guide spirituel qui
est reçu comme un nouveau messie du « laisser-aller », jusque dans les colonnes du blogue
de Paul Jorion, pour mesurer l’ampleur d’un tel « pouvoir ».
une traite tirée sur le futur dans une attitude de « c’est toujours ça de
pris » qui en dit long sur le capital dont on tire ces traites. L’épuisement
de l’avenir nous fait vivre le présent comme une option dont le cours
varie au gré des « catastrophes » du moment, des catastrophes nourries
à la seule économie qui vaille encore, celle de l’attention.
Le modèle de Black et Scholes a conduit tout droit à la crise des
subprimes. Telle est la thèse constructiviste défendue par le compa-
ratiste allemand Josef Vogl (2010). C’est là un facteur de seuil tout à
fait exceptionnel. Encore faut-il en comprendre l’ampleur. Que signifie
la transformation du futur en options présentes ? Quelles sont non
seulement ses conséquences économiques, mais les conséquences de
l’application de ce modèle à toute forme de « gestion du temps » ? Mais
surtout, quelles sont les conséquences de l’erreur manifeste du modèle,
mis en évidence par Appadurai, de traiter l’incertitude comme un
risque calculable ? Ce sont ces questions que nous aimerions esquisser
dans l’après-2008 dans les deux parties qui suivent. Elles ont, une fois
encore, trait à l’argent et trait à cet argent si particulier qui prend
son essor dans le petit seuil : à mesure qu’il devient créable à l’infini
et qu’il se dématérialise, il devient le médium prédominant de l’inté-
gration sociale de la modernité hard, l’agent de cette métastabilité
qui nous hante.
Hyperfétichisme
Georg Lukács
En faisant la synthèse de la théorie marxienne de l’aliénation avec
l’évocation du processus de rationalisation de la civilisation occidentale
telle que l’a formulée Max Weber, Lukács tire la vision d’un fétichisme
généralisé qui ne frapperait plus uniquement les prolétaires, mais
toutes les couches de la population. Il fait ainsi d’une pierre deux
coups : il garde intacte la téléologie marxienne (antagonisme capi-
tal/travail, lutte des classes, dictature du prolétariat, société sans
classes) en dépit de l’absence de suite révolutionnaire qui aurait dû
logiquement la ruiner ; et il explique cet ajournement de la révolu-
tion par des conditions apparemment objectives tout en indiquant
comment cet horizon peut être atteint. Cet élément objectif est la
conscience de classe, qui serait selon Lukács l’aboutissement inéluc-
table du processus de réification. En faisant la synthèse de Marx et
de Weber, Lukács croit détenir la formule d’un fétichisme général,
qui ferait du prolétariat et de la bourgeoisie les victimes du processus
Fétichisme et hyperfétichisme
Le problème est le suivant : l’effondrement des mondes tradition-
nels s’est fait par une substitution sémantique dont nous avons en
partie décrit les éléments. Nous poserons alors la question naïve :
Comment se fait-il alors qu’elle n’apparût nulle part ? Ni dans les dis-
cours juridiques, philosophiques, moraux ou esthétiques, ni même
dans les narrations littéraires. Cette transformation sémantique est
passée inaperçue. À la différence des autres changements séman-
tiques qui se soldent par des disputes, des controverses et des débats
argumentés, tout se passe comme si l’immersion dans un nouveau
monde sémantique effaçait jusqu’aux ultimes traces de l’ancien6. Or,
cette substitution est la transformation la plus radicale qui soit entre
mondes traditionnels et modernité. Alors que les autres transforma-
tions sémantiques de moindre ampleur sont conscientisées dans ces
débats, cette rupture radicale s’est faite dans une complète absence de
conscience. Rappelons sur quelle futilité stylistique la querelle entre
Anciens et Modernes s’est faite. Rappelons aussi, non pour en minorer
l’importance, mais souligner leur virulence, les débats sur la perspec-
tive, sur les mondes infinis, la nouvelle médecine, le chiffre zéro et bien
d’autres. Tous ces débats ont été vifs, et l’on pourrait presque dire que
leur vivacité avait été à la mesure de la futilité de leurs enjeux. C’est
comme pour les Deckerinnerungen de Freud, ces « souvenirs-écran »
qui mettent en avant une image anodine pour éclipser un traumatisme
originaire ; images anodines qu’il faut alors comprendre comme des
métonymies de ce traumatisme. Cela rappelle la figure de la conver-
sion que les Anciens avaient appelé metanoïa où une pensée nouvelle
n’est nouvelle que par l’absence de conscience de cette nouveauté et,
par conséquent, par l’absence de la conscience de la disparition de
l’ancienne. En vérité, il eût suffi de comparer les textes, les manières
de parler, de faire le droit, d’énoncer des propos politiques et écono-
miques, pour que se produisît aussitôt la conscience d’une rupture.
Il n’en fut rien. Il est quand même extraordinaire qu’il a fallu qu’au
détour d’une remarque sur le mercantilisme, Louis Dumont, près
de quatre siècles plus tard, mette pour la première fois le doigt sur
[6] Il nous faudrait une discipline particulière, contraire à la muséologie, qui consisterait à
étudier l’art de gommer le passé, d’en faire disparaître les traces, de désarchiver, bref un
traité d’oblivionisme. Par rapport aux livres qui sont déjà des fossiles dans un monde en
voie de défossilisation, les archives électroniques, par tout un travail de compression, de
miniaturisation et, in fine, d’interpassivisation ont commencé cette tâche impressionnante.
cette rupture, pour aussitôt la perdre de vue, et même que ses rares
commentateurs la perdissent ; et qu’un Foucault, qui allait consacrer
dans Les Mots et les choses des pages éblouissantes au changement
épistémique des régimes d’échange, n’en formule pas la moindre intui-
tion. L’auteur de ces lignes en a ressenti un trouble constant face à
ces élisions systématiques, un trouble qui lui fit penser qu’il s’agissait
d’une évidence trop grande pour encore être problématisée ; en somme,
qu’il enfonçait des portes ouvertes depuis quatre siècles et qu’il était
décidément trop facile de jouer les redresseurs de torts.
L’hypothèse pour tenter d’expliquer cette in-conscience passe par
l’argent comme médium ; l’argent qui, dans cette forme nouvelle, est à
la fois l’émanation directe de la grammaire du jeu à somme positive,
l’outil de sa prodigieuse contagion et, last but not least, le voile qui
permet d’en masquer l’action. On dira donc que toutes les critiques de
la modernité ont échoué non seulement en raison de la non-reconnais-
sance de cette grammaire, mais d’une analyse déficiente de l’argent.
L’argent moderne, tel qu’il se cristallise lors de la grande période
de seuil, est une émanation de la sémantique du jeu à somme posi-
tive et n’a de commun avec l’argent ancien que le nom. Certes, il en
garde les fonctions, mais il change radicalement de nature. D’outil,
il devient médium. D’instrument soumis à ses diverses fonctions, il
devient l’agent de la contagion capitaliste. Sans lui, l’échange à somme
positive serait resté la forme symbolique tel que Simmel le pensait
dans sa conception du progrès fonctionnel : une forme permettant une
meilleure allocation des ressources économiques et culturelles. Ç’aurait
été une voie différente qu’aurait prise la modernité, combinant et
tempérant le progrès économique avec et par le progrès culturel. Mais
l’Occident a pris une voie différente, elle a tout misé sur le progrès
économique, puis financier.
Que la nouvelle grammaire sociale n’ait pas été reconnue en tant
que telle n’est pas aussi rédhibitoire qu’on pourrait le penser, puisque
de nombreux phénomènes entrant dans cette classe furent amplement
théorisés ; espace public, démocratie, affinités des relations, différen-
ciation fonctionnelle et bien d’autres formes émergentes modernes se
ramènent en définitive à cette grammaire. On n’a simplement pas vu
le fil rouge qui les réunissait en une classe d’homologies et qui per-
mettait d’en comprendre le système. Certes, l’aspect contagieux de la
dynamique de l’Occident ne put être déchiffré, une méconnaissance
importante qui mena à des critiques et des analyses erronées sur la
situation de la modernité capitaliste ; mais, tout compte fait, on peut
[7] On va encore dire une grande banalité. Les économistes ne savent à peu près rien des enjeux
sociologiques qui animaient Simmel, alors que les sociologues ayant lu et compris Keynes
se comptent aussi sur les doigts d’une main. Faut-il alors s’étonner que leur enjeu commun
n’ait été reconnu que de manière superficielle, notamment par Giddens. Il ne suffit pas
d’associer l’argent de Simmel au nouveau cadre spatial des actions à distance et celui de
Keynes au cadre spatial temporel d’une défuturisation du futur, pour clore l’affaire. Il faut
une définition de l’argent comme médium doté de lois spécifiques, comme on l’a rappelé
dans le chapitre précédent.
[8] En dépit d’une érudition implacable et d’une véritable rage de vouloir comprendre le pouvoir
de l’argent, l’étonnant ouvrage de Karl-Heinz Brodbeck, Die Herrschaft des Geldes (2009)
(plus de 1600 pages en petits caractères) multiplie l’énoncé des carences catégorielles de
toute la guilde des penseurs de l’argent, sans toutefois parvenir à se détacher du cadre
aristotélicien et à saisir le rapport entre la nouvelle forme de circulation de la modernité
et le devenir-médium de l’argent.
[9] Enquête que nous ne pouvons développer ici. Il faudra se reporter au compendium que nous
sommes en train de rédiger dans le cadre de la Fondation Sunflower de Zurich.
[10] On rappellera les travaux robustes de Jeanne Lazarus (2012) et de Laure Lacan (2015).
des check-lists, des modes d’emploi, des routines, etc. De même, notre
environnement quotidien est de plus en plus soumis à ce régime des
choses ; nous agissons en suivant des polices et des routines qu’il faut
observer scrupuleusement. Et il nous faut être patients, il nous faut
attendre que les routines nous permettent de passer d’une étape à
l’autre, l’une après l’autre, ni trop vite, ni trop lentement. Il ne sau-
rait être question de sortir de ces routines et de se mettre à négocier,
comme on l’a évoqué plus haut. Ainsi se produit un déplacement au
sein de la norme universelle de réciprocité : de négociée, elle devient
« préconfigurée » (Lianos). Non qu’elle n’ait plus lieu et plus de lieu, elle
reste partie intégrante de tous les codes-source qui nous environnent.
Mais nous n’avons plus à la mettre en pratique, nous n’avons plus à
l’initier, à la maintenir et à la clore ; mais simplement à faire les gestes
idoines que nous prescrivent les différents modes d’emploi des objets en
usage autour de nous. La présentation des cartes de paiement n’en est
que l’expression épurée, en quelque sorte le modèle que l’on trouvera
dans tous les guichets qui nous font face jour après jour. De la pompe
à essence à l’arrestation d’un contrevenant, de l’inscription en fac à
la commande d’une pizza par téléphone, d’une réclamation auprès de
notre assurance à l’achat d’une antenne parabolique, de l’admission
aux urgences d’un hôpital à la commande d’une chambre d’hôtel – ce
n’est pas tant (l’antienne de) la dépersonnalisation qui importe ici,
mais l’unité de cette préconfiguration de toute transaction. Il n’y a
plus à discuter ; tout le monde est traité de la même manière (c’est
démocratique, eh ! oh !) ; il n’y a pas d’exceptions ni de dérogations
(eh !) ; une sécurité optimale est garantie (oh !) ; on y gagne du temps ;
on évite les malentendus ; l’opération est traçable ; les responsabilités
sont clairement établies, etc. – voici autant d’arguments probants qui
sont mis en avant pour vanter les avantages de ces nouveaux usages.
Il s’agit là d’une transformation majeure de nos manières de faire. Des
opérations les plus complexes aux gestes les plus simples, le monde
des usages croit nous faciliter la vie en la débitant en autant de modes
d’emploi. Toutes ces descriptions datent de plus de deux décennies
(Haesler 1995). Plus de deux décennies ont passé et rien ne vient
infirmer notre description. Bien au contraire.
Ajoutons deux exemples très concrets eux aussi : celui de l’affichage
et de la comptabilisation du prix d’une marchandise. Faire abstrac-
tion de la richesse phénoménale du bien que nous offrons, le fétichiser
jusqu’à ne plus voir en lui qu’une marchandise comme une autre, puis
procéder aux opérations d’évaluation contre ce que nous estimons être
son prix, puis recevoir en retour un objet sans utilité tout en nous fiant
à la promesse de son pouvoir d’achat. Cette manipulation de jetons
(tokens) n’est cependant qu’une étape vers une invisibilisation complète
– plutôt faut-il parler d’une an-esthésisation de l’opération de paiement,
car il est à présent facile de s’imaginer des techniques d’abstraction
toujours plus poussées. Les essais pratiqués aujourd’hui autour des
techniques de reconnaissance de l’iris ou du visage, en Chine notam-
ment, nous montrent leur efficacité11. À quoi correspond encore un
prix dans ce contexte ? Quelle conscience en avons-nous ? Quelle est
sa « vérité » ? L’essentiel n’est-il pas que le service ou le produit choisi
soit « saisi » par une borne qui transmet son information à un centre
de calcul ? Certes, individuellement, nous pouvons encore nous livrer à
un examen des prix, à leur comparaison, à leur commensuration. Mais
même à ce niveau, des doutes sont permis. Les étiquettes de prix ne
tendent-elles pas à devenir de plus en plus petites ; les usagers à perdre
peu à peu leurs compétences de calcul et de comparaison chiffrée ; et,
de toute manière, l’usage du paiement digital résorbant peu à peu la
conscience d’un sacrifice, l’attention accordée au prix n’est-elle pas
de plus en place marginale ? Nous n’allons pas nous lancer, une fois
de plus, dans une « analyse sauvage » d’enjeux qui réclameraient une
grande attention, mais il ne saurait faire de doute que cette acribie
marchande, telle qu’elle fut pratiquée pendant des siècles, ces calculs
d’apothicaires, cette méfiance vétilleuse, ce comptage pénible des sous,
cèdent peu à peu le pas devant une sorte de distinction qui prend ses
distances par rapport aux choses et aux autres.
Les usages sont des pratiques (aux choses, aux êtres et au monde)
où l’échange n’a plus lieu. Plutôt que de faire l’expérience d’une chose,
dans un rapport d’apprentissage, dans des heuristiques et maïeutiques
parfois douloureuses, on suit un mode d’emploi. L’expérience d’une
chose est un processus interactif, le mode d’emploi est strictement
transactionnel et itératif. Les modes d’emploi d’IKEA ont valeur de
paradigme. Pour s’être trompé, c’est-à-dire pour ne pas avoir suivi
les étapes rigoureuses d’un plan de montage, mais les avoir allègre-
ment « sautées » pendant presque trente ans, l’auteur de ces lignes
peut témoigner qu’il y a certes aussi un apprentissage à faire quand
on monte un fauteuil à bascule façon IKEA, mais c’est l’apprentissage
[11] Ainsi, certains musées chinois sont d’ores et déjà munis d’appareils de reconnaissance de
la forme du visage qui font qu’un visiteur, aussitôt reconnu, se voit ouvrir son compte en
banque et déduire le prix du billet, sans qu’il n’ait à faire autre chose que d’apparaître.
[12] On pense à l’ouvrage d’Antonio A. Casilli (2011) mais aussi à Sherry Turckle (2011 [2015])
et aux bibliothèques entières consacrées depuis une dizaine d’années à ce phénomène.
mots facile, on pourrait dire que ce n’est pas une logique du numé-
rique, mais une logique du numéraire.
Si la marchandise est un fétiche, nous pouvons dire que l’argent
constitue un hyperfétiche. L’hyperfétichisme n’est pas juste un peu
plus de fétichisme ou un fétichisme d’ordre supérieur, mais un saut
qualitatif par rapport au fétichisme classique de la marchandise, tel
qu’il fut théorisé par Marx. Le coup de génie de Marx, quand il avait
parlé de fétiche dans le premier tome du Capital, avait consisté à
transposer l’espèce de fascination collective portée par les sociétés
animistes à des objets consacrés, considérés comme détenant des pou-
voirs surnaturels, à l’objet-marchandise, tels qu’il ressortissait du
mode de production capitaliste-industriel. Ce n’est pas l’objet lui-même
qui venait le frapper, mais le travestissement qui le faisait changer
de nature. Le rapprochement entre le fétiche animiste et le fétiche
moderne n’a pourtant rien d’évident13. L’un est un objet « singularisé »
(Igor Kopytoff), l’autre un bien industriel de masse ; l’un est un bien
surdéterminé par des attributions sacrales, l’autre un bien profane,
sinon profané ; l’un est un bien collectif, l’autre un bien individuel – et
ainsi de suite. Le rapprochement ne s’imposait donc guère, sinon par
le geste métonymique faisant valoir pour toute une classe d’objets le
trait caractéristique d’objets singuliers.
Alors que le régime fétichiste (F) vit au moment de la marchandise
et la tient pour l’habit de toute chose, le régime hyperfétichiste (HF)
vit au moment de l’argent, mais ne le sait pas, si bien qu’il est dans
l’ignorance de l’habit de cette chose. Il s’agit donc d’un double habit,
un travestissement cognitif et quasi transcendantal venant clore, c’est-
à-dire rendre inaccessible, un travestissement formel. Retenons la
formule brève que nous venons d’évoquer : la marchandise est à l’argent
ce que le fétichisme est à l’hyperfétichisme : M : A = F : HF. On nous
dira que l’argent a presque toujours existé à côté de la marchandise,
qu’il en est en quelque sorte consubstantiel. C’est juste. Il reste que
depuis les années 1970, l’argent a changé et change encore de forme.
On s’attaque de front à sa matérialité. C’est pour nous l’événement
majeur qui fait de ces années des années de seuil. Il change de forme
de deux manières qui sont intimement liées : d’une part, l’argent se
dématérialise, devient invisible ; de l’autre il devient créable de plus
[13] La critique qu’Igor Kopytoff (1986) fait de Marx part de l’idée qu’un bien peut appartenir
à plusieurs cercles d’échange et donc prendre plusieurs formes de fétichisations. Ce qui
pour l’un est une marchandise peut être pour l’autre un bien singularisé, et inversement.
[14] S’il y avait un espoir, c’est de croire que la raison serait capable de crever le travestissement
des choses. Tout au long du XXe siècle, les « armes de la critique » ont fonctionné de telle
façon. De Rosa Luxembourg à Jürgen Habermas, il n’est guère que le soupçon de Theodor
W. Adorno qui est venu plomber cet « espérantisme » de la critique. Que la raison fût elle-
même « plombée », que ses armes fussent émoussées et donc que la prise de conscience ne
puisse pût plus se faire par un sursaut de volonté raisonnante, voilà qui fondait la radicalité
nihilisante d’Adorno et son pouvoir de séduction sur une génération qui allait bientôt se
retrouver dans le ghetto punk et/ou terroriste des années 1970. Derrière ce soupçon se
profile la figure d’Alfred Sohn-Rethel avec lequel il ne cessa d’échanger et dont l’influence
sur l’ouvrage tardif d’Adorno, Negative Dialektik, est amplement documentée.
Résumons :
Fétiche : Rapport au monde Refoulé Double refoulé
1. Échange
Échange marchand
Marchandise symbolique
2. Échange Échange
Usage (chrè-)
Argent marchand symbolique
[15] On cite quelques auteurs de ce courant de pensée, peu connu en France, tel qu’il a
émergé au début des années 1970, avec le recrutement (à 70 ans) d’Alfred Sohn-Rethel à
l’Universitéde Brême. Il est remarquable que presque tous ces auteurs n’aient écrit qu’un
seul ouvrage principal ; un ouvrage qui semble avoir épuisé leurs forces, et qui les a laissés
sans réserves pour poursuivre un raisonnement que chacun de ces auteurs considérait
comme affecté d’une impérieuse nécessité philosophique. Qu’il s’agisse du Geistige und
körperliche Arbeit de Sohn-Rethel, de Geld und Geist de Müller (1977) ou des thèses de
Christine Woesler de Panafieu (1978) ou de Klaus-Dieter Oetzel (1979), aujourd’hui lar-
gement oubliées, ce sont le plus souvent des livres qui semblent signaler une impasse ou
un épuisement – n’oublions pas la thèse française de Françoise Willmann (1994) qui, elle
aussi, est restée sans lendemain – si bien qu’au lieu de pointer les déficiences formelles du
projet sohn-réthelien lui-même, comme cela a été couramment fait dans les dures joutes
néomarxiennes allemandes (il suffit ici, pour s’en faire une petite idée, de suivre la guerre
de tranchées entre les groupes Krisis et Exit), il serait plus juste de constater la présence
d’un thème-limite, d’un thème d’une telle densité qu’on ne saurait convoquer qu’un seul
motif, celui du découragement et de l’épuisement. Outre des ouvrages récemment traduits
en français (2010, 2017), celui de 2015 muni d’une introduction bien informée d’Anselm
Jappé (2010), on peut se reporter à la recension de Pierre Rusch (2011), mais surtout
au long article de Sohn-Rethel publié dans la revue L’Homme et la société (1970), passé
complètement inaperçu dans tous ces débats.
[17] Les meilleures discussions de la théorie de la valeur et du fétichisme, si l’on excepte les
travaux d’Isaac Roubine, sont allemandes. La discussion allemande est la plus continue,
avec notamment les ouvrages de Werner Becker (1972), Konrad Lotter et al. (1984),
Dieter Wolf (2002), Hartmut Böhme (2006, chap. 3 : Der Warenfetischismus), Stephan
Grigat (2007). Pour une première lecture, la page wiki allemande est très claire : https://
de.wikipedia.org/wiki/Warenfetisch, plus explicite : https://kulturkritik.net/begriffe/begr_
txt.php?lex=warenfetisch. Sur le rapport ambigu entre Marx et Baudrillard, qui s’articule
précisément autour de la notion de fétiche, on peut consulter la conférence de François
L’Yvonnet à Nanking en 2012, lesinfluences.fr/Karl-Marx-vu-par-Jean-Baudrillard.html.
[18] Outre l’ouvrage de Robert Axelrod (1992 [1984]), on mentionnera Gintis (2000), et l’ouvrage
critique de Heap et Varoufakis (2004).
Métacritique de la marchandisation
Une grande partie des critiques du capitalisme « réellement exis-
tant » (Mark Fisher) s’articule autour de deux dénonciations que nous
tenons non seulement pour obsolètes et improductives, mais pour par-
ticulièrement contre-productives19. C’est la critique du processus de
marchandisation, où on déplore le devenir-marchandise des biens qui
ne s’y prêtent ni par nature ni par destination ; et la critique de la
vénalité – dont l’un des chantres, grassement rétribué, est le philo-
sophe américain Michael Sandel – qui dénonce pêle-mêle la soumission
des actes économiques à des rentabilités scandaleuses, la monétisa-
tion de valeurs « symboliques » et une comptabilisation croissante des
moindres faits et gestes dans nos mondes-de-vie. Nous verrons plus
loin pourquoi ces critiques nous semblent contre-productives. Pour
le moment, attardons-nous simplement à la critique en termes de
formes de circulation, telle qu’elle a été faite par le sociologue français
Jean Baudrillard. Soulignons-en d’abord un atavisme récurrent : alors
que le régime fétichiste, tel qu’il est critiqué par Baudrillard, vit au
moment de l’échange marchand et déplore l’échange symbolique du
passé, le régime hyperfétichiste actuel vit au moment des usages et
dans la nostalgie de l’échange marchand. Quant à l’échange sym-
bolique au sein du régime hyperfétichiste, loin d’être un ferment de
pratique subversive (on se souvient de la figure de la réversion plus
ou moins agonistique chez Baudrillard), il n’existe plus qu’à l’état de
trace muséalisée et discrète. Baudrillard a donc un train de retard,
du moins dans son ouvrage le plus important L’Échange symbolique
[19] À titre d’exemple, voici ce qu’écrit Maurice Mourrier (2017) au sujet de Michel Houellebecq :
« L’analyse quasi scientifique d’une société, la nôtre, presque tout entière vouée au culte
de la réussite matérielle, de l’argent mal gagné et néanmoins roi, au mépris correspon-
dant pour la culture désintéressée, l’amour non vénal, la recherche non immédiatement
rentable, Bernard Maris, tué à Charlie-Hebdo, en avait repéré et vanté la pertinence chez
Houellebecq dans un article que reprend L’Herne. Le spécialiste qu’était “Oncle Bernard”
considérait à juste titre qu’on citerait Houellebecq, plus tard, comme l’écrivain ayant le
mieux compris son temps, son matérialisme féroce, l’avidité sans limites des multina-
tionales de la production et des loisirs, la marchandisation du monde (dont le tourisme
sexuel constitue l’éclatante métaphore, et la réduction du prolétariat à une masse abou-
lique et abrutie, la résultante inévitable). » L’article, au demeurant excellent, entonne ce
discours que nous considérons non seulement comme convenu, mais comme dangereux,
de la dénonciation du fétichisme marchand. Il y a là un prêt-à-penser qui aurait dû depuis
longtemps déjà dû faire l’objet d’un débat. Ce discours, dans la mesure où il dissimule, par
l’imprécation d’un monde toujours plus féroce car toujours plus marchandisé, une menace
qui s’attaque à la base même de ce monde – qui n’en demeure pas moins civil – est lui-
même à considérer comme un travestissement, c’est-à-dire un fétiche.
[20] Dénoncer un « train de retard » à quarante années de distance peut sembler un argument
sans force, à la limite de l’obreption. Ce n’est pas l’ouvrage que nous incriminons, mais son
extraordinaire actualité qui témoigne bien au contraire de l’originalité et de la lucidité de
son auteur. C’est dire aussi la faiblesse de ses épigones qui n’ont cessé de graviter dans
son orbe. Notre critique, cela va sans dire, s’adresse aux épigones.
[21] À ce sujet, on rappellera les travaux de Charles Malamoud (1989).
La méthode de Bernie
La crise des subprimes est un aboutissement des années 1972-1973.
Elle ne se comprend que dans ce cadre. Rappelons notre cheminement
généalogique. Le cadre du « petit seuil » est contingent. Si l’horizon des
possibles se restreignait à chercher en direction du fil rouge des 40
événements qui émaillaient ce seuil, à savoir une synthèse sociale non
plus dominée par les « forces » du marché, mais par ceux de l’argent,
nous ignorions lequel de ses « jeux » allait s’imposer. Nous disions
qu’avec les années 1972-1973, nous accéderions à un destin irréver-
sible du capitalisme moderne. Mais la contingence ne se lit qu’à partir
d’une lecture en amont de l’histoire. Tout ce que nous savons c’est
que notre destin était lié à l’île artificielle que nous habitons et que
nous ne quitterons pas de sitôt. Nous ignorions quel scénario allait
l’emporter. Nous fûmes fixés le 12 décembre 2008, quand éclata le
scandale Madoff22.
Jusqu’à ce jour, la fraude mise en place par Madoff (et sa complice
Sonja Kohn), un tycoon de Wall Street, organisateur du NASDAQ,
propriétaire de l’un des plus grands fonds de placement du monde,
se monte à quelque 65 milliards de dollars (dont 18 non recouvrés à
ce jour). Madoff finira ses jours en prison, condamné en 2009 à 150
années prison. La fraude qu’il avait mise en scène était d’une simpli-
cité déconcertante. Fort de sa renommée et de la confiance qu’il avait
su bâtir dans le monde de la finance, il avait su drainer des sommes
vertigineuses en promettant à ses clients un taux de rendement avoi-
[22] On se basera sur le livre-témoignage de Diana B. Henriques (2011) duquel est tiré le film
HBO, The Wizard of Lies (2017). La page wikipédia en anglais fournit d’utiles informations.
[23] Madoff reste très flou sur cet aspect de son système. Fondée en 1960, la Bernard L. Madoff
Investment Securities LLC est d’abord une petite société de courtage de troisième ordre
reposant sur le soutien et le réseau d’amis de son beau-père, Saul Alpern. Sa véritable
envolée débute dans les 1970, et certains indices montrent que c’est à cette époque déjà qu’il
recourt à la technique pyramidale. Il le fait à la marge, quand ses options de placement
sont insuffisantes. Les années 1980 sont le véritable début de ce que nous nommerons un
« Ponzi pur ». C’est à cette époque aussi qu’il devient l’un des courtiers les plus en vue de
Wall Street, une position qu’il doit aussi au fait d’avoir cofondé le marché des NASDAQ.
La société de Ponzi
Dans notre ouvrage de 1995 (Haesler 1995), nous avions esquissé ce
que pouvait être l’impact de l’encartement sur la stratification sociale.
Qu’il existe tout un éventail de cartes avec des avantages divers, mais
surtout que ces avantages ne soient pas intégralement payés par les
bénéficiaires, mais par les porteurs de cartes plus basiques, était une
première indication pour une nouvelle forme d’inégalité sociale. On
imagine la créativité des émetteurs dans la valse de la concurrence.
[24] Il est facile de reconnaître en Madoff une victime expiatoire du système bancaire et assu-
rantiel américain. Car parallèlement à ses fraudes pyramidales, les géants de ces branches
avaient mis en place des produits dérivés sophistiqués adossés à des prêts hypothécaires
qui participaient à peu de chose près de la même logique que celle mise en place par Madoff,
mais à une échelle cent fois supérieure. Madoff était encore dans le domaine des milliards ;
Lehman Brothers, AIM, Fanny Mae (FNMA) se situent dans le domaine des billions C’est
là probablement que commence le domaine du too big to fail. À ce titre, on comparera The
Wizard of Lies avec un Bernie Madoff (Robert de Niro) roublard, mais minimalement
humain, avec le film Margin Call (2011) avec le visage impassible de Jeremy Irons qui,
lui, se sort de la fraude commise à son instigation par un sourire.
[25] À ce titre, le succès planétaire de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle
(2013), a valeur de symptôme. Sa remarquable collecte de données ne doit pas éluder la
modestie de la thèse qui le sous-tend ; à savoir la meilleure rentabilité des actifs financiers
par rapport aux fruits du travail humain, avec la figure du rentier qui peut, de surcroît,
accroître son patrimoine sans risques – et sans avoir à le justifier. Là où le bât blesse, c’est
quand Piketty croit pouvoir pallier ces injustices flagrantes par de simples mesures d’ordre
fiscal, proposant ainsi à tous les politiques de bonne volonté des solutions toutes prêtes
allant dans le sens d’une méritocratie de façade. Croire que ce type de société est réformable
est probablement l’une des pires erreurs intellectuelles que l’on puisse concevoir de nos
jours. Car elle empêche de pousser le raisonnement à bout ; un raisonnement qui consiste-
rait à comprendre de quel type de société donnant lieu à de telles disparités il s’agit dans
une indifférence aussi généralisée. D’ailleurs, il ne semble pas que les mesures prônées
fois le buzz médiatique passé, ses révélations sont retombées dans une
indifférence quasi générale. C’est là aussi un des traits du système de
Ponzi. En dépit de dysfonctionnements de plus en plus grands au sein
de la justice sociale, les systèmes de ce type sont considérés comme
des états de fait, des concours de circonstances inévitables, inhérents
à une « économie de marché ». Ce qui frappe dans nos sociétés en
modernité capitaliste est leur manque complet de sophistication, du
moins sur un plan morphologique. Ce sont de grossières pyramides
dont la pointe s’effile de plus en plus, tandis que leur base s’épaissit26.
Et comme les luttes sociales qui, naguère, contribuaient à mettre un
peu de désordre dans un ordre jugé injuste, sont aujourd’hui des mises
en scène pharmakologiques, un poison inoculé pour tester la stabilité
des institutions, l’ordre de ces pyramides n’a plus besoin de se justifier.
La même indifférence frappe les diverses rébellions qui viennent
régulièrement fleurir avec les beaux jours et, tels des coquelicots et
pour le plus grand confort des politiciens, s’étioler à l’approche des
grandes vacances. Or, ce type de société a un mode de fonctionnement
et de structuration tout à fait particulier, et c’est pour cette raison que
nous avons introduit le patronyme du célèbre escroc italo-américain,
Carlo Ponzi. Comme nous l’avons vu, un système de Ponzi est un
montage financier en forme de chaîne ou de pyramide qui consiste
à rémunérer les placements des clients par des fonds procurés par
de nouveaux entrants dans cette chaîne. Si l’escroquerie n’est pas
découverte, elle apparaît au grand jour au moment où elle s’écroule,
c’est-à-dire quand les sommes procurées par les nouveaux entrants ne
suffisent plus à couvrir les rémunérations des primo-entrants. Cette
fin est inéluctable. Les jeux d’argent sont des jeux avec le temps et
avec la confiance27, et le nombre et les qualités des escroqueries à
utiliser ces deux vecteurs sont proprement infinis. On appelle cela
(faussement) la « créativité du marché ».
par Piketty fassent l’objet d’un examen parlementaire quelconque, ni ne figurent dans un
programme politique dans un pays qui, comme la France, ne cesse d’être en campagne.
[26] L’un des principaux débats de l’époque tourne autour du le coefficient de Gini, à savoir
quelle part de la population réalise telle ou telle part des revenus et des fortunes dans tel
pays. Le creusement de ce coefficient indique une nette concentration des revenus et des
fortunes depuis 2008.
[27] Qu’on ne s’y méprenne pas. Si, en économie politique hétérodoxe, la confiance est ce mirage
qui rend un argent immatériel acceptable (ce sur quoi nous avons émis des doutes), l’abus
de confiance est une procédure très efficace en matière monétaire. Mais ce n’est pas parce
qu’on en abuse que la confiance est le pilier de la souveraineté monétaire. Ce serait comme
si on considérait le déchirement d’un préservatif comme la fin d’une histoire d’amour.
[28] Nous suivons en cela l’ouvrage d’Ulrich Bröckling, Das unternehmerische Selbst (2007) qui
décrit les programmes d’action et les modes de subjectivation à l’œuvre dans une société
où chaque individu est et doit se considérer comme une « ich-AG », une « société anonyme
de soi ». Mais Bröckling argumente encore à partir du cadre d’une société de marché et
non, comme nous tentons de le faire à partir du cadre d’une synthèse sociale établie par
le curriculum discret de l’argent « corticalisé ».
[29] S’il ne reste généralement pas grand-chose des sommes escroquées, c’est un signe que
la pyramide a bien fonctionné. Certes les primo-agents, comme nous allons les appeler,
se seront beaucoup enrichis, mais une part considérable du capital sera aussi allée dans
les poches des « premiers suiveurs », ceux qui auront rejoint la cavalerie les premiers et
n’auront pas statut d’acteur, mais de créancier. En tant que tels, ils ne seront passibles
de poursuites judiciaires que si on peut faire la preuve qu’ils auront été rétribués au-delà
de ce qui leur avait été promis et du capital versé au départ de la pyramide.
[30] Ne poussons pas le bouchon trop loin. C’est par dérision que nous affublons cette forme
de capitalisme très tardif du nom d’un mercanti somme toute assez lamentable. Dérision
de tous ces baptêmes sociologiques intempestifs qui, loin de comprendre ce qui se passe,
s’est contentée sans vergogne d’invoquer le risque, la défiance, le spectacle, l’attention et
on en passe, plutôt que de réfléchir sur cette réduction sur un trait supposé déterminant
de la situation actuelle du système socio-économique en place.
[31] La différence entre les deux consiste dans le fait qu’une proto-institution demeure dans
le même monde des formes communicatives (oralité, scripturalité, médialité) que les pra-
tiques, alors que les institutions en changent. Le droit positif est une institution, alors
que le droit coutumier est une proto-institution, en raison du fait que le premier est écrit,
alors que le second se doit d’une mise en œuvre pratique.
[32] C’est l’éternel pourfendeur de la misère du monde, Jean Ziegler qui, dans L’Empire de la
honte (2006), a remis ce terme au goût du jour dans les médias français. Le simplisme de
ses arguments n’ôte rien à leur pertinence. Certains, comme Alain Supiot, se réfèrent à
Pierre Legendre qui aurait parlé de « reféodalisation du lien social ». Mais c’est Habermas
qui, dès Strukturwandel der Öffentlichkeit (1962), a utilisé ce terme pour mettre en évi-
dence le rétrécissement de l’espace public qui aurait commencé au cours du XIXe siècle sous
l’emprise des grands conglomérats de presse. Plus récemment, ce terme est réapparu sous
la plume de Sighard Neckel qui l’applique au capitalisme financier tel qu’il s’est développé
depuis 2008 : mpifg.de/pu/workpap/wp10-6.pdf.
[33] On se référera ici aux travaux de Perry et Zarsky (2013) : « “First in, first out” (FIFO)
is an allocation principle, whereby resources are allocated to interested parties in their
order of entry. FIFO and its close relatives, “first come, first served” and “first-in-time,
first-in-right”, have numerous legal applications. These range from traditional private
law disputes concerning ownership, secured transactions, and nuisances, through more
extensive allocations, as in the cases of employees’ seniority benefits, mass torts, and
military discharge, all the way to social and organizational practices regulated by law,
such as organ allocation policies, event ticket sales, and data transfers over the internet.
Yet although FIFO is an omnipresent and overarching principle in law, it has never been
recognized or analyzed as such in legal literature » (résumé de l’article « Queues in law »).
[34] On pourrait faire une étude statistique sur le prix de transfert des footballeurs, de même
que de leurs rétributions. La différence entre un très bon joueur et un joueur qui gagne
des millions est minime sur le plan de la technique footballistique. S’il y a encore un petit
élément méritocratique, par exemple le bel opportunisme d’un Antoine Griezmann, ses
avantages matériels sont sans commune mesure avec ceux de l’un de ses suiveurs dont les
avantages se divisent par cent ou par mille. De même pour la scène musicale électro. Qu’un
gamin de 16 ans comme Petit Biscuit engrange des millions sur la base d’un seul morceau,
au demeurant très sommaire sur le plan musical, ne semble gêner personne, alors même
que des milliers de suiveurs tirent le diable par la queue, alors que leurs productions sont
souvent à des années-lumière de ses enfantillages électroniques.
[35] Le Système des objets (1968), sa thèse en sociologie, prend naissance dans le roman Les
Choses de Georges Pérec. Dans ce roman, aux allures de critique de la société de consom-
mation, Pérec entreprend déjà une sociologie de la relation humaine au travers des objets
qu’un couple commence à accumuler au départ de leur conjugalité. Chaque étape voit
apparaître des objets nouveaux et de nouveaux discours qui sont tous des métonymies du
couple en tant que tel.
[36] Le phénomène « Cyril Hanouna » et son émission Touche pas à mon poste est un exemple
parlant de la grossièreté comme bien pyramidal.
[37] Dans un monde où l’accès à l’information est virtuellement infini, la denrée la plus
rare, selon l’architecte et informaticien autrichien Georg Franck (1998), est l’attention
(Aufmerksamkeit). Rien ne vaut d’écrire un ouvrage expliquant l’origine du monde de
manière sensationnellement nouvelle, si cet ouvrage est édité à compte d’auteur et que cet
auteur espère que justice lui sera rendue avec le temps. Dans ce nouveau type d’économie,
le buzz efface le temps. L’auteur qui espère recueillir une certaine attention est obligé par
tous les moyens, y compris les outranciers, de « créer le buzz » et de l’entretenir en surfant
aussi longtemps que possible sur la « vague » qu’il a créé, sachant que cette vague va assez
rapidement venir s’échouer sur les rives de l’indifférence médiatique. Ce qui vaut pour la
production scientifique, vaut pour un nombre de plus en plus grand de biens : aliments,
musique, automobiles, littérature de gare, audience politique et on en passe. Pour une
présentation de cette nouvelle perspective en langue française, l’ouvrage dirigé par Yves
Citton (2014) livre de bons repères.
[38] Si, comme le disait avec justesse Jeremy Rifkin (2000), ce n’est plus l’accumulation de
connaissances qui fait la différence dans l’attribution de places et plus généralement dans
l’orientation dans le monde numérique, mais le fait de savoir chercher où (généralement
via les sites de Google, Wikipedia et, pour la France, d’Au bon coin), le second critère de
sélection est le nombre de clicks obtenu pour tel ou tel objet de l’attention.
[39] Cette précipitation frappe aussitôt d’inanité les rêveries sympathiques mais fort peu
réalistes que Hartmut Rosa nous propose dans son dernier ouvrage Resonanz (2016).
[40] Toute une sociologie des marchés de futures s’est développée au sein du systémisme qui
met en évidence, en se focalisant sur le marché des biens dérivés, à quel point l’argent
est le média des médias permettant de « défuturiser » le futur. Elena Esposito (2010) en
donne une vue d’ensemble situant les chances mais surtout les risques de ce processus.
[41] L’histoire de cet héritage dont l’un des principaux inspirateurs fut Georg Simmel a été
retracée par Cécile Rol (2004).
L’éclipse de la réciprocité
L’une des propriétés les plus virulentes de l’argent est son pou-
voir an-esthésiant. Alors que le fétichisme de la marchandise effa-
çait peu à peu la richesse phénoménale des choses et des êtres de ce
monde, cette multiplicité (reiche Mannigfaltigkeit) des apparences tant
célébrée par Kant, l’argent opère au niveau des perceptions élémen-
taires. La distinction faite par Leibniz entre perceptions (petites) et
apperceptions peut nous aider à mieux comprendre cette an-esthésie ;
elle se situe au niveau du seuil de la conscience. Si la rumeur des
vagues est consciemment perçue, nous savons qu’elle est formée par
le bruissement d’une multitude de molécules dont la perception est
en dessous de notre seuil de conscience. Nous entendons la vague,
mais nous savons sans l’entendre qu’elle n’est rien qu’une agréga-
tion de molécules. Il en est de même pour l’argent. Si Sohn-Rethel
argumentait encore à un niveau transcendantal, et s’il interrogeait
les effets d’abstraction que les pratiques de l’argent imposaient aux
catégories de notre esprit, l’actualisation de l’argent comme médium
dans le règne de l’hyperfétichisme se situe bien en deçà de ce niveau.
Car la transformation se fait au sein des molécules, c’est-à-dire des
« petites perceptions » imperçues par nature. Tant que nous pouvions
manier telle pièce, tel billet, voire tel chèque, l’accès intelligible à cette
molécule nous était possible. Telle n’est plus le cas aujourd’hui. Et la
vague qui se forme, notre raison cessera de la reconnaître comme une
vague, elle deviendra indéchiffrable pour nous. Imperceptiblement,
les percepts auront changé de forme, mais nous croirons toujours
entendre une vague, alors qu’il s’agit d’une émission sonore produite
par quelque bouche d’aération ou quelque troupeau de baleines.
Nous arrivons au but de notre enquête, et la thèse que nous for-
mulerons enfin sera d’une grande banalité. Dans les travaux de ter-
rain fort divers entrepris entre les années 1983 et 1993 pour tenter
de comprendre « les conséquences sociales et culturelles de l’électro-
nisation des flux de paiement », tel était le sous-titre du livre qui
en avait résulté (Haesler 1995), nous avions enregistré une étrange
déconnexion entre l’acte de consommation et l’acte de paiement,
lorsque les usagers utilisaient leurs cartes 43. Interrogés sur leurs
[43] Rappelons la filiation et la dette à l’égard de Sohn-Rethel. S’il s’était permis une critique
factuelle de Marx, c’est qu’il lui reprochait d’avoir omis ce moment du paiement dans
la transaction marchande. Marx avait certes entrepris l’analyse d’une grande subtilité
des abstractions mentales à l’œuvre lors de l’échange marchand, mais il avait oublié
Aussi curieux que cela puisse paraître, le fait que par l’entremise
des cartes de paiement il ne faille plus donner pour recevoir n’a pas
reçu toute l’attention qu’il méritait. Certes, au tout début de l’uti-
lisation de celle-ci, il y a une espèce de joie infantile de s’en « don-
ner à cœur joie ». Mais en fin de période comptable (généralement le
20 du mois), on mesure l’effet de ce petit écart consommatoire et on
« apprend » très vite à revenir au réel. On apprend à se retenir, on
apprend à utiliser la carte comme si c’était de l’argent liquide. Ou
presque. Car, en filigrane, on ne fait pas qu’apprendre, on désapprend
des milliers de fois des gestes élémentaires qui reposaient sur cette
antique norme de la réciprocité. C’est d’abord au niveau de la gestuelle
que ça se passe. On prend les marchandises, mais au lieu de donner
son argent, on présente une carte44. On est ensuite appelé à indiquer
son code, à présenter sa carte de fidélité, à patienter, à retirer sa
carte (si l’« appareil » vous a « authentifié ») et à quitter le magasin. Il
n’y a pas de billet à donner (et à déplorer le sacrifice), pas de (petite)
monnaie à recevoir, de petits calculs à faire, le tout accompagné de
micro-interactions avec la caissière. Les opérations cognitives, pour
élémentaires qu’elles soient et qu’on puisse en référer par le simple
bon sens, sont pourtant assez mal connues, même dans les récentes
recherches en neurosciences45. Il y va assez évidemment d’opérations
arithmétiques, de comptage, de commensuration, d’évaluation, d’addi-
tion, etc., mais aussi de réciprocité de perspectives, parfois même de
marchandage. Ce rituel anodin, inscrit dans la banalité du quoti-
dien, fera bientôt partie d’un passé révolu, et pour ce qui est de son
souvenir, probablement oublié. Ces opérations élémentaires auront
disparu, remplacées par des procédures à caractère socio-technique
qui demanderont d’autres compétences. Disons-le avec prudence : cette
substitution ne peut pas ne pas être sans conséquences.
Présenter au lieu de donner. Voilà dans une formule ramassée
l’essentiel de ce qui se passe. Il y a là une autre forme de réciprocité.
[44] Les neurosciences commencent peu à peu à interroger cette différence capitale, notamment
en testant les deux fonctions psychologiques de l’argent mises en avant par Stephen Lea
et Paul Webley (2006) que sont l’outil et la drogue. On trouvera dans l’ouvrage de Paula
Hammond (2016) un aperçu des 236 principales recherches en psychologie de l’argent,
dont un nombre croissant consacré à l’argent dématérialisé.
[45] Les travaux de Lea et Webley (1990 et passim) qui attribuaient à l’argent deux statuts,
soit instrument soit drogue, sont dès à présent dépassés. Les expériences neuropsychlo-
giques ont en effet montré qu’un afflux d’argent sous forme électronique ne déclenche pas
la production de dopamine propre à l’argent-drogue.
[46] Par sympathétisme, on entendra une logique de la concordance des choses et des êtres
que les dispositifs socio-techniques nous mettent aujourd’hui à disposition par une série
de modes d’emploi et de routines simples. Nous avions déjà évoqué le caractère paradig-
matique des modes d’emploi IKEA. Concordance n’est pas résonance, et Hartmut Rosa
serait bien conseillé d’observer d’un œil critique la différence entre ces deux régimes
d’interrelation.
l’un sur l’autre, mais une position favorable aux deux. Le sympathé-
tisme, au contraire, fonctionne à l’analogie. Il accepte toutes sortes de
juxtapositions, un droit-de-vivre parfaitement « libéral », sans qu’une
position ait à justifier de son état. L’analogie est une médiation molle
qui plaide en faveur d’une tolérance et d’une fluidité universelles. Peu
importent les choix qui, tous, sont posés d’avance, l’essentiel est d’en
avoir l’illusion. L’issue d’une telle juxtaposition n’en est pas pour le
moins la plus douce. Au contraire, l’issue vous laisse désemparé et
seul. Elle vous laisse avec votre choix qui en vaut bien d’autres. On
ne parle plus de dialectique aujourd’hui, on préfère le dialogue. Mais
qu’est-ce qu’un dialogue où la sympathy qu’Adam Smith mettait en
avant dans sa Théorie des sentiments moraux, à savoir la capacité de
se mettre tout simplement à la place de l’autre dans toute forme de
négociation argumentée, s’il est évacué au profit d’un sympathétisme
socio-technique ?
Nous disions plus haut que cette déréciprocation était le boulever-
sement le plus grand qui affectait les sociétés de la modernité capi-
taliste hard actuelle. Là encore, les faits sont d’une étrange banalité,
et ils sont têtus. Ils vont de l’absence de salut dans la vie ordinaire à
l’incapacité de se mettre à la place d’autrui, de la baisse tendancielle
de toute forme de curiosité à l’égard d’autrui au respect exagéré d’un
périmètre de discrétion, au règne de l’enfant-roi qui pour ne pas être
obligé par ses parents leur répète à loisir qu’il aurait préféré ne pas
naître, au faux respect de minorités (gens de couleur, de handicap,
d’orientation sexuelle différents) auquel on accorde des droits pour ne
plus avoir à négocier avec eux dans la « vraie vie », à la transformation
du régime des retraites vers un régime dit par capitalisation, où le
« contrat » intergénérationnel est rompu, plus généralement encore à
l’incapacité croissante au dialogue et à sa transformation en mono
logues croisés. Cette liste est longue comme le bras47. À ces exemples
au niveau individuel, il conviendrait d’ajouter des exemples au niveau
méso- et macrosocial.
L’hyperfétichisme a permis de mettre en place une synthèse sociale
reposant presque exclusivement sur des liens monétaires. S’employant
à mettre tout le monde d’accord sur les ravages supposés de la mar-
chandisation – dont la critique se retrouve jusque dans les écoles de
commerce –, il a détourné l’attention et la réflexion des clercs en les
[47] Une prochaine publication, avec Michelle Dobré, prévoit de la développer de manière
plus ample.
[48] On ne livrera que l’une des ritournelles que ne cesse de scander cet apologète de l’esthé-
tisme jüngerien qu’est Alain de Benoist en guise de critique culturelle : voltaire.fr/facebook-
le-simulacre-des-amis-sans-amitie/. Tout y est : Heidegger et la critique de la technique, la
critique de Facebook, du téléphone portable, l’affaiblissement des liens sociaux, la montée
de l’individualisme, Baudrillard et ses simulacres, Walter Benjamin et la « reproductibi-
lité » et on en passe. Le problème est une fois encore que ce type de critique, notamment
la critique des « technosciences », est profondément idéologique dans la mesure où elle est
un souvenir-écran destiné à occulter le déterminisme de plus en plus grand que prend
l’abstraction monétaire.
[49] Notons l’usage intempestif de ce terme dans tous les discours managériaux. S’il est censé
remplacer le terme « social » (rapports sociaux, question sociale, enjeux sociaux), le sociétal
fait mine de voir les choses en plus grand, d’un point de Sirius et donc de manière plus
« objective », c’est que nous avons aujourd’hui achevé le destin social de l’argent. Les enjeux
ne sont plus sociaux, mais véritablement sociétaux. Les managers ne croient pas si bien
dire. Ils ont touché, comme on dit en allemand, la tête du clou et l’ont enfoncé dans les
bois durs de la trajectoire moderne.
où elle est pesée à l’aune de n’importe quel autre buzz organisé par
des bonimenteurs populistes de plus en plus nombreux de la planète
médiatique ? Sur le plan médiatique, le processus est achevé. À un
moment donné, les sociologues vont pouvoir en mesurer l’ampleur.
Mais c’est sur le plan des pratiques que les choses sont plus claires.
L’argent, disions-nous (Haesler 2011), est le dernier lien qui nous
reste pour « faire société », en d’autres termes : pour régler ce que
nous appelions plus haut les quatre fonctions sociologiques fondamen-
tales (cohésion, structuration, anticipation, forme). Ce lien oblige. Et
il oblige d’autant plus qu’il est ultime. L’argent « nous tient ensemble »,
nous les humains avec « eux » les objets et les événements qui nous
entourent. Simmel avait parlé de « fils microscopiques » qui nous
relient les uns aux autres dans l’une de ses digressions de sa grande
Sociologie (1908), et c’est évidemment qu’il pensait avant tout au lien
monétaire50. Mais, pour lui, ce lien avait des limites. Par l’une de ses
intuitions dialectiques dont il avait le secret, plus la Geldgesellschaft
était intégrée par les liens monétaires, plus les liens « essentiels » dont
parle Blumenberg (1976) avaient de chances d’être réalisés. Or, si l’on
comprend la subreption qu’il réalise en introduisant par contrebande
ce « grain de matière », plus rien n’empêchera la « loi » qu’il a mise
en évidence, et selon laquelle l’universalité du médium s’accroissait
à mesure que celui-ci devenait abstrait, d’avoir une limite. Simmel
ignorait tout des prouesses techniques en la matière et qu’il fallut
attendre jusqu’au début des années 1970 pour commencer son inves-
tigation, mais cette « loi » cadre parfaitement avec ce qui commença à
se réaliser à partir de ces années de seuil.
Que se passe-t-il quand les transactions des humains avec leurs
congénères et avec leur culture matérielle sont à ce point médiées par
un médiateur invisible et mou de surcroît ? Quand cette médiation
échappe forcément à toute forme de perspective objectivante ? Ou que
celle-ci apparaîtra de plus en plus comme un obstacle dans la fluidité
autres, mais c’est lui aussi qui fait que ce système fonctionne et que la
prime aille à l’autre. L’auteur écrit pour son plagiaire, lui fournit mots
et idées, mais en même temps il lui assure son rôle dont il est l’exact
complément. L’idéologie méritocratique continue donc de fonctionner
à plein régime, à cette exception près que le méritant est le winner
putatif d’un jeu à somme positive où la prise de risque, la vélocité, la
ruse, la corruption et la veulerie remportent la mise. Si la corruption
du principe marchand s’est généralisée, c’est que nous nous trouvons
dans un milieu d’évidence qui parvient à le faire fonctionner tout en
jouant un scénario radicalement différent à sa place. C’est là aussi
l’un des effets de l’hyperfétichisme.
De même que le fétichisme donnait à croire que la forme marchande
des relations humaines était la forme naturelle, de même l’hyperféti-
chisme entérine-t-il des pratiques d’usage où la forme marchande ne
demeure plus qu’à l’état de nostalgie. Mais ces pratiques d’usage sont
elles aussi naturelles. Avec la multiplication des modes d’emploi, des
routines institutionnelles et plus généralement des algorithmes propres
aux relations numériques, se propage un milieu d’évidence qui n’est
pas objectivable en raison de la permanence de l’illusion marchande.
L’illusion démocratique suit le même cours ; mais la critique du
principe de démocratie est autrement plus périlleuse que celle du
principe marchand en raison de son caractère apologétique. L’un des
caractères du milieu d’évidence est qu’il est sans alternatives. La
métaphore invoquée par les systémistes luhmanniens est très souvent
celle de l’eau et des poissons. De même qu’il est impossible, même pour
le plus intelligent des poissons volants, de nous dire ce qu’est l’eau, de
même, pour le cas fort improbable où il réussirait cette gageure, est-il
impossible de nous dire comment remplacer l’eau par autre chose. C’est
le cas aussi de la démocratie : l’alternative de son remplacement est
tellement terrible que même si on trouve son principe irréalisable et
ses pratiques douteuses, there is no alternative. C’est avec ce slogan
que Margareth Thatcher sonna l’entrée de la modernité capitaliste
dans l’ultralibéralisme, dès la fin des années 1970. Mais à mesure
qu’il se popularisa, la démocratie n’aurait pas dû sortir indemne d’une
pareille cure de pragmatisme. Elle en sortit presque indemne ; encore
l’un des effets de l’hyperfétichisme : continuer à croire qu’on se trouve
encore en régime démocratique (eh, oh, mais quand même), alors qu’il
appartient depuis belle lurette à un passé irrécupérable.
Les médiateurs durs sont le conflit ouvert, la dialectique, la
contrainte, l’épreuve, la loi, les machines de guerre, l’échange vif. Leur
[1] Qui fait se recouvrir au moment du « petit seuil » les deux sommets d’un « trend séculaire » de
200 à 250 ans et d’un cycle de Kondratieff. À notre connaissance, l’idée de trend séculaire,
telle qu’elle fut développée dans l’épilogue de sa Civilisation matérielle n’a été discutée
que très rarement (David Hackett Fischer 1996, Immanuel Wallerstein et al. 2015), même
si, pour Braudel, elle prend des allures testamentaires. Même Jean-Claude Perrot (1981)
qui, dans son éloge de la trilogie braudélienne, consacre de longs passages aux cycles de
longue durée, ne fait que frôler cette question.
L’escompte
En 1995, j’avais pris en compte deux principaux facteurs concou-
rant à la crise terminale de la modernité capitaliste : d’une part,
l’hypertrophie de la circulation monétaire qui ne pouvait se résoudre
que par une vertigineuse hyperinflation ; d’autre part, l’assèchement
des gisements de plus-value destinés à sauvegarder l’illusion d’une
croissance susceptible de neutraliser les effets les plus délétères de
cette hyperinflation. Il me fallut déchanter. Si, après 1972-1973, la
modernité capitaliste s’engagea dans une vaste opération de marchan-
disation de biens symboliques et relationnels, on avait sous-estimé
la capacité des circuits monétaires à tourner en roue libre, c’est-à-
dire à ne jamais chercher à se valoriser dans la réalité. C’était là un
formidable capital de réserve prêt à intervenir à tout moment dans
des événements à risque (guerres, divertissement de masse, amendes
exorbitantes, investissements à haut risque, etc.), mais surtout capable
[2] À ce propos, nos rêveries d’une modernité lusitanienne furent de courte durée.
[3] À l’origine, l’escompte était une opération par laquelle un engagement futur est transformé
en une liquidité disponible au présent. Je détiens une créance vis-à-vis de X, réglable dans
dix ans pour la somme de 100. Si je l’escompte auprès d’un organisme financier, elle la
transforme en liquidité au moment présent, déduction faite d’une somme calculée sur la
base d’un taux d’escompte.
[4] Le rôle discret mais formidablement efficace de la Banque des règlements internationaux, de
la Réserve fédérale des États-Unis, de la Banque centrale européenne, du Fonds monétaire
international, de la Banque mondiale et des diverses banques nationales, sans parler de
leur collaboration qui n’a jamais été aussi efficace, n’a pas pu être abordé dans cet ouvrage.
Il y a là une structure réglementaire mondiale qui s’est mise en place qui veille, jour
après jour, à la solvabilité des banques, aux taux d’intérêt, aux soldes interbancaires, au
clearing entre banques aux cyber- et cryptomonnaies et ainsi de suite. Les intelligences
engagées dans ce suivi n’ont jamais été aussi sophistiquées, aussi spécialisées et gérées
avec tant d’efficacité qu’aujourd’hui. Alors que toutes ces agences n’avaient jusque-là que
réagi aux événements en cours ou les avaient tout au plus accompagnés, la nouveauté est
aujourd’hui qu’elles les anticipent !
[5] Si l’on se tient à la définition schumpéterienne de l’entrepreneur, le spéculateur ponzien en
représente le modèle pur. D’une créativité et d’une intelligence sans bornes pour trouver
un nouveau spot, d’une énergie sans faille pour en vanter les mérites et d’un opportu-
nisme exacerbé pour quitter le navire dès les premiers signes de crise, l’entrepreneur
ponzien réunit à lui seul toutes les caractéristiques idéales du fantasme de Schumpeter.
Y compris son goût du risque que son génie fait le plus rapidement possible endosser à
ses « poursuiteurs ».
ne faut rien attendre, car ce qui est est déjà inscrit dans un avenir
qui nous dicte notre présent. C’est la logique de l’escompte. Le risque
étant pour le système la plus ou moins grande difficulté à faire advenir
ce présent annoncé. Force est d’admettre que c’est la nature même de
l’événement qui a changé. Jusque-là, l’événement était ce qui advenait,
avec son lot d’aléas et de contingences, alors que l’événement post-2008
est double : il est réel en tant que formé de manière plus ou moins
aléatoire par des événements passés, et il est hyperréel en tant que
défini dans et par l’avenir, en étant une traite tirée sur le futur dans
une opération d’escompte qui, du coup, n’est pas aléatoire du tout6. La
crise des subprimes a mis en évidence cette nouvelle temporalité et
apparaît donc bel et bien comme un simple problème d’adaptation à
celle-ci. La crise s’est manifestée lorsque le réel a dérogé de manière
trop sensible à l’hyperréel dicté par le système des futures, un pro-
blème d’ajustement lié à l’incompréhension du retournement temporel
qui s’est produit7.
Tout se passe comme si désormais la fiction dictait la réalité.
Comme cela s’est produit avec le roman d’Eric Reinhardt, Cendrillon,
notre présent est cette fiction qui raconte ce qui finira par se produire
quelque temps après (l’affaire Kerviel). Le présent escompté à partir
du futur fonctionne de la sorte. Peut-on dire que notre présent (et
donc, nous) sommes comme le bitcoin, le résultat d’algorithmes dont
la solution future déterminera notre valeur ?
Dans le nouveau monde de la modernité capitaliste de l’escompte,
rien n’est aussi certain que la contrainte qui façonne notre présent à
partir d’un futur incertain, une contrainte qui se fait d’autant plus
certaine que l’avenir est incertain.
Suivant la définition célèbre de Keynes, « l’argent est un pont entre
présent et avenir », il fallait bien lire : du présent vers l’avenir. Le
présentpermet de rendre l’avenir moins incertain, il permet de faire
[6] En disant cela, nous ne faisons que donner un nom à ce que Baudrillard, dans une veine
encore esthétisante, avait déjà entrevu dans les mises en scène hyperréelles (plus réelles
que réelles) de la guerre du Golfe, de la réalité de la téléréalité, de la pornographie, etc.,
c’est-à-dire de simulacres dont l’impact réel dépassait ou même déterminait la texture du
réel tel qu’inscrit dans l’ordre du temps.
[7] Il s’agit donc d’aller plus loin qu’Elena Esposito (2010) qui traitait encore des futures comme
des traites tirées du présent vers l’avenir, c’est-à-dire dans une optique où les marchés
des dérivés calculaient les chances et les risques de leurs produits sur la base d’un futur
incertain. C’est l’erreur que commet aussi Appadurai dans son plus récent ouvrage (2016)
quand il insiste sur la différence catégorielle entre risque et incertitude, cette dernière
n’étant pas calculable et donc non escomptable.
[8] Qui eût, voici cinq ans à peine, pensé que le choix du métier de chauffeur de poids-lourds
allait être fortement déconseillé par les instances de l’orientation professionnelle en raison
du développement des véhicules sans chauffeur ?
[9] On doit à Michel Aglietta, dans une conversation assez ancienne déjà, une question qui
nous avait interpellé fortement et accompagné toutes ces années durant. Aglietta s’était
demandé si les gens savaient à quel point ils se rendaient de plus en plus « otages de
l’avenir », à quel point leurs rythmes de vie étaient dictés par des décisions concernant
des « biens futurs » dont ils ne détenaient qu’une information imparfaite.
[10] Ainsi, Michelle Dobré (2002), dans sa théorie de la résistance ordinaire, rappelle que ce
« décalage temporel » se situe entre le temps quotidien et celui du système, et elle souligne
à quel point le temps quotidien reste pour une large part le domaine des femmes situant
l’opportunité d’une possible résistance à ce décalage dans une logique infrapolitique.
exogènes plutôt que d’aller sur une pente « disruptive ». Pour reprendre
deux termes de Baudrillard, il est strictement impossible de définir
des seuils à partir desquels des frictions banales peuvent devenir
fatales. Jamais donc l’image d’une navigation à vue n’a été aussi jus-
tifiée qu’aujourd’hui. Il reste cependant à savoir jusqu’où, jusqu’à quel
niveau d’endurance le présent réel peut s’adapter. Ce qui est certain,
c’est qu’il résiste d’autant plus qu’il tend à se conserver. Quand nous
disions donc que la résistance se fait et se fera forcément, ce « for-
cément » est d’autant plus nécessaire que le présent réel ne pourra
pas ou se refusera de s’adapter. Dans la mesure où l’hyperréel est
de l’ordre de la contrainte objective, cette force d’inertie prendra tout
aussi nécessairement un tour révolutionnaire11.
La question était ce que je n’avais pas vu, ne pouvais pas avoir
vu dans mon examen du seuil des années 1972-1973. C’est le retour
nement de la détermination temporelle. J’avais lu les événements de
ces années le regard tourné du présent vers l’avenir. J’avais fait une
projection comme le font tous les sociologues et prospectivistes. Les
erreurs du passé allaient se solder par un événement futur. Je n’avais
pas compris qu’une société monétarisée ne se place plus dans un tel
cadre12. Sa réalité n’est plus dans le présent. Elle se trouve dans un
avenir incertain (au sens même de Knight : un futur inapproximable).
D’ordinaire, on dit que les erreurs du présent vont devoir être portées
par les générations futures, que le capitalisme déléguait ses patholo-
gies (y compris environnementales) vers les générations futures. Mais
nous n’allons pas au bout de ce raisonnement. Certes, à l’instar du
changement climatique, ces pathologies vont devoir être payées dans
les dix, vingt, quarante années à venir, mais on ignore ou feint d’igno-
rer que le capital contemporain ne fonctionne plus à la manière de
l’accumulation primitive de Marx, mais que le grand capital se trouve
[11] C’est assez simple de traduire en résistance le simple refus de faire « ce qui est escompté ».
Et ce dans tous les domaines où il nous revient d’agir, ne serait-ce que dans le rôle désor-
mais complexe de consommateur. L’« imprévisibilité » du consommateur tant redoutée en
marketing est une métaphore de ce que nous réserve l’individualité lorsqu’elle se traduit
en acte. Et l’individu, pour exister, a (encore) besoin d’interagir avec autrui. Ce sont les
ingrédients d’un monde social à conserver – et en même temps, la seule promesse de la
résistance ordinaire.
[12] Qu’on se rappelle la remarque de méthode de Marx d’une lecture en amont de l’histoire,
du fait de partir de la physiologie de l’Homme pour comprendre celle du singe. Cette
histoire inversée ou cette reconstruction pourrait ne pas être seulement une question de
méthode, mais une inversion réelle qui s’est mise en place au fil de la monétarisation des
sociétés modernes.
déjà dans ce futur. C’est là la grande leçon des futures : pour permettre
A-A’, des profits without production, il faut un capital terminal qui
suit la logique de l’escompte. Peu importe son volume, peu importe le
moment du règlement, pour permettre la suite épidémique du jeu à
somme positive, il faut un capital terminal sur lequel on puisse tirer
des traites sur le présent. C’est l’ultime gisement à exploiter, fût-il
entièrement fantasmatique.
[13] Comme l’a montré Richard A. Werner (2014) dans une enquête méticuleuse.
[14] C’est pour cette raison que nous prétendons que l’argent a atteint aujourd’hui son état
de perfection phénoménale : d’une part, il disparaît des écrans de notre conscience et,
de l’autre, il se multiplie virtuellement à l’infini. Penser l’argent, aujourd’hui, en passe
nécessairement à penser la conjugaison de ces deux phénomènes uniques dans l’histoire
de l’humanité. C’est à partir de cette perfection phénoménale qu’il s’agit de lire à présent
l’histoire (à rebours) de l’argent, comme nous l’avions maintes fois indiqué.
du processus de modernisation), mais si l’on excepte les travaux pionniers de cet étonnant
germaniste qu’est Christoph Asendorf (1991), l’histoire de cette tendance culturelle n’a
toujours pas été écrite.
Et maintenant ?
Si, d’un côté le politique se résume à la contagion du soft, aux arbi-
trages du « dircom » (lui ou elle ne sourit jamais), ce qui se passe en
réel est d’une violence crue. Car, de l’autre côté, l’empire du retour en
arrière résiste et se développe. Il ne faut pas oublier que toute repris-
tinisation, c’est-à-dire retour en arrière, au monde ordonné du cosmos,
est violente donc hard : elle s’initie soit par le désarroi d’un abri (d’une
identité) perdu(e), soit par la volonté d’en imposer un nouveau par la
force ou la manipulation. Des moindres faits de banlieue aux projets
millénaristes des illuminati criminels du XXe siècle, cette violence
se nourrit de l’immense vide qu’a induit la contingence moderne. La
modernité, quand elle décide de sortir de la mélasse idéologique post-
moderne pour se placer au pied du mur de la protomodernité, a à
se battre sur deux fronts : c’est, d’une part, résister aux sirènes des
mondes anciens, des nouveaux enchantements que procure un sacré
tenu pour vrai et un symbolique que l’on réduit à des artifices, et
d’autre part, c’est supporter les frictions temporelles infligées par un
avenir incertain et des contraintes hyperréelles objectives. On est sans
maison, sans toit, sans ordre, sans repères – et cela dans une culture
qui a abandonné depuis longtemps toute tradition de la relation à
autrui. Alors, il est bien entendu facile d’en appeler au retressage
de ces liens, quand, depuis presque un millénaire et demi (depuis le
génie anti-gnostique saint Augustin) tout a été fait pour prendre aux
liens leur immédiateté et leur innocence. C’est l’immense supercherie
des relationnismes de tous bords qui émergent aujourd’hui dans les
débats publics et académiques. Comme au temps des grandes effu-
sions hippies, il suffirait donc de joindre ses mains et de le vouloir,
et aussitôt on mettrait à jour ce « roc d’une morale universelle » dont
s’émerveillait encore Marcel Mauss dans ses essais. Comme s’il suf-
fisait simplement de le vouloir (sans le connaître), comme s’il suffisait
de faire le procès de la « marchandisation » des liens sociaux, comme
s’il suffisait de resymboliser le quotidien, de réenchanter nos ruines,
pour ensuite joindre les rangs d’une immense communauté conviviale
qui n’aurait attendu que ce moment pour se rebâtir de toutes pièces.
C’est mal connaître la modernité hard. Une modernité parfaitement
imperméable à des effusions de ce type, effusions dont on fait mine
d’oublier qu’elles sont le fer de lance du capitalisme total. Qui est
Coda
La révolution moderne s’est faite dans six domaines : 1. poli
tiquement, avec l’ouverture de l’espace public et de ses modes de
délibération démocratique ; 2. scientifiquement avec le processus de
curiosité théorique et la mise au point de la méthode expérimentale ;
3. philosophiquement avec l’étude de la conscience et de la subjecti-
vité ; 4. socialement en ouvrant l’espace des relations affinitaires ; 5.
économiquement en instituant la contagion des profits couplés ; et 6.
culturellement en rendant possible la synergie des talents. S’il fallait
trouver un dénominateur commun de ces bouleversements, nul doute
que la transformation de la grammaire sociale par l’instauration du
jeu à somme positive serait un candidat sérieux. Si notre enquête
s’est principalement portée sur le domaine économique en raison de
sa particulière violence, d’autres enquêtes seraient nécessaires pour
explorer la validité et la portée de notre hypothèse.
Mis à part de rares biens symboliques, le jeu à somme positive a
toujours eu sa part d’ombre, mais c’est dans le domaine économique
qu’elle est la plus cruelle et la mieux dissimulée. La coupure des
années 1970, le passage d’une modernité soft à une modernité hard,
correspond à la généralisation de ce jeu très largement économique
par la libération de l’argent. On s’est sans doute trompé d’ennemi en
désignant par « horreur économique » le processus de marchandisa-
tion. Le marché n’est jamais qu’un mécanisme d’allocation plus ou
moins efficient des ressources, et tant qu’il conserve le contrôle de
l’argent, il assume plus ou moins bien ses fonctions en concurrence
avec d’autres mécanismes d’allocation (droits de propriété, tirage au
sort, rationnement, FIFO, etc.). Mais il est vrai aussi que de tous
les mécanismes allocatoires, c’est le marché qui ouvre le mieux ses
portes à la médiation monétaire. Il suffira alors de dire qu’un marché
de gagnants purs n’est presque jamais possible, et le tour serait joué.
Sauf que nous nous trouvons aujourd’hui dans un monde où ce ne
sont pas les échanges qui organisent l’argent, mais dans une situation
inverse. On en connaît les acteurs. Et c’est là que se situe le drame.
Car autant il est facile, aujourd’hui, de désigner le mal absolu, autant
il est difficile, voire impossible de dire comment s’en débarrasser. Ce
mal absolu est le secteur bancaire privé créateur d’argent ex nihilo,
celui qui, après Goethe pourrait être nommé le cercle des Faustiens.
Si, au moins il s’agissait d’un complot, nous pourrions, à un titre
ou un autre, mobiliser la machine judiciaire contre ses agissements.
Son maléfice n’a rien de gnostique, mais repose sur la formidable
[18] Le paiement par contact, la reconnaissance par l’iris ou par l’empreinte digitale ne nous
demandent même plus la mémorisation d’un code, mais simplement l’imposition d’une
marque corporelle. L’esprit se retire de l’argent, il n’y vient plus, comme le soutient
Bourgeois-Gironde (2009), ou s’il y vient, c’est de manière purement neuronale, c’est-à-
dire non consciente.
P ourquoi Ulysse n’est-il pas resté sur l’île de Circé ? Son entêtement
à revenir faire le roi d’Ithaque a sans doute été pour moi un grand
désenchantement.
Circé enjoint à Ulysse de ne pas se battre, car jamais il ne vain-
cra. Don’t fight, you’ll never win, chantera Ursula Rucker dans la
composition qui la rendit célèbre. Circé le dit d’une voix douce et non
pas soft, elle ne tente pas de l’emporter. L’argument le plus fort est
encore un argument de force. Cela, Habermas ne l’a pas saisi. Rien ne
sert de se battre, en effet, et c’est bien une femme qui le dit au « cœur
aventureux » qui vient se perdre sur son île. Tu t’es battu pendant des
millénaires, et voilà le résultat, semble-t-elle lui dire, regarde autour
de toi et baisse les armes, cesse donc de te battre, cesse de montrer
ta force.
On ne saurait vaincre la douceur et la beauté. Les hommes ne sont
pas capables d’une grande douceur, et quant à la beauté… Ils préfèrent
les jeux de force et les étalages. La douceur veille au détail et se méfie
des grands mots. La douceur sait écouter. C’est le contraire du soft,
en qui l’indifférence s’écoute elle-même.
Qui sait écouter n’a pas besoin de réponse. L’écoute suffit.
Hier les armes de l’esprit et du corps ont assailli la douceur,
aujourd’hui, c’est le sympathétisme qui la digère. Mais la douceur
l’emportera toujours, par-delà la mauvaise ironie et les jeux de pou-
voir. Si l’argent est une eau qui infiltre tous les interstices, la douceur
veille au départ et à l’arrivée, et, à un moment donné, il n’y aura plus
d’interstices. Les hommes diront, que là où l’argent circule, le sang
ne circulera pas. Wo Geld fliesst, fliesst kein Blut. Ultime boniment
d’une culture de la force, dont la bêtise afflige, attriste. Écoute ce que
tu dis, dira la douceur. Tu parles de sang, alors qu’il en a toujours
coulé. Pour presque rien. Combien de corps martyrisés pour si peu de
lumière. Écoute ton boniment et cesse de parler. Écoute. La douceur
connaît les silences, alors qu’Ulysse affûte toujours son épée. Quel
T out travail d’écriture est solitaire, notre périple n’y a pas coupé. Et
puisqu’on s’est servi de nombreuses fois de métaphores nautiques,
les échanges qu’on a eus iront des cornes de brume aux équipées
parfois décennales. Chaque échange fut important, même si sa réso-
nance s’est parfois fait sentir bien des années plus tard. Ponctuels
et non moins intenses furent les échanges avec Bruno Accarino,
Geminello Alvi, Dirk Baecker, Hans-Dieter Bahr, Arno Bammé, Akeel
Bilgrami, Hans-Christoph Binswanger, Eske Bockelmann, Franck
Böckelmann, Christina von Braun, Ulrich Bröckling, Alain Brossat,
Michel Burnier, Giovanni Busino, Alain Caillé, Jean Clam, Marie
Cuillerai, Dominique Desjeux, Christiaan Doude van Troostwijk,
Dany-Robert Dufour, Louis Dumont, Susanne Ekman, Elena Esposito,
Ali Ergür, Gilles Ferréol, Jean-Joseph Goux, Georges Guille-Escuret,
Marc Guillaume, Caroline Henchoz, Felix Philipp Ingold, Isaac Joseph,
Jeff Kintzelé, Hans-Peter Krüger, Stefan Leins, Pierre Lantz, Klaus
Lichtblau, Gabriel Liiceanu, Elmar Locher, Alexander Neumann,
Ioan Negrutiu, Oskar Negt, Christian Papilloud, Axel T. Paul, Freddy
Raphael, Otthein Rammstedt, Karl Reichmuth, Cécile Rol, Alfred
Sohn-Rethel, Genevieve Vaughan, Françoise Willmann et Heinzpeter
Znoj. Amis et compagnons au long cours, normands, roumains et
suisses, rendirent cette traversée plus supportable, presque humaine.
En premier lieu, j’adresse un souvenir ému à Michel Freitag pour son
indéfectible amitié et son soutien critique mais inconditionnel. Et dans
son sillage, à Denis Duclos, Jean Pichette, Jacques Mascotto et Olivier
Clain. À mes amis roumains, ensuite, mes compagnons de Tre Papuci,
qui remplirent ces dernières années de tant d’humanité : Corin et
Mihai Munteanu, Valentina Pomazan et Anca Ivascu, et à nos amis
Maria et Marius Vogelfaenger. À mes collègues passés et présents,
les sociologues Camille Tarot, Frederick Lemarchand, Alain Léger,
Stéphane Corbin, Sylvain Pasquier, Philippe Chanial, Yves Dupont et
Salvador Juan, et les philosophes Robert Legros, Stéphane Chauvier,
A
Adams Julia, Clemens Elisabeth S., Orloff Ann Shola (eds.), Remaking
Modernity : Politics, History and Sociology, Durham, Duke University Press,
2005.
Adorno Theodor W., « Parataxis », in Rolf Tiedemann (Hg.), Theodor Adorno.
Gesammelte Schriften 11. Noten zur Literatur, Francfort/Main, Suhrkamp,
1974, p. 447-491.
Adorno Theodor W., Horkheimer Max, La Dialectique de la raison. Fragments
philosophiques, Paris, Gallimard, 2013 [1974].
Agnew Jean-Christophe, « The Threshold of Exchange : Speculations on the
Market », Radical History Review, n° 21, 1979, p. 99-118.
Alizart Mark, Pop théologie. Protestantisme et modernité, Paris, PUF, 2015.
Althusser Louis, L’Avenir dure longtemps, Paris, Stock, IMEC, 1992.
Alvi Geminello, Le Siècle américain en Europe. 1916-1933 : Histoires écono-
miques de l’Extrême-Occident, Paris, Grasset, 1995.
Anderson Benedict, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor
du nationalisme, Paris, La Découverte, 2006 [1996].
Appadurai Arjun, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
Appadurai Arjun, Sociology of Globalization, Boulder, Westview Press, 2013.
Appadurai Arjun, Banking on Words. The Failure of Language in the Age of
Derivative Finance, Chicago, The University of Chicago Press, 2016.
Arendt Hannah, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy,
1961.
Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1994.
Arnoldi Jakob, Alles Geld verdampft. Finanzkrise in der Weltrisikogesellschaft,
Frankfurt, Surhkamp, 2009.
Armitage David, Foundations of Modern International Thought, Cambridge,
Cambridge University Press, 2012.
Asendorf Christoph, Ströme und Strahlen. Das langsame Verschwinden der
Materie um 1900, Giessen, Anabas, 1989.
Assmann Aleida, Assmann Jan, Harth Dietrich (Hg.), Mnemosyne. Formen
und Funktionen der kulturellen Erinnerung, Francfort/Main, Fischer, 1991.
Assmann Jan, Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007.
Avanessian Armen, Irony and the Logic of Modernity, Berlin, De Gruyter, 2015.
Borstelmann Thomas, The 1970s. A New Global History from Civil Rights to
Economic Inequality, Princeton, Princeton University Press, 2013.
Bösch Frank, « Zweierlei Krisen Deutungen : Amerikanische und bundes-
deutsche Perspektivierungen der 1970er Jahre », Neue Politische Literatur,
2013, p. 217-230.
Boudon Raymond, La Place du désordre. Critique des théories du changement
social, Paris, PUF, 1984.
Bourgeois Bernard, « La fin de l’histoire », dans La Raison moderne et le droit
politique, Paris, Vrin, 2000.
Bourgeois-Gironde Sacha, Leiser David, Benita Rinat, « Human Foibles or
Systemic Failure. Lay Perceptions of the 2008-2009 Financial Crisis », The
Journal of Socio-Economics, vol. 39, n° 2, p. 132-141.
Bourgeois-Gironde Sacha (avec Dominique Dimier), Comment l’esprit vient à
l’argent. Etude d’une représentation polymorphe, Paris, Vrin, 2009.
Bourricaud François, « Changement social », in Raymond Boudon & François
Bourricaut (dir.), Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982,
p. 146-182.
Bouveresse Jacques, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-
lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir, 1999.
Brague Rémi, Europe. La voie romaine, Paris, Criterion, 1992.
Brashears Matthew E., « Small networks and high isolation ? A reexamination
of American discussion networks », Social Networks, vol. 33, n° 4, 2011,
p. 331-341.
Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe-XVIIIe
siècle, 3 t., Paris, Armand Colin, 1979.
Breuer Stefan, Die Krise der Revolutionstheorie. Negative Vergesellschaftung
und Arbeitsmetaphysik bei Herbert Marcuse, Bodenheim, Athenaeum, 1977.
Bröckling U lrich, Das unternehmerische Selbst. Soziologie einer
Subjektivierungsform, Francfort/Main, Suhrkamp, 2007.
Brodbeck Karl H., Die Herrschaft des Geldes : Geschichte und Systematik,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2009.
Brunner Otto, Neue Wege der Verfassungs- und Sozialgeschichte, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1968.
Bruno Giordano, Des liens, Paris, Allia 2001.
Bruun Hans H., Science, Values and Politics in Max Weber’s Methodology,
Copenhagen, Munskgaard, 1972.
Bulle Nathalie, Morin Jean-Michel, « Raymond Boudon, a classical sociologist »,
Journal of Classical Sociology, vol. 15, Issue 3, 2015, p. 286-292.
C
Caillé Alain, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, Desclée de
Brouwer, 2000.
Carson Rachel, Printemps silencieux, Paris, Plon, 1963.
Caryl Christian, Strange Rebels. 1979 and the Birth of the 21st Century, New-
York, Basic Books, 2013.
Casilli Antonio A., Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?,
Paris, Editions du Seuil, 2010.
Cassirer Ernst, Philosophie der Symbolischen Formen, 3 t., Berlin, Bruno
Cassirer, 1923-1929.
Cassirer Ernst, Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance,
Leipzig, B. G. Teubner, 1927.
Cassirer Ernst, Substance et fonction, Paris, Editions de Minuit, 1977.
Caye Pierre, Critique de la destruction créatrice. Production et humanisme,
Paris, Les Belles Lettres, 2015.
Chalmers David J., The Conscious Mind. In Search of a Fundamental Theory,
Oxford, Oxford University Press, 1996.
Chassaigne Philippe, Les Années 1970. Les fins d’un monde et les origines de
notre modernité, Paris, Armand Colin, 2012.
Citton Yves (dir.), L’Economie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?,
Paris, La Découverte, 2014.
Claessens Dieter, Claessens, Karin, Kapitalismus als Kultur. Entstehung und
Grundlagen der bürgerlichen Gesellschaft, Köln, Diederichs, 1973.
Clavero Bartolomé, La Grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie
moderne, Paris, Albin Michel, 1996.
Closets François de, Toujours plus !, Paris, Grasset, 1982.
Closets François de, Tant et plus !, Paris, Grasset-Seuil, 1992.
Closets François de, Plus encore !, Paris, Fayard, 2006.
Club de Rome (Meadows Dennis L., Meadows Donnela H., Randers Jorgen
et al.), The limits to growth : a report for the Club of Rome’s project on the
predicament of mankind, New York, Universe Books, 1972.
Coenen-Huther Jacques, « Eugène Dupréel, philosophe, sociologue et mora-
liste », Revue européenne des sciences sociales [en ligne], XLIV-134, 2006.
Cohen Daniel, Le Monde est clos et le désir infini, Paris, Albin Michel, 2015.
Coleman James S., Foundations of Social Theory, Cambridge, Harvard
University Press, 1990.
Côté Antoine, L’Infinité divine dans la théologie médiévale (1220-1255), Paris,
Vrin, 2002.
Couliano Ioan, Eros and Magic in the Renaissance, Paris, Flammarion, 1984.
Couliano Ioan, Les Gnoses dualistes d’Occident. Histoire et mythes, Paris,
Plon, 1990.
Crétois Pierre, La Dette comme rapport social, Lormont, Bord de l’eau, 2017.
D
Damisch Hubert, L’Origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987.
Dardot Pierre, Laval Christian, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la
société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
E
Ehrenfelds Christian von, « Über Gestaltqualitäten », Vierteljahrsschrift für
wissenschaftliche Philosophie, n° 14, 1890, p. 249-292.
Eisenstadt Shmuel N., Les Antinomies de la modernité. Les composantes jaco-
bines de la modernité et du fondamentalisme : hétérodoxies, utopisme et
jacobinisme dans la constitution des mouvements fondamentalistes, Paris,
l’Arche, 1997.
Eisenstadt Shmuel N., « Multiple Modernities », Daedelus, vol. 129, n° 1, 2000,
p. 1-29.
Eisler Rudolf, Kant-Lexikon. Nachschlagewerk zu Kants sämtlichen Schriften,
Briefen und handschriftlichem Nachlass, Berlin, E. S. Mittler & Sohn, Pan-
Verlag K. Metzner, 1930.
Elbe Ingo, Marx im Westen. Die neue Marx-Lektüre in der Bundesrepublik seit
1965, Berlin, Akademie Verlag, 2010.
Elias Norbert, Ueber den Prozess der Zivilisation. Soziogenetische und psycho-
genetische Untersuchungen, 2 t., Bâle, Haus zum Falken, 1939.
Elias Norbert, « Zur Grundlegung einer Theorie sozialer Prozesse », Zeitschrift
für Soziologie, vol. 6, n° 2, 1977, p. 127-149.
Emirbayer Mustafa, « Manifesto for a Relational Sociology », American Journal
of Sociology, vol. 103, n° 2, 1997, p. 281-317.
Esposito Elena, Die Zukunft der Futures. Die Zeit des Geldes in Finanzwelt
und Gesellschaft, Heidelberg, Carl-Auer-Systeme Verlag, 2010.
Esser Hartmut, Soziologie, 7 t., Francfort/Main, Campus, 1994-2001.
Eucken Walter, Kapitaltheoretische Untersuchungen, Tübingen, Mohr, 1934.
F
Fabeck Hans von, Jenseits der Geschichte. Zur Dialektik des Posthistoire,
Munich, Fink, 2007.
Ferguson Niall, Maier Charles S., Manela Erez, Sargent Daniel J., The Shock
of the Global. The 1970s in Perspective, Cambridge, Harvard University
Press, 2011.
Fett Othmar, Der undenkbare Dritte : Vorsokratische Anfänge des eurogenen
Naturverhältnisses (Perspektiven), Tübingen, Diskord, 2000.
Ficin Marsile, Sur le banquet de Platon ou de l’amour, Paris, Les Belles
Lettres, 1956.
Filippini Serge, L’Homme incendié, Paris, Phébus, 1990.
Fischbach Franck, Fichte et Hegel : La reconnaissance, Paris, PUF, 1999.
Fischbach Franck, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La
Découverte, 2009.
Fischbach Franck, Dufour Eric, Renault Emmanuel (dir.), Histoires et défini-
tions de la philosophie sociale, Paris, Vrin, 2013.
Fischbach Franck, Le Sens du social. Les puissances de la coopération,
Montréal, Lux.
Fischer David H., The Great Wave. Price Revolutions and the Rhythm of
History, New York, Oxford University Press, 1996.
Fisher Mark, Capitalist Realism : Is There no Alternative ?, Winchester, Zero
Books, 2009.
Flusser Vilém, « Vom Ende der Geschichte », in Nachgeschichte. Eine korri-
gierte Geschichtsschreibung, Francfort/Main, Fischer, 1997, p. 282-290.
Forsé Michel, « Sept dimensions du changement social », L’Année sociologique,
vol. 51, n° 1, p. 51-101.
Foster George M., « Peasant Society and the Image of Limited Good », American
Anthropologist, vol. 67, n° 2, 1965, p. 293-315.
Foucault Michel, Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris
Gallimard 1976.
Foucault Michel, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines,
Paris, Gallimard, 1998 [1966].
Franck Georg, Ökonomie der Aufmerksamkeit. Ein Entwurf, Munich, Carl
Hanser, 1998.
Freitag Michel, Dialectique et société, Lausanne, L’Age d’homme, 1986.
Freud Sigmund, Studien über Hysterie, Leipzig, F. Deuticke, 1895.
Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1989
[1905].
Friedell Egon, Kulturgeschichte der Neuzeit, 3 vol., Munich, C. H. Beck,
1927-1932.
Fukuyama Francis, « The End of History ? », The National Interest, n° 16, 1989,
p. 3-18.
Fukuyama Francis, The End of History and the Last Man, New York, The
Free Press, 1992.
Fumaroli Marc, La Querelle des Anciens et des Modernes, XVIIe-XVIIIe siècles,
Paris, Gallimard, 2001.
G
Garcia Tristan, La Vie intense, une obsession moderne, Paris, Autrement, 2017.
Gauchet Marcel, « De l’avènement de l’individu à la découverte de la société »,
Annales, vol. 34, n° 3, 1979, p. 451-463.
Gauchet Marcel, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la
religion, Paris, Gallimard, 1985.
Gauchet Marcel, L’Avènement de la démocratie, 4 t., Paris, Gallimard,
2007-2017.
Gehlen Arnold, « Über kulturelle Kristallisation », in Wolfgang Welsch
(Hg.), Wege aus der Moderne. Schlüsseltexte der Postmoderne-Diskussion,
Weinheim, Beltz, 1988, p. 133-140.
G erh a r d M ay, G r e s c h at K at a r i n a ( H g.), M a r c i o n Un d S e in e
Kirchengerschichtliche Wirkungmarcion and His Impact on Church History,
Berlin, Walter de Gruyter, 2002.
Fetischkritik, die Emanzipation von Staat und Kapital und die Kritik des
Antisemitismus, Fribourg-en-Brisgau, ça-ira-Verlag, 2007.
Grotius Hugo, Le Droit de la guerre et de la paix (De jure belli ac pacis), Paris,
PUF, 2012 [1625].
Guillaume Marc, « L’avenir des réseaux », Actes des premières rencontres
Réseaux humains/Réseaux technologiques, Poitiers, 1999, CNDP, 2000,
p. 13-28.
Guille-Escuret Gilles, Le Décalage humain. Le fait social dans l’évolution,
Paris, Kimé, 1994.
Guilluy Christophe, Atlas des fractures sociales. Les fractures françaises dans
la recomposition sociale et territoriale, Paris, l’Harmattan, 2000.
H
Habermas Jürgen, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer
Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Berlin, Luchterhand, 1962.
Habermas Jürgen, Zur Rekonstruktion des historischen
Materialismus,Francfort/Main, Suhrkamp, 1976.
Habermas Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, 2 t., Paris, Fayard, 1987.
Habermas Jürgen, Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le
capitalisme avancé, Paris, Payot, 2002.
Haering Norbert, Die Abschaffung des Bargelds und die Folgen. Der Weg in
die totale Kontrolle, Cologne, Bastei Lübbe, 2018.
Haesler Aldo J., Sémiotique et système des objets. Sur Jean Baudrillard,
mémoire de Master, Hochschule St. Gallen, 1976.
Haesler Aldo J., Tausch und gesellschaftliche Entwicklung. Zur Prüfung eines
liberalen Topos, thèse Hochschule St. Gallen, 1983.
Haesler Aldo J., « Du procès de circulation. Ebauche d’une sociologie critique
de l’économique », Revue européenne des sciences sociales, t. 26, n° 82, 1988,
p. 177-214.
Haesler Aldo J., « L’accident économique. Une hypothèse sociologique sur la
Révolution néolithique », Société (Montréal), n° 6, 1989, p. 161-206.
Haesler Aldo, J., « Éléments pour une sociologie de l’argent. La monnaie plas-
tique », Revue européenne des sciences sociales, t. 29, n° 91, 1991, p. 121-146.
Haesler Aldo J., Sociologie de l’argent et postmodernité. Recherche sur les
conséquences sociales et culturelles de l’électronisation des flux de paiement,
Genève & Paris, Droz, 1995.
Haesler Aldo J., « Grundelemente einer tauschtheoretischen Soziologie : Georg
Simmel », Simmel Studies, 10, 1, 2000, p. 6-30.
Haesler Aldo J., « Irreflexive Moderne. Die Folgen der Dematerialisierung des
Geldes aus der Sicht einer tauschtheoretischen Soziologie », in Deutschmann
Christoph (Hg.), Die gesellschaftliche Macht des Geldes (Leviathan
Sonderheft 21), Wiesbaden, Springer, 2002, p. 177-200.
Haesler Aldo J., « Penser l’individu ? Sur un nécessaire changement de para-
digme, 1 », EspacesTemps.net, 2005.
Lacan Laure, « 1. La dette des ménages comme solution », Regards croisés sur
l’économie, n° 17, 2015, p. 26-38.
Lachmann Richard, What is Historical Sociology ?, Londres, Polity Press, 2013.
Lazarus Jeanne, L’Épreuve de l’argent. Banques, banquiers, clients, Paris,
Calmann-Lévy, 2012.
Lazarus Jeanne, Luzzi Mariana (dir.), « L’argent domestique : des pratiques
aux institutions », Critique internationale, n° 69, 2015.
Lea Stephen E.G., Webley Paul, « Towards a More Realistic Psychology of
Economic Socialization », Journal of Economic Psychology, vol. 14, n° 3,
1993, p. 461-472.
Le Brun Jacques, Le Pur amour de Platon à Lacan, Paris, Le Seuil, 2002.
Le Brun Jacques, Le Pouvoir d’abdiquer. Essai sur la déchéance volontaire,
Paris, Gallimard, 2009.
Legros Robert, L’Humanité éprouvée, Paris, Classiques Garnier, 2014.
Lethen Helmut, Verhaltenslehre der Kälte. Lebensversuche zwischen den
Kriegen, Francfort/Main, Suhrkamp, 1994.
Lerner Michel-Pierre, Le Monde des sphères, 2 t., Paris, Les Belles lettres,
1996-1997.
Leroi-Gourhan André, Le Geste et la parole, t. 1 : Technique et langage, Paris,
Albin Michel, 1964.
Le-Strat Nicolas, « Politique de la surimplication », Futur antérieur, n° 22, 1994,
p. 84-108.
Levergeois Bertrand, Giordano Bruno, Paris, Fayard, 1995.
Lévi-Strauss Claude, Race et histoire, Paris, Unesco, 1952.
Lévi-Strauss Claude, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton
& Co, 1967.
Lévi-Strauss Claude, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988.
Lévy Pierre, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace,
Paris, La Découverte, 1994.
Lévy Pierre, Cyberculture, Paris, Odile Jacob, 1997.
Lévy Pierre, La Sphère sémantique 1. Computation, cognition, économie de
l’information, Paris, Hermès-Lavoisier, 2011.
Lianos Michalis, Le Nouveau contrôle social. Toile institutionnelle, normativité
et lien social, Paris, L’Harmattan, 2001.
Lichtblau Klaus, Transformationen der Moderne, Berlin, Philo, 2002.
Liiceanu Gabriel, Le Journal de Paltinis. 1977-1981. Récit d’une formation
spirituelle et philosophique, Paris, La Découverte, 1999.
Lockwood David, « Social Integration and System Integration », in G.K.
Zollschan, W. Hirsch (eds.), Explorations in Social Change, London,
Routledge, 1964.
L otter Konrad, Meiners Reinhard, T reptow Elmar, Marx-Engels-
Begriffslexikon, Munich, Beck, 1984.
Lovejoy Arthur O., The Great Chain of Being. A Study of the History of an
Idea, New York, Harper and Row, 1965 [1936].
Löwith Karl, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie
de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002.
Lourau René, « Implication et surimplication », La Revue du MAUSS, n° 90,
1990, p. 110-119.
Luhmann Niklas, Soziale Système. Grundriß einer allgemeinen Theorie,
Frankfurt, Suhrkamp, 1984.
Luhmann Niklas, Die Wirtschaft der Gesellschaft, Francfort/Main, Suhrkamp,
1988.
Luhmann Niklas, Soziologie des Risikos, Berlin, De Gruyter, 1991.
Luhmann Niklas, Die Gesellschaft der Gesellschaft, Francfort/ Main,
Suhrkamp, 1997.
Lyotard Jean-François, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir,
Paris, Editions de Minuit, 1979.
Lyotard Jean-François, Le Différend, Paris, Editions de Minuit, 1983.
Lyotard Jean-Francois, « Sendschreiben zu einer allgemeinen Geschichte », in
Postmoderne für Kinder, Vienne, Kreidler, 1987, p. 38-56.
M
Macho Thomas, Sloterdijk Peter, Weltrevolution der Seele. Ein Lese-und
Arbeitsbuch der Gnosis von der Spätantike bis zur Gegenwart, Munich,
Artemis & Winkler, 1991.
MacKenzie Donald, « An Equation and its Worlds : Bricolage, Exemplars,
Disunity and Performativity in Financial Economics », Social Studies of
Science, vol. 33, n° 6, 2003, p. 831-868.
MacKenzie Donald, Yuval Millo, « Constructing a Market, Performing Theory :
The Historical Sociology of a Financial Derivatives Exchange », American
Journal of Sociology, vol. 109, n° 1, 2003, p. 107-145.
MacKenzie Donald, An Engine, not a Camera : How Financial Models Shape
Markets, Cambridge, MIT Press, 2006.
MacPherson C.B., The Political Theory of Possessive Individualism, Oxford,
Clarendon Press, 1962.
Mahoney Edward P., « Lovejoy and the Hierarchy of Being », Journal of the
History of Ideas, vol. 48, n° 2, 1987, p. 211-230.
Makropoulos Michael, Modernität und Kontingenz, Munich, Fink, 1997.
Malamoud Charles, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris,
La Découverte, 1989.
Mann Steve, « Sousveillance, Not Just Surveillance, in Response to Terrorism »,
Chair et Métal, vol. 6, n° 1, 2002.
Mannoni Octave, « Je sais bien… mais quand même… », communication à la
Société française de psychanalyse, novembre 1963, Les Temps modernes,
n° 212, 1964.
Roover Raymond (de), Money, Banking, and Credit in Medieval Bruges. Italian
Merchant-Bankers, Lombards and Money-Changers, thèse, University of
Chicago, 1942.
Rosa Hartmut, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La
Découverte, 2010 [2005].
Rosa Hartmut, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la moder-
nité tardive, Paris, La Découverte, 2012.
Rosa Hartmut, « Rencontre avec Hartmut Rosa : Mieux vivre, c’est ralentir nos
rythmes épuisants, nous offrir de l’espace, de l’inactivité, du silence », in
Péneau Caroline (dir.), Mieux vivre dès demain. 12 philosophes, économistes
et historiens nous livrent leurs solutions : travail, énergie, transport, alimen-
tation, Gennevilliers, Editions Prisma, 2011, p. 99-116.
Rosa Hartmut, Resonanz. Eine Soziologie der Weltbeziehung, Berlin,
Suhrkamp, 2016.
Rosanvallon Pierre, Le Capitalisme utopique. Critique de l’idéologie écono-
mique, Paris, Editions du Seuil, 1979.
Rosanvallon Pierre, La Société des égaux, Paris, Editions du Seuil, 2011.
Rosmer André, « Les problèmes de la révolution russe », La révolution proléta-
rienne, n° 24, 1926, p. 16-20.
Rotman Brian, Signifying nothing. The Semiotics of Zero, Stanford, Stanford
University Press, 1993 [1987] (trad. allemande : Die Null und das Nichts.
Eine Semiotik des Nullpunkts, Berlin, Kadmos, 2000).
Rötzer Florian, Megamaschine Wissen. Vision : Überleben im Netz, Francfort/
Main, Campus, 1999.
Rousseau Jean-Jacques, Le Contrat social, Paris, Flammarion, 2011.
Roustang François, La Fin de la plainte, Paris, Odile Jacob, 2000 [1999].
Rusch Pierre, « La voix singulière d’Alfred Sohn-Rethel », Critique, n° 775,
2011 p. 970-982.
S
Sade Donatien Alphonse François de, Français encore un effort… si vous voulez
être républicains, Paris, Fourbis, 1988 [1793].
Sandbrook Dominic, Mad as Hell. The Crisis of the 1970s and the Rise of the
Populist Right, New York, Alfred A. Knopf, 2011.
Sandel Michael J., What Money Can’t Buy. The Moral Limits of Markets, New
York, Farrar, Straus and Giroux, 2012.
Savary Jacques, Le Parfait négociant ou Instruction générale pour ce qui
regarde le commerce de toute sorte de marchandises, tant de France, que
des Pays estrangers… Par le sieur Jacques Savary, Paris, Jean Guignard
fils, 1675.
Schadewaldt Wolfgang, Tübinger Vorlesungen. Band 1 : Die Anfänge der
Philosophie bei den Griechen : die Vorsokratiker und ihre Voraussetzungen,
Francfort/Main, Suhrkamp, 1978.
T
Tapia Granados José A., « El libre comercio y la economía mundial según
Ha-Joon y Michael Spence », Ensayos de Economía, vol. 23, n° 42, 2013,
p. 13-26.
Tausig Ben, sur Alva Noto et Ryuichi Sakamoto et l’album Vrioon, dustedma-
gazine.com/reviews/1215, 2004.
Taylor Charles, A Secular Age, Cambridge, The Belknap Press of Harvard
University Press, 2007.
Tersen André C., John Hales, économiste anglais du milieu du XVIe siècle. Sa
doctrine et son temps, thèse, Académie de Dijon, 1907.
Thomas Yan, « Le sujet de droit, la personne et la nature : sur la critique
contemporaine du sujet de droit », Le Débat, n° 100, 1998, p. 85-107.
Todd Emmanuel, Le Bras Hervé, L’Invention de la France. Atlas anthropolo-
gique et politique, Paris, le livre de poche, 1981.
Todd Emmanuel, L’Origine des systèmes familiaux, t. 1, Paris, Gallimard,
2011.
Tomasello Michael, The Cultural Origins of Human Cognition, Cambridge,
Harvard University Press, 1999.
Tomasello Michael, Constructing a Language. A Usage-based Theory of
Language Acquisition, Cambridge, Harvard University Press, 2003.
Tomasello Michael, Origins of Human Communication, Cambridge, MIT Press,
2008.
Tomasello Michael, A Natural History of Human Thinking, Cambridge,
Harvard University Press, 2014.
Tomasello Michael, The New Psychology of Language. Cognitive and Functional
Approaches to Language Structure, 2 t., New York, Psychology Press, 2014.
Tomasello Michael, A Natural History of Human Morality, Cambridge, Harvard
University Press, 2016.
Tönnies Ferdinand, Gemeinschaft und Gesellschaft : Grundbegriffe der reinen
Soziologie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1979 [1887].
Trémoulinas Alexis, La Sociologie des changements sociaux, Paris, La
Découverte, 2006.
Troeltsch Ernst, Protestantisme et modernité, Paris, Gallimard, 2011.
Troostwijk Christian D. van, « Religious Activism in the Global Economy.
Promoting, Reforming, or Resisting Neoliberal Globalization ? », Journal
of Management, Spirituality and Religion, vol. 14, n° 4, 2017, p. 368-370.
Turkle Sherry, Alone Together. Why We Expect More from Technology and Less
from Each Other, New York, Basic Books, 2011 [2015].
Turner Jonathan H., The Emergence of Sociological Theory, Belmont, Thomson
Wadsworth, 2006.
Turner Jonathan H., Theoretical Principles of Sociology, 3 t., New York,
Springer, 2010-2012.
U
Uhlaner Carole, « Relational Goods and Participation : Incorporating Sociability
into a Theory of Rational Action », Public Choice, 62, 1989, p. 253-285.
V
Van Inwagen Peter, Metaphysics. The Big Questions, Malden, Oxford,
Blackwell, 1998.
Vaughan Genevieve, The Gift in the Heart of Language. The Maternal Source
of Meaning, Milan, Mimesis International, 2015.
Vengeon Frédéric, Nicolas de Cues. Le monde humain : métaphysique de l’infini
et anthropologie, Grenoble, Millon, 2011.
Vérin Hélène, Entrepreneurs, entreprise. Histoire d’une idée, Paris, PUF, 1982.
Vernant Jean-Pierre, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1981.
Vibert Stéphane, La Communauté des individus. Essai d’anthropologie poli-
tique, Lormont, Le Bord de l’eau, 2015.
Vidal Dominique, « Richard Lachmann, What is Historical Sociology ? »,
Lectures [en ligne], Les comptes rendus, 2014.
Vierkandt Alfred, Die Stetigkeit im Kulturwandel : eine soziologische Studie,
Berlin, Duncker & Humblot, 1908.
Vinciguerra Lucien, Archéologie de la perspective. Sur Piero della Francesca,
Vinci et Dürer, Paris, PUF, 2007.
Viner Jacob, Two Plans for International Monetary Stabilization, New Haven,
Yale University Press, 1943.
Viner Jacob, International Trade and Economic Development. Lectures
Delivered at the National University of Brazil, Glencoe, Free Press, 1952.
Viner Jacob, The Role of providence in the social order. An essay in intellec-
tual history : ayne Lectures for 1966, Philadelphia, American Philosophical
Society, 1972.
Viner Jacob, Religious Thought and Economic Society, Durham, Duke
University Press, 1978.
Vogl Joseph, Das Gespenst des Kapitals, Zürich, Diaphanes, 2010.
Voss Gerd-Günther, Pongratz Hans J., « Der Arbeitskraftunternehmer. Eine
neue Grundform der “Ware Arbeitskraft ?” », Kölner Zeitschrift für Soziologie
und Sozialpsychologie, vol. 50, n° 1, 1998, p. 131-158.
W
Wallerstein Immanuel, The Politics of the World-Economy. The States, the
Movements, and the Civilizations : Essays, Cambridge, Cambridge University
Press, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1984.
Wallerstein Immanuel, Chase-Dunn Christopher, Suter Christian, Overcoming
global inequalities, Boulder, Paradigm Publ., 2015.
Wang Hua, Wellmann Barry, « Social Connectivity in America : Changes in
Adult Friendship Network Size From 2002 to 2007 », American Behavioral
Scientist, vol. 53, n° 8, 2010, p. 1148-1169.
A B
Abellio, Raymond : 183 Bacon, Francis : 277, 296
Adorno, Theodor W. : 15, 23, 51, 123, Baez, Joan : 143
134, 191, 193, 445, 475 Bahr, Hans-Dieter : 146, 148, 547
Alvi, Geminello : 81, 547 Bajoit, Guy : 179
Agamben, Giorgio : 535 Bakhtine, Michail : 329
Aglietta, Michel : 430, 526 Ballard, J.G. : 131, 156, 157, 166, 170,
Agnew, Jean-Christoph : 229 414
Alberti, Leon Battista : 279 Bammé, Arno : 146, 148, 322, 406, 477,
Alembert, Jean Le Rond d’ : 191 547
Alexander, Jeffrey : 78, 195 Barbon, Nicholas : 328, 330, 331, 336
Allende, Salvador : 142 Bardini, Thierry : 311
Alizart, Mark : 407 Barnes, Barry : 98
Althusser, Louis : 72 Bateson, Gregory : 225
Anaximandre : 17, 19, 215, 233, 234, Baudrillard, Jean : 17, 65, 159, 160, 162,
235, 236, 237, 238, 239, 240, 261, 264, 168, 171, 172, 183, 187, 366, 450, 473,
278, 281, 308, 324, 343, 383, 398 481, 483, 485, 501, 514, 525, 528, 530,
Anders, Günther : 434, 475, 479 532, 533, 534, 535, 541
Anderson, Benedict : 206, 288, 403 Bauman, Zygmunt : 129, 155, 176, 206,
Anderson, Chris : 374 210
Angot, Christine : 535 Beck, Ulrich : 17, 176, 178, 193, 194,
Appadurai, Arjun : 138, 212, 318, 461, 195, 196, 197, 207, 209, 211, 392, 462
463, 525, 527 Beigbeder, Frédéric : 536
Apulée : 323 Bell, Daniel : 353
Arendt, Hanna : 67, 258, 259, 260, 267, Bellarmin, Robert : 262, 271
271, 376 Benjamin, Walter : 45, 224, 423, 445,
Aristarque de Samos : 246 478, 514
Aristote : 6, 132, 234, 235, 270, 272, 279, Benoist, Alain de : 514
281, 286, 307, 312, 313, 317, 329, 330, Bentley, Arthur F. : 102
375, 429, 443, 457 Bergson, Henri : 158, 445
Armitage, David : 27 Berman, Marshall : 155, 252
Arnoldi, Jakob : 461 Bernardi, Bruno : 348, 349
Asendorf, Christoph : 533 Berthelot, Jean-Michel : 359
Assmann, Jan : 222, 257 Bertillon, Jacques : 152
Axelrod, Robert : 482 Bhabha, Homi : 199
Avanessian, Armen : 131 Bhaskar, Roy : 90
Avenarius, Richard : 25 Billeter, Jean-François : 257
Auerbach, Erich : 435 Binswanger, Hans-Christoph : 141, 547
198, 231, 255, 285, 335, 358, 385, 393, Méda, Dominique : 438
423, 431, 454, 469 Meinong, Alexius : 484
Lukács, Georg : 160, 327, 380, 463, 464, Menger, Carl : 286, 428
475, 493 Meillassoux, Quentin : 63, 488
Luxemburg, Rosa : 135 Merleau-Ponty, Maurice : 185, 451
Lyotard, Jean-François : 130, 146, 171, Mersenne, Marin : 307, 324
172, 176, 182, 188, 189, 191, 192 Merton, Robert C. : 88, 461
M Metrovic, Stjepan : 417
Mach, Ernst : 25, 34 Michelet, Jules : 294
Machado, Antonio : 185 Mill, John Stuart : 83
Machiavel, Nicolas : 313 Molière : 275
Macron, Emmanuel : 32, 424 Moore, Barrington : 54, 190
Madoff, Bernard A. : 485, 486, 487, 488, Montaigne, Michel de : 328, 329, 394,
490, 493 396
Maître Eckhard : 261 Montchrestien, Antoine de : 64, 337, 340
Makropoulos, Michael : 64, 255 M ont e s q u ieu , C h a rle s L ou i s de
Malamoud, Charles : 484 Secondat, baron de La Brède et de :
Man, Hendryk de : 183 91, 302, 305, 369
Mandel, Ernest : 165 Morrison, Jim : 131, 143
Mandelbrot, Benoît : 363 Moscovici, Serge : 83, 132, 149, 230, 335,
Mandeville, Bernard de : 65, 344, 379, 378, 446, 448
455 Mühlmann, Heiner : 95
Manetti, Domenico : 279 Müller, Rudolf Wolfgang : 335, 477
Mann, Michael : 99 Münch, Richard : 78, 195
Mann, Steve : 192 Musk, Elon : 133, 190, 506, 531
Mannoni, Octave : 450, 451, 494, 501 Musil, Robert : 166, 325
Marcion : 253 N
Marcuse, Herbert : 141, 373, 421 Negri, Toni : 15
Martel, Frédéric : 366 Nakamoto, Ryuichi : 34
Martuccelli, Danilo : 79 Needham, Joseph : 232
Mattéi, Jean-François : 237, 261 Negt, Oskar : 91, 436, 547
Marx, Karl : 5, 14, 17, 20, 21, 31, 50, Nelson, Benjamin : 306, 341, 455
51, 54, 58, 59, 60, 61, 68, 72, 85, 111, Newton, Isaac : 38, 273, 277, 310
121, 133, 142, 148, 155, 160, 164, 165, Nicolai, Carsten : 34
171, 182, 183, 184, 191, 226, 228, 247, Nicolle, Jean-Marie : 261
252, 267, 274, 282, 290, 296, 327, 329, Nietzsche, Friedrich : 123, 195, 237
330, 335, 380, 413, 417, 426, 428, 429, Noica, Constantin : 408
445, 447, 454, 455, 457, 463, 464, 467, North, Dudley : 330
468, 470, 474, 476, 481, 493, 507, 523, Noto, Alva : 34
528, 543 O
Mauss, Marcel : 96, 116, 226, 227, 228, Occam, Guillaume d’ : 103, 187, 259
304, 326, 362, 398, 537 Oetzel, Klaus-Dieter : 477
McLuhan, Marshall : 97, 171, 193, 203, Offe, Claus : 195, 197, 392
225, 226, 290, 335, 425 Ong, Walter J. : 97, 98, 236, 243, 290,
Meadows, Dennis : 58, 131, 132 454
Méchoulan, Henry : 230 Oresme, Nicole : 261
Origène : 234 Q
Orléan, André : 430 Quesnay, François : 327
Orwell, George : 192 R
Osiander, Alexander : 273, 274 Radkau, Joachim : 35
P Radkowski, Georges-Hubert de : 386
Pacioli, Luca : 291 Rammstedt, Otthein : 356, 547
Paine, Thomas : 334 Ranke, Leopold von : 127
Panofsky, Erwin : 275, 276, 277 Ratledge, Mike : 162
Papilloud, Christian : 503, 547 Rawls, John : 386, 399
Pareto, Vilfredo : 112, 268, 498 Ricardo, David : 64, 138, 308, 330, 336,
Parsons, Talcott : 35, 86, 98, 109, 194, 344, 345, 346, 371, 375, 379, 388, 404,
282, 358, 417, 431 425, 504
Pascal, Blaise : 15, 88, 249, 301, 325, 332 Richir, Marc : 162
Paul, Axel T. : 482 Riegl, Alois : 141
Péguy, Charles : 65, 305 Rifkin, Jeremy : 353, 503
Pearson, Harry : 226 Rocchi, Jean : 311
Pérec, Georges : 27, 501 Rodbertus, Karl : 226, 246, 248, 335
Perrault, Charles : 188, 402 Roehner, Bertrand : 78
Perry, Ronen : 498 Rol, Cécile : 405, 504, 547
Pétrarque : 369 Romano, Claude : 360
Pétrone : 323 Roover, Raymond de : 227, 228, 291
Pfaller, Robert : 145, 146, 536 Rosa, Hartmut : 89, 91, 267, 381, 434,
Piaget, Jean : 85 503, 512
Pic de la Mirandole, Jean : 311 Rose, Nikolas : 99
Pichette, Jean : 229, 340, 547 Rosanvallon, Pierre : 28, 91, 327, 334,
Piette, Albert : 149 347, 379, 427
Piketty, Thomas : 490, 491, 497 Rosset, Clément : 168
Pinch, Trevor : 99 Rotman, Brian : 135, 280, 281
Pinchard, Bruno : 311 Rotman, Patrick : 131, 153
Platon : 236, 249, 295, 308, 393 Rousseau, Jean-Jacques : 30, 91, 302,
Plenge, Johann : 356 318, 342, 348, 349, 384
Plessner, Helmuth : 322 Roustang, François : 23, 26, 352
Pline l’Ancien : 235 Rüstow, Friedrich : 112
Plotin : 308 S
Plutarque : 242 Sade, Donatien-Alphonse-François de :
Polanyi, Karl : 11, 66, 124, 125, 127, 256
135, 226, 227, 389 Sahlins, Marshall : 244
Ponzi, Carlo : 20, 21, 50, 482, 486, 487, Saïd, Edward : 199
488, 490, 491, 492, 493, 494, 497, 498, Saint Anselme de Canterbury : 271, 408
500, 501, 502, 505, 506, 514, 524 Saint Augustin : 158, 217, 224, 253, 266,
Postone, Moishe : 149 269, 537
Poutine, Vladimir : 15, 163 Saint-Exupéry, Antoine de : 53
Proust, Marcel : 166 Saint Thomas : 313
Pufendorf, Samuel von : 302, 317, 318, Salinger, J.D. : 143
349, 350 Salomon-Delatour, Gottfried : 356
Pynchon, Thomas : 166 Sandel, Michael J. : 447, 483
V X
Valéry, Paul : 168, 299, Xénophane : 297
Vallos, Fabien : 457 Y
Van Inwagen, Peter : 257 Yamey, Basil S. : 291
Vasari, Giorgio : 279 Yates, Frances E. : 265
Vasto, Lanza del : 141, 460 Z
Vaughan, Genevieve : 119, 547 Zarsky, Tal : 498
Vengeon, Frédéric : 261, 271 Zelizer, Viviana A. : 7, 56, 514
Viansson-Ponté, Pierre : 130 Ziegenfuss, Werner : 356
Vibert, Stéphane : 394 Žižek Slavoj : 61
Vico, Giambattista : 322, 342, 355 Znoj, Heinzpeter : 240, 304, 305, 547
Vidal, Denis : 54 Zumthor, Paul : 238
Vierkandt, Alfred : 75, 79, 87, 92
Vinci, Léonard de : 38, 291, 408
Vinciguerra, Lucien : 275
Viner, Jacob : 64, 318, 337
Virilio, Paul : 91
Vitruve : 279
Voegelin, Eric : 224, 324
Vogl, Josef : 138, 207, 461, 463
W
Wagner, Peter : 78
Wallerstein, Immanuel : 54, 127, 425,
521
Warhol, Andy : 144, 499
Weber, Max : 5, 29, 40, 42, 54, 69, 71,
75, 77, 78, 85, 109, 111, 121, 123, 144,
179, 180, 186, 203, 208, 218, 224, 231,
232, 260, 268, 331, 334, 335, 341, 357,
358, 369, 393, 417, 421, 428, 432, 440,
445, 463, 467
Webley, Paul : 478, 510
Werner, Richard A. : 529
Westermarck, Richad : 508
White, Harrison C. : 60, 103, 104
Wicksell, Knut : 467
Wiese, Leopold von : 102
Willmann, Françoise : 51, 477, 547
Woesler de Panafieu, Christine : 477
Wolf Philip : 477, 478
Wolff, Christian : 332
Wölfflin, Heinrich : 323
Wood, Ellen M. : 347
Woolgar, Steve : 98
Wyatt, Robert : 162
Avant-propos [page 5]
Première partie. Présentation
29 €
ISBN 978-2-37361-156-4
Éditions Matériologiques
Collection « E-conomiques » dirigée par Gilles Campagnolo
View publication stats 9 782373 611564