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Commentaire [Texte n°5]

Le malade imaginaire (1673), Molière


Acte I scène 7

Introduction
[Situer le texte] Figure majeure du théâtre du XVIIe siècle, alors que la tragédie s’affirme
comme le genre théâtral majeur, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, confère à la
comédie une richesse et un prestige inédits. Ses pièces comiques aux personnages
caricaturaux amusent les spectateurs mais ont aussi une ambition sociale et morale :
elles révèlent les travers humains et interrogent la société. Le malade imaginaire est la
dernière pièce de Molière, jouée en 1673. Le personnage principal de cette comédie-
ballet, Argan, est un hypocondriaque dont la folie des médecins met en péril la santé
et la famille. Dans l’acte I scène 7, manipulé par son épouse Béline, Argan tente de lui
léguer ses biens au détriment de ses enfants.
[Problématique] Comment les stratégies financières qu’Argan veut mettre en œuvre
pour léguer sa fortune à Béline révèlent-elles la dépravation morale d’une société
régie par l’argent ?

[Annonce du plan] Dans une première partie, du début de la scène à « comment je


pourrais faire. », le notaire de Béline feint d’abord de ne pouvoir établir de testament
favorable à l’épouse d’Argan. Puis, dans une deuxième partie, de « Ce n’est point à des
avocats » à « payables au porteur. », le notaire de Béline expose finalement à Argan
les stratégies financières à mettre en œuvre pour établir le testament qu’il souhaite.

I- Le notaire de Béline feint de ne pouvoir établir de testament favorable à l’épouse


d’Argan

(Du début de la scène à « comment je pourrais faire. ») Argan s’adresse au notaire de


Béline de manière très respectueuse : répétitions de « approchez » et de « monsieur
», tournures superlatives et familières (« fort honnête homme, et tout à fait de ses
amis »).
Argan se comporte ici en homme du monde affable, et non plus en hypocondriaque
ridicule. Il souhaite rédiger un testament léguant sa fortune à Béline. Béline prétend
n’être « point capable de parler de ces choses-là. ». L’interjection tragique « Hélas ! »
révèle une plainte feinte, théâtrale : sa tendresse est le masque de sa vénalité. Le
notaire explique cependant à Argan qu’il ne pourra mener à bien son projet : « vous ne
sauriez rien donner à votre femme par votre testament. » Le langage formel et froid
du notaire contraste avec les expressions passionnées des autres personnages. Le
spectateur/lecteur se demande dès lors comment progressera l’intrigue. Le notaire
explique alors à Argan que « La coutume y résiste », le nord de la France étant alors
régi par un droit coutumier oral, contrairement au « pays de droit écrit » romain, au
sud. Ainsi, les enfants d’Argan font obstacle au testament entre Argan et Béline. Le
spectateur comprend que cet obstacle suscite en Béline le ressentiment qu’elle
manifestera dans la suite de la pièce.
Le notaire manifeste sa maîtrise du droit avec un vocabulaire juridique froid et
impersonnel : « la disposition serait nulle », « un don mutuel entre vifs », « encore fautil
qu’il n’y ait enfants… ». De telles dispositions légales suscitent la colère d’Argan : « Voilà
une coutume bien impertinente, qu’un mari ne puisse rien laisser à une femme dont il
est aimé tendrement, et qui prend de lui tant de soin ! ». Si la colère d’Argan est souvent
ridicule et comique, elle paraît ici fondée, ce qui complexifie le personnage, qui ne se
résume pas qu’à des colères absurdes.
L’enjeu de cette scène n’est en effet plus de faire la satire de l’hypocondriaque mais
celle des arrangements juridiques.

II – La satire des arrangements juridiques (De « Ce n’est point à des avocats » à «


payables au porteur. »)

Monsieur de Bonnefoi décourage cependant Argan d’en appeler aux avocats, car ils «
s’imaginent que c’est un grand crime que de disposer en fraude de la loi ». L’explication
est paradoxale et contradictoire : il ne faudrait pas recourir à un avocat car ces derniers
ne fraudent pas la loi. Or il est criminel ou délictuel de contrevenir à la loi.
L’onomastique* (*le nom) Monsieur de Bonnefoi est donc comique car elle attribue
au personnage la vertu (la bonne foi) qu’il n’a justement pas. Le notaire se révèle en
effet plus stratège que sincère. Le notaire dénigre les avocats avec un vocabulaire
péjoratif : « sévères », « gens de difficultés », « ignorants des détours de la conscience
». Mais le notaire justifie les pratiques semi-illégales en mobilisant les « détours de la
conscience » : selon lui, la moralité personnelle justifie l’illégalité. Par une périphrase
occulte, le notaire désigne ces « autres personnes à consulter » qui savent « rendre
juste ce qui n’est pas permis ». Les périphrases et la succession de trois propositions
relatives rendent compte des détours empruntés par ces personnes pour contourner
la loi :
« Il y a d’autres personnes à consulter qui sont bien plus accommodantes, qui ont des
expédients pour passer doucement par-dessus la loi (…), qui savent aplanir les
difficultés d’une affaire ».
Le champ lexical de la discrétion souligne l’habileté de ces hommes de lois : «
accommodantes », « doucement », « aplanir », « éluder », « avantage indirect ». La
question rhétorique « Sans cela, où en serions-nous tous les jours ? » cherche
l’assentiment de l’auditeur.
Le notaire définit donc son métier comme une stratégie de contournement des lois.
Bien évidemment, à travers ce personnage malhonnête, Molière dénonce ces
stratégies, aux marges de la légalité.
La distinction entre ce qui est juste et injuste n’est pas expliquée par des arguments
moraux, mais uniquement par l’intérêt pécuniaire : « autrement nous ne ferions rien,
et je ne donnerais pas un sol de notre métier. » Argan répète alors les compliments
hyperboliques du début de la scène : « Ma femme m’avait bien dit, Monsieur, que vous
étiez fort habile et fort honnête homme ». Sauf que ces compliments sont désormais
paradoxaux et comiques puisque le notaire est malhonnête. Par association, cela
renforce la malhonnêteté de la femme qui le mobilise : Béline. La question d’Argan,
qui souhaite « donner [s]on bien et en frustrer [s]es enfants » témoigne d’un cynisme
condamnable. Il se fait le complice d’une tentative de détournement d’héritage. Le
notaire énumère alors les stratégies financières complexes par lesquelles Argan
pourra arriver à ses fins. Sa longue réplique est structurée par l’anaphore « vous
pouvez » qui souligne la ruse du notaire, autant que les multiples biais par lesquels
passent ces stratégies. Celles-ci mobilisent notamment des hommes de paille (« ami
intime », « divers créanciers qui prêteront leur nom »), ce qui montre que des réseaux
semi-illégaux gangrènent le corps social et le corrompent. La relative complexité de
cet exposé témoigne des connaissances de Molière, qui fut tout au long de sa carrière
en proie aux soucis d’argent.

Conclusion

Nous avons vu comment les stratégies financières qu’Argan veut mettre en œuvre pour
léguer sa fortune à Béline révèlent la dépravation morale d’une société régie par
l’argent.
Le personnage du notaire permet à Molière d’établir une critique sociale et de
dénoncer la vénalité des individus qui s’exprime au détriment des relations
amoureuses, qu’elles soient maritales ou filiales.

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