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La chimie du XVIIe siècle : une question de principes

Article in Méthodos · March 2008


DOI: 10.4000/methodos.1823 · Source: OAI

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Rémi Franckowiak
Université de Lille
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E
LA CHIMIE DU XVII SIECLE : UNE QUESTION DE PRINCIPES

Rémi Franckowiak
UMR CNRS 8163 STL – Universités de Lille 1 et de Lille 3

Introduction
Le tournant du XVIIe au XVIIIe siècle dans la chimie est marqué à son entrée par
l’émergence de la philosophie cartésienne réinterprétant les phénomènes chimiques, l’intérêt
des cartésiens pour la chimie, le recours des chimistes eux-mêmes à des arguments de type
mécaniste1, et la publication du célèbre Sceptical Chymist de 1661 de Robert Boyle qui s’en
prend vivement à la chimie des principes ; et, à la sortie, par la définition de la chimie de 1702
de Wilhelm Homberg, présentée à l’Académie Royale des Sciences comme unique partie de
la physique, dans son acception la plus générale de science de la nature, susceptible de
parvenir par ses principes à « une vérité certaine » à la différence d’une physique spéculative
– mécaniste – dont les conclusions sont selon lui pour le moins contestables2. Ces deux
moments, espacés d’une quarantaine d’années, bornent une période décisive de l’histoire de la
chimie, qui s’ouvre donc sur une chimie très en difficulté, dont le fondement théorique
paracelsien est attaqué jusque dans les rangs des chimistes – et ce, seulement peu de temps
après la reconnaissance de la chimie comme science à part entière avec la création de la chaire
de démonstrateur de chimie au Jardin du Roi en 16483 –, et qui s’achève avec une chimie qui,
au tout début du siècle suivant, renaît, et constitue désormais, au sein de l’Académie des
Sciences, une classe particulière alors seule en mesure, après la disparition dans l’organisation
des savoirs académiques de la classe de Physique4, de développer un discours sur la nature

1
Voir la quatrième partie des Principes de la Philosophie naturelle de Descartes ; Bernard Joly, « Descartes et la
chimie », in Bernard Bourgeois et Jacques Havet (éds.) L'esprit cartésien actes du XXVIe congrès de
l'Association des sociétés de philosophie de langue française, Paris, Vrin, 2000, pp. 216-221 ; voir Luc
Peterschmitt, « The Cartesians and Chemistry: Cordemoy, Rohault, Régis », in Lawrence M. Principe, Chymists
and Chymistry, Watson Publishing International LLC, Sagamore Beach, 2007, pp. 193-202 ; voir Antonio
Clericuzio, Principles and Corpuscles. A Study of Atomism and Chemistry in the Seventeenth Century, Kluwer
Academic Publishers, Dordrecht, 2000.
2
Voir Rémi Franckowiak, Luc Peterschmitt, « La chimie de Homberg : une vérité certaine dans une physique
contestable », Early Science and Medicine, 10/1, (2005): pp. 65-90. On peut citer également le titre significatif
de l’ouvrage de Mongin de 1704, Le Chimiste Physicien. Où l’on montre que les Principes naturels de tous les
Corps sont veritablement ceux que l’on découvre par la Chimie. […].
3
Voir Jean-Paul Contant, L’enseignement de la chimie au Jardin Royal des Plantes de Paris, Cahors,
Imprimerie A. Coueslant, 1952 ; Rio C. Howard, « Guy de la Brosse and the Jardin des Plantes in Paris », The
analytic Spirit. Essays in the history of science, Cornell University Press, Woolf editor, Ithaca/New-York, 1981,
pp. 195-224.
4
La classe de Physique sera de nouveau créée en 1785 à l’Académie royale des Sciences, sous la direction de
Lavoisier.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 2

des corps. Ainsi, la chimie apparaît-elle dominante dans les sciences de la nature5, à l’issue
d’un changement de siècle synonyme, semble-t-il pour elle, de régénération. Quelle peut en
être alors la raison ?
Une rupture d’ordre sociologique dans le tournant des deux siècles est, il est vrai,
assez facilement identifiable. La création de l’Académie Royale des Sciences de Paris en
décembre 1666, tout en procurant une reconnaissance institutionnelle à la chimie par son
choix d’y faire figurer deux représentants – Samuel Cottereau Du Clos et Claude Bourdelin –,
a sans doute permis, pour une part, à la chimie, soumise désormais aux règles en vigueur dans
cette Compagnie œuvrant au développement des connaissances scientifiques, de se resituer
dans le champ de ces savoirs. La chimie a pu bénéficier d’un lieu et de contraintes dans le
mode d’exposition de ses éléments théoriques et pratiques, et dans le choix de ses thèmes de
recherche6, propices à un développement lui conférant assurance et reconnaissance.
L’Académie a, en effet, fait davantage que recueillir la chimie ; elle l’a plus
qu’honorablement accueillie parmi les disciplines classiques, en offrant à Du Clos – un des
trois académiciens les mieux rétribués7 – le privilège d’ouvrir par sa communication la toute
première assemblée le vendredi 31 décembre 16668. La chimie s’établit donc, elle
s’institutionnalise. L’Académie des Sciences devient, dès sa refondation en 1699, le cadre –
presque exclusif – dans lequel se fera la chimie française tout au long du XVIIIe siècle. Les
chimistes sont alors des hommes dotés d’une autorité scientifique qui leur est déléguée par
l’institution officielle et légitime qui les a reconnus et à laquelle ils appartiennent. La chimie
du Siècle des Lumières est donc affaire de personnes autorisées, et n’a plus à justifier de son
existence, comme auparavant9. Le prix à payer à sa totale reconnaissance académique sera la
restriction de l’accès à l’expression – surtout à la publication – à toute personne œuvrant en
dehors de l’Académie ; il sera alors beaucoup plus difficile pour un simple apothicaire de faire

5
Cette domination revendiquée par la chimie est d’ailleurs clairement visible dans l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert à partir du Tome III de 1753 ; voir Rémi Franckowiak, « La chimie dans l’Encyclopédie : une
branche tour à tour dépréciée, réévaluée et autonome », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 40-41,
2006, pp. 59-70.
6
Pour un exposé de la pratique académique des sciences de la nature dans l’ancienne Académie, voir Alice
Stroup, A Company of Scientists: Botany, Patronage, and Community at the Seventeenth-Century Parisian Royal
Academy of Sciences. Berkeley: University of California Press, 1990.
7
Alice Stroup, « Censure ou querelles scientifiques: l’affaire Duclos (1675-1685) », in C. Demeulenaere-
Douyère, and E. Brian (éds.), Règlement, usages et science dans la France de l’absolutisme ; à l’occasion du
troisième centenaire du règlement instituant l'Académie royale des sciences, 26 janvier 1699, Paris : Editions
Tec & Doc, 2002, p. 441.
8
Voir Samuel Cottereau Du Clos, « Project d’exercitations physiques », 31/12/1666, Procès Verbaux de séances
de l’Académie royale des Sciences (PV ARdS), registre t. 1, f. 1r et suiv. Une assemblée eut en réalité lieu le 22
décembre, mais pour fixer certains points d’organisation des séances et de la vie de la Compagnie.
9
Presque toutes les préfaces de manuels de chimie du XVII e siècle étaient en partie consacrées à la justification
de la chimie, en mettant en particulier en avant son utilité sur le plan médical.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 3

paraître son « cours de chimie » comme au siècle précédent. Mais ce constat suffit-il pour
rendre compte d’une régénération de la chimie ?
D’autres raisons, indépendantes de la création de l’Académie des Sciences, peuvent
être – et ont été – avancées pour rendre compte du changement de statut survenu en chimie.
Ce changement a bien souvent été compris comme un changement affectant directement la
nature de la chimie, une chimie qui délaisserait les vaines recherches de la transmutation des
métaux pour désormais inscrire ses travaux dans le champ de la rationalité, ou encore qui
dépasserait le stade d’une pratique artisanale non raisonnée des corps chimiques pour accéder
(enfin) à celui d’une expérimentation minutieuse de la matière10. La mécanisation de la
philosophie naturelle dans la deuxième moitié du XVIIe siècle est un des arguments majeurs
avancé en faveur d’une rupture en chimie aboutissant à l’abandon d’une explication
principielle des phénomènes. La chimie reposait jusqu’alors sur une réduction des propriétés
des corps à des qualités substantielles portées par des principes – les tria prima paracelsiens –
qui les constituent. Boyle est généralement décrit comme l’auteur d’une chimie représentative
de cette nouvelle intelligibilité de la nature, et l’expression de « révolution mécaniste » a
d’ailleurs était posée à son sujet11 ; le Cours de Chymie de Nicolas Lemery de 1675 est, pour
sa part, envisagé comme un exemple français12 de cette révolution. La chimie de Robert

10
Une lecture par trop récurrente de l’histoire de la chimie situe les effets qui se feront sentir de ce changement
avec la chimie de Lavoisier, à la fin du XVIIIe siècle. Il est inutile de rappeler ici le contresens fondamental sur
lequel se fonde la distinction entre alchimie et chimie, entre deux disciplines – l’une suivant chronologiquement
l’autre – que l’on veut partagées par l’irruption d’un moment révolutionnaire, variable suivant les sensibilités
nationales et centré sur un personnage (Paracelse, Boyle, Lemery, Stahl, Lomonossov ou Lavoisier, …),
apportant à la première la rationalité qui lui faisait défaut pour devenir la seconde. L’alchimie est simplement le
nom, hérité des Arabes, que portait la science chimique à un moment donné, sans caractère discriminant quant à
une supposée irrationalité à l’œuvre. Voir Bernard Joly, La rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle, avec le texte
latin, la traduction et le commentaire du Manuscriptum ad Fridericum de Pierre-Jean Fabre, Vrin, Paris, 1992 ;
du même auteur, « La rationalité de l’hermétisme », in Methodos, 3 (2003), Figures de l'irrationnel.
http://methodos.revues.org/document106.html ; et Lawrence M. Principe, Robert Boyle and the Alchemical
Quest, Princeton : Princeton University Press, 1998, pp. 8-10. Sur la synonymie des mots « alchimie » et
« chimie » au XVIIe siècle, voir William Newman, Lawrence Principe, « Alchemy vs. Chemistry : The
Etymological Origins of a Historiography of Alchemy », Early Science and Medicine, 3 (1998), pp. 32-65. Ces
deux derniers auteurs utilisent toutefois dans leurs ouvrages, le terme de « Chymistry » (Chymie) pour nommer
la pratique chimique du XVII e siècle au début du XVIIIe incluant une recherche de la Pierre philosophale ou un
travail de chrysopée, pour éviter tout jugement de valeur portant sur les mots chimie et alchimie. La pratique
chimique du XVIIe siècle s’en trouve peut-être réhabilitée, mais le problème du passage entre chymie et chimie
demeure. Nous emploierons simplement, en ce qui nous concerne, le mot « chimie », étant assuré que l’on
comprendra sans l’aide d’artifice orthographique qu’il ne s’agit dans ce présent travail ni de chimie actuelle ni
d’ésotérisme, mais d’investigations sur la matière vieilles de plusieurs siècles.
11
Par William Eaton, Boyle on Fire : the mechanical revolution in scientific explanation, London: Continuum
studies in British Philosophy, 2005.
12
Voir entre autres Sarah Carvallo, « Chimie et scepticisme : Héritage et ruptures d’une science. Analyse du
Chimiste Sceptique, 1661, Robert Boyle », Revue d’Histoire des Sciences, 55/4 (2002), p. 480, et l’ouvrage
classique d’Hélène Metzger (Les Doctrines Chimiques en France du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle,
(1923), Blanchard, Paris, rééd. 1969, §5) qui présente le renversement de la pensée paracelsienne par la chimie
mécaniste de N. Lemery.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 4

Boyle est en outre considérée comme une juste illustration de la méthode baconienne en
sciences physiques ; celle de Lemery tenant une position équivalente, par son affirmation d’en
exposer clairement les éléments après avoir d’emblée rejeté toute « métaphysique ».
L’apparition du mécanisme en chimie peut de prime abord apparaître comme pouvant
effectivement revêtir certains aspects d’une rupture. Mais ce qui passerait pour une rupture
n’en est sans doute pas une, du moins au sens fort ; et ce, pas uniquement parce que les
interprétations corpuscularistes des phénomènes, n’attendent pas la fin de la première moitié
du XVIIe siècle pour surgir dans la chimie, mais existent depuis au moins la parution de la
Summa Perfectionis du pseudo-Geber dans le milieu du XIVe siècle13. L’introduction de
considérations mécanistes en chimie, à partir des années 1660, doit être lue comme une
expression d’une crise profonde qui s’annonçait dès les premières décennies du siècle, et qui
ébranle alors les fondements de la chimie : le socle de vérités sur lequel s’appuyait la science
chimique disparaît au moment même de sa reconnaissance comme science à part entière, au
point de devoir, pour certains, être réduite au rang de simple corps de pratiques artisanales.
L’enjeu sera alors pour elle de redéfinir ses principes. Ce bouleversement secoue certes
fortement la chimie, sans pour autant en modifier l’apparence : la chimie française est
principielle en 1666, elle le sera encore en 1702. Mais l’évolution du rapport entre les deux
dimensions – théorique et pratique – dans lesquelles se déploie la chimie, affecte cette
dernière dans sa croyance en ses principes, c’est-à-dire en ses vérités premières, points de
départ de toute connaissance chimique. La chimie du XVIIe siècle est en effet principalement
une question de principes. Avant la constitution de l’Académie Royale des Sciences, on ne
possède pas les vrais principes des corps mixtes sur lesquels se développe le discours
chimique, mais on les connaît ; à la suite de sa refondation, on ne les connaît plus mais on en
possède de vraisemblables et palpables. L’histoire de la chimie devient alors celle de son
progrès dans la connaissance de la composition des corps. Aussi nous proposons-nous ici de
mettre en évidence la fin d’une chimie ancrée dans un passé pour elle toujours actuel, qui fait
son entrée dans le présent au moment même où elle prend place dans la toute nouvelle
Académie Royale des Sciences de Paris, précisément dans le dernier tiers du XVIIe siècle ;
pour la première fois l’idée de progrès émerge dans la chimie qui quitte alors – peut-être pour
toujours – les rives de la certitude. Nous nous autoriserons au préalable à réenvisager, dans
l’histoire de la chimie de cette période, le rôle de Boyle, dont les critiques de la doctrine

13
Comme l’a montré William R. Newman, Gehennical Fire. The Lives of George Starkey, an American
Alchemist in the Scientific Revolution, Cambridge: Harvard University Press, 1994, pp. 92-114; et Atoms and
Alchemy. Chemistry & the experimental Origins of the scientific Revolution, Chicago: The University of Chicago
Press, 2006, pp. 23-44.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 5

paracelsienne sont pertinentes – mais pas pour les raisons avancées –, pour faire de lui un
chimiste moderne comme les autres face à cette crise de la chimie.

Boyle : ne pas corriger, mais discréditer


Robert Boyle est sans conteste le personnage majeur des histoires de la chimie du
e
XVII siècle rédigées jusqu’à ce jour. Méthode expérimentale, attaque contre la chimie des
principes, définition de l’élément chimique, sont dans celles-ci autant d’arguments à mettre au
crédit de ce grand homme14. Boyle, lui-même, en son temps, se voyait déjà appartenir à une
avant-garde de la « nouvelle science », il souhaitait être reconnu comme « nouveau
philosophe », et a en conséquence adopté une rhétorique de la nouveauté pour accentuer une
cassure avec ses prédécesseurs ou contemporains qu’il critiquait et desquels il voulait se
distinguer. Aussi sélectionnait-il dans ses écrits les influences qu’il acceptait de divulguer
pour qu’il n’y ait aucune ambigüité sur sa position, et minimisait-il même certaines de ses
sources importantes15. Pourtant seule une cassure ou une discontinuité superficielle est
palpable, qui débuterait avec l’apparition des travaux de Boyle, due à la fois à une image qu’il
voulait de son vivant donner de lui, et à travers les travaux historiographiques qui ont suivi et
développé cette image. L’ouvrage qui a grandement contribué à forger une telle réputation à
Boyle est bien entendu son Sceptical Chymist de 1661 qui prend singulièrement à partie les
chimistes vulgaires, en particulier les auteurs français de cours de chimie paracelsienne.
L’œuvre de Boyle est toutefois revisitée avec profit depuis une vingtaine d’années,
permettant, entre autres choses importantes, de mettre en évidence son formidable intérêt pour
une noble « alchimie »16 ; et par-là même de réinscrire son œuvre dans la philosophie
naturelle propre à son époque, mais en lui ménageant toujours une place de choix qui n’est
pas réellement questionnée. Confrontée à une étude plus fine de la chimie française de la fin
du XVIIe siècle, cette interprétation ne prend pourtant pas les allures d’une évidence17.

14
Le nombre d’ouvrages qui expose une telle image de Boyle étant bien entendu trop important, nous n’en
citerons qu’un seul, extrêmement intéressant, qui se propose de présenter la chimie du XVII e à travers
principalement deux personnages, tous deux anglo-saxons, dont l’un est bien entendu Boyle et l’autre, George
Stakey, alias Philalèthe, qui a travaillé pour le premier : William R. Newman, Lawrence M. Principe, Alchemy
tried in the fire. Starkey, Boyle, and the Fate of Helmontian Chymistry, Chicago: The University of Chicago
Press, 2002.
15
Voir Newman, Principe, ib., pp. 31-33. Starkey ferait ainsi partie de ces « illettrés » desquels Boyle a reçu
quelques éléments de chimie, comme indiqué dans la préface de son Sceptical Chymist.
16
Entre autres Michael Hunter (éd.), Robert Boyle reconsidered, Cambridge: Cambridge University Press,
1994 ; Principe, op. cit. in n. 10 ; Clericuzio, op. cit. in n. 1, §4 ; Charles Ramond, Myriam Dennehy (éds.), La
philosophie naturelle de Robert Boyle, Vrin, Paris, à paraître début 2008.
17
Stroup affirme (op. cit. in n. 6, p. 214) que l’influence de Boyle au sein de l’ancienne Académie Royale des
Sciences a été nulle. Antonio Clericuzio (« Carneades and the Chemists: A Study of The Sceptical Chymist and
its Impact on Seventeenth-Century Chemistry », in Hunter (ed.), op. cit. in n. 16, pp. 84-85) ne relève
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 6

Pourquoi les chimistes auraient-ils dû abandonner leur doctrine pour se plier à celle
que Boyle leur offrait ? L’importance de Boyle dans l’histoire de la chimie française est-elle
vraiment justifiée ; d’autant plus qu’elle semble n’avoir été que peu reconnue par la
communauté des chimistes du XVIIIe siècle ? Les chimistes incriminés par Boyle, dans le
Sceptical Chymist, n’ont pourtant eu de cesse de revendiquer le privilège de ne se prononcer
qu’après être passés par le travail de laboratoire. Sans doute doit-on admettre, pour une part,
un réel échec d’une pratique expérimentale trop inconsistante de la chimie paracelsienne ;
mais y voir une victoire des arguments de Boyle, dont certains sont en effet très forts, est un
pas que franchit ordinairement l’historiographie, sans se préoccuper de la faiblesse de
l’autorité de celui-ci chez les chimistes de la France du XVIIIe siècle. Plus qu’une pauvre
postérité, on relève même un refus de le considérer comme un des leurs ; une reconnaissance
inconditionnelle en revanche comme « père de la physique moderne »18 lui est accordée par
les physiciens, les chimistes considérant pour leur part que leurs prédécesseurs n’ont pas
attendu Boyle pour corriger certains aspects de leur pratique, avant d’attribuer volontiers le
titre de « père de la chimie moderne » plutôt à un Becher ou à un Stahl19.

explicitement pour sa part que le Cours de Chymie de Nicolas Lemery comme ouvrage français d’influence
boyléenne.
18
Jean Le Rond d’Alembert, « Cartésianisme », in D. Diderot, J.L.R. D’Alembert (éds.), Encyclopédie,
Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, 1752, t. II, p. 717a.
19
Clericuzio (op. cit. in n. 1, pp. 104-105) relève lui-aussi la reconnaissance par les savants du XVIII e siècle
d’un Boyle plutôt physicien que chimiste, qui aurait été favorisée par une interprétation strictement mécaniste de
sa pensée sur la matière par Leibniz dans le but de servir son opposition à Newton. L’autorité de Boyle dans la
chimie n’est en effet pas, à notre connaissance, revendiquée dans les deux premiers tiers du XVIII e siècle en
France. Boyle fait certes partie du Discours historique sur l’origine & les progrez de la Chymie qui précède le
Nouveau Cours de Chymie suivant les principes de Newton & de Sthall de 1723 attribué sans doute à tort à
Senac. Mais il y apparaît de manière anecdotique, à la différence d’un Van Helmont, d’un Becher, d’un
Kunckel ; on ne sait trop ce qui justifie d’ailleurs sa place dans cette histoire parce qu’à l’instar de Paracelse,
Tachenius, Glauber, il a « donné de la vogue aux compositions qui paroissent les plus suspectes » (pp. xxxix-xl),
si ce n’est peut-être son application à vouloir être « conduit par l’expérience » (p. lxvij), son désir de justifier la
chimie de Van Helmont (pp. lxvj et xxiij), sa caution d’homme hors « de tout soupçon » donnée à un témoignage
sur la réalisation d’un Elixir qui change l’argent en or (pp. xxj-xxij). Toutefois, le lecteur est renvoyé « aux livres
de Boile, les ouvrages de ce grand homme méritent seuls le nom de Physique » (p. xlvj). Mais voilà que son nom
est associé à la Physique dans ce discours historique sur la chimie qui affirme pourtant la puissance
expérimentale de tout temps de la chimie sur la physique, et dont le contenu est en total désaccord avec celui du
Sceptical Chymist ; l’auteur du Discours écrit : « Les chimistes par l’action du feu ont réduit toutes les
substances à l’eau, à la terre, à l’esprit, au souphre, au sel. Il n’est pas de corps, si on excepte l’or & l’argent, qui
ne donne ces matières. On a fait de ces principes la base de la Chymie ; plusieurs Philosophes les ont rejettez :
mais je ne sçais s’ils leur ont substitué quelque chose de plus solide. Les Chymistes ont toûjours cet avantage
qu’ils ne reçoivent que ce que leur apprend l’expérience » (p. xxxvj). D’ailleurs, poursuit-il, « La Physique doit à
la Chimie une partie de ses découvertes » (p. xlvj). « […] On l’a regarde [la chimie] comme un art sans art où
l’on ne voyoit jamais de point fixe pour se conduire : enfin on a tenté d’y porter les lumières de la Physique
[=physique mécaniste], mais avec peu de succès. […] La Chymie est une science expérimentale, on risque de
voir toutes ses opinions démenties par l’expérience […] » (p. liij). Par ailleurs, au milieu du XVIII e siècle, le
regard porté sur le travail chimique de Boyle est très sévère. Diderot écrit dans son Introduction à la Chymie
(Denis Diderot, Introduction à la chymie, manuscrit inédit de Diderot publié avec notice sur les cours de Rouelle
et tarif des produits chimiques en 1758 par M. Charles Henry, Paris, 1887, pp. 61-62) que : « [Boyle] prétendoit
dérober le secret de la nature par la chymie et se glorifioit d’être philosophe par le feu, comme van Helmont, à
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 7

Les critiques du Sceptical Chymist de Boyle concernent précisément, selon Antonio


Clericuzio20, la manière d’envisager la chimie comme discipline purement pratique. Les
chimistes vulgaires contre lesquels sont dirigées les attaques de Boyle, représentés dans le
dialogue de cet ouvrage par la figure, presque muette, de Philoponus (ses interventions dans le
Sceptical Chymist se réduisent à une douzaine de lignes21), sont coupables d’avoir dégradé le
statut de la chimie en l’abaissant à un vulgaire ensemble de pratiques opératoires et
d’applications techniques et/ou en la présentant comme une panchimie22. Cette image du

qui Boyle refusoit ce titre. Mais M. Rouelle pense qu’il méritoit moins, aiant été plus physicien que chimiste. Il a
beaucoup écrit sur l’élasticité de l’air, sur le vuide, sur la forme spirale des molécules de l’air que Becher, avant
les newtoniens, a tourné en ridicule. Becher se plaint à lui-même, dans une épitre dédicatoire qu’il lui adresse, de
ce qu’il a perdu un tems considérable pour du vent et qu’il auroit mieux emploié aux expériences chymiques.
Celles qu’il nous a laissées sont toutes fort exactes, bien détaillées et faciles à répéter ; mais les conséquences
qu’il en tire ne sont pas toujours bien déduites et les explications fondées sur sa physique corpusculaire ne sont
pas recevable en chymie. La réfutation qu’il en tire des erreurs répandues parmi le peuple des chymistes n’étoit
pas nécessaire, puisqu’elles avoient été apperçues et bannies avant lui par les chymistes éclairés […] ». Le
sentiment que les chimistes anciens n’ont pas attendu Boyle pour corriger certains éléments de leur pratique est
une évidence aussi pour Venel. Boyle, dont il raille, dans deux articles de l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert (« Ens » (t. 5) et « Jaspe » (t. 8)), la crédulité, lui qui se voulait pyrrhonien, passe à ses yeux pour un
physicien satisfait de son mécanisme qui jetait un regard hautain sur la pratique des chimistes. Venel est
reconnaissant à Libavius (mort en 1616) – si on oublie la grande obscurité de son discours – « d'avoir rectifié la
doctrine des trois principes ; d'avoir même reconnu & rejetté toutes ces erreurs, ces taches de la doctrine
chimique que Boyle attaqua d’un ton si victorieux soixante ans après » (dans « Chymie », t. 3, p. 432b). Boyle
est donc pour Venel en retard sur les critiques des chimistes sur leur propre discipline ; Venel poursuit un peu
plus bas en pointant particulièrement la compréhension défectueuse des principes des chimistes par Boyle : « Le
célebre physicien Robert Boyle, contemporain & ami de Becker, est ordinairement compté parmi les Chimistes ;
& il a effectivement beaucoup écrit sur la Chimie : mais il est trop exactement physicien corpusculaire-
méchanicien, ou physicien proprement dit, tel que nous l’avons mis en contraste avec le chimiste au
commencement de cet article, pour qu’il ait pû travailler utilement pour la doctrine chimique, dont on peut dire
qu'il a entrepris la réforme sans être muni des connoissances suffisantes pour exécuter ce dessein, & même sans
avoir assez d’érudition chimique pour savoir ce que c’étoit exactement que cette doctrine qu’il se propose de
rectifier. En effet Boyle paroît avoir connu que le peuple des Chimistes ; car il a combattu des principes que les
bons chimistes ne prenoient point du tout dans le sens dans lequel il les considere ; & il a, par une suite de cette
mauvaise acception, ou refuté des erreurs qui n'existoient point chez les vrais maîtres de l’art, ou attaqué des
dogmes que quelques ancêtres de ces savans avoient réellement établis, mais que des chimistes postérieurs, tels
que Libavius, Rolfinck, Vanhelmont, Rubaeus, Billich, & plusieurs autres, entre lesquels nous n'oublierons pas
de compter notre Palissy, avoient réfuté avant lui ; ensorte qu’elle n’a fait qu’étendre les réfutations bien ou mal
fondées de ces auteurs, & les appuyer quelquefois d’expériences précieuses en soi, mais presque toûjours mal
appliquées, & fournissant constamment à l'auteur des conséquences très-précaires & très-mal déduites » (ib., t. 3,
p. 435b). D’autres citations tout aussi éclairantes de Venel à l’encontre de Boyle pourraient être données. La
centaine d’articles de l’Encyclopédie où Boyle est cité est loin de donner l’image d’un grand chimiste ; pour la
moitié il est convoqué comme physicien, voire comme le « père de la Physique moderne » pour d’Alembert dans
son article « cartésianisme », pour le reste, il l’est uniquement pour une observation, une expérience réalisées ou
un témoignage rapporté. Ces références à Boyle dans l’Encyclopédie proviennent pour la majeure partie de
passages traduits de la Cyclopaedia de Chambers.
20
Clericuzio, op. cit. in n. 1, p. 82.
21
Principe, op. cit. in n. 10, 36-37.
22
C’est sans aucun doute contre leur doctrine que le Sceptical Chymist a été rédigé, qui, comme le précise
Principe (ib., p. 61) s’intitulait dans sa version manuscrite qui a circulé au préalable, « Reflexions on the
Experiments Vulgarly Alledged to Evince the 4 Peripatetique Elements, or the 3 Chymicall Principles of Mixt
Bodies », où les aspects concernant les problèmes rhétorique et méthodologique sont parfaitement absents.
Principe (ib., pp. 58-62) a montré également que la cible générale du Sceptical Chymist est la classe de chimistes
formée des apothicaires iatrochimiques, des auteurs de cours de chimie et des adeptes de la cosmologie
paracelsienne, opposée à celle des « philosophes chimiques », les vrais chimistes vraisemblablement pour
Boyle ; l’appendice de 1680 du Sceptical Chymist (The Producibleness of Chemical Principles) va d’ailleurs
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 8

chimiste paracelsien vulgaire – plongé dans la matière – contraste avec celle de ceux se
vouant à une pratique plus « philosophique » de la chimie (qu’ils s’inscrivent dans la doctrine
de la dyade médiévale Soufre/Mercure ou même dans celle des tria prima23) et demeurant à
l’écart des critiques. Boyle préfère réduire ces chimistes vulgaires à de simples manœuvres
d’une discipline dont les opérations doivent trouver leur raison dans le cadre de son
« hypothèse mécanique » plutôt que par un certain nombre de principes chimiques censés
constituer l’ensemble des corps mixtes, et dont la nature soi-disant simples peut être prise à
défaut par l’expérience en laboratoire. Les corps ne sont pas composés de trois, ni même de
cinq substances élémentaires pour Boyle, mais de groupements de corpuscules en interaction,
dont la texture rend compte physiquement des propriétés chimiques des corps ; les effets
chimiques visibles ne pouvant provenir que d’un changement d’ordre mécanique 24. Il est en
effet convenable et fortement utile de structurer les explications physiques suivant des termes
familiers à chacun, universellement intelligibles comme la taille, la figure, le mouvement et le
repos, desquels dépendent « probablement » les propriétés des corps25. Aussi peut-on
envisager une chimie vulgaire détachée des sciences de la nature par Boyle, cantonnée
désormais plutôt dans les arts mécaniques, à savoirs les « arts serviles […] tels que ceux que
pratiquent les ouvriers qui travaillent […] aux choses qui servent aux nécessitez ou
commoditez de la vie, comme les Maçons, les Tailleurs, les Cordonniers […] », suivant la
définition de Furetière26. Les chimistes vulgaires feraient alors figure d’ouvriers de la
philosophie mécaniste, ils agencent les corpuscules, desserrent leur texture, ils confectionnent
des corps. Boyle n’accorderait en effet à leur pratique que deux fonctions : d’abord celle
d’illustrer, voire de prouver par l’expérience la philosophie corpusculariste qui jusqu’ici
souffrait d’une trop grande spéculation27, ensuite celle d’utilité publique en tant qu’art

dans le sens d’une accentuation de la distinction entre opérateurs de la chimie et chrysopoètes. Boyle s’inscrit
parfaitement dans cette tradition alchimique qui refuse de placer sur le même plan les philosophes chimiques
instruits des secrets de la nature et les simples commerçants, artisans et autres ouvriers spécialisés qui pratiquent
sans maîtrise des principes vrais de l’art.
23
Sur les deux différences majeures présentées entre les doctrines relevant de la dyade et de la triade (ou de la
pentade), voir Principe, ib., pp. 38-39.
24
Principe, ib., p. 208.
25
Voir Andrew Pyle, « Boyle on Science and the Mechanical Philosophy: A Reply to Chalmers », in Studies in
the History and Philosophy of Science, 33 (2002), pp. 178-181 et 186.
26
Antoine Furetière, « Arts », in Dictionnaire Universel, 1690.
27
Voir Robert Boyle, « Some Specimens of an Attempt to make Chymical Experiments useful to illustrate the
Notions of the Corpuscular Philosophy » dans ses Certain Physiological Essays, 1661. Philippe Hamou note par
ailleurs (« Descartes, Newton et l’intelligibilité de la nature », in Pierre Wagner (dir.), Les philosophes et la
science, Gallimard-folios essais, Paris, 2002, pp. 146-147) que la vacation entre autres de Boyle pour la science
expérimentale repose certainement sur l’ambition « d’exhiber une preuve ‘expérimentale’ de l’action de l’esprit
dans la nature […] ».
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 9

mécanique28. Boyle déposséderaient alors les chimistes vulgaires de tout droit à développer
un discours qui leur serait propre sur leurs opérations en les coupant de leur tradition pour
servir l’hypothèse mécaniste. « Retirer à ces Artistes [= les chimistes vulgaires] leur confiance
excessive en leurs principes et les rendre un peu plus philosophes <dans le rapport> à leur
Art »29, est la volonté affichée de Boyle. Jeter le doute sur la chimie paracelsienne est un
moyen de la réduire à sa dimension purement pratique30. Aussi Boyle n’est-il pas davantage
un défenseur de la chimie expérimentale qu’un opposant à la doctrine paracelsienne sur la
base d’une philosophie mécaniste ; son intention est bien de doter la pratique de la chimie de
principes philosophiques et d’offrir à la philosophie naturelle un support expérimental, ou
encore de créer un intermédiaire « chimico-physique »31 qui n’est plus chimie – car n’en
doivent être conservées que les observations et les expériences –, sans être pour autant stricte
physique mécaniste.
Passée la première partie32, l’ouvrage ne justifierait rigoureusement plus son titre ;
Carneades, le protagoniste principal du dialogue, n’argumentant plus seulement dans la suite à
la stricte manière d’un sceptique. Boyle ne cherche alors pas à distinguer les discours des
chimistes ; ces critiques portent sur l’ensemble de ce qu’il appelle les chimistes vulgaires sans
discrimination aucune, dont le chimiste vulgaire paradigmatique serait Jean Beguin 33. Qui

28
Dans Some Considerations of the Usefulnesse of Naturall Philosophy (1663), Robert Boyle, écrit que “the
great variety of new Remedies, wherewith the Laboratories of Chymists have furnished the shops of
Apothecaries’ may convince everybody of the usefulness of ‘chymistry’ » (M. Hunter and E.B. Davis (eds.), The
works of Robert Boyle, London: Pickering and Chatto, 1999-2000, vol. 3, p. 405).
29
Comme le rapporte Principe (op. cit. in n. 10, p. 47). Boyle déclare avoir rédigé le Sceptical Chymist « […] to
take those Artists off ther excessive Confidence in their principles and to make them a little more Philosoph(ical)
with their Art » (in Michael Hunter, Robert Boyle by Himself and his Friends, London: William Pickering, 1994,
p. 29).
30
Cf. Clericuzio, op. cit. in n. 17, p. 81.
31
Voir ib., p. 89.
32
Comme le souligne Clericuzio, ib., p. 80.
33
Boyle a en effet tendance à présenter les chimistes vulgaires comme formant un bloc homogène et unis plus ou
moins autour de la figure de Jean Beguin (auteur du premier cours de chimie français en 1612). Le cas du Sucre
de Saturne, ce composé d’esprit de vinaigre et de chaux de plomb, est éclairant à ce sujet. Boyle (The Sceptical
Chymist, London, 1661, pp. 229-231) rapporte fidèlement l’expérience de Beguin (Elemens de Chymie, éd. 1624,
Livre II – et non I, comme indiqué dans le Sceptical Chymist, §4), qu’il suppose avoir été suivi sans critique par
tous les autres auteurs de cours de chimie. Or, dans son Cours de Chimie publié en 1646, De Clave (§13 du Livre
4, « De l’Esprit ardent de Saturne », pp. 151-152) s’autorise justement à critiquer Beguin, à corriger son
expérience, à contredire la nature principielle de l’Huile tirée du Sucre de Saturne, et à en apporter la
démonstration expérimentale, et ce sans doute très tôt dès le début des années 1620, au moment où aurait été
rédigé son cours. De la même manière, Boyle (ib., pp. 226-227, et p. 231) condamne, à partir sans doute de la
lecture du manuel de Beguin (ib., Livre II, § XX, « Esprit de vin tartarisé »), le comportement des chimistes dans
leur ensemble qui n’auraient pas remarqué le dégagement d’eau dans une opération sur l’esprit de vin ; Beguin
était en effet d’avis que l’Eau élémentaire se séparait plutôt de l’Huile par distillation que de l’Esprit avant
l’intervention du Sel. Mais, De Clave (ib., Livre II, §24, « Du vin, & eau de vie ») pratique cette même opération
dans la préparation de sa panacée afin d’ôter l’Eau élémentaire de l’Esprit de vin pour le purifier (tout comme
d’ailleurs Joseph Du Chesne avant Beguin) ; cette dernière substance est, soit dit en passant, un Mercure et non
un Soufre pour De Clave, et donc encore moins le vrai Soufre du vin comme il le serait suivant le texte de Boyle
pour tous les chimistes vulgaires. Nous pourrions citer encore un exemple (Boyle, ib., p. 249) dans lequel Boyle
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 10

plus est, il ne cherche pas davantage à rappeler la fonction radicalement opératoire de la


doctrine des tria prima. Il tend à faire passer les principes chimiques exhibés au laboratoire et
manipulés en vue de la préparation de remèdes pharmaceutiques, pour élémentaires et
universels, les exposant ainsi à la contradiction de l’expérience qui met en évidence leur
hétérogénéité et leurs différences entre principes de même nom, que Boyle a alors beau jeu de
dénoncer. L’« hypothèse chimique »34 – puisque c’est ainsi que ce dernier nomme aussi la
chimie paracelsienne – a pourtant développé une doctrine expérimentalement très efficace
pour rendre compte de ses opérations. La triade – Mercure/Soufre/Sel –, ou mieux la pentade
– Mercure-Esprit/Soufre-Huile/Sel/Eau/Terre –, est une doctrine fondamentalement adaptée à
la pratique de laboratoire, dont Boyle ne rend pas la juste fonction afin de mieux en exprimer
les difficultés.
Doctrine de laboratoire, ses principes doivent être opératoires. Depuis la fin du XVIe
siècle, se révèle une tendance constante et affirmée des chimistes à matérialiser la matière, et
donc les principes, en vue de sa maîtrise totale, tangible et sans médiation. Joseph Du Chesne,
le Quercetanus pris à partie par Boyle dans le Sceptical Chymist, a contribué très activement à
mettre la matière à la portée du chimiste, en développant en particulier une métaphysique du
Sel – qui offre une expression sensible de l’insensible principiel – rendant théoriquement
pensable la pratique de la matière35. L’insistance de Boyle sur la confiance à accorder aux
témoignages des sens, la « lumière de la nature », n’était donc en rien nouveau pour cette
chimie, et ce au moins depuis la période médiévale36. Considéré comme indissociable de la
chimie de Paracelse, le travail effectif des corps est hissé au rang de revendication par tous les
chimistes du XVIIe siècle. Du Chesne fait « presque voir à l’œil » les trois principes
hypostatiques contenus dans le Sel-matière première sensible que Pierre-Jean Fabre
identifiera à la matière première d’Aristote ; en ce qui concerne les auteurs de manuels de
chimie, pour Guy de la Brosse en 1628, la chimie ne se pratique pas sans se salir les mains, en
1624 De Clave convoque le public intéressé à une démonstration de la composition en cinq
principes des corps mixtes contrairement aux doctrines d’Aristote et de Paracelse37, Nicaise

prête sans preuve aux chimistes une pensée qu’il généralise comme suit : « je suis encore enclin à penser que la
plupart des chimistes, etc. ».
34
Boyle, ib., p. 306.
35
Voir Rémi Franckowiak, Le développement des théories du Sel dans la chimie française de la fin du XVI e
siècle à celle du XVIIIe, thèse de doctorat soutenue à l’Université de Lille III le 20 décembre 2002, partie I, § 2.
36
Comme le précise également John T. Young, Faith, Medical Alchemy and Natural Philosophy : Johann
Moriaen, Reformed Intelligencer, and the Hartlib Circle, Ashgate, Aldershot, 1998, p. 185.
37
Sur cet événement, voir Bernard Joly, « Les références à la philosophie antique dans les débats sur l’alchimie
au début du XVIIe siècle », in Didier Kahn et Sylvain Matton (éds.), Alchimie : art, histoire et mythes, Paris-
Milan : S.E.H.A. – Archè, 1995, pp. 671-690 ; sur l’innovation en philosophie naturelle de la pratique du
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 11

Le Febvre, en 1660, se pose fièrement comme « Philosophe sensal », et plus tard, Nicolas
Lemery ne voudra considérer que des principes palpables et démontrables ; et tous feront
apparaître au laboratoire les principes de leur doctrine. C’est cette tradition du travail
expérimental que Boyle veut rapprocher de la philosophie corpusculaire spéculative.
Néanmoins, ces chimistes n’ont jamais prétendu isoler et manipuler les vrais et
premiers principes des corps38, ceux-là même qui sont effectivement homogènes et universels,
et donc inaccessibles dans leur état de pureté absolue. Tout en soutenant ses accusations,
Boyle semble à un moment de son discours le reconnaître39. L’analogie est, en effet, pour lui
également, manifeste entre les corps obtenus par l’analyse chimique et les principes de même
nom avancés par la théorie des chimistes, qu’il est toutefois préférable de nommer « prima

laboratoire, voir du même auteur, « Qu’est-ce qu’un laboratoire alchimique ? », Cahiers d’histoire et de
philosophie des sciences, n° 40 (1992), pp. 87-98.
38
Voir par exemple le discours sur les principes chimiques de Jean Beguin (op. cit. in n. 33, Livre I, § 2, p. 35),
qui ne doivent pas être considérés comme chimiquement homogènes : « Il faut toutesfois noter qu’aucun des
susdicts principes n’est si seul, & simple, qu’il ne tienne quelque peu des autres. Car le Mercure contient une
substance sulphurée & une saline. Le Souphre une substance saline, & une mercurielle, & le Sel une substance
sulphurée & une mercurielle ». De la même manière, Guy de la Brosse (« Traicté general de la Chimie,
contenant son ordre & ses parties, monstrant qu’elle est science, qu’elle a des Principes & Maximes comme les
autres sciences ; & que mettant la main à l’œuvre elle est un Art tres-excellent, enseignant le moyen de
connoistre les qualitez, facultez & vertus des Plantes », troisième livre de De la Nature, vertu, et utilité des
Plantes, Paris, 1628, pp. 289-444) distingue les principes « simples » ou « premiers », indifférents à former toute
chose et qui sont mêlés d’aucun autre, et les « mélangés » ou « seconds », ou encore « prochains ». Ils participent
de la nature des uns et des autres, le plus ou le moins permet de les différencier, mais leur champ d’activité soit
s’étend sur l’ensemble des trois règnes de la Nature, soit est spécifiquement destiné à la confection de l’un
d’entre eux, contrairement à la présentation de Boyle de principes chimiques universellement présents. Seul, au
XVIIe siècle, Etienne De Clave (Nouvelle Lumière Philosophique, (1641), Fayard, 2000, « Chapitre 7. Des
elemens et du nombre d’iceux », p. 51) peut être touché par le reproche d’élémentarisation et d’universalisation
des principes. De Clave prétend explicitement réduire les principes des corps mixtes à des éléments non
seulement indifférents d’un mixte à un autre, mais isolables toujours identiques à eux-mêmes, grâce en
particulier au moyen de la fermentation présentée comme « la vraye clef » pour accéder au « Cabinet de la sage
Nature ». Toutefois, le feu n’est plus pour De Clave l’instrument par excellence de l’anatomisation des mixtes –
contrairement à la présentation que donne Boyle des chimistes, de ces artistes qui usent et abusent de l’usage
résolutif du feu –, puisque les liqueurs acides, dont la puissance naturelle est à associer à celle résolutive du feu,
représentent pour lui des auxiliaires indispensables à une résolution fine des corps (Voir Rémi Franckowiak,
« Le Cours de Chimie d’Etienne de Clave », Corpus, n°39, 2001, p. 79). Samuel Du Clos soutiendra lui aussi
l’usage de menstrues dans les analyses végétales.
39
Voir Boyle, op. cit. in n. 33, pp. 235-246, en particulier : « I know that the chief of these Chymists represent,
that though the Distinct Substances into which they divide mixt bodies by Fire, are not pure and Homogeneous;
yet since the four Elements into which the Aristotelians pretend to resolve the like bodies by the same Agent, are
not simple neither, as themselves acknowledge, ’tis as allowable for the Chymists to the one Principles, as for
the Peripateticks to call the other Elements; since in both cases the Imposition of the name is ground only upon
the Predominancy of that Element whose name is ascrib’d to it. Nor shall I deny, that this Argument of the
Chymists is no ill one against the Aristotelians. But what Answer can it prove to me, who you know am
disputing against the Aristotelians Elements, as the Chymicall Principles, and must not look upon any body as a
true Principle or Element, but as yet compounded, which is not perfectly Homogeneous, but is further Resoluble
into any number of Distinct Substances how small soever. And as for the Chymists calling a body Salt, or
Sulphur, or Mercury, upon pretence that the Principle of the same name is predominant in it, That it self is an
Acknowledgement of what I contend for; namely that these productions of the Fire, are yet compounded bodies.
And yet whilst this is granted, it is affirm’d, but not prov’d, that the reputed Salt, or Sulphur, or Mercury,
consists mainly of one body that deserves the name of a principle of the same Denomination. For how do
Chymists make it appear that there are any such primitive and simple bodies in those we are speaking of […]? ».
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 12

mista » ou « mista primaria »40, ou « secundary principals, or mixts of peculiar sort »41. Mais
Boyle exige des preuves visibles de la présence des vrais principes dans ceux qu’obtiennent
les chimistes, et desquels ils tirent leur nom. Leur discours pourrait être raisonnable, si soit
Carneades, soit Eleutherius (un personnage du dialogue du Sceptical Chymist), soit les
chimistes eux-mêmes avaient vu la Nature prendre du pur Sel, du pur Soufre et du pur
Mercure principes, pour constituer chaque sorte de corps mixte42. De toute évidence, Boyle
n’accorde pas jusqu’au bout à la doctrine chimique le statut d’« hypothèse », et réclame de
voir ce qui en théorie ne peut être vu hors de toute union mixtive. Aussi assimiler les
principes chimiques aux produits issus de la dernière résolution par le feu des mixtes lui
paraît-il hautement critiquable : ces substances mises en évidence par les chimistes ne sont
pas identiques d’un mixte à un autre, et sont reconnues de manière arbitraire par la
prédominance des qualités qui sont censées leur être associées. Or la critique n’est pas neuve
en chimie ; en dehors de ceux de Van Helmont, des arguments similaires sont proférés entre
auteurs de manuels de chimie – peut-être pas, il est vrai, de manière aussi radicale ni
systématique. Il a été, par exemple, refusé à l’Esprit (ou Mercure) le statut de principe ; les
substances tirées des mixtes traditionnellement reconnues comme Esprits principiels
deviennent pour Le Febvre des Sels ouverts. Des mises au point ont également été
régulièrement effectuées par les chimistes, qui reconnaissent une certaine confusion dans la
nomenclature chimique, comme au sujet de l’esprit de vin qui ne peut être Esprit pour De
Clave mais Huile (ou Soufre)43.
Boyle ne fait donc pas justice à la doctrine chimique paracelsienne qu’il ne souhaite
en réalité pas corriger, mais remplacer par sa philosophie corpusculaire. S’appuyant pourtant
sur un très grand nombre d’expériences, il n’y parviendra jamais ; ce que constate Christian
Huygens, dans une lettre de 1692, quelques semaines après le décès de Boyle, qui répond à la
déception de Leibniz quant à la stérilité du travail expérimental chimique de l’Anglais dont le
discours mécaniste n’a, selon lui, rien d’innovant44 :

40
Ib., p. 215.
41
Ib., p. 273.
42
Le raisonnement opposé avait pourtant été développé par Annibal Barlet : « Par le mot de résolution est
marqué nostre possibilité ; car les choses estants produictes en nostre absence, ou sans nous, il a fallu
necessairement les destruire, pour connoistre leur structure ou composition » (Abrégé des choses plus
nécessaires. Du vray et méthodique cours de la physique résolutive vulgairement dicte chymie, extrait de la
″Théotechnie ergocosmique, c'est-à-dire l'art de Dieu en l'ouvrage de l'Univers, (sans doute publié au tout début
des années 1650, mais avant 1653), pp. 23-24).
43
Voir Franckowiak, op. cit. in n. 35, partie II, §4.
44
Christiaan Huygens, Œuvres complètes de Christiaan Huygens, publiées par la Société hollandaise des
sciences, t. 10, Correspondances 1691-1695, Martinus Nijhoff, La Haye, 1905. Lettre 2727 du 8 Janvier 1692 de
Leibniz à Huygens (pp. 228-229) : « Je m’étonnerois si M. Boyle qui a tant de belles experiences, ne seroit arrivé
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 13

« Mr. Boyle est mort, comme vous sçaurez desja sans doute. Il paroit assez etrange qu’il n’ait rien basti
sur tant d’experiences dont ses livres sont pleins ; mais la chose est difficile, et je ne l’ay jamais cru
capable d’une aussi grande application qu’il faut pour establir des principes vraisemblables. Il a bien fait
cependant en contredisant à ceux des Chymistes »45.

La chimie des vulgaires apothicaires et autres paracelsiens semble donc également


insatisfaisante aux yeux de Huygens. On peut toutefois se poser la question de savoir s’il ne
fait pas plutôt ici allusion à la chimie d’avant la publication du Sceptical Chymist, au début
des années 1660, qu’à celle développée par son confrère de l’Académie des Sciences et
voisin46, Du Clos, dont il sera question plus bas ; il accorderait alors à Boyle le mérite de
l’avoir dénoncée, et peut-être d’avoir poussé, involontairement, les chimistes à se corriger. Il
n’en reste pas moins que pour Huygens, Boyle s’est montré incapable d’« établir des
principes vraisemblables », incapables donc d’élaborer un système alternatif rendant
parfaitement compte des phénomènes chimiques. Le changement souhaité en chimie viendra
de la chimie des principes elle-même. Déjà, dans l’entourage proche de Boyle même, se
trouvent des chimistes vulgaires qui annoncent œuvrer à une réforme de la chimie ; en
particulier Nicaise Le Febvre.

La volonté de réforme de la chimie vulgaire


En décembre de l’année même de la sortie du Sceptical Chymist, Nicaise Le Febvre47
est élu Fellow de la Royal Society48, puis membre, à l’intérieur de celle-ci, de la commission

à quelque theorie sur la Chymie, apres y avoir tant medité. Cependant dans ses livres et pour toutes
consequences qu’il tire de ses observations, il ne conclut que ce que nous sçavons sçavoir, que tout se fait
mecaniquement. Il est peut-estre trop reservé. Les hommes excellens nous doivent laisser jusqu’à leur
conjectures, et ils ont tort, s’ils ne veuillent donner que des verités certaines ».
45
Ib., Lettre 2732 du 4 Février 1692 de Huygens à Leibniz (p. 239). La suite de la réponse quant à la nécessité de
faire état de ses conjectures : « Je suis de vostre avis en ce que vous souhaitez jusqu’aux conjectures des hommes
excellens en ces matieres de Physique. Mais je crois qu’ils nuisent beaucoup, lors qu’ils veulent faire passer leurs
conjectures pour des veritez, comme a fait Mr. des Cartes, parce que ils empeschent leurs sectateurs de chercher
rien de meilleur ». Réponse de Leibniz à Huygens du 19 Février 1692 (pp. 262-263) : « Vous avés raison,
Monsieur, de dire que des Cartes a parlé d’un ton trop decisif de l’arrangement des parties de la matiere.
Cependant ce seroit dommage si nous n’avions pas son système. Ainsi je voudrois que Mons. Boyle nous eut
laissé ses conjectures. Mais c’est encor plus dommage que ses plus curieuses experiences le plus souvent ne sont
raportées qu’a demy. […] Il est vray que le Chancelier Bacon sçavoit quelque chose de l’art de faire les
experiences et de s’en servir ; mais ce que vous dites de feu Mr. Boyle, est encor veritable à son egard, qu’il
n’estoit pas capable d’une assez grande application pour pousser les consequences autant qu’il faut ». Dans le
même esprit, l’auteur du « Discours historique » du Nouveau cours de Chymie de 1723 (op. cit. in n. 20, p. 2)
écrit : « [Boyle] a moins travaillé à jetter les fondemens de la véritable Chymie, qu’à détruire les erreurs qu’on y
avoit répandu […] ».
46
Huygens et Du Clos logeaient tous deux dans le bâtiment de la bibliothèque du Roi, rue Vivienne ; voir
Stroup, op. cit. in n. 7, p. 441.
47
Sur Nicaise Le Febvre, voir Metzger, op. cit. in n. 12, pp. 62-82 ; et Antonio Clericuzio, « Teaching Chemistry
and Chemical Textbooks in France. From Beguin to Lemery », in Science & Education, 15 (2006) : pp. 345-346.
Alexandre Savérien (Histoire des philosophes modernes, avec leur portrait ou allégorie, Paris, 1769, t. 7, p. 39),
présente Le Febvre comme le « second chimiste moderne » après Paracelse ; et du Monstier (Cours de chymie,
pour servir d'introduction à cette science, par Nicolas (sic) Le Fèvre,... 5e édition, revue, corrigée et augmentée
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 14

de chimie, aux côtés de Boyle ; ce qui fait de lui, le premier Français membre d’une académie
savante nationale. Le Febvre, puisque apothicaire chimiste, puisque auteur d’un cours de
chimie d’inspiration paracelsienne et helmontienne, semble parfaitement appartenir à la
catégorie des chimistes dont parle le texte de Boyle ; d’autant qu’il se décrivait lui-même
comme « philosophe sensal », revendiquant une philosophie chimique autorisée par le
passage au laboratoire ; l’expression est explicitement reprise par Boyle dans sa dénonciation
de la « vantardise » de ceux qui s’attribuent ce titre – « Philosophus Sensatus » :

« Mais comment les Chimistes font apparaître qu’il y a de tels corps primitifs et simples [= leurs
Principes] dans ceux dont nous parlons [= les corps composés] […] ? Et s’ils prétendent par la raison
prouver ce qu’ils affirment, [alors] que deviennent leurs vantardises assurées que les Chimistes (qui sont
appelés par conséquent, après Beguin, Philosophus ou Opifex Sensatus) peuvent convaincre nos yeux, en
montrant de manière manifeste dans tout corps mixte ces substances simples que [la raison] leur enseigne
être composés ? Et en fait, si les Chimistes ont recours dans ce cas à d’autres preuves que des
expériences, comme ils doivent ici brandir le grandiose Argument qui est donné pendant tout ce temps
comme démonstration ; alors cela me libère de l’obligation de poursuivre la contestation dans laquelle je
me suis engagé à n’examiner que les preuves expérimentales »49.

Mais en plus de se percevoir comme philosophe de laboratoire, Le Febvre se revendique bel


et bien – à l’instar de Boyle – restaurateur de la chimie. Il est vrai que dans son Traicté de la
Chymie, il s’adresse principalement aux apothicaires, car son ambition étant de promouvoir
une nouvelle pharmacie dressée sur le fondement solide de la philosophie chimique ; mais
restaurer la chimie ou la pharmacie revient au même pour lui, la « véritable Pharmacie »
n’étant autre que la chimie, c’est-à-dire « la véritable clef de la nature »50, « la science de la
nature même » au moyen de laquelle on cherche les principes constitutifs des choses
naturelles, et découvre « les causes & les sources de leurs générations, de leurs corruptions, &

d'un grand nombre d'opérations, publié par Lenglet-Dufresnoy, 1751, pp. xv-xvi), le présente dans sa préface
comme tout le contraire d’un chimiste vulgaire : « Il ne faut pas regarder le Fevre comme un chimiste vulgaire,
on doit le considérer comme un Philosophe naturaliste, qui ne se contente pas seulement d’extraire des mixtes en
simple praticien, ce qui peut servir à la Pharmacie & à la Médecine. Il va plus loin, & pénétre même jusques
dans la nature des êtres, dont il sçait développer toutes les propriétés par un raisonnement juste & solide. C’est ce
qui le distingue de tous ceux qui ont embrassé la même profession. On peut dire qu’on lui a l’obligation d’avoir
un des premiers, réformé, rectifié & mis dans un meilleur ordre toute la Pharmacie […] ».
48
Il en est même un des 98 « Original Fellows », puisqu’il inscrit son nom sur les registres de la Société le 11
décembre 1661, avant que celle-ci ne se dote d’une charte la plaçant officiellement sous patronage royal en 1663
et ne prenne son nom actuel ; voir Michael Hunter, The Royal Society and its fellows, 1660-1700: the
morphology of an early scientific institution, Chalfont St. Giles, Bucks, British Society for the History of
Science, 1982.
49
Boyle, op. cit. in n. 33, pp. 236-237 : « For how do Chemists make it appear that there are any such primitive
and simple bodies, in those we are speaking of […]? And if they pretend by Reason to evince what they affirm,
what becomes of their confidents boasts, that the Chemists (whom they therefore, after Beguinus, call a
Philosophus or Opifex Sensatus) can convince our Eyes, by manifestly shewing in any mixt body those simple
substances he teaches them to be compos’d of? And indeed, for the Chemists to have recourse in this case to
other proofs then Experiments, as it is to wave the grand Argument that has all this while been given out for a
demonstrative One; so it releases me from the obligation to prosecute a Dispute wherein I am not engag’d to
Examine any but Experimentall proofs ».
50
Nicaise Le Febvre, Traicté de Chymie, 1660, p. 4.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 15

de toutes les altérations auxquelles elles sont sujettes »51. Le Febvre fait le constat d’une
dégradation de la pratique pharmaceutique, à laquelle il faut remédier par le biais, sans doute,
d’une meilleure maîtrise de la théorie chimique à laquelle il consacre dans son Traité une part
étonnement importante pour un manuel de chimie, mais dont les éléments sont assez
classiques, à l’exception des arguments d’influence helmontienne, et du rôle de l’Esprit
universel d’une nature solaire particulière52.
Aussi relève-t-on qu’au moment où sort le Sceptical Chymist, un chimiste vulgaire
entre sur une même scène académique que Boyle. La réunion de ces deux chimistes, chacun
« moderne » à sa façon, tendu vers un même objectif, aurait pu paraître tout à fait improbable,
ou du moins conflictuelle. Boyle aurait pu poursuivre la polémique au sein de la Royal
Society, cherchant même à empêcher l’élection – à ses yeux – d’un simple artisan qui n’aurait
pas sa place en ce lieu. Le Sceptical Chymist met en effet directement en cause ce qui fonde
alors toute la chimie paracelsienne : les principes chimiques. Or, s’attaquer aux principes de la
chimie, c’est tenter de liquider ce qui assure la validité de ses productions, ce qui fait qu’elle
fournit des vérités parce que justement soutenue par des principes vrais.53 En cela la démarche
de Boyle est violente. De son côté, Le Febvre aurait pu se sentir personnellement visé par le
propos de l’ouvrage, penser ne rien avoir à partager avec son contradicteur. C’est, pourtant,
semble-t-il, dans un bon esprit – peut-être même dans un certain esprit de collaboration – que
se retrouvent les deux hommes54. Le Febvre, en intégrant la Royal Society, intègre par ailleurs
un lieu où il est connu, et sa chimie reconnue comme tout à fait moderne (en particulier son
opération d’augmentation de poids de l’antimoine calciné au soleil, par la fixation sur le métal
de l’Esprit universel, lui conférant de la sorte des vertus thérapeutiques). Rappelons seulement
qu’un certain nombre de Fellows et Charles II lui-même, ont, dans les années précédant la
restauration, rencontré en France Le Febvre (Evelyn, Digby, Moray, Oldenburg,…), qui a été,
pour certains, leur maître de chimie. Ce Français, peut-être le premier étranger à être admis au

51
Ib., p. 1. Le Febvre, dans son avant-propos, distingue en fait trois formes de chimie : d’une chimie totalement
contemplative à une chimie totalement pratique, laquelle est, suivant la dédicace à Vallot de cet ouvrage, la
chimie réduite en pratique.
52
Sur ce point, voir Sylvain Matton, « Une source inavouée du Traicté de la Chymie de Nicaise Le Febvre :
L’Abrégé des secrets chymiques de Pierre-Jean Fabre », Chrysopœia, S.E.H.A. – Archè, Paris et Milan, 5, 1992-
1996, pp. 721-731.
53
Cela apparaît clairement dans la citation suivante de Jean Beguin (op. cit. in n. 33, Livre I, § 2, p. 25) : « Le
Chymiste doit proceder en tous ses examens, theories, & operations par ces trois principes [Mercure, Soufre et
Sel] autrement ses cognoisssances, & artifices seroient sans fondement, & hors de ses principes ».
54
Voir, ainsi que pour le développement qui suit, Rémi Franckowiak, « Monsieur Lefebure, un chimiste vulgaire
à la Royal Society », à paraître dans les actes du Colloque international « Franco-British Interactions in Science
since the seventeenth-century » d’Oxford de mars 2006. Hamou, op. cit. in n. 27, p. 144, rappelle par ailleurs que
la restauration toute récente de la monarchie impose au sein de la Royal Society un comportement marqué de
retenu.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 16

sein de l’institution, passe en 1661 pour un chimiste très expérimenté ; peut-être davantage
même que Boyle55. 1661 apparaît donc bien comme une année particulière dans le sens où un
chimiste paracelsien vulgaire a tout autant sa place qu’un chimiste sceptique et
corpusculariste dans la nouvelle Royal Society. Tout porte à croire que si opposition il y a
entre ces deux hommes, celle-ci ne peut être que le fruit d’une lecture apostériorique des
événements. L’image d’un Boyle qui aurait détruit les illusions des chimistes pour éclairer la
voie que doit désormais emprunter la chimie, et celle d’un Le Febvre, chimiste peut-être plus
méritant que les autres mais dont la doctrine ne peut résister aux coups de la critique
implacable du premier, ne correspondent visiblement pas à celles que se faisait d’eux la jeune
société savante britannique en cette année 1661. Tous deux s’affichent, et sont reçus, en
réalité comme modernes, et œuvrent – sans doute différemment (pour l’un par l’élaboration
d’une philosophie corpusculaire en lien avec une pratique chimique, pour l’autre par un
intérêt renforcé de cette pratique pour la spéculation autour, en particulier, de l’activité d’un
agent spirituelle, Esprit universel, matière première, feu, lumière solaire, semence, principe
radical et fondement de toute chose56) – à la construction d’un savoir chimique rénové.
Pourtant la modernité de Boyle et de Le Febvre doit être réinscrite dans un contexte de
renversement du mouvement de la chimie qui se produit alors, les renvoyant tous deux à une
position, pour une part, encore traditionnelle en chimie qui veut que les vérités que celle-ci
produit soient garanties par des vérités premières connues et indémontrables directement.

La science chimique, comme connaissance des principes …


Le choix de revenir sur un moment considéré comme décisif en histoire de la chimie –
la publication du célèbre Sceptical Chymist de 1661 de Boyle – en l’associant à un événement
exactement contemporain – l’entrée d’un « vulgaire » apothicaire français à la Royal Society
–, n’a pas pour objet d’en souligner les différences57, mais l’équivalence dans leur position
par rapport à un renversement épistémologique indépendant de l’émergence d’un mécanisme
en chimie, qui fonde de nouveaux critères de rationalité sur lesquels va se reconstruire une
chimie dont le socle de certitudes est mis à mal. Les événements de 1661 illustrent un

55
Boyle n’aurait que très peu pratiqué la chimie jusqu’à la fin des années 1660 ; voir Newman, Principe, op. cit.
in n. 14, pp. 15-30.
56
Chez Le Febvre, il est dans l’ordre des choses que tout tende à son « premier principe par une circulation
continuelle qui se fait par la nature, qui corporifie pour spiritualiser, & qui spiritualise pour corporifier » (Le
Febvre, op. cit. in n. 50, p. 23). Cette circulation spirituelle se fait aussi entre deux corps suivant une attraction de
sympathie réciproque ; voir Franckowiak, op. cit. in n. 35, partie 2, § 5.
57
Le Sceptical Chymist n’a, semble-t-il, pas été reçu en son temps comme une nouveauté, mais comme un
commentaire de la pensée de Van Helmont ; voir Newman et Principe, op. cit. in n. 14, p. 274.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 17

moment charnière dans l’histoire de la chimie, où de manière plus ou moins forte Boyle et Le
Febvre recherchent, soit quelque fondements expérimentaux à une compréhension trop
spéculative qui n’est pas mise en doute des phénomènes naturels, soit au contraire à rappeler
le discours spéculatif pour justifier une pratique un peu trop livrée à elle-même ; dans les deux
cas un lien renforcé entre théorie et pratique est recherché. La chimie dans ce moment
charnière se situe entre une chimie qui repose entièrement sur des vérités assurées à retrouver,
et une autre qui se met en quête de vérités inconnues faisant naître en chimie l’idée de
progrès, lui conférant, lui ouvrant d’un seul coup, un avenir de perfectionnement de ses
connaissances.
La chimie, de la fin du XVIe siècle aux environs de 1660, repose sur une définition
plutôt aristotélicienne de la science, comme connaissance des principes dont on sait qu’ils
sont et ce qu’ils sont, mais qu’on ne peut rigoureusement démontrer ; sauf à partir d’une
connaissance plus sensible et opérer par induction (on tombe alors dans la dialectique, au sens
large, la connaissance du vraisemblable). Du fait même de la nature de la science chimique,
les principes (et donc leur démonstration) ne peuvent pas ne pas être en lien avec le monde
sensible qu’ils composent et soutiennent, et dont les phénomènes doivent leur être rapportés
comme à des causes premières.
Faire reposer la chimie sur une telle définition aristotélicienne de la science semble
aller de soi pour une science chimique qui ne se définit dans les textes de l’époque que par ses
principes, et qui ne justifie sa pratique que par la pratique de ses principes ; ce qu’a très bien
perçu Boyle. La science chimique du XVIIe siècle est avant tout la science des principes
chimiques. On comprend que l’on doive alors considérer tous les chimistes – philosophes et
vulgaires – uniquement dans leurs rapports aux principes et au sein d’une seule et même
chimie. Les tria prima et les cinq principes sont en fait les mêmes, ne différant que par des
exigences différentes de mise en pratique. Aussi peut-on suivre la chimie au XVIIe siècle –
non pas suivant des moments de ruptures éclatants réductibles à l’œuvre d’un personnage, ni à
l’apparition d’une doctrine bien précise – mais suivant les modes d’appréhension des
principes. Ces modes, au nombre de trois, ne se suivent pas strictement dans le temps, et ont
donc pu coexister selon les périodes du siècle.

… Avec pratique des vrais principes


On relève d’abord, la science chimique comme connaissance des principes, avec
pratique des vrais principes. On connaît les principes constitutifs des corps – leur nombre et
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 18

leur nature –, mais on ne peut les démontrer, autrement dit sur le plan de la chimie, on ne peut
les atteindre, les montrer. La pratique des vrais principes est en vue de la préparation d’un
seul et grand remède, telle la Pierre philosophale ; c’est la chimie par exemple de Joseph Du
Chesne et de Pierre-Jean Fabre58. Loin d’être intégralement spéculative, cette chimie orientée
vers l’obtention d’un objet qui est en fait une conséquence de la théorie chimique – et non
l’inverse –, s’appuie très fortement sur une pratique particulière des principes paracelsiens,
dans laquelle le passage au laboratoire représente alors une autre manière d’exprimer une
théorie foncièrement vraie59. Elle est une redite de la théorie pour laquelle la vérification n’a
aucun sens, ou pour détourner et retourner une expression de Bachelard, l’expérience est ici
« un pléonasme de la raison »60.
Ces trois principes vrais ou premiers appartiennent à la cosmologie paracelsienne. Ils
composent l’ensemble des choses naturelles quelque soit leur règne d’appartenance, dans un
monde double, dont la partie invisible et intangible sous-tend celle visible et tangible61. Avant
tout porteurs de qualités (pour les principales : la volatilité pour le Mercure, l’inflammabilité
pour le Soufre, et la corporéité pour le Sel), ces principes actifs expriment toutes les
propriétés des substances mixtes matérielles ; mais sans exister réellement en acte dans le
corps mixte. Les tria prima y sont présents virtuellement tout en faisant valoir les qualités qui
les définissent. Aussi doit-on admettre une pluralité de formes – ou plutôt de forces – dans le
mixte, d’où résulte une sorte de tension intérieure, et la forme résultante est une synthèse de
fusion ou de domination62. Indémontrables et connus, les principes de la chimie sont
inaccessibles de fait au niveau de la pratique chimique ; on sait qu’ils existent et on sait ce
qu’ils sont, mais on ne les atteindra jamais directement sous cette forme. Le mode opératoire
pour préparer la Pierre philosophale consistera alors, schématiquement, à séparer puis à réunir
les principes vrais, impalpables, d’un corps mixte qu’ils composent ; c’est le sens même du
mot spagyrie. Ces principes se présentent communément, avant toute séparation totale,
suivant quatre modes d’être correspondant aux quatre matrices, aux quatre régions cosmiques,

58
Sur la chimie de Du Chesne, voir Hiroshi Hirai, Le concept de semences dans les théories de la matière à la
Renaissance. De Marsile Ficin à Pierre Gassendi, Turnhout : Brepols, 2004, partie III, §3 ; et Rémi
Franckowiak, « Le Sel de Joseph Du Chesne : premier moteur de la Nature », in Actes du Congrès d’Histoire des
Sciences et des Techniques de Poitiers de 2004, Cahiers d’Histoire et de Philosophie des Sciences, n° hors-série,
2006, pp. 79-92 ; sur celle de Fabre, voir Joly, op. cit. in n. 10.
59
Joly, op. cit. in n. 37, pp. 87-98.
60
La formule de Gaston Bachelard (Le rationalisme appliqué, PUF, Paris, (1949), 2004, p. 38) est en fait : « La
science n’est pas le pléonasme de l’expérience ».
61
Alexandre Koyré, Paracelse, Editions Allia, pp. 28-30 ; Massimo Bianchi, « The Visible and the Invisible.
From Alchemy to Paracelsus », in P. Rattansi and A. Clericuzio, Alchemy and Chemistry in the 16th and 17th
centuries, Dordrecht: Kluwer Academic Publishers, 1994, pp.17-50.
62
Koyré, ib., p. 67.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 19

c’est-à-dire aux quatre éléments constituant le décor dans lequel se joue la chimie
paracelsienne dès la fin du XVIe siècle. Ainsi dans la partie du monde que nous occupons,
toutes les choses naturelles apparaissent à nos sens sous deux formes : l’humide et le sec ;
l’Eau et la Terre formant les deux écorces principales qui renferment l’invisible actif, les vrais
principes qui sont la nature des corps. En d’autres termes, pour les chimistes paracelsiens, le
corps est une matière qui a de la profondeur qualitative, ou encore, il est un ensemble de
qualités revêtues d’un voile élémentaire63. Mais une fois retirée l’enveloppe, il reste, pour
ainsi dire, son substrat matériel douée de toutes les vertus du corps, qui ne peut toutefois être
saisie telle quelle dans notre monde ici-bas64. Le philosophe chimique laisse en réalité à la
Nature le soin de mener à bien l’opération spagyrique, après avoir disposée la matière de son
choix dans un lieu propice à sa transformation, puis soumise à l’action de l’agent naturel, le
feu, qu’il doit appliquer à sa juste puissance, et durant un juste laps de temps sans
interruption. La pratique des principes vrais – l’« ouverture du mixte » suivie de leur réunion
intime – est ainsi une pratique médiate, d’un bout à l’autre presque de l’opération, sans
aucune manipulation directe de ces derniers ; une parfaite connaissance de la théorie chimique
de la part de l’artiste est pour cela indispensable. Parvenir à l’obtention de la préparation de
l’Arcane universel, c’est alors faire la preuve de sa science65.
La matière est donc pleine de qualités, constituée de principes cachés sous un voile à
travers lequel ces derniers s’expriment. Les révéler, c’est, pour Pierre-Jean Fabre en 1636,
« mettre à nue toute la Nature ». Le regard du chimiste doit ainsi se porter, dans la difficulté
de son travail de laboratoire, vers l’intérieur des corps, à la différence d’autres physiciens (tels
les botanistes, mécaniciens, ou anatomistes) qui ont plutôt « le cerveau fait comme un œil »
pour reprendre une expression du même Fabre de 165366, qui « ayant laissé la moelle, &
noyau de la science (à la façon du vulgaire, lequel ne vise qu’à l’extérieur) ne se veulent
occuper qu’autour de l’amertume de l’écorce […] » pour Ostwald Croll en 160967. La
pratique de la chimie est alors celle de la résolution des mixtes en leurs principes premiers –

63
Pour Barlet (op. cit. in n. 42, p. 22), les différentes substances sont des « essences […] resserées dans un
corps ».
64
Une solution serait qu’elle se présente dans une expression développée de sa nature saline, de son principe Sel,
pour lui assurer une certaine consistance, sans être pour autant bridée dans sa puissance de génération et de
conservation. Sur cette métaphysique chimique du Sel qui se développe alors fortement en France ; voir
Franckowiak, op. cit. in n. 35.
65
Voir Joly, op. cit. in n. 10. De ce point de vue, la maîtrise du processus de fabrication de la Pierre n’est qu’un
signe de cette maîtrise. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ceux qui prétendent utiliser cette connaissance
du processus à des fins pratiques, c’est-à-dire transmuter effectivement les métaux, peuvent être considérés
comme des charlatans.
66
Cette expression pourrait également s’appliquer aux philosophes mécanistes dont la pensée est fortement
marquée par un paradigme visuel ; voir Hamou, op. cit. in n. 27, p. 152.
67
Ostwal Croll, La Chymie Royale, (1609), trad. 1624, p. 5.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 20

que l’on connaît et que l’on retrouve –, ces vérités premières, ces points de départ dans la
genèse des corps naturelles et de la science chimique, d’où provient la certitude de la chimie
toute entière, et de la Pierre philosophale en particulier.

… Avec pratique des principes seconds


On relève, ensuite, la science chimique comme connaissance des principes, mais cette
fois avec pratique des principes seconds. Cette chimie est caractérisée par le genre littéraire,
très en vogue au XVIIe siècle en France, des cours de chimie, auquel appartient Nicaise Le
Febvre. On connaît les principes constitutifs des corps – leur nombre et leurs qualités
particulières –, mais on va désormais les exhiber sous une forme approchée, grossière, et tout
de même satisfaisante – bien qu’impure – pour ce qu’on a à faire : préparer de nombreux
petits remèdes. En parallèle avec le premier mode d’appréhension des principes, des chimistes
se sont attachés à des phénomènes davantage à leur portée, et ont inscrit leur pratique
chimique dans un courant dont la finalité était plus pragmatique, dans une chimie perçue
comme « instrument de santé »68. Ces deux façons d’envisager la chimie constituent deux
pôles, plutôt que deux moments dans l’histoire de la chimie au XVIIe siècle dans laquelle
certains chimistes sont plus exemplaires que d’autres pour les illustrer. Rédiger un cours de
chimie ne signifie aucunement que l’on s’oppose radicalement à l’idée d’une transmutation
métallique. Bien que puisant dans la même source doctrinale, les auteurs de manuels de
chimie affichent seulement des ambitions plus modestes. Laissant aux philosophes chimiques
le soin de poursuivre les nobles investigations sur la Pierre philosophale, ils désirent
comprendre la nature des mixtes en les anatomisant, et s’attellent à la préparation de remèdes
ou composés dont le mode opératoire est clair et reproductible, et pour certains même,
diffuser un savoir purement chimique. La matière pour les auteurs de cours de chimie ne
résulte plus uniquement d’une exigence de la pensée. Le travail de laboratoire consiste à
vérifier l’existence d’un corps, à identifier ses caractéristiques, à maximiser sa préparation, à
le purifier par une série d’étapes réfléchies d’opérations. L’échec n’est plus la confirmation de
la difficulté de l’entreprise et de la profondeur à laquelle la nature a caché ses secrets. De
nouvelles exigences de rationalité scientifiques émergent alors pour les substances
communes. Celles-ci sont répertoriées, et sont accompagnées de leur recette. Mettre les mains

68
La chimie paracelsienne est une chimie faite pour être expérimentée. Elle se présentait, dès le départ, chez
Paracelse comme instrument de santé, inscrite comme troisième pilier de sa médecine, pour rester jusqu’à la fin
du XVIIe siècle subordonnée à la production de remèdes pharmaceutiques.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 21

au charbon pour exhiber les éléments de la théorie représente ici plus qu’ailleurs une manière
d’en exhiber la vérité, d’un autre poids que les syllogismes des scolastiques.
Les principes chimiques connus, manipulés et montrés au laboratoire sont les mêmes
que précédemment, mais hétérogènes et enveloppés d’une écorce élémentaire. Ces principes,
dits seconds, prochains ou grossiers, portent le nom du principe vrai qui s’y exprime le plus
fortement. Aussi les chimistes, que Boyle et Du Clos nommeront « vulgaires », ont-ils recours
a une théorie chimique corporifiée, où les trois principes Mercure/Soufre/Sel (également
nommés Esprit/Huile/Sel) seront constamment envisagés en même temps que les deux
éléments Eau et Terre, façades corporelles de notre monde. Samuel Cottereau Du Clos
confirme dans un mémoire de 1666 que ces chimistes n’ont fait que s’inscrire dans la tradition
des tria prima :

« Ces trois fameuses matieres pourroient avec quelque droict recevoir la denomination de Principes chez
les Hermétiques, puisqu’elles tiennent lieu de Principes en la confection de leur grand Elixir ; Et c’est
comme j’ay dict de ces Philosophes Misterieux que les Chimistes vulgaires ont apprins les termes de
Mercure, de Sel, et de Soulphre principiants, qu’ils ont appliquez aux trois principales substances
corporelles, qu’ils reputent simples et premieres et qu’ils veulent faire passer pour principes des Mixtes
naturels, trouvants quelque analogue entre les trois Matiere qui composent le grand arcane des
Hermetiques, et ces trois substances energiques qu’ils sçavent separer de quelques Mixtes par une
Analyse Imparfaite. Mais les unes et les autres ne sont point de veritables Principes n’estans ny premieres,
ny simples. Et cette resolution n’est pas extrême qui les separe les unes des autres, sans passer outre »69.

L’existence des trois principes et des deux éléments dans la composition de toute substance
naturelle avait été exhibée par Joseph Du Chesne dans une opération de distillation du bois
vert, dans son Grand Miroir du Monde de 158570 ; l’opération était moins une
« démonstration », comme l’auteur le prétendait, qu’une « monstration » par la pratique de
laboratoire de la vérité de la théorie. Ces principes et éléments qui donnent prise sur le réel
tout en favorisant une pratique plus large de la théorie chimique, bien qu’impurs, demeurent
les causes qui ne sont pas à découvrir mais seulement à redécouvrir, auxquelles doivent être
rapportées les propriétés des corps mixtes qui en sont composés.
Se contentant pourtant de reprendre à leur compte la doctrine spéculative principielle,
les chimistes vulgaires, du fait même de leur inscription dans un travail moins ambitieux et
plus concret, et par soucis constant, dans leur opposition à l’hylémorphisme, de démontrer la
vérité de l’existence des principes chimiques dans les corps, vont modifier la place
traditionnelle des principes dans le rapport entre théorie et pratique en chimie, renvoyant plus
que jamais la doctrine principielle à une réalité empirique substantielle. En effet, les principes
69
Du Clos, PV ARdS, 31 décembre 1666, f. 5.
70
Voir Bernard Joly, « La chimie contre Aristote. La distillation du bois et la doctrine des cinq éléments au
XVIIe siècle en France », in M. Bougard (éd.), Alchemy, Chemistry and Pharmacy : Proceedings of the XXth
International Congress of History of Science (Liège, 1997), Turnhout, Brepols, 2002, pp. 67-75.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 22

chimiques sont avant tout différences ; ils sont par leurs qualités ce que les autres ne sont pas,
par leur localisation (dans la cosmologie chimique) là où les autres ne sont pas71, et existent
donc dans et par la relation aux autres principes de la triade ou de la pentade (ce qui interdit
en toute rigueur de les penser isolément, ou par comparaison avec nos éléments chimiques
actuels qui existent par eux-mêmes), et dans une moindre mesure aussi par rapport aux
principes des autres doctrines. Ces principes différenciés tendent cependant également à
devenir dans les manuels de chimie des principes « différenciants » : ils ordonnent la variété
des substances naturelles, pour signifier davantage des classes de corps manipulés par le
chimiste que des substances principielles ; on identifie les sels, les huiles, les esprits – suivant
leurs propriétés attachées en particulier au principe auquel ils empruntent le nom et duquel ils
sont censés être majoritairement constitués (sans mise en doute de sa présence dans le mixte)
– qui sont autant de principes seconds dont la définition répondrait plutôt à celle des
substances indécomposables. Aussi, par la pratique d’analyse « imparfaite » des mixtes – pour
reprendre le qualificatif de Du Clos –, les chimistes vulgaires, ne cherchant pas à atteindre les
principes ultimes qui constituent les corps (qui demeurent, mais seulement, en arrière plan
dans leur discours), mettent l’accent sur des principes premiers d’un point de vue uniquement
expérimental, car vraisemblablement indécomposables72, qui ne sont pas pour autant
envisagés comme des minima de structure de la matière, mais comme des objets disposés à
être engagés dans des opérations chimiques.
La pratique de ces principes seconds a pour conséquence d’affaiblir la science
chimique en tant que « connaissance des principes » – et donc de l’offrir à la critique, par
exemple, d’un Boyle –, par sa confrontation de fait, à la suite de l’effacement dans les cours
de chimie des principes vrais, à des substances de laboratoire présentées comme principielles
mais en vérité assez mal connues. Le premier mode d’appréhension des principes évitait cette
difficulté en ne considérant qu’une seule instance de réalité principielle, inaccessible de droit
comme de fait. Dans le deuxième mode, les principes chimiques sont différemment
appréhendés ; ils sont modifiés, voire construits par l’intervention du chimiste, et accèdent au
statut d’objets chimiques par les procédés de laboratoire. À l’extrême, le principe pourrait ici
être simplement définit comme étant le résultat d’une technique, ou d’une suite de procédés :
le principe Sel correspondrait alors à la substance obtenue après calcination d’un mixte, puis
dissolution, filtration et évaporation. Ainsi, à travers la manière d’envisager les principes de la

71
Le Sel au centre de la Terre, le Mercure dans la partie du cosmos la plus éthérée, le Soufre entre les deux, et
cet ordre peut être conservé au sein du mixte avec un Soufre qui est le lien entre le Sel et le Mercure.
72
La nature indécomposable des principes seconds pourra être mise en doute (entre autres par Boyle), mais a été
avancée en toute bonne foi par les chimistes.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 23

chimie par le chimiste vulgaire, se révèle désormais une dualité toute nouvelle entre un
chimiste qui connaît – le philosophe chimique – et des principes à connaître – les principes
seconds. Le principe vrai, pour les chimistes vulgaires apparaît sous la forme d’une substance
saisissable singulière isolée au laboratoire ; pas plus que chez Aristote, il n’est en fait ici de
science du particulier, tout principe second étant seulement une instance d’un des principes
premiers. Principe vrai et principe second sont donc couplés à travers une technique qui les
révèle l’un à l’autre (le second en tant que presque le premier, et le premier comme presque le
second) dans une relation de non-séparabilité. Mais, la « phénoménotechnique », pourrait-on
dire, qui se développe, et qui récuse l’indépendance mutuelle de la représentation (le principe
second) et de la « chose en soi » (le principe premier), renforce très fortement l’écart qui
sépare le phénomène, le principe construit au laboratoire, et le principe vrai, rendu pour le
coup vraiment inaccessible. Même si le principe vrai est, en théorie, ce qui transparaît derrière
ce qui apparaît73, l’impossibilité d’obtenir le premier tend à ne considérer que le second,
jusqu’à rejeter le premier au second plan (concrètement, à n’en parler que dans les quelques
pages de discours théorique qui ouvrent les cours de chimie, et jamais plus ensuite). Ainsi, en
dernière analyse, le seul principe à retenir dans cette chimie vulgaire est bien le principe
grossier. La dialectique de la théorie et de l’expérience, constitutive de la science chimique, et
dont l’évolution marque inévitablement le destin des principes paracelsiens, se déplace donc
en faveur de la pratique de laboratoire, en prenant appui sur un artefact, production désormais
moins rationnelle qu’artisanale, qu’est le principe second que l’on sait différent du principe
vrai, mais qui a l’avantage dans cette chimie-instrument de santé d’être saisissable. Autrement
dit, Boyle, par sa critique de l’existence d’un lien d’inférence entre principes premiers et
principes seconds, reprocherait avec raison aux chimistes vulgaires de ne plus vraiment savoir
ce qui est à la base des corps qu’ils isolent.
Par leur quête de reconnaissance, par leur tendance à aller à la confrontation avec les
autres doctrines, par leur volonté d’afficher leur originalité et de démontrer le bien fondé de
leur doctrine par l’utilisation d’un argument puissant qu’ils sont les seuls à maîtriser – celui
relevant d’un travail effectif des corps : l’expérience –, les chimistes vulgaires vont eux-
mêmes se détacher du socle de vérités qui assurait la vérité du discours sur la production
chimique. Le passage du vouloir « faire presque voir à l’œil » les principes de la chimie de
Joseph Du Chesne, à l’invitation d’Etienne De Clave à une démonstration publique, à une
véritable exhibition de la nature principielle des corps marquerait une coupure avec les

73
Pour reprendre librement une nouvelle fois une formule de Bachelard (La phénoménotechnique « renforce ce
qui transparaît derrière ce qui apparaît », Le Nouvel Esprit Scientifique, Paris, Vrin, 1934).
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 24

principes vrais, et une dérive critiquable pour Boyle des prétentions des chimistes auxquels il
reproche justement d’avoir avili la chimie. Nicaise Le Febvre, même s’il cautionne pour une
part la démarche des chimistes vulgaires dans laquelle il s’inscrit, s’en dégage également
assez nettement pour échapper, jusqu’à un certain point, à ces reproches, en privilégiant dans
son Traicté de la Chymie un Esprit universel (dont les trois natures en une seule essence sont
les tria prima) et sa version corporelle saline, au détriment des principes seconds. Boyle n’est
pas isolé dans sa critique, Huygens, Van Helmont, ou encore Samuel Sorbière ont fait part de
leur côté de leur insatisfaction vis-à-vis de cette matérialisation de la théorie paracelsienne ;
d’ailleurs ce dernier souhaitait déjà, un an avant la parution du Sceptical Chymist, confisquer
la parole aux chimistes :

« Certes, Monsieur, autant que je les [les chimistes] admire, tandis que je les vois lutter proprement un
Alambique, philtrer une liqueur, bastir un Athanor ; autant me déplaisent-ils lors que je les entends
discourir sur la matiere de leurs operations. Et cependant ils croyent que tout ce qu’ils font, n’est rien au
prix de ce qu’ils disent. Je voudrais qu’ils ne prisent pas cette peine, qu’ils ne se missent pas si fort en
frais, et que tandis qu’ils se lavent les mains au sortir de leur travail, ils laissassent escrire ceux qui se
sont plus attachés à polir leur discours. Ce seroit aux Galilees, aux Descartes, aux Hobbes, aux Bacons et
aux Gassendis, à raisonner sur leur labeur ; et ce seroit à ces bonnes gens d’écouter ce que leur diroient
les personnes doctes et judicieuses, qui se sont accoutumées à faire le discernement des choses. Quam
scit uterque libens censebo exerceat artem »74.

La chimie, comme science du vraisemblable


Enfin relève-t-on un troisième mode d’appréhension des principes chimiques, dans
une chimie principielle avec, cette fois, méconnaissance assumée des principes : les principes
vrais de la chimie existent mais sont à découvrir, tandis que les principes seconds
parfaitement démontrables deviennent au mieux les plus petites unions mixtives de la matière,
des « prima mista » pour reprendre l’expression de Boyle. La science chimique qui fait en
1666 son entrée dans la toute nouvelle Académie Royale des Sciences de Paris est – alors
sapée à la base après la disparition de son fondement de certitudes – contrainte de muer en
science comme connaissance du vraisemblable, pour assurer la continuité de toute la chimie
dans un cadre de remise en cause des principes chimiques ; y compris le maintien de
discussions sur l’alkahest, le fameux dissolvant universel, ou encore les transmutations de
substances, mais désormais inscrites dans une nouvelle intelligibilité de la nature.
Samuel Cottereau Du Clos intègre l’Académie au moment où la chimie paracelsienne
s’impose comme science incontournable en physique et tend à inverser le rapport de

74
Samuel Sorbière, Relations, Lettres et Discours de Mr Sorbière sur diverses matières curieuses, Paris, Roberet
de Ninville, 1660, pp. 167-168 (lettre du 13 juillet 1660).
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 25

subordination à la médecine. Les enseignements de chimie se multiplient, les manuels s’y


rapportant se vendent bien, la chimie s’enseigne au Jardin du Roi depuis 1648, l’iatrochimie
s’impose face au galénisme, la faculté de médecine de Paris lève en 1666 son interdiction
posée cent ans plus tôt de prescrire des remèdes métalliques à usage interne, et la chimie est
maintenant gratifiée d’une reconnaissance académique. Mais cette victoire sonne
paradoxalement aussi sa perte par la mise en évidence de son extrême fragilité théorique. Les
deux premiers mémoires lus par Du Clos à l’Académie pointent précisément le problème
majeur de la chimie : les principes chimiques. La chimie, hormis la noble, depuis quelques
années n’existe plus, pourrait-on dire, si ce n’est sous la forme d’un ensemble de pratiques.
Ses principes – Mercure/Soufre/Sel ou Esprit/Huile/Sel/Terre/Eau – représentaient sa force
lorsqu’ils s’opposaient justement à ceux de l’hylémorphisme et de la médecine galénique.
Une fois établie et dominante, ses principes – les seconds – sont alors évalués pour eux-
mêmes et non plus par rapport à d’autres ; comme le montre le propos de Carneades dans le
Sceptical Chymist qui dit avoir « drawnthe Chymist Doctrine out of the Dark and Smookie
Laboratories, and both brought it into the open light, and shewn the weakness of the
Proofs »75. Isolés, à découvert, les principes paracelsiens ne sont plus ceux forgés à l’origine
pour une pensée chimique révolutionnaire, construite pour la confrontation, développée dans
l’opposition, se posant comme un avenir de perfectionnement relatif de la connaissance de la
nature, et de la médecine. C’est dans un certain sens, la fin du paracelsisme. C’est sur une
chimie qui a acquis son autonomie, alors que ses principes tiraient leur force de la
comparaison, de la discorde avec d’autres qui en masquaient les défauts, que Boyle, à la suite
de Van Helmont, peut relever les importantes difficultés dans lesquelles le discours des
chimistes vulgaires s’enlise : la chimie s’appuie sur des principes inconsistants76, l’ancienne
critique d’un feu77 qui, loin d’être résolutif, proposait ses propres productions à l’analyse,
porte maintenant ; et l’on comprend que la chimie n’ait plus qu’à s’offrir comme savoir-faire

75
Boyle, op. cit. in n. 33, ff. 5r-5v : « [Carneades had] drawnthe Chymist Doctrine out of the Dark and Smookie
Laboratories, and both brought it into the open light, and shewn the weakness of the Proofs, that have hitherto
been wont to be brought for it, either Judicious Men shall henceforth be allowed calmy and after due information
to disbelieve it, or those abler Chymists, that are zealous for the reputation of it, will be oblig’d to speak plainer
then hitherto has been done, and maintain it by better Experiments and Arguments then Those Carneades hath
examin’d ».
76
La fin de la lutte l’a projetée d’un seul coup face à elle-même, autrement dit sa théorie face à sa pratique.
77
Au sujet de la distillation fractionnée des principes de Du Chesne, Bacon écrit en 1620 que la chose est
trompeuse « parce qu’on s’imagine n’avoir fait que séparer plusieurs natures, comme si elles avaient été déjà
présentes auparavant dans le composé, alors qu’elles sont nouvellement introduites et apposées par le feu et la
chaleur » (aphorisme 7, livre II, Novum Organum ; cité par Bernard Joly, « Francis Bacon réformateur de
l'alchimie », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2003/1, p. 36. De même, Jean Beguin (op. cit.
in n. 33, 2e éd. de 1624, pp. 8-10) se fait l’écho de critiques à l’endroit des remèdes chimiques qui auraient
acquis par le feu – loin de les en dépouiller – une dangereuse vertu caustique.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 26

expérimental pour Boyle. Le cas extrême dans cette prise de conscience de la perte des
principes sera, en 1667, le Cours de Chymie de Pierre Thibault qui fera totalement l’économie
de la partie théorique. On peut également relever, dans la chimie française des années 1660 et
1670, une grande diversité théorique ; le vide théorique laissé par la disparition des certitudes
de la chimie principielle a favorisé l’adoption de nombreuses théories de différentes
obédiences : atomiste, helmontienne, dualiste acido-alkaline78, mécaniste, en plus de la
paracelsienne, et les variantes de toutes celles-là. Les chimistes, tous modernes, quels qu’ils
soient, ont un point commun, celui de valoriser alors l’expérience, en lui reconnaissant la
capacité d’entraîner la conviction.
C’est dans ce contexte que, le 31 décembre 1666, pour la première séance ouvrant les
travaux de la classe de Physique de l’Académie, Samuel Cottereau Du Clos79 lit sa première
communication. Il lui avait été demandé de prononcer un discours sur les corps mixtes, pour
peut-être répondre aux exigences d’utilité des savoirs scientifiques posées par l’institution80.
Celui-ci, trouvant le thème beaucoup trop vaste, et sans doute peu pertinent, fait le choix de
traiter plutôt du fondement des mixtes, à savoir des principes :

« […] C’est premierement des Principes qu’il faut avoir la connoissance, pour juger de ce qui resulte de
leur melange, de leurs qualitez, de leurs actions, et passions »81.

L’analyse chimique, qu’il juge imparfaite, a conduit les chimistes vulgaires à prendre pour
« principes et premières pièces constituantes » des mixtes naturels les Esprit, Huile, Sel,
Phlegme et Terre, alors que ces substances sont toutes résolubles en d’autres plus simples,
avant de l’être plus radicalement en Eau qui est, « apparemment », dit-il, la matière
première82. L’Eau, un Esprit altératif et une Âme vivifiante ou Archée seraient pour lui les
trois principes des corps mixtes ; mais cela demande « démonstrations ». Ne connaissant donc
pas vraiment la véritable composition des mixtes, il nous faut pour Du Clos trouver les
moyens de parvenir à leur exacte et extrême résolution. « Un des plus renommés des
chimistes modernes », Van Helmont, « s’est vanté, rappelle Du Clos, de la connoissance d’un

78
Dans les années 1660, Otto Tachenius popularise la doctrine de Sylvius en développant son dualisme acido-
alkalin dans ses Hippocrates Chymicus (1666) et Antiquissimae Hippocraticae Mediciniae Clavis (1668).
79
Sur Du Clos, voir Doru Todericiu, « Sur la vraie biographie de Samuel Duclos (Du Clos) Cotreau », Revue
d’histoire des sciences, 1974, 27/1, pp. 64-67 ; Stroup, op. cit. in n. 7, pp. 445.
80
Voir Stroup (op. cit. in n. 6) sur l’orientation utilitariste de la science de l’Académie.
81
Du Clos, « Project d’exercitations physiques », 31/12/1666, PV ARdS, t. 1, p. 1.
82
Tout comme pour Jan Baptista Van Helmont (Ortus medicinae …, Amsterdam, 1648), « Tria prima
chymicorum principia », n° 52, p. 407. On peut voir également Allen Debus, « Fire Analysis and the Elements in
the Sixteenth and Seventeenth Centuries », Annals of Science, 23 (1967), pp. 127-147 ; et Newman, Principe, op.
cit. in n. 14, pp. 84-90.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 27

moyen fort expeditif de resoudre les corps mixtes en leurs principes »83 : l’alkahest, qu’on ne
possède pas encore84. Face à des principes vrais au statut hypothétique, pour lors encore non
expérimentalement mis en évidence, Du Clos conclut son mémoire par cette phrase :

« L’examen de toutes ces choses nous pourra exercer assez long temps, et nous aurons sur cela beaucoup
d’observations, et d’experiences à faire […] »,

avant de poser une vingtaine de questions formant une sorte de programme de démonstrations
de son hypothèse au sujet de principes constitutifs des mixtes naturels qu’il convient de
« rechercher, discuter et savoir » même s’il est possible de les connaître par leur résolution au
moyen des artifices de la chimie ; si le feu en est un moyen sûr et suffisant ; si l’alkahest n’est
pas plus propre à résoudre parfaitement les mixtes ; s’il est possible de connaître par la lecture
de Paracelse et de Van Helmont les propriétés, la matière, la préparation et l’usage de
l’alkahest ; si les Mercure, Soufre et Sel sont simples et primitifs, ou alors composés de corps
plus élémentaires tels que l’eau, la terre, l’air, le feu ; si l’eau n’est pas la dernière des parties
visibles des mixtes en leur extrême résolution, et si elle ne change pas pour donner les
diverses formes des mixtes sous l’effet d’autres principes ; si oui, combien sont-ils ? ; si
l’Archée est le principe de vie ; etc.
Le discours prononcé par Du Clos à l’Académie des Sciences tranche sensiblement
par rapport à celui des chimistes précédents beaucoup plus assurés dans leur discours, qu’ils
soient hermétiques ou vulgaires : la théorie n’est plus vraie a priori mais nécessite
confirmation, soutien positif de la part de l’expérience. Cette exigence de conformité avec les
travaux expérimentaux dans l’exposition des principes des mixtes est la solution pour
supprimer le doute ontologique entourant les principes de la chimie créé par la pratique des
principes seconds. Le sensible sera seul à même de fournir un soutien dans l’identification de
la nature principielle des corps, sans pour autant tomber dans l’écueil des chimistes vulgaires.
Proposant une mise en cohérence plus forte qu’elle n’existait de la théorie avec la pratique
dans la recherche des vrais principes des corps mixtes, Du Clos tente de refonder la chimie ;
avec l’ambition, il est vrai, de retrouver dans les faits les principes annoncés, pour l’instant
encore spéculatifs. Le mode d’exposition de Du Clos de la théorie passe désormais par un

83
Du Clos, « De la recherche des principes des mixtes naturels », 31/12/1666, PV ARdS, t. 1, p. 6.
84
L’alkahest est à ce titre véritablement ici l’instrument – conceptuel aussi bien que concret – par excellence
propre à la chimie, dont l’action est incompréhensible mécaniquement. Son intérêt réside dans la promesse qu’il
offre d’atteindre la connaissance des vrais principes des corps par leur résolution qui n’est pas simple
discontinuation du corporel, et la possibilité de préparer des remèdes puissants par une conservation des qualités
du mixte résout. Voir les mémoires de Du Clos sur l’alkahest. Sur l’alkahest, voir Bernard Joly, « L’alkahest,
dissolvant universel ou quand la théorie rend pensable une pratique impossible », Revue d’histoire des sciences,
49/2-3 (1996), pp. 305-344 ; sur son emploi médical, voir Paolo A. Porto, « ‘’Summus atque felicissimus
salium’’ : The Medical Relevance of the Liquor alkahest », Bulletin of History of Medicine, 76 (2002), pp. 1-29.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 28

renvoi systématique à l’expérience ; seul salut possible pour maintenir la crédibilité de la


chimie, au risque de devoir, au vu d’expériences futures, modifier les principes85.
Du Clos, dans la réalisation de sa « chimie moderne », pourrait avoir parfaitement
entendu le constat de Boyle sur l’état de la chimie, sans suivre pour autant la mesure radicale
qui s’imposait pour ce dernier86. Même s’il ne semble pas reconnaître en Boyle une réelle
autorité en chimie, il n’en reste pas moins qu’entre décembre 1666 et janvier 1669, il consacre
près de la moitié de la trentaine de ses communications lues devant ses pairs de l’Académie à
certains de ses écrits, ne faisant qu’une seule allusion au Chymista Scepticus87, attestant de la
sorte sa lecture de l’ouvrage. C’est désormais au tour de Du Clos d’endosser le rôle du
sceptique pour juger la chimie de Boyle, par rapport à son écart à l’expérience, sans remettre
en cause les capacités d’expérimentateur de celui-ci. Les Tentamina Chimica (la traduction
latine de 1667 des Certain Physiological Essays de 1661 de Boyle, en particulier les
opérations de réintégrations du salpêtre qui représentent, selon la suite du titre, « Some
Specimens of an Attempt to make Chymical Experiments useful to illustrate the Notions of
the Corpuscular Philosophy », présentent à ses yeux le défaut majeur de ne pas s’appuyer sur
une réelle connaissance des substances chimiques, d’être sans fondement expérimental, de
n’être, en d’autres termes, pas prouvée. Ainsi, Boyle n’assigne pas la cause du tumulte de
l’effervescence « que peut estre il n’a pû trouver dans la figure et disposition des
particules »88, juge-t-il. Boyle « n’a peut estre pas trouvée si facile à établir par les
expériences chimiques [sa doctrine atomique ou corpusculaire] comme il se l’estoit
proposé »89. « Mais quels arguments en peut on tirer, pour favoriser la doctrine corpusculaire,
qui soient recevables & convainquants ? »90, s’interroge-t-il en 1669. Du Clos réclame des
preuves tangibles, « manifestes », « apparentes », pour être « raisonnables » et
« convaincantes ». Sans cela, l’explication suivant la disposition des particules ne peut-être
dans ces conditions qu’« imaginaire ». À plusieurs reprises, Du Clos donne son « avis »
appuyé par des expériences réalisées devant ses pairs, et pour certaines réclamées par la

85
Du Clos a tenu plusieurs positions théoriques : Il a 68 ans lorsqu’il intègre l’Académie, et sans doute sa
participation à une édition des œuvres de Paracelse (Opera omnia medico-chemico-chirurgica..., 2 vol., Genève,
1658 ; cf. Stroup, op. cit. in n. 7, pp. 441-442) témoigne-t-elle chez lui d’une période paracelsienne, avant
d’apparaître en 1666 pour une part helmontien, et en 1677 « platonicien » selon son expression. En 1723,
l’auteur du Discours historique qui précède le Nouveau cours de Chymie (op. cit. in n. 19, p. liij), note pour sa
part que « […] La chymie est une science expérimentale, on risque de voir toutes ses opinions démenties par
l’expérience […] ».
86
Pour le développement qui suit, voir Rémi Franckowiak, « Du Clos, un chimiste post-Sceptical Chemist », in
Ramond, Dennehy, op. cit. in n. 16.
87
La traduction latine de 1662 du Sceptical Chymist. Du Clos, PV ARdS, 18 Août 1669, t. 4, f. 144v.
88
Ib., 05/01/1669, 4v.
89
Ib., 19/01/1669, 14r.
90
Du Clos, PV ARdS, t. 5, vol. 1, 12/01/1669, f. 9r.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 29

Compagnie. Sans cela : « Qui peut sçavoir si ces différences viennent du changement de
tisseure des particules, qu’on ne peut voir »91, demande-t-il. Le renversement est éclatant :
Boyle devient le chimiste vulgaire et Du Clos, le chimiste sceptique. Boyle n’est en fait pas le
seul à faire les frais de cette nouvelle exigence en chimie ; dans une communication lue deux
ans plus tôt, en avril 1667, lors de l’examen du livre sur les eaux minérales d’un certain Le
Givre92 dont les conclusions paraissent à Du Clos hâtives et sans doute fautives, il constate :

« […] Voilà toujours l’auteur dans les suppositions, et le lecteur sans preuve, qui le satisfasse […] ;
toutes les expériences et observations que cet auteur a rapportées ne prouvent rien de ce qu’il prétend
[…] ».

Jugé par Du Clos, Boyle le sera également par un chimiste comme François Saint André qui
promeut quant à lui une doctrine dualiste acido-alkaline de principes figurés. Dans son
ouvrage, Entretiens sur l’acide et l’alkali de 1677, construit explicitement en référence à la
doctrine de Boyle, un des deux personnages du dialogue prévient qu’il n’est plus asservi par
aucune autorité, comme plus aucun des chimistes modernes d’ailleurs ne l’est vers 166093.
Eubule, c’est son nom, poursuit en affirmant que :

« Il faut en effet douter de beaucoup de choses, mais il y en a dont nos sens nous convainquent
entièrement, & dont nous avons une connaissance si claire, que nous pouvons en établir des principes,
qui nous servent à découvrir d’autres veritez. […] [Grâce au] secours de la Chymie que nous avons
aujourd’hui, qui nous découvre des principes sensibles qui ont esté inconnus jusques à présent »94.

Pour Du Clos également, dans sa Dissertation sur les principes des mixtes naturels de 1677,
les sens nous permettent d’accéder à une connaissance des choses ; mais cette connaissance
ne porte que sur la partie corporelle passive des substances – dont il rend compte par des
explications de type mécaniste –, sans permettre d’atteindre directement la connaissance de la
partie incorporelle active95 :

« Le sens apercevant la chose sensible, connoît bien qu’elle est […]. Ce que les sens nous annoncent des
Mixtes […] est évident. Ils nous apprennent l’existence de ces Mixtes, & quelques modifications de leur
Etre ». Mais les sens « ne nous font pas connaître toutes les causes » des phénomènes naturels qui ne
peuvent se faire sans mouvement, et qui sont sous-tendus par d’autres principes cette fois « actifs &

91
Ib., 26/01/1669, ff. 24v-25r.
92
Du Clos, « Examen du livre des Eaux Minerales du Sieur Le Givre », PV ARdS, t. 1, 12/03/1667, pp. 57-70
93
À l’instar de Le Febvre qui ne se reconnaît comme maîtres que des contemporains ou presque contemporains
tels que Van Helmont, Glauber, Schroeder et Zwelfer.
94
François de Saint André, Entretiens sur l’acide et l’alkali, Avec un examen de quelques reflexions de M. Boyle
sur ces principes. & une réponse à une lettre de M. Saunier Docteur en Medecine, touchant la nature de ces
deux Sels, seconde édition, revue et augmentée, Paris, 1687, pp. 4-5.
95
Sur le partage chez Du Clos entre explication légale – suivant les lois du mouvement – et explication causale –
suivant les principes chimiques – des phénomènes naturels correspondant à deux instances de réalité, voir Rémi
Franckowiak, « Du Clos and the Mechanization of Chemical Philosophy », in Dan Garber, Sophie Roux (éds.),
The Mechanization of Natural Philosophy, Springer-Verlag, coll. Boston Studies of Science, à paraître en 2008.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 30

capables de mouvoir […]. La supposition de ces Principes est bonne & vraie ; mais leur détermination
n’est pas facile à l’Entendement, qui les peut considérer diversement » 96.

Aussi Du Clos se propose-t-il d’établir la cause vraisemblable des mouvements naturels dans
les matières corporelles, qu’il attribue à un principe intermédiaire mi-chimique, mi
mécanique. Ce principe actif est l’Esprit igné, c’est le feu solaire « qui paraît à nos yeux par
sa lumière, & qui se fait sentir par la chaleur que son mouvement excite dans les corps » pour
altérer et générer les mixtes97. Cet esprit, qui est en fait le moyen d’action dont se sert la
Nature, principe directeur, vrai moteur incorporel et informatif, est ce qui offre également aux
mixtes naturels une activité extracorporelle et une identité chimique (symbole et qualités).
Mais là encore, tout cela ne représente à ce stade, pour Du Clos, que des « conjectures » qu’il
espère assez bien fondées ; il les « suppose <seulement> comme vraisemblables »98.
Ainsi avec Du Clos les principes chimiques deviennent-ils objet et non plus sujet de la
science chimique. Auparavant, vrais et premiers – mais insaisissables –, ils représentaient les
prémisses indiscutées à toute démonstration de la chimie. Donner la cause d’un phénomène
était alors simplement l’expliquer à partir de ces points de départ de la connaissance
chimique ; méthode à laquelle reste trop attaché Boyle aux yeux de Du Clos et de Saint André
(même si eux-mêmes placent ailleurs leurs vérités premières). Désormais, la « claire »
connaissance des choses ne peut provenir que du sensible qui définit une vérité indiscutable
en chimie. Aussi l’enjeu est-il bien ici, à partir du milieu des années 1660, la définition de la
chimie en tant que science comme aptitude à démontrer les causes des phénomènes
chimiques. La question ne se pose pas pour Boyle qui subordonne la pratique chimique à la
philosophie corpusculaire qu’il a développée. En revanche, pour Du Clos, la chimie a à
proposer, sur ce principe, sa propre intelligibilité de la nature, c’est-à-dire sans
disqualification d’emblée de la matière99.
100
C’est donc en s’appuyant sur du « palpable et démontable » que les chimistes
101
modernes français (y compris Le Febvre) vont reconnaître aux tria prima uniquement le

96
Samuel Cottereau Du Clos, Dissertation sur les principes des corps mixtes (1677), Amsterdam, 1685, pp. 1-2.
97
Ib., p. 7.
98
Ib., p. 24.
99
Ainsi pour Du Clos, la cause des couleurs que le salpêtre contracte au feu « n’est pas fort bien expliquée par la
nouvelle disposition des particules. Elle pourroit estre mieux attribuée à l’exaltation d’un soulphre contenu en
cette matiere ou contracté par le charbon » (PV ARdS, 05/01/1669, 5r) ; « Mr Boyle n’avoit pas trouvé la
solution de cette question dans la Philosophie corpusculaire ; mais elle est facile et prompte en celle des
chimistes qui reconnoissent que la Terre a beaucoup de Symbole [=affinité attractive] avec les Soulphres […] »
(ib., 12/01/1669, 7r-7v). Il est à remarquer que Du Clos ne rejette pas complètement dans son discours les
considérations de type mécaniste ; il les réserve aux phénomènes chimiques faisant participer les qualités
premières reconnues par le mécanisme.
100
Expression du Cours de Chymie de Nicolas Lemery de 1675, mais aussi de Saint André (op. cit. in n. 94, pp.
53-54) : « vos principes me paroissent tres-palpables ».
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 31

statut de premiers produits et non de principes. Et puisque nous avons quitté les rives de la
certitude en chimie, les doctrines chimiques désormais avancées le sont en tant
qu’« hypothèses », en tant que propositions « vraisemblables » – deux expressions qui
surgissent alors dans le discours des chimistes –, non pas pour justifier un discours sur le
mode de la fiction, mais sous couvert de l’autorité expérimentale ; le vraisemblable paraît vrai
parce que soutenu par l’expérience et participe ainsi de la persuasion du bien fondé d’une
proposition. Aussi le fameux terme « métaphysique » employé dans son Cours de Chymie de
1675 par Nicolas Lemery102 pour définir l’Esprit universel, signifie-t-il simplement « méta-
expérimental », qui va au-delà de l’expérience posée comme principal pôle de référence du
savoir chimique, mais en aucun cas une condamnation pour non existence absolue. La perte
des principes vrais pour la chimie a conduit à contenir les théories chimiques proposées dans
les bornes des phénomènes expérimentaux – ce qui correspond à l’achèvement d’un processus
de mise en valeur par un travail de laboratoire de la théorie en chimie, amorcé depuis le début
du XVIIe siècle – ; à l’image de Wilhelm Homberg qui pourra chercher en 1702 la « vérité
certaine » dans des substances chimiques principielles indécomposables, incontestables car
concrètes, renversant totalement les rôles entre physique et chimie, faisant de la première une
science ésotérique à la différence de la seconde103.

Conclusion
Dans la seconde partie des années 1660, la chimie connaît un bouleversement
consécutif à aucune découverte, n’étant attribuable à l’émergence d’aucun nouveau système,
mais à une modification dans son rapport à la connaissance des choses du monde physique,
laissant pourtant intact le cadre dans lequel elle prenait place. Ce changement a moins
bénéficié de l’impulsion de la création de l’Académie Royale des Sciences, que de la présence
en son sein de Du Clos, duquel elle attend sans doute davantage de son investissement dans le
développement des connaissances appliquées de la chimie, que sur le plan de la théorie. Sur
demande de la Compagnie, Du Clos a activement collaboré à deux grands projets
académiques : l’analyse des eaux minérales du royaume, et celle des plantes (et de parties
animales) pour laquelle son confrère chimiste, Claude Bourdelin, a opéré durant 33 ans des
centaines de distillations, mettant constamment en évidence les mêmes cinq principes et
éléments dans des proportions variables suivant les corps, ne faisant que redécouvrir ce qu’il

101
Du Clos, Saint André (ib., pp. 10-11), et aussi Homberg.
102
Lemery, op. cit. in n. 100, préface, p. 1.
103
Voir Franckowiak, Peterschmitt, op. cit. in n. 2. On notera que la connaissance de la « vérité certaine » est
aussi l’objectif de Du Clos (op. cit. in n. 96, p. 1).
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 32

savait déjà. L’entrée de Dodart à l’Académie, un différend avec Perrault (au sujet de la
circulation de la sève, et de son innovation dans l’analyse des végétaux au moyen de
menstrues acides), son âge, et sa foi protestante, feront que Du Clos sera écarté de ses
projets104, puis désavoué par l’institution qui refusera de lui délivrer l’imprimatur pour son
livre sur la nature spéculative des principes chimiques105. Toujours est-il que Samuel
Cottereau Du Clos est, à notre connaissance, le premier à pratiquer une chimie sans principes
clairs ni distincts, à manipuler des substances dont la nature est pour le moins incertaine ; il
pose, tout en recevant l’héritage paracelsien, et sans jamais remettre en doute la vocation
scientifique de la chimie, la question de la nature des principes chimiques, autrement dit celle
d’une intelligibilité de la Nature à reconstruire. Le rythme des séances, le format des
communications, la possibilité de présenter des résultats de travaux en cours de réalisation, la
confrontation immédiate à un auditoire exigeant mais auquel participe uniquement un seul
chimiste, ont certainement établi une manière nouvelle de travailler en chimie, propice à une
refondation de cette science à la suite de la disqualification de ses vérités premières. Du Clos
semble avoir ainsi saisi l’occasion de dérouler son programme de recherche préparé sans
doute avant même la première séance.
La pratique des principes seconds a entraîné un déplacement des principes vers un
réalisme empirique ; la chimie française se mettant elle-même en difficulté par la nécessité de
justifier la nature principielle de substances extrêmement variées, sans pour autant avoir été
directement mise en danger par l’émergence de la philosophie cartésienne, ou plus
généralement mécaniste, qui se serait étendue aux phénomènes chimiques, encouragée par la
faiblesse de la chimie à en rendre compte de manière satisfaisante. La volonté d’asseoir la
supériorité de la pensée chimique sur les autres doctrines, de faire voir à l’œil, de dévoiler aux
sens les vrais principes des corps, eut pour conséquence inattendue de la vider de son
fondement théorique. Le Sceptical Chymist – non pas suivant son réel contenu mais suivant le
message qu’il délivre, c’est-à-dire la fin de la chimie – a bien pu sonner pour Du Clos comme
le nécessaire réveil de la chimie, l’entraînant dans une véritable conversion rationnelle. À la
suite de la perte de ce qui fut certitude, le chimiste se révèle comme un être à ré-instruire. Il
apprend par la même occasion à supposer : l’hypothèse se substitue à la vérité. La
reconnaissance de l’inachèvement de la chimie devient promesse d’avenir pour Du Clos, la
conscience de sa faiblesse théorique, promesse de vigueur théorique sur la base de ce qui

104
Voir Alice Stroup, op. cit. in n. 7, pp. 445.
105
Son ouvrage sera publié plus tard à Amsterdam ; Du Clos, op. cit. in n. 96.
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 33

forme sa force : l’expérience106. D’une certaine manière, la chimie vient de rompre son
dernier lien avec la pensée scolastique. L’importance de la connaissance des principes était
jusqu’alors primordiale dans sa constitution en tant que science, et dans sa distinction d’avec
les prétentions des charlatans, c’est-à-dire de ces pseudo-chimistes sans science. Non
seulement cette connaissance devait précéder la connaissance des conclusions d’opérations
chimiques, mais elle devait être plus exacte, plus certaine. Parce qu’elle partait de vérités, la
chimie se composait de vérités ; certitudes d’où provenaient sa certitude dans l’explication
des phénomènes. Les principes, tout comme les prémisses selon Aristote pour la science,
étaient la cause de la science chimique ; aussi fallait-il avoir de ces principes « une science et
une conviction plus profondes »107. Désormais, le renversement est d’importance, c’est cette
méconnaissance des principes qui constitue la science chimique, la certitude reposant
uniquement sur l’existence des substances exhibés au laboratoire.
En 1661, la chimie « flottait », ou plutôt dérivait sans ancrage théorique bien établi au
gré de différents courants théoriques, libérée bien malgré elle du main stream qui lui
imprimait en fait un mouvement circulaire autour d’un centre de vérités maintenant disparu.
Pour éviter qu’elle ne coule, Du Clos proposera de la maintenir à flot par une bouée de vérités
de faits expérimentaux incontestables accompagnés de propositions théoriques dont le champ
des possibles est par là-même restreint. La chimie rejette un passé, qui était encore jusqu’alors
son présent, et se dote ainsi d’un avenir par définition à définir. La chimie doit assumer son
présent, et, poussée par la nécessité, doit littéralement avancer. Et toute la chimie du siècle
suivant se lira comme une science « en marche » (Fourcroy, an III108), on fera état de « ses
progrès » (Mongin, 1704109), son histoire sera celle « de son progrès » (Macquer, 1766110), et

106
C’est dans ce sens entre autres que la pratique rigoureuse de la chimie installe selon Venel, suivant son article
« Chymie » du tome 3 de 1753 de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le chimiste dans des théories
« vagues & d’approximation » (p. 416a).
107
Aristote, Analytiques seconds, I 2, 72a ; cf. J.M. Le Blond, Logique et méthode chez Aristote. Etude sur la
recherche des principes dans la physique aristotélicienne, Vrin, Paris, (1939), 4e éd. 1996, chapitre 3. Les
chimistes rompent corrélativement avec un autre élément de la pensée aristotélicienne qu’ils revendiquaient tout
au long du siècle, celui envisageant les éléments issus de la dernière résolution des corps comme étant également
les premiers.
108
Antoine-François Fourcroy (Philosophie chimique, an III, avertissement, p. 3) : « A mesure qu’une science
fait des progrès, à mesure qu’elle acquiert des méthodes pour perfectionner sa marche, les vérités générales s’y
multiplient : telle est aujourd’hui la chimie. Les principes de cette science ne sont créés que depuis quelques
années, et déjà elle est riche en corollaire ou en résultats généraux qui en renferment tout l’ensemble ».
109
Mongin, op. cit. in n. 2, 3e p. de la préface : « Parmi tant de progrez que les Sciences ont faits, la Chimie est
une de celles qui n’a pas le moins fleuri ».
110
Pierre-Joseph Macquer, Dictionnaire de Chimie, 1766, t. 1, p. iij : « Discours préliminaire, sur l’origine et les
progrès de la Chymie. L’histoire des Sciences est en même tems celle des travaux, des succès & des écarts de
ceux qui les ont cultivées ; elle indique les obstacles qu’ils ont eus à surmonter, & les fausses routes dans
lesquelles ils se sont égarés. […] Notre objet est de mettre sous les yeux les différens états par lesquels cette
Science a passé, les révolutions qu’elle a éprouvées, les circonstances qui ont favorisé ou retardé ses progrès
[…] ». « Si l’expérience qui n’est point dirigée par la théorie est toujours un tâtonement aveugle, la théorie sans
La chimie du XVIIIe siècle : une question de principes 34

Venel (1753111), plaçant la chimie dans un mouvement de la connaissance, marquera ainsi


pour sa part l’émergence de la « chimie moderne » qu’il pratique avec Becher, soit sa Physica
Subterranea de 1669, et revendiquera, dans l’état actuel de sa discipline, le droit de travailler
dans le « vague » et l’« approximation ».

l’expérience n’est jamais qu’un coup d’œil trompeur & mal assuré. Aussi est il certain que les plus importantes
découvertes que l’on ait faites dans la Chymie, ne sont dûes qu’à la réunion de ces deux grands secours » (p.
xxv). Précisons par ailleurs que l’élément principiel n’est plus chez Macquer qu’un élément envisagé dans sa
participitation à la composition d’un mixte, et n’est élément que jusqu’à preuve du contraire ; voir article
« Elemens » (ib., t. 1, p. 399) : « Il est très possible que ces substances, quoique reputées simples, ne le soient
pas, qu’elles soient même très composées, & qu’elles résultent de plusieurs autres substances plus simples ».
111
Venel, op. cit. in n. 19.

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