Vous êtes sur la page 1sur 5

1 MANON LESCAUT TEXTE 3

2 DÉBAT ENTRE TIBERGE ET DES GRIEUX


3
4

5 Notre entretien fut plein d’amitié. Il voulut être informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon
6 cœur sans réserve, excepté sur le dessein de ma fuite. « Ce n’est pas à vos yeux, cher ami, lui
7 dis-je, que je veux paraître ce que je ne suis point. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et
8 réglé dans ses désirs, un libertin réveillé par les châtiments du ciel, en un mot, un cœur dégagé
9 de l’amour et revenu des charmes de Manon, vous avez jugé trop favorablement de moi. Vous
10 me revoyez tel que vous me laissâtes il y a quatre mois, toujours tendre et toujours
11 malheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lasse point de chercher mon
12 bonheur. »

13 Il me répondit que l’aveu que je faisais me rendait inexcusable ; qu’on voyait bien des
14 pécheurs qui s’enivraient du faux bonheur du vice jusqu’à le préférer hautement au vrai
15 bonheur de la vertu ; mais que c’était du moins à des images de bonheur qu’ils s’attachaient,
16 et qu’ils étaient les dupes de l’apparence ; mais que de reconnaître, comme je le faisais, que
17 l’objet de mes attachements n’était propre qu’à me rendre coupable et malheureux, et de
18 continuer à me précipiter volontairement dans l’infortune et dans le crime, c’était une
19 contradiction d’idées et de conduite qui ne faisait pas honneur à ma raison.

20 « Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé de vaincre lorsqu’on n’oppose rien à vos armes !
21 Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur
22 de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la
23 prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les
24 mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ;
25 c’est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur que vous relevez tant est donc mêlé de mille
26 peines, ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs au travers desquels on tend
27 à la félicité. Or, si la force de l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes,
28 parce qu’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de
29 contradictoire et d’insensée dans ma conduite une disposition toute semblable ? J’aime
30 Manon ; je tends, au travers de mille douleurs, à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La
31 voie par où je marche est malheureuse ; mais l’espérance d’arriver à son terme y répand
32 toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payé par un moment passé avec elle de tous
33 les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté
34 et du mien, ou, s’il y a quelque différence, elle est encore à mon avantage ; car le bonheur que
35 j’espère est proche, et l’autre est éloigné : le mien est de la nature des peines, c’est-à-dire
36 sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi.
37 Pistes introductives : dans l’Avis de l’auteur, sous couvert de son narrateur Renoncour, l’Abbé
38 Prévost présentait ses arguments pour justifier l’emploi de personnages principaux
39 marginaux, s’appuyant sur la doctrine d’Aristote dans la Poétique: amuser et instruire. On
40 peut néanmoins douter de la sincérité de l’auteur au regard de la dimension
41 autobiographique du roman. Si Des Grieux est un exemple terrible de la force des passions,
42 Tiberge, lui, incarne la vertu absolue. En effet, le premier délaisse une carrière de chevalier
43 de l’Ordre de Malte par amour tandis que le second y prétend mais ne peut y accéder faute
44 de moyens financiers. Le fidèle ami se présente à la demande de Des Grieux qui prévoit de le
45 manipuler pour obtenir de lui qu’il remette une lettre à un intermédiaire du frère Lescaut.
46
47 Comment l’auteur captive et instruit-il son lectorat à travers la conversation entre Tiberge et
48 Des Grieux ?
49
50
51
52 I. L’AFFIRMATION DU VICE ET DE LA VERTU
53 Les deux premiers paragraphes vont de pair. Le premier nous présente un Des
54 Grieux manipulateur mais qui ne renie pas son amour. Dans le second, Tiberge fait
55 preuve de tempérance mais n’est pas dupe.

56 1. L’amitié considérée comme une plus noble et plus spirituelle relation que
57 l’amour est ici mis à mal malgré les dires de Des Grieux. En effet, Tiberge
58 rend visite à Des Grieux comme le fidèle ami qu’il est et reste tout au long du
59 roman. Il s’enquiert de la situation de Des Grieux qui lui, malgré ses
60 hyperboles et leurs effets, ment non seulement à Tiberge mais influence aussi
61 son lecteur : « Notre entretien fut plein d’amitié (hyperbole). Il voulut être
62 informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon cœur sans réserve (hyperbole),
63 excepté sur le dessein de ma fuite. » Dans la dernière phrase, Des Grieux
64 utilise le terme « sans réserve » qui aurait pour synonyme l’adverbe
65 entièrement mais rectifie juste après par une épanorthose « excepté sur le
66 dessein de ma fuite ». Il ne s’adresse donc pas à son ami en toute franchise. Il
67 n’assume pas totalement son amour et surtout les crimes et les vices dont il est
68 l’auteur. Tiberge devient ensuite l’ennemi théorique à abattre.
69 2. Le discours passe d’indirect à direct pour devenir plus vivant et renforcer la
70 position de Des Grieux. S’il se montre tout à fait courtois ( cher ami), et
71 prétend à la franchise face à son ami qui le connait bien ( Ce n’est pas à vos
72 yeux, cher ami, lui dis-je, que je veux paraître ce que je ne suis point.), le noble
73 jeune homme utilise le conditionnel pour défaire toutes les attentes de Tiberge
74 (si). Des Grieux ne se repend pas et accumule les périphrases et compléments
75 d’objet direct pour décrire ce qu’il n’est pas : « un ami sage et réglé dans ses
76 désirs (un passionné qui est revenu à la raison), un libertin réveillé par les
77 châtiments du ciel ( les malheurs n’ont pas suffi à sortir Des Grieux de son
78 fantasme amoureux), en un mot, un cœur dégagé de l’amour et revenu des
79 charmes de Manon (métaphore), vous avez jugé trop favorablement de moi.
80 (trop favorablement, hyperbole). Des Grieux prétend donc ne pas renoncer à sa
81 passion mais ne dit pas à quel point. Au contraire, il se présente à l’identique
82 de celui qu’il fut lors de leur conversation et semble s’en plaindre avec le
83 champ lexical : toujours tendre et toujours malheureux (répétition, parallélisme
84 et antithèse) par cette fatale tendresse (oxymore) dans laquelle je ne me lasse
85 pas de chercher mon bonheur (antithèse fatale tendresse/chercher mon
86 bonheur).

87 Il convient en outre de revenir sur le terme libertin qui n’est ici pas du tout
88 utilisé pour ce qu’il est véritablement. Si Des Grieux tente de se défendre en
89 théorie pour des actes qu’il ne contrôle pas, il n’a rien d’un libertin au sens
90 littéraire et philosophique du terme. Naïf, aveugle, incontrôlable et soumis à
91 l’amour, il n’est pas comparable à Valmont des Liaisons Dangereuses (1782)
92 de Laclos ou encore au chevalier de Mirvel dans la Philosophie dans le boudoir
93 du Marquis de Sade. Il n’a rien d’un Dom Juan de Molière. Les personnages
94 libertins sont conscients et libres de leur choix alors que Des Grieux, lui, pâtit
95 de n’être pas marié avec Manon et d’avoir des relations en dehors du mariage.
96 Mais il reste pieux et dédié à une seule femme. Plus que libertin, il devient
97 surtout un assassin.

98 3. Tiberge critique alors la contradiction des arguments de Des Grieux.


99 Commence ici un ton philosophique et didactique (pour instruire, informer)
100 grâce au pronom personnel « on » qui permet de mettre le sujet à distance pour
101 voir plus objectivement, l’usage de l’imparfait de vérité générale et l’exemple
102 des pécheurs, terme général. (qu’on voyait bien des pécheurs qui s’enivraient
103 du faux bonheur du vice jusqu’à le préférer hautement au vrai bonheur de la
104 vertu (antithèse) ; mais que c’était du moins à des images de bonheur qu’ils
105 s’attachaient, et qu’ils étaient les dupes de l’apparence ». L’ami vertueux
106 oppose en outre le faux bonheur du vice, la passion, au vrai bonheur de la vertu
107 ( la raison). Ces pécheurs n’ont pas conscience de la duperie de l’apparence.
108 L’abbé Prévost reprend l’idée que Platon décrit dans le livre VII de la
109 République : l’allégorie de la caverne (ou mythe de la caverne : les hommes
110 sont enchaînés et emprisonnés dans la caverne à regarder des ombres, une vue
111 déformée du réel, une projection faussée). Se savoir dupé, soumis à l’illusion
112 est pour Tiberge impardonnable puisque l’on se voit mal faire, mal penser en
113 toute conscience : « mais que de reconnaître, comme je le faisais, que l’objet
114 de mes attachements n’était propre qu’à (négation restrictive) me rendre
115 coupable et malheureux, et de continuer à me précipiter volontairement dans
116 l’infortune et dans le crime, c’était une contradiction d’idées et de conduite qui
117 ne faisait pas honneur à ma raison. » Cette contradiction est déjà évoquée dans
118 l’Avis de l’auteur qui prétend l’exemplifier avec le personnage de Des Grieux.
119 Tiberge incarne donc la bonne conscience du livre, le personnage vertueux,
120 l’ami dévoué qui anticipe les réactions passionnées de Des Grieux et finit par
121 le sauver de la déchéance. Tiberge sait mettre en application ses théories
122 rationnelles.
123
124 II. LA RAISON RELIGIEUSE CONTRE LA PASSION AMOUREUSE
125 1. A ce qu’il prend ou feint de prendre pour une attaque, Des Grieux joue
126 l’offensé et s’exclame pour montrer son innocence. Il continue ensuite le
127 débat ( impératif : laissez-moi raisonner à mon tour) avec des questions
128 rhétoriques dont le sujet « vous » désigne directement Tiberbe et l’attaque en
129 partant de définitions philosophiques : « Pouvez-vous prétendre que ce que
130 vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et
131 d’inquiétudes (accumulation de mots appartenant au champ lexical du
132 malheur) ?
133 Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures
134 des tyrans ? Nouvelle accumulation de mots du champ lexical du malheur,
135 cette fois orientée vers la politique. Cette dernière question rhétorique n’est
136 pas sans rappeler le sort des chrétiens et plus particulièrement de Jésus mort
137 sur la croix pour avoir défié le pouvoir de Ponce Pilate et de Rome.
138 Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un
139 bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable.
140 Dans chaque question, on relève les verbes synonymes de nommer : « ce que
141 vous appelez », « quel nom donnerez-vous », « direz-vous », « n’oseriez le
142 dire ». Pour Des Grieux, nommer le bonheur, c’est aussi parler des malheurs
143 qu’il faut affronter pour y parvenir.
144 2. Ce bonheur que vous relevez tant est donc mêlé de mille peines (hyperbole),
145 ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs (métaphore) au
146 travers desquels on tend à la félicité. Or, si la force de l’imagination fait
147 trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu’ils peuvent conduire à un
148 terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et
149 d’insensée dans ma conduite une disposition toute semblable ?
150 3. Remarquons à la suite le passage à la première personne : Des Grieux passe
151 de la théorie générale (on) au cas particulier (je/ma), logique des rationalistes
152 qui consiste à énoncer une idée générale et de l’exemplifier par un cas
153 particulier. J’aime Manon ; je tends, au travers de mille douleurs (hyperbole),
154 à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La voie par où je marche est
155 malheureuse ; mais l’espérance d’arriver à son terme y répand toujours de la
156 douceur, et je me croirai trop bien payé (hyperbole) par un moment passé
157 avec elle de tous les chagrins (hyperbole) que j’essuie pour l’obtenir.
158 4. Des Grieux fait un parallèle entre l’amour profane, et même charnel, celui qu’il
159 éprouve pour Manon, et l’amour sacré, la foi, (semblable, égales) et va jusqu’à
160 déclasser sa foi au profit de son amour. Toutes choses (hyperbole) me
161 paraissent donc égales de votre côté et du mien, ou, s’il y a quelque différence,
162 elle est encore à mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et
163 l’autre est éloigné (antithèse parallélisme entre l’amour charnel proche et la
164 foi religieuse, l’amour de dieu lointain): le mien est de la nature des peines,
165 c’est-à-dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est
166 certaine que par la foi. ( répétition du mot nature et antithèse) Le corps donne
167 des certitudes. Ici Des Grieux choisit la raison du corps à celle de la foi, ce qui
168 pourrait nous inciter à le considérer comme un libertin (les libertins sont
169 anticléricaux pour la plupart). Mais il est préférable de voir dans l’argument de
170 Des Grieux la provocation d’un amoureux éperdu et aveugle qui place l’amour
171 au dessus de tout.
172
173
174
175 Pistes de conclusion :
176 On retrouve donc dans cet extrait un condensé de l’affrontement entre les rationalistes et les
177 empiristes, l’opposition qu’ont souvent fait les philosophes entre le corps et l’esprit, et
178 l’allégorie de la Caverne de Platon. Si nous avons émis des doutes quant à qualifier Des
179 Grieux de libertin, on peut vérifier dans la Philosophie dans le boudoir que le roman libertin
180 repose sur la résolution des contradictions : le marquis de Sade narre l’initiation sexuelle
181 d’une ingénue par une libertine, Mme de Saint-Ange. Une fiction qu’il va ensuite expliquer en
182 s’appuyant sur des théories philosophiques abouties. Pour lui, la nature est le seul moteur du
183 monde qui n’a que faire des constructions morales et sociales des hommes : La nature, nous
184 dictant également des vices et des vertus, en raison de notre organisation, ou plus
185 philosophiquement encore, en raison du besoin qu’elle a de l’une et de l’autre, ce qu’elle nous
186 inspire deviendrait une mesure très incertaine pour régler avec précision ce qui est bien ou ce
187 qui est mal.

Vous aimerez peut-être aussi