Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
36 | 2022
Varia
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/bcai/290
DOI : 10.4000/bcai.290
ISSN : 2731-2046
Éditeur
IFAO - Institut français d’archéologie orientale
Référence électronique
Bulletin critique des Annales islamologiques, 36 | 2022 [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2022,
consulté le 22 mars 2022. URL : https://journals.openedition.org/bcai/290 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/bcai.290
BCAI 36 1
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
(p. 205-208), le participe actif (utilisation) (p. 209- Plutôt que de faire usage des catégories gram-
210), participe actif et inaccompli (récapitulatif) maticales concernant les verbes (sains, parfaite-
(p. 211-212), les nombres [100 et plus] (p. 213-214). ment sains, redoublés ou sourds, hamzés, assimilés,
L’ouvrage se poursuit par une séquence didac- concaves, défectueux), l’A . préfère, à raison pour
tisée autour de la chanson Leylet عīd (laylat ʿīd) de ce niveau, simplifier la présentation en n’évoquant
la chanteuse libanaise Fayrouz (cf. p. 215-223), suivie que des verbes réguliers et des verbes irréguliers ; les
d’annexes (p. 225-280), composées des corrigés de premiers sont notamment caractérisés par le fait de
thèmes des leçons 6 et 7 et de deux lexiques, français- débuter par deux consonnes et les seconds, par le fait
arabe (p. 229-256) et arabe-français (p. 257-280). Il de commencer par une consonne et une voyelle. Sous
s’achève par une bibliographie restreinte (p. 281) et ces derniers, on retrouve alors les verbes concaves,
par la table des matières (p. 282-285). les verbes redoublés, mais également les verbes de
Quelques remarques de forme peuvent être formes augmentées II et III, et sous les premiers les
faites : le manuel dit faire le choix, tout à fait légitime, autres verbes. Toutefois, les verbes défectueux seront
d’une translittération calquée sur celle de la revue également qualifiés d’irréguliers (p. 192) comme
Arabica à une exception près, le ʿayn étant donné ici ḥaka/yeḥki (p. 123). Concernant ces questions, la
selon sa graphie arabe ع. Toutefois, deux autres pho- présentation étant simplifiée pour ce niveau, si un
nèmes ne bénéficient pas de la transcription d’usage. second volume venait à paraître pour le niveau
Il s’agit du ǧīm qui est normalement transcrit ǧ/Ǧ : il supérieur, une présentation plus substantielle et plus
s’agit du caractère g/G diacrité d’un hatchek, utilisé détaillée, de même que plus systématique serait bien
pour représenter la lettre ج. Le caractère utilisé ici entendu attendue.
est le ğ/Ğ, utilisé dans l’écriture de l’azéri, du tatar, du La présentation simplifiée de l’A. ne lui interdit
tatar de Crimée, du turc, et dans plusieurs romanisa- pas la précision, comme lorsqu’elle aborde la question
tions BGN/PCGN dont celle de l’azéri (cyrillique), du des racines et des schèmes en précisant bien que
bachkir, du karatchaï-balkar et du tatar (cyrillique). la racine n’est pas un mot, mais plutôt «une suite
De la même manière, le choix pour la transcription imprononçable de (semi-)consonnes qui s’actualise
du ḫāʾ ne s’est pas porté sur ḫ/Ḫ, c’est-à-dire un h/H dans un mot qui sert de base à la formation des
diacrité d’une brève souscrite, notamment utilisé autres » (p. 180). En bref, les présentations de l’A .
dans la romanisation de plusieurs langues ou sys- sont claires et concises, pédagogiquement éprouvées
tèmes d’écriture comme l’arabe, l’akkadien, le hittite et efficaces. Dans un mouvement inductif plutôt
ou les hiéroglyphes égyptiens. Au lieu de cela, le texte que déductif, les notions sont tout d’abord vues de
propose ẖ/, c’est-à-dire un h/H diacrité d’un macron manière incidente au gré des leçons puis, plus tard,
souscrit, notamment utilisé dans la romanisation reprises et présentées sous une forme plus détaillée
Yaghoubi du pachto. Enfin, parfois la hamza est trans- dans les points grammaticaux : l’étudiant a donc le
crite (ex. ʾabū- et ʾaḫū p. 109-110) et d’autres fois non temps d’assimiler de façon passive ces points gram-
(ex. ana p. 106) sans que la prononciation effective maticaux avant de s’en voir proposer la présentation.
de celle-ci ne semble toutefois en cause. Quelques La lecture est agréable et aérée, le tout formant un
coquilles sont repérables comme « déterminé ou ensemble tout à fait utile aux étudiants qui désire-
nom » (p. 161), « Remerciement » (p. 282) au lieu raient se former à cette variante de l’arabe, en leur
du pluriel pourtant utilisé (p. 1). souhaitant de pouvoir un jour découvrir, eux aussi,
Quelques remarques de fond : si la possession cette Damas qui nous manque tant. La suite à ce
est bien décrite comme relevant de l’annexion manuel, sous la forme d’un second volume consacré
(cf. p. 64), ce que la grammaire de l’arabe nomme au niveau supérieur, est vivement attendue.
ʾiḍāfa, l’A. range toutefois sous cette catégorie ce qui
aurait mérité d’en être distingué, à savoir l’expression Manuel Sartori
du verbe « avoir » (cf. p. 65 et 150). De fait, mon Aix-Marseille Université, CNRS, IEP, IREMAM
chien et j’ai un chien sont deux structures tout à fait
distinctes, en français comme en arabe : la première
marque une possession par le biais, en arabe, d’une
annexion (kalbī), la seconde décrit le fait d’avoir
dans le cadre, en arabe, d’une phrase existentielle
(ʿindī kalb, maʿī kalb) où les éléments à prendre en
compte, pédagogiquement, sont les 3P (préposition,
possesseur, possédé). L’A. souligne par contre bien la
différence de sens à faire entre les deux prépositions,
à savoir «avoir chez soi » et «avoir avec soi » (p. 65).
BCAI 36 2
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
Rita Moucannas, Al-Kalima wa-l-fikra (3). Cet ouvrage n’ayant pas fait
Les mots pour le dire en arabe. l’objet d’une recension, c’est l’occasion de regarder
Vocabulaire moderne par thèmes. de plus près cette réédition.
( ﻗﻠﻬﺎ ﺑﺎﻟﻌﺮﺑﻴﺔQul-hā bi-l-ʿarabiyya) Les chapitres sont répartis en diverses rubriques
liées au thème abordé et illustrées par différents
Villeurbanne, AraDic-Monde Arabe, 2020, textes issus de la presse ou d’ouvrages publiés. Ils
273 p., ISBN : 9782956050940 prennent la forme de courts paragraphes ou de
simples phrases se trouvant sous le lexique. Ces
Mots-clés : arabe contemporain, arabe standard, éléments, malheureusement non-référencés, sont
lexique numérotés et ces numéros sont ceux qui précèdent,
sous le lexique, les traductions qui en sont faites. De
Keywords: contemporary arabic, standard arabic, même, ces numéros forment les sous-sections des
lexicon rubriques lexicales rangées en colonnes. Là, ainsi que
le dit l’A. : «Les mots apparaissent dans les phrases
Voici un ouvrage sans fioriture aucune, que et en caractères gras, dans l’ordre de leur apparition
composent une préface (p. 5), un avertissement dans les colonnes » (p. 8). C’est l’inverse qu’il faut
(p. 7-9), un index alphabétique des termes français comprendre, à savoir que, dans le lexique mis en
(p. 246-271), et une table des matières (p. 272-273). colonnes, les mots apparaissent selon l’ordre d’expo-
Les 17 chapitres de l’ouvrage y sont rangés de manière sition dans le texte source, à moins bien sûr que les
thématique : 1. La maison (p. 10-23), 2. La famille phrases (non référencées) ne soient finalement pas
(p. 24-31), 3. La nourriture (p. 32-49), 4. Le corps hu- authentiques et que l’A. ait eu à les forger dans l’ordre
main (p. 50-61), 5. Les cinq sens (p. 62-72), 6. La santé de son lexique, ce qui ne semble pas être le cas. La
(p. 73-82), 7. L’habillement (p. 83-88), 8. Les sports règle promet d’être tout à fait intéressante pour un
(p. 89-99), 9. Les relations humaines (p. 100-130), apprenant, qui, rencontrant un terme en gras dans
10. Le ciel et la terre – la pollution (p. 131-157), 11. Les les phrases sources, n’a alors plus qu’à, sous le même
saisons (p. 158-162), 12. Le temps [qui passe] (p. 163- numéro d’ordre, retrouver son équivalent dans la
176), 13. Le village – La campagne (p. 177-182), colonne lexicale. Toutefois, force est de constater
14. La ville (p. 183-191), 15. Les voyages (p. 192-200), que dès le début de l’ouvrage (p. 10) cette règle n’est
16. L’enseignement et l’éducation (p. 201-213), 17. Les pas respectée… Le texte arabe (que je transcris)
professions et les métiers (p. 214-245). donne « 1. yurīd ʿalī ʾan yaskuna baytan yaqaʿ fī
Ce lexique viendra compléter et moderniser la ʾarḍ mufraza wa-ʾan yuṣbiḥa mālikan la-hu ; - turīd
très belle, mais désormais bien ancienne, entreprise zayna ʾan tastaʾǧir šiqqa mafrūša ». Sans parler ici
de Charles Pellat (1914-1992) (1), ainsi que d’autres de la place graphique du tanwīn -an (cf. infra), le
lexiques parus depuis (2), ce qui peut aider l’apprenant fait est que le paragraphe lexical numéroté «1 » ne
dans sa démarche lexicographique. Dans cet ouvrage, débute pas par le verbe sakana-yaskunu («habiter »),
on trouvera, notamment, les diverses expressions pourtant premier dans l’ordre de la phrase, mais
arabes permettant de situer dans le temps un évé- par… dār, et non bayt !, ce dernier ne venant qu’en
nement (p. 171), même s’il s’agit, pour partie, d’arabe deuxième avant manzil. Quant au troisième terme
médiéval et non pas contemporain. Il est par ailleurs en gras, mufraza, qui doit être expliqué à partir de
à noter que ce livre, ainsi que le précise la quatrième l’expression ʾarḍ mufraza (« terrain loti/en lotisse-
de couverture, est une réédition d’un volume du ment », ainsi que l’A. la traduit justement (4)), il l’est
même auteur publié une première fois chez Ophrys en fait à partir d’une autre expression bayt mufraz. Ce
en 1996 et intitulé Le mot et l’idée : français-arabe. n’est pas tout : sa traduction dans le lexique apparaît
après celle du premier terme du second alinéa de cet
ensemble «1 », à savoir le verbe tastʾaǧir pour lequel
l’A. donne, avant le verbe istaʾǧara («louer »), son
(1) Pellat Charles, L’arabe vivant. Mots arabes groupés d’après
participe actif mustaʾǧir (« locataire »), ce dernier
le sens et vocabulaire fondamental de l’arabe moderne, Librairie n’apparaissant pourtant en gras que dans l’ensemble
d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, Paris, 1966. Plus ré- «2 » ! Il eût mieux valu le placer alors, pour respecter
cent, mais déjà ancien également, le travail de Kouloughli Djamel
Eddine, Le lexique fondamental de l’arabe standard moderne,
L’Asiathèque, Paris, 1991. (3) Moucannas-Mazen Rita, Le mot et l’idée : français-arabe.
(2) Cf. entre autres, et uniquement pour l’espace francophone, Al-Kalima wa-l-fikra, Ophrys, Paris, 2000 [1996].
Marchand Arpine et Marchand Sévane, Lexique bilingue de l’arabe (4) Cf. Reig Daniel, Dictionnaire Arabe-Français Français-Arabe,
des médias, Ellipses, Paris, 2009 ; Guidère Mathieu, Le lexique al-Sabīl, éd. revue et corrigée, Larousse, “Saturne”, Paris, 1997
bilingue de l’arabe actuel, Ellipses, Paris, 2013. [1983], art. 3987.
BCAI 36 3
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
le principe édicté, après le verbe et non avant. C’est voyelle brève discordante étant utile à l’apprenant
dire si l’utilisation du lexique se révèle difficile et pour indiquer la présence d’une diphtongue (aw, ay).
confuse, ce qui en amoindrit fortement la portée. Pour rappel, une voyelle longue porte implicitement
On en vient à regretter qu’un principe alphabétique, un sukūn et est précédée par la voyelle brève qui lui
au moins pour l’arabe qui est la langue source des correspond : inutile alors d’écrire cette dernière (ou le
exemples et la langue visée par l’apprenant fran- sukūn de la voyelle longue comme sur le yāʾ de balīd,
cophone, n’ait pas été suivi, à défaut d’un principe p. 116), ce que fait très bien l’arabe au quotidien. De
grammatical où l’on distinguerait entre verbes d’une même, dans de nombreux exemples (p. 11 ou 183,
part et non-verbes de l’autre et là, entre substantifs et mais également à bien d’autres endroits de l’ouvrage),
adjectifs d’une part, adverbes et particules de l’autre. l’articulation précédant un tāʾ marbūṭa est vocalisée
Force est de constater que l’ouvrage gagnerait, en a alors que c’est proprement inutile puisque cette
dans une prochaine édition, à être reconstruit avec vocalisation est obligatoire et donc non susceptible
plus de soin et de méticulosité dans son élaboration de requérir une quelconque désambiguïsation. On
comme dans le processus éditorial. s’étonne de trouver ici et là une vocalisation enfin
Concernant la translittération, qui ne concerne ﹺmême page).
juste et suffisante (ex. ﺟ ﹾﺮﺑﺔ,
que la section «avertissement », un choix simplifié, Que l’on s’entende bien, même si en arabe la
qui peut tout à fait se justifier, a été adopté. Il est donc vocalisation n’est graphiquement jamais réalisée (sauf
écrit mudari’ (p. 8) pour muḍāriʿ et madi (p. 9) pour dans les cas exceptionnels du Coran et de la poésie,
māḍī, de même que hamzat qat’ ou hamzat wasl médiévale particulièrement) et que son oralisation
(p. 9) en lieu et place de hamzat qaṭʿ et hamzat waṣl. s’appuie surtout sur la connaissance des schèmes (7),
Toutefois, la précision n’est jamais une ennemie, ce elle est tout de même bienvenue dans le cadre d’un
qui semble être le cas à la lecture de l’ouvrage : «non lexique, à condition qu’elle apparaisse à bon escient.
humains », en grammaire arabe ġayr al-ʿuqalāʾ, est Et malheureusement, là où cela aurait été utile pour
ainsi transcrit gayr al-ʾuqalâʾ (p. 9) où l’on s’étonne, l’apprenant, les vocalisations peuvent manquer. C’est
en plus de trouver [g] au lieu de [ġ], de voir cette fois le cas avec ( ﹶﻣ ﹺﻨﺰلmanzil, p. 9) (8) : pour un apprenant,
non plus [‘] mais [ʾ] pour transcrire le ʿayn aussi bien d’autant plus un auto-apprenant, la vocalisation
que la hamza qaṭʿ finale (5) ! Il aurait évidemment fallu de la seconde articulation de ce terme ne s’invente
qu’il s’agisse de [ʿ] dans le premier cas. Le principe et pas et il se retrouve alors avec quatre possibilités (9) :
l’intérêt de la translittération, c’est de pouvoir donner manazil, manuzil, manizil et manzil, car l’absence de
à lire ce qu’une personne ne connaissant pas une vocalisation n’est en rien identique à une vocalisation
langue source serait incapable de lire et de prononcer en sukūn (« quiescence », signe de l’amuïssement
depuis la graphie particulière de la langue en question. d’une consonne), et c’est justement ce que certains
Mais c’est également, rappelons-le, de permettre à un apprenants ont, au début, du mal à comprendre,
apprenant de «remonter » vers cette langue source prompts à confondre absence graphique avec
depuis la transcription et d’écrire alors correctement (6), absence phonétique !
du point de vue de l’orthographe de cette langue, pour D’autres fois, on pourra douter de la vocalisation
nous l’arabe, le mot translittéré. Dans un tel cas, l’étu- proposée comme avec al-taʿlīm al-mihaniyy traduit
diant débutant, laissé en autonomie, puisque l’ouvrage par « l’apprentissage » (p. 218) alors qu’existent
propose un «auto-apprentissage » (p. 8), en arrivera, visiblement deux vocalisations possibles avec deux
en plus de ne pas savoir où trouver [g] dans l’alphabet sens distincts : mihanī < mihan lui-même pluriel
de l’arabe standard, à un résultat de la sorte pour le de mihna «profession, métier », avec le sens alors
second terme : اﻷﹸ ﹶﻗﻼءau lieu de اﻟﻌﻘﻼء.
Concernant l’arabe dans sa graphie originelle
et l’application des vocalisations, cette dernière est
loin d’être cohérente ou systématique : on trouvera (7) C’est notamment le cas des formes augmentées comme
ici une fatḥa sur le ʾalif de l’article alors qu’elle n’est ihtimām dont le ductus اﻫﺘﲈمse lit sans mal… quand on connait
les règles et les schèmes pour lire.
pas nécessaire, là des vocalisations devant les voyelles
longues qui leur correspondent (ex. ﻧﹶﺎﻓﹺ ﹶﺬة, p. 11, ﹸﻣ ﹸﺮور
(8) Il l’est toutefois heureusement dans le lexique p. 10.
BCAI 36 4
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
d’«interprofessionnel » d’une part, et mihnī < mihna III et V semblent relever du premier type, avec par
avec le sens de «professionnel » d’autre part (10). exemple ـﹺ/ ﺟﺮد ( ﱠp. 154) pour la forme II, où seule la
Fantaisiste, la vocalisation l’est également dans le médiale est vocalisée, mais à la même page on trouve
non-respect de la pause (waqf) ici mais pas là comme également ـﹺ/ ﹶﺷﺪﱠ ﹶدentièrement vocalisé et ـﹺ/ ﹶﺳ ﱠﺒﺐqui
dans ce dicton (p. 23) : «al-ǧāru qabla l-dāri wa-l-rafīq ne l’est, lui, que partiellement… alors qu’un verbe
qabla l-ṭarīq » où il eût mieux valu avoir al-ǧār qabla augmenté de forme III comme ـﹺ/ ﺐ ﹶﻃﺎ ﹶﻟ ﹶest lui encore
l-dār pour le respect de la pause et du style en prose pleinement vocalisé, même ce qui (le ṭāʾ) ne sert à
rimée (saǧʿ) de l’arabe ou bien alors wa-l-rafīqu qabla rien. Le muḍāriʿ d’autres formes (notamment la IV, la
l-ṭarīqi pour respecter la flexion désinentielle et par VIII et la X) est pleinement présenté. Que dire alors
souci de cohérence avec ce qui précède ! de cette incroyable diversité formelle non motivée ?
Enfin, pourquoi s’acharner à positionner le Dans un cas comme celui de la présentation des
tanwīn -an sur le ʾalif qui n’est qu’orthographique ? verbes, on s’en tient à un modèle simple : le modèle
Ce dernier n’est rien d’autre que le signal, en l’absence des dictionnaires arabes, repris notamment par celui
de ce tanwīn puisque l’arabe pratique autant qu’il est de Daniel Reig (1929-2007), à savoir ﹶﺳ ﹺﻤ ﹶﻊ ﹶـpour une
possible la scriptio defectiva, du cas accusatif indéfini forme I et ﹶأ ﹾﺟ ﹶﻠ ﹶﺲpour une forme augmentée.
et, à ce titre, n’est en rien une articulation pleine et Enfin, pourquoi se couper d’une tradition quand
entière. Le tanwīn, nounation ou encore nunnation rien ne vient le justifier ? L’A. nous dit que «La lettre
(on trouve également nunation), correspondant au ه, dans ses deux formes [,] (11) est indiquée après
fait d’ajouter dans la prononciation un nūn, i.e. un /n/ les verbes transitifs directs. La forme initiale []ﻫـ
paragogique à la fin d’un nom (ism par opposition indique que le complément est une personne et la
au verbe, fiʿl, et à la particule, ḥarf), se place sur la forme finale [sic] indique que le complément est une
dernière articulation du mot en question, et il s’agit chose » (p. 9). Outre que هn’est pas nécessairement
donc d’avoir ﺑﻴﺘﹰﺎet non ﺑﻴﺘ ﹰﺎ, de la même manière que la forme finale de cette articulation, celle-ci pouvant
ﹲet ﺑﻴﺖ
l’on a ﺑﻴﺖ ﹴet non pas ﹴ ﺑﻴﺖni ﺑﻴﺖ, soit bayt également être ـﻪ, mais par contre obligatoirement la
ﹲ
[espace] un et bayt [espace] in. forme isolée (12), la tradition arabisante tout au moins
On s’étonnera ensuite de voir écrite une hamza est tout à fait inverse : ﻫـreprésente le complément
dans des mots ne la requérant pas du tout comme d’objet direct non humain quand هsymbolise le
entre nombreux exemples le mot istiqbāl (p. 100, complément d’objet direct humain (13). Le souci de
mais on retrouve pour des termes équivalent la précision n’est jamais vain, et on peut s’étonner du
même chose p. 79). S’agissant d’un maṣdar de fait que l’A. ait délaissé une tradition établie et non
Xe forme, ce mot ne connaît qu’une hamzat al-waṣl, contestée, d’autant plus qu’elle déroge à sa propre
i.e. une hamza de liaison qui ne s’écrit pas en arabe : règle dès le début de l’ouvrage : l’A., dès la p. 10, pré-
de même que l’on écrit pas ʾism ( )إﺳﻢmais ism ()اﺳﻢ, sente le verbe ـﹸ ﻫـ/ ﹶﺳ ﹶﻜ ﹶﻦoù ﻫـréfère bien à un objet
écrit-on istifʿāl ( )اﺳﺘﻔﻌﺎلet non ʾistifʿāl ()إﺳﺘﻔﻌﺎل. Ces non humain et non à un humain !
erreurs contribuent à instiller chez les apprenants En conclusion, si cet ouvrage s’avère utile pour
des doutes et des questions quant à l’orthographe et accroître son vocabulaire, car ce dernier est bien
l’orthoépie de l’arabe, alors même que l’ouvrage se ventilé en plusieurs sections qui balaient un vaste
donne pour mission de «[mettre] en garde contre ensemble linguistique généraliste d’aujourd’hui, force
les erreurs les plus communément commises par les est de constater qu’il mériterait une refonte com-
apprenants » (p. 8). plète, avec une (vraie) relecture aux plans éditoriaux
Concernant les formes verbales, la forme orien-
taliste I est donnée en entier, présentant māḍī et (11) Je rajoute une virgule qui aurait dû apparaître en compen-
muḍāriʿ tels que ُـ/ ﹶﺐ ﹶﻛﺘ ﹶ, ce qui est utile à l’apprenant, sation de la première.
la vocalisation des deux radicales médiales étant (12) Une articulation arabe a différentes formes en fonction
imprédictible. Mais il en va de même pour les formes de sa position dans le mot. Pour cette articulation, il s’agit
augmentées (usuelles, i.e. II à X), dont le muḍāriʿ est là de ه/ ـﻪ، ـﻬـ، ﻫـ،ه.
(13) On se reportera à l’usage de Daniel Reig, Dictionnaire
présenté soit sous la forme unique de la vocalisation Arabe-Français Français-Arabe, al-Sabīl, éd. revue et corrigée,
de sa radicale médiale soit de manière pleinement Larousse, “Saturne”, Paris, 1997 [1983], qui, dès la présentation
écrite. Or, les formes augmentées sont totalement (p. 9), indique très clairement cette distinction, mais également
prédictibles, tant au māḍī qu’au muḍāriʿ, et le pre- à Hans Bodo Wehr (1905-1981), Arabic-English Dictionary,
mier, seul, est largement suffisant. Là, les formes II, Éd. J. Milton Cowan, 4e éd., revue et augmentée, Spoken
Language Services, Urbana, Illinois, 1994 [1979], par exemple
p. 538 avec «ḍaraba […] ( هs.o., ﻫـs.th.) », en cohérence avec ce
(10) Cf. Reig Daniel, Dictionnaire Arabe-Français Français-Arabe, qu’il indique en introduction : «The syntactic markings accom-
al-Sabīl, revue et corrigée éd. Larousse, “Saturne”, Paris, 1997 panying the definitions of a verb are هfor the accusative of a
[1983], art. 5212. person, ﻫـfor the accusative of a thing » (p. xiii).
BCAI 36 5
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
(14) Alors même que cette forme de féminin est rejetée par
l’Académie française, et que le féminin, s’il devait y avoir, serait
«L’autrice », sur le modèle d’aviateur-aviatrice, cela issu du latin
où le suffixe «-ix s’ajoute à la variante -tr- du suffixe de nom
d’agent -tor pour signifier le sexe féminin » (Touratier, Christian,
Syntaxe latine, Peeters, Louvain, coll. “Bibliothèque des cahiers de
l’institut de linguistique de Louvain” 80, 1994, p. 312).
BCAI 36 6
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
(1) Colloque « Aux sources de la tradition narrative arabe. (2) Colloque «Parcours d’hommes, portrait d’une littérature : le
Les frontières du littéraire et le rôle des genres religieux, biogra- récit de vie et ses fonctions dans les sources arabes classiques »,
phiques et historiographiques (viie-xe siècles après J-C.), Ifpo-USJ, Université de la Manouba-Ifpo-Irmc, Hammamet (Tunisie),
Beyrouth (Liban), 20 et 21 mai 2015, https://www.ifporient.org/ 4-6 octobre 2017,
colloque-20-05-2015/ https://www.ifporient.org/colloque-04-10-2017/
BCAI 36 7
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
poésie. C’est donc dans une démarche résolument personnages mythiques, on passe à un travail sur
globale, épistémologique et didactique, que l’ouvrage un personnage historique (Chafik T. Benchekroun)
s’inscrit. par la mise en dialogue de corpus issus de périodes
Alors que l’auteur rappelle que les études isla- différentes et de natures diverses. Menée dans une
mologiques ont connu un renouvellement métho- perspective historique, cette contribution présente
dologique par l’utilisation d’outils traditionnellement des sources inédites dans le champ de l’histoire de la
réservés à l’approche littéraire, les pratiques discipli- littérature. Enfin, une dernière contribution cherche
naires n’ont néanmoins pas connu de modification à montrer les caractéristiques littéraires, non envisa-
notable. Ainsi, le phénomène de renouvellement n’a gées jusqu’alors, dans des sources en apparence non
abouti à aucune utilisation nouvelle des outils de littéraires (Léonardo Capezzone).
l’analyse littéraire pour les mettre au service de la L’ensemble des contributions participe ainsi à
compréhension de faits historiques ou des conditions formuler les premières modalités d’une démarche
de production des corpus étudiés. Ces changements pour le renouveau des études arabes et islamolo-
de paradigme ont cependant eu le mérite de révéler giques. Elle consiste à questionner les frontières
les caractéristiques esthétiques d’œuvres non litté- entre des corpus de natures différentes. Sur le long
raires. D’un autre côté, certaines études littéraires terme, cette réflexion pose les jalons d’un projet
arabes ont emprunté à l’islamologie. épistémologique plus vaste. Il a pour ambition de
Dans la lignée de ces changements et avec la mieux comprendre le rôle des sources religieuses et
volonté d’aller plus loin, les contributions se répar- parareligieuses dans l’évolution de la prose narrative
tissent autour de différentes thématiques. Quatre arabe classique. Mais, au-delà de la mise en commun
d’entre elles (proposées par Jaafar Ben El Haj Soulami, des corpus et des démarches scientifiques, cela
Mohamed Hamza, Ahyaf Sinno, Mohamed Zarrouk) implique nécessairement le développement d’outils
abordent les procédés d’écriture et les œuvres qui méthodologiques collectifs et partagés, comme une
participent à la construction d’un imaginaire reli- étape postérieure à la publication de cet ouvrage.
gieux dans les sources arabes classiques. Des outils Cette remise en question des divisions génériques
issus de certains courants de l’analyse littéraire, de la traditionnelles touche plus largement les approches
mythologie et de la narratologie, sont mis au profit de la production littéraire des périodes classique
de la compréhension de ces sources classiques. En et contemporaine. Elle offre la possibilité de porter
mettant en valeur leur dimension créative et littéraire, l’attention sur des éléments transgénériques structu-
elles font émerger les continuités – l’élaboration rants et, ainsi, de laisser émerger, non pas les ruptures,
d’un imaginaire commun – et les ruptures entre les mais les continuités qui permettent d’envisager la
écrits d’ʾadab et ceux qui s’inscrivent dans d’autres production littéraire comme un ensemble cohérent
domaines de l’écriture arabe médiévale. Une autre et global, produit d’évolutions dans le temps et dans
contribution (Iyas Hassan) se propose d’aborder l’espace.
l’exégèse poétique (sharḥ) au prisme de l’histoire
littéraire. L’hypothèse formulée réside dans l’idée que Najla Nakhlé-Cerruti
cette pratique constitue un élément d’un processus Institut français du Proche-Orient (Ifpo)
culturel pour la construction et le développement
esthétique de la prose arabe. En proposant une
approche culturelle de la littérature, cette contribu-
tion souhaite interroger la place de la poésie dans
la société et dans la pensée. Deux autres chapitres
offrent un apport inédit aux études islamologiques.
L’un s’appuie d’une part sur un travail autour du
tafsīr à partir de sources chiites (Mohammad-Ali
Amir-Moezzi) pour révéler les enjeux politiques
sous-jacents à ces récits. La construction littéraire
apparaît ainsi comme mise au service d’une idéo-
logie. En déplaçant l’intérêt qui lui a jusqu’alors été
porté pour son caractère authentique ou artificiel, le
hadith est ici traité comme un élément du processus
de fabrication de la mémoire collective de la Umma.
L’autre chapitre propose une étude de personnages
dans le récit coranique (Catherine Penacchio) et leur
évolution dans des corpus religieux postérieurs. Des
BCAI 36 8
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
BCAI 36 9
1. L ANGUE ET LITTÉRATURE
manipule la syntaxe pour différer la révélation qui Le goût de la devinette recèle une saveur bien
niche au-delà de la seule correction grammaticale bourdieusienne. Plaisir distingué, il croît proportion-
en couvant un supplément de sens. Cinq cas déve- nellement avec l’effort produit en vue de trouver. C’est
loppent ses rouages. Le vertigineux démontage du une affaire de compétence, de virtuosité, de khāṣṣa :
verset innī wahana l-ʿaẓmu minnī (Cor 19, 4) illustre Al-Jurǧānī states that variation in literary merit does
superbement le phénomène. Le ʿilm al-maʿānī se not exist in that which is “general, common to all […]”
bâtit et se standardise au fil des auteurs, d’al-Jurjānī (p. 73). Dans la droite ligne de joutes d’excellence, il
à al-Qazwīnī (qui en identifie huit constructions), importe non seulement de partager avec ses pairs
en passant par al-Zamakhsharī (m. 538/1144) et une encyclopédie (au sens que lui confère Eco dans
al-Sakkākī. Il en ressort un abord pragmatique où Lector in fabula) mais aussi d’entrer en lice quand un
l’inattendu stimule l’auditoire qui use de sa faculté compétiteur vous défie, en bref de tenir son rang pour
d’istidlāl afin d’atteindre le sens. ne pas déchoir. L’appartenance au cercle requiert la
En guise d’épilogue (p. 255-6), L. H. livre les maîtrise de ce dhawq qu’évoque L. H. en conclusion :
définitions des trois niveaux qui articulent le concept Is it for everyone? (p. 262). Parfaitement consciente de
central de Wonder : 1o. ʿilm al-bayān concerns the cet aspect sociologique – qui ne constitue toutefois
aesthetics of elucidating meaning through words that pas son objet scientifique —, elle sait le prix à acquit-
signify their intended sense indirectly and inexplicitly ; ter pour rejoindre des élites hautement éduquées :
2o. ʿilm al-maʿānī concerns the aesthetics of conveying one can use the mind to cultivate one’s taste, though it
information about the context implicitly through requires much practice, talent, and intelligence. Certes,
manipulations of the syntactical structures of a sen- se pencher sur les modalités d’acquisition des codes
tence ; 3o. ʿilm al-badīʿ […] involves literary devices littéraires nous emmènerait ailleurs, mais force est
that produce the unexpected or present information de constater que leur spectre plane sur l’ensemble
in non-straightforward ways. de l’ouvrage.
Un lumineux souffle pédagogique anime l’écri- Arabic Poetics représente un jalon majeur et une
ture de Lara Harb qui défend par ailleurs une grande référence incontournable dans les études littéraires
rigueur académique, en témoignent ses abondantes arabisantes. Notre recension ne témoigne qu’impar-
notes infrapaginales. Elle ne recule devant aucun faitement de la puissance de pensée qu’y déploie
débat. Son énergie dégage des horizons nouveaux et Lara Harb. D’ores et déjà, nous pressentons que ses
nous risquons ici deux questionnements. pages remarquables irrigueront maints travaux des
Le basculement provoqué par les muḥdathūn ne années à venir.
traduit donc pas fondamentalement un changement
d’univers référentiel – abandonnant des thématiques Sébastien Garnier
bédouines au profit de thématiques citadines – mais chercheur associé au Centre Jean Pépin
l’adoption d’un nouveau régime esthétique. Ce phé- (CNRS, UMR 8230)
nomène aurait débuté grosso modo à l’installation
des Abbassides (p. 25), une périodisation sur laquelle
nous nous arrêtons. C’est une histoire de bornes
et de filiations. La révolution politique qui abattit
les Omeyyades entraîna-t-elle des transformations
dans le champ poétique ? Était-elle en germe dans la
première moitié du iie/viiie siècle ? Bashshār b. Burd
composa en effet à cheval sur deux dynasties. À l’in-
verse, les critiques ultérieurs ne s’arrangèrent-ils pas
afin de faire coïncider a posteriori les deux sphères,
celle de l’épée et celle du vers ? Rappelons que L. H.
a débusqué l’émerveillement jusque dans le Coran.
Une enquête quantitative pourrait-elle permettre de
mesurer en diachronie sa progression, en particulier
dans le corpus poétique, et cela dès l’antéislam ? Enfin,
un débordement vers la prose nous entraînerait
quant à lui immanquablement de l’autre côté, en
direction des maqāmāt dont le sel s’origine dans le
dévoilement et la polysémie. Devrait-on apparenter
al-Hamadhānī ou al-Ḥarīrī à quelque aïeul muḥdath ?
BCAI 36 10
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 11
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
diptote (sans tanwīn, donc), à l’exception de quatre les deux cas, il y a homogénéisation, par l’oral, d’une
versets – dont Q 11 : 69 – où on le trouve avec un hétérogénéité graphique.
alif final (p. 42). Cette lettre est alors neutralisée Enfin le cas de an lā qui encore une fois n’a
dans l’édition moderne du Coran du Caire (le lisant qu’une seule phonie : allā, et qui coexiste à la fois
Thamūda, à l’aide d’un «zéro rond » le surmontant) dans la graphie analytique (alif nūn lām alif) et syn-
tandis que l’édition du Coran du Maghreb traite le thétique (alif lām alif) dans les corans imprimés du
mot comme un triptote, le lisant Thamūdan. Mais Caire et du Maghreb. La première graphie est de loin
le contexte coranique lui-même indique pourtant la plus rare et PL se penche sur les raisons du maintien
clairement qu’il doit être lu Thamūdā du fait des mul- de la graphie alif nūn dont l’une est que le an sert
tiples assonances en ā (a lā ; buʿdā) qui se trouvent de particule épexégétique, signifiant que ce qui se
dans ce même verset (p. 43). Concernant le cas de trouve à sa suite est une citation, ou l’énoncé d’un
la hamza, PL part du constat que, selon la tradition fait. L’auteur en conclut que cette graphie conserve
linguistique arabe, le rasm atteste que la « langue le souvenir d’une pause entre an et ce qui suit (a
coranique » (qui sera identifiée a posteriori avec la contrario de la graphie synthétique qui fait la liaison
« langue de Quraysh ») effectue un « allègement » entre an et ce qui suit), ce qui mène à distinguer deux
(takhfīf) de la hamza, quand bien même la tradition formes d’oralité : l’oralisation du texte écrit (tajwīd)
de lecture/récitation qui l’emportera consiste à faire où l’on récite allā ce qui est écrit an lā, et la récitation
l’inverse en « réalisant » (taḥqīq) la hamza (p. 44). disparue qui consistait à réciter an lā tel qu’il est écrit,
PL en conclut qu’il y a donc là d’une part une «clas- avec une pause entre an et lā.
sicisation » de la langue du Coran, et d’autre part La deuxième section consacrée à la langue pose
que ce phénomène constitue la distorsion «la plus la question de la définition de l’«arabe coranique »
spectaculaire » entre l’écrit et le dit puisque que l’on en le confrontant aux autres catégories d’arabe (pré-
lit/récite systématiquement quelque chose qui n’est islamique, classique) ainsi qu’aux descriptions qu’en
pas écrit, comme le démontrent sans conteste les cas donnent le premier traité de grammaire arabe.
des termes aujourd’hui lus/récités khāṭiʾa et shayʾan Dans le premier article/chapitre, PL compare
dont la rime environnante confirme qu’ils devaient l’arabe du rasm des manuscrits des plus anciens du
originellement être prononcés khāṭiya et shayyā ou Coran à l’arabe préislamique que l’on ne connaît que
shiyyā, respectivement (p. 44-45). de manière épigraphique. Il constate que les deux ont
Le second article/chapitre de cette section en commun le fait qu’ils sont dépourvus de points
débute en reprenant certaines des remarques faites diacritiques, de vocalisation et de notation systéma-
dans le premier (p. 43-44) au sujet de la divergence tique des voyelles longues (p. 63). Cela explique que
que l’on peut constater dans le rasm même des édi- ces deux formes d’arabe sont ambiguës, mais, dans
tions modernes imprimées du Coran. Pour ce faire, le cas de l’arabe coranique, et a contrario de ce que
PL examine trois cas : d’abord le an lawi de Q 72 : 16, l’auteur appelle, à juste titre, l’ «arabe épigraphique
qui n’a qu’une seule phonie : allaw, mais qui connaît préislamique » dont le déchiffrement est «aléatoire »,
deux graphies différentes puisqu’il est écrit en un mot la tradition tardive des «lectures » (qirāʾāt) le balise
de trois lettres (alif lām wāw) dans le Coran du Caire et le rend lisible.
et en deux mots de quatre lettres (alif nūn lām wāw) PL apporte ensuite son regard de linguiste sur
dans le Coran du Maghreb. L’auteur en déduit que deux caractéristiques de la langue du Coran. La pre-
l’on trouve une plus grande adéquation entre le dit mière concerne l’importance des phénomènes de
et l’écrit avec la graphie du Coran du Caire qui peut pause (waqf) qui détermine la rime des segments
être interprétée comme une trace de l’oral dans l’écrit, entre eux, ces derniers segmentant le texte en ver-
là où, dans le cas du Coran du Maghreb, on lit/récite sets (PL fait la remarque significative que le Coran
une chose qui n’est pas écrite. comporte plus de rimes que de versets ! On verra
Ensuite le cas de an lan qui là encore n’a qu’une la démonstration de ce phénomène appliqué à la
seule phonie : allan, mais que l’on trouve écrit le sourate al-Fātiḥa, p. 78-79). Dans le Coran, la rime
plus souvent alif nūn lām nūn dans les deux éditions est si centrale qu’elle en affecte à la fois la syntaxe
imprimées du Coran, et plus rarement alif lām nūn. (en Q 80 : 12 on lit dhakarahu pour le faire rimer
Dans le premier cas, il s’agit de la forme analytique qui avec la fin du verset précédent qui a tadhkira, alors
atteste d’une divergence entre l’écrit et la phonie et qu’on devrait avoir dhakarahā) et la graphie (le Coran
suggère une autonomie de l’oral par rapport à l’écrit allonge la voyelle brève a en ā pour conserver la
et, dans le second cas, il s’agit de la forme synthétique rime, comme en Q 33 : 66-67 où on lit al-rasūlā et
qui atteste d’une convergence entre l’écrit et la pho- al-sabīlā pour les faire rimer avec les versets de la
nie, suggérant la primauté de l’oral sur l’écrit. Dans sourate qui se finissent tous en tanwīn prononcé ā à
BCAI 36 12
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
la pause) (p. 65-66). La seconde caractéristique de la classique, ce dernier étant une construction a pos-
langue du Coran considérée concerne l’assimilation teriori formée à partir de multiples dialectes arabes.
entre consonne finale d’un mot et consonne initiale Le troisième article/chapitre se démarque
du mot suivant (idghām), qui peut être soit totale quelque peu des précédents en se concentrant sur le
(kabīr), soit partielle (qalb). Ce phénomène est, ici, premier traité de grammaire arabe complet : le Kitāb
encore lourd de conséquences lorsque l’on voit que de Sībawayhi (m. 180/796), qui se base sur six sources
la lecture de Q 2 : 284 attribuée à Abū ʿAmr, par de citations différentes, dont le Coran (421 citations,
exemple, a yuʿadhdhim man yashāʾ (idghām kabīr) loin derrière la poésie avec 1056 vers de 231 poètes)
qui implique, non pas la perte de la voyelle finale du et en premier lieu le «parler des Arabes » (kalām
premier mot, mais son absence, ce qui semblerait al-ʿArab), en faisant, selon les mots de PL repre-
démontrer qu’à l’origine, il existait une tradition de nant ceux de H.L. Fleischer, une « grammaire de
récitation sans iʿrāb, c’est-à-dire une variante non l’ancien arabe » (Altarabisch pour l’arabe fléchi, par
fléchie ou «caseless » de l’arabe (p. 66-67). opposition à Neuarabisch pour l’arabe des dialectes
PL finit cette étude en abordant la question de modernes, non fléchis) (p. 93-94).
l’arabe dit «classique », un adjectif français (du latin La langue que le Kitāb décrit, qui y est unique-
classicus) dont l’usage est ici adéquat dans la mesure ment appelée al-ʿarabiyya (on l’aura compris, à
où il connote l’idée de prestige (c’est une langue qui l’époque de Sībawayhi il n’est pas encore question
appartient à la première classe des citoyens) et où il de lugha fuṣḥā), est composée de plusieurs variantes
implique que la langue, normée par les grammairiens, tribales/régionales, et PL remarque que les plus
s’enseigne dans les classes (p. 69). L’équivalent arabe fréquemment citées sont celles de deux tribus : les
se trouve dans l’expression al-lugha al-fuṣḥā, qui Tamīm ainsi que les ahl al-Ḥijāz. Il remarque également
n’apparaît qu’au ive/xe siècle, à une époque où, pour que, tandis que Sībawayhi a une expérience directe du
des raisons théologiques, elle sera identifiée avec la parler des premiers, il n’en a pas des gens du Hedjaz, les
langue des Quraysh, celle-là même qui sera considé- exemples qu’il en rapporte étant uniquement tirés du
rée comme étant la langue du Coran. Pourtant, les Coran. Ainsi, la langue des ahl al-Ḥijāz que Sībawayhi
traits caractéristiques attribués à cette lugha fuṣḥā ne qualifie de «langue la plus ancienne et première » n’est
sont nullement ceux que l’on rapporte de la langue autre que le nom islamique de la langue du Coran. En
de Quraysh (ou plus généralement, de la langue du effet, cette langue n’étant pas documentée en dehors
Hedjaz). Ainsi, d’un point de vue phonologique, les du Coran, les soi-disant «hedjazismes » ne sont pas
gens du Hedjaz allègent la hamza alors que les autres des traits de la langue du Hedjaz, mais simplement
Arabes la prononcent : cette «réalisation effective » l’interprétation des particularités de la langue cora-
deviendra le « trait classique » de l’arabe. Tandis nique attestées par le rasm (p. 96-97). Si l’auteur du
que d’un point de vue syntaxique, on trouve dans le Kitāb présente les gens du Hedjaz comme ne réalisant
Coran la négation dite mā al-ḥijāziyya (cf. notamment pas la hamza, c’est tout simplement parce que le rasm
Q 12 : 31) là où la langue classique n’emploierait que coranique n’écrit jamais la hamza médiane et finale.
laysa comme négation d’une phrase nominale (p. 70). Ici encore, PL démontre, savamment, qu’in fine, cette
PL en conclut que l’arabe dit « classique » ne lugha ḥijāziyya n’est qu’une «construction » (dans
représente pas tout l’arabe décrit par les grammai- cette langue, le marqueur de masculin/féminin après
riens, mais seulement une partie, qui est le produit le kāf disparaît à la pause, ʿalayka et ʿalayki devenant
d’une sélection. Il ajoute que cet arabe classique est ʿalayk, ce qui ne permet plus de distinguer entre
une construction – l’aboutissement d’un long et lent les deux genres, alors que dans la langue de Tamīm
processus de constitution – dont la caractéristique comme dans nombre de dialectes arabes modernes, il
centrale est l’iʿrāb, un trait qui n’est pas attesté par n’existe pas de voyelles brèves en finale et la distinction
l’« arabe épigraphique préislamique » et dont une entre le masculin et le féminin se fait avec les formes
variante parmi les qirāʾāt semble être « caseless » ʿalayk et ʿalaysh, respectivement) (p. 99).
(sans flexion). Pour répondre à la question posée par le titre du
L’article/chapitre suivant pose dans son titre présent article/chapitre («La langue du Coran : quelle
sa question principale : « Qu’est-ce que l’arabe du influence sur la grammaire arabe ? »), PL conclut que
Coran ? ». PL y a déjà partiellement répondu dans le ce n’est pas la langue coranique qui a influencé la
chapitre précédent, ainsi que dans le tout premier grammaire de l’arabe, mais que c’est cette dernière
(on y retrouve l’importance du phénomène de pause qui a influencé l’évolution de la première dans le sens
dans le Coran, du tanwīn qui à l’origine n’aurait été d’une classicisation (p. 103).
prononcé que ā, etc.). Si l’auteur ne sait pas répondre La troisième section consacrée au lexique
positivement à la question du titre, il peut y répondre explore la manière dont le Coran aborde la question
par la négative : l’arabe du Coran n’est pas l’arabe de la langue et étudie, très utilement, les termes
BCAI 36 13
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
salām et jihād qui sont utilisés à tort et à travers Ainsi, par exemple, lorsque Q 4 : 90-91 et Q 16 : 28+87
dans les débats contemporains, afin de proposer emploient le nom salam précédé du verbe alqā, il
les «réactions d’un linguiste à des propositions […] s’agirait non pas d’«offrir la paix » (comme le traduit
apologétiques » (p. 16). Denise Masson), mais plutôt «offrir sa soumission »
PL se penche d’abord sur «Le concept de langue (p. 124-125). PL vient compléter ces arguments en
dans le Coran » dans un chapitre inédit puisqu’il voulant montrer que si salām est aujourd’hui couram-
est la version française, «entièrement remaniée et ment employé dans le sens de «paix », originellement,
considérablement élargie » (p. 107) d’une entrée et donc étymologiquement, il connoterait plutôt le
encyclopédique en anglais parue dix-sept ans champ lexical de la «préservation » (p. 125-126). Je
auparavant (4). L’auteur part du constat que le Coran ne suis, toutefois, pas entièrement convaincu par
n’emploie jamais le terme aujourd’hui commun de les exemples avancés par PL. L’auteur débute avec le
lugha pour parler de «langue », mais uniquement le cas du nom divin al-salām (Q 59 : 23) qui signifierait
mot lisān, parallèlement aux verbes de racine q w l, que Dieu est «préservé du défaut, du vice ». C’est
k l m et d’une occurrence du verbe lafaẓa qui expri- là en effet l’exégèse musulmane majoritaire (5), mais
ment la «langue mise en discours » (p. 109). PL se on constatera toutefois que dans la Bible hébraïque,
concentre sur trois occurrences coraniques de lisān, Dieu est qualifié par le nom shālōm lorsque Gédéon
qui ont en commun de retranscrire une partie de construit un autel pour Dieu qu’il appelle «Seigneur
l’histoire biblique sur la difficulté qu’éprouve Moïse paix » (Yhwh shālōm en hébreu et Εἰρήνη κυρίου
à parler (sa langue est «nouée »), qui est opposée à dans le grec de la LXX) (6) et que dans le Nouveau
l’aisance d’élocution de son frère, Aaron (sa langue Testament, on trouve l’expression «Dieu de la paix »
est «déliée »). PL souligne que ces récits coraniques, (θεὸς τῆς εἰρήνης en grec et Alōhō dēn da-shlōmō
parallèles à ceux du livre biblique de l’Exode, et dans la traduction syriaque de la Peshīṭtā) (7). Il n’est
surtout le verset Q 28 : 34, qui emploie l’élatif arabe donc pas exclu que le Coran se fasse l’écho de ces
afṣaḥ pour dire qu’Aaron est «plus éloquent », auront formulations bibliques.
toute leur importance puisqu’ils fourniront le sous- L’auteur poursuit avec l’exemple de l’expression
texte de l’expression afṣaḥ al-lugha al-ʿarabiyya uti- coranique dār al-salām qui, selon lui, désignerait le
lisée par Ibn Fāris pour décrire l’arabe des Quraysh, Paradis non pas comme une «maison de paix », mais
qui à son tour donnera l’expression al-lugha al-fuṣḥā comme la «maison de la préservation des maux, de la
(p. 109-112 et voir p. 114-115). mort ». S’il est vrai que cette deuxième interprétation
PL conclut en examinant les occurrences peut être tirée du contexte de certaines descriptions
coraniques de lisān où le mot a le sens de «langage coraniques du Paradis (8), on peut tout aussi bien en
articulé par la langue » (par exemple, Q 14 : 4 qui déduire que c’est un lieu de paix puisque le terme
constituera le sous-texte au raisonnement syllogis- salām (9), lui-même, est employé à maintes reprises,
tique selon lequel, puisque la langue du Coran est soit pour décrire la manière dont les Élus entreront
celle de Muḥammad qui est natif du Hedjaz, la langue au Paradis (10), soit pour insister qu’il s’agit du seul
du Coran est celle du Hedjaz), et en abordant les trois mot qu’ils y entendront (11). En outre, Q 52 : 26 fait
cas où lisān est qualifié de ʿarabī (dont deux où il l’est
également de mubīn) (p. 116-119).
Dans les deux articles/chapitres suivants, PL (5) Voir à ce sujet Daniel Gimaret, Les noms divins en islam,
s’intéresse aux concepts de paix et de guerre en arabe, p. 204-205.
en commençant par se pencher exclusivement sur (6) Juges 6 : 24.
(7) Romains 15 : 33 et 16 : 20.
le premier. L’auteur part de la question de savoir s’il (8) Voir les nombreuses insistances sur le fait que les pieux y
existe une différence entre les termes salām (exact seront «immortels ».
correspondant de l’hébreu shālōm pour «paix ») et (9) Qui est suivi une fois de āmin (voir note ci-dessous) ; et
silm (dont la forme adjectivale, silmī, signifie «paci- comparer à Q 44 : 51 : «Les Pieux seront dans un séjour paisible
fique »). À travers deux exemples initiaux complétés (amīn) ».
(10) Cf. Q 15 : 46 : «Entrez là [parmi les jardins et les sources
par des remarques sur les variantes respectives de sa- paradisiaques] en paix, paisibles (bi-salām āminīn) ! » ; Q 50 : 34 :
lam et salm qui se trouvent dans le Coran, PL cherche «Entrez là [au Paradis] en paix (bi-salām) ! ».
à montrer que le véritable antonyme de l’arabe ḥarb (11) Cf. Q 14 : 23 : «Là [dans les jardins …] ils seront accueillis
pour «guerre » est silm (dans le sens d’être préservé par [le mot] : «Paix ! » (salām) » ; Q 19 : 62 : «Ils n’y entendront nul
de la guerre) et non salām, ce dernier connotant à la verbiage mais «Paix ! » (salāman) » ; Q 36 : 58 : ««Paix (salām) »,
leur sera-t-il dit… » ; Q 39 : 73 : «… ses gardiens [i.e. du Paradis]
fois l’idée de «paix » et de «soumission » (p. 121-123).
crieront : « Paix sur vous (salām ʿalaykum) ! » » ; Q 56 : 25-26 :
«Ils n’y [i.e. dans les jardins du Paradis] entendront ni jactance,
(4) Dans e Encyclopaedia of the Qurʾān, Brill, Leiden, 2003, ni incitation au péché,/ mais seulement, comme propos : «Paix !
vol. 3. Paix ! » (salāman salāman) ».
BCAI 36 14
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
dire aux résidents du Paradis : « Nous étions jadis, équivoque «paix » (20) et qui est employé de nom-
parmi les nôtres, pleins d’angoisse », sous-enten- breuses fois comme salutation de paix, notamment
dant, ainsi, qu’ils sont à présent en paix. On ajoutera dans l’évangile de Luc 24 : 36 («Comme ils parlaient
à cela un argument extra- (ou inter-) textuel : les ainsi, Jésus fut présent au milieu d’eux et il leur
Pères de l’Église n’hésitent pas à décrire le Paradis dit : «La paix soit avec vous ! (Εἰρήνη ὑμῖν/shlōmō
en des termes similaires. C’est notamment le cas du ʿamkūn) »). Il ressort donc de ce bref examen que
célèbre poète syriaque Éphrem le Syrien (m. 373) qui l’arabe coranique salām ʿalaykum (cf. Q 39 : 73) est
en parle comme d’un lieu dépourvu de guerres, de très probablement un calque de la salutation usuelle
combats, de pièges, d’ennemis, etc. (12), et le dépeint dans les langues sémitiques «sœurs » de l’arabe et qui
souvent explicitement comme un lieu de paix (13). est couramment utilisée dans la tradition biblique
Quand on sait l’impact (direct ou indirect) qu’ont antérieure.
eues les descriptions du Paradis d’Éphrem sur celles Quoi qu’il en soit, PL conclut avec force raison
du Coran (14), il est tout à fait plausible que le dār al- qu’il faut se méfier des lectures rétrospectives qui
salām coranique se fasse l’écho de ces écrits syriaques plaquent un sens moderne sur un terme ancien qui
et qu’il signifie bel et bien la «maison de la paix » (15). en avait un autre à l’origine. En guise d’exemple, il
Enfin, PL finit avec l’expression bien connue (al-) prend la traduction que Denise Masson donne de
salām ʿalayk. Selon lui, il ne s’agirait non pas d’un Q 2 : 208 où elle rend silm par «paix » en ajoutant
souhait de paix, mais d’un souhait de préservation, en note que silm est mis ici pour islām (p. 126-128).
de salut donc. Toutefois, un examen de l’équivalent PL rappelle que ce dernier mot est le nom d’action
de cette expression dans d’autres langues sémitiques d’aslama dont le sens premier est celui de «[se] livrer,
laisse penser le contraire. L’hébreu shālōm se trouve remettre, soumettre à Dieu » (il prendra en second
notamment employé en guise de salutation dans lieu le sens de «devenir musulman »). J’ajouterais que
la Bible hébraïque : « Le vieillard répondit : « Que cela est confirmé, non seulement par le plus ancien
la paix soit avec toi ! » (shālōm lāk/Εἰρήνη σοι) » (16) dictionnaire arabe qui nous soit parvenu, le Kitāb
et le même terme est utilisé en araméen dans le al-ʿayn attribué à al-Khalīl b. Aḥmad (m. 175/776) (21),
Talmud de Jérusalem lorsque, à la question posée mais aussi par une analyse comparative (non exhaus-
sur la façon de saluer les gentils, le rabbin répond : tive) de langues sémitiques (22).
«Comme nous saluons les israélites : «Que la paix Le troisième et dernier article/chapitre de cette
soit sur vous ! » (shālōm ʿalaykōm) » (17). Ces saluta- section consacrée au lexique vient dans la conti-
tions, qui sont sans conteste des souhaits de paix, se nuité du précédent puisqu’il aborde les concepts
retrouvent également dans de nombreuses autres de guerre (jihād) et de paix (salām) d’un point de
langues sémitiques tels que le guèze (18) et le sabéen vue linguistique. PL dédie les sept premières pages
(sudarabique) (19). Quant à la traduction syriaque
du Nouveau Testament, la Peshīṭtā, elle rend le
grec εἰρήν par le syriaque shlōmō qui signifie sans
(12) Hymne sur le Paradis VII : 23 : «Ils n’ont pas de terreur, Car
ils n’ont pas de piège. Ils n’ont pas d’ennemi, Ayant fini la lutte.
[…] Leurs combats Ont cessé. ». (20) Par exemple dans la fameuse phrase «Gloire à Dieu au plus
(13) Voir, entre autres, Hymne sur le Paradis V : 12 : «(l’Éden) de haut des cieux, paix (εἰρήνη) sur la terre » de Luc 2 : 14.
nouveau fortement me ravit, Par sa paix comme par sa beauté. (21) Il donne à islām la définition suivante : «La soumission à
[…] Y réside une paix sans alarme. ». l’ordre de Dieu le Très-Haut, et il s’agit de se laisser mener par
(14) On lira notamment Tor Andrae, Les origines de l’islam et Son obéissance et d’accepter Son ordre » (al-istislām li-amr Allāh
le christianisme, 1955 et Edmund Beck, «Les houris du Coran et taʿālā wa-huwa al-inqiyād li-ṭāʿatihi wa-l-qabūl li-amrihi).
Ephrem le Syrien », 1959-1961. (22) En hébreu, le hif‘il du verbe shālem (« être entier, com-
(15) C’est d’ailleurs le calife abbasside al-Manṣūr qui, en s’inspi- plet ; finir »), hishlīm, signifie notamment «[se] livrer, remettre,
rant de cette expression coranique, nommera sa ville madīnat rendre » ; en araméen, l’af‘el du verbe shlem (« être parfait,
al-salām (cf. A.A. Duri, «Baghdād », E.I.2, p. 921), à comprendre complet ; être pacifique »), ashleym, signifie notamment «livrer,
plutôt dans le sens de la «cité de la paix » que dans celui de la remettre, confier » ; en guèze, le verbe tasālama signifie, en plus
«cité de la préservation des maux, de la mort ». de «saluer » ou «faire la paix », «(se) soumettre » et «s’incli-
(16) Juges 19 : 20. ner » ; et en syriaque, le verbe shlēm au pe‘al signifie, entre autres
(17) Shebiith 35b. (son sens premier est celui d’« être achevé, accompli, fini »),
(18) La salutation lāʿlehu salām y signifie «Que la paix soit sur «suivre, adhérer à [une doctrine, une croyance] » (un sens qui
lui ! ». n’est sans doute pas anodin pour comprendre l’arabe aslama
(19) Le verbe slm y signifie «solliciter la paix », le verbe hslm et islām) ainsi que «se rendre, livrer » (sens réfléchi à l’ethpe‘el
veut dire «pacifier ; établir la paix [entre des combattants] », et ēshtlēm : «être livré » ou «se livrer » dont les équivalents arabes,
le nom slm est quant à lui employé, entre autres, en guise de nous dit Louis Costaz dans son Dictionnaire, sont respectivement
salutation («Paix ! »). aslama et istaslama).
BCAI 36 15
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
(p. 131-137) à ce premier concept (23) en partant du Au sujet de la seconde confusion, PL constate
constat, qu’aujourd’hui, il suffit que l’on prononce que le jihād spirituel ou majeur (al-nafs/al-akbar) est
le terme jihād, pour qu’aussitôt quelqu’un vienne totalement absent de l’entrée de dictionnaire j h d
affirmer qu’il ne signifie nullement la «guerre sainte », du Lisān al-ʿarab et qu’il n’est qu’un sens secondaire
mais l’«effort », et que ce dernier est dirigé sur (ou et marginal contrairement à ce qu’affirment les apo-
contre) soi-même de manière totalement pacifique. logètes. PL retrace brièvement, d’une part, l’histoire
Cette explication est due à une double confusion : du jihād al-nafs au travers d’un ḥadīth attribué à
celle de la signification et de la désignation d’une part, Muḥammad et de son emploi chez al-Ghazālī – ce
et du genre et de l’espèce d’autre part. dernier l’employant dans une métaphore guerrière –
Concernant la première confusion, PL note que pour démontrer que ce sens est bel et bien secondaire,
pour parler d’« effort », aucun arabophone n’utili- et d’autre part, celle du jihād al-akbar, concept lui
serait le mot jihād (ou le verbe de troisième forme aussi tiré d’un ḥadīth attribué à Muḥammad oppo-
jāhada), mais le mot jahd (ou le verbe de forme sant le jihād mineur au majeur. PL cite ici Alfred
simple jahada). Quelle est la différence entre ces Morabia qui donne à ces deux jihād une interpréta-
deux mots ? Le premier, par sa morphologie même tion hiérarchique – une interprétation apologétique
(l’allongement de la première radicale) mime la contemporaine (24) – alors que les auteurs musul-
valeur d’intensité/insistance. Ainsi, si jahada signifie mans anciens n’en faisaient pas autant, leur donnant
«s’efforcer », jāhada veut dire «s’efforcer de manière simplement un rapport relationnel (p. 135-137).
intense ou insistante ». De plus, syntaxiquement, ce Le premier article/chapitre de la quatrième
dernier verbe devenant transitif à la forme intensive, section consacrée au discours, « Coran et théorie
il prend le sens d’un effort intense non pas sur un linguistique de l’énonciation » (publié en 2000) est
objet, mais contre. Dès lors, on est proche du sens le plus ancien article de PL traitant directement du
de «combattre » et de «combat ». Coran. L’auteur part du constat que la plupart des
PL s’intéresse alors aux trente-cinq occurrences linguistes arabisants contemporains se désintéressent
coraniques de la racine trilitère j h d dont treize appa- du texte coranique. PL explique cela, d’une part
raissent dans le contexte de l’expression fī sabīl Allāh du fait que cette discipline a rompu avec le slogan
(littéralement «dans la voie de Dieu », expression «l’arabe, langue du Coran » et, d’autre part, que ces
figée dont le sens est simplement «pour » comme linguistes sont des Occidentaux dont l’univers cora-
le sous-entendent deux occurrences de j h d suivi nique est «aux antipodes du leur » (p. 145), un fait
de fī Llāh en Q 22 : 78 et Q 29 : 69), cette dernière accentué par le repoussoir que sont les phénomènes
étant également employée à quatorze reprises dans comme, notamment, la « montée de l’islamisme »
le contexte du verbe qātala (synonyme de jāhada (p. 146). On suggèrera qu’il s’agit peut-être, tout
qui signifie «combattre »). PL en conclut de manière simplement, d’un trop grand clivage entre disci-
convaincante qu’à travers un phénomène de colloca- plines (PL prend l’exemple d’un spécialiste d’arabe
tion (un phénomène tout à fait courant dont il donne moderne qui n’avait pas reconnu qu’une expression
plusieurs autres exemples p. 134, lorsqu’un mot seul qu’il trouvait régulièrement dans la presse provenait
prend le sens de la locution entière), jihād seul signifie du Coran – mais l’inverse est tout aussi vrai. Quels
jihād fī sabīl Allāh et que ce premier ne renvoie pas à spécialistes du texte coranique connaissent toutes les
n’importe quel combat, mais au combat pour Dieu, expressions de l’arabe de la presse ?). L’auteur souligne
c’est-à-dire à la «guerre sainte », a contrario du qitāl que ce désintérêt pour le texte du Coran peut mener
qui est le nom générique du combat. à certaines apories et rappelle que, pour un linguiste,
le Coran est un texte rédigé en arabe. À partir de là, il
aborde en premier lieu la question du Coran en tant
que texte en traitant de la constitution même du cor-
(23) PL dédie les cinq dernières pages (p. 138-42) à l’analyse du pus coranique qui, selon le croyant musulman est le
terme salām qui reprend, en le résumant, l’article précédent (ce fruit soit d’une «révélation » (réponse théologique),
que l’auteur reconnait explicitement en note de bas de page)
en l’adaptant toutefois au contexte de son présent argument,
soit de la «recension othmanienne » (réponse tradi-
ce qui lui fait par exemple ajouter que de la même manière tionnelle) – qui n’est qu’une hypothèse et non un fait
qu’il est habituel d’entendre dire aujourd’hui dans les discours
apologétiques que le jihād ne signifie non pas la «guerre sainte »
mais l’ «effort », on entend également dire que l’islam est une (24) La monographie de Morabia consacrée au jihād date de
religion de paix puisque le terme arabe même islām dériverait 1993, et l’on constatera que rien n’a changé six ans après lorsqu’on
du mot salām et signifierait donc «paix ». Fort heureusement lit le Jihād de Reuven Firestone, p. 16 : «e semantic meaning
PL vient remettre les pendules à l’heure en démontrant que ce of the Arabic term jihād has no relation to holy war or even war
premier signifie «soumission » quand le second a les sens de in general » et p. 17 : «ere are […] many kinds of jihād, and
«paix » et de «salut(ation) ». most have nothing to do with warfare ».
BCAI 36 16
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
avéré puisque nous n’avons aucun Coran othmanien. l’affirmation) par Q 36 : 16 répondant au second
Il en résulte qu’un linguiste est en droit de proposer démenti (p. 156) : le discours coranique étant très
ses propres hypothèses menant à considérer que le fréquemment polémique, il laisse entendre la «voix »
Coran est un texte qui a une histoire. PL enchaîne de l’«autre » (historique ou inventée). Ce caractère
avec le constat que le texte coranique aujourd’hui polémique apparaît notamment avec l’emploi du
n’est pas ne varietur, ce que tend à faire oublier la connecteur bal utilisé pour la rectification, et dans le
domination du texte de l’édition du Caire alors que contexte d’un dialogue, pour la négation-rectification
même le fait de comparer cette version (Ḥafṣ ʿan (cf. Q 2 : 135). Cette question est plus longuement
ʿĀṣim) à celle du Maghreb (Warsh ʿan Nāfiʿ) s’avère abordée dans l’article suivant. PL fait la transition et
toujours fructueux sur le plan linguistique. Il émet finit avec l’autre connecteur qu’est lākin(na) qui, a
l’hypothèse que «la question des qirāʾāt connaîtra contrario de bal, rectifie préventivement une fausse
bientôt un retour en grâce » (p. 148), bien que force conclusion (p. 157-158). C’est également un sujet
est de constater que vingt ans plus tard, tel n’est pas abordé en plus de détails dans le chapitre qui suit.
le cas, le problème venant probablement du fait que On l’aura compris, ce second chapitre/article
ces lectures relèvent plus d’une exégèse a posteriori vient dans la suite logique de la fin du précédent
que de véritables variantes textuelles comme on peut (neuf ans plus tard). PL y fait deux propositions.
en trouver entre les différents manuscrits bibliques. D’une part, il suggère que la différence entre mā
Cela dit, il ne faut pas négliger l’importance de l’étude faʿala et lam yafʿal est à trouver dans le statut de la
des manuscrits coraniques anciens dont l’écriture négation : la première est une négation descriptive
défective peut mener à faire différentes hypothèses dans le champ du modus assertion («j’affirme qu’il
de lecture qui sont entièrement justifiées par le rasm n’a pas fait ») tandis que la seconde est une négation
primitif. modale constituant le modus dans le champ duquel
PL aborde ensuite la question du Coran en tant se trouve le dictum/contenu propositionnel («je nie
que texte en arabe en demandant : «Qu’est-ce que qu’il ait fait »). D’autre part, il propose qu’à l’instar
l’arabe coranique ? », dans une section qui assemble de l’allemand ou de l’espagnol, mais a contrario du
de nombreux éléments de chapitres de la première français, l’arabe connaît «deux mais » : bal (rectifica-
partie du livre (p. 149-150), avant de passer à la tion de l’énoncé qui le précède par celui qui suit, de
question de la «linguistique arabe ». PL aborde ainsi type SN – abréviation mise pour l’espagnol sino et
la partie «théorie linguistique de l’énonciation » de l’allemand sondern) et (wa)-lākin(na) (rectification
ce chapitre à travers l’examen de la définition du de la fausse conclusion qui pourrait être tirée de
ḥukm dans les Kulliyyāt al-ʿulūm d’al-Kafawī : il s’agit l’énoncé le précédant, de type PA – abréviation pour
notamment de l’adresse (khiṭāb) de Dieu, terme l’espagnol pero et l’allemand aber). Il s’agit sans nul
que cette même encyclopédie définit en mêlant le doute de l’article le plus ardu du recueil, du moins
linguistique et le non-linguistique selon une double pour le lecteur qui n’est pas au fait des subtilités des
définition : discours verbal, discours mental (p. 152). études de linguistique arabe.
PL note que celle-ci est une solution apportée par Entre autres exemples coraniques étudiés,
la théologie musulmane à une dispute, ainsi qu’un PL montre que dans le fameux verset Q 33 : 40, il
moyen d’échapper à la contradiction : Dieu, éternel, n’est pas question de la négation de la paternité
ne peut avoir une parole verbale (puisqu’elle advient de Muḥammad (le père biologique de), mais de
dans le temps) ; il a donc une parole mentale qui, elle, l’affirmation qu’il n’est pas réellement père (il est le
est éternelle. PL indique que la classification du khiṭāb père adoptif de). Pour l’auteur, il ne faut donc pas
chez les uṣūliyyūn (qui le divisent en ṭalab/« de- considérer ce texte comme une négation de type SN
mande » et non-ṭalab) entretient une relation étroite («mais ») comme l’ont fait de nombreux traducteurs,
avec le kalām des rhétoriciens (qui le divisent en mais plutôt dans le sens de «Muḥammad n’est (de
khabar/«affirmation » et non-khabar), avant d’abor- manière établie) le père d’aucun homme parmi vous,
der l’analyse polyphonique du discours coranique (à mais (PA = «par contre », «en revanche »), il est (de
partir de la distinction théologique entre les deux manière établie) le messager de Dieu et le sceau des
kalām-s que PL réinterprète linguistiquement comme prophètes » (p. 167). PL évoque ici le contexte tex-
une distinction locuteur/énonciateur, p. 155) qu’en tuel et extra-textuel, et il conviendrait d’y ajouter le
font les rhétoriciens. PL prend al-Qazwīnī comme contexte historique (hypothétique, certes, mais non
exemple, lequel illustre le khabar ṭalabī (adresse inter- moins probable) selon lequel Q 33 : 40 serait plutôt
rogative par rapport à une affirmation) par Q 36 : 14 une interpolation anti-alide ajoutée, a posteriori,
répondant au premier démenti des «habitants de par les Omeyyades (dans le contexte de la discorde
la cité », et le khabar inkārī (adresse dénégative de concernant la succession de Muḥammad), donnant
BCAI 36 17
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
bel et bien à ce verset le sens d’une opposition de et commentées par PL (qui les reproduit également
«ne pas être père » à «être père » (25). en arabe, p. 201). L’auteur conclut en écrivant que
En conclusion, l’auteur suggère qu’avec cet l’hypothèse d’al-Farrāʾ tente de concilier vérité
exemple coranique (ainsi que deux autres) de mā théologique (langue du Coran = lughat Quraysh =
kāna suivis de lākin, il semblerait qu’il soit possible al-lugha al-fuṣḥā) et vérité philologique (notamment
d’affirmer que mā faʿala est une négation dictale l’allègement de la hamza) (p. 198), et que les neuf
(assertion/assertion renforcée) et que lākin est une traditions doivent être comprises comme reflétant
négation de type PA. PL constate qu’il faudrait bien les préoccupations de ceux qui les rapportent ainsi
évidemment examiner les seize autres occurrences que les problèmes qui leur sont posés à leur époque
coraniques de mā faʿala… lākinna, mais que l’exa- et non comme des témoignages historiques de
men bref qu’il fait de Q 8 : 17 confirme cette ten- Muḥammad et ses Compagnons au sujet du Coran.
dance, de même qu’il faudrait à présent examiner PL propose très justement que « la luġat Qurayš
les 127 occurrences coraniques de bal pour finir de identifiée à la luġat al-fuṣḥā est à la langue ce que le
vérifier son hypothèse, pour venir la confirmer ou muṣḥaf ʿUthmān est au texte coranique : de pieuses
l’infirmer (p. 171). fictions » (p. 199), fictions qui débuteront comme
La cinquième et dernière section du livre consa- une opinion parmi d’autres avant de s’imposer et de
crée à la Koranphilologie médiévale est constituée de devenir un dogme. Il ajoute que le but de ces fictions
deux articles/chapitres dont le point commun est est d’ancrer la réalité historique d’un grand travail (la
de s’intéresser à deux écrits de Zyād b. ʿAbd Allāh constitution du muṣḥaf qui, comme le rappelle PL,
al-Farrāʾ (m. 207/822) : son œuvre de « philologie n’est pas achevé avant, au plus tôt, le règne de ʿAbd
coranique », les Maʿānī l-Qurʾān, dans le premier al-Malik ainsi que la «classicisation » de l’arabe) dans
chapitre, et dans le second, un texte découvert et un passé mythique.
traduit en anglais par Paul Kahle en 2006. Nous avons, avec Sur le Coran. Nouvelles
Dans le premier chapitre, en relevant certaines approches linguistiques, le point de vue trop rare et
des réponses qu’apporte al-Farrāʾ dans ses Maʿānī bienvenu d’un spécialiste de linguistique arabe sur
l-Qurʾān à des problèmes coraniques (Q 20 : 63 et nombre de sujets relatifs au Coran. Comme le rap-
Q 76 : 31 qui contredisent les règles de l’arabe «clas- pelle PL, il s’agit d’un texte qui, pour le linguiste – à
sique », Q 76 : 4 où salāsil se finit par un alif, etc.) et quoi on ajoutera et pour tout universitaire – doit être
avec lesquelles «la philologie vient tempérer la théo- envisagé de manière critique comme un texte rédigé
logie » (p. 180), PL veut montrer qu’un linguiste occi- en arabe et pourvu d’une histoire (celle-ci étant bien
dental contemporain trouvera matière à «dialogue » différente selon que l’on se place du point de vue de
avec un philologue musulman du iie/viiie siècle, alors la tradition musulmane ou de la recherche islamolo-
qu’il n’en trouve aucune avec ceux qui, aujourd’hui, gique occidentale). L’approche historico-critique de
dans le monde musulman, traitent de ces sujets «par PL est donc omniprésente dans cette étude, tant et si
assertions péremptoires » (p. 188). bien que c’est certainement le terme «construction »
Dans le second chapitre, l’auteur s’intéresse à qui à lui seul résume le mieux les conclusions des
un texte d’al-Farrāʾ qui semble être un des premiers douze articles devenus chapitres qui constituent cet
à établir la thèse théologique selon laquelle la langue ouvrage : construction par la tradition musulmane
du Coran est la lughat Quraysh et que la lughat d’un semblant d’homogénéité de l’orthographe cora-
Quraysh est al-lugha al-fuṣḥā. Cette thèse sera reprise nique (qui est tout sauf homogène !), construction
près de deux siècles après dans le Ṣāḥibī d’Ibn Fāris de l’arabe «classique » (qui est postérieur au Coran
(p. 190), qui viendra toutefois l’édulcorer en omettant, et au centre duquel se trouve le iʿrāb) et dans le
par exemple, la polémique entre les deux groupes que même temps «classicisation » de l’arabe coranique et
sont d’une part les spécialistes du Coran (dont al- «dé-sajʿisation » du Coran, construction de la triple
Farrāʾ fait partie) et les spécialistes de la poésie et de équation al-lugha al-qurʾāniyya = lughat Quraysh
l’histoire des Arabes. Pour les premiers, la langue du = al-lugha al-fuṣḥā comme argument théologique,
Coran est al-lugha al-fuṣḥā et pour les autres, il s’agit construction moderne et apologétique faisant de
de la langue des Bédouins (p. 191). L’argumentation l’islām la religion de «paix » (alors que son seul sens
d’al-Farrāʾ est illustrée par neuf traditions traduites est celui de «soumission ») et du jihād non pas le
« combat » (son véritable sens, tel qu’on le trouve
dans le Coran) mais l’«effort » sur/contre soi-même.
(25) À ce sujet, voir notamment David Powers, Muḥammad
À mon avis, le seul reproche que l’on pourrait
is Not the Father of Any of Your Men, 2009 et plus récemment
Mohammad Ali Amir-Moezzi, «Dissimulation tactique (taqiyya) faire à ce travail et qui ne touche qu’à sa forme et
et scellement de la prophétie (khatm al-nubuwwa), (Aspects de non au fond, est son caractère répétitif qui est dû au
l’imamologie duodécimaine XII) », 2014, p. 411-438. fait que Sur le Coran est un corpus, une collection
BCAI 36 18
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 19
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
Key-words: history of the Qur’an, variant readings, Dans le deuxième chapitre (p. 16-91), L’auteur
Ibn Mujāhid, transmission traite en particulier de la question des shawādhdh
al-sabʿa (3) et de leurs implications (p. 22). Il met
Spécialiste de la transmission des variantes de en évidence qu’Ibn Mujāhid, dans son ouvrage
lectures du Coran, Shady H. Nasser (1), propose dans al-Sabʿa (4), emploie le terme shawādhdh pour dési-
ce nouvel essai, intitulé The Second Canonization gner les variantes de lectures contraires à celles de
of the Qur’ān (m. 324/936). Ibn Mujāḥid and the la majorité des transmetteurs des sept imām-s. Il
Founding of the Seven Readings, une étude fort inté- traite également des facteurs qui auraient conduit à
ressante qui vient compléter sa thèse doctorale, l’exclusion de ces variantes de lectures/lecteurs qui
laquelle, soutenue en 2011, portait déjà sur un des remontent pourtant aux sept imām-s (p. 25). Il en
aspects des variantes de lecture et a été publiée sous cite effectivement quatre :
le titre The Transmission of the Variant Readings of the 1. La variante de lecture qui est contraire à la
Qur’ān. The Problem of Tawātur and the Emergence of lecture standard du groupe
Shawādhdh, chez Brill, en 2013. Ce nouvel essai, riche 2. La courte durée de fréquentation du disciple
en illustrations, est composé d’une préface, de cinq auprès du maître
grands chapitres et d’un appendice. 3. La variante de lecture qui ne s’inscrit pas dans
Dans le premier chapitre (p. 1-14), Shady un système particulier
H. Nasser explicite les raisons l’ayant conduit à mener 4. Le nombre infime de disciples autour du
des investigations sur le processus de formation des maître.
variantes de lectures du Coran (qirā’āt). Il précise
que l’objet de cet ouvrage n’est pas de répondre à Shady H. Nasser étudie la notion de shudhūdh
la question du pourquoi, mais de montrer que les (variantes coraniques extra-canoniques non valides)
qirā’āt seraient la conséquence d’une confusion née par le biais des narrations biographiques qu’il
des différentes lectures possibles de la scriptio defec- met en opposition avec le consensus des savants
tiva des premiers manuscrits du Coran (2). Il essaie de (al-ijmāʿ). Il insiste particulièrement sur le fait que
montrer que la canonisation du corpus coranique est la notion de communauté de lecteurs doit être
le fruit d’un long processus et d’une action collec- comprise comme une notion relative, propre à
tive résultants des efforts conjugués de générations une zone géographique précise, ou à un groupe de
successives de savants, et non, comme le soutient personnes enseignant le Coran dans un lieu précis.
l’orthodoxie musulmane, de l’action immédiate Il illustre cela par le choix d’Ibn Mujāhid qui porte
d’une ou de quelques personnes. Ce long processus particulièrement sur la lecture de la majorité (par
de canonisation du texte coranique se serait effectué exemple les variantes de lectures attribuées aux
en cinq phases : disciples de ʿĀṣim, en particulier al-Mufaḍḍal et
1. Sous le califat de ʿUthmān (r. 23-34/644-655) : Abbān, p. 25-38). Il tente de reconsidérer la notion
uniformisation du ductus consonantique de transmission orale qui semble être, pour lui, une
coranique ; caractéristique propre aux premiers musulmans
qui se fiaient à leur mémoire pour transmettre les
BCAI 36 20
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
variantes de lecture (5). Selon Shady H. Nasser, la Dans le troisième chapitre (p. 100-136), Shady H.
transmission du Coran, après la première génération Nasser met en exergue le lien de parenté qui existe
des musulmans, dépend plus d’une transmission entre la terminologie du ḥadīth et celle des qirā’āt
écrite qu’orale en raison du fait qu’un corpus non en insistant sur le fait que la terminologie du ḥadīth,
négligeable de qirā’āt aurait été transmis par voie élaborée postérieurement à la sélection des qurrā‘
écrite. Ainsi, la transmission orale aurait été appli- faite par Ibn Mujāhid, va être mise à contribution,
quée, ultérieurement, de manière rétroactive par en particulier al-jarḥ wa al-taʿdīl (8), pour qualifier
les savants musulmans (6). Dans ce chapitre, Shady de «fiables» ou non les rapporteurs des qirā’āt.
H. Nasser montre une forme de conflit d’intérêt Néanmoins, on peut aussi relever que le mode de
entre al-Kisā’ī (m. 179/795), ès-qualité d’imām de transmission du Coran et de ses variantes a influencé
lecture, et ce même imām comme transmetteur de celui des ḥadīths, en particulier pour la transmission
la variante de Shuʿba, disciple de ʿĀṣim (p. 38-46) et d’après le sens (9). Il y aurait, ainsi, une forme d’aller-
de Nāfiʿ via Ismāʿīl b. Jaʿfar. Il s’intéresse également retour entre le mode de transmission du Coran et du
à soixante-six variantes de lectures problématiques, ḥadīth (10). L’auteur mène une étude approfondie des
mentionnées par Ibn Mujāhid, mais considérées, qirā’āt à travers celle des rapporteurs/transmetteurs
par ce dernier, comme invalides. Il les classe en qui seraient, a priori, les acteurs responsables de la
trois grandes parties : 1. quarante-quatre relève- sélection des manières de réciter le texte coranique.
raient d’une erreur de transmission attribuée soit Autrement dit, il tente de déterminer de quelle
à l’imām, soit à l’un des transmetteurs ou à l’un de manière ces rapporteurs/transmetteurs ont transmis,
ses disciples, 2. six seraient le fruit d’une divergence et interagi avec, le texte coranique.
avec l’imām, 3. seize seraient la conséquence d’un Tout en mettant en lumière la question de la
désaccord entre les disciples. transmission ininterrompue (ittiṣāl al-sanad ), Shady
En conclusion de ce chapitre (p. 57), Shady H. Nasser ne relie pas cette question avec le concept
H. Nasser pose l’hypothèse de sept raisons qui plus général de sunna muttabaʿa qui est pourtant
auraient conduit à exclure des variantes de lec- au cœur de la doctrine d’Ibn Mujāhid et mentionné
tures divergentes entre les rapporteurs (7) et/ou les dans son introduction de l’ouvrage al-Sabʿa (11). En
transmetteurs : effet, ce concept permet à la doxa islamique sunnite
1. Le manque de professionnalisme de justifier le caractère ininterrompu de la transmis-
2. Le manque de spécialisation en qirā’āt sion du Coran d’une part, et son caractère mutawātir
3. Le manque de spécialisation dans une variante (le fait qu’il soit transmis par un grand nombre de
particulière savants), d’autre part. Il laisse également penser que
4. L’absence de mentorat ces variantes de lecture seraient le fruit d’un ensei-
5. La diffusion de cette variante et son gnement prophétique exclusif, question qui n’est
enseignement relativement pas traitée dans cet essai.
6. L’attribution géographique de cette lecture Shady H. Nasser rappelle très bien la question
7. Les erreurs de récitations ou de chaîne de problématique du tawātur ; cependant, il semble
transmissions (isnād). que cette question aurait pu être mise en lien avec la
notion de consensus (ijmāʿ) à l'instar de ce qu’avait
fait al-Mahdawī (m. 437/1045) dans son ouvrage
Sharḥ al-hidāya. Il fut effectivement le premier à
établir un lien entre le caractère mutawātir et l’ijmāʿ
(5) Il faudrait toutefois rappeler que ce point concerne plutôt
le Coran que les variantes de lecture puisque d’autres études
tel qu’ils sont connus en principologie (uṣūl al-fiqh :
montrent, à la lumière d’une transmission du Coran d’après science des fondements du droit). Il établit également
le sens, que les qirā’āt seraient probablement une appropria- une corrélation entre la mise par écrit du corpus
tion individuelle, par les Compagnons, des proclamations de coranique par ʿUthmān b. ʿAffān, l'envoi des maṣāḥif
Muḥammad (cf. H. Chahdi, Le Muṣḥāf dans les débuts de l’islam.
Recherches sur sa constitution et étude comparative de manuscrits
coraniques anciens et de traités de qirā’āt, rasm et fawāṣīl, èse (8) Discipline qui a pour but de statuer sur les rapporteurs en
de doctorat, EPHE, 2016). matière de fiabilité.
(6) Comme le souligne F. Déroche, il y aurait plutôt des aller- (9) Pour approfondir, on peut lire la contribution suivante :
retours entre une transmission écrite et orale (cf. F. Déroche, H. Chahdi, Le Muṣḥāf dans les débuts de l’islam. Recherches sur
La transmission manuscrite du Coran dans les débuts de l’islam, sa constitution et étude comparative de manuscrits coraniques
op. cit.). anciens et de traités de qirā’āt, rasm et fawāṣīl, Thèse de doctorat,
(7) Dans cette discipline, à savoir celle des variantes de lecture, EPHE, 2016.
il faut entendre par «rapporteur » celui qui tient généralement (10) Idem.
une variante de lecture de l’imām directement, alors que le (11) Ibn Mujāhid, Kitāb as-sab‘a fi al-qirā’āt, Le Caire, Dār
«transmetteur » la tient du rapporteur, disciple de l’imām. al-Ma‘ārif, 3e éd., édité par Šawqī al-Ḍayf, p. 46-52.
BCAI 36 21
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
par ce dernier, et leur caractère supposé mutawātir état de variantes graphiques telles mentionnées
de son muṣḥaf. Ainsi pour al-Mahdawī, toute variante par Ibn Shannabūdh (m. 328/939), Abū ʿUbayd
de lecture, pour être validée, doit être mutawātira. (m. 224/838), Ibn Abī Dawūd (m. 316/928) et enfin
Par ailleurs, Ibn al-Jazarī, qui défendait mordicus le Ibn Mujāhid dans son ouvrage al-Sabʿa (p. 141-162).
caractère mutawātir des qirā’āt, s’est contenté, vers Il montre à la lumière de la Tradition musulmane
la fin de sa vie, pour valider les variantes de lecture, que les qurrā’ ont probablement utilisé leurs notes
des trois critères suivants : que la chaîne de trans- personnelles pour établir leurs propres lecture cora-
mission soit authentique et que les variantes soient niques (p 167-169).
conformes au rasm uthmānien ainsi qu’aux règles Dans le cinquième chapitre (p. 183-256), Shady
syntaxico-grammaticales arabes. H. Nasser pose l’hypothèse que chacune des qirā’āt
L’auteur évoque des traditions autour de Nāfīʿ pourrait être la conséquence d’un de ces sept fac-
et de la manière dont celui-ci aurait établi sa propre teurs : (p. 183)
lecture (p. 111). Néanmoins, il semble qu’une autre 1. La graphie coranique (rasm)
question aussi primordiale doive être posée en lien 2. Les dialectes tribaux
avec la notion complexe d’ikhtiyār (choix individuel), 3. L’autorisation, donnée par le Prophète, de
à savoir : de quelle manière Nāfiʿ récitait-il le Coran réciter le Coran de différentes manières
étant donné que les variantes qui lui sont attribuées 4. L’effort d’interprétation (ijtihād)
diffèrent d’un disciple à un autre ? Peut-on effec- 5. Des erreurs graphiques
tivement penser que Nāfiʿ dispensait réellement 6. L’oubli
l’enseignement de plusieurs lectures ? 7. Les doutes/hésitations.
Un peu plus loin, Shady H. Nasser met en
évidence la distinction à opérer entre la notion de Cette liste de facteurs est très pertinente ;
tawātur et celle de l’isnād auprès des savants musul- cependant, il aurait été particulièrement intéressant
mans qui oscillent entre ces deux notions. Il montre d’approfondir le sens accordé à l’autorisation donnée
à juste titre qu’al-Ṭabarī prend en compte la lecture par le Prophète de réciter le Coran de différentes
dominante dans les différentes grandes régions manières ainsi que les implications historiques et
du Proche et Moyen-Orient (12). Il ne prend pas en théologiques de celle-ci (14). En effet, cette dérogation
compte les lectures individuelles (p. 122-125) ; ce qui est le fer de lance de l’orthodoxie musulmane. Ainsi,
l’incitera à récuser certaines manières de réciter ve- l’auteur propose de réinspecter trois questions qui
nues des sept lecteurs notamment celles d’Ibn ʿAmir caractérisent la transmission du texte coranique
et d’Abū ʿAmr (p. 123). Shady H. Nasser Il rappelle (p. 184) :
également (particulièrement dans le chapitre 4) 1. La notion de tawātur
que la ligne de défense de l’orthodoxie musulmane 2. La nature divine du texte coranique par rap-
(p. 136) est de rappeler que la transmission du Coran, port à la manière dont il a été articulé
contrairement à celle du ḥadīth, s’est faite jusqu’à ce 3. La parole divine et l’intervention humaine lors
jour oralement. En revanche, il ne remet nullement de sa canonisation
en cause la question de la transmission orale, en
particulier la mémorisation intégrale ou partielle du
texte coranique (13), mais il montre l’importance de
la transmission manuscrite au sein même des qirā’āt.
(p. 140). Il traite particulièrement de traditions faisant
BCAI 36 22
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
(15) Abū Shāma, Ibrāz al-maʿānī min ḥirz al-amānī, éd. Ibrāhim
ʿIwaḍ, Médine, Maktaba al-‘ulūm wa al-ḥikam, p. 273-282.
BCAI 36 23
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
(1) Fred M. Donner, «e Qur’ān in Recent Scholarship », dans (3) Ce sujet a récemment fait l’objet d’une importante publica-
Gabriel Said Reynolds (ed.), e Qur’ān in its Historical Context, tion : Le judaïsme de l’Arabie antique, édité par Christian Robin,
Londres, Routledge, 2008, p. 29. Donner note fort justement Turnhout, Brepols, 2015. Je me permets de renvoyer à mon
que cette situation n’est pas forcément négative – elle est même analyse de cet ouvrage dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism
largement préférable au «faux consensus » qui prévalait il y a 6, 2018, p. 275-292.
quelques décennies (p. 45). (4) Son argumentation s’inscrit à cet égard dans la droite ligne
(2) Sur cette distinction «maximaliste/minimaliste », inspirée des recherches sur les judaïsmes et christianismes antiques que
des études bibliques, voir Mohammad Ali Amir-Moezzi et l’on trouve, par exemple, dans le recueil devenu classique The
Guillaume Dye, « Introduction générale », dans M. A. Moezzi Ways That Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and
et G. Dye (éds), Le Coran des historiens, vol. 1, Paris, Editions du the Early Middle Ages, edited by Adam H. Becker and Annette
Cerf, 2019, p. 23-24. Yoshiko Reed, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003.
BCAI 36 24
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
aussi réhabiliter, au moins en partie, l’hypothèse de propose donc une autre hypothèse, fondée sur
Beeston (p. 32-34), à savoir l’idée que la religion de son excellente connaissance de la littérature juive
Ḥimyar était une forme distincte de monothéisme ancienne. Selon lui, le Coran développerait (comme
arabe (5), ni spécifiquement juif ni spécifiquement cela peut se rencontrer dans le judaïsme) une escha-
chrétien. Hughes ne va cependant pas jusque-là et tologie sans messianisme – les deux notions, en effet,
reconnaît l’importance du judaïsme (certes non ne vont pas nécessairement de pair. On aurait donc,
rabbinique). Que cette forme de monothéisme dans les strates les plus anciennes du corpus, une
se soit combinée à la culture locale pour donner eschatologie imminente sans Messie, et dans les
naissance, à travers des processus complexes, à des strates plus tardives, qui mentionnent « le Messie
formes de culture, d’éthique et de piété originales ne Jésus » (al-masīḥ ‘Īsā), une figure «messianique », qui
fait guère de doute (p. 34). Le problème est plutôt de se résumerait en fait à l’usage du terme «messie »,
déterminer les formes prises par ces processus, ce qui mais sans la compréhension chrétienne du terme,
dépasserait évidemment les limites d’un article. On et sans connotation eschatologique. Ce serait la
peut néanmoins regretter que Hughes ne situe pas tradition islamique qui aurait par la suite rassemblé
plus explicitement sa position par rapport à celle ces éléments eschatologiques et messianiques en une
adoptée par Christian Robin dans ses travaux les seule figure – Jésus ou le Mahdī, selon les cas (p. 75).
plus récents (6). Sans doute pourrait-on résumer en La thèse de Costa est très intéressante et mérite
disant que Hughes nous conseille de penser plutôt d’être prise au sérieux. Il me semble cependant que
en termes de synthèse de traditions locales, là où plusieurs difficultés subsistent. Tout d’abord, l’idée
d’autres seraient tentés de parler de conversion (7). de remaniements du texte coranique ne peut être
L’article très érudit de José Costa («Early Islam as exclue si facilement. Par ailleurs, Costa a tendance
a Messianic Movement : A Non-Issue », p. 45-81) exa- à «déchristianiser » les sourates les plus anciennes
mine, de façon critique, la thèse – soutenue par des («the early layers of the Qur’ān do not mention Jesus,
auteurs comme Casanova, Crone et Cook, Gallez, ou making it difficult to see them as Christian-oriented
Amir-Moezzi –, selon laquelle l’islam naissant serait texts », p. 75). Or, quelle que soit la façon dont on
un mouvement messianique, la tâche de Muhammad comprend la formule «Christian-oriented », les choses
consistant à annoncer le futur messie, à savoir, selon me paraissent plus complexes. En effet, à de nom-
les interprétations, le messie juif ou Jésus. Costa breux égards, ces sourates anciennes (même si elles ne
considère que cette thèse soulève plusieurs difficultés, mentionnent pas Jésus, ni d’ailleurs une autre figure
qui relèvent à ses yeux de la rareté, voire de l’absence, biblique) ont au contraire un arrière-plan chrétien
d’indices probants (8). Les tenants de cette hypothèse très substantiel (9). De plus, les éléments eschatolo-
ne doivent-ils pas également considérer que le Coran giques restent très présents dans les strates plus tar-
originel contenait des matériaux messianiques, qui dives du Coran. La brève discussion de Q 43 :61 (p. 48)
auraient été supprimés du texte (p. 51, 70) ? Costa est à cet égard insatisfaisante, et Costa minore un peu
facilement l’importance de ce verset. Le passage est
certes difficile et soulève de nombreuses difficultés :
(5) Que Beeston appelait «Raḥmānisme », et qu’il reliait aux
ḥunafā’, ce que ne fait pas Hughes. faut-il lire ‘ilmun li-l-sā‘ati, «un savoir de l’Heure »,
(6) Hughes cite essentiellement Robin, «Arabia and Ethiopia » ou ‘alamun li-l-sā‘ati, «un signe de l’Heure » ; à qui
(dans Scott Fitzgeral Johnson (éd.), The Oxford Handbook of Late (ou quoi) fait référence le pronom -hu dans inna-hu
Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 247-332), dont ‘ilmun/ ʿalamun li-l-sā‘ati (Jésus, comme le dit une
il critique diverses formulations. S’il fait référence à l’article de partie de la tradition islamique, ou le Coran, comme
Robin, «Quel judaïsme en Arabie » (dans Christian Robin (éd.),
Le judaïsme de l’Arabie antique, op. cit., p. 15-295), il ne le prend
le dit une autre partie) ? Quoi qu’il en soit, et contrai-
pas vraiment en compte et ne discute donc pas la nomenclature rement à ce que semble suggérer Costa, la raison pour
nuancée qui y est proposée («judéen », «juif », «judéo-mono- laquelle la majorité des chercheurs considèrent que
théiste », « prosélyte », « craignant-Dieu », « judéo-sympathi- l’interprétation la plus plausible de ce verset est celle
sant », p. 62-64) pour distinguer différents degrés d’engagement qui connecte Jésus à la fin des Temps ne doit pas être
par rapport au judaïsme.
(7) Les critiques adressées notamment à Bowersock et d’autres
auteurs, p. 33, me paraissent pertinentes. Sur ces questions
d’analyse et de description de phénomènes dits «syncrétistes », (9) Voir, parmi les travaux récents, Nicolai Sinai, « e
on peut renvoyer à l’excellent ouvrage de David Frankfurter, Eschatological Kerygma of the Early Qur’an », dans Hagit Amirav,
Christianizing Egypt. Syncretism and Local Worlds in Late Antiquity, Emmanouela Grypeou, Guy Stroumsa (éds.), Apocalypticism
Princeton, Princeton University Press, 2017, notamment le and Eschatology in the Abrahamic Religions, 6th–8th Centuries,
chapitre 1. Louvain, Peeters, p. 219-266 ; Le Coran des historiens, op. cit.,
(8) Amir-Moezzi, dans son propre article dans ce volume, étudie vol. 2b, p. 1789-2351 ; et la thèse de Paul Neuenkirchen, La fin
(p. 181-187) certains textes également examinés par Costa, p. 48- du monde dans le Coran. Une étude comparative du discours
56 ; le lecteur a tout intérêt à lire les deux discussions en parallèle. eschatologique coranique, Paris, EPHE-PSL, 2019.
BCAI 36 25
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
cherchée dans le fait qu’ils suivraient la tradition isla- que Segovia situe dans un contexte marqué par
mique (elle-même divisée), mais bien dans la logique le manichéisme. Cette hypothèse est fascinante
générale de la péricope (Q 43 :57-61). et originale, mais d’autres lectures de ce passage
Les articles de la deuxième partie explorent de semblent toutefois possibles (pour une discussion,
possibles arrière-plans manichéens et messaliens du voir Guillaume Dye, «Commentaire de la sourate 75
Coran. Celui de Daniel Beck («The Astral Messenger, al-Qiyāma (La résurrection) », dans Le Coran des
The Lunar Revelation, The Solar Salvation: Dualist historiens, op. cit., vol. 2b, p. 1911-1913).
Cosmic Soteriology in the Early Qur’ān », p. 85-110) La seconde partie de l’article évoque une
peut se lire comme une suite de son ouvrage autre thèse radicale et audacieuse de Segovia, à
Evolution of the Early Qur’ān: From Anonymous savoir (p. 118-119) : l’insistance de certains pas-
Apocalypse to Charismatic Prophet, Berne, Peter Lang, sages coraniques sur les vertus de la prière (voir par
2018. La première partie de l’article (p. 85-101) exa- exemple Q 17 :79 ; 43 :2-45 ; 73 :1-8 : 74 :43 ; 76 :26 ;
mine notamment les références à la lune dans les plus 108 :1-3) serait l’indice d’un arrière-plan messalien ; la
anciennes strates du corpus coranique. Beck y voit communauté autour de Muḥammad (qui ne serait
un signe eschatologique et un mécanisme sotériolo- pas elle-même messalienne) serait plutôt à situer,
gique, qu’il relie à des idées manichéennes (p. 99-101). initialement, aux alentours d’al-Ḥīra, non loin de
La seconde lit la sourate 105 comme une polémique Ctésiphon, qui serait la cité mentionnée en Q 43 :31 ;
anti-sassanide (p. 101-106). J’avoue avoir beaucoup puis, en raison de la crise à laquelle Q 43 :2-45 fait
de difficultés à suivre et accepter l’argumentation de allusion, Muhammad et ses partisans auraient émigré
l’auteur, qui me paraît assez spéculative, et quelque à Yathrib.
peu arbitraire. Les arguments les plus développés en faveur
Carlos Segovia (« Messalianism, Binitarianism, de cette thèse se trouvent dans d’autres travaux de
and the East-Syrian Background of the Qur’ān », Segovia (12), et je n’en parlerai donc pas dans le cadre
p. 111-127) développe une thèse audacieuse déjà de ce compte-rendu (13). Dans son article, Segovia
présente dans son Quranic Jesus. A New Interpretation, entend simplement ajouter un texte au dossier
Berlin, de Gruyter, 2019, p. 119 et suivantes : dans «messalien », en l’occurrence Q 9 :34 : «Ô vous qui
ses strates les plus anciennes (à savoir, selon croyez !, en vérité beaucoup de aḥbār et de ruhbān
Segovia, les sourates 75-93, 95-96, 99-104, 107) – et mangent certes les biens des gens, au nom du Faux,
contrairement à ce qu’on trouve dans des sourates et s’écartent du Chemin d’Allah ». Traditionnellement,
plus récentes (10) –, le Coran ferait l’économie d’un on comprend par aḥbār les docteurs juifs et par
messager humain (hormis en Q 81 :22-28 ; 87 :1-13 ; ruhbān les moines (chrétiens). Or ce que dénote
88 :21-23). Autrement dit, on trouverait dans ces ruhbān est loin d’être clair, et on a récemment
sourates anciennes l’idée d’un messager divin (ou suggéré qu’une traduction par « évêques » serait
céleste), qui parle directement à l’auditoire du
Jugement à venir, fait «un » avec Dieu, au sens où
s’il parle de lui à la première personne du singulier
(«Je ») et de Dieu à la troisième personne («Il »), il
se réfère souvent à Dieu et à lui-même à la première
personne du pluriel («Nous »), comme une sorte de
binôme. Commentant Q 75 :1-19, Segovia affirme
ainsi qu’il n’y a aucun indice dans le texte permet-
(12) Notamment Gilles Courtieu and Carlos A. Segovia, «Q 2:102,
tant de déterminer si le «Je » désigne un messager 43:31, and Ctesiphon-Seleucia », dans Mette Bjerregaard
humain ou suprahumain ; par ailleurs, Segovia voit Mortensen, Guillaume Dye, Isaac W. Oliver and Tommaso Tesei
dans le «Nous » des v. 3 s., non un pluriel de majesté (eds), e Study of Islamic Origins. New Perspectives and Contexts,
désignant Dieu, mais un pluriel désignant Dieu et le Berlin, de Gruyter, 2021, p. 203-230.
messager angélique, qu’il serait alors tentant d’identi- (13) Pour faire bref, il me semble que cette thèse attire l’attention
sur des aspects importants du texte coranique, mais qu’elle va
fier au Christ. Ces strates anciennes du Coran présen- peut-être trop vite et trop loin. Outre le fait que Segovia voit
teraient ainsi une christologie angélomorphique (11), dans le messalianisme un phénomène réel, bien que souterrain
et diffus, là où beaucoup d’autres y verraient plutôt une catégo-
rie rhétorique, utilisée par les hérésiographes et appliquée à des
(10) Comme les sourates 17, 53, 55, 68–69, and 73–74, où appa- catégories variées, il me semble que la préoccupation autour
raîtrait la figure d’un messager humain (p. 116-118). de la prière pourrait s’expliquer plus simplement par l’influence
(11) On entend par «christologie angélomorphique » une chris- d’une éthique monastique. L’idée que al-qaryatayn, en Q 43:31,
tologie décrivant et comprenant la figure du Christ en se fondant désigne Ctésiphon ne manque pas de plausibilité, mais est-ce
sur les traditions bibliques relatives aux anges, et notamment à un argument suffisant pour relocaliser la communauté de
l’Ange du Seigneur. Muḥammad dans cette région ?
BCAI 36 26
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
plus juste (14). Segovia accepte pleinement cette synthétise diverses analyses, plus largement dévelop-
identification (il faut toutefois reconnaître que la pées dans d’autres articles (16), où il montre comment
question est très embrouillée, et il n’est pas certain la description coranique du paradis reflète l’univers
que le Coran ait en tête une cible aussi précise), et en des banquets sassanides. L’hypothèse de Courtieu
conclut à la trace d’une polémique messalienne. Ce doit aussi être saluée car elle intègre aux études
genre de polémique contre les autorités épiscopales coraniques une dimension trop souvent négligée, à
fait certes partie de l’arsenal polémique de ceux que savoir l’examen de la culture matérielle.
les hérésiographes appellent «messaliens », mais je Les trois contributions de la quatrième et der-
ne suis pas certain que ce soit là quelque chose de nière partie abordent des sujets divers. Mohammad
spécifiquement messalien. Ali Amir-Moezzi («Divine Attributes of ‘Alī in Shi’ite
Je serai plus bref concernant les articles suivants. Mysticism : New Remarks on ‘Heresy’ in Early Islam »,
Ceux de la troisième partie traitent respectivement p. 177-201) examine les différentes traditions qui font
du calendrier en usage dans les débuts de l’islam et de ‘Alī une figure théophanique. À vrai dire, cette
de l’image coranique du Paradis. Basil Lourié («The question est surtout discutée aux pages 188-194,
Jewish and Christian Background of the Earliest qui montrent comment diverses sources sunnites,
Islamic Calendar », p. 131-148) discute la manière mais aussi chiites dites « modérées », attribuent à
dont les fêtes islamiques de ‘Āshūrā’ (10 Muḥarram), différents groupes chiites (qualifiés d’«extrémistes
Laylat al-Mi‘rāj (27 Rajab), et Laylat al-Qadr (à la fin de (ghulāt) ») la croyance en un ‘Alī sauveur, résurrecteur
Ramaḍān) préservent la structure de base des calen- et juge à la fin des Temps – en un mot, la croyance
driers juif et paléochrétien (où les dates principales en un ‘Alī Messie. Amir-Moezzi considère, à mon
étaient le Yom Kippour, la Pâque et la Pentecôte). Si sens avec raison, que de telles croyances peuvent
les deux premières fêtes ont un lien avec l’Exode, le avoir été assez répandues dans les milieux chiites
thème de la révélation du Coran, qui est associé à anciens (et pas dans les seuls milieux polémiquement
la troisième, évoque la Pentecôte. La discussion de qualifiés d’«extrémistes »). Toute la question porte
Lourié dépend de la reconstruction qu’il propose du sur l’ancienneté exacte de ces traditions – les textes
calendrier lunisolaire préislamique, dans ses corres- les mentionnant datent des ixe et xe siècles, mais
pondances avec le calendrier julien, Lourié situant on voit mal l’intérêt qu’il y aurait eu à les créer de
Muḥarrām, le premier mois de l’année, non en avril, toutes pièces longtemps après la mort de ‘Alī (p. 186).
comme cela fut souvent le cas dans la recherche, ni Doit-on alors considérer qu’elles apparaissent à la fin
en octobre, comme l’ont proposé récemment Rink et du viie et au début du viiie siècle, ou peut-on les faire
Hansen (15), mais en septembre (p. 134). Je laisse à de remonter à l’époque même de ‘Alī ? On a le sentiment
plus compétents le soin d’évaluer ses arguments, mais qu’Amir-Moezzi, même s’il reste prudent, est assez
les textes que Lourié mobilise pour sa démonstration tenté par cette dernière hypothèse.
méritent certainement d’être pris au sérieux. L’article L’article de Tommaso Tesei (« Echoes of
a par ailleurs le mérite de discuter, d’une manière Pseudepigrapha in the Qur’ān », p. 203-220) consti-
originale, un sujet – les rituels (en l’occurrence le tue une intéressante contribution à la question de
calendrier) «paléo-islamiques » – qui n’a sans doute l’intertextualité biblique du Coran. Tesei aborde
pas reçu l’attention qu’il mérite. plusieurs sujets, en premier lieu celui des traces éven-
L’article de Gilles Courtieu («The Persian Keys of tuelles, dans le Coran, de la littérature énochienne. Il
the Quranic Paradise », p. 149-174) montre qu’il serait examine (p. 204-207) la question de l’identité de deux
bien imprudent de négliger l’Iran sassanide lorsqu’il personnages mystérieux du Coran, Idrīs et ‘Uzayr, qui
s’agit d’analyser le corpus coranique. Courtieu y ont parfois été identifiés à Enoch (le sujet a depuis
longtemps enflammé l’imagination des chercheurs,
qui ont proposé les hypothèses les plus diverses sur
(14) Holger Zellentin, «Aḥbār and Ruhbān: Religious Leaders in l’identité de ces personnages), et montre qu’il n’y a, en
the Qur’ān in Dialogue with Christian and Rabbinic Literature », l’état actuel de notre documentation, aucune explica-
dans Angelika Neuwirth & Michael A. Sells (eds), Qur’ānic Studies
Today, Londres, Routledge, 2016, p. 258-289. Voir les réserves
tion véritablement satisfaisante. Il revient ensuite sur
de Sidney H. Griffith, « Review of e Qur’ān’s Legal Culture:
e Didascalia Apostolorum as a Point of Departure. By Holger
Michael Zellentin. Tübingen: Mohr Siebeck, 2013 », eological (16) Cf. Gilles Courtieu, «Das Glück bei Allah oder bei Khosrau »,
Studies 76/1, 2015, p. 172-173. dans Markus Gross, Karl-Heinz Ohlig (hg.), Die Entstehung einer
(15) Cf. Christine Rink und Rahlf Hansen, « Der altarabische Weltreligion IV. Mohammed - Geschichte oder Mythos?, Berlin,
Kalendar », dans Gudrun Wolfschmidt (ed.), Sonne, Mond und Verlag Hans Schiler, p. 499-543 ; id., «Cushions, bottles and roast
Sterne – Meilensterne der Astronomiegeschichte: Zum 100 jährigen chickens! More advertising about Paradise », dans Guillaume
Jubiläum der Hamburger Sternwarte in Bergedorf, Hambourg, Dye (ed.), Early Islam: e Sectarian Milieu of Late Antiquity ?, à
Treditio, 2013, p. 199-249. paraître.
BCAI 36 27
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
le sujet des anges déchus (p. 207-211), qui a fait l’objet et les débuts de l’islam – contribution fort appré-
de nombreux débats (17), puis discute (et rejette) la ciable, dans un domaine où de nombreux travaux,
pertinence de l’identification, proposée par Gobillot, loin d’ouvrir des perspectives nouvelles, ont plutôt
des «feuillets d’Abraham et de Moïse » (Q 53 :36-37 : tendance à fermer dogmatiquement des portes.
87 :19) au Testament d’Abraham et au Liber antiquita-
tum biblicarum (p. 211-213). L’article se conclut par Guillaume Dye
une remarquable discussion méthodologique et un Université libre de Bruxelles (ULB)
parallèle textuel très intéressant entre Q 23 :93-103
et 4 Esdras 7 :75-82, 104-105 (p. 213-218), Tesei sug-
gérant que le ou les auteurs du Coran auraient bien
pu avoir connaissance de ce dernier texte.
L’un des principaux dangers lorsque l’on travaille
sur les débuts d’une tradition religieuse, et notam-
ment sur la formation d’un canon, est celui d’adop-
ter une approche téléologique et anachronique, et
d’écrire un récit unidimensionnel, où des éléments
qui se sont trouvés liés après coup sont vus comme
indissociables dès l’origine. C’est contre un tel danger
(notamment à propos du Coran et du phénomène
des conquêtes) qu’alerte Emilio González Ferrín,
dans le dernier article du recueil (« What Do We
Mean by THE Qur’ān : On Origins, Fragments, and
Inter-Narrative Identity », p. 221-244). Il s’agit là d’un
essai suggestif, peut-être parfois un peu « impres-
sionniste », qui partage avec le texte de Hughes, qui
ouvrait le volume, une préoccupation bienvenue
pour des questions de vocabulaire – qui ne sont
justement pas que des questions de langue, qui
pourraient sembler relativement conventionnelles,
mais bien des questions fondamentales, car nos
façons de parler influencent et reflètent nos façons de
penser. Que présuppose-t-on, par exemple, quand on
parle des «origines de l’islam », ou de «l’émergence
de l’islam » (p. 222) ? N’est-on pas en train d’unifier
des phénomènes et tendances qui ne l’étaient pas
encore, ou de prendre l’effet pour la cause ? Je ne
suivrai toutefois pas l’auteur quand il parle d’une
production tardive du Coran (par exemple p. 227) ; le
texte prend une forme très proche de celle que nous
connaissons entre le début et la fin de la seconde
moitié du viie siècle, et il y a de solides raisons de pen-
ser que les fragments anciens (certes très partiels, et
dont la datation exacte est sujette à débat) faisaient
bien partie de codex assez comparables à ceux que
nous connaissons plus tard. Mais, même dans ce cas,
les dangers de la «narration rétrospective », selon la
belle formule de Ferrín (p. 230), restent entiers, et loin
d’être toujours pris suffisamment au sérieux.
En résumé, cet ouvrage a le mérite de proposer
des réflexions stimulantes et d’ouvrir des débats
originaux et novateurs pour les études sur le Coran
BCAI 36 28
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
Andreas Kaplony, Michael Marx, la fonction sociale de ces fragments ou sur leur forme
Qur’an Quotations Preserved on Papyrus originelle, soulignant que leur contexte d’utilisation
Documents, 7h-10th Centuries. semble «impossible » à reconstruire (p. 9) (2). Il est
And the Problem of Carbon Dating Early Qur’ans notamment difficile de déterminer si certains de
ces fragments faisaient à l’origine partie d’un codex
Leyde, Brill (Documenta Coranica, 2), coranique (muṣḥaf) en papyrus. La contribution es-
2019, xvi, 247 p., ISBN : 9789004358911 sentielle de ce chapitre réside en l’édition de ces sept
courts fragments, souvent peu lisibles en l’état, au
Mot-clés: coran, égypte, papyrus, datation, moyen d’un système de transcription à huit couleurs,
radiocarbone préparé par Tobias J. Jocham, qui permet de représen-
ter de façon précise l’état du manuscrit. Le chapitre
Keywords: qur’an, egypt, papyrus, radiocarbon, sert d’«Introduction » aux contributions suivantes,
dating en présentant les rares témoins d’une mise à l’écrit
du Coran sur papyrus, avant d’aborder le corpus bien
Cet ouvrage collectif est le second volume de la plus fourni des lettres (chapitre 2, Daniel Potthast),
collection Documenta Coranica qui publie les résul- des documents légaux (chapitre 3, Leonora Sonego)
tats du projet de recherche franco-allemand Coranica, et des amulettes en papyrus contenant des citations
dirigé entre 2012 et 2015 par François Déroche ou des formules coraniques (chapitre 4, Ursula Bsees).
et Christian Robin d’une part, et Michael Marx et Les trois chapitres suivants présentent plusieurs
Angelika Neuwirth de l’autre. L’objectif premier de similarités. Leurs auteurs sont, tous trois, rattachés
Coranica a été de mettre à la disposition des cher- au projet Arabic Papyrology Database (APD) hébergé
cheurs les outils empiriques nécessaires à l’histoire du par l’université Ludwig Maximilian de Munich (3).
texte coranique, au premier rang desquels figurent Inaugurée en 2004, l’APD mettait en ligne, dix ans,
des éditions des plus anciens manuscrits et frag- plus tard le texte intégral de 1 500 documents et la
ments coraniques. Ce projet se veut à la pointe d’une description de 10 000 autres (4). Les contributions de
recherche dépassionnée sur les origines du Coran ; il Potthast, Sonego et Bsees exploitent ainsi le riche ma-
intègre les innovations techniques, les découvertes tériau des papyri avec pour objectif premier de relever
archéologiques et les réflexions méthodologiques les indices écrits de la présence du Coran dans les trois
dans le but de remédier à l’emportement spéculatif premiers siècles de la domination arabe en Égypte
qui a, un temps, caractérisé la discipline (p. 1 et 9) (1). (p. 86). D. Pottharst passe en revue un ensemble de
L’accent est mis sur l’étude des manuscrits, domaine 790 lettres de nature privée, commerciale ou éma-
longtemps peu exploité mais dont l’importance ne nant de l’administration centrale ; L. Sonego analyse
fait à présent plus débat. 717 documents légaux (reçus, ventes, signatures,
Comme son titre l’indique, le présent ouvrage contrats de mariage etc.) datant, pour la majorité
aborde deux objets distincts : en premier lieu, l’apport d’entre eux, du iiie/ixe siècle ; enfin, U. Bsees, en por-
du corpus des papyri arabes des trois premiers siècles tant son attention sur les papyri à fonction magique,
de l’hégire à une histoire du Coran (quatre chapitres) plus rares, ne retient qu’une vingtaine de documents.
et, en second lieu, les résultats – très attendus – de Malgré des corpus de tailles différentes, les trois
la datation au carbone 14 de certains manuscrits du auteurs procèdent de façon similaire en relevant non
Coran menée par le projet Coranica (deux chapitres). seulement les quelques citations explicites du Coran,
Le premier chapitre, rédigé par Michael Marx, mais également – et surtout – les formules religieuses
situe l’ouvrage au sein des objectifs de Coranica qui concordent avec la piété coranique. Ainsi, dans
avant de présenter, photos à l’appui, les quelques le second chapitre, intitulé «Qur’an Quotations in
fragments de papyri connus à ce jour qui contiennent, Arabic Papyrus Letters », Daniel Potthast distingue
exclusivement ou principalement, des versets trois catégories de « citations » : les « formules
coraniques. Ces fragments, au nombre de sept, ne
sont pas des découvertes récentes ; la plupart ont
(2) Une hypothèse crédible peut être toutefois avancée pour
fait l’objet d’études antérieures. Trois d’entre eux le quatrième fragment (P. Leiden inv.Or. 8264) : il semble avoir
ne sont, d’ailleurs, plus localisables aujourd’hui, constitué un exercice d’écriture (p. 11).
seules des photographies datant de 1905 et de 1958 (3) https://www.apd.gwi.uni-muenchen.de/apd/project.jsp
demeurent. Marx s’abstient d’avancer une opinion sur (consulté le 10/11/2021).
(4) À ce jour, la base de données contient 4 349 documents
édités et la description de 13 286 documents supplémen-
(1) Pour ce qui est des travaux spéculatifs sur les débuts de l’islam, taires (consultée le 10/11/2021). Comme le rappelle U. Bsees
Marx renvoie à ceux de Crone et Cook, Wansbrough et Burton, (p. 112), ce remarquable effort reste toutefois limité, face aux
datant tous des années 1970 (p. 9). 80 000 papyri conservés.
BCAI 36 29
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
coraniques » ou, plus exactement, des formules coranique » semble découler d’une conception du
religieuses «influencées par le Coran » (la Basmala, livre sacré excessivement textuelle qui paraît ana-
la Ḥamdala, in shāʾa llāh, al-salām ʿalaykum etc.) ; chronique dans une société où la diffusion d’une
les «citations coraniques courtes » (moins de cinq sensibilité coranique s’est sans doute réalisée par la
mots) ; et les «citations coraniques longues » de cinq socialisation et l’oralité (5).
mots ou plus. Il note avec raison qu’il est difficile Ursula Bsees clôt la partie de l’ouvrage dédiée au
d’affirmer que les deux premières catégories repré- corpus des papyri avec un chapitre intitulé «Qur’anic
sentent des citations coraniques intentionnelles : on Quotations in Arabic Papyrus Amulets ». Faisant
ne peut exclure que certaines formules religieuses, preuve de circonspection dans ses conclusions du
comme la Basmala, soient antérieures au Coran fait des documents qu’elle examine – peu nombreux,
(p. 45). Au terme d’un long et minutieux relevé, méconnus, énigmatiques et souvent peu lisibles – elle
le verdict est clair : le corpus des lettres contient détaille de façon convaincante l’apport essentiel des
étonnamment peu de citations explicites du Coran. papyri en général, et des papyri magiques en particu-
L’auteur n’en relève que neuf, dont seulement quatre lier, grâce à l’étude de la «situation de vie » (Sitz im
sont démarquées par les expressions consacrées qāla Leben) du Coran dans les milieux ruraux de l’arrière-
llāhu, qāla fī kitābihi et qawl llāh. On perçoit ici la pays égyptien après la conquête arabe (p. 114). La
limite de l’exercice : en mettant le Coran au centre notion de Sitz im Leben, comprise ici comme les
de l’analyse, ne biaise-t-on pas les résultats en faveur usages sociaux du Coran dans différents contextes
d’un statut exceptionnel – certes relatif vu les maigres historiques, est bien la notion-clé des contributions
résultats du relevé – du texte sacré de l’islam ? Il est de D. Potthast, L. Sonego et U. Bsees, comme le sou-
en effet difficile de déterminer si les «formules reli- ligne Andreas Kaplony dans sa préface à l’ouvrage. Si
gieuses » ou les «citations courtes », qui présentent le riche corpus des papyri apporte un éclairage ines-
parfois de légères variations par rapport aux versets timable sur le contexte égyptien des trois premiers
coraniques, reflètent l’influence du Coran, devenu siècles de l’hégire, il se révèle, au final, moins pertinent
texte canonique, ou si elles seraient la trace d’une pour retracer les étapes de la composition du Coran.
culture religieuse monothéiste de laquelle le Coran, Les deux chapitres sur la datation par le radio-
lui-même, procéderait. L’auteur n’explore pas davan- carbone des plus anciens manuscrits coraniques,
tage ce problème méthodologique. Il poursuit son quant à eux, intéresseront au plus haut point les
analyse en offrant des observations relatives à l’étude historiens des origines de l’islam et de son texte sacré.
des relations relatives à la formation des identités La contribution d’Eva Mira Youssef-Grob expose de
religieuses en Égypte au lendemain de la conquête façon pédagogique l’histoire de cette méthode, ses
arabe. La comparaison des formules pieuses dans les principes techniques, son application et ses limites.
lettres d’expéditeurs aux noms visiblement juifs ou Elle s’adresse autant aux chercheurs et aux étudiants
chrétiens lui permet de noter l’absence de marqueurs désireux de se familiariser avec ce procédé qu’aux
communautaires flagrants et de conclure que les conservateurs de musée hésitant à l’utiliser. L’auteur
différentes communautés partageaient une même s’attarde sur l’importance de la «calibration » pour
culture lettrée (p. 76-77). convertir l’âge radiocarbone (exprimé en BP pour
Le troisième chapitre, intitulé « Qur’an before present) en années calendaires (p. 150-155).
Quotation in Papyrus Legal Documents » et rédigé En effet, la conversion se fait de façon plus ou moins
par Leonora Sonego, met à jour les deux principaux précise en fonction de la courbe de calibration.
usages d’une phraséologie coranique dans les docu- Pour le premier siècle de l’hégire, la forme bosselée
ments légaux. On observe, d’une part, des formules de celle-ci limite la précision des résultats que l’on
pieuses d’inspiration coranique dans les marges peut en attendre et peut aboutir à des plages d’âge
du document, dont la fonction est d’attester la discontinues ou à un large intervalle. Dans ce dernier
sincérité du scribe et le sérieux de l’engagement du cas, il est important de rappeler que l’âge moyen de
ou des signataires. Les citations coraniques dans le cet intervalle ne représente pas l’âge le plus probable.
corps du texte, plus rares, soulignent, quant à elles, E.M. Youssef-Grob appelle à une uniformisation
la dimension éthique de l’acte légal en question : de la présentation des résultats de datation par le
actes d’émancipation, actes de mariage et de divorce,
donations. La difficulté méthodologique déjà relevée
par D. Potthast est, ici encore, admise mais pas plus (5) Par exemple, l’attribution de l’origine de l’expression li-waǧhi
approfondie : dans quelle mesure peut-on affirmer llāh, présente dans certains documents légaux, au verset Q. 76 : 9
que ces formules pieuses constituent des «citations » est réductrice (p. 97). L’expression apparaît sous diverses formes
dans le Coran (Q. 13 : 22 ; Q. 18 : 28 ; Q. 30 : 38 ; 92 : 20 etc.) ; elle
coraniques ? La recherche, par les auteurs, d’une pourrait, également, lui être antérieure.
référence coranique précise pour chaque «expression
BCAI 36 30
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 31
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
(1) Voir Khalid Zahri, Ḥakīm Khurāsān wa-anīs al-zamān, Rabat, (2) En particulier par G. Gobillot, Le Livre de la Profondeur des
Markaz al-dirāsāt wa-l-abḥāth wa-iḥyā’ al-turāth, 2013, p. 57-286. choses, Lille, Septentrion, Racines et modèles, 1996, p. 17-55.
BCAI 36 32
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
qui le place au-dessus du juriste, en terme d’autorité authority” (p. 95) et ayant une connaissance de textes
et fait du soufisme un ‘meta-madhhab’ permettant non-islamiques, en particulier bibliques. Ce serait
de surmonter les divisions internes à chaque champ principalement le cas de savants hanafites. Pour les
religieux (p. 69). Le soufisme serait ainsi une réponse à soufis, l’A. passe plus particulièrement en revue les
la restructuration de l’autorité religieuse et le concept positions de Muḥāsibī, Junayd et Kharrāz mais aucun
de wilāya aurait fourni les bases théoriques de celle- d’eux ne définit clairement ḥikma et ḥukamā’. Il en
ci. Tirmidhī, qui participe à ce débat sur le pouvoir va de même pour les Ikhwān al-ṣafāʾ auprès desquels
et l’autorité, réfute les positions alides (ce que l’A . l’enquête se poursuit. C’est sans doute parce que ce
appelle ‘the Shī‘ī Challenge’, p. 71-74), seule alterna- concept est mal défini qu’il est utile. La partie la plus
tive au pouvoir abbasside, en particulier la notion de substantielle de ce chapitre est dévolue à Tirmidhī
Ahl al-bayt. Finalement, la racine wa-la-ya, grâce à ses (p. 102-110). Selon l’A., la contribution de Tirmidhī à
diverses dérivations, permet de transférer un schéma la formation du soufisme et de sa métaphysique a été
politique centré sur le Calife qui délègue une autorité mal évaluée, car il y a des divergences importantes sur
à ses mawālī à un schéma spirituel dans lequel Dieu ses sources comme sur les principaux éléments de sa
octroie la véritable autorité à ses saints (awliyā’). La doctrine. Il rappelle donc les positions de Marquet,
sainteté (wilāya) conceptualisée par Tirmidhī peut Radtke, Gobillot, et Rosenthal, avant de présenter
être comprise comme dérivant directement de l’ins- ses propres analyses qui reposent en particulier sur
titution sociale du clientélisme (walā’). Dieu libère le une étude minutieuse du Kitāb al-Ḥikma, encore en
saint des chaînes de son âme charnelle afin d’en faire l’état de manuscrit. Lié au savoir religieux exotérique
son walī, gouvernant le monde au niveau spirituel, (‘ilm), la ḥikma en représenterait la dimension éso-
comme le calife procède avec ceux qui lui ont prêté térique et permet d’articuler les contraires « pour
allégeance. En reliant, dans sa terminologie, les awliyā’ mettre de l’ordre dans l’univers » (p. 133). Le terme
aux khulafāʾ, la sainteté à la fonction califale, Tirmidhī ḥikma aide également à définir la conception que
assigne aux saints une autorité religieuse et défie Tirmidhī propose de la wilāya (3) et fonde la nature
aussi bien celle des Abbassides que celle des Shiites. non-duelle de la théosophie mystique de Tirmidhī
Les contextes social et politique sont donc essentiels (p. 135). Le ḥakīm agit dans le monde de la dualité,
pour appréhender la construction de la doctrine de tandis que le walī a dépassé cette étape et a résorbé
la wilāya chez Tirmidhī, celle-ci devant être inscrite toutes les contradictions en accédant à la science
dans le discours proto-sunnite. divine comme unique source de savoir. Si la ḥikma
Le chapitre trois, « Wisdom Mediates the est articulée avec la wilāya c’est parce que cette
Terrestrial and Celestial: Pythagorean Wisdom and dernière représente le mode d’autorité normative
the Non-duality of Sainthood » (p. 86-110), est dans le contexte arabo-islamique comme cela a été
l’un des plus intéressants car il met en lumière le discuté dans le premier chapitre. Il faut encore retenir
concept de ḥikma (sagesse) qui a été négligé ou, du la dimension éthique de la ḥikma et sa connexion
moins, insuffisamment étudié, pour la période de avec les principes méthodologiques des hanafites.
formation du soufisme. Le concept de sagesse est Au final, ce terme, et donc aussi l’usage qui en est
très ancien et existe sur une vaste aire géographique fait, est difficile à appréhender, tant il semble réunir
allant de l’Égypte à la Chine en passant par la Grèce, des notions fort éloignées et il est aussi délicat de
mais avec des significations variables, parfois très l’étudier de manière historique, pour une période
marquées localement. Au Moyen-Orient, carrefour ancienne, sans que l’analyse soit biaisée par les usages
d’influences multiples, l’A. rappelle que, dans la postérieurs. Il est d’ailleurs regrettable que l’existence
deuxième moitié du xe siècle, s’opère un glissement même d’un groupe de ḥukamā’ à Balkh et dans sa
sémantique qui associe ce terme de ḥikma à la phi- région, discutée par les spécialistes de Tirmidhī, n’ait
losophie dans ses formes néo-platonicienne et aristo- pas été réévaluée par l’auteur.
télicienne, conception qui s’imposa par la suite. Mais Le chapitre quatre est intitulé : «La signification
à l’époque de Tirmidhī, quel type de savoir désigne le théologique de la wilāya » (p. 111-44). L’A. étudie les
terme ḥikma ? L’A. rappelle les conceptions juives et liens de Tirmidhī avec l’école hanafite, en particulier
chrétiennes du sage et de la sagesse au Moyen-Orient, ses positions en matière théologique, et montre que
avant d’apporter sa réponse à un débat dans lequel celui-ci s’inscrit dans la mouvance de ce courant
plusieurs hypothèses s’affrontent pour comprendre de pensée. Si la théologie dialectique commence
pourquoi Tirmidhī reçut ce titre de ḥakīm. Selon l’A. en Transoxiane avec al-Māturīdī (m. 332-6/943-7),
aux ixe et xe siècles, dans le Khurāsān et la Transoxiane,
il est difficile de relier ce terme au mysticisme : il s’agit
(3) Ce point avait été signalé par G. Gobillot, voir Le Livre de la
plutôt d’un titre “referring to a learned individual Profondeur des choses, p. 49-55.
who has attained a position of legal or pedagogical
BCAI 36 33
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
Tirmidhī a baigné dans la phase précédente, celle de Le chapitre 5 a pour titre « Al-Tirmidhī’s
l’établissement du credo hanafite dans un contexte Gnoseology of Sainthood » (p. 145-65). Dans les
de polémiques religieuses. Tirmidhī fut une figure premiers siècles de l’islam, le terme awliyā’ et sa
importante de cette étape de transition avec al- définition sont discutés non seulement par les sou-
Ḥakīm al-Samarqandī (m. 342/953, date remise en fis, mais aussi dans les cercles du pouvoir et par les
cause par l’A. voir n. 20, p. 115) et Abū Mutī‘ al-Nasafī renonçants (zuhhād). Ibn Abī al-Dunyā (m. 281/894),
(m. 318/930). Elle est caractérisée par une grande di- par exemple, tuteur de plusieurs califes abbassides,
versité de positions au sein même de l’école hanafite. dans son ouvrage al-Awliyā’ dépeint le saint idéal
En comparant les textes de ces auteurs avec ceux de comme un ascète et un dévot, éloigné des affaires
Tirmidhī, l’A. relève des prises de positions similaires du monde, assez proche finalement du saint homme
sur plusieurs sujets comme le kasb, l’acquisition de selon Isaac de Ninive que l’A. utilise comme référence
biens matériels, ou la foi (qui croit ou non), ce qui lui à plusieurs reprises. Le terme est également discuté
permet d’affirmer que Tirmidhī s’inscrit dans le cadre dans les premiers textes théologiques hanafites dans
de la tradition théologique hanafite de son temps. Il le cadre des débats autour des rapports entre sainteté
compare ensuite les écrits de Tirmidhī avec ceux de et prophétie. Dans le credo hanafite, la foi est lumière,
Abū Manṣūr al-Māturīdī qui a systématisé la théolo- ce qui n’est pas très éloigné des conceptions de
gie hanafite (p. 132-7). Celui-ci, s’il ne traite pas de la Tirmidhī du savoir comme lumière, idée développée,
wilāya, se serait inspiré de Tirmidhī pour le concept également, dans le proto-shiisme dans la formulation
de ḥikma abordé dans son monumental Kitāb al- de la doctrine de l’imamat. Mais alors tout le monde
Tawḥīd et non des mu‘tazilites, comme l’avance pourrait revendiquer la wilāya. Aussi, Tirmidhī va
Ulrich Rudolph (4). Du moins, les deux auteurs par- en restreindre l’accès, la réservant à la classe des
tagent une même définition de celle-ci, même s’ils en ‘ulamā’ qu’il entend réformer en les orientant vers
font un usage différent. Tous deux voient la ḥikma une forme de savoir supérieur qui dépasse celui des
comme permettant de maintenir l’ordre et l’harmo- seuls statuts légaux. L’idée que Tirmidhī fasse de la
nie du monde malgré son caractère duel. Mais si cet wilāya l’instrument d’une réforme de la classe des
ordre est préservé pour Tirmidhī par le savoir du ulémas est certes séduisante mais difficile à étayer
ḥakīm qui est un instrument de Dieu, pour Māturīdī, (p. 154). En dissociant les plus hauts degrés de la
c’est Dieu lui-même qui directement maintient cet wilāya de contraintes temporelles, Tirmidhī offrait
ordre. De même, pour Tirmidhī, c’est la nature de la avec ce concept une ‘alternative optimiste’ (p. 155)
wilāya qui est non-duelle, tandis que, pour Māturīdī, à une communauté musulmane percevant la
la ḥikma des oppositions et de leurs interactions à succession des générations comme un déclin iné-
l’œuvre dans le monde indique la nature non-duelle luctable depuis son apogée atteint avec la période
de Dieu. Enfin, l’A. recherche dans les premiers credo prophétique. Toutefois, cette position n’inclut pas
hanafites l’émergence du terme awliyā’. Celui-ci une idée de progrès, ou une marche vers un idéal,
apparaît comme un synonyme de mu’minūn chez car la perfection n’est pas accessible au niveau de
Samarqandī, et revient à accorder à tous les croyants, la société tout entière. Autre point intéressant dans
à des degrés divers, un accès à la sainteté. Le terme ce chapitre : les quatre traces (āthār) de la présence
est également associé à des débats sur les miracles divine sur terre qui jouent, du fait de leur non-dualité,
des prophètes et des saints alors que la croyance un rôle de protection : le Coran, le sultan (en tant que
aux miracles des saints devient un point du credo représentant du pouvoir divin), la Ka‘ba et les saints.
et les installe ainsi en successeurs du Prophète. Ces Dès lors le saint instaure un espace protégé pour le
questions que l’on retrouve chez Tirmidhī l’inscrivent territoire qu’il occupe et ceux qui se mettent sous
bien dans les débats de son temps et dans la ligne des sa tutelle (p. 157). On entrevoit un conflit potentiel
positions hanafites. Dissocier théologie et mystique lié aux relations entre sultan et saints mais ce sujet
est, selon l’A., une erreur, et il n’est pas inutile de le n’est pas abordé par l’A. Quoi qu’il en soit, la vision de
rappeler, surtout lorsque cela conduit à ignorer les Tirmidhī de la sainteté est polyvalente : elle associe et
tendances mystiques qui se sont exprimées au sein reconfigure des courants de pensée et de spiritualité
du courant hanafite qui userait du terme zuhd/zāhid présents dans les premiers siècles, elle met en avant
pour les désigner (Tirmidhī est présenté comme des idées socialement et politiquement pertinentes
zāhid dans un texte hanafite plus tardif, p. 138). à son époque mais surtout, elle représente un impor-
tant pouvoir de transformation. En plaçant le motif
de la lumière au centre de sa gnoséologie, comme
(4) Dans son ouvrage, Al-Māturīdī Und Die Sunnitische eologie
in Samarkand, Brill, 1997, dont il existe une version anglaise les shiites, et en l’associant à la wilāya, il dessine une
révisée, Al-Māturīdī and the Development of Sunnī eology in nouvelle géographie spirituelle et ouvre l’autorité
Samarqand, Brill, 2015. religieuse à de nouveaux prétendants (p. 164). On
BCAI 36 34
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
reprochera à ce chapitre de traiter à nouveau de la autre mais négocient la place de la mystique dans
ḥikma alors que le sujet est la wilāya (p. 160-2). Il est le large champ du courant des traditionnistes, les
vrai sans doute qu’entre le ḥakīm et le walī la fron- ahl al-ḥadīth. Au niveau individuel, ces mystiques
tière n’est pas nette. Mais la référence à Suhrawardī sont tous préoccupés par la nature du savoir et par
al-Maqtūl (p. 161), qui appartient à une période plus son positionnement qui vise à imposer la supério-
tardive, manque de pertinence même pour faire des rité du bāṭin (l’ésotérique) sur le ẓāhir (l’exotérique).
ḥukamā’ les vecteurs de la philosophie dans le champ Kalābādhī emprunta à Tirmidhī sa structure tripartite
du savoir religieux. La question du khātim al-awliyā’, du savoir (‘ulama’ al-ẓāhir/fuqahā’, ḥukamā’, awliyā’,
pourtant centrale, et la question de la hiérarchie des p. 82) ainsi que sa définition de la wilāya qui est ainsi
saints (p. 162-5) sont traitées un peu rapidement, intégrée dans le courant dominant de la tradition
n’apportant rien de nouveau. soufie.
Dans le dernier chapitre, « A Ṣūfī by Any Selon l’A ., le soufisme atteignit sa maturité à
Other Name : Al-Tirmidhī’s Relationship to Islamic Nishapur et de là se propagea à tout l’empire, à tra-
Mysticism » (p. 166-95), l’A. tente de réintégrer vers les apports successifs de Sulamī et Qushayrī qui
Tirmidhī dans l’ample mouvement qui conduisit à tous deux ont emprunté au cadre doctrinal forgé par
la formulation de la vaste synthèse mystique du ve/ Tirmidhī, reposant sur la notion de wilāya. Qushayrī
xie siècle, alors qu’il est souvent considéré comme idéalise la position du maître spirituel (shaykh), et
en marge du soufisme. Il s’agit en fait de savoir ce transfère les anciennes dichotomies maître/esclave,
que les courants mystiques locaux ont apporté au calife/sujet «to a new social space that mediates and
soufisme bagdadien ce qui oblige à s’interroger sur negotiates ties of allegiance between master and
ce que veut dire ‘être soufi’ dans la mesure où les disciple » (p. 194). Tous les savants, où qu’ils soient
avis sont partagés sur le cas de Tirmidhī. L’A. rappelle dans le monde musulman, peuvent aspirer à ce
que le Khurāsān et la Transoxiane connaissaient une nouveau statut de soufi et de walī. Cela expliquerait
matrice de pensée mystique hautement développée la progression rapide du soufisme. En connectant la
avant l’arrivée du soufisme bagdadien. wilāya avec une nouvelle forme d’autorité religieuse,
B. Radtke a montré que la conception de l’âme Tirmidhī propose un paradigme alternatif susceptible
de Tirmidhī se distingue de celle des néoplatoniciens, de rivaliser avec l’imam shiite, le calife abbasside et
malgré des similitudes. L’A. adhère à cette hypothèse, même la classe des savants sunnites de son temps.
ajoutant que Tirmidhī et Tustarī se rejoignent sur Toutefois, les saints venant du milieu des oulémas,
cette question, ce qui laisse penser à une origine c’est toute la classe des savants sunnites qui est ainsi
commune antérieure à ces deux auteurs qui sont sanctifiée. Dans ce schéma, Sulamī aurait combiné le
contemporains. L’A. reconnaît la difficulté qu’il y a à prestige du soufisme bagdadien avec les structures
identifier les éléments fondamentaux qui structurent d’autorité du mysticisme de l’orient de l’empire, celui
la pensée des premiers mystiques musulmans. La des Malāmatiyya en particulier. Si la wilāya est la
conception de l’âme développée par Muḥāsibī, basée base sur laquelle le soufisme s’est construit, cette
sur «une intériorisation radicale » (p. 177) de la voie base est clairement khurāsānienne. Cette hypothèse
ascétique appliquée non plus au corps, mais à l’âme, audacieuse est présentée dans les dernières pages du
a influencé Tirmidhī et Junayd. Mais ce dernier l’inflé- livre (p. 193-5). Elle nécessiterait d’être développée
chit cherchant à conduire l’âme à l’annihilation (fanā’) et approfondie, car il manque certains éléments
quand pour Muḥāsibī, celui parvenu au tawakkul, à dans le tableau qui nous est proposé, par exemple
la remise confiante à Dieu, se soustrayait à l’emprise les Karrāmiyya qui développèrent une théologie
du monde. originale ou la futuwwa, très présente au Khurāsān,
S’intéressant aux premiers manuels, ceux de qui joua sans doute un rôle essentiel dans le rappro-
Sarrāj et de Kalābādhī, l’A. les perçoit comme des ma- chement des spiritualités de Bagdad et de Nishapur.
nifestes de nouveaux venus dans le champ du savoir, Il n’empêche, cet ouvrage foisonne d’idées intelli-
non comme des apologies du soufisme (p. 183). Il y gentes et représente un outil stimulant pour ceux qui
a là plus qu’une nuance qui permet d’appréhender s’interrogent sur la formation du soufisme jusqu’au
différemment le projet des auteurs. Il remarque que ve/xie siècle. Il faut saluer la qualité de la réflexion
le terme soufi semble employé de manière péjorative, proposée et savoir gré à son auteur d’ouvrir de nou-
hors de la zone irakienne, pour désigner les soufis de velles pistes de recherche par un travail ambitieux et
Bagdad qui, à l’époque de Junayd, ne revendiquent prometteur pour la suite de sa carrière.
pas ce qualificatif ou ne se désignent pas sous cette Signalons quelques coquilles qui auraient pu
appellation. Ni l’un ni l’autre de ces auteurs ne voit être évitées avec un travail d’édition plus soigné : la
le soufisme comme un phénomène purement bag- répétition de la note 75, p. 48 avec la note 32 p. 65,
dadien. Ils ne défendent pas une école plutôt qu’une ou l’oubli dans la bibliographie d’auteurs cités dans
BCAI 36 35
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 36
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 37
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
d’une Essence divine radicalement inconnaissable de la Face divine », à savoir l’Imam lui-même. Cette
(p. 152-153). Il manifeste aux hommes l’ensemble contemplation a lieu avec les yeux du cœur chez le
des Attributs divins. Or ces considérations explicites mystique avancé, mais pour les premières étapes le
se retrouvent dans des textes de tradition duodéci- mystique s’aide de supports matériels.
maine, non seulement chez des auteurs taxés (de Notons enfin le dense « Épilogue » (p. 309-
façon trop rapide) d’«exagération ». Or voir dans les 323) venant présenter une synthèse ordonnée des
Imams un reflet parfait et permanent de la Présence principales thèses défendues dans ce volume, et
divine revient à les placer à un rang plus élevé encore notamment l’idée que des événements du viie siècle
que celui de continuateurs de la prophétie. ʿAlī et ont pu être recouverts par la réécriture de l’his-
les Imams sont ici le Visage pérenne de Dieu pour toire de la succession de Muhammad opérée par
les hommes, du moins pour ceux capables de le les Omeyyades d’abord, puis par les Abbassides.
discerner. Un autre chapitre est consacré à l’exégèse Mohammad Ali Amir-Moezzi retrace ici sa vision
chiite de la Nuit d’al-Qadr (cf. la sourate 97), laquelle de ce qui a pu se passer durant cette brève période
discerne dans ce passage coranique une allusion à la «proto-islamique » : un mouvement eschatologique
descente sur la terre du verbe divin, à savoir ici de et messianique, dépassé par le succès politique et
l’Imam. On notera aussi l’important développement militaire de ses armées, et obligé de se transformer
sur la notion de dissimulation (kitmān, taqiyya). en courant doctrinalement constitué. Pivot de cette
Mohammad Ali Amir-Moezzi souligne que cette transformation, la personne de ʿAlī sera reléguée au
attitude ne relève pas seulement d’une précaution second plan dans la vision omeyyade, et hissée à un
devant les persécutions possibles, mais qu’elle obéit rang surnaturel dans les doctrines chiites.
à des exigences spirituelles bien définies. La garde du Le volume est enrichi par deux compléments
secret est en effet l’une des bases de l’attitude chiite. tous deux fort intéressants. Le premier (27 p.),
Ce chapitre insiste sur un aspect de ce secret : le rôle «Connaissance divine et action messianique : la figure
des Imams comme continuateurs de la prophétie. Il de ʿAlī dans les milieux mystiques et messianiques
récuse l’idée que le sceau de la prophétie désigne- (xie-xvie siècles) », est dû à Orkhan Mir-Kasimov. Il
rait sa clôture, l’idée que la mort de Muhammad offre un tableau du rôle de légitimation qu’on a fait
marquerait la fin de toute révélation divine aux jouer à ʿAlī au cours des siècles dans les différentes
hommes, et montre comment ce dogme ne fait pas régions du monde islamique en dehors des milieux
unanimité. Certes, le chiisme duodécimain a accepté strictement chiites, depuis la tentative de futuwwa
officiellement l’idée de cette clôture, mais avec bien du calife al-Nāṣir, l’imprégnation chiite du soufisme
des nuances. Et ne peut-il pas s’agir là d’une attitude oriental à partir du xiiie siècle, des courants soufis
de taqiyya, précisément, s’interroge l’A. ? ‘mixtes’ comme la Nūrbakhshiyya, le horoufisme de
Un chapitre est consacré à la pensée de l’auteur Faḍl Allāh Astarabādī et de ses successeurs, jusqu’à
duodécimain Rajab Bursī (fin xive-début xve siècles) l’alévisme et au bektashisme. Des suffusions d’idées
et plus précisément à son commentaire de versets du chiites sont apparues également au Maghreb avec
Coran qui auraient visé ʿAlī, intitulé al-Durr al-thamīn. le chérifisme. La figure de ʿAlī apparaît à chaque fois
Cet ouvrage fournit en effet des illustrations très selon un profil spécifique, encadré dans un discours
parlantes d’une exégèse coranique imamologique et des rituels très différents, mais qui insiste sur son
duodécimaine d’époque moyenne, dont plusieurs autorité en matière de sagesse, d’initiation ésoté-
sont ici traduites et commentées. ʿAlī y est présenté rique, et de légitimation de l’autorité religieuse. Une
comme une figure complètement théophanique, une seconde annexe, de la plume de Mathieu Terrier,
manifestation de la divinité traversant les âges. Ce « Présence de ʿAlī dans la philosophie islamique »
chapitre illustre, si besoin était, combien l’ésotérisme (32 p.), offre une mise au point tout en nuances et en
est resté présent et vivace dans le chiisme duodéci- érudition sur les rapports entre chiisme ésotérique,
main au cours des siècles. Enfin, une dernière étude soufisme et philosophie. Elle contient des considéra-
nous présente l’art des «icônes portatives », petits tions très référencées sur l’apparition de dits de ʿAlī
portraits représentant ʿAlī, seul ou accompagné de dans la littérature de sagesse (comme dans le Nahj
membres de sa famille, encadré par des poèmes al-balāgha), mais aussi dans les textes de falsafa
religieux, que l’on peut trouver en Iran et dans les proprement dite. Ses dits sont bien sûr mis en valeur
milieux chiites indiens, diffusés à partir du xviiie siècle. chez les philosophes de confession chiite de l’époque
L’A . s’interroge sur leur usage comme support de ilkhanide et safavide, mais aussi de manière différente
contemplation chez des derviches dhahabīs au et moins attendue chez Ibn Rushd ou encore chez
xxe siècle. Il interroge plus spécialement, la pratique Suhrawardī Shaykh al-ishrāq. Le tout est résumé dans
dévotionnelle appelée vejhe, de « contemplation une percutante conclusion (p. 385).
BCAI 36 38
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 39
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 40
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
croisant les propos contradictoires des biographes du la chose dont l’existence comme le néant est tout à
savant concernant les causes de sa persécution (p. 24- fait possible, et en nécessaire ou obligatoire (wājib
31) et le lien de celle-ci avec la falsafa. S’appuyant al-wujūd li-dhātih), à savoir la chose dont l’existence
sur les travaux de S. Brentjes (4) et G. Endress (5), qui est nécessaire. Cette distinction lui permet de poser
ont montré que l’enseignement de la philosophie a la thèse de la prééternité du monde tout en se défen-
pu bénéficier d’un soutien du pouvoir sous la Syrie dant d’une quelconque assimilation de la créature
ayyūbide, Laura Hassan refuse la lecture, a priori au créateur : pour Avicenne, même si le monde est
simpliste, selon laquelle toute cette impopularité prééternel, son existence reste possible : il requiert
aurait eu pour seule cause cette accointance avec la donc une cause à son existence, qui n’est autre que
falsafa. Au contraire, la réponse à cette persécution l’être de Dieu, dont l’existence est nécessaire. Ainsi,
serait, d’après elle, à trouver dans son rapport avec la relation du monde à Dieu est celle d’un possible à
un autre mutakallim qui s’est intéressé à la falsafa : un nécessaire, d’une conséquence (maʿlūl) à sa cause
Fakhr al-Dīn al-Rāzī. En effet, l’œuvre d’Āmidī est efficiente (ʿilla) (p. 35). Quant à la position ashʿarite,
marquée par une vive opposition intellectuelle à ce Laura Hassan l’aborde en trois temps : elle commençe
dernier. Āmidī consacra d’ailleurs à cette opposition par exposer la thèse du fondateur de l’école éponyme
certains ouvrages, à l’image du Kashf al-tamwīhāt fī (p. 43), puis celle de la Via Antiqua (p. 45) et enfin
sharḥ al-ishārāt wa l-tanbīhāt [Exposé des facticités celle de la Via Moderna (p. 47). Celle d’Ashʿarī se
du commentaire du livre « Les suggestions et les fonde sur une division des existants en prééternel
admonitions »], dans lequel il revient sur les «erreurs (qadīm), c’est-à-dire Dieu seul, et adventé (muḥdath),
et facticités » («maghālīṭ wa l-tamwīhāt ») que com- tout autre que Dieu, souvent réuni sous le qualificatif
porte le commentaire de Rāzī des Ishārāt d’Avicenne. de «monde » (ʿālam), lui-même subdivisé en acci-
Par ailleurs, la popularité de Rāzī a permis à celui-ci dents (aʿrāḍ) et substances (jawāhir). C’est sur cet
de tisser un réseau de disciples dont certains étaient atomisme que s’appuie la thèse ashʿarite d’un monde
très bien vus par la cour ayyūbide et avec lesquels créé ex nihilo ; il permet de démontrer l’adventicité du
Āmidī s’est livré à une «course à l’influence » (p. 22). monde en prouvant celle de ses deux seuls compo-
C’est cette opposition idéologique, sur fond de sants, les substances et leurs accidents. Abordant plus
compétition en vue du soutien ayyūbide face à un en détail le Luma‘ d’Ashʿarī, Laura Hassan. remarque
savant beaucoup plus en vue, qui aurait donc préci- une discontinuité entre celui-ci et ses successeurs
pité la chute d’Āmidī. immédiats, et constate que ledit texte ne bénéficie
La suite des chapitres se construit sur un plan pas d’une section consacrée à la démonstration de
relativement symétrique introduisant chaque ques- la création du monde, mais que l’on peut trouver
tion par une description du contexte intellectuel cette dernière dans le contexte d’une démonstration
ayant pu influencer Āmidī, puis l’exposé de sa propre de l’existence de Dieu (p. 43). En fait, Ashʿarī a eu
doctrine sur celle-ci. Mis à part le deuxième, le reste recours à plusieurs argumentations pour démontrer
des chapitres fonctionne donc par paire ; chapitres 3 l’existence de Dieu. Gimaret, que l’on aurait aimé
et 4 (p. 57-121) : conception du nécessaire et du voir cité dans ce passage, les a classées de la façon
possible ; chapitres 5 et 6 (p. 125-194) : philosophie suivante : 1°) «La preuve par les quatre théorèmes »,
naturelle ; et chapitres 7 et 8 (p. 199-277) : doctrine qui consiste, à partir de quatre postulats (existence
sur la création. et adventicité des accidents, existence et adventicité
Le deuxième chapitre met en lumière le contexte des substances), à prouver que ce monde est adventé
intellectuel qui a influencé Āmidī dans l’élaboration et nécessite donc un créateur ; 2°) «La preuve par les
de sa doctrine sur la création (p. 33-48). La concep- cinq hypothèses », qui consiste à invalider les seules
tion avicennienne de la création est citée en premier cinq hypothèses envisagées si les substances étaient
lieu (p. 34). Elle se fonde sur une division des existants éternelles, ce qui revient à affirmer l’adventicité du
en possible (mumkin al-wujūd li-dhātih), c’est-à-dire monde ; 3°) «La preuve par les métamorphoses », qui
se concentre non pas sur l’adventicité, mais sur les
changement d’état que peuvent connaître les corps.
(4) S. Brentjes, Orthodoxy, Ancient Sciences, Power and the Ainsi, l’homme passe, tout au long de sa vie, par de
Madrasa («College ») in Ayyubid and Early Mamluk Damascus,
Berlin: Max-Planck-Inst. Für Wissenschaftsgeschichte, 1997.
nombreux états : goutte de sperme, sang coagulé,
(5) G. Endress, «Reading Avicenna in the madrasa: intellectual enfant, jeune homme, homme mûr et vieillard. De
genealogies and chains of transmission of philosophy and the fait, ce n’est pas l’homme qui se transfère lui-même
sciences in the Islamic East », Arabic theology, Arabic philoso- d’un état à un autre, auquel cas un vieux pourrait
phy: from the many to the one: essays in celebration of Richard redevenir jeune, ce dont il est invraisemblablement
M. Frank, éd. J. E. Montgomery, Louvain, Peeters Publishers and
incapable (Gimaret, La doctrine d’al-Ashʿarî, Paris, Les
Department of Oriental Studies, 2006, p. 371-422.
BCAI 36 41
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
éditions du Cerf, 1990, p. 219-230.). C’est pour cette de la possibilité de son essence, sur une cause qui le
troisième argumentation qu’a optée Ashʿarī dans son rend existant toute la durée de son existence, sans
Luma‘. L’importance de l’adventicité de la création quelconque lien attribué à sa non-existence. Cette
du monde dans la démonstration de l’existence de relation entre possible et cause permet à Avicenne
Dieu se formalise dans les premières générations de considérer un monde prééternel comme étant
postérieures à Ashʿarī, Bāqillānī (403/1013) et ʿAbd malgré tout créé. Pour les Ashʿarites, ceci est une
al-Qāhir Baghdādī (429/1037) sont cités. Une fois hérésie (p. 74-80). L’ossature entière de la théologie
admise cette adventicité, il ne reste qu’à démontrer la éponyme repose sur la dichotomie adventé/préé-
nécessité d’un «adventeur » selon la volonté duquel ternel, et fonde la croyance en l’unicité (tawḥīd) sur
ce monde a existé. Concernant la position de la Via l’absolue distinction entre le prééternel, Dieu Lui-seul,
Moderna, Laura Hassan l’aborde à travers l’œuvre de et l’adventé, Sa créature. Pour Laura Hassan, la
Juwaynī, et conclut que «although expressed with in- conception ashʿarite du possible repose sur le fait que
creasing sophistication from one generation of Ashʿarī l’existence et l’essence ne font qu’un : «possible » n’est
scholars to the next, the conception of caused-ness and donc pas une entité supplémentaire à l’existant. On
creation remains unchanged » (p. 48). En conclusion trouve la notion de possible abordée dans l’exposé
de ce chapitre, L. H. propose une réflexion sur ces des thèses concernant l’objet de la puissance divine,
deux conceptions contradictoires de la création qui diffère de celui de la science divine. Si l’on revient
(falsafa / ashʿarisme) car, malgré leur antagonisme, à la définition ashʿarite de la puissance, celle-ci revient
la pensée d’Āmidī s’est bien imprégnée des deux. à faire surgir du néant à l’existence (min al-ʿadam ilā
D’après elle, l’opposition kalām/falsafa sur cette l-wujūd) : son objet est donc le possible, puisque celui-
question n’est qu’une tentative de chacun des camps ci accepte l’anéantissement, ce qui exclut l’obligatoire
de résoudre un paradoxe très présent dans le Coran, rationnel, mais également l’entrée en existence, ce
celui d’un Dieu qui s’affirme à la fois transcendant et qui exclut l’impossible rationnel. L’objet de la science
appréhensible par la raison. Laura Hassan développe est tout ce qui peut être su tel qu’il est : en cela, Dieu
son propos avec le postulat ashʿarite selon lequel le sait le possible, mais également l’obligatoire rationnel
créateur est voulant et puissant, ce qui est mis en (Dieu a la science de Sa propre essence), et de l’impos-
relation avec le fait que l’agent humain a nécessaire- sible rationnel. De même la science divine englobe
ment une volonté et une puissance afin que son acte l’inexistant (maʿdūm) : Dieu sait ce qui n’existe pas et
soit produit, alors même que Dieu ne ressemble pas de quelle manière il aurait pu exister. La science divine
aux humains. La notion dite de «l’analogie du visible porte donc sur les trois catégories rationnelles (obli-
à l’invisible » (qiyās al-shāhid ‘alā l-ghā’ib), souvent gatoire, impossible et possible) alors que la puissance
invoquée dans les traités d’ashʿarisme pour confir- ne porte que sur une (le possible). Pour les Ashʿarites,
mer à Dieu l’attribut de volonté, de puissance, mais la puissance de Dieu concerne tout possible, même
également de science, est étonnamment absente ici. non-existant, en ce que Dieu est capable de le faire
Le chapitre se clôt sur une réflexion sur la définition exister mais qu’Il le maintient dans son état de néant.
de la volonté et de la puissance dans l’ashʿarisme et Laura Hassan pointe ici la différence cruciale entre les
l’avicennisme. théories ashʿarite et avicennienne. Pour Avicenne, le
Le chapitre 3 (p. 57-80) montre le contraste possible existe nécessairement par sa cause efficiente
entre conceptions avicenniennes et ashʿarites du à l’existence duquel celle-ci est simultanée, ce qui
possible et du nécessaire. Avant d’aborder la ques- rattache, de fait, le possible à l’idée d’une existence
tion, Laura Hassan remarque que les commentateurs effective. Pour les Ashʿarites en revanche, le possible
d’Avicenne ne sont pas unanimes quant à sa position englobe ce qui existe mais peut s’anéantir et ce qui
sur l’existence et l’essence : on ne sait de façon sûre si n’existe pas mais peut entrer en existence. Dieu est
les deux termes étaient pour lui synonymes ou bien tout-puissant sur les deux catégories : Il est capable
renvoyaient à deux réalités distinctes. La conception d’anéantir l’un comme faire exister l’autre.
avicennienne se construit sur un hylémorphisme, qui Une fois ces deux conceptions exposées, le
voit le corps comme composé de matière et de forme. chapitre 4 (p. 81-124) détaille la pensée d’Āmidī
Ainsi, pour Avicenne, chaque existant est précédé sur les notions de possible et nécessaire, précédée
d’un substrat de matière qui nécessite une forme. Si d’une étude du contexte post-avicennien (Ghazālī,
le corps est composé de matière et de forme, et que Shahrastānī et Rāzī), que l’on verrait davantage au
la forme n’existe pas sans substrat, la possibilité de chapitre précédent. L’analyse de la pensée d’Āmidī se
l’existence est alors «inextricably a composite of its fait en deux temps : d’abord à travers l’étude de ses
existence and its essence » (p. 71). On retrouve le pos- traités de falsafa (Al-Nūr al-bāhir, Kashf al-tamwīhāt,
sible et le nécessaire dans la théorie avicennienne de et Rumūz al-kunūz) puis ceux de kalām (Abkār
la causalité : un existant possible s’appuie, en raison al-afkār et Ghāyat al-marām). Si Āmidī souscrit à la
BCAI 36 42
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
thèse d’Avicenne selon laquelle « temporal origina- pourtant être nourrie d’avicennisme. Dans ces deux
tedness is not what determines the need for a cause » textes de kalām, Āmidī fait figurer la démonstration
(p. 98), il rejette en revanche l’ontologie du possible de l’adventicité du monde à partir de son caractère
défendue par ce dernier et défend celle des Ashʿarites. possible dans une liste d’arguments qu’il juge ineffi-
Le chapitre 5 (p. 125-143) expose la « Ashʿarī caces et pointe de façon dialectique ce qui, selon lui,
physical theory » (p. 125), à savoir l’ensemble des pos- en constitue les faiblesses. Une conclusion générale
tulats visant à définir et catégoriser les constituants vient clôturer le livre (p. 283-294).
du monde. Cette conception du monde s’appuie Les coquilles sont très peu nombreuses. On
sur un atomisme, qui divise celui-ci en substance regrettera une orthographe approximative du vers
(jawhar) et accident (ʿaraḍ). Le corps (jism) est de poésie (ḥasadū et non ḥassadū ; a‘dā’un lahū et
composé de deux jawhar-s ou plus. non a‘dā’ lahu ; khuṣūmū et non khuṣūm, p. 30), de
Laura Hassan juge opportun de consacrer son certains titres d’ouvrage (al-Maṭālib al-‘āliya et non
sixième chapitre (p. 145-197) à la position d’Āmidī sur al-‘āliyya ; al-Ma’ākhidh et non al-Mākhadh, p. 23
ces postulats, car elle «make an excellent case study n. 28) ou encore d’un nom commun (aʿyān et non
in the evolution of his thought » (p. 145). Bien qu’il ʿayyān, p. 243).
se montre attaché aux terminologies ashʿarites en Cela ne nous empêchera cependant pas de
la matière (notamment les définitions de jawhar et saluer l’effort fourni par Laura Hassan qui, malgré un
de jism), L’auteure pointe chez Āmidī une difficulté à abord particulièrement difficile de cette littérature
adopter dans son entier l’ «Ash‘arī physical theory » dû à la complexité de son vocabulaire, a su restituer
à cause, justement, de l’influence avicennienne en de façon claire une doctrine qui ne l’est pas toujours,
vertu de laquelle cette théorie est davantage appré- et est parvenue à montrer la complexité que repré-
hendée comme une science à part plutôt qu’un sujet sente la rencontre de l’ashʿarisme et l’avicennisme
de théologie. dans la pensée d’Āmidī concernant la création du
Les deux derniers chapitres abordent enfin la monde.
doctrine de la création. Le chapitre 7 (p. 199-227)
détaille les positions des trois prédécesseurs d’Āmidī Ilyass Amharar
déjà cités au chapitre 4 (Ghazālī, Shahrastānī et Rāzī). Post-doctorant Aix Marseille Université - IREMAM
Pour les Ashʿarites classiques, la doctrine d’un monde
créé à partir de rien a plus d’une fonction : prouver
à l’existence de Dieu, mais également Sa toute-puis-
sance et Sa volonté. Après avoir passé en revue les
points de vue des trois savants, Laura Hassan conclut
que «under the influence of Ibn Sīna’s doctrine of crea-
tion, a very significant shift occurred among Ashʿarī
theologians » (p. 226). Ce revirement prit forme avec
Ghazālī, puis devint plus franc chez Shahrastānī et
Rāzī, qui adoptent le postulat avicennien selon lequel
c’est en vertu de l’essence possible du monde que
celui-ci nécessite une cause. Le huitième et dernier
chapitre décrit la doctrine d’Āmidī concernant la
création, telle qu’exposée en ses Abkār et Ghāyat
al-marām. Contrairement à la doctrine ashʿarite clas-
sique et conformément aux deux savants cités plus
haut, le postulat d’un monde crée ex-nihilo n’est plus,
chez Āmidī, l’élément central de sa démonstration
de l’existence de Dieu : celui-ci est délaissé au profit
du postulat avicennien. L’adventicité du monde n’est
pas non plus utilisée pour démontrer que Dieu est
voulant et omnipotent. Contrairement à d’autres
sujets de kalām pour lesquels Āmidī reste fidèle à
la méthodologie traditionnelle des Ashʿarites, ce
dernier n’hésite pas à convoquer des éléments de
la métaphysique avicennienne pour critiquer cer-
taines démonstrations de l’adventicité du monde,
en particulier celle développée par Rāzī, qui semble
BCAI 36 43
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 44
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
articles récusant l’islamologie « orientaliste » sont académiques sunnites et shi’ites. Un tel rappel est
publiés. En insistant sur la similitude des programmes rigoureusement exact et la description des effets du
des universités et des écoles religieuses en matière sectarisme dans les programmes d’enseignement
d’enseignement sur l’islam, l’auteur révèle l’intérêt est instructive. Pour donner plus de poids à son
des chercheurs musulmans pour les essais « occi- avertissement contre le repli confessionnel, l’auteur
dentaux » sur des aspects scientifiques du Coran, relie ses observations à des remarques sur l’ignorance
tels ceux de Maurice Bucaille. Ces textes sont utilisés délibérée, aussi ancienne que vivace, des liens linguis-
pour cautionner un concordisme scientiste ; l’auteur tiques et culturels entre la Bible et le Coran. Tout en
y a précédemment consacré un ouvrage (1). Comme étant éclairantes et nourries par un travail personnel
d’autres chercheurs l’ont montré, un tel concordisme sur des manuscrits, ces remarques paraissent peu
vise à actualiser le dogme sur l’inimitabilité du texte pertinentes dans un chapitre sur la méconnaissance
coranique (2). mutuelle des branches de l’islam.
Dans le même long chapitre, l’auteur donne un Tout aussi touffu, le quatrième chapitre, «Hatred
riche aperçu sur les publications académiques du of Inferiority and Confrontation with the West »,
monde musulman relatives au Coran et à l’islam. Il combine une critique approfondie du livre d’Edward
en relève plusieurs caractéristiques. Premièrement, Said, Orientalism, avec un constat très documenté
l’islam est abordé seulement au prisme de la théolo- sur sa diffusion dans le monde musulman. Depuis sa
gie, et la méthode est tantôt purement descriptive, parution en 1978, cet ouvrage a eu une portée consi-
tantôt descriptive et apologétique. Pour illustrer dérable que Daneshgar révèle en détail. En premier
l’apologétique qui règne, selon lui, dans les milieux lieu, le livre de l’intellectuel palestino-américain aurait
universitaires musulmans, il analyse trois travaux réa- provoqué une inflexion dans le rapport des élites
lisés sur le fils adoptif du prophète Muhammad, Zayd. musulmanes à «l’Occident » et à sa tradition islamo-
Il a fait remarquer auparavant que l’ouvrage de David logique en particulier. Selon l’auteur, la critique de la
Powers sur le même sujet (3) a été délibérément ignoré culture occidentale était courante dans le monde
et n’a pas été traduit. Les publications sont surveillées musulman dans la première moitié du xxe siècle, mais
et, le cas échéant, censurées. Deuxièmement, les pays elle n’était pas dominante parmi les élites musul-
musulmans recherchent l’autarcie dans la production manes. Au contraire, depuis les années 1970, les vues
et le référencement des publications sur l’islam. Pour positives sur les chercheurs occidentaux travaillant
faire pièce à l’Encyclopédie de l’Islam et à l’Encyclopé- sur l’islam seraient devenues rares. Une analyse plus
die du Coran, publiées aux Pays-Bas, plusieurs ency- précise de la seconde moitié du vingtième siècle
clopédies ont été créées. Dans le même but, une base incite à mettre en question cette périodisation ainsi
de données spécifiquement islamique a été consti- qu’à pondérer le rôle imputé au livre d’E. Said dans
tuée, l’Islamic World Science Citation Center, qui est l’essor de la contestation de l’islamologie. Si, dans les
en lien avec l’Organisation islamique pour l’éducation, années 1970 et 1980, les approches apologétiques des
la science et la culture (Islamic Educational, Scientific savoirs islamiques ont été indéniablement prépondé-
and Cultural Organization, ISESCO). rantes en islam, un courant critique a émergé vers le
Dans le troisième chapitre, «The Sectarian Study milieu des années 1990 en plusieurs lieux et dans des
of Islam. A Culture of Isolation and the Isolation disciplines diverses, en particulier dans les domaines
of Culture », l’auteur va à rebours d’accusations du droit, de la philosophie et de la théologie. Exclus
couramment entendues selon lesquelles les divisions des investigations de l’auteur, Abū Zayd et Sorūsh
internes à l’islam seraient dues à un complot ont, dès la fin des années 1980, inauguré un retourne-
« occidental » ou « impérialiste ». Il rappelle que ment dans le rapport aux savoirs religieux islamiques
les divisions entre les musulmans ont précédé qui s’est amplifié depuis lors – grâce notamment à
l’époque coloniale et montre que l’islam est enseigné, Shabestarī laissé lui aussi hors du champ de l’étude.
aujourd’hui encore, différemment dans les milieux Certes, les critiques de la théologie engagées par ces
trois penseurs et d’autres encore n’ont pas, loin s’en
faut, fait tarir la veine apologétique. À la lumière de
(1) Majid Daneshgar, Ṭanṭāwī Jawharī and the Qur’ān: Tafsīr and son expérience, l’auteur montre de manière probante
Social Concerns in the Twentieth Century, Londres, Routledge,
2017.
que celle-ci s’est prolongée jusque dans certaines
(2) Johanna Pink, «Striving for a New Exegesis of the Qur’ân », in universités et publications «occidentales ». Toutefois,
Sabine Schmidtke (dir.), The Oxford Handbook of Islamic Theology, les motifs et la teneur mêmes des critiques de Sorūsh,
Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 765-792. d’Abū Zayd, de Shabestarī et de leurs homologues
(3) David S. Powers, Muḥammad Is Not the Father of Any of Your montrent que les apologies de leurs adversaires pro-
Men; The Making of the Last Prophet, Philadelphia, University of
cèdent de sources multiples et pérennes internes à
Pennsylvania Press, 2009.
l’islam. En d’autres termes, l’ouvrage d’E. Said n’a pas
BCAI 36 45
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 46
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 47
II. ISLAMOLOGIE, DROIT, PHILOSOPHIE, SCIENCES
BCAI 36 48
III. HISTOIRE
BCAI 36 49
III. HISTOIRE
L’autrice rappelle que la géographie ne constitue développement supplémentaire sur l’Arménie, Arrān
jamais une discipline académique bien identifiée en et l’A zerbaïdjan (TransArmIraq). Selon N. D., ces
terre d’Islam – cette remarque est également valable amendements doivent être attribués à l’auteur lui-
pour l’Occident médiéval. L’œuvre d’al-Iṣtakhrī est même à cause de la parenté de la langue et du style.
comparée plus précisément à six autres ouvrages géo- Par ailleurs, chacune de ces rédactions est associée
graphiques fondateurs d’une géographie descriptive à un type de cartes bien spécifique, permettant de
et humaine, et non mathématique ou astronomique reconstituer un stemma à la fois textuel et visuel de
(à la suite de Sonja Brentjes, l’auteur critique cepen- la tradition manuscrite.
dant cette distinction trop rigide héritée d’André La carte du monde (p. 60-70) présente un espace
Miquel, les œuvres mêlant souvent ces deux aspects). terrestre entouré d’un océan circulaire, centré sur
Les auteurs examinés sont al-Yaʿqūbī (m. après 905) ; l’Arabie et la Mésopotamie avec, de part et d’autre,
al-Jāḥiẓ (m. 869) ; Ibn al-Faqīh (xe s.) ; Ibn Rustah la mer Méditerranée et l’océan Indien, le tout orienté
(xe s.) ; Ibn Khurradādhbih (m. vers 912), et Qudāma vers le sud en haut de la page. La forme d’oiseau du
Ibn Jaʿafar (m. 948). Il en ressort qu’al-Iṣtakhrī s’inscrit monde souvent évoquée d’après al-Balkhī change
dans la continuité de ces auteurs, mais propose, de cependant d’orientation et de signification selon les
manière plus évidente, une géographie «administra- géographes. Selon N. D., il est peut-être exagéré de
tive », presque entièrement dépourvue de références chercher à tout prix cet oiseau dans les cartes d’al-
historiques et religieuses. Pour N. D. , ce choix d’une Iṣtakhrī. Par ailleurs la division en climata, si présente
présentation «intemporelle », rigoureuse et neutre, dans les géographies arabes inspirées de Claude
des régions du monde musulman, sans effort litté- Ptolémée (al-Khwārizmī ou al-Idrīsī), ne joue aucun
raire, ni flatteries à l’égard d’un souverain spécifique rôle dans la représentation du monde d’al-Iṣtakhrī.
et sans allusion aux divisions politiques, a favorisé la La carte centrée sur le Dār al-Islām, laisse vides les
transmission de l’œuvre par-delà les siècles, les lan- espaces inconnus de l’Afrique au sud et de l’Europe
gues et les dynasties du monde musulman. au nord.
Le chapitre 2 (Show, don’t tell. The World through Les cartes régionales situées après la map-
al-Istakhri’s Book of Routes and Realms) analyse pemonde permettent d’établir des liens entre les
l’œuvre elle-même, plus précisément l’usage des différentes parties du monde islamique par un chan-
cartes dans le Livres des Routes et des Royaumes, gement d’échelle (zoom). En présentant chaque carte
comparé cette fois à trois autres fameux auteurs avec les mêmes éléments (cités, eaux, montagnes,
d’ouvrages géographiques et cartographiques : déserts et routes), et en utilisant le même code de
al-Balkhī (850-934), qui serait à l’origine du genre couleurs, ces cartes ordonnent l’espace à la manière
géographique des masālik wa-l-mamālik, mais dont d’une encyclopédie visuelle. Selon N. D., l’usage
l’œuvre ne nous est pas parvenue, al-Muqaddasī restreint de symboles rend chaque carte accessible
(m. 991), et Ibn Ḥawqal. N. D. réfute l’expression au plus grand nombre et aide à la mémorisation des
usuelle d’une «Balkhi school » (Tibbets) et rappelle régions par l’usage de formes simples. Ni les cartes ni
(s’il en était besoin) qu’il ne faut pas plaquer sur le texte ne mettent en évidence les aspects pratiques
cette expression l’image de nos institutions, avec des (itinéraires maritimes ou ports par exemple) ou les
bâtiments scolaires et une discipline académique particularités régionales qui permettraient de les
bien établie (p. 52). Les relations d’al-Iṣtakhrī avec utiliser pour préparer un voyage. Il faut enfin noter
ces auteurs sont examinées, mais on sait peu de l’absence presque totale de « merveilles », si pré-
choses sur lui : originaire d’Iṣtakhr, capitale de la sentes dans les récits de voyage et les mappemondes
province iranienne de Fārs, il appartenait, peut-être, d’Orient et d’Occident, sauf dans certains manuscrits
à l’administration de cette région. Il a rencontré Ibn persans et ottomans (développés dans les chapitres 3
Ḥawqal avec lequel il aurait discuté de la réalisation et 4). Les cartes régionales, schématiques et sélectives,
des cartes régionales. font ainsi apparaître le monde islamique comme une
Bien qu’al-Iṣtakhrī commence traditionnel- mosaïque ou un «carrelage » de carreaux juxtaposés,
lement sa description géographique par l’Arabie selon une «structure intemporelle » (timeless struc-
et les lieux saints de l’Islam, l’analyse des 21 cha- ture, p. 72), assurant la longévité de l’œuvre.
pitres du texte (avec un tableau récapitulatif p. 57) Le chapitre 3 (In Persian Please! The Translations
montre la prédominance des régions iraniennes. La of al-Istakhri’s Book of Routes and Realms) analyse
tradition textuelle assez stable de l’œuvre permet la tradition manuscrite en persan, qui regroupe le
à N. D. de distinguer une « forme de base », celle plus grand nombre de copies conservées. L’origine
des éditions actuelles du texte (Baseline), puis deux géographique de l’auteur, ainsi que l’attention plus
branches, l’une offrant un développement sur l’Iraq grande portée aux provinces orientales de l’empire
et la Transoxiane (baptisée TransIraq), l’autre, un islamique, ont sans doute favorisé le succès de cette
BCAI 36 50
III. HISTOIRE
traduction persane dès le xiiie siècle, à partir de trois que des versions en arabe ou en persan d’al-Qazwīnī
centres : Jand (auj. au Kazakhstan), Shiraz et Ispahan, (1203-1283) ou d’Ibn al-Wardī (1291-1348), le
sous la domination des Ilkhanides mongols. Les nou- Kitab-ı Bahriye de Piri Reis v. 1520) ou des ouvrages
veaux maîtres de l’Iran cherchent, en effet, à s’inscrire occidentaux : atlas de cartes portulans, Theatrum
dans la continuité des empires antérieurs et, pour cela, d’Ortelius etc. Le chapitre est l’occasion de détailler le
encouragent la traduction et la copie de manuscrits parcours de certains manuscrits d’après les marques
richement enluminés. Le traité géographique d’al- de possession, sceaux et annotations de leurs lecteurs,
Iṣtakhrī convient parfaitement à cet impérialisme jusqu’à leur achat ou copie par des orientalistes
culturel, tant par son contenu que par ses illustrations européens au xixe siècle. Cette intéressante question
aux couleurs vives. N. D. distingue trois nouvelles de la transmission contemporaine des manuscrits
familles parmi les manuscrits persans du Livre des islamiques en contexte colonial aurait d’ailleurs pu
Routes et des Royaumes. Un premier groupe, qu’elle faire l’objet d’un développement séparé.
surnomme The odd one («le bizarre »), copié à Jand Certaines copies tardives du Livre des Routes et
vers 1220, survit dans seulement trois manuscrits du des Royaumes se caractérisent par une iconographie
xviie et du xixe siècle. Il comporte des illustrations exceptionnellement détaillée et variée. Les motifs
inhabituelles, ajoutant aux motifs géométriques géométriques sont respectés, mais agrémentés de
des cartes des miniatures «iconiques », c’est-à-dire, miniatures représentant des personnages et des
selon la définition donnée en introduction, des animaux, tendance que l’on avait déjà vue, mais de
images qui font appel aux références culturelles du manière altérée et incompréhensible, dans le manus-
lecteur : par exemple, le phare d’Alexandrie pour la crit «bizarre » (The odd one) de la tradition persane
carte de l’Égypte, mais aussi des personnages et des (ici, N. D. aurait pu en tirer davantage les consé-
animaux étranges dans le golfe persique : de curieuses quences dans son stemma des manuscrits persans,
femmes ailées, des canards avec une auréole (!). car ceux qui furent copiés dans l’empire ottoman
Malheureusement l’autrice peine à donner des expli- éclairent, rétrospectivement, l’une des branches de
cations satisfaisantes à ces bizarreries. Le deuxième la tradition persane dont ils sont visiblement issus).
groupe ne comporte qu’un exemplaire incomplet Les enluminures «iconiques » insistent sur des mer-
(«The Lonely one »), copié, d’après son colophon, en veilles et des légendes : Jonas recraché par la baleine
1297. Le troisième groupe («The popular one ») est le avec l’intervention de l’ange Gabriel sur la carte du
plus répandu, avec 32 manuscrits recensés entre la fin golfe Persique, ou l’oiseau Roc (ou Simurgh) près du
du xiiie siècle et le xixe siècle. Les cartes sont toujours détroit de Gibraltar (on aurait aimé quelques explica-
aussi sobres, sans miniatures, mais le texte comporte tions supplémentaires sur leur signification). L’un des
des additions et des interpolations au sujet d’histoires copistes s’éloigne de la vocation géographique des
merveilleuses dans le golfe Persique et l’océan Indien, cartes en faisant des cercles des villes de purs motifs
qui peuvent éclairer, en partie, les enluminures de floraux. Un autre donne aux cartes une dimension
certains manuscrits ottomans (p. 133-135). plus politique en insistant, par exemple, sur la posi-
Le chapitre 4 (Something Old, Something New. tion centrale de La Mecque sur la mappemonde (ce
Colleting and Commissiong the Book of Routes and qui n’est pas le cas dans la plupart des manuscrits).
Realms in Ottoman Libraries from the 15th century Un autre modernise les cartes originelles en y intro-
onwards) traite, pour finir, de la postérité de l’œuvre duisant des caractéristiques de cartes du monde
dans l’empire ottoman, à partir de la deuxième moitié occidental (contours des côtes, navires...).
du xve siècle. Mehmet II fait d’Istanbul une grande La conclusion insiste sur la remarquable posté-
capitale culturelle et favorise la collecte et la copie rité du Livre des Routes et des Royaumes dans l’orient
des manuscrits, en particulier historiques et géogra- islamique. Le livre a été peu lu au Maghreb et en
phiques. N. D. décrit longuement les collections géo- Andalousie où on lui a préféré des auteurs ibériques
graphiques des sultans, en se fondant essentiellement comme al-Bakrī. Le livre d’al Iṣtakhrī, perçu à la fois
sur le livre récent de Pınar Emiralioğlu (5). La quinzaine comme un héritage culturel et une œuvre d’art,
de copies en arabe, persan ou turc (seulement trois témoigne des transferts de pouvoir dans le monde
manuscrits) du Livre des Routes et des Royaumes d’al- islamique, des villes de l’Iraq et de l’Iran à la capitale
Iṣtakhrī ne représente qu’une infime partie de ces de l’empire ottoman, et jusque dans les capitales
collections géographiques qui comportent, aussi bien, européennes.
la traduction en turc de la Géographie de Ptolémée Nadja Danilenko nous propose ainsi une
plongée passionnante dans l’histoire des manus-
(5) Pınar Emiralioğlu, Geographical Knowledge and Imperial crits islamiques en arabe, persan et turc du Livre
Culture in the Early Modern Ottoman Empire, Farnham, Ashgate, des Routes et des Royaumes. L’attention portée au
2014. texte et aux cartes, mais aussi à la matérialité des
BCAI 36 51
III. HISTOIRE
BCAI 36 52
III. HISTOIRE
BCAI 36 53
III. HISTOIRE
Jafudà, né en 1360, qui travailla aux côtés de son père leurs noms ; zodiaque, stations et phases lunaires).
et hérita de son atelier après son décès en 1387. En Elisha émerge ainsi comme un homme aux larges
tant que cartographe royal et bénéficiant du privi- horizons, versé dans les sciences comme dans la
lège de familier de la cour, Elisha recevait un salaire tradition rabbinique.
et jouissait d’un statut important. Il apparaît ainsi Le troisième chapitre commence par présenter
comme un homme riche et honorable vivant dans les caractéristiques de la production cartogra-
une grande maison au sein du call, devant, certaine- phique médiévale afin de montrer l’originalité de
ment, être un membre érudit de l’élite juive ibérique. l’approche d’Elisha. L’auteure, constatant qu’aucun
Sa carrière suggère qu’il travailla peut-être avec une cartographe antérieur aux années 1360 n’avait eu
équipe au sein de laquelle il prenait néanmoins les l’idée de représenter l’écoumène en des termes
décisions majeures. géographiques fiables sur une surface rectangulaire,
Une question reste en suspens. Était-il capable en attribue la paternité à Elisha. Sa représentation
de produire lui-même des textes en catalan, comme de l’écoumène, de la péninsule Ibérique à la Chine,
les légendes qui apparaissent dans l’Atlas ? Reprenant était également nouvelle. Enfin, il se détache de la
les arguments de Ramon Pujades (1), l’auteure avance carte circulaire représentant le monde connu comme
qu’Elisha aurait pu être formé par un notaire chrétien une terre entourée d’eau. Elisha réalisa l’Atlas catalan
ou commissionner la réalisation des légendes à un comme un portulan et appliqua cette technique à
scribe chrétien. Elle penche néanmoins pour une l’écoumène dans son ensemble. L’auteure démontre
maîtrise directe démontrant, grâce au dictionnaire comment il eut accès à des versions hébraïques de
des racines hébraïques inséré dans le Codex Fahri, travaux arabes en géographie et en astronomie qui
qu’il était capable de travailler dans les deux langues circulaient certainement dans le call majorquin, et
(hébreu et catalan), et qu’il aurait, éventuellement, notamment aux travaux de Ptolémée, comme sa
pu aussi maîtriser l’arabe, ce qui néanmoins n’induit méthode de projection, qu’il n’intégra pas forcément,
pas une maîtrise des différents systèmes graphiques. lui préférant la rose des vents des cartes portulans.
Le deuxième chapitre étudie les multiples Il aurait certainement pu consulter la collection de
intérêts intellectuels d’Elisha en se concentrant sur Mosconi qui comprenait deux copies hébraïques de
les textes inclus dans le Codex Fahri. Elisha rassem- l’Almageste et une copie des travaux astronomiques
bla durant sa vie des textes religieux dans l’idée de d’Abraham bar Hiyya (Sefer tsurat ha’arets). L’auteure
les transmettre à ses descendants et en copia une ne peut cependant pas affirmer si l’intégration de
partie dans le Codex. Il fit aussi l’acquisition de livres ces nouveautés dans ses réalisations furent le fruit
mis aux enchères de la bibliothèque personnelle de d’une commission ou si elle était issue des intérêts
Lleó Judah Mosconi, un médecin juif né dans l’Empire scientifiques personnels d’Elisha.
byzantin, qui s’installa à Majorque vers 1350 après Les portulans qu’Elisha connaissait couvraient
avoir voyagé en Grèce et en Égypte (sa bibliothèque principalement l’Europe, le Maghreb et le
personnelle se montait à 156 livres couvrant une Moyen-Orient. Il dut ainsi trouver d’autres sources
grande variété de sujets). L’intérêt d’Elisha concernait pour représenter l’Afrique et l’Asie. L’auteure avance
principalement le Midrash et d’autres formes d’exé- qu’Elisha développa une méthode pour conduire à de
gèse biblique, mais également la grammaire, la masso- meilleurs résultats, transférant des informations de
rah, et l’histoire. Des contenus d’ordre cosmologique l’ordre des connaissances textuelles dans le domaine
et astronomique sont également présents dans de la cartographie. Le quatrième chapitre considère
les premières pages de l’Atlas catalan. Le calcul du ainsi ses sources potentielles, notamment les récits
calendrier lunaire juif et celui des années bissextiles de voyages comme ceux de Marco Polo pour l’Asie
étaient alors basés sur le savoir astronomique hérité ou d’Ibn Battuta pour l’Afrique et les traités de
des Grecs à travers la transmission arabe qui circulait géographie arabe, qu’il utilisa pour incorporer des
de manière importante dans le monde juif éduqué détails comme les noms de lieux, les rivières ou
de la péninsule Ibérique depuis le xiie siècle. La visua- d’autres informations présentes dans les légendes.
lisation du cosmos d’Elisha diverge ainsi de l’imagerie L’auteure se penche sur six espaces pour lesquels
chrétienne. Elle était structurée à travers l’usage de elle examine les sources possibles (les îles de l’océan
couleurs, dans une composition tripartite (sphères Atlantique, l’Afrique et le Moyen-Orient, l’Inde, la
de l’univers ptolémaïque ; orbites des planètes avec Perse et l’Asie centrale, l’Asie orientale, les pourtours
du monde connu). Pour l’espace africain, l’auteure
aurait pu davantage insister sur les informations
(1) Ramon J. Pujades, Les cartes portolanes: la representació
medieval d’una mar solcada, Barcelone, Institut Cartogràfic de directes qu’Elisha a pu recevoir de ses coreligionnaires.
Catalunya, Institut d’Estudis Catalans, Institut Europeu de la Majorque était en effet une plateforme marchande
Mediterrània, 2007. de premier ordre et la voie d’entrée au commerce avec
BCAI 36 54
III. HISTOIRE
l’Afrique. Les réseaux marchands, qui traversaient la mais également comme une culture avec laquelle de
Méditerranée et s’emboîtaient dans d’autres réseaux nombreux juifs ibériques étaient familiers. Il y carac-
qui parcouraient l’espace africain, saharien et subsa- térise l’islam comme une religion de l’erreur mais ne
harien, véhiculaient parallèlement aux marchandises, représente pas les pouvoirs islamiques comme une
des connaissances géographiques. menace politique. Elisha montre ainsi l’Islam sous un
Les chapitres cinq à sept s’intéressent aux infor- jour plus favorable que les cartographes chrétiens, de
mations politiques présentes dans l’Atlas catalan et manière subtile, afin de ne pas heurter les attentes
représentées par le biais des drapeaux et des portraits de son commanditaire. L’auteure va néanmoins
de souverains, deux différents types de langage peut-être un peu trop loin en affirmant qu’Elisha
employés par Elisha illustrant sa manière d’organiser réfléchissait éventuellement à la possibilité d’une vie
l’espace politique et religieux. Si les drapeaux sont dans le monde islamique (p. 211) et représentait ces
communément présents dans les portulans, Elisha espaces comme de possibles refuges (p. 218). Même
les utilise particulièrement pour marquer la diffé- si des émeutes avaient régulièrement lieu à Majorque
rence politique, notamment à travers leur taille et et ailleurs dans l’espace ibérique, Elisha mourut avant
leur couleur. Le chapitre cinq considère ce qu’Elisha la grande vague de persécutions de 1391 qui entraîna
pourrait avoir défini comme l’Europe, qui apparaît notamment la conversion de son fils Jafudà.
comme un ensemble allant au-delà des divisions Le cas de la représentation des khanats mon-
entre royaumes chrétiens et non-chrétiens, excluant gols et des Tatares est abordé au chapitre sept, avec
ainsi Byzance de l’espace européen, à la différence de la même approche. L’auteure examine l’image de
Dulcert quelques décennies auparavant, et incluant l’Asie, à l’exception de l’Inde, de manière comparative,
le royaume de Grenade. Sa notion « d’identité entre une culture occidentale et une approche juive.
européenne » s’affranchit des obédiences religieuses L’analyse est plus complexe, l’image du continent
pour désigner davantage un espace culturel, social et étant plus floue et plus lointaine et peuplée de
économique partagé. Au sein de cet espace, Elisha fantastique, avec lequel Elisha prend néanmoins ses
illustre l’importance de la Couronne d’Aragon et distances, cherchant davantage à dessiner une image
son influence au niveau politique et commercial des réalités politiques. L’Atlas catalan montre une
dans l’espace méditerranéen, notamment par le biais bonne compréhension de la situation politique suite
de drapeaux plus importants et largement répétés à la désintégration du royaume de Gengis Khan et
et par l’usage abondant de l’or. Il satisfaisait ici très de sa division en quatre khanats, même si, à la fin du
certainement la volonté de son commissionnaire, xive siècle, la situation politique était bien différente.
Pierre IV d’Aragon. Les erreurs présentes sur la carte relèvent davantage
Elisha étendit le marquage politique des dif- d’un manque de connaissances géographiques que
férents royaumes à des espaces situés au-delà des de compréhension politique. Elisha dessine en effet le
montagnes de l’Atlas et de l’Euphrate, ce que l’auteure portrait des quatre souverains des royaumes mongols,
examine au chapitre six. Comme Dulcert mais de couronnés à l’occidentale, dont trois sont identifiés
manière beaucoup plus abondante, il enrichit son par leur nom. Il les dépeint comme de dignes sou-
discours graphique par des portraits de souverains, verains et les khanats sont montrés sous un jour
comme le roi de Perse ou Mansa Musa I du royaume positif, densément peuplés et urbanisés, loin d’une
de Mali, chacun répondant à une série de conven- image européenne les percevant souvent comme
tions iconographiques. Néanmoins, des choix ont été des sauvages inciviques (p. 230). De même, la repré-
effectués à travers la représentation des attributs de sentation de Gog et Magog s’éloigne complètement
la souveraineté, la couleur de la peau ou l’habillement de la perception chrétienne les figurant comme des
reflétant des enjeux ethniques, culturels, politiques mangeurs d’hommes. À nouveau ici, l’auteure avance
et religieux. En examinant cinq espaces de l’Islam une perception juive des Mongols et des Tatares en
(Grenade et le Maghreb, l’Afrique saharienne et sub- s’appuyant sur diverses sources. Comme la percep-
saharienne, le sultanat mamelouk, l’Arabie, l’Empire tion chrétienne, les représentations juives côtoyaient
ottoman), K. Kogman-Appel caractérise la percep- la légende, mais au lieu d’évoquer une menace, elles
tion qu’avait Elisha du monde islamique, à travers les la tournaient en une force positive favorable aux Juifs,
stratégies visuelles de représentations qui reflétaient, pouvant éventuellement représenter, ici aussi, un
selon elle, une perspective juive présente à la fois dans espoir et une solution face à l’oppression chrétienne.
l’Atlas catalan et dans le Codex Fahri. Les deux œuvres L’auteure montre ainsi comment Elisha, à travers
d’Elisha, produites en parallèle et adressées à des un langage visuel sophistiqué, élabora une image de
publics différents, apportent une image visuelle simi- l’écoumène cherchant à représenter les réalités poli-
laire de l’Islam qui émerge à la fois comme un monde tiques et ethniques. Il y inséra néanmoins sa propre
de pouvoirs politiques stables, de souverains dignes, représentation par le biais d’une autre strate de
BCAI 36 55
III. HISTOIRE
lecture où l’Islam apparaît comme une culture fami- Cet ouvrage est une synthèse intéressante de
lière et les Mongols comme une puissance capable l’histoire de la carte, de l’analyse des représentations
de changer l’équilibre des forces et comme le présage iconographiques et de l’histoire du livre, soutenue
d’une rédemption messianique. par une importante maîtrise des sources issues
Le huitième et dernier chapitre analyse la repré- des cultures chrétienne, juive et arabe. Le livre de
sentation de l’espace religieux et mythique dans les Katrin Kogman-Appel est également un magnifique
deux œuvres majeures d’Elisha. De très nombreuses objet riche d’une centaine de pages d’illustrations
cartes médiévales comportent des représentations en couleur de très haute qualité, notamment des
de pèlerinages et de sites liés à des missions aposto- reproductions du Codex et de cartes marines avec
liques comme l’église Saint-Jacques de Compostelle de nombreux détails. Il contient également deux
en Galice. À cet égard Elisha ne présente pas d’excep- longues reproductions dépliantes représentant les
tion. Sa carte portulan comme le Codex focalisent planches de l’Atlas catalan.
ce sujet autour de deux axes majeurs : le pèlerinage
et l’eschatologie. Là encore, l’auteure offre un autre Ingrid Houssaye Michienzi
niveau de lecture possible au-delà de la représenta- CNRS-UMR 8167 Orient & Méditerranée
tion du monde sacré de son commanditaire. Elisha
changea la perspective traditionnelle en offrant une
représentation juive des espaces sacrés.
Katrin Kogman-Appel définit son approche mé-
thodologique comme éclectique, analysant le conte-
nu du portulan mais cherchant la «voix d’Elisha »
dans son œuvre, au-delà de ses compétences tech-
niques et de ses connaissances géographiques. Elle
démontre à quel point l’Atlas catalan proposait une
vision du monde richement symbolique dont les
significations ne peuvent être comprises qu’à travers
l’étude approfondie des cultures sociales et politiques
qui l’ont façonnée. Elle examine pour ce faire les textes
et les concepts qui étaient accessibles à Elisha par le
biais de la circulation des manuscrits et de l’utilisation
de la bibliothèque de Mosconi, mettant en avant
l’hétérogénéité de la documentation, composée de
textes scientifiques sur l’astronomie et la géographie,
provenant majoritairement de corpus en arabe et de
quelques traductions hébraïques, et d’une littérature
de voyage essentiellement en langues arabe, latine et
vernaculaires. Au niveau du langage visuel, le lecteur
de ses œuvres aurait remarqué l’originalité d’Elisha.
Sa position intellectuelle était en effet unique : il
incarnait à lui-seul un cartographe à la pointe des
techniques et des connaissances géographiques, un
enlumineur remarquable qui savait représenter les
messages politiques et religieux et un intellectuel qui
avait accès à une grande variété de connaissances.
L’analyse du programme pictural de l’Atlas cata-
lan montre comment Elisha répondit aux exigences
de son commanditaire, non seulement au niveau
scientifique mais encore à un niveau politique et
religieux, en montrant la Couronne d’Aragon comme
une force majeure en Méditerranée, ou en marquant
les principaux lieux de la culture chrétienne et des
pèlerinages. Katrin Kogman-Appel examine avec
force les différentes facettes de l’œuvre d’Elisha et le
double langage visuel qu’il utilisa, tout en dressant
le portrait d’un homme érudit aux multiples talents.
BCAI 36 56
III. HISTOIRE
BCAI 36 57
III. HISTOIRE
BCAI 36 58
III. HISTOIRE
BCAI 36 59
III. HISTOIRE
BCAI 36 60
III. HISTOIRE
BCAI 36 61
III. HISTOIRE
contrer les intérêts des nombreux Arabes omanais, criticism de Fred M. Donner, il excelle dans la restitu-
parmi lesquels des Azd, très actifs dans les réseaux tion d’une histoire polyphonique, tout comme dans
commerciaux locaux. La campagne menée par Yazīd la déconstruction des réinterprétations imposées
b. al-Muhallab au sud de la mer Caspienne vise éga- par les savants abbassides à leur matériau, opération
lement à réorienter les routes commerciales vers le indispensable pour retracer l’évolution de l’identité
califat, notamment en mettant la main sur Jurjān, d’al-Azd. En outre, des conclusions souvent lumi-
principale zone de production de soie. Si l’installa- neuses viennent utilement remettre en perspective
tion de populations arabes dans le Sind est le fruit les acquis de chaque chapitre.
de mouvements autonomes de migrations tribales, L’ouvrage a par ailleurs le mérite d’analyser les
leur implantation dans le Khurāsān résulte lui d’une transformations de cette identité en tenant compte
politique consciente de l’État. Comme au chapitre de son articulation avec les processus parallèles de
précédent, un examen minutieux des sources rela- redéfinitions d’autres identités collectives, et en parti-
tives aux Azd du Khurāsān fait ressortir les objectifs culier de l’identité arabe. Les points de rencontre avec
propres à chaque auteur qui en rend compte. les derniers travaux de Peter Webb sont nombreux (1)
Le cinquième et dernier chapitre («The Azd of et auraient sans doute mérité d’être plus approfondis,
Mosul », p. 194-214), encore plus court, examine la comme par exemple à propos des récits qui, bien que
situation des Azd de Mossoul à l’époque abbasside, placés au cœur de la mémoire des Azd, s’en trouvent
qui s’ouvre, pour cette ville, par le massacre d’une progressivement déconnectés à partir de la fin du
partie de l’élite urbaine. Si cela s’explique notamment ixe siècle et du début du xe siècle, laissant place soit
par le fait que celle-ci était en partie restée fidèle aux à une histoire recentrée sur des groupes familiaux,
Omeyyades, Brian Ulrich souligne la continuité entre comme les Muhallabides, soit à des récits portant
les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides, sur l’identité arabe en général.
qui ont en commun de chercher à exercer un contrôle Brian Ulrich insiste fortement sur la très grande
plus direct sur la ville. L’avènement des Hamdān, malléabilité et volatilité des constructions généalo-
nouvelle puissance politique dominante au début giques auxquelles sont rattachés les Azd. S’il est bien
du ixe siècle, permet de mettre en évidence les établi que les discours généalogiques du ixe siècle,
redéfinitions des identités tribales qui en découlent comme ceux d’Ibn al-Kalbī, ont eu pour effet de rigi-
localement, et en particulier la déconnexion entre difier des arbres généalogiques et d’établir, entre diffé-
l’identité azdie et al-Yaman. Le cas des descendants rents groupes tribaux, des relations parfois artificielles,
de Jābir b. Jabala permet par ailleurs de montrer cet ouvrage offre une étude de cas extrêmement riche,
comment les Azd s’adaptent à l’émergence d’une mettant en évidence les affiliations changeantes des
nouvelle culture impériale commune : alors que Azd et, en particulier, la manière dont ils sont devenus
les personnages importants d’époque omeyyade un élément clef du groupe al-Yaman, notamment après
sont des chefs tribaux s’appuyant sur leur puissance la rupture des liens avec Quraysh et Thaqīf.
militaire ou leurs ressources économiques, ce sont Force est toutefois de reconnaître que l’architec-
désormais les lettrés qui, par leur savoir, peuvent le ture de l’ouvrage est parfois déroutante. D’une part,
plus aisément s’agréger au nouveau groupe dominant. l’organisation des chapitres ne permet pas toujours
La conclusion (p. 215-218) est de taille trop réduite de faire ressortir autant qu’elles le mériteraient les
pour proposer une réelle synthèse des acquis de idées directrices de l’auteur qui, morcelées en unités
l’ouvrage, alors qu’il aurait été particulièrement inté- chronologiques et spatiales distinctes, perdent de
ressant que l’auteur y restitue la vision d’ensemble à leur lisibilité. D’autre part, si la confrontation de
laquelle permet d’aboutir sa démonstration. récits concurrents produit des résultats qui sont à
L’un des points forts de l’ouvrage est incontesta- saluer, il est dommage que l’auteur en restitue le
blement la capacité de l’auteur à mettre en parallèle contenu de façon aussi détaillée, se livrant parfois à
les récits nombreux et complexes élaborés autour des une accumulation de détails qui rendent le propos
évènements centraux de l’histoire d’al-Azd, reconsti- très dense et aride, et nuisent à la clarté de la struc-
tuant minutieusement leur contexte de composition ture argumentative (2). Cela est d’autant plus regret-
et les enjeux immédiats auxquels ils répondent, par table que l’absence de réel effort pédagogique rend
exemple autour des Muhallabides ou des conquêtes
du Khurāsān et du Sind. Il faut ainsi distinguer entre
les visions d’al-Ṭabarī et d’al-Balādhurī, qui lisent ces (1) Peter Webb, Imagining the Arabs. Arab Identity and the Rise
of Islam, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2016.
évènements en fonction de l’interprétation qu’ils
(2) Nous pensons par exemple à la restitution extrêmement
donnent à la chute des Omeyyades, le premier détaillée des différentes versions de la fitna de Masʿūd b. ʿAmr
insistant sur le rôle des conflits tribaux et le second (p. 87-97), ou de la guerre d’al-Muhallab contre les Azraqites
sur les facteurs religieux. Se réclamant du tradition (p. 121-129).
BCAI 36 62
III. HISTOIRE
BCAI 36 63
III. HISTOIRE
BCAI 36 64
III. HISTOIRE
L’intérêt des écrits de Denys de Tell-Maḥre partager leurs réseaux et leurs moyens financiers, ce
pour cette enquête est manifeste. Rédigés par un dont témoigne le parcours de Denys lui-même, issu
patriarche, ils expriment la vision qu’un acteur de d’une famille édessénienne de haut rang et qui devait
premier plan avait de son Église et des rapports sans doute en partie son élection au patriarcat à
avec le pouvoir califal. De plus, ils intègrent la nar- ses bonnes relations avec l’émir ʿAbd Allāh b. Ṭāhir.
ration des événements survenus durant la seconde L’interpénétration accrue entre les intérêts des élites
moitié du viiie siècle, marquée par une forte instabi- laïques et cléricales se révèle aussi dans la rédaction
lité du patriarcat jacobite. Tout le long de l’ouvrage, de nombreux canons sur le mariage, car la préten-
Philip Wood porte un regard critique sur la manière tion du haut clergé à contrôler cette institution et
dont Denys et ses sources représentèrent les évé- à privilégier les mariages entre jacobites coïncidait
nements, avec une attention particulière pour la avec les intérêts de propriétaires chrétiens soucieux
construction de modèles de bons et de mauvais de conserver leurs biens dans leur famille élargie
patriarches et la volonté de promouvoir ou de dis- (chap. 6). Dans une perspective géo-ecclésiologique,
créditer des individus (dont Denys lui-même) et des Philip Wood suggère aussi que l’élection de cer-
milieux (les différents monastères qui jouaient un tains patriarches du milieu du viiie siècle, toujours
rôle important dans la politique interne de l’Église confirmée par le calife, pourrait s’expliquer par la
jacobite, les chrétiens laïcs collecteurs d’impôts, proximité entre les monastères dont ils étaient issus
certains émirs). En même temps, il s’interroge et les capitales successives du califat (Ḥarrān puis
systématiquement sur ce que ces représentations Raqqa) ; le déplacement du centre de l’Empire vers
peuvent nous apprendre de l’évolution du patriarcat, Bagdad fit que l’accès au prince ne pouvait plus être
notamment en mettant en évidence les problèmes favorisé par la proximité géographique, ce qui rendit
qu’elles évoquent et les tentatives de réponses dont possible, à partir de 793, l’exercice effectif du pouvoir
elles témoignent. par des patriarches issus du monastère de Qennešre,
Sur le plan philologique, l’auteur rappelle que dont Denys lui-même (chap. 4).
la chronique de Denys ne nous est pas parvenue Si ces déplacements du centre du pouvoir, avec
directement : elle a été utilisée, directement ou leurs conflits sous-jacents, ne font guère de doute,
indirectement, par Michel le Syrien, la Chronique nous inclinerions vers davantage de prudence
jusqu’en 1234, Bar Hebraeus et Élie de Nisibe. Il fait le concernant l’évolution des conceptions du patriarcat
choix de s’appuyer exclusivement sur la chronique de durant cette période (chap. 2). L’auteur souligne, à
Michel le Syrien, dont le texte n’est connu que par un juste titre, que la chronique de Denys, contrairement
manuscrit non autographe, sans discuter les variantes par exemple à la Chronique jusqu’en 813, emprunte
dans les autres traditions syriaques qui, pourtant, se à une tradition hostile au monastère de Qartmin,
fondent sur des versions du texte antérieures, soit à dont furent issus de nombreux patriarches dans les
cette œuvre, soit à la copie qui nous en est parvenue. années 750 à 780. Le problème est qu’il se fonde sur
Il laisse également de côté, cette fois avec raison, les cette historiographie pour affirmer que les auteurs,
traductions arabes et arméniennes de la Chronique qui écrivaient durant le troisième quart du viiie siècle,
de Michel (4). considéraient la collecte des contributions des
L’ouvrage se départit nettement d’une vision fidèles par le patriarche et le versement de tributs
de l’Église jacobite qui en ferait une communauté au calife comme des innovations scandaleuses, qui
complètement exclue du pouvoir, dont le fonction- seraient ensuite devenues normales à l’époque de
nement interne aurait été essentiellement hérité du Denys. Il est cependant possible que ces auteurs
passé et dont la condition socio-politique aurait sur- aient estimé, tout comme Denys après eux, que ces
tout dépendu de la plus ou moins grande tolérance pratiques étaient légitimes si elles servaient l’Église
des dirigeants musulmans à l’égard des chrétiens. plutôt qu’une ambition personnelle : l’orientation
À l’opposé d’une conception fixiste, le chapitre 1 critique des sources ne permet pas d’en juger. En tout
esquisse ainsi la description d’un rapprochement, au cas, les personnages dénoncés sont présentés comme
moins à partir du viiie siècle, entre le haut clergé et des simoniaques plutôt que comme des innovateurs.
les élites laïques chrétiennes (aristocracy) : dans un De plus, dans au moins un passage de la chronique,
contexte où le pouvoir califal accroissait son contrôle ce qui est présenté par Philip Wood comme une
et ses prélèvements sur les populations soumises et opposition entre Denys et ses sources est, en fait,
où la concurrence des élites musulmanes s’intensifiait, un accord. À propos de l’élection du patriarche qui
ces deux groupes paraissent avoir été plus enclins à eut lieu en 740, la source rapporte que l’on recourut
au tirage au sort et qu’Athanase Sandalaya, évêque
(4) Voir J. -B. Chabot, Introduction, dans Chronique de Michel de Maypherqat, truqua l’élection en notant le nom
le Syrien I, Paris 1924, p. xxxvii-li. d’Iwannis sur tous les bulletins. Le texte précise alors
BCAI 36 65
III. HISTOIRE
que «le même bulletin » (leh kaḏ leh l-ḵarṭiso) fut tiré fidèles et du brouillage des frontières confessionnelles.
trois fois par une main innocente, et Denys ajoute : Certes, certains musulmans pouvaient avoir recours
«ce ne fut pas par le fait de Sandalaya, mais par la au baptême chrétien ou au signe de la Croix à des
providence divine, que le même bulletin sortit trois fins apotropaïques et des auteurs chrétiens pouvaient
fois » (5). L’historien en conclut que le récit originel s’approprier la phraséologie coranique ; mais, sur le
aurait tendu à invalider l’élection de Iwannis en la plan social, les groupes confessionnels (communities)
présentant comme le résultat d’un stratagème, voire étaient bien distincts et l’affiliation institutionnelle à
aurait eu une tonalité ironique et blasphématoire, l’un ou l’autre d’entre eux était exclusive. La question
tandis que Denys aurait voulu réaffirmer l’action n’est donc pas seulement de savoir comment des
de l’Esprit Saint lors des conciles, capitale pour la hommes de religion cherchèrent à consolider, voire,
légitimité des patriarches (p. 64-65 et 69-70). Le récit dans certains domaines, à définir les oppositions
précise bien, toutefois, que c’est le même bulletin qui confessionnelles, ni dans quelle mesure les fidèles
fut tiré trois fois, et non seulement le même nom. Il avaient intégré les doctrines officielles : l’auteur
suggère donc l’intervention de la Providence pour s’intéresse d’abord à l’évolution des institutions qui
valider une élection qui aurait pu être entachée par encadraient les chrétiens affiliés à l’Église jacobite et
le stratagème de Sandalaya, si bien que le commen- au renforcement de cet encadrement. Le chapitre 3
taire de Denys fait figure d’explicitation et non de montre comment le récit de Denys sur l’instabi-
correctif (6). lité au somment de l’Église jacobite, au cours des
Quoi qu’il en soit des conceptions du patriar- années 740-780, tend à promouvoir le monopole
cat, il est certain que les élites chrétiennes, parfois du patriarche sur les relations avec le pouvoir cali-
en interaction avec le pouvoir califal, firent évoluer fal. Les désordres sont souvent imputés au soutien
les institutions et le fonctionnement de l’Église direct que certains évêques surent obtenir du calife.
jacobite en tenant compte des problèmes et des Au contraire, la capacité de Denys à entretenir des
possibilités impliqués par leur intégration à l’Empire rapports exclusifs avec al-Maʾmūn est présentée non
islamique. À cet égard, il paraît pleinement justifié seulement comme un facteur de stabilité interne, li-
d’appeler, comme le propose Philip Wood, «Église mitant les possibilités de contestations et de schismes,
islamique » (Islamicate Church) n’importe quelle mais aussi comme un moyen pour tous les jacobites
Église se trouvant dans le califat. De même, l’usage d’être mieux protégé : un patriarche reconnu par tous
de l’expression «Église jacobite » pour se référer plus pouvait plus aisément payer le tribut demandé par le
particulièrement à l’Église miaphysite d’Antioche calife, se poser en garant de la non-participation des
entérine explicitement ses différences structurelles chrétiens dans les affaires politiques des musulmans
avec le mouvement miaphysite qui se développa et, en échange, demander l’intervention du souverain
dans l’Empire romain d’Orient au vie siècle. On contre les exactions de certains émirs. Cette vision
regrettera simplement que l’auteur n’ait pas précisé, exprimée par Denys semble avoir été assez largement
sur chacun de ces sujets, la situation au début du partagée au sein de l’Église, ce qui expliquerait la sta-
viie siècle, par rapport à laquelle ces évolutions eurent bilité du pouvoir patriarcal à partir des années 780
lieu : il revient au lecteur de se référer à la littérature et l’initiative des julianistes pour s’unir à l’Église
secondaire sur l’Église dans l’Empire romain tardif et jacobite en 797. Philip Wood avance également que
l’Empire sassanide. le versement d’un tribut, mentionné par Denys, dut
Comme le souligne l’auteur, cette histoire sociale également accroître la capacité du clergé à obtenir
et politique des institutions permet de compléter des fidèles des contributions régulières : à en juger
l’approche culturelle qui a dominé l’historiographie par l’importance des questions financières dans les
pour comprendre ce que signifiait d’être chrétien au canons émis à partir de la fin du viiie siècle, il semble
début de la période islamique. Elle conduit à mettre que le clergé ait réussi à drainer des richesses au-
en perspective la question des croyances des simples delà de ce que requérait l’achat de la protection du
calife. Dans l’ensemble, l’intégration des miaphysites
(5) Michel le Syrien, Chronique universelle, éd. J. -B. Chabot,
dans le gouvernement de l’Empire non seulement
Chronique de Michel le Syrien, II, Paris 1899-1910, p. 504-505. constitua leur mouvement en Église indépendante,
(6) En revanche, le texte édité de la Chronique ecclésiastique de mais renforça aussi sur le long terme la cohésion, la
Bar Hebraeus, mentionnée en passant par Philip Wood p. 65, n. 8, centralisation et les ressources de cette Église ; l’auteur
s’accorde avec son analyse. Il faudrait toutefois justifier par des souligne toutefois que cette dynamique accrut aussi
arguments philologiques la décision de privilégier le texte de Bar
sa vulnérabilité en cas de dégradation des relations
Hebraeus (dont les témoins restent à comparer) au détriment
de la tradition directe de Michel le Syrien pour reconstituer le avec le souverain, comme le montrent les plaintes de
texte de Denys, ce qui paraît difficile, tant le premier paraît avoir Denys à propos du califat d’al-Muʿtaṣim.
abrégé et simplifié sa source.
BCAI 36 66
III. HISTOIRE
L’émergence d’un modèle d’Église spécifique au la part trop belle à d’éventuels contacts avec les dis-
monde islamique dut également s’accompagner de putes de la shuʿūbiyya. Il est vrai que Denys énumère
l’évolution de la culture et des représentations du les royaumes syriens, de de même que les défenseurs
haut clergé. L’auteur s’intéresse tout d’abord à la litur- des Persans exaltaient le prestige de leurs rois d’antan.
gie en rappelant, de manière générale, qu’elle servait Cependant, faute d’autres éléments, il semble plus
à actualiser la participation du fidèle à l’Église et à prudent de considérer ce rapprochement comme for-
rappeler la hiérarchie spirituelle entre, et parmi, les tuit, étant donné la tendance, dans la tradition chré-
clercs et les laïcs (chap. 6). Le chapitre 8 envisage une tienne, à lier systématiquement les peuples à leurs roi
possible utilisation par Denys de la théorie contem- passés (9). Le but explicite de cette digression est de
poraine de l’Imamat dans son discours à al-Maʾmūn. déterminer les contours du peuple syrien, à la fois
Dans le récit de Denys, le calife a déclaré qu’il contre ceux qui affirmaient que les Mésopotamiens
reconnaîtrait n’importe quel chef religieux élu par au étaient les vrais Syriens et contre ceux (probablement
moins dix personnes, ce dont s’est emparé l’évêque chrétiens (10)) qui niaient l’existence d’un tel peuple au
jacobite de Bagdad pour contester sa récente desti- motif qu’il n’y aurait jamais eu de royaumes corres-
tution. Afin de faire annuler ce décret, le patriarche pondants. Elle est sans doute à lire dans le cadre de la
explique que la seule sanction qu’il puisse infliger aux rivalité, traitée dans le chapitre 5, entre le patriarcat
prêtres et aux évêques indignes est de les destituer : d’Antioche et l’évêché métropolitain de Takrit qui lui
privé de ce pouvoir, il ne pourrait plus veiller à ce que était théoriquement subordonné, plutôt que comme
les fidèles soient exhortés au bien, en particulier au une «défense de la civilisation suryoyo » reprenant
respect des lois. Pour expliquer son rôle, il établit une les codes de la shuʿūbiyya. Dès lors, la question de
analogie avec l’imam dans la mosquée, qui «prie le savoir pourquoi Denys n’inclut pas la défense de
premier et exhorte à faire le bien ». Philip Wood met l’excellence scientifique des suryoye formulée avant
en relation cette référence avec l’utilisation intensive lui par Sévère Sebokht tombe d’elle-même. Dans
du titre califal d’Imam par al-Maʾmūn : selon lui, l’ensemble, ces chapitres sont stimulants en ce qu’ils
Denys aurait cherché (ou du moins aurait-il voulu posent la question de la circulation d’idées et de
le faire croire) à persuader le calife en établissant l’émergence d’espaces de débat communs entre les
un parallèle implicite entre l’Imam, guide unique milieux savants chrétiens et musulmans ; néanmoins,
des musulmans, et le patriarche, chef de son Église. nous inclinerions à davantage de circonspection dans
Cette interprétation nous paraît discutable. Dans ce l’identification de ces phénomènes et dans l’évalua-
discours, Denys compare à l’imam non seulement le tion de leur importance.
patriarche, mais aussi les évêques. De plus, il oppose En prenant les écrits de Denys de Tell-Maḥre
explicitement l’autorité de ces derniers et celle du comme point de départ, Philip Wood formule
calife : il signale que son interlocuteur détient une des questions et des hypothèses inspirantes sur la
autorité «contrainte », «soit accordée par Dieu, soit construction de ce qu’il appelle, à juste titre, une
établie par la crainte du glaive », tandis que, dans «Église islamique », l’Église jacobite, caractérisée par
l’Église, «la principauté résulte du consentement et la domination d’un petit nombre de monastères
du choix volontaire de la communauté (7) ». Denys ne sur le haut clergé et par sa soumission à un unique
s’approprie donc pas le discours officiel sur l’Imamat, patriarche dont le pouvoir était renforcé par le patro-
ni ne prétend posséder une autorité semblable à celle nage califal et par la participation de l’institution
du calife : il établit simplement une analogie très qu’il dirigeait à l’encadrement d’une fraction de la
générale avec une institution, l’imamat de mosquée, population de l’Empire. Il contribue ainsi à restituer
familière à ses interlocuteurs musulmans (8). le cadre socio-politique dans lequel s’inscrivait le
Aussi nous paraît-il difficile de nous appuyer développement d’une identité et d’une culture
sur ce passage pour affirmer que «cette réutilisation
d’idées d’origine musulmane par un chef chrétien est
un bon exemple des liens étroits qui existaient entre (9) Voir p. ex. Michel le Syrien, Chronique, I, col. de gauche
p. 35 sq., qui reprend largement le Chronicon d’Eusèbe de Césarée
Denys et les dirigeants et savants musulmans » (p. 3). (sur la transmission de cette œuvre en syriaque, voir M. Debié,
De même, dans le chapitre 9, l’interprétation que L’écriture de l’histoire en syriaque. Transmissions interculturelles
propose Philip Wood du passage où Denys définit et constructions identitaires entre hellénisme et islam (Late
les «Syriens » (suryoye, terme qu’il choisit, pour de Antique History and Religion 12), Louvain – Paris – Bristol 2015,
bonnes raisons, de ne pas traduire) nous paraît faire p. -).
(10) Voir Michel le Syrien, Chronique, III, p. 447, cité par
M. Debié, « Syriac Historiography and Identity Formation »,
(7) Michel le Syrien, Chronique, III, p. 69. dans B. ter H. Romeny (éd.), Religious Origins of Nations? The
(8) Il est vrai que le calife pouvait y participer, mais le discours Christian Communities of the Middle East, Leyde – Boston 2010,
dont il est question ne l’envisage pas. p. et 103-106.
BCAI 36 67
III. HISTOIRE
BCAI 36 68
III. HISTOIRE
BCAI 36 69
III. HISTOIRE
BCAI 36 70
III. HISTOIRE
BCAI 36 71
III. HISTOIRE
the importance of abrogated verses as well as to very origin of this dispute between North African and
bypass the madhāhib, the juridic schools of law, that Oriental tradition. Below, they consider al-Bisyāwī, a
have sometimes been considered a hindrance to famous Omani Ibadi scholar who probably died in
the establishment of a broader Islamic community. the 10th century, as the first to clearly express doubt
At the end, I. Albayrak notes that all modern Ibadi regarding Jesus’s return. But this assertion is based on
exegetes were jurists. Consequently, their books are a later citation from the Kitāb lubāb al-athār, written
descriptive as well as prescriptive. by Muhannā b. Khalfān b. Muḥammad al-Būsa‘īdī
The second and the fourth chapter are dedicated (d. 1835), and reflected an apologetic approach that
to theological issues, that is Ibadi approach to the lacks a critical examination of ancient and modern
methodology of tasfīr and the question of Jesus’s sources. The picture is easier to catch for the modern
return (nuzūl ‘Īsā) in Ibadi exegetical tradition. period. In the 18th century, al-Kindī proved to be
Considering Ibadi way of thought, it is worth hesitant in front of this notion, and it is not before
noting that Ibadi exegetes have remain close to the Nāṣir b. Nabhān that we find a clear and accurate
Sunni tradition. In a first part, I. Albayrak reminds rejection of Jesus’s return. Then, modern exegetes
his reader the Ibadi perceptions of the Revelation seem to have found a common ground to dismiss this
and the Qur’ān. He devoted few pages to the issue of notion and its theological implications: al-Siyābī as
the creation of the sacred text (khalq al-Qur’ān), its well as al-Khalīlī one after another have tried hard to
collection (jam‘), and the existence of various read- argue against it. The muftī of Oman did not hesitate
ing (aḥruf) within the Ibadi tasfīr. Then, he moved to rely on non-Ibadi exegetical books in order to do
to theological issues (‘ulūm al-Qur’ān), but remains so. Where does this rejection come from? A historical
descriptive. He comes back to each of the themes sketch helps understanding how far reformist ideas
that are specific to the Ibadi tradition or that benefits had penetrated Ibadi school in Oman. It is doubtless-
from a greater development within Ibadi exegetical ly following ‘Abduh and rationalist scholars that Ibadi
books, as the occasions of Revelation (asbāb al-nuzūl), ulama decided to throw this notion out.
the Qur’ānic narratives, like the Isrā’īliyyāt, and the Here, North African Ibadis followed a completely
thematic and structural unity among Qur’ānic suras different path. I. Albayrak and S. al-Shueili focus on
and Verses (al-tanāsub). The chapter ends with a Aṭfayyish’s position, which reveals itself peculiar and
lengthy development around the issue of abrogation rich, as he never refused the idea of Jesus’s return.
(al-naskh wa-l-mansūkh) and on the nature of the Moreover, he addresses the issue of the Jews when
ambiguous verses. Both are critical themes described Jesus will return and links the question with that of
as “the artery of Ibadi ta’wīl”. Jesus’s status among the prophets. In Aṭfayyish’s par-
However, I. Albayrak’s inquiry through these adigm, Muḥammad remains the seal of the prophets
basic notions used by authors is sometimes dull as (khātim al-nabiyyīn). Hence, when coming back on
it lacks historical perspective. Reading such exegeti- earth, the son of Mary will follow the sharī‘a and
cal books, one would legitimately ask how and why will turn towards the Ka‘ba. Aṭfayyish, despite his
these concepts have evolved and were transformed great influence within the North African Ibadi circles
between the medieval period and the late modern and beyond, did not manage to impose his view
one. Accordingly, it would have been appreciable to on nuzūl ‘Īsā. Examining how the notion survived
expose the main contribution of authors as famous in two others Ibadi tafsīr-s written in the 20th cen-
as Aṭfayyish (d. 1914). Unfortunately, I. Albayrak does tury by Muḥammad b. Ibrāhīm Sa‘īd Ka‘bāsh, and
not provide any answer, though he seems to have a Ibrāhīm b. ‘Umar Bayyūḍ, the authors show that the
good knowledge of this tough corpus. understanding of this polemical theme is far from
The fourth chapter is stimulating and questions being unique.
a peculiar issue of Ibadi tasfīr. Here, I. Albayrak and Ka‘bash slightly discusses the critical aspects,
S. al-Shueili expose critical differences between the considering this issue to be related to the unseen
North African tradition and that of Oman. The lack of world and suggest not to go beyond the literal mean-
sources in Oman before the modern period makes it ing of the verses. On the other hand, Bayyūḍ in his
difficult if not impossible to know precisely what the book Fī riḥāb al-Qur’ān adopts an unequivocal posi-
position of scholars in the Middle Ages was. However, tion, refusing to see in Q. 43:61 any allusion to Jesus’s
the authors rely on an assertion found in al-Ṭabarī’s return as most of the Qur’ān exegetes have done. His
exegesis and attributed to Jābir b. Zayd where he approach is thus strongly tinged with rationalism and
says that Q. 43:61 is a clear reference to the return of Omani tradition of Jesus’s return tradition.
Jesus. Omani ulama strongly rejected it, based on the In the third chapter of the book, I. Albayrak
disputed reliability of its transmitter. I. Albayrak and develops an interesting reflexion on the perception
S. al-Shueili thus considered the Middle Ages as the of Khārijism and Ibadism in the Muslim exegetical
BCAI 36 72
III. HISTOIRE
traditions. The author takes as his starting point the A lot remains to be done on that topic, especially
verses and the hadiths that speak on the Khārijites to better show how Ibadi ulama got inspiration from
for the Sunni exegetes. These texts helped Sunni ex- other religious movements, but also to revaluate the
egetes to otherized these so-called heretics. Differing impact the growing of tafsīr field have had on Ibadi
from the groups that composed mainstream Islam, theology in the modern period.
Khārijism is doomed to fail due to its theological
positions, especially that of allowing political murder. Enki Baptiste
When Ibadi scholars claimed that ‘Uthmān and ‘Alī’s Université Lumière Lyon 2, CIHAM
murders were lawful, Sunni and Shī‘ī writers linked UMR 5648
them with Khārijism, which soon became a slander-
ous label used to excommunicate rebellious groups.
This process is perfectly illustrated by Ibn Taymiyya
who defined Khārijism as “a social phenomenon that
may appear in any situation and at any time, rather
than as the name of a specific group which existed
in a specific period”. On that topic, one would have
appreciated to find reference to the pioneer work of
Jeffrey Kenney. He has fascinating pages in his PhD
where this phenomenon is described and studied
with details (3).
This dark legend of Khārijism takes root in the
heresiographical genre of the milal wa-l-niḥāl and
crystallized until its spreading within the whole nar-
rative sources. Though Ibadi scholars have tried hard
throughout history to isolate Ibadism from Khārijism,
the association is still a theme commonly find within
the theological and rhetoric texts until now. This
topic has recently been studied by Cyrille Aillet as
well as Hanna-Lena Hagemann, though their papers
focused on Sunni rhetoric (4). Conversely, I. Albayrak
suggests that Shī‘ī narratives on Khārijism are slightly
taken into account and that one could gain very in-
teresting view by focusing on these materials, that is
to study how the Khārijites were otherized by a group
that was itself otherized by the other. Unfortunately,
this idea remains a vain wish in the book.
To sum up, this book will undoubtedly be useful
for Ibadi studies, as I. Albayrak undertakes a large
study of poorly known sources. However, one can
regret the lack of fundamental bibliographical ref-
erences that would have been welcomed. Moreover,
some assertions remain close to Ibadi narratives and
would have deserve to be critically analyse.
BCAI 36 73
III. HISTOIRE
Clara Almagro Vidal, Jessica Tearney-Pearce, renouveler l’approche des « minorités », souvent
Luke Yarbrough (éd.), pensées en relation avec une «majorité », l’ouvrage
Minorities in contact propose d’envisager les interactions des «minorités »
in the Medieval Mediterranean supposées entre elles. Les coordinateurs de l’ouvrage
proposent donc une définition souple du terme
Turnhout, Brepols, 2020, 388 p., «minorité » entendu comme «une condition dans
ISBN : 9782503587936 laquelle la plupart des individus et des groupes par-
ticipent à un certain degré, de diverses manières et
Mots-clés : Islam médiéval, Méditerranée médiévale, qui peut être malléable, temporaire, intermittente
minorités, contacts selon les circonstances » (p. 14).
Le premier article du volume, signé Annliese
Key-words: medieval Islam, medieval mediterra- Nef, est une contribution décisive qui prend appui
nean, minorities, contacts sur les apports de la sociologie pour penser les ambi-
guïtés et les limites de la notion de minorité. Après
Cet ouvrage est issu de deux workshops orga- avoir rappelé qu’une « minorité est un construit
nisés en 2015, respectivement par Ana Echevarría et socio-politique », elle plaide pour une réflexion en
Nora Berend sur les contacts entre minorités reli- termes de catégorisation sociale. L’apport d’une telle
gieuses à la période médiévale, et par Luke Yarbrough perspective est double. D’une part, elle permet de
sur l’articulation entre altérité religieuse et pouvoir penser les processus de construction des catégories
politique dans les sociétés médiévales. Les impor- dans le cadre de luttes de pouvoir et les décalages qui
tantes discussions issues de ces deux ateliers autour existent entre approche normative et réalité sociale.
de la définition du concept de «minorité » et de ses D’autre part, il s’agit d’envisager la naissance d’une
limites pour se référer à des réalités médiévales, ont nouvelle catégorie comme une co-construction entre
conduit leurs organisateurs à rassembler les contri- divers acteurs, ce qui suppose un consensus minimal
butions de certains participants, complétées par de et une vision partagée de l’ordre social. Dès lors, la
nouveaux articles, afin de proposer des pistes de dialectique exclusion/intégration des minorités peut
réflexions sur les manières dont l’altérité est expéri- être dépassée au profit d’une réflexion prenant en
mentée et gérée dans les sociétés médiévales. compte l’appartenance des groupes supposés mino-
Le volume, qui embrasse une longue période ritaires au monde social dans lequel ils vivent (et non
comprise entre le viiie et le xve siècle, se compose, leur extériorité) et qu’ils contribuent, par la position
outre une introduction et une conclusion, de quinze qu’ils y occupent, à définir.
contributions qui se succèdent les unes aux autres L’article suivant, d’Uriel Simonsohn propose, à
dans un mouvement que les éditeurs ont voulu allant partir de sources juridiques islamiques, rabbiniques
du plus général et abstrait au plus concret, avec un et ecclésiastiques d’époque classique, d’interroger
glissement géographique de l’est vers l’ouest. Si cette les décalages entre normes et pratiques au sein de
justification n’est pas toujours convaincante, elle familles religieusement mixtes. Les femmes, en parti-
témoigne peut-être d’une volonté de ne pas repro- culier, souvent considérées comme doublement mi-
duire la dichotomie des deux ateliers ici réunis et norées, jouent, en réalité, un rôle essentiel au sein de
d’offrir une réflexion plus globale sur le concept de ces familles en tant que «gardiennes confessionnelles
«minorité » sans enfermer telle ou telle contribution ou agents de conversion (confessionnal gatekeepers
dans un axe. À ce titre, l’introduction propose une or agents of conversion) » (p. 65). Converties à l’islam,
réflexion théorique autour des termes de « mino- elles continuent d’entretenir des liens étroits avec
rité » et « majorité » soulignant les apories d’un leurs anciens coreligionnaires, témoignant ainsi de la
usage non critique de ces notions qui tend à ignorer perméabilité des frontières confessionnelles en dépit
la complexité des dynamiques sociales en jeu ainsi des efforts déployés par les autorités religieuses pour
que leur contextualisation (d’autant que le terme les renforcer. À sa suite, Alexandra Cuffel poursuit la
n’a pas son équivalent au Moyen Âge). Si le terme de réflexion sur le thème des conversions des juifs ou des
«minorité » s’avère être un outil pour l’historien.ne, chrétiens vers l’une ou l’autre de ces deux religions
il n’a rien d’évident et ne peut être envisagé qu’en sous domination islamique aux périodes fatimide et
tant que descripteur relatif et non absolu : toute mamelouke en Égypte. Les documents de la Geniza
identité est multidimensionnelle, toute position et l’Histoire des patriarches lui permettent de réunir
est relative et nécessite d’être calibrée par rapport à une série de cas qui montrent, d’une part combien
d’autres facteurs, la religion n’en étant qu’un parmi juifs et chrétiens, esclaves ou libres, maîtrisaient le
d’autres. La «minorité » n’est donc pas un état mais cadre légal pour en tirer le meilleur profit et, d’autre
un processus relationnel. C’est pourquoi, afin de part, la fluidité des appartenances confessionnelles.
BCAI 36 74
III. HISTOIRE
Finalement, ce dont témoignent ces conversions vers chrétien (donc, par sa position, minoritaire, que ce
l’une ou l’autre des deux religions minoritaires, c’est soit en termes religieux ou ethnique) ou plutôt par
du rapport de force qui se joue entre elles. En ce sens, le caractère impérial du pouvoir qu’il sert. Antonia
l’auteure propose de reconsidérer les ouvrages de Bosanquet livre, ensuite, une fine analyse du Aḥkām
polémiques religieuses dont elle se demande si l’un al-dhimma du théologien et juriste hanbalite Ibn al-
des objectifs ne serait pas de persuader les autres à Qayyim (m. 1350). Après avoir précisé le contexte de
se convertir. production et l’économie générale de l’ouvrage, elle
Puis, deux articles abordent les débats théolo- s’arrête sur un passage qui se distingue, par sa nature
giques entre chrétiens et juifs dans le monde isla- et sa longueur, de l’ensemble du texte : celui sur les
mique. Zvi Stampfer analyse les polémiques autour périls que comporte l’emploi de juifs et de chrétiens
de l’interprétation du verset Jérémiah 3.8 et Barbara comme secrétaires dans les administrations. Elle met
Roggema s’intéresse aux nombreux textes chrétiens ainsi en évidence combien cette question est, en
Adversus Judaeos inédits du début de la période réalité, éminemment politique car intrinsèquement
abbasside dont l’enjeu était de définir la position liée au statut social des dhimmī-s et propose de
du christianisme vis-à-vis du judaïsme. À travers ces l’interpréter comme la réponse d’un représentant
textes, les chrétiens souhaitent se distinguer des juifs d’une élite minoritaire qui se voit concurrencée et qui
et ne pas être définis uniquement par rapport au souhaite consolider sa propre place dans un contexte
monde dominant de l’islam, soulignant ainsi que la de changements sociaux. L’article de Luke Yarbrough
catégorie «dhimmi » n’est pas homogène. poursuit la réflexion sur la place des «minorités »
Deux autres contributions traitent des contacts dans l’administration mamelouke à partir du Tālī
entre chrétiens dans l’Orient latin. Jan Vanderburie, d’Ibn al-Suqāʿī (m. 1325), officiel chrétien en Syrie.
à partir d’une analyse des écrits de Jacques de Vitry Cet ouvrage permet de reconsidérer les manières
(m. 1240), retrace l’évolution des représentations multiples dont le statut de minorité s’articule avec
de l’évêque de Saint-Jean d’Acre sur les chrétiens l’exercice du pouvoir. Ibn al-Suqāʿī, dont la position
d’Orient au regard du contexte politique au Levant est à la fois marginale d’un point de vue religieux et
et du revirement de la politique papale en matière influente d’un point de vue politique, propose, à
de croisade. À travers cette étude de cas, la notion travers les biographies de personnages musulmans
de «minorité » est interrogée d’une part, parce que et non musulmans, un modèle inclusif auquel les
les Latins sont quantitativement minoritaires parmi élites non musulmanes participent pleinement.
les chrétiens en Orient tout en étant politiquement Parce que les termes de minorité/majorité ne per-
dominants et, d’autre part, parce que les catégories mettent pas de rendre compte de configurations
utilisées par Jacques de Vitry pour décrire et désigner complexes, Luke Yarbrough propose plutôt de penser
ses coreligionnaires changent en fonction d’impéra- en termes de «monde fracturé de plus petits, qui se
tifs politiques. On retrouve des enjeux similaires dans chevauchent, sont vaguement délimités et interdé-
l’étude suivante menée par Tamar Boyadjian à propos pendants (the fractured world of smaller, overlapping,
de la lamentation sur la perte de Jérusalem composée loosely bounded, and interpendent constituencies) »
par le catholicos arménien Gregor Tłay à la fin du (p. 244). Du sultanat mamelouk on se rend ensuite
xiie siècle. Le poème révèle comment les Arméniens dans la Grenade de l’époque des royaumes de taifas
s’accommodent de leur position minoritaire et en où Alejandro García Sanjuan revient sur l’épisode
jouent en adaptant leur discours à l’égard des Latins (qu’il considère exceptionnel) du vizirat juif des
en fonction de leur propre agenda politique, celui Banū Naghrīla. Après avoir rappelé les débats histo-
de la création d’un royaume indépendant en Cilicie. riographiques que cet épisode continue de susciter,
Les quatre articles suivants interrogent les il analyse l’ambivalence de trois sources arabes qui
relations entre « minorités » et pouvoir politique n’offrent ni la même lecture politique, ni la même
et administratif. Dans sa contribution, Juan Pedro interprétation juridique de ce cas. De nouveau, la
Monferrer-Sala relit l’Apocalypse du Pseudo-Athanase position minoritaire des Banū Naghrīla ne peut être
et son élogieux portrait du puissant vizir fatimide déduite de leur seule identité religieuse tant leur
Badr al-Jamālī (m. 1094), comme la rencontre entre puissance politique est reconnue de tous, et tant les
une minorité ethnique (les Arméniens et plus relations entre règles juridiques et réalités historiques
particulièrement, Badr al-Jamālī) et une minorité spécifiques sont complexes.
religieuse (les Coptes). Il souligne ainsi la relativité Les quatre dernières contributions s’attachent
de la position minoritaire du vizir. On peut toutefois enfin à l’analyse des interactions quotidiennes
se demander si cette célébration du vizir s’explique, entre minorités, à l’échelle locale, et interrogent
comme Monferrer-Sala semble le suggérer, par les notions de cohabitation, de coexistence mais
le fait que le Pseudo-Athanase pensait qu’il était aussi les concepts d’intégration et d’exclusion. Clara
BCAI 36 75
III. HISTOIRE
Almagro Vidal reprend les pièces d’un procès qui position sociale et historicise les catégories et les
s’est déroulé dans le sud de la Castille au début enjeux propres à leur élaboration, permettant alors
du xive siècle et met en exergue le rôle des deux de mieux saisir la complexité des mondes sociaux
membres de minorités juive et musulmane dans le ainsi étudiés.
domaine économique mais aussi dans les luttes de
pouvoir qui ont lieu à cette époque dans le royaume. Jennifer Vanz
La sphère économique apparaît alors comme un Université Paris-Est Créteil
domaine où la distinction entre les affiliations (INSPE – CHREC)
religieuses n’est pas toujours déterminante et dans
laquelle des juifs et des musulmans peuvent jouer
un rôle actif. C’est un constat similaire que dresse
María Filomena Lopes de Barros à travers le cas
exceptionnel de Loulé, centre urbain de l’Algarve,
où, au xve siècle, les minoritaires juifs et musulmans
sont considérés selon leur pouvoir économique et
social, reprenant ainsi des critères similaires à ceux
appliqués aux chrétiens. Toutefois, l’absence de traces
constantes de relations horizontales entre juifs et
musulmans rendent difficiles toute généralisation.
Mais des exemples ponctuels de partage de l’espace
public entre les trois religions existent. Ce sont éga-
lement ces contacts quotidiens dans la Castille du
xve siècle qui sont appréhendés par Ana Echevarría
dans leur dimension spatiale. Dans une enquête sur la
distribution de la population et ses formes d’installa-
tion dans le royaume latin de Jérusalem au xiie siècle,
Bogdan Smarandache tente de dépasser l’opposition
entre les deux modèles historiographiques qui ont
prévalu jusque-là, celui de l’intégration des Francs ou,
au contraire, celui de la ségrégation. À partir du croi-
sement de sources arabes, latines et archéologiques,
il montre que les Francs ont infiltré la société levan-
tine en s’appropriant, en dominant et en créant des
espaces de sacralité tout en prenant en considération
les enjeux économiques et militaires.
Dans la conclusion de l’ouvrage, John Tolan
rappelle combien les questions posées par les his-
toriens sont ancrées dans le présent et combien il
est indispensable de réintroduire l’historicité des
dynamiques sociales afin d’éviter d’essentialiser les
catégories. Dans des sociétés médiévales fragmentées
et hiérarchisées, l’infériorité religieuse ne se traduisait
donc pas nécessairement par une infériorité sociale
et la multiplicité des appartenances doit être prise
en compte.
Les contributions de qualité rassemblées dans ce
volume soulignent l’importance d’une réflexion théo-
rique sur les concepts maniés par les l’historien.ne.s.
Que faire alors de celui de «minorité », fréquemment
utilisé mais dont les limites sont réelles ? Ne plus
l’employer, ou a minima, en avoir un usage critique,
telles sont les positions défendues dans cet ouvrage.
Une telle démarche, parce qu’elle interroge les
décalages entre normes et pratiques, envisage les
capacités d’action des acteurs pour négocier leur
BCAI 36 76
III. HISTOIRE
BCAI 36 77
III. HISTOIRE
(il ne peut s’agir de juifs parce que…) et impression- l’historien met en avant, avec éloquence, la question
nistes (le type d’attitude que traduisent les comptes de la conversion. Sans aller jusqu’à affirmer avec
royaux, à savoir le soin tout particulier apporté à l’auteur que celle-ci est le parent pauvre des études
leur installation, montre qu’il s’agit forcément de sur les croisades, elle n’en éclaire pas moins d’un jour
musulmans) qui n’emportent pas la conviction. Si nouveau la perspective eschatologique qui environne
l’hypothèse est malgré tout recevable, l’argument tant l’entreprise de croisade que le règne de Louis IX.
est ici superflu. Le rapprochement des deux dos- Partant du point de vue de ces sans-voix que sont les
siers, narratif évoquant les musulmans ramenés «convertis de saint Louis », l’auteur répond en partie
d’Acre par Louis IX, documentaire concernant des à l’invitation de Michel Mollat dans sa préface aux
convertis dont il est parfois précisé qu’ils viennent deux volumes qu’il dirigea en 1974 sur l’histoire de
d’Outremer, suffit à emporter la conviction. Plutôt la pauvreté du Moyen Âge au xvie siècle : «Discrets
qu’une opposition entre juifs et musulmans, mise ou méconnus, les humbles attendaient l’accès aux
en avant par l’auteur, le soin environnant l’établis- honneurs de l’histoire, il y a moins d’un siècle. Admis
sement de ces convertis au sein du royaume révèle avec réserve, ils restent souvent des ombres et leur
un contraste entre convertis déjà installés et établis rôle celui de figurants muets […] Pour éclairer ces
dans le royaume, et convertis fraîchement arrivés du fantômes sans nom, il faut changer sans cesse de
Proche-Orient, contraste ne permettant pas d’inférer point de vue, recourir à des disciplines diverses, et
telle ou telle religion d’origine auxdits convertis. seul le travail en équipe permet de débroussailler le
À la nature de l’argumentation, s’ajoute la problème ».
question des sources qui la fondent. À la page 77,
évoquant les subsides versés pour le logement des Camille Rouxpetel
convertis, l’auteur précise que pour le Rouennais, CRHIA - Nantes université
les nouveaux habitants sont explicitement désignés
comme «des sarrazins convertis à la foi chrétienne ».
À l’appui de cette affirmation, il cite les «Notes de
Vyon d’Hérouval », le volume XXII du Recueil des
historiens des Gaules et de la France et un article de
Beaurepaire, « De la vicomté de l’eau de Rouen »
dont il dit avoir, lui-même, vérifié la transcription
sur Gallica. Or, sauf erreur de ma part, aucune de ces
études, pas plus que le Paris, BnF, ms. fr. 5966, fol. 79v.
ne mentionnent de Sarrasins convertis à la foi chré-
tienne. Évoquant la logique présidant au choix des
lieux d’installation des convertis, éloignés du sud et
de la frontière d’al-Andalus, Jordan suit ceux-ci sur un
siècle, jusqu’à trouver l’un deux, Raymond Amfossi,
dans une ville du midi, mentionné en 1350 pour avoir
obtenu un pardon pour félonie et, conclut Jordan,
pour avoir été un chrétien félon. Au fondement de
cet exemple, un passage d’une lettre de rémission
datée de 1350 (Reg. 80. Chartoph. reg. ch. 590) tiré
du Du Cange à l’entrée Baptizati, cité d’après Kedar
(Crusade and Mission), et la «Note sur les lettres de
rémission transcrites dans les registres du Trésor des
chartes » publiée en 1942 dans la Bibliothèque de
l’École des chartes. Or, là encore, au-delà de la ques-
tion du statut des sources dans le présent ouvrage,
aucun ne mentionne quoi que ce soit permettant de
passer du félon au chrétien félon.
Au final, que l’on suive ou non l’hypothèse de
départ de Jordan, à savoir que la conversion des
musulmans était l’un des buts formulés, dès avant le
départ, pour la septième croisade et que des musul-
mans se cachent derrière les convertis mentionnés
dans les comptes du fisc royal, l’enquête menée par
BCAI 36 78
III. HISTOIRE
BCAI 36 79
III. HISTOIRE
bouleverser l’institution sultanienne ? C’est à cette et sièges en Syrie déchaînaient une violence incon-
question que répond C. Onimus dans le quatrième trôlée et causaient d’importants dégâts, à cause,
chapitre « L’ascension de la maison du sultan » notamment, de l’utilisation d’engins de siège. Outre
(p. 159-217). Pour imposer son istibdād, Barqūq se l’aspect militaire, l’auteur montre, judicieusement,
constitua un réseau clientéliste qu’il renforça via que le combat était comme un jeu dans lequel
l’intégration, dans ses régiments, d’anciens puissants chacun des protagonistes misait sur ses propres
émirs. En monopolisant le patronage, Barqūq avait la capitaux (social, matériel et symbolique-religieux)
mainmise sur la distribution des iqtāʿ-s et des offices, que sont les hommes, l’arsenal et l’autorité et dont
sapant, ainsi, toute volonté des émirs de vouloir riva- le but était de s’emparer de ceux de l’adversaire.
liser avec lui. Tout au long de ses deux règnes, Barqūq Une victoire militaire pouvait s’en tenir au transfert
prit le temps de placer, lentement mais sûrement, ses de ces prises de guerre d’une faction à une autre.
propres mamelouks ẓāhirī-s aux plus hauts postes En cela, l’usage de la force était le catalyseur de
et offices lesquels devinrent, à la fin de son règne, le la conversion de ces capitaux (p. 336). Les fitan
groupe dirigeant du sultanat détenant le monopole de l’époque barqūqide se distinguent de celles du
du pouvoir. Ce sont ces mêmes ẓāhirī-s qui, après la début du sultanat par trois éléments : le rôle crucial
mort de Barqūq, entrèrent en conflit les uns contre les de l’autorité symbolique et religieuse ; l’extension
autres sous le règne du fils de leur maître (p. 197-198). des conflits et leur territorialisation et son corollaire
Les guerres internes, qui se sont déroulées en qu’est la violence destructrice ; l’intégration de la
Égypte et en Syrie, sont le résultat de la fragmenta- population civile dans les factions belligérantes.
tion du milieu émiral sous les règnes de Farāj et de Toute fitna avait vocation à s’achever et devait donc
l’échec d’une nouvelle monopolisation du patronage se conclure par un règlement. La négociation, la
(istibdād) par le sultan. Elles sont analysées dans le disparition temporaire ou la reddition de l’un des
cinquième chapitre « Concentration et fragmenta- belligérants étaient les instruments permettant de
tion du pouvoir » (p. 219-270) qui clôt cette première régler le conflit et de mettre fin à la guerre (p. 339).
partie. Dans le dernier chapitre «Une histoire politique
Les différents aspects des fitan (pl. de fitna) qui de la violence » (p. 381-399), l’auteur met en exergue
ponctuèrent la période barqūqide sont l’objet de la «la radicalisation de la violence politique » qui carac-
deuxième partie «Les pratiques de la fitna » (p. 273- térise la période barqūqide, comme l’atteste l’aspect
400). Terme désignant le conflit armé intérieur mortifère de certaines fitan, notamment la quatrième
opposant les musulmans, la fitna a été largement guerre (814-815/1412) au cours du second règne
condamnée par les oulémas de toutes époques de Farāj. La décision de ne pas négocier, d’exécuter
puisque qu’elle brise l’unité de l’umma et l’affaiblit. ou de massacrer massivement ses ennemis était un
Trois phases composaient la fitna : le complot qui signe de l’impossibilité de les intégrer dans le jeu
préparait le conflit, la guerre qui déterminait l’issue politique. Au cours de ce conflit, la domination
du conflit, et le règlement de celui-ci (p. 276). politique et le monopole du patronage ne furent
Dans le chapitre six « Comploter » (p. 277-297), plus les priorités. Il fallait détruire l’ennemi à la fois
le complot est la phase de la préparation de la fitna socialement (supprimer sa faction) et physiquement.
qui impliquait de la part des émirs et du sultan De toute évidence, les pratiques de réintégration des
la maitrise de l’information. L’omniprésence de la ennemis, qui avaient existé auparavant sous Barqūq,
ruse engendrait une méfiance généralisée entre les avaient laissé place à des pratiques d’exécution visant
émirs et le sultan et, de surcroît, un grand sentiment à faire disparaître l’adversaire, lequel était considéré
d’incertitude. Les chapitres sept « Combattre » comme non « intégrable » dans la société mame-
(p. 299-337) et huit « Sortir de la guerre » (p. 339- louke (p. 388).
380) ont pour objet les seconde et troisième phases Volumineux et dense en informations, le livre
de la fitna avec un intérêt particulier pour son est novateur à la fois par l’approche bourdieusienne
règlement et la détermination des rapports de et durkheimienne que propose son auteur ainsi que
force. L’auteur donne une description précise des par la période étudiée. Si la première partie permet
conflits qui se sont déroulés en Égypte et en Syrie. de mieux comprendre le monde complexe de l’élite
L’entrée en guerre était organisée selon des codes mamelouke, la deuxième partie constitue une impor-
bien spécifiques de même que la forme, l’intensité tante contribution dans le champ de l’anthropologie
et le caractère mortifère des combats différaient guerrière. Le livre est bien fourni en annexes diverses
selon l’endroit et le temps. Au Caire, les combats se très utiles (tableaux, graphiques, illustrations). En fin
déroulaient principalement sur la place al-Rumayla ; d’ouvrage, le lecteur appréciera les cartes de bonne
ils étaient normés et engendraient très peu de des- facture qui permettent de suivre les évolutions poli-
tructions et de morts. En revanche, les expéditions tiques et les conflits de la période barqūqide.
BCAI 36 80
III. HISTOIRE
BCAI 36 81
III. HISTOIRE
BCAI 36 82
III. HISTOIRE
marocaine anti-almoravide menée par Ibn Tumart al-muwaḥḥidīn, mais l’affirmation que les ḥuffāẓ
décisive, obligeant les Almoravides à construire des (idéologues du régime) sont exclusivement des
forteresses à travers le Haut- Atlas, d’autres facteurs berbères Masmuda doit être nuancée. Cela est vrai
ont contribué à la chute du régime : le remplacement au début du mouvement, mais plus par la suite qui
des chameaux par les chevaux, la difficulté de main- voit un élargissement de ces deux corps représentant
tenir les villes et les forteresses andalouses sous la et maintenant la structure idéologique almohade :
domination almoravide faute de main d’œuvre et l’Andalou Ibn Ṣāḥib al-Ṣalāt entre ainsi dans le corps
de problèmes techniques ou encore la difficulté de des ḥuffāẓ et rapporte que les ṭalaba de Cordoue
compenser la perte d’une grande partie de l’armée. Le sont inscrits dans les registres militaires pour qu’ils re-
chapitre se termine par une analyse du récit de la fin çoivent des rentes. Les Arabes (Banū Hilāl et Sulaym),
tragique de Tāshfīn, qui montre comment l’histoire et bien qu’exclus de ces deux groupes, occupent
le mythe se confondent : «selon certaines sources, le cependant une place importante dans le dispositif
corps de Tāshfīn n’a jamais été retrouvé, laissant son militaire et politique almohade après leur défaite
destin ouvert au mythe populaire le transformant face à ʿAbd al-Mu’min. Une fois déplacés au Maroc,
en un héros qui s’embarqua en mer pour revenir un ils gardent une grande autonomie et aucun shaykh
jour tout comme le roi Arthur » (p. 60). non arabe peut leur être imposé. Comme le montrent
Le troisième chapitre, consacré à l’histoire les taqadīm-s (diplômes d’investiture), quand un
des Almohades, tout en partant de l’analyse shaykh arabe est décédé, il est aussitôt remplacé par
d’Ibn Khaldoun, s’appuie sur des sources almo- un fils. Et quand le fils est destitué, quelle qu’en soit
hades comme le Kitāb akhbār al-Mahdī d’al-Baydaq la raison, il est remplacé par un oncle paternel (2).
ou le Mann, d’Ibn Ṣāḥib al-Ṣalāt. L’auteure revient Ce rôle des Arabes aurait pu être étudié aussi pour
sur la doctrine almohade, analysant les critiques la période almoravide : les Andalous avaient songé
d’Ibn Tūmart contre le luxe vestimentaire de ʿAlī à faire appel à eux après la prise de Tolède par les
ou la notion d’al-ṭahāra wa-l-najāsa qui renvoie au Castillans (3), avant de leur préférer les Almoravides
chafi‘īsme dont l’imam impeccable semble s’être qui avaient la faveur des fuqahā’. Mais on les trouve
imprégné, ou encore certains épisodes de la vie de tout de même dans les troupes almoravides comme,
ʿAbd al-Mu’min comme sa disparition provisoire puis par exemple, lors de la bataille d’Uclès (4) ; ils consti-
réapparition, dans lesquelles l’auteurea relevé une tuaient souvent un groupe homogène à l’avant-garde
probable influence chiite. Là encore les lettres almo- de l’armée (5), et jouaient dès lors un rôle déterminant
hades conservées dans le aʿazzu mā yuṭlab auraient dans les victoires militaires – mais aussi, parfois, dans
permis de préciser le dogme à travers les réponses les défaites. C’est cependant surtout la désorganisa-
du Mahdi aux critiques des autorités religieuses tion politico-administrative, marquée par des ordres
almoravides, qui suggèrent qu’il était probablement contradictoires, qui affaiblit l’armée almoravide à la
un enseignant au service des Almoravides, donnée fin de la période (6). Les lettres almoravides montrent
occultée dans les sources almohades dont le but
est de prouver l’infaillibilité de l’imam. L’étude de
(2) Buresi Pascal et El Aallaoui Hicham, Gouverner l’Empire :
l’expansion almohade au Maghreb et en al-Andalus la nomination des fonctionnaires provinciaux dans l’empire
explique bien, à partir des chroniques, comment Almohade, Maghreb, 1224-1269, Madrid, Casa de Velázquez,
elle profite de l’affaiblissement almoravide et de la 2013, p. 362.
menace chrétienne. Les justifications idéologiques (3) Ibn al-Athīr al-Jazarī, Kitāb al- Kāmil fī al-tārīkh, Dār al-ṭibāʿa
de cette expansion, placée sous le signe du jihād (en wa-al-nashr, t 8, 1982.
(4) Husayn Mu’nis, « Al-ṯaghr al-aʿlā al-andalusī fī ʿaṣr al-
al-Andalus et contre les Normands en Ifrīqiya) mais murābiṭīn wa ṣuqūṭ saraqusṭa fī yadī al-naṣārā (512/1118) maʿa
aussi de la restauration de l’islam sous la conduite des arbaʿat waṯā’iq jadīda », Majallat kulliyat al-ādāb fī al-qāhira,
Berbères, sont bien montrées – là encore cependant, 9/2, 1949, p. 91-145.
les écrits de chancellerie auraient pu être mobilisés, (5) Viguera Molins M. J. (dir), El retroceso de al-Andalus.
comme la lettre de victoire rédigée par le secrétaire Almoravides y Almohades. Sigles XI al XIII, «Instituciones militares :
el ejército », par Victoria Aguilar, 1997, Tome 8/2 de l’Historia de
Ibn ʿAṭiyya, ou celle envoyée par ʿAbd al-Muʾmin à Espana, Menéndez Pidal, Madrid, Espasa Calpe. p. 187-208, p. 199.
son fils relatant ses succès en Ifrīqiya. La dimension (6) (Wa l-fasād al-akbar ʿalā l-murābiṭin, nasḫu al-amr bi-amrin
religieuse des relations avec les chrétiens est cepen- ghayri-hi fakānū yaktubūna shay’an wa ghadan yansaḫūna-hu
dant analysée avec nuance, notamment à travers le bi-ghayri-hi, faysḫaru min-hum junūda-hum wa raʿāyā-hum)
cas des mercenaires, présents dans les deux camps, («le grand désastre des Almoravides fut l’annulation des ordres,
ils envoyaient un jour des ordres qu’ils annulaient le lendemain.
qui montrent à quel point des frontières entre les
L’armée et les sujets se moquaient ainsi d’eux »). Ibn Simāk (attri-
confessions étaient poreuses. bué), Al-Ḥulal al-mawshiya fī dhikri al-akhbār al-murrākushiya.
L’auteure reprend la distinction faite par S. Zakkar et ʿA. Zemāma (éds), Casablanca, Dār al-Rashīd
al-Murrākushī entre les ṭalaba du ḥaḍar et ceux al-ḥadītha. 1979. p. 132.
BCAI 36 83
III. HISTOIRE
aussi le relâchement des soldats qui s’adonnent aux andalous tels que le grand père d’Averroès ou
plaisirs de l’alcool et des femmes et délaissent leurs encore Abū Bakr Ibn al-ʿArabī avaient rejoint l’élite
devoirs militaires. Ces problèmes de discipline per- dirigeante almoravide, comme les nombreux scribes
durent, du reste, à l’époque almohade, notamment qui faisaient partie de l’administration judiciaire et
pour les tribus arabes incontrôlables que ʿAbd al- gouvernementale. Une comparaison intéressante
Mu’min qualifiait « d’épine », comme le montrent entre les Almoravides ṣanhājā et leurs contemporains
les lettres de plaintes envoyées par les Andalous Seldjoukides de Bagdad clôt cette partie.
au calife al-Nāṣir après la défaite de Las Navas de Pour l’auteure la classe dirigeante almohade est
Tolosa : cinq d’entre elles, conservées dans le ʿAṭā’ beaucoup plus diversifiée que celle des Almoravides,
al-Jazīl d’al-Balawī, montrent des Arabes ingérables, comme le montre le Naẓm al-jumān d’Ibn al-Qaṭṭan.
ne supportant pas d’être installés de manière défi- Les ashyākh ont dominé la société, tout au long de
nitive dans une région et provoquant de nombreux la période, même si la tribu des Maṣmūḍa du Haut
désordres. Certaines lettres de réprimandes, adres- Atlas et du Sūs avait pris en charge le mouvement à
sées par les califes almohades aux troupes à la suite de ses débuts. L’auteure considère l’introduction du lisān
défaites, dénoncent la permanence, chez les Hilaliens, Gharbī (le berbère) dans l’enseignement du dogme
de pratiques réprouvées par la Loi qui pourraient comme une spécificité des Almohades. Elle mobilise
expliquer l’absence de ces derniers dans la catégorie une source du xive siècle, rarement exploitée par les
des ḥuffāẓ, idéologues du régime, même si les chercheurs, le Zahrat al-ās d’al-Jaznā’ī, qui évoque la
Almohades ne pouvaient se passerde leur soutien. formation linguistique des imams almohades censés
Le quatrième chapitre est consacré à la société et enseigner la doctrine en berbère, ce qui constitua
examine la façon dont les deux régimes ont ordonné, « une expérience révolutionnaire qui a inséré le
avec le soutien de leurs élites, la société rurale et berbère dans la vie religieuse urbaine comme jamais
urbaine, en explorant les composantes de celle-ci auparavant » (p. 131). Les élites urbaines compor-
pour ensuite examiner le statut social des femmes taient cependant de nombreux arabophones qui
et, enfin, celui des minorités chrétiennes ou juives, ont trouvé place dans le nouvel ordre almohade.
soulignant la nécessité de ne pas projeter sur cette L’auteur donne l’exemple d’Ibn ʿAṭiyya et de ses
période des réalités de l’époque moderne, voire des successeurs comme le secrétaire Ibn Maḥshara
concepts actuels comme la tolérance. Dans la division ( et non Ibn Mahshuwwa). L’élite judiciaire se
de la société entre la khāṣṣa et la ʿāmma, la première composait, elle aussi, de juges arabes et berbères.
n’inclut pas uniquement les membres de la famille Les origines diverses et multiples des membres de
du souverain, mais aussi les secrétaires, militaires, la classe dirigeante almohade ont amené l’auteure à
notables urbains et chefs tribaux, hommes de plume discuter, à juste titre, la question de l’almohadisme
et d’épée entretenus par les capacités productives vrai ou supposé de ces élites d’un point de vue
des citadins et surtout de la paysannerie. La ʿāmma idéologique mais aussi ethno-linguistique, question
est plus mal connue, souvent stigmatisée dans les rarement évoquée par les chercheurs. Elle conclut
textes par des termes péjoratifs comme canaille que le terme almohade «avait tendance à être un
(awbāsh) qui ne permettent pas d’en comprendre identifiant d’élite qui distingue la lignée dirigeante et
la structuration. ses partisans militaires berbères et ses auxiliaires dans
Avant de parler de l’élite dirigeante des les tribus arabes », alors que la population tenue à
Almoravides, l’auteure situe le groupe ṣanhājā, l’écart du Mahdisme almohade continua à sous-
caractérisé au sein des Berbères par le port du voile, crire au malikisme. L’auteure montre comment l’élite
dont elle rapporte les explications proposées par almohade s’est élargie au cours des conquêtes. Les
les chroniqueurs. L’étude de la complexité des liens Mouminides continuaient à tisser des liens avec
sociaux et des conflits au sein des tribus ṣanhājā lui d’autres groupes et à élargir leur base sociale par la
donne l’occasion de vérifier les limites de la théorie de guerre, la négociation, le recrutement de services
la ʿaṣabiyya d’Ibn Khaldūn, rejoignant Ronald Messier ou le mariage – à ce titre, la soumission des Banū
qui considère que c’est plutôt l’excès de la ʿaṣabiyya Mardanīsh fournit un bel exemple. La lumière est
qui a abouti à l’effondrement de l’empire almoravide. mise dans cette partie sur un élément de la classe
En débarquant en al-Andalus, d’autres perspectives dirigeante almohade, le groupe des Ghuz qui a trouvé
se sont présentées aux Almoravides pour consolider une place dans l’armée almohade. L’auteure donne
leur pouvoir au-delà du soutien de la tribu. Des liens l’origine historique de cet élément, décrit comme
d’alliance par mariage ont ainsi existé entre Andalous «exotique ». De même évoque-t-elle brièvement les
et émirs, comme avec la famille des Banū ʿAṭiyya. chrétiens mercenaires, qui faisaient déjà partie de
Par ailleurs, les recrues de l’arméen’étaient pas, pour l’armée almoravide. Ces chrétiens, qui étaient souvent
la plupart, des Almoravides, et les juristes malikites des esclaves, n’avaient pas de liens familiaux, ce qui
BCAI 36 84
III. HISTOIRE
les rendaient plus fidèles à leurs maîtres. Plus large- montrant des degrés variés de tolérance. L’auteur
ment, Amira K. Bennison s’intéresse à la question des considère que l’homosexualité féminine, bien que
esclaves et de leur emploi dans des fonctions civiles moins documentée, a sans doute existé dans les
(chambellan) ou militaires, à la fois pour inscrire les milieux aisés. On pourrait ajouter que l’explorateur et
califes dans l’héritage impérial de leurs prédécesseurs, diplomate marocain du xve et xvie siècles, Al-Ḥasan
notamment omeyyades, mais aussi pour des raisons b. Muḥammad al-Wazzān al-Zayyātī, alias Jean-Léon
pratiques, suivant l’interprétation khaldounienne, l’Africain, a évoqué l’homosexualité présumée des
afin de remplacer les membres de la tribu lorsque la femmes notables à Fès. Cependant, qu›elles soient
ʿaṣabiyya vient à s’affaiblir. issues d’un milieu riche ou ordinaire, les femmes
L’étude des populations rurales est plus difficile voyaient, pour la plupart, leur situation sociale
à mener. Si la référence reste toujours Ibn Khaldoun, « dans le cadre de l’ordre normal des choses tel
l’auteure remet en cause la distinction opérée par qu’il est défini par la famille, la coutume et la loi de
celui-ci entre sédentaires (ḥaḍar) et membre de la Dieu » (p. 164).
tribu (badw, qabā’il), montrant les gradations qui Le cinquième chapitre sur l’économie commence
existent entre les deux. L’auteure révise également par une réflexion sur la division, datant de l’époque
la conception de Robert Montagne du milieu coloniale, entre Maroc utile et Maroc inutile, et entre
rural, soulignant que la particularité de l’Occident Bilād al-makhzan et Bilād al-sība, même si l’auteure
musulman est justement une diversité de situations, reconnaît que ces expressions ne sont pas couram-
«la différence entre un grand village et une petite ment utilisées pour cette époque. Les sources sont,
ville éta[n]t rarement claire ». Pour al-Andalus les classiquement, les géographes, les riḥlas, les lettres de
repartimientos, ces enregistrements réalisés par les la Geniza, les sources juridiques (ḥisba, fatwas), les
conquérants chrétiens qui cherchaient à établir des chroniques et la monnaie. Une réflexion intéressante
relations seigneuriales et fiscales avec leurs nouveaux est menée sur l’impact du contrôle des terres agri-
sujets musulmans, ont fourni pour l’auteure des coles dans les conflits politiques, par exemple entre
informations supplémentaires sur le paysage rural le royaume du Portugal et les Almohades mais aussi
au milieu du xiiie siècle. entre les tribus autour des terres à blé de la vallée du
Après avoir défini la tribu, l’auteure relève la Ziz. La longue liste des productions agricoles omet
force militaire des Berbères et des Arabes, contrai- de parler de la vigne et de la production de vin, dont
rement aux Andalous qui n’étaient pas un «peuple la consommation fait certes débat parmi les juristes
guerrier », d’après le témoignage du prince ziride de mais est bien attestée dans les milieux de cour et de
la taifa de Grenade dans ses mémoires. Pour expliquer lettrés – et une des portes de Marrakech, bāb al-rubb
cela, elle décrit la société tribale andalouse, en se renvoie à la production de vin cuit. Les techniques
référant à des concepts d’anthropologues, comme hydrauliques sont évoquées, avec les conflits liés à la
«démocratique » ou «oligarchique », dans laquelle gestion de l’eau que le droit malikite, favorisé par les
la figure du Shaykh et du mizwār est prédominante Almoravides, cherche à réguler.
comme arbitre des conflits. L’étude de la société Le sixième chapitre (malikisme, mahdisme
urbaine est facilitée par des sources plus nombreuses, et mysticisme, religion et enseignement) aborde
qui montrent notamment le rôle des notables les questions religieuses relatives notamment au
(aʿyān), comme les juges, secrétaires ou fuqahā’, dogme, qui auraient gagné à être traitées plus tôt
dans la gestion de la ville et comme représentants tant elles sont fondamentales pour comprendre les
des communautés urbaines. Elle ne néglige pas différences entre les Almoravides et les Almohades.
cependant d’autres catégories moins présentes dans L’auteure montre un mouvement ancien, mais incom-
l’historiographie, comme les délinquants, les men- plet, d’arabisation et d’islamisation, qui passe, en ville,
diants ou les prostituées. Une attention particulière par l’enseignement dans les mosquées puis, avec
est portée aux femmes, à leur statut et à leur place les Almohades, dans les madrasas qui apparaissent
dans la société, et les développements consacrés au au xiiie siècle, soulignant le rôle des élites savantes
mariage, au divorce, aux concubines des souverains mais aussi des mouvements soufis, très présents à
sont intéressants et nuancés, montrant notam- Marrakech ou encore, dans les zones rurales, des
ment la présence de femmes influentes sous les ribāṭ-s. Le paysage religieux à la veille de l’arrivée
Almoravides, liées à leur statut chez les Ṣanhāja, que des Almoravides est cependant très diversifié, le
l’auteure compare à celui de la femme orientale. Elle kharidjisme et le chiisme ismaélien étant bien ancrés
souligne cependant, à travers l’analyse originale d’un dans les tribus berbères, alors que le malikisme gagne
conte d’amour courtois, Ḥadīth Bayāḍ wa-Riyāḍ, des du terrain, comme le soufisme, et que le mahdisme
formes de socialisation séparées entre les hommes et imprègne une partie de la population. Dans ce
les femmes. L’homosexualité est brièvement évoquée, contexte, la réforme almoravide, parfois considérée
BCAI 36 85
III. HISTOIRE
comme un mouvement fanatique, entend remettre plus intellectuels du soufisme » (p. 258). Il convient
les musulmans sur le chemin de la foi à travers la cependant de nuancer son idée selon laquelle la
doctrine malikite et surtout le jihād, pensés comme philosophie a été peu développée par leurs prédé-
la voie d’une réislamisation des tribus et du rétablis- cesseurs almoravides, souvent considérés comme
sement de la justice, notamment par l’abolition des «ignorant and fanatical Berbers rulers » (elle parle
impôts illégaux. Comme dans le reste de l’ouvrage, alors de «l’énigme de la philosophie »), car au-delà
des comparaisons éclairantes sont faites avec les du cas cité d’Ibn Bāja, l’émir ʿAlī comptait, d’après
dynasties orientales contemporaines ou antérieures, le Muʿjib d’al-Murrākushī, parmi les savants et les
même si on aurait aimé une réflexion plus poussée sur mystiques.
le sens à donner, dans le contexte almoravide, à des L’étude de la vie culturelle et intellectuelle est
termes comme jihād ou ribāṭ. Le développement sur d’ailleurs dans l’ensemble assez rapide, principale-
la place de la pensée d’al-Ghazālī est également très ment axée autour de la présentation des principaux
intéressant : arrivée en al-Andalus, elle est condam- chroniqueurs, et elle aurait mérité de plus amples
née en 1109 lorsque son livre Iḥyā ʿulūm al-dīn est développements, notamment autour du milieu des
brûlé par le souverain ʿAlī à l’instigation des juges poètes, des secrétaires ou des juges. Pour l’époque
malikites, dont Ibn Ḥamdīn. Mais l’auteure montre almoravide l’auteure ignore les noms de grands
que cet autodafé «n’a pas été un cas simple d’étroi- lettrés andalous célèbres jusqu’en Orient, comme le
tesse d’esprit almoravide mais […] fait partie d’une secrétaire et vizir Ibn Abī al-Khiṣāl, et pour la période
lutte plus large entre différentes factions juridiques », almohade elle ne cite que le secrétaire Ibn ʿAṭiyya,
les Banū Rushd d’une part et les Banū Ḥamdīn d’une alors que d’autres figures littéraires emblématiques
autre. La présentation synthétique des mouvements de la période sont absentes comme le grand kātib
soufis andalous, à travers quelques personnages clés et commensal des califes Ibn ʿAmīra, « l’excellent
comme Ibn Qasī de l’Algarve, Ibn Barrajān ou encore d’al-Andalus quant à l’art de la rédaction et aux
Ibn al-ʿArīf n’apporte rien de neuf mais permet autres arts du savoir », selon Ibn Saʿīd. De même,
d’introduire et de mieux comprendre l’émergence l’importance des livres et des bibliothèques, pensés
du mouvement almohade. comme des manifestations de la grandeur du pou-
La da‘wa almohade présente une nouvelle phase voir, auraient pu être mieux mise en valeur. Quand
d’islamisation du Maghreb occidental, en ce sens les Almoravides entrent dans Cordoue en 1091 ils
qu’elle s’appuie sur la notion ancienne et réactivée rassemblent les manuscrits pour constituer leurs
de ḥisba et se fonde sur un double crédo, «l’un sous propres bibliothèques à Marrakech. Ibn Khaldoun
une forme coranique traditionnelle pour les masses rapporte ainsi que Yūsuf b. Tāshfīn s’est procuré le
et l’autre sous forme philosophique et rationnelle muṣḥaf de ʿUthmān qu’il l’a emporté au Maroc avec
pour l’élite intellectuelle », qui permet une diffusion d’autres manuscrits d’écriture andalouse et orientale
large ; l’auteure suit en cela les analyses de Cornell provenant des bibliothèques des rois des taifas. À
sur la compréhension du mouvement almohade l’époque almohade Cordoue reste un important
par les disciples. La pensée du Mahdi est analysée marché du livre, comme en témoigne Averroès qui,
à travers, notamment, les travaux de Maribel Fierro dans sa célèbre dispute avec Avenzoar, affirme que
et Dominique Urvoy qui montrent les influences lorsqu’un sage meurt à Séville et qu’on veut vendre
chiites sur le dogme de l’imam impeccable, mais ses livres, il faut les porter à Cordoue.
aussi celle du soufisme. On peut regretter, là encore, Le soufisme almohade est également pré-
l’absence de prise en compte des lettres adressées senté à travers quelques figures célèbres et parfois
par le Mahdi aux Almoravides, qui figurent dans controversées, comme Abū Madyan, Ibn Mashīṣ
les Akhbār al-mahdī d’al-Baydaq et dans l’édition ou Abū Bakr Ibn ʿArabī, qui permettent de montrer
des Nouvelles lettres almohades par ‘Azzaoui, et qui l’essor de la place des mystiques à cette époque, et
permettent de mieux saisir la méthode didactique la figure d’Abū al-ʿAbbās al-Sabtī aurait pu être ici
d’enseignement de l’imam impeccable. L’auteure développée. Contemporain d’Averroès qui voit en
conclut sur l’impact, finalement minime, de l’almo- lui un être affecté par la générosité, ce soufi, origi-
hadisme sur un islam occidental très marqué par le naire de Ceuta et enterré à Marrakech, était connu
malikisme, notamment dans les milieux juridico-re- pour la particularité de son dogme et surtout son
ligieux, établissant une comparaison avec l’échec des souci des plus faibles, notamment les veuves et des
Fatimides à imposer le chiisme à leurs sujets ifrîqiyens. nécessiteux ; sa devise restée célèbre étant « al-jūd
Pour elle l’almohadisme «n’a pas transformé la vie yanbathiqu ʿani al-wujūd » («la charité est l’essence
des musulmans ordinaires, mais contribué plutôt à même de la création »)
une floraison spectaculaire de la philosophie, à la fois Le dernier chapitre est consacré à l’art et l’archi-
musulmane et juive, et à la stimulation des aspects tecture des empires berbères, et montre la double
BCAI 36 86
III. HISTOIRE
influence de l’Ifrîqiya et de Cordoue. Alors que les ou les monnaies (7), voire dans certains documents
ribāṭ-s de la première ont fourni «une inspiration officiels de l’époque coloniale (8).
idéologique » pour ceux du Maghreb occidental, La conclusion de l’ouvrage dresse un bilan poli-
la grande mosquée de la seconde, construite par tique, économique, artistique et culturel des deux
ʿAbd al-Raḥmān en 784, a beaucoup influencé le régimes, et de leur héritage, sous-évaluant parfois
goût et l’architecture des mosquées almoravides et celui-ci, comme lorsque l’auteure affirme que l’apport
almohades. De même, Madīnat al-Zaḥrā a été une almohade à «la littérature arabe et la poésie en parti-
source d’inspiration pour les souverains berbères culier, fut peut-être de pure forme et orienté exces-
dans la construction de leurs palais, emblèmes de sivement vers le contenu panégyrique plutôt que
pouvoir, et l’auteure insiste sur ce modèle à travers la le talent littéraire ». Les sources orientales comme
description d’Ibn Hayyān, reprise par al-Maqarrī, qui le Ṣubḥ al-aʿshā fī ṣināʿat al-inshā d’al- Qalqashandī,
montre «la combinaison royale des matériaux riches qui reprend plusieurs lettres écrites notamment par
et des dispositifs ingénieux, une caractéristique des Ibn ʿAṭiyya ou Ibn ʿAmīra, montrent ainsi que le
cours islamiques de l’aire abbasside » (p. 285). Elle talent littéraire almohade est devenu une référence
décrit ensuite quelques exemples de monuments, que tout futur secrétaire de chancellerie devait avoir.
notamment à Marrakech, montrant que «la déco- L’étude d’Amira Bennison a su réhabiliter les
ration almoravide n’était pas simplement une copie deux empires almoravide et almohade, grâce à une
de ce qui a été fait dans l’Andalus mais elle a été analyse solide et bien documentée, proposant un
aussi un engagement créatif et sélectif ». L’influence tableau d’ensemble synthétique mais aussi des inter-
omeyyade se voit cependant à travers la décoration prétations et des perspectives de recherche nouvelles
des mosquées ou le choix du minbar mobile, celle souvent négligées par les chercheurs. Elle permet de
des Abbassides dans les muqarnaṣ de la coupole de mieux comprendre ce qui les distingue, mais aussi les
la qubbat al-barudiyyīn (et non al-ba‘diyyīn) proche formes de continuité entre les deux dynasties. À ce
de la mosquée de l’émir ʿAlī b. Yūsuf, également titre, elle constitue une référence qui mérite sa place
connue sous le nom de la fontaine al-saqqāya. En aux côtés des «standard histories » des Almoravides
dehors de l’architecture religieuse, si les khuṭṭārāt et des Almohades.
(et non Gattaras), un système de canaux souter-
rains destinés à l’irrigation de la ville sont men- Hicham El Aallaoui
tionnés, rien n’est dit des murailles de Marrakech, CNRS-UMR 8167 Orient & Méditerranée
pourtant l’œuvre monumentale almoravide par
excellence. Ordonnée par l’émir ʿAlī pour répondre
aux menaces croissantes des Almohades et sur les
conseils du grand cadi de Cordoue Ibn Rushd al-
Jadd, leur construction commencée en 1126, dura
huit mois et coûta 70 000 dinars. L’auteure montre
l’influence de l’art et de l’architecture almohade sur
les dynasties suivantes, ce qui aurait pu être souligné
également à partir de l’exemple de la ʿalāma, le signe
de validation des califes qui prenait place, dans les
actes de chancellerie, juste après la basmala et
la ṭaṣliya, et avec laquelle les souverains signaient
leurs actes de chancellerie. Cette formule embléma-
tique des Almohades et de leur idéologie, al-ḥamdu
lillāh waḥda (louange à Dieu seul), avait une grande
importance dont témoigne le choix de celui qui était
chargé de l’inscrire sur les actes de chancellerie. Elle
a été reprise par les dynasties suivantes comme les
Nasrides, les Mérinides ou les Ḥafṣides, et jusqu’aux
Saadiens, qui l’utilisaient pour la chancellerie mais
aussi pour le ṭirāz, les inscriptions monumentales
(7) Castries Henri (de), «Les signes de validation des chérifs
saadiens », Hesperis, 1921, t. 1, p. 246.
(8) Une lettre, adressée en 1953 au président de la République
française par le nouveau sultan Ibn ʿArafa, contient la formule
almohade al-ḥamdu lillāh waḥda comme ʿalāma.
BCAI 36 87
III. HISTOIRE
BCAI 36 88
III. HISTOIRE
Fidence de Padoue, écrit entre 1291 et 1292, la ques- qui insiste sur le rôle du commerce des esclaves
tion des esclaves transportés en Égypte est abordée, dans le jeu diplomatique régional qui pousse à des
puisqu’en 1305 Raymond Lull dénonce les chrétiens alliances entre les Khāns de la Horde d’Or, Byzance,
traitres qui les vendent aux musulmans, mais que ce les Mamelouks, dans une commune opposition aux
n’est que dans un traité anonyme, daté d’entre 1289 Ilkhanides, et Gênes dont les marchands auraient été
et 1308, que, pour la première fois, les esclaves sont les principaux pourvoyeurs d’esclaves pour l’Égypte
cités parmi les marchandises devant être interdites. et la Syrie, transportés sur leurs navires depuis Caffa
Le commerce le mieux connu est cependant celui en passant par le Bosphore. Le rôle de Gênes, souvent
qui se fait en direction de l’Europe, sur les navires chré- dénoncé dans les projets de croisade, est tout d’abord
tiens. Ernest Marcos Hierro souligne le rôle de la com- à reconsidérer. Ainsi le traité de 1290 entre Gênes et
pagnie catalane et de ses razzias dévastatrices en Grèce Qalāwūn, dans sa version arabe uniquement, men-
dans l’approvisionnement de l’Europe en esclaves, au tionne bien ce commerce, mais par des musulmans.
point d’épuiser rapidement les ressources disponibles, Une partie de ce trafic devait certainement être caché,
Thèbes devenant le principal marché d’esclaves de la Venise l’interdisant officiellement en 1313, et Gênes
région, notamment en direction de la Crète vénitienne. en 1316, alors qu’une police des mers s’organise sous
Mais ce sont surtout Gênes et Venise qui organisent, l’égide de la papauté et des Hospitaliers de Rhodes.
à grande échelle, le commerce à partir de leurs comp- Les résultats sont cependant mitigés, et les instruc-
toirs en mer Noire. Michel Balard pour Gênes et Danuta tions secrètes de 1394 au consul vénitien de Tana et
Quirini-Popławska pour Venise montrent l’ampleur du aux capitaines de galées précisent que le transport
trafic depuis Caffa ou Trébizonde vers l’Europe, à partir des esclaves doit être fait aussi prudemment et
des années 1261 pour Gênes et du xive siècle pour secrètement que possible, surtout si la destination est
Venise, jusqu’aux conquêtes ottomanes après 1425 l’Égypte. Il n’en demeure pas moins que les premières
et surtout 1453, quand le passage du Bosphore mentions de Génois expédiant des esclaves vers le sul-
n’est plus contrôlé par les chrétiens. Gênes devient à tanat mamelouk n’apparaissent pas avant le début du
cette époque un marché majeur qui redistribue les xive siècle, à la fois dans les sources arabes et latines
esclaves, très majoritairement originaires des steppes et, à partir de 1442, ce commerce est pris en main par
en arrière de la mer Noire, dans son arrière-pays mais des Turco-Tatars. Par ailleurs Jenia Yudkevich souligne
aussi vers la Catalogne ou Majorque. Le trafic est tel que les Génois côtoient des marchands musulmans,
qu’il doit être réglementé, avec la création en 1313 de et que les navires du sultanat ont aussi joué un rôle
l’Officium Gazarie qui prend des mesures pour limi- important dans le transport des esclaves, le traité
ter notamment le nombre d’esclaves par navire. Les de 1281 entre Qalāwūn et Michel VIII leur accordant
esclaves occupent alors une place importante dans les la liberté de circulation dans le Bosphore. Enfin les
sociétés urbaines, mais pour un usage principalement sultans ont veillé à diversifier les sources d’approvi-
domestique qui privilégie très largement les femmes, sionnement, jusque dans les territoires contrôlés par
utilisées parfois comme concubines ou nourrices – à les Ilkhanides lorsque les tensions s’affaiblissent entre
l’exception de la Sicile et des plaines catalanes où les les deux États. D’une manière générale, les itinéraires
esclaves sont employés pour les travaux agricoles, des marchands d’esclaves doivent être reconsidérés
notamment la culture du sucre. et nuancés. Annika Stello montre, en particulier, à
Il n’en est pas de même des exportations partir des registres de la Massaria de Caffa entre 1374
d’esclaves vers l’Égypte et la Syrie, qui concernent et 1446/7, que le volume des exportations (entre
principalement des hommes destinés à devenir ma- 180 et 600 esclaves par an) était très insuffisant
melouks. Cela pose la question, au cœur de l’ouvrage, par rapport aux besoins du sultanat mamelouk.
des acteurs et des routes du commerce menant les Surtout, la plus grande partie était expédiée vers la
esclaves depuis les régions pontiques vers le sultanat rive méridionale de la mer Noire et les ports comme
mamelouk. Si le commerce en direction de l’Europe Sinope (par des Génois et des Égyptiens mais aussi
est maintenant bien connu, grâce aux riches archives des Grecs et d’autres habitants de la région du Pont).
latines, celui qui se faisait avec la Syrie et l’Égypte pose De là, les esclaves étaient transportés par terre à
de nombreuses questions. Plusieurs articles discutent travers l’Anatolie avant d’être à nouveau embarqués
ainsi la thèse proposée par Andrew Ehrenkreutz (1), à destination de la Syrie et de l’Égypte, peut-être sur
des navires de Génois installés en Chypre. Il convient
donc de nuancer le schéma proposé par Ehrenkreutz
(1) Andrew S. Ehrenkreutz, “Strategic Implications of the Slave
d’une stratégie concertée des puissances régionales,
Trade between Genoa and Mamluk Egypt in the Second Half
of the irteenth Century”, e Islamic Middle East 700–1900: qui poussent au contraire, pour certaines d’entre
Studies in Economic and Social History, éd. Abraham L. Udovitch, elles au moins, à interdire ou au moins à dissimuler
Princeton, Darwin Press, 1981, p. 335–345. ce commerce, et souligner la diversité, à la fois des
BCAI 36 89
III. HISTOIRE
BCAI 36 90
III. HISTOIRE
BCAI 36 91
III. HISTOIRE
tout prix la modernité du droit musulman de la mer. est beaucoup plus menaçante (ce qui n’est pas faux
Le Coran, ou le précédent prophétique, sont systé- à certaines époques). Au contraire, la lutte contre le
matiquement considérés comme les seules matrices brigandage sur mer est, selon lui, la plus haute forme
d’élaboration du droit de la mer – alors même que du jihad (p. 213). Ce dernier étant un acte légal, il ne
Khalilieh avait bien montré dans ses précédents peut donc pas être assimilé à de la piraterie qui sort
ouvrages le poids de l’héritage romano-byzantin en de la légalité : le raisonnement, qui se tient peut-être
Méditerranée. Le livre navigue en permanence entre dans une logique purement juridique, est quelque
océan Indien et Méditerranée, ou entre cette époque peu spécieux et ne résiste pas à l’étude de la réalité
des origines et le Moyen Âge tardif, l’époque moderne de la pratique des razzias, phénomène complexe qui
voire contemporaine avec le droit maritime élaboré tient à la fois de la guerre contre le Dār al-ḥarb, de la
dans le cadre des Nations Unies, comme lorsqu’il légitimation des pouvoirs musulmans et d’une acti-
affirme que la liberté des mers, telle que stipulée dans vité de rapine en lien notamment avec la recherche
l’article 87 de la convention des Nations Unies sur la de captifs. Les menaces des pirates musulmans sont
loi de la mer «s’aligne sur les principes coraniques et bien réelles, limitant de fait la liberté de circulation
sur la Loi musulmane des nations » (p. 93). Dès lors, sur mer, et la Méditerranée a été, comme l’a bien
il considère que l’Islam a, de tout temps, protégé la montré Christophe Picard, un lieu de projection de
liberté de circulation et de commerce, garantie par l’universalité des califes qui faisaient des razzias, sous
le Coran, la coutume (costumary laws) et les traités le signe du jihad, un instrument de la revendication
de paix, permettant une unité de la Méditerranée de leur souveraineté sur la mer. Que ces expéditions
par les échanges. Selon lui cette liberté n’admettait soient placées dans les textes arabes sous le signe
pas d’exception, même pour les ḥarbīs en temps de d’une action légale de jihad relève à cet égard d’un
guerre, sauf en cas d’intention hostile, les musul- discours de légitimation à usage interne que ne
mans, avant d’user de violence, ayant l’obligation de pouvaient partager ceux qui en étaient les victimes.
demander les intentions de l’autre partie et, dans le L’analyse des traités de paix avec les puissances
doute, devant faire preuve de patience pour éviter chrétiennes aurait pu à cet égard permettre une
des décisions trop rapides. approche plus contextualisée montrant les efforts
Ces limites méthodologiques apparaissent par- partagés pour réduire les menaces pirates de part et
ticulièrement dans la troisième partie consacrée à la d’autre ou, au moins, leurs conséquences humaines,
piraterie. Khalilieh part de sa définition par l’ONU politiques et économiques, et pour construire des
et l’International Maritime Bureau, se demandant normes qui résultaient moins d’une base coranique
laquelle des deux définitions est la plus compatible que de négociations diplomatiques dans lesquelles
avec la loi musulmane. La piraterie étant une entrave la différenciation religieuse entre les acteurs était
à la liberté des mers garantie par le droit musulman, absente.
elle ne peut donc pas avoir selon lui un caractère Cette tonalité générale partisane affaiblit la
légal, comme dans le cas de la course. Si l’on trouve en portée de l’ouvrage de Hassan Khalilieh, ce qui est
effet dans les traités de paix avec les puissances chré- dommage car son étude est documentée et savante,
tiennes des mots comme qarṣana pirates dérivés de et elle apporte des éléments importants susceptibles
l’italien ou du latin, ils côtoient d’autres expressions de nourrir une réflexion sur le droit maritime en Islam.
comme ḥarāmiyyat al-baḥr ou luṣūṣ al-baḥr (litté-
ralement : «voleurs de mer », pirates, qui renvoient Dominique Valérian
à des activités de brigandage (ḥirāba) en marge de Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
la loi. Cela conduit Khalilieh à réfuter l’identification UMR 8167 Orient & Méditerranée
du jihad maritime à de la piraterie, que l’on trouve
chez les auteurs chrétiens médiévaux, et aussi chez
les chercheurs contemporains, un contresens selon
lui, dû à une méconnaissance du droit musulman et
des textes arabes ou à des préjugés hostiles à l’islam.
Les combattants du jihad ne sont en effet jamais
qualifiés dans les textes arabes de muḥāribs, et les
dénonciations de piraterie à leur encontre dans les
textes chrétiens ne peuvent alors être que de fausses
accusations. Tout au plus peut-il y avoir des pirates
dans des contextes d’affaiblissement du pouvoir,
comme en Cyrénaïque au xie siècle, alors que, glo-
balement, la piraterie chrétienne en Méditerranée
BCAI 36 92
III. HISTOIRE
BCAI 36 93
III. HISTOIRE
BCAI 36 94
III. HISTOIRE
BCAI 36 95
III. HISTOIRE
de Stefan Kamola, qui clôt cette partie de l’ouvrage, des traditions mongoles communes. Il analyse aussi
illustre, lui aussi, la fécondité d’une critique textuelle les représentations et descriptions des amphores à
attentive. S. Kamola propose une étude de l’histoire liqueur et des masses d’armes portées par les gardes
des Salghurīdes contenue dans le Jāmiʿ al-tawārīkh. d’honneur, dont plusieurs exemplaires ont été retrou-
Celle-ci est soumise à une critique textuelle rigou- vés récemment (5). Le texte de l’article est complété
reuse permettant à l’auteur de revenir sur la question par les reproductions, en couleur, des représentations
de l’accusation en plagiat portée contre Rashīd al- analysées et de trois diagrammes permettant d’inter-
Dīn par Qāshānī (3), et de pointer l’existence de deux préter le placement dans l’espace des personnes,
traditions historiques différentes, ayant cours dans groupes et objets représentés. L’article de Judith
l’Ilkhanat, et concernant les Salghurides. L’article Kolbas s’ouvre par une considération anthropolo-
contribue, ainsi, à une meilleure compréhension du gique sur l’importance des rituels de boisson chez les
texte-phare des études hülegüides, tout en dévoilant Mongols et leur utilisation systématique de coupes en
les contours des processus mémoriaux pluriels et argents. Elle s’intéresse ensuite à l’histoire de la frappe
conflictuels dans lesquels s’est inscrit la production de monnaies dans l’Ilkhanat. En s’appuyant sur l’étude
historique de l’Ilkhanat. des mithqāl – poids standards à partir desquels les
Les trois articles de la seconde partie de l’ouvrage pièces étaient frappées, le plus fréquemment pour
sont réunis thématiquement autour des notions une fraction du poids du mithqāl – et de la pureté des
de commerce et d’échange de biens. La première pièces hülegüides et mameloukes, l’auteure retrace
contribution, de Qiu Yihao, propose une étude l’évolution des pratiques monétaires hülegüides.
des interactions entre l’Ilkhanat et la cour Yuan, à Judith Kolbas interprète les réformes monétaires
partir du voyage commercial de Fakhr al-Dīn al-Ṭībī des Ilkhans comme autant d’efforts pour s’intégrer
jusqu’en Chine. La présentation soignée de la position dans les réseaux commerciaux dans lesquels étaient
et du rôle de la famille al-Ṭībī à Kīsh, de son statut présents les Mamelouks, et la production monétaire
de marchand ortoq auprès de Ghazan, et enfin de la hülegüide comme un effet, apparent et observable,
mission de Fakhr al-Dīn al-Ṭībī, permet de replacer un d’une grande vigueur commerciale et financière
récit de voyage dans l’enchevêtrement des multiples facilitée par la convertibilité des monnaies des deux
structures sociales qui l’ont déterminé. Cette atten- ensembles politiques traités.
tion portée aux contextes du voyage de Fakhr al-Dīn La troisième partie regroupe les articles traitant
permet à l’auteur de souligner le poids d’un élément de l’Ilkhanat dans leur contexte moyen-oriental. Dans
d’histoire connectée de l’Empire mongol, chère à sa contribution, Reuven Amitai revient sur la thèse,
Thomas Allsen (4), par rapport à l’organisation de fréquemment reproduite, de la construction d’une
l’Ilkhanat qui éclaire ainsi largement sa signification légitimité iranienne des Ilkhans, développée notam-
historique. L’article de Koichi Matsuda propose une ment par Assadullah Souren Melikian-Chirvani (6).
étude comparée d’une représentation de la cour hüle- L’auteur appuie son réexamen critique de l’idée d’un
güide, tirée des fameux albums acquis par Heinrich «renouveau iranien » des formes de légitimation du
Friedrich von Diez en 1789 à Constantinople, avec le pouvoir sur une analyse de la documentation numis-
«Diagramme du rituel de cour yuan » (Huangyuan matique et épigraphique, ainsi que des textes des
chaoyi zhi tu), tiré du Shilin guangji, une encyclopédie manuels de chancellerie et des encyclopédies mame-
song remaniée et enrichie à la période des Yuan. Les louks. R. Amitai interprète les éléments iraniens qu’il
deux documents iconographiques représentent la observe comme les produits anecdotiques des élites
même scène, c’est-à-dire la montée au trône d’un lettrées persanes, pour conclure que la référence à
nouveau souverain. L’auteur montre la très forte l’Iran préislamique fonctionnait parmi les cercles du
similarité des rituels de cour hülegüide et yuan, et
interprète certains éléments clés –position des
hommes et des femmes, rituel libatoire – à la lumière (5) Voir la référence mise en avant par Koichi Matsuda : Tsagaan
Turbat, Batsukh Dunbure, «Les tombes de l’élite gengiskhanide »,
in Pierre-Henri Giscard, Tsagaan Turbat (éd.), France – Mongolie :
(3) Il convient de souligner qu’à la suite d’Osamu Otsuka, découvertes archéologiques, vingt ans de partenariat - Catalogue
S. Kamola réhabilite Qāshānī, appuyant son argumentation sur de l’exposition, Oulan-Bator, 2016.
une étude des manuscrits des œuvres des deux auteurs, témoi- (6) Assadullah Souren Melikian-Chirvani, «Conscience du passé
gnant bel et bien du vol, par Rashīd al-Dīn, de l’œuvre de Qāshānī. et résistance culturelle dans l’Iran mongol », in Denise Aigle (éd.),
Voir Osamu Otsuka, « Qāshānī, the First World Historian: L’Iran face à la domination mongole, Téhéran, 1997, p. 135-177.
Research on His Uninvestigated Persian General History, Zudbat À noter que Melikian-Chirvani présente les éléments qualifiés
al-Tawārīkh », Studia Iranica, n. 47 (2018), p. 119-149. d’iraniens de la documentation narrative et archéologique qu’il
(4) Voir le dernier ouvrage de l’auteur, Thomas T. Allsen, The étudie comme participant à une entreprise de résistance cultu-
Steppe and the Sea: Pearls in the Mongol Empire, Philadelphie, relle et d’iranisation des élites turco-mongoles, mise en place
2019. par les lettrés iraniens.
BCAI 36 96
III. HISTOIRE
pouvoir, mais qu’elle ne formait pas un programme loyauté des lignages aristocratiques turco-mongols,
construit de légitimation politique. Cette dernière à travers une institution clé de la période impériale,
s’appuierait avant tout sur « l’idéologie impériale représente sans doute une des pistes de recherches
mongole et la pratique politique islamique » (p. 235), intéressantes mise en valeur dans le volume.
alors que les références au passé iranien serviraient La quatrième partie de l’ouvrage est consacrée à
davantage aux lettrés persans à justifier leur posi- l’apport de la documentation chrétienne à l’étude de
tion auprès des Mongols. La remise en question de l’Ilkhanat. Pier Giorgio Borbone, traducteur et éditeur
la thèse assimilationniste que propose ici R. Amitai de l’Histoire de Mar Yahballaha et Rabban Sawma (9),
est bienvenue et nécessaire, mais l’on regrettera que présente la chronique syriaque, son contenu, et
l’enquête soit construite autour d’un corpus dont on analyse deux récits témoignant des relations entre
peine à justifier les contours, et qu’elle aboutisse à une les Ilkhans et l’Église syriaque. L’article comporte un
conclusion qui n’est qu’une mise à jour des thèses ex- appendice, retraçant la chronologie de l’œuvre. Le
posées de longue date par l’auteur (7). Dans son article, premier épisode, relatant le procès du Catholicos Mar
Na’ama O. Arom étudie la pratique diplomatique de Yahballaha, accusé devant Aḥmad Tegüder de soute-
Hülegü. L’évaluation chronologique et fonctionnaliste nir Arghun, permet à l’auteur de dresser l’image d’une
de la correspondance du premier Ilkhan suit la méta- Église orientale parfaitement intégrée dans les hié-
phore, présente dans le titre de l’article, des têtes de rarchies de pouvoir de l’Empire mongol. La seconde
flèches. Tout en reconnaissant les objectifs multiples analyse propose une comparaison du récit du
de la correspondance d’Hülegü (diviser, gagner du siège de la citadelle d’Erbil, avec celui proposé par
temps, distraire…), l’auteur souligne la centralité Qāshānī. Suivant une structure similaire, l’article de
indépassable de l’idéologie de conquête du monde Dashdondog Bayarsaikhan présente les apports réels
des Mongols portée par tous les messages. Elle reste, et potentiels de la documentation hagiographique
d’après Na’ama O. Arom, au cœur de toute la pra- arménienne aux études hülegüides. La première par-
tique diplomatique hülegüide, en dépit de ses mises tie de l’article présente l’histoire des études et des édi-
en forme musulmanes ou chrétiennes. Introduisant tions des textes hagiographiques arméniens depuis
son long article par une réflexion sur la réputation de le début du xixe siècle. Elle est suivie par l’étude des
«cimetière des empires » de l’Afghanistan, Timothy récits des martyrs du vardapet Grigor Baluec’i’ et
May fait le récit de la présence mongole dans la de l’évêque Grigor de Theodosiopolis, qui viennent
région. Il s’appuie sur son modèle interprétatif de la illustrer l’intérêt du corpus d’hagiographie armé-
«stratégie du tsunami (8) », et une distinction claire nienne dans le cadre des travaux d’histoire dédiés à
entre Negüderī et Qaraunas. Enfin, refermant la partie l’Ilkhanat. Enfin, l’article de Dimitri Korobeinikov, le
consacrée aux Ilkhans dans leur contexte moyen- plus conséquent de la partie, vient clore le volume.
oriental, Michael Hope propose une étude claire du L’auteur montre le prestige important des Ilkhans
rôle de l’atabégat dans les rapports entre la famille aux yeux des Byzantins, et le fait remonter à la per-
gengiskhanide et les grands lignages de l’aristocratie sonne de l’empereur Michel VIII Paléologue, désigné
nomade. La désintégration, lente et progressive, rap- comme l’architecte de la politique byzantine, en
pelons-le, de l’Ilkhanat est conçue comme liée à une Orient, après l’arrivée des Mongols. Le rapport des
crise de l’atabegat, dont l’auteur souligne le rôle fon- Byzantins aux Mongols est étudié à travers deux élé-
damental dans le système de distribution des biens ments : l’analyse du rôle et de la titulature atypique
et des statuts mis en place par Gengis Khan. Cette de Marie Paléologue, « despoina des Mongols »,
incapacité des Ilkhans à maintenir ou à restaurer la fille illégitime de Michel Paléologue et épouse de
l’Ilkhan Abaqa, et l’évolution des termes utilisés pour
désigner les Mongols dans la documentation narra-
(7) S’il parait admissible d’exclure la documentation utilisée par tive – «Atarioi », Mongols, Tokhariens, Massagètes,
Melikian-Chirvani, on s’interroge sur l’absence des manuels de Scythes –, dans le contexte des pratiques antiquaires
chancelleries de la fin de la période hülegüide, comme le Dastūr des chronographes byzantins, en soulignant les rôles
al-kātib fī taʿyīn al-marātib, éd. A. A. Alizade, 2 vol., Moscou, 1964,
de Muḥammad b. Hindūshāh Nakhjawānī. De même, de l’aveu
de deux historiens byzantins, Georges Pachymérès et
même de l’auteur, la constitution du corpus numismatique n’est Nicéphore Grégoras.
pas contrôlée. Voir les travaux de l’auteur sur les idéologies du
pouvoir hülegüide et mamelouk : Reuven Amitai, Holy War and
Rapprochement: Studies in the Relations between the Mamluk
Sultanate and the Mongol Ilkhanate (1260-1335), Turnhout, 2013. (9) Pier Giorgio Borbone (trad.), Storia di Mar Yahballaha e di
(8) Présenté dans Timothy May, Mongol Conquest Strategy in Rabban Sauma. Un orientale in Occidente ai tempi di Marco Polo,
the Middle-East, in Bruno de Nicola, Charles Melville (éds.), The Turin, 2000, seconde édition avec texte syriaque : Storia di Mar
Mongols’ Middle East. Continuity and Transformation in Ilkhanid Yahballaha e di Rabban, Cronaca siriaca del XIV secolo / Tash`ītā
Iran, Leyde, Boston, 2016, p. 13-37. d-Mār Yahballāha wad Rabbān awmā, Moncalieri, 2009.
BCAI 36 97
III. HISTOIRE
BCAI 36 98
III. HISTOIRE
BCAI 36 99
III. HISTOIRE
States across Fifteenth-Century Western Eurasia » Qāytbāy (d. 1496) par son fils al-Nāṣir Muḥammad
(p. 88-155). Ce chapitre, co-rédigé par Jan Dumolyn b. Qāytbāy, et comment celui-ci tenta de raviver le
et Jo Van Steenbergen, récapitule les grandes lignes slogan al-mulk ʿaqīm (le pouvoir est stérile) prôné au
et les tendances propres à l’étude de l’État, tant d’un xive siècle par son éponyme Qalawūnide.
point de vue sociologique qu’historique, tout en se Avec Dimitri Kastritsis, nous quittons le règne
concentrant sur les processus liés à l’établissement mamelouk pour celui des Ottomans et une toute
de l’ «État » et à son domaine d’action. Ce chapitre autre approche des sources. En effet dans le cha-
est certainement la contribution qui reflète le plus pitre 5 « Tales of Viziers and Wine: Interpreting
la conférence d’origine, car il propose une étude Early Ottoman Narratives of State Centralization »
comparative de l’étude de l’État en Europe et en Asie (p. 224-254), Kastritsis nous amène à reconsidérer,
Occidentale à la période donnée. de façon intertextuelle, les sources narratives otto-
La deuxième partie de l’ouvrage intitulée manes sur la centralisation de l’État ainsi que ses
«From Cairo to Constantinople : The Construction of acteurs principaux. Plus particulièrement, l’auteur
West-Asian Centers of Power” inclut trois chapitres revisite le rôle — négatif — attribué à la famille de
traitant des différentes stratégies mises en place par vizirs Çandarlı dans ces sources, ainsi que certaines
les pouvoirs centraux mamelouk et ottoman pour des descriptions faites à leur endroit, et ce en regard
s’établir fermement en dépit des divers groupes du contexte historique propre à la période. Cette
en compétition. Le chapitre 3 « The Road to the lecture des sources est particulièrement bienvenue
Citadel as a Chain of Opportunity: Mamluks’ Careers car elle remet en cause certaines interprétations
between Contingency and Institutionalization » de la dynamique ġāzīs/ulema, et pointe, dès lors, à
rédigé par Kristof D’hulster (p. 159-200) analyse le une image plus nuancée de la société ottomane des
rôle de la fonction d’atābak dans la course au sulta- débuts — et du rôle que certains types d’écrits ont
nat. Commençant sa réflexion sur une curieuse com- pu avoir pour l’illustration de cette société.
paraison entre l’historien mamelouk Ibn Taghrībirdī Le chapitre 6 «Iranian Elites under the Timurids »
et l’auteur-politicien romain Ciceron, le chapitre (p. 257-282), rédigé par Beatrice F. Manz inaugure la
se poursuit par une présentation minutieuse — troisième et dernière partie de l’ouvrage « From
quoique prudente — des données empiriques. Bien Khwaf to Alexandria : The Accomodation of Wast-
que l’auteur reconnaisse lui-même la nécessité de Asian Peripheries of Power ». Dans cette contribution,
contextualiser ces données en faveur de son argu- elle pointe à son tour les lacunes des sources per-
ment avec d’autres paramètres tels que le réseau, sanes concernant le traitement des élites régionales
l’appui financier, les liens matrimoniaux, il n’en fait et questionne leur absence supposée des arènes du
rien. Ceci est bien dommage au regard du potentiel pouvoir. Ainsi, après une présentation et une critique
certain du matériel présenté, et des réflexions paral- des sources, l’auteure établit l’étude diachronique
lèles présentées dans les chapitres 4 et 8 (qui traitent des élites iraniennes avant et pendant la période
de certains de ces paramètres). timouride et analyse leur nature. Ceci l’amène à
Dans le chapitre 4 «The Syro-Egyptian Sultanate nuancer la distinction traditionnelle faite, au sujet
in Transformation, 1496-1498: Sultan al-Nāṣir de leur valeur militaire, entre l’élite iranienne et l’élite
Muḥammad b. Qāytbāy and the Reformation of turco-mongole. Cette étude nous invite également à
mamlūk institutions and Symbols of State Power » rediriger notre intérêt pour les grands centres urbains
(p. 201-223), Albrecht Fuess analyse un autre type de vers les plus petites villes de province, qui jouèrent
stratégie, non pas d’accession au poste suprême de néanmoins un rôle important dans la constitution
sultan, mais de stabilisation et d’affermissement du et support de l’état.
principe dynastique par l’emploi des revendications Cette question de la périphérie, et de son
idéologiques en usage au xive siècle. Réfléchisant, contrôle, constitue aussi le cœur du chapitre 7 «The
plus généralement, à la théorie de l’État, Fuess déve- Judges of Mecca and Mamluk Hegemony » (p. 283-
loppe le concept de « deep Mamluk state », qu’il 305) par John L. Meloy. Dans cette contribution,
définit comme le fait «that institutions and networks Meloy reprend un sujet qui lui est cher, à savoir la
did function independently of individual sultans or relation difficile entre les sultans mamelouks du Caire
civil servants while on the other hand refined selection et les sharifs de la Mecque, ainsi que les différentes
processes in the military and administrative sector stratégies déployées par les premiers pour imposer
ensured the availability of a large reservoir of highly leur contrôle sur la région. C’est le rôle des juristes qui
qualified personnel » (p. 202). Bien que reconnaissant est ici, plus particulièrement, étudié, et la façon dont
cet état de fait pour le xve siècle, A. Fuess présente, le sultanat mamelouk du Caire réussit à contrôler et
dans ledit article, un cas d’étude allant à l’encontre de façonner la ville sainte idéologiquement par le mono-
ce principe, à savoir la succession du sultan al-Ashraf pole de leur nomination. Meloy retrace l’évolution
BCAI 36 100
III. HISTOIRE
de cette pratique depuis les xiiie et xive siècles — Premièrement, bien que le volume revendique
pratique qui s’imposera au xve siècle et qui aura des d’être une entangled history des états timourides, tur-
effets majeurs pour la «mamloukisation » du Hijaz. comans, ottomans et mamelouks, l’expertise de l’édi-
Le chapitre 8 «The Syrian Commercial Elite and teur, ainsi que les cas d’études présentés témoignent
Mamluk State-Building in the Fifteenth Century » principalement de l’expérience mamelouke. Bien
(p. 306-318) rédigé par Patrick Wing étudie l’histoire que Jo Van Steenbergen aborde, dans son premier
des Banū Muzalliq de Damas et l’évolution de leur(s) chapitre, les cas turco-mongols et ottomans, leur
rôle(s) au sein de l’état mamelouk. Les Banū Muzalliq traitement est quelque peu décalé et certainement
appartiennent à une nouvelle catégorie d’élites surfait quant aux études empiriques présentées. Ce
commerciales dont l’importance s’accrut pendant premier chapitre ne reflète, à mon sens, que partiel-
le xve siècle — les marchands khwāja. Cette famille lement l’idée générale du volume et les cas d’études
est représentative d’une nouvelle dynamique de y sont parfois présentés de façon biaisée de façon à
formation d’état pendant cette période, en ce sens nourrir une réflexion ambiguë (la discussion sur les
qu’elle représente l’intérêt du sultanat vis-à-vis des centres du pouvoirs vs. la périphérie est par exemple
marchands et des relations de ces derniers avec le superficielle, alors que les parties 2 et 3 s’en récla-
pouvoir («a merging of the political interest of the ment). Un autre choix me laisse perplexe, à savoir
Sultanate with the commercial networks and wealth le remplacement de la dénomination « sultanat
that the Syrian merchants could offers », ainsi que mamelouk » par l’expression « le régime politique
«the ways the family could leverage its relationship syro-égyptien », qui n’est nulle part explicité, et qui
with the Sultanate to procure offices, property, and n’est certainement pas utilisé de façon cohérente par
power within the political elite », p. 314). Ce cas spéci- les contributeurs du volume. Au vu de l’expertise de
fique démontre, à plus d’un égard, comment certains l’éditeur – et de l’origine du projet –, une discussion
réseaux, même dans la périphérie, pouvaient être mis de ce concept et de celui de «Cairo Sultanate » (utili-
à profit par les sultans, pour étendre leur pouvoir et sé par certains contributeurs) aurait été la bienvenue.
leur autorité, même au sein de la capitale. L’accent donné au xve siècle est également discutable
Georg Christ clôture cet ouvrage avec le cha- car les cas d’études présentés montrent une plus
pitre 9 «Settling Accounts with the Sultan: Cortesia, grande continuité avec la période précédente que
Zemechia and Venetian Fiscality in Fifteenth-Century ce qui est suggéré dans l’introduction. Je m’étonne
Alexandria » (p. 319-351), en étudiant un tout autre également de quelques absences non justifiées
type d’intégration, celle de l’élite marchande véni- comme, par exemple, une discussion du rôle et de
tienne d’Alexandrie. Les Vénitiens jouissaient en effet la place de la religion – après tout référence est faite
d’un statut double d’intégration, à la fois bottom-up à l’«Islamic West-Asia » dans le titre –, ou encore à
(et indirect) en tant que communauté protégée du certains types d’élites, tels que les soufis. Enfin, il est
Sultan et top-down (et direct), en tant que tributaire étonnant que l’éditeur ait choisi pour ces contribu-
du Doge. Ceci leur permettait donc de bénéficier tions un tout autre système de «translitération » que
d’un cadre institutionnel hybride, «which was nego- celui suivi par les contributeurs. Ceci étant dit, ces
tiated locally but in the shadow of imperial, sultanic quelques remarques ne diminuent en rien la qualité
privilege » (p. 337). À travers l’analyse minutieuse des contributions de cet ouvrage.
de ce cadre — grandement favorisée par l’étude des
sources vénitiennes —, G. Christ démontre comment Malika Dekkiche
cette élite était, dans les faits, complétement intégrée Département d’histoire, Université d’Anvers
à la structure institutionnelle mamelouke et qu’elle
était aussi bénéficiaire de ces largesses.
L’ouvrage Trajectories of State Formation across
Fifteenth-Century Islamic West-Asia est très certaine-
ment une addition nécessaire à tout.e chercheur.se
intéressé.e par les questions de formation de l’État
pré-moderne. La première partie de l’ouvrage fournit
un cadre théorique, synthétique des débats anciens
et actuels, parfois comparatif, parfois «entangled ».
Les contributions présentées en parties 2 et 3, sont
originales et s’éloignent des sentiers battus, en trai-
tant de sujets atypiques pour le thème général donné.
Bien que très louable, cependant, cet ouvrage laisse
aussi parfois perplexe.
BCAI 36 101
III. HISTOIRE
BCAI 36 102
III. HISTOIRE
L’endogamie était importante : les familles se ma- service d’interprétariat auprès du baile durant ses
riaient entre elles de manière à garder le contrôle sur audiences avec le Grand Vizir ou d’autres ministres
les positions. La majorité des recrues étaient les fils, ottomans. Ils évoluaient à travers différents bureaux,
beaux-fils et neveux de drogmans en fonction, dont réalisant des tâches diplomatiques et commerciales,
les sœurs étaient parallèlement mariées à d’autres traduisant des documents, effectuant des visites
drogmans et apprentis, forgeant ainsi une véritable dans les résidences des dignitaires ottomans. Certains,
«caste » stambouliote au sein de laquelle avait lieu de manière plus exceptionnelle, effectuaient des
un transfert de connaissances intergénérationnel. missions dans des lieux lointains comme en Perse
Pour les drogmans locaux, les avantages étaient ou en Afrique du Nord. Officiellement les Vénitiens
importants leur offrant une protection légale, des recherchaient l’exclusivité de leurs drogmans et refu-
immunités, des exemptions de taxes et des privilèges saient, par crainte d’espionnage, qu’ils ne travaillent
commerciaux. Certains ahidnâme (capitulations) pour d’autres puissances politiques. Dans les faits, les
octroyés aux puissances étrangères incluaient des réseaux de parenté et d’amitié donnaient aux drog-
clauses concernant les drogmans, énumérant leur mans accès à des informations locales mais également
nombre, leurs privilèges et leurs responsabilités. Du provenant des différentes puissances européennes,
côté des autorités vénitiennes, recruter des drogmans qui bénéficiaient en retour aux Vénitiens.
parmi les puissantes familles catholiques de Pera Leur mobilité spatiale et sociale, reposant sur
donnait à Venise un accès à des réseaux sociaux qui un dense réseau construit autour de la parenté,
facilitait la collecte d’informations de l’ensemble des est l’objet du deuxième chapitre. L’auteure analyse
territoires ottomans. le rôle important joué par les épouses, les filles et
Dès leur entrée en service, les jeunes apprentis les sœurs de drogmans dans la consolidation des
drogmans étaient retirés de leur foyer (majoritaire- liens et des alliances à travers lesquels se jouaient
ment stambouliote) et des soins domestiques de leur de nombreux intérêts politiques et économiques.
mère (majoritairement hellénophone), et placés dans Quelques épouses et filles de drogmans semblent
l’espace italianisant et exclusivement masculin du avoir exercé la gestion des propriétés immobilières
bailate, véritable espace de socialisation. Là, pendant dans la ville et avoir entretenu un savoir juridique
les sept années suivantes ou plus, ils étaient confiés dans le but de conserver la richesse de la famille. C’est
aux soins de leurs pères, oncles et frères aînés drog- notamment par ce biais qu’elles apparaissent dans
mans et, bien sûr, du baile lui-même. Ce dernier, bien les archives du bailate, en procès contre différentes
qu’ignorant généralement le turc, surveillait person- personnes et institutions pour la possession de
nellement les progrès linguistiques de ses apprentis biens. Leur centralité est importante dans le tissage
drogmans et en rendait compte dans ses dépêches de dynasties de drogmans et dans le maintien de
périodiques au Sénat vénitien et dans sa relazione l’endogamie. Les stratégies matrimoniales étaient en
exhaustive à son retour de fonction. effet multigénérationnelles et réalisées à plusieurs
Le drogmanat formait un véritable corps échelles, locales, et dans l’ensemble des territoires
comprenant des hiérarchies et des salaires différen- ottomans. Les mariages étaient l’occasion d’offrir
ciés. Les apprentis ou giovani di lingua étaient en règle des dons et les femmes aidaient à intégrer leurs
générale confinés au bailate où leur étaient parfois proches dans de nouveaux réseaux de patronage.
confiées des tâches de traduction. Ils se dédiaient au Ces alliances forgeaient les réseaux qui traversaient
développement de leurs compétences linguistiques les frontières politiques, spatiales et ethnolinguis-
en italien, en latin et en turc ottoman, moins fré- tiques. Les familles de drogmans étaient des nœuds
quemment en arabe et en persan, étant donné que cruciaux qui permettaient l’acquisition de prestige
leur langue maternelle était le grec, parfois le slave local et de pouvoir.
ou l’arménien. Il leur fallait également comprendre Les Vénitiens multipliaient également les liens
les genres littéraires ottomans et les pratiques de de patronage avec les familles de drogmans dans le
chancellerie afin de pouvoir interagir avec les auto- but d’atténuer leur proverbiale déloyauté et déshon-
rités, effectuer des copies et des traductions. Des nêteté. Par ce même biais, les drogmans souhaitaient
drogmans de second rang étaient chargés des affaires sécuriser leur position familiale, en plaçant leurs
navales et commerciales et passaient la plupart de enfants en apprentissage. Les archives du bailate
leur temps aux douanes. Le grand drogman, le plus mentionnent régulièrement des invitations, pour le
élevé dans la hiérarchie, accompagnait l’ambassadeur baile, à servir de parrain pour le nouveau-né d’un
dans les audiences, agissait, rituellement, comme sa drogman, ou d’invité d’honneur au mariage d’une fille,
bouche et ses oreilles, et jouait un rôle de médiateur mais elles restent silencieuses sur le vaste réseau de
dans le déroulement des cérémonies officielles. Les patronage qui liait les drogmans aux autres résidents
drogmans étaient loin de se limiter à un simple de la capitale ottomane. À la différence d’autres
BCAI 36 103
III. HISTOIRE
employés, les drogmans ne résidaient pas au sein Pour les non-patriciens qui écrivaient des relazioni
du bailate mais maintenaient leur propre maison à à présenter au gouvernement vénitien, les enjeux
proximité. Ils entretenaient la richesse de leur ménage étaient plus élevés que pour les ambassadeurs et
en employant un nombre significatif de serviteurs les bailes patriciens. Ils devaient démontrer leur
et d’esclaves alors que les archives offrent en général capacité à écrire dans ce genre et, par conséquent,
le portrait d’une relative pauvreté. Les mariages et à être des diplomates légitimes. Pour ce faire, ils
les baptêmes des esclaves étaient aussi un moyen devaient se conformer aux attentes rigides du genre.
pour les drogmans de cimenter leurs liens avec la La composition d’une relazione bien formée et pré-
communauté de Pera. L’auteure remarque certains sentant tous les attributs stylistiques établissait, en
comportements, notamment l’usage d’un code ves- premier lieu, leur autorité à l’écrire et, par extension,
timentaire ou une origine des esclaves qui différait la légitimité de leurs prétentions à servir en tant que
de l’élite ottomane, et de celle de Pera en particulier. représentants de haut niveau de l’État. Elle soulignait
Au lieu d’une prépondérance donnée à la possession également, à un niveau secondaire, l’appartenance
d’hommes provenant d’Afrique subsaharienne et des auteurs à une élite vénitienne possédant la maî-
d’Italie chez les musulmans, les drogmans préféraient trise d’une culture littéraire.
une majorité de femmes esclaves de la mer Noire et Les quatre auteurs choisis par Natalie Rothman,
évitaient l’origine européenne. malgré leurs provenances et trajectoires profession-
Le troisième chapitre est centré sur quatre nelles différentes, partagent des caractéristiques
relazioni de drogmans (ou rapports de missions communes, notamment leur naissance ou longs
diplomatiques officielles) et sur leurs stratégies séjours dans les terres ottomanes et leur service pour
de représentation de l’Empire ottoman à la classe le gouvernement vénitien, à Istanbul ou à Venise. Ces
politique vénitienne. Les relazioni, bien établies en relazioni soulignent comment l’altérité ottomane
tant que genre au milieu du xvie siècle, visaient était souvent employée précisément par ceux qui
à fournir un rapport très conventionnel sur une pouvaient prétendre à une connaissance intime
cour étrangère vue par les yeux d’un représentant des « choses ottomanes ». Elles s’éloignent davan-
officiel vénitien. La grande majorité était réalisée tage d’un récit européocentrique mais manifestent
par les membres des plus hauts échelons de l’élite néanmoins un point de vue nettement stambouliote,
politique patricienne. Les quatre relazioni examinées largement comparable à celui des lecteurs vénitiens
diffèrent dans le sens où leurs auteurs n’en faisaient (et autres italiens) contemporains. Ces relazioni,
pas partie et, tout en représentant la Sérénissime, ils faisant partie d’un champ plus large de production
devaient établir leur légitimité au sein d’un ordre textuelle et visuelle, soulignent également que leurs
diplomatique très hiérarchisé. Ainsi les drogmans non auteurs drogmans ne peuvent être considérés comme
patriciens, et parfois non vénitiens, mesuraient leurs de simples «appendices», travaillant dans l’ombre
propres performances diplomatiques et littéraires. des puissants ambassadeurs et consuls. La nouvelle
Au-delà des prouesses linguistiques, le capital social histoire diplomatique a justement mis en lumière le
et culturel des drogmans provenait de leur position rôle d’acteurs sociaux relativement subalternes dans
de «spécialistes de l’information» qui rassemblaient le développement de la pratique et du protocole
et réarticulaient des connaissances utiles pour leurs diplomatiques.
clients. Ils exerçaient ce métier spécialisé à travers Leurs stratégies de représentation d’eux-mêmes
un mélange de genres, certains écrits, d’autres oraux, sont la focale du quatrième chapitre qui considère
qui dépendaient simultanément de leur capacité à se deux types de production figurant des drogmans et
distinguer, à la fois en tant que porteurs individuels dans la production desquelles ils furent impliqués. Le
d’un savoir et d’une expertise uniques et – surtout en premier est un album illustré datant des années 1660
ce qui concerne le drogman vénitien –, en tant que ayant pour sujet la politique, la diplomatie et la
membres d’une communauté de pratique façonnée vie quotidienne dans l’Empire ottoman. Il s’agit à
par l’apprentissage et l’endogamie. première vue d’un album de costumes, alors très
Parallèlement, en écrivant des relazioni, les drog- en vogue à la fin du xviie siècle. Toutefois, l’auteure
mans s’éloignaient, par nécessité, du territoire plus le considère davantage comme un manuel des-
familier des négociations orales. L’oralité définissait tiné aux diplomates vénitiens se rendant à Istanbul.
une grande partie des interactions quotidiennes des Rassemblé dans le bailate il est l’aboutissement
drogmans, que ce soit avec les dignitaires ottomans d’une collaboration entre son auteur, le secrétaire
ou le personnel des ambassades, qu’ils rendent vénitien Giovanni Battista Ballarino, ses drogmans
compte au baile ou qu’ils adressent une pétition au et plusieurs artistes ottomans et italiens. Même si
Sénat ou à la Porte, toujours conçue comme une per- certaines images de l’album avaient pour objectif
formance orale par le suppliant ou son représentant. de plaire aux lecteurs, leur production, qu’elle soit le
BCAI 36 104
III. HISTOIRE
fait d’artistes locaux associés à la cour ou d’artistes devenu lexicographe et grammairien ottoman. Elle
européens attachés à des missions diplomatiques, suggère que l’intégration de l’ottoman au sein des
doit être comprise au-delà d’un simple geste exotique, langues orientales dans la philologie européenne
et rattachée au contexte d’une interaction soutenue. s’accompagnait d’idéologies linguistiques propres à
Les drogmans sont présents en tant qu’objets visuels la cour d’Istanbul que les drogmans véhiculaient en
et textuels dans de nombreux folios de l’album. Le plus du simple registre. Ces idéologies linguistiques
deuxième corpus documentaire est composé d’une privilégiaient l’étude de certains types de textes
douzaine de portraits issus de la dynastie de drog- qui mettaient le plus en évidence la relation lexico-
mans Tarsia-Carli-Mamuca della Torre, comprenant graphique et syntaxique de l’ottoman avec l’arabe
également des portraits de femmes. En commis- et le persan, exigeaient un enseignement formel,
sionnant leurs portraits, ils collaborèrent avec des simultané ou quasi simultané des trois langues, et
miniaturistes stambouliotes mais aussi avec des minimisaient la relation de l’ottoman avec d’autres
portraitistes gravitant en Istrie, dans le berceau langues régionales de plus en plus considérées
familial, à la frontière vénéto-habsbourgo-ottomane. comme «européennes » (à savoir l’italien, le grec, le
Ces portraits expriment une synthèse entre deux slave) et donc «non islamiques ». Les drogmans ont
modèles d’autoreprésentation des drogmans : une ainsi contribué à faire de la langue ottomane un objet
grandeur stambouliote, exprimée avant tout dans du savoir européen, mais ils ont parallèlement donné
les codes vestimentaires soignés des hommes et des à cet objet un aspect indubitablement étranger. Ainsi
femmes, et une aristocratie provinciale italienne, l’attrait pour les «choses turques », alimenté par un
basée en Istrie, dans le choix du genre (la peinture à intense mouvement de publications (près de 6 000
l’huile sur grande toile), de la posture et, dans la plu- publications en Europe avant 1700) allait de pair avec
part des portraits, de l’inscription latine permettant la conscience d’une très forte altérité, jugée souvent
l’identification des personnes, de leur profession et incompatible avec les pratiques européennes.
de leur statut politique. Le sixième chapitre examine leur travail de tra-
Les trois derniers chapitres abordent la question duction en se penchant sur les Carte Turche conser-
des pratiques de traduction des drogmans. Être un vées dans les archives du bailate s’étendant de 1590
orientaliste dans l’Europe du début de l’époque à 1790. Il s’agit de 36 registres comprenant quelques
moderne impliquait la connaissance de langues milliers de documents qui, au-delà de leur contenu
orientales parmi lesquelles le turc ottoman était lar- diplomatique et légal, présentent des aspects inté-
gement absent au sein des chaires universitaires alors ressants au niveau des pratiques linguistiques, offrant
que les chaires dédiées à l’hébreu, au grec, au syriaque une copie de décrets sultaniens ottomans ou d’autres
et à l’arabe se diffusaient depuis le xvie siècle. Très peu chartes officielles d’un côté et leur traduction en ita-
de «matériel » était alors disponible pour apprendre lien signée par un drogman de l’autre. De tels registres
la langue et peu d’érudits ottomans séjournaient en existaient dans d’autres chancelleries. L’auteure,
Europe occidentale. Les diplomates étrangers, hormis pour bien comprendre les pratiques de traduction
quelques rares exceptions, choisissaient de se reposer des drogmans et les transformations textuelles, les
sur les drogmans pour traduire les mots et le monde resitue dans les trajectoires professionnelles et fami-
ottoman. Il y avait, ainsi, un fort contraste entre les liales des drogmans. Si chaque traduction n’était pas
intenses engagements diplomatiques des Européens nécessairement motivée par la poursuite d’objectifs
avec la Porte et l’ignorance profonde de la langue, et individuels, il existait des attentes conventionnelles
de fait de l’ensemble de la littérature, même au sein quant à la familiarité des lecteurs visés avec l’appareil
des universités européennes. d’État, la politique et l’histoire ottomane. Natalie
Le cinquième chapitre explore le rôle essentiel Rothman choisit des exemples précis comme la
des drogmans dans l’institutionnalisation de l’étude comparaison de deux traductions d’un firman du
du turc ottoman dans l’Europe des xviie-xviiie siècles sultan Mourad III de 1594 par deux drogmans aux
à travers la production de grammaires, de diction- trajectoires de vie et aux connections avec le milieu
naires, de lexiques, de vocabulaires et de glossaires. d’élite vénitien différentes.
L’auteure met en évidence certaines caractéristiques Le septième chapitre élargit l’analyse à un
de la compréhension du turc ottoman par les drog- mouvement plus vaste de traductions et explore
mans par rapport aux missionnaires et aux érudits comment la position diplomatique des drogmans les
et par rapport aux autres langues orientales, en rendit intermédiaires entre les auteurs ottomans et
examinant leurs pratiques, notamment les nom- les lecteurs européens, transformant les ambassades
breuses contributions de Franciscus Meninski (1620- en lieux de productions culturelles. Ils apparaissent
1698), drogman basé à Vienne et sans doute le plus ainsi comme des nœuds essentiels dans les circuits
influent des drogmans du début de l’ère moderne, de communication qui liaient les différents milieux
BCAI 36 105
III. HISTOIRE
intellectuels. L’auteure s’appuie sur un corpus de ses remaniements tout au long du xviie siècle. Les
documents écrits par les drogmans sur les Ottomans, limites spatiales en sont également discutées puisque
soit en tant qu’auteurs, soit en tant que traducteurs l’Orientalisme, en tant qu’épistémologie et métho-
et examine l’impact de ces écrits sur le façonnement dologie, n’était pas seulement (ou même principale-
d’un champ de connaissances. Certains genres sont ment) issu de la recherche européenne. Au contraire,
en effet sous-représentés dans les traductions réali- le milieu diplomatique d’Istanbul du début de l’ère
sées comme la poésie, la théologie et les écrits scien- moderne et ses liens étroits avec les élites savantes
tifiques. À travers la sélection des textes ottomans et la cour ottomane ont joué un rôle décisif dans la
à traduire, les drogmans ont joué un rôle pivot en formation de certains des traits les plus distinctifs de
définissant, pour leurs publics européens, une idée l’Orientalisme comme son penchant philologique,
de ce qu’était la littérature ottomane, qui resta long- associés à une tendance à éluder d’importantes
temps orientée vers les genres politique et historique. différences temporelles, spatiales et socioculturelles
Leurs choix étaient eux-mêmes le fruit d’un complexe pour produire «l’Orient » comme un objet cohérent
réseau intellectuel guidé par les élites ottomanes et cohésif, allant bien au-delà de la binarité entre
qui synthétisaient un savoir islamique existant et l’Europe et les «Autres ». De fait, l’auteure ne montre
exprimaient leurs propres idéologies. Pour l’auteure pas l’Orientalisme comme une représentation par
il est impossible de parler de «littérature turque » et pour les Européens, mais davantage comme le
sans considérer la complexité des circulations et des résultat de circuits de communication, de circulation
médiations, et la manière d’émerger de ce champ et de production de connaissances dans lesquels les
de connaissances à travers un dialogue constant (et drogmans ont joué un rôle essentiel.
souvent par le biais des drogmans) avec des sujets
ottomans et non-ottomans, avec les employés des Ingrid Houssaye Michienzi
ambassades étrangères, avec l’élite intellectuelle et CNRS, UMR 8167 Orient & Méditerranée
politique ottomane, mais également avec une quan-
tité d’interlocuteurs diffus à travers la République
des Lettres.
L’ouvrage, épiloguant sur l’héritage du drog-
manat vénitien, offre à la fois un portrait convain-
cant d’un groupe d’intermédiaires négligé par
l’historiographie et une réflexion méthodologique
et conceptuelle sur l’Orientalisme. Il déconstruit
certains mythes comme celui des drogmans consi-
dérés comme des sujets typiques ottomans alors
qu’ils étaient rarement musulmans et même parfois
sujets non-ottomans car nés à l’extérieur de l’Empire.
Ils vivaient la plupart du temps à Istanbul ou dans
d’autres hubs politiques et commerciaux de l’espace
méditerranéen. Leurs écrits reflètent ainsi un certain
dédain pour les provinces et une suspicion envers
les milieux non élitistes, ottomans ou autres. Leurs
liens sociaux étendus, leurs relations de patronage et
bien entendu leurs dispositions linguistiques se sont
avérées fondamentales.
Dès les premières lignes de son introduction,
reprenant les mots d’Edward Said (2), Natalie Rotman
conteste la vision dominante, européocentrique,
de la République des Lettres et de l’Orientalisme
du début de l’époque moderne. Elle en dément les
limites temporelles car bien que façonné par les
préoccupations des Lumières, l’Orientalisme plonge
ses racines dans le contexte de compétition entre
Empires dans la Méditerranée du xvie siècle et dans
BCAI 36 106
III. HISTOIRE
BCAI 36 107
III. HISTOIRE
BCAI 36 108
III. HISTOIRE
Gábor Kármán (éd.), sur les pays tributaires ; les abus de pouvoir à leur
Tributaries and Peripheries encontre ; les interactions pouvant exister entre les
of the Ottoman Empire élites provinciales et les élites ottomanes. Sept cartes,
judicieusement placées au fil des chapitres, viennent
Leyde-Boston, Brill, 2020, 328 p. compléter cette introduction. L’appareil critique se
ISBN : 9789004430549 compose d’un index des anthroponymes reproduit
en fin de l’ouvrage. On pourra cependant regretter
Mots-clés : Empire ottoman, périphérie, époque l’absence d’un index des toponymes (pour lesquels
moderne, histoire sociale seul un glossaire est proposé) ainsi que l’absence
d’une bibliographie générale.
Key-words: Ottoman Empire, periphery, modern Dans le premier chapitre, V. Panaite étudie les
period, social history relations, notamment les formes de solidarités, exis-
tant entre la Transylvanie, la Valachie, la Moldavie et
Bien que portant le titre Tributaries and le khanat de Crimée, mais aussi avec les provinces
Peripheries of the Ottoman Empire, le présent ouvrage ottomanes voisines. S’appuyant sur des documents
collectif ne traite pas de l’ensemble des territoires qui diplomatiques ottomans, il insiste plus particuliè-
ont partagé une frontière commune avec l’Empire rement sur les situations « de crise » (campagnes
ottoman ou qui ont dû payer tribut à la Sublime militaires, rebellions, avènement d’un voïvode…),
Porte. Il s’intéresse plus particulièrement aux régions qui nécessitent une intervention du pouvoir central.
situées dans l’Europe du Sud-est, depuis Dubrovnik Dans un deuxième chapitre, K. Jáko propose
jusqu’à la Crimée. Seul fait exception à cette zone une description des itinéraires et des acteurs qui
géographique le chapitre 5, consacré au Daguestan. assuraient la transmission de la correspondance
G. Kármán étant un spécialiste de la Hongrie et de la diplomatique depuis la Transylvanie vers Istanbul
Transylvanie du xviie siècle, et l’un des organisateurs via la Moldavie et la Valachie. S’appuyant sur une
de deux journées d’études (1), il ne prétendait pas documentation en langue hongroise, il présente
couvrir l’ensemble des pays européens tributaires les diverses routes, le fonctionnement de la poste
de l’Empire ottoman. Il partageait avec ses collègues à relais et les difficultés qu’entraînaient la traversée
le constat suivant : l’étude des pays européens tri- des territoires moldave et valaque. Il souligne égale-
butaires de l’Empire ottoman demeure cloisonnée ment les lieux de rencontres (cours des principautés
du fait des barrières linguistiques et des traditions danubiennes, Istanbul) et les formes de sociabilité
historiographiques propres à chaque pays. De fait, partagée entre messagers et diplomates.
l’histoire des pays tributaires n’est étudiée qu’à travers O. Cristea s’intéresse, dans le chapitre suivant,
la relation que chacun entretenait individuellement au traitement et à la diffusion de l’information
avec l’Empire ottoman. Les deux journées d’études concernant les activités militaires des Ottomans dans
avaient ainsi pour but de proposer un aperçu de la les Balkans, à travers la correspondance échangée
recherche actuelle sur le sujet, de mettre en avant entre les chancelleries des principautés danubiennes
les relations transversales et de dresser un bilan sur (Valachie et Moldavie) et les villes marchandes de
les liens entretenus entre pays tributaires et espaces Kronstadt (Brașov) et Hermannstadt (Sibiu), situées
périphériques de l’Empire ottoman. Faisant suite à un dans l’actuelle Roumanie.
premier ouvrage paru en 2015 (2), le présent volume, R. G. Păun examine, ensuite, les pétitions
publié en 2020, s’inscrit pleinement dans le sillage de (arz-ı hal) émises à l’intention de la Porte par les
son prédécesseur. membres de l’élite moldave protestant contre leur
Dans son introduction, l’auteur revient sur le prince, vassal de l’Empire ottoman. À travers l’acte
contexte ayant conduit à sa publication, présente les de pétitionner, caractéristique des relations entre le
différentes contributions, et souligne les principaux sultan et ses sujets, il suggère que les élites musul-
thèmes abordés : le regard porté, depuis Istanbul, manes Moldaves avaient un statut analogue à celui
des sujets chrétiens.
(1) La première journée d’étude s’est tenue les 22 et 23 mai À partir des écrits de voyageurs ou d’historiens
2009 à l’Institut des Sciences historiques de Dubrovnik, Croatie contemporains des événements, D. Kołodziejczyk
(Zavod za povijesne znanosti HAZU u Dubrovniku). La seconde propose, dans le chapitre suivant, un aperçu de
eut lieu les 29 et 30 mai 2015 au Centre de recherche pour les l’évolution des relations entretenues au tournant des
sciences humaines à Budapest, Hongrie (Bölcsészettudományi
xvie et xviie siècles par les Koumyks, peuple d’origine
Kutatóközpont - BTK).
(2) G. Kármán (éd.), The European Tributary States of the turcique qui occupe l’est du Daghestan, avec les
Ottoman Empire in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Ottomans et les Safavides, via leurs administrateurs
Leyde, Brill, 2015. provinciaux respectifs.
BCAI 36 109
III. HISTOIRE
Le sixième chapitre porte sur les relations entre Enfin, dans un treizième et dernier chapitre,
le vilayet d’Eger en Hongrie et la Transylvanie. L’auteur, R. Radoš Ćurić présente quatre affaires contrevenant
B. Sudár, montre que ce vilayet avait pour fonction à la législation en vigueur entre Raguse et l’Empire
principale de maintenir la principauté voisine à sa ottoman au milieu du xviiie siècle. Il est ainsi question
place de tributaire, en limitant notamment sa partici- d’exactions, commises sur terre comme sur mer, par
pation à des actions militaires conjointes. E. Mezzolli, des individus relevant de l’une ou de l’autre autorité.
dans un septième chapitre, interroge la notion de En comparant les sanctions demandées et finalement
corruption dans le cadre des missions diplomatiques appliquées par les deux parties, il souligne l’iniquité
dépêchées par la ville de Raguse vers le gouverneur de dans l’application de la justice entre le vassal et son
Bosnie. Ce dernier jouait en effet le rôle d’intercesseur suzerain.
entre la république maritime, tributaire de l’Empire À l’instar du précédent volume paru en 2015,
ottoman, et le pouvoir central. cet ouvrage ne présente pas de conclusion. On peut
L’auteur du huitième chapitre, M. Wasiucionek, le regretter car les échanges entre ces différents
tente de comprendre les jeux d’influences régissant auteurs auraient, peut-être, permis de proposer un
les relations entre trois entités voisines, la principauté bilan et de revenir sur des notions et des questions
de Moldavie, la province de Silistrie et le khanat de communes, en premier lieu desquelles, une meilleure
Crimée, à l’aune d’un infructueux projet de mariage. définition de termes tels que «tributaires », «centre »
Dans un neuvième chapitre, J. B. Szabó revient ou «périphérie ». Il convient cependant de rappeler
chronologiquement sur les errements politiques et que cet ouvrage collectif ne constitue pas l’abou-
diplomatiques du prince de Transylvanie György tissement d’un travail de recherche transversal. Au
Rákóczi, lequel, en l’espace de six ans (1630-1636), a contraire, il s’agit pour son éditeur de jeter les bases
perdu le soutien des élites ottomanes des provinces d’une collaboration entre spécialistes. Tributaries and
voisines, ce qui illustre l’importance de ces acteurs Peripheries of the Ottoman Empire constitue ainsi
dans la politique intérieure de la principauté. l’un des premiers ouvrages traitant des tributaires
Le dixième chapitre revient, à partir d’une étude ottomans dans leur plus grande diversité.
de la correspondance diplomatique, sur le processus
de vassalisation à travers l’exemple de l’hetman ukrai- Vincent érouin
nien Petro Doroshenko (1627-1697). T. Grygorieva Doctorant Sorbonne Université –
replace cette vassalisation dans son contexte, à UMR 8167 Orient & Méditerranée
savoir celui d’une opportunité pour Doroshenko de
contenir la menace polonaise et de consolider son
autorité en Ukraine.
Quant à G. Kármán, il s’intéresse à la dispari-
tion de la Haute-Hongrie, principauté tributaire de
l’Empire ottoman établie après la rébellion menée par
le noble hongrois Imre Thököly contre les Habsbourg
en 1682. En dépouillant la documentation diploma-
tique contemporaine en langue hongroise, Kármán
considère que la disgrâce de Thököly en 1685 procède
d’une défaite militaire face aux Autrichiens la même
année mais aussi du fait des rivalités latentes avec un
autre tributaire de la Porte, la principauté voisine de
Transylvanie.
La contribution de N. Królikowska-Jedlińska
(chapitre 12) se distingue des précédentes études
car elle a pour cadre géographique à la fois Caffa, en
Crimée, et Trébizonde, sur la côte anatolienne. Dans
un contexte qu’elle présente comme une disparition
progressive de l’espace frontalier intermédiaire entre
la Russie et l’Empire ottoman, l’autrice suit le parcours
de plusieurs gouverneurs provinciaux nommés à
Caffa et à Trébizonde. Elle conclut sa brève étude en
soulignant que ces agents se faisaient les principaux
relais de l’autorité centrale.
BCAI 36 110
III. HISTOIRE
BCAI 36 111
III. HISTOIRE
la mesure où les sources le permettent, le siège ou Jagellons – illustrent, en partie, les conséquences du
la bataille donnent lieu à un déroulé détaillé. Enfin, conflit hongro-ottoman sur la politique intérieure
l’issue de l’évènement déterminera un ensemble de hongroise.
décisions prises par le souverain, lesquels constituent En fondant ses recherches sur les sources hon-
l’introduction du chapitre suivant. Au terme de la groises médiévales, en choisissant un cadre chro-
période étudiée (la bataille de Mohács en 1526), nologique suffisamment large et en ouvrant sur les
l’auteur revient, dans sa conclusion, sur les deux prin- territoires voisins de la Hongrie, T. Pálosfalvi nous
cipales causes de la défaite décisive de la Hongrie face invite à une analyse globale des évènements et de
aux Ottomans : un défaut d’organisation militaire et, leurs conséquences. Cet ouvrage fait ainsi figure de
surtout, des ressources économiques limitées. bréviaire pour le lecteur souhaitant s’initier à l’his-
Cet important volume (près de cinq cent pages) toire de l’Europe du sud-est au sortir de la période
présente principalement une histoire événementielle médiévale.
du conflit opposant Hongrois et Ottomans entre la
fin du xive siècle et le début du xvie siècle. Cependant, Vincent érouin
en réinscrivant les étapes de ce conflit dans un temps Doctorant Sorbonne Université -
long, il permet de décloisonner la question du conflit UMR 8167 Orient & Méditerranée
hongro-ottoman à la seule région de l’Europe du
sud-est, de l’ouvrir aux préoccupations hongroises
en Europe centrale. En insistant sur l’impact de
ce conflit sur la vie politique et économique de la
Hongrie tardo-médiévale, T. Pálosfalvi revient sur
plusieurs aspects, généralement sous-estimés, dans
l’affrontement entre Hongrois et Ottomans. Tout
d’abord, il rappelle que la Hongrie reste une puissance
majeure en Europe du sud-est durant la période
médiévale qui conserve et entretien de nombreux
vassaux dans les Balkans. Il met également en lumière
le changement de paradigme dans la stratégie hon-
groise, conséquence du contact avec les Ottomans :
jusqu’alors puissance offensive, la Hongrie ne chercha
plus, après la défaite de Kosovo Polje en 1448, à livrer
bataille sur le territoire ottoman mais tenta, tant que
bien que mal, à préserver son intégrité territoriale.
T. Pálosfalvi souligne, également, l’adaptation et les
transformations des armées hongroises dans leurs
combats menés contre les Ottomans, de plus en
plus marqués par des raids transfrontaliers réguliers
et des campagnes saisonnières contre des sites pré-
cis. Dans ce nouveau contexte, la cavalerie légère
hongroise se développe tandis que la frontière sud et
Belgrade sont fortifiées. Enfin, cet ouvrage souligne
les changements politiques et sociaux qu’entraîne le
poids économique de ces guerres sur la Hongrie. Ces
derniers s’alourdissent à mesure que l’affrontement
s’intensifie. Selon l’auteur, ces transformations sont
essentiellement dues à l’apparition d’une frontière
directe entre Hongrois et Ottomans. Celle-ci, parti-
culièrement étendue, fut progressivement fortifiée et
protégée par des mercenaires ou des troupes perma-
nentes, autant d’éléments nécessitant d’importants
investissements financiers de la part de la couronne
hongroise. L’augmentation des taxes ou les tentatives
de certains souverains à rechercher des alternatives –
comme celle consistant à confier la gestion et la
défense de la frontière à des barons locaux sous les
BCAI 36 112
III. HISTOIRE
BCAI 36 113
III. HISTOIRE
deuxième ensemble comprend les actes constitutifs aux détenteurs de dotations fiscales (tımar-s) ou de
de fondations pieuses (vakıfname-s). Ces deux types biens fonciers (baştina-s), notamment leur nombre,
de documents définissent d’ailleurs le cadre chrono- leur confession (dont le statut de converti) et leur
logique de l’ouvrage : la date de 1461 se rapporte à origine supposée au regard de leur anthroponyme,
la date de promulgation du vakıfname d’İshakoğlu Y. Norman parvient à retracer l’évolution de cette
İsa Bey (considérée par l’historiographie officielle partie de la population entre le milieu du xve siècle et
comme l’acte de fondation de la ville) tandis que le milieu du xvie siècle. Il observe que les détenteurs
la date de 1604 correspond au dernier registre de de tımar-s et de baştina-s sont en grande partie des
recensement généralement cité dans les études (4). convertis. L’auteur complète son propos en met-
Les autres documents utilisés réunissent des codes de tant en lumière une augmentation du nombre de
lois (kanunname-s), des actes de tribunaux (sicil-s) et convertis parmi les chefs de foyers recensés durant le
des édits (ferman-s). L’auteur cite également des chro- xvie siècle. Il conclut en émettant l’hypothèse selon
niques d’historiens contemporains des événements laquelle la population du district s’est progressive-
(Aşıkpaşazade, Tursun Bey), des récits de voyage ment convertie à l’islam afin d’évoluer socialement et
(récits de Benedikt Kuripešić, d’Evliya Çelebi) ainsi de pérenniser son nouveau statut. Il précise qu’il s’agit
que des récits à caractère autobiographique (œuvre d’un processus «autonome », tardivement encadré
de Constantin Mihailović). par le pouvoir central.
Le corps de l’ouvrage est divisé en quatre cha- Après la question des conversions, Y. Norman
pitres. Les deux premiers chapitres (chapitre 2 et 3) aborde le développement économique de Sarajevo
portent sur la conversion de la population à Sarajevo et de son district. Le chapitre 4 se concentre tout
et dans son district (nahiye). Les deux chapitres d’abord sur la ville de Sarajevo. L’auteur s’intéresse
suivants (chapitre 4 et 5) traitent quant à eux du aux conditions ayant pu favoriser l’émergence d’une
développement économique de ces espaces. communauté urbaine autonome. Respectivement
En introduction du chapitre consacré à la «ville » en arabe et en persan, les termes de «kasaba »
conversion de la population à Sarajevo (chapitre 2), et « şehir » attachés à Sarajevo dans les registres
Y. Norman revient sur l’une des hypothèses propo- seraient, selon l’auteur, à distinguer. En effet, ces
sées par l’historiographie : le passage d’une société termes ne se rapporteraient pas au même statut
chrétienne à une société musulmane aurait fait l’objet fiscal, «şehir » renvoyant à des exemptions fiscales
d’une transition heureuse, facilitée par l’intégration plus importantes. Il souligne également le fait que
d’une élite transfuge et par une conversion massive le développement des fondations pieuses s’est
de la population intervenant très tôt. En fondant son accompagné d’un accroissement de la propriété pri-
étude sur les rares sources ottomanes disponibles vée. Il rappelle que les vakıf-s étaient des institutions
pour la période (xve siècle - début du xvie siècle), pourvoyeuses de crédit en espèces, bien qu’il lui soit
Y. Norman suggère plutôt que les Ottomans ont placé difficile de statuer sur le caractère commun de cette
une nouvelle élite à la tête de la province tandis que pratique en l’absence de sources. Enfin, il termine
la conversion de la population semble s’être déroulée ce chapitre en brossant un tableau sociologique de
sur le temps long. Il note également la place impor- l’élite urbaine de Sarajevo à partir des données dis-
tante que semble avoir occupée les esclaves au sein ponibles dans les registres de recensement (effectifs,
de cette population. Il affirme que Sarajevo constitue anthroponymes, fonctions) notamment à propos des
une création presqu’entièrement ottomane (p. 36) et «fondateurs » de quartiers (mahalle-s) mais aussi des
revient ainsi sur les étapes marquant son passage de fondateurs et du personnel des vakıf-s. Pour cette
poste-avancé frontalier à ville provinciale. Toutefois, dernière catégorie, la présence d’esclaves affranchis
il rappelle également dans sa conclusion que le faible interpelle l’auteur. Il conclut ce chapitre en affirmant
nombre de sources peut fragiliser les conclusions : que Sarajevo, entre le xve et le xviie siècle, disposait
« The existing source base is highly problematic, d’une classe marchande et d’une communauté
making any conclusions largely speculative » (p. 60). urbaine autonome et que la ville n’était pas en proie
Le chapitre suivant (chapitre 3) aborde la à la stagnation économique.
question de la conversion de la population pour Au chapitre suivant (chapitre 5), Y. Norman
l’ensemble du district dont Sarajevo était alors le examine la situation économique du district admi-
chef-lieu. L’auteur propose, en introduction, un bilan nistratif dont Sarajevo était le chef-lieu. Il revient tout
historiographique similaire à celui du chapitre précé- d’abord sur la thèse développée par l’historiographie
dent. En examinant les données disponibles relatives selon laquelle la campagne environnant Sarajevo
aurait été en proie à la stagnation en raison de la
(4) Cf. Šabanović, « Teritorijalno širenje i građevni razvoj mainmise du corps militaire (les sipahi-s) sur les terres,
Sarajeva »; Zlatar, Zlatno doba Sarajeva. entraînant ainsi un détournement des ressources.
BCAI 36 114
III. HISTOIRE
Face à ce constat, l’auteur entend étudier les textes Enfin, des essais de comparaisons avec d’autres
de loi mais aussi exploiter les données proposées par contextes, peut-être à trouver en Syrie et en Égypte
les registres de recensement concernant le statut de où les villes ottomanes ont déjà fait l’objet d’études
la terre et de ses détenteurs entre le xve siècle et le revenant sur les thèses déclinistes ayant longtemps
xvie siècle. Y. Norman remarque notamment que prévalu (5), auraient certainement permis à l’auteur
la part des terres revenant aux sipahi-s n’a jamais de compléter son propos. Malgré cela, cet ouvrage
dépassé plus d’un cinquième du total des terres porte à la connaissance de la communauté scienti-
enregistrées. Par ailleurs, les registres indiquant les fique une période méconnue dans l’histoire de l’une
régularisations opérées pour les terres sans titre des principales villes des Balkans ottomans, dont le
(tapu), l’auteur parvient à établir des statistiques développement rapide, non pas à partir d’une ville
grâce auxquelles il observe des tendances concernant préexistante (comme dans les cas de Bursa, Edirne
le statut des anciens et nouveaux détenteurs de et Istanbul) mais à partir d’un contexte rural, reste
terres, tout en constatant des cas de transmissions exceptionnel.
héréditaires. Enfin, l’ensemble des données collectées
lui permet de préciser la sociologie des individus Vincent érouin
détenant des terres ou en ayant l’usufruit. Doctorant Sorbonne Université –
Dans un très court chapitre de conclusion UMR 8167 Orient & Méditerranée
(p. 179-185), l’auteur revient sur les principales thèses
avancées au fil de son ouvrage concernant le dévelop-
pement économique de Sarajevo et de son district :
en rappelant les raisons économiques qui ont conduit
la population (notamment les esclaves affranchis
et les paysans) à se convertir à l’islam, Y. Norman
réaffirme que Sarajevo et sa campagne environnante
formaient un espace cohérent. Ce contexte était ainsi
propice à un développement économique rapide,
impulsé par les élites ottomanes centrales et locales
au moyen, respectivement, de la préservation d’une
certaine autonomie et d’un réseau de fondations
pieuses. L’auteur parvient ainsi à compléter les thèses
wébériennes sur lesquelles se fondait son analyse.
À travers un propos clair et organisé, Y. Norman
propose dans cet ouvrage un aperçu du contexte
économique et social à Sarajevo et dans sa campagne
environnante durant les premiers siècles de la période
ottomane. Grâce à l’étude minutieuse d’une quantité
très importante de données issues des documents
administratifs ottomans, il parvient à retracer les
étapes marquant l’urbanisation de Sarajevo mais
aussi l’évolution de l’exploitation de son arrière-pays
ou encore la restructuration des élites locales sur plus
d’un siècle et demi. Il est toutefois dommage que les
références citées dans les bilans historiographiques
ne reflètent pas la diversité des études préexistantes,
notamment en Bosnie-Herzégovine. De plus, les
observations faites par l’auteur quant au rôle des
vakıf-s dans le développement urbain gagneraient à
être affinées au moyen d’un examen plus systéma-
tique des vestiges liées à ces institutions (mosquées,
etc.). Cet ancrage matériel aurait également levé
les doutes de l’auteur quant à la pertinence des
données, présentées quartier par quartier, dans les
registres de recensement (l’auteur considère que
l’absence de continuité dans la toponymie des quar- (5) André Raymond, Grandes villes arabes à l’époque ottomane,
tiers d’un registre à l’autre est signe d’inconstance). Paris, Sindbad, 1985.
BCAI 36 115
III. HISTOIRE
Sinem Erdoan İkorkutan, à peu près les mêmes éléments, sans s’interroger sur
The 1720 Imperial Circumcision Celebrations la composition de ces événements festifs et/ou le
in Istanbul: Festivity and Representation sens de ces rites. La plupart des historiens d’art se
in the Early Eighteenth Century sont contentés de reproduire et de commenter les
magnifiques illustrations de ces manuscrits, sans
Leyde-Boston, Brill (The Ottoman Empire chercher à analyser le processus qui a abouti à leurs
and Its Heritage, vol. 71), 2021, 294 p., 66 ill., réalisations. De même, les aspects pratiques, tels que
ISBN : 9789004437555. les préparatifs, les approvisionnements, la venue des
artistes, le rôle joué par les mécènes n’ont pas été
Mots-clés : Ottoman, sultan, Istanbul, festivité, étudiés. Or, il paraît évident que ces grandes mani-
circoncision festations impériales n’auraient certainement jamais
vu le jour sans l’implication de milliers de personnes,
Keywords: Ottoman, sultan, Istanbul, celebrations, à commencer par les artisans, sans oublier le soutien
circumcision de la population.
Le présent ouvrage, qui est le PhD de Sinem
Entre le 18 septembre et le 7 octobre 1720, la Erdoğan İşkorkutan soutenue en 2017 à l’université
cour ottomane organisa à Istanbul l’une des plus Boğaziçi d’Istanbul, est la première étude exhaustive
grandes fêtes publiques de son histoire à l’occasion sur cette fête impériale ottomane. À travers une
de la circoncision des quatre fils du sultan Ahmed III analyse critique, combinant intelligemment récits
(r. : 1703-1730) : Süleyman, Mehmed, Mustafa et et archives, jusqu’alors peu exploitées, l’autrice nous
Bayezid. Des milliers de garçons, parmi les couches invite à découvrir comment cette fête fut préparée,
sociales les plus modestes, ainsi que les fils de hauts organisée, comment celle-ci répond à des rites com-
dignitaires et de fonctionnaires furent circoncis, plexes (liés à la consommation, l’échange, la compé-
tandis que l’ensemble de la population de la capitale tition) et comment elle fut illustrée. Cette approche
fut invité à assister aux spectacles et au défilé des interdisciplinaire combine les outils méthodologiques
corporations. de l’histoire et de l’histoire de l’art et propose une
Plusieurs récits évoquent cette fête impériale qui, approche novatrice pour tous ceux qui s’intéressent
tout en reprenant les codes de fêtes et cérémonies à l’étude des fêtes et cérémonies ottomanes. L’ouvrage
plus anciennes, comme celles qui se déroulèrent sur est divisé comme il se doit pour un tel sujet en trois
la place de l’hippodrome d’Istanbul en 1582 ou bien grands chapitres : les préparatifs du festival, sa mise
à Edirne en 1675, sut s’affirmer comme l’une des plus en scène, son déroulement et sa mise par écrit.
belles fêtes impériales de la capitale au xviiie siècle. Le premier chapitre, Preparing the Festival
La bibliothèque du palais de Topkapı conserve deux (p. 28-89), commence par nous rappeler les princi-
manuscrits illustrés de cet événement, l’un composé paux organisateurs. Le 21 Ramazan 1132/27 juillet
pour le sultan Ahmed III, l’autre pour son grand vizir 1720, Halil efendi est nommé responsable impérial du
Damad Ibrahim pacha. festival (emin-i sur-ı hümayun). Quatre jours plus tard,
Depuis la fin des années 1960, ces manuscrits, pour gérer les affaires courantes, celui-ci s’adjoint les
désignés sous le nom de Sûrnâme (Livre des festivités), services de Mehmed Ağa, qui aura pour principale
sont familiers aux chercheurs spécialistes de l’histoire mission de tenir et d’enregistrer toutes les dépenses
et de l’histoire de l’art de l’Empire ottoman. L’ouvrage liées au festival. C’est cette précieuse comptabilité,
de référence le plus complet qui leur est consacré est conservée dans les archives ottomanes, que l’autrice
le livre de Metin And, qui a connu trois éditions (1). exploite dans son premier chapitre. On découvre
Dans ces ouvrages, Metin And s’intéresse avant tout ainsi que pour de telles festivités, faute de matériel
aux textes narratifs et à la description des miniatures, suffisant, la cour ottomane n’hésite pas à emprunter
en exploitant un nombre réduit de documents d’ar- des ustensiles de cuisines (chaudrons, marmites, plats,
chives. Ses travaux pionniers ont toutefois le mérite louches, écumoires, brochettes, vaisselles, cuillères,
de nous avoir permis de comprendre la structure gé- etc.) aux corporations, «soupes populaires » (imaret),
nérale des fêtes et célébrations ottomanes. Par la suite, aux institutions religieuses musulmanes et non mu-
de nombreux ouvrages ont vu le jour, en reprenant sulmanes. Un fonctionnaire est spécialement chargé
de dresser la liste des objets empruntés de telle façon
que ceux-ci soient restitués à l’issue des festivités.
(1) Voir Metin And, Kırk Gün, Kırk Gece: Eski Donanma ve
Leurs formes, poids, nombre, caractéristiques, sont
Şenliklerde Seyirlik Oyunları, Istanbul, Taç Yayınları, 1959; Osmanlı
Şenliklerinde Türk Sanatları, Ankara, Kültür ve Turizm Bakanlığı, soigneusement enregistrés de manière à ce que, en
1982 ; 40 Gün 40 Gece: Osmanlı Düğünleri, Şenlikleri, Geçit Alayları, cas de perte ou si la pièce est endommagée, on puisse
Istanbul, Toprak Bank, 2000. la rembourser (p. 35-36). C’est ainsi qu’on apprend
BCAI 36 116
III. HISTOIRE
qu’à l’issue des festivités, le trésor dut payer 1 800 Dès l’annonce officielle des festivités, ceux-ci sont in-
piastres (guruş) pour compenser les pertes et détério- vités à se faire enregistrer auprès du chef des greffiers
rations. On apprend également que l’arsenal impérial du palais. Tous ne sont pas des orphelins ou des gar-
a dû fournir toutes sortes d’aiguières, de cruches, de çons issus des milieux pauvres. On note la présence
plats en cuivre et que sur les 30 000 cuillères en bois de quelques pages du palais impérial de Topkapı, du
envoyées, seulement 1 430 ont été restituées. Cette palais de Galata, des fils de pachas, ainsi que les fils de
politique d’emprunt n’est pas nouvelle. On la retrouve dignitaires ou fonctionnaires décédés. Chaque garçon
à l’occasion d’autres cérémonies impériales. reçoit des vêtements et des chausses. Trois registres
Outre les ustensiles, il faut superviser les conservent l’identité de ces enfants (nom, nom de
approvisionnements, la préparation des plats qui leurs ancêtres, lieux de résidence). Il existe deux
sont destinés aux banquets des hauts dignitaires, moyens de se faire enregistrer : la première consiste à
des janissaires, ou distribués à la population. Farine, se rendre directement au palais impérial ; la seconde,
beurre, miel, sucre, riz, viande de mouton et d’agneau en s’adressant à un tribunal. Dans de nombreux cas,
sont les produits les plus courants. Il existe toutefois le requérant qui fait la demande est le propre père
quelques spécificités suivant les catégories sociales. du garçon ; lorsque celui-ci est décédé, les veuves et
On découvre ainsi deux qualités de pain : un pain les proches, par exemple l’oncle paternel, peuvent
blanc, agréable au goût, composé de farine de qualité intervenir. Au total, le nombre de garçons enregistré
provenant des régions de Bursa et d’Istanbul, réservé s’élève à 4 166, mais on apprend que pour 840 d’entre
aux dignitaires ; un pain de moindre qualité, couleur eux, l’opération n’a pas eu lieu. Il est possible que
sombre, à la texture ferme, fait à partir d’une farine certains garçons se soient enfuis, incident fréquent
provenant des régions balkaniques, de Thrace et du lors de ce type de manifestation (p. 79). Grâce aux
sud de la Marmara (p. 54). Les festivités nécessitent archives, nous connaissons la profession du père (cui-
également l’acheminement de grosses quantités siniers, boulangers, travailleurs du verre et de coupe
de légumes, fruits de saison, laitages, épices et de papier, etc.) et leur lieu de résidence. La majorité
quelques spécialités comme les câpres marinées vient d’Istanbul ou de régions proches comme Edirne,
d’Osmancık, les cornichons à la menthe de Bursa, les Tekirdağ, Nicomédie et Bursa.
jus de citron d’Alaiye et d’İstanköy (p. 58). Les livres de De telles cérémonies ne peuvent pas se faire sans
compte recensent l’achat de 17 187 volailles (poulets, la présence d’artistes. Ceux-ci sont au nombre de 526.
poussins, dindes, dindons, pigeons, canards). On On compte 85 musiciens et chanteurs originaires
découvre qu’à cette époque, la dinde est le volatile le d’Istanbul, 65 musiciens du palais, auxquels s’ajoutent
plus cher (80 aspres), comparé, au canard (25 aspres), des poètes, des cracheurs de feu, des jongleurs, des
au poulet (15 aspres) et au pigeon (15 aspres). Les lutteurs, des marionnettistes, des prestidigitateurs,
préparatifs ayant débuté à la fin du mois de juillet, les des dresseurs d’animaux (ours, singes) et un char-
délais sont extrêmement courts pour une manifesta- meur de serpent. Contrairement aux festivals qui
tion qui doit commencer à la mi-septembre, ce qui se déroulèrent en 1582 et 1675, où la majorité des
entraîne de fortes pressions de la part des autorités artistes venaient des provinces arabes (Égypte, Syrie),
comme en témoignent les archives et contrairement les artistes de 1720 sont originaires des provinces
à ce que rapportent les récits officiels. européennes de l’empire comme les acrobates Abdi
À l’occasion de ces festivités, il est fait usage de et Mehmed de Ruse (Rusçuk), six acrobates de Izmit,
grosses quantités de sucre. Des nahıl (litt. «palmiers trois acrobates de Vize (province de Kırklareli), deux
dattiers »), constructions en bois décorées de fleurs cracheurs de feu d’Izmail (Ukraine). Il est probable
et ornements en sucre, sont dressés, ainsi que des que les invitations ayant été envoyés extrêmement
bağçe-i şeker (litt. «jardins de sucre ») confectionnés tardivement (deux mois avant les festivités), les
sur de grands plateaux. Suivant la tradition pour artistes venant de régions plus lointaines n’aient pas
chaque prince circoncis on fabrique dix petits nahıl pu se rendre à Istanbul. Seuls les artistes égyptiens
plus un de plus grande dimension, ainsi qu’un jardin arrivèrent in-extremis, trois jours avant l’ouverture du
en sucre. Les miniatures nous montrent ces structures festival. À leur arrivée dans la capitale, 236 artistes sur
couvertes de fruits, de fleurs, de papiers et textiles les 526 sont logés dans un caravansérail et reçoivent
colorés, de fils d’or et d’argent. Le plus important de une ration quotidienne consistant en 320 g de riz,
ces nahıl, porté par quarante porteurs, défile dans 320 g de mouton, 80 g de beurre clarifié et deux
les rues de la ville. Il est censé symboliser le passage miches de pain. Il est possible que les 290 artistes
de l’enfance à l’âge adulte, virilité et fertilité (p. 64). qui ne perçoivent aucune indemnité journalière,
La circoncision des princes est l’occasion pour viennent uniquement se produire pour la notoriété,
le pouvoir de prendre en charge la circoncision de tandis que d’autres ont peut-être perçus des gratifi-
jeunes garçons issus des familles les plus modestes. cations qui n’apparaissent pas dans la comptabilité.
BCAI 36 117
III. HISTOIRE
La seconde partie de l’ouvrage, Staging the raisin rouge et 77 kg de farine de qualité. Tous ces
Festival, la plus importante (p. 90-206), est consacrée produits doivent lui permettre de tenir une année
au déroulement des festivités et à leur mise en scène. (p. 106).
Contrairement aux périodes antérieures, les spec- Ces informations témoignent de la richesse
tacles ne se déroulèrent pas au centre ville, sur la place des archives ottomanes. À titre d’exemple, elles
de l’hippodrome, mais à l’Okmeydanı et à l’arsenal mentionnent également l’existence d’au moins cinq
situé sur la Corne d’Or. Ce choix n’est pas anodin. En menus, servis suivant un nombre de plats précis.
effet, en se produisant hors les murs de la ville his- Au sultan, grand vizir et gouverneurs provinciaux,
torique, qui plus est sur d’immenses espaces vierges dix-neuf plats sont présentés ; neuf plats pour le troi-
et le long des berges de la Corne d’Or, la population sième groupe ; cinq plats pour le quatrième groupe.
d’Istanbul a la possibilité d’assister et de participer aux Le cinquième et dernier groupe (habitants les plus
spectacles. Sur l’Okmeydanı, des dizaines de tentes, pauvres), seulement trois plats. En outre, les plus
plus ou moins fastueuses, se dressent les unes à côté riches ont droit à trois miches de pain, les fonction-
des autres sans que des mesures particulières de naires à seulement une (p. 120). Chaque jour, la tente
protection apparaissent. Les corporations peuvent du sultan reçoit 1,7 kg de café, 1,28 kg de sucre, 0,6 kg
ainsi défiler devant le campement au vu et au su de de groseilles, 1,28 kg de boissons et confiture de rose,
tous. Six jours avant l’ouverture du festival, certaines 3,8 kg de raisins, 6 citrons, 19 g de cannelle, 3,2 kg
personnes – comme l’ambassadeur de France, le de compote de fruits. De plus, deux jarres de câpres
marquis de Bonnac (p. 98) –, sont autorisés à visiter et 3,8 kg de cornichons. Certaines miniatures nous
le campement. De son côté, le public peut à loisir montrent les officiels réunis autour de larges plateaux
assister à l’aménagement des tentes (couvertures, sur lesquels reposent des plats, mais il est difficile d’en
ustensiles de toilettes, bois de chauffage et de char- déterminer le contenu, l’illustrateur cherchant avant
bon, p. 99), et à la mise en place des illuminations. tout à mettre en avant l’étiquette et le cérémonial.
Alors que pendant les autres mois de l’année, la Les spectacles débutent le 18 septembre 1720,
silhouette d’Istanbul s’obscurcit dès la tombée de la procurant chaque jour rires (muhdik) et émerveille-
nuit, la ville reste en permanence éclairée. Pendant ment (medhüs). La population est invitée à assister
le festival, 10 000 inscriptions lumineuses (mahya) aux exploits des jongleurs, acrobates, funambules,
sont accrochées, ainsi que 15 000 lampes à huile. Au danseurs, contorsionnistes, prestidigitateurs, marion-
total, ce sont 9 000 kg d’huile d’olive qui sont brûlés. nettistes, lutteurs, cracheurs de feu, dresseurs d’ani-
Lorsque les spectacles se déroulent sur la Corne maux, et à écouter des musiciens, chanteurs, imita-
d’Or, le sultan se place au balcon du «kiosque des teurs. Dans son récit, le poète Seyyid Vehbi efendi, se
perles » (İncili Kösk) sur le quai de l’arsenal. Les focalise sur certains artistes qui ont marqué les esprits,
habitants qui se massent sur les berges et sur des à commencer par l’acrobate Hacı Şahin, assisté de
embarcations peuvent ainsi le voir. De même, tous son apprenti Hacı Mehmed qui, envoyés par le gou-
les après-midis, ils peuvent assister aux somptueux verneur d’Égypte, excellent dans les tours de forces
banquets qui sont offerts aux dignitaires selon un et le jonglage. Une troupe venue d’Edirne fait aussi
ordre établi : le premier jour aux membres du divan, sensation. Regroupée autour d’un certain Mehmed,
puis aux hommes de religion, aux corps militaires, aux elle propose musique, danses, mimes, imitations et
fonctionnaires. Le quatorzième jour, qui correspond à pitreries. Le sixième soir, la troupe d’un certain Halil
la circoncision des princes, un repas est offert à la po- offre danses persanes, saynètes, marionnettes. Le pu-
pulation, sans distinction de sexe. Outre les grandes blic peut également assister à des courses de chevaux,
quantités de mets proposés, les hauts dignitaires se des simulacres de bataille comme la prise du château
voient offrir le sorbet et le café, tandis que janissaires de Revan qui est proposée le septième jour du festival,
et autres corps d’armée doivent se contenter d’hydro- et à de nombreux jeux de force et d’adresse.
mel (eau à base de miel, p. 100). Dans la tente où les Un des spectacles qui connaît le plus de succès
jeunes garçons sont circoncis, de la confiture de rose est celui joué par un groupe d’hommes qui, sous
est offerte. En revanche, suivant une tradition qui l’emprise de drogues, tombent nez à nez avec un
remonte à Mehmed II, à aucun moment le sultan ne charmeur de serpent Ce dernier leur propose un
partage le repas avec ses convives. panier rempli d’opium. Mais lorsqu’ils ouvrent le dit
Au cours de ce festival, le sultan se doit de panier, un serpent jaillit soudainement sous les cris
faire acte de générosité. Il accorde ainsi à un certain stupéfaits de la foule. Sur d’autres miniatures, des
Abdurrahman, qui se plaint de sa modeste condition : personnages sont attaqués par des ours (p. 134).
6,5 kg de café, 6,4 kg de sucre, 38,4 kg de miel, 38,4 kg Les corporations participent également aux
de beurre clarifié, 256 kg de riz, 51 kg de pois chiche, cérémonies. En 1720, 47 d’entre-elles défilent chaque
128 kg de lentilles, 25,6 kg de raisins noirs, 12,8 kg de après-midi selon un ordre strictement établi. Elles
BCAI 36 118
III. HISTOIRE
sont fières de présenter au sultan leurs outils et les Tous les après-midis, après le déjeuner, les digni-
spécimens de leurs productions sur des chars tirés taires et chef des corporations offrent à leur tour de
par des chevaux ou des bœufs. Les produits sont splendides présents au sultan. Il s’agit d’une forme
offerts au sultan et distribués à la foule. Certaines de dévotion à l’égard de leur souverain, moment
corporations présentent des performances comme hautement symbolique. Ces présents sont constitués
celle d’un homme qui place sur son ventre un lingot de textiles, d’objets en or et en argent qui sont pesés
de cuivre d’un kantar (56 kg), sur lequel dix hommes et évalués avant d’être déposés au trésor impérial.
frappent avec des masses. Musiques, chants, poèmes, Chevaux et harnais sont très appréciés, de même
relatent les exploits des plus habiles artisans (p. 160). que les pierres précieuses. De leurs côtés, les oulémas
Certains artistes sont personnellement récom- offrent des copies de Coran, ou des manuscrits ayant
pensés par le sultan, comme ce funambule qui, après traits, pour la plupart, à la justice et à la théologie.
avoir traversé la Corne d’Or sur une corde, se voit Lors de ces remises de présents, on assiste parfois à
offrir un poste au bureau des douanes de Komotini quelques tensions entre corporations. Un différent
(Gümülcine) avec un revenu quotidien de 6 aspres oppose notamment les fabricants de sorbets et les
(p. 171). En cas d’absence du sultan, c’est le grand vizir épiciers qui doivent se partager les dépenses de la fête.
Damad İbrahim pacha qui se charge des distributions. Les fabricants de sorbet refusent de payer leur part,
Parmi les cadeaux offerts par le sultan, figurent prétextant qu’ils ont déjà contribué en participant à
les robes d’honneur (hil’at), particulièrement appré- la fabrication de quatre tentes lors de la campagne
ciées (p. 175). Un document daté du 20 août 1720 militaire de 1716. En conséquence, ils demandent à
indique qu’à la veille des festivités, le palais impérial être exempté de toute dépense. L’affaire est portée
ne possédait que 227 robes d’honneur et qu’il fallut devant un juge.
en commander 650 supplémentaire. Au total, ce sont Les miniaturistes insistent plus particulièrement
877 hil’at qui sont distribués. Tissés dans de riches sur les cadeaux offerts par le grand vizir au sultan :
étoffes, ceux-ci sont offerts aux personnes que le sul- une horloge, des bijoux, des cafetans, des textiles, des
tan souhaite particulièrement distinguer (intendants armes, des chevaux. Aux princes sont offerts des che-
du palais, chef cuisinier du palais, surveillant du grand vaux, des armes, des horloges, des copies de Coran
bazar, chef des bijoutiers, maîtres des écuries impé- et une collection de Divan composés par les poètes
riales et des chantiers navals). Les archives nous per- Kemâl-i Hucendi (m. 1400) et Şeyh Sadi (m. 1292).
mettent de connaître le prix de ces robes d’apparat. Le troisième et dernier chapitre, Representing
Une hil’at de qualité, en soie et fourrure de zibeline, the Festival (p. 207-257), revient sur l’élaboration
destiné au mufti d’Istanbul, vaut 600 piastres (guruş). des deux manuscrits illustrant les fêtes de 1720, l’un
Il existe des hil’at de moindre qualité comme celles destiné au sultan (TSMK A. 3593), le second pour le
destinées aux précepteurs des princes (400 piastres) grand vizir Damad İbrahim pacha (TSMK A. 3594).
ou au médecin en chef du palais (300 piastres). La Sinem Erdoğan İşkorkutan souligne leurs différences
robe d’honneur la plus chère est celle offerte par le tant dans la forme (dimensions, reliures, qualité du
sultan à son grand vizir, estimée 1 100 piastres. papier, pages manquantes) que dans la qualité des
À partir du 19 septembre, soit le deuxième jour miniatures réalisées par deux artistes. Contrairement
du festival, jusqu’à la circoncision des quatre princes, au manuscrit de 1582, commandé par le chef des
le 10 octobre, de 100 à 200 garçons sont quotidien- eunuques, la réalisation de ces deux manuscrits a été
nement circoncis sous une tente installée sur la place supervisée par le grand vizir Damad İbrahim pacha
de l’Okmeydanı. À l’approche de la circoncision des en personne.
princes, cette tente est transportée dans la première À la suite d’un concours, le poète Seyyid
cour du palais de Topkapı, où elle continue à accueillir Vehbi efendi est choisi pour rédiger le Surnâme
des garçons jusqu’à la circoncision des princes. Ces destiné au sultan. De par sa position, il bénéficie de
circoncisions font appel à 202 médecins, certains certains privilèges pour assister de près aux festivi-
travaillant au palais, d’autres dans la capitale, ainsi tés et participer aux réunions qui se tiennent dans
qu’à une douzaine de barbiers. la tente du grand vizir. Achevé dès la fin de l’année
Outre la circoncision, le sultan offre de nouveaux 1132/1720, son texte est aussitôt transcrit par deux
vêtements, à environ 5 300 garçons. Pour les plus calligraphes : Suyolcuzade Mehmed Necib pacha,
modestes, le trousseau vaut 240 aspres ; pour les gar- qui va se charger de copier le manuscrit en écriture
çons issus du palais, 6 000 aspres. Chacun reçoit un nesih, et Şakir Hüseyin Beyefendi qui mettra cinq
cafetan (kaftan), une chemise (entari), une ceinture, années pour le transcrire en écriture ta’lik. Pour les
un pantalon (çakşır), un couvre-chef (kavuk), des miniatures, le grand vizir fait appel à deux artistes :
chaussons en cuir (mest pabuş). le peintre Abdülcelil Levni Çelebi (m. 1732-33), qui
BCAI 36 119
III. HISTOIRE
se charge d’illustrer le manuscrit destiné au sultan, et Plutôt que de privilégier l’esthétique et la beauté
İbrahim Çelebi (m. après 1743), celui du grand vizir. des miniatures ottomanes, l’autrice a fait choix de
À chaque illustration correspond un texte. faire parler les documents d’archives trop souvent
À quelques exceptions près, les peintres reproduisent négligés. C’est ce qui rend ce livre captivant, dont
les mêmes scènes. On note toutefois quelques diffé- nous recommandons fortement la lecture à tous les
rences dans la qualité artistique. Le style d’İbrahim historiens d’art.
est beaucoup moins raffiné que celui de Levni. Ses
personnages sont parfois disproportionnés, il apporte Frédéric Hitzel
moins de soin dans les détails et les gammes de CNRS-EHESS, Paris
couleurs sont souvent plus sombres. À travers ces
miniatures, de nombreux historiens d’art perçoivent
les prémices d’une influence artistique occidentale
(p. 225), notamment dans le dégradé des couleurs et
dans la manière de traiter les illusions d’espace en trois
dimensions. Par ailleurs, il est à noter que la lecture
des miniatures se fait de la gauche vers la droite alors
que la lecture du texte ottoman se fait de la droite
vers la gauche. Considérés comme les précurseurs
du style occidental à l’époque des Tulipes, l’autrice
s’interroge sur la place de ces manuscrits dans la
tradition ottomane. Plutôt que de parler de transfert
d’une culture vers une autre, elle préfère employer
le terme de transculturation, qui sert à désigner des
contacts entre plusieurs cultures.
En résumé, cet ouvrage passionnant permet
de comprendre comment une cérémonie impériale,
en l’occurrence la circoncision impériale de quatre
princes, fut célébrée à Istanbul au xviii e siècle ;
comment celle-ci fut préparée ; combien de per-
sonnes ont été sollicitées ; comment les narrateurs et
artistes ont su présenter et illustrer l’événement. Nous
avons volontairement donné quelques exemples
précis pour souligner le travail, extrêmement minu-
tieux et détaillé mené par son autrice. Celle-ci nous
invite à analyser sous un angle nouveau les conditions
matérielles et financière d’une fête, sa dimension
sémiotique et les réseaux de ses mécènes.
Un autre aspect de ce livre souligne les motiva-
tions idéologiques de la cour ottomane. En ce début
du xviiie siècle, le sultan et son grand vizir ont ressenti
le besoin d’organiser un événement grandiose, cer-
tainement pour affirmer la légitimité de la dynastie
ottomane. Ces festivités interviennent, en effet,
deux ans après la signature du traité de Passarowitz
(21 juillet 1718), traité de paix qui met fin à la guerre
de 1714-1718 entre l’Empire ottoman et le Saint
empire, qui a conduit à la perte de la Serbie septen-
trionale, dont la forteresse de Belgrade (août 1717).
En affirmant luxe, faste et splendeur aux vus et aux
sus de tous, le sultan souhaite rassurer son peuple,
affirmer son autorité et rappeler son rôle protecteur.
BCAI 36 120
IV. ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, SOCIOLOGIE
Mathieu Terrier, Sepideh Parsapajouh (dir.), Trois points de vue sont retenus pour explorer
Cimetières et tombes dans les mondes musulmans. cette thématique : le fait religieux (Mathieu Terrier et
À la croisée des enjeux religieux, Delphine Ortis), les enjeux politiques et la gestion des
politiques et mémoriels cimetières (Isabelle Ohayon, Michelangelo Giampaoli,
Nada Afiouni et Sepideh Parsapajouh), et la mémoire
Aix-en-Provence, Presses Universitaires culturelle et les enjeux mémoriaux (Delphine Ortis,
de Provence (Revue des mondes musulmans Marie-Paule Hille, Nada Afiouni, Kinda Chaib et
et de la Méditerranée, 146), 2020, Sepideh Parsapajouh). Les contributions sont orga-
271 p. ISBN : 9791032002476 nisées en quatre parties qui sont «Croyances et pra-
tiques funéraires entre orthodoxie et hétérodoxie »,
Mots-clés : cimetière, islam contemporain, monde «Croyances, pouvoir et mémoire en tension : l’islam
funéraire, croyances eschatologiques en contexte socialiste », «Reterritorialiser la mort :
cimetières musulmans en terre d’immigration » et
Keywords: cemetery, contemporary Islam, funeral enfin «Croyances, pouvoir et mémoire en tension :
world, eschatological beliefs des cimetières chiites aujourd’hui ».
Immédiatement après l’introduction qui évo-
L’importance de l’étude du monde funéraire que le contexte de réalisation de ce dossier, et en
pour la connaissance des sociétés n’est aujourd’hui déplore les limites géographiques – Afrique, Balkans
plus à démontrer, tout particulièrement pour les et mondes turcs en sont exclus – le volume ouvre
sociétés musulmanes où la religion accorde une place par l’article de Mathieu Terrier intitulé «La tombe
prépondérante au salut, et à la tombe comme lieu de comme isthme (barzakh) entre les vivants et les
transition pour y accéder. Cependant, cimetières et morts : points de vue croisés du soufisme et du
tombes musulmanes ont souvent été étudiés pour shīʿisme imāmite (al-Ghazālī et al-Fayḍ al-Kāshānī) ».
des aires culturelles et chronologiques limitées, dans L’auteur y explore, dans une perspective comparati-
des perspectives disciplinaires aux contours précis. ve, deux traités portant sur le trépas, le châtiment
Ce constat s’applique à l’étude des mondes mu- de la tombe, la résurrection et la communication
sulmans contemporains. Mathieu Terrier et Sepideh possible entre morts et vivants. Cette étude éclaire
Parsapajouh le rappellent dans leur introduction, cul- avec beaucoup de pertinence le champ des croyances
te des saints et sanctuaires dans l’islam contemporain eschatologiques et, seules, restent dans l’ombre la
ont fait l’objet de nombreuses études, de même que dimension historique de ces traités et leur diffusion
la mort en migration. Dans une perspective qu’ils pour éclairer les pratiques présentées dans les étu-
souhaitent pluridisciplinaire et pluridimensionnelle, des suivantes. La seconde contribution, rédigée par
les contributions rassemblées ici permettent de Delphine Ortis, « La tombe, miroir de la destinée
renouveler l’étude du fait funéraire en évoquant les des morts ? Analyse de différents espaces funéraires
différentes catégories de défunts, du plus prestigieux dans une ville de pèlerinage pakistanaise (Sehwan
au plus humble, dans différentes aires culturelles et Sharīf, Sindh) », restitue une enquête anthropologi-
géographiques, et dans les milieux urbains et ruraux. que au long cours sur la typologie et l’emplacement
Ce dossier thématique publié dans la Remmm, des tombes dans l’espace d’une ville « sainte » du
intitulé « Cimetières et tombes dans les mondes Pakistan, en fonction de l’appartenance sociale des
musulmans. À la croisée des enjeux religieux, politi- défunts au groupe des saints, des confréries ou du
ques et mémoriels », rassemble huit articles et une commun. Bien que la matérialité des tombes ne soit
introduction, au travers desquels les co-directeurs se pas au cœur de ce dossier, l’autrice classifie justement
proposent de conjuguer les approches de l’islamo- tombes et espaces en prenant en compte leur forme,
logie, des sciences sociales et de l’histoire culturelle leur distribution, leur densité et leur localisation. Elle
pour donner un aperçu plus complet du sujet en révèle comment la ville se développe en s’appuyant
prenant aussi en compte «le fonds de croyances et sur cette topographie sainte.
de représentations donnant sens aux pratiques des La deuxième partie de l’ouvrage, dédiée aux
musulmans ». Une partie de ces contributions est mondes socialistes, commence par l’article de
issue d’un atelier organisé par les deux co-directeurs, Marie-Paule Hille, intitulé « Les jeux de l’ombre et
Mathieu Terrier et Sepideh Parsapajouh, dans le cadre de la lumière. Ce que nous disent des tombeaux de
du congrès du GIS Momm tenu à l’été 2015, et intitulé saints musulmans sur une forme contemporaine
«Le cimetière à la croisée des politiques : espace, État de sainteté (Chine, Gansu, 1968-2018) ». Dans ce
et religion ». Ce dossier initial est complété par d’aut- dernier, l’autrice explore un sanctuaire récent, fondé
res articles, suite à l’appel à contribution proposé lors en 1914 après la mort du premier maître fondateur
de la réalisation de ce dossier de la Remmm. du courant mystique du Xidaotang, en lien avec sa
BCAI 36 121
IV. ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, SOCIOLOGIE
tombe et le siège de la confrérie. Il s’agit de nouveau d’origine, faisant de leur mort un objet transactionnel.
des résultats d’une enquête de terrain menée sur Les espaces funéraires se partagent progressivement
plus de dix ans. Elle révèle la gestion politique d’un en fonction de l’origine migratoire des défunts, et
sanctuaire, et le travail de ses membres pour le sé- la forme même des sépultures proposées par ces
curiser, au moment où l’État applique une politique acteurs privés évolue vers une standardisation.
de sécularisation et de contrôle de ces sites par le La quatrième et dernière partie explore le fait
biais patrimonial. L’auteur le démontre avec efficacité, funéraire en contexte chiite, et débute par l’article
seules les tombes relevant toujours d’une pratique de Kinda Chaib «Morts invisibles versus morts mis
dévotionnelle privée échappent à ce processus. en scène ? Enjeux mémoriels dans les cimetières
Dans la contribution suivante, intitulée villageois du Liban-Sud ». Il présente les premiers
« Honorer ses morts en socialisme, une économie résultats d’une enquête au Liban-Sud, dans un village
de l’islam kazakh (1960-1980) », Isabelle Ohayon par- rural où l’aspect et la disposition des tombes dans les
vient à restituer, en étudiant des archives, comment cimetières témoignent de la réécriture constante de
les musulmans kazakhs sont parvenus à maintenir la mémoire militante locale. L’autrice en est visible-
pratiques et rituels d’accompagnement des défunts ment au début de ses investigations, et le matériau
dans leur dernière demeure, malgré les contraintes rassemblé, signifiant, pourra donner lieu à une étude
idéologiques du régime et les pénuries généralisées à d’envergure qui n’est ici qu’introduite.
l’époque du socialisme tardif, cela en contexte rural. À l’inverse, la contribution qui clôture ce dos-
L’économie de la mort y est finement analysée par sier est celle, très complète, rédigée par Sepideh
l’autrice qui révèle également comment l’autorité Parsapajouh et intitulée «“Le Paradis de Zahra” : le
multiforme de certaines figures, liée à leur position grand cimetière de Téhéran entre pratiques populai-
dans la hiérarchie soviétique mais aussi à leur piété, res et rationalité étatique ». Analysant le fonction-
se traduit dans les pratiques suivant leur décès ainsi nement de cette immense et unique nécropole de
que dans le dispositif choisi pour les inhumer. la capitale iranienne, l’autrice se place sur la longue
Dans la troisième partie, consacrée à la mort durée, révélant l’évolution des pratiques, des formes
en contexte de migration, Michelangelo Giampaoli utilisées, la hiérarchie des espaces et ce qu’elles nous
présente les résultats de son enquête menée dans apprennent de la société iranienne actuelle. En met-
le plus grand cimetière musulman du Brésil situé tant en lumière l’articulation complexe entre ratio-
à São Paulo : « L’islam tropical face à la mort : une nalité d’État, orthodoxie et pratiques dévotionnelles
ethnographie du cimetière musulman de Guarulhos intimes des croyants, elle explore également l’éco-
(São Paulo) ». Dans ce cimetière créé et géré par nomie du fonctionnement de ce cimetière atypique
une société philanthropique privée, la Société dans le corpus présenté ici.
Musulmane de Bienveillance, l’auteur observe L’ensemble de ces contributions témoigne
comment les tombes témoignent d’une forme d’ac- de la diversité des solutions trouvées localement
culturation brésilienne des musulmans de la région, pour répondre aux besoins des croyants, mais aussi
que leurs bénéficiaires soient issus de migrations aux impératifs des États modernes qui régulent
en provenance du Proche-Orient, ou soient des et contrôlent – dans une certaine mesure – inhu-
Brésiliens nouvellement convertis. L’enjeu majeur mations et cimetières. Bien que non énoncée dans
de ce cimetière est la gestion de l’espace en raison l’introduction comme un des axes de réflexion de ce
du nombre de fidèles sans cesse croissant : dans dossier, la problématique de l’économie de la mort
l’attente de l’inauguration d’un nouveau cimetière, transparaît dans toutes ces études, évoquant le prix
comment se conformer aux prescriptions légales des concessions, des rétributions pour les cérémonies
musulmanes qui imposent un respect de l’intégrité ou encore le travail de corps de métier spécialisés
du corps inhumé, tout en accueillant le flux constant qui accompagnent les défunts dans leur dernière
de nouvelles sépultures ? demeure. On peut regretter, en revanche, que les cro-
Cette problématique transparaît également yances et les représentations eschatologiques soient
dans l’article suivant, rédigé par Nada Afiouni, finalement si peu abordées au fil des contributions,
« Transformation des lieux d’inhumation des mu- alors qu’il s’agissait d’une problématique constante
sulmans dans le Grand Londres ». Dans le contexte énoncée dans l’introduction. De même, certaines
particulier de la gestion multiculturelle des particu- réflexions, notamment sur l’orthodoxie et l’hétéro-
larismes propres à l’Angleterre, l’autrice analyse avec doxie des pratiques et des aménagements, auraient
beaucoup de perspicacité comment des acteurs utilement dues être étudiées dans la longue durée
privés – les maisons de pompes funèbres musulma- afin de nuancer certaines conclusions. Si l’on peut
nes – sont parvenues à faire accepter aux musulmans saluer l’effort fait pour illustrer le dossier, certains
de se faire enterrer sur place, et non dans leurs pays articles manquent cruellement de la documentation
BCAI 36 122
IV. ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, SOCIOLOGIE
BCAI 36 123
IV. ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, SOCIOLOGIE
BCAI 36 124
IV. ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, SOCIOLOGIE
BCAI 36 125
IV. ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, SOCIOLOGIE
Daphna Ephrat, Ethel Sara Wolper, voir ici une réminiscence de la thèse défendue par
Paulo G. Pinto (eds), l’une des coauteurs, Ethel Sarah Wolper, dans un
Saintly Spheres and Islamic Landscapes. ouvrage majeur (1).
Emplacements of Spiritual Power Les dix-sept contributions reflètent, par consé-
across Time and Place quent, la multitude des approches et la diver-
sité des situations, spatiales autant que temporelles.
Leyden-Boston, Brill (Handbook of Oriental Cependant, ces contributions établissent par ailleurs
Studies. Section 1 The Near and Middle East, de façon indiscutable qu’il a existé un bâti soufi et
147), 2021, 509 p., ISBN : 9789004443655 une gestion des espaces soufis présentant des carac-
téristiques et des convergences à travers l’ensemble
Mots clés : baraka, espace, sanctuaire, globalisation du monde musulman. À cet égard, la contribution de
Bulle Tuil Leonetti est significative. Elle est consacrée
Keywords: baraka, space, shrine, globalization au culte des saints et à l’architecture des sanctuaires,
c’est-à-dire à la fabrique des centres funéraires de
La première phrase de l’introduction écrite par dévotion dans l’Occident musulman médiéval
les trois codirecteurs annonce simplement l’objet de (p. 90-116). Dès le début de sa contribution, elle
l’ouvrage : l’inscription dans l’espace de la sainteté annonce d’emblée que son objectif est bien de mon-
musulmane. Plus précisément, il s’agit d’explorer la trer que, malgré des distinctions relatives aux styles
création, l’expansion et la perpétuation des sphères locaux, ce sont les éléments architecturaux partagés
matérielle et imaginaire qui entourent les saints qui dominent, en particulier à l’échelle de la région
soufis et qui sont devenues centrales à l’expression que forme le Maghreb.
de l’autorité religieuse, à la piété communautaire et À partir de trois cas d’étude situés à Fès, Tlemcen
la croyance en le miraculeux. Ce volumineux ouvrage et Tunis, l’auteure identifie une dynamique similaire
de 537 pages est formé de trois parties et de dix-sept ayant conduit de la tombe du saint soufi à l’érection
contributions. La première partie s’intitule «Creation d’un mausolée. Ce processus qu’elle qualifie de
and Revitalization » (p. 35-220), la deuxième «Spatial «monumentalisation » est une conséquence du déve-
Formation and the Power of Place (p. 221-396), et loppement de la piété centrée sur la figure du shaykh,
la troisième « Transformation and Globalization » le maître soufi. Ceci dit, B. Tuil Leonetti ajoute que
(p. 397-510). Il concerne différentes aires géogra- le passage de l’un à l’autre nécessitait que les élites
phiques telles que le Moyen-Orient, les Balkans, soient impliquées dans la vie religieuse, voire que les
le Maghreb, l’Asie centrale, l’Asie du sud, l’Afrique groupes exerçant le pouvoir politique se servent de
subsaharienne occidentale, et également l’Argentine. la construction de monuments consacrés aux saints
L’ouvrage s’ouvre par une longue introduction à des fins de légitimation de leur pouvoir (p. 106). En
de trente et une pages (p. 1-31). Son titre apporte fait, c’est bien l’implication des élites politiques qui
un nouvel éclairage : « History and Anthropology constitue la condition sine qua non de l’érection de
of Sainthood and Space in Islamic contexts », qui mausolées monumentaux. De surcroît, l’auteur situe
situe les perspectives privilégiées dans le volume. Il le xive siècle comme le tournant dans la monumen-
est par la suite précisé que cet ouvrage se situe au talisation des tombeaux des saints soufis. C’est en
sein de deux cadres théoriques. Le premier est celui effet, à cette période, qu’apparaît, dans l’ensemble
de la baraka en tant que principe performatif, que des mondes musulmans un modèle de sanctuaire
les auteurs associent au charisme et rapprochent funéraire, marqué par un dôme qui, bien qu’apparu
également du mana tel qu’il est conçu par Marcel au xe siècle au Proche-Orient, est devenu la forme
Mauss dans son Essai sur le don (p. 5). Le second cadre architecturale standard au xiie siècle pour les mili-
théorique est constitué par l’espace, envisagé comme taires et les politiques seulement.
un lieu de performances de la sainteté, des expres- Dans un tout autre registre, Alexandre Papas
sions de la dévotion et de croyance en le miraculeux étudie, de 1800 à nos jours, les mausolées et les
(p. 6). Les auteurs reconnaissent que la question des saints musulmans dans la fabrique urbaine de
sanctuaires (shrines), qui sont généralement multi- Bombay, (p. 335-365), une ville où les musulmans
situés et dans un état de perpétuelle transformation, représentent 20 % de la population totale. A. Papas
est complexe, et que par conséquent, il est nécessaire part de ce qu’il qualifie d’approche inverse de celle
de déployer de multiples méthodologies liées à des développée par Nile Green dans son remarquable
champs différents. Par la suite, les auteurs mettent en
valeur les avancées acquises à travers la théorie des (1) Ethel Sara Wolper, Cities and Saints. Sufism and the
réseaux, sachant que les bâtiments soufis ont souvent Transformation of Urban Space in Medieval Anatolia, University
servi de lieux centraux de connections (p. 13). Il faut Park (Pennsylvania), e Pennsylvania State University Press, 2003.
BCAI 36 126
IV. ANTHROPOLOGIE, ETHNOLOGIE, SOCIOLOGIE
BCAI 36 127
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 128
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
nouveaux musulmans et une variété de mécènes, aux cercles mevlevis d’Erzincan. Si de nombreuses
aux divers statuts sociaux, favorisaient la production enluminures empruntent des motifs à l’art du livre
des manuscrits. ilkhanide, mamelouk et indjuïde, certains éléments
Approfondissant cette réflexion, le deuxième renvoient à Konya, comme le treillis et les nœuds
chapitre s’intéresse à ces notions et concerne un soulignés d’une ligne blanche sur fond or. D’autres
groupe de six manuscrits produits à Konya et à éléments, comme l’emploi de l’argent, rare dans la
Sivas entre 1311 et 1332. Deux d’entre eux ont été production de manuscrits islamiques, indiquent une
commandés par des beys turcs et les quatre autres possible influence de manuscrits arméniens dans la
sont étroitement liés aux cercles mevlevi, parmi les- région. Avec l’analyse de ces trois manuscrits, Cailah
quels l’Intihānāmā de Sulṭān Walad daté de 1314, et Jackson souligne l’importance de l’étude d’une figure
le Masnavī-yi Waladī réalisé avant 1332. À quelques locale telle que Sātī – à peine mentionnée dans les
exceptions près, les motifs d’enluminure de ce sources contemporaines – à travers ses manuscrits
groupe servent à confirmer l’existence d’une «école » et ses notes de dotation ; elle ouvre une fenêtre sur
d’enluminure de Konya, qui, bien qu’influencée par le paysage culturel local du Rūm médiéval.
des éléments mamelouks et ilkhanides, présente des L’ouvrage de Cailah Jackson est, sans conteste,
caractéristiques cohérentes telles que la mandorle un ouvrage incontournable sur l’histoire des arts
susmentionnée, ou des demi-palmettes tournantes. du livre de l’Anatolie médiévale. Grâce à l’utilisation
En outre, si Konya est un centre important de pro- d’un large éventail de sources primaires, elle y ana-
duction de manuscrits enluminés, les derviches lyse, méticuleusement, les multiples facettes des
mevlevis en produisent également dans d’autres manuscrits, des objets complexes. La méthodologie
régions de l’Anatolie médiévale, comme l’attestent employée démontre que l’étude approfondie de l’his-
deux masnavīs copiés et enluminés à Sivas et à Tokat. toire individuelle de chaque manuscrit peut fournir
Comme le soutient l’auteur, cela confirme encore des informations précieuses sur les motivations et
la nécessité d’analyser la production matérielle de le processus de création des artistes, au-delà des
cette période en termes d’histoire des individus et cloisonnements dynastiques. On ne peut qu’espérer
de leurs affiliations, plutôt que selon des allégeances que le travail de Cailah Jackson suscitera des études
dynastiques telles que «beylik » ou «seldjuk » trop similaires portant sur la culture matérielle d’autres
souvent employées dans la littérature secondaire de confréries soufies ; ce qui pourrait offrir des réponses
cette période (2). supplémentaires sur leur rôle dans la transmission
Se déplaçant plus loin de Konya, le troisième du savoir et la formation des artistes aux arts du
chapitre se concentre sur deux manuscrits du Mirṣād livre en Anatolie, pendant la période médiévale et
al-ʿIbād, plus modestes, produits à Istanos (Korkuteli), même au-delà.
dans l’ouest de Rūm. Copiés et enluminés pour deux
beys Hamidi en 1349 et 1352, ces manuscrits affichent Nuria Garcia Masip
un certain degré de sophistication, tant par leur Doctorante Sorbonne Université – UMR 8167
contenu – un ouvrage populaire concernant des Orient & Méditerranée
thèmes du taṣawwuf et de la bonne gouvernance –
que par leurs caractéristiques matérielles. L’un d’entre
eux présente le plus ancien exemple de papier
filigrané italien, importé probablement par le port
d’Antalya, dans un manuscrit anatolien daté, remet-
tant, ainsi, en cause l’idée que le Rūm occidental était
une région de «nomades peu évolués ».
Le cas d’un mécène d’Erzincan, Sātī ibn Ḥasan
(m. 1386), est au centre de la dernière partie de l’ou-
vrage. Émir et dévot mevlevi, il est le commanditaire
de trois manuscrits somptueusement enluminés : un
Masnavī-yi Valadī daté de 1366, un Dīvan de Rūmī
de 1368, et un Masnavī de 1372. Cailah Jackson attri-
bue la production de ces manuscrits monumentaux
BCAI 36 129
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 130
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
historique à l’échelle méditerranéenne ainsi que la forme, la poésie s’attarde sur la surface, la brillance,
lecture systématique des inscriptions, permet de les couleurs, les textures, mais aussi les plis et les
réexaminer les œuvres, d’effacer, en partie, les fron- mouvements des textiles, éléments qui leur confèrent
tières artificielles dressées entre elles et de combler un caractère expressif particulier.
des manques, notamment, sur l’étude des textiles du Ainsi, le tissu, au gré des métaphores poé-
nord de la péninsule. tiques, devient un univers à part entière, enfermé
L’article s’attache par la suite à proposer une dans ses bordures, médiateur entre extérieur et
synthèse des avancées permises grâce aux études intérieur. Comparé à une toile d’araignée, il se situe
de matériaux et de techniques concernant, à la fois, à la confluence entre nature et œuvre humaine,
la confection, la chronologie et l’utilisation des tex- tandis que la lenteur du procédé de fabrication, la
tiles. Les autrices mettent en évidence, de manière transparence et la finesse de l’étoffe sont mises en
récurrente, les petites et grandes différences sensibles valeur. Soulevé par le vent, il transcrit l’invisible dans
entre les sources textuelles et les objets conservés : ses formes mouvantes. Parfaitement documenté,
prédominance de la soie et du lin, quand coton et cet article se situe à l’intersection entre littérature,
laine sont largement évoqués dans les textes, palette histoire des sensibilités et histoire de l’art. Il tisse
de colorants réduite, etc. Certains traits techniques également des ponts féconds avec la peinture arabe.
permettent d’établir des liens avec d’autres régions,
comme l’existence de fils d’or sur base organique Scott Redford, «Flags of the Seljuk sultanate of
(intestin animal), que l’on retrouve en Italie, ou le Anatolie. Visual and textual evidence. », p. 67-82.
groupage de fils dans les tapisseries qui évoquent
l’Égypte et jettent parfois le doute sur les lieux de L’auteur s’intéresse, quant à lui, à deux motifs
fabrication. Constatant l’inefficacité du traditionnel (l’échiqueté et le zigzag) et à une couleur (le
cadre dynastique, les autrices proposent de prendre rouge), présents dans la symbolique de pouvoir des
moins en compte les spécificités politiques de la Seljoukides de Rum. Il tente, notamment, d’en mon-
péninsule pour établir une chronologie de la pro- trer la filiation avec les étendards byzantins.
duction textile et, davantage, un contexte culturel Une première partie, portant sur les bannières
méditerranéen, tout en illustrant la difficulté de cette byzantines, évoque une source textuelle et une
entreprise. Une réflexion sur les fonctions des œuvres fresque qui témoigneraient d’une prédominance des
cherche aussi à mettre en évidence le fait que la sépa- chevrons, des échiquetés et du rouge dans les ban-
ration entre régions chrétiennes et islamiques est un nières et symboles de pouvoir de l’empire d’Orient.
abus concernant les textiles de luxe ; ces productions Une seconde partie, plus fournie, met en avant les
«traversent les barrières culturelles » et servent de décors à fresque en zigzag de la citadelle d’Alanya, que
«médiatrices des échanges interculturels » (p. 29). l’auteur considère comme une reproduction de mo-
Si le texte se révèle quelquefois frustrant, sur les tifs de bannières textiles. Deux sources textuelles et
questions de chronologie et d’usage par exemple, et deux images issues du manuscrit Persan 174 de la BnF
s’il aurait gagné à présenter un tableau synthétique lui permettent, par ailleurs, de souligner l’importance
des œuvres citées, il constitue un très intéressant des étendards chez les Seljoukides de Rum. Enfin, une
point d’étape dans l’historiographie des textiles troisième partie, qui tient lieu de conclusion, tente
andalusí. La plaidoirie pour une approche multi- de mettre en évidence la perpétuation du motif de
disciplinaire de la question, les nombreuses pistes zigzag rouge durant les siècles suivants.
de recherche et de réflexion invitent, par ailleurs, à Si l’article ne manque pas d’intérêt, l’état des
réfléchir de la même manière à d’autres productions sources rend les conclusions fragiles : aucune ban-
et contextes. nière seljoukide n’a été conservée, les représentations
en sont très rares et les mentions textuelles extrême-
Avinoam Shalem, « Metaphors we dress with. ment brèves. Plusieurs questions restent donc sans
Medieval poetics about textiles », p. 45-66. réponse, par exemple, sur l’étendue territoriale de
l’usage de ces motifs (bâtiments sultaniens ? territoire
Dans cette étude, au titre lui-même métapho- sultanien ?). Rien ne permet non plus de conclure
rique, Avinoam Shalem s’intéresse à la manière dont avec certitude que les motifs relevés sur les murs de
les textiles sont décrits dans la poésie arabe abbasside, citadelles anatoliennes aient bien été présents sur
celle d’Abu Hanosh al-Numayri et d’Abu Tamman des bannières ou des étendards. Une comparaison
notamment. De manière originale, l’auteur nous fait avec les céramiques iraniennes contemporaines,
plonger dans un imaginaire du textile qui s’éloigne qui utilisent volontiers des motifs de damiers et de
beaucoup des considérations habituelles des his- zigzags dans leur répertoire décoratif, aurait peut-
toriens de l’art. Loin de s’attacher au motif ou à la être permis d’élargir le point de vue et d’envisager
BCAI 36 131
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
un jeu de filiation entre Iran et Anatolie. Malgré ces rare pour être soulignée, d’autant qu’elle mène à des
difficultés intrinsèques au sujet, l’article offre une pistes originales, tant en ce qui concerne la produc-
réflexion stimulante sur la vexillologie seljoukide et, tion domestique de broderies que la possibilité d’arti-
plus globalement, sur le sens, l’usage et la fonction sans indiens travaillant pour la clientèle mamelouke.
des étendards en Méditerranée orientale à la période
médiévale. Vera-Simone Schulz, « Entangled identities:
Textiles and the art and architecture of the
Maria Sardi, « Foreign influences in Mamluk Apeninne Peninsula in a trans-Mediterranean
textiles. The formation of a new aesthetic », perspective », p. 119-154.
p. 83-118.
Avec le concept d’«identité » comme fil rouge
En s’appuyant sur des exemples datables, en de sa réflexion, l’autrice nous plonge dans l’écheveau
partie inédits, Maria Sardi tente une typologie des complexe des échanges et des jeux d’influence dans
influences étrangères dans les soieries mameloukes. les textiles italiens de la proto-modernité. S’appuyant
Sa classification se fonde essentiellement sur des sur quelques exemples principaux bien choisis (les
critères stylistiques et iconographiques ; néanmoins, imports de raffia congolais aux xve-xvie siècles, la
les textiles brodés et imprimés sont séparés des tex- représentation d’un textile chinois dans le retable
tiles tissés. Si ce mélange des critères typologiques de Sainte-Catherine de Florence par Giovanni del
peut sembler, au premier abord, surprenant, il se Biondo, l’inventaire du trésor du Vatican de 1295),
justifie pleinement par la faiblesse des liens formels mis en relation avec beaucoup d’autres, elle s’inter-
entre les trois techniques : les textiles tissés sont très roge sur la nature des textiles ‘italiens’ utilisés comme
fortement marqués par des imports extérieurs, alors éléments de comparaison pour les productions
que les impressions et les broderies, produites et uti- ‘étrangères’.
lisées dans des contextes différents, y sont beaucoup Alors que le lieu de fabrication est un élément
moins sensibles. essentiel de la description des textiles dans les inven-
L’autrice, par un jeu de comparaisons et d’attri- taires médiévaux, celui-ci est soumis, dès le Moyen
butions, propose donc une chronologie des motifs Âge, aux mêmes doutes que ceux qui assaillent de
de textiles tissés. Au xiiie siècle, l’influence du vocabu- nos jours l’historien de l’art. Motifs et techniques
laire seljoukide se fait ressentir avec l’usage d’animaux sont copiés à toutes les échelles : entre régions
stylisés et d’un style quelque peu austère. Les voies géographiques plus ou moins distantes, entre villes
d’importation de ces éléments restent à préciser : italiennes, voire à l’intérieur même des cités et entre
sont-ils passés par l’intermédiaire d’ateliers ayyubides les arts. Les échanges n’ont jamais lieu à sens unique
syriens ou de tisserands voyageurs ? Au xive siècle ont et touchent aussi bien les textiles eux-mêmes que les
lieu des évolutions notables : l’influence iranienne matières premières ou le vocabulaire qui permet de
se fait plus forte tandis que le répertoire mamelouk décrire leurs modes de fabrication.
mêle, de manière plus intime, éléments étrangers et En conclusion de ce panorama riche, qui n’évite
indigènes et évolue vers moins de figuration et davan- pas la complexité, Vera-Simone Schulz propose
tage de naturalisme. L’arrivée des chinoiseries, via d’appliquer à ces productions italiques le concept
l’Iran, dans la seconde moitié du siècle, marque une d’«identité relationnelle » mis au point par Edouard
troisième étape. Enfin, les xve et xvie siècles laissent Glissant dans le cadre des études post-coloniales : une
la place à des décors essentiellement géométriques, identité sans cesse réinventée par le jeu des réseaux.
valorisant la symétrie, où certains détails semblent
importés du monde timouride. L’adoption de motifs Nikolaos Vryzidis, « Animal motifs on Asian
issus de l’extérieur semble à la fois consciente et textiles used by the Greek Church: case study
mesurée de la part des tisserands mamelouks, qui of Christian acculturation », p. 155-184.
ne montrent pas toujours la même propension à
les adopter. Outre deux courts articles d’ouverture et de
Si la méthode est relativement classique et la conclusion, Nikolaos Vryzidis propose également une
typologie assez conforme aux connaissances déjà contribution centrée sur les textiles employés dans le
existantes sur les textiles mamelouks, on regrette un cadre de l’Église orthodoxe grecque, sujet dont il est
peu qu’une étude technique n’ait pas accompagné le spécialiste. Ayant rappelé en introduction l’impor-
travail. L’article n’en demeure pas moins intéressant tance des motifs d’animaux dans les textiles byzantins,
par sa rigueur et son corpus original, fondé, notam- l’auteur propose d’orienter la réflexion sur l’évolution
ment, sur des textiles du musée Benaki. La prise en de ces motifs à la période ottomane. Pour ce faire, il
compte des tissus brodés imprimés est suffisamment organise sa réflexion en deux parties : tout d’abord,
BCAI 36 132
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
une étude de cas d’un phelonion (vêtement litur- Ménologe de Basile II, permettent de mieux appré-
gique orthodoxe) attribué à un artisan ottoman du hender les types, matériaux, techniques, décors et
xviie siècle et conservé au monastère Vatopediou, sur usages des textiles byzantins. L’autrice prête une
le mont Athos puis, une étude de trois autres textiles, attention particulière aux questions terminologiques.
deux taillés dans une étoffe safavide et conservés au Bien que la dimension comparative ne soit pas très
monastère d’Iveron, également sur le Mont Athos, le exploitée – sans doute en raison de la différence de
troisième, un carré brodé chinois de la dynastie Qing, nature des deux textes –, les identifications sont
provenant du monastère Saint-Stéphane de Météore. proposées grâce à un travail précis, qui critique avec
Datable selon l’auteur du xviie siècle, le phélo- justesse les sources.
nion du monastère Vatopediou est orné d’un décor
comportant des oiseaux affrontés et des poissons, Elena Papastravrou, « Osmosis in Ottoman
deux éléments que N. V. raccroche à une symbolique Constantinople: the Iconography of Greek
chrétienne. Une inscription en caractères arabes pose Church Embroidery », p. 205-230.
des problèmes de déchiffrement mais laisse supposer
que le tisserand provient d’un contexte musulman. En contrepoint à l’article de Nikolaos Vryzidis,
Ainsi, le vêtement témoignerait d’un moment de Elena Papastravrou propose, elle aussi, de s’intéres-
dialogue entre traditions artistiques byzantine et ser aux textiles liés à l’Église grecque orthodoxe et,
ottomane. De la même manière, les motifs (oiseaux, plus spécifiquement, aux broderies réalisées pour
paons, cyprès, grue) des deux soieries iraniennes et elle, à Constantinople, durant la période ottomane,
la broderie chinoise sont lus comme pouvant revêtir notamment au xviiie siècle. Sa contribution s’appuie
une symbolique chrétienne et, donc, comme des sur de nombreux exemples issus, pour l’essentiel,
exemples d’acculturation iconographique. du musée chrétien et byzantin d’Athènes. Elle met
Même s’il peut parfois dérouter le lecteur tout d’abord en évidence l’évolution stylistique de
(intérêt non-démontré des clercs pour les questions ces textiles, avant de s’intéresser, dans une dernière
iconographiques, absence d’argumentation quant à partie, à leurs liens avec les querelles théologiques et
la datation du phélonion ou à l’identification poten- politiques qui leur sont contemporaines.
tielle de la grue chinoise avec le pélican chrétien, L’éclectisme constitue, d’après l’autrice, une ca-
affirmation un peu rapide d’un aniconisme ottoman, ractéristique majeure des textiles brodés constantino-
oiseaux non-identifiés comme des paons sur le phe- politains à destination de l’Église grecque. Si, aux xvie
lonion), l’article, écrit avec clarté, met en valeur des et xviie siècles, des éléments issus des arts italien et
œuvres peu publiées qu’il relie de manière pertinente ottoman se mêlent à la tradition byzantine, ils restent
avec des exemples choisis avec soin. Les difficultés de secondaires et subissent une très nette réinterpréta-
lecture sont abordées de manière fine, avec l’aide de tion. En revanche, au xviiie siècle, et encore plus au
l’ottomaniste Dimitris Loupis, et la réflexion dialogue xixe siècle, l’influence occidentale s’accentue tandis
de manière stimulante avec le reste du volume. que les éléments ottomans tendent à s’amenuiser.
Ce phénomène accompagne l’émergence d’un
Marielle Martinani-Reber, « Quelques aspects style nouveau, plus homogène, mais qui n’empêche
des relations entre productions textiles byzan- pas certaines compositions de se démarquer par
tine et arabe aux xe-xie siècles », p. 185-204. leur originalité. Empruntant à l’art occidental et à
l’iconographie crétoise, elles peuvent parfois être
Dans cette contribution, l’autrice présente et mises en relation avec leur contexte historique : la
exploite deux sources, l’une byzantine du xe siècle, réémergence d’iconographies paléochrétiennes,
Le Livre du préfet, l’autre fatimide du xie siècle, Le comme celle du Baptême du Christ dans un
Livre des dons et des raretés. La première est un texte Epigonation signé Eusèbe, ferait ainsi écho aux
évoquant le contrôle de la production des étoffes à débats sur l’anabaptisme, tandis que le thème du
Constantinople : limitation du commerce des soieries Bon Pasteur soulignerait le rôle politique et religieux
teintes à la pourpre, corporations et marchands com- du patriarche de Constantinople. Ces interprétations
mercialisant des productions islamiques, mesures montrent que, si les brodeurs constantinopolitains
de protection des secrets de fabrication textiles. La ont à leur disposition, au xviiie siècle, une palette de
seconde est un inventaire de dons textiles faits dans motifs vaste et très éclectique en termes de styles et
le cadre des échanges diplomatiques entre Byzance d’influences culturelles, ils ne l’utilisent qu’en prenant
et l’Égypte ; il évoque aussi les tissus utilisés lors des en compte, de manière consciente, les questions
festivités et réceptions. théologico-politiques.
Ces deux textes, confrontés à des exemples
textiles conservés ainsi qu’à des images issues du
BCAI 36 133
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
Jacopo Gnisci, «Ecclesiastic dress in medieval L’article, qui s’appuie à la fois sur des sources
Ethiopia: Preliminary remarks on the visual écrites et des œuvres conservées, présente l’intérêt
evidence. », p. 231-256. de mettre les textiles en contexte, dans une approche
quasi anthropologique. Il invite à approfondir les
Dans sa contribution, Jacopo Gnisci fait œuvre questions iconographiques et, surtout, les variations
de pionnier en se proposant d’étudier l’histoire du chronologiques et spatiales, fondamentales face à
vêtement ecclésiastique de l’Église orthodoxe éthio- une telle production.
pienne. En effet, alors même que le textile tient une
place essentielle dans les pratiques religieuses, la Mélisande Bizoirre
littérature demeure quasi-inexistante sur le sujet, en Chercheuse associée au LA3M,
partie, en raison du faible intérêt porté, en Ethiopie UMR 7298 - Université d’Aix-Marseille - CNRS
même, à la conservation des textiles. L’auteur tente
donc de croiser sources textuelles (inventaires
d’églises, hagiographies) et miniatures.
Cela ne se fait pas sans difficultés, tant la termi-
nologie et les représentations sont parfois imprécises
et complexes à interpréter. Plusieurs vêtements
récurrents sont toutefois identifiables à la fois dans
les textes et sur les images : une tunique (qämis), un
scapulaire (askäma), une calotte (qob) et une cein-
ture (qǝnat, zenar, fiqar/fǝqar). Mais aucune règle
précise ne semble présider à leur utilisation. Quelques
éléments apparaissent aussi régulièrement dans les
miniatures, comme un mouchoir ou un manteau
ecclésiastique, dont la forme peut varier.
Avec prudence, rigueur et érudition, l’auteur
sème ici les premières pierres prometteuses d’une
histoire du vêtement ecclésial éthiopien.
BCAI 36 134
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 135
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 136
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
(Metropolitan Museum of Art, 2012.136.700). La deu- comme ceux de Naṣr al-Dīn Tusī (1201-1274) au
xième peinture est un nu assis attribué à Ruqaya Banu, xiiie siècle. M. N. distingue, ici, deux catégories de
qui, comme Nini, fait partie des quelques artistes peintures dans lesquelles figurent des paysages.
femmes connues ayant exercé durant cette période. Premièrement, celles qui viennent illustrer un texte
L’œuvre est aujourd’hui conservée à la Chester Beatty ou un épisode historique dans lesquels ces paysages,
Library à Dublin (acc. nA.3). L’homme représenté pour une raison ou une autre, sont mentionnés.
s’inspire du personnage d’Adam figurant dans une C’est, fréquemment, le cas des récits décrivant la vie
gravure de «Adam et Ève après la chute » par l’artiste des souverains, chroniques ou mémoires, comme
flamand, Jan Sandeler, dont on retrouve, par ailleurs, le Baburnama, l’Akbarnama ou le Jahangirnama,
une autre réplique moghole dans une page compo- pour ne citer que ceux-là. La deuxième catégorie
site du célèbre album Golshân conservé au Palais du de peintures est plus complexe à déchiffrer. Les
Golestân à Téhéran (MS.1663). Pour finir, le troisième représentations de paysages y figurent toujours en
cas d’étude est une reproduction d’un Saint-Jean arrière-plan, ce sont des architectures, apparemment,
l’Évangéliste de Dürer (daté de 1511. British Museum, sans lien direct avec la narration, ajoutées par les
E,2.53) par le peintre Abu al-Hasan dans un délicat peintres pour équilibrer la composition du tableau
dessin réhaussé de gouache, daté de 1600 (Oxford, ou pour des raisons plus complexes. C’est cette der-
Ashmolean Museum, EA1978.2597). nière catégorie, plus énigmatique, que M. N. choisit
Dans le troisième chapitre, qui a pour titre d’analyser dans ce chapitre.
«European Articles in Mughal Painting » (p. 110-15), Le dernier chapitre de Mughal Occidentalism,
M. N. s’intéresse, plus particulièrement, aux objets «Concepts of Portraiture under Akbar and Jahangir »
européens qui font leur apparition dans la peinture (p. 205-260), s’attache à mieux comprendre le rôle
moghole à la fin des années 1580 ainsi qu’à la réutili- dévolu aux portraits dans le contexte socio-politique
sation de gravures de la Renaissance dans des pages précédemment défini. Dans cet environnement que
d’albums composites comprenant des peintures per- M. N. a décrit tout au long des précédents chapitres,
sanes et des calligraphies. Il s’agit là de deux processus quelle est donc la place accordée à la description des
distincts de recontextualisation de l’objet européen physionomies et au principe de ressemblance ? Les
dans un environnement pictural moghol. En effet, règnes d’Akbar et Jahangir sont, en effet, marqués
M. N. distingue, ici, ce qu’elle considère comme deux par la multiplication des portraits, sans doute parce
modes d’interaction entre l’artiste moghol et l’objet que nombre d’entre eux sont de puissants symboles
européen, au sein d’une pratique fondamentale dans du pouvoir impérial, ce que l’intérêt porté par les
la construction d’une identité moghole cosmopolite. deux empereurs à ce genre artistique, qu’il leur
Elle fait appel au concept d’objet-frontière, introduit arrive fréquemment d’évaluer eux-mêmes, confir-
par les sociologues S. L. Star et J. Griesemer en 1989, merait encore. Ces portraits figurent dans différents
qui induit, tout à la fois, l’idée d’une communalité et contextes et sur différents supports, ce qui en rend
celle d’une démarcation. Un tel concept permet de l’analyse d’autant plus intéressante. Dans cet ultime
distinguer plus subtilement les différentes commu- volet de son étude, M. N. s’intéresse tout à la fois à
nautés étrangères en présence dans l’environnement l’évocation du portrait dans les sources textuelles,
direct des élites mogholes, commanditaires de ces aux inscriptions portées sur les peintures qui se
œuvres. rapportent aux portraits mêmes, à l’utilisation de
Le chapitre 4, «Landscape Painting as Mughal techniques comme les ombres ou les modelés, ainsi
Allegory: Micro-Architecture, Perspective and ṣulḥ-i qu’aux éléments picturaux empruntés au monde
kull » (p. 152-204), est consacré au traitement des européen. Selon elle, l’importance accordée au prin-
paysages, urbains ou naturels, construits à la manière cipe de ressemblance, valeur essentielle pour com-
européenne, qui se multiplient dans les arrière- prendre ces œuvres, émerge sous le règne d’Akbar. Le
plans des peintures des ateliers impériaux à la fin terme « shahῑb », qui met en exergue la question de
des années 1580. M. N. propose une interprétation la conformité au modèle, semble d’ailleurs préféré à
intéressante de leur présence au sein des œuvres celui de « ṣūrat » dans les inscriptions figurant sur les
mogholes : elle suggère que, si ces représentations peintures de cette période.
matérialisent encore le principe de ṣulḥ-i kull et, par C’est sur quelques pages d’épilogue, et non sur
conséquent, l’idée d’un empire moghol prospère et une véritable conclusion, que Mika Natif achève cet
cosmopolite, elles introduisent, également, au sein excellent ouvrage. Elle y invite son lecteur / sa lectrice
de la représentation picturale les concepts du règne à amorcer une nouvelle réflexion en s’interrogeant
juste et de la cité idéale que l’on trouve, déjà présents, sur les empires voisins, ottoman et safavide, et sur
dans des écrits fondamentaux de la pensée islamique les époques qui suivent les règnes d’Akbar et Jahangir
BCAI 36 137
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 138
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
Francine Giese, Mercedes Volait, trouver Achille Vertunni qui fait pourtant l’objet d’un
Ariane Varela Braga, article de Valentina Colonna dans la dernière partie.
À l’orientale: Collecting, Displaying and La question du collectionnisme et du marché de
Appropriating Islamic Art and Architecture l’art islamique tend de plus à s’imposer en tant que
in the 19th and Early 20th Centuries problématique de recherche, comme en témoigne
l’exposition « Marquise Arconati Visconti : Femme
Leyde, Brill (Arts and Archaeology of libre et mécène d’exception » qui s’est tenue au
the Islamic World, 14), 2019, xvi, 224 p., Musée des Arts Décoratifs, à Paris, du 13 décembre
ISBN : 9789004410855 2019 au 15 mars 2020. Cette grande figure du
xixe siècle lègue sa collection à des musées français –
Mots-clés : histoire des collections, orientalisme, le musée des Arts Décoratifs de Paris, et le musée des
marché de l’art, collection privée Beaux-Arts de Lyon, pour n’en citer que deux – des
objets du Moyen Âge, de la Renaissance, des xviiie
Keywords: history of collections, orientalism, art et xixe siècles, mais également, des objets d’art de
market, private collection l’Islam. Par ailleurs, avec l’essor des études portant sur
la provenance des œuvres, il devient de plus en plus
Cet ouvrage fait suite au colloque interna- nécessaire de mieux connaître les grandes figures qui
tional « À l’orientale – Collecting, Displaying and ont constitué les collections européennes. C’est dans
Appropriating Islamic Art and Architecture in the ce sens, semble-t-il, que se dirige À l’orientale, avec
19th and Early 20th Centuries » qui s’est tenu, en mai une grande originalité. En justifiant leur choix de réa-
2017, à l’université de Zurich, au Rietberg Museum liser leur colloque en Suisse, les éditrices démontrent
et au Charlottenfels Castle. Cet évènement entrait combien le réseau d’échanges d’objets islamiques
dans le cadre du projet «Muderajarismo and Moorish était déjà bien installé à la fin du xixe siècle, mais aussi
Revival in Europe » (2014-2019) coordonné par qu’il ne se cantonnait pas aux frontières nationales
l’Institut d’histoire de l’art de l’Université de Zurich et était bien loin du schéma classique Londres-Paris.
et la Swiss National Science Foundation (SNSF). Le Tous les acteurs cités dans cet ouvrage sont liés les
livre est édité par trois chercheuses : Francine Giese, uns aux autres à des degrés différents.
professeur à l’Université de Zurich, Mercedes Volait, La première partie de l’ouvrage, «Islamic taste in
directrice de recherche au CNRS et Ariane Varela the nineteenth and early twentieth centuries”, débute
Braga, assistante post-doc à l’Université de Zurich. par un chapitre d’Axel Langer, « Safavid Revival in
Très bien illustré par de nombreuses images (la Persian Miniature Painting: Renewal, Imitation and
table des illustrations est de cinq pages), l’ouvrage Source of Inspiration ». Il y est question du style
comprend un index des personnes et un index des néo-safavide et de ses productions arrivant sur le
lieux, mais, curieusement, ne contient pas de glos- marché de l’art européen dès la fin du xixe siècle.
saire. Il se divise en quatre grandes parties : Islamic L’auteur démontre comment les modèles safavides
Taste in the Nineteenth and Early Twentieth Centuries ; deviennent une source d’inspiration pour les arti-
Appropriation, Reuse and Eclecticism ; Museums and sans iraniens dès la deuxième moitié du xixe siècle
International Exhibitions et Collectors and Networks, et comment, progressivement, ce renouveau stylis-
chacune comprenant entre trois et quatre chapitres tique gagne en popularité en Iran, visant tout aussi
rédigés en anglais ou en français et regroupant un to- bien les collectionneurs occidentaux et les touristes,
tal de quinze auteurs. Dès la préface, le ton est donné la production se concentrant, peu à peu, sur le
par les éditrices : «c’est une collection d’essais », les marché européen. Ceci explique le grand nombre
chapitres sont indépendants et chacun est doté de d’objets de ce type dans les collections de musées
sa propre bibliographie. L’introduction est précédée occidentaux. Le second chapitre, écrit par Sarah
d’une biographie du célèbre collectionneur Henri Keller, traite des vitraux du fumoir arabe d’Henri
Moser Charlottenfels, rédigée par son petit-neveu, Moser réalisé par l’architecte Henri Saladin pour
Roger Nicholas Balsiger, en l’honneur de qui le col- son château de Charlottenfels en Suisse. À travers
loque fut organisé. C’est là le fil conducteur entre l’étude de ces vitraux copiés des motifs de fenêtres
les différents textes : des collectionneurs comme ottomanes, l’auteur démontre qu’ils deviennent des
Henri Moser, dont il est question dès l’introduction. objets hybrides relevant également de traditions
L’ouvrage propose, d’ailleurs, dans ses dernières européennes. À défaut d’être entièrement fidèles
pages, une rubrique «Who’s Who » avec de courtes aux originaux islamiques, ils témoignent de l’intérêt
biographies des figures importantes mentionnées européen et orientaliste pour ce style d’objets. Cette
dans l’ouvrage. On s’étonnera toutefois de ne pas y contribution est suivie d’un article d’Hélène Guérin
BCAI 36 139
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
sur la conception de la Storia dei musulmani di Sicilia deuxième partie à Francine Giese : « International
de Michele Amari, historien et homme politique Fashion and Personal Taste : Neo-Islamic Style
italien, à la fin des années 1850 et des emprunts dis- Rooms and Orientalizing Scenographies in Private
simulés faits à l’orientaliste François Sabatier, proche Museums ». Il présente deux personnages emblé-
d’Amari. Cette étude historique met en lumière les matiques : Karl Anselm, Prince d’Urach, comte de
différentes recherches menées par F. Sabatier en Sicile, Wurttemberg ainsi que Henri Moser Charlottenfels.
et les informations qu’il fait alors parvenir à Amari. Ces deux collectionneurs d’art islamique ont installé
Les données collectées furent utilisées par Amari et un musée privé dans leurs propres résidences. Il est
participèrent à son renom. L’auteur démontre, par question ici de la manière dont ils ont lancé une
ces faits, l’appropriation de l’art islamique dans le mode qui aura un impact international, celle d’expo-
discours historique (et politique) national qui aurait ser des objets d’art islamique dans des salons de style
permis de rattacher l’histoire de la Sicile à une Italie oriental, en Allemagne et en Suisse.
unitaire. Ces réflexions sur le discours national se La troisième partie de l’ouvrage, « Museums
poursuivent dans le chapitre suivant que l’on doit and International Exhibitions », se compose de
à Agnieszka Kluczewska-Wójcik, et qui a pour titre quatre chapitres. Le premier est un essai de Barbara
«Orientalisme et Orientalité : la nouvelle appréciation Karl : « Carpets and Empire : The 1891 Exhibition
des arts de l’Islam en Pologne au début du xxe siècle ». at the Hendelsmuseum in Vienna » dans lequel
Après avoir retracé succinctement l’intégration est abordé le rôle important de cette exposition
progressive de l’Orient dans l’identité culturelle dans la promotion de l’industrie et du commerce
polonaise, l’auteure se penche sur deux «figures de autrichien à travers, notamment, l’établissement de
proue » d’une nouvelle vague orientaliste polonaise nouveaux standards de qualité de production et de
au début du xxe siècle : Feliks Jasieński et Włodzimierz prix du marché. L’auteure évoque aussi la diffusion
Kulczycki. L’ensemble de leur œuvre lui permet de des modèles et des motifs qui ont influencé la pro-
souligner leur participation dans l’intérêt nouveau duction de tapis et qui ont favorisé l’émergence de
du monde de l’art (histoire de l’art, musée, etc.) pour la recherche sur l’art du tapis mais également sur les
les arts de l’Islam. arts de l’Islam. Le second chapitre, «Henri Moser as
La seconde partie de l’ouvrage «Appropriation, Commissioner General of the Pavilion of Bosnia and
Reuse and Eclectism » comporte trois chapitres. Elle Herzegovina at the Universal Exposition in Paris »,
débute avec celui de Moya Carey : «Appropriating écrit par Ágnes Sebestyén met en lumière le rôle
Damascus Rooms : Vincent Robinson, Caspart d’Henri Moser, commissaire général de la section
Purdon Clarke and Commercial Strategy in Victorian rétrospective de la Bosnie et de l’Herzégovine à
London ». Y est notamment abordé le goût pour les l’Exposition Universelle de Paris de 1900, dans l’éla-
Salons de Damas, mobiliers d’intérieur syrien en bois, boration d’un discours légitimant l’autorité coloniale
en Europe, à la fin du xixe siècle. L’auteure présente, de la monarchie austro-hongroise, représentée par
également, la manière dont, grâce à Vincent Robinson le régime de Benjamin von Kállay. L’auteure montre
et Caspar Purdon Clarke, ce mobilier est réassemblé, comment sa communication utilise non seulement
recréé ou simplement réimaginé pour des intérieurs la muséographie mais également tous les dispositifs
privés et publics. L’article suivant, de Mercedes Volait, annexes, des visites guidées jusqu’aux évènements
intitulé «Le remploi de grands décors mamelouks et culturels programmés autour de l’exposition pour
ottomans dans l’œuvre construit d’Ambroise Baudry promouvoir son idéologie. Le chapitre suivant, de
en Égypte et en France », s’inscrit, lui aussi, dans cette Katrin Kaufmann, s’intitule «Samarcande au nord et
thématique du remploi. Y sont présentés différents à l’ouest » : appropriation(s) de l’architecture timou-
bâtiments réalisés par Ambroise Baudry, notamment, ride à Saint-Pétersbourg et à Berne ». Il présente les
l’hôtel particulier Saint Maurice au Caire ainsi que deux seuls exemples connus d’édifices occidentaux
d’autres types d’éléments de remploi qui furent utili- clairement inspirés de l’architecture timouride et
sés par Baudry tout au long de sa carrière comme les datant, tous deux, du début du premier quart du
moulages ou les meubles hybrides. L’auteure conclut xxe siècle. Le premier exemple, la mosquée de Saint-
son chapitre sur le destin de ces objets dans les mu- Pétersbourg, présente une architecture extérieure de
sées à l’heure actuelle et sur le travail restant encore style dit «néo-timouride ». Le second exemple est la
à réaliser pour mieux en saisir le sens et leur trouver salle où était exposée la collection orientale d’Henri
une place, à la fois dans l’histoire de l’art et la muséo- Moser au Musée d’Histoire de Berne. Les deux lieux,
logie, qui peinent encore à créer des espaces dédiés au celui de Saint-Pétersbourg et celui de Berne, sont tous
xixe siècle et à la réception des arts de l’Islam au siècle deux directement inspirés du Gur-i Amir, le célèbre
de l’industrie. On doit le dernier chapitre de cette mausolée de Timur-i Leng, fondateur de la dynastie
BCAI 36 140
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
des Timourides à Samarcande. Enfin, la troisième par- xixe siècle, à travers la collection de photographies
tie se termine avec un chapitre d’Inessa Kouteinikova : de Yakov Smirnov comprenant, notamment, des
«Tashkent in St. Petersburg : The Constructed Image clichés de Turquie, d’Égypte, de Palestine, de Syrie,
of Central Asia in Russia’s Nineteenth-Century d’Espagne et de Grèce.
Ethnographic Exhibitions ». Elle y développe la L’originalité de cet ouvrage tient au choix des
manière dont les différentes expositions coloniales éditrices de mettre en avant des exemples moins
en Russie, comme celle de Tashkent, représentent les connus d’Europe plutôt que de continuer à mettre
populations de ses colonies centre-asiatiques dès les en évidence les grandes collections et les intérieurs
années 1860. Est également abordée l’évolution du européens largement documentés. Sa réussite tient,
discours et de la présentation des collections d’art notamment, à la manière dont une figure comme
de l’Islam et du matériel ethnographique entre le Henri Moser revient régulièrement dans les diffé-
xixe et le xxe siècle. L’auteure y démontre, notamment, rents chapitres, soulignant, ainsi, son influence et
combien cette évolution muséographique tient, non confirmant l’idée générale que les réseaux de collec-
seulement, à la volonté des organisateurs de provo- tionneurs s’étendaient au-delà des simples frontières
quer un changement de goût chez les visiteurs mais, géographiques. On peut regretter l’absence de
également, aux différentes expéditions qui ont eu conclusion qui aurait pu synthétiser l’idée de réseaux
lieu en Asie Centrale, rendant la nature des objets constitués et accompagner le lecteur comme le fait
collectés de plus en plus complexe. l’introduction. Enfin, si les chapitres sont autonomes
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage et ne dépendent pas les uns des autres, comme l’est
«Collectors and Networks » se compose de quatre ar- traditionnellement un acte de colloque, cet ouvrage,
ticles. Le premier «Troppo amanti degli oggetti orien- par son sujet et par ses choix judicieux d’intervenants,
tali ? Ferdinando Panciatichi Xiamenes d’Aragona, crée presque une suite logique, les chapitres se com-
a Collector of Islamic Art in Nineteenth-Century plétant les uns les autres.
Florence », signé Ariane Varela Braga, met en lumière
la collection d’armes orientales d’une grande figure Sarah Lakhal
de l’aristocratie florentine du xixe siècle : Ferdinando Doctorante Sorbonne Université –
Panciatichi Xiamenes d’Aragona (1813-1897). L’article UMR 8167 Orient & Méditerranée
traite de sa constitution, notamment sur le marché
de l’art parisien et londonien, des méthodes de res-
taurations utilisées et, enfin, de la dispersion de la col-
lection en vente publique par sa fille en 1902. L’article
suivant, que l’on doit à Valentina Colonna : «The Arab
Room of Achille Vertunni : Islamic Art in the Streets of
Rome », est construit dans le même esprit. Il présente
la collection d’Achille Vertunni, peintre et collection-
neur italien, dont l’atelier était meublé de différents
objets collectés, en grande partie, lors de son voyage
en Égypte. Cette «salle arabe » (acquisition, conser-
vation, échanges) est largement documentée par les
catalogues de vente publique en 1881, catalogues
que l’auteure analyse afin de retracer une histoire du
goût orientaliste à Rome et en Italie. «Our aim is to
perform something that remains after we are gone :
The Oriental Collection Henri Moser Chalottenfels at
Bernisches Museum » d’Alban von Stockhausen suit
la collection orientale d’Henri Moser depuis sa forma-
tion à la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours. L’article
retrace les grandes étapes de cet ensemble presti-
gieux : grandes expositions, publications, intégration
au Bernisches Historisches Museum, réaménagement
muséographique. Le dernier article de l’ouvrage qui
s’intitule «Yakov Smirnov’s Photo Collection : The
Orient in Nineteenth-Century Photrography » de
Maria Medvedeva aborde la question de la contribu-
tion des chercheurs russes aux études orientalistes du
BCAI 36 141
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
Michel Chauveau, Jean-Luc Fournet, xxe siècle. Une série d’index nominatifs, toponymique
Jean-Michel Mouton (dirs), et des passages cités, complète l’ouvrage.
Curiosité d’Égypte. Entre quête de soi L’ensemble n’est pas de lecture aisée, en raison
et découverte de l’autre, de l’Antiquité de la pluralité des domaines d’érudition qui y sont
à l’époque contemporaine convoqués. Le non-égyptologue éprouvera sans
doute quelque difficulté à se frayer un chemin au
Genève, Droz (Hautes Études du sein des discussions relatives à des galeries de per-
monde gréco-romain, 59), 2021, 370 p. sonnages historiques et des corpus de textes qui
ISBN : 9782600057486 lui sont globalement étrangers, tandis que le non-
arabisant manquera sans doute de références pour
Mots-clés : Égypte antique et médiévale, Europe pleinement apprécier la place et la sémantique que
moderne et contemporaine, Représentations du pas- les sources arabes accordent aux vestiges de l’Égypte
sé, Remplois matériels et symboliques, Égyptomanie, pharaonique. Une fois la difficulté sinon vaincue, du
Égyptologie, Étymologie, Usages idéologiques de moins mise de côté, nombre de leçons à portée plus
l’histoire générale peuvent être dégagées des textes réunis.
L’ouvrage parvient ainsi à intéresser bien au-delà des
Keywords: Ancient and medieval Egypt, Modern disciplines de l’érudition égyptienne. S’il ne saurait
and contemporary Europe, Representations of the être question de passer toutes les contributions en
past, Material and symbolic uses, Egyptomania, revue, on retiendra, en premier lieu, la typologie
Egyptology, Etymology, Ideological uses of history des formes de rapport au passé que l’égyptologue
Christiane Zivie-Coche présente en ouverture de
Tiré d’un cycle de séminaires pluriannuels tenus la première partie, tout en mettant en garde sur
à l’École pratique des hautes études au début des l’impossibilité de penser le rapport égyptien au passé
années 2010, cet ouvrage collectif est dédié à une dans les mêmes termes à toutes les époques. Elle dis-
thématique largement investie par les historiens tingue notamment la commémoration mémorielle à
depuis Les Lieux de mémoire (1984-1992), celle travers les textes, le remploi matériel des matériaux
des représentations que les sociétés se font de leur des temples d’une période à l’autre et la réutilisation
propre histoire, comme des usages, variés, que ces du matériel cultuel, qui ne sont jamais des pratiques
conceptions servent. En prenant en compte égale- purement économiques ou pragmatiques ; la divi-
ment le rapport au passé d’autrui, le volume parcourt, nisation de personnages importants comme forme
en outre, un terrain partagé avec un autre grand de projection du passé sur le présent ; la transmis-
domaine de savoir bien balisé, celui de l’orientalisme, sion enfin des textes religieux. On en retrouve des
qu’il soit pré- ou post-saïdien, autrement dit antérieur exemples dispersés dans les textes qui suivent.
ou postérieur au célèbre essai de l’intellectuel pales- Religion, langue et écriture jouent un rôle majeur
tinien publié en 1978. La contribution apportée sur dans les processus analysés tout au long du volume.
ces deux fronts est cependant très originale. Grâce à Durant l’Antiquité, «la culture égyptienne s’inscrit
l’unité de lieu de l’observation (l’Égypte) et au parti dans un continuum qui ne peut exister sans référence
pris d’en faire tant le sujet que l’objet des idées analy- au passé », ainsi que le rappellent en introduction les
sées, le propos tenu ménage de nombreuses surprises éditeurs du volume. La conservation des textes, le
et de belles découvertes. Le choix de la longue durée cas échéant à travers des «traductions » grecques
et l’entrée par la langue donnent l’opportunité de (qui n’ont souvent de traductions que le nom),
varier les points de vue en naviguant librement à témoigne de cette importance de la tradition. Elle
travers les âges et les écritures qui ont vu le jour en n’empêche pas les inexactitudes, les incohérences
terre égyptienne. et la «chronologie boiteuse » qui prévaut dans les
L’ensemble est construit en deux parties d’iné- récits des auteurs grecs, tel Hérodote ou Diodore de
gale longueur. La première explore le regard porté Sicile, étudiés par Claude Obsomer.
par l’Égypte sur son propre passé, qu’il soit antique Aux périodes postérieures, la perte de compré-
ou médiéval, proche ou lointain ; elle rassemble neuf hension des textes hiéroglyphiques, hiératiques et
études. La seconde réunit trois textes qui s’intéressent, démotiques ouvre la porte à toutes sortes de nou-
plus classiquement, aux redécouvertes européennes velles affabulations et incompréhensions. C’est le legs
de l’Égypte ancienne, quoique par les biais inatten- monumental qui est dès lors réinvesti d’un sens nou-
dus que constituent l’emblématique égyptisante veau. La «fin » du temple d’Akhmîm, et sa résonance
à la Renaissance, l’égyptocentrisme linguistique dans les textes arabes, est pistée par Marc Gabolde
à l’époque moderne et l’historiographie nazie au sur plusieurs siècles, tandis que Godefroid de Callataÿ
BCAI 36 142
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 143
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 144
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
vie de Max van Berchem qui pourra y accueillir des à la veille de la guerre, un riche bilan dans la mise en
collègues, par exemple, on l’a vu, lors de la réunion place du Corpus.
génevoise du Congrès des Orientalistes. Il les traite Nous découvrons au chapitre VI (La guerre et
alors somptueusement confirmant ainsi la rencontre ses suites, p. 159-192) tous les obstacles qui surgirent
d’une famille aisée et d’un projet singulier. avec les années de guerre, opposant au très vaste
Le chapitre consacré aux «années de formation » projet le recours à des contributeurs germaniques
(p. 13-46) nous livre une dimension clé de la person- comme français. Max van Berchem, surtout cher-
nalité du savant. Dès 1877, il est à Stuttgart où, pour cheur, aura du mal à accepter un statut professoral
sa formation, grec, latin, algèbre, allemand et histoire que la qualité de son œuvre appelle Surtout une
sont au programme mais une passion se révèle paral- santé de plus en plus fragile s’affirme un obstacle à
lèlement : celle de la musique qu’il s’agisse du piano son travail acharné. Son caractère humain prompt à
vite indispensable à son quotidien ou de l’opéra. C’est secourir ses amis est manifeste au cours des années de
ensuite à Leipzig mais aussi à Berlin et à Strasbourg guerre. Mais, on sent aussi l’usure qui guette le savant.
que se poursuit une formation très germanique qui Le 7 mars 1921, Max van Berchem, âgé seu-
alterne avec des étés militaires et des retours à Crans. lement de 58 ans, sera emporté par une affection
Au moment même où il découvre l’arabe et l’Orient, pulmonaire qui l’avait conduit à rentrer du Caire
Max van Berchem s’affirme comme tout à fait gene- pour tenter d’ultimes soins dans une clinique du
vois mais aussi, déjà, comme un européen. pays de Neufchâtel. Au rebours de la qualification
C’est pendant l’hiver 1886-1887, sa thèse dépo- de « sans profession » de son certificat de décès,
sée, que Max van Berchem – docteur sarcastique le livre nous montre bien comment sa mort sera
pour la liturgie qui l’a couronné – découvre l’Égypte, ressentie comme une catastrophe qui s’ajoute aux
touriste d’abord puis chercheur convaincu. Très vite périls nés de la guerre qui avaient menacé l’œuvre
chez lui l’attachement à l’épigraphie se développe de Max van Berchem. Les derniers chapitres du
avec la conviction que l’histoire et l’archéologie livre découvrent sans fard les difficultés qui ont
monumentales sont incontournables. Il gagne, dès assailli le Corpus et sa difficile survie. La Fondation
le printemps 1888, la Syrie et le Liban. Ses premiers Max van Berchem, due comme on l’a dit à sa fille
travaux apparaissent alors avec tout leur aspect Marguerite, y contribuera et poursuivra une action
novateur. de mémoire et d’aide à la recherche dont ce livre
Au chapitre suivant s’affirment – en 1888- restera un des meilleurs témoins.
1889 – la genèse du Corpus et ses liens avec la France On doit être reconnaissant à Charles Genequand
que représenteront deux pôles savants, l’Académie d’avoir, par une recherche minutieuse, rendu percep-
des Inscriptions et Belles Lettres qui l’accueillera tible tous les aspects de la vie et de l’œuvre orienta-
et l’Institut du Caire où il publiera maints travaux. liste de celui qui restera, pour nous tous, un pionnier
Il fonde en juin 1891 l’autre dimension de sa famille : et l’exemple même, de ce que furent les créateurs
il épouse Élizabeth de Saugy ; leur couple verra dès de la rencontre de civilisations que nous devons aux
avril 1892 la naissance de leur fille Marguerite. Le livre orientalistes des xixe et xxe siècles.
de Charles Genequand signale, comme incidemment, On notera enfin que deux cahiers de planches
ces aspects familiaux : le veuvage, le nouveau mariage hors texte sont insérés dans le livre (p. 65-80 et
comme les six autres enfants que Max van Berchem 97-112). Elles présentent heureusement Max
devra éduquer. Mais c’est au Corpus que l’ouvrage est van Berchem et sa famille puis quelques exemples des
ensuite consacré avec une analyse minutieuse des objets de son étude épigraphique et archéologique.
voyages et des publications qui le rendront incon-
tournable pour tout chercheur orientaliste. Michel Terrasse
Une des qualités du livre est aussi liée au souci Institut méditerranéen
de l’auteur de ne négliger aucun aspect de l’épopée
Max van Berchem et, en particulier, la part des
relations internationales. Le congrès de Genève, au
chapitre III mais aussi la part des collaborateurs
(chap. V Le Corpus et ses collaborateurs, p. 105-158)
avec l’extension de l’univers du Corpus à la Turquie.
De voyage en publication, on voit Max van Berchem
mûrir, à la fois acharné, ouvert à de nouvelles contri-
butions mais toujours critique comme il en va, par
exemple, de ses remarques sur Louis Massignon.
Année après année, Max van Berchem s’affirme avec,
BCAI 36 145
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 146
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
cabotage semble avoir persisté malgré le silence des sources textuelles et archéologiques, il fait le point
sources textuelles sur ce point. Marianne Brisville sur la place de la viande dans le régime alimentaire
signe le troisième article intitulé « la viande jeune des Romains à la période impériale. Si celle-ci est
et tendre dans l’Occident islamique médiéval à la souvent associée aux élites, aux banquets et aux
croisée des données textuelles et matérielles » (p. 37- sacrifices, il apparaît pourtant que les populations
55). En comparant les données archéologiques et les plus modestes y avaient aussi accès et qu’en réalité
données textuelles, l’auteure se demande quelle était le végétarisme était un choix rare et souvent philo-
la place du jeune animal dans les stratégies de produc- sophique. Enfin, le texte d’Antonio Garrido-García
tion et de consommation carnée en al-Andalus et au et de Sophie Gilotte (« Posibilidades y limitaciones
Maghreb entre le xie et le xiiie siècle. Elle montre que de los análisis faunísticos para la caracterización de
la question de l’âge auquel un animal est abattu peut los últimos momentos de un asentamiento fron-
être abordée différemment selon les sources mobili- terizo andalusí (Albalat, siglo XII) », [Possibilités et
sées. Les sources textuelles, en particulier les ouvrages limites des analyses faunistiques pour caractériser
d’agronomie, de cuisine et de médecine, mentionnent les derniers instants d’un établissement frontalier
différents âges et affichent une préférence alimentaire andalou (Albalat, xiie siècle)], p. 111-136) interroge
pour l’animal tout juste sevré. Les études archéozoo- l’évolution et la spécialisation du régime carné des
logiques témoignent également de cette préférence, populations du site d’Albalat en al-Andalus. Occupé
mais avec de très nombreuses nuances, indiquant une à partir du xe siècle et abandonné en 1142, Albalat
adaptation des populations à leur environnement est un site frontalier entre les terres islamiques et
grâce à des stratégies productives diverses. L’étude des chrétiennes. Les archéozoologues qui ont travaillé
sources textuelles met donc en avant les préférences sur ce site ont appliqué une méthode novatrice
culturelles tandis que l’étude archéologique permet de SIG pour géolocaliser les restes animaux. Les
d’accéder à la réalisation concrète et variable, selon résultats de cette étude sont prometteurs mais
les lieux et les époques, de ces préférences. n’apportent que peu d’éléments nouveaux sur la
Le deuxième thème est intitulé « consomma- question de la consommation de la viande en par-
tion et spécialisation des pratiques ». L’objectif est ticulier. L’étude archéozoologique montre tout de
d’interroger non seulement ce qui différencie les même que l’autarcie forcée des populations du site
populations d’une époque et d’un lieu donné en à l’époque almoravide (fin xie - début xiie siècle) se
matière d’alimentation mais aussi la manière dont traduit par un régime carné assez différent de ceux
les historiens et les archéologues peuvent détecter et constatés sur d’autres sites andalous de la même
étudier ces spécialisations. Pour l’archéologue, cette époque, avec moins de caprins et d’ovins, mais plus
spécialisation se traduit d’abord dans la spécificité du de produits issus de la chasse (grands cervidés) et
mobilier retrouvé en fouille. C’est ce point qu’aborde des chevaux.
Stéphanie Raux dans son article « L’intrumentum Le dernier thème aborde la question des perma-
des productions de bouche. Quelques exemples nences et des évolutions des modèles alimentaires
de Gaule narbonnaise occidentale » (p. 59-97). méditerranéens. Jérôme Ros et Christophe Vaschalde
Elle fait le point sur le mobilier retrouvé en Gaule proposent tout d’abord de faire le point sur l’évolu-
narbonnaise occidentale et centrale, datant du tion de la viticulture dans le Roussillon, de la haute
ier siècle avant notre ère au ve siècle de notre ère et Antiquité à la fin du Moyen Âge («De l’exploitation
ayant servi à une ou plusieurs étapes de la chaîne de la vigne en Roussillon antique et médiéval. Bilan
alimentaire, de la production à la consommation. archéobotanique », p. 139-153). Grâce à une syn-
Les chaînes de production de la viande, des produits thèse des données archéobotaniques, les auteurs
laitiers, des poissons, des fruits de mer et du sel, des montrent que la vigne sauvage était présente dès
céréales, et enfin des fruits et des plantes potagères le Néolithique dans le Roussillon, et que sa culture
sont ainsi passées en revue. Cet article descriptif est remonte au moins au v e siècle avant notre ère
une première étape vers un travail plus important pour la consommation du raisin. La viticulture est
de comparaison qui pourrait mettre en évidence ensuite orientée vers la production de vin autour
les particularités du mobilier liées à la production du ier siècle avant notre ère et du ier siècle après, ce
alimentaire en Gaule narbonnaise par rapport aux qui correspond au développement de la viniculture
mobiliers d’autres époques ou d’autres régions. dans le monde romain. La baisse de production
Comme le rappelle la contribution de Dimitri Tilloi que l’on imaginait jusqu’alors au haut Moyen Âge
d’Ambrosi (« Manger de la viande à Rome. Entre ne semble pas avoir eu lieu, car la vigne reste très
médecine et cuisine », p. 99-110), la consommation majoritaire et est insérée dans une polyculture aux
de viande est un des éléments les plus distinctifs débouchés locaux. L’absence des artefacts liés au vin
entre les modèles alimentaires. En combinant les est en fait due au remplacement de l’amphore par
BCAI 36 147
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
le tonneau en bois qui laisse peu ou pas de traces les régimes alimentaires. En outre, la volonté de com-
archéologiques. Une perspective chronologique est prendre les spécialisations géographiques et chrono-
aussi proposée par Marcos García García et Marta logiques est commune à de nombreux articles. Ce
Moreno García pour la ville de Cordoue («Prácticas dernier point suscite une réflexion que les directrices
culinarias y cambio social en madīnat Qurṭuba n’ont pas réellement abordée dans leur préface mais
(siglos VIII-XI). Perspectivas históricas y arqueozooló- qui nous semble pourtant nécessaire. Questionner
gicas » [Pratiques culinaires et changement social à la « spécialisation » des modèles alimentaires, ou
Cordoue (viiie - xie siècle). Perspectives historiques même leurs «permanences et évolutions » suppose
et archéozoologiques] p. 155-172). Ces auteurs de s’interroger sur les critères pertinents pour les
ont comparé les données archéozoologiques de différencier. Quand et comment peut-on identifier
deux sites cordouans à l’époque de l’émirat (viiie- une pratique ou une représentation modifiant de
ixe siècles) puis du califat (xe-xie siècles) islamique : manière significative le régime alimentaire ? En effet,
le quartier musulman de Shaqunda, et celui de à l’intérieur d’une même famille, communauté ou
Cercadilla qui était occupé depuis l’époque romaine société, les individus ne produisent pas, ne cuisinent
et dont les populations étaient plutôt chrétiennes. pas et ne mangent pas exactement de la même
En comparant la consommation du porc dans ces manière. Or, les auteurs des différentes contributions
deux quartiers, les auteurs montrent que le proces- n’ont pas tous la même appréhension de ce problème,
sus d’islamisation de Cordoue s’est fait selon des sans pour autant l’exprimer clairement. Par exemple,
modalités et des rythmes différents dans chacun L. Lion constate des différences de régimes alimen-
des quartiers. Ainsi, le porc est absent à Shaqunda taires entre les individus d’un même site, sans pour
dès le viiie siècle, tandis que ce n’est qu’à la période autant réussir à les corréler à un autre critère, ce qui
califale qu’il disparaît à Cercadilla. L’étude s’intéresse interroge la pertinence de ce constat. Si ce régime
également aux modes de découpe des caprinés, et spécial n’est pas relié à une signification précise pour
donc aux modes de préparation de la viande, ce qui les individus (sexe, âge, statut social) quel sens, autre
permet de mettre en évidence des évolutions attes- que la préférence individuelle, peut-il avoir et a-t-il
tant d’une mutation culinaire. Le dernier article de seulement un sens social ? Dans de nombreuses
l’ouvrage, coécrit par Annliese Nef, Elena Pezzini et contributions, la consommation carnée est mise en
Viva Sacco, porte sur la Sicile aux époques islamique avant comme critère de spécialisation mais à des ni-
et normande («Production agricole, transformation veaux très différents. Dans certains cas elle témoigne
et alimentation dans le Palermitain (ixe-xiie siècle) », de la transformation de toute une société, c’est le cas
p. 173-197). Cette contribution pose la question de à Cordoue (García García et Moreno García) avec la
l’évolution de la production agricole vivrière dans disparition du porc comme marque d’islamisation,
le Palermitain lors de l’intégration de la Sicile au mais, dans d’autres cas, elle témoigne plutôt de
monde islamique, puis lors de son passage sous l’adaptation des populations aux conditions locales
domination normande. La combinaison des sources (Brisville ; Tilloi d’Ambrosi ; Garrido-García et Gilotte).
textuelles (traités d’agronomie, documentation Pour aller plus loin, la question de ce qui marque un
notariée) et de la céramologie montre que la pro- changement de modèle alimentaire peut être posée :
duction agricole s’est développée dans la région de est-ce le développement d’un nouvel instrumentum
Palerme à partir de la conquête islamique. Cela ne (Raux), d’une nouvelle manière d’utiliser les conte-
semble pas s’expliquer par l’apparition de nouvelles neurs (Richarté-Manfredi et Garnier), de nouvelles
techniques ou plantes mais davantage par le choix représentations (Tilloi d’Ambrosi) ? L’article sur la
de développer Palerme et son arrière-pays au détri- Sicile montre même que les pratiques peuvent rester
ment de l’ancienne capitale Syracuse. S’il ne semble relativement stables malgré un changement sym-
pas y avoir eu de révolution agricole en Sicile, les bolique fort. Archéologues et historiens, selon leurs
auteurs constatent en revanche que sa production sources et leurs questionnements, ne partent donc
agricole, y compris la terminologie botanique propre pas tout à fait des mêmes présupposés.
au monde sicilien, a été intégrée aux traités d’agro- Bien édité et bien agencé, cet ouvrage rassem-
nomie islamique. blant des contributions très variées est très cohérent
Les objectifs des directrices de l’ouvrage et, outre l’intérêt que le lecteur pourrait porter à un
sont parfaitement atteints au fil des différentes article en particulier, sa lecture complète est intéres-
contributions qui sont globalement excellentes. sante. Elle permet non seulement de découvrir des
L’interdisciplinarité est recherchée par tous les méthodes, des sources et des questionnements divers,
auteurs et la lecture complète de ce livre permet mais elle suscite aussi de nombreuses réflexions qui
d’avoir un très bon aperçu des méthodes utilisées par pourraient enrichir de futurs projets collectifs. Enfin,
les historiens et les archéologues qui travaillent sur il fait apparaître le retard des études archéologiques
BCAI 36 148
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 149
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
Viola Allegranzi, Valentina Laviola (éds.), texte, images et contexte. Pour ce faire, elle propose,
Texts and Contexts. d’abord, une analyse textuelle détaillée de ce passage
Ongoing Researches on the Eastern Iranian tel qu’il est décrit dans le Shāhnāma de Firdawsī
World (Ninth-Fifteenth c.) (vers 1010), l’une des premières versions poétiques
de cette histoire (p. 16-23), avant de s’intéresser aux
Rome, Istituto per l’Oriente C.A. Nallino représentations qui en sont faites dans les arts du
(Pubblicazioni dell’Istituto per l’Oriente C.A. livre (p. 23-28). L’auteure décrypte ainsi les modalités
Nallino, nr. 120), 2020, 278 p., planches de développement d’une tradition épique dont elle
couleur, index, ISBN : 9788897622536. analyse, ensuite, les réappropriations et les évolu-
tions chez d’autres auteurs tels que Niẓāmī, Amīr
Mots-clés : Iran oriental, histoire médiévale, Ghazni Khusraw, Navā’ī et ‘Abdī Beg, notamment (p. 28-36,
et cf. tableau 1 p. 43), jusqu’à l’émergence d’un genre
Key-words: Eastern Iran, medieval history, Ghazni nouveau : celui des Qiṣaṣ al-anbiyā’ (Histoires des
Prophètes, p. 36-42). G. Van den Berg offre, ici, un bel
Ce livre rassemble dix des contributions présen- exemple de l’interrelation texte/image et de l’intérêt
tées à l’occasion d’une journée d’étude, organisée le des approches croisées, en illustrant la manière dont
14 septembre 2018, à Naples, par Viola Allegranzi et un texte peut contextualiser une image, tout autant
Valentina Laviola. Cette rencontre, intitulée «Texts qu’une représentation peinte peut conduire à de
and Contexts. Ongoing Researches on the Eastern nouvelles interprétations d’un texte.
Iranian World (Ninth-Fifteenth c.) », s’inscrit dans Camille Rhoné-Quer livre, ensuite, ses remarques
une dynamique de renouvellement des études dans ce préliminaires sur l’histoire du fleuve Amou Darya, des
domaine. Elle fait suite à deux précédentes rencontres premiers siècles de l’Islam jusqu’au milieu du xie siècle
proposées par Viola Allegranzi : le workshop «The (« Notes pour une histoire des fleuves en Orient
Ghaznavids and Their Neighbours: New Researches médiéval : L’Amou Darya, une frontière du monde
on Eastern Iranian World (10th-12th c.) », coorga- islamique (viie-xie siècle) ? », p. 53-77). À travers
nisé avec Maria Szuppe (Ivry-sur-Seine, 26 février une étude du Zayn al-akhbār de l’historien persan
2016), et le panel «Les voix du pouvoir : souverains, du xie siècle Abū Sa‘īd ‘Abd al-Ḥayy al-Gardīzī (un
poètes, artisans dans le monde musulman oriental, proche de la cour et de l’administration des sultans
xe-xive siècle », présenté à l’occasion du 2e Congrès turks ghaznévides), qu’elle compare et contextualise
du GIS Moyen-Orient et Mondes Musulmans (Paris, à la lumière de sources historiques, pré-seljoukides
8 juillet 2017). Aucune de ces rencontres n’avait notamment, C. Rhoné-Quer met en exergue le rôle
fait l’objet d’un volume dédié. C’est donc dans ce majeur de l’Amou Darya dans l’histoire politique et
contexte que s’inscrit le présent recueil, qui propose culturelle de l’Orient islamique médiéval. L’auteure
une sélection d’études en cours (en français ou en s’intéresse, ici, à la dimension frontalière de l’Amou
anglais) sur l’histoire culturelle du monde iranien Darya d’un point de vue naturel et morphologique
oriental, entre les ixe et xve siècles. La complémen- mais, aussi, symbolique et mental, militaire et poli-
tarité des approches proposées (études des sources tique. Rappelant tout le potentiel d’une histoire de
textuelles manuscrites, de l’épigraphie monumentale, l’Amou Darya qui reste encore largement à écrire,
de l’archéologie et des ressources matérielles) rend C. Rhoné-Quer restitue le rôle de ce fleuve pour la
le volume particulièrement intéressant. compréhension des pratiques politiques et culturelles
Après une introduction générale (« Ongoing dans le monde irano-turk.
Researches on the Eastern Iranian World (Ninth- Dans l’article suivant, Jean-David Richaud revient
Fifteenth c.): A Preface to the Papers », p. 11-14), sur l’historiographie de Niẓām al-Mulk (vers 1018-
l’ouvrage s’ouvre sur trois contributions fondées sur 1092), célèbre vizir des Seljoukides, Alp Arslan et
une étude des textes et des manuscrits. Malik Shāh («La légende dorée de Niẓām al-Mulk :
Gabrielle van den Berg propose, d’abord, un Étude d’une figure de l’historiographie occidentale »,
passionnant voyage à travers textes et images («The p. 79-102). Partant du constat de l’exceptionnelle
Wall and Beyond: Some Notes on Text, Context, and légende attachée à ce vizir et répétée depuis plus de
Visual Representations of Iskandar, Ya’ğūğ and Ma’ğūğ huit siècles, l’auteur porte ici un regard critique sur
in the Pre-Modern Persianate World », p. 15-52). En les ressorts de ce qu’il propose d’appeler la «légende
s’appuyant sur l’exemple de l’épisode d’Alexandre le dorée nizamienne ». Pour ce faire, il décortique, dans
Grand (Iskandar) et la construction du Mur contre les un premier temps, les différents éléments composant
créatures de Ya’ğûğ et Ma’ğûğ, G. van den Berg inter- ce récit, en proposant une nouvelle lecture de deux
roge les modalités de transmission et d’évolution d’un piliers de la légende : l’idée selon laquelle la puissance
texte et décrypte les processus d’interactions entre de Niẓām al-Mulk aurait été égale à celle du sultan
BCAI 36 150
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
seljoukide (p. 81-85), puis l’image véhiculée de Niẓām du mausolée et de son décor, avait été associé au
al-Mulk, homme pieux (p. 85-88). J.-D. Richaud ana- souverain qarākhānide Aḥmad b. Khidhr, pour lequel
lyse, ensuite, les ressorts idéologiques qui ont conduit les dates de règne étaient l’objet de dissensions (daté
à la transmission d’un récit nizamien fort et continu de 1081-1095 par Masson, de 1082-1089 par S. Blair).
depuis la période médiévale (p. 88-94), pour finir son La prise en compte des sources numismatiques
analyse par une note plus critique qui veut nuancer permet tout d’abord à V. Allegranzi de rétablir un
et relativiser la grandeur du vizir (p. 94-98). règne en deux phases : de 1086 à 1089 puis de 1092
Les six contributions suivantes portent sur à 1095. Mais l’auteure rappelle, également, que les
l’histoire du décor architectural, de son contexte attributions des chercheurs russes ont plutôt associé
architectural et historique, à travers des approches cette inscription au gouverneur Aḥmad b. Abū Bakr
très complémentaires : une étude des sources épigra- b. Qumāč (actif sous le règne de Sanğar, 1118-1157).
phiques (V. Allegranzi ; M. Massullo), de l’archéologie Cette interprétation induit une datation beaucoup
(R. Giunta), des matériaux (A. L. Corsi ; V. Laviola) ou plus tardive, avec la mise en place d’un premier
des monnaies (A. Annucci). programme décoratif au xie-xiie siècle, suivi d’une
Le premier de ces textes est signé par Viola phase de rénovation entreprise dans le second
Allegranzi, spécialiste de l’épigraphie monumentale quart du xiie siècle – que commémore la présente
persane des premiers siècles de l’Islam (voir la publi- inscription. Le hiatus entre chercheurs russes et
cation de sa thèse, Aux sources de la poésie ghazna- occidentaux est patent. V. Allegranzi propose une
vide. Les inscriptions persanes de Ghazni (Afghanistan, nouvelle lecture de cette inscription, accompagnée
xie-xiie s.), Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2019). d’une nouvelle transcription qu’elle prend soin de
Dans cette étude rigoureuse, précise et très docu- comparer aux lectures antérieures du texte (qu’elle
mentée, l’auteure réévalue deux inscriptions histo- retranscrit également). Elle offre, ainsi, un appareil
riques aussi célèbres qu’importantes pour l’histoire critique étayé qui la conduit à mettre en exergue les
culturelle et architecturale des ixe-xiie siècles («Vers surinterprétations qui ont pu être faites à partir des
un réexamen des inscriptions historiques du monde données de l’inscription. Son analyse de la longue
iranien pré-mongol : étude des cas des mausolées chaîne des titres honorifiques déployés, notamment,
de Tim et de Termez en Ouzbékistan », p. 103-134). démontre un déploiement de titres en arabe, turc et
V. Allegranzi réévalue, tout d’abord, l’inscription persan, retentissants mais contradictoires, qui font de
royale samanide qui encadre le portail du mausolée cette inscription un cas unique dans le monde ira-
dit Arab-Ata à Tim (p. 105-112). L’auteure ana- nien pré-mongol. V. Allegranzi en conclut que si leur
lyse, contextualise et complète la lecture de cette analyse atteste d’une «volonté du commanditaire de
inscription arabe ; elle en propose une nouvelle légitimer son pouvoir en se rattachant aux différentes
transcription et une traduction originale en français. traditions culturelles en interaction dans le monde
Elle s’attache également à étudier le style graphique iranien des xie-xiie siècles » (p. 120), elle ne permet
novateur de cette inscription : un aspect particuliè- finalement pas de faire la lumière sur l’identité du
rement important puisqu’il s’agit de l’une des plus commanditaire.
anciennes inscriptions monumentales datées à avoir En remettant en cause ces deux attributions
une graphie agrémentée de rinceaux et d’ornements pourtant communément admises et répétées, à tort,
végétaux (style «coufique fleuri »). Le réexamen de depuis des décennies, V. Allegranzi illustre brillam-
cette inscription par V. Allegranzi est une contribu- ment ce que l’approche épigraphique peut apporter
tion importante et, ce, d’autant plus que la nature à l’histoire du monde iranien oriental. L’impact de
du texte conservé est un témoignage historique cette étude doit être d’autant plus importante que
exceptionnel : le texte est daté et il s’agit de l’unique ces deux monuments de Tim et de Termez sont
inscription monumentale conservée d’un émir sama- emblématiques des études en architecture islamique,
nide, Nūḥ II b. Manṣūr (r. 976-997), que V. Allegranzi et que les inscriptions monumentales attestant d’un
identifie comme étant le commanditaire – et non le mécénat royal aux ixe-xiie siècles sont rares.
dédicataire – d’un mausolée, peut-être, destiné à son L’article qui suit traite du décor architectural se-
père Manṣūr Ier. lon une toute autre approche. Spécialiste des décors
Dans la seconde partie de son article, V. Allegranzi en stuc de la première période abbasside, Andrea
s’intéresse au texte de fondation du mausolée d’al- Luigi Corsi propose de porter un nouveau regard
Ḥakīm al-Tirmiḏī (m. 198/910 ?) à Termez (p. 112-123). sur les parements en stuc provenant de l’Imāmzāda
L’auteure met en avant l’absence d’interactions entre Karrār à Būzān, à l’Est d’Ispahan («A Dating for the
chercheurs russophones et anglophones, et sa consé- Archaic Stuccoes in Būzān and their Relationship with
quence sur l’interprétation de cette inscription. Ce Early Abbasid Syrian-Iraqi Production », p. 135-155).
texte, qui commémore probablement une rénovation L’auteur contribue à la discussion sur la datation
BCAI 36 151
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 152
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
xiie-première moitié du xiiie siècle) ; puis, la période histoire de Ghazni depuis l’invasion gengiskhanide
d’abandon du palais, dans le courant de l’époque en 618/1221, jusqu’à l’arrivée de Timour, à la fin du
post-mongole à la période moderne. xive siècle.
L’article suivant conduit le lecteur jusqu’à la pé- Chaque article est suivi de sa bibliographie puis
riode timouride. Martina Massullo s’intéresse, en effet, d’une série de planches en couleur qui présentent,
à l’épigraphie monumentale funéraire pré-moderne la plupart du temps, un matériel méconnu et
à Ghazni («Traces épigraphiques de l’élite timouride propre à constituer une ressource particulièrement
à Ghazni (Afghanistan) : Les textes commémoratifs intéressante. On pourra, éventuellement, regretter
d’Uluġ Beg et ‘Abd al-Razzāq », p. 225-247). L’auteure l’absence de carte matérialisant la spécificité de
met en lumière trois sépultures familiales qu’elle avait l’espace embrassé par ce recueil. Le livre s’achève
identifiées dans le cadre de ses recherches passées sur un index des noms, fort utile. En rassemblant un
sur les monuments funéraires et les épitaphes de panel d’études récentes aux approches très complé-
Ghazni («Les tombeaux et les épitaphes de Ghazni mentaires, ce volume, qui marque le renouveau de
(Afghanistan) entre le xve et le xviiie siècle », thèse de la recherche sur l’histoire du monde iranien oriental,
doctorat, Universités Aix-Marseille et «L’Orientale », avec un intérêt particulier pour les ixe-xiie siècles,
2017). Dans le présent article, M. Massullo s’intéresse, est voué à faire référence. Les six derniers articles
en particulier, au mausolée du prince timouride Uluġ constituent, de surcroît, une synthèse remarquable
Beg b. Sulṭān Abū Sa‘īd (m. 907/1501-1502) et de son sur les études les plus récentes du site archéologique
fils, ‘Abd al-Razzāq (m. 918/1512-1513), situé près du de Ghazni. Ils illustrent le dynamisme de l’équipe du
tombeau du Ghaznévide Maḥmūd (r. 421/1030) sur «Islamic Ghazni Project » – dont les deux éditrices
la colline de Rawda. Elle propose une analyse précise du volume sont des membres actifs – qui a donné
et rigoureuse des quatrains en chronogramme dédiés lieu à un faisceau de publications significatives ces
à ces deux souverains, inscrits en langue persane sur dernières années, parmi lesquelles les importants
une même plaque d’albâtre. M. Massullo en donne volumes de Valentina Laviola : Islamic Metalwork
une transcription complète ainsi qu’une traduction from Afghanistan (9th-13th century). The documen-
en français, et analyse et contextualise avec soin tation of the IsMEO Italian Archaeological Mission
ce matériel original, tant par sa forme que par son (Naples/Rome, 2020), ou encore le volume édité
contenu. Cette plaque funéraire constitue, en effet, avec Martina Massullo, Maḥabbatnāma. Scritti offerti
l’un des rares témoignages épigraphiques de la pré- a Maria Vittoria Fontana dai suoi allievi per il suo
sence de l’élite timouride à Ghazni. L’inscription de settantesimo compleanno (Rome, 2020).
‘Abd al-Razzāq s’avère même être le seul document de
première main à mentionner les titres honorifiques Sandra Aube
du Timouride. M. Massullo contextualise donc cette CNRS, CeRMI, UMR 8041
documentation historique et la rapproche, notam-
ment, de deux manuscrits copiés à Kaboul dans le
kitāb-khāna d’Ulug Beġ. Elle relève une tendance plus
conservatrice à Ghazni, où la langue arabe n’est pas
remplacée par le persan comme c’est le cas, à partir
des xve-xvie siècles, en Asie centrale. Concluant que
les élégies sont, sans doute, postérieures au décès des
deux princes, M. Massullo propose avec prudence de
les dater du milieu du xvie siècle.
L’ouvrage s’achève, enfin, par la riche étude
de Michele Bernardini sur une période méconnue
de l’histoire de Ghazni (« Les Qarawnas à Ghazni,
xiiie-xive siècles », p. 249-267). L’auteur plonge dans
les sources historiques pour mettre en lumière le rôle
joué, à Ghazni, par le groupe méconnu des Qarawnas,
un groupe dont la nature même est difficile à définir,
puisqu’il ne s’agit ni d’un véritable pouvoir émiral,
ni d’un groupe ethnique, mais que l’auteur définit
comme un terme dépréciatif, employé pour désigner
des individus de différentes origines (p. 249 d’après
Jackson 2018, voire aussi p. 252-253). M. Bernardini
restitue la place des Qarawnas, en retraçant une
BCAI 36 153
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
María Marcos Cobaleda (dir.), comme Leopoldo Torres Balbás, par exemple, ont
Al-Murābiṭūn (los Almorávides): contribué à faire connaître les Almoravides.
un imperio islámico occidental. L’ouvrage, qui comprend quatorze articles,
Estudios en memoria del profesor Henri Terrasse s’articule autour de cinq grandes parties ; une biblio-
graphie de 65 pages (p. 433-498) conclut le livre
Grenade, Patronato de la Alhambra agréablement mis en page et dont les illustrations
(Memorias, 4), 2018, 498 p., sont de bonne facture.
ISBN : 9788417518004 Les cinq parties traitent de l’origine, la genèse
et l’évolution de l’empire almoravide (Origen, génesis
Mots-clés : almoravides, al-Andalus, histoire y evolución del imperio almorávide, p. 37-101) ; de
politique et sociale, art l’organisation économique, sociale, politique et de
la juridiction (El emirato almorávide : organización
Keywords : almoravids, al-Andalus, political and ecónomica, política y jurisdicción, p. 105-160) ; de la
social history, art culture matérielle almoravide (La cultura material
almorávide, p. 161-276) ; de l’esthétique et des arts
Ce livre fait suite à un séminaire organisé, en dans le contexte de l’Islam occidental (La estética y
octobre 2016, en l’honneur du professeur Henri el arte almorávides en el contexte del Islam occidental,
Terrasse, au palais de Charles V à Grenade, à l’initia- p. 277-376) et, enfin, de l’héritage almoravide au nord
tive de M. Marcos Cobaleda et intitulé al-Murābiṭūn : de la frontière d’al-Andalus (La hérencia almorávide
noveno centenario del esplendor de un Imperio. al norte de la frontera d’al-Andalus, p. 377-432).
L’objectif de ce séminaire et, par la suite, de ce livre, La première partie s’interroge sur les origines du
était de faire le point des recherches menées sur cet mouvement almoravide et la naissance de l’empire.
empire dirigé par des Berbères et qui a dominé al- Après avoir rappelé les différents moments de
Andalus durant soixante ans et l’Occident musulman l’histoire almoravide et l’importance de l’unifica-
pendant un siècle environ. La période almoravide tion politique et sociale des deux rives du détroit
fut un moment majeur dans l’histoire de l’Occident (M. Marcos Cobaleda, Los Almorávides, unificadores
islamique car, plus encore qu’au xe siècle omeyyade, del Magheb y al-Andalus, p. 37-45), les deux contribu-
elle unit, sous une même autorité politique, al-An- tions suivantes reviennent sur les principales sources
dalus et le Maghreb favorisant ainsi des circulations textuelles et la façon dont les Almoravides y sont
marchandes, savantes et artistiques. Cependant, les représentés (Ma. J. Viguera Molins, Los almorávides :
travaux sur les Almoravides ont eu à souffrir des interpretaciones y fuentes textuales, p. 46-63 ; H. de
études concernant leur successeurs, les Almohades, Felipe, «Camellos saharianos » : la caracterización de
pour qui les sources textuelles ou matérielles sont los Almorávides en las fuentes árabes, p. 64-80). S’ils
plus nombreuses en al-Andalus ou au Maghreb. sont mentionnés dans de très nombreuses sources
Cet ouvrage s’est donné pour objectif de combler arabes postérieures, aucune chronique spécifique ne
ce manque et de présenter les Almoravides selon leur est dédiée ; ils sont également cités dans quelques
des perspectives variées allant de l’histoire politique sources latines ou romanes. Les deux auteurs ont,
et juridique, à la culture matérielle et de l’héritage parallèlement aux sources historiques, mobilisé
almoravide dans le monde chrétien, à l’importance des sources juridiques pour mettre en lumière, aux
de l’esthétique dans l’art almoravide. Si l’ensemble côtés des émirs, le rôle des ulema-s et des faqiḥ-s et
des contributions portent plutôt sur al-Andalus, les la primauté de la doctrine malikite. Ma J. Viguera
références aux œuvres édifiées au Maghreb sont Molins souligne l’importance de la titulature adop-
toutefois bien présentes. tée par Yūsuf ibn Tashfīn d’amīr al-musulimīn et
L’ouvrage, se veut également un hommage à sa reconnaissance par le calife abbasside (p. 53-57).
Henri Terrasse dont les travaux, bien qu’anciens, H. de Felipe montre que le port du voile (lithām),
restent indispensables à la connaissance des hérité de leur provenance du désert, caractérise, dans
Almoravides. R. López Guzmán rappelle, d’ailleurs, les sources, les Almoravides, et par extension, les élites
au début du livre, ce que ce savant a apporté à gouvernantes. L’appellation «d’hommes du voile »
notre connaissance et, aussi, comment, pour lui, il (al-mulaththamūn), employée en même temps que
y avait une continuité entre les Almoravides et les celle des «hommes du ribat » (al-murābiṭūn), sera,
Almohades. R. López Guzmán revient sur l’histo- petit à petit, oubliée et, seule, la seconde appellation,
riographie de cette période en mettant en lumière à connotation religieuse, sera retenue (p. 71-75).
comment les recherches d’Henri Terrasse, dont la Cette première partie s’achève curieusement sur un
biographie et la bibliographie sont données en fin article traitant de l’art de la dynastie suivante, celle
de contribution, et celles des chercheurs espagnols des Almohades (D. Villalba Sola, El califato almohade
BCAI 36 154
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
y la introducción de un nuevo arte, p. 81-101). L’auteur soldes des forces régulières. Ils insistent également sur
montre comment l’art almohade s’est appuyé sur la mise en place, sous les Almoravides, de l’organisa-
l’héritage omeyyade et almoravide pour élaborer tion des métiers et des sūq-s par profession.
un vocabulaire artistique nouveau où l’épigraphie et La troisième partie, dédiée à la culture maté-
la géométrie sont importantes. Ces deux éléments rielle, ne comprend que deux articles ce qui montre
étaient cependant déjà bien présents dans l’art almo- les progrès qui restent à faire dans la découverte et
ravide comme l’ont montré les vestiges mis au jour l’étude des vestiges de cette époque. Le premier est
à Marrakech et publiés par J. Meunié et H. Terrasse consacré au mobilier céramique mis au jour dans
en 1952 et 1954. l’est de la péninsule Ibérique (M. Pérez Asensio,
Les trois articles de la seconde partie traitent P. Jiménez Castillo, El ajuar cerámico almorávide en
des aspects politiques, juridiques et économiques de Šarq al-Andalus, p. 161-221), le second, aux pièces
l’émirat almoravide en al-Andalus surtout. P. Buresi almoravides conservées dans les collections du
revient, lui aussi, sur l’ascension des Almoravides ; il Musée de l’Alhambra (P. Sánchez Gomez, E. Moreno
insiste surtout sur la transformation du mouvement León, M. Pérez Asensio, Materiales almorávides del
réformateur en un état émiral relativement centralisé museo de la Alhambra, p. 222-273). Ce mobilier
(Del emirato almorávide al califato almohade: evolu- céramique provient essentiellement de trois fouilles
ción política, administrativa e ideológica, p. 105-115). effectuées à Murcie et d’une à Onda. Les auteurs
Il montre comment deux modes d’organisation soulignent la difficulté d’identifier les céramiques
politique et sociale cohabitent : le modèle tribal où almoravides car le mobilier daté avec certitude reste
le shaykh détient le pouvoir et le modèle étatique de rare et les céramiques exposées dans les musées
l’émirat dont les institutions assurent la permanence sont sans contexte archéologique connu. De plus,
du pouvoir et la prééminence du prince. D’une orga- si nous connaissons les centres de fabrication, leur
nisation bicéphale où le pouvoir religieux prédomine chronologie, leur localisation et l’origine des pâtes
sur le politique et le militaire, Yūsuf ibn Tashfīn nous sont inconnues. Cette présentation tente donc
impose la primauté du politique et un pouvoir de combler un vide avec, notamment, l’étude de
dynastique. L’auteur indique, également, comment le tessons céramiques à reflet métallique provenant de
port du voile caractérise les élites et, par délégation, Murcie. Elle montre, également, l’évolution du décor
leurs représentants. Il conclut en montrant comment entre la fin des Taïfas et l’âge almoravide et la diffu-
l’organisation provinciale almoravide sera reprise sion de la céramique à reflet métallique à travers le
par les Almohades. La question de l’organisation bassin méditerranéen, soulignant, ainsi, la vitalité des
juridictionnelle est traitée par R. al-Hour qui analyse échanges commerciaux malgré l’instabilité politique.
les différents aspects de l’organisation judiciaire en Les pièces conservées à l’Alhambra souffrent de la
al-Andalus, la place du Cadi dans la société et ses même incertitude chronologique. L’article présente
relations avec le pouvoir. Il révèle aussi comme les l’histoire de la collection et des pièces qui la compose
grandes familles andalouses qui occupaient déjà ces selon leur matériau.
charges sous les Taïfas ont su s’adapter et, grâce à elles, La quatrième partie porte sur l’esthétique et
ont pu accéder à des charges plus politiques (Cadíes l’art dans l’Occident musulman. Après une pre-
y cadiazgo andalusí en época almorávide, p. 161-133). mière contribution sur l’esthétique andalouse au
La dernière contribution a pour objet l’économie xiie siècle qui met en relation la philosophie, la poé-
en al-Andalus à l’époque almoravide (E. Escartín sie, les arts plastiques et la théologie (J. M. Puerta
González, M. Marcos Cobaleda, La economía de los Vílchez, La estética andalusí en el S. XII (artes y
almorávides saharianos en el sur de al-Andalus según poeticas entre la teología, la falsafa y el sufismo),
los indicios, p. 134-157). Les auteurs se fondent sur p. 277-313), la seconde a pour objet de faire le point
les traités de ḥisba et la numismatique. Ils montrent sur les différentes avancées des connaissances sur
comment les Almoravides ont mis en place un sys- l’art et l’architecture almoravide ; la dernière met
tème monétaire stable avec de nombreux centres de en lumière le rôle de l’Aljaferia de Zaragosse, seul
frappes en al-Andalus. Après la victoire de Zallaqa, palais du xie siècle conservé, dans la genèse de l’art
par exemple, Yūsuf ibn Tashfīn fit frapper, en al-An- almoravide et son rôle de transmetteur de l’héritage
dalus, tous les nouveaux dinars (p. 137). Les différents omeyyade (M. Marcos Cobaleda, En torno del arte y
impôts sont ensuite passés en revue. Les auteurs la arquitectura almorávides ; contribuciones y nuevas
avancent que le développement d’impôts canoni- perspectivas, p. 314-344 ; B. Cabañero Subiza, La
quement illégaux, perçus par les Cadis et reversés aportacíon del palacio Aljafería de Zaragoza al arte
au trésor, permettait de faire face aux dépenses liées, del islam occidental de los siglos XII al XV, p. 345-372).
notamment, au moment des menaces almohades et M. Marcos Cobaleda souligne le faible nombre des
chrétiennes, aux travaux sur les fortifications et aux études portant sur l’art et l’architecture almoravide. Il
BCAI 36 155
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
est vrai que la brièveté de leur règne, les destructions En conclusion, ce livre dirigé par María Marcos
dues aux Almohades, la difficulté à identifier un art Cobaleda a atteint son objectif : il fait une bonne syn-
almoravide par rapport aux productions des Taïfas, thèse de l’état des connaissances sur les Almoravides
n’ont que peu favorisé les études. L’auteure présente en al-Andalus et l’importante bibliographie sera, sans
les différents types d’architecture, militaire, religieuse aucun doute, utile pour tous les chercheurs, qui, à
et palatine pour terminer par les arts somptuaires la suite d’Henri Terrasse, se pencheront sur cette
afin de mettre en lumière les caractéristiques de l’art dynastie demeurant, par bien des aspects, encore
almoravide. Elle revient, également, sur certaines peu connue.
datations comme celle d’Amergo, par exemple,
(p. 316-323) et souligne le rôle de l’architecture reli- Agnès Charpentier
gieuse dans la transmission de l’idéologie almoravide, CNRS-UMR 8167 Orient & Méditerranée
notamment, par le biais des inscriptions (p. 323-330).
Enfin, la cinquième et dernière partie concerne
l’héritage almoravide en terre chrétienne. La pre-
mière étude analyse la collection de tissus exposée
au monastère de las Huelgas à Burgos (C. Herrero
Carretero, El panteón real del monasterio cistenciense
de las Huelgas de Burgos, historiografía, arcqueología
y modelo de conservación, p. 377-403). La plupart des
pièces proviennent des tombes royales ouvertes en
1942. Les travaux de rénovation du nouveau musée
des tissus ont permis la restauration et la docu-
mentation de ces pièces datant des xiiie-xive siècles.
Les études ont mis en évidence des similitudes de
confection entre certaines pièces, attestant d’une
même provenance ou, encore, des parentés avec
des modèles iconographiques connus chez les
Mérinides ou les Nasrides (p. 389-392). Certaines
pièces peuvent être mises en relation avec des tis-
sus byzantins ou sassanides mais les analyses ont
démontré leur provenance andalouse, notamment,
par l’emploi exclusif du kermès. Enfin, la présence de
tissus, datés du xive siècle et provenant des zones
mongoles, témoigne de la vitalité des échanges com-
merciaux grâce, notamment, aux marchands génois.
Le dernier article porte sur l’analyse du parcellaire
tolédan de façon à retrouver les évolutions ou les
permanences du tracé viaire du xiie siècle (J. Passini,
Toledo en el siglo XII: del barrio a la casa, p. 404-429).
L’auteur expose la méthodologie qu’il a employée
pour sa recherche : il associe sources archéologiques,
archives notariales, sources anciennes et analyses des
cadastres comme du bâti existant. Les résultats sont
très convaincants ; on peut juste déplorer que les
plans associés à l’article ne soient pas suffisamment
légendés. Il n’en reste pas moins que cette métho-
dologie, de longue haleine, pourrait être appliquée
à d’autres villes et nous apprendrait beaucoup sur
l’urbanisme médiéval.
BCAI 36 156
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 157
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
jusqu’à la fin du xiie siècle. Se tournant vers le littoral Concernant la chronologie, le phasage du site établi
égyptien, l’auteur met en exergue l’investissement des par Whitcomb (cinq phases entre 650 et 1116) est
califes abbassides dans la protection du Delta du Nil repris par l’auteur mais en sens inverse (phases 1
et les constructions de forteresses à Farama, Tinnis à 5 allant du xiie siècle au milieu du viie siècle) ; sa
et Damiette en 853 par al-Mutawakkil et sur l’île de datation des structures (enceinte, pavillon central
Rhawda où Ibn Ṭūlūn construit un château en 876. et mosquée) est, elle aussi, conforme à celle de son
S. Pradines propose une révision de la date des quatre prédécesseur (p. 98-99).
tours rondes en brique crue et pierre situées au som- Il existe d’importants complexes miniers de
met de l’île de Rhawda : elles seraient du ixe siècle et cuivre dans le Neguev aux viie-xe siècles, des car-
non du xiiie siècle, les Ayyoubides construisant géné- rières de calcaire au nord-ouest d’Aylah, une mine de
ralement en maçonnerie de pierre avec des donjons bronze dans le Wadi Amrani et un site d’extraction
quadrangulaires (p. 58). À Sousse, la grande mosquée, de l’or à proximité du Wadi Tawahin. L’agriculture
fondée en 866 par les Aghlabides, près d’un arsenal pratiquée dans ses environs fait que fermes et mines
et du port intérieur, présente des caractéristiques développèrent un système économique qui profitait
défensives/militaires dans son crénelage à embrasures aux cités de Nessana, Beersheba et Ma’an mais dont
à feu et ses tours de 7 m de diamètre. D’après l’auteur, Aylah était la «mother city » (p. 90). Deux fours de
qui rejoint sur ce point l’opinion de A. Lézine, la mos- potier fouillés en 1993 par D. Whitcomb apportent la
quée a probablement été utilisée pour défendre le preuve d’une production céramique à Aqaba même,
port intérieur. Les Fatimides utilisèrent les mosquées qui se prolonge jusqu’au début du xiie siècle. Ce sont
dans leur programme d’architecture militaire comme des amphores, jattes et jarres en ICW (Islamic Cream
la grande mosquée de Mahdiya, édifiée le long de Ware) ou Mahesh ware pour Whitcomb ou en pâte
l’enceinte, qui a pu servir de fort. verdâtre AAP (Abbasid Aylah Pottery) attestant, ainsi,
Même si les cités portuaires islamiques étudiées de la vitalité du commerce qui nécessite des usten-
ici ne sont pas toujours issues d’un port gréco-romain siles pour le transport des marchandises. Les jarres
ou byzantin, comme c’est le cas de Tinnis/Tenessos, à glaçure alcaline monochrome (bleu-vert) à décor
Qulzum/Clysma, Farama/Pelusium, l’auteur réaffirme de barbotine en provenance d’Iraq, et celles en grès
après G. Marçais, D. Pringle et D. Genequand que (Dusun) et en céladons Yue prouvent encore l’activité
l’héritage architectural de l’Antiquité pèse très lourd d’Aylah dans le commerce maritime à longue distance
dans la conception des fortifications portuaires du (Golfe persique, Chine). De même, le nombre impor-
monde islamique. Les murs d’enceinte, ponctués ou tant d’objets en ivoire et de chutes d’atelier indique
non de tours (burj-s), les forts (huṣūn, ribāṭ-s), les l’importation et l’artisanat de cette matière dès le
citadelles (qaṣaba) ont été conçus selon les positions xe siècle dans ce comptoir.
stratégiques, les plans, les techniques de construction Mathias Piana, de son côté, s’intéresse au
de l’Antiquité dont les vestiges étaient parfois encore système de défense des Mamelouks sur la Côte du
visibles. Levant « The Mamluk Defence of the Levantine
À partir des résultats archéologiques obtenus Coast », (p. 103-130). L’auteur nous avertit que cette
par D. Whitcomb sur le port médiéval d’Aqaba/Aylah contribution constitue une partie d’un travail plus
de la mer Rouge, Kristoffer Damgaart, « Towards vaste sur «the defense of the Eastern Mediterranean
a Characterisation of Islamic Ports, Aylah as a coast in the Mamluk period and the afterlife of
Case-Study for Emporia-Building and Maritime Crusader fortifications ». Plusieurs villes côtières
Infrastructures in the Early Islamic Red Sea (650-1100 importantes ruinées voient leur centre déplacé à
CE) » (p. 79-102), s’emploie à ériger cet exemple en l’intérieur des terres, comme Tripoli, Tyr, Acre, ‘Athlīt,
cas d’étude. Il distingue les données nécessaires pour Jaffa et, potentiellement, Haïfa, Arsūf et Ascalon.
répondre à l’identité d’un emporium efficace dans Pour pallier l’absence d’une flotte régulière, les
les réseaux marchands du début de l’Islam : chro- Mamelouks construisent plusieurs stations côtières
nologie – horizon céramique – position stratégique fortifiées et une série de tours de guet avec garnison
et exploitation active des ressources de l’intérieur. le long de la côte ; ils renforcent aussi les édifices mili-
Somme toute, ce que toute monographie de port ou taires croisés. Ils «maquilleront » ainsi de leur style
de cité portuaire ayant fait l’objet de fouilles archéo- beaucoup d’ouvrages croisés. La poste (barīd) et les
logiques rassemble ou tente de rassembler. Rien de khans fortifiés le long de la côte faisaient partie de
bien nouveau, si ce n’est que grâce à de nombreuses ce concept de défense. Cette contribution renseigne
prospections dans la région environnante – ce que sur l’administration mamelouke particulièrement
l’archéologue pionnier qui fouille le site a rarement le complexe et dûment organisée qui divise le territoire
temps de faire – l’auteur établit un faisceau de liens en régions et districts plutôt que de le centraliser
entre le site et les ressources disponibles alentour. afin d’exercer un meilleur contrôle. On distingue le
BCAI 36 158
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
mamlaka (royaume) comme Alep, Safad et Damas L’enceinte, ponctuée de cinquante-six tours, presque
avec un nā’ib à sa tête, le wilāya (Beyrouth, Sidon, toutes en forme de fer-à-cheval, délimite une superfi-
Ramla, Antioche), le niyāba (Gaza, qui est de temps cie de 14 ha environ. Les deux portes d’entrée doivent
en temps un royaume). Tous ces districts seront leur monumentalité non seulement à une défense
d’une étendue fluctuante tout au long de la période efficace mais à la volonté d’ostentation affirmant
mamelouke. le prestige et le pouvoir de ce port de commerce
Dans le Sind, sur le delta de l’Indus, Daybul ou du Sind.
la Barabariké antique (note 24, p. 133) ou, encore, «False Cannons on Bharuch Barbican. A Fortified
Banbhore (depuis le xviiie siècle), est l’objet d’étude Custom House in an Active Port Town of Gujarat
de Nicolas Morelle «Fortifications of Banbhore (Sind, (16th Century Onwards) », (p. 159-172) par Sara
Pakistan) », (p. 131-157). Depuis le début des années Keller constitue la sixième contribution de l’ouvrage.
1990, M. Kervran s’intéressa au delta de l’Indus, pros- Les modifications drastiques dues aux nouvelles
pectant et fouillant les vestiges archéologiques repé- implantations industrielles qu’a connues le Golfe de
rés sur ses rives. Mais, c’est seulement en 2012 (après Cambay dans la seconde moitié du xxe siècle auraient
six campagnes menées par ses collègues pakistanais) épargné la cité de Bharuch, point stratégique durant
qu’elle put commencer l’étude de Banbhore avec une la période du Sultanat et mongole.
équipe internationale à laquelle participa l’auteur. L’histoire de Bharuch, porte de l’Inde du
L’apport majeur du présent article est le plan de commerce occidental depuis la période historique
l’enceinte de Banbhore et, à l’intérieur, celui du résul- ancienne, comprend trois phases principales. Durant
tat de toutes les fouilles et des relevés topographiques l’Antiquité, les textes font état de Bhrigukaccha et de
et orthophotographiques de 2012 : la mosquée et ses la Barugaza romaine. Au début de la période médié-
abords, les structures entre la Porte du Lac et la Porte vale, un fort en pierre est rattaché par tradition à
orientale, celles, derrière la Porte de la mer et, enfin, Siddha Raj Jaising de Anhilwara ; il est supposé être
les constructions du secteur occidental. Après un la première architecture militaire de Bharuch munie
exposé didactique sur l’histoire du port, ses origines d’une palissade en brique crue. Si ce fort – cité par
antiques et sa conquête par l’armée de Muḥammad S. Keller, comme Solanki fort – n’est plus identifiable
al-Qasīm en 632, N. Morelle conteste la construc- aujourd’hui, celle-ci présume que le fort islamique est
tion de son enceinte en 711 (p. 143), mais note les érigé sur ses ruines. Sur ordre du sultan muẓẓaffaride
interventions des Abbassides après le tremblement Bahādur Shāh (1526-1537), le fort islamique que l’on
de terre de 893 et la destruction de la ville par les peut encore voir est construit de 1528 à 1533. Après
Mongols au xiiie siècle. L’auteur s’attache, ensuite, à la destruction d’une partie du mur par l’empereur
la chronologie de la fortification. Sans dégager des moghol Aurangzeb, en 1660, il est reconstruit en
étapes très définies, il envisage un renforcement par 1685 pour protéger la ville des attaques de l’armée
les Abbassides, sous al-Muʿtasīm (833-842), à l’aide de l’empire marathe. Des 4 km du mur d’enceinte,
de pierres prises des temples et des monuments seules les traces méridionales et occidentales sont
anciens de Daybul, puis des reconstructions après encore visibles aujourd’hui et il mesure 7 m de haut
le tremblement de terre de 893. Leurs réparations là où son crénelage est intact (p. 162).
sont, en effet, identifiables : ils remplacent les pierres La porte Furza à l’angle sud-ouest de la ville
couvrant la maçonnerie par des briques crues. constitue, à elle seule, un véritable complexe fortifié
Quant au plan de la ville caractérisé par son dont l’auteur présente une reconstitution d’après
enceinte, après une suite de comparaisons, plus ou 1533 (Figs.8 et 9). Sur une motte saillante par rapport
moins pertinentes (Ratto Kot, Lahori Bandar, Siraf, à l’angle formé par les deux extrémités des murs
Atshān, Andjar – les deux derniers sans échelle), d’enceinte sud et ouest, s’élèvent deux tours semi-
l’auteur en dégage la caractéristique hindoue-isla- circulaires avec courtine, précédant deux autres tours
mique (le plan longitudinal et irrégulier comme à circulaires entourant la porte d’entrée principale dans
Sirkap, Kausambi, Ahichhatra, Tchingiz Tepe) bien la cité. Le résultat de ces études démontre la vocation
que, ou parce qu’il est le premier port des côtes, de portuaire commerciale de Bharuch sur la Narmada
l’Inde à la mer Rouge, à avoir connu une occupation en relation avec l’économie et les pouvoirs politiques
depuis les Parthes et les Kushans jusqu’au xiiie siècle internationaux.
islamique (p. 146). Spécialiste de la côte de l’Afrique orientale,
Pour l’auteur, cette fortification portuaire n’a Stéphane Pradines expose l’état des connaissances
rien de militaire, elle a pour but la protection des sur les cités swahilies entourées de murs. Sous le titre
marchandises qui y sont entreposées et celle de «Warfare in the Indian Ocean. The Walled Cities of
leur commerce comme c’était le cas dans les ports the Swahili » (p. 173-199), il nous livre une synthèse
fortifiés en Arabie dans l’Antiquité (selon D. Nicolle). sur un sujet qui a occupé le cœur de ses recherches
BCAI 36 159
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
historiques et archéologiques pendant quinze ans. et les techniques de construction, en particulier, des
Il rappelle la jeunesse du terme «swahili », signifiant ouvrages fortifiés et d’aiguiser scientifiquement sa
«ceux de la côte », qui n’apparaît qu’au xixe siècle curiosité sur les autres fortifications de la région. En
pour désigner une mosaïque de populations et Tanzanie, les villes de Galu, Tumbe, Munge et celle
groupes ethniques unis par leur culture islamique de Songo Mnara, fondée à la fin du xive siècle, pos-
commune. Ce terme équivaut à Zanj, nom que sédaient, toutes, un mur d’enceinte. Dans l’archipel
donnaient les géographes arabes au Moyen Âge, à des Comores, sept grandes cités dont Moroni (8 ha)
ces populations, aux habitants de la côte de l’Afrique résistent aux attaques malgaches, entre 1798 et
de l’Est mais, aussi, au peuple noir, en général, de 1814, grâce à leurs murs et à leurs tours défensives.
Mogadishu en Somalie à la baie de Sofala. L’auteur La capitale Chingoni, à Mayotte, est remplacée par
divise son propos en trois parties. La première porte la fortification de l’île de Dzaoudzi commandée
sur les plus anciennes fortifications que sont les cara- par le sultan Selim II, à la fin du xviiie siècle. Sur les
vansérails et les entrepôts. La mention de la ville de côtes du Mozambique et de Madagascar, les villes
Qanbalu, entourée d’un mur, sur l’île de Pemba, par de Angoche, Somana, Mozambique et Sofala furent
al-Masʿūdi et Buzurg b. Shahriyār permet d’affirmer créées par les Swahilis entre le xe et le xiiie siècles.
que les premières enceintes urbaines swahili ont Somana, la plus étendue, possède un mur construit
existé depuis la formation de l’architecture swahili, en moellons de calcaire corallien percé de trous à
c’est-à-dire dès le xe siècle. mi-hauteur. À Madagascar, Mahilaka, Nosy Be et
L’auteur considère Kilwa Kisiwani comme la Nosy Manja sont les trois villes les plus importantes
cité-état d’Afrique de l’Est la plus étendue avant reconnues au début de l’islamisation des Antalaotse.
l’arrivée des Européens dans l’océan Indien. Les Le mur d’enceinte de la ville de Mahilaka cerne une
sources portugaises (1502) la décrivent ainsi : « la superficie de 60 ha, contenant une grande mosquée
cité ‘de Quiloa’ s’étend jusqu’à la mer entourée d’un et la résidence du chef pourvue de sa propre enceinte.
mur et de tours à l’intérieur duquel résident environ En dernière partie, les matériaux et les tech-
12 000 habitants » (p. 174). Au xiie siècle, Zanzibar, niques de construction sont exposés dans deux pages
Mafia et Pemba devinrent ses vassales et elle assura bien documentées avec force exemples (p. 186-189).
le monopole du commerce de l’or ; sa prospérité se On notera que le mur d’enceinte des cités swahili est
maintiendra jusqu’au début du xve siècle. généralement en zigzag et forme des «crémaillères ».
L’entrepôt fortifié de Sanje ya Kati, fouillé par Pour l’auteur, toutes ces fortifications de villes
l’auteur, présente une enceinte incurvée et des tours sont loin d’être érigées pour la seule démonstration
quadrangulaires datant du xie -xiie siècle. C’était un du pouvoir et de la richesse qu’elles abritent. Les
entrepôt fortifié et le fort de Husuni Ndogo construit conflits armés incessants, menés par les swahilis ou
à la fin du xiie siècle a tenu lieu de caravansérail avant auxquels ils doivent faire face pour le maintien du
son abandon au xive siècle. territoire et du monopole du commerce intérieur
Puis, en seconde partie, S. Pradines établit le comme international, justifient la construction de
corpus des enceintes urbaines swahili du xiiie au ces ouvrages défensifs et leur entretien permanent.
xixe siècle. Une multitude de villes ceintes de murs Deux contributions portent sur les fortifications
sont répertoriées en Somalie, au Kenya, en Tanzanie et, à l’époque ottomane. La première, «The Defences of
enfin, au Comores, à Madagascar et au Mozambique. the Ottoman Port of Algiers (1530-1830) » (p. 201-
En Somalie, Mogadishu possède un mur d’enceinte 216) par Safia Benselama-Messikh, décrit les fortifi-
construit au xiiie siècle, Merka et Barawa, un mur et cations du port d’Alger en détail : le plus ancien fort,
des tours, Munghia, un mur d’1 m de large, Bur Gao Burj al-F’nar, le fort du Fanal et sept autres burj-s
comprend trois sites avec enceinte, Myaandi, un mur dotés de batteries, échelonnés du nord au sud. À
d’enceinte du xiv-xve siècle et Ras Kiambone, une équidistance entre le détroit de Gibraltar et le Cap
grande ville de dix hectares avec mur d’enceinte. Au Bon, Alger est situé à 780 km de Ceuta et à 750 km
Kenya : aux xe-xvie siècles She Jafari, Pate, Manda de l’extrémité nord de la Tunisie. D’un point de vue
(avec huit ou neuf portes d’entrée) et Takwa, puis, militaire, il est en première position parce que situé
sur le delta de la rivière Tana, Ungwana, occupée entre le détroit de la Sicile et l’accès à l’Atlantique. Dès
dès le xe siècle, Gedi /Malindi avec deux enceintes le xe siècle, les géographes arabes signalent son acti-
à but défensif, l’une du début xve siècle, l’autre du vité portuaire avec les marins d’Ifriqiya, d’Espagne et
milieu du xvie siècle, Mtwapa au nord de Mombasa l’Orient. À partir du xvie siècle et pendant trois siècles,
et Mombasa elle-même. Après James Kirkman les Ottomans étendent ses remparts, fortifient ses
(dix ans de fouilles), l’auteur reprit les recherches à constructions défensives et créent un port artificiel.
Gedi, en 1999, pendant quatre ans, ce qui lui permit Ainsi une série de tours furent élevées sur le front
d’approfondir ses connaissances sur les matériaux nord de l’île, à l’intersection de la jetée et du chantier
BCAI 36 160
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
du port. Après la réunification des petites îles reliées Alī Pasha s’empare de Preveza en 1798. Il saisit cette
par une jetée à la terre ferme, la construction de deux opportunité pour transformer l’entrepôt vénitien
jetées parallèles au front de mer comprenait neuf en une ville portuaire ottomane très fortifiée. À sa
forts dotés de batteries avec 237 canons. demande, Vaudoncourt construisit un nouveau
Burj al-F’nar constitue un des ouvrages défensifs fort sur la colline d’Agios Georgios. Les archives
les plus importants et les plus anciens construits par mentionnent une hauteur de 6 m pour le mur
les Ottomans, à leur arrivée. Sur une base circulaire de d’enceinte, trois plate-formes de tir, et aussi que la
60 m de diamètre, il s’élève sur trois étages et au som- construction complète du fort dura trois mois avec
met porte un phare. C’est la résidence du comman- 500 ouvriers (p. 224). Emily Neumeier explique cette
dant en chef du corps d’artillerie. L’auteur y décèle intervention française par la réputation du savoir-
des similarités avec les constructions islamiques de faire français dans le domaine de la construction
l’Andalousie espagnole des xiie et xiiie siècle (Torre de militaire représenté par les ouvrages de Sébastien Le
Espantaperros à Badajoz et Torre del Oro à Séville). Prestre Vauban (1633-1707) qui avaient impressionné
Toujours sur ce même front Nord, Burj Rās ‘Ammār Alī Pasha (p. 227).
al-Qadīm aurait été construit à la fin du xviie siècle L’appareil critique de ce volume comprend un
tandis que Burj Rās ‘Ammār al-Jadīd daterait du règne sommaire puis une préface et une introduction de
du dernier dey Hussein-Khodja (r 1818-1830). À l’Est, Stéphane Pradines et, en fin de volume, les résumés
Burj al-Jadīd, Burj al-Sardīn et Burj Mā Bīn ont été de tous les articles. La bibliographie de chaque contri-
érigés en face de l’île. Puis, deux autres, Burj al-Gūmān bution est située à la fin de celle-ci suivie de son illus-
et Burj Rās al-Mūl, sur le môle, en direction de la ville, tration. On notera l’hétérogénéité de ces illustrations
tiennent lieu de défense sur la façade sud. due à la variété des objets d’étude tantôt sur la base
Des images d’archives (plans et photos), en par- d’archives, tantôt sur celle de nouveaux documents
ticulier, quinze cartes, plans et sections des aména- de première main et l’on s’en réjouit. L’originalité de ce
gements militaires intérieurs de six burj-s, provenant volume est son ambition qui rassemble presque tous
du Service historique de la Défense, à Vincennes, les mondes maritimes musulmans. Cependant, une
contribuent avantageusement à démontrer l’ingénio- carte générale, situant les ports dont il est question
sité des architectes qui ont conçu ces ouvrages. Pour dans les différents articles, fait cruellement défaut
l’auteur, la vocation, à la fois militaire et commerciale d’autant plus que certains auteurs n’en fournissent
du port d’Alger, l’a imposé en tant que «réelle puis- aucune. Le lecteur pourrait, ainsi, se rendre compte
sance méditerranéenne ». des zones étudiées dans l’ouvrage et constater les
La seconde contribution sur les fortifications vides dus, non à la volonté propre des organisateurs,
ottomanes, «Trans-Imperial Encounter on the Ionian mais sans doute, au manque les participants au
Sea. A French Engineer’s Account of Constructing workshop sur ces zones. Ainsi, le golfe Persique et le
Ottoman Fortifications » (p. 217-235) par Emily pourtour de l’Arabie sont-ils absents de cette enquête
Neumeier, nous livre, grâce à l’exploitation de et il n’y est pas fait référence ; un paragraphe aurait
documents de la Gennadius Library d’Athènes sur pu rapidement mentionner leur existence et leur
Alī Pasha, le récit des constructions ottomanes par spécificité afin de mieux rendre compte de la réalité
Frédéric Guillaume de Vaudoncourt, ingénieur fran- de l’ensemble des ports musulmans. Il est vrai que
çais. Ce dernier, sollicité par le gouverneur ottoman la majorité de ces ports, fouillés ces trente dernières
de la sous-province de Yanya, en Grèce, Alī Pasha années, ne possédaient pas tous de réelles fortifica-
(1787-1820), fut chargé d’édifier, en 1867, le fort Agios tions portuaires médiévales (Siraf, Qal’at al-Bahrayn,
Georgios à Preveza sur la côte ionienne, à l’entrée du Julfar, Sohar, Qala’at, Sharma, al-Shihr, Aden) même
détroit du golfe d’Arta. À Preveza, qui comptait un s’ils étaient des centres actifs d’un commerce mari-
premier fort, «Bouka Castle » élevé par les Ottomans time régional ou/et au long cours et donc convoités.
en 1478, le grand voyageur ottoman, Evliya Celebi Il n’en est pas moins vrai que ce volume contient la
(c. 1670), mentionne une garnison de 250 soldats primeur de résultats archéologiques importants aussi
et une mosquée construite par Süleyman I. Les bien que celle de conclusions d’enquêtes historiques
Vénitiens s’en emparèrent plusieurs fois en 1684, nouvelles sur des ports fortifiés, géographiquement
1701 et 1717 et les dommages subis par la place forte éloignés. La communauté scientifique devra désor-
furent, à chaque fois, reconstruits. mais en tenir compte pour perfectionner sa connais-
La chute de la République de Venise, en 1797, et sance du monde musulman médiéval face à la mer :
les ambitions expansionnistes de Napoléon mena- la tâche reste immense.
cèrent l’Est de l’Adriatique et les îles ioniennes qui
devinrent un espace contesté où les Ottomans, les Claire Hardy-Guilbert
Britanniques, les Français et les Russes s’affrontèrent. CNRS UMR 8167 Orient & Méditerranée
BCAI 36 161
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 162
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
son ouvrage. Il revient sur l’occupation byzantine les travaux fondateurs d’Edwards, auxquels il ajoute,
ancienne de la Cilicie, des années 450 aux années 650, quand il le peut, ses propres observations. Pour ces
et s’intéresse à la région en tant que frontière entre différentes parties qui sont au centre de son étude, l’A.
les empires byzantin et omeyyade. Plusieurs proces- essaie de se positionner constamment par rapport
sus en résultent, celui qualifié dans l’historiographie aux travaux très complets de son illustre prédéces-
contemporaine d’Incastellamento, qui correspond seur dans ce domaine. L’A. explique également, dès sa
à celui appelé Kastroktisia par les Byzantins, ainsi page de «remerciements », avoir utilisé les plans que
que la formation d’une zone frontalière qualifiée Robert W. Edwards avaient réalisés pour son propre
d’al-thughūr par les musulmans. La période d’occu- ouvrage et ses articles.
pation arabe de la plaine cilicienne et des montagnes Les atouts de cet ouvrage viennent du fait que
amaniques, qui s’est étendue sur trois siècles environ, son auteur a pu réaliser plusieurs missions en Turquie
est ensuite rapidement envisagée sur deux pages. lui donnant accès à certains des sites médiévaux,
Après avoir abordé ces différentes phases historiques, ce qui lui a permis de vérifier les dires d’Edwards et
l’A. revient sur la répartition spatiale des forteresses et d’Hellenkemper et de photographier les différents
sur la stratégie sous-jacente à ces implantations. Il en édifices subsistant encore, donnant ainsi un aperçu
présente les principes généraux et réalise des ana- très concret des vestiges de cette période encore
lyses à partir du site internet «Google Earth » dont debout dans la dernière décennie. Concernant l’archi-
il publie les photographies des vues aériennes des tecture, l’A. est méthodique. Il établit des typologies
châteaux. Il évoque très brièvement, en deux pages et tente de distinguer, comme ses prédécesseurs l’ont
résumées en un tableau, les constructions nouvelles fait avant lui, ce qui relève des différents seigneurs
de la période 1075-1359, lesquelles sont pourtant au du territoire cilicien selon les régions et les périodes.
cœur de son sujet. Toute la difficulté d’un tel sujet était de s’émanciper
La question des réseaux, principalement des des travaux antérieurs. Pour cela, le postulat principal
routes et des rivières, est abordée pour les différentes de l’A. était de montrer que : «l’héritage des fortifi-
régions ciliciennes qu’il répartit ainsi : Cilicie Trachée, cations construites par les Arméniens est bien plus
région hét’umienne, Cilicie Pedias, région rubēnienne important que ce qui a été initialement accepté par
et Amanus. Les cités du pays sont envisagées en les érudits précédents » (p. 139, dans la conclusion
fonction des sphères d’influence de chacune des deux générale).
grandes dynasties qui se sont succédées, en mettant Le sujet des fortifications arméniennes n’a
l’accent sur les deux principales villes du royaume, Sis, pas fini d’être étudié, puisqu’un doctorant inscrit à
la capitale, et Tarse. l’Université Montpellier 3, Samvel Grigoryan (dont
Le quatrième chapitre porte sur la forme et les la thèse, qui doit être soutenue en 2021, est intitulée :
fonctions des fortifications arméniennes en Cilicie. « Les Arméniens et les Francs : étude historique et
Les héritages byzantin, arabe et franc sont mis en géographique de la noblesse et de son implantation
avant. Au sein de l’héritage «croisé », l’A. distingue dans l’Arménie méditerranéenne (1097-1375) »),
celui des Antiochiens, des hospitaliers, des teuto- réalise, lui aussi, depuis plusieurs années des missions
niques et des templiers. Une typologie des fortifica- pour examiner ces châteaux de Cilicie.
tions arméniennes est ensuite présentée, distinguant À travers tous les éclairages et les angles d’ap-
les postes de garde, les châteaux dotés d’enceintes proche envisagés par les historiens et les archéolo-
quadrangulaires avec des tours en saillie, les tours de gues sur ces forteresses ciliciennes, auxquels l’A . a
guet, les donjons, les châteaux avec ou sans muraille, contribué par cet ouvrage, notre connaissance de
les forteresses et citadelles, les châteaux maritimes. ces sites s’affine, mais de nombreuses incertitudes
Un catalogue des établissements ruraux fortifiés subsistent quant à l’identification de certains vestiges
présente ensuite huit sites. modernes avec des sites médiévaux connus grâce
Le dernier chapitre a pour objet les caracté- aux sources et sur leurs attributions successives à
ristiques de l’architecture militaire arménienne, différents bâtisseurs.
avec une recherche de l’influence byzantine dans
ce domaine, en particulier sur les techniques de Marie-Anna Chevalier,
maçonnerie et dans les tours. Les éléments propres à UM3, CEMM – LabEx Archimede
l’architecture arménienne sont relevés, toujours sur la
maçonnerie, et sur des parties spécifiques des édifices
comme les passerelles, les poternes, les palissades, les
remparts, les mâchicoulis, les meurtrières, les tours
rondes et celles en forme de D. Dans tous les chapitres
traitant d’architecture, l’A. s’est largement appuyé sur
BCAI 36 163
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 164
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
dans la seconde moitié du xviiie siècle. Elle conduisit revient sur l’architecture du bâtiment. Les différentes
à un rehaussement du rez-de-chaussée, à l’installation phases de sa construction, puis restauration, sont
d’un réseau d’eau et à l’ajout de pièces (chambres ou documentées par seize pages de plans. Le bâtiment
entrepôts ?) reliées entre elles par un passage couvert, vénitien d’origine, de style Renaissance, ne semble
permettant un accès depuis l’entrée principale vers pas connaitre de modification majeure jusqu’en 1688,
une cour intérieure. Enfin, au xixe siècle et au début date à laquelle la ville subit le siège des vénitiens. Suite
du xxe siècle, le bâtiment subit, à nouveau, une légère aux bombardements, la partie nord du bâtiment est
surélévation du rez-de-chaussée et la rénovation des totalement détruite. La reconstruction n’intervint
canalisations d’eau. À l’image d’un palimpseste, ce cependant que bien plus tard, dans la seconde moitié
bâtiment est le résultat de construction, destruction, du xviiie siècle, probablement entre 1780 et 1783.
puis reconstructions successives, tout en gardant Elle entraina de profondes transformations : la par-
l’historique de traces anciennes. tie sud, jusque là préservée, est incorporée dans les
Les fouilles archéologiques ont mis au jour nouvelles constructions ; la loggia, autrefois ouverte
un grand nombre de tessons de poteries allant du sur l’extérieur, est intégrée à la bâtisse et couverte
ixe siècle au xxe siècle. On distingue 35 productions pour former une cour fermée. Une troisième phase
de céramiques, d’origine locale, puis, avec le temps, de reconstruction intervint au xixe siècle, donnant le
provenant de régions plus lointaines comme des style architectural néoclassique que nous lui connais-
majoliques italiennes et des productions espagnoles. sons aujourd’hui.
L’époque ottomane voit apparaître des petites tasses Les fouilles et restaurations ont mis au jour des
à café provenant des ateliers de Kütahya, ainsi que pratiques de réemploi, notamment de colonnes
des plats et cruches de Çanakkale. et chapiteaux corinthiens et ioniens dont certains
À partir de quinze objets découverts, dont des proviennent d’églises byzantines des ve-vie siècles,
mortiers et pilons en bronze, ainsi que des poids, et la découverte d’une dalle comportant un griffon
V. Pugliano et S. Skartsis échafaudent plusieurs hypo- ailé en relief, d’une plaque de marbre décorée d’une
thèses sur l’usage de la « maison du baile ». Selon grande croix en relief dont les caractéristiques rap-
elles, le bâtiment aurait, dans un premier temps, servi pellent celles conservées dans les églises de Thèbes
d’infirmerie ou de pharmacie. On sait en effet que du ixe siècle, d’une pierre de presse à olives et de
Venise avait l’habitude d’expédier dans ses colonies, quelques boulets de canons. Un chapitre est plus
pendant deux ans, des médecins, chirurgiens et apo- spécifiquement consacré à l’utilisation du bois dans
thicaires. Ceux-ci avaient l’habitude de s’installer près la construction, notamment des poutres horizonta-
des lieux de rassemblement, notamment les églises et lement intégrées dans la maçonnerie, une technique
les boulangeries. La «maison du baile » étant située antisismique largement employée en Grèce mais que
en face de l’église Ayia Paraskevi, aurait-elle servi de l’on ne retrouve pas à Venise.
dispensaire où de lieu de stockage pour des produits L’analyse des bois a permis de mettre en évi-
pharmaceutiques ? Cette hypothèse semble corro- dence les différentes étapes de la construction de
borée par la découverte d’une capsule en plomb sur la « maison du baile », ainsi que de l’église Ayia
laquelle est représentée une vierge avec l’inscription Paraskevi (église dominicaine transformée en mos-
«Theriaca Fina in Venetia », un produit largement quée à l’époque ottomane puis redevenue église
commercialisé à travers l’Europe et la Méditerranée. Si orthodoxe). Elle indique que leurs structures furent
le bâtiment d’origine a servi de centre médical, ce n’est fortement renforcées après le grand tremblement
plus le cas au xviie siècle, période au cours de laquelle de terre de 1853.
il devint vraisemblablement la résidence exclusive Le quatrième chapitre est consacré à la place de
d’un haut personnage ottoman. Son espace tendit à la «maison du baile » dans son tissu urbain. Nikos D.
se privatiser comme l’attestent la découverte d’une Kontogiannis et Evrydiki Katsali présentent l’histoire
aiguière, de deux plateaux en cuivre et d’une cuillère. du développement de Chalcis depuis le ixe siècle. La
La troisième partie de l’ouvrage, composée de ville eut très tôt un évêque, dépendant d’abord du
chapitres rédigés par de nombreux spécialistes (1), métropolite de Corinthe, puis d’Athènes, et d’un
gouverneur nommé par le préfet de Constantinople.
En 1204, à la suite de la quatrième croisade, l’île est
(1) De 2011 à 2015, les études et travaux de restauration inféodée à trois chevaliers originaires de Vérone.
sont menés l’archéologue Panagiota Taxiarchi, les architectes Ils sont appelés, ainsi que leurs successeurs, les
Yorgos Kourmadas, Evrydiki Katsali et Irakleitos Antoniadis, les
barons lombards ou les seigneurs d’un tiers de
ingénieurs civils Eleftheria Tsakanika et odoris Palantzas, la
dendrochronologue Charlotte Pearson, la spécialiste en pharma- Négrepont ou seigneurs terciers (italien : terzieri).
cologie Valentina Pugliano, ainsi que de nombreux conservateurs, Les Vénitiens établissent leur domination sur l’île
restaurateurs et photographes. en 1390, les Ottomans en 1470, puis les Grecs en 1833.
BCAI 36 165
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
Probablement construite entre 1374 et 1376, la «mai- Il s’agit certainement d’un haut personnage, peut-être
son du baile » fait face à la basilique Ayia Paraskevi un médecin ou un cuisinier, comme le laisse à penser
dont la construction remonte à la seconde moitié la présence de mortiers et pilons retrouvés lors des
du xiiie siècle. Suivant la légende, lors de la prise de fouilles et qui ont été évoqués plus haut.
Négrepont par les Ottomans, le bâtiment est occupé Le siège et le bombardement vénitien de 1688
par un représentant de Venise, le baile Paolo Erizzo. transforment totalement Eğriboz. De nombreux
C’est de là que provient certainement l’origine du secteurs économiques de la ville sont détruits pour
nom, la «maison du baile ». laisser la place à des batteries de siège et à l’élévation
De 1470 à 1833, Chalcis (devenue Eğriboz) de- de murs de protection. En face de l’île d’Eubée, sur la
vient un sandjak, sous la responsabilité du Kapudan côte de Béotie, l’imposante forteresse de Karababa
pacha. On distingue deux périodes : de la fin du est construite en quelques mois. Les xviiie-xixe siècles
xve jusqu’à la fin du xviie siècle, la ville est prospère voient l’émergence de puissants notables locaux, les
car elle accueille chaque année la flotte ottomane ayan, dont le phénomène se retrouve dans tous les
qui vient hiverner. Chantiers de construction et équi- Balkans. La population, composée essentiellement
pages créent une activité économique importante. d’administrateurs, de militaires et d’artisans est
La Pax ottomanica conduit à la destruction d’une estimée entre 14 et 16 000 habitants, dont 2/3 de
grande partie des murs de la ville. Evliya Çelebi, qui musulmans. Dans la seconde moitié du xviiie siècle,
la visite en 1668 indique qu’au cœur des fortifications la ville connaît un rapide déclin. Le voyageur anglais,
se dressent alors 1 900 maisons, construites en pierre, William Leake, qui la visite au cours de l’hiver 1805
couvertes de tuiles, comportant plusieurs étages, sé- la décrit comme pauvre, avec beaucoup de maisons
parées les unes des autres par des rues pavées étroites. en ruines ou inhabitées, surtout depuis que la peste
Il compte onze quartiers turcs et onze mosquées, a frappé l’île. En mars 1833, l’île d’Eubée est défini-
pour la plupart des églises transformées, comme tivement rattachée au nouveau royaume de Grèce.
celle de Mehmed II (ou mosquée Fatih, l’actuelle Ayia Chalcis, dont aucun bâtiment n’est endommagé
Paraskevi). Il note également la présence de quelques par la Guerre d’Indépendance grecque (1821-1829),
fondations pieuses, de six oratoires (mescid), d’un se modernise par la suite et voit la mise en place
quartier juif avec une synagogue, et de cinq quartiers d’une municipalité et d’un plan d’urbanisme (1837).
chrétiens possédant de modestes églises dans la Progressivement, les musulmans quittent l’île et
partie nord de la ville. En dehors des fortifications, il la ville. En 1833, ils ne sont plus que 300 familles,
indique encore la présence de 600 maisons, 426 ate- bientôt remplacées par des Occidentaux (anglais,
liers et de nombreuses résidences de fonctionnaires français, bavarois). En 1897, on ne compte plus que
turcs, ainsi que des mosquées, hammams, fontaines quatre familles turques résidentes mais naturalisées
et écoles. Il mentionne enfin la présence d’un mou- grecques. Les dernières murailles de la ville dispa-
lin à eau installé en bord de mer et la présence de raissent complètement à la suite des tremblements
quelques sépultures. de terre de 1853 et 1894.
Sur les onze mosquées recensées par Evliya La mosquée Fatih devient l’église Ayia Paraskevi,
Çelebi, quatre existent encore à la fin du xixe siècle. tandis que la «maison du baile » passe entre les mains
Mais de nos jours, une seule subsiste : la mosquée de l’archimandrite Dionysios et sert de résidence
Emirn zade qui se dresse à Pesonton Opliton à l’évêque. Le quartier où se dresse la «maison du
Square. Son architecture imposante est typique baile » n’est pas épargné par les transformations
des Balkans. Evliya Çelebi indique également que, de la ville qui accueillent de plus en plus de petites
dix ans avant sa venue, donc en 1657, un pont de entreprises. En 1909, une minoterie, Dimitra, s’installe
pierre fut construit sur le détroit d’Euripe (entre la dans son voisinage, entraînant la destruction d’un
forteresse et la côte de Béotie) sur ordre du grand grand nombre de bâtiments anciens du quartier.
amiral Kenan pacha. En 1936, la minoterie est transformée en coopérative
Un aqueduc de 25 km, dont il ne subsiste que des producteurs de vins de Chalcis. C’est seulement
quelques pans, fut construit au début du xviie siècle en 1969 que «la maison du baile », que l’on croit être
sur ordre de Halil pacha, nommé quatre fois amiral un baptistère chrétien, est acquise par les services
de la flotte ottomane entre 1610 et 1623. Il alimentait archéologiques grecs. Elle sert dès lors de bureau
les citernes (dont une seule est conservée) instal- et d’entrepôt pour les services archéologiques du
lées à l’intérieur et à l’extérieur de la ville, ainsi que Ministère de la culture hellénique jusqu’à sa restau-
19 fontaines. Bien que situé face à ce qui était alors ration en 2011.
la mosquée Fatih, on ignore encore de nos jours qui Dans un dernier chapitre, Nikos D. Kontogiannis
occupait la «maison du baile » à l’époque ottomane. replace l’histoire de la « maison du baile » dans
BCAI 36 166
V. ARTS ET ARCHÉOLOGIE
BCAI 36 167
VI. CODICOLOGIE, ÉDITION ET TRADUCTION DE TEXTES
Ziad Bou Akl, By far the most prominent name in the text is
Une doxographie sunnite du ive/xe siècle. the Basran ʿAbd Allāh ibn Kullāb (d. ca 240/854-5),
«Kitāb al-Maqālāt » d’Abū al-ʿAbbās spotted by Josef van Ess as an early advocate of Sunni
al-Qalānisī kalām in a pathbreaking article of the late 1960s. The
text also refers to aṣḥāb Ibn Kullāb, which agrees
Berlin, De Gruyter (Scientia Graeco-arabica, with the prominence of the Kullābiyya as a negative
33), 2021, 104 p., ISBN : 9783110737424 reference group for Ibn Ḫuzayma on the occasion
of that dispute in Nishapur. Two positions (qawlān)
Mots-clés : théologie islamique, sunnisme, al-Qa- are attributed to Ibn Kullāb concerning whether
lānisī, al-Ashʿari, Ahmad ibn Hanbal God can be in some place and not another. Bou Akl
infers that the second position was a retrospective
Keywords: islamic theology, sunnism, al-Qalānisī, attribution by followers who wished to dissociate Ibn
al-Ashʿari, Ahmad ibn Hanbal. Kullāb from Muʿtazili ideas.
Indeed, Bou Akl characterizes al-Qalānisī in
Ziad Bou Akl provides an edition with transla- the end as the last representative of the Kullābiyya.
tion and commentary of a reconstructed statement Ḥanbali hostility led to the extinction of the school
of contending theological positions apparently from after him, giving way to the more self-effacing Abū al-
the 10th century ce. His text comes from the margins Ḥasan al-Ašʿarī and his followers. Gimaret has argued
of a 543/1148 Escorial manuscript of Ġazālī, al-Iqtiṣād for regarding al-Qalānisī as a predecessor to al-Ašʿarī,
fī al-iʿtiqād. They seem to be quotations from an ear- against van Ess’s identifying him as a contemporary.
lier work, arranged as a sort of commentary on Ġazālī. Bou Akl would stress their contemporaneity, but he
Their concern strays often enough from Ġazālī’s to does make out that al-Ašʿarī sometimes depends on
reassure us that they do faithfully reproduce passages al-Qalānisī for his information about the positions
from an earlier work. Regrettably, they cannot be de- of past theologians, especially Ibn Kullāb. Indeed,
pended on to reproduce the whole of the earlier text. there is some apparent verbal dependence. I would
On the basis of some poor joins, Bou Akl thinks they cite for example the positions of al-Talǧī (Ibn Šuǧāʿ)
probably do preserve the original sequence of topics. and Dāwūd al-Iṣbahānī (al-Ẓāhirī) as to whether the
However, he also points to the imamate as a topic Koran is muḥdat, meaning that there was a time
absent from the marginal quotations but doubtfully when it was not. They are separated by al-Qalānisī
from the earlier text. Other early controversies not (§§ 34, 41) but brought together by al-Ašʿarī in the
covered include whether faith increases or decreases, same words (Maqālāt, ed. Ritter, 583).
whether one should say ‘I am a believer, God willing’, It is striking that the text never mentions Aḥmad
whether Adam was created in the image of God, and ibn Ḥanbal. True, his usual position was that if the
whether one should say one’s pronunciation of the Companions did not discuss something, neither need
Koran is create. those who have come after. Al-Qalānisī doubtfully
As for the authorship and title of the earlier text, would have attributed to him any of the six creeds
al-Nasafī, Tabṣirat al-adilla, quotes Abū al-ʿAbbās, quoted centuries later in Ibn Abī Yaʿlā, Ṭabaqāt
Kitāb al-Maqālāt, as saying that mercy and generosity al-ḥanābila. Still, it should have been easy to add
may be counted among the divine attributes of action, his name to the two Companions, two Followers,
matching a sentence in the margin of al-Iqtiṣād. The and three later authorities cited as agreeing with
latest authors cited are the Muʿtazila Abū al-Ḥusayn ʿAbd Allāh ibn Kullāb that the speech of God is
al-Ḫayyāṭ (d. ca 300/912-13) and Abū ʿAlī al-Ğubbāʾī increate; yet al-Qalānisī submerges Aḥmad among
(d. 303/915-16), apparently furnishing a terminus kull ahl al-ḥadīṯ.
post quem. Abū al-ʿAbbās al-Qalānisī’s name and Al-Qalānisī seems generally reluctant to name
dates have both been hard to pin down. However, adherents of the ninth-century Šāfiʿi school, as
Bou Akl stresses a passage quoted by various later well. Al-Muḥāsibī is cited not for his theological
authors from al-Ḥākim al-Naysābūrī, Tārīḫ Naysābūr, positions but only once as reporting the position
remarked by Gimaret and others as well, according to of some Ǧahmiyya. Abū Ṯawr, al-Zaʿfarānī, and Ibn
which someone consulted Abū al-ʿAbbās al-Qalānisī Surayǧ are completely missing. Dāwūd al-Iṣbahānī
about a theological dispute that had erupted in is named a few times, including for the proposi-
Nišapur in 309/921, which clearly implies that he tion, otherwise unattested, that what God speaks
died some time later than this. (1) is a language. Al-Karābīsī is named only once, as
(1) Daniel Gimaret, «Cet autre théologien sunnite : Abū lʿAbbās Josef van Ess, “Ibn Kullāb et la Miḥna”, trans. with additional notes
alQalānisī », Journal asiatique, 277, 1989, p. 227-61, at 232-3; by Claude Gilliot, Arabica 37, 1990, p. 173-233, at 187n.
BCAI 36 168
VI. CODICOLOGIE, ÉDITION ET TRADUCTION DE TEXTES
BCAI 36 169
VI. CODICOLOGIE, ÉDITION ET TRADUCTION DE TEXTES
BCAI 36 170
VI. CODICOLOGIE, ÉDITION ET TRADUCTION DE TEXTES
ottoman. À la mort de son père (1127/1715), il des livres, interdite, selon les stipulations de ‘Uṯmān
occupe diverses fonctions au sein de l’administra- Bāšā, «à tout individu extérieur à la madrasa » ; «rien
tion ottomane et devient percepteur des impôts ne doit sortir, même en contrepartie d’un gage ».
(muḥaṣṣil al-amwāl al-mīriyya) à Alep, puis gouver- Bien qu’il ait pu identifier, sur le site internet de la
neur de plusieurs villes dont Alep et Damas (4). Dès Bibliothèque nationale de Damas, des manuscrits de
1141-1143/1728-1730, il édifie à Alep une des plus la madrasa ‘Uṯmāniyya Riḍā’iyya, Sa‘īd al-Ǧūmānī n’a
grandes maisons de la ville et de nombreux bâtiments pu se rendre en Syrie pour les examiner ; il nous fait
dans le quartier d’al-Farāfira, situé à Bāb al-Naṣr, part, toutefois (p. 45-47), des observations formulées
notamment une mosquée, une madrasa, un sabīl en 1932 par Muḥammad al-Ṭabbāẖ sur la valeur de
et un local dédié aux toilettes mortuaires. Nommé quelques manuscrits de tafsīr et de ḥadīṯ que celui-ci
gouverneur d’Alep en 1150/1737, il entreprend, dans a pu consulter.
un nouvel objectif charitable, la construction d’une Dans deux tableaux, Sa‘īd al-Ǧūmānī classe les
cuisine (maṭbaẖ) liée à la mosquée et à la madrasa. ouvrages de cette bibliothèque selon leur discipline.
Après avoir été gouverneur dans d’autres villes Le premier fait apparaître les douze catégories
(Adana, Bursa, Baghdad, Sayda, Jeddah), il décède en mentionnées dans le daftar pour les ouvrages mis
1160/1747 à La Mecque où il est enterré. en waqf par ‘Uṯmān Bāšā (470 volumes) (5). Dans le
Au cours d’une dizaine d’années (1142- second, il répartit en vingt-six catégories le reste des
1152/1730-1740), ‘Uṯmān Bāšā établit seize waqfiyya- ouvrages de la bibliothèque (675 volumes) après les
s destinées à financer les institutions qu’il a fondées avoir minutieusement identifiés. Constatant que près
et, à la fin du xixe-début du xxe siècle (1300/1883 et des deux tiers de l’ensemble des volumes concernent
1318/1900), deux waqfiyya-s supplémentaires sont les sciences religieuses et seulement moins de 6% les
établies par des descendants de sa sœur dont le nom sciences rationnelles (ḥikma, manṭiq, falak, handasa,
(Rāḍiya) est d’ailleurs évoqué, après celui du fonda- ḥisāb, ṭibb, bayṭara), il se livre à une réflexion sur cette
teur, dans l’appellation de la madrasa ‘Uṯmāniyya dichotomie en se référant principalement à la traduc-
Riḍā’iyya. Dans sa première waqfiyya, ‘Uṯmān Bāšā tion arabe du livre de Toby E. Huff (The Rise of Early
stipule que les descendants de celle-ci administreront Modern Science. Islam, China, and the West).
sa fondation en cas d’extinction de sa propre lignée ; Sa‘īd al-Ǧūmānī opère ensuite une comparaison
c’est l’un d’entre eux qui ordonne la rédaction du des méthodes suivies pour le catalogage des ouvrages
daftar en 1252/1836. Dans ce document sont égale- entre le milieu du xiiie siècle et le début du xive siècle
ment mentionnées 31 personnes qui, tout au long du de l’hégire (soit, à peu près, notre xixe siècle). Après
xixe siècle, ont participé à l’enrichissement de cette avoir examiné neuf critères (sujet, titre de l’ouvrage,
bibliothèque. Si la plupart d’entre elles apparaissent nom de l’auteur, langue, etc.), il ne constate aucun
clairement, en gras, dans l’édition du document, changement entre ces deux périodes. Puis, il montre
d’autres sont discrètement mentionnées dans deux que cet inventaire, destiné à être remis au nouveau
rubriques (p. 135, 145). Comme le remarque l’auteur, bibliothécaire, ne constitue nullement un guide
qui les identifie dans un tableau sans toutefois indi- pour aider les usagers à trouver les ouvrages dans la
quer le nombre d’ouvrages ou de volumes compris bibliothèque.
dans les divers waqf-s (p. 40-42), on peut difficilement Après avoir présenté les modalités de la consi-
trouver ce type d’informations [récapitulées] dans gnation des ouvrages dans les deux parties du daftar,
d’autres sources. en 1252/1836 et après cette date, il évoque le destin
Sur le fonctionnement de la madrasa, Sa‘īd de cette bibliothèque. Il insiste notamment sur
al-Ǧūmānī se livre à une comparaison des informa- son démantèlement, étroitement liée à la pratique
tions que donnent Kāmil al-Ġazzī et Muḥammad du prêt, pourtant réglementée par ‘Uṯmān Bāšā.
al-Ṭabbāẖ sur les employés de cet établissement : le Dans le premier tiers du xxe siècle, Muḥammad
mudarris et le muḥaddiṯ, bien sûr, mais aussi le biblio- al-Ṭabbāẖ avait attribué ce démantèlement à la
thécaire (amīn al-kutub, ḥāfiẓ al-kutub) et les usagers responsabilité et à la négligence de l’administrateur
de la bibliothèque. Il signale aussi les moments et du bibliothécaire. Le regroupement, dans d’autres
d’ouverture, sans oublier la délicate question du prêt institutions, des manuscrits qui se trouvaient dans
divers établissements alépins a aussi contribué à cette
dislocation : en 1949, ils furent transportés dans une
(4) À Damas, où il est connu sous le nom de ‘Uṯmān Bāšā
al-Muḥaṣṣil, il est gouverneur en 1152-1153/1739-1740, période
au cours de laquelle de violents affrontements se produisent (5) 70 ouvrages qui sont, par ailleurs, énumérés globalement
entre janissaires locaux et impériaux ; sur ces événements, voir dans une seule catégorie faisant référence à «la langue turque »
A.-K. Rafeq, e Province of Damascus, 1723-1783, Beyrouth, (kutub al-luġa al-turkiyya) (p. 107-112), ne figurent pas dans ce
Khayats, 1966, p. 139-142. classement thématique.
BCAI 36 171
VI. CODICOLOGIE, ÉDITION ET TRADUCTION DE TEXTES
madrasa, proche de la grande mosquée, destinée à quatre pages entre deux index et une longue annexe.
accueillir les manuscrits d’Alep constitués en waqf, et Comprenant seulement deux références dans une
à la fondation de la Bibliothèque nationale, en 1983, langue autre que l’arabe, elle mérite d’être complé-
l’ensemble des manuscrits de cette bibliothèque des tée par les études que l’auteur mentionne sur les
waqf-s, fut transféré à Damas. inventaires de livres dans le Bilād al-Šām (p. 22-24),
Sur cet ouvrage qui résulte d’un considérable notamment son propre article sur les ouvrages de la
travail d’identification des livres et de leurs auteurs, madrasa damascène de Muḥammad Bāšā al-‘Aẓm
le lecteur peut être tenté de formuler quelques (m. 1197/1783) qui fut gouverneur de Damas (7). Sur
remarques. les livres constitués en waqf pour une autre madrasa
La préface en arabe, dont la version originale a d’Alep, signalons l’article que Charles Wilkins a consa-
été rédigée par Konrad Hirschler, replace l’examen du cré à Aḥmad Efendi Tahazāde (m. 1773), représentant
daftar dans le cadre de l’historiographie liée à l’étude des descendants du Prophète (naqīb al-ašrāf) à Alep
des livres et des bibliothèques arabes et ottomanes : et juge de Jérusalem puis de Baghdad. Après son
aux publications fondées sur les sources narratives retour à Alep, Aḥmad Efendi édifie, comme ‘Uṯmān
(al-maṣādir al-sardiyya) et normatives (al-maṣādir Bāšā, une madrasa dans cette ville et la dote de
al-mi‘yāriyya) s’ajoutent les recherches fondées sur 248 ouvrages (307 volumes) qui sont énumérés dans
deux approches, celle des corpus (minhāǧ ẖawāriǧ un acte de waqf (1178/1765) (8). Une comparaison
al-nuṣūṣ) et celle des traces documentaires (minhāǧ des ouvrages présents dans ces deux établissements
waṯā’iqī), courant dans lequel s’insère l’ouvrage de alépins, mais aussi dans la madrasa de Muḥammad
Sa‘īd al-Ǧūmānī. Dans le texte de cette préface, les Bāšā al-‘Aẓm à Damas, pourrait nourrir les recherches
noms d’auteurs, après avoir été transcrits en arabe sur les livres des madrasa-s à l’époque ottomane (9).
sont en général, comme il se doit, mentionnés entre À la lecture de cet ouvrage, mais aussi des
parenthèses sous leur forme originale, en caractères nombreux articles publiés par son auteur, on ne peut
latins (on constate toutefois une exception notable qu’adhérer aux propos de Konrad Hirschler qui, dans
pour İsmail Erünsal). La démarche adoptée dans les la préface, considère Sa‘īd al-Ǧūmānī comme l’un des
notes de bas de page est en revanche quelque peu meilleurs connaisseurs des bibliothèques syriennes.
déroutante : les noms d’auteurs y sont en effet trans- L’immense travail qu’il a réalisé pour l’édition de ce
crits en caractères arabes sans mention de leur forme daftar et, surtout, pour l’identification des œuvres
originale, et les titres de certaines revues sont parfois qu’il mentionne, facilitera sans aucun doute la tâche
traduits dans cette langue. Dans ces conditions, il des chercheurs qui, dans l’avenir, entreprendront
n’est pas aisé d’identifier et de retrouver les références l’étude d’autres documents concernant les livres et
citées. Avec une traduction qui aurait maintenu les les bibliothèques arabes.
références bibliographiques dans leur forme origi-
nelle, la publication du texte original de cette préface Brigitte Marino
n’aurait pas été superflue (6). Mais il s’agit là d’un choix CNRS, Iremam, UMR 7310
éditorial qui ne concerne pas directement le travail
de Sa‘īd al-Ǧūmānī.
Dans cet ouvrage, le lecteur aurait sans doute
apprécié de pouvoir consulter l’ensemble du manus-
crit dont seules les deux premières pages (folios 2/a
et 2/b) ont été (pu être ?) reproduites. Cela lui aurait (7) S. al-Ǧūmānī, «Masrad kutub madrasat Muḥammad Bāšā
al-‘Aẓm », Maǧallat Ma‘had al-maẖṭūṭāt al-‘arabiyya, 2017, 61,
permis de mieux comprendre la configuration de ce p. 10-73.
document qui comprend plusieurs écritures, d’autant (8) Ch. Wilkins, « The Self-Fashioning of an Ottoman Urban
plus que la description de celui-ci concerne surtout Notable: Ahmed Efendi Tahazâdeh (d. 1773) », Osmanlı
la «première partie » (p. 27, 64). Araştırmaları/Journal of Ottoman Studies, 2014, XLIV, p. 393-425.
Par ailleurs, le lecteur habitué aux bibliographies Marco Salati a, quant à lui, examiné un acte juridique (1151/1738)
concernant une transaction de biens fonciers et d’ouvrages
en fin d’ouvrage peut avoir quelques difficultés à entre deux notables alépins ; M. Salati, «Libri, lettori, bibliofili: la
trouver directement celle de ce livre, disposée sur biblioteca privata di sayyid Ḥusayn Ǧūrbāǧī, notabile di Aleppo
del secolo XVIII », Dirāsāt Aryūliyya. Studi in onore di Angelo
Arioli, 2007, 1, p. 57-84.
(6) Pour l’époque médiévale, les grandes lignes de ce texte, (9) Signalons dans ce domaine une publication récente :
de même que les références bibliographiques sous leur forme O. Bouquet, « Pour une histoire instrumentale des savoirs
originelle, peuvent se retrouver dans l’ouvrage de K. Hirschler, ottomans : à quoi servaient les “livres tenus en haute estime” et
A Monument to Medieval Syrian Book Culture. e Library of autres précieux manuscrits conservés dans une bibliothèque de
Ibn ‘Abd al-Hādī, Edimburgh, Edinburgh University Press, 2020, madrasa anatolienne (Burdur, seconde moitié du xviiie siècle) ? »,
p. 5-10. Arabica, 2020, 67, p. 502-592.
BCAI 36 172