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Texte 3 du Malade Imaginaire (8/20) : III, 12

Introduction :
Fâ ché avec monsieur Purgon, Argan doit, à regrets, renoncer au mariage de sa fille
Angélique avec le neveu de monsieur Purgon, Thomas Diafoirus qui lui aurait permis
d’avoir un médecin à demeure. Béralde, son frère, pense alors pouvoir le convaincre
d’envisager de la marier avec celui qu’elle aime et qui l’aime. Mais la partie n’est pas
encore gagnée. Argan s’entête en effet à faire de sa fille une religieuse et Béralde
reconnaît là les intigues de Béline, la seconde épouse qui veut ainsi se débarrasser de ses
belles filles pour hériter de toute la fortune de son mari. Mais Argan ne veut rien
entendre de désagréable sur celle qui l’entoure de tous ses soins et le dorlote. On
pourrait donc bien attendre encore un peu le dénouement, si Toinette, qui connaît bien
son Argan et qui sait qu’il ne sert à rien de le contredire (texte 1), n’avait pas l’idée
lumineuse de lui proposer une petite comédie au prétexte de « confondre son frère ». Il
lui faut en effet rentrer dans son jeu pour le convaincre de faire le mort afin d’éprouver
les sentiments de sa femme et de prouver à son frère qu’il se trompe sur son compte. Et
elle demande à Béralde de se cacher pour que la comédie soit plus convaincante. Molière
revisite donc à la scène 12 du IIIe acte le ressort éprouvé du témoin caché permettant
donc de révéler la vérité, en amplifiant le procédé en le « multipliant » : Béralde
assistera, caché, à la scène comme l’indique la liste des personnages, de même qu’Argan,
en « faux mort » : un dispositif théâ tral nécessaire pour confondre Béline, ouvrir les yeux
d’Argan et rendre possible enfin le dénouement heureux de la comédie.

Problématique :
Comment cette comédie, mise en scène et interprétée par Toinette, pourra-t-elle, par le
rire, corriger les erreurs d’Argan ?

Plan :
1/ L’annonce de la mort d’Argan
2/ La réaction de sa femme
3/ Le coup de théâ tre : la résurrection comique d’Argan

I. L’annonce
C’est Toinette qui va annoncer la mort d’Argan à Béline (puisque Béralde est caché et
qu’Argan doit « faire le mort »). Et elle va donner le ton en surjouant l’effroi et la douleur
dans une parodie de tragédie avec des interjections lyriques : « Ah mon Dieu ! Ah
malheur ! », que complètent la ponctuation expressive (les exclamations) et le champ
lexical du malheur. La didascalie le précise : elle « s’écrie », parce qu’il faut que Béline
puisse y croire, il s’agit donc d’emporter son adhésion. Toinette joue donc la comédie
pour Béline et les spectateurs vont pouvoir en rire puisque eux savent bien qu’Argan
n’est pas mort. Molière joue ainsi sur la double énonciation. Les spectateurs et Béralde
n’entendent pas les répliques de Toinette comme les entend Béline. Béline doit elle
tomber dans le piège, alors qu’elle-même sait remarquablement jouer la comédie de
l’épouse aimante auprès d’Argan, donc Toinette doit se surpasser. Ce rô le est en effet un
rô le à contre emploi : elle est chargée ici de « faire pleurer » et d’annoncer la mort
d’Argan. Le rô le est celui d’une tragédienne, ou pourrait l’être. Toinette annonce
d’ailleurs la mort d’Argan en alexandrin (le vers noble de la tragédie) : « Ah, mon Dieu !
Ah, malheur ! Quel étrange accident ! » (1/2/1/2/6). Mais le naturel revient vite : le mot
« accident » appartient davantage au registre de la comédie qu’à celui de la tragédie, et il
faut qu’il soit associé au mot « malheur » pour que Béline envisage le pire. Toinette va
d’ailleurs la faire attendre un peu pour être sû re d’avoir toute son attention, ce dont
témoignent ses questions : « Qu’est-ce Toinette ? », « Qu’y a-t-il ? ». Un suspens qui
pourrait aussi résulter de la difficulté qu’il y a à annoncer une terrible nouvelle. Une
façon aussi de permettre aux spectateurs de rire davantage : elle ménage ses effets…
D’autant que l’annonce, elle, est brutale : « Votre mari est mort ». Pas d’euphémisme. On
pourrait entendre dans la répétition de la phrase par Béline sous forme interrogative
une part d’incrédulité (c’est un malade imaginaire… ), mais c’est déjà pour le spectateur
un comique de répétition, renforcé par le comique de mots dans la réplique de Toinette
qui utilise un euphémisme avec retard et maladresse puisque cela aboutit à la
tautologie : « Le pauvre défunt est trépassé ». Mais le ton se veut élégiaque : c’est une
lamentation visant à susciter l’émotion : « Hélas », « Le pauvre ». Le registre est
pathétique.
Il n’empêche que la scène tourne à la farce avec l’étonnante réaction de Béline : en
témoignent l’adverbe « assurément » et la question qui demande confirmation. Et
puisque Béline n’arrive pas à y croire, Toinette va le lui montrer : « Tenez, le voilà tout
de son long dans cette chaise ». On n’est plus dans la tragédie, le corps est présent sur
scène. A Argan de jouer, de bien faire le mort… Mais Toinette a pris soin de rendre la
chose vraisemblable avec un passé proche « Il vient de passer entre mes bras », comme
si elle avait jusque-là en quelque sorte préparé l’entrée en scène d’Argan et il faudra qu’il
joue bien…La réplique de Toinette peut s’entendre d’ailleurs comme une didascalie
interne à l’intention des comédiens « tout de son long dans cette chaise », c’est une
indication de jeu donnée par Molière. Le présentatif « le voilà » est là pour guider tous
les regards vers le faux cadavre. La mise en scène a été travaillée. Mais la réaction de
Béline n’est pas celle que l’on pouvait attendre et la tragédie va basculer résolument
dans la farce.

II. La veuve joyeuse

Béline, bien loin de pleurer, ou de se lamenter, remercie en effet le ciel : « Le ciel en soit
loué » et ce qu’elle exprime n’est pas de la tristesse mais un profond soulagement. Elle se
réjouit explicitement et quand Toinette feint de s’en étonner, cela souligne l’incongruité
de sa réaction : « Je pensais, madame, qu’il fallû t pleurer ». C’est ce qu’imposent la
situation et les conventions sociales : une veuve ne peut pas être joyeuse, ce n’est pas
convenable alors et le verbe « falloir » comme le subjonctif passé le rappellent. C’est ce
qu’aurait fait Béline si Béralde était resté, mais pas devant une servante… qui assure
d’ailleurs être la seule à savoir la nouvelle. Béline peut alors cesser de jouer la comédie
de l’épouse aimante. Et on ne sait pas alors si elle prend la peine de se justifier, de
donner ses raisons, ou si elle se libère effectivement d’un fardeau en s’autorisant à sortir
du jeu, du rô le de l’épouse aimante, pour enlever son masque. Peut-être faut-il aussi
convaincre Toinette de servir ses intérêts.
Elle s’évertue en tout cas à montrer le ridicule d’une douleur feinte : « Que tu es sotte
Toinette », en le répétant et en argumentant. Elle va justifier sa joie en faisant un portrait
à charge des plus virulents du défunt, prenant ainsi l’exact contrepied de l’éloge funèbre
qu’on attend en ces circonstances. C’est un portrait d’Argan au vitriol qui nous le décrit
tel que Béline le voit et que celui ci est forcé d’entendre sans bouger ! Le comique est un
comique de situation. Le réquisitoire est sans appel : elle accumule les charges et décrit
« un incommode à tout le monde », le contraire donc de l’honnête homme qui est alors
l’idéal, ce que traduit le préfixe privatif –in, répété dans « malpropre » et « dégoutant ».
C’est le portrait d’un personnage insupportable dans tous les sens du terme qui ne peut
inspirer que du dégoû t et le rejet. Ce qui est d’ailleurs la vérité : Molière nous fait rire ici
de cet hypocondriaque invivable, le registre est donc ici satirique. Le champ lexical de la
maladie est associé de fait à un comportement détestable : « sans esprit », « ennuyeux »,
« de mauvaise humeur », l’accumulation des défauts en fait un « fâ cheux », que
condamnent les gradations : « mouchant, toussant, crachant toujours ». Les mots très
crus, relevant du registre du corps, permettent aux spectateurs de se représenter la
scène : c’est un portrait en action, animé. On a le son, l’image et le mouvement : on peut
parler ici d’hypotypose. La mise en scène contraint Argan à entendre ses 4 vérités sans
bouger… Aussi détaillé soit-il, ce portrait à charge ne le fait pas sortir de son rô le.
Pourtant les reproches qui lui sont faits sont nombreux, ce dont Toinette feint encore de
s’étonner en utilisant une antiphrase : « Voilà une belle oraison funèbre », ce qui résume
le portrait. Mais comme Béline a besoin de Toinette, elle prend soin de rappeler qu’ il «
grond(ait) jour et nuit servantes et valets ». Le portrait devient alors argumentatif : il
s’agit de persuader Toinette de se ranger de son cô té et de se réjouir avec elle parce
qu’elle a besoin d’elle pour voler l’argent de son mari sans passer par le notaire. Elle va
ainsi chercher à la convaincre en lui promettant une récompense. « Tu peux croire qu’en
me servant ta récompense est sû re ». Là encore, il faut y croire. Béline passe de fait avec
Toinette une sorte de contrat qui ferait d’elle sa complice, ce dont témoignent les
impératifs à la première personne du pluriel : « prenons, tenons », et qui va en fait la
révéler elle, Béline. Béline est intéressée seulement par l’argent de son époux et elle est
bien décidée à servir ses intérêts, ce dont témoigne le champ lexical récurrent de
l’argent et des bénéfices. Elle définit d’ailleurs son mariage comme un investissement
dont il est temps de retirer les « fruits ». Elle a vendu ses plus jeunes années pour hériter
et elle est prête à acheter Toinette pour pouvoir s’accaparer le tout : « des papiers, de
l’argent », ce qui donne tout son sens à la scène du notaire dans le premier acte. Elle a
capitalisé et spéculé. Quant à sa détermination, elle se traduit par les verbes de volonté
et par les impératifs : « portons-le dans son lit », « tenons cette mort cachée ». C’est une
autre comédie qu’elle propose ici et qu’elle entend mettre en scène en dirigeant
Toinette. Et elle exprime ici un autre point de vue : celui de l’épouse réduite pendant des
années à un rô le de garde-malade et à faire bonne figure. C’est donc bien une hypocrite
dans tous les sens du terme qu’on a jouée à son tour et qui sera piégée et démasquée par
la résurrection d’Argan.

III. La résurrection d’Argan : un coup de théâtre que précise la didascalie « se


levant brusquement ».
Miracle et surprise pour Béline dont témoignent la didascalie « surprise et épouvantée »,
indication scénique pour l’actrice, et le cri : « Aye » : comique de geste et de mots. Elle
comprend alors qu’elle a été dupée et Argan le lui confirme avec beaucoup d’ironie :
« Madame ma femme, c’est ainsi que vous m’aimez », périphrase ironique jusqu’à
l’allitération en m qui participe au comique de mot en rappelant les mamours de la scène
des oreillers, comme si Argan imitait son épouse pour mieux s’en moquer. Le comique
est souligné par la réplique de Toinette : « Le défunt n’est pas mort ». La sortie de Béline
vaut pour l’exclusion de l’intrus, c’était la dernière qui empêchait la comédie, l’heureux
dénouement. Argan triomphe avec ironie : il multiplie les antiphrases : « Je suis bien aise
de voir votre amitié et d’avoir entendu le beau panégyrique » ; et par la comédie, il va
pouvoir corriger ses erreurs, ce qui justifie le futur qu’il emploie : « me rendra sage à
l’avenir », « m’empêchera de faire bien des choses », un futur qui veut être un futur de
certitude.
Béralde peut alors sortir de sa cachette pour confirmer l’effet produit par le théâ tre :
« Eh bien mon frère, vous le voyez ». Ce que l’on voit nous rend plus sage, nous ouvre les
yeux. C’est une définition du théâ tre.
Toinette propose d’ailleurs à la fin de la scène de poursuivre le jeu, de répéter la
comédie pour une autre spectatrice, Angélique, afin de confirmer son honnêteté.
Ironie de la situation : Argan va devoir contrefaire deux fois le mort, un jeu qui pourrait
peut-être le guérir de ses angoisses. Toinette l’encourage : « puisque vous êtes en
train » : c’est un bon acteur, il fait bien le mort puisque Béline y a cru. Toinette, elle,
reprend son rô le de metteuse en scène et de direction d’acteurs, utilisant l’impératif
pour leur monter ce qu’il faut faire : « remettez-vous comme vous étiez, et voyons de
quelle manière elle recevra votre mort ».

Conclusion :
Une mise en abyme : une comédie dans la comédie qui paradoxalement révèle la vérité
de chacun : celle de Béline, celle d’Argan (un insupportable hypocondriaque), celle de
Toinette.
Un stratagème qui va permettre le dénouement heureux quand Angélique aura tout à
fait regagné le cœur de son père dans la scène suivante.

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