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INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS Enseignement P.

Michel BRIERE
Theologicum Le mystère, l'art et les images
Faculté de Théologie et des Sciences Religieuses Travail d'évaluation
Institut Supérieur de Théologie des Arts proposé par Olivier PASCAL
L'Héritage Chrétien n° ICP 2017002366 olivier.pascal@m4x.org

Portrait de l'artiste au Christ jaune, de Paul Gauguin

Liminaire
Rencontrer une œuvre picturale dans le cadre d'un enseignement sur le mystère, l'art et
les images, quand ils traversent l'héritage chrétien, tel est le sujet.
Et vient alors la question : quelle œuvre ?
L'image du Christ mort est particulièrement mystérieuse : de magnifiques piétas tradui-
sent l'immense humanité du Christ, même dans la mort ; ou plus exactement, dans le cas
de la piéta de Michel-Ange, le Christ mort paraît magnifier l'humanité de la Vierge.
C'est dans cette direction qu'est partie ma recherche, cherchant une piéta, une descente
de croix ou une crucifixion.
A proximité de chez moi, J'ai regardé avec intérêt une grande mise en croix en l'église de
Saint-Germain-en-Laye, œuvre de facture classique, avec une composition presque mo-
derne, où une danse de bras, dans la torture ou la pitié autour du Christ à terre, paraît
préfigurer la danse de Matisse. Tout n'allait cependant pas vers ce choix, et je me suis
d'ailleurs rendu compte que l'œuvre était plus narrative et esthétique que "mysté-
rieuse".
Après venaient des chefs d'œuvre premiers dans mes admirations, la Piéta déjà citée,
des crucifixions espagnoles ou le Christ jaune de Gauguin, mais les uns et les autres trop
lointains pour être visités, soit à Rome, soit à Madrid, soit à Buffalo (région des Grands
Lacs américains).
L'exposition qui vient de s'achever au Grand Palais à Paris, sous l'appellation de "Gau-
guin l'alchimiste", rétrospective de l'œuvre de cet artiste, est venue apporter une ré-
ponse à ce dilemme puisqu’elle proposait le "Portrait de l'artiste au Christ jaune", ta-
bleau qui cite la crucifixion exilée aux États-Unis.
Ainsi se détermina ce choix.

7 mars 2018 - Olivier Pascal regarde le portrait de l'artiste au Christ Jaune, de Paul Gauguin 1/6
Portrait de l'artiste au Christ jaune, à l'exposition Gauguin l'alchimiste, janvier 2018

I. Description
1. Dispositif
Ce portrait de l'artiste au Christ jaune était offert au regard dans un schéma d'exposition
chronologique de l'œuvre de l'artiste. Situé dans la 4e salle, le tableau se place à la fin de
la période des peintures bretonnes et de celle d'un atelier parisien de céramiques, avant
le début de la période polynésienne.
C'est une huile sur toile de dimensions modestes ( hauteur 30 cm ; largeur 46 cm), dans
un cadre simple.
La toile est sous un verre discret, sans reflet, mais la perception de la texture est atté-
nuée. Une étiquette indique la date de l'œuvre, 1890-91.
A proximité immédiate, une vitrine présente le pot anthropomorphe en grès (1889) re-
produit en arrière plan du tableau ; selon l'étiquette, il s'agit du portrait de Gauguin en
"tête de grotesque".
Quant au tableau du Christ jaune, il est resté accroché aux cimaises de la galerie Al-
bright-Knox, qui ne l'a pas prêté pour l'exposition.
A chacune des deux visites, le public était toujours nombreux et attentif devant la toile.
2. Figures, composition, couleurs
Dans une composition triangulaire simple, trois figures se répondent : l'autoportrait au
premier plan encadré par deux arrière-plans, une crucifixion au Christ jaune à gauche et
une céramique figurative rouge à droite, l'une et l'autre représentations d'œuvres ré-
centes de l'artiste.
Les trois plans sont traités chacun selon une couleur primaire dominante, dans une jux-
taposition brutale :
- L'autoportrait en tons froids, où le bleu domine,
- Le Christ en croix, jaune, complété par des tons orangés pour la végétation, toutes
ces couleurs étant chaudes et lumineuses,
- La céramique figurative, en tons chauds rouge sombre.

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Toute la composition est ramassée, et les figures sont coupées :
- La figure de l'autoportrait montre un homme à l'air décidé, vindicatif et souffrant,
- La figure du Christ jaune est apaisée, c'est une citation de l'œuvre de Pont-Aven,
avec des couleurs plus flamboyantes, où les tâches de végétation, de couleur
orangée, deviennent plus abstraites, et où les autres figures ont disparu,
- Le pot figuratif est une citation d'un grès autoportrait primitif de Gauguin, mais
adopte un coloris plus intense, la céramique voisine étant une terre sombre
adoucie par le vernis.
De nombreux détails de composition se répondent pour faire scansion ou contraste :
- Le Christ et l'autoportrait n'ont pas de mains, la figure en grès croise ses mains,
- Le Christ et la figure en grès n'ont pas d'œil gauche, l'autoportrait a l'œil droit
trouble,
- L'autoportrait et la figure en grès ont des regards dépourvus de confiance,
presque mauvais, le Christ a les yeux baissés,
- S'agissant de la forme des plans, celui de la crucifixion est fait de lignes coupées,
celui de l'autoportrait est triangulaire, celui du pot anthropomorphe carré,
- S'agissant des lignes, les formes végétales à gauche, la base de la chevelure de
l'artiste et son col de chemise inscrivent des arrondis assez semblables, alors que
son menton ou les bosses de la céramique évoluent vers l'angulation ; ces lignes
arrondies sont d'ailleurs le seul élément féminin du tableau, qui dans ses figures
et ses formes est très masculin,
- Quant aux figures, le Christ est mince tandis que le visage en grès est large, le
buste de Gauguin est large, tandis que le visage de Gauguin est mince.
Mais c'est dans l'autoportrait lui-même que ces contrastes se renforcent, les formes
donc, mais aussi le regard qui se dédouble, avec un œil gauche qui fixe et un œil droit
un peu absent.
3. Manière
Le tableau se rattache au genre portrait, tout en se présentant comme un manifeste per-
sonnel.
Le tableau résume bien le style vers lequel Gauguin tendra de plus en plus : les person-
nages prennent de l'importance, les figures sont coupées par les limites du cadre, les
couleurs intenses, presque à-plat, bien cernées.
Comme il le fera encore souvent, Gauguin se cite, ici de façon absolue, puisque les deux
arrière-plans sont consacrés chacun à une œuvre emblématique de sa production ré-
cente. Plus tard, le procédé deviendra moins impératif, par exemple quand Vairumati
amplifiera un détail de D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
L'ensemble exprime une profonde angoisse, une souffrance, une violence. L'ambiance
est plus rude que celle des grandes scènes tahitiennes ou bretonnes, au calme inquiet.
Le discours symboliste est particulièrement exprimé, sur plusieurs thèmes : l'attirance
par le fond primitif, tellurique et sauvage de l'homme dans la céramique rouge, aux re-
flets d'idole primitive, l'attirance pour la foi chrétienne et sa possibilité rédemptrice
suggérée par la grande croix, la meurtrissure de l'être humain, dont le regard se fausse,
sa capacité démiurgique posée par des œuvres artistiques proclamés comme des défis.
Enfin, l'intelligence de la composition, qui organise le dialogue entre ces symboles, est
celle d'un maître de son art, relié aux plus grands, et prenant une forme aboutie, pleine-

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ment "contemporaine".
Pour autant, le visage un peu détourné, qui accroche le spectateur par un regard oblique
et ambigu, est du grand art, écho lointain de celui la Joconde.

II. Documentation
1. L'histoire de l'œuvre et l'œuvre de Gauguin dans l'histoire
On distingue sommairement deux grandes périodes dans la vie d'artiste de Gauguin :
- L'une où il conduit plusieurs recherches artistiques, dans des ateliers de céra-
mique ou de gravure, et surtout la peinture, particulièrement dans ses séjours à
Pont-Aven,
- L'autre où il s'en va en Polynésie.
Le portrait de l'artiste au Christ jaune est l'œuvre de conclusion de la première période :
on y voit la proclamation de son savoir-faire, de ses convictions esthétiques et celle de
ses doutes existentiels. On lit également sa révolte d'artiste méconnu ainsi qu'une volon-
té de faire face.
Récapitulant son art, il le situe aussi dans des traditions picturales majeures, comme
celle de la peinture religieuse tragique, on pense à celle des Espagnols austères tels que
Zurbarán, qu'il réinterprète.
Cette annonce prend la valeur d'un manifeste, que sanctionne la postérité picturale de
l'artiste :
- Gauguin sera son premier héritier, sa palette de coloriste et ses figures symbo-
liques et mystérieuses s'épanouiront dans les fresques polynésiennes à venir,
- Cézanne fera chanter le même type de palette contrastée,
- Ses héritiers extérieurs, plus ou moins disciples tels que les Nabis, élargiront le
champ de la peinture symboliste ; le chef de file de ce courant, Maurice Denis, fut
d'ailleurs le premier acquéreur du Portrait de l'artiste au Christ jaune.
2. Une émotion d'envoûtement
L'intensité du portrait du premier plan (formes, couleurs, expressions et contrastes) met
le regardant en position d'interpelé, et de recherche : que veut-il dire ? que veut-il me
dire ?
Presque aussitôt, on est saisi par l'étrangeté des deux autres figures, et par la puissance
de la composition ramassée, tripolaire et brutalement contrastée : que se passe-t-il ?
L'émotion évolue du saisissement interrogatif et multiple vers la fascination.
Les sentiments exprimés sont violents : aucune des trois figures n'est apaisée en elle-
même (le jaune du Christ empêche qu'il le soit), et ces figures se combattent l'une
l'autre, comme le suggèrent les différents antagonismes et correspondances visuels.
L'étrangeté saisit également : dans le combat se jouent des forces obscures – variées - et
lumineuses.
L'envoûtement prend place quand on comprend que le combat est noué, arrêté, comme
le suggère la fixité des figures, des regards. Alors, le sentiment d'enfermement domine,
puisqu'aucun espace ne libère le regard, tant les figures sont rapprochées, fermées, tant
les scansions formelles accrochent et tant chaque détail est étrange.
La fascination s'installe : les contrastes renvoient d'une émotion à l'autre, et suscitent un
manège émotionnel obsédant.
Le spectateur supporte difficilement le regard perçant de la figure centrale, surtout l'œil

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gauche, fixe et dur, presque malveillant, alors que l'œil droit est comme absent ; il ré-
pond alors à la tentation visuelle des plans de remémoration, en arrière, le Christ, si
jaune, le pot si rouge, les deux rehaussés de passages orange. Puis, quand pour s'en dé-
gager il voudrait revenir au tableau dans son ensemble, c'est l'autoportrait avec ses tons
bleus qui s'impose ; la petite blessure à la lèvre supérieure suscite un malaise et on re-
tombe sous l'emprise de l'obsédant regard dédoublé, troublé pour l'œil droit, fixe et
scrutateur de l'œil gauche.

III. Le sens
1. La narration
Paul Gauguin établit son portrait d'artiste, lui-même et deux œuvres représentatives de
son travail : une peinture de crucifixion issue de sa période de Pont-Aven, un pot en grès
céphalomorphe de son activité de céramiste.
Il manifeste son chemin artistique, et met en avant ses accomplissements.
Mais cette créativité revendiquée s'indique comme multiple, qu'elle se fonde sur l'ouver-
ture à une transcendance un peu désespérante (le Christ ) ou sur une expérience primi-
tive (le pot anthropomorphe).
Les tensions liées à ces sources antagonistes peuvent se résoudre par une démarche
artistique volontaire, que nous disent les lèvres pincées, et la largeur d'épaule de l'ar-
tiste lutteur.
Gauguin présente et défend son œuvre, et il la tourne vers le futur, d'abord parce qu'en
coupant les différentes figures, il indique que son œuvre déborde déjà ; en ramassant la
composition, il dit qu'elle est prête à déborder.
On devine alors son programme : il va partir vers des grandes scènes (on allait dire des
fresques…).
2. L'éthique
En deçà de la proclamation énoncée par le tableau, on peut y voir le reflet de préoccupa-
tions morales, en grande part douloureuses.
Les contradictions matérielles et morales minent aussi bien l'homme que l'artiste.
Le volontarisme qu'exprime le tableau est celui d'un homme habité de tensions et de
souffrances, qui vit une situation nouée, un combat inabouti, une angoisse.
3. L'allégorie et le symbole
Plusieurs discours symboliques sous-tendent le tableau :
- Celui d'une œuvre qui se déploie, que l'artiste est fier d'assumer,
- Celui de déchirants combats intérieurs, récapitulés dans l'opposition entre les
inspirations transcendantes et la prégnance des forces primordiales.
4. Le sens mystique et spirituel
Le portrait de l'artiste au Christ jaune suggère que les voies de la transcendance (à
gauche) paraissent difficiles à s'accorder avec l'expérience humaine primordiale (à
droite).
Cet antagonisme nourrit une souffrance et une profonde aspiration à communiquer,
dont l'art peut être le vecteur privilégié.
Mais il est vécu aussi comme un combat à mener, vers une unité de la conscience per-
sonnelle, qui induit à la fois la possibilité et la nécessité de la création artistique.

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L'art est ainsi un combat, et le lieu d'un combat qui le dépasse ; et s'il y a plusieurs ma-
nières de mener le combat artistique, c'est aussi parce qu'il y a plusieurs formes de
combat spirituel.
Ce combat et cette recherche aboutissent dans la suite de l'œuvre de Gauguin, ses
grandes scènes polynésiennes, dans lesquelles il accède si ce n'est à la sérénité, mais à
plus d'unité, et à des relations plus continues entre les êtres.
Le tableau témoigne de la recherche spirituelle et morale douloureuse du peintre, en
même temps qu'il indique sa marche vers l'unité esthétique, imaginée comme un lieu de
réconciliation.

IV. Conclusion
Par sa manière intense, le portrait de l'artiste au Christ jaune se reçoit comme une
œuvre profondément contemporaine au sens large, fascinante depuis plusieurs lustres.
Pour autant, cette peinture se situe dans un long courant artistique et moral, bien signi-
fiés par la maîtrise des codes picturaux et la reprise du thème classique de la crucifixion.
Cette œuvre contemporaine appartient donc aussi à l'héritage artistique chrétien, et elle
renvoie à la dimension tragique de l'expérience aussi bien humaine que chrétienne : il
s'agit du poids du mal dans nos vies et nos sociétés, qui peut susciter aussi bien le sens
du défi que la désespérance, contrepoints des chemins de la foi.

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