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Cours de morphologie générale. Volume V: Sixième partie: modèles


morphologiques, et septième partie: principes de la description morphologique

Book · January 2001


DOI: 10.2307/j.ctv69t7f2

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Igor Mel'cuk
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SIXIÈME PARTIE

MODE~ LES MORPHOLOGIQUES

Après les cinq parties précédentes, qui développent, pour la morphologie linguistique2, un
système conceptuel de façon purement THÉORIQUE, la Sixième partie est plutôt DESCRIPTIVE. Elle
est consacrée à la description exhaustive et rigoureuse de fragments importants de la morphologie de
trois langues différentes : l'espagnol, le hongrois et le bafia. Le choix des langues, ainsi que l'ordre
de leur traitement, est dicté par des considérations pédagogiques : d'abord, nous décrivons le verbe
espagnol, dont la morphologie est suffisamment semblable à celle du verbe français et relativement
simple; ensuite, vient le nom hongrois, dont la déclinaison est assez complexe et très différente de ce
que nous observons dans le nom français; enfin, nous traitons le verbe bafia, qui affiche dans sa
conjugaison des phénomènes tout à fait étrangers au français (comme, par exemple, des
réduplications2 flexionnelles), et qui, somme toute, présente un tableau d'une grande complexité.

Les descriptions concrètes proposées ici se fondent exclusivement sur les concepts
introduits et justifiés dans les Parties I-V. On peut alors dire que la Sixième partie est un polygone
d'essai pour les parties théoriques du livre : on observera le comportement de ces concepts appliqués
aux faits réels et spécifiques de trois langues particulières.
Les descriptions envisagées sont réalisées sous la forme de MODÈLES MORPHOLOGIQUES
DU TYPE SENS-TEXTE. Cependant, le concept même de modèle morphologique n'a pas encore été
élucidé. Par conséquent, la Sixième partie du CMG sera constituée des quatre chapitres suivants :
• Chapitre I. Structure générale d'un modèle morphologique.
• Chapitre II. Modèle de la conjugaison espagnole.
• Chapitre III. Modèle de la déclinaison hongroise.
• Chapitre IV. Modèle de la conjugaison bafia.
CHAPITRE I

STRUCTURE GÉNÉRALE D'UN MODE~ LE MORPHOLOGIQUE

Nous allons procéder en quatre étapes :

§1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique.


§2. Représentations linguistiques1 dans un modèle morphologique.

§3. Règles d'un modèle morphologique.


§4. Lexèmes complexes dans un modèle morphologique.

Nous ne donnerons ici qu'un minimum d'illustrations, puisque les chapitres qui suivent
présentent des illustrations détaillées et complètes de tous les aspects du concept central en question
: le MODE~LE MORPHOLOGIQUE.

§1

CARACTÉRISATION INFORMELLE D'UN MODE~ LE MORPHOLOGIQUE1

1. Généralités

Un modèle morphologique fait partie d'un modèle linguistique1 général, dans notre cas —

d'un modèle Sens-Texte. Comme nous l'avons établi dans l'Introduction du CMG [vol. 1] (chapitre
II, 1, p. 43; 3, p. 62 ssq.), un modèle linguistique1 complet du type Sens-Texte représente la capacité

langagière des locuteurs d'une langue L , à savoir la capacité :


• soit de produire, à partir d'un sens donné (σ), tous les textes (plus ou moins synonymes) T1, T2,

..., Tm qui expriment ce sens (= effectuer la SYNTHE`SE de textes);

• soit d'extraire, à partir d'un texte donné T, tous les sens (σ1), (σ2), …, (σn) que ce texte exprime

(= effectuer l’ANALYSE de textes).


Par conséquent, un modèle linguistique1 morphologique du type Sens-Texte se veut une

description explicite et formelle d'un aspect particulier de cette capacité langagière, à savoir la
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —

2
capacité :
• soit de produire, à partir d'une spécification lexico-grammaticale donnée d'un ensemble de mots-
formes synonymes d'un lexème (voir plus loin), tous les mots-formes correspondants (= d'effectuer
la SYNTHE`SE MORPHOLOGIQUE de textes);
• soit d'identifier, à partir du signifiant d'un mot-forme donné, sa spécification lexico-
grammaticale (= d'effectuer l'ANALYSE MORPHOLOGIQUE de textes).
Voyons un exemple. Supposons qu'un professeur dise à un élève : «Donnez-moi la 1re
personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif du verbe PLAIRE» ou bien « Donnez-moi le pluriel
du féminin de l'adjectif BLANC»; la réponse correcte est « Plaisions /plezjC=/» et «Blanches /blãs}/».
Vice versa, si le professeur demande « Quelle forme est puissions /p¥isjC=/? » ou « Quelle forme est

coraux /kCro/? », un bon élève est censé répondre : « 1re personne du pluriel au présent du subjonctif
du verbe POUVOIR » et « Pluriel du nom CORAIL ». Un modèle morphologique du français doit
faire exactement la même chose : SYNTHÉTISER des mots-formes, c'est-à-dire construire les mots-
formes du français d'après leurs spécifications lexico-grammaticales, et ANALYSER des mots-formes,
c'est-à-dire construire de telles spécifications d'après les mots-formes.
Dans le comportement de l'élève qui s'exerce en morphologie ainsi que dans le
fonctionnement d'un modèle morphologique formel, il est naturel de distinguer trois éléments : d'une
part, DEUX NIVEAUX DE REPRÉSENTATION des mots-formes et, d'autre part, une CORRESPONDANCE
entre ces représentations.
1. NIVEAU CATÉGORIEL de représentation (qui, dans notre approche, est appelé niveau
morphologique profond). A ce niveau, le mot-forme en question est spécifié par la donnée
(a) du lexème correspondant (PLAIRE, POUVOIR, ...)
et
(b) de l'ensemble de grammèmes et de quasi-grammèmes ((lre personne), (pluriel), (imparfait), ...),
qui en détermine la forme grammaticale.
2. NIVEAU FORMEL de représentation (ou, en termes techniques, niveau phonologique
profond). A ce niveau, le mot-forme est spécifié par la donnée d'une chaîne phonémique munie, s'il
y a lieu, de toutes les prosodies nécessaires (entre autres, de l'accent et/ou du ton).
3. CORRESPONDANCE entre ces deux niveaux, codée dans le cerveau des locuteurs et
assurant le passage de la représentation catégorielle à la représentation formelle (et vice versa). Cette
correspondance n'est pas autre chose que les connaissances morphologiques des locuteurs de L , con-
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —

3
naissances qui leur permettent de produire (= synthétiser) et de comprendre (= analyser) les mots-
formes de L . C'est cette correspondance que nous visons : elle doit être reflétée dans notre modèle
morphologique de L . Nous pouvons donc dire, de façon préliminaire et approximative, qu'un modèle
morphologique du type Sens-Texte de L est une transposition formelle de la correspondance entre le
niveau morphologique profond et le niveau phonologique profond de représentation linguistique1

des mots-formes de L .

2. Trois propriétés importantes des modèles morphologiques

Un modèle morphologique se présente inévitablement sous la forme d'un système de règles,


que nous étudierons plus loin, au §3. Ici, il nous importe de signaler trois propriétés de ce système,
qui ne sont pas particulières à celui-ci et qu'il partage avec toutes les autres composantes du modèle
linguistique1 complet Sens-Texte. Bien que ces propriétés aient déjà été mentionnées dans

l'Introduction [vol. 1], chapitre II, 1, p. 431 ssq., nous croyons tout de même utile de rafraîchir la
mémoire du lecteur et de les formuler de nouveau. Ce sont :
— le caractère ÉQUATIF du système de règles;
— le caractère FONCTIONNEL du système de règles;
— le caractère STATIQUE du système de règles.

2.1. Le caractère équatif (plutôt que génératif) du modèle morphologique. Nous devons
souligner avec vigueur que notre modèle n'est pas génératif au sens strict du terme. Il n'a pas du tout
comme but de GÉNÉRER (ou d’ENGENDRER) l'ensemble de tous les mots-formes corrects et seule-
ment de ces mots-formes de L . Un modèle morphologique du type Sens-Texte doit FAIRE
CORRESPONDRE à chaque représentation donnée d'un mot-forme au niveau catégoriel toutes les
?
représentations appropriées de ce mot-forme au niveau formel ( 1 Pourquoi parle-t-on ici et plus

loin des REPRÉSENTATIONS d'un mot-forme au pluriel ?), et à chaque représentation donnée d'un
mot-forme au niveau formel, toutes les représentations appropriées de ce mot-forme au niveau
catégoriel. Notre modèle morphologique est ainsi — comme tout modèle Sens-Texte — un
SYSTE~ME ÉQUATIF, c'est-à-dire TRADUCTIF.

2.2. Le caractère fonctionnel (plutôt que structural) du modèle morphologique. Les


— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —

règles de la langue L qu'un modèle morphologique de L doit expliciter ne sont pas observables par
le linguiste (comme d'ailleurs toutes les règles linguistiques1 en général qu'un modèle linguistique1

complet doit expliciter). Les seules données dont un linguiste dispose sont des PAIRES de
représentations linguistiques1. Dans notre cas particulier, c'est, par exemple, la paire

« 1re personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif du verbe PLAIRE »


et
/plezjC=/,
ainsi que toutes les autres paires similaires. En les observant, le linguiste dégage et formule les
règles qui relient en L , de façon générale et systématique, les membres de ces paires de
représentations. Par conséquent, les règles d'un modèle morphologique ne peuvent pas prétendre
refléter fidèlement la structure réelle des règles de L codées dans le cerveau des locuteurs. Tout ce
qu'on peut exiger des règles d'un modèle linguistique1 quelconque, c'est de décrire de façon correcte

et exhaustive la correspondance observée et d'être compactes, élégantes et naturelles (bien que ces
deux dernières caractéristiques n'aient pas de sens formel).

2.3. Le caractère statique (plutôt que dynamique) du modèle morphologique. Il est


évident que le mécanisme réalisant les connaissances morphologiques d'un locuteur est dynamique :
en effet, il effectue le passage d'une des deux représentations à l'autre. Cependant, dans notre modèle
morphologique, nous séparons, de façon la plus stricte possible, les deux types de données :
• d'une part, les INFORMATIONS MORPHOLOGIQUES pertinentes concernant les mots-formes de L ;
• et d'autre part, les PROCÉDURES qui manipulent ces informations en les appliquant dans la
transition d'une représentation (d'un mot-forme donné) à l'autre.
Ces procédures sont censées être quasiment universelles : nous pensons que non seulement
elles sont les mêmes pour toutes les langues naturelles, mais il y a aussi de bonnes raisons de croire
qu'elles sont les mêmes (ou, du moins, à peu près les mêmes) pour beaucoup de tâches non linguis-
tiques1, c'est-à-dire partout où un être humain utilise des informations spécifiques emmagasinées

dans son cerveau pour résoudre un problème particulier.

Plus précisément, les procédures ou stratégies de manipulation et de traitement des


informations factuelles dépendent plus de la forme
sous laquelle ces informations sont présentées que de leur contenu.
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —

5
Cela signifie, entre autres, que les procédures de traitement des données linguistiques1

d'une langue particulière L NE SONT PAS SPÉCIFIQUES À L . Par conséquent, les procédures de
traitement sont localisées, pour nous, en dehors des règles strictement linguistiques1, prises au sens

le plus étroit du terme. Les modèles morphologiques proposés dans le CMG ne comprennent donc
que des règles LINGUISTIQUES1, qui sont toutes statiques (= déclaratives). Ces règles énoncent les

correspondances entre les représentations linguistiques1 des niveaux adjacents, sans toucher

d'aucune manière au côté procédural. Une des conséquences importantes d'une telle approche est
l'absence d'ordonnancement logique des règles (à ce sujet, voir plus loin, §3 de ce chapitre, p. 000
ssq.).
Un modèle linguistique1 COMPLET doit inclure deux parties : une partie purement

linguistique1, qui est par définition statique, et une partie procédurale, celle-ci étant, bien entendu,

dynamique. Dans le cadre du CMG, cependant, les modèles morphologiques présentés se limitent à
la partie linguistique1 (statique); ils sont donc incomplets.

Pour mieux saisir la différence entre la partie linguistique1 statique et la partie procédurale

dynamique d'un modèle morphologique (ou de façon générale, d'un modèle linguistique1 complet du

type Sens-Texte), on peut prendre l'exemple du dictionnaire bilingue ordinaire. Le texte d'un diction-
naire bilingue L 1 => L 2, c'est-à-dire la liste de lexèmes de L 1, avec toutes les informations

pertinentes les concernant, auxquels sont assignés les équivalents en L 2, munis eux aussi
d'informations pertinentes, est tout à fait statique. Cependant, l'utilisateur du dictionnaire suit —
presque toujours, de façon inconsciente — certaines règles dynamiques, qui prescrivent les procé-
dures à effectuer afin de trouver le lexème cherché de L 1, ensuite de choisir son équivalent en L 2 et
enfin d'utiliser cet équivalent en conformité avec les informations fournies. Le dictionnaire lui-
même correspond à la composante purement linguistique1 de notre modèle, et les règles d'utilisation

du dictionnaire, à la composante procédurale.

3. La place d'un modèle morphologique de L


dans la description morphologique de L

Pour éviter tout malentendu, nous tenons à souligner le fait important suivant :
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —

Une description morphologique de L ne se réduit pas à un


modèle morphologique de L .

Un modèle morphologique est un système strictement formel dont le seul objectif est de
synthétiser ou d'analyser les mots-formes de L . Or, d'une part, une description morphologique de L
assez complète ne peut pas être entièrement formalisée; d'autre part, elle doit contenir des
informations sur la morphologie de L qui, même si elles sont formelles, ne peuvent pas faire partie
des règles de synthèse ou d'analyse des mots-formes. Ici, nous pensons, entre autres, aux deux
aspects suivants de la description morphologique :
• Les JUSTIFICATIONS des solutions descriptives adoptées, avec toute l'argumentation pertinente,
visant à expliquer les avantages de notre solution vis-à-vis des solutions rivales.
• Les CORRÉLATIONS, très souvent statistiques, entre certains phénomènes saisis par les règles du
modèle. Par exemple, les faits du type suivant tombent sous cette rubrique :
— en russe, la forme du cas accusatif des noms masculins du IIe groupe déclinationnel coïncide
soit avec celle du cas nominatif pour les noms inanimés, soit avec celle du cas génitif pour les noms
animés;
— en français, les noms féminins tendent à avoir un radical se terminant par une consonne;
— en arabe, les verbes désignant des propriétés ont au passé le transfixe -a-u-, alors que les
verbes désignant, par exemple, des actions ont le plus souvent au passé le transfixe -a-a-;
— en swahili, les noms désignant des personnes appartiennent, pour la plupart, à la classe1
nominale I;
et ainsi de suite.
Pour cette raison, une description relativement détaillée de L comprend, à côté d'un modèle
strictement formel de L , un MÉTA-MODE~LE, c'est-à-dire une caractérisation plus ou moins formelle
du modèle. Nous reviendrons sur le problème des méta-modèles linguistiques1 plus loin, à la fin du

§3 de ce chapitre.

NOTES

1
(titre). Je remercie Y.-Ch. Morin, qui a lu et discuté avec moi le texte des §§1 et 2 de ce chapitre.
2
(titre). Je remercie Y.-Ch. Morin, qui a lu et discuté avec moi le texte des §§1 et 2 de ce chapitre.
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —

7
REMARQUES BIBLIOGRAPHIQUES

Au sujet des modèles morphologiques du type qui nous intéresse ici, voir Matthews 1972,
ainsi que Mel'c}uk 1990, où l'on trouvera une liste de références presque exhaustive.

§2

REPRÉSENTATIONS LINGUISTIQUES1

DANS UN MODE~ LE MORPHOLOGIQUE

1. Généralités

La notion de REPRÉSENTATION est cruciale pour la linguistique en général et pour la


morphologie en particulier (voir Introduction [vol. 1], chapitre II, 1, p. 42, et 2, p. 47 ssq.). Par
exemple, en tant que linguistes, nous ne pouvons pas manipuler tels quels les sens linguistiques1 «

véritables » (autrement dit, les signifiés de la plupart des signes linguistiques1) : ces entités

neurophysiologiques ou psychologiques sont au-delà de nos outils et moyens linguistiques2. Nous ne

traitons que des représentations formelles des sens, c'est-à-dire des représentations sémantiques. De
façon similaire, la structure réelle d'une phrase est pour nous une entité abstraite qu'il faut capturer
dans une représentation syntaxique. Et ainsi de suite.
En principe, dans la vie de tous les jours, nous sommes constamment confrontés à des
représentations de toute sorte : une photo ou un dossier personnel sont souvent utilisés comme
représentation d'une personne; une carte géographique ou un croquis représente un terrain; un
diagramme, un dessin ou un système d'équations peuvent être des représentations des processus ou
des événements physiques ou sociaux; etc. Comme on le voit, l'ensemble des représentations que
nous manipulons est très hétérogène. En linguistique, par contre, étant donné la nature symbolique
de l'objet représenté, c'est-à-dire, la langue, les représentations utilisées sont de nature plus
homogène. Ce sont des EXPRESSIONS : objets formels composés de symboles en nombre fini et
construits selon les règles de bonne formation, définies par le linguiste. Autrement dit, ce sont des
textes dans des langages formels, introduits au préalable, qui sont des MÉTALANGUES linguistiques2.

Le problème général des représentations formelles en sciences est fort intéressant, mais
marginal pour nos buts beaucoup plus modestes. Sans poursuivre donc ce sujet, nous nous
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
2

contentons d'énoncer comme postulat la thèse suivante :

Tout modèle morphologique s'appuie sur des représentations des mots- formes établies d'avance
et tenues, à l'intérieur du modèle, pour acquises.

Cela ne veut nullement dire que les représentations choisies dans un modèle donné ne
doivent pas être justifiées ou qu'elles ne peuvent pas être discutées ou réfutées. Comme tout autre
élément d'une description scientifique, les représentations linguistiques1 sont sujettes à des critiques

et peuvent être l'objet de révisions. Cependant, l'étude des représentations utilisées dans un modèle
se situe elle-même EN DEHORS du modèle; elle relève soit d'un modèle plus vaste, soit du MÉTA-
modèle mentionné plus haut, à la fin du §1, p. 000 ssq. Ainsi, les représentations spécifiques que
nous postulons pour les modèles morphologiques doivent être justifiées et évaluées, dans un premier
temps, au sein du modèle Sens-Texte dans sa totalité et dans un deuxième temps, au sein d'un méta-
modèle morphologique.

2. Représentations linguistiques1 majeures

dans un modèle morphologique

2.1. Niveaux de représentation. Un modèle morphologique comporte trois niveaux


MAJEURS de représentation des mots-formes (que nous avons déjà ébauchés dans l'Introduction [vol.
1], chapitre II, §2, 2, p. 57-61) :
— la représentation d'un mot-forme w au niveau catégoriel, appelée représentation
morphologique profonde de w et notée RMorphP(w);
— la représentation d'un mot-forme w au niveau formel, appelée la représentation phonologique
profonde de w et notée RPhonP(w). La RPhonP est ce qu'on appelle, dans la littérature linguistique2,

représentation phonologique (au sens courant du terme);


— la représentation d'un mot-forme w au niveau intermédiaire entre les deux niveaux précédents,
c'est-à-dire au niveau morphémique, appelée représentation morphologique de surface de w et
notée RMorphS(w).
Deux autres niveaux de représentation MINEURS, qui se situent entre la RMorphS(w) et
RPhonP(w), à savoir le niveau morphique et le niveau morphonologique, seront introduits plus loin,
p. 00-00.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
3

Passons maintenant aux définitions.

2.2. Représentation morphologique profonde. Nous commençons, comme d'habitude,


par la définition, que nous commentons et illustrons ensuite.

Définition VI.1 :
représentation morphologique profonde d'un mot-forme

La représentation morphologique profonde d'un mot-forme w est une expression qui comprend
:
a) le nom du lexème L auquel w appartient [c'est-à-dire, L(w)]
et
b) la caractéristique flexionnelle χ de w — l'ensemble de tous les grammèmes et quasi-
grammèmes que w exprime [c'est-à-dire, χ(w) = {χ1, χ2, ..., χn}]; cette caractéristique spécifie

le mot-forme w de façon univoque — aux variations morphologiques libres près.

Notation
Nous écrivons une RMorphP(w) sous la forme standard suivante :
Lχ .

Commentaires sur la définition VI.1


1. Strictement parlant, la RMorphP d'un mot-forme peut décrire plusieurs mots-formes —
ceux qui possèdent le même signifié et le même syntactique, et qui sont donc des variantes
morphologiques. Voici quelques exemples.
(1) a. russe
JA (moi)instr <> 1) mnoj

<> 2) mnoju

KNIGA (livre)sg, instr <> 1) knigoj

<> 2) knigoju

En russe, les pronoms personnels et les noms féminins de la Ire déclinaison ont au singulier
deux variantes facultatives de la forme de l'instrumental.
b. serbo-croate
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
4

LJUBAV (amour)sg, instr <> 1) ljubavlju

<> 2) ljubavi
En serbo-croate, certains noms féminins du groupe déclinationnel IV admettent, dans un
contexte particulier (avec une préposition et un adjectif), deux variantes facultatives de
l'instrumental au singulier : sa takvom velikom ljubavlju/ljubavi, litt. (avec [un] tel grand amour).
(Voir Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §4, 2, (16b), p. 212.)

2. Le nom du lexème n'est pas nécessairement une expression simple (= la forme de


citation), bien que le plus souvent ce soit le cas. Un nom de lexème peut très bien être une
configuration assez complexe, comportant à son tour des noms de lexèmes et des noms de moyens
dérivationnels. C'est le cas des lexèmes composés1 et des lexèmes dérivés1, voir 2.3, p. 00.

3. Soulignons que χ est un ensemble NON ORDONNÉ de grammèmes et de quasi-


grammèmes. Ce fait crucial sera repris et discuté plus loin, dans la section 6 de ce paragraphe, p. 000
ssq.

Notons que, si Lχ <> w et Lχ <> w' [w ≠ w'], alors w et w' sont des variantes
morphologiques (facultatives ou libres).

La structure interne de L sera caractérisée dans la sous-section suivante (2.3, p. 000 ssq.); χ,
par contre, n'appelle pas d'explications supplémentaires.
A cause de l'ambiguïté typique des langues naturelles, deux RMorphP
différentes peuvent spécifier deux mots-formes w et w' différents mais
possédant le même signifiant. Par exemple :

AVOIRind, impf, 1, pl <> avions /avjC=/

AVIONpl <> avions' /avjC=/

Cependant, un mot-forme donné n'a qu'une seule RMorphP, et une RMorphP ne spécifie qu'un
seul mot-forme — mises à part les variantes morphologiques libres comme

ASSEOIRind, prés, 1, sg <> assois/assieds.


Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
5

Exemples
N : Dans les exemples de ce paragraphe, nous essayons de citer — partout où cela est
possible — des faits du français. En le faisant, nous ne considérons, sauf mention
expresse du contraire, que la FORME ÉCRITE du français. Cela nous permet d'éviter
certaines difficultés additionnelles liées à la description grammaticale du français oral.
Soulignons que nous ne pouvons pas justifier et fonder nos descriptions, qui devront être
acceptées comme des postulats. (Comme point de référence, on peut consulter Morin
1987, où l'on trouve un modèle particulier de la flexion verbale française ainsi qu'un tour
d'horizon détaillé des autres modèles proposés dans la littérature.)

(2) a. RMorphP(plaisions) = PLAIREind, impf, 1, pl

b. RMorphP(plaisions') = PLAIREsubj, prés, 1, pl

c. RMorphP(puisse) = POUVOIRsubj, prés, 1, sg

d. RMorphP(puisse') = POUVOIRsubj, prés, 3, sg

e. RMorphP(blanches) = BLANCfém, pl

f. RMorphP(coraux) = CORAILpl

Rappelons (Introduction [vol. 1], chapitre II, 2, p. 57 ssq., et 3, p. 72 ssq.)

que la RMorphP d'un mot-forme [= RMorphPmot] , qui est la


REPRÉSENTATION DE BASE ou DE DÉPART dans le modèle morphologique,
constitue, en même
temps, une unité centrale de la REPRÉSENTATION PLAFOND ou D'ARRIVÉE dans le modèle
syntaxique. En effet, la composante syntaxique de surface d'un modèle Sens-Texte complet
aboutit, dans le processus de synthèse, à la RMorphP de la phrase [= RMorphPphrase]; or une

RMorphPphrase est composée de RMorphP des mots-formes qui constituent cette phrase. C'est
donc cette représentation, la RMorphP de mots-formes, qui joue le rôle d'INTERFACE entre
syntaxe et morphologie.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
6

2.3. Le nom de lexème. Avant de continuer notre caractérisation des autres représentations
morphologiques, penchons-nous sur le concept de nom de lexème, noté L dans la définition VI.1.
Comme nous l'avons établi dans la Première partie ([vol. 1], chapitre VI, 2, p. 350), on doit
distinguer trois types formels de lexèmes :
• lexèmes SIMPLES (= non composés1 et non dérivés1);

• lexèmes COMPOSÉS1

• lexèmes DÉRIVÉS1  lexèmes COMPLEXES, formés à partir d'autres lexèmes.

On trouve souvent un quatrième type, type mixte : des lexèmes qui sont à la fois composés1 et

dérivés1 (soit la composition1 des lexèmes dérivés1, soit la dérivation1 à partir des lexèmes

composés1). Cependant, ce type n'apporte aucun nouvel élément pertinent et peut être ignoré ici.

Un lexème simple est spécifié par son ARTICLE DE DICTIONNAIRE, qui l'identifie
directement et de façon univoque. Chaque lexème simple a un nom simple; par exemple :
ENTRAI{NERI.1 (emmener de force avec soi)
NOBLESSEII.2 (classe de nobles)
ROYALI (relatif à un roi)
(Rappelons — Première partie [vol. 1], chapitre VI, 2, p. 347 — que les numéros distinctifs, qui
identifient, auprès d'un nom de lexème, l'acception visée, sont empruntés au Petit Robert.)
Les articles de dictionnaire des lexèmes d'une langue L forment le Dictionnaire explicatif et
combinatoire [= DEC] de L ; le DEC a été présenté dans le chapitre II de l'Introduction [vol. 1], 3, p.
65, et mentionné ensuite à plusieurs reprises. Sans entrer dans les détails non pertinents ici,
signalons, en anticipant, le fait suivant, crucial du point de vue morphologique :
Un article de DEC fait correspondre au lexème vedette son morphème radical et à ce
morphème radical, le (ou les) morphe(s) de base.
(Pour morphème, radical et morphe de base, voir Cinquième partie [vol. 4].)
C'est dans les articles de dictionnaire de ce type que les règles des modèles morphologiques, dont
nous discutons dans cette partie, puisent toutes les informations nécessaires concernant les radicaux
de la langue L . Les informations concernant les affixes (ainsi que les autres moyens morphologiques
de L ) sont données directement dans les règles du modèle. Nous reprendrons la question du lien
entre un modèle morphologique et le dictionnaire au §3 du présent chapitre.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
7

Un lexème composé1 est formé à partir d'au moins deux lexèmes simples; il est spécifié par

au moins deux articles de dictionnaire qui correspondent à ses lexèmes constituants. Un lexème
composé1 n'est donc pas représenté directement dans le dictionnaire. Son nom est spécifié par la

donnée des noms de ses lexèmes constituants et de la relation de dépendance qui les relie. Par
exemple, les noms de trois lexèmes composés1 de l'allemand se présentent comme suit :

ATOM (atome)≤attributive_ KERN (noyau) = Atomkern (noyau atomique)


AUTO (auto)≤attributive_ MOTOR(moteur) = Automotor (moteur automobile)
BERUF (métier)≤attributive_ KOLLEGE (collègue) = Berufskollege, litt. (collègue de
métier)
A partir d'un nom de lexème composé1 de ce type, les règles morphologiques de
composition1 construisent les radicaux correspondants.
Du point de vue formel, le nom d'un lexème composé1 est un arbre de dépendance dont les

nœuds sont étiquetés des noms des lexèmes constituants et les arcs (= branches), des noms des
relations possibles entre ces lexèmes. Suivant la section 7.4 du §2, chapitre II de la Cinquième partie
([vol. 4, p. 97 ssq.), nous distinguons quatre types de relations entre les noms de lexèmes
constituants qui apparaissent au sein d'un lexème composé1 :

1) une relation coordinative, comme dans le composé1 sanskrit

deva+gandharva+manus]>a\h> (dieux, esprits et hommes);

2)-3) deux relations actancielles, à savoir :

— relation subjectale, comme dans le composé1 allemand Mörder+offizier, litt. (assassin

officier) = (officier qui est un assassin);

— relation complétive, comme dans le composé1 hongrois repülo…gép+gyár, litt. (avion usine) =

(usine d'aéronautique);

4) relation attributive, comme dans le composé1 allemand Wild+ente, litt. (sauvage canard).

Ces relations peuvent déterminer l'ordre linéaire des constituants d'un composé1, ainsi que
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
8

le choix des interfixes (bien que nous ne connaissions pour le moment aucun exemple réel, rien
n'empêche qu'une langue utilise des interfixes différents dans le but d'exprimer la relation reliant
deux constituants dans un composé1). Comparez les deux composés1 allemands :

(3)allemand
MÖRDER≤subjectale_ OFFIZIER
assassin officier = Mörderoffizier (officier assassin)
vs
MÖRDER-complétive. OFFIZIER
assassin officier = Offiziersmörder (assassin d'un officier)
[L'interfixe -s-, qui marque le lien entre les deux radicaux, est indiqué en gras.]

Ou encore les deux composés1 tchouktchi :

(4) tchouktchi

TUR≤attributive_ POJΓ≤attributive_ nILΓ (+bn)

neuf lance lanière (SG.NOM)


= torpojγbnelγbn (lanière de la lance neuve)
vs
attributive

TUR POJΓ≤attributive_ nILΓ (+bn)

neuf lance lanière (SG.NOM) =

pojγb tornelγbn (lanière neuve de la lance)

N : Dans les composés1 tchouktchi cités ici, nous observons deux phénomènes

morphonologiques :
1. L'harmonie vocalique (dont il était question dans la Troisième partie [vol. 3], chapitre
II, §3, 2.1, p. 71 ssq., surtout l'exemple (21)) : tur ~ tor, nilγ ~ nelγ.
2. L'épenthèse vocalique (dont il était question également dans la Troisième partie [vol.
3], chapitre II, § 3, 2.1, 3, , p. 92, l'exemple (56)) : le schwa épenthétique est indiqué
ci-dessus en gras.

Les exemples (3) et (4), ainsi que (5) plus loin, illustrent le mode de représentation des
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
9

noms de lexèmes composés1. Ce ne sont pas des RMorphP des mots-formes correspondants, car il

manque la caractéristique morphologique χ (que nous avons omise pour alléger l'exposé); de telles
RMorphP sont données en (3') - (5') ci-dessous.
Nous tenons à souligner que l'ordre linéaire des noms des lexèmes constituants au sein du
nom du lexème composé1 n'est pas du tout pertinent, et nous utilisons en (3) et (4) un ordre linéaire

arbitraire. Toute l'information nécessaire à l'ordonnancement correct des constituants réels (= des
radicaux) au niveau morphologique de surface est codée dans la relation qui les relie :
— l'ORIENTATION de la relation spécifie le modificateur par rapport au modifié et ainsi détermine
leur ordre mutuel (en fonction de la langue, bien sûr);
— le NOM de la relation spécifie le type sémantique de modification et ainsi détermine, le cas
échéant, les particularités formelles du composé1 en question.

Les relations entre les lexèmes constituant un lexème composé1 sont surtout importantes

dans les langues dites polysynthétiques, plus précisément, dans les langues privilégiant
l'incorporation.
Un lexème faisant partie d'un lexème composé1 en tant qu'élément modificateur (=

dépendant) peut comporter son propre χ, puisque ce ne sont pas seulement les racines « nues » qui
participent dans des composés1, mais aussi les racines munies de certains marqueurs

morphologiques. Ainsi, en finnois, le nom modifiant un autre nom au sein d'un composé1 peut très

bien avoir un suffixe casuel :


(5) finnois
a.
koti +in +tulo = kotiintulo (arrivée à la maison)
maison SG.ILL(atif) arrivée
vs
kodi +ssa +olo = kodissaolo (séjour à la maison)1
maison SG.INES(sif) séjour
vs
kodi +sta +lähto = kodistalähtö (départ de la maison)
maison SG.ÉLAT(if) départ
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
10

b.
loma +lle +lähtö =lomallelähtö, litt. (départ sur repos)
repos SG.SUPERL(atif) départ
(départ en congé)
vs
loma +lla +olo = lomallaolo, litt. (séjour sur repos)
repos SG.SUPERES(sif) séjour
(séjour en congé)
vs
loma +lta +tulo =lomaltatulo, litt. (arrivée de-sur repos)
repos SG.DÉSUPERL(atif) arrivée
(retour du congé)
(Cf. l'exemple (17), 7.2, §2, chapitre II, Cinquième partie [vol. 4], p. 89.)

La RMorphP d'un mot-forme d'un lexème composé1 L a la forme générale suivante :

Lχ = [L'χ' ≤_r__ L"]χ , ou Lχ = [L"__r_. L'χ' ]χ ;


les deux écritures sont équivalentes, l'ordre linéaire des noms de lexèmes constituants dans une telle
RMorphP n'étant pas pertinent. Notons encore que χ' peut être vide.
Ainsi, les RMorphP des mots-formes composés1 correspondant aux exemples (3)-(5)

s'écrivent comme suit :


(3') allemand
[MÖRDER≤subjectale_ OFFIZIER]pl, dat = Mörderoffizieren

(aux officiers assassins)


vs
[MÖRDER_complétive. OFFIZIER]pl, dat = Offiziersmördern

(aux assassins d'officier)

(4') tchouktchi

[TUR≤attributive_ POJΓ≤attributive_ nILΓ]sg, comit = γatorpojγnelγbma

(avec la lanière d'une lance neuve)


vs
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
11

attributive

attributive
[TUR POJΓ≤__________ nILΓ]sg, comit = γapojγbtornelγma

(avec une neuve lanière de lance)


[γa-...-ma est le circonfixe du comitatif : (avec ...)]

(5') finnois

[KOTIsg, ill≤complétive_ TULO]sg, nom = kotiintulo (arrivée à la maison)

vs

[KOTIsg, iness≤complétive_ OLO]sg, nom = kodissaolo (séjour à la maison)

Nous ne traiterons les lexèmes composés1 que de façon très sommaire — au §4 du présent

chapitre.

Un LEXE`ME DÉRIVÉ1 est formé à partir d'un autre lexème quelconque par un moyen

dérivationnel — c'est-à-dire un affixe, une reduplication2, une apophonie ou une conversion2, —

que nous notons D , dans ce qui suit. (Un moyen dérivationnel est considéré comme une UNITÉ
DÉRIVATIONNELLE par analogie avec les unités lexicales. En effet, les unités dérivationnelles mani-
festent une parenté sémantique spéciale avec les lexies, tout en étant des signes morphologiques.)

Tout comme un lexème composé1, un lexème dérivé1 n'est pas non plus représenté

directement dans le dictionnaire. Son nom est construit par une règle à partir du nom du lexème de
départ muni de l'indication du nom du moyen dérivationnel concret à appliquer, les deux étant liés
par le symbole O. Ainsi, on a :
ABATTRE O -AGE (= abattage)
AFFAIBLIR O -MENT (= affaiblissement)
AGGRAVER O -TION (= aggravation)
Remarquons qu'au niveau syntaxique profond les trois noms dérivés ci-dessus sont
1

présentés sous une forme qui exprime mieux leur parenté sémantique :
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
12

S0(ABATTRE), S0(AFFAIBLIR), S0(AGGRAVER),


où S0 est une fonction lexicale particulière [= nom d'action, d'état ou de propriété]. La valeur de

cette fonction lexicale, c'est-à-dire le nom déverbatif dérivé1 à l'aide du suffixe approprié, est

calculée par les règles de la syntaxe profonde et de la dérivation1 se basant sur les informations

inscrites dans le dictionnaire. Ainsi, dans l'article de dictionnaire du lexème ABATTRE, on trouve
S0(ABATTRE) = ABATTAGE, etc. Comme résultat, au niveau syntaxique de surface, les lexèmes

dérivés1 apparaissent avec le moyen dérivationnel concret déjà choisi; ils passent au niveau

morphologique profond avec cette acquisition.


Un lexème constituant d'un lexème dérivé1 peut (tout à fait comme un constituant

modificateur d'un composé1) comporter son propre χ, puisque les moyens dérivationnels ne

s'appliquent pas seulement aux racines « nues », mais aussi aux racines (ou aux radicaux dérivés1 ou

composés1) munies de certains marqueurs morphologiques. Considérons l'exemple suivant.

(6) En hongrois, à partir d'un nom N, on peut toujours dériver un pronom signifiant (celui de
N). Le moyen dérivationnel utilisé est le suffixe -é /e\/) :
a.
apa (père) ~ apáé (celui du père)
Papp [nom de famille] ~ Pappé (celui de Papp)
könyv (livre) ~ könyvé (celui du livre)
Le suffixe -é peut (en tout cas, théoriquement) être itéré :
apáéé (celui de celui du père)
Or, le nom N auquel ce suffixe se joint est en fait caractérisé par le nombre et
l'appartenance (Deuxième partie [vol. 2], chapitre II, §4, 4.5, B, définition II.49, p. 192 ssq.) :
b.
apá+m (mon père) ~ apámé (celui de mon père)
könyv+ek (livres) ~ könyveké (celui des livres)
könyv+e+i+m (mes livres) ~ könyveimé (celui de mes livres)

On peut même avoir des formes comme :


c. könyv+e +i +m +é +i +é +ben =
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
13

livre APPART PL 1SG celui PL celui INESS


= könyveiméiében (dans celui de ceux de mes livres)
[par exemple, (dans le caractère des titres de mes livres)]2.
N : On voit ici un exemple frappant de la flexion INTÉRIEURE par rapport à la dérivation,
sujet traité plus en profondeur dans la Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §3, 3.4,
3, pp.163-167.

Les mots-formes du type illustré ont la RMorphP suivante :


(6')

[APAsg, non-appart O -É]sg, nom = apáé (celui du père)

[APAsg, 1, sg O -É]sg, nom = apámé (celui de mon père)


p

[KÖNYVpl, 1, sg O -É]sg, nom = könyveimé (celui de mes livres)


p

[[KÖNYVpl, 1, sg O -É]pl ] O -É]sg, iness = könyveiméiében (dans celui de


p

ceux de mes livres)


[« non-appart » signifie (non appartenant) et « sgp », (singulier du possesseur)]

La RMorphP d'un lexème dérivé1 L a donc la forme générale suivante :

Lχ = [ L'χ ' O D ]χ

Comme pour les lexèmes composés1, nous retournons brièvement aux lexèmes dérivés1 au

§ 4 ci-dessous.
Le reste de la Sixième partie
est consacré aux lexèmes simples.

2.4. Représentation morphologique de surface. Nous reprenons ici la caractérisation des


représentations linguistiques1 majeures adoptées dans notre modèle morphologique.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
14

Définition VI.2 :
représentation morphologique de surface d'un mot-forme

La représentation morphologique de surface d'un mot-forme w est un ensemble de


morphèmes, de supramorphèmes et de familles d'opérations morphologiques significatives qui
spécifie w de façon univoque — aux variations morphologiques libres près.

Notation
Nous écrivons la RMorphS(w) sous la forme standard suivante :
{M1}, {M2}, ..., {Mn }, {O1}, {O2},..., {Om }, {Supraf},

où {Mi} sont des morphèmes (Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §4, p. 203 ssq.);

{Oj} sont des familles d'opérations morphologiques significatives, à savoir des


réduplicationèmes, des apophonièmes et des conversionèmes (Cinquième partie,
chapitre IV, §1, 5, p. 287, et §2, 5, p. 305; chapitre V, 4, p. 321);
et {Supraf} est un suprafixème portant sur le mot-forme entier (Cinquième partie, chapitre III, p.
261 ssq.).

Commentaires sur la définition VI.2


1. Nous ne prévoyons pour l'instant qu'un seul suprafixème par mot-forme. S'il y en avait
plus, il sera facile de généraliser notre RMorphS et d'y indiquer plusieurs suprafixèmes.
2. Les opérations morphologiques {Oj} et le suprafixème {Supraf} peuvent tous être

absents d'une RMorphS, alors qu'au moins certains morphèmes {Mi} doivent y être présents. Cela
démontre, une fois de plus, que le rôle des morphèmes est plus important que celui des autres
moyens morphologiques.
3. La RMorphS est une représentation « ÉMIQUE »; elle est faite en termes d'ENSEMBLES
particuliers de signes, c'est-à-dire d'-E`MES (morphèmes, apophonièmes, ..., suprafixèmes). Le
corrélat « ÉTIQUE » de la RMorphS, soit une représentation morphique, est introduit plus loin, dans
4.2, p. 000.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
15

Par abus de langage, nous nous permettons d'appeler la représentation


morphologique de surface représentation morphémique, étant donné que dans la
plupart des cas elle n'est constituée que de morphèmes.

4. Les éléments de la RMorphS d'un mot-forme ne sont pas linéairement ordonnés. Nous en
discuterons en détail dans la section 6, p. 000 ssq. (Ordonnancement). Ici, nous nous limitons à
signaler que les informations comprises dans les syntactiques de ces éléments suffisent pour savoir
quelle opération s'applique au morphe de quel morphème et comment ordonner les morphes
sélectionnés.
5. Quand il s'agit de la RMorphS d'un mot-forme composé1 ou dérivé1, on utilise l'écriture
i
standard spécifiée ci-dessus pour chaque Lχ SIMPLE faisant partie de sa RMorphP. On représente
i

chaque composante d'un mot-forme composé1 ou dérivé1 par l'ensemble correspondant de

morphèmes et d'autres -èmes; on relie ces ensembles entre eux et/ou on les hiérarchise de la même
façon qu'on relie et/ou hiérarchise les noms des lexèmes qui constituent le nom d'un lexème
complexe dans la RMorphP de départ. Par conséquent, la RMorphS d'un composé1 ou d'un dérivé1

est un objet fort complexe du point de vue formel. Nous pouvons cependant éviter de le discuter
longuement puisque, dans le CMG, nous ne décrivons de façon approfondie que DES MODE`LES
MORPHOLOGIQUES POUR DES LEXE`MES SIMPLES, c'est-à-dire des modèles morphologiques pour la
flexion.

Exemples

(7) a. RMorphS(plaisions) = {PLAI(-re)}, {IND.IMPF}, {1PL}

b. RMorphS(plaisions') = {PLAI(-re)}, {SUBJ.PRÉS}, {SUBJ.1PL}3

c. RMorphS(puisse) = {POUV(-oir)},{SUBJ.PRÉS},{SUBJ.1SG}

d. RMorphS(puisse') = {POUV(-oir)},{SUBJ.PRÉS},{SUBJ.3SG}

e. RMorphS(blanches) = {BLANC}, {FÉM}, {PL}

f. RMorphS(coraux) = {CORAIL}, {APL}


Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
16

Cf. les RMorphP des mêmes mots-formes en 2.2, (2), p. 00.

2.5. Représentation phonologique profonde. Nous commençons par la définition, que


nous allons commenter ensuite.

Définition VI.3 : représentation phonologique profonde


d'un mot-forme

La représentation phonologique profonde d'un mot-forme w est une chaîne de phonèmes


munie de tous les prosodèmes nécessaires et qui spécifie le signifiant de w de façon univoque
— à l'homonymie morphologique près.
Notation
La notation est tout à fait standard : il s'agit de la transcription phonologique conventionnelle.

Dans la littérature linguistique2, cette représentation est d'habitude appelée

simplement représentation phonologique.

Commentaire sur la définition VI.3


Strictement parlant, une RPhonP de mot-forme peut décrire plusieurs mots-formes — ceux
qui possèdent le même signifiant et qui sont donc des homonymes. Cf. le commentaire 1 sur la
définition VI.1, p. 000.
Exemples
(8) a. RPhonP(plaisions) = /plezjC=/

b. RPhonP(plaisions') = /plezjC=/

c. RPhonP(puisse) = /p¥is/

d. RPhonP(puisse') = /p¥is/

e. RPhonP(blanches) = /blãs]/

f. RPhonP(coraux) = /kCro/
Cf. la RMorphS des mêmes mots-formes ci-dessus, (7), p. 00.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
17

De façon similaire à la RMorphP, la RPhonP, qui est la REPRÉSENTATION


PLAFOND ou D'ARRIVÉE dans le modèle morphologique, constitue en même
temps la REPRÉSENTATION DE BASE ou DE DÉPART du modèle
phonologique. En effet, la compo-
sante (= le module) phonologique d'un modèle Sens-Texte part, dans le processus de synthèse,
de la RPhonP. C'est donc cette représentation qui joue le rôle d'INTERFACE entre morphologie
et phonologie.

Après avoir défini les trois niveaux majeurs de représentation des mots-formes pour un
modèle morphologique, nous allons procéder de la façon suivante :
— Préciser les distinctions entre la représentation morphologique d'un mot-forme et celle d'une
phrase.
— Introduire deux sous-niveaux intermédiaires mineurs (entre la RMorphS et la RPhonP).
— Essayer de justifier l'introduction des niveaux proposés, en indiquant les phénomènes et les
processus typiques associés à chacun d'eux.

3. Représentation morphologique des mots-formes


vs représentation morphologique des phrases

On se rappelera (Introduction [vol. 1], chapitre II, 2, p. 57 ssq.) qu'une représentation


morphologique à deux niveaux est prévue non seulement pour des mots-formes isolés, mais aussi
pour des phrases (ou pour des parties de phrases : pour des propositions et des syntagmes1). Pour

éviter toute confusion, il faudrait toujours spécifier :


RMorphPmot vs RMorphPphrase,

RMorphSmot vs RMorphSphrase.
La RMorphP d'une phrase est constituée de deux structures (Structure MorphP et Structure
Prosodico-MorphP), et la structure MorphP d'une phrase est la chaîne de RMorphP des mots-formes
qui constituent la phrase en question. On voit donc que le terme représentation morphologique
(profonde ou de surface) a deux contenus bien différents selon qu'il est appliqué à un fragment de
texte syntaxiquement cohérent ou à un seul mot-forme isolé. Par conséquent, les spécificateurs de
phrase vs de mot-forme sont de rigueur dans tous les cas où le contexte n'est pas suffisant pour lever
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
18

l'ambiguïté.
Cependant, comme le présent ouvrage est limité à la morphologie du mot et que nous n'y
traitons que des représentations morphologiques de mots-formes, nous nous permettons, pour
abréger, d'omettre le modificateur d'un/de mot-forme dans la suite de notre exposé.

Sauf mention expresse du contraire, dans cette partie de notre exposé,


représentation morphologique signifie (représentation morphologique d'un/de mot-
forme).

4. Représentations morphologiques intermédiaires

En plus des trois niveaux majeurs de représentation concernés par la composante


morphologique du modèle Sens-Texte, nous utilisons deux niveaux auxiliaires, que nous appelons
« mineurs ». Ceux-ci n'ont pas de statut de niveaux autonomes (= « majeurs ») dans notre modèle,
mais constituent des étapes inévitables dans la transition entre la représentation morphémique (=
RMorphS) et la représentation phonologique (= RPhonP). Ces deux niveaux additionnels sont :
• la représentation MORPHIQUE
et
• la représentation MORPHONOLOGIQUE4.
Considérons-les chacun à leur tour.

4.1. Représentation morphique. La représentation morphique d'un mot-forme est une


CHAI[NE d'éléments segmentaux, c'est-à-dire de signifiants de morphes de base et de mégamorphes,
qui ont déjà subi l'action de toutes les opérations morphologiques significatives, mais qui n'ont pas
encore été soumis aux ajustements morphonologiques (pour ce dernier terme, voir plus loin, 4.2, p.
000); ces signifiants sont liés par le symbole +, qui signale, en même temps, une frontière
morphique et une séquence linéaire. On peut dire que dans cette représentation, toutes les
significations grammaticales sont déjà exprimées par des signes linguistiques1 de L , mais qu'aucune

contrainte de cooccurrence portant sur leurs signifiants n'y est encore respectée.

La représentation morphique d'un mot-forme w est donc sa représen-tation CANONIQUE


(Première partie [vol. 1], chapitre III, §2, 2.2, p. 148).

Exemples
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
19

(9) Pour les mots-formes français des exemples (1), (7) et (8), nous proposons les
représentations morphiques suivantes :
mot-forme représentation morphique du mot-forme
à l'écrit à l'oral
a. plaisions plais + i + ons /plez/+/j/+/C=/ [à l'indicatif]
b. plaisions' plais + 0 + ions /plez/+ 0 +/jC=/ [au subjonctif]
c. puisse puiss +e /p¥is/+ 0 [1 sg]
d. puisse' puiss +e /p¥is/+ 0 [3 sg]
[puisse-/puisse'- est un mégamorphe fort qui exprime ensemble le morphème radical et
le morphème du subjonctif présent]

e. blanches blanch+e +s /blã/+/s]/

f. coraux coraux /kCro/


[coraux- est un mégamorphe faible qui exprime ensemble le morphème radical et
l'apophonie du pluriel]

La représentation morphique (= canonique) d'un mot-forme est une représentation ÉTIQUE


correspondant à sa représentation ÉMIQUE, qui est la RMorphS (voir ci-dessus, ainsi que
Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §4, 6, p. 221 ssq.).

4.2. Représentation morphonologique. La représentation morphonologique d'un mot-


forme est la chaîne morphique associée à ce mot-forme, qui est telle que :
1) tous les ajustements morphonologiques y sont effectués,
2) les morphes zéro en sont éliminés
et
3) les symboles « + » en sont également éliminés.
C'est une chaîne de phonèmes munie des prosodèmes nécessaires qui a été soumise à toutes
les transformations phonologiques (obligatoires et/ou facultatives) restreintes par des conditions
morphologiques. Autrement dit, certaines contraintes de cooccurrence portant sur les phonèmes sont
respectées : celles qui sont conditionnées par les syntactiques des signes en cause. La seule
différence entre la représentation morphonologique et la RPhonP (= la représentation phonologique,
qui est le plafond de la composante morphologique) est que les règles purement phonologiques, ou,
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
20

dans notre terminologie, les règles morphonologiques de surface (voir §3 ci-dessous, p. 000 ssq.),
n'y sont pas encore appliquées : les contraintes de cooccurrence phonémique qui ne sont pas
conditionnées par les syntactiques ne sont pas respectées. Dans nos exemples français, la
représentation morphonologique des mots-formes considérés ne diffère pas de leur représentation
phonologique. Pour une représentation phonologique de mots-formes différente de leur repré-
sentation morphonologique, nous donnerons des exemples bafia (pour les détails, voir chapitre IV de
cette partie, p. 000.)
Exemples
(10) français
mot-forme représentation morphonologique
a. plaisions /plezjC=/ [nous plaisions]
b. plaisions' /plezjC=/ [que nous plaisions]
c. puisse /p¥is/ [que je puisse]
d. puisse' /p¥is/ [qu'il puisse]
e. blanches /blãs]/
f. coraux /kCro/

(11) bafia [les symboles d'accent indiquent les tons, selon les conventions adoptées dans le
CMG; voir chapitre IV de cette partie]

mot-forme représentation représentation


morphonologique phonologique

a. n` ÎénI ; (je coupe) m` rénI; n` ÎénI;

b. ànáasI` (... et il fait construire


un pont) [au coordinatif] ànársI` ànáasI`

c. ákpamkpàn (il est en train


d'arriver) ákpan kpàn ákpamkpàn
d. àfógA` ? fògA` kà (il mettait
jadis [qqch. qque part]
à plusieurs reprises) àfógA`kfògA`kà àfógA`? fògA`kà
? Écrivez toutes les règles morphonologiques de surface du bafia que vous voyez à l'œuvre

2 dans les exemples de (11); consultez §3 ci-dessous.


Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
21

5. Une vue d'ensemble des représentations


manipulées par un modèle morphologique

Comparons maintenant les représentations des deux mots-formes français : plaisions (au
sens de l'imparfait de l'indicatif) et puissions — à tous les niveaux et sous-niveaux considérés :
Figure VI-1.

Mot-forme plaisions puissions


Représentation
1. RMorphP PLAIRE
ind, impf, 1, pl
POUVOIR
subj, prés, 1, pl
2. RMorphS {PLAI(-re)}, {IND.IMPF}, {1PL} {POUV(-oir)}, {SUBJ.PRÉS}, {SUBJ.1PL}

(= R morphémique)
3. R morphique /plez/ + /j/ + /C=/ /p¥is/ + /jC=/
4. R morphonologique /plez/ +/j/ + /C=/ /p¥is/ + /jC=/
5. RPhonP /plezjC=/ /p¥isjC=/

Représentations de deux mots-formes verbaux français


à tous les niveaux et sous-niveaux impliqués dans un modèle morphologique
Figure VI-1

1. Au niveau catégoriel (= dans la RMorphP), les deux mots-formes sont très semblables :
leurs RMorphP sont parfaitement isomorphes.
2. Au niveau morphémique (= dans la RMorphS), l'isomorphie est quasiment préservée (les
deux mots-formes sont composés chacun de trois morphèmes similaires), mais une première
différence sensible apparaît :
— dans plaisions (à l'imparfait de l'indicatif), nous voyons un morphème de nombre et de
personne {1PL}, puisque le suffixe -ons exprime (1pl) dans tous les temps de l'indicatif et du
conditionnel ainsi qu'à l'impératif;
— mais dans puissions, nous trouvons dans la même position un morphème qui cumule le MODE,
la personne et le nombre {SUBJ.1PL}, puisqu'ici, -ions exprime aussi (subjonctif) à côté de (1pl). On
notera que -ions apparaît dans tous les temps du subjonctif — au présent et à l'imparfait :
[que nous] aim+0 +ions /aim+a+ss+ions
3. Au niveau morphique, l'isomorphie de représentation entre plaisions et puissions
n'existe plus; les deux structures formelles manifestent une différence importante. En effet, le mot-
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
22

forme plaisions comprend TROIS signes segmentaux :


• le morphe radical plais-, un allomorphe du morphème {PLAI(-re)} (les autres allomorphes étant
plai- et pl-);
• le morphe suffixal -i /j/, marqueur de l'imparfait de l'indicatif (l'autre allomorphe du même
morphème étant -ai /ε/);

• le morphe suffixal -ons, marqueur de la 1re personne du pluriel.


Le mot-forme puissions, lui, est représenté en termes de DEUX signes segmentaux :
• le mégamorphe fort puiss-, qui exprime deux morphèmes à la fois : le morphème radical et le
morphème modo-temporel, de sorte qu'on a
{POUV(-oir)}, {SUBJ.PRÉS} <> puiss-
(puiss- n'apparaît que dans les formes du subjonctif présent);
• le morphe suffixal -ions, marqueur cumulatif de mode, de personne et de nombre (la 1re
personne du pluriel au subjonctif).
4.-5. Les représentations morphonologique et phonologique de ces mots-formes ne
présentent pas d'intérêt particulier (pour le français).

Pour jeter plus de lumière sur la question de la représentation MorphS des mots-formes,
examinons les terminaisons verbales françaises -ions et -iez. Elles sont traitées différemment,
comme nous venons de le voir, à l'indicatif et au subjonctif.
— A l'INDICATIF, nous tenons -i- au sein de -ions et -iez pour le signifiant d'un signe à part : le
suffixe -i, marqueur de l'imparfait de l'indicatif, qui est un allomorphe du même morphème que -
ai /ε/ : [nous] parl+i+ons ~ [je] parl+ai+s. Ce suffixe se trouve en opposition avec -0 du présent,
-(e)r du futur et -(e)rai/-(e)ri du futur-dans-le-passé de l'indicatif, ainsi qu'avec -(e)rai/-(e)ri du
conditionnel. Les terminaisons -ions et -iez à l'imparfait de l'indicatif sont donc bimorphiques :
+i+ons et +i+ez.
— Mais au SUBJONCTIF, nous décrivons -ions et -iez comme marqueurs synchroniquement
inanalysables, c'est-à-dire cumulatifs, du subjonctif, de la 1re/2e personne et du pluriel. Autrement
dit, les terminaisons -ions et -iez au présent du subjonctif sont monomorphiques : +ions et +iez. Le
marqueur (modo-temporel) du subjonctif présent est soit zéro ([que je] chante :
chant+0 SUBJ.PRÉS+e1SG), soit un mégamorphe couvrant aussi le radical ([que je] puiss-, sach-, aill-

); le subjonctif imparfait est exprimé soit par le suffixe -ss /s/ ([que je] chant+a+ss+e, di+ss+e,
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
23

connu+ss+e, pu+ss+e, su+ss+e, ...), soit par le suffixe zéro à la 3e personne du singulier (par l'accent
circonflexe ^ à l'écrit : [qu'il] chantâ+t, dî+t, connû+t, pû+t, sû+t, ...).
Par analogie avec les suffixes -ions et -iez, nous traitons TOUTES les terminaisons
personnelles du subjonctif comme exprimant aussi le mode. Par conséquent, à l'indicatif, le morphe -
e dans [je] chante (le suffixe zéro -0 à l'oral) appartient au morphème {1SG}, qui cumule la
personne et le nombre (du sujet); au subjonctif, le morphe homonyme -e appartient au morphème
{SUBJ.1SG}, qui, lui, cumule le mode, la personne et le nombre. On notera qu'à la 3e personne du
singulier, la différence à l'écrit est plus visible : au présent de l'indicatif, certains verbes ont -t e
{3SG}, mais au présent du subjonctif, tous les verbes (sauf E{TRE et AVOIR) ont -e e {SUBJ.3SG}.
A l'oral, le tableau devient beaucoup plus embrouillé, puisqu'en français, la plupart des terminaisons
verbales sont zéro. Cependant, même si le marqueur du présent de l'indicatif et celui du présent du
subjonctif sont tous les deux zéro, ils peuvent être distingués : le suffixe zéro du subjonctif présent
sélectionne l'allomorphe long5 du radical (ou un des allomorphes longs, s'il y en a plusieurs), y
compris au singulier, ce qui n'est jamais le cas avec l'indicatif. Le zéro -0 SUBJ.PRÉS et le zéro -

0 IND.PRÉS diffèrent donc dans leur syntactique.

Selon notre description, dans une forme subjonctive française, le subjonctif est toujours
exprimé deux fois :
— une première fois soit par un suffixe modo-temporel, à savoir -0 (subjonctif présent) et -ss/-0
(subjonctif imparfait), soit (dans quelques cas isolés du type puiss-, sach-, aill-) par un mégamorphe
qui exprime cumulativement la signification radicale et le présent du subjonctif;
— et une autre fois par un suffixe cumulatif de mode, de personne et de nombre6.
Pour résumer, nous donnons dans la Figure VI-2 ci-dessous, les représentations de certaines
formes subjonctives françaises, aux quatre niveaux morphologiques — avec mention de leurs
correspondances mutuelles.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
24

a. b.
1. CHANTERsubj, prés, 1, pl 1. CHANTERsubj, impf, 3, sg

2. {CHANT-}, {SUBJ.PRÉS}, {SUBJ.1 PL} 2. {CHANT-}, {El.Th}, {SUBJ.IMPF}, {SUBJ.3 SG}


3. /s]ãt/ + 0 + /jC=/ 3. /s]ãt/ + /a/ 7 + 0 [^] + 0 [-t]
4. /s]ãtjC=/ chantions 4. /s]ãta/ chantât

c. d.
1. DIREsubj, prés, 1, pl
1. DIREsubj, impf, 3, sg
2. {DI-}, {SUBJ.PRÉS}, {SUBJ.1 PL}
3. /diz/ + 0 + /jC=/ [0 du subj. prés. sélec- 2. {DI-}, {SUBJ.IMPF}, {SUBJ.3 SG}
tionne l'allomorphe long du radical] 3. /di/ + 0 [^] + 0 [-t] [0 du subj. imparfait sélectionne
4. /dizjC=/ disions l'allomorphe court du radical]

4. /di/ dît
e.
1. SAVOIRsubj, prés, 1, pl f.
2. {SAV-}, {SUBJ.PRÉS}, {SUBJ.1 PL} 1. SAVOIRsubj, impf, 3, sg
3. /sas]/ + /jC=/ 2. {SAV-}, {SUBJ.IMPF}, {SUBJ.3 SG}
4. /sas]jC=/ sachions 3. /sü/ + 0 [^] + 0 [-t]
4. /sü/ sût

Représentations des formes subjonctives de trois verbes français


aux quatre niveaux impliqués dans le modèle morphologique
Figure VI-2
Dans la Figure VI-2, 1 = niveau catégoriel, ou RMorphP; 2 = niveau morphémique, ou
RMorphS; 3 = niveau morphique; 4 = niveau morphonologique (identique, dans ce cas, au niveau
phonologique).

6. Justification des représentations morphologiques adoptées

En nous prévalant des exemples cités, nous allons expliquer ce qui motive la division
proposée des représentations manipulées par le modèle morphologique Sens-Texte en RMorphP,
RMorphS, R(eprésentation) morphique, R morphonologique et RPhonP.
Nous ferons cela en trois étapes :
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
25

— Nécessité des (sous-)niveaux intermédiaires.


— Niveaux majeurs vs niveaux mineurs.
— Parallèles avec la syntaxe.

6.1. Nécessité des (sous-)niveaux intermédiaires. Nous pouvons tout d'abord utiliser une
analogie entre les niveaux morphologiques, d'une part, et les niveaux syntaxiques et phonologiques
d'autre part. La division de la RMorph en deux (sous-)niveaux majeurs — un (sous-)niveau
PROFOND, tourné vers le sens, et un (sous-)niveau DE SURFACE, tourné vers le texte, — se retrouve
en syntaxe et en phonétique (voir Introduction [vol. 1], chapitre II, 2, surtout p. 54 ssq., pour
l'opposition « RSyntP vs RSyntS »). Pour ces deux niveaux, la division en question est solidement
motivée par des raisons indépendantes et offre un parallèle convaincant pour une scission analogue
de la représentation morphologique. (Le parallélisme avec la syntaxe va même plus loin, comme on
le verra dans 6.3, p. 000 : le niveau morphique mineur en morphologie de surface correspond au
niveau mineur de groupes syntaxiques en syntaxe de surface.) Cependant, nous croyons avoir des
arguments plus substantiels et en même temps plus spécifiques pour les niveaux intermédiaires en
morphologie. Pour les présenter, voyons quels types de changements se produisent entre la
RMorphP et la RPhonP d'un mot-forme.
La Représentation Morphologique PROFONDE d'un mot-forme w de la langue L vise le côté
« interne » de w, soit sa composition LEXICO-CATÉGORIELLE. Plus précisément, elle spécifie la
signification lexicale et les significations dérivationnelles de w (par la donnée de L, nom du lexème
auquel w appartient) et toutes ses significations flexionnelles, c'est-à-dire les grammèmes et quasi-
grammèmes (par la donnée de χ, ensemble de tous les grammèmes et quasi-grammèmes que le mot-
forme w exprime). Pour fixer les idées, concentrons-nous, pour le moment, sur les significations
flexionnelles. Un fait fort important pour notre raisonnement est que la RMorphP de w ne contient
aucune mention directe des moyens morphologiques de L utilisés pour exprimer χ.
La Représentation Phonétique PROFONDE de w vise son côté « externe », soit sa
composition PHONÉMIQUE.
Rappelons qu'il a été convenu — Première partie [vol. 1], chapitre II, §1, 3.4, p. 116 — que
les signifiants morphologiques doivent être exprimés en termes phonologiques. Les détails
phonétiques, c'est-à-dire ceux du niveau phonétique de surface, ne sont pas pertinents pour la
morphologie, comme la morphologie n'est pas pertinente pour les phénomènes phonétiques de
surface8. La prise en considération des propriétés phonétiques des mots-formes ne fait qu'obscurcir
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
26

le tableau morphologique.
La RPhonP ne contient aucune mention directe ou indirecte des grammèmes et des quasi-
grammèmes de L qu'elle exprime : c'est le deuxième fait important pour notre raisonnement.
La composante morphologique du modèle Sens-Texte fait le pont entre les deux
représentations majeures des mots-formes :
{RMorphPimot} <> {RPhonPjmot}

Nous allons considérer cette correspondance du point de vue de la synthèse, comme


d'habitude dans ce livre, et en nous limitant aux éléments de χ (= les grammèmes et les quasi-
grammèmes notés (g)) et aux segments de la RPhonP qui leur correspondent (notés f). Nous pouvons
signaler trois types de divergence observés lors du passage d'une RMorphP vers la (ou les) RPhonP
correspondante(s) :
— Les divergences de regroupement, ou les décalages dus à la non-univocité de la
correspondance {(gi)} <> {fj} sur le plan SYNTAGMATIQUE, c'est-à-dire entre une RMorphP
donnée et sa RPhonP. Il s'agit de cas où un grammème est exprimé simultanément par plusieurs
marqueurs, par aucun marqueur segmental, etc.
— Les divergences d'association, ou les décalages dus à la non-univocité de la correspondance
{(gi)} <> {fj} sur le plan PARADIGMATIQUE, c'est-à-dire entre un (gi) donné et tous les fj possibles
qui peuvent l'exprimer en L . Ici, on trouve des grammèmes qui sont exprimés chacun par des
marqueurs différents dans des contextes différents, ainsi que des marqueurs dont chacun exprime,
dans des contextes différents, des grammèmes différents.
— Les divergences d'ordonnancement, ou les décalages dus au fait que les (gi) (dans la
RMorphP) ne sont pas linéairement ordonnés tandis que les fj (dans la RPhonP) le sont
nécessairement.
Examinons ces trois types de divergence à tour de rôle.

Divergences de regroupement

Certes, on voit assez souvent qu'un (g) dans une RMorphP donnée correspond à un et un
seul f dans la RPhonP (du même w) :
(gi) <> fj;
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
27

par exemple,
(pluriel) <> /s/
dans le mot-forme espagnol casa+s (maisons). Mais une telle bi-univocité est violée la plupart des
temps, et cela selon les quatre cas de figure logiquement possibles :

1) (g) <> — ; 3) (g1), (g2), ..., (gn) <> f

2) — <> f ; 4) (g) <> f1, f2, ..., fm


En effet :
1) Un grammème ou quasi-grammème peut ne correspondre à aucun segment de la
RPhonP; ceci peut avoir lieu dans trois situations différentes :
• Le grammème (g) n'est pas du tout exprimé à la surface. Cela est possible dans le cas de
TRANSCODAGE d'un grammème par d'autres grammèmes. Ainsi, le grammème verbal de (fini) n'est
pas exprimé comme tel dans de nombreuses langues : il est exprimé au moyen de grammèmes du
mode et/ou du temps — par le fait qu'ils sont présents dans la RMorphP du mot-forme en question
(voir Deuxième partie [vol. 2], chapitre III, §2, 1, après l'exemple (5), p. 220; le chapitre IV de cette
partie, 2.2, 1, p. 00).
• Le grammème (g) est exprimé par une opération significative — une réduplication2, une

apophonie ou une conversion2 (voir Cinquième partie [vol. 4], chapitres IV et V). On ne lui trouve

donc pas de correspondant segmental dans RPhonP(w).


• Le grammème (g) est exprimé par l'absence significative d'un élément segmental dans une
position où celui-ci est attendu, c'est-à-dire par un signe zéro.

2) Un segment f de la RPhonP peut ne correspondre à aucun élément de χ dans la


RMorphP (situation inverse par rapport à la précédente) : la RPhonP inclut le signifiant d'un signe
qui n'exprime aucun grammème ni aucun quasi-grammème. C'est soit un signe vide1 (voir

Cinquième partie [vol. 4], chapitre I, §2, 1, p. 15), soit un signe dont le signifié est un trait de
syntactique d'un autre signe (Quatrième partie [vol. 3], chapitre I, 2.3, p. 148). Un exemple bien
connu de signe vide1 est ce qu'on appelle l'élément thématique dans la conjugaison des langues

romanes (chapitre II ci-dessous, §2, p. 000 ssq.); un exemple typique de signe qui exprime un trait
de syntactique d'un autre signe serait un préfixe de classe1 nominale dans les langues bantoues.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
28

3) Plusieurs grammèmes peuvent être exprimés cumulativement par un seul marqueur


segmental indivisible. C'est, par exemple, le cas de la personne et du nombre verbaux ou du mode et
du temps dans les langues indo-européennes. Ainsi, en français on a :
(1 pers), (pl) <> /C=/; (2 pers), (pl) <> /e/; etc.
(nous écriv+ons, vous écriv+ez)
En allemand on a :
(1 pers), (sg) <> /e/; (2 pers), (sg) <> /st/; etc.
(ich schreib+e (j'écris), du schreib+st (tu écris))
En russe on a :
(1 pers), (sg) <> /u/; (2 pers), (sg) <> /es]/; etc.
(ja pis]+u /p'is]ú/ (j'écris), ty pis] +es] ´ /p'ís]is]/ (tu écris))
Les grammèmes nominaux de nombre et de cas sont cumulés en russe et en latin, où ils sont
exprimés syncrétiquement (= par un seul marqueur indivisible), mais ils ne le sont ni en géorgien ni
en turc, où leurs expressions sont séparées; cf. :

(12)
russe KNIGA (livre) géorg. C%IGNI (livre)
Nombre singulier pluriel singulier pluriel
Cas
nominatif knig + a knig + i c%ign + 0 + i c%ign + eb + i
accusatif knig + u knig + i _________ ___________
datif knig + e knig + am c%ign + 0 + s c%ign + eb + s
génitif knig + i knig + 0 c%ign + 0 + is c%ign + eb + is
instrumental knig + oj knig + ami c%ign + 0 + it c%ign + eb + it

4) Un grammème peut être exprimé simultanément par plusieurs marqueurs dans la


RPhonP en cause (possiblement cumulé avec d'autres grammèmes). Rappelons que l'expression
répétée ou multiple d'un même sens est un phénomène assez typique des langues naturelles. Nous en
avons vu un exemple en 5 : dans la conjugaison française, le grammème (subjonctif) est exprimé
dans les mots-formes verbaux deux fois — par le marqueur modo-temporel et par le marqueur de
nombre et de personne, à savoir, [qu'il] parl+0 +e, où -0 exprime la combinaison du présent et du

subjonctif, et -e, celle du subjonctif, de la 3e personne et du singulier; ou [que nous] parl+a+ss+ions,


Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
29

où -ss = (imparfait du subjonctif) et -ions = (subjonctif, 1 pl). (Le subjonctif est cumulé une fois avec
le temps, comme l'indicatif, et une autre fois avec la personne et le nombre.)
La complexité de la correspondance entre les grammèmes et les quasi-grammèmes d'une
part, et les marqueurs segmentaux faisant partie du mot-forme d'autre part explique l'introduction du
niveau intermédiaire — RMorphS, ou niveau -ÉMIQUE. Cette représentation -émique nous permet de
ne considérer qu'une difficulté à la fois, notamment le regroupement de grammèmes et de quasi-
grammèmes, en ignorant les deux autres (divergence formelle et ordonnancement). Dans la
RMorphS, nous spécifions comment les grammèmes sont manipulés du point de vue de leur
expression : lesquels disparaissent, lesquels sont exprimés par des moyens non segmentaux, lesquels
sont cumulés, etc. En même temps, à ce niveau, nous introduisons les segments vides , qui
1

n'expriment aucun grammème, mais qui sont imposés par les règles de bonne formation des mots-
formes (par exemple, les éléments thématiques).

Divergences d'association

En règle générale, un grammème (ou une combinaison de grammèmes) a plusieurs


expressions différentes distribuées de façon complémentaire en fonction de l'environnement. De
plus, ces expressions subissent l'action des règles morphonologiques et phonologiques, qui les
modifient davantage. Par exemple, (imparfait de l'indicatif) en français a les marqueurs /ε/ -ai et /j/ -i

(le dernier marqueur apparaît dans la 1re/2e personne du pluriel, et le premier dans les autres cas);
(passé) en russe est exprimé par le suffixe /l/, qui, cependant, subit la palatalisation devant le suffixe
-/i/ du pluriel et ainsi apparaît soit comme /l/, soit comme /l'/ : /p'isá+l/ ([il] écrivait) vs /p'isá+l'+i/
([ils] écrivaient) [=> /p'isál'i/].
Tous ces phénomènes sont pris en charge par le sous-niveau -ÉTIQUE (= morphique), où le
modèle sélectionne les allomorphes appropriés et les soumet aux règles morphonologiques.

Divergences d'ordonnancement

Montrons, tout d'abord, qu'il est impossible d'ordonner linéairement les grammèmes et les
quasi-grammèmes dans la RMorphP d'un mot-forme w de FAÇON PERTINENTE, c'est-à-dire de façon
à déterminer, par l'ordonnancement des grammèmes, l'ordre des marqueurs correspondants. Dans
nos raisonnements, nous partons de la convention suivante qui nous semble tout à fait naturelle :
Dans une RMorphP, les grammèmes d'une catégorie donnée (ou un grammème ou un quasi-
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
30

grammème particulier) doivent toujours occuper une même position linéaire.


Autrement dit, nous ne nous permettons pas de dire, en parlant des grammèmes, que, par
exemple, le grammème (singulier) précède un grammème casuel, tandis que le grammème (pluriel)
suit certains grammèmes casuels en précédant les autres. Nous n'admettons que l'ordonnancement
des grammèmes par catégorie et à la base de facteurs internes aux grammèmes. Ainsi, si l'on décide
d'ordonner les catégories flexionnelles d'après l'ordre « catégories sémantiques > catégories
syntaxiques », tout grammème de nombre précèdera — dans notre RMorphP — les grammèmes de
cas.
Or, on sait très bien que les marqueurs flexionnels peuvent soit suivre, soit précéder le
radical, soit le pénétrer (les infixes et les transfixes), soit l'entourer (les circonfixes); et cela, dans
une même langue et pour une même catégorie grammaticale.

La capacité d'occuper une position linéaire donnée caractérise, de façon évidente,


le marqueur comme tel, indépendamment
du grammème (ou quasi-grammème) exprimé.

Nous pouvons étayer cette observation générale par les deux faits spécifiques suivants :
a) L'expression simultanée d'un grammème par plusieurs marqueurs empêche
l'ordonnancement naturel des grammèmes. Soit deux grammèmes, (g1) et (g2); (g1) entre dans (le
1 1
signifié des morphes des) deux morphèmes différents {M1 } et {M2 } (comme le subjonctif en
1
français), et (g2), dans un seul morphème {M2}; supposons que les allomorphes du {M1 } précèdent
1
linéairement ceux du {M2}, tandis que les allomorphes du {M2 } les suivent; comment alors ordonner

(g1) par rapport à (g2) ?


b) Dans plusieurs langues, certains grammèmes d'une même catégorie peuvent faire
surface, c'est-à-dire être exprimés, dans des positions linéaires différentes — en fonction de facteurs
morphologiques ou même phonologiques.
Citons deux exemples.

(13) En komi, dans le nom, les marqueurs de certains cas suivent le marqueur du possesseur,
tandis que les marqueurs des autres cas le précèdent. Soit le nom KERKA (maison) et
les marqueurs de possesseur -nIm (notre), -nId (votre) et -nIs (leur); on a :
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
31

datif [- lI] kerka+nIm+lI kerka+nId+lI kerka+nIs+lI


vs
instrumental [- na] kerka+na+nIm kerka+na+nId kerka+na+nIs
Comme on le voit, au datif, le marqueur de possesseur précède le suffixe casuel, alors qu'à
l'instrumental, il le suit.
Cet exemple a déjà été considéré dans la Cinquième partie, chapitre II, §3, 3.5, l'exemple
(26), p. 165; nous y citons encore deux exemples similaires.

(14) En latin, au présent de l'indicatif, le marqueur du passif suit tous les marqueurs de
nombre et de personne de la 1re et de la 3e personne, mais précède celui de la 2e

personne du singulier (à la 2e personne du pluriel, le latin a un mégamorphe fort -


mini, exprimant de façon cumulative le passif, la personne et le nombre).

le verbe ORN(-a\re) (orner)


singulier pluriel
1 orn +o + r orn+a\+mu+r
3 orn +a\+t +ur orn+a\ +nt +ur
mais
2 orn +a\ +r+is [orn +a\+mini, au lieu de
*orn +a\+r+itis ]
Le phénomène présenté ici — l'ordre différent des marqueurs segmentaux d'un même
grammème ou des grammèmes d'une même catégorie en fonction de conditions morphologiques —
constitue un des points militant contre l'ordonnancement linéaire des grammèmes dans la RMorphP.
Ainsi, étant donné l'ordre variable du marqueur de possesseur en fonction du cas en komi (exemple
(13)), comment pourrions-nous ordonner les grammèmes de cas dans les RMorphP du komi ?
Positionner le grammème (datif) après un grammème de possesseur, mais le grammème (instru-
mental) avant un tel grammème ? Une solution plus naturelle et élégante est, à notre avis, de
renoncer à tout ordonnancement linéaire des grammèmes et des quasi-grammèmes dans les
RMorphPmot en fonction de l'ordre de leurs marqueurs; c'est exactement ce qui est fait dans le CMG.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
32

Cependant, dans nos illustrations, nous sommes forcé de donner un ordre


linéaire quelconque aux grammèmes. Nous avons recours à un ordre
PÉDAGOGIQUEMENT MOTIVÉ. Notamment, nous prenons en considération les
deux oppositions suivantes :
• Les grammèmes et les quasi-grammèmes sémantiques vs les grammèmes et les quasi-
grammèmes syntaxiques (Première partie [vol. 1], chapitre V, §4, 2, définition I.38-I.39, pp.
324-325); les grammèmes et les quasi-grammèmes sémantiques sont toujours cités en premier.
• Les grammèmes et les quasi-grammèmes plus généraux, c'est-à-dire embrassant tout le
(ou la plus grande partie du) paradigme1 du lexème correspondant, vs les grammèmes et les

quasi-grammèmes moins généraux, ne concernant qu'une partie restreinte du paradigme1; les

grammèmes et quasi-grammèmes généraux sont toujours cités en premier.


Ces oppositions hiérarchiques nous permettent d'organiser logiquement la présentation
des significations flexionnelles dans un modèle morphologique. Cependant, elles ne
correspondent nullement, d'une façon univoque et systématique, à un ordre linéaire des
marqueurs correspondants. Soulignons que notre ordonnancement pédagogique des éléments
d'une RMorphP n'a aucune pertinence pour les règles d'un modèle morphologique.

Il nous reste à répondre à la question suivante : Pourquoi refuser l'ordre linéaire au niveau -
émique, c'est-à-dire dans la RMorphS ? Est-il possible d'ordonner linéairement — d'une façon
naturelle — les morphèmes et les autres -èmes (= les familles d'opérations significatives) ? La
réponse est négative : en règle générale, un morphème peut contenir deux allomorphes occupant,
dans le mot-forme, des positions linéaires différentes; cela signifie que l'ordonnancement ne peut se
faire de façon efficace qu'au niveau morphique. Autrement dit, le trait de syntactique « ordre »
(Quatrième partie [vol. 3], chapitre II, §1, 3, p. 172, et Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §3, 3.4,
p. 158 ssq.) caractérise, strictement parlant, les allomorphes plutôt que les morphèmes.
Voici deux exemples illustrant ce dernier point.

(15) En kète, l'infixe verbal d'accord qui renvoie à un sujet grammatical inanimé est -b- (ou,
selon l'environnement phonologique, -m-, -p- ou -v-); cet infixe précède l'infixe du
passé quand ce dernier se manifeste par l'allomorphe -l'- ou -n- et le suit s'il se mani-
feste par -o- (la distribution des allomorphes du passé est conditionnée lexicalement).
Comparez (le marqueur du passé est souligné) :
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
33

le verbe TOGUT (être couché, traîner)


Don' to +b+il'+gut (Le couteau était là).

le verbe IOGO (se faner)


Dan' i +m+n+ogo (L'herbe s'est fanée).

Cependant, pour le verbe TAJON (venir le froid) on a :


Taj+o+b+on (Le froid est venu).
Comme on le voit, en kète on est obligé d'ordonner les (allo-)morphes et non pas les
morphèmes.

(16) En aloutor, on trouve un certain nombre de morphèmes verbaux qui comprennent


chacun (i) un préfixe et un suffixe ou bien (ii) un suffixe et un circonfixe en même
temps :

a. {1SG.SUJ.IND} = t-, -jγbm :

tb +jat +btkbn (Je viens).


1SG.SUJ.IND venir PRÉS
vs
γa +jat +iγb m (Je suis venu).
RÉS(ultatif) venir 1SG.SUJ.IND

b. {1 SG.OBJ} = ina-, -γbm :

0 +in +eγu +0 +j (Il me mordit).


3SG.SUJ.IND 1SG.OBJ mordre AOR 3SG.SUJ.IND
vs
na +t +eγu +γb m (Ils me mordront).
3PL.SUJ.IND FUT mordre 1SG.OBJ

c. {PL} = -wwi, la-...-t


[ce sont ce qu'on appelle les pluralisateurs du sujet et/ou de l'objet] :
nb +junat +tkb +na +wwi (Qu'ils vivent !)
3SG.SUJ.IMPÉR vivre PRÉS 3SG.SUJ.IMPÉR PL
vs
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
34

0 +junal+la +tkb +t (Ils vivent).


3SG.SUJ.IND vivre PL PRÉS PL
Il apparaît clairement que dans des cas comme (16), il est impossible d'ordonner les
morphèmes. Rappelons encore l'exemple lituanien (§3 du chapitre II de la Cinquième partie [vol. 4],
3.5, (22), p. 162), où le morphème {RÉFLÉCHI} contient également un préfixe et un suffixe.

Enfin, les morphèmes qui comprennent des circonfixes présentent aussi un problème pour
l'ordonnancement.

(17) Ainsi, en kaiowá-guarani, la négation est exprimée par un circonfixe :


{NÉG} = nd-...-i

nd +o +wewe + i gwIra
NÉG 3pers voler NÉG oiseau
([L']oiseau/[Les] oiseaux ne vole/nt pas).

nd +a +gwata +ta +i
NÉG 1pers marcher FUT NÉG
(Je ne marcherai pas/Nous ne marcherons pas).
Étant donné ces faits, comment ordonner de façon naturelle le morphème {NÉG(ation)}
dans la RMorphS des mots-formes verbaux du kaiowá-guarani ?

Résumons.
• La RMORPH PROFONDE d'un mot-forme w a pour objectif de spécifier le côté « interne » de w,
c'est-à-dire ses significations — lexicales, dérivationnelles et flexionnelles — sans égard pour la
structure formelle de l'expression correspondante. La RMorphP ne reflète que les distinctions
formelles les plus fondamentales, comme celles existant entre les significations lexicales et les
significations grammaticales (qui sont représentées, même à ce niveau, de façon différente). Les
éléments de la RMorphP ne sont pas linéairement ordonnés.
• La RMORPH DE SURFACE de w spécifie sa structure -émique, c'est-à-dire le regroupement des
grammèmes et des quasi-grammèmes en fonction de leur expression. La RMorphS reflète donc plus
de distinctions formelles que la RMorphP, bien qu'elle ne s'occupe pas de la forme réelle des
marqueurs utilisés. Ses éléments, eux non plus, ne sont pas linéairement ordonnés.
• La REPRÉSENTATION -ÉTIQUE du mot-forme w (= la représentation morphique) spécifie
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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35

complètement sa constitution formelle, en reflétant toutes les distinctions structurelles pertinentes.


La variété des marqueurs pour un même grammème ainsi que l'ordre des marqueurs sont pris en
charge; par conséquent, les éléments de cette représentation sont linéairement ordonnés.
• La REPRÉSENTATION MORPHONOLOGIQUE de w spécifie son signifiant — aux changements
purement phonologiques près.
• La RPHONP de w spécifie complètement son signifiant.
Si nous n'avons pas prouvé — au sens strict du terme — que tous les (sous-)niveaux
présentés et seulement ceux-ci sont nécessaires et suffisants pour la description raisonnée de la
morphologie du mot, nous croyons au moins avoir montré leur utilité et leur commodité. Pour le
moment, nous ne pouvons faire plus.
Signalons tout de même que les deux facteurs centraux fixant le choix d'un
niveau de représentation linguistique1 sont :

1. La capacité de ce niveau de capturer et de représen-

ter, de la façon la plus autonome possible, un groupe de phénomènes linguistiques1 perçus

comme autonomes.
2. Son rôle d'interface entre deux composantes du modèle ou entre deux ensembles de
règles à l'intérieur d'une même composante. Ainsi, le niveau où sont représentés les
grammèmes et les quasi-grammèmes, c'est-à-dire le niveau catégoriel [= RMorphP], est très
commode comme interface entre la syntaxe et la morphologie. De façon analogue, le niveau où
sont représentés les phonèmes et les prosodèmes, c'est-à-dire le niveau phonologique profond
[= RPhonP], est commode comme interface entre la morphologie et la phonologie (Nous ne
pouvons pas discuter davantage le problème de justification des niveaux de représentation du
mot-forme : c'est une tâche à part, et de taille, dépassant de loin le cadre du CMG.)

6.2. Niveaux majeurs vs niveaux mineurs. Comme on peut le voir, nous distinguons, dans
les représentations linguistiques1, des niveaux MAJEURS et des niveaux MINEURS. Dans le domaine

morphologique, le modèle utilise :


— trois niveaux majeurs : RMorphP, RMorphS et RPhonP;
— deux niveaux mineurs : R morphique et R morphonologique.
Le principe que nous observons en classant les niveaux de représentation est simple :
Sont majeurs les niveaux « extrêmes » d'une composante (du modèle linguistique1), c'est-à-dire
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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les niveaux interfaces entre les composantes adjacentes; parmi les niveaux intermédiaires, est
majeur le niveau -émique.
Cependant, ce principe peut être mis en doute. En effet, au moins deux questions se posent
immédiatement :
— Quelle est au juste la différence concrète entre les niveaux majeurs et mineurs ? Autrement dit,
quelles sont les conséquences pratiques de la distinction en cause ?
— Comment pouvons-nous justifier la classification adoptée ? Autrement dit, pourquoi, par
exemple, la R morphémique est-elle considérée comme un niveau majeur, alors que la R morphique
est reléguée au statut d'un niveau mineur ?
Nous devons avouer que nous n'avons pas de réponses définitives à ces questions. Nous ne
pouvons étayer de façon satisfaisante ni la distinction même « niveau majeur/niveau mineur », ni le
principe de distribution des niveaux entre niveaux majeurs et mineurs. Strictement parlant, les
niveaux majeurs et mineurs, tels qu'utilisés dans les modèles morphologiques, doivent être acceptés
comme des postulats qui assurent une description cohérente, compacte et possédant une certaine
force explicative.
Cependant, nous croyons utile d'indiquer la considération centrale qui devrait peut-être
conditionner le choix d'un niveau de représentation comme majeur : c'est l'existence d'un ensemble
de CONTRAINTES DE COOCCURRENCE sur la combinatoire des unités du niveau donné. Par exemple,
il apparaît évident, sur la base de nombreuses observations, que les restrictions sur la cooccurrence
en morphologie se formulent surtout soit en termes de grammèmes et/ou de catégories
grammaticales, soit en termes de phonèmes et de prosodèmes. Ainsi, en français, le grammème
(infinitif) du verbe exclut les grammèmes de mode, de temps, de personne et de nombre; le
grammème (subjonctif) exclut le grammème (futur); le grammème (impératif) exclut les grammèmes
de temps; etc. D'autre part, le français ne permet pas les chaînes initiales de phonèmes */bd-/, */rk-/,
*/ts-/, etc. Par conséquent, nous tendons à considérer le niveau catégoriel (= RMorphP) et le niveau
phonologique profond (= RPhonP) comme niveaux majeurs.
Maintenant, comment sont les choses aux niveaux intermédiaires de notre modèle
morphologique ?
Au niveau de représentation MORPHONOLOGIQUE, la formulation de contraintes de
cooccurrence est logiquement impossible, étant donné que ce niveau n'a pas d'unités propres (c'est-à-
dire d'unités qui lui sont particulières) : ses unités sont des phonèmes et des prosodèmes, les mêmes
qu'au niveau PhonP. Il est, de ce fait, exclu du nombre des candidats au statut de niveau majeur de
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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représentation.
N : On peut s'interroger au sujet de l'existence même du niveau morphonologique en tant que
niveau autonome de représentation linguistique1. Il semble, cependant, qu'il facilite

beaucoup l'interaction entre les règles morphonologiques profondes et les règles


morphonologiques de surface (pour ces deux types de règles, voir §3 de ce chapitre, 2.5 et
2.6, p. 00 et 00). Pour cette raison, nous le gardons dans les modèles morphologiques,
bien que son statut ne soit pas solidement étayé.

Le niveau morphémique et le niveau morphique, eux, permettent, du point de vue logique,


la formulation de contraintes de cooccurrence : « le morphème (du type) {M1} ne se combine pas, au

sein d'un même mot-forme, avec le morphème (du type) {M2} »; « le morphe de base m1 ne se

combine pas avec le morphe de base m2 ». La réalité linguistique1 confirme cette possibilité : nous

connaissons des exemples de contraintes formulées à ces niveaux (voir plus loin, §3, 2.3, p. 00, la
discussion des règles filtres). Cependant, ces exemples, même s'ils sont peu nombreux, semblent
indiquer que c'est au niveau morphique que les contraintes de cooccurrence se formulent plus aisé-
ment : dans ces cas spécifiques, les restrictions visent des morphes (de base) plutôt que des
morphèmes. Donc, sous l'angle des contraintes sur la cooccurrence, nous devrions choisir le niveau
morphique, et non le niveau morphémique, comme niveau majeur. Nous avons donc fait un choix
arbitraire, car pour le moment, nous manquons de données. En effet, nous connaissons trop peu de
contraintes du niveau morphique : juste cinq cas, présentés au §3, exemples (3) - (5), p. 00 ssq., ce
qui n'est pas suffisant pour fonder une décision motivée concernant le choix d'un niveau majeur.
C'est pourquoi nous préférons ne pas remettre en cause le schéma établi des niveaux de
représentation.

6.3. Parallèles avec la syntaxe. Pour clore cette section, il semble utile de tracer un
parallèle entre les représentations impliquées dans la composante morphologique et celles
impliquées dans la composante syntaxique d'un modèle Sens-Texte.
N : Rappelons qu'une RSyntP/S comprend, en plus de la structure de base (= la SSyntP/S), les
structures communicative, anaphorique et prosodique, qui ne sont pas du tout pertinentes
pour la présente discussion. Par conséquent, dans ce qui suit immédiatement, nous com-
parons la RMorph à la structure de base SSynt de la RSyntP/S.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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Nous pouvons indiquer les quatre points de ressemblance suivants :


1. Les représentations syntaxiques à proprement parler — la RSyntP et la RSyntS —
utilisent comme structures de base les structures syntaxiques SSyntP/S SANS ORDRE LINÉAIRE des
éléments, tout à fait comme leurs correspondants morphologiques, la RMorphP et la RMorphS.
2. La SSyntS, de façon similaire à la RMorphS, est aussi une formation -ÉMIQUE : elle
spécifie des syntagmèmes, ou ensembles de constructions syntaxiques particulières.
3. Entre la SSyntP et la SSyntS, plusieurs DÉCALAGES ont lieu qui rappellent les décalages
signalés entre la RMorphP et la RMorphS. En particulier :
— La SSyntS comprend des lexèmes « auxiliaires », sémantiquement vides1 ou vidés, qui n'ont

pas de lien direct avec la représentation sémantique et qui sont absents de la SSyntP. (Cf. les
morphes vides1 tels que les éléments thématiques du verbe dans plusieurs langues, etc.)

— Certains lexèmes profonds fictifs (de la SSyntP) dont le rôle est d'exprimer des constructions
syntaxiques n'apparaissent pas comme lexèmes dans la SSyntS : ils sont « transformés » en relations
SyntS. (Cf. les grammèmes exprimés par des opérations significatives.)
4. La syntaxe présuppose un NIVEAU ADDITIONNEL mineur par rapport aux niveaux
majeurs, qui est situé entre la SSyntS et la SMorphPphrase : le niveau de groupes syntaxiques, où
l'ordre linéaire des éléments au sein d'un groupe est déjà établi sans que l'ordre mutuel de ces
groupes le soit. Ce niveau correspond approximativement au niveau morphique de la représentation
morphologique (les groupes syntaxiques, ou les constituants syntagmatiques [= angl. phrases],
peuvent être considérés comme des manifestations étiques des syntagmèmes).
Il serait intéressant d'étudier davantage les ressemblances et les divergences trouvées entre
les représentations des niveaux morphologiques et celles des niveaux syntaxiques. Il faut cependant
se rendre compte qu'étant donné la nature tellement différente du mot-forme et de la phrase, de la
morphologie et de la syntaxe, on ne doit pas pousser trop loin le parallèle. Néanmoins, les
parallélismes déjà observés font apparaître comme plus justifiée la démarche adoptée.
*

* *
Cela termine notre tour d'horizon des représentations morphologiques adoptées dans la
théorie Sens-Texte. Nous sommes prêt à tourner notre attention vers le modèle morphologique au
sens strict : un dispositif logique ou un système de règles qui assure la correspondance entre des
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
39

représentations des niveaux caractérisés.

NOTES

1
(2.3, exemple (5), p. 000). L'alternance de remplacement qu'on observe dans le morphe radical de
KOTI (maison) (koti- ~ kodi-) appartient à une famille d'alternances typiques du finnois (et des
langues apparentées, tel l'estonien, le lapon …), alternance qu'on appelle gradation consonantique.
Grosso modo, c'est une alternance
« degré fort [un plus grand degré d'occlusion] ~
~ degré faible [un moins grand degré d'occlusion] »,
dont les membres sont distribués en fonction du type de syllabe : le degré fort apparaît dans une
syllabe ouverte, le degré faible, dans une syllabe fermée. (Nous omettons certains détails
phonologiques.) Voici un tableau approximatif de la gradation finnoise :
degré fort degré faible exemples
pp p kaappi (placard) ~ kaapit (placards)
tt t liitto (union) ~ liitot (unions)
kk k kukka (fleur) ~ kukat (fleurs)
p v leipä (pain) ~ leivät (pains)
t d lahti (baie) ~ lahdet (baies)
k v hauki (brochet) ~ hauet (brochets)
mp mm lampi (étang) ~ lammet (étangs)
nk ng sänky (lit) ~ sängyt (lits) /sængüt/
nt nn lintu (oiseau) ~ linnut (oiseaux)
lt ll pelto (champ) ~ pellot (champs)
rt rr parta (barbe) ~ parrat (barbes)

2
(2.3, exemple (6c), p. 000). Il est intéressant de noter que le nom hongrois dont on dérive le
pronom en -é retient la capacité d'avoir ses propres modificateurs : a kis Anná+é (celui [de] la petite
Anne); [az arc sápadt mint] egy halott+é ([le visage pâle comme] celui [d']un cadavre), a két diák
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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40

szobá+já+é (celui [de la] chambre des deux étudiants). Autrement dit, la formation en -é ne
constitue pas un îlot syntaxique (cf. Première partie [vol. 1], chapitre IV, §2, 3.1, 5, p. 208, et
Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §2, 9.5, p. 000 ssq.). Cette dérivation1 se comporte comme si

le suffixe -é (celui de...) s'ajoutait à un syntagme1 tout fait plutôt qu'à un radical ou à un mot-forme.

Nous pouvons comparer ce phénomène à la «dérivation de groupe» observée en anglais :

atomic physics (physique atomique) ~


atomic physic+ist, litt. (physicien atomique)

historical novels (romans historiques) ~


historical novel+ist, litt. (romancier historique)

transformational grammar (grammaire transformationnelle) ~


transformational grammar+ian, litt. (grammairien transformationnel)

Ici, le suffixe d'agent -ist ou -ian vient se greffer au nom, mais sémantiquement il porte sur le
syntagme1 entier « Adj + N ».

3
(2.4, p. 000). Cf. la section 5, p. 000, pour des explications à propos des morphèmes cumulatifs du
subjonctif qui expriment en même temps la personne et le nombre (du sujet).

4
(4.1, p. 000). Plus loin, à la fin de la section 6, nous indiquerons un certain parallélisme entre ces
sous-niveaux, pour ainsi dire, auxiliaires et le sous-niveau auxiliaire de groupes syntaxiques (= de
syntagmes1 dont les éléments sont linéairement ordonnés) en syntaxe de surface.

5
(5, p. 000). Dans la morphologie française, la plupart des verbes irréguliers distinguent deux
allomorphes radicaux du type suivant :
DORMIR : /dor/ ~ /dorm/
ÉCRIRE : /ekri/ ~ /ekriv/
LIRE : /li/ ~ /liz/
VENDRE : /vã/ ~ /vãd/
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41

Le premier, utilisé au présent de l'indicatif dans les formes du singulier, est appelé court; le
deuxième, utilisé au présent de l'indicatif au pluriel, s'appelle long : il contient un phonème de plus
(imprimé ici en gras).

6
(5, p. 000) La description proposée pour les terminaisons -ions et -iez au subjonctif n'est pas la
seule possible. Nous pouvons en indiquer encore deux.
1. On peut considérer -i /j/ comme un marqueur du présent du subjonctif, de sorte qu'on
évite la cumulation du mode avec la personne/le nombre et on préserve l'unité des marqueurs
personnels -ons et -ez à travers le paradigme1 verbal (cf. l'analyse proposée dans Blanche-
Benveniste et Van Den Eynde 1970 et Morin 1987). Nous n'avons pas retenue cette façon de faire
pour la raison suivante. Si, dans [que nous] chant+i+ons, le suffixe -i est un marqueur du présent du
subjonctif, alors à l'imparfait du subjonctif, on a un conflit de grammèmes, puisque dans
chant+a+ss+i+ons, le suffixe -ss marque l'IMPARFAIT du subjonctif, et le suffixe -i marque le
PRÉSENT du subjonctif. Pour éviter ce conflit, on pourrait traiter le -i dans chant+a+ss+i+ons comme
un marqueur de l'imparfait (sans mode) et admettre ainsi une double expression de l'imparfait (par -
ss et par -i). Cependant, le -i dans chant+i+ons marque cumulativement l'imparfait et l'indicatif, de
sorte que dans ce cas, on est forcé à distinguer trois suffixes -i :
-i1 = marqueur de l'imparfait de l'indicatif ([nous] chant+i+ons),

-i2 = marqueur du présent du subjonctif ([que nous] chant+i+ons),


et
-i3 = marqueur de l'imparfait tout court ([que nous] chant+a+ss+i+ons).
On notera, en même temps, que l'expression du temps sans cumulation avec le mode est
exceptionnelle en français : selon l'analyse ci-dessus, elle n'aurait lieu que dans l'imparfait du
subjonctif.
2. On peut prendre -i dans chant+i+ons pour marqueur du subjonctif tout court. Il faut alors
:
— soit postuler un marqueur zéro du présent dans [que nous] chantions et [que vous] chantiez,
alors que, dans les autres formes, un suffixe zéro modo-temporel marque le présent et le subjonctif
cumulativement;
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
42

—soit admettre une double expression du subjonctif aux deux premières personnes du pluriel :
par le suffixe cumulatif -0 SUBJ.PRÉS et par ce -i. À l'imparfait du subjonctif, dans les deux premières
personnes du pluriel, le subjonctif sera également exprimé deux fois.
De plus, tout comme dans l'analyse précédente, il faut admettre l'expression non cumulative
du mode, ce qui n'est pas typique du français.
Comme on peut le voir, de telles solutions entraînent des complications dans la description
de la conjugaison française que la description que nous proposons évite. Cependant, si l'on ignore
l'imparfait du subjonctif, forme assez rare en français contemporain, l'analyse de l'élément -i- (dans
[que nous] chant+i+ons) en tant que marqueur du présent du subjonctif est à préférer.

7
(5, Fig. VI-2, b, p. 000). L'élément +a+ dans les formes françaises de l'imparfait du subjonctif
parl+a+ss+e, parl+a+^+t [= parlât]
ainsi que dans les formes du passé simple de l'indicatif
parl+a+^+mes, parl+a+^+tes
est considéré ici comme un morphe d'un morphème vide1, {Él(ément) Th(ématique)}, qu'on appelle

souvent « voyelle thématique ». Ce morphème est introduit, dans les mots-formes verbaux français
de certains types, par les règles morphémiques. Pour plus de détails, voir la discussion du morphème
{El.Th} en espagnol au chapitre II de cette partie, §1, p. 000 ssq.

8
(5, p. 000). En exagérant un peu et en simplifiant en même temps, nous pouvons dire que le recours
à la morphologie aide à déterminer la frontière entre la phonétique proprement dite et la phonologie.
De façon générale, tout phénomène phonatoire dont la description exige une mention des conditions
morphologiques (= des grammèmes et des quasi-grammèmes ou des éléments du syntactique du
signe en cause) relève de la phonologie. (L'inverse, comme c'est très souvent le cas dans une langue
naturelle, n'est pas vrai : l'absence de conditionnement morphologique ne rend pas phonétique un
phénomène phonatoire quelconque.) Voir, à ce propos, §2 du chapitre II de cette partie : la
discussion du statut phonémique de ce qu'on appelle les semi-voyelles en espagnol.

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