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Igor Mel'cuk
Université de Montréal
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All content following this page was uploaded by Igor Mel'cuk on 27 May 2021.
Après les cinq parties précédentes, qui développent, pour la morphologie linguistique2, un
système conceptuel de façon purement THÉORIQUE, la Sixième partie est plutôt DESCRIPTIVE. Elle
est consacrée à la description exhaustive et rigoureuse de fragments importants de la morphologie de
trois langues différentes : l'espagnol, le hongrois et le bafia. Le choix des langues, ainsi que l'ordre
de leur traitement, est dicté par des considérations pédagogiques : d'abord, nous décrivons le verbe
espagnol, dont la morphologie est suffisamment semblable à celle du verbe français et relativement
simple; ensuite, vient le nom hongrois, dont la déclinaison est assez complexe et très différente de ce
que nous observons dans le nom français; enfin, nous traitons le verbe bafia, qui affiche dans sa
conjugaison des phénomènes tout à fait étrangers au français (comme, par exemple, des
réduplications2 flexionnelles), et qui, somme toute, présente un tableau d'une grande complexité.
Les descriptions concrètes proposées ici se fondent exclusivement sur les concepts
introduits et justifiés dans les Parties I-V. On peut alors dire que la Sixième partie est un polygone
d'essai pour les parties théoriques du livre : on observera le comportement de ces concepts appliqués
aux faits réels et spécifiques de trois langues particulières.
Les descriptions envisagées sont réalisées sous la forme de MODÈLES MORPHOLOGIQUES
DU TYPE SENS-TEXTE. Cependant, le concept même de modèle morphologique n'a pas encore été
élucidé. Par conséquent, la Sixième partie du CMG sera constituée des quatre chapitres suivants :
• Chapitre I. Structure générale d'un modèle morphologique.
• Chapitre II. Modèle de la conjugaison espagnole.
• Chapitre III. Modèle de la déclinaison hongroise.
• Chapitre IV. Modèle de la conjugaison bafia.
CHAPITRE I
Nous ne donnerons ici qu'un minimum d'illustrations, puisque les chapitres qui suivent
présentent des illustrations détaillées et complètes de tous les aspects du concept central en question
: le MODE~LE MORPHOLOGIQUE.
§1
1. Généralités
Un modèle morphologique fait partie d'un modèle linguistique1 général, dans notre cas —
d'un modèle Sens-Texte. Comme nous l'avons établi dans l'Introduction du CMG [vol. 1] (chapitre
II, 1, p. 43; 3, p. 62 ssq.), un modèle linguistique1 complet du type Sens-Texte représente la capacité
• soit d'extraire, à partir d'un texte donné T, tous les sens (σ1), (σ2), …, (σn) que ce texte exprime
description explicite et formelle d'un aspect particulier de cette capacité langagière, à savoir la
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —
2
capacité :
• soit de produire, à partir d'une spécification lexico-grammaticale donnée d'un ensemble de mots-
formes synonymes d'un lexème (voir plus loin), tous les mots-formes correspondants (= d'effectuer
la SYNTHE`SE MORPHOLOGIQUE de textes);
• soit d'identifier, à partir du signifiant d'un mot-forme donné, sa spécification lexico-
grammaticale (= d'effectuer l'ANALYSE MORPHOLOGIQUE de textes).
Voyons un exemple. Supposons qu'un professeur dise à un élève : «Donnez-moi la 1re
personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif du verbe PLAIRE» ou bien « Donnez-moi le pluriel
du féminin de l'adjectif BLANC»; la réponse correcte est « Plaisions /plezjC=/» et «Blanches /blãs}/».
Vice versa, si le professeur demande « Quelle forme est puissions /p¥isjC=/? » ou « Quelle forme est
coraux /kCro/? », un bon élève est censé répondre : « 1re personne du pluriel au présent du subjonctif
du verbe POUVOIR » et « Pluriel du nom CORAIL ». Un modèle morphologique du français doit
faire exactement la même chose : SYNTHÉTISER des mots-formes, c'est-à-dire construire les mots-
formes du français d'après leurs spécifications lexico-grammaticales, et ANALYSER des mots-formes,
c'est-à-dire construire de telles spécifications d'après les mots-formes.
Dans le comportement de l'élève qui s'exerce en morphologie ainsi que dans le
fonctionnement d'un modèle morphologique formel, il est naturel de distinguer trois éléments : d'une
part, DEUX NIVEAUX DE REPRÉSENTATION des mots-formes et, d'autre part, une CORRESPONDANCE
entre ces représentations.
1. NIVEAU CATÉGORIEL de représentation (qui, dans notre approche, est appelé niveau
morphologique profond). A ce niveau, le mot-forme en question est spécifié par la donnée
(a) du lexème correspondant (PLAIRE, POUVOIR, ...)
et
(b) de l'ensemble de grammèmes et de quasi-grammèmes ((lre personne), (pluriel), (imparfait), ...),
qui en détermine la forme grammaticale.
2. NIVEAU FORMEL de représentation (ou, en termes techniques, niveau phonologique
profond). A ce niveau, le mot-forme est spécifié par la donnée d'une chaîne phonémique munie, s'il
y a lieu, de toutes les prosodies nécessaires (entre autres, de l'accent et/ou du ton).
3. CORRESPONDANCE entre ces deux niveaux, codée dans le cerveau des locuteurs et
assurant le passage de la représentation catégorielle à la représentation formelle (et vice versa). Cette
correspondance n'est pas autre chose que les connaissances morphologiques des locuteurs de L , con-
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —
3
naissances qui leur permettent de produire (= synthétiser) et de comprendre (= analyser) les mots-
formes de L . C'est cette correspondance que nous visons : elle doit être reflétée dans notre modèle
morphologique de L . Nous pouvons donc dire, de façon préliminaire et approximative, qu'un modèle
morphologique du type Sens-Texte de L est une transposition formelle de la correspondance entre le
niveau morphologique profond et le niveau phonologique profond de représentation linguistique1
des mots-formes de L .
l'Introduction [vol. 1], chapitre II, 1, p. 431 ssq., nous croyons tout de même utile de rafraîchir la
mémoire du lecteur et de les formuler de nouveau. Ce sont :
— le caractère ÉQUATIF du système de règles;
— le caractère FONCTIONNEL du système de règles;
— le caractère STATIQUE du système de règles.
2.1. Le caractère équatif (plutôt que génératif) du modèle morphologique. Nous devons
souligner avec vigueur que notre modèle n'est pas génératif au sens strict du terme. Il n'a pas du tout
comme but de GÉNÉRER (ou d’ENGENDRER) l'ensemble de tous les mots-formes corrects et seule-
ment de ces mots-formes de L . Un modèle morphologique du type Sens-Texte doit FAIRE
CORRESPONDRE à chaque représentation donnée d'un mot-forme au niveau catégoriel toutes les
?
représentations appropriées de ce mot-forme au niveau formel ( 1 Pourquoi parle-t-on ici et plus
loin des REPRÉSENTATIONS d'un mot-forme au pluriel ?), et à chaque représentation donnée d'un
mot-forme au niveau formel, toutes les représentations appropriées de ce mot-forme au niveau
catégoriel. Notre modèle morphologique est ainsi — comme tout modèle Sens-Texte — un
SYSTE~ME ÉQUATIF, c'est-à-dire TRADUCTIF.
règles de la langue L qu'un modèle morphologique de L doit expliciter ne sont pas observables par
le linguiste (comme d'ailleurs toutes les règles linguistiques1 en général qu'un modèle linguistique1
complet doit expliciter). Les seules données dont un linguiste dispose sont des PAIRES de
représentations linguistiques1. Dans notre cas particulier, c'est, par exemple, la paire
et exhaustive la correspondance observée et d'être compactes, élégantes et naturelles (bien que ces
deux dernières caractéristiques n'aient pas de sens formel).
5
Cela signifie, entre autres, que les procédures de traitement des données linguistiques1
d'une langue particulière L NE SONT PAS SPÉCIFIQUES À L . Par conséquent, les procédures de
traitement sont localisées, pour nous, en dehors des règles strictement linguistiques1, prises au sens
le plus étroit du terme. Les modèles morphologiques proposés dans le CMG ne comprennent donc
que des règles LINGUISTIQUES1, qui sont toutes statiques (= déclaratives). Ces règles énoncent les
correspondances entre les représentations linguistiques1 des niveaux adjacents, sans toucher
d'aucune manière au côté procédural. Une des conséquences importantes d'une telle approche est
l'absence d'ordonnancement logique des règles (à ce sujet, voir plus loin, §3 de ce chapitre, p. 000
ssq.).
Un modèle linguistique1 COMPLET doit inclure deux parties : une partie purement
linguistique1, qui est par définition statique, et une partie procédurale, celle-ci étant, bien entendu,
dynamique. Dans le cadre du CMG, cependant, les modèles morphologiques présentés se limitent à
la partie linguistique1 (statique); ils sont donc incomplets.
Pour mieux saisir la différence entre la partie linguistique1 statique et la partie procédurale
dynamique d'un modèle morphologique (ou de façon générale, d'un modèle linguistique1 complet du
type Sens-Texte), on peut prendre l'exemple du dictionnaire bilingue ordinaire. Le texte d'un diction-
naire bilingue L 1 => L 2, c'est-à-dire la liste de lexèmes de L 1, avec toutes les informations
pertinentes les concernant, auxquels sont assignés les équivalents en L 2, munis eux aussi
d'informations pertinentes, est tout à fait statique. Cependant, l'utilisateur du dictionnaire suit —
presque toujours, de façon inconsciente — certaines règles dynamiques, qui prescrivent les procé-
dures à effectuer afin de trouver le lexème cherché de L 1, ensuite de choisir son équivalent en L 2 et
enfin d'utiliser cet équivalent en conformité avec les informations fournies. Le dictionnaire lui-
même correspond à la composante purement linguistique1 de notre modèle, et les règles d'utilisation
Pour éviter tout malentendu, nous tenons à souligner le fait important suivant :
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —
Un modèle morphologique est un système strictement formel dont le seul objectif est de
synthétiser ou d'analyser les mots-formes de L . Or, d'une part, une description morphologique de L
assez complète ne peut pas être entièrement formalisée; d'autre part, elle doit contenir des
informations sur la morphologie de L qui, même si elles sont formelles, ne peuvent pas faire partie
des règles de synthèse ou d'analyse des mots-formes. Ici, nous pensons, entre autres, aux deux
aspects suivants de la description morphologique :
• Les JUSTIFICATIONS des solutions descriptives adoptées, avec toute l'argumentation pertinente,
visant à expliquer les avantages de notre solution vis-à-vis des solutions rivales.
• Les CORRÉLATIONS, très souvent statistiques, entre certains phénomènes saisis par les règles du
modèle. Par exemple, les faits du type suivant tombent sous cette rubrique :
— en russe, la forme du cas accusatif des noms masculins du IIe groupe déclinationnel coïncide
soit avec celle du cas nominatif pour les noms inanimés, soit avec celle du cas génitif pour les noms
animés;
— en français, les noms féminins tendent à avoir un radical se terminant par une consonne;
— en arabe, les verbes désignant des propriétés ont au passé le transfixe -a-u-, alors que les
verbes désignant, par exemple, des actions ont le plus souvent au passé le transfixe -a-a-;
— en swahili, les noms désignant des personnes appartiennent, pour la plupart, à la classe1
nominale I;
et ainsi de suite.
Pour cette raison, une description relativement détaillée de L comprend, à côté d'un modèle
strictement formel de L , un MÉTA-MODE~LE, c'est-à-dire une caractérisation plus ou moins formelle
du modèle. Nous reviendrons sur le problème des méta-modèles linguistiques1 plus loin, à la fin du
§3 de ce chapitre.
NOTES
1
(titre). Je remercie Y.-Ch. Morin, qui a lu et discuté avec moi le texte des §§1 et 2 de ce chapitre.
2
(titre). Je remercie Y.-Ch. Morin, qui a lu et discuté avec moi le texte des §§1 et 2 de ce chapitre.
— Ch. I, §1. Caractérisation informelle d'un modèle morphologique —
7
REMARQUES BIBLIOGRAPHIQUES
Au sujet des modèles morphologiques du type qui nous intéresse ici, voir Matthews 1972,
ainsi que Mel'c}uk 1990, où l'on trouvera une liste de références presque exhaustive.
§2
REPRÉSENTATIONS LINGUISTIQUES1
1. Généralités
véritables » (autrement dit, les signifiés de la plupart des signes linguistiques1) : ces entités
traitons que des représentations formelles des sens, c'est-à-dire des représentations sémantiques. De
façon similaire, la structure réelle d'une phrase est pour nous une entité abstraite qu'il faut capturer
dans une représentation syntaxique. Et ainsi de suite.
En principe, dans la vie de tous les jours, nous sommes constamment confrontés à des
représentations de toute sorte : une photo ou un dossier personnel sont souvent utilisés comme
représentation d'une personne; une carte géographique ou un croquis représente un terrain; un
diagramme, un dessin ou un système d'équations peuvent être des représentations des processus ou
des événements physiques ou sociaux; etc. Comme on le voit, l'ensemble des représentations que
nous manipulons est très hétérogène. En linguistique, par contre, étant donné la nature symbolique
de l'objet représenté, c'est-à-dire, la langue, les représentations utilisées sont de nature plus
homogène. Ce sont des EXPRESSIONS : objets formels composés de symboles en nombre fini et
construits selon les règles de bonne formation, définies par le linguiste. Autrement dit, ce sont des
textes dans des langages formels, introduits au préalable, qui sont des MÉTALANGUES linguistiques2.
Le problème général des représentations formelles en sciences est fort intéressant, mais
marginal pour nos buts beaucoup plus modestes. Sans poursuivre donc ce sujet, nous nous
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
2
Tout modèle morphologique s'appuie sur des représentations des mots- formes établies d'avance
et tenues, à l'intérieur du modèle, pour acquises.
Cela ne veut nullement dire que les représentations choisies dans un modèle donné ne
doivent pas être justifiées ou qu'elles ne peuvent pas être discutées ou réfutées. Comme tout autre
élément d'une description scientifique, les représentations linguistiques1 sont sujettes à des critiques
et peuvent être l'objet de révisions. Cependant, l'étude des représentations utilisées dans un modèle
se situe elle-même EN DEHORS du modèle; elle relève soit d'un modèle plus vaste, soit du MÉTA-
modèle mentionné plus haut, à la fin du §1, p. 000 ssq. Ainsi, les représentations spécifiques que
nous postulons pour les modèles morphologiques doivent être justifiées et évaluées, dans un premier
temps, au sein du modèle Sens-Texte dans sa totalité et dans un deuxième temps, au sein d'un méta-
modèle morphologique.
Définition VI.1 :
représentation morphologique profonde d'un mot-forme
La représentation morphologique profonde d'un mot-forme w est une expression qui comprend
:
a) le nom du lexème L auquel w appartient [c'est-à-dire, L(w)]
et
b) la caractéristique flexionnelle χ de w — l'ensemble de tous les grammèmes et quasi-
grammèmes que w exprime [c'est-à-dire, χ(w) = {χ1, χ2, ..., χn}]; cette caractéristique spécifie
Notation
Nous écrivons une RMorphP(w) sous la forme standard suivante :
Lχ .
<> 2) mnoju
<> 2) knigoju
En russe, les pronoms personnels et les noms féminins de la Ire déclinaison ont au singulier
deux variantes facultatives de la forme de l'instrumental.
b. serbo-croate
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
4
<> 2) ljubavi
En serbo-croate, certains noms féminins du groupe déclinationnel IV admettent, dans un
contexte particulier (avec une préposition et un adjectif), deux variantes facultatives de
l'instrumental au singulier : sa takvom velikom ljubavlju/ljubavi, litt. (avec [un] tel grand amour).
(Voir Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §4, 2, (16b), p. 212.)
Notons que, si Lχ <> w et Lχ <> w' [w ≠ w'], alors w et w' sont des variantes
morphologiques (facultatives ou libres).
La structure interne de L sera caractérisée dans la sous-section suivante (2.3, p. 000 ssq.); χ,
par contre, n'appelle pas d'explications supplémentaires.
A cause de l'ambiguïté typique des langues naturelles, deux RMorphP
différentes peuvent spécifier deux mots-formes w et w' différents mais
possédant le même signifiant. Par exemple :
Cependant, un mot-forme donné n'a qu'une seule RMorphP, et une RMorphP ne spécifie qu'un
seul mot-forme — mises à part les variantes morphologiques libres comme
Exemples
N : Dans les exemples de ce paragraphe, nous essayons de citer — partout où cela est
possible — des faits du français. En le faisant, nous ne considérons, sauf mention
expresse du contraire, que la FORME ÉCRITE du français. Cela nous permet d'éviter
certaines difficultés additionnelles liées à la description grammaticale du français oral.
Soulignons que nous ne pouvons pas justifier et fonder nos descriptions, qui devront être
acceptées comme des postulats. (Comme point de référence, on peut consulter Morin
1987, où l'on trouve un modèle particulier de la flexion verbale française ainsi qu'un tour
d'horizon détaillé des autres modèles proposés dans la littérature.)
e. RMorphP(blanches) = BLANCfém, pl
f. RMorphP(coraux) = CORAILpl
RMorphPphrase est composée de RMorphP des mots-formes qui constituent cette phrase. C'est
donc cette représentation, la RMorphP de mots-formes, qui joue le rôle d'INTERFACE entre
syntaxe et morphologie.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
6
2.3. Le nom de lexème. Avant de continuer notre caractérisation des autres représentations
morphologiques, penchons-nous sur le concept de nom de lexème, noté L dans la définition VI.1.
Comme nous l'avons établi dans la Première partie ([vol. 1], chapitre VI, 2, p. 350), on doit
distinguer trois types formels de lexèmes :
• lexèmes SIMPLES (= non composés1 et non dérivés1);
• lexèmes COMPOSÉS1
• lexèmes DÉRIVÉS1 lexèmes COMPLEXES, formés à partir d'autres lexèmes.
On trouve souvent un quatrième type, type mixte : des lexèmes qui sont à la fois composés1 et
dérivés1 (soit la composition1 des lexèmes dérivés1, soit la dérivation1 à partir des lexèmes
composés1). Cependant, ce type n'apporte aucun nouvel élément pertinent et peut être ignoré ici.
Un lexème simple est spécifié par son ARTICLE DE DICTIONNAIRE, qui l'identifie
directement et de façon univoque. Chaque lexème simple a un nom simple; par exemple :
ENTRAI{NERI.1 (emmener de force avec soi)
NOBLESSEII.2 (classe de nobles)
ROYALI (relatif à un roi)
(Rappelons — Première partie [vol. 1], chapitre VI, 2, p. 347 — que les numéros distinctifs, qui
identifient, auprès d'un nom de lexème, l'acception visée, sont empruntés au Petit Robert.)
Les articles de dictionnaire des lexèmes d'une langue L forment le Dictionnaire explicatif et
combinatoire [= DEC] de L ; le DEC a été présenté dans le chapitre II de l'Introduction [vol. 1], 3, p.
65, et mentionné ensuite à plusieurs reprises. Sans entrer dans les détails non pertinents ici,
signalons, en anticipant, le fait suivant, crucial du point de vue morphologique :
Un article de DEC fait correspondre au lexème vedette son morphème radical et à ce
morphème radical, le (ou les) morphe(s) de base.
(Pour morphème, radical et morphe de base, voir Cinquième partie [vol. 4].)
C'est dans les articles de dictionnaire de ce type que les règles des modèles morphologiques, dont
nous discutons dans cette partie, puisent toutes les informations nécessaires concernant les radicaux
de la langue L . Les informations concernant les affixes (ainsi que les autres moyens morphologiques
de L ) sont données directement dans les règles du modèle. Nous reprendrons la question du lien
entre un modèle morphologique et le dictionnaire au §3 du présent chapitre.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
7
Un lexème composé1 est formé à partir d'au moins deux lexèmes simples; il est spécifié par
au moins deux articles de dictionnaire qui correspondent à ses lexèmes constituants. Un lexème
composé1 n'est donc pas représenté directement dans le dictionnaire. Son nom est spécifié par la
donnée des noms de ses lexèmes constituants et de la relation de dépendance qui les relie. Par
exemple, les noms de trois lexèmes composés1 de l'allemand se présentent comme suit :
nœuds sont étiquetés des noms des lexèmes constituants et les arcs (= branches), des noms des
relations possibles entre ces lexèmes. Suivant la section 7.4 du §2, chapitre II de la Cinquième partie
([vol. 4, p. 97 ssq.), nous distinguons quatre types de relations entre les noms de lexèmes
constituants qui apparaissent au sein d'un lexème composé1 :
— relation complétive, comme dans le composé1 hongrois repülo…gép+gyár, litt. (avion usine) =
(usine d'aéronautique);
4) relation attributive, comme dans le composé1 allemand Wild+ente, litt. (sauvage canard).
Ces relations peuvent déterminer l'ordre linéaire des constituants d'un composé1, ainsi que
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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le choix des interfixes (bien que nous ne connaissions pour le moment aucun exemple réel, rien
n'empêche qu'une langue utilise des interfixes différents dans le but d'exprimer la relation reliant
deux constituants dans un composé1). Comparez les deux composés1 allemands :
(3)allemand
MÖRDER≤subjectale_ OFFIZIER
assassin officier = Mörderoffizier (officier assassin)
vs
MÖRDER-complétive. OFFIZIER
assassin officier = Offiziersmörder (assassin d'un officier)
[L'interfixe -s-, qui marque le lien entre les deux radicaux, est indiqué en gras.]
(4) tchouktchi
N : Dans les composés1 tchouktchi cités ici, nous observons deux phénomènes
morphonologiques :
1. L'harmonie vocalique (dont il était question dans la Troisième partie [vol. 3], chapitre
II, §3, 2.1, p. 71 ssq., surtout l'exemple (21)) : tur ~ tor, nilγ ~ nelγ.
2. L'épenthèse vocalique (dont il était question également dans la Troisième partie [vol.
3], chapitre II, § 3, 2.1, 3, , p. 92, l'exemple (56)) : le schwa épenthétique est indiqué
ci-dessus en gras.
Les exemples (3) et (4), ainsi que (5) plus loin, illustrent le mode de représentation des
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
9
noms de lexèmes composés1. Ce ne sont pas des RMorphP des mots-formes correspondants, car il
manque la caractéristique morphologique χ (que nous avons omise pour alléger l'exposé); de telles
RMorphP sont données en (3') - (5') ci-dessous.
Nous tenons à souligner que l'ordre linéaire des noms des lexèmes constituants au sein du
nom du lexème composé1 n'est pas du tout pertinent, et nous utilisons en (3) et (4) un ordre linéaire
arbitraire. Toute l'information nécessaire à l'ordonnancement correct des constituants réels (= des
radicaux) au niveau morphologique de surface est codée dans la relation qui les relie :
— l'ORIENTATION de la relation spécifie le modificateur par rapport au modifié et ainsi détermine
leur ordre mutuel (en fonction de la langue, bien sûr);
— le NOM de la relation spécifie le type sémantique de modification et ainsi détermine, le cas
échéant, les particularités formelles du composé1 en question.
Les relations entre les lexèmes constituant un lexème composé1 sont surtout importantes
dans les langues dites polysynthétiques, plus précisément, dans les langues privilégiant
l'incorporation.
Un lexème faisant partie d'un lexème composé1 en tant qu'élément modificateur (=
dépendant) peut comporter son propre χ, puisque ce ne sont pas seulement les racines « nues » qui
participent dans des composés1, mais aussi les racines munies de certains marqueurs
morphologiques. Ainsi, en finnois, le nom modifiant un autre nom au sein d'un composé1 peut très
b.
loma +lle +lähtö =lomallelähtö, litt. (départ sur repos)
repos SG.SUPERL(atif) départ
(départ en congé)
vs
loma +lla +olo = lomallaolo, litt. (séjour sur repos)
repos SG.SUPERES(sif) séjour
(séjour en congé)
vs
loma +lta +tulo =lomaltatulo, litt. (arrivée de-sur repos)
repos SG.DÉSUPERL(atif) arrivée
(retour du congé)
(Cf. l'exemple (17), 7.2, §2, chapitre II, Cinquième partie [vol. 4], p. 89.)
(4') tchouktchi
attributive
attributive
[TUR POJΓ≤__________ nILΓ]sg, comit = γapojγbtornelγma
(5') finnois
vs
Nous ne traiterons les lexèmes composés1 que de façon très sommaire — au §4 du présent
chapitre.
Un LEXE`ME DÉRIVÉ1 est formé à partir d'un autre lexème quelconque par un moyen
que nous notons D , dans ce qui suit. (Un moyen dérivationnel est considéré comme une UNITÉ
DÉRIVATIONNELLE par analogie avec les unités lexicales. En effet, les unités dérivationnelles mani-
festent une parenté sémantique spéciale avec les lexies, tout en étant des signes morphologiques.)
Tout comme un lexème composé1, un lexème dérivé1 n'est pas non plus représenté
directement dans le dictionnaire. Son nom est construit par une règle à partir du nom du lexème de
départ muni de l'indication du nom du moyen dérivationnel concret à appliquer, les deux étant liés
par le symbole O. Ainsi, on a :
ABATTRE O -AGE (= abattage)
AFFAIBLIR O -MENT (= affaiblissement)
AGGRAVER O -TION (= aggravation)
Remarquons qu'au niveau syntaxique profond les trois noms dérivés ci-dessus sont
1
présentés sous une forme qui exprime mieux leur parenté sémantique :
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
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cette fonction lexicale, c'est-à-dire le nom déverbatif dérivé1 à l'aide du suffixe approprié, est
calculée par les règles de la syntaxe profonde et de la dérivation1 se basant sur les informations
inscrites dans le dictionnaire. Ainsi, dans l'article de dictionnaire du lexème ABATTRE, on trouve
S0(ABATTRE) = ABATTAGE, etc. Comme résultat, au niveau syntaxique de surface, les lexèmes
dérivés1 apparaissent avec le moyen dérivationnel concret déjà choisi; ils passent au niveau
modificateur d'un composé1) comporter son propre χ, puisque les moyens dérivationnels ne
s'appliquent pas seulement aux racines « nues », mais aussi aux racines (ou aux radicaux dérivés1 ou
(6) En hongrois, à partir d'un nom N, on peut toujours dériver un pronom signifiant (celui de
N). Le moyen dérivationnel utilisé est le suffixe -é /e\/) :
a.
apa (père) ~ apáé (celui du père)
Papp [nom de famille] ~ Pappé (celui de Papp)
könyv (livre) ~ könyvé (celui du livre)
Le suffixe -é peut (en tout cas, théoriquement) être itéré :
apáéé (celui de celui du père)
Or, le nom N auquel ce suffixe se joint est en fait caractérisé par le nombre et
l'appartenance (Deuxième partie [vol. 2], chapitre II, §4, 4.5, B, définition II.49, p. 192 ssq.) :
b.
apá+m (mon père) ~ apámé (celui de mon père)
könyv+ek (livres) ~ könyveké (celui des livres)
könyv+e+i+m (mes livres) ~ könyveimé (celui de mes livres)
Lχ = [ L'χ ' O D ]χ
Comme pour les lexèmes composés1, nous retournons brièvement aux lexèmes dérivés1 au
§ 4 ci-dessous.
Le reste de la Sixième partie
est consacré aux lexèmes simples.
Définition VI.2 :
représentation morphologique de surface d'un mot-forme
Notation
Nous écrivons la RMorphS(w) sous la forme standard suivante :
{M1}, {M2}, ..., {Mn }, {O1}, {O2},..., {Om }, {Supraf},
où {Mi} sont des morphèmes (Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §4, p. 203 ssq.);
absents d'une RMorphS, alors qu'au moins certains morphèmes {Mi} doivent y être présents. Cela
démontre, une fois de plus, que le rôle des morphèmes est plus important que celui des autres
moyens morphologiques.
3. La RMorphS est une représentation « ÉMIQUE »; elle est faite en termes d'ENSEMBLES
particuliers de signes, c'est-à-dire d'-E`MES (morphèmes, apophonièmes, ..., suprafixèmes). Le
corrélat « ÉTIQUE » de la RMorphS, soit une représentation morphique, est introduit plus loin, dans
4.2, p. 000.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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4. Les éléments de la RMorphS d'un mot-forme ne sont pas linéairement ordonnés. Nous en
discuterons en détail dans la section 6, p. 000 ssq. (Ordonnancement). Ici, nous nous limitons à
signaler que les informations comprises dans les syntactiques de ces éléments suffisent pour savoir
quelle opération s'applique au morphe de quel morphème et comment ordonner les morphes
sélectionnés.
5. Quand il s'agit de la RMorphS d'un mot-forme composé1 ou dérivé1, on utilise l'écriture
i
standard spécifiée ci-dessus pour chaque Lχ SIMPLE faisant partie de sa RMorphP. On représente
i
morphèmes et d'autres -èmes; on relie ces ensembles entre eux et/ou on les hiérarchise de la même
façon qu'on relie et/ou hiérarchise les noms des lexèmes qui constituent le nom d'un lexème
complexe dans la RMorphP de départ. Par conséquent, la RMorphS d'un composé1 ou d'un dérivé1
est un objet fort complexe du point de vue formel. Nous pouvons cependant éviter de le discuter
longuement puisque, dans le CMG, nous ne décrivons de façon approfondie que DES MODE`LES
MORPHOLOGIQUES POUR DES LEXE`MES SIMPLES, c'est-à-dire des modèles morphologiques pour la
flexion.
Exemples
c. RMorphS(puisse) = {POUV(-oir)},{SUBJ.PRÉS},{SUBJ.1SG}
d. RMorphS(puisse') = {POUV(-oir)},{SUBJ.PRÉS},{SUBJ.3SG}
b. RPhonP(plaisions') = /plezjC=/
c. RPhonP(puisse) = /p¥is/
d. RPhonP(puisse') = /p¥is/
e. RPhonP(blanches) = /blãs]/
f. RPhonP(coraux) = /kCro/
Cf. la RMorphS des mêmes mots-formes ci-dessus, (7), p. 00.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
17
Après avoir défini les trois niveaux majeurs de représentation des mots-formes pour un
modèle morphologique, nous allons procéder de la façon suivante :
— Préciser les distinctions entre la représentation morphologique d'un mot-forme et celle d'une
phrase.
— Introduire deux sous-niveaux intermédiaires mineurs (entre la RMorphS et la RPhonP).
— Essayer de justifier l'introduction des niveaux proposés, en indiquant les phénomènes et les
processus typiques associés à chacun d'eux.
RMorphSmot vs RMorphSphrase.
La RMorphP d'une phrase est constituée de deux structures (Structure MorphP et Structure
Prosodico-MorphP), et la structure MorphP d'une phrase est la chaîne de RMorphP des mots-formes
qui constituent la phrase en question. On voit donc que le terme représentation morphologique
(profonde ou de surface) a deux contenus bien différents selon qu'il est appliqué à un fragment de
texte syntaxiquement cohérent ou à un seul mot-forme isolé. Par conséquent, les spécificateurs de
phrase vs de mot-forme sont de rigueur dans tous les cas où le contexte n'est pas suffisant pour lever
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
18
l'ambiguïté.
Cependant, comme le présent ouvrage est limité à la morphologie du mot et que nous n'y
traitons que des représentations morphologiques de mots-formes, nous nous permettons, pour
abréger, d'omettre le modificateur d'un/de mot-forme dans la suite de notre exposé.
contrainte de cooccurrence portant sur leurs signifiants n'y est encore respectée.
Exemples
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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19
(9) Pour les mots-formes français des exemples (1), (7) et (8), nous proposons les
représentations morphiques suivantes :
mot-forme représentation morphique du mot-forme
à l'écrit à l'oral
a. plaisions plais + i + ons /plez/+/j/+/C=/ [à l'indicatif]
b. plaisions' plais + 0 + ions /plez/+ 0 +/jC=/ [au subjonctif]
c. puisse puiss +e /p¥is/+ 0 [1 sg]
d. puisse' puiss +e /p¥is/+ 0 [3 sg]
[puisse-/puisse'- est un mégamorphe fort qui exprime ensemble le morphème radical et
le morphème du subjonctif présent]
dans notre terminologie, les règles morphonologiques de surface (voir §3 ci-dessous, p. 000 ssq.),
n'y sont pas encore appliquées : les contraintes de cooccurrence phonémique qui ne sont pas
conditionnées par les syntactiques ne sont pas respectées. Dans nos exemples français, la
représentation morphonologique des mots-formes considérés ne diffère pas de leur représentation
phonologique. Pour une représentation phonologique de mots-formes différente de leur repré-
sentation morphonologique, nous donnerons des exemples bafia (pour les détails, voir chapitre IV de
cette partie, p. 000.)
Exemples
(10) français
mot-forme représentation morphonologique
a. plaisions /plezjC=/ [nous plaisions]
b. plaisions' /plezjC=/ [que nous plaisions]
c. puisse /p¥is/ [que je puisse]
d. puisse' /p¥is/ [qu'il puisse]
e. blanches /blãs]/
f. coraux /kCro/
(11) bafia [les symboles d'accent indiquent les tons, selon les conventions adoptées dans le
CMG; voir chapitre IV de cette partie]
Comparons maintenant les représentations des deux mots-formes français : plaisions (au
sens de l'imparfait de l'indicatif) et puissions — à tous les niveaux et sous-niveaux considérés :
Figure VI-1.
(= R morphémique)
3. R morphique /plez/ + /j/ + /C=/ /p¥is/ + /jC=/
4. R morphonologique /plez/ +/j/ + /C=/ /p¥is/ + /jC=/
5. RPhonP /plezjC=/ /p¥isjC=/
1. Au niveau catégoriel (= dans la RMorphP), les deux mots-formes sont très semblables :
leurs RMorphP sont parfaitement isomorphes.
2. Au niveau morphémique (= dans la RMorphS), l'isomorphie est quasiment préservée (les
deux mots-formes sont composés chacun de trois morphèmes similaires), mais une première
différence sensible apparaît :
— dans plaisions (à l'imparfait de l'indicatif), nous voyons un morphème de nombre et de
personne {1PL}, puisque le suffixe -ons exprime (1pl) dans tous les temps de l'indicatif et du
conditionnel ainsi qu'à l'impératif;
— mais dans puissions, nous trouvons dans la même position un morphème qui cumule le MODE,
la personne et le nombre {SUBJ.1PL}, puisqu'ici, -ions exprime aussi (subjonctif) à côté de (1pl). On
notera que -ions apparaît dans tous les temps du subjonctif — au présent et à l'imparfait :
[que nous] aim+0 +ions /aim+a+ss+ions
3. Au niveau morphique, l'isomorphie de représentation entre plaisions et puissions
n'existe plus; les deux structures formelles manifestent une différence importante. En effet, le mot-
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
22
Pour jeter plus de lumière sur la question de la représentation MorphS des mots-formes,
examinons les terminaisons verbales françaises -ions et -iez. Elles sont traitées différemment,
comme nous venons de le voir, à l'indicatif et au subjonctif.
— A l'INDICATIF, nous tenons -i- au sein de -ions et -iez pour le signifiant d'un signe à part : le
suffixe -i, marqueur de l'imparfait de l'indicatif, qui est un allomorphe du même morphème que -
ai /ε/ : [nous] parl+i+ons ~ [je] parl+ai+s. Ce suffixe se trouve en opposition avec -0 du présent,
-(e)r du futur et -(e)rai/-(e)ri du futur-dans-le-passé de l'indicatif, ainsi qu'avec -(e)rai/-(e)ri du
conditionnel. Les terminaisons -ions et -iez à l'imparfait de l'indicatif sont donc bimorphiques :
+i+ons et +i+ez.
— Mais au SUBJONCTIF, nous décrivons -ions et -iez comme marqueurs synchroniquement
inanalysables, c'est-à-dire cumulatifs, du subjonctif, de la 1re/2e personne et du pluriel. Autrement
dit, les terminaisons -ions et -iez au présent du subjonctif sont monomorphiques : +ions et +iez. Le
marqueur (modo-temporel) du subjonctif présent est soit zéro ([que je] chante :
chant+0 SUBJ.PRÉS+e1SG), soit un mégamorphe couvrant aussi le radical ([que je] puiss-, sach-, aill-
); le subjonctif imparfait est exprimé soit par le suffixe -ss /s/ ([que je] chant+a+ss+e, di+ss+e,
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
23
connu+ss+e, pu+ss+e, su+ss+e, ...), soit par le suffixe zéro à la 3e personne du singulier (par l'accent
circonflexe ^ à l'écrit : [qu'il] chantâ+t, dî+t, connû+t, pû+t, sû+t, ...).
Par analogie avec les suffixes -ions et -iez, nous traitons TOUTES les terminaisons
personnelles du subjonctif comme exprimant aussi le mode. Par conséquent, à l'indicatif, le morphe -
e dans [je] chante (le suffixe zéro -0 à l'oral) appartient au morphème {1SG}, qui cumule la
personne et le nombre (du sujet); au subjonctif, le morphe homonyme -e appartient au morphème
{SUBJ.1SG}, qui, lui, cumule le mode, la personne et le nombre. On notera qu'à la 3e personne du
singulier, la différence à l'écrit est plus visible : au présent de l'indicatif, certains verbes ont -t e
{3SG}, mais au présent du subjonctif, tous les verbes (sauf E{TRE et AVOIR) ont -e e {SUBJ.3SG}.
A l'oral, le tableau devient beaucoup plus embrouillé, puisqu'en français, la plupart des terminaisons
verbales sont zéro. Cependant, même si le marqueur du présent de l'indicatif et celui du présent du
subjonctif sont tous les deux zéro, ils peuvent être distingués : le suffixe zéro du subjonctif présent
sélectionne l'allomorphe long5 du radical (ou un des allomorphes longs, s'il y en a plusieurs), y
compris au singulier, ce qui n'est jamais le cas avec l'indicatif. Le zéro -0 SUBJ.PRÉS et le zéro -
Selon notre description, dans une forme subjonctive française, le subjonctif est toujours
exprimé deux fois :
— une première fois soit par un suffixe modo-temporel, à savoir -0 (subjonctif présent) et -ss/-0
(subjonctif imparfait), soit (dans quelques cas isolés du type puiss-, sach-, aill-) par un mégamorphe
qui exprime cumulativement la signification radicale et le présent du subjonctif;
— et une autre fois par un suffixe cumulatif de mode, de personne et de nombre6.
Pour résumer, nous donnons dans la Figure VI-2 ci-dessous, les représentations de certaines
formes subjonctives françaises, aux quatre niveaux morphologiques — avec mention de leurs
correspondances mutuelles.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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24
a. b.
1. CHANTERsubj, prés, 1, pl 1. CHANTERsubj, impf, 3, sg
c. d.
1. DIREsubj, prés, 1, pl
1. DIREsubj, impf, 3, sg
2. {DI-}, {SUBJ.PRÉS}, {SUBJ.1 PL}
3. /diz/ + 0 + /jC=/ [0 du subj. prés. sélec- 2. {DI-}, {SUBJ.IMPF}, {SUBJ.3 SG}
tionne l'allomorphe long du radical] 3. /di/ + 0 [^] + 0 [-t] [0 du subj. imparfait sélectionne
4. /dizjC=/ disions l'allomorphe court du radical]
4. /di/ dît
e.
1. SAVOIRsubj, prés, 1, pl f.
2. {SAV-}, {SUBJ.PRÉS}, {SUBJ.1 PL} 1. SAVOIRsubj, impf, 3, sg
3. /sas]/ + /jC=/ 2. {SAV-}, {SUBJ.IMPF}, {SUBJ.3 SG}
4. /sas]jC=/ sachions 3. /sü/ + 0 [^] + 0 [-t]
4. /sü/ sût
En nous prévalant des exemples cités, nous allons expliquer ce qui motive la division
proposée des représentations manipulées par le modèle morphologique Sens-Texte en RMorphP,
RMorphS, R(eprésentation) morphique, R morphonologique et RPhonP.
Nous ferons cela en trois étapes :
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
25
6.1. Nécessité des (sous-)niveaux intermédiaires. Nous pouvons tout d'abord utiliser une
analogie entre les niveaux morphologiques, d'une part, et les niveaux syntaxiques et phonologiques
d'autre part. La division de la RMorph en deux (sous-)niveaux majeurs — un (sous-)niveau
PROFOND, tourné vers le sens, et un (sous-)niveau DE SURFACE, tourné vers le texte, — se retrouve
en syntaxe et en phonétique (voir Introduction [vol. 1], chapitre II, 2, surtout p. 54 ssq., pour
l'opposition « RSyntP vs RSyntS »). Pour ces deux niveaux, la division en question est solidement
motivée par des raisons indépendantes et offre un parallèle convaincant pour une scission analogue
de la représentation morphologique. (Le parallélisme avec la syntaxe va même plus loin, comme on
le verra dans 6.3, p. 000 : le niveau morphique mineur en morphologie de surface correspond au
niveau mineur de groupes syntaxiques en syntaxe de surface.) Cependant, nous croyons avoir des
arguments plus substantiels et en même temps plus spécifiques pour les niveaux intermédiaires en
morphologie. Pour les présenter, voyons quels types de changements se produisent entre la
RMorphP et la RPhonP d'un mot-forme.
La Représentation Morphologique PROFONDE d'un mot-forme w de la langue L vise le côté
« interne » de w, soit sa composition LEXICO-CATÉGORIELLE. Plus précisément, elle spécifie la
signification lexicale et les significations dérivationnelles de w (par la donnée de L, nom du lexème
auquel w appartient) et toutes ses significations flexionnelles, c'est-à-dire les grammèmes et quasi-
grammèmes (par la donnée de χ, ensemble de tous les grammèmes et quasi-grammèmes que le mot-
forme w exprime). Pour fixer les idées, concentrons-nous, pour le moment, sur les significations
flexionnelles. Un fait fort important pour notre raisonnement est que la RMorphP de w ne contient
aucune mention directe des moyens morphologiques de L utilisés pour exprimer χ.
La Représentation Phonétique PROFONDE de w vise son côté « externe », soit sa
composition PHONÉMIQUE.
Rappelons qu'il a été convenu — Première partie [vol. 1], chapitre II, §1, 3.4, p. 116 — que
les signifiants morphologiques doivent être exprimés en termes phonologiques. Les détails
phonétiques, c'est-à-dire ceux du niveau phonétique de surface, ne sont pas pertinents pour la
morphologie, comme la morphologie n'est pas pertinente pour les phénomènes phonétiques de
surface8. La prise en considération des propriétés phonétiques des mots-formes ne fait qu'obscurcir
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
26
le tableau morphologique.
La RPhonP ne contient aucune mention directe ou indirecte des grammèmes et des quasi-
grammèmes de L qu'elle exprime : c'est le deuxième fait important pour notre raisonnement.
La composante morphologique du modèle Sens-Texte fait le pont entre les deux
représentations majeures des mots-formes :
{RMorphPimot} <> {RPhonPjmot}
Divergences de regroupement
Certes, on voit assez souvent qu'un (g) dans une RMorphP donnée correspond à un et un
seul f dans la RPhonP (du même w) :
(gi) <> fj;
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
27
par exemple,
(pluriel) <> /s/
dans le mot-forme espagnol casa+s (maisons). Mais une telle bi-univocité est violée la plupart des
temps, et cela selon les quatre cas de figure logiquement possibles :
apophonie ou une conversion2 (voir Cinquième partie [vol. 4], chapitres IV et V). On ne lui trouve
Cinquième partie [vol. 4], chapitre I, §2, 1, p. 15), soit un signe dont le signifié est un trait de
syntactique d'un autre signe (Quatrième partie [vol. 3], chapitre I, 2.3, p. 148). Un exemple bien
connu de signe vide1 est ce qu'on appelle l'élément thématique dans la conjugaison des langues
romanes (chapitre II ci-dessous, §2, p. 000 ssq.); un exemple typique de signe qui exprime un trait
de syntactique d'un autre signe serait un préfixe de classe1 nominale dans les langues bantoues.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
28
(12)
russe KNIGA (livre) géorg. C%IGNI (livre)
Nombre singulier pluriel singulier pluriel
Cas
nominatif knig + a knig + i c%ign + 0 + i c%ign + eb + i
accusatif knig + u knig + i _________ ___________
datif knig + e knig + am c%ign + 0 + s c%ign + eb + s
génitif knig + i knig + 0 c%ign + 0 + is c%ign + eb + is
instrumental knig + oj knig + ami c%ign + 0 + it c%ign + eb + it
où -ss = (imparfait du subjonctif) et -ions = (subjonctif, 1 pl). (Le subjonctif est cumulé une fois avec
le temps, comme l'indicatif, et une autre fois avec la personne et le nombre.)
La complexité de la correspondance entre les grammèmes et les quasi-grammèmes d'une
part, et les marqueurs segmentaux faisant partie du mot-forme d'autre part explique l'introduction du
niveau intermédiaire — RMorphS, ou niveau -ÉMIQUE. Cette représentation -émique nous permet de
ne considérer qu'une difficulté à la fois, notamment le regroupement de grammèmes et de quasi-
grammèmes, en ignorant les deux autres (divergence formelle et ordonnancement). Dans la
RMorphS, nous spécifions comment les grammèmes sont manipulés du point de vue de leur
expression : lesquels disparaissent, lesquels sont exprimés par des moyens non segmentaux, lesquels
sont cumulés, etc. En même temps, à ce niveau, nous introduisons les segments vides , qui
1
n'expriment aucun grammème, mais qui sont imposés par les règles de bonne formation des mots-
formes (par exemple, les éléments thématiques).
Divergences d'association
(le dernier marqueur apparaît dans la 1re/2e personne du pluriel, et le premier dans les autres cas);
(passé) en russe est exprimé par le suffixe /l/, qui, cependant, subit la palatalisation devant le suffixe
-/i/ du pluriel et ainsi apparaît soit comme /l/, soit comme /l'/ : /p'isá+l/ ([il] écrivait) vs /p'isá+l'+i/
([ils] écrivaient) [=> /p'isál'i/].
Tous ces phénomènes sont pris en charge par le sous-niveau -ÉTIQUE (= morphique), où le
modèle sélectionne les allomorphes appropriés et les soumet aux règles morphonologiques.
Divergences d'ordonnancement
Montrons, tout d'abord, qu'il est impossible d'ordonner linéairement les grammèmes et les
quasi-grammèmes dans la RMorphP d'un mot-forme w de FAÇON PERTINENTE, c'est-à-dire de façon
à déterminer, par l'ordonnancement des grammèmes, l'ordre des marqueurs correspondants. Dans
nos raisonnements, nous partons de la convention suivante qui nous semble tout à fait naturelle :
Dans une RMorphP, les grammèmes d'une catégorie donnée (ou un grammème ou un quasi-
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
30
Nous pouvons étayer cette observation générale par les deux faits spécifiques suivants :
a) L'expression simultanée d'un grammème par plusieurs marqueurs empêche
l'ordonnancement naturel des grammèmes. Soit deux grammèmes, (g1) et (g2); (g1) entre dans (le
1 1
signifié des morphes des) deux morphèmes différents {M1 } et {M2 } (comme le subjonctif en
1
français), et (g2), dans un seul morphème {M2}; supposons que les allomorphes du {M1 } précèdent
1
linéairement ceux du {M2}, tandis que les allomorphes du {M2 } les suivent; comment alors ordonner
(13) En komi, dans le nom, les marqueurs de certains cas suivent le marqueur du possesseur,
tandis que les marqueurs des autres cas le précèdent. Soit le nom KERKA (maison) et
les marqueurs de possesseur -nIm (notre), -nId (votre) et -nIs (leur); on a :
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
31
(14) En latin, au présent de l'indicatif, le marqueur du passif suit tous les marqueurs de
nombre et de personne de la 1re et de la 3e personne, mais précède celui de la 2e
Il nous reste à répondre à la question suivante : Pourquoi refuser l'ordre linéaire au niveau -
émique, c'est-à-dire dans la RMorphS ? Est-il possible d'ordonner linéairement — d'une façon
naturelle — les morphèmes et les autres -èmes (= les familles d'opérations significatives) ? La
réponse est négative : en règle générale, un morphème peut contenir deux allomorphes occupant,
dans le mot-forme, des positions linéaires différentes; cela signifie que l'ordonnancement ne peut se
faire de façon efficace qu'au niveau morphique. Autrement dit, le trait de syntactique « ordre »
(Quatrième partie [vol. 3], chapitre II, §1, 3, p. 172, et Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §3, 3.4,
p. 158 ssq.) caractérise, strictement parlant, les allomorphes plutôt que les morphèmes.
Voici deux exemples illustrant ce dernier point.
(15) En kète, l'infixe verbal d'accord qui renvoie à un sujet grammatical inanimé est -b- (ou,
selon l'environnement phonologique, -m-, -p- ou -v-); cet infixe précède l'infixe du
passé quand ce dernier se manifeste par l'allomorphe -l'- ou -n- et le suit s'il se mani-
feste par -o- (la distribution des allomorphes du passé est conditionnée lexicalement).
Comparez (le marqueur du passé est souligné) :
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
33
Enfin, les morphèmes qui comprennent des circonfixes présentent aussi un problème pour
l'ordonnancement.
nd +o +wewe + i gwIra
NÉG 3pers voler NÉG oiseau
([L']oiseau/[Les] oiseaux ne vole/nt pas).
nd +a +gwata +ta +i
NÉG 1pers marcher FUT NÉG
(Je ne marcherai pas/Nous ne marcherons pas).
Étant donné ces faits, comment ordonner de façon naturelle le morphème {NÉG(ation)}
dans la RMorphS des mots-formes verbaux du kaiowá-guarani ?
Résumons.
• La RMORPH PROFONDE d'un mot-forme w a pour objectif de spécifier le côté « interne » de w,
c'est-à-dire ses significations — lexicales, dérivationnelles et flexionnelles — sans égard pour la
structure formelle de l'expression correspondante. La RMorphP ne reflète que les distinctions
formelles les plus fondamentales, comme celles existant entre les significations lexicales et les
significations grammaticales (qui sont représentées, même à ce niveau, de façon différente). Les
éléments de la RMorphP ne sont pas linéairement ordonnés.
• La RMORPH DE SURFACE de w spécifie sa structure -émique, c'est-à-dire le regroupement des
grammèmes et des quasi-grammèmes en fonction de leur expression. La RMorphS reflète donc plus
de distinctions formelles que la RMorphP, bien qu'elle ne s'occupe pas de la forme réelle des
marqueurs utilisés. Ses éléments, eux non plus, ne sont pas linéairement ordonnés.
• La REPRÉSENTATION -ÉTIQUE du mot-forme w (= la représentation morphique) spécifie
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
35
comme autonomes.
2. Son rôle d'interface entre deux composantes du modèle ou entre deux ensembles de
règles à l'intérieur d'une même composante. Ainsi, le niveau où sont représentés les
grammèmes et les quasi-grammèmes, c'est-à-dire le niveau catégoriel [= RMorphP], est très
commode comme interface entre la syntaxe et la morphologie. De façon analogue, le niveau où
sont représentés les phonèmes et les prosodèmes, c'est-à-dire le niveau phonologique profond
[= RPhonP], est commode comme interface entre la morphologie et la phonologie (Nous ne
pouvons pas discuter davantage le problème de justification des niveaux de représentation du
mot-forme : c'est une tâche à part, et de taille, dépassant de loin le cadre du CMG.)
6.2. Niveaux majeurs vs niveaux mineurs. Comme on peut le voir, nous distinguons, dans
les représentations linguistiques1, des niveaux MAJEURS et des niveaux MINEURS. Dans le domaine
les niveaux interfaces entre les composantes adjacentes; parmi les niveaux intermédiaires, est
majeur le niveau -émique.
Cependant, ce principe peut être mis en doute. En effet, au moins deux questions se posent
immédiatement :
— Quelle est au juste la différence concrète entre les niveaux majeurs et mineurs ? Autrement dit,
quelles sont les conséquences pratiques de la distinction en cause ?
— Comment pouvons-nous justifier la classification adoptée ? Autrement dit, pourquoi, par
exemple, la R morphémique est-elle considérée comme un niveau majeur, alors que la R morphique
est reléguée au statut d'un niveau mineur ?
Nous devons avouer que nous n'avons pas de réponses définitives à ces questions. Nous ne
pouvons étayer de façon satisfaisante ni la distinction même « niveau majeur/niveau mineur », ni le
principe de distribution des niveaux entre niveaux majeurs et mineurs. Strictement parlant, les
niveaux majeurs et mineurs, tels qu'utilisés dans les modèles morphologiques, doivent être acceptés
comme des postulats qui assurent une description cohérente, compacte et possédant une certaine
force explicative.
Cependant, nous croyons utile d'indiquer la considération centrale qui devrait peut-être
conditionner le choix d'un niveau de représentation comme majeur : c'est l'existence d'un ensemble
de CONTRAINTES DE COOCCURRENCE sur la combinatoire des unités du niveau donné. Par exemple,
il apparaît évident, sur la base de nombreuses observations, que les restrictions sur la cooccurrence
en morphologie se formulent surtout soit en termes de grammèmes et/ou de catégories
grammaticales, soit en termes de phonèmes et de prosodèmes. Ainsi, en français, le grammème
(infinitif) du verbe exclut les grammèmes de mode, de temps, de personne et de nombre; le
grammème (subjonctif) exclut le grammème (futur); le grammème (impératif) exclut les grammèmes
de temps; etc. D'autre part, le français ne permet pas les chaînes initiales de phonèmes */bd-/, */rk-/,
*/ts-/, etc. Par conséquent, nous tendons à considérer le niveau catégoriel (= RMorphP) et le niveau
phonologique profond (= RPhonP) comme niveaux majeurs.
Maintenant, comment sont les choses aux niveaux intermédiaires de notre modèle
morphologique ?
Au niveau de représentation MORPHONOLOGIQUE, la formulation de contraintes de
cooccurrence est logiquement impossible, étant donné que ce niveau n'a pas d'unités propres (c'est-à-
dire d'unités qui lui sont particulières) : ses unités sont des phonèmes et des prosodèmes, les mêmes
qu'au niveau PhonP. Il est, de ce fait, exclu du nombre des candidats au statut de niveau majeur de
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
37
représentation.
N : On peut s'interroger au sujet de l'existence même du niveau morphonologique en tant que
niveau autonome de représentation linguistique1. Il semble, cependant, qu'il facilite
sein d'un même mot-forme, avec le morphème (du type) {M2} »; « le morphe de base m1 ne se
combine pas avec le morphe de base m2 ». La réalité linguistique1 confirme cette possibilité : nous
connaissons des exemples de contraintes formulées à ces niveaux (voir plus loin, §3, 2.3, p. 00, la
discussion des règles filtres). Cependant, ces exemples, même s'ils sont peu nombreux, semblent
indiquer que c'est au niveau morphique que les contraintes de cooccurrence se formulent plus aisé-
ment : dans ces cas spécifiques, les restrictions visent des morphes (de base) plutôt que des
morphèmes. Donc, sous l'angle des contraintes sur la cooccurrence, nous devrions choisir le niveau
morphique, et non le niveau morphémique, comme niveau majeur. Nous avons donc fait un choix
arbitraire, car pour le moment, nous manquons de données. En effet, nous connaissons trop peu de
contraintes du niveau morphique : juste cinq cas, présentés au §3, exemples (3) - (5), p. 00 ssq., ce
qui n'est pas suffisant pour fonder une décision motivée concernant le choix d'un niveau majeur.
C'est pourquoi nous préférons ne pas remettre en cause le schéma établi des niveaux de
représentation.
6.3. Parallèles avec la syntaxe. Pour clore cette section, il semble utile de tracer un
parallèle entre les représentations impliquées dans la composante morphologique et celles
impliquées dans la composante syntaxique d'un modèle Sens-Texte.
N : Rappelons qu'une RSyntP/S comprend, en plus de la structure de base (= la SSyntP/S), les
structures communicative, anaphorique et prosodique, qui ne sont pas du tout pertinentes
pour la présente discussion. Par conséquent, dans ce qui suit immédiatement, nous com-
parons la RMorph à la structure de base SSynt de la RSyntP/S.
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
1
38
pas de lien direct avec la représentation sémantique et qui sont absents de la SSyntP. (Cf. les
morphes vides1 tels que les éléments thématiques du verbe dans plusieurs langues, etc.)
— Certains lexèmes profonds fictifs (de la SSyntP) dont le rôle est d'exprimer des constructions
syntaxiques n'apparaissent pas comme lexèmes dans la SSyntS : ils sont « transformés » en relations
SyntS. (Cf. les grammèmes exprimés par des opérations significatives.)
4. La syntaxe présuppose un NIVEAU ADDITIONNEL mineur par rapport aux niveaux
majeurs, qui est situé entre la SSyntS et la SMorphPphrase : le niveau de groupes syntaxiques, où
l'ordre linéaire des éléments au sein d'un groupe est déjà établi sans que l'ordre mutuel de ces
groupes le soit. Ce niveau correspond approximativement au niveau morphique de la représentation
morphologique (les groupes syntaxiques, ou les constituants syntagmatiques [= angl. phrases],
peuvent être considérés comme des manifestations étiques des syntagmèmes).
Il serait intéressant d'étudier davantage les ressemblances et les divergences trouvées entre
les représentations des niveaux morphologiques et celles des niveaux syntaxiques. Il faut cependant
se rendre compte qu'étant donné la nature tellement différente du mot-forme et de la phrase, de la
morphologie et de la syntaxe, on ne doit pas pousser trop loin le parallèle. Néanmoins, les
parallélismes déjà observés font apparaître comme plus justifiée la démarche adoptée.
*
* *
Cela termine notre tour d'horizon des représentations morphologiques adoptées dans la
théorie Sens-Texte. Nous sommes prêt à tourner notre attention vers le modèle morphologique au
sens strict : un dispositif logique ou un système de règles qui assure la correspondance entre des
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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NOTES
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(2.3, exemple (5), p. 000). L'alternance de remplacement qu'on observe dans le morphe radical de
KOTI (maison) (koti- ~ kodi-) appartient à une famille d'alternances typiques du finnois (et des
langues apparentées, tel l'estonien, le lapon …), alternance qu'on appelle gradation consonantique.
Grosso modo, c'est une alternance
« degré fort [un plus grand degré d'occlusion] ~
~ degré faible [un moins grand degré d'occlusion] »,
dont les membres sont distribués en fonction du type de syllabe : le degré fort apparaît dans une
syllabe ouverte, le degré faible, dans une syllabe fermée. (Nous omettons certains détails
phonologiques.) Voici un tableau approximatif de la gradation finnoise :
degré fort degré faible exemples
pp p kaappi (placard) ~ kaapit (placards)
tt t liitto (union) ~ liitot (unions)
kk k kukka (fleur) ~ kukat (fleurs)
p v leipä (pain) ~ leivät (pains)
t d lahti (baie) ~ lahdet (baies)
k v hauki (brochet) ~ hauet (brochets)
mp mm lampi (étang) ~ lammet (étangs)
nk ng sänky (lit) ~ sängyt (lits) /sængüt/
nt nn lintu (oiseau) ~ linnut (oiseaux)
lt ll pelto (champ) ~ pellot (champs)
rt rr parta (barbe) ~ parrat (barbes)
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(2.3, exemple (6c), p. 000). Il est intéressant de noter que le nom hongrois dont on dérive le
pronom en -é retient la capacité d'avoir ses propres modificateurs : a kis Anná+é (celui [de] la petite
Anne); [az arc sápadt mint] egy halott+é ([le visage pâle comme] celui [d']un cadavre), a két diák
Ch. I, $2. Représentations linguistiques dans un modèle morphologique
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szobá+já+é (celui [de la] chambre des deux étudiants). Autrement dit, la formation en -é ne
constitue pas un îlot syntaxique (cf. Première partie [vol. 1], chapitre IV, §2, 3.1, 5, p. 208, et
Cinquième partie [vol. 4], chapitre II, §2, 9.5, p. 000 ssq.). Cette dérivation1 se comporte comme si
le suffixe -é (celui de...) s'ajoutait à un syntagme1 tout fait plutôt qu'à un radical ou à un mot-forme.
Ici, le suffixe d'agent -ist ou -ian vient se greffer au nom, mais sémantiquement il porte sur le
syntagme1 entier « Adj + N ».
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(2.4, p. 000). Cf. la section 5, p. 000, pour des explications à propos des morphèmes cumulatifs du
subjonctif qui expriment en même temps la personne et le nombre (du sujet).
4
(4.1, p. 000). Plus loin, à la fin de la section 6, nous indiquerons un certain parallélisme entre ces
sous-niveaux, pour ainsi dire, auxiliaires et le sous-niveau auxiliaire de groupes syntaxiques (= de
syntagmes1 dont les éléments sont linéairement ordonnés) en syntaxe de surface.
5
(5, p. 000). Dans la morphologie française, la plupart des verbes irréguliers distinguent deux
allomorphes radicaux du type suivant :
DORMIR : /dor/ ~ /dorm/
ÉCRIRE : /ekri/ ~ /ekriv/
LIRE : /li/ ~ /liz/
VENDRE : /vã/ ~ /vãd/
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Le premier, utilisé au présent de l'indicatif dans les formes du singulier, est appelé court; le
deuxième, utilisé au présent de l'indicatif au pluriel, s'appelle long : il contient un phonème de plus
(imprimé ici en gras).
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(5, p. 000) La description proposée pour les terminaisons -ions et -iez au subjonctif n'est pas la
seule possible. Nous pouvons en indiquer encore deux.
1. On peut considérer -i /j/ comme un marqueur du présent du subjonctif, de sorte qu'on
évite la cumulation du mode avec la personne/le nombre et on préserve l'unité des marqueurs
personnels -ons et -ez à travers le paradigme1 verbal (cf. l'analyse proposée dans Blanche-
Benveniste et Van Den Eynde 1970 et Morin 1987). Nous n'avons pas retenue cette façon de faire
pour la raison suivante. Si, dans [que nous] chant+i+ons, le suffixe -i est un marqueur du présent du
subjonctif, alors à l'imparfait du subjonctif, on a un conflit de grammèmes, puisque dans
chant+a+ss+i+ons, le suffixe -ss marque l'IMPARFAIT du subjonctif, et le suffixe -i marque le
PRÉSENT du subjonctif. Pour éviter ce conflit, on pourrait traiter le -i dans chant+a+ss+i+ons comme
un marqueur de l'imparfait (sans mode) et admettre ainsi une double expression de l'imparfait (par -
ss et par -i). Cependant, le -i dans chant+i+ons marque cumulativement l'imparfait et l'indicatif, de
sorte que dans ce cas, on est forcé à distinguer trois suffixes -i :
-i1 = marqueur de l'imparfait de l'indicatif ([nous] chant+i+ons),
—soit admettre une double expression du subjonctif aux deux premières personnes du pluriel :
par le suffixe cumulatif -0 SUBJ.PRÉS et par ce -i. À l'imparfait du subjonctif, dans les deux premières
personnes du pluriel, le subjonctif sera également exprimé deux fois.
De plus, tout comme dans l'analyse précédente, il faut admettre l'expression non cumulative
du mode, ce qui n'est pas typique du français.
Comme on peut le voir, de telles solutions entraînent des complications dans la description
de la conjugaison française que la description que nous proposons évite. Cependant, si l'on ignore
l'imparfait du subjonctif, forme assez rare en français contemporain, l'analyse de l'élément -i- (dans
[que nous] chant+i+ons) en tant que marqueur du présent du subjonctif est à préférer.
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(5, Fig. VI-2, b, p. 000). L'élément +a+ dans les formes françaises de l'imparfait du subjonctif
parl+a+ss+e, parl+a+^+t [= parlât]
ainsi que dans les formes du passé simple de l'indicatif
parl+a+^+mes, parl+a+^+tes
est considéré ici comme un morphe d'un morphème vide1, {Él(ément) Th(ématique)}, qu'on appelle
souvent « voyelle thématique ». Ce morphème est introduit, dans les mots-formes verbaux français
de certains types, par les règles morphémiques. Pour plus de détails, voir la discussion du morphème
{El.Th} en espagnol au chapitre II de cette partie, §1, p. 000 ssq.
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(5, p. 000). En exagérant un peu et en simplifiant en même temps, nous pouvons dire que le recours
à la morphologie aide à déterminer la frontière entre la phonétique proprement dite et la phonologie.
De façon générale, tout phénomène phonatoire dont la description exige une mention des conditions
morphologiques (= des grammèmes et des quasi-grammèmes ou des éléments du syntactique du
signe en cause) relève de la phonologie. (L'inverse, comme c'est très souvent le cas dans une langue
naturelle, n'est pas vrai : l'absence de conditionnement morphologique ne rend pas phonétique un
phénomène phonatoire quelconque.) Voir, à ce propos, §2 du chapitre II de cette partie : la
discussion du statut phonémique de ce qu'on appelle les semi-voyelles en espagnol.