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Langages

Traduire le sens, traduire le style


Charles Russell Taber

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Taber Charles Russell. Traduire le sens, traduire le style. In: Langages, 7ᵉ année, n°28, 1972. La traduction. pp. 55-63;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1972.2098

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1972_num_7_28_2098

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CHARLES R. TABER
Accra

TRADUIRE LE SENS, TRADUIRE LE STYLE

Introduction.
Selon une définition récemment proposée : « La traduction consiste
à reproduire dans la langue réceptrice le message de la langue source au
moyen de l'équivalent le plus proche et le plus naturel, d'abord en ce qui
concerne le sens, ensuite en ce qui concerne le style 1. » Le présent article
est consacré à une exposition de certains termes de cette définition, surtout
en ce qui concerne la représentation du sens et du style dans la traduction.
Mais avant d'affronter cette question, il importe de mettre au clair
les fondements théoriques de notre méthode. La pierre angulaire de ces
fondements est la découverte linguistique de la distinction entre la
structure superficielle et la structure profonde. La plupart des linguistes qui
admettent cette distinction sont d'accord sur les propriétés essentielles de la
structure superficielle, car c'est elle qui est directement accessible lorsqu'on
examine un texte, et c'est également elle qui a été depuis longtemps
l'objet de l'étude des linguistes. Mais les linguistes des diverses tendances
théoriques ne sont pas du tout d'accord sur la nature de la structure
profonde 2. Notre point de vue actuel, qui ressemble beaucoup à celui de
Chafe, est que la structure profonde est identique avec la structure
sémantique, et qu'il n'y a donc aucun niveau syntaxique intermédiaire entre la
structure superficielle (qui comprend donc l'ensemble de la morphologie
et de la syntaxe) et la structure sémantique.
Nous élaborons ce point de vue fondamental de plusieurs manières :
(a) l'usager de la langue manie consciemment la structure sémantique,
c'est-à-dire la structure conceptuelle et affective, et non pas la structure
superficielle; (b) ceci implique que presque toutes les options significatives
se trouvent dans la sémantique, tandis que la syntaxe se trouve réduite
à un algorithme plus ou moins automatique servant à convertir les structures
sémantiques en structures phonologiques en vue de la représentation phoné-
1. C. R. Taber et E. A. Nida, La traduction : théorie et méthode, Londres, Alliance
biblique universelle, 1971, p. 11.
2. Voir Noam Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, MIT Press,
1965; Sydney M. Lamb, Outline of Stratiflcational Grammar, Washington, Georgetown
University Press, 1966; С R. Taber, The Structure of Sango Narrative, Hartford
Studies in Linguistics, n° 17, 1966; Wallace L. Chafe, Meaning and the Structure of
Language, University of Chicago Press, 1970. Il est à remarquer que certains disciples
de Chomsky abandonnent actuellement son insistance sur la primauté de la syntaxe
pour rejoindre presque Chafe, sans toutefois le suivre entièrement. Il est évident qu'en
rapprochant ainsi tous ces noms, nous faisons abstraction de bien des différences
fondamentales entre eux.
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tique; (c) les relations entre la structure sémantique et la structure


superficielle, représentables par des transformations 3, sont extrêmement diverses
et complexes; (d) les structures profondes de différentes langues se
ressemblent beaucoup 4, tandis que les structures superficielles varient presque
à l'infini du fait qu'elles dérivent de transformations différentes.
Ce modèle du langage explique pourquoi toute méthode de la traduction
qui repose sur un algorithme de correspondances entre les structures
superficielles des langues 5 est vouée à l'échec : ces structures sont séparées par
trois sortes de différences incommensurables : différences entre structure
superficielle et structure profonde de la langue source, entre structures
profondes des deux langues et entre structure profonde et structure
superficielle de la langue réceptrice.
Notre méthode de la traduction, reconnaissant l'importance capitale
de ces trois sortes de différences, décompose donc l'opération totale de la
traduction en trois stades successifs : analyse du texte dans la langue source,
c'est-à-dire reconstitution à partir de la structure superficielle d'une
représentation de la structure profonde 6; transfert des éléments résultant de
l'analyse dans la langue réceptrice; restructuration de ces éléments en un
texte achevé dans la langue réceptrice par l'application des transformations
propres à cette langue.
Comment, dans ce schéma, faire la part du sens et la part du style?
Nous proposons les postulats suivants :
(a) Le sens est essentiellement identique à la structure sémantique,
c'est-à dire au contenu conceptuel et affectif du message du texte; c'est ce
sens qu'il faut à tout prix transférer d'une langue à l'autre.
(b) La syntaxe, la morphologie et le vocabulaire sont des aspects de la
structure superficielle, c'est-à-dire de la forme; les « choix » que l'on est
sensé faire à ce niveau sont en fait largement déterminés par les options
prioritaires qui s'opèrent au niveau sémantique. Ces aspects de la structure
du langage sont donc en grande partie automatiques.
(c) Cependant, dans la mesure où il y a plusieurs moyens formels
(choix de structures, de tournures et de termes) possibles pour représenter
une structure sémantique 7, un auteur exerce un choix entre ces moyens;
c'est l'ensemble de ces choix qui constituent le style.

3. Dans un sens dérivé de celui de Chomsky pour les grandes lignes mais non pour
le détail. D'ailleurs les diverses versions du modèle chomskien comportent des
transformations de types très différents, voire incompatibles.
4. Il y a une différence entre ceux qui comme Chomsky prennent comme postulat
fondamental l'identité de la structure profonde de toutes les langues et ceux qui,
comme nous, laissent ouverte à la recherche empirique la question du degré de
ressemblance entre les langues à ce niveau.
5. Comme par exemple dans presque tous les projets de traduction automatique.
6. Dans La traduction, qui est destiné à des traducteurs plutôt qu'à des linguistes,
nous ne poussons pas l'analyse jusqu'à la véritable structure profonde (sémantique),
représentable par des formules et des diagrammes très abstraits, mais seulement
jusqu'aux « noyaux », phrases simples élémentaires qui constituent le point dans la
structure morphologique-syntaxique le plus directement apparenté à la structure
sémantique (voir pp. 36-38).
7. Les linguistes ne sont pas d'accord sur l'existence de véritables synonymes.
Chafe (op. cit., pp. 87-91) prend la position extrême qu'à toute différence de forme il
faut attacher une différence de sens. La plupart des linguistes transformationnels
insistent au contraire sur l'existence des relations de « paraphrase » entre de longues
séries d'expressions. La différence paraît être surtout une question de définitions.
Chafe a probablement raison si on compte dans la sémantique toutes les nuances de
point de vue, de mise en valeur, d'enchaînement des idées. Empiriquement, il est
préférable d'étudier le degré précis de ressemblance entre chaque paire de termes.
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(d) Puisque le style fait partie de la structure superficielle, c'est-à-dire


du niveau où les langues varient le plus entre elles, une bonne traduction
cherchera à représenter le style du texte original par un style fonctionnel-
lement équivalent plutôt que formellement identique dans la langue
réceptrice.

Traduire le sens.

Puisque le sens d'un texte comprend toute sa structure sémantique,


non seulement la signification des termes, il importe dans l'analyse de
retrouver cette structure sémantique. C'est-à-dire que l'on cherche, par des
démarches successives, à retrouver la signification des structures (analyse
des relations) et la signification des unités (analyse componentielle). Le trait
d'union qui relie ces deux aspects de l'analyse est l'analyse de la nature
sémantique profonde des unités. C'est cette dernière analyse que nous
aborderons d'abord.
La nécessité de cette analyse de la nature profonde des éléments
repose sur le fait qu'un des aspects de la divergence entre structure profonde
et structure superficielle consiste en la possibilité de certains genres de
décalage entre la nature profonde et la nature grammaticale des termes.
Dans la structure superficielle, il est d'usage de reconnaître dans toutes les
langues des noms et des verbes, et dans beaucoup de langues d'autres
espèces : adjectifs, adverbes, prépositions, conjonctions, etc.
Malheureusement pour la traduction, à part les noms et les verbes, le catalogue des
espèces varie énormément entre différentes langues. Mais il y a pire : même
au sein d'une langue, il est difficile de définir de la même manière l'ensemble
des mots « de la même espèce » : la catégorie des noms en français comporte
non seulement des « personnes, des animaux et des choses », mais aussi des
termes comme timidité, lenteur, lavage, gloussement, qui désignent soit des
qualités, soit des événements. A travers cette diversité de genres de
signification qui se réunissent arbitrairement dans la grammaire du français
sous l'étiquette « nom », nous sommes obligés de reconnaître trois sortes
de termes : les objets (catégorie sémantique qui correspond à peu près à la
définition des grammaires scolaires pour le « nom »), les événements
(catégorie sémantique qui comprend les actions et les processus, et que l'on peut
généralement mettre en rapport avec un verbe à sens identique, qu'il y ait
ou non un lien morphologique) et les abstractions (catégorie sémantique
qui comprend les notions abstraites de qualité et de quantité inhérentes ou
attribuées à des objets ou à des événements). Cette classification tripartite
a deux avantages pour la traduction : elle est universelle au sens strict du
mot, c'est-à-dire qu'elle existe dans toutes les langues, et elle est
rigoureusement sémantique, c'est-à-dire divorcée de ses attaches formelles et donc
plus facilement maniable entre langues. Le schéma suivant indique les
possibilités de correspondance entre les catégories sémantiques et les espèces
grammaticales du français :

Espèces de mots Catégories sémantiques


Nom ,fa__;^ Objet
Verbe ^ — — Événement
Adjectif — ^J^n^* Abstraction
Adverb e ——

J'ajoute que d'autres langues ne présentent pas toutes les mêmes possibi-
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lités, et aussi que nous n'avons évidemment pas examiné exhaustivement


toutes les espèces de mots que connaît le français.
Très tôt dans notre opération, nous tombons sur une autre raison
pourquoi il faut dissocier dans notre analyse les catégories sémantiques des
espèces grammaticales : les unités souvent ne se recouvrent pas. Il y a
décalage de deux sortes. D'une part, un mot, parfois inanalysable au point
de vue morphologique, comporte une structure sémantique complexe :
c'est le cas pour des mots comme danseur (personne [Objet] qui danse
[Événement]), chef (personne [O] qui commande [E]), cadeau (chose [O]
qui est donnée [E]), etc. D'autre part il existe des expressions à
signification essentiellement unitaire mais qui sont grammaticalement complexes :
ce sont les idiotismes comme casser sa pipe (mourir). Parfois le sens d'un
idiotisme est lui-même complexe, mais les éléments du sens ne
correspondent pas aux éléments de la forme : c'est le cas pour l'expression biblique
obscure (Romains 12.20) amasser des charbons ardents sur la tête de quelqu'un
(vraisemblablement, faire honte à quelqu'un). L'importance de cette
observation pour la traduction vient du fait que ce sont souvent les termes
complexes qui sont difficiles à traduire; dans l'absence d'un terme unique
de la langue réceptrice, on est parfois obligé d'opter pour une expression
analytique dont les termes représentent les éléments du sens.
L'analyse du sens de la structure est essentiellement un effort de
découverte des relations entre les unités. Étant donné par exemple un objet
et un événement, il y a un certain nombre de relations possibles, qui ne
correspondent que de loin aux fonctions grammaticales des noms par
rapport aux verbes. L'objet peut par exemple être agent de l'événement,
c'est-à-dire l'accomplir de sa propre initiative; cette relation est représentée
«n français par le sujet du verbe seulement dans le cas d'un objet animé
et d'un événement qui représente une action plutôt qu'un processus; il
faut en plus que le verbe soit à la forme active. L'objet peut être également
le patient de l'événement, c'est-à-dire le subir; cette relation est parfois
représentée en français par le complément d'objet du verbe transitif actif,
mais elle peut être également représentée par le sujet d'un verbe passif ou
pronominal (la soupe se fait dans la marmite) ou même à sens
essentiellement passif comme souffrir. Il n'est pas nécessaire dans cet article de citer
tous les cas possibles, car des efforts importants se poursuivent activement
dans ce sens, et à part les quelques relations les plus évidentes les linguistes
ne sont pas tous d'accord sur les détails 8.
Entre deux événements, les relations sémantiques peuvent être
purement chronologiques (simultanéité, successivité, etc.) ou comporter en plus
des éléments logiques (cause, condition, but, concession, etc.). La
représentation formelle de ces relations dans la structure superficielle d'un texte
est extrêmement complexe et nuancée. Elle comporte le choix de formes
verbales (temps, modes, etc.), la représentation lexicale (adverbes, locutions,
prépositions, conjonctions, etc.), la position dans le texte, et encore d'autres.
En fait, dans la plupart des langues, les rapports entre ces relations et les
moyens formels qui les représentent ne sont que rarement des rapports
de un à un : le plus souvent, une relation est représentée par tout un système
de moyens. C'est ainsi qu'en français la condition hypothétique est
représentée à la fois par la conjonction si et par le choix des formes verbales
dans les deux propositions; le même si avec un autre assortiment de formes
verbales représenterait une tout autre sorte de condition.
8. Voir C. J. Fillmore, « The Case for Case », dans Universals of Linguistic
Theory, ed. by E. Bach and R. Harms, New York, Holt, Rinehart and Winston,
1968; Chafe, op. cit., ch. 12; M. A. K. Halliday, « Notes on Transitivity and Theme
un English », Journal of Linguistics, vol. 3, pp. 37-81, 199-244; vol. 4, pp. 179-215.
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II est évident que ces relations temporelles et logiques ne se bornent


pas aux limites d'une phrase : elles constituent la charpente d'ensemble,
au point de vue strictement linguistique, de tout un texte, de quelque
ampleur qu'il soit 9. C'est ainsi qu'il est possible de parler de la séquence
des formes verbales à travers un texte, ainsi que du jeu des marques
formelles de transitions majeures et mineures, des liens qui enchaînent les
phrases et les paragraphes, etc. L'analyse est donc un effort pour mettre
au clair cette charpente, en vue de trouver une représentation équivalente
adéquate dans la langue réceptrice.
Nous en venons enfin à l'analyse du sens des termes, l'analyse compo-
nentielle. Comme l'indique le terme même, il s'agit de décomposer le sens
des mots et des expressions pour en trouver les éléments essentiels. Mais
comment éviter une décomposition purement subjective, comment savoir
où s'arrêter — car il n'y a en principe aucun point d'arrivée
automatiquement reconnaissable — et comment savoir laquelle parmi les analyses
possibles sera la plus utile pour la traduction envisagée?
La réponse à cette triple question est qu'il faut analyser non pas des
termes isolés mais des ensembles de termes à sens similaire. Ce genre
d'analyse est beaucoup plus utile que la méthode classique d'analyser les diverses
acceptions d'un seul terme. En effet, les acceptions d'un mot, même quand
on élimine rigoureusement les simples homonymes, ne se rapprochent pas
l'un de l'autre, du moins pas assez pour se confondre dans un texte, c'est-
à-dire dans un contexte. C'est justement le contexte qui permet dans la
grande majorité des cas de savoir à quel sens de chaque mot nous avons
affaire, au point où les autres sens ne nous viennent même pas à l'esprit.
Au niveau de l'analyse d'un texte, il est donc facile de mettre chaque usage
d'un mot dans le bon casier; mais l'identification d'un sens n'est pas la
même chose que l'analyse, qui reste à faire. Il est vrai que, surtout dans les
ouvrages littéraires, on ressent parfois dans l'usage d'un mot, à côté du sens
strict qu'il revêt dans son contexte, comme l'écho des autres sens du même
mot; mais je ne crois pas que ce cas soit plus fréquent que celui des jeux
de mots, où l'association des idées repose sur une ressemblance formelle
purement fortuite; et je ne pense pas que l'analyse des effets de la polysémie
doive donner lieu à une méthode différente de celle des effets de
l'homonymie.
Au contraire, l'analyse des ensembles de significations voisines donne
lieu à des résultats très intéressants, tant pour la théorie linguistique que
pour la traduction 10. Lorsque nous réunissons un ensemble de termes pour
les analyser en groupe, nous le faisons sur la base d'une ressemblance de
sens : ces termes (ou plutôt, l'une des acceptions de chacun) possèdent
certaines composantes en commun. C'est ainsi que pouf, tabouret, chaise,
fauteuil, canapé sont tous des objets fabriqués pour s'asseoir et sur pieds11.
Ces composantes que tous les termes partagent, nous les appelons
composantes communes. Par ailleurs, puisque ces termes n'ont pas un sens identique,
il faut les distinguer : une chaise est faite pour une personne, elle a un dossier
mais pas de bras, etc.; le fauteuil se distingue de la chaise du fait d'avoir
des bras, le tabouret du fait de ne pas avoir de dossier, etc. Ainsi, à l'aide
9. Taber, The Structure of Sango Narrative, ch. 3.
10. La traduction, ch. 4.
11. L'exemple est emprunté à B. Pottier, « Vers une sémantique moderne »,
Travaux de linguistique et de littérature (Centre de philologie et de littératures romanes,
Université de Strasbourg, II, 1, 1964). Pottier donne à ce que nous appelons «
composantes communes » le nom d'« archisémème »; il appelle le terme qui comporte
justement ces composantes-là (siège) « archiléxème »; sur ce point son analyse est
excellente.
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de deux ou trois séries de composantes, il est possible de définir
exhaustivement les propriétés qui distinguent tous ces objets : nous appelons ces
composantes les composantes distinctives. Enfin, il est possible de
mentionner d'autres composantes, en nombre parfois très grand et du moins
indéterminé, qui servent à caractériser les acceptions en question d'une
manière plus détaillée sans être rigoureusement nécessaires pour distinguer
les termes. Ainsi, le fauteuil est souvent recouvert de coussins, il est
confortable, etc. Ces composantes supplémentaires complètent la définition d'un
terme, mais elles risquent de devenir encyclopédiques.
Il reste à dire trois choses au sujet de ces catégories de composantes :
(a) Une seule et même composante peut être parfois composante
commune, parfois composante distinctive, parfois composante
supplémentaire, en fonction de l'ensemble particulier qui est en cause dans une
analyse donnée. En général, plus nous ajoutons de termes à un ensemble,
moins il y aura de composantes communes, et plus и faudra de composantes
distinctives pour les opposer systématiquement.
(b) Quand nous venons à chercher un terme équivalent au cours de la
traduction, il arrive souvent que la différence entre le terme original et le
terme que nous choisissons provienne du fait que des composantes
distinctives de l'un sont supplémentaires pour l'autre et vice versa. C'est pourquoi
nous sommes obligés de faire attention aux composantes supplémentaires
dans la langue originale.
(c) II existe une autre manière de classifier les composantes : certaines
constituent la dénotation d'un terme, c'est-à-dire son contenu purement
conceptuel, tandis que d'autres constituent sa connotation, c'est-à-dire son
contenu affectif 12. Il est nécessaire de concevoir ainsi la relation de ces
deux classifications, bien que le plus souvent les composantes affectives
soient des composantes supplémentaires, car il arrive des cas où les
composantes affectives sont strictement distinctives, et aussi des cas où elles
sont communes, c'est-à-dire qu'elles donnent lieu à un ensemble
rigoureusement définissable. Certaines sortes de mots ont très peu de contenu conceptuel
mais sont chargés de valeurs affectives, et l'analyse doit en tenir compte au
même titre. Nous sommes obligés d'avouer, cependant, qu'il est souvent
moins facile d'opérer l'analyse des composantes affectives, du fait qu'il
nous manque jusqu'à présent une méthode rigoureuse.
Nous sommes donc arrivés au terme de l'analyse, à une structure
profonde (sémantique) qui représente sous leur forme la plus explicite,
la plus neutre, tous les éléments du sens du texte que nous traduisons.
Nous avons bien noté les unités par catégories, nous avons indiqué toutes
les relations jusqu'au niveau le plus élevé de la structure du texte, nous avons
analysé les composantes des termes. L'opération suivante consiste à
transporter tout ce bagage de l'autre côté, dans la langue réceptrice, avec le
moins de perte possible.
Puisque ce qui nous intéresse est surtout le style, qui tient plutôt
à la restructuration, nous ne consacrerons pas beaucoup de temps au
transfert proprement dit. Disons qu'il s'agit de trouver, dans la langue
réceptrice, les moyens minimes de représenter tout ce que nous avons
trouvé dans le contenu du texte original : les unités, pour lesquelles il faut
choisir la représentation qui comporte le mieux les mêmes composantes, et
les relations.
Pour le vocabulaire, citons en passant quelques aspects de sa
traduction :

12. Dans La traduction, ch. 5, nous avons traité la connotation à part; l'expérience
nous montre la nécessité de l'intégrer dans la même analyse.
61

(a) Nous sommes assez souvent obligés d'abandonner la forme d'une


expression figurée qui ne porterait pas le même sens dans la langue
réceptrice que dans la langue source; dans ce cas, nous choisissons si possible une
expression figurée à sens équivalent. Un exemple biblique : l'expression
avoir le cœur dur (s'entêter), traduite littéralement en shipibo (Pérou)
voudrait dire « être courageux ». L'idiotisme équivalent est « ne pas avoir
de conduit auditif ».
(b) Quand il manque un terme au même niveau de spécificité, nous
prenons souvent un terme plus général, quitte à ajouter dans le contexte
les composantes qui lui manquent si elles sont assez importantes; ou bien
nous prenons un terme plus spécifique, ce qui nous oblige à rendre explicite
une ou plusieurs composantes qui ne sont qu'implicites ou absentes dans
le texte original.
(c) Les formules doivent généralement être remplacées purement et
simplement par les formules fonctionnellement équivalentes, car traduites
littéralement elles donnent un effet tout autre que leur effet légitime dans
l'original.
(d) La traduction dans le cas de termes qui manquent à cause de
différences considérables de culture n'étant pas strictement une question
linguistique, je renvoie le lecteur au traitement assez bref dans notre livre 13.

Traduire le style.

Au terme du transfert, nous avons en fait une sorte de tas de matières,


triées, classées, en forme de structure sémantique dans la langue réceptrice.
Il s'agit maintenant d'organiser tout cela en un texte bien rédigé selon les
normes syntaxiques, lexicales et stylistiques de la langue réceptrice. Et
il s'agit de trouver la forme qui rend le mieux possible la valeur stylistique
de l'original.
Il n'est pas facile de définir le style, du fait que les uns et les autres
l'ont considéré sous des aspects très divers, et aussi du fait que le style se
situe à un carrefour extrêmement complexe de la structure de la langue.
D'une part, il se relie directement à la structure sémantique, du fait que
les choix qui constituent le style résultent de certaines options déjà prises
dans la structure sémantique; d'autre part, il fait partie évidente de la
structure superficielle, au point où on peut presque dire que le style est
ce qui distingue le plus nettement entre la représentation et la structure
sémantique nue (sous forme de noyaux, voir la note 6) et le texte achevé.
Par ailleurs, les choix qui constituent le style se font à plusieurs niveaux
de la structure d'un texte : au niveau le plus large, il y a le choix du genre de
texte à composer, qui entraîne fatalement un bon nombre de sélections
accessoires, quant aux formules par exemple, ou au niveau du vocabulaire
et des tournures (littéraire ou populaire, archaïque, contemporain ou
d'avant-garde, simple ou difficile, etc.). Ensuite il y a, parmi les options
qui restent ouvertes à l'auteur après le choix du genre, un certain nombre
qui regardent la structure d'ensemble de son ouvrage, et ainsi de suite
jusqu'aux plus petites expressions. A chaque coup, le champ des options
qui restent ouvertes rétrécit, à la fois quant au nombre des possibilités
dont il dispose et à l'envergure de la portion du texte sur laquelle elles
portent. Enfin, la fonction du style se montre particulièrement dans le

13. La traduction, pp. 106-108.


62

domaine des effets esthétiques et affectifs, des questions de point de vue,


de mise en valeur, d'enchaînement des idées.
Ayant ainsi caractérisé le style, nous soulevons la question de sa
traduction. Ici, deux points de vue se confrontent : d'un côté, certains
prétendent recréer dans la langue réceptrice les particularités stylistiques du
texte original; de l'autre côté, on préconise le remplacement radical des
particularités stylistiques du texte original par des traits stylistiques à
fonction équivalente dans la langue réceptrice. Nous ne mentionnons qu'en
passant l'attitude qui se veut intermédiaire en cherchant une sorte
d'équilibre chimérique et qui ne satisfait à personne. Examinons les résultats
produits par ces deux méthodes.
La première est à coup sûr celle qui a dominé dans les traductions
traditionnelles, notamment de la Bible 14. Nous ne considérerons que trois
aspects de cette question : l'enchaînement des idées à travers un texte,
la longueur des phrases et le parallélisme de la poésie en hébreu.
Quand nous parlons de l'enchaînement des idées à travers un texte,
nous avons en vue surtout la représentation des relations chronologiques
et logiques qui en constituent, comme nous l'avons vu, la charpente
essentielle. Or, les différentes langues présentent des possibilités très différentes.
Le grec et, dans une mesure moindre, le français permettent pour certaines
raisons un bouleversement plus ou moins complet de l'ordre chronologique
des événements; ceci est possible sans confusion du fait de l'existence
dans ces langues de toute une gamme de formes verbales spécialisées (plus-
que-parfait et passé antérieur, par exemple), de conjonctions et de
prépositions très précises. Ainsi, dans Marc 6.16-20, il est question d'Hérode
qui, entendant des nouvelles des activités de Jésus, dit : « Ce Jean que
j'ai fait décapiter, c'est lui qui est ressuscité. » Puis viennent, à titre
d'explication de cette parole, toute une série de locutions dans un ordre plus ou
moins à l'envers (avec plusieurs perturbations internes) par rapport à
l'ordre chronologique des événements rapportés. Tout cela (à part une
confusion dans la référence de certains pronoms personnels) se suit assez
bien dans les versions françaises traditionnelles, calquées sur le grec. Mais
en Kukele (Nigeria), il est obligatoire dans tout texte narratif de présenter
les événements par ordre strictement chronologique, ce qui entraîne dans
la traduction un remaniement total du paragraphe. La fonction explicative
de ce renversement dans le grec (accompagné de conjonctions du type
gar) est remplie par l'usage d'une formule au début et à la fin du passage :
Voici pourquoi Hérode dit cela : « ...C'est là pourquoi Hérode dit cela. »
La forme a été totalement transformée précisément pour représenter
fidèlement le sens et le style.
Un exemple moins significatif mais frappant concerne l'usage de la
conjonction la plus neutre pour introduire les phrases d'un passage. Ainsi,
dans Marc 1, environ 30 phrases en grec commencent par kai, écho en grec
sémitisé de l'hébreu waw. La version de Segond en représente 4 par et,
tandis que les autres sont représentés par zéro, comme en bon français.
Par contre, dans la Revised Standard Version en anglais, 27 phrases
commencent par and : style tout aussi ridicule en anglais qu'il n'aurait été
en français.
La longueur et la complexité des phrases est un problème surtout dans
certaines épîtres (celle de Paul aux Éphésiens et la première de Pierre,

14. Les exemples que je citerai sont tous tirés de la Bible, champ de mon
expérience personnelle. Mais c'est toute une bibliothèque de genres très variés dont la
traduction présente toute la gamme des problèmes sauf ceux de la traduction des textes
techniques.
63
notamment). Dans le premier chapitre des Ëphésiens, il n'y qu'une phrase
en grec du verset 3 au verset 14. Mais par le jeu des formes verbales (surtout
les participes) et des conjonctions, le grec agence très habilement tous
ces éléments (qui correspondent à une trentaine de noyaux dans notre sens),
la pensée coule sans difficulté, et on n'éprouve aucune sensation de lourdeur
excessive. Mais, en français, la version de Segond, qui découpe cette phrase
en cinq, donne cependant une impression de lourdeur et la pensée se suit
péniblement. Il faut ajouter que cela tient non seulement à la longueur des
phrases mais aussi au fait que la structure d'ensemble est calquée sur celle
du grec. La nouvelle version en français courant 15 en fait 11, et remanie
totalement la syntaxe. Le résultat, sans être élégant, est parfaitement
acceptable et compréhensible.
Mentionnons enfin le parallélisme de la poésie en hébreu, que presque
toutes les versions traditionnelles imitent mécaniquement. Or, ce
parallélisme structural et sémantique qui constitue la caractéristique la plus
marquante de la poésie en hébreu, bien loin de créer dans les autres langues un
effet poétique, paraît à la longue extrêmement redondant, surtout lorsqu'il
est question des parallélismes synonymes, comme dans Psaume 37.8 :
« Laisse la colère, abandonne la fureur; ne t'irrite pas... » (version de Segond).
Encore une fois, une forme apparemment identique crée un effet
diamétralement opposé dans la langue source et dans la langue originale.
L'examen de ces quelques exemples concrets démontre le bien-fondé
de notre position : pour le lecteur ordinaire surtout, qui ne connaît rien de
la langue originale, la traduction fidèle du style devient obligatoirement un
remaniement d'autant plus radical que les langues en question sont
différentes. Identité de forme crée automatiquement et fatalement effet différent
dans presque tous les cas. Il s'agit donc, après avoir, par l'analyse, trouvé
les diverses valeurs stylistiques portées par les traits du texte original, de
trouver dans la langue réceptrice un système également efficace qui remplira
la même fonction. Le degré de ressemblance formelle devient à ce point de
vue absolument secondaire.
Nous sommes évidemment encore loin d'avoir résolu tous les problèmes.
L'étude de la structure des textes au point de vue linguistique en est encore
à son enfance. Mais nous entrevoyons déjà la possibilité, par l'application
de découvertes que l'on fera dans ce domaine, de produire des traductions
qui réconcilieront les exigences, apparemment divergentes, de la fidélité
et de la beauté; dans cet Age d'Or à venir, il sera même possible de dire
qu'une traduction ne saurait être fidèle sans être un texte de même valeur
stylistique dans la langue réceptrice que le texte original dans la langue
source.

15. Bonnes nouvelles aujourd'hui ; Le Nouveau Testament en français courant


(Sociétés bibliques, 1971),

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