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Taber Charles Russell. Traduire le sens, traduire le style. In: Langages, 7ᵉ année, n°28, 1972. La traduction. pp. 55-63;
doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1972.2098
https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1972_num_7_28_2098
Introduction.
Selon une définition récemment proposée : « La traduction consiste
à reproduire dans la langue réceptrice le message de la langue source au
moyen de l'équivalent le plus proche et le plus naturel, d'abord en ce qui
concerne le sens, ensuite en ce qui concerne le style 1. » Le présent article
est consacré à une exposition de certains termes de cette définition, surtout
en ce qui concerne la représentation du sens et du style dans la traduction.
Mais avant d'affronter cette question, il importe de mettre au clair
les fondements théoriques de notre méthode. La pierre angulaire de ces
fondements est la découverte linguistique de la distinction entre la
structure superficielle et la structure profonde. La plupart des linguistes qui
admettent cette distinction sont d'accord sur les propriétés essentielles de la
structure superficielle, car c'est elle qui est directement accessible lorsqu'on
examine un texte, et c'est également elle qui a été depuis longtemps
l'objet de l'étude des linguistes. Mais les linguistes des diverses tendances
théoriques ne sont pas du tout d'accord sur la nature de la structure
profonde 2. Notre point de vue actuel, qui ressemble beaucoup à celui de
Chafe, est que la structure profonde est identique avec la structure
sémantique, et qu'il n'y a donc aucun niveau syntaxique intermédiaire entre la
structure superficielle (qui comprend donc l'ensemble de la morphologie
et de la syntaxe) et la structure sémantique.
Nous élaborons ce point de vue fondamental de plusieurs manières :
(a) l'usager de la langue manie consciemment la structure sémantique,
c'est-à-dire la structure conceptuelle et affective, et non pas la structure
superficielle; (b) ceci implique que presque toutes les options significatives
se trouvent dans la sémantique, tandis que la syntaxe se trouve réduite
à un algorithme plus ou moins automatique servant à convertir les structures
sémantiques en structures phonologiques en vue de la représentation phoné-
1. C. R. Taber et E. A. Nida, La traduction : théorie et méthode, Londres, Alliance
biblique universelle, 1971, p. 11.
2. Voir Noam Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, MIT Press,
1965; Sydney M. Lamb, Outline of Stratiflcational Grammar, Washington, Georgetown
University Press, 1966; С R. Taber, The Structure of Sango Narrative, Hartford
Studies in Linguistics, n° 17, 1966; Wallace L. Chafe, Meaning and the Structure of
Language, University of Chicago Press, 1970. Il est à remarquer que certains disciples
de Chomsky abandonnent actuellement son insistance sur la primauté de la syntaxe
pour rejoindre presque Chafe, sans toutefois le suivre entièrement. Il est évident qu'en
rapprochant ainsi tous ces noms, nous faisons abstraction de bien des différences
fondamentales entre eux.
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3. Dans un sens dérivé de celui de Chomsky pour les grandes lignes mais non pour
le détail. D'ailleurs les diverses versions du modèle chomskien comportent des
transformations de types très différents, voire incompatibles.
4. Il y a une différence entre ceux qui comme Chomsky prennent comme postulat
fondamental l'identité de la structure profonde de toutes les langues et ceux qui,
comme nous, laissent ouverte à la recherche empirique la question du degré de
ressemblance entre les langues à ce niveau.
5. Comme par exemple dans presque tous les projets de traduction automatique.
6. Dans La traduction, qui est destiné à des traducteurs plutôt qu'à des linguistes,
nous ne poussons pas l'analyse jusqu'à la véritable structure profonde (sémantique),
représentable par des formules et des diagrammes très abstraits, mais seulement
jusqu'aux « noyaux », phrases simples élémentaires qui constituent le point dans la
structure morphologique-syntaxique le plus directement apparenté à la structure
sémantique (voir pp. 36-38).
7. Les linguistes ne sont pas d'accord sur l'existence de véritables synonymes.
Chafe (op. cit., pp. 87-91) prend la position extrême qu'à toute différence de forme il
faut attacher une différence de sens. La plupart des linguistes transformationnels
insistent au contraire sur l'existence des relations de « paraphrase » entre de longues
séries d'expressions. La différence paraît être surtout une question de définitions.
Chafe a probablement raison si on compte dans la sémantique toutes les nuances de
point de vue, de mise en valeur, d'enchaînement des idées. Empiriquement, il est
préférable d'étudier le degré précis de ressemblance entre chaque paire de termes.
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Traduire le sens.
J'ajoute que d'autres langues ne présentent pas toutes les mêmes possibi-
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12. Dans La traduction, ch. 5, nous avons traité la connotation à part; l'expérience
nous montre la nécessité de l'intégrer dans la même analyse.
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Traduire le style.
14. Les exemples que je citerai sont tous tirés de la Bible, champ de mon
expérience personnelle. Mais c'est toute une bibliothèque de genres très variés dont la
traduction présente toute la gamme des problèmes sauf ceux de la traduction des textes
techniques.
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notamment). Dans le premier chapitre des Ëphésiens, il n'y qu'une phrase
en grec du verset 3 au verset 14. Mais par le jeu des formes verbales (surtout
les participes) et des conjonctions, le grec agence très habilement tous
ces éléments (qui correspondent à une trentaine de noyaux dans notre sens),
la pensée coule sans difficulté, et on n'éprouve aucune sensation de lourdeur
excessive. Mais, en français, la version de Segond, qui découpe cette phrase
en cinq, donne cependant une impression de lourdeur et la pensée se suit
péniblement. Il faut ajouter que cela tient non seulement à la longueur des
phrases mais aussi au fait que la structure d'ensemble est calquée sur celle
du grec. La nouvelle version en français courant 15 en fait 11, et remanie
totalement la syntaxe. Le résultat, sans être élégant, est parfaitement
acceptable et compréhensible.
Mentionnons enfin le parallélisme de la poésie en hébreu, que presque
toutes les versions traditionnelles imitent mécaniquement. Or, ce
parallélisme structural et sémantique qui constitue la caractéristique la plus
marquante de la poésie en hébreu, bien loin de créer dans les autres langues un
effet poétique, paraît à la longue extrêmement redondant, surtout lorsqu'il
est question des parallélismes synonymes, comme dans Psaume 37.8 :
« Laisse la colère, abandonne la fureur; ne t'irrite pas... » (version de Segond).
Encore une fois, une forme apparemment identique crée un effet
diamétralement opposé dans la langue source et dans la langue originale.
L'examen de ces quelques exemples concrets démontre le bien-fondé
de notre position : pour le lecteur ordinaire surtout, qui ne connaît rien de
la langue originale, la traduction fidèle du style devient obligatoirement un
remaniement d'autant plus radical que les langues en question sont
différentes. Identité de forme crée automatiquement et fatalement effet différent
dans presque tous les cas. Il s'agit donc, après avoir, par l'analyse, trouvé
les diverses valeurs stylistiques portées par les traits du texte original, de
trouver dans la langue réceptrice un système également efficace qui remplira
la même fonction. Le degré de ressemblance formelle devient à ce point de
vue absolument secondaire.
Nous sommes évidemment encore loin d'avoir résolu tous les problèmes.
L'étude de la structure des textes au point de vue linguistique en est encore
à son enfance. Mais nous entrevoyons déjà la possibilité, par l'application
de découvertes que l'on fera dans ce domaine, de produire des traductions
qui réconcilieront les exigences, apparemment divergentes, de la fidélité
et de la beauté; dans cet Age d'Or à venir, il sera même possible de dire
qu'une traduction ne saurait être fidèle sans être un texte de même valeur
stylistique dans la langue réceptrice que le texte original dans la langue
source.