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UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN

FACULTE DE THEOLOGIE

Le langage théologique du Mal et du Salut

dans la trilogie de Hans Urs von Balthasar

Une base pour la réflexion sur le langage de la théologie.

THESE
présentée en vue de
l'obtention
du grade de
Docteur en Théologie
par Félicien PLANCHON.
Promoteur:
le R.P.Brito.

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2002

motus animi continuus

Mes remerciements vont tout d'abord à mon


promoteur, le R.P.Brito
pour ses encouragements et ses conseils.
Ensuite, ma reconnaissance s'adresse
aux autorités académiques,
pour leur compréhension et leur patience.
Je dois de vifs remerciements personnels
aux professeurs J.M.Sevrin, J.Palsterman
et R.Jongen, auprès de qui j'ai trouvé

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accueil, écoute et conseils compétents.


Je remercie ma famille et mes amis
qui m'ont soutenu de leur confiance
et de leur présence.
Enfin et surtout, je suis profondément
reconnaissant à mon épouse,
qui a été solidaire de ce long parcours.

AVANT-PROPOS

Le travail ici entrepris a son point de départ dans trois motivations


conjointes.

La première et la plus évidente est le désir de mieux connaître l'oeuvre et


la personnalité de Hans Urs von Balthasar.

Par ailleurs, la réalité du mal —péché et/ou malheur— est sans doute la
limite la plus compacte à laquelle se heurte la réflexion humaine en
général, et la réflexion théologique en particulier: d'où l'intérêt qu'il y
a à découvrir comment un théologien contemporain du calibre de Balthasar
affronte ce mystère, et en particulier en quels termes se présente dès lors
pour lui le désir humain et l'espoir chrétien de salut.

Enfin, de mon passé professionnel j'ai gardé une curiosité jamais lassée
pour les mystères du langage; or il se fait que le langage théologique
pousse jusqu'à leur extrême limite les paradoxes de la réalité langagière.
De la conjonction de ces trois perspectives se dessinent mon projet et ses
limites: aborder l'oeuvre centrale de Balthasar -sa trilogie- sous l'angle
de sa réflexion sur le mal et le salut; prendre en compte à la fois les
caractéristiques de son langage et l'idée qu'il se fait lui-même du langage
de la théologie; de là, essayer d'entrevoir comment se présenterait une
entreprise de réflexion sur le langage de la théologie sous l'éclairage de
cette lecture.

Mon approche est thématique plutôt que chronologique, ce qui se justifie


pour deux raisons. D'une part, Balthasar lui-même présente l'entreprise de
sa trilogie comme la construction d'un édifice formant un tout: les
premiers volumes parus ne sont pas relativisés ni mis en question par les
suivants —témoin entre autres la reprise textuelle de l'ouvrage de 1947
"Wahrheit der Welt" comme premier volume de la Théologique en 1985.

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D'autre part, il s'est avéré relativement aisé de prendre en compte dans


l'exposé les thèmes sur lesquels la pensée et l'expression de Balthasar ont
pu évoluer.
De plus, la progression spirituelle de Balthasar se manifeste dans la
succession chronologique de textes divers traitant du mal et du salut, dont
la publication se répartit pendant toute la durée de l'édification de la
trilogie, et qui sont ici mis en regard de son oeuvre principale.

Cette étude se divise en trois parties.


La première partie rend compte de la lecture de la trilogie. Pour mettre en
perspective ce vaste édifice, j'y ai confronté, d'une part, les textes de
Balthasar parallèles à la trilogie, et d'autre part, les réflexions sur le
mal et le salut de trois philosophes contemporains croyants: Ricoeur,
Nabert et Lévinas.

La deuxième partie est un commentaire et une synthèse de cette lecture, qui


met en évidence l'initiative divine et le mouvement de "catalogie" qui
sous-tend toute la démarche analogique et sa béance sur le tout-autre
divin. La quête humaine et son expression en théologie sont une disposition
spirituelle d'écoute obéissante et d'ouverture au mystère.
C'est le "regard simple" —celui de l'enfant— qui est seul capable de
percevoir la Figure divine incarnée (théologie fondamentale) et d'être
emporté, ravi dans son mystère (théologie dogmatique).
Le mystère trinitaire est un mystère de kénose; la kénose du Verbe le
conduit à l'incarnation, et l'incarnation au Descensus, où s'accomplit
l'impensable "substitution inclusive" qui délivre le pécheur de son péché.
Ainsi, tout au long de cette lecture, un thème spirituel émerge comme un
leitmotiv: un "choix fondamental", une polarité qui situe la quête humaine
en général et le vécu de la foi chrétienne en particulier dans un mouvement
continu entre le désir d'enrichissement et d'approfondissement de soi et
l'ouverture au mystère de ce qui se présente à la connaissance.
De ces deux pôles, c'est celui de l'ouverture au mystère qui détermine
l'orientation essentielle de la vie spirituelle.

La troisième partie porte comme titre: «Vers une réflexion sur le langage
de la théologie.» Plutôt que le but visé par ce parcours, ce chapitre final
en est la conséquence. Il ne s'agit pas de prétendre tirer de cette lecture
de Balthasar des lignes directrices qui s'imposeraient ou se
recommanderaient à toute réflexion sur le langage de la théologie, mais
bien d'expliciter autant que faire se peut l'éclairage spécifique que son
oeuvre projette sur une telle réflexion.

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Cette troisième partie entreprend d'abord de répondre à une triple


question: quels sont les traits spécifiques du langage théologique de
Balthasar; quelle est l'idée qu'il se fait lui-même du langage de la
théologie; enfin, comment son mode d'expression se situe-t-il par rapport à
quelques apports récents de l'anthropologie du langage, à savoir: la
conception du langage chez Lévinas, le modèle anthropologique de Gagnepain,
et le commentaire de ce modèle par René Jongen?
La dernière section de cette même partie tente de répondre à une question
plus générale: comment se présenterait une réflexion d'ensemble sur le
langage de la théologie à la lumière des textes de Balthasar qui ont été
commentés?

En conclusion de cette étude, le langage théologique apparaît comme le


domaine par excellence de l'humilité dans la foi: l'écoute et le témoignage
(homologie) de l'indicible qui se manifeste dans et à travers la
spéculation théologique.

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Présence d'Adrienne von Speyr.


Sur ce chemin la rencontre avec Adrienne von Speyr est incontournable.
D'une part, il semble évident qu'on ne peut pas rendre justice à la
personnalité et à l'oeuvre de cette mystique après une lecture partielle,
ni dans les limites d'un paragraphe ou d'une partie de chapitre.
Mais d'autre part, on ne peut pas se dispenser de prendre en compte la
présence du langage et de la pensée d'Adrienne von Speyr dans le langage et
la pensée de Balthasar. Celui-ci insiste d'ailleurs à plusieurs reprises
sur l'impossibilité de séparer sa théologie de l'apport d'Adrienne von
Speyr dans sa vie de croyant et de théologien. Entre autres dans "Unser
Auftrag" ("Notre mission"), paru en 1984, il écrit: «Le but essentiel de
cet ouvrage est d'empêcher après ma mort toute tentative de séparer mon
oeuvre de celle d'Adrienne von Speyr.» (p.11)

Pour prendre en compte cet apport tout en restant dans les limites de ce
travail, je me suis borné à évoquer en quelques pages (ci-dessous p.422ss),
sous le titre "La parole d'Adrienne von Speyr dans la parole de Balthasar",
les principaux textes concernant le mal et le salut où Balthasar cite
abondamment Adrienne von Speyr: il s'agit en ordre principal de TD.IV,
p.234-264 et TL.II p.240-243 et p.314-329. —Certaines pages y sont presque
entièrement composées de paraphrases ou de citations d'Adrienne von Speyr.
Bien entendu, cette modeste évocation n'a aucune prétention de remplacer
l'étude approfondie que mériterait l'osmose de ces deux langages
théologiques.

Citations et références au texte de Balthasar.

Cette étude a été faite sur la base des textes allemands originaux, et
toutes les références renvoient à ces textes.
A cette option il y a deux raisons: d'une part, le langage théologique de
Balthasar, c'est évidemment dans le texte allemand original qu'il peut le
mieux être observé plutôt que dans une traduction, quelle qu'en soit par
ailleurs la qualité. D'autre part, j'ai gardé de mes études de philologie
germanique une connaissance et un goût très vif de la langue allemande —
connaissance que ce travail m'a donné l'occasion d'approfondir.

Une traduction française a été récemment entreprise à nouveaux frais par


Camille Dumont et ses collaborateurs (Culture et Vérité, Namur), remplaçant

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avantageusement la traduction précédente par Givord, qui était parfois peu


satisfaisante.
Pourtant, sauf indication contraire, les traductions des citations dans le
présent travail sont les miennes; à cette seconde option, il y a plusieurs
raisons. La première est d'ordre professionnel: une vingtaine d'années
d'enseignement dans une école de traducteurs et d'interprètes m'ont
familiarisé avec la pratique de l'enseignement et de la critique de
traduction, et m'ont donné le goût de traduire moi-même.
La seconde raison est d'ordre pratique: mon texte de base étant le texte
allemand, et les renvois à ce texte étant très nombreux, c'eût été ralentir
considérablement le travail et en alourdir la présentation que de doubler
chaque référence au texte original d'une référence à la traduction citée.
En traduisant moi-même, je n'ai donc eu aucune prétention de surpasser la
récente version française, dont la qualité est reconnue: telles quelles,
mes propres traductions témoignent seulement d'une manière plus directe de
ma propre lecture et de ma propre compréhension. Entre autres, il m'est
parfois arrivé de faire intentionnellement violence à la syntaxe ou à la
stylistique françaises pour ajuster la traduction au contexte de mon
exposé.
Certes, cela aurait été un travail profitable que de commenter la
traduction existante, et de justifier mes variantes éventuelles. Cependant,
il s'agit souvent ici d'extraits assez courts: par conséquent, un tel
commentaire risquait, soit d'être inadéquat en tant que limité à une brève
citation hors contexte, soit d'allonger démesurément cette dissertation en
entreprenant une appréciation argumentée de chaque variante dans son
contexte.
Bref, dans mon intention, mes traductions sont à critiquer par
confrontation directe avec le texte original; les différences éventuelles
avec la traduction récente ne sont jamais délibérées.
Aussi souvent qu'il était possible et utile, j'ai cité les mots ou les
textes allemands en regard de la traduction française, et j'ai tenté de
justifier ma traduction là où cela semblait utile

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PLAN D'ENSEMBLE
Table détaillée de l'ensemble à la fin du vol.II.

Le langage théologique du Mal et du Salut


dans la trilogie de Hans Urs von Balthasar:
une base pour la réflexion sur le langage de la théologie.
VOLUME I
Avant-Propos -I-

Première Partie. LE MAL ET LE SALUT DANS LA TRILOGIE.

Introduction. 1
-A-L'écoute du texte. 10
-B-Eclairages.
1-Textes de Balthasar. 82
2-Trois philosophes croyants. 114

Deuxième Partie. SYNTHESE ET COMMENTAIRE.

-A- L'Edifice. 178


Introduction: une constellation de concepts 179
-I- La philosophie du croyant. 180
-II- La doctrine et l'affectivité 198
-III La liberté et la non-puissance 206
-IV- De la kénose à la Croix 217
-V- Conclusion 239
-B- Perspectives. 241
-C- Conclusion: le choix fondamental. 263
VOLUME II
Troisième Partie. VERS UNE REFLEXION SUR LE LANGAGE DE LA THEOLOGIE.

Introduction: le projet et ses limites. 265

-A-Le langage et la théologie selon Balthasar. 266


-B-Un parcours en anthropologie du langage. 328
1-Le langage selon Lévinas
2-Le langage dans le modèle médiationniste 350
3-Ouvertures 382
-C-Réflexions
1-Le dire théologique chez Balthasar 386
2-L'expression et la pensée en théologie 406

Excursus. La parole d'Adrienne von Speyr


dans la parole de Balthasar 422
-D-Perspectives pour une réflexion sur le langage de la
théologie 428

CONCLUSION. DIRE L'INDICIBLE. 433

BIBLIOGRAPHIE. 439
TABLE DES MATIERES.

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Première partie.
LE MAL ET LE SALUT DANS LA TRILOGIE.

INTRODUCTION.

Le corpus choisi est celui que Balthasar lui-même désigne comme sa


'trilogie'.A ses propres yeux, c'est son oeuvre centrale, le "coeur de sa
pensée" («das Herz seines Denkens» M.W.D. p.89). En effet, voulant à la fin
de sa carrière (en 1988, l'année de sa mort) condenser en quelques pages
l'essentiel de sa théologie, il le fait en expliquant le schéma de sa
trilogie. Il avertit cependant le lecteur qu'il faudrait 'habiller' cet
essentiel en y ajoutant ses autres volumes de théologie, ses ouvrages
biographiques, ainsi que ses ouvrages de spiritualité et ses traductions
des Pères et de divers théologiens: cette recommandation même, ainsi
formulée, semble bien situer la trilogie au centre de son oeuvre.

La trilogie comporte 15 volumes imposants, ordonnés en trois groupes.


Le premier ensemble: "La Splendeur. Une Esthétique théologique", compte 7
volumes; le second: "La Dramatique théologique", en compte 5; le troisième:
"La Logique théologique", en compte 3, le tout couvrant environ 7000 pages
de texte aussi dense par le contenu que par la typographie.
Il importerait peu que ce texte ait une telle envergure quantitative, s'il
n'était aussi impressionnant par son unité: les trois parties forment un
édifice achevé et rigoureusement organisé.
Cette cohésion d'ensemble est d'autant plus remarquable que le style en est
touffu et répétitif: le texte progresse en spirales, reprenant et
réajustant à chaque avancée les fondements déjà établis.
Balthasar affirme d'ailleurs en plusieurs endroits de l'oeuvre que cette
manière d'écrire est imposée par l'unité impérieuse de la matière
théologique: tout se tient, les inévitables repérages et distinctions
doivent être chaque fois corrigés en les situant dans l'ensemble. «La
théologie ne se laisse pas exercer autrement que par des répétitions
concentriques ("umkreisende": encerclantes) de ce qui est chaque fois un
tout.»1

1«Anders als in umkreisenden Wiederholungen des Je-Ganzen läzst sich ja Theologie


nicht betreiben.» (TL.I, p.VIII).

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On trouve sous la plume de Balthasar plusieurs présentations de la


structure de sa trilogie et de ses motivations, et ses commentateurs ne se
sont pas fait faute d'en étudier la configuration.
Je me bornerai dans cette introduction à rappeler brièvement l'architecture
de cet énorme édifice, dans la mesure où cette esquisse peut introduire le
sujet du présent travail. Pour ce faire, j'utiliserai quatre exposés de
Balthasar:

-En 1990 est paru un recueil posthume intitulé "Mein Werk.


Durchblicke" ("Mon oeuvre. Aperçus d'ensemble", abrégé pour références en
M.W.D.) Ce recueil reprend des compte-rendus justificatifs de son oeuvre,
publiés à diverses étapes de sa carrière. Le dernier de ces exposés, celui
de 1988, est le plus court et le seul qui prend en compte l'ensemble achevé
de la trilogie.
-L'opuscule de 1969, intitulé "Einfaltungen" (abrégé Einf. pour
références), contient une sorte de méditation sur l'oeuvre en chantier —à
l'époque, seuls étaient parus les 7 volumes de la première partie). Les
pages 56 à 63 sont un exposé d'intention qui projette un éclairage
anticipatif sur l'ensemble, sous le titre "Les trois visages de la
théologie". Le titre allemand "Einfaltungen" est un néologisme
balthasarien. Il est programmatique en ce qu'il évoque la lente progression
dans l'Eglise de toutes les théologies vers la simple unité ("Einfalt"
signifie: simplicité.)
-On trouve également des réflexions utiles dans l'opuscule "Epilog"
paru en 1987 (p. 45 à 66).
-Enfin, l'avant-propos du premier volume de la "Théologique",
intitulé précisément "Zum Gesamtwerk" (Aperçu d'ensemble), reprend la
configuration de la trilogie dans la perspective des trois volumes du
troisième volet de l'oeuvre.

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-I-Les transcendantaux.

L'être humain est un être limité dans un monde limité, mais son
intelligence est ouverte sur l'être dans son ensemble, qui est illimité.
Entre l'être limité et l'être illimité, une "Realdistinktion", une distance
est "béante" ("auseinanderklaffend"): cet écart est la source de toute la
pensée religieuse et philosophique de l'humanité.
Le dualisme incontournable du fini et de l'infini pose une énigme, et à
cette énigme la seule réponse qui peut s'offrir à la philosophie lui vient
de l'être qui se manifeste, tandis que la pensée biblique n'attend de
réponse que de la révélation de soi par Dieu.

L'enfant est l'être par excellence à qui s'imposent les évidences


fondamentales sur l'être. Tout d'abord, l'enfant sait d'expérience qu'il
n'existe qu'en dialogue avec le prochain -qui est d'abord sa mère-. Dans la
rencontre avec l'amour de sa mère s'ouvre à l'enfant l'horizon de l'être
illimité dans son ensemble, et cet horizon lui dévoile quatre choses:
1- L'enfant s'éprouve à la fois comme vivant dans l'unité de l'amour
qui le lie à sa mère, et en même temps comme confronté à elle comme à un
autre être: c'est l'évidence vécue de l'unité paradoxale de l'être dans sa
multiplicité.
2- Cet amour est "bon", donc: tout l'être est bon.
3- Cet amour est "vrai", donc: tout l'être est vrai.
4- Cet amour éveille la joie, donc tout l'être est "beau".

Mais cette perception implicite chez l'enfant, on peut l'analyser en termes


phénoménologiques: l'enfant ne connaît cet être qu'est sa mère que dans la
mesure où cet être se donne à connaître à lui, et pourtant il le connaît,
non pas comme une simple "apparition" ("Erscheinung"), mais comme sa mère
"en soi" ("seine Mutter an sich").

Ainsi, en entreprenant de rendre compte de la conscience connaissante de


l'enfant, nous sommes confrontés à "l'épiphanie" de l'être, selon laquelle
tout étant est "épiphane", et à l'évidence que cette épiphanie n'a son sens
que lorsque, dans l'apparition, nous saisissons l'être qui se manifeste: la
chose en soi.

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Le premier volume de la Logique théologique traite en profondeur de ce


problème, spécialement les pages 57 à 78 sur le rapport entre le sujet et
l'objet dans l'expérience de la connaissance.

-II- L'architecture de l'oeuvre.

La trilogie ordonne donc la réflexion théologique successivement sous


l'angle du Beau ("Herrlichkeit"), du Bien ("Theodramatik"), et du Vrai
("Theologik").

"Herrlichkeit" Le sous-titre est "Eine Theologische Ästhetik": une


Esthétique théologique" (on emploiera les initiales "T.Ä.", d'après le
sous-titre allemand, pour les références à ce premier volet de l'ouvrage.)
Dieu se manifeste, et la première question qui s'impose est: comment l'être
humain connaissant peut-il distinguer ce qui vient de Dieu de ce qui n'est
qu'un phénomène de son propre cadre de vie ou une élaboration de sa propre
réflexion philosophique ou religieuse? C'est un problème de perception du
divin dans sa présence humaine, d'où le sous-titre de ce premier volet:
"Une Esthétique théologique". Il est expédient, en français, d'y référer
par le seul mot "Esthétique", lequel se situe de façon suggestive par
rapport aux deux autres références: "Dramatique" et "Logique".
L'étant est "épiphane", c'est-à-dire: chaque chose à la fois nous apparaît
et s'adresse à nous. La manière dont cela se produit est son
"Erscheinungsgestalt": sa figure d'apparition, son mode de manifestation2.
L'être humain n'existe qu'en correspondant à cette interpellation; le
médium de cette "co-respondance" est le langage.

Les choses qui interpellent l'être connaissant à la fois révèlent leur


présence et réservent leur mystère: c'est le drame du "voilement-
dévoilement" dont il sera beaucoup question dans la "Dramatique".

2Il faut bien opter pour une des traductions possibles du mot "Gestalt", quitte à
laisser sa signification se préciser et s'enrichir par ses différents sens en
contexte. Dans le présent travail, ce vocable allemand sera rendu dans la majorité
des cas par le mot français "figure", sauf quand le contexte impose une autre
traduction. —étant bien entendu que, pour chaque étant qui apparaît, sa "Gestalt"
est aussi sa forme, ses contours, sa manière de s'adresser à nous, son unité
objective, sa dynamique, sa configuration, ou encore, selon la formule de Goethe:
«la forme empreinte qui se déploie en vivant» («Geprägte Form, die lebend sich
entwickelt», dans GOETHE, Urworte; Orphisch, édition Beck, 1978, p.359, cité par
Balthasar sans référence dans Epilog, p.46.)

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La lumière qui habite, éclaire chaque figure et rayonne à partir d'elle


renvoie à une réalité qui la domine et la dépasse ("übergreifen": saisir
d'en-haut). Ainsi s'impose une polarité dans le transcendantal "beauté": la
figure qui se révèle comme "belle" à la fois repose en elle-même (un lieu
lui est assigné dans le réel) et renvoie à ce qui la fonde.

L'unité de la figure peut se définir sous trois angles. D'une part, c'est
cette unité qui est dotée d'une puissance d'interpellation: la chose surgit
à la conscience connaissante ("anwest" selon Heidegger). D'autre part,
c'est la faculté d'aperception transcendantale du sujet connaissant qui
construit l'unité des appréhensions partielles de la chose perçue. Enfin,
cette unité à la fois reçue et posée par le sujet contribue à construire le
sujet connaissant et à l'approprier à lui-même.
En la figure du Christ est réunie et portée à son extrême l'unité
mystérieuse ce ce triple mode de présence, mais il ne s'agit cependant
nullement là d'un "passage à la limite". Si la réflexion humaine prétendait
pouvoir maîtriser l'analogie au point de saisir la "Gestalt" divine
insaisissable, elle se heurterait bientôt à une "Ungestalt" ('non-figure',
figure qui n'en est plus une) unique et inconcevable: le Christ en croix,
révélation concrète du Dieu absolument différent, dépossède l'esprit humain
de ses tentatives -de ses tentations- idolâtres.

"Theodramatik": la "Dramatique théologique" -ou, si on calque le néologisme


de l'auteur, la "Théodramatique" (référence par les initiales T.D.). Dans
son entier, elle est la quête de la réponse à une seule question: comment
se confrontent la liberté infinie de Dieu et la liberté finie de l'être
humain? Quelle est l'issue de cette confrontation?

Dans la communauté avec ses semblables, l'être humain affirme son droit à
l'amour -non pas comme une revendication au nom d'une justice formelle,
mais comme ce qui lui est littéralement nécessaire pour exister, autant que
l'air lui est nécessaire pour respirer. Mais cette exigence se vit dans la
tension d'au moins deux polarités. D'une part, l'amour peut être désiré
comme un bien à acquérir et à posséder, un bénéfice dont la jouissance a un
goût de plaisir et de bonheur, mais d'autre part cet amour, au-delà de la
finitude qui menace radicalement cette jouissance, peut être l'ouverture
sur le bien en soi.

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Ici aussi l'enfant, dans sa simple dépendance, éprouve et met en évidence à


nos yeux cette première polarité, qui chez lui n'est pas encore vécue comme
un déchirement entre les pôles d'un choix: l'enfant à la fois jouit de
l'amour qui lui est dispensé et découvre inconsciemment, dans ce bienfait
savouré, un bien "en soi", mais sans être capable ni avoir besoin de
soumettre formellement son acquiescement à la condition d'éprouver
subjectivement le bienfait de l'amour dans lequel il existe.3

D'autre part, l'amour que l'être humain reçoit comme un don, auquel il a
droit parce qu'il lui est nécessaire, c'est en même temps ce qui exige de
lui la capacité et la volonté de 'donner ce don', c'est-à-dire: se donner.
Il ne s'agit pas de donner de ce qu'il a reçu, comme on partage une
possession mesurable: en fait, l'amour se définit par ce don, ce
dépouillement de soi par lequel il s'accomplit. Ceci, l'enfant doit encore
le découvrir: devenir lui-même un dispensateur de l'amour parental, être
exposé à l'irruption de l'exigence sans limite de la part du prochain qui
est en position de dépendance, c'est un domaine qui est encore inconnu à
l'enfant, une dimension d'infini du don que l'enfant n'a encore pu que
recevoir.Mais qui peut et doit donner et se donner, s'il est un être libre,
peut aussi refuser, se refuser. Se refuser, c'est exercer sa liberté comme
une prérogative, c'est oublier que cette liberté n'a pas son fondement en
elle-même, qu'elle est une face de ce bien qu'il s'agit à la fois de
recevoir et de donner.

Il n'est pas nécessaire d'épeler ici le mot 'drame' pour percevoir la


dimension dramatique de ce qui vient d'être résumé, drame humain dont la
nature renvoie à Celui qui incarne dans la chair humaine l'unité et la
tension, toutes deux infinies, de l'amour entre le Père et le Fils, et qui
en révèle le mystère par la puissance kénotique de la croix.

Le mode d'exposition adopté dans le présent travail prendra comme base de


départ le thème central de la Dramatique: il n'est donc pas utile, dans
cette introduction, de pousser plus loin la présentation de ce second volet
de la trilogie.

3Gustav SIEWERTH a écrit là-dessus des choses très profondes dans sa Metaphysik der
Kindheit.

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La "Theologik", la "Logique Théologique" (pour les références: T.L.)


s'efforce de répondre à la question: comment Dieu peut-il se faire
comprendre à sa créature? Comment la Parole infinie peut-elle se dire dans
et par la parole finie sans y perdre de son sens?
«La trilogie est structurée selon les dimensions transcendantales de
l'être, dans la perspective du rapport analogique de leur validité et de
leur 'figure'("Gestalt") dans l'être mondain et dans l'être divin; dans
l'Esthétique, rapport entre "Beauté" mondaine et "Splendeur" divine
infinie; dans la Dramatique, entre la liberté finie et la liberté infinie.
Dans la Logique théologique, il s'agira du rapport entre la structure de la
vérité du créé et de la vérité divine. Il y sera aussi question des lois de
la pensée et de la parole, lois qui régissent les énoncés sur ce qui a été
perçu, éprouvé (dans l'Esthétique), et sur ce qui a été vécu en situation
concrète ("dargelebt") dans la confrontation entre la liberté infinie et la
liberté humaine (dans la Dramatique)(T.L. vol.I,p.VII).

Toute expression de soi en une parole combine deux tensions: d'abord la


pleine intériorité se confronte avec le désir, le besoin, la nécessité
d'une pleine expression de soi sans laquelle il n'est pas possible d'être
soi.4 Mais cette expression s'accomplit également dans une tension entre
convention (la langue dans laquelle on s'exprime préexiste à l'expression
et lui impose ses formes) et liberté d'invention (le privilège exemplaire
des poètes).

Les choses épiphanes deviennent langage dans les êtres connaissants qui les
perçoivent, reflétant ainsi le mystère de leur création dans et par la
Parole divine. Dieu lui-même s'exprime à la fois dans toutes ses créatures
et dans l'être humain en qui s'incarne sa liberté créatrice. Ainsi l'être
humain devient langage: lieu où la Parole divine révèle sa puissance
kénotique en devenant, après un dernier cri, silence dans l'abandon sur la
croix. C'est là «la phrase ultime, décisive, d'un discours que Dieu lui-
même a commencé.»5

Enfin, la connaissance qui s'accomplit dans et par la parole implique


immédiatement et nécessairement sa dimension communautaire: l'être humain
ne connaît ni ne parle seul.

4C'est le thème central de L'Innommable de Samuel BECKETT.


5«der letzte, abschlieszende Satz einer Rede, die Gott selber begonnen hat.» (T.Ä.I,
p.457).

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16

Une section séparée du présent travail sera consacrée à la conception du


langage en général et du langage théologique chez Balthasar. Le volet
'Logique' de la trilogie y sera étudié: il n'est donc pas utile d'en
pousser plus loin la présentation dans le cadre de l'introduction.

-III- L'approche du texte.

Rendre compte de la réflexion de Balthasar sur le mal et le salut dans sa


trilogie, ce n'est pas paraphraser ou résumer dans l'ordre le contenu des
quinze volumes qui la constituent, pour ensuite y repérer des extraits
significatifs se rapportant à ces deux thèmes. Ce serait trahir par une
abstraction réductrice la riche complexité de l'oeuvre: la réflexion sur le
mal et le salut concerne tous les domaines de la théologie, et ne se laisse
pas isoler en un ensemble séparé. D'ailleurs, s'il en était besoin, la
démarche même de la pensée de Balthasar, qui reprend en spirales
successives chaque avancée de sa réflexion, mettrait le lecteur en garde
contre une telle entreprise.En pratique, ce compte-rendu prend comme base
de départ la seconde partie de la trilogie, dont le titre "Dramatique
théologique" indique bien qu'il traite du drame de la conscience croyante,
drame vécu et réfléchi en théologie, c'est-à-dire "coram deo".

Dans la Dramatique, le volume III: "Handlung" ("l'Action" -c'est-à-dire, au


sens théâtral, l'action qui se déroule dans ce drame) concerne le plus
directement mon sujet, et dans ce volume, les pages 125 à 186, intitulées
"Die Freiheit, die Macht und das Böse" (La "Liberté, la Puissance et le
Mal") se situent encore plus au centre d'une réflexion sur le mal. J'ai
donc pris cette partie centrale comme canevas de base, auquel je me suis
efforcé d'intégrer ce qui ressort de l'ensemble de l'oeuvre quand on la
relit sous cet éclairage. Il est bien connu par ailleurs que la pensée de
Balthasar se développe en spirales. C'est ainsi qu'il assume à sa manière
les paradoxes et contradictions auxquels doit faire face toute démarche
théologique: le mystère ne se laisse pas synthétiser en synchronie ou en
système. Cette complexité se reflète dans le compte-rendu de lecture: un
schéma abstrait aurait trahi une pensée qui s'efforce de suivre humblement
les méandres du cheminement spirituel. On veut espérer que le texte qui va
suivre reflétera autant que possible l'unité puissante qui confère à cette
trilogie sa force d'impact.

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Remarque.
A l'exception d'un important compte-rendu des commentaires de Balthasar sur
les tragiques grecs (T.Ä.III,1,2,p.94-140), on ne rencontrera dans la
présente étude qu'un nombre relativement limité de renvois aux volumes TÄ,
II,l et II,2; TÄ III, 1,1 et 1,2 de l'Esthétique Théologique. Cette
disproportion apparente tient au fait que ces volumes,bien que leur lecture
se soit avérée au plus haut degré enrichissante, et révélatrice de
l'impressionnante culture et du vécu spirituel de l'auteur, ne traitent
qu'indirectement ou de façon sporadique du sujet qui nos occupe —des
exceptions notables sont constituées par les textes sur Dostoïevski,
Rouault, Dante, Jean de la Croix, et les tragiques grecs.
Dans ces volumes, Balthasar rend compte des détours parcourus (der
ausgetretene Weg) par «la foule immense de ceux qui ont exploré ce monde
qui, dès l'origine, se trouve dans la lumière de la grâce.» (MWD, p.41 à
44, texte de 1965) Rien que la liste des auteurs étudiés, -la plupart de
façon exhaustive-: poètes, dramaturges, romanciers, essayistes,
philosophes, théologiens, auteurs spirituels ou mystiques, aurait de quoi
désorienter par son envergure, s'il n'apparaisait à quel point l'auteur
ordonne son exposé dans une structure cohérente.
Le volume II veut montrer qu'une théologie qui domine vraiment l'histoire
(geschichtsmäszig) est «irradiée (angestrahlt) par la splendeur divine;
dans le mystère, elle reçoit et rayonne à la fois quelque chose de Dieu.»
(ibid.p.64) Le volume III explore le domaine de la métaphysique, car «la
chose chrétienne (das Christliche) est immergée dans la pensée de
l'humanité.» En d'autres mots: «le chrétien qui annonce aujourd'hui la
splendeur divine est, qu'il le veuille ou pas, porteur du poids de la
métaphysique.» (ibid.p.67)
L'intention d'ensemble est quelque peu ambiguë, mais d'une ambiguïté qui,
loin d'être trompeuse ou dissimulatrice, ouvre la profondeur de ce qu'elle
traite. En effet, d'une part, l'intention apologétique est annoncée
d'emblée en tant que «la volonté fondamentale de démontrer que la 'chose
chrétienne' domine tout de façon indépassable (das uneinholbare Gröszte).»
(ibid.p.39) Mais d'autre part, cette approche est mise au service de
l'ouverture sur le monde. On dirait que l'auteur, entreprenant certes son
étude dans la perspective de sa démonstration, d'une certaine manière se
prend au jeu: entraîné par sa sincérité et sa clarté d'esprit, il est amené
à pousser sa lecture jusqu'à un degré de rigueur tel que l'intention
apologétique ne fait pas obstacle à la valeur de ses appréciations.

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-A-L'ECOUTE DU TEXTE.

-I- L'analogie théâtrale.

1- La pièce qui se joue.

L'existence humaine est dramatique. Dans la perspective chrétienne, du


drame existentiel mondain jusqu'à la révélation du Christ, la vie humaine
est vécue comme une tension entre l'absolu et le relatif, entre le Dieu de
Jésus-Christ et l'humanité à qui s'adresse cette révélation (T.D.I, p.117).
Dans sa configuration (Gestalt), la Révélation tout entière est elle-même
dramatique: elle est l'histoire de l'engagement ("Einsatz": mise en oeuvre)
de Dieu pour son monde, de la tension ("Ringen": lutte, combat) entre Dieu
et la créature, lutte dont l'enjeu est le sens et le salut de la Création.
L'ensemble des Ecritures, -Ancien et Nouveau Testaments- est composé de
façon dramatique: il met en scène le conflit de la lumière et des ténèbres;
celui à qui s'adresse cette Révélation est invité à opter pour la lumière
(T.D.II,l,p.156).
Ainsi se pose la question incontournable: ce combat débouche-t-il sur une
issue incertaine, ou au contraire cette issue est-elle de quelque manière
déterminée? La réponse à cette question nous échappe, ce qui n'empêche
qu'elle s'impose à la réflexion, et qui se la pose n'y échappe plus: elle
lui est désormais omniprésente (T.D.I, p.113).

Le théâtre et l'existence se reflètent l'un l'autre. Balthasar déploie une


"Théodramatique" chrétienne, dans laquelle la dramatique 'naturelle' de
l'existence (dans sa tension entre l'absolu et le relatif) s'accomplit dans
la dramatique 'surnaturelle' qui se joue entre l'humanité et Dieu.
Ainsi le théâtre se fait réflexion accompagnant l'existence, et combine
paradoxalement deux dimensions inséparables: son irréalité apparente —la
pièce qui se joue n'est pas la vie réelle— et le concret vécu de ce qui s'y
manifeste, qui peut être bouleversant ("überwältigend": subjuguant) au
point d'empoigner le spectateur et le rappeler ainsi à la vérité de son
existence ("Eigentlichkeit": la réalité propre) (T.D.I, p.230).

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Remarque. Nous verrons que Balthasar emploie les mots "drame, dramatique"
en jouant sur trois dimensions des vocables, et en dépassant les limites
des significations reçues en allemand et en français.
1-Remontant au latin "drama", le mot anglais "drama" est un vocable
technique évocant une action théâtrale, une pièce, sérieuse ou légère, à
mettre en scène. En anglais, ce mot n'implique donc pas nécessairement une
dimension tragique ou un 'suspense'. Il arrive que le mot ait cette
signification limitée dans le texte de Balthasar.
2-Le grec το δρa'µα désigne une action se déroulant dans la réalité du
temps et de l'espace. C'est le sens évoqué par Balthasar dans les contextes
où il insiste sur le caractère dynamique de l'intrigue du salut.
3-En français ou en allemand, le mot évoque, soit une action
théâtrale à caractère sérieux -en tout cas certainement pas une comédie-,
soit, dans la vie concrète, le déroulement d'événements comportant une
tension et une dimension tragique. Cette signification intervient souvent
quand Balthasar réfléchit au 'drame' qui se déroule entre Dieu et sa
créature, entre la liberté infinie et la liberté finie, à la profondeur
tragique du péché et de la mort.

Les volumes I et II de la Dramatique sont construits sur l'analogie du


théâtre. Le volume II,2 en précise la pertinence pour la réflexion sur le
drame du salut, et c'est à partir de là que les volumes III et IV de la
Dramatique déploient la réflexion proprement théologique.

Quatre axes principaux ("Leitmotive") déterminent ce cadre d'ensemble: (TD


I p.231-238)
A- L'action théâtrale est à la fois limitée dans le temps et l'espace
et en même temps opératrice d'une signification illimitée . Balthasar y
voit un reflet de l'acte transcendantal de jugement par lequel l'être
humain est amené à confronter le jeu immanent et fini de sa vie avec son
accomplissement ultime ("Beendigung": achèvement final)

B- Le moi de l'acteur ne coïncide pas avec le rôle qui lui est


imparti dans la pièce: une tension lui est imposée entre identification et
distanciation. Par ailleurs, et par l'acte même d'assumer ce rôle, le moi
individuel de l'acteur acquiert une dimension sociale ("Bezug": relation
référence).

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C- Le rapport entre la responsabilité de l'acteur et celle du


régisseur ("Spielleiter" -mot à mot: "meneur de jeu") reflète la relation
mutuelle entre le divin et l'humain. Ceci implique une asymétrie
fonctionnelle: l'acteur a des comptes à rendre au régisseur, mais celui-ci,
bien que n'apparaissant pas lui-même sur la scène, est cependant plus qu'un
simple spectateur: il est engagé avec les acteurs dans la représentation ce
qui reflète la totalité du drame divino-humain (T.D.I,p.235-236)6

D- Une quatrième dimension procède des trois autres: le théâtre est


le lieu de libération ("Entlassungsort") d'une tension. L'action
représentée est susceptible d'une multiplicité de dénouements, dont un seul
terminera la pièce. A mesure que la pièce se déroule se renforcent
l'attente, l'espoir ou la crainte du dénouement. (T.D.I,p.237-238)
Implicitement ou explicitement, le spectateur en attend quelque chose de
révélateur sur l'existence, un "moment d'épiphanie" ,mais à deux conditions
toutefois: d'une part, il faut qu'une tension existe dans sa propre
existence concrète -espoir, désir,attente-, sinon sa présence au théâtre se
limite à y rechercher un oubli ou un divertissement passager. D'autre part,
il est nécessaire que le spectateur "ait foi" en la pièce, c'est-à-dire
qu'il la crédite d'une puissance d'accomplissement, faute de quoi
l'expérience théâtrale reviendrait de nouveau à occuper agréablement un
temps de loisir. (T.D.I, p.240-241)
Bref, l'acteur assumant son rôle médiatise la rencontre entre l'idéalité de
la pièce et la réalité concrète de la représentation, car enfin l'acteur et
le spectateur se situent ensemble dans le monde réel. (T.D.I, p.245)

2- Le moi et son rôle.

Chacune des personnes impliquées dans le drame de l'existence est un moi


qui éprouve une tension entre le centre de sa personne ("Personskern":
noyau de la personne) et le rôle qu'il joue dans la vie vis-à-vis de la
société, voire vis-à-vis de lui-même7.

6Remarquons que les vocables allemands utilisent le mot "Spiel", dont la


signification 'jeu' exerce son impact dans ses composés: "Theaterspiel,
Theaterspieler, Spielleiter, etc.". Cette étymologie accentue encore la tension
'réel-irréel' qui constitue une des dimensions de l'expérience théâtrale. L'anglais
'play' a sensiblement la même fonction significative, tandis que les termes
français 'pièce, acteur, régisseur' occultent cette dimension.
7A plusieurs reprises dans ce volume, Balthasar renvoie à l'ouvrage d'Erwin GOFFMAN:
The presentation of self in everyday life, Pelican Books, 1978 (1ère édition en
1959). Traduction française: La mise en scène de la vie quotidienne, Editions de
Minuit, 1973

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La pièce de théâtre met en scène des modèles de la projection de soi-même,


à l'intérieur d'une interaction entre personnages. L'auteur de la pièce y a
disposé comme fondement ("eingestiftet") un "sens"; ce sens régit tout le
déroulement de l'action, c'est-à-dire que ce sens ne se limite pas à
l'impact du dénouement. (T.D.I,p.245)

Quel sens a la pièce -le drame- de l'existence? Ou même: a-t-elle un sens?


La question peut être prolongée jusqu'à la frontière de la théologie: car
c'est de la théologie seule qu'on peut espérer une réponse satisfaisante,
et en particulier à la question centrale pour l'être humain: qui suis-je?
(T.D.1,p.454)
Confronté à son destin, l'homme est seul: la question "qui suis-je?", il
doit se la poser pour lui-même, il ne peut pas la poser pour autrui. Bien
qu'il ait conscience qu'il ne représente qu'un cas particulier dans
l'espèce humaine, et que son existence est le fruit d'un hasard, il sait
aussi qu'il est unique et irremplaçable. (T.D.I,p.455-457)
Dans la perspective biblique, cet être unique devient un partenaire du Dieu
unique; son rôle dans le drame existentiel devient vocation, mission
("Sendung") par le fait que Dieu s'adresse à lui.

Cependant, dans chaque existence humaine, rôle et mission se vivent dans la


tension d'une relative inadéquation. C'est en Jésus-Christ seul, l'homme-
Dieu, que se réalise l'identité de l'acteur divin et du rôle qu'il assume,
—ce que Thomas d'Aquin définit en disant que dans le Christ la "processio"
intradivine est identique à la "missio": l'envoi du Fils aux humains. En
lui est surmontée la dualité de l'être et de l'apparaître ("Sein und
Erscheinung"); il est absolument unique, seul devant le Père et ouvert à la
communauté des humains dont il est solidaire. (T.D.I,p.604-606)

3- La dimension théologique.

La confrontation avec le théâtre et la réflexion qu'elle inspire font


ressortir à quel point la théologie doit être dynamique: il s'agit de vie
et d'action de personnes, divines et humaines.
Par ailleurs, à la différence de la pièce de théâtre, la révélation
chrétienne n'a aucune place pour ceux qui ne seraient que spectateurs:
personne ne se situe hors du drame. (T.D.II,1,p.55)

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La dramatique théologique possède ses critères propres.


1- Dans l'action qui se déroule entre Dieu et les humains,
l'initiative appartient à Dieu: Dieu s'approprie le tragique du Dasein
humain, jusque dans ses abîmes ultimes. (T.D.II,1,p.45-48)
2- La grâce (χαρις, "Huld") se manifeste comme le don ("Hingabe":
remise) de l'amour éternel jusqu'à la déréliction de la Croix, là où
s'accomplit la justification et la victoire de ce don. (T.D.II,l,p.22-23)
3- Dans la dramatique théologique doivent se conjoindre
l'individualité absolue de Jésus de Nazareth, non réductible à un cas parmi
d'autres, (par exemple: à un cas de persécution du sujet bon et pur par la
méchanceté ou la bêtise humaine) et la portée universelle de ce destin qui
doit concerner tous les humains. Mais cette universalité ne se réduit pas
non plus à celle d'un individu membre de la grande famille humaine: elle
est transcendée en tant qu'elle vient de Dieu et qu'elle va à Dieu,
aboutissant à la Résurrection. (T.D.II,1,p 82-84)
4- En Jésus s'ouvrent les oppositions trinitaires dans leur
distinction et leur unité paradoxales: en lui c'est Dieu même qui est
abandonné de Dieu à cause de l'impiété ("Gottlosigkeit": être sans-Dieu)
des hommes. C'est la rencontre de deux abîmes: intra-divin et anti-divin.
(T.D.II,1,p.175) Le noeud du drame théologique, c'est que "l'anti-divin"
("das Gottlose") n'est pas "transporté" ("hineingetragen") en Dieu, et que
cependant la liberté humaine n'est pas dominée ("überspielt": jouée au-
dessus d'elle) par un drame divin qui ne la concernerait pas. Au contraire,
les personnes humaines ne trouvent qu'à l'intérieur de l'espace du Christ
("des Raumes Christi") leur particularité ("Besonderkeit") et leur unité
d'action ("Zusammenspiel": jouer ensemble dans la pièce). (T.D.II,2,p.12)

4- La dynamique du drame.

La dynamique de cette action dramatique récuse toute théologie statique des


essences, qui prétendrait mettre en place les éléments du drame avant que
la pièce soit en cours. Dans la pensée chrétienne, les personnages doivent
être saisis dans l'action, et pas avant ni en-dehors d'elle; ils ne peuvent
être définis qu'à partir de l'action qui est toujours déjà en train de se
dérouler. Ainsi seulement la question centrale est posée dans toute sa
portée: quel est ce Dieu infiniment libre auquel fait face une liberté
finie? Quel médiateur sera le lien vivant qui les réunira? (T.D.II,2,
p.174-181)

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Par l'incarnation, la dramatique de la création s'insère comme un moment


intérieur de la christologie. Que l'on considère que l'incarnation a eu
lieu uniquement à cause de la chute ou au contraire qu'elle aurait eu lieu
même si la chute ne s'était pas produite, de toute manière le projet de
Dieu sur le monde demeure: la récapitulation du Ciel et de la Terre en
Christ. Christologie 'd'en-bas' (le Christ conditionné par le drame du
monde), ou christologie 'd'en-haut': ces deux aspects concevables de la
figure du Christ sont l'expression d'une causalité réciproque, du Christ
par l'histoire du monde, et de cette histoire par le Christ. Tout le drame
du monde se joue entre ces deux pôles, qui deviennent identiques en la
personne du Christ. En lui s'ouvre le cadre le plus largement tendu de la
conjonction ("Zusammenspiel": le jeu conjugué) de la liberté finie et de la
liberté infinie. Alors que la révélation de l'Ancien Testament nous
présente la confrontation entre la liberté finie et la liberté infinie,
confrontation qui fonde toute la dramatique théologique, dans le Nouveau
Testament nous apparaît la figure accomplie d'une inclusion ("Insein":
être-dedans) de la liberté finie dans la liberté infinie. (T.D.II,2,p.12-
16)

D'autre part, dans l'immanence de la Trinité, le Fils n'est pas simplement


'un autre' pour le Père, pas plus qu'en Christ l'être humain n'est 'un
autre' pour Dieu. La Croix est le lieu où se rejoignent ces deux
ouvertures: là, à cause de l'impiété de l'homme, Dieu lui-même est
abandonné de Dieu. C'est le noeud même de toute la Dramatique théologique.

5- La tragédie grecque et la dramatique chrétienne.

Balthasar établit une relation très précise et très nuancée entre la


Dramatique théologique chrétienne et la tragédie grecque. Celle-ci s'est
construite sur la base du mythe le plus ancien et du rite qui l'explicite.
Le Dieu qui y est confronté à la souffrance humaine se situe dans un
éclairage hésitant entre deux extrêmes: une divinité concernée,
participante ou une divinité non concernée, indifférente.
Cependant, la tragédie grecque a en commun avec le drame chrétien une
composante importante: elle représente le destin d'individus qui occupent
toute la dimension de la scène, mais qu'on ne peut définir par des
généralités abstraites. Oreste ou Oedipe ne sont pas des types abstraits
d'humanité: ils sont simplement eux-mêmes.

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Sur l'arrière-plan d'une certaine intuition du divin, les tragiques grecs


mettent en évidence la vérité de l'homme: même le personnage royal, dont la
grandeur semble seule capable de faire face au destin destructeur, ne peut
qu'accepter et laisser se dérouler le drame ("geschehenlassen": laisser
advenir). (T.D,II,1, p.41-46)

En d'autres mots, on perçoit dans la sphère mythologique une intuition de


l'unicité de la personne humaine ("je-Einmaligkeit": unicité chaque fois
répétée). A partir de cela, Balthasar pense pouvoir dire que la tragédie
grecque a porté la conscience humaine jusqu'à son extrême limite naturelle:
la conscience du tragique de l'existence. Mais elle l'a fait en absorbant
la divinité ("hineinverschlingen": engloutir à l'intérieur) dans le
déroulement de la tragédie, tout comme le faisait le mythe: la divinité
tenue en échec, vaincue par l'inacceptable.

Les tragédies grecques ont été une avancée tâtonnante sur le chemin de la
vérité de l'existence: la conscience chrétienne reprend et continue là où
s'arrêtait la tragédie grecque. Le tragique de l'existence personnelle est
désormais assumé jusqu'à sa béance totale ("aufklaffend" ouvert à
l'extrême): sur la Croix, paradoxalement, la divinité à la fois souffre de
la souffrance même de la créature, mais sans que sa transcendance divine ne
s'y engloutisse. Ainsi la béatitude divine n'équivaut pas à une
impassibilité: elle coïncide mystérieusement avec une souffrance
trinitaire. (ibid.)

Balthasar voit donc dans la tragédie grecque, tout comme dans la pensée
mythique, une tentative humaine orientée sans le savoir vers l'idée
("Blickpunkt": point de vue) d'un Dieu sauveur qui ne soit pas
nécessairement responsable des catastrophes qui sévissent sur le monde,
l'intuition d'une harmonie englobante, qui dans son ensemble s'avère bonne
et belle, en dépit de ce que l'être humain individuel peut subir comme
écrasement par le destin. (ibid.)

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6- Conclusion.

En conclusion de cette section sur l'analogie théâtrale, relevons dans


T.D.II,l,p.171-176 ces réflexions qui en sont comme le condensé.

Dans la théologie biblique et chrétienne, un double postulat s'impose:


d'une part, la liberté infinie de l'Absolu subsistant, et d'autre part la
capacité paradoxale que possède cet Absolu de ménager l'espace d'une
liberté à la fois finie et réelle. Dès lors, face à la liberté infinie de
Dieu, une véritable opposition est possible de la part de la liberté finie:
c'est cette opposition qui se développe dans la Dramatique théologique.
Paradoxalement, c'est dans l'unité de la figure du Christ que cette
opposition se manifeste dans sa dimension extrême. Dans l'acte même de son
"eucharistie", où à la fois il se reconnaît redevable de lui-même et assume
librement son obéissance, il exprime en un dramatique membre de phrase la
distance infinie qui, dans l'unité de l'Esprit, le sépare du Père: "que ta
volonté s'accomplisse, et non ma volonté" (Mt.26,39-par). (p.171)

Pour concevoir que l'exercice de cette liberté finie n'est pas une
limitation imposée à la liberté infinie, il faut entendre un écho venant de
Paul et d'Augustin, évoquant la profondeur de l'opposition entre les deux
libertés, ainsi que l'impiété ("Heillosigkeit": cas désespéré, perte du
salut) de la liberté finie tombée dans le péché, dont elle ne peut être
délivrée que par l'intervention salvatrice de Dieu.

La réflexion philosophique chrétienne doit ainsi s'ouvrir au divin dans sa


dimension trinitaire, en particulier au mystère de "l'autre dans le non-
autre" qui se manifeste dans les oppositions trinitaires (p.174-175).

Il faut prendre conscience du point de rupture de l'analogie théâtrale dans


le drame chrétien ('major dissimilitudo'): la dimension théologique de
l'analogie théâtrale peut se résumer en quatre points:
1) Dieu lui-même est un acteur dans le drame, alors qu'au théâtre le
régisseur responsable se tient en retrait pendant la représentation.
D'autre part, le 'Dieu-régisseur' est certes responsable du déroulement de
la pièce, mais en même temps ce n'est pas lui qui est responsable si un des
acteurs joue faux.

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2) L'homme un et multiple, "jeté" dans sa liberté, à la fois peut


devenir par lui-même ce qu'il peut être, et en même temps il ne le peut que
dans et par la liberté divine.
3) Un médiateur est ici indispensable entre le 'régisseur' et
l'acteur, mais en même temps ce médiateur n'est ni prévisible ni
déductible: il est lui-même le lien vivant entre ces deux personnes, et
cette tension le déchire.
4) Dans la Dramatique théologique, il n'y a pas de spectateurs
passifs, il n'y a que des acteurs, tous engagés dans le déroulement de la
pièce.

Enfin, le point culminant de cette sotériologie dramatique, c'est le


paradoxe qui conjoint la 'gratia sola' et l'affirmation de la liberté de la
créature, liberté qui n'est pas abolie par le péché. (T.D.III,p.296)

-II- Liberté de Dieu et liberté de l'homme.

1-La confrontation.

Le thème central de la Dramatique Théologique, c'est la rencontre et la


confrontation ("Zusammenspiel":jeu combiné) de la liberté finie et de la
liberté infinie. Dans ce cadre d'ensemble, l'être humain dispose d'une
capacité limitée, mais ouverte, d'intuition de l'absolu divin, intuition
qui s'accomplit selon plusieurs moments et sous différents aspects.

L'homme est 'un être redevable de lui-même' à une instance autre que lui-
même ("ein sich verdankendes Sein"). Se percevoir en tant que tel est la
prise de conscience la plus immédiate qui s'impose à lui: il ne s'est pas
donné à lui-même.
D'autre part, ne fût-ce que par opposition aux animaux et aux êtres
inanimés, la conscience humaine se définit comme possession de soi
("Selbstbesitz") et liberté. (T.D.III,p.126-127)

L'homme fait l'expérience de sa conscience propre, ainsi que de sa


communauté d'expérience avec ses semblables; en d'autres mots, il a
conscience de sa subjectivité, c'est-à-dire du caractère subjectif et
personnel de son vécu, tout en sachant d'évidence qu'il est redevable de
lui-même, qu'il n'est pas la source de soi-même, c'est-à-dire qu'il est

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contingent. De ces deux évidences s'impose à lui une conclusion, qui se


décompose en deux moments:

1) Il ne peut être redevable de lui-même qu'à un absolu lui-même


libre et conscient, donc un absolu qui est lui-même personne, sujet,
esprit.
A noter que cette conclusion émarge à une logique humaine qui précède toute
présentation surnaturelle de lui-même par Dieu. (T.D.III,p.128) D'autre
part, c'est une 'conclusion': pour l'être humain, il n'y a pas d'intuition
directe de ce fondement originel ("Urgrund") divin; c'est une connaissance
indirecte et inchoative.
2) Le fondement absolu d'un esprit contingent libre, ordonné par son
expérience à un mode d'être qui est possession et réalisation de soi, ne
peut être lui-même qu'absolue liberté et absolue possession de soi.

Cependant, l'intelligence humaine peut ici éprouver un recul: ces belles


conclusions sur Dieu ne reviendraient-elles pas à enfermer Dieu dans nos
concepts -fût-ce dans le concept 'absolu' ou dans le concept 'conscience',
dont le sens dans nos énoncés est inévitablement informé par la culture
ambiante? Ce recul, c'est la tentation d'une forme spécifique de la
'théologie négative': pour éviter de revêtir Dieu d'une signification
humaine, l'esprit humain en arriverait à penser l'absolu comme non
conscient de lui-même, à exclure le concept de 'conscience' de l'idée de
l'absolu. Ce n'est pas seulement une question de langage ou de scrupule
philosophique: il y a quelque chose de concrètement tragique dans cette
hésitation. A la limite, l'ouverture, la tension, le progrès, l'ordonnance
même vers l'absolu s'identifieraient avec un idéal d'abolition de la
conscience réfléchie.

La réponse nous vient de l'enfant8. L'expérience concrète de l'enfant est


un étonnement ("Staunen": ébahissement), dans la conscience implicite
d'être redevable de lui-même à une instance autre. Aussi, Balthasar y
insiste: quand Jésus magnifie l'enfant et le pose en exemple pour les
disciples, ce n'est pas pour opposer la fraîcheur spontanée de l'enfance à
une certaine sclérose de l'adulte ou de la religion instituée, mais ce que
Jésus présente là comme un idéal, c'est l'ouverture de l'enfant à une

8Balthasar s'accorde ici avec le thème principal de la Metaphysik der


Kindheit de Gustav SIEWERTH.

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lumière d'absolu, ouverture d'autant plus entière qu'elle ne dépend pas


d'un acquiescement ou d'un discours explicites. De plus, dans le vécu même
de cette ouverture, l'enfant dépend de l'initiative de l'autre, dépendance
effective qu'il éprouve comme un bienfait sans être capable ni désireux
d'en exprimer la prise de conscience.

Ainsi, dans la communauté avec les autres humains qu'il reconnaît comme
libres et conscients au même titre que lui-même, l'être humain dépend, pour
toute communication avec ces autres, de leur propre volonté d'ouverture. Il
ne peut pas forcer cette ouverture, sous peine de ne pas entrer en
communication avec l'autre tel qu'il est. Bref, toute ouverture à l'autre
dépend de la libre ouverture de soi de l'autre.
Donc, pour entrer en rapport avec l'esprit absolument libre auquel il est
redevable de lui-même, le sujet humain dépend de la libre volonté
d'ouverture de cette Personne libre. Il est ordonné à ce dévoilement, mais
il ne peut le postuler ni l'obtenir par une motion qui lui serait propre.
«Toute anticipation ("Vorwegnahme") de l'accomplissement prévu par Dieu
(...) est 'hubris': démesure, orgueil.» (T.D.III,p.130)

2- La Révélation.

Pour le croyant chrétien, cette ouverture libre de l'Absolu personnel s'est


effectivement produite; la création entière, et en particulier la création
de la liberté finie, est dès le principe orientée à cette révélation de soi
par Dieu. (T.D.III,p.126) Révélation non postulable, "sur-naturelle", d'un
Autre libre et absolu: il faudra donc que la conscience humaine soit dotée
d'une capacité d'ouverture qui dépasse son horizon de créature.

Car Dieu ne peut proclamer que par lui-même qu'il est Dieu; non seulement
la perception de sa Révélation, mais même toute 'précompréhension' de cette
Révélation ne peut être donnée que par Dieu. Et l'accord parfait divino-
humain en Christ ne peut se manifester qu'à partir du Christ lui-même, car
pour la créature il n'y a pas d'étalon extérieur qui lui permette
d'apprécier cette perfection. (T.Ä.I,p.446)
Ainsi Balthasar conçoit que Dieu dote sa créature d'un "existential
surnaturel" qui le rend apte à percevoir la Révélation, et à exercer vis-à-

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vis d'elle sa liberté de choix. (T.D.III,p.126)9 Le don de cet "existential


surnaturel" constitue selon Balthasar la solution logique du paradoxe
humain impliqué par le concept de 'liberté finie': comment une liberté
pourrait-elle à la fois être 'réelle' et 'finie', puisque la finitude
évoque une limite subie, imposée de l'extérieur, à une liberté réelle?

Cependant la Révélation qui est 'dévoilement' est en même temps


'voilement'. Dans T.Ä.I, p.424-444, Balthasar expose ce mystère selon trois
niveaux qui s'interpénètrent.
1) Déjà dans le savoir 'intramondain' tout étant qui se manifeste en
même temps se dérobe à la saisie par la connaissance. L'homme est initié à
ce mystère par le fait qu'il est lui-même esprit dans la nature: il est
lui-même un être caché dans cela même où il se manifeste. Ainsi l'être
conscient est invité à une transparence, à une capacité de percevoir la
vérité dans sa présence et son mystère —ainsi celui qui aime doit être
capable d'un tel regard sur l'être aimé.

2) La Parole divine s'exprime dans la création: c'est selon Balthasar


le thème fondamental de toute philosophie.
La multiplicité dans la création renvoie à l'unité, la contingence à la
liberté créatrice. Ce qui se révèle dans la création est dévoilé dans un
voilement toujours plus grand ("in je-gröszerer Verhüllung"). C'est dans
cette dialectique que la conscience humaine apprend d'abord à reconnaître
comme son Maître le Dieu toujours plus grand, toujours plus caché. La
créature ne peut que se confier, s'en remettre au mystère de l'être, si
elle veut percevoir le rapport de cet être à l'absolu.

Ainsi dans la non-évidence de la foi chrétienne, il y a au commencement et


à la fin de toutes les choses du monde quelque chose de l'évidence
paradoxale, quelque chose comme l'évidence d'un Créateur qui se révèle en
se voilant ("verhülltoffenbarend"). Cette évidence dessine en elle
'l'analogia entis', mais celle-ci n'est pas embrassée ni dominée par
l'esprit fini; elle ne le rend pas capable de mesurer le rapport entre
l'être fini et l'être infini. Par ce mouvement d'analogie, la créature se

9Le concept d'existential surnaturel fonctionne différemment chez Balthasar


et chez Rahner. On en trouvera une comparaison et un commentaire ci-
dessous, IIème partie, A.III.3.

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voit renvoyée au-dessus de ce qui, dans son évidence même, ne peut être
donné que sur le mode de la non-évidence.
Ainsi Balthasar donne une définition précise de la 'foi naturelle',
laquelle fait apparaître que l'évidence, l'intuition de l'être est en
rapport, au-delà de ses limites, avec ce qui la dépasse (über sich
hinaus"). L'intelligence de la nature finie est renvoyée à la liberté
infinie.

3) La Révélation comme grâce dans l'Incarnation du Fils est un


nouveau mode de présence de Dieu dans la configuration du monde
("Weltgestalt"). Cette présence se situe au point d'accomplissement d'un
processus qui se déroule depuis le statut pré-lapsaire de la créature, —là
où il n'y avait pas de rupture entre la 'fides naturalis' et la 'fides
supernaturalis': la Parole divine était 'locutio interna'.— jusqu'à la
situation de la créature 'après la chute', lorsque, la rupture étant
advenue, la Parole de Dieu devient 'locutio externa' (par la Loi, les
prophètes, l'Incarnation, l'Eglise).
Cependant, la 'révélation positive' n'est pas un pis-aller de remplacement
("Ersatz") d'un plan originel maintenant endommagé ("beschädigt"): c'est
l'accomplissement du plan originel de Dieu, mais accomplissement qui
aboutit à la mort sur la Croix dans la lumière de l'Esprit.
Dans cette révélation positive, Dieu se livre toujours plus complètement
sans défense dans l'histoire et le coeur du peuple: l'Incarnation est la
plus haute révélation dans le voilement le plus profond. L'obscurité de la
chair devient le langage dans lequel Dieu veut se donner à connaître, mais
d'une manière qu'il est impossible de confondre avec aucune autre parole
humaine, car Dieu dit là dans le langage humain infiniment plus qu'aucune
voix humaine ne peut dire.
Ainsi la dialectique du 'voilement-dévoilement' est vue dans la
configuration de sens ("Sinn-Gestalt": figure et sens) de l'Incarnation. Ce
sens est donné par la réalité du péché, de la 'Colère de Dieu', de la
réconciliation, de la Rédemption: la "non-figure" de Dieu
("Gestaltlosigkeit": état de ce qui n'a ni forme ni figure) est un mode de
la "Herrlichkeit" de l'amour (seigneurie et magnificence).

Une phrase de la page 443 concentre toute cette doctrine: «la figure de
sens ("Sinngestalt") de l'existence radicalement pécheresse, se déroulant
sous le signe d'une espérance de rédemption, est mise en relation au-dessus

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et au-delà d'elle-même avec la figure du Rédempteur ("Erlösergestalt"), qui


prend sur lui les modalités de l'existence déchue afin de les transmuer
("umwerten": inverser la valeur) dans les souffrances de la Rédemption.»
La 'major dissimilitudo' qui apparaît dans ce mystère ne devrait cependant
pas acculer le théologien à une 'théologie négative philosophique', selon
laquelle il n'y aurait rien à dire de Dieu au-delà d'expressions
analogiques. Il y a une 'théologie négative théologique' selon laquelle
Dieu se manifeste jusque dans l'extrême de son incompréhensibilité toujours
plus grande: cette détermination positive de Dieu, c'est que «Dieu a tant
aimé le monde qu'il a livré son Fils unique".»
Dieu se vide ("entleert sich") dans les modalités de l'existence déterminée
par le péché, tombée dans la mort, aliénée loin de Dieu ("gottentfremdet").
En d'autres mots, la révélation dans l'Incarnation est la manifestation,
conditionnée ("bedingt") par le péché du monde, du Dieu en lui-même
incompréhensible dans son amour pour le monde. (p.443-444)

3- La liberté finie et la latence de Dieu.

Pour pouvoir s'exercer réellement face à cet Autre libre et absolu auquel
elle est redevable d'elle-même, la liberté humaine, bien que finie, doit
cependant être elle-même absolue, ou plutôt: être dotée d'un 'moment
d'absolu', ce qui la définit comme "n'ayant pas d'autre fondement qu'elle-
même", en d'autre mots: «sa puissance d'auto-détermination ne peut être
dominée par aucune autre puissance extérieure à elle-même»10.
(T.D.III,p.136; voir aussi T.D.II,l,p.186ss)
Cette définition a l'évidence d'une tautologie, puisque dans le cas
contraire cette liberté serait incapable d'exercer un choix responsable
face à la norme de la liberté infinie. Et pourtant, en dépit de ce 'moment
d'absolu' qui l'affecte, la liberté finie n'est pas en possession de son
propre fondement ni de son propre accomplissement. (T.D.III,p.127)

La liberté finie s'éveille dans la rencontre avec autrui ("Mitsein": être


avec). (T.D.II,l,p.34-38) La conscience humaine est à la fois présente à
elle-même et ouverte à tout ce qui est: la présence du moi à soi-même est
d'une immédiateté absolue, tandis que l'être n'est atteint que par une
médiation en principe illimitée.

10«sie vermag von keiner äuszeren Macht überwältigt werden.»

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Dans cette dualité, le pôle du moi est celui d'une unicité incommunicable —
même la 'puissance de substitution' dont il est question par ailleurs ne
peut faire que je sois l'autre—, tandis que l'être est saisi comme ce qui
est commun à tous ("das Allgemeinsame"). Cette distance est consciente:
l'être humain est capable de faire la distinction entre sa propre manière
d'être et sa saisie de l'être en général. (T.D.II,l,p.186-189)

La liberté de l'homme s'exerce selon deux dimensions: celle d'un choix en


oui ou non, et celle de la construction de l'espace où s'opèrent ses
décisions concrètes. Mais il n'appartient pas à l'être humain de tracer les
limites de cet espace, qui est illimité et impossible à occuper totalement
("unausfüllbar"). (T.D.II,l,p.34-35)
Il n'y a pas de liberté collective: la dramatique du Dasein se joue dans
les décisions de la liberté personnelle propre du sujet libre.
(T.D.II,l,p.36)

Mais ici se pose une question incontournable: si la liberté finie est


qualifiée de l'extérieur par le don permanent d'un "existential
surnaturel", quelle peut alors être encore la portée de son exercice
propre? (T.D.III,p.126)
L'exposé qui précède exclut en tous cas que la portée de la liberté finie
soit limitée à la sphère intramondaine. La logique de la révélation libre
du Sujet absolu exige que la liberté finie soit capable de se décider pour
ou contre la norme de la liberté infinie, et cela quel que soit le degré de
voilement ou dévoilement de cette norme, et bien que la liberté finie soit
ordonnée à la révélation divine.

Une 'latence' de Dieu rend possible l'errance humaine dans le fini


("Irrenkönnen": le pouvoir de s'égarer). Vis-à-vis des biens de ce monde,
une erreur limitée oriente dans une direction erronée: d'erreur en erreur,
la faute multiple a la possibilité de mener la créature jusqu'à un absolu
de "finitude sans issue" ("ausweglose Endlichkeit").
Cette éventualité fait ressortir le centre du plan de Dieu sur le monde: la
liberté infinie divine a la capacité de suivre l'égaré jusque dans sa
perdition; le Fils devient chair. Ce qui n'était jusque là qu'une
injonction indicative ("Weisung": indication, remontrance, loi) devient un
événement concret qu'on ne peut pas ne pas entendre ("unüberhörbar"). Se
dessine ainsi un chemin, un appel à suivre ("Nachfolge": imitation).

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Mais à cette mise en lumière ("Aufklärung") du plan de la liberté infinie


correspond une latence encore plus profonde, latence de Dieu dans la chair
d'un juif crucifié dont la chair et le sang se dépensent en nourriture
ordinaire: pain et vin. L'Esprit de Dieu élargit ("weitet") chez la
créature sa capacité de voir et de choisir, mais à condition que l'être
humain accepte de passer par la porte étroite de l'humilité, de la Croix,
c'est-à-dire de rencontrer le Dieu infini précisément dans la plus extrême
limitation de la finitude.
Ainsi l'acte divin de latence n'est pas seulement un retrait négatif, une
abstention de Dieu laissant de l'extérieur l'homme assumer sa liberté, mais
c'est surtout la kénose qui rend possible l'accompagnement par Dieu de sa
créature jusque dans l'extrême misère de son errance. (T.D.II,l,p.248-259)

La liberté infinie de Dieu dépasse notre conceptualisation: non seulement


Dieu s'avère capable de créer à partir de lui-même un être réellement libre
(T.D.II,l,p.106), mais il peut aussi mener cette liberté jusqu'à sa
perfection par la médiation de l'homme-Dieu, du Fils incarné qui conjoint
en lui la liberté divine et humaine, la réalité du Dieu qui ne souffre pas
("des leidlosen Gottes") et qui cependant peut éprouver, sans cesser d'être
lui-même, la souffrance, la mort et l'à-quoi-bon ("Vergeblichkeit") de
l'abandon sur la Croix. (T.D.II,l,p.107-109)

4- Logique et mystère.

Ici intervient un élément de logique conceptuelle, dont Balthasar souligne


la rigueur et la nécessité: «Tout projet philosophique en théologie qui
chercherait à contourner ("umgehen möchte") l'acte le plus élevé de la
liberté qui se saisit d'elle-même, —soit en y introduisant l'idée selon
laquelle il aurait été possible de créer un être fixé dans le bien; —soit
en séparant l'autonomie éthique de l'homme du rapport de ses actes libres à
la norme divine (Kant); —soit en identifiant la norme religieuse absolue
avec la transcendance de la conscience finie, priverait la relation entre
Dieu et la créature de la dramatique qui lui est essentielle, et porterait
ainsi atteinte à la dignité de la créature libre.» (T.D.III,p.138)

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Cependant, d'une part il est vrai qu'on ne peut pas limiter la définition
de la liberté à une "liberté de choix" entre le bien et le mal, puisque,
pour l'élu arrivé à la contemplation de Dieu, sa liberté atteint sa
plénitude, alors qu'il "a son choix derrière lui". Mais d'autre part, Dieu
ne peut pas créer une liberté fixée d'emblée dans le bien et qui n'aurait
pas à choisir, car ce serait priver la liberté de sa plus haute dignité.
C'est pourquoi il faut admettre une nécessaire "latence" de Dieu, qui dans
un premier temps tient cachée son intériorité libre ("sein freies Innere")
pour donner à la créature l'occasion de saisir face à lui sa propre liberté
—qui est à la fois la sienne propre, et celle dont elle est redevable.
(T.D.III,p.137; voir aussi T.D.II,1, p.246)

C'est d'ailleurs aussi pourquoi aucune 'preuve' ne peut être contraignante,


sinon la liberté de l'acte de foi serait 'dominée' par la rationalité
("überspielt": jouée d'avance d'en-haut): l'être humain ne peut découvrir
que des indices d'une totalité toujours plus grande de ce qui se présente à
sa foi. (T.D.II,1,p.103-111) Dans T.D.III,p.148, la nécessaire latence de

Dieu est exprimée en d'autres termes: c'est en vue du choix libre de la


créature que l'instance qui donne et qui est bonne ("das Schenkende als
Gute") reste dans une latence, tandis que la "qualité de 'donné'" ("die
Geschenktheit") reste en plein éclairage pour la liberté finie.
Une citation de C.S.Lewis apporte à ceci une autre insistance: «Dieu aurait
pu arrêter le processus (du péché libre de l'homme) par un miracle, mais
(...) ceci aurait signifié que Dieu eût capitulé devant la tâche qu'il
s'était fixée en créant le monde, à savoir: exprimer sa divinité par la
totalité du drame d'un monde libre dans lequel il y aurait des êtres
agissant librement, même si ceux-ci se rebellaient contre lui.»

Il ne s'agit donc pas d'un déroulement «prévu et créé en vue du bien ("auf
das Gute hin"), dans lequel ce bien aurait été détruit par la volonté libre
des créatures». En réalité, dit C.S.Lewis, le regard de Dieu dès le début
de la création était tourné vers la crucifixion. (T.D.III,p.176, note 34)

La même logique de 'latence' divine est appliquée, bien qu'en termes


quelque peu différents, à l'histoire d'Israël: son élection est l'oeuvre
d'un choix libre de Dieu, c'est l'élection d'une liberté finie par la
liberté infinie, laquelle cependant ne peut pas renoncer à la collaboration

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de la créature. Mais l'homme est incapable d'opérer par lui-même cet


accord: cette incapacité doit être 'enlevée' ("aufgehoben") par grâce
divine pour qu'il y collabore librement. (T.D.III,p.210-211)
Le Dieu de la Bible dispense ses dons, mais il est présent ("anwest") à ses
créatures d'une manière qui manifeste sa distance. Il peut être perçu par
des êtres spirituels, car la majesté de Dieu remplit tout, mais il laisse
sa créature libre de le reconnaître ou de ne pas le reconnaître, de même
que se manifeste la liberté de Dieu de se révéler ou pas: la transcendance
de Dieu agit dans un espace de liberté. (T.Ä.III,2,2,p.249)

La présence de Dieu sur le chemin de l'être libre est paradoxale:


1) D'une part, il n'y a qu'un seul plan éternel divin, présent à tous
les temps. La vérité et la fidélité divines embrassent dans ce plan le Fils
qui est la réponse de Dieu à toute parole de la liberté finie. Cette
réponse vaut pour toute circonstance historique, individuelle ou
collective, humaine ou cosmique, et pourtant le plan divin n'impose pas au
cours de l'histoire une fatalité prédéterminée: le Dieu créateur ouvre
l'espace de l'agir libre.
2) L'action divine est en même temps infinie et déterminée
("bestimmt"): autour du fait central de l'Incarnation, de la Croix et de la
Résurrection —actes libres et non déductibles— s'ordonnent concentriquement
tous les événements de l'histoire du salut. Le don de soi du Fils est
"l'indépassable événement le plus déterminé" ("das unüberholbar
Bestimmteste").
3) Enfin, cette présence est une action: elle a la dynamique d'une
"guidance" ("Geleit": escorte, conduite), d'un "accompagnement" dont
l'intention providentielle est l'ajustement progressif de la créature à
l'image du Fils. (T.D.I,p.251-257)

La tradition théologique a pris au sérieux la mystérieuse dimension


d'absolu de la volonté créée, et donc sa capacité de se refuser à Dieu.
Au-delà de l'objectivité froide de la réflexion théologique, il faut
cependant admettre ici un choc douloureux: peut-on en rester à une logique
impassible quand on évoque la possibilité de perdition d'une partie de la
création qui était cependant destinée au bonheur céleste? La "Splendeur" de
Dieu n'y subit-elle pas une perte, d'autant plus que la même logique
devrait admettre que la justice divine se glorifie aussi bien d'une (juste)
perdition que de sa miséricorde en faveur des créatures qui sont 'sauvées'?

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Cette logique ne fait rien d'autre qu'obéir aux textes néotestamentaires


qui, exactement comme les textes vétéro- et intertestamentaires, évoquent
la double issue incertaine du jugement de Dieu sur le monde. (v.ci-dessous
p.72)
La théologie actuelle veut prendre en compte cette aporie: la pièce qui se
joue ne devait-elle pas se terminer par un dernier acte où s'exprime le
choc éprouvé par la conscience théologique vis-à-vis de "l'enfer"? (T.D.IV,
p.171) Cette question, Balthasar y fait face dans son évocation de la
kénose intratrinitaire, dans la définition du péché et en traitant de
l'avatar dogmatique de l'apocatastase.

-III- L'amour, le péché et le salut en Christ.

1-Le drame trinitaire.


A- La kénose immanente.

Le fondement absolu du drame entre Dieu et le monde, c'est le mystère de la


vie intradivine, qui se joue entre les "noyaux" de cette vie que sont les
Personnes divines. (T.D.I,p.116)
De ce Dieu absolument libre, l'acte qui définit le mieux sa puissance,
c'est sa 'kénose', et tout d'abord ce que Balthasar désigne comme la kénose
fondamentale, intradivine, qu'est l'engendrement du Fils par le Père.
(T.D.III,p.300) C'est l'acte éternel par lequel le Père se dépossède
("enteignet") totalement de sa divinité ("restlos": sans résidu de
réserve), la livre, la remet, la transmet au Fils ("übereignet")11.

Quand il s'agit d'un don dans les limites des possibilités humaines, notre
finitude exige que le donateur garde par devers lui sa propre essence, sous
peine de disparaître dans le don, et ainsi de vider de sa substance la
relation entre les deux personnes que devrait unir le don. Mais Dieu n'est
pas soumis à cette logique: il reste totalement lui-même dans le don total
de lui-même. Se donner sans rien réserver de soi ou pour soi: Balthasar
emploie à ce propos le mot "Unvorsichtigkeit" (aux traductions courantes
'imprudence' ou 'imprévoyance', il faudrait sans doute ici préférer 'non-
prudence' ou 'non-prévoyance').

11Des commentaires éclairants sur la kénose trininaire dans l'article de


Georges De Schrijver de 1998. V.ci-dessous p.256.

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Non pas qu'il s'agisse d'un manque ou d'une incapacité: le don de soi libre
et total de la toute-puissance identifie paradoxalement celle-ci à une
'impuissance' ("Un-macht": non-puissance), la situe dans un état de
vulnérabilité radicale ("grundsätzliche Verwundbarkeit"). (T.D.III,p.306)
Ainsi existe en Dieu le 'point de naissance' ("Ansatzpunkt") pour ce qui
peut devenir souffrance, là où la 'non-prudence' avec laquelle le Père se
dessaisit de tout ce qui est sien se heurte à une liberté qui n'y
correspond pas, mais qui au contraire change cette non-prudence en une
prudence propre au pécheur qui veut ainsi se poser comme fondement de lui-
même. (T.D.III,p.305)

B-L'amour du Père et du Fils.

Dieu se définit par le don, il est le don, le 'mouvement de don de soi'


("Hingabebewegung"). (T.D.III,p.301) Dieu place en face de lui un
infiniment autre, à la fois dans l'unité d'un 'nous' subsistant -l'Esprit-
et dans l'infinie distance qui se révèlera dans l'abandon du Fils sur la
Croix.
Balthasar désigne par le concept 'amour' ce mouvement réciproque par
lequel, d'une part le Père "renonce à être Dieu pour soi seul ("ein
absolutes Verzicht, für sich allein Gott zu sein"), et d'autre part le
Fils, absolument libre et autonome en tant que l'infiniment autre du Père,
se reconnaît en même temps redevable de lui-même au Père ("sich verdankt").
Balthasar emploie en ce sens le concept d'eucharistie: le Fils 'rend grâce'
au Père de ce don par lequel il se reçoit. (T.D.III,p.301)
L'acceptation et 'l'eucharistie' du Fils ne sont pas un geste consécutif
posé par une personne préexistant à ce geste: le Fils éternel est cet
eucharistie totale de lui-même. En cela, le Père n'impose pas sa volonté au
Fils: c'est le Fils qui accepte librement "l'écoulement de soi"
("Selbstverströmung") du Père: l'obéissance et l'offrance sont confondues
dans cette réponse eucharistique. C'est dans l'espace de cette réponse, et
en elle seule, que sont possibles la Création et l'Alliance.
(T.D.III,p.307)

Dans le premier volume de Herrlichkeit, (T.Ä.I,p.471) Balthasar met en


garde avec insistance contre ce que le vocable 'amour', lorsqu'on parle de
Dieu, peut drainer avec lui d'anthropomorphisme. Dans le discours sur Dieu,
il faudrait se garder d'enfermer le mystère divin dans la sphère de l'amour

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fini, là où les humains peuvent ressentir le penchant qu'ils éprouvent l'un


pour l'autre, exprimer leur sentiment par des signes et des oeuvres, dans
la tension inévitable d'une dualité entre l'intention et les limites de la
réalisation, dans l'inadéquation relative des témoignages concrets. L'amour
divin qui se révèle, au contraire, est un, il est 'unité' ("Einfalt": d'un
seul tenant, non-plié). Il se vit en un lieu de médiation où la dualité
Dieu/homme est surmontée (überbrückt: franchie par un pont) dans la
transparence de la Parole de Dieu en son expression incarnée. Cet Amour
divin, c'est le don trinitaire, à la fois immanent et économique.
(T.D.IV,p.215)
Cette doctrine ici sommairement résumée concerne plus directement la
perspective finale du présent travail, à savoir: la prise en compte de la
réalité du mal par le langage théologique. Selon Balthasar c'est à
l'intérieur de cette distance infinie entre le Père et le Fils que sont
possibles toutes les autres distances qui peuvent apparaître dans le monde
fini, y compris le péché: distances à la fois incluses et entourées par
cette tension paradoxale qu'est l'amour du Père et du Fils dans l'Esprit.
(T.D.II,l,p.236ss)12 L'abandon sur la croix manifeste une tension infinie
qui est à la fois maintenue ouverte et dépassée dans le don mutuel.

2-Les trois kénoses et la figure du Christ.


A-Les trois kénoses.

La kénose fondamentale, qui est intra-trinitaire (elle s'accomplit dans


l'immanence trinitaire), se déploie en trois kénoses dans la dimension
économique de la Trinité. Ces trois kénoses sont 'rendues
possibles'("ermöglicht"), par cette kénose fondamentale,et même 'n'en sont
que les conséquences' ("blosze Folgerungen").

1) La première kénose —la première limitation de soi-même du Dieu


Trinitaire ("Selbstbeschränkung") s'opère dans le don de la liberté à la
créature.

12Ce paradoxe est d'ailleurs reflété dans la logique humaine: entre deux
lieux ou deux objets, on ne pourra dénoncer séparation ni distance si on ne
reconnaît pas en même temps entre eux un rapport d'unité ou de communauté -
sinon il n'y aurait là qu'un espace indéterminé, et on ne pourrait même pas
parler de distance ni de séparation. Plus les deux réalités sont éloignées,
plus intense sera la tension qui les met en rapport.

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2) La deuxième, plus profonde, est l'Alliance de Dieu avec Israël. De


la part de Dieu cette Alliance est indissoluble, quelque détour que puisse
parcourir ensuite l'histoire d'Israël.
3) La troisième est la kénose christologique —qui engage la Trinité
tout entière—: l'incarnation du Fils, dont l'attitude 'eucharistique' est
ici éclairée ("verdeutlicht":explicitée) pour le monde dans le 'pro nobis'
de la croix et de la Résurrection.

Le mystère de la kénose libératrice, qui consiste en l'identification du


Logos divin avec l'homme Jésus (T.D.II,2,p.209) se situe à l'intérieur de
la kénose 'précédente', celle de la Parole de Dieu dans son Alliance avec
Israël (concrétisant l' Alliance avec l'humanité entière), et auparavant
dans la kénose de la création de la liberté humaine. C'est le mystère par
lequel Dieu à la fois se révèle et donne 'son être même' ("sein Wesen") au
monde.

Dans la distance absolue, intratrinitaire, entre l'hypostase qui fait don


de sa divinité et l'hypostase qui la reçoit, se situe la condition de
possibilité de l'abandon du Fils par le Père: cette distance est à la fois
confirmée, tenue ouverte et dépassée par la troisième hypostase qui procède
des deux autres. Toute la problématique du monde, son péché qui est
éloignement de Dieu ("ihre sündige Gottferne") se situe entièrement dans la
différence des hypostases, et ne peut trouver que là son dénouement.
Dans le paradoxe intratrinitaire, dans le oui du Fils se recevant par la
kénose du Père, s'accomplit "le renoncement divin à la divinité" ("die
Gottlosigkeit Gottes": la non-divinité de Dieu), qui ouvre la possibilité
dramatique d'un 'non' de la créature, d'un choix négatif contre lequel le
Dieu dépouillé de lui-même est sans défense.
Cette capacité de choix de la créature est en fait sa participation à
l'autonomie que le Fils reçoit du Père. Ceci fait dire à Balthasar que le
'non' de la créature, c'est-à-dire son refus de se reconnaître redevable de
son autonomie, «ne peut avoir d'autre lieu que le 'oui' total du Fils au
Père dans l'Esprit». (T.D.III,p.306)

Mais ce paradoxe est aussi celui du salut: en acceptant que son autonomie
divine ne lui appartient qu'en étant totalement reçue du Père, le Fils se
situe lui-même dans un lieu d'absolue vulnérabilité. Cet échange d'amour
entre le Père et le Fils déploie son incommensurable dimension, assume et

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absorbe toute distance, tout refus, toute séparation, en est le dénouement,


la délivrance 'eucharistique'. (T.D.III,p.307)

B-La figure du Christ.


1°) Le Christ et l'Alliance.
Le Christ est un événement de la Trinité entière (T.D.II,2,p.301), dans
laquelle s'accomplit toujours de nouveau l'attitude 'eucharistique' du Fils
par laquelle il acquiesce à l'éternelle kénose fondamentale ("Ur-Kenosis")
dans l'unité de la toute-puissance et de la non-puissance, unité
subsistante qui définit l'Esprit.

Ce drame originel n'est cependant pas à considérer comme un rapport


statique et abstrait qui ne prendrait son poids de réalité qu'en passant
par les événements de l'histoire: le drame intratrinitaire, bien que
surplombant le temps ("das nicht-zeitlich-prozessuale Urdrama"
T.D.III,p.303), constitue la réalité même du déroulement temporel de la
Croix et de la Résurrection.
L'action centrale de ce déroulement, c'est-à-dire la relation entre
l'Agneau qui porte les péchés et les humains coupables, ne peut prendre son
sens que par son complément nécessaire: d'une part, le présupposé
intradivin fondamental de la doctrine Trinitaire, et d'autre part le
prolongement intramondain, c'est-à-dire la théologie de l'Alliance dans
l'Ancien et le Nouveau Testaments. (T.D.III,p.296)
A la lecture de l'insistance de Balthasar, le lecteur ne court aucun risque
d'entendre le vocable "Gestalt" (forme, figure, aspect, corps, stature,
tournure) dans la perspective d'un quelconque docétisme. Le drame qui se
déroule en Christ est le drame de Dieu en soi, c'est Dieu lui-même qui
triomphe dans le parfait abandon de soi-même (T.D.II,1,p.144), qui se
définit par sa liberté même et dispose de lui-même selon ce don.
(ibid.p.232)

Le Christ est "image et figure", image de toutes les images, figure de


toutes les figures; il est l'évidence qui se communique elle-même. Mais
pour percevoir la figure du Christ, la foi en Dieu est présupposée: la foi
libère en nous l'espace de la toute-puissance divine. Cette perspective
exige une pareille amplitude du regard: il s'agit de se laisser "élargir"
("ausweiten":étendre l'espace) à la mesure divine. (T.Ä.I,p.492-493) Le
Fils, dans sa personne incarnée, transporte dans l'histoire du salut

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l'"être-autre" mutuel du Père et du Fils, et absorbe dans cette unité qui


est distance, dans cette distance qui est unité, l'éloignement de Dieu
opéré par le péché humain. (T.D.IV,p.232-233) La souffrance du Christ
exprime ("auslegt") l'être entier de Dieu, le coeur même de Dieu qui par
amour «livre ce qu'il a de plus cher.» (T.D.IV,p.215)

Selon Barth, cité par Balthasar, Dieu dans sa fidélité, en souffrant de


l'infidélité de son peuple à l'Alliance, reste en réalité l'Agissant: car
dans cette souffrance il est fidèle à sa propre décision de mener jusqu'à
sa fin l'Alliance librement contractée. La grâce divine intègre dans son
agir ("in Dienst nehmen": littéralement 'prendre à son service') le
jugement qui est prononcé contre l'Homme unique qui se substitue à tous les
autres humains. Ainsi le péché librement commis par l'homme ne touche pas
Dieu de l'extérieur: il est toujours déjà dépassé par l'intention et la
décision de Dieu Le Père ne se borne pas à être spectateur de la Passion,
à y participer par une décision prise de l'extérieur face à la Passion:
c'est lui-même qui souffre dans la mission et l'abandon du Fils (Balthasar
cite ici Barth,K.D.IV,l,p.271). Toutefois ceci n'implique, ni que Dieu
serait dépendant de la contingence du péché, ni à l'inverse que tout serait
joué d'avance —dans cette dernière hypothèse, le péché ne serait qu'un
interlude dans le déroulement de l'histoire du salut—: en Dieu le
contingent et la volonté divine sont conjoints.
Même dans la perversion du péché, la liberté humaine continue à disposer de
son champ d'action ("Wirkbereich"). Se référant à la doctrine patristique
depuis Irénée, Balthasar rappelle que Dieu ne subjugue jamais l'homme, mais
plutôt le guide par persuasion vers ses desseins.
Ceci ne relève pas d'une incapacité ou d'une incertitude quant au pouvoir
de Dieu de convaincre l'être humain qui lui résiste, mais bien de la 'non-
puissance' qui habite sa puissance et lui est identique —ainsi chez Jean la
non-puissance de la Croix est perçue dans un même regard avec la toute-
puissance de la Résurrection.

La doctrine de l'élection n'est pas séparable de la christologie, pas


séparable non plus de la représentation a posteriori par l'Eglise de la
Révélation en Christ. Pourtant cette représentation n'est en aucune manière
déductive: elle s'efforce de transmettre l'événement christologique
contingent tel que les témoins l'ont vécu. (Barth K.D.1,p.345) Ainsi
l'abandon souffert par le Christ n'est pas seulement l'acte central de la

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réconciliation de Dieu avec le monde, mais le Crucifié est l'image fidèle


du Dieu invisible (Barth,K.D.,2,p.132), il est donc aussi une "Passion de
Dieu" (Barth K.D.,1,p.201, cité dans T.D.IV,p.214-215)

2°) La souffrance de Dieu.


Jésus crucifié révèle deux réalités cachées ("wesenhafte Verborgenheiten"):
l'amour 'toujours plus grand" du Dieu incompréhensible, et le péché humain
tel qu'il apparaît dans la lumière de cet amour. (T.Ä.II,2,p.580) Ce péché
de l'homme, c'est le 'Mystère d'Iniquité', c'est-à-dire: ce qui hait la
lumière, la contradiction agressive qui s'oppose à l'amour du Dieu qui se
donne. (T.D.IV,p.29)
Le mystère d'iniquité confronte la pensée croyante au paradoxe: selon
Martelet -cité par Balthasar- l'idée d'un Dieu qui est amour semble rendre
impossible la notion d'enfer, mais en même temps, ce Dieu respecte la
liberté humaine, et l'issue du drame de l'existence ne peut être 'réglée
d'avance'. (T.D.IV,p.191-192) Face à ce paradoxe incontournable, la
révélation pose la puissance incompréhensible de l'amour qui 'va au-devant'
de son contraire ("einholen": rattraper, rejoindre, ramener), au-devant de
la situation du pécheur, et l'absorbe en lui-même. (T.Ä,II,2,p.582-583:
Balthasar y paraphrase Pascal)

Il y a une puissance de l'Amour éternel ("Wucht":poids, masse,force),


présent et rayonnant dans l'événement Christ, ce paradoxe du juste
'condamné', 'fait péché', qui justifie le pécheur condamné: puissance
indépassable par quelque système que ce soit conçu par l'intelligence
humaine. (T.Ä.III,2,2.p.103) Ainsi le Seigneur Christ dans sa Passion
laisse l'Amour saisir et inclure la souffrance ("umgreifen")
(T.D.IV,p.229). C'est parce que la souffrance et la mort sont intérieures à
Dieu lui-même, comme force 'coulant de source' ("flüszig") de l'amour, que
le Christ peut triompher de la mort et de la souffrance par sa propre mort
et sa résurrection. (Balthasar citant Ferdinant Ulrich, T.D.IV,p.221-222)

A ce propos, Balthasar semble pousser jusqu'à un certain dolorisme son


interprétation de Jn.14,28: «Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce
que je vais vers le Père, parce que le Père est plus grand que moi.» Il ne
s'agit pas là, selon Balthasar, du pécheur qui pourrait se réjouir de ce

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qu'un autre a pris sur lui sa charge et sa damnation, mais bien de l'aimant
qui «se réjouit de ce que l'aimé souffre», non pas parce que la souffrance
serait joie, mais parce que la souffrance est «son ultime parole» ("ihr
Letztes": ce qu'elle avait à dire en dernier), une expression de son Amour
—un Amour qui n'aurait pu s'exprimer d'aucune autre manière (Jn.15,13: «Nul
n'a de plus grand amour ...»; TÄ III,2,2 p.506; ci-dessous p.80)

Au témoignage du Christ appartient sa Passion: elle est partie intégrante


de l'unicité de sa vérité: la mort de Jésus prouve la vérité de l'amour du
Père qui donne son Fils au monde. (T.D.II,l,p.105) Le Fils est "la Parole
de lumière" ("Lichtwort"): il dévoile le Père en tant qu'amour absolu
(T.D.IV,p.181); la gloire du Fils est d'être l'Amour trinitaire lui-même,
venu dans le monde13

Dieu souffre avec les hommes: c'est là que se dénoue l'énigme de


l'existence humaine. La doctrine chrétienne se développe autour d'une
synthèse centrale: la divinité du Crucifié. (T.D.II,l,p.107) Il y a un
véritable entrelacement de la souffrance du Christ et d'une souffrance
trinitaire. Le dépouillement total de sa divinité par la kénose du Père ne
représente pas pour Dieu un 'risque', car à cet acte mystérieux répond, à
l'intérieur même de la Trinité, la reconnaissance éternelle du Fils:
'l'eucharistie' par laquelle il se reçoit en se reconnaissant redevable de
lui-même au Père. Selon Ferdinand Ulrich (paraphrasé par Balthasar à partir
d'une lettre personnelle inédite), la souffrance et la Croix sont
intérieures à Dieu lui-même, comme "coulant de source" ("flüszig") de
l'amour, dépassées par sa liberté absolue, langage éternel de sa Seigneurie
("Herrlichkeit"), langage qui s'accomplit jusqu'à se perdre dans le
gémissement de l'agonie ("Todesschrei") et le silence de la mort.
(T.D.IV,p.222) Cette souffrance est, dans le Christ, obéissance —et non pas
un 'achèvement' éternel ("fertigsein": en avoir fini avec) par lequel le
Fils surplomberait à l'avance l'événement de la Croix: la souffrance du
Christ est la manière dont en lui l'Amour trinitaire est vécu, ce qui
précisément garantit que dans cette souffrance Jésus laisse disposer de soi
sans protection, sans limite, sans réserve.
Ceci dépasse le concept de 'tragédie', en ce que l'ensemble englobant ("das
Umgreifende") à l'intérieur duquel se déroule ce qui apparaît comme

13La réflexion méditative sur la Trinité, sur les relations entre les
hypostases, parcourt toute la trilogie.

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tragique est en soi béatitude éternelle, mystère incompréhensible certes


pour la créature finie. (T.D.IV,p.221-222) En Christ s'opère absolument ce
qui avait été entrevu par les tragiques grecs, à savoir que seule une
personne humaine dans son unicité peut représenter toute l'humanité
composée d'individualités dont chacune est unique. Mais le Christ y engage
la transcendance divine qui assure la portée universelle de sa présence
dans l'humain. (T.D.II,l,p.109)

La Résurrection de Jésus n'est pas seulement ce qui donnerait un sens final


à la souffrance: elle est la promesse à la créature humaine d'un
accomplissement de tout son être, espérance qui dépasse incomparablement
toute autre spéculation sur l'existence d'un au-delà. (T.D.II,1,p.108) Le
centre dramatique de cette unité de Dieu et de l'homme, l'accomplissement
de l'antique Alliance ("Bereinigung": règlement, mise au propre,
résolution), c'est le 'pro nobis' dans lequel sont réunis les postulats
apparemment incompatibles: la nécessité d'un jugement, d'une expiation, et
le triomphe de la grâce dans le jugement même. (T.D.III,p.219)

3-La figure voilée.

Il y a dans T.Ä,I,p.490-504, une section très dense où on assiste à ce


qu'on pourrait appeler un exercice d'humilité théologique. En effet, plus
que partout ailleurs dans la trilogie, Balthasar se laisse conduire par le
mystère qui défie toute synthèse. Même dans un résumé, prétendre en faire
la synthèse serait trahir sa démarche: on ne peut qu'en suivre le parcours.

Les phrases d'introduction amorcent un argument qui semble agressif: tout


qui nie la figure du Christ échoue 'objectivement' à la saisir
("verfehlen":rater). Non seulement il manque de l'enthousiasme subjectif
("Begeisterung") que seule la Figure elle-même pourrait lui insuffler, mais
on peut lui démontrer ("nachweisen": prouver par évidence) qu'il a
objectivement méconnu des aspects essentiels de cette figure14. Bien plus,
Balthasar affirme d'entrée de jeu que démontrer cette erreur objective,
c'est fournir une preuve de l'unicité de la figure du Christ et de la forme
cohérente du fait chrétien (das Christliche).

14"Manquer", "rater": ces significations ne rejoignent-elles pas le sens


étymologique du grec: aJmartiva rater la cible, frapper à côté?

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Certes le croyant chrétien n'a ni le pouvoir ni le droit de juger ceux qui


'ratent' cette perception, mais il a légitimement conscience que sa propre
vision de foi englobe celle de 'celui qui ne voit pas' (p.490). Dans les
évangiles, là où est évoquée une telle défection du regard (nombreuses
références p.490-491) dans la confrontation explicite avec le Christ, on
voit que 'rater' la perception ne va pas sans une forme de faute,
personnelle ou collective (méchanceté ou faiblesse): ne pas voir ce qu'on
aurait dû voir (p.491) (peu importe à cet égard, selon Balthasar, qu'on
comprenne le ινα de Mt.13,13 comme 'étant donné que' ou 'afin que').
Le "péché de scandale" qui fait manquer la vision aux contemporains de
Jésus n'est pas le résultat d'un voilement objectif ("Unsichtigkeit": non-
visibilité) de la figure, mais bien plutôt le fruit d'un "pré-jugé" Pour
eux, cet homme qui se présente comme le Messie ne peut pas être ce qu'il
prétend être —formulation qui implique que 'péché' n'est pas synonyme de
'culpabilité', car on peut se tromper de bonne foi. Percevoir la figure du
Christ présuppose: laisser se déployer l'espace de la toute-puissance de
Dieu, ou encore se laisser 'élargir' ("ausweiten") jusqu'à cette ouverture,
pour que l'image du Christ apparaisse selon sa dimension objectivement
infinie —cette image qui seule peut manifester sa propre évidence (p.492-
493).

'Ne pas voir', c'est aussi ne pas pouvoir supporter le face à face avec la
figure du Christ dans sa réalité révélatrice. Ici Balthasar rompt une lance
contre certains de ses contemporains à qui il reproche de réduire la
Figure, de la diluer ou de la masquer par des écrans. En particulier, qu'il
en ait spécialement, à tort ou à raison, après les exégètes historico-
critiques ne concerne pas directement le propos du présent travail, mais
constitue un bon exemple de ce qu'il veut dire quand il parle d'une erreur
objective 'de bonne foi' (p.494-496). Car «il est impossible de regarder le
Christ dans les yeux et de prétendre qu'on ne le voit pas»(p.494).

Deux questions se posent dès lors:


1) Jésus voulait-il être caché ou manifeste? (p.496-501)
De ses attitudes, on pourrait conclure qu'il lui incombe d'être les deux à
la fois, en substance: parce qu'il doit en même temps et continuellement
contourner la conception juive du Messie et déployer sa réalité messianique
jusqu'à ce qu'elle soit devenue incontestable (p.498).

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La souffrance est partie intégrante de l'action et des sentiments de Jésus,


parce que sa liberté d'action infinie s'exerce sous la pression du monde
pécheur ambiant ("die sündige Umwelt"): cette liberté se fait souffrance,
car «en quelque sorte, Dieu ne peut plus faire ce qu'il veut» (p.499).
Il est par ailleurs significatif que ce 'voilement' ne se change pas en
évidence triomphale après Pâques et la Pentecôte: croire sera toujours voir
rayonner la mission du Christ dans le voilement du Fils.

2) Deuxième question: qu'en-est-il de la faute de l'homme et de son


aveuglement par rapport à ce voilement?
Ici aussi le principe formulé se fait agressif: l'erreur de vision
("Verfehlen": ratage) ne s'explique pas par le manque d'évidence objective
de l'objet 'Christ', mais par la faute des ténèbres qui ne voient, ne
reconnaissent, ne reçoivent pas la lumière.
Plus encore: c'est la faute humaine qui force le Fils à se révéler dans le
mode du voilement; en d'autres mots, le voilement n'excuse pas la faute, il
en est le jugement; il est l'évidence objective que les coupables n'ont
pas voulu voir(p.502). C'est là une autre face du 'toujours plus' qui sera
commenté ci-dessous (section V,2).

La révélation définitive de Dieu en Christ renforce le pécheur dans son


mensonge: la figure voilée est une figure humiliée et souffrante; en même
temps qu'elle est grâce de révélation, elle dresse devant les pécheurs un
miroir objectif de leur faute. Ce miroir, le pécheur préfère ne pas le
voir, à la fois parce qu'il lui renvoie une image de sa déchéance, et parce
que reconnaître la Figure équivaut à renier le mensonge sur lequel s'est
établie son identité. Voir la Figure du Rédempteur, ce serait une
conversion: démarche préalable indispensable pour percevoir le Fils incarné
dans ce qui l'exprime objectivement (par exemple, selon le temps et le
lieu, les images du crucifix, les formes du culte communautaire). Dans
l'Eglise, l'expression multiple et variable de la foi est indissolublement
liée au mystère de la souffrance.

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-IV- Le mystère du péché et de la souffrance.

1-Le mal et le péché.


A-Israël et Job.

L'Alliance rompue: l'histoire dans laquelle le peuple d'Israël est séduit


et entraîné à devenir 'pécheur' place Dieu devant un fait brut. Ainsi se
manifeste ce qu'est concrètement la 'Seigneurie' de Dieu ("Herrlichkeit"):
son attitude vis-à-vis du péché, qui est infidélité à l'Alliance.Pour
Israël, le concept fondamental du mal se déduit de son expérience
fondatrice et de l'idée de Dieu qui en découle (T.Ä.III,2,1,p.199).

A partir du récit du Jahviste, le 'non' d'Adam et Eve est constitutif de la


nature humaine: l'histoire deutéronomique consistera désormais dans
l'alternance dramatique fidélité-infidélité, bénédiction-malédiction.
L'élu que Dieu accueille dans la fidélité de son amour, et qui par sa
propre infidélité perd cette grâce, ne peut plus être comme avant: il est
consumé par le feu de l'amour qu'il a insulté. La 'Splendeur' de Dieu
devient pour lui 'Colère' de Dieu 15.

Cependant la puissance de Dieu peut sauver Israël. Pour cela Dieu se


choisit des élus: les prophètes, images anticipatrices du Christ, l'élu
divin qui par obéissance accepte de descendre jusque dans la plus profonde
nuit sans Dieu ("gottlos").
Le 'pathos' de Dieu vis-à-vis du péché, tel qu'il est mis en scène dans
l'Ancien Testament, conserve une dimension d'énigme: Dieu humilie Israël,
humilie Job pour les éprouver. Les témoins extérieurs de ce drame se
trouvent devant une énigme, qui ne se dénouera que par la révélation du
Nouveau Testament (T.Ä.III,2,1,p.208). En particulier, Job se situe hors
Alliance, hors du rapport entre Israël et Dieu: aucun argument venant de là
ne peut l'atteindre. Ses souffrances sont en disproportion avec ses fautes
éventuelles: il ne peut que dénoncer la responsabilité de Dieu dans ce qui
lui arrive. A ce reproche Dieu répondra à sa manière dans le "Livre de la
Consolation d'Israël" et les poèmes du Serviteur Souffrant, mais dans les
limites du livre de Job aucune réaction de Dieu ne laisse espérer une telle
réponse.

15«Le récit dans lequel l'homme est tenté et devient pécheur, et où Dieu
est placé devant le fait de l'Alliance rompue, met en évidence la Splendeur
de Dieu (...) dans la réponse divine face au péché.» (T.Ä.III,2,1,p.202-
208)

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Selon Balthasar, Job fait l'expérience d'une déréliction totale, laquelle


est la condition de la synthèse de salut qui se réalisera en Jésus-Christ
(T.Ä.III,2;1,p.260-269).
Dans la Bible, "Qohelet" est le livre duquel toute 'Seigneurie' a disparu
de l'image de Dieu et de l'image du monde. Cet ultime avatar de la finitude
("Kehraus": le dernier tour de danse avant la fin de la fête) devait être
inscrit dans la Révélation, afin que soit effectivement parcouru tout le
chemin de la nuit à la lumière, de la perdition au salut
(T.Ä.III,2,1,p.126-131).

B-Le péché.

En différents contextes au cours de T.D.III, Balthasar définit le péché


('péché originel' ou 'péché de l'homme') comme une usurpation d'autonomie
("Selbstverfügung der endlichen Freiheit": disposer soi-même de la liberté
finie). Dans le récit de la Genèse, l'interdit de l'Arbre rappelle à la
créature l'origine donatrice ("schenkende Ursprung") de sa liberté. Un
choix lui est laissé, et cet acte de choisir constitue la saisie par l'être
humain de la liberté personnelle qui lui est donnée (p.149).
Le péché, c'est le refus par la créature de se reconnaître redevable de sa
liberté ("sich verdanken"), laquelle, par définition, est 'absolue', c'est-
à-dire: n'a pas d'autre fondement qu'elle-même. Elle est «un jaillissement
originaire à partir d'elle-même» ("Urspringen aus sich selbst"), mais
paradoxalement elle reste redevable d'elle-même à son donateur16.
La tentation de la Genèse, "être comme des dieux", c'est la tentation du
péché d'auto-suffisance de la créature ("die sich selbst genügende
kreatürliche Sünde"): un «vouloir s'initier en soi-même» ("bei-sich-selbst-
beginnen wollen") (p.306).
Ainsi la liberté finie, se prenant comme seule norme du Bien, usurpe un
moment de l'infini: elle ne comprend plus sa finitude. La créature se
précipite par là dans une contradiction insoluble: elle prétend inclure
dans son autonomie cela même qui lui en fait don (" das Schenkende
selbst")(p.149). Cet acte contradictoire doit nécessairement se dissimuler
à lui-même, car il y va désormais de l'identité ainsi fondée de la

16Balthasar a traité de façon plus précise la notion de choix et de libre


arbitre dans Le Chrétien et l'Angoisse (voir ci-dessous p.90 et 148, et le
commentaire de cet opuscule dans la section Eclairages. Voir aussi dans
cette même section les réflexions de Nabert sur ce thème dans l'Essai sur
le Mal.)

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créature: en reconnaître la contradiction reviendrait à mettre en question


cette identité construite sur un mensonge.
Ce mensonge se conforte donc spontanément lui-même: la créature, qui avait
au départ une conscience primaire de la réalité de la donation dont elle
est l'objet, doit désormais se convaincre que ce réel n'est pas vrai; elle
voit même dans cette autonomie usurpée une libération qui lui donne accès
aux biens de ce monde. (p.150). Par conséquent, la créature est prise dans
un piège dont elle ne peut se libérer elle-même: cette liberté usurpée
conserve son moment d'absolu, ce qui explique que le mal est ausi un
"toujours plus" ("ein Je-Mehr"): le mal ainsi déchaîné entraîne avec lui le
"toujours-plus" du mal qui se retranche de plus en plus en lui-même
(p.151).

Le mal ("das Böse") en tant que péché ("die Sünde") a quelque chose à voir
avec une 'puissance': en effet, il consiste à s'emparer de forces
naturelles qui sont présentes dans les choses ou dans l'esprit de l'homme,
et à s'en servir pour dominer. Selon Balthasar, l'être humain, dans les
limites de son propre domaine historique, peut prendre conscience d'un
enchaînement qui relie la liberté, la puissance et le mal.
Le mal dans le monde —la créature le sait par sa propre expérience— naît de
la liberté, qui utilise pour cela une puissance qui lui est propre ou
extérieure, une puissance qui est disponible, qui en soi n'est pas
mauvaise, mais qui représente une tentation par le fait qu'elle semble
offrir un moyen de domination.

Ceci renforce le piège du 'toujours plus' et l'engrenage du péché en y


ajoutant la mise en oeuvre de forces 'neutres' qui renforcent l'acte
mauvais avec la même puissance qui aurait pu servir le bien.

2-Le péché, la grâce et la Trinité.


A-L'escalade du péché et de la grâce.

Le 'toujours plus' de la révélation de l'insondable amour divin suscite


chez l'homme pécheur une nouvelle "haine", elle aussi insondable, sans fond
(sans fondement réel: cf.Jn.15,25.ejmivshsavn me δωρεavν (T.D.III,p.314). On lit
dans T.D.IV,p.460 une formulation similaire de la dramatique du 'non
toujours plus fort' ("immer steigend") opposé au 'oui' de Dieu. Selon
Balthasar, le concept de 'haine', au sens de: contradiction ouverte et

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agressive de l'amour qui caractérise le don de soi par Dieu, est le concept
qui nous rapproche le plus du mystère du péché. L'abîme de l'amour divin,
dans l'envoi du Fils par le Père pour le salut du monde, fait entrer en jeu
ce qui est proprement 'anti-divin' ("das Gegengöttliche"): le diabolique
(T.D.IV,p.182).

Le péché est donc un choix qualitatif: se poser comme autonomie absolue,


plutôt que reconnaître à partir de quoi et en vue de quoi la liberté a été
posée (T.D.IV,p.268). C'est dans cette perspective que Balthasar formule ce
qu'il appelle «la loi fondamentale théodramatique de l'histoire du monde»:
si on considère ce qu'a d'insondable le 'non' humain face au 'oui' de la
grâce —insondable, elle aussi par définition—, alors l'expiation
("Aussühnung": expiation totale; Balthasar y ajoute l'image de
"Ausbrennung": cautérisation totale), comme transfiguration douloureuse du
péché insondable, doit être elle-même quelque chose d'inimaginable, au-delà
même de l'insondable ("über-grundlos")17 (T.D.III,p.314).

Cette escalade du péché et de la grâce, Balthasar en voit la manifestation


dans le déroulement du parcours terrestre du Christ: dès le début de son
ministère, des villes entières -y compris Nazareth- refusent d'entendre le
message de Jésus; à la fin c'est le peuple entier qui crie "Crucifie-le".
Selon Balthasar, la venue de Jésus a réactivé ("aufgeschreckt": réveillé
par la peur) le 'non' qui sommeille dans le monde (T.D.III,p.318-319).
On trouve une autre formulation du même drame dans T.D.II,1;p.137: entre le
rejet par le peuple de l'offre de salut venant de Dieu et la surabondance
de la grâce de salut se développe une réactivation, un renforcement mutuel,
une escalade du péché et de la grâce aboutissant au sommet dramatique de la
mort sur la Croix.

Ce déroulement a été préparé et préfiguré dans l'histoire d'Israël: la


progression, le 'renforcement' de la manifestation de Dieu suscite une
montée du rejet coupable, lequel s'attire la colère de Dieu, et ainsi même
ouvre de plus en plus l'horizon de la réconciliation par la grâce, dont le
point culminant sera la mort et la Résurrection du Christ (T.D.III,p.318).

17Le texte allemand emploie ici le mot 'grund'(fond, fondement) quatre fois
sur quelques lignes, en particulier dans le composé 'grundlos'. Voir ci-
dessous IIème partie, A.IV.C,3,1°,p.222 une réflexion sur l'effet de sens
de cette accumulation.

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La juste colère de Dieu et l'escalade du péché dans l'Ancien Testament sont


évoquées par l'image saisissante de 'la coupe de colère' ("Zornkelch")
remplie du vin de la colère ("Zornwein") que Dieu fait boire au peuple
coupable, vin qui envahit le pécheur, lui devient intérieur, coupe de
vertige qui le rend ridicule en le faisant 'culbuter' ("Taumelkelch"). Les
références bibliques sont nombreuses et bien connues (T.D.III,p.315,note l,
renvoyant en particulier à Jer.25,15-17; Ez.23,32-34; Is.51,17-22).

En relation avec le piège dans lequel son refus enferme la créature,


Balthasar évoque une "analogie du péché": plus profondément s'ouvre au
regard humain le Dieu qui librement se révèle lui-même, plus grave est le
péché qui s'en détourne. Le péché des chrétiens est donc plus grave que
celui des juifs, lequel est plus grave que celui des païens. Cette analogie
est à la fois objective —car effectivement la grâce de révélation est
dispensée en mesure inégale, donc: plus grande est la grâce offerte, plus
grave est le refus— et subjective —car plus le pécheur bénéficie de la
grâce de révélation, plus il est amené à se dissimuler son usurpation
d'autonomie et à se retrancher dans son refus.

B-Le péché et la Trinité.

Si on situe cette définition du péché de l'homme sur son arrière-plan


trinitaire, le refus de se reconnaître redevable de soi contredit dans la
créature son caractère d'analogie et 'd'imago': ce caractère qui la définit
sur la base de sa "localisation" ("Ortung") à l'intérieur des relations
trinitaires. En d'autres mots, la créature refuse ainsi sa participation à
la liberté de la 'seconde' Personne divine, qui elle-même reçoit sa liberté
du don sans réserve que lui fait le Père de lui-même. Or, cette Personne
divine se définit précisément par l'acte de se reconnaître redevable: par
'l'eucharistie' du Fils au Père. Autrement dit: le pécheur refuse sa
participation à l'autonomie dont le Fils reçoit la donation ("dem Sohn
geschenkte Autonomie") (T.D.III,p.306-307).
On comprend aussi que ce 'non' de la créature au donateur divin n'est
possible que face à cette 'libre impuissance' qui constitue la kénose
fondamentale du Père engendrant le Fils. On comprend aussi que le 'péché
d'éloignement de Dieu' ("die sündige Gottferne") ne peut être vaincu
("aufgelöst":dénoué, résolu) que là même où il a pu se commettre, c'est-à-
dire dans l'espace sans limite, l'infinie distance intra-trinitaire entre

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le Père et le Fils, —séparation paradoxale qui est, dans son acte même,
franchie et dépassée par l'amour divin qui unit celui qui se donne et celui
qui se reçoit (T.D.III,p.310).

3-Le péché, la souffrance et la liberté.

Dans la dernière section de T.D.IV, Balthasar élabore une réflexion sur la


souffrance, sur la base d'un commentaire de deux citations pauliniennes:
«La légère tribulation d'un instant nous prépare jusqu'à l'excès une masse
éternelle de gloire.»(2Cor.4,17); «J'estime que les souffrances du moment
présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous.»
(Rm.8,18)

Dans ces textes de Paul, la souffrance est vue, non comme une réalité
appartenant à un destin fermé, mais comme imposée d'en-haut. Dès lors, la
terrible question qui se pose est celle-ci: cet incompréhensible excédent
de la souffrance dans le monde ("Übergewicht":surcroît de poids) se
situerait-il comme un ensemble par rapport à une transcendance dont la
plupart du temps nous n'avons pas conscience; serait-il une sorte
d'initiation préalable par la pratique ("Voreinübung") à l'acte ultime
d'abandon de soi qui conclut notre vie temporelle? La souffrance serait-
elle cette sorte de prélude, même pour les souffrants qui, sous le poids
qui les accable, ne peuvent que se débattre dans un refus impuissant contre
ce qui leur arrive et qui semble ne pas avoir de sens? Ceux qui gémissent
dans les épreuves peuvent-ils entendre Paul en parler comme d'une
affliction passagère, à laquelle on proposerait comme réconfort la promesse
d'un au-delà de félicité?

Les pages où Balthasar commente ce mystère sont d'une présentation très


complexe: il faut cependant essayer de les résumer en quelques points sans
trop les trahir, en suivant le cheminement de sa pensée (T.D.IV,p.455-461)

1) Les 'pauvres en esprit' des Béatitudes, Balthasar les identifie à


"tous ceux qui, de bon ou de mauvais gré, se laissent rendre pauvres par
l'Esprit. Ceux qui subissent ce dépouillement ("die diese Beraubung
erdulden":endurer, supporter) deviennent de vrais citoyens du Royaume de
Dieu, car désormais Dieu peut régner en eux. Encore faut-il que cette
expérience, ils ne la vivent pas seulement sur le plan matériel

52
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("sinnenhaft":selon les sens), sinon ils ne seraient pas pauvres 'en


esprit'. L'alternative ainsi proposée est: être ouvert ou fermé aux valeurs
fondamentales du Royaume.
2) Même pour ceux à qui il n'est pas possible d'accepter la
souffrance ou de comprendre pourquoi ils souffrent, la souffrance du
crucifié peut changer leurs épreuves en souffrance salvatrice
("miterlösend":qui contribue à délivrer).
3) La nuit de l'abandon sur la Croix est l'ultime acte d'obéissance
du Fils, mais elle est en même temps la plus haute "seigneurie" divine
("Herrlichkeit").
Dans le Crucifié se manifeste la puissance de la passivité qui accepte, qui
laisse advenir: ainsi le chrétien est invité à réunir en lui la confiance
et l'abandon (les deux termes allemands se font écho: "Verlassenheit-
Gelassenheit"). La dignité de l'homme, c'est sa capacité de supporter sa
souffrance, c'est là la 'seigneurie' qui lui est propre, c'est son chemin
vers Dieu (T.D.IV,p.457).
4) «Si nous faisons abstraction des souffrances causées par la
liberté et la méchanceté humaines», s'ouvre à notre conscience un ultime
mystère trinitaire: «quels abîmes porte en soi l'engendrement éternel du
Fils par le Père qui, à l'intérieur de la seule nature divine infinie,
laisse être l'absolument autre ("entlassen":lâcher, laisser partir), —
abîmes qui sont toujours déjà franchis en Dieu ("durchmessen":mesurer,
parcourir la distance), mais qui, dans l'espace ouvert d'un monde créé et
fini, doivent d'abord être parcourus pas à pas en tant que formes de
l'aliénation ("Entfremdung":devenir étranger)?»
5) Certes, nous devons croire que «toutes les larmes seront séchées»
(Apoc.1,1), mais nous devons croire aussi que, selon la sagesse de Dieu,
les abîmes de la douleur «auront contribué à préparer l'espace d'âme
("seelischer Raum") où sera reçue la joie éternelle» (T.D.IV,p.459).
6) Mais au-delà de l'énigme de la souffrance du monde reste l'autre
énigme: celle du mal comme libre refus de la volonté divine ou de
l'enseignement divin: le mal dont on ne peut pas dire qu'il est déjà
contenu dans le regard du Père, le mal «dont il ne reste rien dans
l'éternité, sauf la souffrance subie dont la miséricorde de Dieu peut faire
jaillir la source du salut».

Si on tente de dégager de ces pages un tableau d'ensemble de la complexité


du mal, on obtient ceci:

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-1- les souffrances subies par les êtres humains: elles font de ceux
qu'elles frappent les "pauvres en esprit" dont parlent les Béatitudes;
supporter ces souffrances constitue la dignité de l'homme et son chemin
vers Dieu;
-2- le mystère du mal comme refus de l'amour divin: par ce mal sont
infligées des souffrances, souffrances subies que la miséricorde divine
peut transformer en source de salut;
-3-l'aboutissement apocalyptique sera la fin de toutes les souffrances,
mais elles auront contribué à préparer l'accueil de la joie éternelle;
-4-dans la Trinité sont déjà mystérieusement contenus les abîmes de la
douleur, mais dans le monde créé, il faut les parcourir pas à pas comme une
aliénation(T.D.IV,p.460-461).

4-Conclusion.

Le péché est donc défini comme usurpation d'autonomie: prétendre se saisir


soi-même de ce qui est reçu comme un don. Cette usurpation est possible
grâce au paradoxe divin qui définit ce don: la liberté finie est à la fois
donnée et redevable d'elle-même, elle n'est pas son propre fondement et en
même temps elle est autonomie réelle, capable de choisir entre recevoir et
s'imposer.
Cependant la réflexion humaine rencontre deux nécessités logiques: d'une
part la conscience finie doit être dotée d'un existential surnaturel si
elle doit être capable de percevoir et de choisir face à la norme de la
liberté infinie. D'autre part, la logique impose que Dieu se tienne dans
une certaine latence pour «laisser à l'homme l'occasion de se saisir de sa
liberté.»

Ainsi la liberté finie est dotée d'un 'moment d'absolu'. En effet, si elle
est capable d'assumer son acte d'être face à l'absolu divin qui est sa
source , elle doit de quelque manière satisfaire à la définition d'une
liberté absolue: ne pas être déterminée par une puissance qui lui est
extérieure.
Qu'il ne s'agit pas seulement là du dilemme du choix, du risque de
perdition, c'est ce qui apparaît dans la perspective de la grâce et du
salut, dont il sera question dans la section suivante.

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-V- La Colère et la Grâce.

1-Le pathos divin.

Un autre point central de la dramatique divine, selon Balthasar, est


constitué par l'unité indissoluble de la colère et de la grâce divines, ou
plutôt: à la réalité incontournable, dans l'économie du salut, de la 'juste
colère de Dieu' contre le refus de la créature répond la réalité de l'amour
miséricordieux qui rejoint et dépasse la colère.
Dans les termes de l'Ancien Testament, la colère de Dieu contre les
pécheurs est l'expression de son zèle pour son Alliance, de sa 'jalousie'
divine envers son peuple élu. (T.D.III,p.316) Ce n'est donc pas un Dieu
impassible jugeant d'en-haut sans être affecté par le déroulement de
l'histoire: il y a un 'pathos' de Dieu, qui réagit avec passion aux
péripéties de l'Alliance dans laquelle il s'engage librement (ibid.p.320).
On retrouve ici l'escalade du péché et de la grâce dont il a été question
ci-dessus (section IV,2,A), déclenchée par la logique du refus qui cherche
à sauvegarder une identité usurpée en dissimulant à la conscience le
mensonge qui la justifie.
Le prophète, témoin par excellence de cette escalade, est choisi par Dieu
pour en subir et en dire le déroulement: en tant que médiateur, il
représente Dieu auprès du peuple, et le peuple pécheur face à Dieu. Il est
emporté irrésistiblement dans le 'pathos' de Dieu: à la fois il le vit, le
pense et le dit. Au temps de la colère de Dieu, le prophète est déchiré et
brûlé par cette colère: c'est par sa souffrance même qu'il avertit le
peuple, et pas seulement par ses paroles. Manifestant par ses malheurs le
poids de la colère de Dieu, il est haï du peuple pour ses malheurs mêmes,
se trouvant ainsi au point de rencontre de la colère de Dieu et de la haine
des pécheurs.
Du prophète au Serviteur Souffrant évoqué par Isaïe, jusqu'au Christ,
incarnation du Verbe divin, une ligne est tracée en intensité croissante:
la colère de Dieu s'abat de plus en plus lourdement sur l'homme médiateur
("der mittlerische Mensch"). (T.D.III,p.321)
En effet, selon Balthasar, on peut aller jusqu'à parler d'un déchaînement
de la colère de Dieu ("Entladung":déchargement) sur le Christ au Jardin des
Oliviers, puis sur la Croix. Déjà durant son ministère, Jésus manifestait
dans sa vie le 'pathos' de Dieu: son amour on son indignation devant
l'insulte à cet amour (ibid.p.322).

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2-Le "toujours plus".

Dans toute la trilogie, surtout dans la Théodramatique (en particulier dans


le vol.IV), ce thème est développé avec insistance. Son expression
allemande est "Je Mehr" -mot à mot: 'chaque fois plus'. Parfois
difficilement traduisible, il peut être paraphrasé: chaque fois que telle
représentation s'impose, il importe de la corriger en soulignant qu'elle
est toujours déjà dépassée, que la réalité, après chaque correction,
dépasse encore le sens produit par l'expression. Ceci rejoint le "quo major
nihil" du Proslogion et la "major dissimilitudo" de Latran IV (DzS
806/432).

Appliqué à Dieu et au Christ, le 'Je Mehr' trouve son expression répétée


dans Jean: la puissance d'inclusion chaque fois plus forte ("inkludierende
Kraft") de la vérité de Dieu. La page 115 de T.D.II,l aligne un certain
nombre de citations johanniques, parmi lesquelles rappelons les trois
suivantes: «Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait, et il
lui montrera des oeuvres plus grandes que celles-ci, de telle sorte que
vous vous étonnerez» (5,20). «Celui qui est en vous est plus grand que
celui qui est dans le monde» (1Jn.5,19), et surtout: «Nul n'a de plus grand
amour que de déposer sa vie pour ses amis» (15,13). Là se trouve le ressort
principal de l'espérance: la liberté absolue de Dieu peut infiniment plus
que ne peut lui attribuer la représentation humaine. Elle va jusqu'à
l'abandon absolu ("Preisgabe") de la puissance divine par l'amour divin.
(T.Ä.III,2,2,p.197) Aller jusqu'à l'abandon de la Croix, Dieu seul le peut.

A la lecture de l'hymne aux Philippiens, Balthasar fait remarquer que


l'exaltation du Fils incarné n'est pas un aboutissement compensatoire, à la
mesure du sacrifice accepté, mais que le Fils est exalté dans cela même
qu'il est de toute éternité, dans l'immanence de la Trinité: gloire et
puissance divines dans la kénose intra-trinitaire (ibid.p.195-196). Là
aussi se trouve la réponse à la question paradoxale que pose l'espérance:
connaissons-nous ce que nous espérons? Si oui, Dieu semblerait se réduire à
notre capacité de le concevoir, ou bien nous aurions alors la capacité d'un
savoir adéquat sur Dieu. Dans le cas contraire, nous espérerions dans le
vide.

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En réalité, dans la perspective du "Je Mehr" du Dieu qui dépasse toute


représentation humaine, le croyant qui espère se laisse toujours de nouveau
surprendre par l'inconnu toujours plus inimaginable de l'amour divin.

Pourtant, ce 'toujours plus' peut s'avérer lourdement négatif, et son


expression culpabilisante, voire menaçante. Le passage de l'Ancien au
Nouveau Testament s'exprime selon Hb.10,28-29 en ces termes: «si déjà le
rejet de la Loi de Moïse était puni de mort, combien plus grave est la
faute de celui qui rejette le Fils incarné.»
Car il y a 'l'analogie du péché', mentionnée ci-dessus (section IV,2,A,
renvoyant à T.D.III,p.153ss). «Ce qui est effrayant ("erschreckend"), c'est
que plus grand est l'amour divin offert et témoigné à l'homme, plus grande
aussi est l'exigence de la réponse attendue de l'homme.» La lumière du
Christ débusque le pécheur de son illusion sur lui-même et le force à se
reconnaître pour ce qu'il est: la Parole du Christ est son juge.
(T.D.IV,p.264-265)

Mais le 'toujours plus' mène aussi à l'ultime ouverture sur la victoire de


l'amour divin: l'action "théodramatique" a bien comme motif central la
confrontation entre le 'toujours plus' de la résistance du monde et le
'toujours plus' de l'amour divin incarné, mais le noeud dramatique se
libère sur la Croix, où s'opère la 'prise en charge ("Übernahme") par
l'amour de la résistance contre Dieu. (T.D.IV,p.47)

L'escalade est inversée: plus grand est le péché, plus grand est l'amour.
Le Fils incarné réunit en sa personne la colère et la grâce qui se
succédaient dramatiquement dans les cycles de l'histoire d'Israël. Mais
déjà dans cette histoire se manifestait comme une promesse l'évidence que
la libre grâce divine doit être plus forte que la justice divine, sinon nul
pécheur ne serait sauvé. (T.D.IV,p.264)

Balthasar expose en plusieurs pages ce qu'il appelle le "dualisme éthique-


parénétique" de Jean: le péché en tant que refus conscient et complet de la
Parole et de l'Esprit de Dieu, ce péché mène à la mort. Et l'Ecriture, dit
Balthasar, nous interdit de déclarer impossible un tel refus menant à la
perdition (T.D.IV,p.171-173; 258-273).

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3-L'apocatastase.

Dans T.D.IV, Balthasar y consacre une assez longue section (p.243-272). Il


ne prend pas argument de l'existence du dogme: il entreprend de dégager de
la Révélation et de l'expérience croyante une logique qui récuse ce que
récuse le dogme.
Tout d'abord, il fait remarquer que la profondeur de l'amour trinitaire et
de l'oeuvre divine de réconciliation semble relativiser, en le "prenant par
en-dessous" tout refus venant du monde ("unterfassend": Balthasar emploie
souvent ce terme à propos de la kénose du Fils incarné) (p.243-244). Alors
que, dans l'Ancien Testament, c'est la justice de l'Alliance qui s'impose à
Israël, dans le Nouveau Testament, c'est la Croix du médiateur qui est le
jugement, et ce médiateur est celui qui réconcilie et sauve le monde.

Mais l'analogie du péché impose ici sa logique: le refus de la


réconciliation qui advient en Christ pèse plus lourd que les infractions
d'Israël à la Loi —ce qui explique l'opposition abrupte dans les textes
néotestamentaires entre la béatitude et la perdition éternelles. Ici aussi
Balthasar voit à l'oeuvre cette logique qu'il souligne souvent dans ses
écrits: plus évidente est la révélation de l'amour divin, plus s'accentue
et s'approfondit la 'haine' ("Hasz") de cet amour chez le pécheur (p.245).
Ainsi devient de plus en plus dramatique la confrontation entre l'être
humain et la 'norme du Christ', ainsi que Jean l'exprime de manière
paradoxale en faisant dire à Jésus: «Je ne suis pas venu pour juger le
monde, mais pour sauver le monde. Qui me rejette et n'accueille pas mes
paroles a son juge: la parole que j'ai fait entendre.» (Jn.12,47-48).
La question est: comment entrevoir dans cette logique une convergence de la
grâce et de la justice? Balthasar évoque ici les thèses de Karl Barth,
selon lesquelles Jésus, qui est de toute éternité l'Elu, est aussi, en
lieu et place de tous, l'unique réprouvé, afin que par lui tous les
réprouvés deviennent des élus. Cependant, critiquant Barth, il se demande
si le concept de substitution ainsi compris peut s'avérer satisfaisant, si
ce concept ne contient pas en même temps un "moment trinitaire", quelque
chose d'unique ("einmalig") qui l'élève au-dessus d'une représentation
physique (solidarité de la chair) ou juridique (assumer une peine méritée
par d'autres) (p.246)18

18On trouvera ci-dessous (section VI,1) un compte-rendu de la discussion par


Balthasar du concept de substitution. Par ailleurs, toute réflexion sur ce sujet
renvoie à Lévinas: voir la section Eclairages,II,4, ci-dessous.

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Selon Balthasar, le passage de l'Ancien au Nouveau Testament est un


"tournant des siècles" ("Äonenwende"). Il y a ici plus qu'un passage de la
promesse à l'accomplissement, plus qu'un renversement des valeurs de la Loi
à l'Evangile: c'est la confrontation entre la figure anticipante charnelle
et terrestre ("Vor-Bild"19) et la vérité pneumatique et eschatologique.
D'ailleurs, déjà dans l'histoire de la fidélité mutuelle à l'Alliance entre
Dieu et son peuple, la récompense a plus de poids que le châtiment, mais à
cause des défections du partenaire terrestre, l'histoire d'Israël continue
à se dérouler dans une alternance implacable: promesse/menace,
bénédiction/malédiction (p.247). Le peuple doit chaque fois se convertir
("sich wenden" se retourner) pour que son destin change (p.248). La dérive
est bien connue: le 'converti', conscient de sa démarche et de son mérite,
tend à être sûr de sa propre justice, voire à condamner les autres —c'est
la définition du pharisaïsme (p.249).

Désormais Jésus est lui-même l'Alliance; la découverte du "nouvel éon",


c'est celle de l'amour qui répond à l'amour divin: le jugement décisif est
advenu en la personne de Jésus (p.250-251). Il ne s'agit pas pour le
Crucifié de subir un châtiment à la place des pécheurs qui le méritent,
mais d'éprouver dans l'économie du salut le "jugement intra-trinitaire", de
subir l'abandon divin par obéissance au Père, dans l'amour douloureux qui
unit le Père et le Fils dans l'Esprit. Quant au concept de 'perdition', il
n'implique pas une limitation de l'amour divin, mais le refus absolu de cet
amour par la créature (p.252).

Prendre au sérieux cette confrontation implique que l'issue du drame reste


incertaine pour les deux parties en présence. Si la conclusion était donnée
d'avance, cela 'dé-dramatiserait' le rapport entre Dieu et la créature
(p.262-263). Mais à la fin de cette réflexion sur le 'salut pour tous', il
reste selon Balthasar une évidence ouverte: s'il est vrai d'une part, selon
la formule de C.S.Lewis, qu'il ne suffit pas qu'un pardon soit accordé, il
doit être aussi accepté par la libre volonté du pécheur, il est également
vrai que, selon Jn.12,47, le juge qui dispense ce pardon est celui qui est
venu «non pour juger, mais pour sauver le monde.» (p.272).

19Non pas au sens courant de "exemple", mais au sens étymologique de:"image qui
précède, image qui se tient devant."

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4-L'heure de Jésus.

Dans les limites de son existence terrestre, Jésus doit "en finir avec" le
monde et le temps terrestre ("fertig werden mit"): c'est ce qui se
manifeste dans ses discours apocalyptiques. Son "heure ultime"
("Endstunde") concentre en elle l'entièreté du temps du monde.
(T.D.II,2,p.100).

C'est pourquoi Jésus attend de ses disciples une forme d'existence


correspondant à sa propre existence archétypique: veiller et prier, être
prêt, mais sans prévoir ni anticiper la fin ("vorgreifen": saisir à
l'avance). C'est pourquoi aussi Jésus récuse explicitement toute
supputation concernant la venue du Royaume (Lc.17,20.24.26-30).

Par son destin unique, Jésus est amené à la fin de ce monde, à l'intérieur
même de son temps de vie et de son temps de mort: il y concentre et domine
(bewältigt)l'entièreté du temps du monde. Sa Passion est à un degré éminent
une action, dans laquelle son 'oui' au Père est engagé
("beansprucht":revendiqué) au-delà de toute mesure finie, au point de
l'identifier, le substituer au péché (2Cor.5,21) et à la 'malédiction
(Gal.3,13) (T.D.II,2,p.101-103). C'est pourquoi Paul illustre de manière
aussi réaliste que possible le concept de 'substitution' (l'agneau pascal:
1Cor.5,7; le sacrifice expiatoire: Eph.5,2; le sang qui réconcilie:
Rom.3,25, etc), à partir d'une logique de justice pénale ou de libération
de l'esclavage.

Jésus n'élabore pas une théologie de son 'heure' avant de la souffrir: le


poids eschatologique de son heure dans ses paroles pré-pascales en est la
forme encore scellée. Un abîme s'ouvre devant ses yeux, un hiatus qui
abolit toute synchronie entre son temps et tout autre temps —y compris le
temps de ses disciples—: c'est le poids ("Wucht") reposant sur lui de la
totalité du péché du monde qui explique cette rupture du temps, rupture
dont l'écho se perçoit chez Jean dans l'opposition entre "maintenant" et
"plus tard " (Jn.13,16) (T.D.II,2,p.103-104).

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Si on entend correctement les termes de l'Ecriture: Dieu a "livré" le


Christ (Jn.3,16; Rom.8,32), a fait de lui un moyen d'expiation (Rm.3,25),
si on reçoit sans l'édulcorer le sens que ces expressions opèrent, on ne
peut réduire ce sens à un acte souverain de pardon venant de Dieu. De
telles expressions évoquent bien plutôt un drame dans le coeur même de
Dieu, où se confrontent la colère qui devrait rejeter et la miséricorde qui
voudrait pardonner. Le Christ, Fils et Parole de Dieu, 'se livre lui-même'
dans ce drame où 'il est livré', afin que, jusque dans le 'non-amour'
pécheur ("die sündige Nicht-Liebe") éclate dans sa puissance le feu de
l'amour divin.

Certes la vie de Jésus, son ministère, ne se laissent pas réduire à un


prélude du drame de la Croix: ses paroles et ses actes durant sa vie font
partie intégrante de sa mission. Cependant, ce qui se passe pendant cette
période est orienté vers 'son heure' (T.D.III,p.212. Voir aussi
T.D.II,2,p.100).

Tout quitter pour le suivre, l'amour des ennemis, porter sa croix, donner
jusqu'à son nécessaire, les premiers sont les derniers: tout tend vers un
temps intemporel ("eine zeitlose Zeit") (ibid.p.214), une action au-delà de
l'action présente ("abgehoben":séparée). Ainsi, Jésus lui-même ne peut
présumer de cette heure, alors même qu'il l'annonce comme nécessaire et
voulue (δεi'), fixée en Dieu. Pourtant, ce moment est réellement une heure
précise dans le déroulement du temps: la rencontre du moment unique à la
fois temporel et divin, rencontre également du vouloir libre du Fils
accomplissant librement la volonté du Père et de la passivité extrême
aboutissant à la Croix, passivité qui en même temps est action au-delà de
toute action ("eine Über-Aktion", ibid.p.218).

Bref, les récits du parcours terrestre du Christ font ressortir une tension
extrême entre sa vie et 'son heure', tension étirée dans le temporel et
ouverte sur l'au-delà du temps ("zeitlos"), sur la dimension trinitaire.

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-VI La substitution et le salut.

1-La substitution expiatrice.


A-De l'Ancien au nouveau Testament.

Pour introduire à ce mystère, Balthasar part de la question: qui est-ce qui


charge l'Agneau de Dieu de la charge inimaginable du refus par les hommes
de l'amour divin?
D'une part, ce sont les hommes, mais aucun ne semble vouloir assumer la
responsabilité de la mort de Jésus. Ceci apparaît surtout dans le récit
Johannique de la Passion: un disciple le livre aux juifs, les juifs le
livrent aux païens, Pilate le renvoie à Hérode, celui-ci de nouveau à
Pilate, qui à son tour s'engage dans une tentative compliquée pour rejeter
la responsabilité sur d'autres; il dit finalement qu'il le livre aux juifs
pour qu'ils le crucifient, alors qu'en pratique aussi bien que suivant la
règle, ce sont des soldats romains qui seront les exécuteurs, ceux-là même
dont Jésus dira, selon Luc 23,34, «Ils ne peuvent pas savoir ce qu'ils sont
en train de faire.» C'est en ce sens que Balthasar interprète Rm.11,32:
«Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous
miséricorde.» (T.D.III,p.311)

De la lecture des récits évangéliques, il est d'abord apparu que ce sont le


Père et tous les hommes qui livrent Jésus à la mort: c'est plus tard que la
théologie mettra en évidence l'acte de Jésus lui-même qui librement se
livre ("Selbsthingabe"), ce qui ne peut se concevoir que dans la
perspective trinitaire. (T.Ä.III,2,2,p.208; voir aussi T.D.III,p.311)
D'ailleurs, cette 'décharge' du péché des hommes sur l'Agneau de Dieu ne
porterait pas ses fruits si d'une part le Fils incarné n'était envoyé pour
faire la volonté du Père, et si d'autre part la victime ainsi mise à mort
n'était pas capable de l'assumer par son libre consentement, lequel
paradoxalement s'identifie à la parfaite obéissance à la volonté du Père
(cf. Jn.10,18).

Ainsi il ne s'agit pas d'un acte d'autorité supérieure du Père imposant au


Fils ce destin sanglant: nous avons rencontré ci-dessus le thème de la
'non-puissance' jointe à la toute-puissance (section III,1,A et 2,A).
Dans l'engendrement du Fils, de cet autre à la fois infiniment distant et
intimement uni au Père, Dieu, se donnant sans réserve ("restlos"), se

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laisse atteindre entièrement dans la personne du Fils incarné. Il donne au


Fils la capacité d'acquiescer lui-même à l'abandon total sur la Croix.
Pendant tout le déroulement de l'Ancien Testament, la colère de Dieu et
l'amour de Dieu alternent dans l'histoire d'Israël: ces deux moments du
'pathos' divin se manifestent successivement, alors que déjà cependant les
prophètes réunissent dans leur personne l'oeuvre de la colère et l'oeuvre
de la grâce. Mais désormais le Verbe incarné, 'substitué' au pécheur, est
dans sa personne même cette conjonction de la colère subie et de l'amour
qui sauve —tout comme il est dans sa personne l'unité de Dieu et de la
créature, tandis que dans l'Ancien Testament Dieu et l'homme étaient les
partenaires distincts de l'Alliance (TD III.p.316ss).

Alors que dans l'Ancien Testament la médiation humaine (prophètes, grands-


prêtres) était située dans la tension dramatique entre la proximité
insistante ("andrängend") de la Parole de Dieu et le peuple oscillant entre
fidélité et péché, dans le Nouveau Testament le Christ réalise en sa
personne la synthèse de l'homme et de Dieu. L'Alliance est devenue personne
unique en Celui qui est «fait péché», le «juste condamné» qui justifie les
pécheurs condamnés: mystérieuse logique divine dont le déroulement est le
fruit de l'amour divin, cet amour dont rien ne peut dépasser la puissance
("die Wucht überbieten":renchérir sur sa force massive, son poids).
(T.Ä.III,2,2,p.103) La colère et l'amour, tels que le Christ les révèle,
tracent des lignes qui se croisent en un point de fuite ("Fluchtpunkt"
p.324): l'unité en Dieu de la colère et de l'amour. Cette unité, incarnée
dans l'eucharistie du Fils, révèle le face à face trinitaire en Dieu entre
la colère qui sépare infiniment le Père et le Fils ("Entfremdung"
correspondant exactement à l'anglais "estrangement": qui rend étranger), et
ce qui cependant les unit dans l'oeuvre commune de leur amour.
Jésus n'est pas seulement porteur solidaire ("Mitträger") de la destinée de
tous: il est l'unique porteur du péché du monde, et son obéissance a sa
source dans l'unicité de sa relation au Père. (T.Ä.III,2,2,p.197) En Jésus,
Dieu se fait lui-même divinement visé, concerné par l'accomplissement de sa
juste colère contre le péché; ce mystère de l'économie du salut montre
clairement que les 'bricolages' ("Flickwerk") de notre morale, de notre
politique, ne pèsent pas lourd confrontés à l'immense réalité du mal
.(T.D.III,p.147; Balthasar y cite Barth)
D'autre part, il y a certes une succession de phases différentes dans la
continuité historique du drame du salut, mais le sujet de la kénose n'est

63
64

pas "l'homme Jésus, suite à l'incarnation du Fils": c'est le Fils


"préexistant". Il faut rappeler ici ce qui a été mentionné ci-dessus,
section V,2: ce que Phil.2,6-11 décrit, c'est la décision d'une personne
divine préexistante. Son exaltation en Dieu n'est pas une 'compensation'
ultérieure pour son abaissement sur la Croix, c'est le rayonnement dans la
gloire d'un sujet divin exalté de toute éternité dans la relation d'amour
intratrinitaire. (T.Ä.III,2,2,p.195-197)

B-La substitution inclusive.

La signification du récit de la Chute se déploie selon cet axe: l'humanité


entière se trouve engagée dans le même drame. Cependant Balthasar fait
remarquer que dans l'univers de la Bible la solidarité effective ne prend
son sens qu'en s'ouvrant sur l'idée de "substitution". La solidarité est
subie, tandis que la substitution est assumée librement: deux réalités qui
chez l'homme se situent aux deux pôles d'une tension, mais qui en Christ
sont indissolublement réunies. (T.D.III,p.276-294)

De la critique détaillée du modèle de René Girard (T.D.III,p.276-291)


ressort la question cruciale: Que se passe-t-il sur la Croix? Schwager
explicite la question: à quoi bon la Croix, si de toute manière Dieu
pardonne? Ou en d'autres mots: comment l'amour de Dieu se rapporte-t-il à
sa justice, et précisément quand il s'agit de la Croix? Question centrale,
qui évoque les aspects ultimes du drame de la réconciliation.
Proche en ceci de la pensée de Bulgakow (p.292), Balthasar met en évidence
la solidarité "empirique" de l'humanité de Jésus-Christ: par son
incarnation, Jésus devient capable de s'approprier les péchés du monde.
L'incarnation fait de lui le nouvel Adam, qui n'est pas 'un autre' pour
tout homme, mais qui au contraire comprend en lui chaque individu humain.
Le péché n'est donc pas pour lui le péché d'autrui: il peut en faire le
sien propre.

Cette partie de l'exposé de Balthasar comprend le nécessaire rappel du


principe fondamental: le Fils est à la fois totalement obéissant au Père et
totalement libre, d'une liberté à la fois réelle, infinie, et cependant
redevable d'elle-même au Père qui engendre le Fils. Balthasar résume
également la pensée de A.Feuillet: celui-ci emploie il est vrai

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l'expression "substitution pénale" (en français dans le texte) à propos des


souffrances et de la mort du Christ sur la Croix, mais il en déploie la
mesure et le mystère en soulignant que non seulement la victime ainsi
substituée est innocente, mais que c'est librement qu'elle prend sur elle
la charge du péché (p.292).

Les concepts de "substitution" ("Stellvertretung"), "rachat" ("Lösegeld":


rançon), "rédemption" ("Erlösung"), "expiation" ("Sühne"), "sacrifice"
("Opfer"), concepts qui réagissent l'un sur l'autre, sont présents dans
toutes les couches du Nouveau Testament. Au vocable "substitution" sont
liées les quatre prépositions grecques: uJpevr, ajvntiv, διav et περiv. (nombreuses
références en note 5 p.137 de T.Ä.III,2;2)

Cependant, le concept de substitution, dans le sens où une victime expie à


la place du pécheur, peut avoir quelque chose de déplaisant si on y voit
une doctrine juridique d'imputation de la faute, ou si on le réduit à la
solidarité physique du Fils incarné avec les autres membres de l'humanité,
solidarité qui permettrait à Jésus de représenter aux yeux de Dieu
l'humanité entière, et donc de souffir à la place des hommes pécheurs. Il
s'agit ici bien plutôt de l'amour divin qui prend sur lui librement le
péché du monde. (T.Ä.III,2,2,p.192) Cette mise au point s'avère importante,
en particulier vis-à-vis d'autres formulations dans la trilogie qui
pourraient être comprises dans la perspective juridique d'imputation de la
faute, en particulier: «la Croix est le jugement décisif, puisque le Fils
ici, par son amour, assume ("unterfaszt":saisit par en-dessous) le péché du
monde qui avait mérité un jugement juste.» (T.D.IV,p.256)

Mais ce qui est plus central encore, c'est que la Croix manifeste le
mystère de la distance infinie intra-trinitaire entre le Père et le Fils,
distance dans laquelle s'inscrit l'abandon du Fils sur la Croix. Cette
distance est en même temps la mesure de la puissance de l'union du Père et
du Fils dans l'Esprit. Si substitution il y a, elle est d'un ordre tel
qu'elle transcende tout calcul d'imputation juridique: elle est
"inclusive", en ce que le 'remplaçant' ("der Vertretende") entraîne le
'remplacé' ("der Vertretene") dans sa propre sphère d'amour divin.
(T.D.III,p.326-327; voir aussi T.Ä.I,p.594)

65
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Ainsi le concept de substitution est replacé dans son cadre sotériologique,


défini par Balthasar en 5 motifs qui, dit-il, «devraient être pris en
compte dans toute réflexion de l'Eglise (T.D.III,p.221)»:
1) Le don du Fils par le Père pour le salut du monde ("Dahingabe":
don qui est abandon et séparation).
2) La substitution par laquelle s'opère un "échange des places"
("Platztausch") entre le 'sans-péché' et les pécheurs.
3) Par cette substitution s'opère le rachat de l'homme ("Loskauf":
rachat par rançon; "Er-lösung": réd-emption).
4) Le salut de l'homme consiste en son introduction —son 'inclusion'—
dans la vie intra-trinitaire.
5) Le tout est le fruit de la seule initiative de l'amour divin.

De toute évidence il s'agit pour Balthasar de prendre au sérieux la réalité


concrète aussi bien de la colère que de l'amour divin, de ne pas les vider
de leur substance dramatique en les réduisant à deux pôles abstraits d'un
paradoxe ou d'une dialectique (ibid.p.322). Car Jésus est le révélateur de
tout le pathos de Dieu: de sa colère comme de son amour —l'une et l'autre
affirmés dans leur réalité vécue par le récit des souffrances -réelles!- du
Christ qui ainsi manifeste la démesure de l'amour divin. C'est pourquoi on
peut parler d'un déferlement ("Entladung":déchargement, déversement) de la
colère de Dieu sur Celui qui se débat au mont des Oliviers et qui meurt
abandonné sur la Croix. Balthasar cite à ce propos Karl Barth
(K.D.II,1,443ss): «Ce qui là a été souffert à cause d'Israël, à cause de
nous, a été souffert pour Israël, pour nous: la colère de Dieu que nous
avons méritée.»

C'est de par sa mission divine, en vue de la réconciliation du monde et de


Dieu, que le Christ à cause du péché subit la mort sur la Croix: selon
Rm.8,3, il est devenu identique à la chair pécheresse pour, dans la chair,
condamner le péché. Rappelons cependant encore une fois, avec Balthasar qui
y insiste à de nombreuses reprises, que l'abandon du Christ sur la Croix
relève de son statut trinitaire. (T.Ä.III,2,2,p.216)

Mais la loi d'analogie du péché (p.44 ci-dessus) exaspère la dimension


dramatique de ce choix, et la puissance usurpée dans un choix négatif
éventuel est d'autant plus soumise à la spirale du 'toujours plus' (cf.ci-
dessus p.42). Selon cette spirale, la créature se trouve toujours de

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nouveau acculée à se dissimuler son aliénation. A ce 'toujours plus' du


péché ne pourra répondre que le 'toujours plus' de la grâce divine qui
s'accomplit dans l'inimaginable kénose de la Croix.

Le "péché originel" en tant que péché fondamental ("Ursünde") a comme


conséquence une disposition dramatique de l'homme ("Verfasztheit", mot
forgé par Balthasar: constitution, état) par rapport à sa fin existentielle
("Daseinsziel"): une inadéquation à la grâce qui lui est offerte.
(T.D.III,p.174) Une grâce originelle lui était offerte dans la création par
la médiation créatrice du Fils; cette grâce, à la suite de la chute, a été
transformée en grâce de salut ("Erlösungsgnade"), oeuvre du Fils crucifié
qui porte le péché du monde.
La privation collective ("Entblösztheit":dépouillement, dénudation) de
l'ordonnance interne de la créature à la grâce de Dieu amène Dieu à nous
faire connaître en Jésus-Christ «une forme plus profonde et plus
douloureuse de son amour». (T.D.III,p.175)
En Jésus-Christ Dieu a pris sur lui-même le châtiment indépassable qui nous
était dû ("unüberbietbar":que nulle surenchère ne peut dépasser). C'est
l'acte libre de l'amour divin, qui exige de l'homme «une conversion de plus
en plus exigeante, préparée par une pédagogie divine impitoyable»
(T.D.III,p.176).

Balthasar rappelle aussi que l'Ancien Testament prend en compte cet élément
important de la condition humaine qu'est la solidarité. Celle-ci est en
effet une évidence naturelle: chaque être humain est situé dans la
communauté humaine, reçoit un héritage complexe et contribue à l'avenir de
ses semblables.

Le concept de substitution est explicité p.326: «La colère de Dieu contre


la négation de l'amour divin s'abat sur un amour divin, celui du Fils qui
s'expose à cette colère, la désarme, la rend sans objet
("Gegenstandslos").» Les ténèbres de la faute du monde ("Weltschuld") que
le Christ porte sur la Croix cachent pour lui (dérobent à sa conscience)
toute perspective ("Aussicht":ouverture du regard) d'un sens ou d'un succès
résultant de sa souffrance. Ce qui se situe objectivement à l'aboutissement
de cette souffrance, c'est-à-dire 'l'homme sans tache', reste
inconnaissable pour le Christ souffrant: même cet allègement est refusé à
sa déréliction. (T.D.III,p.331)

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La substitution dont il est question dans cette théologie se distingue de


la figure du 'bouc émissaire' par ses deux catégories les plus importantes:
d'une part elle est un acte libre, et d'autre part, celui qui remplace
l'autre en se substituant à lui attire dans son propre statut ("Haltung":
attitude, démarche) celui à qui il se substitue. En l'occurrence, le Fils
incarné, prenant sur lui le péché du monde, entraîne le pécheur dans
l'amour trinitaire entre le Père et le Fils dans l'Esprit (cf ci-dessus,
p.57)20.

C-Le péché originel et sa portée.

Dans T.D.III, Balthasar commente longuement le récit jahviste de la Chute


(p.146-149): avant la Chute, dans le cadre de la création trouvée "très
bonne" par son créateur, l'homme est dans une relation claire, non aliénée,
avec son origine; l'interdiction concernant l'Arbre lui est un rappel de
son lien avec cette origine à laquelle il est redevable de lui-même. Dans
cette "bonté indifférente" des commencements, l'homme n'a pas encore exercé
un choix: sa liberté ne s'est pas encore saisie d'elle-même. Lorsque la
tentation se présentera —"être comme Dieu"— l'option négative qui prévaudra
n'était nullement nécessaire.21
Ce péché "premier", c'est-à-dire fondamental, c'est le refus par la
créature de la polarité qui définit sa liberté: d'une part, la réelle
autonomie dont l'homme est doté par le créateur, et d'autre part, la
dynamique du mouvement qui l'oriente depuis son origine vers sa fin (du
"Von-her" au "Zu-hin"). Lorsque l'homme choisit son autonomie en reniant sa
dépendance, c'est cette autonomie qui absorbe la polarité: elle s'affirme
comme origine et fin d'elle-même. En d'autres mots, le "péché des origines"
consiste en ce que quelque chose qui appartient à l'Absolu et qui en est
inséparable est attribué à la libre disposition de soi de la liberté finie.

Ceci signifie trois choses:


a) La puissance est séparée de la "bonté" ("das Gute") à laquelle
elle est unie en Dieu. C'est une contradiction par laquelle la finitude

20Le concept de substitution chez Lévinas prend un sens à la fois très


proche et profondément différent de ce que développe Balthasar (voir ci-
dessous p.161ss)
21Voir sur cette notion de choix libre originel les mises au point de
Balthasar (ci-dessous p.80;94-95) et de Nabert (ci-dessous p.138;148ss).

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usurpe un moment de l'infini: désormais cette finitude devient un


inacceptable ou un mal à éliminer.
b) Ce péché est voué à rester caché à lui-même, car il prétend fonder
l'identité de la créature. De plus, la contradiction, étant fondamentale,
n'est jamais acquise: le "péché originel" est un choix qui se perpétue.
c) d'où il est évident que cette aliénation est une captivité: le
sujet humain ne peut pas s'en libérer lui-même: son mensonge sur lui-même
lui est devenu nécessaire; la puissance de la liberté autonome s'exerce
sans le contrepoids de la reconnaissance, dans le refus permanent de se
reconnaître redevable d'elle-même. Pour que la créature puisse se libérer
de cette aliénation, il faudra une manifestation souveraine de soi par
Dieu, qui cependant sauvegarde le don originel d'autonomie effective, sinon
l'intervention divine serait une mainmise plutôt qu'une libération.

Mais pour que la conscience finie puisse percevoir l'infini qui se


manifeste, qu'elle puisse opter librement pour ce qui s'offre à elle, un
don divin est nécessaire, un moment d'absolu qui a été évoqué ci-dessus
comme "existential surnaturel"22. Celui-ci est en dernière analyse une
«invitation dépassant l'ordonnance naturelle de la créature à son créateur»
("eine Einladung über die natürliche Hinordnung hinaus"). La liberté finie,
réellement dotée de ce moment d'absolu, peut de nouveau exercer son choix.

Dès l'Ancien Testament apparaît chez l'homme la prise de conscience —


réelle, bien qu'embrumée— d'une dimension plus qu'humaine de la mystérieuse
réalité évoquée par les concepts de 'péché, faute, mal'. En particulier,
cette conscience obsédante s'exprime dans la surenchère des sacrifices
expiatoires qui s'accumulent au cours de l'histoire d'Israël.
(T.D.III,p.148) Par ailleurs, déjà dans l'Ancien Testament la colère de
Dieu ne s'exerce pas à égalité avec sa justice: l'équilibre est rompu en
faveur de la sainteté de Dieu, qui manifeste sa volonté d'inclure
l'humanité dans la communion divine. La colère de Dieu est limitée à des
actes concrets de jugement: le châtiment passe, la bénédiction demeure.
(T.Ä.III,2,2,p.190)

22Voir ci-dessus p.29 et la discussion du concept ci-dessous IIème partie,


A.III.3,p.204ss).

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Ainsi, la dimension plus qu'humaine du péché est mise en évidence: dans


l'Ancien Testament par l'alternance de la colère et de la grâce, dans le
Nouveau Testament par le drame ultime de la Croix (T.D.III,p.148).

2-Le mystère du mal.

Dans T.D.III,p.125, Balthasar évoque de façon réaliste «la sphère de toutes


les horreurs et 'démonies' qui se déploient d'eux-mêmes sur la scène du
monde avec la quasi toute-puissance du mal, dont la puissance et les
pouvoirs se multiplient comme les têtes de l'hydre à mesure qu'on les
combat, et qui assaillent la vie des hommes de bien d'autres maux que les
menaces de la mort.» Dans Die Wahrheit ist symphonisch, p.47, il exprime
l'énigme fondamentale: pourquoi y a-t-il quelque chose comme "un monde,
pourquoi dans ce monde la faute, la souffrance et la mort sont-elles
permises, et quel espoir peut bien rester à la créature vivant dans cet "à-
quoi-bon" ("Vergeblichkeit":vanité, inanité)?

Dans T.D.III,p.176ss, une section est intitulée "Faute et souffrance du


monde". La réalité mystérieuse évoquée par le concept de 'péché originel'
("Erbsünde":péché hérité) se situe encore à la limite du compréhensible. De
toute manière, ce 'péché hérité' reste un des mystères les plus insondables
de la révélation biblique, mystère qui assombrit encore plus la scène
pathétique du monde. Mais on peut plus ou moins en approcher le mystère à
la lumière de la solidarité naturelle qui régit l'histoire de l'humanité,
tandis que le poids écrasant de la souffrance du monde dépasse toute
compréhension.
Bien sûr, il faut tenir compte de l'énorme masse des maux qui sont infligés
par l'homme: là on peut comprendre que tout péché exige une pénitence
réparatrice (assumée par les coupables ou par d'autres). Mais d'autre part,
on n'a pas manqué d'attribuer à la souffrance des effets positifs, que
Balthasar passe en revue avant de dire ce qu'il en pense.

Il semble que des gens 'ordinaires', c'est-à-dire non coupables de péchés


évidents, mais se complaisant dans un oubli habituel de Dieu ("alltägliche
Gottvergessenheit"), se considérant comme des gens respectables, peuvent,
par une souffrance qui les surprend soudain, être réveillés de leur
léthargie et prendre conscience du manque de sens de leur vie. Ainsi la

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souffrance peut éduquer, attirer l'attention sur le sérieux de la vie et de


la mort, et sur les fins dernières de l'homme.
On a dit aussi que la souffrance stimule, amène l'homme à la combattre, le
rend inventif pour ce qui en fin de compte constitue sa tâche en ce monde.
Plus encore: pour un grand nombre de gens, la souffrance devient incitation
à l'amour actif du prochain. Pour que s'opère dans la compassion le don
désintéressé du pain, il faut que la faim tourmente les démunis, il faut
qu'on soit malade ou en prison pour qu'il vienne à l'idée de quelqu'un de
vous visiter ou de vous soigner. Bref, sous de nombreux aspects, la
souffrance humaine peut être perçue comme un moment dans le sérieux de
l'action qui se joue sur la scène de l'existence.

Après avoir évoqué ces arguments sous leur forme la plus agressive,
Balthasar les qualifie de «domestication de la souffrance dans un cadre
d'utilitarisme moral.» Il trouve dans le livre de Job l'argument décisif
qui lui fait rejeter ("fahrenlassen":laisser tomber, 'envoyer promener')
cet utilitarisme moral comme le produit d'un «rationalisme de boutiquiers à
courte vue» ("kurzsichtiger, spieszbürgerlicher Rationalismus").
En effet, que Job soit coupable ou innocent, le texte biblique insiste
lourdement sur la disproportion incompréhensible et inacceptable entre le
mal qu'il aurait éventuellement commis et le mal qu'il subit: ce qui lui
est infligé est purement et simplement insupportable ("schlechthin
unerträglich"). Bref, en d'autres mots, la souffrance du monde dépasse
toute mesure de ce qu'on pourrait admettre comme 'juste' (p.177). De plus,
pour l'être humain situé sur la scène du monde, non seulement sa propre
compréhension n'éclaire qu'une portion limitée du réel, mais même la
révélation biblique ne dévoile que ce qui est nécessaire pour que l'homme
puisse ajuster sa conduite vis-à-vis de Dieu: autour de ce centre s'étend
une zone d'ombre impénétrable.

Dans son rapport avec sa créature, l'initiative appartient totalement à


Dieu, qui seul peut lui dire qui il est et comment se comporter
correctement envers lui. C'est pourquoi dans la structure a priori de la
créature, à partir de laquelle elle est amenée à son être propre par la
grâce de la révélation, la passivité l'emporte sur l'activité. Cette
passivité est à comprendre comme celle d'un être qui est toujours déjà
actif dans sa réceptivité même, mais dont l'activité fondamentale consiste
précisément à recevoir.(T.Ä.I,p.236-237).

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L'excès insupportable et incompréhensible de la souffrance du monde indique


deux choses: d'une part que dans la créature elle-même il y a des abîmes
qui échappent à sa domination, et d'autre part que Dieu peut réagir au
comportement humain —il s'agit surtout du péché— plus divinement, c'est-à-
dire plus incompréhensiblement que l'homme n'avait cru pouvoir le
concevoir. Ceci explique qu'une souffrance voulue d'en-haut comme 'juste'
puisse ne pas être reconnue comme juste à partir d'ici-bas, et suscite une
révolte contre ce 'ciel' dont la justice ne peut être comprise. La
souffrance du monde, plus que toute autre chose, rend difficile l'accès à
Dieu: pour lui-même Dieu peut être juste, ou même 'aimant', mais ne peut
pas rendre crédibles sur terre les desseins de sa justice et de son amour.
(v.ci-dessous p.411)

Que peut entreprendre l'être humain dans cette nuit?


De réponse en mots et concepts, il n'y en a pas. L'homme ne peut
qu'attendre de Dieu la réponse de Dieu, et Dieu n'en donne aucune autre que
la folie de la Croix, qui seule peut l'emporter sur la folie du monde. Seul
"le logos de la Croix" pourra embrasser et assumer ("Unterfassen": saisir
par en-dessous) la souffrance du monde: «Parole vécue, sanglante, en quête
du sens et de Dieu, abolie dans le cri de la Croix. La réponse venant de
Dieu, ce sera cette Parole si faible qu'on l'entend à peine dans la tempête
des questions et des reproches». T.D.III,p.178-180)
Face à l'inaccceptable, la foi ne peut être que cette συµπavϑεια, don de la
grâce, cette 'mise en résonance' ("Einstimmung") qui fait du croyant un
'espace de réponse' ("ein antwortender Raum") au Dieu à la fois révélé et
caché, oeuvre du Christ ajρχηγo;ς καi; τελειωτh;ς τh'ς πivstεως (Hb.12,2)
(T.Ä.I,p.211-233)

-3 Le mystère du salut et de l'espérance.


-A- Le drame trinitaire et la réalité de la réconciliation.

La sotériologie chrétienne est dramatique: le drame se joue entre la


liberté finie et la liberté infinie. La mort de Jésus en croix n'est pas un
événement tombé du ciel: c'est le point culminant de l'histoire de
l'Alliance, dans laquelle le partenaire humain n'est pas seulement l'objet
d'une action divine, mais a son mot à dire, d'une manière mystérieuse qui
ne met pas en question l'initiative divine. (T.D.III,p.295) En d'autres
mots: la 'gratia sola' doit être engagée dans une relation d'ensemble

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(Zusammenspiel) avec la liberté finie, qui n'a pas été supprimée par le
péché. (p.296)
La pièce centrale de ce drame, c'est-à-dire le rapport entre l'Agneau et
les pécheurs (die Schuldigen) ne peut révéler sa signification (être
'deutbar' pouvoir être interprété) que si elle est complétée par la
doctrine trinitaire -dont la théologie de l'Alliance vétérotestamentaire et
néotestamentaire exprime le prolongement intramondain.

Mais paradoxalement, d'une part la doctrine de la Trinité est la


présupposition toujours présente de toute staurologie, mais en même temps
d'autre part cette doctrine ne se laisse déployer qu'à partir de la
théologie de la Croix. (p.296) En effet, à l'intérieur de la Trinité
s'accomplit toujours de nouveau le don de soi mutuel, éternel et absolu,
entre le Père et le Fils, et c'est depuis cette source infinie que
s'accomplit toujours de nouveau le libre don de soi de l'amour au monde
dans le Verbe incarné.

Il faut prendre le Nouveau Testament comme un tout dont toutes les parties
sont étroitement impliquées l'une par l'autre. En particulier, la
conscience que Jésus avait de sa mort à venir (telle que cette conscience a
été présentée après Pâques par les rédacteurs des textes évangéliques -chez
Jean, il s'agit de 'l'heure' de Jésus): cette conscience appartient au sens
global de l'événement. «Il est intrinsèquement impossible (innerlich
unmöglich) qu'une expérience dont la signification essentielle serait
restée cachée à Jésus aurait pu être dotée de la part de Dieu d'une portée
et d'une efficacité universelles.» (p.221)23
Dans cette même section, Balthasar présente ce qu'il appelle «les
principaux aspects de la réconciliation» assumée consciemment et librement
par le Fils incarné24.
1- D'abord et avant tout (zunächst), Jésus est celui qui est donné,
livré par Dieu. Le statut divin de ce geste rend possible la coïncidence
parfaite en Jésus de la passivité -l'obéissance selon laquelle il se laisse
livrer- et de l'activité personnelle libre qui définit son acceptation:
c'est en vertu de ce paradoxe que la mort de Jésus en croix surpasse
infiniment les offrandes rituelles de l'Ancien Testament. Ce don de lui-
même précède toute action humaine par laquelle Jésus est livré à la mort.
C'est ainsi qu'est scellée l'Alliance nouvelle, définitive, entre Dieu et
les êtres humains.

23Voir aussi dans le même sens T.D.IV,p.296.


24T.D.IV,p.221 à 223. Ces 'aspects de la réconciliation' ont été évoqués
plus brièvement ci-dessus, p.64ss à propos de la substitution.

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2- Le Fils incarné "a été fait péché" (2Cor.5,21), est "devenu


malédiction" (Gal.1,13) pour que nous devenions justice; c'est dans sa
chair que sont condamnés nos péchés, notre inimitié (Feindschaft) (Rm.8,3):
ainsi l'Ecriture souligne la réalité du "prendre sur soi" par lequel le
Fils incarné enlève le péché du monde. L'Agneau est "de Dieu" (zu Gott
gehörig): sa divinité définit sa capacité de prendre la place du péché.
Ainsi les pécheurs que nous sommes sont dépossédés d'eux-mêmes (1Cor.6,19;
2Cor.5,15; Rm.4,17), morts et ressuscités avec le Christ: il nous est
demandé de laisser cette vérité devenir vraie pour nous, à la fois comme
résultat acquis (Ergebnis) et comme événement toujours nouveau (Ereignis).
3- La libération, fruit de la réconciliation, a été payée d'un prix
élevé: le sang du Christ (1Cor.6,20; 7,23).
4- Cette libération est plus que la simple récupération d'une liberté
perdue: par l'infusion de l'Esprit, elle nous introduit dans la vie
trinitaire.
5- La justice, la colère de Dieu sont absorbées dans la source
d'amour divin, car c'est le Père qui a donné au Fils mission et puissance
de donner sa vie (Jn.10,18).

Cernant ainsi le mystère sotériologique, ce texte semble inspiré par une


seule intention: souligner de façon incontournable la vérité, le poids de
réalité concrète de l'action divine opératrice de salut par la
réconciliation entre Dieu et les créatures.

-B-Vie éternelle, liberté et connaissance.

«Le seul lieu où s'éclaire quelque peu (sich lüftet: s'aère) l'obscurité
(Sichtlosigkeit: la 'non-visibilité') qui refuse à notre regard l'accès à
l'avenir absolu de l'humanité, c'est la Résurrection du Crucifié: par son
statut trinitaire (trinitarisches Dasein: son existence, son être
trinitaire), elle nous fait apparaître comme crédible (läszt glaubhaft
erscheinen) une réception du monde fini et historique dans l'advenir infini
et éternel de Dieu (das Geschehen Gottes: 'Geschehen', c'est 'se produire
en tant qu'événement').» (T.D.IV,p.341)
Balthasar introduit sa réflexion sur le ciel et l'au-delà par des paradoxes
doctrinaux centrés sur le Christ. «Le ciel et la terre sont là l'un pour
l'autre (...); leur distance -originale et toujours maintenue
(ursprüngliche und durchgehaltene)- est créée en vue de leur mouvement
mutuel l'un vers l'autre. Le fait que Dieu a librement créé pour la liberté
le terrestre (das Irdische) à partir de lui-même et hors de lui-même (aus

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sich heraus) afin que ce 'terrestre', de son propre mouvement, se tourne


vers lui: ce fait montre qu'il y a auprès de Dieu un espace [qui accueille]
ce qui est de la terre.»(T.D.IV,p.343; T.D.II,l,p.155-169)
Un peu plus loin, Balthasar amène à une définition plus précise les
concepts 'terre' et 'ciel': 'la terre' signifie l'état de la liberté
pèlerine; 'le ciel' signifie son état final et définitif ('ihre
Endgültigkeit) qui est la ratification (Bestätigung) de son choix positif,
lorsque Dieu, en tant que choisi librement par 'ce qui est terrestre', peut
dès lors se livrer ouvertement (in Offenheit). ((T.D.IV,p.362)
Mais ce mouvement de 'sortie de Dieu' et de 'retour en lui' advient pour
tous et uniquement (einmalig: en une seule fois) en Christ. C'est lui qui
est cet échange concret (Austausch). (p.343) «'Ce qui est de la terre'
parvient au ciel dans le premier des ressuscités (der Erstling: le premier-
né, celui qui précède tous les autres).» (p.344)

Balthasar rappelle qu'Anselme, dans le Proslogion, «médite cette question


qui est une prière» (reflektierend die Frage betet): «Domine, si hic non
es, ubi te quaeram absentem? Si autem ubique es, cur non video praesentem?»
(p.361) Dans les limites de son exposé, Balthasar se borne à rappeler «que
l'être humain est une créature à laquelle Dieu donne la liberté: aussi Dieu
doit lui laisser, précisément en vue de cette liberté qui choisit et qui
réalise, le choix du bien que la créature n'est pas par elle-même (das es
selbst nicht ist), mais qui reste, même dans l'égarement du péché, gravé en
elle de manière indélébile.» Ce choix n'est possible qu'à travers un
processus étendu dans le temps (zerdehnt), dont le contenu global se
manifeste à travers l'ensemble "mort-jugement-feu". (Tod-Gericht-Feuer)
(p.362)

Mais cette liberté qui se définit par le choix qu'elle pose, comment
s'exerce-t-elle dans la vision béatifique, là où précisément elle se situe
au-delà de la possibilité de choix? Cette question n'a rien d'une
complaisance dans l'abstrait, car elle oriente l'imaginaire croyant qui
médite sur la salut et la vie éternelle. (p.368)
Cette question nous engage dans une logique de mystère, et c'est d'abord
Augustin qui oriente la réflexion: «car il est plus libre, et de beaucoup,
l'arbitrium qui ne peut plus du tout (überhaupt nicht mehr) succomber au
péché.25»

25Balthasar cite ici en allemand le n°105 de l'Enchiridion (P.L.40,281)

75
76

La question suivante s'impose d'évidence: puisque cette liberté est par


définition acte, événement, vie, et non pas un attribut statique, qu'est-ce
que l'être libre fera dès lors de sa liberté dans cette éternité?
La seule réponse est fondée dans une 'théologie de l'absolu' qui fait
apparaître à la fois la liberté infinie de la révélation de soi par Dieu et
la nouveauté éternelle de cette révélation.

Logique du mystère: puisque la liberté créée, dans son mystérieux paradoxe


-selon lequel elle est à la fois réellement libre et totalement redevable
d'elle-même à la liberté infinie-, est inséparable de la dignité de la
personne, elle doit nécessairement exercer sa mystérieuse réalité dans la
vie éternelle, être toujours de nouveau et de façon inimaginable reçue
d'une autre liberté, et répondre toujours de nouveau à cette liberté
donatrice par la joie sans fin de la découverte de l'infini subsistant
(ibid)26.

En ce sens il est évident que la vision béatifique n'épuise pas le mystère


divin, le toujours-plus de la nouveauté toujours à découvrir. En effet,
Dieu ne peut être en aucune manière un objet que la vision peut embrasser
(überblickbar). Dialectique ou paradoxe, ou mieux encore: l'identité
incompréhensible de la plus haute présence de ce qui se situe au-delà de
toute saisie compréhensive (Begreiflichkeit). ((T.D.IV,p.362)27

Par ailleurs, notre conceptualisation de la 'vision de Dieu' réactive des


paradoxes qui nous viennent de l'Ecriture. Déjà dans l'Ancien Testament, la
contradiction est patente entre la loi de transcendance, selon laquelle nul
ne peut voir ou entendre Dieu et rester en vie (plusieurs références, entre
autres Ex.19,21) et les épisodes qui mettent en scène des individus étonnés
et effrayés précisément d'avoir vu Dieu et d'être encore en vie (entre

26Dans T.L.I,p.223-224, Balthasar écrit que l'éternité bienheureuse est un


futur éternel, tandis que la damnation serait tournée sans espoir vers le
passé.
27Dans le Dictionnaire critique de Théologie, art.Vision Béatifique,
J.M.MALDAME évoque la doctrine de Thomas d'Aquin et des scolastiques: une
transformation des capacités humaines par participation à la vie divine,
ainsi qu'une surélévation de l'intelligence permettent à la créature une
connaissance béatifique claire et manifeste de Dieu, mais cependant cette
connaissance ne peut être totale, à cause des limites de la créature et de
l'infini de Dieu. La théologie moderne y a apporté deux correctifs: d'une
part, la vision béatifique doit se situer à un niveau où la transcendance
de l'esprit l'emporte sur les limites du cognitif et de la raison; d'autre
part, la connaissance 'incomplète' de Dieu n'est pas réductible à la
finitude de la créature, mais tient surtout à la nécessaire altérité de
Dieu, altérité sans laquelle aucun rapport de personne à personne n'est
possible.

76
77

autres Moïse dans Dt.5,24). Le Nouveau Testament présente la même


contradiction en des termes encore plus opposés: d'une part, personne n'a
vu Dieu, sauf le Fils incarné (Jn.1,18;6,46): «Dieu seul habite une lumière
inaccessible, que nul d'entre les hommes n'a vu ni ne peut
voir.»(1Tim.6,16); mais d'autre part «nous le verrons comme il est»
(1Jn.3,2), «nous le verrons face à face», «je le connaîtrai totalement
comme je suis totalement connu» (1Cor.13,12). (T.D.IV,p.370)

Ici non plus, il n'y a pas de solution humaine à ce mystère, en dehors du


rappel que Dieu est l'infini toujours nouveau, et surtout que la vie
éternelle est une participation à la vie trinitaire, c'est-à-dire à la
relation d'amour entre le Père et le Fils dans l'Esprit. Vivre dans
l'infinie nouveauté du mouvement trinitaire, ce n'est pas connaître Dieu
comme un objet qu'on pourrait saisir dans sa globalité, mais ce n'est pas
non plus le connaître en partie comme un objet dont on ne verrait qu'un
aspect alors que tout un reste nous serait fermé. (p.373)28

-C-La terre et le ciel: l'espérance comme utopie et tension.

Les pages 377 à 431 de T.D.IV reprennent et prolongent les réflexions de


Balthasar sur l'Apocalypse dans T.D.III,p.15-63 dans la perspective de la
vision béatifique.

Il y a une téléologie inscrite dans l'humanité et son histoire, selon


laquelle le monde est ordonné à Dieu, tandis que, selon l'Apocalypse, les
événements célestes sont concernés par la terre (sich befassen mit:
s'occupent de) et exercent sur elle leur influence. (p.377)
Ce qui est terrestre est en croissance à la rencontre du ciel
(entgegenwächst): par conséquent, le ciel n'est pas seulement pour la terre
un avenir plus ou moins lointain, en elle il est présent (Gegenwart) et
entéléchie. (p.383) Les mortels vivant dans les épreuves de la vie
terrestre ont au ciel une présence dont ils sont inconscients, ou peut-être
partiellement conscients.

Cependant, le texte de l'Apocalypse, pas plus que la réflexion théologique


sur la transcendance divine, ne permettent pas d'imaginer une transition

28Ici encore, l'analogie de l'amour humain est éclairante, et peut nous


aider à pénétrer dans la pensée de Balthasar: nul ne peut prétendre
connaître totalement l'être aimé, mais l'aimant n'accepterait pas que
l'être aimé réserve délibérément ou par principe une partie de soi-même
comme inaccessible à cet amour.

77
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continue de la vie terrestre à la vie en Dieu: c'est sans transition ni


stade intermédiaire que la plainte des souffrants devient en ciel un joyeux
alleluia (ibid.). L'ordonnance mutuelle se trouve accomplie en une
inhabitation mutuelle du ciel et de la terre (ein vollendetes Sich-
Durchwohnen). (p.378) La vie terrestre ne s'y réduit pas à un souvenir,
mais, ayant traversé le renoncement de la mort et la métamorphose
purifiante dans le feu du jugement divin, devient dans l'éternité une
présence sans fin (dauernde Gegenwart). (p.379-380)

Bref, la vision béatifique, comme accomplissement de ce qui a commencé dans


l'incarnation du Logos, ne peut être que la participation à la vie toujours
nouvelle de Dieu lui-même (Lebensereignis: événement de la vie). (p.431)

Dans un long chapitre du dernier volume de la Théodramatique, Balthasar


expose ses réflexions et convictions au sujet de ce qu'il appelle, par
allusion à l'analogie théätrale, "das Endspiel" (la pièce, le drame final):
le drame du salut face à l'aporie incontournable du refus humain opposé à
la "trinitarische Unterfassung", c'est-à-dire à cet acte trinitaire par

lequel Dieu "saisit par en-dessous" le péché du monde. C'est dans ce


chapitre qu'il traite de l'apocatastase (voir ci-dessus, section V,3)29.
Mais au départ de cette réflexion Balthasar évoque deux avatars
diamétralement opposés de la pensée théologique sur le jugement dernier et
l'éventualité de la perdition.

«Si nous considérons le mystérieux 'moment d'absolu' de la volonté créée,


et donc la possibilité qu'elle a de se refuser purement et simplement
(schlechthin) à Dieu, et si nous prenons au sérieux cette capacité, -comme
l'a fait en général la théologie traditionnelle-, nous ne pouvons nous
empêcher d'être étonnés (staunen: être ébahis) de l'indifférence froide
avec laquelle cette théologie abandonne à la perversion (Verderbnis)
éternelle une part de la création destinée au ciel. Elle n'y voit aucune

29Dans le Dictionnaire critique de Théologie, art. Vie éternelle, Claude


GEFFRE résume à grands traits la position traditionnelle de l'Eglise: la
promesse divine donne leur prix aux choix éthiques de la vie terrestre,
mais il est certain qu'à la résurrection des morts est conjoint un
'jugement' qui peut entraîner une condamnation éternelle (Mt.25,46). Il
faut, dit-il, maintenir cette éventualité sans laquelle les choix libres de
l'homme perdraient leur infini sérieux. Cependant, il faut aussi maintenir
l'asymétrie imposée par la victoire de la grâce du Père manifestée en
Jésus-Christ. Pourtant, l'Eglise "ne se sent pas le droit" d'en tirer comme
conclusion la certitude du salut de tous.

78
79

perte (Einbusze) subie par la 'splendeur-seigneurie' de Dieu


(Herrlichkeit): la justice de Dieu se glorifierait en cette part perdue du
monde, tout comme sa miséricorde se glorifierait de la part qui est
sauvée.» (ci-dessus p.28) Mais d'autre part, «aujourd'hui (c'est-à-dire au
moment où Balthasar écrit ce texte, vers 1982) on rencontre le problème
inverse: on joue avec l'enfer d'une manière peut-être irréfléchie, mais qui
n'est pas complètement justifiable.» (T.D.IV,p.171)

Ce retour vers la doctrine de l'apocatastase peut se comprendre, non


seulement à partir d'un optimisme superficiel, mais aussi par la présence,
dans l'Ecriture, d'expressions contradictoires, évoquant tantôt le salut
universel, oeuvre du Christ mort pour tous les êtres humains et tous leurs
péchés, et tantôt évoquant de façon évidente (offenbar) la capacité de
refus de ce salut par la liberté finie, -même si le rejet nécessaire (das
Verstoszen-müssen) de l'être humain qui rejette l'amour de Dieu apparaît
comme une défaite de Dieu, un échec dans son oeuvre de salut.

De toutes façons, il ne s'agit pas pour Balthasar de chercher à trouver à


la lumière de l'Ecriture une conclusion et un point final à cette aporie,
mais bien d'y situer le point de départ d'une réflexion ouverte sur le
mystère (Endpunkt: point final; Ausgangspunkt: point de départ). (p.173)

C'est dans cet esprit que Balthasar envisage la réalité de l'enfer, sous un
titre dont on ne peut qu'apprécier la lucidité et la modestie:
«Approximation an die Hölle», une approche qui reconnaît n'être qu'un à-
peu-près. (T.D.IV,p.273) A la lecture de ces pages, il apparaît clairement
que Balthasar s'avance avec une extrême prudence sur ce terrain
particulièrement difficile: il pèse ses mots et, au détour de phrases
complexes, prend soin de ne pas simplifier artificiellement son propos.
C'est pourquoi j'ai préféré traduire ici intégralement des phrases balisant
sa démarche plutôt que d'en simplifier la teneur dans un résumé.

Paraphrasant Scheeben (Mysterien des Christentums), Balthasar condense en


deux phrases complexes une logique en spirale qui essaie de rendre compte
de cette aporie doctrinale: «Le feu qui brûle ici [dans l'Enfer] n'est rien
d'autre que le feu de Dieu lui-même (...). Et pourtant il y a ausi une
"consommation de la nature par elle-même" (ihre Selbstverzehrung),dans la
mesure où en elle la haine et la colère contre Dieu est en proportion de la
communauté d'amour préétablie par Dieu (vorgesehen) et inscrite dans l'être
même de la créature (das Wesen des Geschöpfes), de telle sorte que cet
amour exprime le poids et la flamme (die Glut: chaleur ardente) de la

79
80

colère de Dieu -colère qui, dans sa portée et sa violence, est en raison


directe (in geradem Verhältnis) de l'amour offert à la créature et repoussé
par elle. De ce point de vue, si l'enfer est en Dieu, il peut tout aussi
bien être représenté comme étant dans le damné lui-même, dans sa propre
disposition (Zustand: état, position).» (T.D.IV,p.274-275)
Cette spirale resterait désespérément fermée si elle n'était pas précédée
par la vocation surnaturelle de la créature à l'amour trinitaire: «quelque
chose de la liberté qui lui est conférée est déposé (hinterlegt: mis en
dépôt) en Dieu, pour lui être remis dans l'échange d'amour comme le don
ultime accomplissant cette liberté.» En d'autres mots: «précédant tout
arbitraire (Willkür) ou hésitation de la volonté, se trouve posé un
fondement intangible, hors de la portée (entzogen) de la liberté de la
créature.» (p.275)
«La tentative d'un être humain de s'exclure lui-même de la vie trinitaire
qui, dans le Christ, rattrape (einholt) en elle le monde, et, s'excluant
ainsi, d'être Enfer en soi [reste même alors] incluse dans la courbe que
trace le Christ (die Kurve Christi), et dans cette mesure reste déterminée
par l'essence (Wesen) et le sens [de cette courbe], -le Christ qui est là
pour communiquer au monde la liberté du bien absolu.» (p.276-277)
Balthasar conclut la première partie de son exposé par une phrase assez
inattendue, mais qui annonce la profondeur et l'ouverture de sa réflexion
sur ce sujet difficile: «Tout ceci devrait mettre en lumière les limites
internes (die inneren Grenzen) et les questions qui restent pendantes (die
Fragwürdigkeiten30) de l'idée d'un choix par elle-même, absolument libre,
de la créature humaine dans un refus total de Dieu (restlos: sans résidu,
ici: sans réserve).» (p.277)
Celui qui, voulant se prouver à lui-même sa capacité d'absolu à l'encontre
de Dieu, se refuserait ainsi, se condamnerait par son choix à l'abandon, à
la totale solitude, mais s'y trouverait confronté (träfe auf: 'tomberait
sur') à la figure de Celui qui est encore plus abandonné que lui. Cette
rencontre de ce frère dans la déréliction ne pourrait-elle pas lui inspirer
une prise de conscience: "cet abandonné de Dieu, c'est pour moi qu'il en
est là" (dieser von Gott Verlassene ist es um meinetwillen)? Et si, au
pécheur qui s'est isolé lui-même dans la solitude d'un 'être-pour-soi-
seul', Dieu apparaît ainsi comme isolé dans une encore plus grande

30L'adjectif "fragwürdig", dans l'usage quotidien, est nettement péjoratif:


"douteux, louche, ambigu, inspirant méfiance". Il est peu probable que
Balthasar veuille qualifier sur ce ton l'idée même d'une capacité de refus
total de Dieu par l'homme. Une lecture étymologique est plus éclairante:
"fragwürdig" signifiant alors "qui mérite d'être mis en question" -en
admettant cependant que la connotation péjorative doive continuer à trouver
un certain écho dans la lecture du texte allemand, en un sens qui n'est pas
étranger à la suite de la démarche de l'auteur.

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solitude, si Dieu de cette manière fait éclater cet enfermement sans issue
par sa présence impérieuse, impossible à éluder (unabweisbar), qui pourrait
voir dans une telle victoire divine une contrainte empêchant l'exercice de
la liberté humaine? (p.284ss)

Suivre pas à pas cette démarche obstinée de la pensée de Balthasar, c'est


recevoir progressivement l'impact d'une affirmation prudente, détournée
sans doute, mais indéniable et décisive, de la victoire nécessaire de la
kénose divine, de la déréliction absolue du Verbe incarné et ressuscité sur
la négation absolue dont est capable la liberté finie. Et pourtant, c'est
le même auteur qui s'est exprimé de façon insistante sur l'irréalisme de la
solution trop facile de l'apocatastase et sur la réalité et le poids du
péché.

Affirmer la victoire imparable de la kénose sur la négation coupable, et


pourtant reconnaître d'une part que la liberté finie est capable d'un refus
total de Dieu, et d'autre part que la colère de Dieu s'abat nécessairement
sur le péché: Balthasar propose une solution assez intattendue à cette
aporie, tout en rappelant prudemment «nous sommes toujours ici dans une
logique d'approximation». «Ainsi il ne resterait en enfer, comme ce qui est
définitivement condamné par Dieu à la perdition, que le péché, mais séparé
du pécheur par l'oeuvre de la Croix -et certes, étant donné la puissance
qui y a été investie par la créature, ce reliquat ainsi rejeté dans l'enfer
n'aurait rien d'une réalité inconsistante.31»

Alors que dans l'Ancien Testament la double issue du jugement n'est pas
mise en question, le Nouveau Testament tient ouverte une tension entre la
menace d'un jugement implacable et l'évocation d'une réconciliation du
monde avec Dieu dans le Christ dans la perspective d'un salut pour tous.

L'issue négative est plausible, car «plus grand est l'engagement (Einsatz)
du Dieu aimant en faveur de son monde pécheur, d'autant plus vulnérable est

31«(...) so bliebe in der Hölle als das von Gott endgültig Verdammte die
durch das Werk des Kreuzes vom Sünder getrennte Sünde zurück, eine durch
die vom Menschen in sie investierte Kraft durchaus nicht nichtige
Realität.» (T.D.IV,p.287) Par ailleurs, cette conception du Descensus, et
l'évocation d'une victoire inéluctable de la 'non-puissance' dans la
déréliction de l'Enfer, est comme une réponse à la réaction scandalisée que
provoque chez Balthasar la froideur logique de la théologie traditionnelle
face à l'éventualité de la perdition (ci-dessus p.78). Le P.de Schrijver me
fait remarquer que Balthasar se démarque de Barth par ce renvoi à
l'expression "das Nichtige", selon laquelle Barth définit le péché.

81
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cet amour. (Par ailleurs), dans le Nouveau Testament l'exigence que pose au
croyant le premier commandement (...) dépasse désormais tout ce que le
croyant peut espérer pouvoir atteindre par lui-même.» (T.D.IV,p.289) «Est-
ce que la spéculation théologique arrivera jamais à un résultat, face aux
expressions contradictoires de l'Ecriture?» (p.291) Ce qui reste au
croyant, dès lors que toute systématique spéculative lui devient
impossible, c'est cette espérance dont Paul dit qu'elle ne peut pas nous
tromper (Rm.5,5). Et pourtant, face à l'évocation d'un jugement qui les
attend, les humains ne peuvent pas éluder la crainte: en effet, c'est
l'entièreté de chaque vie qui sera pesée selon ses oeuvres, et «il n'est
pas possible que dans ce tout il n'y ait rien de damnable
(verdammenswert).» (p.293)

«Ainsi le croyant ne peut qu'espérer aveuglément en le miracle qui est


advenu en la Croix du Christ. Mais s'appliquer à soi-même l'espérance
chrétienne exige du courage: il s'agit de croire que, par la puissance de
ce miracle, ce qu'il y a de damnable dans une vie sera vaincu, séparé et
rejeté comme ce déchet inutilisable (unverwendbar) qu'on brûle devant les
portes de la ville sainte.» (ibid)
Ainsi évoquant, par opposition à l'espérance bon marché (billig) de la
doctrine de l'apocatastase, une espérance "d'un prix élevé" (teuer),
Balthasar termine cette section sur une réactivation des versets du Dies
Irae -versets qui, dit-il, ne sont caducs qu'en apparence seulement- qui
chantent successivement la crainte du jugement: Quantus tremor est futurus,
...Quidquid latet apparebit ..., et l'espérance qui nous est donnée: Mihi
quoque spem dedisti ...

A la fin de l'Esthétique Théologique, Balthasar consacre toute une section


à l'espérance, sous le titre "La percée vers Dieu" (Aufbruch: déchirure,
rupture). Cette section contient quelques-unes de ses plus belles pages.
(T.Ä.III,2,2,p.476ss)
La promesse qui sous-tend l'espérance chrétienne ouvre un champ d'utopie,
mais qui dépasse infiniment toute utopie concevable suscitée par le désir
humain32. Ce qui est promis, c'est la splendeur et l'accomplissement: une
promesse qui étend à l'infini la portée de l'espérance humaine, dont
l'attente désormais ne peut être satisfaite que par l'irruption du monde
entier dans la splendeur divine, ouverte pour nous et avant nous par le
Ressuscité (p.476). Aucune utopie humaine ne peut faire venir à nous cette
espérance bienheureuse de la splendeur divine, englobant «le passé, la

32Voir aussi T.D.IV,p.122ss: "Die Gestalt der christlichen Hoffnung"

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mort, les milliards de morts gisant derrière nous, et même les souffrances
horribles qui en ce monde n'ont pas de sens et ne peuvent se comprendre
elles-mêmes.» (p.477, renvoyant à 1Thess.4,13ss)
Quelle espérance mondaine pourrait se fonder sur un ancrage tel que la
Résurrection proleptique de Jésus, «non pas un quelconque mort dans la
contingence, mais celui qui a été fait péché par Dieu? (2Cor.5,21)»
Distension extrême du paradoxe: cette splendeur annoncée est à la fois
douloureusement lointaine, indéfiniment retardée, mais en même temps, dans
l'espérance chrétienne, c'est ce qui est promis avec le plus de certitude,
puisque déjà rendu présent dans le Seigneur. (p.477)
«Ce qui dans l'espérance chrétienne cherche avec une telle force à
témoigner de soi au-dehors (dringt zur Auszeugung), c'est (...) Dieu lui-
même qui, par amour pour le monde, s'est dessaisi de sa splendeur divine
pour, avec nous, la retrouver: splendeur qui n'est pas l'immuable 'kabod',
mais la splendeur de l'amour trinitaire qui a fait connaître sa vraie
toute-puissance dans la non-puissance de la Croix.» (p.478)

Mais l'Apocalypse de Jean, ainsi que les lieux de l'Ecriture qui lui sont
apparentés, montrent «quelle peine sanglante cela a coûté [à cet amour]
pour pénétrer (sich durchzusetzen) dans la réalité du monde (Weltwesen) qui
s'y oppose et s'y refuse jusqu'au bout.» (p.479)
Relisant Rm.8,18-30, Balthasar rappelle que l'espérance chrétienne est
tendue entre, d'une part, l'attente de toute la création dont le croyant
est solidaire, et d'autre part «quelque chose comme une espérance
intradivine (innergöttlich): l'Esprit confère profondeur et justesse aux
soupirs incertains et impuissants de l'espérance humaine.» (ibid. Voir
j λ
aussi T.D.IV,p.128) C'est un gémissement au-delà de toute parole (ja j avλητος:
wortlos; v.26), qui peut être compris et exaucé par Dieu à l'instar du cri
d'agonie inarticulé et du silence de la mort du Fils crucifié: prière
adéquate donnée par l'Esprit à la créature ainsi attirée dans la vie
intratrinitaire par la 'substitution inclusive', oeuvre du Logos incarné.
(p.481)
Cependant la force même de cette inclusion révèle le poids de la résistance
humaine à cette attirance divine. L'espérance, comme disposition
fondamentale (Grundbefindlichkeit) de la créature, manifeste à la fois le
'basculement' transcendant (überkippen) vers cet essentiel définitif qui
tarde à s'accomplir (das Ausstehend-Endgültige) et l'incapacité humaine à
échapper à sa condition -condition humaine ici qualifiée de multiples
vocables négatifs: vanité, à-quoi-bon, apparence, 'en-vain' (umsonst),
tentation, ruine, défaite, -la condition de l'être humain voué à la mort à
cause du péché. (p.481)

83
84

Ainsi l'espérance est à ce point utopique: elle mise totalement sur un


accomplissement qui tarde à se produire, et qui pourtant est inaccessible à
partir de la déchéance présente du monde -espérance qui ne peut envisager
de réalisation progressive de son objet par la vertu des efforts humains
(il n'y a pas de transition par degrés entre la Croix et la Résurrection),
espérance en une splendeur dont on ne peut pas déduire la réalité à partir
de l'expérience du manque existentiel (c'est selon Balthasar le sens de
Rm.5,15ss: il n'y a pas de commune mesure entre la condition humaine
souffrante et la plénitude céleste promise). Ainsi l'espérance humaine -
l'espérance qui ne trompe pas- est du domaine de l'indicible, de la
patience et de la passivité, du gémissement et de la faiblesse. L'être
humain cherche la parole libératrice, mais ne la trouve pas par lui-même:
c'est l'Esprit en lui qui donne consistance à sa prière sans paroles
(p.483)

Les pages 484 et 485 sont exceptionnellement belles et d'une grande


profondeur. Les gémissements de l'Esprit s'élèvent au fond même de nos
coeurs désemparés (ratlos, au sens fort: qui ne trouvent aucun 'Rat', aucun
guide, aucun conseil), «là où nos coeurs ne se connaissent plus eux-mêmes.»
L'Esprit ouvre à notre désir l'accès en Dieu, lui confère un 'Ent-sprechen"
(correspondance, répondant) sans "Sprechen" (sans parole) (c'est moi qui
souligne), le place et le garde (einbergen) dans le dialogue de prière
intratrinitaire. C'est ainsi, par cet 'être-avec' (Mitsein), que l'Esprit
exprime le fond même de la fraternité du Christ. (p.484) Le Fils est en
Dieu le Tu, séparé et autre en même temps que un par son essence
(Wesenseins), autre pour le Père et autre pour nous. C'est précisément
cette distance qui établit la réalité de l'amour fraternel entre le Fils et
la créature humaine, selon le paradoxe évident qu'un dialogue ne peut être
réel qu'entre des personnes à la fois séparées par une distance et réunies
par un lien concret.

L'intimité de la Splendeur trinitaire est totalement don de soi (Hingabe),


don conjoint (Mitgabe), être-pour-l'autre, compréhension, exaucement
(Erhören), dans un non-dit (Un-gesagte) qui est l'accomplissement infini de
l'échange d'amour. (ibid)
Dans le même volume, Balthasar a commenté de façon détaillée le prologue
des Ephésiens (p.366ss); ici, c'est Rm.8,29 qui est cité comme un écho en
profondeur de cette 'appropriation qui est désappropriation' de la personne
humaine dans le dialogue trinitaire (Aneignung als Enteignung). La
créature, objet de l'amour divin, le Christ, de toute éternité (von jeher),

84
85

l'a emportée, 'mise à part' (προορivsας; Eph.1,5) dans une aliénation


extatique (Entfremdung, au sens de l'anglais 'estrangement': être rendu
étranger à soi-même), il l'a pensée (erdacht), déterminée (bestimmt),
choisie (erwählt), précisément pour que, en ce lieu où il la dépossède,
paradoxalement elle soit 'chez elle-même' (bei sich selbst) dans sa vérité
propre (Eigentlichkeit).
De toute éternité, la créature était déjà prise en compte (eingerechnet)
dans le pardon obtenu par le sang du Christ: la 'perte de Dieu'
(Gottlosigkeit) qui fonde toute la détresse humaine (Rm.1,18-3,20), sa
chute dans la mort (Todverfallen) est transmuée en espérance de vie par «ce
point extrême où la vie trinitaire, disposant de tout, entre en contact
avec la destinée du monde,33» où le Tu de Dieu, un en son être
(wesenseins), est un Tu consanguin (blutverwandt) parmi les humains, où la
Croix prend sur elle toute l'insuffisance du monde (Ungenügen, au sens
fort: l'incapacité qui est un manque) pour porter en enfer le péché et
ainsi délivrer l'homme. (p.486) L'à-quoi-bon, la caducité de l'effort
humain se change en fécondité si cette souffrance est comprise comme
participation aux souffrances du Christ en vue de la glorification promise.
(p.487)

Mais l'espérance est une tension: elle est ordonnée 'à visage découvert
(unverhüllt, ajνακεκαλυµµevνw/ προσwvπw/ 2Cor.3,18) à la splendeur du Seigneur, et
cependant, ce qui est contemplé dans l'espérance est une splendeur cachée.
(p.488) Utopie, mais utopie réalisée dans le Christ: «pour que l'être
humain puisse être ce qu'il est, l'impossible doit être fait possible.34»
Et Balthasar d'invoquer ici encore la figure de l'enfant: «Jésus renvoie
les adultes qui veulent entrer dans le Royaume à l'ouverture réceptive des
enfants (Empfangsbereitschaft: être prêt à recevoir), qui vivent dans
l'état même du don de l'amour (im Stand des Geschenkens von
Liebe).(T.Ä.III,2,2,p.496)

Et pourtant, si d'une part pour le chrétien l'irruption du Royaume de Dieu


en Christ a effectivement eu lieu, qu'en est-il de l'ici et du maintenant,
dans notre quotidien? «Tout ce qui caractérise le monde (alles an der Welt)
contredit [le Royaume], et qui pourrait même seulement le mettre en
évidence (herzeigen) comme en train de devenir (als ein Werdendes)? (...)
Ce qui fut événement en Christ est pour le monde à ce point caché, à ce

33«das äuszerste Punkt, wo das dreieinige Leben allesbestimmend, sich mit


dem Weltgeschick berührt.» (T.Ä.III,2,2,p.485)
34«Damit der Mensch sein kann, was er ist, musz das Unmögliche möglich
gemacht sein.» p.495)

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point contestable (anfechtbar), -et à ce point inopérant (wirkungslos)!»


(ibid.)
«(...) la seule autre possibilité, c'est l'utopie comme un engendrement à
partir du 'rien' (Zeugung aus dem Nichts)» (ibid) Nous chrétiens -et
l'Eglise que nous sommes- constituons l'explicitation (Auslegung) du don de
soi du Christ, à la fois au-delà de sa prétention aux pleins pouvoirs
[venant du Père] (Vollmacht), et au-delà de l'impuissance qui est le centre
de son existence.» (p.497)

Evoquant une fois encore la dialectique chrétienne de la joie et de la


douleur, Balthasar rappelle l'analogie du paradoxe de la vie humaine, dans
laquelle s'intègrent inséparablement le bonheur et la souffrance: pas de
liberté sans renoncement, pas de joie profonde sans renoncement au bonheur
superficiel.
Il est sans doute moins heureux que Balthasar évoque dans la même
perspective la douleur nécessaire infligée par l'éducateur à l'enfant pour
son bien, ainsi que la 'correction fraternelle' infligée par l'Apôtre Paul
ou par la communauté, également pour son bien, à un de ses membres fautif
(sont cités ici Hb.12,11; 2Cor.2,2; Pt.4,12ss; Jc.1,2), et qu'il en fasse
le rapprochement avec les souffrances infligées par Dieu aux humains comme
châtiment éducatif (Züchtigung), «signe que nous sommes pris en
considération (beachtet) par l'amour eschatologique de Dieu.35»
Il va même jusqu'à conclure ces réflexions en affirmant que «le rapport
entre l'Apôtre et la communauté reflète toute la relation entre Dieu et le
monde: la souffrance infligée est, pour le Dieu de la joie (der freudige
Gott), nécessaire pour le bien du monde (um der Welt willen), et pourtant
Dieu ne peut qu'attendre (ist darauf angewiesen: en est réduit à, n'a
d'autre possibilité) que la joie revienne à lui depuis le monde qu'il a
délivré (enthoben) de l'aliénation jusqu'à lui ouvrir la lumière de
l'amour, et donc de la compréhension.» (p.503)

Dans la foulée de ces arguments Balthasar réaffirme, pour le chrétien, «la


possibilité d'acquiescer à la souffrance dans la joie, avec Dieu et en
Dieu». Il lit dans la même perspective les paroles que Jean met dans la
bouche de Jésus (14,18): «Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que
je vais vers le Père.» (voir ci-dessus p.35) L'aimant, dit Balthasar, «peut
se réjouir de ce que l'aimé va souffrir, parce que c'est l'expression d'un
amour qui n'aurait pu s'exprimer autrement» -et Balthasar invoque dans ce

35On lit aussi: «Le voilement [de l'accomplissement de la plénitude] est


nécessaire, parce que nous devons être purifiés par de nombreuses
épreuves.» (T.D.IV,p.127)

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sens Jn.15,13: «Il n'y a pas de plus grand amour que de déposer sa vie pour
ceux qu'on aime». Pouvoir ainsi se déposséder est une joie pour Celui
qu'ils aiment, et donc ils peuvent et doivent s'en réjouir avec lui.
(p.506-507)

-VII-Conclusion.

Terminons ce compte-rendu en citant un paragraphe qui en concentre


l'essentiel: «l'éclair de la splendeur de Dieu a touché la terre; dans le
temps humain le temps éternel a pesé de son poids (angewuchtet); dans la
mort humaine, l'amour éternel a donné son sang (sich verblutet: saigné
jusqu'à être exsangue), il a séjourné dans l'irréversible de l'enfer (das
Unwiederbringliche: ce qu'on ne peut pas reprendre pour le rapporter);
dans la Résurrection, il a préparé pour l'à-quoi-bon (das Vergebliche) une
place auprès du Père.» (T.Ä.III,2,2,p.496)36
Et pourtant, il est tout aussi essentiel à l'exposé de Balthasar de
témoigner par la complexité même de ses développements du choc de
l'inacceptable excès du mal (péché et/ou malheur): le parcours théologique,
en un aller-retour sans fin, est tendu dans une dramatique espérance entre
le mystère insondable et le besoin humain de cohérence. Cette tension est
un des principaux axes conducteurs de la réflexion sur le langage de la
théologie.

36Dans L'Homme, A.GESCHE résume «l'idée fondamentale de salut,


caractéristique de la foi chrétienne. Qui dit salut, en effet, dit
précisément que rien n'est fatal, irrémissible, irréparable, irrémédiable.
(...) L'idée de salut est précisément que tout peut être sauvé.»

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-B-ECLAIRAGES.

Introduction.
Porter un regard d'ensemble sur une oeuvre de cette envergure exige un
certain recul. Nous y aideront, d'une part, une lecture d'ouvrages de
Balthasar répartis chronologiquement sur toute la longue période de
publication de sa trilogie, et d'autre part des textes de trois philosophes
croyants: deux chrétiens, Ricoeur et Nabert, et un juif, Lévinas, traitant
du thème qui nous occupe.

-I-Textes de Balthasar.

Préparée de longue date, la publication de la trilogie est répartie sur


quarante ans -si on tient compte du fait que le premier volume de la
Théologique avait déjà été publié séparément en 1947- ou sur une trentaine
d'années si on s'en tient à la succession numérotée des quinze volumes.
Quant à l'opuscule intitulé "Epilog", paru en 1987, que les commentateurs
s'accordent à considérer comme faisant partie intégrante de cette oeuvre,
c'est un texte important à plusieurs égards, mais qui dans sa densité
n'apporte rien de bien neuf en ce qui concerne les thèmes qui nous
occupent: il ne fera donc pas l'objet d'un commentaire séparé.
Pendant cette longue période, Balthasar n'a pas cessé de produire divers
autres ouvrages, dont un certain nombre concernent les thèmes ici traités.
Ces textes ne sont pas sans apporter un éclairage particulier de nature à
aider la compréhension de l'oeuvre principale. C'est à ce titre qu'on en
trouvera ici un compte-rendu.
Dans l'ordre chronologique de leur parution, ce sont: 1)les opuscules "Der
Christ und die Angst" (1951), "Glaubhaft ist nur Liebe" (1963), 2)le volume
"Theologie der Drei Tage" (1970), 3)les deux articles "Abstieg zur Hölle"
(1970) et "Über Stellvertretung" (1973) repris dans le volume IV des
"Skizzen zur Theologie", 4)l'opuscule "Christen sind einfältig" (1983),
5)les deux articles "Der Tod vom Leben verschlungen" (1982) et "Einheit von
Leben und Tod" (1983) repris dans le volume V des "'Skizzen sur Theologie",
6)les opuscules "Was dürfen wir hoffen?" (1986) et "Kleines Diskurs über
die Hölle" (1987).
Ordonné en quatre rubriques, ce commentaire suivra l'ordre chronologique de
parution de ces textes, à l'exception des deux derniers opuscules, qui par
leur contenu se rattachent au second groupe.

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Concordance chronologique des volumes de la trilogie


et des textes commentés ci-après.

1947.1ère publication de Wahrheit der Welt.


1951.Le chrétien et l'angoisse.
1961.Esthétique Théologique (I).

1962.Esthétique Théologique (II,1 et II,2).


1963.L'amour, seul objet de foi.
1965.Esthétique Théologique (III,1,1 et III,1,2).
1966.Esthétique Théologique (III,2,1).
1969.Esthétique Théologique (III,2,2).
1970.Théologie des trois jours.
Descente aux Enfers.
(dans Esquisses IV,1974)
1973.Théodramatique (I). 1973.A propos de la Substitution.
(id.)
1976.Théodramatique (II,1).
1978.Théodramatique (II,2).
1980.Théodramatique (III).
1982.La Mort engloutie par la Vie.
(dans Esquisses V,1986)
1983.Théodramatique (IV). 1983.Les chrétiens sont simples.
Unité de la Vie et de la Mort.
(dans Esquisses V,1986)
1985.Théologique (I et II).
(le vol I reprend Wahrheit der Welt de 1947)
1986. Espérer pour tous.
1987.Théologique (III). 1987. L'enfer, une question.

1987. Epilogue.

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1-L'angoisse, l'amour et la foi.


A-Le Chrétien et l'Angoisse.

Cet opuscule a été publié en 1951 -cette même année, Balthasar publiait son
important ouvrage sur Karl Barth-; le premier volume de la trilogie n'est
paru que 10 ans plus tard, en 1961.
On rencontre dans ce petit volume des concepts qui ne connaîtront leur
forme achevée que dans le cours du développement de la trilogie, mais
l'orientation spirituelle est déjà celle que l'auteur va approfondir dans
son grand ouvrage; en particulier, certaines profondes intuitions
spirituelles trouvent déjà ici leur expression. Le concept d'angoisse qui
apparaît dans le titre est un concept négatif, mais on peut considérer que
tout le texte est l'expression d'un parcours spirituel où ce concept est
transmué par la grâce de la foi en participation à la kénose du Fils
incarné.

Dans une première partie, l'auteur rappelle le statut de l'angoisse humaine


dans l'Ancien Testament. D'une part, l'angoisse existentielle -'neutre' en
tant qu'elle pèse aussi bien sur les 'bons' que sur les 'méchants'-: c'est
l'angoisse humaine face à la vanité du néant. «L'angoisse est le
dénominateur commun auquel se mesurent la réalité du jour et l'irréalité du
rêve.»(p.13-16) Mais les 'méchants' connaissent leur angoisse propre, qui
est l'emprisonnement, l'isolement de ceux qui, se détournant de Dieu, sont
eux-mêmes la cause de l'angoisse qui les oppresse. (p.16-19)
Aux croyants, en tant qu'ils sont fidèles à l'Alliance, est interdite une
telle angoisse qui serait pour eux synonyme d'incroyance. La seule crainte
qui leur est légitime, c'est celle que leur inspire leur faiblesse de
pécheurs et le risque de se trouver en rupture d'Alliance. Mais le juste
qui a ainsi succombé est conduit par Dieu jusqu'au bord extrême de
l'angoisse, «afin de revenir de là, par la prière, plus consciemment, avec
plus de gratitude, au centre de l'espérance.» (p.24-28)37
Dans le Nouveau Testament, la confrontation avec le mystère de Dieu dans
l'incarnation du Fils confère à l'angoisse du croyant une autre dimension:
celle de la crainte du jugement. Son reflet le plus dramatique se trouve
dans les textes apocalyptiques. (p.33-34)

37C'est le thème biblique récurrent et mystérieux du 'retour à Dieu', à la


fois agi et subi: «Fais-moi revenir, que je revienne ...» (Jér.31,18),
anticipant sur les apories de la rationalité dans les débats sur la liberté
et la grâce.

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Mais l'angoisse éprouvée par le Christ au Jardin des Oliviers témoigne que
le Christ connaît l'angoisse humaine, subit «l'angoisse que le pécheur
devrait subir.»(p.36-37) Cet aspect de l'incarnation sera approfondi et
précisé plus tard, avec le concept de 'substitution inclusive'. (ci-dessus
p.57ss)
Dès maintenant, ce texte de 1951 y apporte l'éclairage d'une intuition
spirituelle. En effet, le Fils incarné, à partir de sa connaissance infinie
de la communion d'amour intratrinitaire, éprouve sur la croix la
déréliction, l'abandon par le Père, à un degré infini qu'aucune créature
pécheresse ne peut connaître.
En effet, l'expérience 'finie' de l'angoisse conserve souvent un reste de
recul, un 'dehors', un extérieur à partir duquel l'expérience des ténèbres
peut être considérée -même Job peut juger et exprimer son jugement sur la
nuit qui l'écrase. Sur la Croix, au contraire, c'est la lumière du monde
qui est elle-même obscurcie, «toute méditation a disparu dans le fait pur
qui est maintenant l'absolu.» Toute sagesse, tout jugement est enseveli
avec le Christ: anéantissement nécessaire pour que ressuscite avec le
Christ la sagesse nouvelle, que «la lumière engloutie de la rédemption»
puisse franchir les portes de l'enfer et en remonter ressuscitée.»(p.38-
39)38

L'ouvrage comporte quelques pages où le ton volontariste ou moralisant,


voire polémique, prend le pas sur la méditation christologique.
Que l'angoisse humaine reçoive dans le kérygme chrétien l'annonce d'un
salut par lequel cette angoisse reçoit son sens dans le Christ, en devenant
participation à l'angoisse du Fils incarné, certes c'est là le fil
conducteur qui donne sa valeur à cet opuscule. Mais cette affirmation
implique-t-elle pour le croyant chrétien, comme semble le dire Balthasar,
que cette angoisse doive impérativement être dominée, et que faute d'une
telle maîtrise ce croyant «manque d'authenticité chrétienne (...); sa foi
est malade ou débile»? Selon Balthasar, un tel chrétien serait «contaminé
par l'angoisse pathologique de l'homme moderne», et sombrerait «dans une
fade et tiède médiocrité», au lieu de «sortir hardiment à l'air libre de la
foi», pour montrer aux chrétiens angoissés «les moyens de se libérer d'un
stérile confinement en vase clos.» (p.44-47)
A une telle angoisse 'pathologique', Balthasar oppose la tension vécue par
les chrétiens humbles qui savent qu'ils sont pécheurs, tension qui les
tient en suspens entre la crainte et l'espérance, «soit qu'ils retombent

38Ce thème sera repris en d'autres termes dans T.D.IV,p.234 (ci-dessus


p.80-81): le pécheur abandonné de Dieu rencontrera dans son enfer un Autre,
infiniment plus abandonné que lui.

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dans un péché grave et qu'alors -selon le message de l'Apôtre- ils pèchent


de façon bien plus terrible qu'un païen inconscient (Hb.6,3-8), soit qu'il
se débattent dans cette zone de pénombre (...) et connaissent leur propre
insuffisance dans l'accomplissement du commandement du Seigneur.»(p.54-55)

Mais perdre pied dans cette angoisse chrétienne, ce serait le fait de


«l'homme qui ne veut pas prendre le Christ au sérieux, (...) veut demeurer
en lui-même et non en Dieu.» Selon Balthasar, «la mauvaise conscience chez
de nombreux chrétiens, et l'angoisse engendrée par celle-ci» provient de ce
qu'ils «mesurent la force de la foi à leur propre impuissance (...), alors
que la foi, dans le Nouveau Testament, est décrite comme quelque chose de
tangible et de sûr, qui procure la paix et la sérénité, et non pas une
dialectique vaccillante entre l'angoisse du péché et la certitude du
salut.»(p.57)
Ce texte a été écrit et publié, non pas par un tout jeune croyant emporté
par l'intransigeance de la jeunesse, mais en 1950, par un homme de 45 ans,
dont nous connaissons les acquis de son parcours antérieur et la profondeur
de son oeuvre à venir.
Soulignons cependant dès maintenant que le parcours de Balthasar jusqu'à la
fin de sa vie -et de sa trilogie- en 1988 l'amènera à d'autres dimensions
de la foi et de l'engagement chrétiens, ainsi qu'à un autre ton de son
langage théologique.
Tout au plus pourra-t-on encore percevoir dans un opuscule de 1971: "In
Gottes Einsatz leben." quelques traces de ce triomphalisme de (relative)
jeunesse: «Du vrai chrétien rayonne une liberté que le non-chrétien ne peut
que rechercher (...).La libre révélation de soi de Dieu en Jésus-Christ est
un espace de liberté divine, seul espace dans lequel la liberté humaine
peut se déployer totalement (...), une sphère d'une liberté telle que 'les
modernes' la recherchent fiévreusement, mais qui ne peut être trouvée hors
de la révélation divine.»(p.14-15)

D'ailleurs, déjà la suite du texte de Der Christ und die Angst dépasse ce
volontarisme pour mettre en valeur le rôle de la grâce. Vécue dans la
tension entre la crainte et l'espérance, l'angoisse chrétienne est une
participation à l'angoisse de la Croix. «Elle est don de la grâce, et à ce
titre elle coexiste mystérieusement avec la paix de la foi; à son degré
extrême, elle participe à l'angoisse de Celui, qui, sur la Croix, a renoncé
à la consolation de la lumière.»(p.56-57) L'obscurcissement de la lumière
dans l'acte même de la foi, de l'amour, de l'espérance «est diamétralement
opposé à leur obscurcissement par le péché.»(p.53)

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Entreprenant de ce point de vue une réflexion sur "la nature de l'angoisse"


-c'est le titre du dernier chapitre du livre-, Balthasar commence par une
réflexion sur le statut et le rapport mutuel de la philosophie et de la
théologie. Ceci éclaire et précise la formule déjà rencontrée dans
T.Ä.III,1,2,p.974: «Un chrétien, c'est un homme tel que, de par la foi
même, il est amené à philosopher», et en même temps prépare la réflexion
sur le langage théologique de Balthasar.

«Nous nous servons de la philosophie, celle-ci étant comprise comme ce


qu'elle est: la réflexion de l'esprit humain sur les raisons et les causes
de ce monde concret qui, comme nous le montre la Révélation, n'a jamais été
un monde 'purement naturel', mais un monde créé par Dieu, dans la grâce
surnaturelle, en vue d'un but unique, surnaturel: la contemplation de Dieu;
(...) Ainsi l'objet de la réflexion philosophique est-il toujours plus que
philosophique.(...) La nature que nous connaissons est celle qui est mise
en mouvement entre la chute et la Rédemption, qui est affectée au plus
profond d'elle-même par ces deux modalités (...). Le philosophe se résigne
à cette limitation qui lui est imposée par la Révélation et qui, de plus,
lui dénie un terrain de travail complètement indépendant de la Révélation.»

Ceci amène une autre formulation par Balthasar de sa perspective de


travail: il s'agit, «à la lumière de la Révélation [que fournissent les
textes bibliques] d'une analyse de la raison et de la nature humaines
frappées par cette lumière.»( Angst p.67-68)

La place de l'angoisse existentielle dans l'esprit humain est définie par


le rapport réciproque entre la transcendance et la contingence. En effet,
pour pouvoir connaître un être en tant que tel, l'esprit doit dépasser le
niveau d'un étant individuel fini, être parvenu à la vue de l'être. Ainsi,
la transcendance est ce qui rend possible la pensée, mais selon un double
mouvement: à l'abstraction de l'être à partir de l'étant correspond la
'conversio ad phantasma', c'est-à-dire le retour au reflet de l'être qui se
manifeste dans l'apparence, le retour à l'étrangeté du monde contingent.
(p.74-78) On rejoint ici le fondement de l'angoisse existentielle: la
béance de la différence ontologique empêche de donner aux objets un sens
satisfaisant. «C'est la même structure qui dévoile la vérité de l'être et
qui la voile en même temps et qui, tout en faisant éclater la lumière de
l'être et de l'esprit agissant, (...) répand tout aussi profondément la
nuit (...) de l'inintelligibilité.»(ibid.p.78)

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«Ce qu'on appelle liberté de choix (ou libre arbitre) contient,


inséparablement l'un de l'autre, cet élément positif d'une distance qui
libère de la contrainte, et cet élément négatif (...) du choix de quelque
chose qui est de toute façon contingent. C'est ici que se trouve le
véritable 'vertige de la liberté' devant son propre infini, (...) parce
qu'à cette 'puisssance' ne correspond (...) aucune nécessité de ce qui doit
être choisi.»(ibid.p.79)
Cependant, «mettre au commencement le libre arbitre, cela revient à
admettre comme présupposé ce qu'il n'est pas licite d'admettre: la
connaissance du bien et du mal», c'est surimposer nos catégories
rationnelles à ce qui devait être le mystère de «la liberté de la volonté
dans la grâce originelle de la créature sortant de la main du Créateur.
(...) Nous ne pouvons qu'évoquer le mystère originel d'un bien qu'on aime,
entièrement présent à celui qui aime, et qui le dispense de tout choix,
(...) dans une obéissance et un amour immédiats, assurés comme ceux d'un
enfant qui possède, embrasse ce qu'il aime.»(ibid.p.80-81)

Dès lors, s'efforçant de penser l'énigme du passage de cette vie en Dieu et


avec Dieu à la vie dans le péché, la raison humaine, avec la tradition la
plus ancienne de l'Eglise, considère que «l'esprit fini ne peut parvenir à
la pleine réalisation de sa fin qu'à travers un choix et une
tentation.»(p.84; Balthasar cite ici Josef Bernhardt).
Ou peut-être peut-on se représenter, comme Grégoire de Nysse, que l'état
originel de la créature est «la première condition de l'histoire et du
choix dramatique qui suivront», condition vis-à-vis de laquelle l'état
postérieur à la chute prend son caractère de «déficience béante». C'est
l'influence du Serpent, c'est-à-dire du mal en soi, qui met l'homme «dans
un tel rapport avec Dieu qu'il s'arroge le droit, dans une neutralité
indifférente, de choisir entre Dieu et son contraire.(...) Mais l'espace
qui a permis à l'homme de s'éloigner, il fallait bien que Dieu le lui
laissât libre. Et la tentation exercée par ce qui a été exclu de Dieu,
(...) Dieu ne pouvait l'en dispenser.» Désormais, «ce n'est pas seulement
la transcendance intérieure de l'esprit dont l'angoisse a peur, c'est la
conscience d'une erreur, d'un désordre, d'une faute originels (...)».(p.85-
86)39

«La foi, l'espérance, la charité doivent toujours être, pour la créature


finie, un saut, parce que c'est ainsi seulement qu'elles correspondent à la

39Ainsi Balthasar prend ici en compte le mystère du péché des origines


mieux qu'il ne le fait dans T.D.III p.149 (ci-dessus p.48 et 68). Il faut
aussi renvoyer à l'Essai sur le Mal de NABERT, p.98 (ci-dessous B.II,3).

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dignité du Dieu infini: c'est une action risquée, parce qu'il est digne
qu'on mette tout en jeu pour lui, et le véritable gain n'est pas dans une
'récompense' du saut audacieux, mais le saut lui-même qui est un don de
Dieu et ainsi une participation à son infini.»(p.88)

Le chrétien reçoit la grâce de pouvoir participer à l'angoisse et au risque


assumés par le Christ qui «s'est risqué (...), dans la finitude et le vide
du temps, (...) sans que l'éternité lui fournisse aucune sécurité, aucun
allègement, à s'en remettre à la volonté du Père qui lui était impartie à
chaque instant.»(p.89)
«L'octroi par Dieu de la souffrance chrétienne, et aussi de l'angoisse
chrétienne, est au fond, vu du point de vue de Dieu, intensification de la
lumière et de la joie, "ténèbre lumineuse", parce que c'est une souffrance
de joie, une angoisse de jubilation: le signe d'une confiance d'autant plus
grande de Dieu en celui qui croit.»(p.90)

Conclusion.
Cet opuscule, dans sa forme très condensée, pose déjà les principaux jalons
de la démarche de Balthasar dans sa trilogie; cependant, certains de ces
thèmes sont marqués ici d'un accent particulier:
1) Le mystère de la liberté originelle: mettre le libre arbitre au
commencement présupposerait la connaissance préalable du bien et du mal;
aussi, le passage à l'état de péché pose une énigme: celle de la présence
du Serpent, du 'mal en soi'.
2) C'est conjointement que la réflexion sur le donné de foi et la
Tradition de l'Eglise considèrent que Dieu ne pouvait dispenser l'esprit
fini du choix et de la tentation.
3) La distinction est faite entre d'une part l'angoisse existentielle
qui concerne tout être humain, et l'angoisse du pécheur, et d'autre part
l'angoisse chrétienne qui est participation à l'angoisse du Fils incarné,
angoisse réelle qui coexiste mystérieusement avec la joie non moins réelle.
4) La perspective de Balthasar est définie: la "nature", jamais
"purement naturelle", se mouvant entre la Chute et la Rédemption, le
travail du croyant qui est amené à philosopher est une analyse de la raison
et de la nature humaines frappées par la lumière de la Révélation.
5) Il est à remarquer que le concept d'amour intervient fort peu dans
ce texte, alors qu'il sera le thème central de l'ouvrage résumé ci-après.

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B-L'amour, seul objet possible de foi.

Les commentateurs s'accordent pour reconnaître l'importance de ce texte.


"Glaubhaft ist nur Liebe" est paru en 1963: il se situe chronologiquement
dans la période de publication des 7 volumes de l'Esthétique Théologique.

Il faut comprendre son titre dans l'esprit de l'ouvrage. Nous en trouvons


une première explication en première page: de l'acte de Dieu envers l'homme
("der Tat Gottes auf den Menschen zu": dirigé vers, allant vers l'homme),
on doit dire que c'est seulement en tant qu'amour qu'il est "glaubhaft"
(objet possible de foi). Il s'agit de l'amour même de Dieu, cet amour dont
la manifestation est la 'Splendeur-Seigneurie' ("Herrlichkeit") de Dieu
(p.5); c'est dans la sphère de l'amour que la splendeur divine se donne à
percevoir.(p.35)

Les critères d'authenticité de la 'chose chrétienne' ("das Christliche":


voir ci-dessous p.231) ne se trouveront pas dans les limites du pensable
(philosophie), ni de ce qu'on peut vivre ("das Lebbare": néologisme 'le
vivable'). Ces critères trouvent bien plutôt leur indication, leur renvoi,
leur base ("Ansatz": départ, commencement) d'une part dans la relation
d'amour, et d'autre part dans l'expérience esthétique.
«Un amour qui m'est donné, je ne peux jamais le 'comprendre' que comme un
miracle» (note 1,p.34-35), car «le Tu, vis-à-vis de moi, est celui qui est
toujours de nouveau l'Autre.»(p.34) C'est la liberté du Tu qui vient à ma
rencontre, et je n'ai pas le droit -ni le pouvoir- de préjuger, de déduire
le comportement de cette liberté.(p.33)

Quant à l'expérience esthétique, en particulier l'expérience d'une beauté


d'ordre éminent ("ausgezeichnet"), elle aussi me bouleverse comme un
miracle que je ne peux jamais prévoir ni dépasser. Tout à la fois cette
expérience me lie ("fesseln": enchaîner) et me délivre. Mais surtout, elle
est marquée par une nécessité intérieure qui s'impose sans qu'on puisse la
démontrer. Une oeuvre majeure de Mozart, alors qu'elle est le fruit de sa
liberté créatrice, impose la nécessité infrangible de son ensemble et de
ses moindres détails.

Liberté de l'autre qui vient à moi, nécessité de l'oeuvre, dont la présence


concrète prévaut sur ce que je peux imaginer ou ce que je peux prévoir
comme plausible: ce sont là deux aspects conjoints d'une même expérience,
qui renvoient, dans la chose chrétienne, à ce que Lévinas appellerait leur

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'emphase'40: la Révélation, dans la kénose du Logos incarné, qui d'une part


vient à nous dans sa liberté absolue, non prévisible, non déductible, et
d'autre part s'impose de l'intérieur à notre expérience de foi comme une
nécessité absolue, en cela même qu'elle ne dépend pas de la validité de nos
arguments. C'est la liberté infinie de l'amour qui se manifeste à nous dans
la splendeur incarnée de la kénose divine.(p.34) Ainsi se précise de
nouveau l'intention exprimée par le titre de l'ouvrage: «La figure
("Gestalt") de la révélation chrétienne est lue, comprise comme la
glorification de l'amour absolu par lui-même, ou elle n'est pas comprise du
tout.»(p.39)

La liberté absolue s'adresse à la liberté finie: face à la kénose et à la


Croix se manifeste la possibilité de son refus par la créature.
Les pages 43 à 48 donnent de la faute ("Schuld") une explication plus
dramatique et plus culpabilisante que dans la trilogie, éclairant ainsi
sous un angle particulier l'intention de l'auteur: prendre au sérieux le
drame qui se joue entre la liberté finie et la liberté infinie, et faire
ressentir au lecteur l'intensité de cette tension. «C'est précisément face
au crucifié que se dévoile l'égoïsme abyssal de cela même que nous avons
l'habitude de définir comme amour»(p.43), car «c'est la révélation
chrétienne qui met en évidence l'accomplissement du drame entre Dieu et
l'humanité, drame qui avait été commencé dans l'histoire de
l'Alliance.»(p.46)
Le choc de cette vérité, de cette sagesse toute autre, ne peut être
ressenti qu'au plus concret de l'expérience humaine, comme «un choc qui
perdure sans cesse.» ("ein immerwährender Schock")(p.47) Il est vrai qu'il
peut y avoir chez l'homme pécheur une pré-compréhension inchoative -une
certaine conscience d'une paralysie, d'une dureté de coeur-, conscience qui
lui fait dresser l'oreille quand il perçoit l'annonce de l'amour divin.
Mais c'est la 'pierre de scandale' posée devant ses pieds pour le faire
trébucher qui dirige son regard vers l'amour qui se révèle et qui à cette
lumière lui fait apparaître son amour inchoatif comme un 'non-amour'.(p.48)
Ainsi l'Amour qui se révèle pose devant le pécheur l'objectivité de son
péché: l'Amour tient éveillée la crainte en révélant clairement que l'enfer
ne se réduit pas à une menace pédagogique ("erzieherische Drohung") ou à
une simple possibilité. Il est la réalité même que le Fils incarné et
abandonné de Dieu connaît plus réellement que quiconque, car «personne n'a
connu un abandon aussi absolu que le Fils uni essentiellement au Père
éternel.»(p.62)

40Voir la section sur Lévinas ci-dessous dans IIIème partie,B 1. sur


l'anthropo-logie du langage, p.320.

97
98

Cette distension situe notre amour de Dieu marqué par la tentation ("unsere
versuchte Gottesliebe") au-delà de toute dimension humainement concevable:
aucune solution intermédiaire ne tient plus. Mais il reste au chrétien un
bien plus précieux qui est l'espérance chrétienne, qui n'est compréhensible
que comme modalité de cet amour, modalité qui a forme divine
inchoative.("inchoative gottförmige Liebe")(p.63) Cet amour qui croit et
espère est ainsi tenu dans une 'suspension' ("Schwebe":flottement aérien),
d'où il aperçoit sous lui l'abîme, -mais il ne l'aperçoit que du haut de
cet envol «qui est toujours de nouveau mien.» ("in dem je-meinige
Fluge")(p.64)41 Mais dans ce texte par ailleurs si riche de contenu
spirituel, Balthasar semble se complaire à faire peser l'expérience de la
culpabilité et la crainte du jugement. «Celui qui, dans la vénération due à
la majesté de l'amour divin, ne connaîtrait pas la crainte du jugement,
celui-là ne prendrait pas au sérieux la sueur de sang, le bouleversement de
l'âme de Jésus avant sa Passion.»
Certes, tout comme le Rédempteur ne peut ni ne veut ménager une distinction
entre sa propre innocence et la faute des autres pour lesquels il expie, de
même l'homme pécheur bouleversé à la fois par l'amour divin révélé en
Christ, par sa propre faute et celle du monde, ne peut plus faire la
distinction entre les motifs de son angoisse: l'angoisse du péché du monde
ou l'angoisse du péché personnel. «La seule chose qui lui reste évidente,
c'est qu'il a toute raison ("Anlasz":sujet, motif) d'être angoissé pour
lui-même.»(p.64)
Cependant, Balthasar n'en reste pas là: autant il veut faire ressentir à
ses lecteurs l'impact du risque de la faute, autant il s'emploie à évoquer
de façon sensible la réalité victorieuse de la grâce et du salut.
Le Christ, c'est la transparence de l'amour absolu: il n'y a plus d'autre
lecture possible de ce dont il est le signe (ceci est encore une autre
manière de préciser le sens du titre de l'ouvrage). L'Agneau de Dieu porte
le péché du monde; le dogme de la substitution expiatrice est la pierre de
touche de la foi: «avec cet acte divin commence et finit l'amour réel,
indépassable, inimaginable, dans sa pleine évidence divine», de telle sorte
que «"l'amour seul est digne de foi" signifie en fait que rien d'autre que
l'amour ne doit ou ne peut être cru.»(p.66-67)42

41Le trébuchement sur la pierre de scandale, qui est un "choc qui perdure",
l'envol de l'espérance, envol qui est à chaque instant toujours de nouveau
donné: on entend en écho le poème d'une seule ligne de ce puissant
visionnaire qu'est René Char «L'éclair me dure.»(Commune Présence,p.230)
42Ce petit livre a été traduit en 1966 (éditions Aubier) sous le titre
"L'Amour seul est digne de foi." Ainsi formulé, ce titre pose un problème
de nuance: "digne de foi" correspond plutôt à l'Allemand "Glaubwürdig", qui
évoque la qualité morale ou le prestige du témoin plutôt que la

98
99

Conclusion.
L'apport de ce livre à une compréhension de la trilogie est surtout une
question d'accent et de proportion. Il a été publié en 1963: ce qui est en
cours de publication à ce moment-là, c'est le volet Révélation (Splendeur-
Seigneurie) de la trilogie. Il ne faut donc pas perdre de vue, non
seulement que l'Esthétique Théologique est loin d'être terminée (4 volumes
sont encore à venir après les 3 premiers dejà parus), mais que Balthasar a
encore à élaborer les 5 volumes de la Dramatique Théologique et les 3
volumes de la Théo-logique. Tel quel, ce petit ouvrage apporte son propre
éclairage. D'abord, il met en évidence la liberté de toute personne vivante
qui vient à moi dans l'amour, et au degré absolu la liberté de l'initiative
divine. Cette libre 'venue-à-moi' ne peut s'accomplir que dans le concret
de ma propre existence: elle m'impose sa propre nécessité intérieure, dont
je ne peux ni prévoir ni déduire ni justifier les modalités.
La crainte du jugement, la réalité de l'enfer, sont ici présentés dans une
expression lourde et dramatique, mais on dirait que Balthasar n'en met que
plus de force à évoquer, d'une part, la présence du Fils incarné dans le
fond même de l'abandon de la perdition, et d'autre part le paradoxe, qui
dépasse toute mesure humaine, selon lequel c'est à partir d'un 'envol'
toujours nouveau, toujours de nouveau reçu par grâce, que la foi et
l'espérance peuvent apercevoir, 'tout en bas', l'abîme de la perdition -
selon l'image paradoxale d'un envol de l'espérance qui seul, à partir de
son élévation par la grâce, ouvre au regard croyant la perspective
vertigineuse des ténèbres.(p.54)43
Le texte constitue une exégèse du titre, réservant à l'amour seul d'être
objet de la foi, d'être la région où se révèle la splendeur divine.

plausibilité de ce qui est rapporté. Il est vrai que le français "digne de


foi" s'applique parfois au témoignage plutôt qu'au témoin; il n'empêche que
l'intention très explicite de Balthasar vise le rapport objectif et
exclusif entre ce qu'est l'amour et la possibilité de croire, tandis que le
titre français est porteur d'une connotation différente, plus parénétique.
43'Espérer pour tous' est le thème central d'un opuscule qui paraîtra en
1986 -donc très près de l'achèvement de la trilogie (voir ci-dessous
p.107). En 1983, dans le 4ème volume de la Théodramatique (voir ci-dessus
p.74-75), Balthasar trace le chemin de sa réflexion selon ce qui pourrait
apparaître comme un procédé ad hoc pour justifier l'espoir du salut pour
tous: par la 'substitution inclusive', la présence du Christ dans l'abandon
absolu de l'enfer accomplit la séparation entre le pécheur et son péché,
lequel reste dès lors seul voué à la perdition. Mais dès maintenant
Balthasar souligne que la 'substitution expiatrice' est à la fois un
mystère insondable et la pierre de touche de la foi. Ainsi, le concept de
substitution fera l'objet d'une progression dans la réflexion de l'auteur:
le concept important de 'substitution inclusive' apparaîtra en 1978 et 1980
dans les volumes II,2 et III de la Théodramatique.

99
100

2-Le mystère de la descente aux enfers.

A-Théologie des Trois Jours.

Le texte de "Theologie der Drei Tage" est paru en 1970, dans le volume
III/2 de Mysterium Salutis (p.133-326) -c'est-à-dire peu de temps après la
parution du dernier volume de l'Esthétique Théologique (T.Ä.III,2,2,paru en
1969)44.
L'ouvrage comporte des chapitres correspondant respectivement au Vendredi
Saint ("Der Gang zum Kreuz": Le chemin vers la Croix), au Samedi Saint
("Der Gang zu den Toten": Le chemin vers les morts) et à Pâques ("Der Gang
zum Vater": Le chemin vers le Père). Les deux premiers de ces chapitres
apportent des précisions et des compléments à la lecture de la trilogie
dans la perspective du mal et du salut.

Selon Balthasar, il ne faut pas comprendre l'obéissance du Fils incarné


jusqu'à la mort sur la Croix comme un acte distinct, subséquent à ce qui
serait compris comme un commandement donné d'abord par le Père: il y a une
pleine unité originelle entre la volonté du Père et la volonté du Fils qui
se définit comme libre remise de soi. Le Fils sans péché ne subit pas 'par
ordre' la mort comme une punition en lieu et place de ceux qui l'ont
méritée: il assume originellement ce destin, spontanément et
librement(p.85-86)

La personne, la vie et la mort du Christ sont évoqués de manière à rendre


sensibles des tensions entre extrêmes -certes les paradoxes ici évoqués ne
sont pas des notions nouvelles à ajouter à la trilogie, mais leur
accumulation en quelques pages témoigne d'une intention insistante-:
1) Comme homme, le Christ est porteur de la nature humaine pécheresse,
vouée à la malédiction et à la mort, mais comme Fils éternel, il assume
cette malédiction dans le libre abandon de lui-même.(p.88)
2) La mission du Fils a un caractère paradoxal: elle exige qu'il entre en
scène (Auftreten) à la fois avec puissance (ejξουσivα) et avec douceur et
humilité.(p.90)
3) Le δει plusieurs fois répété dans les annonces de la Passion témoigne
d'une lucidité et d'une autorité confrontées à l'impuissance du Christ
subissant sa Passion.(p.95)

44Il a été réédité tel quel en un volume séparé en 1990 par le Johannes
Verlag, Einsiedeln. Le présent commentaire réfère à cette dernière édition.

100
101

4) La condition d'esclave du Fils incarné (Phil.2) est l'expression


paradoxale de la liberté divine; cette extrême obéissance est la traduction
de l'amour éternel du Fils pour le Père.(p.87)
5) Le déroulement du récit évangélique est paradoxal: Jésus, pendant tout
son parcours terrestre, vit dans la perspective de 'son heure' ("auf die
Stunde zu": se dirigeant vers l'heure). Cependant, en même temps:
(a) il n'anticipe pas sur le moment de sa Passion: il en accepte la
libre disposition par le Père, alors que cette 'heure' annoncée et d'avance
librement assumée s'avère être la mesure même de son existence;
(b) pourtant les évangélistes marquent la très nette séparation
(Abgrenzung) entre l'heure de la Passion et ce qui la précède: le parcours
vers l'heure qui vient, annoncée avec insistance, n'occupe pas la
conscience du Christ au point de le rendre moins réceptif à ce qui se
présente à lui entretemps.(p.89-91)

L'heure qui vient, le calice qu'il faut boire, c'est le point d'entrée
("Einlasz": admission) du péché du monde dans l'existence concrète du
Médiateur.(p.97) Le "combat qui est une prière" ("Gebetskampf") au Jardin
des Oliviers a pour seul objet le oui à la volonté du Père. Ici toute autre
catégorie disparaît: au contraire de ce qui se lit dans les annonces de la
Passion, on n'y trouve aucune évocation, même fugitive, d'exaltation ou de
résurrection à venir; toute ouverture est 'murée' ("vermauert"), il ne
reste plus que la confrontation ultime: "ma volonté, ta volonté". L'instant
est unique ("Einmalig").
Selon une citation de Popkes,(référence en note 31, p.102) «Celui qui est
là livré est au plein sens du terme abandonné de Dieu» (p.103). Il est
livré aux mains de tous et de chacun, dans un jeu dramatique de trahisons
et d'abandons accumulés: un disciple le livre aux juifs, des juifs aux
païens -Pilate, puis Hérode, puis encore Pilate, qui le remet aux juifs
pour qu'ils le mettent à mort, alors qu'en droit comme en fait ce sont les
soldats romains qui seront les exécuteurs anonymes.(T.Ä.III,2,2,p.p.207-
208; ci-dessus p.62)45

A la question "Pourquoi Dieu livre-t-il les justes aux mains des


pécheurs?", l'Ancien Testament offre diverses réponses, centrées sur
l'expiation ("Sühne") et l'idée de mérite ("Verdienstgedanke"): le
Serviteur Souffrant, livré sans défense et sans révolte à ceux qui le
persécutent; les justes martyrs dont l'épreuve est à la fois voulue par
Dieu et assumée volontairement par eux-mêmes; l'obéissance totale au

45Dans T.Ä.III,2,2, les pages 188ss. résument et paraphrasent les traits


principaux du contenu du volume "Theologie der drei Tage".

101
102

service de Dieu. Ce sont là des événements dans le déroulement de la


Promesse ("Verheiszungsgeschehen"), qui trouvent leur niveau
d'accomplissement définitif dans l'abandon de soi du Christ 'à cause de' ou
'en vue de','en relation avec' le péché du monde (διav,αντiv,uJπevρ, περiv) (p.104)
De toute manière cette remise de soi reste un mystère dont «les moments
composants ne peuvent être intégrés de force dans un système.»46
Le destin du Christ révèle deux faces conjointes de l'amour divin. D'une
part, le Père permet au Fils de s'engager dans l'obéissance absolue de la
misère, de l'abandon, c'est-à-dire de n'être plus que «pur accueil pour la
colère de Dieu» ("reine Aufnahme für den göttlichen Zorn"); d'autre part,
le Fils lui-même, par amour, s'identifie au pécheur: cette obéissance est
le libre accomplissement de la volonté du Père (T.Ä.III,2,2,p.192). Seul
Dieu a le pouvoir et la liberté d'aller jusqu'au bout de l'abandon de
Dieu.(ibid.p.196)
Il arrive que la réflexion de Balthasar sur l'économie du salut en Jésus-
Christ s'exprime selon une sorte de logique déductive projetée sur le
mystère de la Croix, mais dans laquelle cependant il veille à tenir ouverte
la dimension paradoxale de la liberté, de l'amour divin et de la grâce. Il
semble qu'il veuille tenir de façon permanente devant la conscience de ses
lecteurs la réalité (nécessaire) de la colère de Dieu et celle de la libre
et salvatrice 'substitution inclusive' du Christ accomplissant l'oeuvre de
l'amour divin. Dans T.Ä.III,2,2, il écrit que «cette 'colère' n'est pas un
'comme si' ("Als-ob"), mais pleine réalité: le non catégorique de Dieu au
comportement du monde envers lui. Dieu doit à lui-même, à la justice et à
l'amour dans l'Alliance de prononcer ce non, et de le maintenir aussi
longtemps que sa volonté n'advient pas sur la terre comme au ciel. (...)»
(p.191) Mais qui peut s'exposer à cette colère de manière qu'elle soit
apaisée? Pas le pécheur, car celui-ci provoque précisément cette colère
aussi longtemps qu'il est pécheur. Il ne reste aucune réponse que celle de
l'Ecriture de l'Ancien Testament et du Nouveau Testament: le "sans-péché".
Ce qui semble choquant dans cette pensée, c'est la substitution, et
cependant elle n'est pas éludée dans les récits du Nouveau Testament: Jésus
est ce "sans-péché" (p.191)
Mais ce qui se manifeste dans cet échange, c'est le double mouvement de
l'amour divin: «l'amour de Dieu le Père qui permet au Fils d'être (...) le
réceptacle de la colère de Dieu, et l'amour du Fils qui s'identifie avec
nous pécheurs et ainsi, dans sa libre obéissance, remplit la volonté du
Père.»(ibid.p.192)

46«Die zusammenwirkende Momente sind in kein Überblickbares System zu


zwingen.»(Theologie der drei Tage, p.105)

102
103

Bien entendu, l'évocation du mystère de l'amour trinitaire, où la colère de


Dieu est absorbée dans la grâce du salut en Christ, n'est pas nouvelle dans
l'histoire de la théologie, mais Balthasar semble avoir à coeur de
concrétiser et donner sa pleine force à l'impact sur la conscience croyante
de ces deux aspects de la relation entre Dieu et l'humanité qui a besoin de
salut.

Dans la "Theologie der drei Tage" est exprimée avec insistance une mise au
point précise du concept de 'substitution salvatrice'.
Balthasar évoque d'abord, "en repoussoir", des théories de la Rédemption
selon lesquelles ou croirait pouvoir imaginer que l'incarnation par elle-
même, ou même un simple décret divin, aurait pu suffire pour opérer la
réconciliation. Dans une telle perspective, la mort violente du Christ ne
serait plus qu'un accident contingent, conséquence de la contradiction que
la Parole du Fils incarné suscite chez les pécheurs; ou bien cette mort
serait l'acte par lequel le Fils incarné témoigne de sa solidarité avec le
destin inéluctable de toute créature; ou encore: en acceptant sa mort, le
Christ opérerait une transformation de la mort subie par tout être humain
en un acte d'obéissance et de remise de soi à Dieu -acte qui reste
inaccessible à tout humain en tant que pécheur, mais qui, posé par le
Christ, instituerait un nouvel 'existential' dans la réalité du monde
("einstiftet": introduit comme fondement)47

Par opposition à cette évocation, l'insistance de Balthasar s'éclaire: dans


la "substitution salvatrice" «il s'agit (...)de l'acte unique par lequel le
Fils unique du Père porte l'ensemble du péché du monde, et ce qui l'en rend
capable à un degré unique, c'est son caractère d'homme-Dieu -ce qui est
bien plus qu'un cas extrême d'anthropologie transcendantale-» Tout le péché
du monde est ainsi reporté ("aufgeladen":chargé) sur cet Unique, qui est
ainsi amené à une expérience sans analogue de la souffrance et de la mort
("eine analogielose Erfahrung"). Ce n'est pas là l'union d'un Dieu à un

47Dans la note 105 p.134, Balthasar reproche à RAHNER, dans sa "Theologie


des Todes" (Quaestiones Disputatae n°2, Freiburg, 1958), de réduire
précisément à de telles interprétations la solidarité du Christ avec nous:
c'est là, selon Balthasar, «une explication -purement philosophique- du
Descensus comme "introduction et fondement" d'un nouvel existential dans le
sol nourricier ("Wurzelgrund":sol où les plantes prennent racines) de
l'être cosmique», explication qui manque de tout sens de la portée
eschatologique de la Croix et du Descensus. Voir la même critique dans
T.Ä.III,2,2,p.202 (Ce volume a été rédigé pendant la même période que
"Theologie der drei Tage", en 1969). Discussion du concept d'"existential
surnaturel" chez Rahner et Balthasar ci-dessous, IIème partie,
A.III,3,p.210ss.

103
104

humain quelconque, mais le Dieu absolument unique dans cet homme absolument
unique. La cohérence est ici incontournable: pour que le Christ puisse se
substituer à tous les humains ("seine Mitmenschen"), il faut qu'il soit
totalement humain, c'est-à-dire unique et irremplaçable -et pas n'importe
quel individu susceptible de représenter les autres. Ainsi seulement il
pourra impliquer les autres humains dans sa croix unique, éprouvant lui-
même la mort où chaque humain est absolument seul. (p.133-134)
Sur le temps qui s'écoule entre la mise au tombeau et la Résurrection, les
évangiles se taisent: face à la mort le silence s'impose. Balthasar se
refuse à imaginer que Jésus aurait «utilisé ce court laps de temps de sa
mort pour s'occuper dans l'au-delà à diverses activités.»(p.141)
La 'Descente aux Enfers' a fait l'objet de représentations plus ou moins
mythiques, dans lesquelles Balthasar voit un «vêtement de langage»
("Sprachgewand") autour de l'idée d'un combat entre le divin et la
puissance adverse. De toute manière, selon Balthasar, le Descensus est une
"sur-interprétation" ("Überinterpretation") des énoncés du Nouveau
Testament (p.145), mais il base sa propre réflexion sur une intuition
spirituelle très profonde et très cohérente. En tant qu'événement
trinitaire, la descente chez les morts est nécessairement sotériologique
("Heilsereignis"). «C'est de la mauvaise théologie que de limiter a priori
ce moment sotériologique (...), prétendant ainsi savoir d'avance que le
Christ n'aurait pu apporter et fonder ("einstiften") aucun salut dans
l'enfer proprement dit ("in der eigentlichen Hölle").»(p.170)
Le Sauveur épargne aux morts l'expérience totale de 'l'être-mort' -la
'poena damni'- par le fait qu'il la prend sur lui par substitution.
Paradoxalement, pour que par le Christ cette substitution puisse être
'inclusive', elle doit être en même temps exclusive, c'est-à-dire unique et
irremplaçable dans sa puissance de substitution ("stellvertretende Kraft").
En d'autres mots: Balthasar récuse une théologie de la Croix qui réduirait
la solidarité de Jésus avec les pécheurs au seul acte de don de soi dans
lequel Jésus concentrerait son existence à l'instant de la mort. Il est
l'unique qui puisse franchir les limites de l'expérience générale de la
mort ("über die allgemeine Todeserfahrung hinausschreiten") et être à la
mesure ("ausmessen") de la profondeur de l'abîme.(p.161-162)
La 'deuxième mort' est celle qui frappe celui qui en pleine conscience
refuserait l'amour divin qui lui est offert: pour lui, pas de repentir
possible, il est voué à être consumé par le feu eschatologique ("am Ende
ausgebrannt")(Hb.6,4-8). Mais si le Christ a souffert, pas seulement pour
les élus, mais pour tous les humains, il a rejoint ("eingeholt": rattrapé,
dépassé") le 'non' eschatologique qu'ils opposent à son action salvatrice:
la lumière de Rédemption naît de cette solidarité sans limite.

104
105

Paradoxalement, c'est précisément en renonçant à cette lumière (dans


l'abandon de Dieu, dans l'expérience de l'enfer) qu'il s'en fait le
médiateur pour tous.(p.164-165)
Ce qui est opéré par la 'souffrance active' du Samedi Saint, c'est la
séparation entre le péché et l'être humain vivant. Le feu désormais ne
consume plus que sa propre puissance dévorante.(p.167)

Ici encore, Balthasar coule ce mystère dans une forme logique, mais une
logique du mystère qui ne le réduit pas aux limites de la logique humaine:
(1)Si le Père peut être considéré comme créateur de la liberté
humaine (avec toutes ses conséquences prévisibles), le jugement -et donc
l'éventualité de l'enfer- lui appartient originellement.
(2) S'il envoie le Fils dans le monde pour sauver et non pour juger,
ceci équivaut à se démettre, dans le Fils, de son pouvoir de juger.
(3) Le Père doit introduire le Fils incarné dans l'enfer, puisque
c'est là une conséquence extrême de la liberté créée.
(4) Mais l'enfer est séjour des morts, donc pour que le Fils y soit
réellement introduit (pas seulement comme visiteur bienfaisant, mais comme
présence solidaire), il faut qu'il soit lui-même mort parmi les morts, ce
qui situe le Descensus au Samedi Saint.
(5) Pour ce faire, le Fils doit être 'sans péché', pour qu'en lui
l'espace soit infiniment libre pour y assumer la déréliction de la deuxième
mort. Ainsi seulement, les morts, entendant la voix du Fils de Dieu,
vivront.(Jn.5,25)

Conclusion.

Un texte de Balthasar a été publié après sa mort: une méditation sur les
articles du Credo.48 Extrayons-en quelques lignes qui résument les
considérations ci-dessus: «C'est en tant que mort humain que le Fils est
descendu chez les morts.(...)Il est mort uniquement par amour, par amour
humano-divin; sa mort était l'acte le plus haut de cet amour, et l'amour
est ce qu'il y a de plus vivant.(...)en ce jour, le Seigneur mort a ouvert
dans la perdition éternelle un chemin vers le ciel.»(p.46-47) Voir aussi
Balthasar, Mysterium Paschale, dans Mysterium Salutis III/2, p.133-
326.(1969)

48Credo. Meditationen zum Apostolischen Glaubenserkenntnis, Herder,


Freiburg, 1989. Ce petit volume réunit des articles publiés en 1988 dans le
mensuel Pastoralblatt.

105
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B-Descente aux Enfers.

L'année même de la publication de la "Theologie der drei Tage", Balthasar


rédigeait un article intitulé "Abstieg zur Hölle" (Descente aux Enfers),
repris dans le volume IV des "Skizzen zur Theologie" (p.387-400).
Dans le silence du Samedi Saint, Balthasar voit un "tournant
eschatologique" (p.383). Après avoir énuméré (p.389) les passages des
Ecritures qui mentionnent la descente aux enfers, il situe sa propre
interprétation vis-à-vis des motifs traditionnellement liés au Samedi
Saint, qu'il groupe en quelques larges catégories: le Christ aurait été
annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume aux "esprits en prison" (1P.3,14) -ce
qui a laissé le champ libre aux diverses interprétations de cette formule;
ou bien: le Christ serait allé rejoindre les justes morts là où ils
attendaient sa venue; ou simplement, en-deçà de ces interprétations: il
serait la lumière se levant dans les ténèbres49. En tout cas, Balthasar
rejette explicitement toute réduction du Descensus à une ou des "oeuvres"
particulières accomplies par le Christ en ce lieu de perdition. Si le
Christ peut délivrer les abandonnés de Dieu, séparer d'eux leur péché, ce
n'est pas en vertu d'un acte qu'il serait venu accomplir, mais par
"l'ultime passivité" qui fait de lui un abandonné de Dieu, infiniment plus
abandonné que tout autre.

C'est ici peut-être que la notion de 'substitution inclusive' opère tout


son sens -et apporte à la notion ambiguë de 'substitution' la nuance qui
met en lumière sa portée christologique. Ce n'est pas un acte par lequel le
Christ se mettrait à la place des réprouvés pour subir leur sort à leur
place -signification d'avance contredite par le fait brut que les
souffrances du Christ n'ont pas pour effet de dispenser l'être humain de
souffrir-.

49Selon le Kleines Theologisches Wörterbuch de RAHNER et VORGRIMMLER, «une


pensée critique qui distingue entre le contenu et la manière de s'exprimer
aboutit à la conception suivante: la descente aux enfers n'est autre que la
mort du Christ (...); en elle le Christ assume et accomplit par obéissance
l'acte de la mort qui dépouille l'homme (...). Jésus a rejoint la
communauté de ceux qui sont morts avant lui pour les faire participer à
l'oeuvre qu'il avait accomplie, adressant ainsi un appel permanent à la
nécessaire solidarité des humains avec les morts oubliés.»
(Art.Höllenabstieg Jesu, p.195-196)
Selon Karl Heinz NEUFELD, art.Descente aux Enfers, Dictionnaire critique de
Théologie, p.313-314), l'interprétation de Balthasar a été influencée par
les expériences mystiques d'Adrienne von Speyr, en particulier par les
souffrances qu'elle éprouvait dès le Vendredi Saint, mais qui allaient
s'intensifiant durant le Samedi Saint.

106
107

C'est la révélation mystérieuse de ce mouvement d'exinanition qui à la fois


réalise la présence solidaire du Verbe incarné parmi les souffrants et les
réprouvés, et en même temps les 'inclut' dans la relation intratrinitaire
où, dès l'origine, le Père et le Fils se définissent par le don mutuel sans
réserve, où la puissance divine se définit par la non-puissance.
Balthasar va jusqu'à écrire: «si Jésus sur la Croix a subi ("durchlitten":
souffert de part en part) le péché du monde jusqu'à la dernière vérité de
ce péché, c'est-à-dire l'abandon de Dieu, il doit, dans la solidarité avec
les pécheurs qui sont arrivés dans "le monde d'en-dessous" (Unterwelt),
éprouver leur séparation d'avec Dieu devenue finalement sans espoir ("ihre
Gottgetrenntheit, letzlich hoffnungslos"), sinon il n'aurait pas connu
toutes les phases et états de 'l'être-humain' ("Menschsein") non libéré,
encore à libérer ("unerlöst, zu erlösenden").» Il le devait et il le
pouvait, car seul il avait l'expérience infinie de l'intimité avec le Père,
et seul par conséquent il pouvait éprouver à l'infini ce qu'est la détresse
d'en être abandonné.
Union intime sans limite, détresse infinie: non pas l'une 'précédant' la
ténèbre de l'autre, mais l'identité impensable de la plénitude et de la
kénose, de la puissance et de la non-puissance, de la liberté et de
l'obéissance divines. C'est pourquoi la Résurrection n'est pas précédée
d'une 'remontée du Royaume des morts': le mouvement kénotique de l'Amour
qui va jusqu'à la fin (Jn.13,1) est la définition même de l'accomplissement
de son exaltation.(p.394-399)
Par ailleurs, l'insistance même de Balthasar sur la réalité de la colère
divine, aussi réelle et concrète que l'amour et la grâce opératrice de
salut, le détournent «des synthèses hâtives, de cette apocatastase dans
laquelle, tout en s'en rapprochant à plusieurs reprises, Balthasar ne veut
pas se reconnaître.»50

C-A propos de la substitution.

Ce même volume IV des Skizzen zur Theologie contient un article rédigé en


1973 (l'année de la publication du premier volume de la Théodramatique)
sous le titre "Über Stellvertretung" (A propos de la substitution.) Cet
article relativement court (p.401-410) reprend en termes clairs et
vigoureux la conception de Balthasar de la substitution, de la descente aux
enfers et du sort des réprouvés. Le bref résumé qui suit devrait mettre en

50GUERRIERO, p.321. Témoins de cette prudence doctrinale, les deux textes


que Balthasar a consacrés à la fin de sa vie à l'espérance et à l'enfer
(voir ci-dessous, p.109).

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évidence à quel point la pensée de Balthasar sur ce sujet est précise et


explicite -mais dans un ton très différent des deux opuscules polémiques
publiés quelque 13 ans plus tard, et dont il sera rendu compte ci-dessous.

Tout d'abord, un centrage doctrinal: le 'pro nobis' orienté vers la Croix


et «validé» ("gültig erwiesen") par la Résurrection, est le point de
jaillissement ("Quellpunkt") de la christologie du christianisme des
origines. Cette substituion éclaire l'être propre de Jésus, et de là la
véritable image du Dieu trinitaire.(p.401)
L'affirmation fondamentale, c'est que Dieu a ainsi sans aucun doute ("ohne
Zweifel": c'est moi qui souligne) projeté ("versetzt": déplacé) tous les
péchés de l'humanité dans un nouveau mode d'être (eine neue Seinsweise).

Aporie et paradoxes: c'est sous cette forme que se présente la réflexion


qui suit sur la liberté et le salut. Ce 'nouveau mode d'être' implique
("berührt": touche) la liberté personnelle de l'individu, mais sans
cependant la subjuguer ("überspielen: éliminer en dominant).(p.104)
A «l'aporie du mystère de la Rédemption» il n'y a pas de solution
systématique, mais la condition humaine est porteuse d'une pré-
compréhension qui peut faire entrevoir le point d'insertion de l'action
divine: le rapport entre, d'une part, la liberté personnelle de l'être
humain, et d'autre part, sa relation avec la liberté de décision de ses
compagnons d'humanité ("Mitmenschen"). En effet, à la fois l'être humain
subit et agit sur cet entourage d'autres individus semblables à lui.(p.405)
En particulier, si un individu quelconque est remplacé par un autre, cette
substitution, qui dans l'abstrait pourrait s'imaginer comme indifférente
aux individus, implique en fait deux personnes uniques et irremplaçables.
La présence des autres, active, incontournable, voire agressive, ne
'subjugue' pas la liberté intérieure de chaque personne concrète.(p.406)

Certes, cette précompréhension est suggestive, mais sa définition est vouée


à l'éclatement quand elle est rencontrée par l'événement de la Croix du
Fils incarné, où toute la déchéance de la faute ("Schuldverfallenheit") est
reprise et assumée, -de sorte qu'à un niveau cette fois absolu se pose de
nouveau la question: qu'en est-il de la liberté humaine face à la
mystérieuse puissance de la Croix?

Aporie encore: le concept de liberté relative est en soi contradictoire: la


liberté cesse d'être une liberté dès qu'elle se heurte à ses limites. Par

108
109

contre, une liberté absolue qui serait donnée par Dieu à la créature
semblerait placer celle-ci trop près de la souveraineté divine.

Ainsi selon Balthasar le croyant réfléchissant à sa condition de créature


libre est amené à professer ce très chrétien paradoxe: d'une part, Dieu
donne à l'homme la capacité d'accomplir un choix apparemment définitif
contre Dieu, mais d'autre part, ce choix «ne doit pas être estimé
("gewertet") comme définitif par Dieu -sans qu'il s'agisse là d'une mise en
question de l'extérieur du choix fait par l'homme.» Dans cette aporie
s'insère l'acte de Dieu «qui par choix divin accompagne l'homme dans la
situation extrême de son choix négatif», acte divin qui s'accomplit dans la
Passion du Christ.(p.407)

Du point de vue des réprouvés, leur choix est définitif, et semble


l'emporter sur l'amour désintéressé de Dieu; mais le Fils de Dieu «descend
dans ce définitif», non plus du tout comme agissant d'autorité, mais en
tant que dépouillé de toute puissance et de toute initiative: il est ici
celui qui est vraiment «mort avec eux» ("tod mit ihnen zusammen").
Le pécheur retrouve Dieu dans sa solitude, mais un Dieu qui est celui «dont
on dispose absolument» ("das rein Verfügte": ce qui est purement
disponible).
Ainsi la liberté de la créature est respectée, mais elle est «rattrapée et
saisie par en-dessous» par Dieu ("überholt und untergriffen") à
l'aboutissement de la Passion du Christ.(p.408)

D-L'Enigme de l'Enfer.

Balthasar y a consacré deux opuscules: "Was dürfen wir hoffen?" (Que


pouvons-nous espérer?) en 1986 et "Kleines Diskurs über die Hölle" (Bref
exposé sur l'Enfer.) en 198751.
A cette époque, Balthasar est engagé, à propos de l'enfer, dans une
polémique assez acerbe contre des adversaires conservateurs, voire
intégristes, qui ne lui ménagent pas leurs coups. Paradoxalement, lui qui
s'est, à tort ou à raison, acquis la réputation d'un traditionaliste,
apparaissait en effet, aux yeux de ses opposants, comme novateur. Certes on
n'y trouvera rien qui n'ait déjà été exposé dans la trilogie, mais la

51Ces deux textes ont été traduits en français sous les titres respectifs:
"Espérer pour tous"(1987- traduction Henri ROCHAIS et Jean-Louis SCHLEGEL)
et "L'enfer, une question"(1988- traduction J-L-SCHLEGEL). Les citations de
ces deux ouvrages dans le présent commentaire sont extraites de ces
traductions, sous les références abrégées "Espérer" et "Enfer".

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polémique en réactive l'expression, ce qui ne manque pas d'éclairer d'un


jour particulier le thème traité.

Tout d'abord, l'auteur souligne avec une forte insistance que le Nouveau
Testament tient grande ouverte l'opposition entre le risque de perdition et
l'espérance de salut. Il énumère des citations évangéliques contradictoires
("Espérer", p.15-16), et conclut: «Nous avons donc deux séries
d'affirmations, et en dernière instance, parce que nous sommes sous le
jugement, nous ne sommes ni capables ni en droit d'en faire la
synthèse.»(ibid.p.17) «Selon le dogme, notre juge est celui qui a porté le
péché de tous. Sommes-nous pour autant assurés de notre salut, sans avoir
de souci à nous faire? Certainement pas: en effet, quel homme sait si sa
vie a répondu à l'amour infini que Dieu a voulu prodiguer pour
lui?»(ibid.p.12)
Il est frappant, en particulier dans "Enfer", que le risque de perdition
est assez lourdement souligné: «Nous vivons constamment en danger de pécher
gravement, (...) Jésus a voulu nous laisser suffisamment de lumières pour
que nous puissions espérer en Dieu, et des avertissements suffisamment
graves pour que nous devions compter avec la possibilité réelle de perdre
notre salut.»(Enfer,p.23) Face à la sévérité de cette menace, le Nouveau
Testament présente par ailleurs l'oeuvre de réconciliation entre Dieu et le
monde pécheur par le Christ comme une victoire complète sur les adversaires
de Dieu, fondant ainsi notre droit d'espérer pour tous les humains.
(ibid.p.29.32)
L'affirmation à sauvegarder à tout prix, c'est celle de la liberté de choix
de la créature, bien que l'éventualité d'un refus ultime et définitif place
la réflexion croyante devant une aporie. «Dans sa révolte, l'homme peut-il
véritablement résister jusqu'au bout à ce Dieu-Homme qui se livre à sa
place pour ses péchés? (...)
Or d'un autre côté, nous n'avons pas le droit de dire que cette grâce
efficace entraîne tout simplement sur son passage la volonté du pécheur: il
faut encore que son assentiment soit libre.» Nous ne pouvons qu'espérer que
la grâce du Fils incarné «soit assez forte pour devenir 'grâce efficace'
pour tous les pécheurs.»(ibid.p.54-55)
On remarquera que la pensée de Balthasar se fait ici moins incisive -ou,
pourrait-on dire, moins audacieuse- que dans un texte paru cinq ans plus
tôt: évoquant le dépouillement total du Christ aux enfers, dans un
mystérieux abandon, Balthasar y soulignait la force irrésistible de cette
'non-puissance', qui serait de nature à convertir le refus en
acquiescement, la perdition en salut -sans qu'on puisse dire pour autant
que ce serait là faire violence à la liberté créée, puisque ce serait

110
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l'oeuvre de la 'non-puissance', et non pas la mainmise d'une puissance


divine sur la créature. (T.D.IV,p.284ss;ci-dessus p.74)
On ne se défend pas de l'impression que, face à une polémique assez acerbe,
Balthasar s'entoure de mises au point plus prudentes, alors que l'intuition
spirituelle qui s'exprimait dans la théodramatique avait des accents
convaincants. Ces mises au point prennent parfois une forme logique: «Il
est impensable que tout chrétien ne soit pas placé avec une extrême gravité
devant la possibilité de se perdre. Car, d'une part, la perdition l'aurait
attendu à coup sûr si la Rédemption par la Croix du Christ ne l'en avait
sauvé.(...) D'autre part, selon la foi chrétienne, nul n'est assuré de
l'état de grâce au point de ne pouvoir se méprendre à ce sujet.»
(Espérer,p.76)
Il est un peu plus gênant de lui voir attacher un rôle de pédagogie divine
à la menace de l'enfer, citant à cet effet Ratzinger: «tous les discours du
Nouveau Testament et de la théologie sur l'enfer ont un seul but: amener
l'homme à conduire sa vie en regardant en face la possibilité réelle d'une
perdition éternelle et à comprendre la Révélation comme un appel d'une
gravité extrême.» (Enfer,p.46)
La conclusion rejoint celle qui était exprimée dans l'Esthétique
Théologique: là où toute synthèse spéculative est impossible, il reste au
croyant l'espérance "qui ne peut nous tromper" (T.Ä.III,2,2,p.476ss;ci-
dessus p.76-78), espérance ici évoquée dans une citation de Pieper: «seule
l'espérance est à la hauteur de la réalité de Dieu, qui réconcilie tous les
contraires: sa miséricorde et sa justice, sa justice et sa miséricorde.»
(Espérer,p.144)

3-Le regard simple: la foi et l'Eucharistie.

A-Etre chrétien, c'est être simple.

"Christen sind einfältig"52: selon Balthasar, la simplicité qui seule rend


capable d'être chrétien a «la dureté du diamant que rien ne peut rayer
("unritzbar")»: ce que l'auteur se propose de traiter dans cet ouvrage
devra mettre en évidence cette résistance inattaquable ("unantastbar") au

52Cet opuscule a été traduit en français en 1992 sous le titre: "La


simplicité chrétienne"(Paris, Desclée). Comme il arrive souvent lorsqu'on
traduit un titre en le calquant de trop près, le titre français est porteur
de connotations inadéquates, ainsi qu'il ressort de la lecture de
l'ouvrage. La paraphrase "Pour être chrétien, il faut être simple" serait
probablement plus fidèle à l'intention du titre, mais sans doute trop
lourde pour figurer sur une couverture: un beau problème pour traducteurs
inventifs.

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contact avec toutes les sagesses du monde, sagesses qui lui resteront
toujours étrangères.(p.7-8)

Le diamant est en effet une réalité significative: totalement réceptif à la


lumière, il ne l'enferme pas en lui, n'en est ni aveuglé ni submergé, ni ne
se borne à en être éclairé passivement: en un même acte à la fois passif et
actif, il reçoit la lumière et la fait rayonner autour de lui. Ainsi l'oeil
'simple' de la foi, accueillant la surabondance ("überfüllt") de la
présence divine, ne la filtre pas, n'y opère pas un choix ou une
limitation, mais devient lui-même le dispensateur d'une surabondance de
sens.(p.28)

En quelques phrases complexes, Balthasar présente sous un angle particulier


ce qui est dit dans la trilogie à propos du péché et de la 'substitution
inclusive' (T.D.III,p.p.326-327;ci-dessus p.57ss)
Le pécheur pousse jusqu'à la limite extrême la différence entre Dieu et la
créature, en refusant la Parole incarnée et en prolongeant ce refus
jusqu'au meurtre. Or, c'est précisément par cette négation meutrière que
s'accomplit le geste divin qui prend sur lui le péché du monde, et change
cette distance négative opérée par ce refus en une 'similitude'. C'est par
cette kénose extrême que l'amour divin «donne par grâce à la créature
plongée dans son enfermement de participer à la nature triple de
Dieu.»(p.32)
Mais le thème de la simplicité occupe une place constante dans cette
réflexion. En effet, le Fils de Dieu incarné possède à un degré infini ce
regard simple qui à la fois reçoit et pénètre la totalité et la profondeur
de ce qui se présente devant lui. Ainsi le Fils de Dieu incarné accomplit
de façon infinie ce que toute présence terrestre analogiquement peut
accomplir, à savoir: tout être surgissant dans la vie d'un autre être est
révélateur de ce qui en ce dernier réagit à cette venue.
Aussi, c'est à cause de la 'simplicité révélante' de ce regard ("die
enthüllende Einfalt") que le Christ devient un signe de contradiction
(Lc.2,32-35): face à lui, rien ne demeure caché, tout se dévoile, tout
faux-fuyant est percé à jour, aucun conflit ne peut plus se dissimuler à
soi-même et aux autres.(p.51-53)
Autre paraphrase du titre: il faut «une simplicité à peine compréhensible»
pour croire que la Croix du Christ «puisse avoir quelque chose à voir avec
la plénitude», car «il a plu à Dieu de faire habiter en Lui tout le
plérôme, et de réconcilier tout sur terre et dans le ciel par la sagesse de
sa Croix.(Col.1,19-20)» L'annonce de la Croix du Christ, nous la recevons
inséparablement conjointe à cette explicitation ("Auslegung") par

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113

l'Ecriture elle-même. En premier lieu, cette explicitation situe dans la


Croix «l'épouvantable plénitude négative ("eine ungeheure negative Fülle":
"ungeheuer", monstrueuse, effrayante).»
Mais une telle négativité ne pourrait pas être concentrée sur un seul s'il
n'avait pas en lui l'espace qui peut la contenir. Cet espace est sa
plénitude positive, mais elle est cachée dans la ténèbre de la souffrance,
cachée aux yeux de tous, et en particulier aux yeux du Souffrant qui est
«rempli de la présence monstrueuse du négatif.»(p.56)53

Aussi, l'acte ultime de la kénose du Fils incarné apparaît comme la "folie


de la Croix", non seulement pour les non-croyants «au-dehors et au-dedans
de l'Eglise du Christ», mais aussi, «s'ils réfléchissent suffisamment, pour
ceux qui certes à leur idée pourraient considérer la Croix comme la plus
haute révélation d'amour de Dieu, mais sans pouvoir admettre qu'une chose
telle que la substitution expiatrice est possible.» Balthasar souligne
qu'une telle conception serait une véritable incompréhension de la Croix,
ce serait faire fi de la puissance de la Croix.
Pure folie ou puissance de Dieu: face à la Croix, pas de moyen terme.
Reconnaître dans la Croix la force de la sagesse de Dieu, la puissance
divine d'expiation, appartient seulement à ceux à qui Dieu ouvre la
simplicité du regard ("die einfältigen Augen": les yeux simples) (p.55-57)
La mort de Jésus en croix est une mort archétypale: elle surgit aux yeux de
la "simplicité croyante" comme la présence d'une Figure ("Vor-bild": image
qui se tient devant) qui transmue la passivité de la mort qui nous
dépouille de toute possession de nous-mêmes en remise volontaire de nous-
mêmes à Dieu.
Dans la circumincessio trinitaire, aucune des personnes n'existe autrement
que comme remise de soi à l'autre: dans la kénose intratrinitaire
s'accomplit la remise eucharistique de soi du Fils au Père. Ainsi le Fils
de Dieu peut sur la Croix prendre sur lui le péché du monde, parce qu'il a
libéré en lui l'espace où accueillir ceux qui ont commis ce péché. Ainsi
Dieu franchit par son initiative les frontières de la finitude54: «Un
("Einer") venant de l'être trois et unique ("aus dem drei-einigen Wesen")
s'est avancé et présenté à nous ("hervorgetreten"), devenant homme fini
pour nous ouvrir l'infini.»(p.75)

53On retrouve ici le thème de la déréliction complète du Christ, qui subit


la souffrance et l'abandon extrêmes: sa propre plénitude divine lui est
cachée, sa détresse ne connaît aucun allègement. Ci-dessus p.85;97; Angst,
p.38-39; Theologie der drei Tage, p.97.
54Cette perspective sera développée par l'auteur quelque 15 ans plus tard
selon le concept de "catalogie". (T.L.II,p.159-198; ci-dessous IIème
partie,I,B,7.p.191ss)

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Conclusion.
Il n'y a que les chrétiens pour être simples au point d'engager leur foi
dans cette démarche (autre paraphrase du titre): cette simplicité même est
la condition de toute théologie, laquelle est «ce mouvement impossible à
fixer ("nicht festzulegende Schwebe")55 entre l'image nominaliste d'un Dieu
exerçant son arbitraire souverain, et l'inscription ("Festschreibung":
fixation écrite) de l'abandon divin librement choisi dans le Logos, en tant
qu'hypostase du Dieu libre.»(p.94)
La simplicité, en tant qu'ouverture sans frontière, accueil et rayonnement,
don de la grâce par laquelle le croyant peut percevoir et faire percevoir
autour de lui la puissance de la Croix: tel est le fil conducteur de cet
opuscule, qui présente ainsi sous un angle différent les objets de
réflexion rencontrés dans la trilogie.

B-De la kénose à l'Eglise.

En 1982 et 1983 paraissaient deux courts articles: il s'agit de "Der Tod


vom Leben verschlungen" (La mort engloutie par la vie) et "Einheit von
Leben und Tod" (Unité de la vie et de la mort), repris respectivement
p.181-184 et 185-191 du volume V des "Skizzen zur Theologie". Relativement
proches de l'achèvement de l'oeuvre de Balthasar, ces deux articles en
esquissent la conclusion.

Ici aussi, leur apport à la lecture de la trilogie du point de vue de la


réflexion sur le mal et le salut consiste moins dans des concepts
différents que dans le ton et la formulation.
En effet, à propos de "l'active passivité" du Christ exposé sans défense
aux souffrances de la Passion, il n'est pas sans intérêt de lire ici qu'il
a «laissé se déchaîner sur lui la brutalité du péché du monde ennemi de
Dieu.» ("die widergöttliche Menschheits-sünde")(p.186)

En-deçà des considérations doctrinales sur la culpabilité de la créature


libre de son choix, en-deçà des considérations de Balthasar sur la kénose
et la 'substitution inclusive', le lecteur doit recevoir l'impact de la
scène brutale: le destin terrestre de Jésus le livre au déchaînement à la
fois banal et horrible de la force brute dont est capable l'humanité dans

55Nous verrons ci-dessous, IIème partie, section B, que ce concept de


"Schwebe" constitue un des fils conducteurs de la réflexion sur le langage
de la théologie selon Balthasar.

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ses moments d'aberration, avec cette dimension particulière cependant que


le libre acquiescement du Verbe éternel à l'envoi par le Père situe Celui
qui subit ce déchaînement dans «une passivité qui dépasse toutes les
limites de la capacité de souffrir. ("eine alle Grenzen des Leidenkönnens
überschreitende Passivität")»(p.186)
Mais cette "heure" de Jésus a dimension d'éternité: l'accomplissement
jusqu'à la mort de ce don de soi n'est pas une fin de vie, mais bien le
lieu même de la vie du Fils incarné (p.183); ainsi s'opère une
'incorporation' ("Einverleiben") de la mort dans la vie du Christ, dans la
vie même de Dieu, car le Christ «ressuscite en tant que le mort qu'il
était.»(p.190)

Cette mort sera désormais l'instrument permanent de la réconciliation de


Dieu et du monde, dans la force de l'Esprit: cet abandon de lui-même du
Christ au péché du monde est «rejoint et inclus ("überholt und umgriffen")»
dans le don de soi eucharistique à l'Eglise.
Ainsi le christocentrisme de Balthasar, de plus en plus prégnant à mesure
qu'il avance dans sa trilogie, est replacé dans la perspective trinitaire
et dans sa réflexion sur l'Eglise.
4-Conclusion.

Depuis l'angoisse existentielle (l'être humain fait l'expérience du


'voilement-dévoilement' de tout ce qui surgit à sa conscience), jusqu'à la
présence à la fois matérielle et cachée, -à la fois voilée et dévoilée- du
Dieu 'non-puissant' dans l'Eucharistie: cette série de textes couvre le
champ que la trilogie explore de façon détaillée. Balthasar nomme quatre de
ces textes 'Esquisses': cette appellation n'est exacte que dans la mesure
où les thèmes traités le sont dans des écrits indépendants l'un de l'autre;
elle est moins exacte si on considère ce que ces textes apportent de
précision et de mise en perspective à ces mêmes thèmes. Le mystère de
l'Enfer et du Descensus est traité ici avec une profondeur dramatique qui
met en valeur la notion de 'substitution inclusive' développée dans la
trilogie56.

56Guerriero (p.318) a raison d'affirmer que l'espérance du salut pour tous


les hommes devint «un des thèmes dominants de l'oeuvre balthasarienne des
dernières années.» Il est peut-être moins heureux de dire, comme le fait
K.H.Neufeld dans le 'Dictionnaire critique de Théologie', art. "Descente
aux Enfers", p.314, que son interprétation de la descente aux enfers «est
un axe structural de toute sa théologie», bien que la centralité de ce
thème dans les dernières années de Balthasar soit dans l'exact prolongement
de l'orientation de toute son oeuvre -jusqu'à cette affirmation d'une
séparation entre les réprouvés et leur péché, séparation opérée par la

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L'amour comme seul objet possible de la foi, le concept d'espérance et


celui du regard simple qui seul peut recevoir et rayonner la lumière
spirituelle: ces sujets de réflexion sont perçus dans un relief
impressionnant. Par ailleurs, les mises en forme logique de certains thèmes
théologiques sont situées à leur vraie place: non pas une tentative de
démonstration du bien-fondé de la doctrine, mais l'exercice naturel et
spontané du penser et du dire par la raison humaine, dans l'espace éclairé
par la lumière de la Révélation. Ce sera une des clés principales de la
réflexion sur le langage théologique.

-II-Trois philosophes croyants.

1-Introduction.

Ricoeur et Nabert, deux philosophes chrétiens; Lévinas, philosophe juif,


commentateur du Talmud: chacun de ces penseurs s'acquitte selon son génie
propre de sa tâche de philosophe, à la fois sans afficher ni dissimuler son
appartenance religieuse, et sans se départir pour autant de sa rigueur
philosophique dans la réflexion sur le mystère du mal.
C'est à ce titre qu'ils sont évoqués dans le présent travail, en tant que
susceptibles d'éclairer par confrontation l'approche spécifique de ce même
mystère par le théologien Balthasar.

2-Ricoeur: libérer la liberté.

Dans l'oeuvre abondante de Ricoeur, deux volumes et un article concernent


plus précisément le mystère du mal: il s'agit des deux volumes intitulés
"Philosophie de la volonté." -en particulier le volume 2: "La symbolique du
mal"-, et de l'article "Le mal, un défi pour la philosophie et la
théologie." dans "Lectures 3", p.211-23457.

présence aux Enfers du Christ mort et abandonné du Père, de sorte que


désormais seul le péché resterait pour brûler dans le feu de la Colère.
57Le volume Le Conflit des Interprétrations contient un article intitulé Le
péché originel: étude de significations.(p.265-282), daté de 1960. Il ne
comporte pas d'éléments nouveaux à exploiter dans le présent chapitre, mais
les réflexions qui y sont élaborées sur le langage et la théologie
s'avèreront importantes pour la IIIème partie du présent travail.

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A-Le Volontaire et l'Involontaire.

1°) Liberté et nécessité.


Ce volume commence et se termine par l'affirmation de la Transcendance
(écrite avec majuscule). L'auteur ne définit pas d'emblée ce concept: il
faut en suivre à la trace la détermination par le chemin parcouru.
Il en est de même pour le concept de 'faute': le lecteur doit prendre en
compte la parenthèse méthodique annoncée par Ricoeur, en gardant en mémoire
la formulation qu'il en donne dès la première page du volume. Il y exprime
son intention de mettre entre parenthèses «la faute, qui altère
profondément l'intelligibilité de l'homme, et la Transcendance qui recèle
l'origine radicale de la subjectivité.»(p.7)

Ainsi, selon Ricoeur, se construit une "description pure" et une


compréhension du Volontaire et de l'Involontaire. "Description pure" est un
concept précis, dont on trouve au début du 1er chapitre du 2ème volume une
définition négative: c'est «une manière de comprendre qui ne procède pas
par image, symbole ou mythe.» (La Symbolique du Mal, p21)

2°) Du refus au consentement.


Pour l'entendement, la liberté et la nécessité sont incommensurables
(p.331) Mais ce n'est pas seulement là une infirmité de l'entendement,
c'est une déchirure, une lésion de l'être même. (p.417) La nécessité est
essentiellement blessante: elle est négation active de la liberté. (p.418)
A ce "non", la liberté riposte par le "non" du refus: le refus des limites,
des ténèbres, de la contingence. Ce refus peut prendre la forme d'une
affirmation de la conscience comme créatrice, comme capable de se poser
elle-même; il peut être, au nom de l'idéal d'adéquation de la conscience de
soi au Cogito, le refus de la zone de ténèbres qui cerne le foyer de la
conscience; ce refus peut même s'ignorer comme refus, essayant ainsi de se
dissimuler l'angoisse de la contingence, l'angoisse de "pouvoir ne pas
être". (p.435-437)

Le passage du refus au consentement implique le franchissement des


parenthèses méthodiques selon lesquelles Ricoeur avait en un premier temps
fait abstraction de la transcendance et de la faute. Réfléchir à ce «bond
de l'existence à la transcendance», c'est faire l'expérience d'une
«philosophie de la transcendance, laquelle en dernier ressort est la
philosophie des confins de l'homme.» (p.440) C'est «découvrir la réponse de
la subjectivité à un appel qui la dépasse.» (p.441)

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118

L'orientation du moi vers cette ouverture prend son départ dans le


renoncement à «une prétention secrètement cachée en toute conscience (...),
son voeu d'auto-position; c'est l'accueil d'une spontanéité nourricière et
comme d'une inspiration qui rompt le cercle stérile que le soi forme avec
soi-même.» (p.17)

Cette ouverture comporte un autre moment négatif: en effet, la condition


d'exercice de la liberté condamne l'être humain à jouer son rôle dans un
contexte indéchiffrable. Il lui faut donc consentir à l'obscur. (p.384)
Ceci risquerait d'être une capitulation devant le conflit et ses risques,
si le consentement n'impliquait un jugement de valeur sur l'univers: si
malgré les apparences le monde est le théâtre possible de l'exercice de la
liberté, alors «consentir n'est pas capituler.» (p.439)
Mais la souffrance et le mal sont un obstacle au consentement: pour dire
oui, il faut passer par l'espérance qui attend autre chose. L'espérance qui
attend la délivrance dit: le monde n'est pas la patrie définitive de la
liberté. Ce n'est pas là une évasion ou une illusion: c'est le consentement
qui s'enfonce dans l'épreuve; l'espérance est «le viatique sur le chemin de
la conciliation.» L'espérance implique la transcendance. (p.451-452)

La faute, «flétrissure sur le consentement» (p.439), le péché qui est la


faute «à ses dernières limites», à l'épreuve du sacré (p.25), seront des
fils conducteurs de la réflexion qui occupe le 2ème volume: "Finitude et
Culpabilité".

B-Finitude et Culpabilité.

1°) Le symbole selon Ricoeur.

Le symbole tient une place importante dans ce volume. Ricoeur le situe et


le définit avec précision, d'une part dans de nombreux contextes, et
d'autre part en deux sections spécifiques: d'abord dans "Critériologie du
symbole" (p.173-181), et à la fin du volume, dans "Le symbole donne à
penser". (p.479-488)58

58Il est utile de prendre en compte dès maintenant ces définitions, mais il
est par ailleurs évident que la réflexion de Ricoeur sur le symbole
constituera un apport important à l'essai de réflexion sur le langage
théologique qui fera l'objet du dernier chapitre du présent travail.

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119

Du triple enracinement du symbole selon Ricoeur: cosmique, onirique,


poétique (p.174), c'est la troisième modalité qui concerne plus directement
mon projet. Selon une formulation de Bachelard citée par Ricoeur, l'image
poétique «nous met à l'origine de l'être parlant», «nous exprime en nous
faisant ce qu'elle exprime»; elle «met le langage en état d'émergence»,
elle est «un surgissement du langage.» (p.176-177)

Le symbole est signe, c'est-à-dire porteur d'une intention de signifier; il


conjugue un sens premier (littéral) et un sens second qui est visé dans et
par le sens premier.

Les caractéristiques principales qui distinguent le symbole de tout autre


signe, c'est non seulement que le sens second est donné dans le symbole
lui-même, ne lui est pas accolé conventionnellement, mais surtout que le
symbole est "donnant": le sens premier, vécu dans l'acte de dire, entraîne
dans son mouvement même le sens second. La simple "comparaison", elle, peut
être considérée du dehors, on peut expliciter sa portée (à la limite, une
fois accomplie cette explicitation, la comparaison elle-même devient
superflue -ce qui est également vrai de l'allégorie-). Au contraire, le
sens premier du symbole nous fait participer au sens latent, tend à nous
assimiler à ce sens second sans que nous puissions dominer
intellectuellement la similitude.(p.177). En ce sens, le symbole donne ce
qu'il dit, ou même «fait ce qu'il dit.» (p.416)

La visée de ce volume est philosophique. En bref: la philosophie, «se


laissant instruire par les symboles» (p.187), veut, sans rompre ce lien,
renouer avec la "réflexion pure", cette «manière de comprendre et de se
comprendre qui ne procède pas par image, symbole ou mythe.» (p.21)
La symbolique opère ainsi une transformation qualitative de la conscience
réflexive, car les symboles parlent de «la situation de l'homme au coeur de
l'être, de la situation et de l'être de l'homme dans l'être du monde.»
(p487)
Il n'y a pas de philosophie sans présupposés: ici, les présupposés sont
l'apport des symboles fondamentaux de la conscience, qui opèrent une
revivification de la philosophie. Il s'agit d'articuler la pensée «donnée à
elle-même au royaume des symboles» et la pensée «posante et pensante»: non
pas en "décodant" les symboles -chose impossible selon la définition ci-
dessus-, mais, par une interprétation créatrice de sens, «penser à partir
du symbole.» (p.480-482)
Sans une précompréhension d'un texte, on ne pourrait même pas commencer à
interroger ce texte (Bultmann). L'herméneutique doit partir de la

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120

précompréhension de ce qu'elle entreprend de comprendre, elle doit


expliciter cette précompréhension, et ainsi, au point d'aboutissement d'une
réflexion méthodique, accéder à une «deuxième naïveté».
Celle-ci ne consiste pas en un retour à la croyance immédiate (pré-
critique), mais nous rend capables de surmonter une "modernité"
caractérisée par l'oubli du sacré (p.483): la critique herméneutique est
«la modalité "moderne" de la croyance dans les symboles.» La "deuxième
naïveté" «réalise la conjonction de la croyance et de la critique,
conjonction qui établit un rapport circulaire entre un croire et un
comprendre.» (p.484) Car le symbole est précisément la manifestation du
lien de l'homme et du sacré: c'est là sa fonction ontologique: amener la
conscience croyante, à l'intérieur d'une ontologie de la finitude et du
mal, à mieux se situer dans l'être. (p.487-488)

L'entreprise ne va pas de soi: Ricoeur s'y engage comme dans un pari. La


philosophie part d'un «plein du langage» (l'enracinement poétique des
symboles: le surgissement du langage, le langage en état d'émergence). Elle
doit en expliciter les présupposés, les énoncer comme croyances, faire de
cette approche un pari: parier que la signification du monde symbolique «me
sera rendue en puissance de réflexion», que ce pari sera ainsi récupéré en
compréhension. (p.486- et 478)

2°) La condition humaine et la réflexion philosophique.

Il est significatif que la première section de ce volume soit intitulée «Le


pathétique de la 'misère' et la réflexion pure». Ce titre dessine le
parcours de l'entreprise d'ensemble du livre: à partir de "l'expérience
vive", aboutir à la réflexion philosophique sur la condition humaine.
Le point d'insertion du mal dans le monde est la faillibilité de l'être
humain. Il est compréhensible que par là le mal ait pu entrer dans le
monde, mais au-delà de ce seuil, le mal pose «l'énigme d'un surgissement
dont il n'est plus de discours qu'indirect et chiffré.» (p.11) La réflexion
philosophique sur la faillibilité part d'une précompréhension de cette
condition humaine, dont le thème central est «le pathétique de la misère.»
Selon le parcours ci-dessus tracé (résumant la p.483), il s'agit alors, en
explicitant cette précompréhension, d'en dégager les concepts fondateurs à
partir de la tension entre l'exigence de totalité du bonheur poursuivi et
la contingence de ma propre existence. Cette tension est vécue comme un
sentiment de précarité, de fragilité, de dépendance, comme «vertige
existentiel.» (p.155)

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3°) De la faillibilité à la faute: la symbolique du mal.

Au-delà de la faillibilité, il y a l'énigme de la faute elle-même: de la


possibilité du mal à sa réalité, il y a un bond, une solution de
continuité. Nous sommes au-delà du seuil d'intelligibilité: il y a un
hiatus «entre la phénoménologie de la faillibilité et la symbolique du mal.
Dès lors s'impose une réflexion d'un type nouveau, portant sur l'aveu que
la conscience en fait et sur les symboles du mal dans lesquels elle exprime
cet aveu.» (p.158-159)

Certes, tout symbole est affecté d'une contingence: il se situe dans une
zone de l'histoire culturelle. La tâche de la philosophie est précisément
de découvrir la rationalité du fondement de la contingence du symbole.
(p.486 et 488).

Cependant, pour ce faire, toute réflexion philosophique doit situer son


propre départ précis parmi le déploiement universel de cette contingence.
Sinon elle risquerait de se diluer dans une «phénoménologie purement
comparatiste qui se borne à comprendre le symbole par le symbole» en
parcourant le champ des symboles de l'humanité.

Dans une telle perspective, le phénoménologue élude la question de la


vérité, il «court d'un symbole à l'autre sans être soi-même nulle part;
c'est l'oeuvre d'une intelligence panoramique, curieuse, mais non
concernée.» Ricoeur, au conraire, veut «entrer dans un rapport passionné,
en même temps que critique, avec la valeur de vérité de chaque symbole.»
(p.485) Selon cette dernière approche, l'espace mythique est vécu comme un
espace orienté: l'angle de perspective de Ricoeur est la prééminence de la
confession juive des péchés, de son symbolisme et de sa mythique.

Ricoeur analyse la prise de conscience de la réalité du mal, ainsi que


l'ouverture de cette prise de conscience sur la réflexion méthodique, selon
trois niveaux de symbolisation, qui sont bien connus et dont il suffit ici
de faire un rappel succinct.

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La symbolique primaire. L'expérience vive de la faute s'exprime en symboles


fondamentaux: tache, déviation, révolte, transgression, égarement,
souillure, péché, culpabilité, purification. Ces symboles constituent la
spécificité du langage de l'aveu: la confession de la faute est un acquis
de la piété juive. (p.10;170;172;400;414) L'expérience vive du pardon
s'exprime dans les symboles de purification: laver, ôter, délier. (p.400)

Les symboles secondaires sont les symboles mythiques, qui constituent un


étage de signification par le récit. Si le mythe prend forme de récit,
c'est parce que son signifié ultime est lui-même en forme de drame: c'est
sur cet arrière-fond que se détache la faute. (p.316-317) Les symboles qui
animent la trame événementielle du mythe sont: le chaos, l'exil, la chute,
l'aveuglement divin (p.11)
Le mythe adamique reprend les symboles fondamentaux de l'expérience vive de
la faute, et raconte le passage de l'innocence au péché. Sa spécificité,
c'est de séparer la création qui est bonne de l'acte de l'homme pécheur.
Dès lors, l'originaire (la créature comme imago Dei) est vu comme un état
d'innocence antérieur à la faute: ainsi se construit le déroulement du
récit jahviste. (p.374)
Le passage de l'innocence à la faute, c'est l'acte même par lequel le mal
se pose. Ainsi s'élabore un mythe de l'innocence, symbole de l'originaire
qui transparaît dans la déchéance et la dénonce comme déchéance. (p.160-
161)
L'expérience vive du pardon est finalisée dans le symbole eschatologique.
Le symbolisme de justification se fait dès lors cosmique autant que
communautaire; l'espérance est une tension temporelle.

Les symboles spéculatifs (matière, corps, péché originel) constituent un


troisième niveau de symbolisation. Aboutissement du cycle de l'expérience
vive, ils sont une tentative de la rationaliser et d'amorcer le dire
philosophique. (p.11;168)
La phénoménologie de l'aveu a laissé parler l'âme croyante, tandis qu'ici
s'élabore le symbole qui, plus tout autre dans ce contexte, «donne à
penser»: celui de la "liberté serve" ou "serf-arbitre".

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4°) Le péché, la colère et le pardon.

Sur le canevas des trois niveaux des structures symboliques, Ricoeur


analyse le développement spirituel qui, depuis la symbolisation de
l'expérience vive par les juifs, aboutit à la personne et l'oeuvre du
Christ.

Au niveau de la symbolique secondaire (mythique), le péché contre Dieu est


une "lésion de l'Alliance", en tant que l'Alliance est vécue comme un lien
personnel entre chaque homme et Dieu. (p.210) Cette rupture du pacte, c'est
le moment de la conscience malheureuse: Dieu devient "le tout-autre";
l'homme devient le "rien" devant Dieu. La conscience du péché devient le
critère et la mesure de la faute. Le néant devient le symbole même du
péché, défini et vécu comme "anomal" (les termes qui l'expriment sont de
l'ordre de: rater, rébellion, tortueux, perdition). L'homme abandonné de
Dieu éprouve son néant, la vanité de son vécu. (p.238-239)

Le "non" divin qui interdit et détruit, qui semble vouloir la mort du


pécheur, Ricoeur en prolonge l'évocation jusqu'au fond de l'abîme où
résonne le cri "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?", plainte
désespérée du Psaume 22,1, par laquelle s'achèvera l'agonie du Fils de
l'Homme crucifié. (p.234-235)

Mais durant l'histoire de l'Alliance, à cet abandon désesepéré, fruit de la


Colère, répond la promesse d'une réconciliation toujours possible, souvent
anticipée par un sursis du châtiment. (p.227)
Ainsi se présente le thème du pardon, du "repentir de Dieu", le thème du
"retour" imploré, attendu, célébré, à la fois et mystérieusement comme
initiative divine et comme conversion de l'homme: «Ramène-nous à toi,
Seigneur, nous reviendrons.» (Lam.5,21); «Si tu reviens, et si Je te fais
revenir,...» (Jér.15,19)

Ainsi, cette symbolisation de l'expérience vive tient en suspens les


apories théologiques de la grâce et de la volonté, de la prédestination et
de la liberté. (p.237-238)

5°) Objectivité du péché et culpabilité.

Le péché est un acte qui est "posé": dès lors il prend le statut d'une
réalité objective qui transcende la culpabilité, qui devient irréductible à

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la conscience de culpabilité. La confession de péchés oubliés, ou commis


par le pécheur à son insu, ainsi que la dimension communautaire du péché,
de l'aveu, du repentir: autant de vécus de la conscience juive qui disent
que le coeur de l'homme est mauvais quelle que soit la conscience qu'il en
prend. (p.239 et 243)
«Le pseudo-concept de "péché originel" est seulement la rationalisation
(3ème degré), à travers le mythe adamique, de ce lien énigmatique, avoué
plus que compris dans le "nous" de la confession des péchés.» (p.241)
(Ricoeur met en garde avec beaucoup d'insistance,-p.380-contre toute
confusion entre le mythe adamique et la spéculation ultérieure,
principalement augustinienne, sur le péché originel).

Dans le prolongement de cette perspective, le pécheur s'éprouve comme se


trouvant sous le regard absolu de Dieu: c'est alors Dieu -et non pas la
conscience personnelle- qui est le "pour-soi" du péché. Dans la relation de
l'Alliance, le regard divin constitue la vérité de la situation de l'homme,
la justice du jugement éthique qui peut être porté sur l'existence du
pécheur. (p.242)

Cette foi traverse une crise dont le livre de Job est le témoin: le regard
absolu divin devient alors le regard du Dieu caché qui livre l'homme à la
souffrance injuste. «Ce regard maintient la réalité de mon existence au-
delà de la conscience que j'en prends, et plus particulirement la réalité
du péché au-delà du sentiment de culpabilité.» Mais ce regard absolu
suscite aussi, à travers la crise, le regard du pécheur sur lui-même; «la
mise en question du sens des actes et des motifs.» (p.241-243)
Cependant, la réalité inéchappable de l'état "objectif" de péché met en
évidence que la négativité du péché est une puissance, opératrice d'une
aliénation (préfigurée par le thème de la possession dans le 1er niveau de
symbolisation). Le péché s'avère dès lors à la fois comme passivité et
comme déviation volontaire.
Le volet positif de cette négativité est constitué par les thèmes de
rédemption, de rachat, de libération du captif.

Mais il reste de ce parcours et de cette crise l'acquis d'une nouvelle


instance: celle de la culpabilité. Il s'agit du moment subjectif de la
faute, résultant d'un mauvais usage de la liberté, et exigeant punition et
amendement. (p.255)

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Paul a dénoncé l'impasse qui consiste à vouloir se sauver soi-même en


satisfaisant à la loi. Dans sa pensée, la justification est le symbole de
ce qui vient à l'homme: l'homme est justifié par un Autre. Etre libre,
c'est être dès maintenant chez soi dans la récapitulation du Christ: ainsi
l'eschatologie devient présence et intériorité. (p.290)

6°) Le "serf-arbitre" et le pouvoir de la liberté.

La symbolique du mal est récapitulée dans le concept de "serf-arbitre",


c'est-à-dire de la liberté qui «s'asservit elle-même», qui «s'infecte par
son propre choix». Corrélativement, le salut s'opère par la délivrance de
la liberté de son propre esclavage. (p.301-302)
Mais l'expérience vive de la confession juive du péché se situe dans le
cadre du monothéisme éthique: Dieu est le Bien, il est la cause de tout;
l'homme est la cause de tout ce qui est vain. En ce sens, ce qui innocente
Dieu en même temps accuse l'homme: la sainteté de Dieu révèle l'abîme du
péché de l'homme.

Pourtant, la tension même de l'expérience pénitentielle semble ouvrir un


paradoxe: «le péché révélé par la sainteté de Dieu se retourne contre Lui,
et accuse le Créateur d'avoir fait l'homme mauvais.»
Plus tard, le mythe adamique évoluera vers «une spéculation de degré
supérieur où la liberté sera, non seulement une sorte de commencement, mais
la puissance de défection de la créature», pouvoir de défection qui ici
«reste pris dans la structure du récit: il est figuré par un événement qui
surgit on ne sait d'où et qui distingue un avant et un après.» (p.375)

Ce mythe est à la base d'une herméneutique des symboles fondamentaux


élaborés dans l'expérience vive de la souillure, du péché et de la
culpabilité. Il a le pouvoir de susciter une spéculation sur la puissance
de défection de la liberté. (p.375 à 378)

7°) Le Serviteur souffrant, le Fils de l'Homme et le pardon.

La figure du Serviteur de Jahvé, le Serviteur Souffrant qui se livre lui-


même pour la rémission du péché, figure de l'expiation par la souffrance
volontaire d'un autre, est essentielle pour mener à l'idée du pardon.
(p.404-405)Le Fils de l'Homme, figure d'origine céleste qui vient
rassembler le peuple saint de la fin des temps et lui faire partager son
règne, est la réplique du premier homme, mais cette figure est tirée vers
l'avenir ultime par sa double fonction de Juge du monde et de Roi à venir.

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Dans le Nouveau Testament, Jésus se désigne lui-même à la troisième


personne par ce titre de Fils de l'Homme, et d'autre part, il intègre à la
figure du Fils de l'Homme l'idée de la souffrance et de la mort qui
appartient à la figure du Serviteur Souffrant. Selon Ricoeur, pour
comprendre ces deux affirmations du Nouveau Testament, le théologien doit
prendre la relève du philosophe. (p.406-407)

«Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi
que vous l'avez fait.» (Mt.25,40): le Juge des hommes s'identifie aux
hommes; dans le procès de la justification, le Fils de l'Homme figure à la
fois comme juge et comme témoin; le Juge devient intercesseur parce qu'il
est la victime substituée. (p.409)

C'est donc en venant de «l'univers symbolique constitué par l'accumulation


des figures qui s'échelonnent depuis l'Adam du rédacteur jahviste jusqu'au
second Adam des épîtres pauliniennes», (...) et par la figure surdéterminée
d'un Homme qui est lui-même et tous les hommes» que l'être humain a accès
au vécu psychologique du pardon. (p.412)
Ainsi s'accomplit un parcours depuis les symboles primaires de la
justification, par les symboles secondaires, cosmiques et communautaires,
de la tension temporelle de l'espérance, vers les symboles spéculatifs où
l'être tente de déchiffrer son propre mystère, celui d'un être «acquitté».
"Un être acquitté": serait-ce sous cette forme que Ricoeur gagnerait son
pari59? Y retrouverait-il, sous le regard de la "deuxième naïveté", la
puissance de réflexion nourrie des significations du monde symbolique?
Nous essaierons maintenant d'apprécier le résultat de son effort à la
lumière d'un court texte paru presque 30 ans après celui-ci.

C-Le mal: un défi pour la philosophie et la théologie.

La théodicée est un mode de pensée soumis à l'exigence de la cohérence


logique, soumis à l'épreuve du principe de non-contradiction, et visant à
une totalité systématique: comment, dans cette perspective, conjoindre la
notion d'un Dieu tout-puissant et bon avec la réalité incontournable du
mal? Mais la tâche de penser le mal, et de le penser devant Dieu, n'est pas
épuisée par le raisonnement conforme à la cohérence logique. (p.211-212)

59Le calviniste Ricoeur évoque "L'être acquitté". Le catholique Balthasar


préférera parler de l'homme "sans tache" pour signifier le salut par le
pardon divin. (Voir ci-dessous le commentaire dans la conclusion.)

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127

C'est ainsi que le mal est «Un défi pour la philosophie et la théologie.»
(repris dans Lectures 3, p.211-234)
Le mal commis et le mal souffert se rejoignent dans la profondeur d'une
même énigme. A la fois responsable et victime, l'être humain ayant à
répondre du mal commis fait cependant l'expérience d'une passivité au coeur
même de ses actes; il a le sentiment d'être engagé dans une histoire du mal
qui est déjà là: à ce titre il est paradoxalement et tragiquement victime
en tant même qu'il est coupable.
Face à cette redoutable énigme, le mythe démonise la souffrance et le péché
comme l'expression des mêmes puissances maléfiques, et ce fond ténébreux
n'est jamais complètement démythifié dans la mesure même où l'énigme n'a
jamais cessé d'être énigme. (p.213-214)
Dans sa recherche spécifique d'intelligibilité globale, le mythe (2ème
niveau de symbolisation) déploie une profusion de schémas explicatifs,
ouvrant le chemin des théodicées rationnelles qui, en ce qui concerne
l'énigme du mal, se centreront sur le problème de son origine: d'où vient
le mal?
Mais toutes les figures explicatives se heurtent à la disproportion et à
l'arbitraire des maux que nul schéma de punition ou de rétribution ne
parvient à justifier.
La plainte de Job, le juste souffrant, ne reçoit de la théophanie aucune
réponse directe autre que l'auto-proclamation par Dieu de sa maîtrise et de
ses desseins insondables -en écho, Ricoeur cite Is.45,7: «Je forme la
lumière et je crée les ténèbres; je fais le bonheur et je crée le malheur.»
Si Job finalement se repent, c'est de s'être plaint.

L'interrogation de Ricoeur à la fin de son évocation du destin de Job est


riche d'une profonde intuition spirituelle, -mais on pourrait se demander
si elle découle du récit biblique aussi évidemment qu'il semble le
suggérer: «N'est-ce pas en vertu de ce repentir que Job peut aimer Dieu
pour rien?» (p.215-217)

Dans les dernières pages de "Finitude et Culpabilité", Ricoeur rappelait


que le Nouveau Testament conjoint dans la personne du Christ deux figures
de l'Ancien Testament: la dignité céleste du Fils de l'Homme et la passion
expiatrice librement assumée par le Serviteur Souffrant. Pour réfléchir à
ce mystère, disait Ricoeur, le théologien doit prendre le pas sur le
philosophe
C'est précisément ce à quoi est confrontée la théodicée: dans ce cadre
onto-théologique, la pensée doit s'exprimer à la fois selon les termes du

127
128

discours religieux et les termes hérités de la métaphysique (être, néant,


cause première, finalité, fini et infini, etc.)

Dans le prolongement de tentatives totalisantes telles que celles de


Leibniz, Kant ou Hegel, la théodicée se heurte à une aporie décisive: par
la voix de la lamentation, la souffrance apparaît comme ce qui s'exclut de
tout système. (p.225) Barth, répliquant à Hegel, constatant que le mal est
une réalité inconciliable avec la bonté de Dieu et la bonté de la création,
affirme que la théologie ne peut penser le mal qu'en renonçant à la
totalisation systématique. (p.226)

C'est dans la christologie, poursuit Ricoeur, qu'il faut chercher le point


où la doctrine assume le mystère: le Christ a vaincu la mort en
s'anéantissant lui-même dans la mort. Dès lors le mal ne peut plus nous
anéantir; ce qui fait encore défaut, c'est seulement la pleine
manifestation de l'élimination du mal.

En conclusion de cette section, Ricoeur constate que la sagesse, parvenue à


ce point de la réflexion, doit reconnaître le caractère aporétique de la
pensée sur le mal, caractère «conquis par l'effort même pour penser plus et
autrement.» (p.227-228)

Ainsi il est évident que le problème du mal déborde la sphère spéculative.


Dès lors, Ricoeur propose une convergence du penser,de l'agir et du sentir.
Penser: au-delà des apories qui obstruent le chemin de la logique
systématique, il reste l'énigme et les symboles qui l'expriment, et «le
symbole donne à penser.» (p.229)
Agir: combattre le mal est une tâche tournée vers l'avenir. Cependant, la
réponse pratique ne suffit pas. (p.230)
Sentir: la méditation philosophique et théologique opère une transformation
spirituelle de nos sentiments. La lamentation, instruite par l'aporie de la
spéculation, se spiritualise.

Certes, une oeuvre comme celle d'Elie Wiesel confère ses lettres de
noblesse à une "théologie de la protestation", une accusation contre Dieu
dans laquelle Ricoeur voit «l'impatience de l'espérance»60. (p.291)

60En écho consonant d'une autre voix juive, celle d'un poète parmi les plus
grands: en exergue du poème intitulé 'Benedicta", dans le recueil "Die
Niemandsrose" ("La Rose de Personne"), Paul CELAN cite le refrain d'un
chant yiddisch: Zu ken men arojfgejn in himel arajn
Un fregn baj got zu's darf asoj sajn?

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129

Cependant, et paradoxalement, si la souffrance fait scandale, c'est


précisément pour ceux qui comprennent Dieu comme source de tout ce qui est
bon dans la création.
Mais la Passion du Christ ouvre la perspective d'une théologie de la Croix;
la foi chrétienne ne consiste pas seulement (négativement) à croire "malgré
le mal, en dépit de lui", mais à y percevoir la présence du Dieu crucifié,
par qui la lamentation se transmue en confiance et abandon de soi. (p.232-
233).

D-Confrontation et conclusion.

Cette lecture de textes de Ricoeur se rapportant au mal est orientée par


une intention: faire ressortir et préciser par confrontation certains
traits spécifiques de la manière dont Balthasar aborde le même mystère.
Sans doute, Ricoeur et Balthasar pourraient tous deux se reconnaître dans
la phrase programmatique de Balthasar, déjà citée: «Un chrétien, c'est un
homme tel que, par la foi même, il est amené à philosopher.»
(T.Ä.III,1,2,p.974). La différence évidente se situe dans la méthode, ainsi
que dans le statut du point de départ de leur entreprise respective.

Chez Ricoeur, le point de départ se définit par sa méthode. "L'expérience


vive" de la condition humaine, c'est le drame de la négation mutuelle de la
liberté et de la nécessité, la relation complexe, dans la conscience
humaine, entre le volontaire et l'involontaire. La conviction de Ricoeur,
c'est que ce drame se joue en-deçà de l'expérience de la faute et de la
transcendance, qu'il s'agira donc de mettre provisoirement entre
parenthèses pour mettre en évidence la tension dramatique qui oppose
liberté et nécessité, et qui impose à l'être humain l'ambiguïté permanente
de la relation entre le volontaire et l'involontaire.
Le point de départ de Balthasar, c'est l'impact sur la conscience croyante
de la Révélation divine en Jésus-Christ. Sa méthode est basée sur «une vue
d'ensemble des données bibliques, en prenant en compte tous les motifs
valables et féconds de l'histoire de la théologie. Il n'est pas question
d'essayer de construire un système: la Croix fait sauter tout système.»61

("Est-ce qu'on pourrait monter et entrer au ciel/ Et demander à Dieu si les


choses peuvent vraiment être comme elles sont?" -ou: "si ça peut vraiment
aller comme ça va?")
61«Zusammenschau der biblischen Daten unter Beziehung aller gültigen und
fruchtbaren Motive der Theologiegeschichte. Ein System ist nicht
anzustreben: das Kreuz sprengt jedes System.» (T.D.III,p.297) Dans ce
volume, cette phrase se situe dans l'introduction à la section intitulée

129
130

Ainsi "amené à philosopher" en poursuivant sa démarche croyante, Balthasar


ne cesse de garder à l'esprit le repère central de sa pensée: la norme
divine qui est liberté infinie et non-puissance kénotique, agissant dans
l'acte de "substitution inclusive" du Fils incarné.

Selon Ricoeur la volonté humaine libre est amenée à s'exercer dans un


contexte indéchiffrable: il est demandé à la conscience de consentir à
l'obscur. Mais le réflexe selon lequel la conscience humaine voudrait
ignorer ou nier cette obscurité et prétendrait se poser comme créatrice,
capable de se poser elle-même, n'est pas défini par Ricoeur comme faute ou
péché: si la conscience se dissimule à elle-même sa prétention, c'est pour
essayer d'échapper à l'angoisse de la contingence.
Pour Balthasar, au contraire, ce refus, cette prétention, c'est le péché
par excellence; de plus, le pécheur est inévitablement amené à se
dissimuler son péché, par besoin de protéger son identité ainsi fondée sur
une usurpation. De péché en dissimulation il est entraîné dans une spirale
qui le mène à la perdition et dont il ne peut se délivrer lui-même: seule
la kénose ultime, celle qui s'opère dans le Descensus, peut le rejoindre
dans sa déréliction et lui ouvrir le salut.
L'acte de refus ne se situe pas, comme chez Ricoeur, au-delà d'un seuil
d'intelligibilité: c'est la dimension abyssale de cet acte qui ne peut être
révélée que par l'horreur de la Croix.

Ce sont là deux démarches nettement distinctes, mais qui pourraient se


rejoindre dans une empathie mutuelle. D'une part, si la démarche
philosophique du chrétien Ricoeur se déroule avec méthode, il n'a aucune
prétention apologétique: il ne s'agit nullement pour lui de représenter
méthodiquement le parcours d'un philosophe qui partirait de l'incroyance et
qui, en toute rigueur de pensée, découvrirait la vérité salvatrice de la
foi en Jésus-Christ. Ricoeur est un croyant qui entreprend en tant que
croyant une réflexion philosophique sur l'énigme fondamentale de la liberté
et du mal. La qualité de son entreprise, c'est sa lucidité, en particulier
lorsqu'il s'agit de situer les différents niveaux de symbolisation, de
préciser l'impulsion que le symbole donne à la pensée, et la nécessaire
transgression des limites de la cohérence rationnelle pour assumer le
mystère et s'ouvrir à l'espérance. C'est en se heurtant aux limites des
théodicées que Ricoeur rejoint la foi qui n'a pas cessé d'être la sienne,

"La sotériologie dramatique": il n'est pas douteux qu'elle s'applique à


l'esprit de l'oeuvre globale, compte tenu cependant des détours au cours
desquels des oeuvres littéraires ou philosophiques importantes sont
appelées à éclairer et préciser son entreprise théologique.

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non pas donc une foi dont il aurait fallu d'abord démontrer rationnellement
la vérité ou la plausibilité, mais une foi précisée et enrichie par le
retour réflexif à l'expérience vive de la condition humaine, telle qu'elle
s'exprime dans les symboles de la piété juive, à commencer par les symboles
de la faute et de l'aveu62.

Quant à Balthasar, il entreprend dès le début son parcours en tant que


théologien et croyant, que sa foi "amène à philosopher". Cependant, il faut
ici prendre 'philosopher' au sens le plus large, car la réflexion de
Balthasar passe par l'étude d'oeuvres très diverses, philosophiques ou
littéraires ausi bien que théologiques.

C'est un vaste effort de réflexion sur les multiples aspects de


l'expérience croyante, réflexion parfois mêlée d'apologétique, mais n'ayant
pas d'autre intention ultime que la contemplation de la Révélation divine
dans le Fils incarné et de l'oeuvre de salut accomplie par la Croix du
Christ.

Quelques autres composantes du discours théologique de Balthasar ressortent


de la comparaison. Certaines de ces différences ressortissent, au moins
partiellement, au tempérament de Balthasar.

Par exemple, alors que Ricoeur garde une certaine distance et une sobriété
dans l'expression lorsqu'il évoque le 'mal souffert' (p.427-428 du vol "Le
Volontaire et l'Involontaire"), et qu'il semble centrer l'angoisse
existentielle sur la prise de conscience de la contingence: «je suis là et
ce n'était pas nécessaire63», Balthasar, au contraire, évoque le "mal subi"
et son effroyable disproportion vis-à-vis du "mal commis" en termes brutaux
et réalistes, récusant avec violence toute entreprise visant à minimiser,

62On pourrait penser à ces lignes de LEVINAS: «(...)toute pensée


philosophique repose sur des expériences pré-philosophiques (...); la
lecture de la Bible a appartenu pour moi à ces expériences fondatrices.
Elle a donc joué un rôle essentiel (...) dans ma manière de penser
philosophiquement, c'est-à-dire de penser en m'adressant à tous les
hommes.» ("Ethique et Infini", p.14-15)
63A la limite, ce diagnostic ne risque-t-il pas d'être peu convaincant face
aux angoisses et aux souffrances qui s'acharnent sur tant d'humains à qui
n'est pas accordé le luxe relatif, le recul minimum nécessaire pour pouvoir
réfléchir sur leur contingence? Et même en-deçà de toute thématisation,
leur peine et leur angoisse s'identifie-t-elle au vécu brut de cette
contingence? Nous verrons ci-dessous que Nabert projette sur cet excès du
mal l'éclairage de sa lucidité sans compromis. V.ci-dessous, p.286, note
218.

131
132

justifier ou utiliser cette expérience. (T.D.III, p.176ss; T.D.IV,p.455ss;


ci-dessus p.45 et 64-65)
Ce trait de style trouve des échos chez Balthasar dans une certaine emphase
du sentiment, voire un certain dolorisme, quand il s'exprime à propos de
l'amour divin ou à propos du péché. (T.D.IV,p.245; T.D.III,p.311;
T.L.II,p.209; ci-dessus p.107ss)

Il est par ailleurs assez curieux que le philosophe Ricoeur ne s'attarde


pas sur l'expérience et la portée du choix dans l'exercice de la liberté
humaine. Au contraire, Balthasar y consacre un volet important de son
entreprise; il définit ce choix en deux formulations complémentaires et
inséparables l'une de l'autre. D'une part, la créature libre choisit entre
reconnaître qu'elle est redevable de cette liberté à la liberté infinie
subsistante, ou refuser d'admettre cette dépendance paradoxale, ce qui
revient à usurper une autonomie, alors que cette autonomie ne peut
s'exercer que comme le don reçu toujours de nouveau de la libre initiative
divine.
L'autre face de ce choix est sa dimension existentielle: ou bien vivre,
c'est pour la personne humaine recevoir et mettre à profit ce qui vient à
lui, ou bien c'est s'ouvrir, dans la remise de soi, au mystère de ce qui
surgit à sa conscience. (T.D.II,l, p.186-192; p.206)
A propos de ce même thème de la liberté finie, on ne trouve pas chez
Ricoeur la tentative d'explication logique qui pèse parfois un peu
lourdement dans l'expression de Balthasar, et qui contraste de façon
frappante avec son insistance sur la liberté infinie de Dieu, liberté qui,
dit-il, dépasse tout ce que la conscience humaine peut imaginer. Dans la
même perspective, on ne trouve rien chez Ricoeur qui rappelle de près ou de
loin le concept d'existential surnaturel qui tient une place si importante
chez Balthasar et chez Rahner. (v.ci-dessus p.19ss; ci-dessous p.216ss)
Il ressort ainsi de cette confrontation à quel point Balthasar insiste sur
l'initiative divine, sur l'aspect 'catalogique' de la relation entre Dieu
et la créature. (ci-dessus p.98)

Par contre, Balthasar et Ricoeur se rejoignent sur un point important de


leur réflexion: la relation salvatrice qui, par l'initiative divine, -chez
Balthasar par la 'substitution inclusive' opérée dans et par le Christ-
s'établit entre l'abandon et la solitude où s'enferme le pécheur et
l'abandon total du Fils par le Père. Bien que Ricoeur ne s'exprime pas
explicitement sur la 'descente aux enfers', il s'agit bien, chez lui aussi,
de l'accomplissement définitif, en Jésus-Christ, des expériences

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133

progressives du pardon et du retour à Dieu qui marquent le parcours


spirituel d'Israël.
Apparaît également comme caractéristique de la pensée de Balthasar son
insistance sur l'amour infini de Dieu, dans le prolongement analogique de
l'amour humain, et sur les faces multiples de la kénose divine.

L'univers mythique juif et son développement sont analysés par Ricoeur sur
la base de la structure des trois niveaux de symbolisation. Ainsi se trouve
mise en évidence une évolution depuis l'aveu du péché contre l'Alliance
jusqu'à l'élaboration du mythe de la chute qui, marquant la distinction
entre la création bonne et l'acte mauvais du pécheur, ouvre la voie à la
spéculation humaine sur la puissance de défection de la liberté.
C'est le mérite éminent du texte de Ricoeur que de faire apparaître le rôle
symbolique de ce parcours: non pas un symbole ad hoc, réinventé et adapté
au fur et à mesure que la conscience religieuse s'approfondit, non pas donc
selon un procédé choisi parmi d'autres représentations possibles, et qu'on
réduirait à un statut d'affabulation poétique devenu superflu dès qu'on en
explicite la signification.
Le symbole est plutôt jaillissement de sens: en l'occurrence, le sens de
'l'expérience vive', qui n'est pas séparable de sa facture symbolique,
parce qu'il n'est pas exprimable autrement que dans ce symbole.

Chez Balthasar, la réception unifiée de cet ensemble symbolique fait


l'objet d'une réflexion contemplative. Certes, Balthasar manifeste une
connaissance adéquate de l'herméneutique biblique et des résultats du
travail historico-critique sur les récits de l'Ancien Testament, mais il ne
cherche pas à retracer les avatars successifs de la conscience religieuse
juive, ou plutôt: il n'utilise pas directement le compte-rendu qu'il fait
de cette évolution pour analyser le rapport dramatique entre la liberté
finie et la liberté infinie. C'est pourquoi sans doute on ne trouve pas
chez Balthasar une réflexion sur le symbole qui corresponde à l'analyse
détaillée des niveaux symboliques chez Ricoeur64.

Conclusion.

A l'aboutissement de leur parcours respectif, deux concepts précis


rappellent chez Ricoeur et Balthasar la différence de leur appartenance
ecclésiale. Chez Ricoeur, le "mauvais choix" de la créature libre fait de

64Il est d'ailleurs à remarquer que Balthasar emploie fort peu le mot
'symbole' dans la trilogie, au regard de la fréquence et de l'importance,
par exemple, du mot 'figure' ("Gestalt").

133
134

cette liberté une "liberté serve". Le salut dépend de la grâce divine qui
peut libérer cette liberté qui s'est asservie elle-même: ainsi l'être
humain, déchiffrant son propre mystère dans les symboles spéculatifs, peut
désormais se découvrir comme «un être acquitté» (Finitude et Culpabilité,
p.414) Sans doute, dans cet acquittement éternel et inconditionnel prononcé
par Dieu, pouvons-nous percevoir un écho de certaines formulations
calvinistes65.
Chez Balthasar, la colère de Dieu contre la négation de son amour s'abat
sur l'Amour incarné: le Fils crucifié, non seulement est abandonné de son
Père, mais il est même privé du 'réconfort' de connaître, dans son agonie,
l'aboutissement de son oeuvre, de son acte de 'substitution inclusive'.
(T.D.III,p.326 et 331) Cette oeuvre, le catholique Balthasar la désigne par
une formule qui diffère de celle de Ricoeur: désormais, par la grâce divine
agissant dans et par la kénose de la Croix, se pose devant le regard divin
"l'homme sans tache". (ci-dessus, p.60; p.124)
Cette précision doctrinale, ainsi mise en évidence par cette confrontation,
est en profonde concordance avec l'insistance de Balthasar sur le degré
infini de la liberté divine, de la kénose et de la 'substitution inclusive'
selon laquelle le Fils incarné rejoint les 'réprouvés' dans leur
enfermement, non pour y exercer une puissance qui serait plus forte que
leur déréliction, mais pour y partager réellement, dans une totale 'non-
puissance, leur désespoir et leur solitude. Participant à la victoire de la
grâce dans la Résurrection, ils seront désormais "sans tache", puisqu'ils
auront été, par l'acte divin,séparés de leur péché qui seul restera en
proie au feu infernal de la Colère.

3-Nabert: l'immanence de l'absolu.

Réfléchissant sur la prise de conscience de soi, Nabert ose pousser jusqu'à


son extrême limite l'affrontement philosophique au mystère du mal. A
l'évidence de l'injustifiable, qui met en question toutes les fausses
valeurs, répond l'affirmation de la présence, à la source même du moi
conscient, d'une causalité spirituelle recouvrant une liberté à la fois
réelle et dépossédée, et la confiance en l'inhabitation d'un absolu qui
s'avère être personnel, ainsi que l'expérience du désir de Dieu.

65Rowan WILLIAMS, art. Justification, dans Dictionnaire critique de


théologie, p.625.

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135

A- Essai sur le Mal.

Cet ouvrage a été publié en 1955, 5 ans avant la mort de l'auteur.


Son approche du problème se veut philosophique, y compris en ce qui
concerne l'ouverture sur l'expérience religieuse qui s'exprime en fin de
volume66. Entre une lecture de Ricoeur et une lecture de Lévinas, qui se
présentent plus explicitement que Nabert comme 'croyants', cette prise en
compte de Nabert peut légitimement trouver sa place, témoin les textes
posthumes de Nabert rassemblés en 1966 sous le titre "Désir de Dieu", qui
traitent de la problématique du divin dans le prolongement de son article
sur "Le Désir de Dieu" paru en 1959 dans les Etudes Philosophiques.

Dans le cadre de la section ici intitulée "Eclairages", la lecture de cet


"Essai sur le Mal" est orientée vers la confrontation avec la pensée de
Balthasar dans la trilogie. Le style de Nabert est rigoureux et dense: je
me suis efforcé de respecter sa démarche d'ensemble, de ne pas séparer de
leur contexte les thèmes ici mis en évidence, ce qui m'a d'ailleurs amené
assez souvent, surtout à l'approche des conclusions, à citer plutôt que
résumer ou paraphraser.

1°) La norme, l'injustifiable, le mal et les maux.

Le concept de 'norme' est omniprésent, ainsi que celui de 'injustifiable':


ils ne sont définis que par leur rapport d'opposition.
Dans leurs trois règnes (la connaissance, l'art, la morale), les normes
contribuent à dissimuler la vérité de l'existence, dans laquelle «il n'est
pas de promotion spirituelle qui ne soit toujours menacée.» (p.34-39)67

Subir l'agression du mal (le 'mal' et les 'maux') dans son déploiement
extrême amène la conscience à le déclarer 'injustifiable', par un jugement

66Le mot 'Dieu' n'apparaît pas dans le volume, pas plus que le mot 'foi' ni
le mot 'révélation'. Le mot 'Christ' apparaît une seule fois (p.170), à
titre de métaphore, dans une citation. A ce propos, Ricoeur fait le
commentaire suivant: «Nous retrouvons, au terme de la méditation, le moi
pur, la conscience pure de l'un, qui est aussi bien la loi spirituelle,
principe originaire d'unité qui est moi sans être de moi, et qui est
justifié par soi; ce principe était au début de la méditation comme le
contraire que l'injustifiable trahit; pas plus à la fin qu'au commencement
Jean Nabert ne l'appelle "Dieu".» (RICOEUR, L'Essai sur le Mal, Lectures,
2, p.246-247)
67On trouve dans le commentaire de Ricoeur une utile définition de ces
normes: «Le sujet humain, c'est (...) une volonté orientée et commandée par
des règles, par des normes, qui dessinent un champ du 'valable' et par là
même excluent certaines actions, certains motifs, certaines intentions,
comme 'non-valabes'.»(Jean Nabert, L'Essai sur le Mal, p.237)

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136

à la fois un et complexe: il attribue aux voeux de la conscience une


autorité plus forte que la sensibilité individuelle, mais en même temps, il
recueille la protestation de cette sensibilité. La conscience qui cherche à
ce jugement une raison d'être, un fondement, rencontre une opacité absolue,
qu'aucune norme ne parvient à supprimer entièrement, et qu'aucun "devant-
être" ne peut effacer.
C'est précisément quand cette opacité affecte l'individu dans sa substance
que les maux peuvent être appelés 'injustifiables'. (p.51-52)

Une courte citation mettra en évidence, en deux phrases très condensées, la


prudence avec laquelle Nabert conduit sa réflexion sur le mal jusqu'à la
limite extrême de l'expérience: «Si elle le peut, quand elle le peut, que
chaque conscience puise dans son expérience singulière la certitude de
l'acte spirituel sur quoi le fait ou la douleur n'ont pas prise, et le
sentiment d'une communauté avec les autres consciences -dans le temps même
que le mal les isole et les sépare- (...). Mais quand certaines
circonstances (...) nous rendent sensible la précarité de l'ordre que
l'esprit parvient à instituer, nous commençons à douter de cette complicité
des choses et de la conscience sur quoi nous nous reposons dans la région
moyenne de l'effort et du bonheur des réussites» (p.53-54). (C'est moi qui
souligne)
On ne pourrait affirmer plus clairement qu'un certain recul d'où la
conscience puisse réfléchir à la certitude de l'acte spirituel est un luxe
pour ceux qui sont atteints par les maux jusque dans la substance de leur
être.
Mais Nabert enchaîne sa réflexion en affirmant que cette "contradiction
invincible" est salvatrice en tant qu'elle anéantit toute fausse valeur que
tente de promouvoir la prétention du moi. (p.56) «En particulier, quand ce
dualisme est solidaire de l'idée d'une loi divine, il favorise l'éveil de
la subjectivité en faisant surgir (...) le sentiment de l'extrême gravité
des choix.» (p.171)68
Cette contradiction invincible se situe dans un acte unique par lequel la
conscience à la fois «saisit sa loi intérieure et en même temps doit avouer
sa dépendance vis-à-vis d'une manière d'être qui n'a pas son fondement dans
cette loi.» (p.58) Car «l'être du moi est tout ensemble acte pur et prise
de possession de cet acte par une conscience prisonnière par ailleurs de
ses désirs et du monde.» (p.59)
Tous les contraires (le faux et le vrai, le beau et le laid, le détestable
et le désirable, etc) participent de cette contradiction, mais la dualité

68Voir ci-dessous regroupées les multiples définitions de ce dualisme,


p.147.

136
137

qui y est impliquée demeure irréductible. (p.59) C'est l'inégalité


invincible du moi à son être: «nous ne sommes pas ce que nous sommes.»
(p.57)
La seule réponse possible, c'est pour le moi de «renoncer à découvrir ce
qu'il est» pour «ressaisir au fond de soi l'acte absolu impliqué dans ce
renoncement.» Encore s'agit-il, pour la conscience, de ne pas prétendre
faire de cet acte la mesure ou la manifestation de son autonomie, mais
simplement: «être cet acte, être par cet acte, y appuyer son existence
effective, s'offrir à l'acte qui la traverse.»
En d'autres mots: le moi doit renoncer à s'égaler à ce renoncement, car «la
dignité de l'esprit, c'est d'être au-delà de toute dignité.» (p.56-59)

2°) Le mal et la rupture originaire.

Cependant les maux, et leur capacité d'acculer la conscience à un tel


renoncement, ce n'est pas encore 'le mal': il y faut la complicité du
vouloir. (p.60) Mais notre responsabilité dépasse le rapport du moi à un
acte singulier. (p.71) Ce dualisme qui empêche toute coïncidence entre une
causalité selon l'idée d'une autonomie rationnelle du moi et la causalité
réelle, objective, n'est que «la réfraction dans l'espace intérieur,
historique, d'une sécession originaire.» En d'autres mots, ce qu'il y a
d'insondable dans l'opération qui donne le moi à lui-même ne peut se placer
sous le signe de la liberté, mais nous renvoie à une rupture originaire.
(p.81 à 83)69 Il s'avère nécessaire de suivre d'abord les méandres de la
réflexion de Nabert sur cette rupture originaire, pour pouvoir ensuite en
dégager la structure logique sans faire jouer à celle-ci le rôle d'une
argumentation close sur elle-même.

Le moi est producteur de possibles qui franchissent le seuil de la


conscience, et qu'il lui appartient d'accueillir ou de rejeter. (p.81) Au-
delà de l'effort de la réflexion visant à lui restituer le pouvoir de nous
donner prise sur l'acte créateur de ces possibles, cette réflexion bute
contre un mur originaire, impénétrable, dans le jaillissement même de ces
possibles.

69Nabert utilise abondamment le concept de 'causalité' sans le définir


explicitement. Il apparaît, dans le contexte de sa 'philosophie réflexive',
qu'il en situe le sens dans une relative ambiguïté, impliquant à la fois
l'idée d'une 'liberté responsable', 'cause' de ce qui découle de ses actes,
et l'idée d'un 'acte-événement' advenant dans une chaîne de causes et
d'effets. La discussion de ce concept philosophique dépasserait le cadre
du présent travail; il faut en tous cas observer qu'une telle ambiguïté est
en consonance avec la complexité du traitement du mal, de la liberté et du
salut dans les textes de Nabert.

137
138

«En choisissant entre des possibles, le moi se fait sujet de la moralité,


mais ces possibles attestent qu'il s'est déjà choisi lui-même par un acte
qu'il prend en charge, qu'il ne peut penser que comme une déchéance
irrémédiable du moi pur, et dont il travaille à discerner, à redresser, à
évacuer les conséquences, sans céder jamais à la croyance ou à l'illusion
d'une pleine justification de soi.» (p.87) «Il faut renoncer à trouver une
réponse spéculative à la question du mal, parce que cette question procède
d'un acte et qu'il serait contradictoire qu'une réponse lui fût donnée qui
ne serait pas impliquée dans cet acte.» (p.88)

Toute la section intitulée "Le péché" (p.88 à 110) entreprend de distinguer


entre la faute et le péché, ou plutôt entre le "sentiment de faute" et le
"sentiment de péché".
Le sentiment de faute est lié à la transgression d'un 'devoir-faire'
relevant de la moralité. Tout le développement suivant rappellera sous
diverses formes la distinction entre le niveau de la moralité et une
causalité spirituelle antérieure à ce niveau et fondamentale par rapport à
lui. (p.89)
Le sentiment du péché «procède d'une rupture opérée dans le moi par le moi»
(p.90); il enveloppe «la certitude d'une indignité de la causalité que nos
actes révèlent, ou plutôt accentuent bien plus qu'ils ne la produisent.»
(p.93)

Mais Nabert prend ses distances vis-à-vis du concept de 'libre artibre' et


de 'liberté-choix': selon lui, il n'est pas possible de «considérer notre
acte comme l'option isolée d'un libre arbitre dont il serait absurde de
penser qu'il pourrait être affecté par son propre choix. C'est la totalité
de l'être que nous sommes que met en question le sentiment du péché (..)
(p.94) Car il y a un niveau de causalité, «indiscernable du moi singulier,
qui est plus intime même que toute liberté de choix.» (p.104)

Cependant, il veut donner son sens plénier à ce même concept de 'choix', en


le transportant au niveau de cette "causalité originaire": «C'est par la
pensée d'un choix originaire inspirant tous les choix successifs que paraît
pouvoir se résoudre la contradiction entre l'expérience du péché et
l'espérance d'une régénération. (...) Le sentiment du péché traduirait

138
139

ainsi l'unité d'un choix qui se reflète dans toute notre conduite sans
exclure la possiblité d'une rénovation radicale.» (p.95)70
Cette idée d'un choix originaire semble s'imposer au philosophe selon une
sorte de logique que je tente ici de résumer. (p.95-98)

1-Toute faute particulière procède d'une causalité en arrière de cet


acte, qui porte cet acte, et que cet acte infléchit et détermine: acte qui
à la fois vient de la liberté du sujet et véhicule une causalité qui vient
de loin et qui lui échappe.
2-La conscience est hantée par l'idée d'un acte entièrement
spirituel, tandis que la faute particulière à la fois localise le péché et
devient l'écho d'une opposition enveloppée dans toute conscience: c'est
originellement et de tout temps que nous ne sommes pas ce que nous devrions
être.
3-Pour conceptualiser son expérience, la conscience ne dispose que
des catégories sous lesquelles elle range ses actions particulières:
transgression ou conformité à la loi, liberté ou nécessité. Ces catégories
à la fois dissimulent et expriment un fait originel qui échappe aux prises
de la conscience réflexive, parce qu'il est à la racine de toute conscience
possible. Ce fait instaure une déchéance originaire, en ce sens qu'il ne
faut pas en situer le moment en-deçà de l'acte constitutif du moi, -comme
si elle s'instaurait en opposition avec une innocence primitive-: cet acte
coïncide avec une rupture spirituelle qui est précisément constitutive du
moi singulier.
4-Dans la mesure où elle perçoit cette causalité originaire, la
conscience doit cependant écarter l'idée d'une nécessité subie sur quoi
elle n'aurait aucune possibilité de reprise: l'espérance d'une régénération
est liée à l'idée d'une liberté, car «ce que la liberté a fait, elle peut,
ce semble, le défaire.»
5-Le sentiment du péché traduirait ainsi «l'unité d'un choix qui se
reflète dans toute notre conduite sans exclure la possibilité d'une
rénovation radicale.»
6-Cependant il serait contradictoire que cette causalité, et cette
liberté qu'elle implique, puisse prendre parti contre elle-même, à moins
que n'intervienne une séduction venue d'ailleurs.

Ainsi Nabert poursuit sa réflexion jusqu'à un point où le rapprochement


s'impose avec la notion théologique de tentation originaire: «comme il est

70C'est moi qui souligne cet exemple, entre beaucoup d'autres, de la


prudence manifestée par Nabert dans l'expression de ses affirmations.

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140

contradictoire que cette causalité [originaire] ait en elle le principe de


sa déchéance, ou qu'elle prenne parti contre soi, il faut admettre une
rivalité venant d'ailleurs, une séduction exercée, une dualité de
principes, réplique d'une dualité éprouvée dans l'âme.» (p.98)
Même la très traditionnelle notion de 'concupiscence' est évoquée ici dans
les termes d'un parallèle philosophique: au-delà même de toute liberté de
choix, nous saisissons «la causalité originaire d'un moi, par quoi nous ne
cessons nous-mêmes d'être sur la pente du péché.» (p.106)
La teneur d'ensemble de ce texte se trouve résumée en une phrase: «Ce dont
le sentiment du péché nous avertit, c'est d'une complaisance du moi envers
soi, par quoi il s'exclut de toute communication avec les autres hommes, en
se fermant la possibilité de s'égaler à son être propre. C'est par le
truchement des diverses formes de la moralité que cette communication est
ébauchée, que cette conversion du moi à son être propre est commencée.»
(p.108)

3°) La pluralité des consciences: unité et sécession.

L'analyse des relations de réciprocité entre consciences devrait remettre


en lumière, d'une part, la naissance simultanée de cette relation, et
d'autre part la détermination venant à chacune d'elles du fait même de
cette relation. (p.112) Ainsi chaque moi est à même de constater que cette
relation réfère à un principe d'unité, à une prise de conscience de
l'instance supérieure qui en fonde et mesure la vérité -étant bien entendu
que ce principe d'unité n'apparaît pas comme un troisième terme extérieur
aux consciences, mais qu'il est immanent à leur relation mutuelle. (p.114)
Une phrase résume cette idée et en éclaire la portée: «la conscience de soi
ne s'acquiert que par des relations de réciprocité auxquelles un principe
est immanent, dont l'autorité fonde tout ensemble la possibilité de ces
relations et l'avènement de la conscience de soi en chaque conscience.»
(p.118)

Mais nous ne pouvons prendre conscience de cette unité que par l'acte qui
la trahit. Analogiquement, ce n'est que par les divisions que nous y
pratiquons effectivement que nous acquérons l'intuition de l'espace; de
même, nous ne formons la pensée du moi que par la "causalité impure" du moi
propre. L'innocence et la confiance ne se connaissent que par la réflexion
sur le péché et la trahison, sous les espèces de l'irruption du mal dans le
monde (p.121); nous jugeons notre acte par le principe d'unité qu'il
trahit. (p.124)

140
141

Les consciences multiples ont le désir l'une de l'autre pour une promotion
réciproque de leur être: ce désir a son fondement dans l'expérience d'une
forme d'unité, expérience qui est immanente à la vérité de la relation
entre les consciences. (p.125)
Mais «il n'est pas d'expérience unitive qui n'enveloppe l'épreuve de sa
précarité et de la menace que lui fait courir le retrait, la sécession des
consciences.» (p.124) Le commencement du mal est à chercher dans
l'expérience d'une «causalité originaire que ne commandent pas une
intelligence ou un discernement préalables du bien et du mal, et qui ne
comporte donc pas une option réfléchie entre l'un et l'autre.» (p.125)71

Apprécions au passage, dans les deux phrases qui suivent, à quel point
Nabert peut conjoindre la prudence dans l'affirmation et la précision dans
la réflexion: «Il ne paraît pas qu'une causalité dont l'action s'exerce
tout d'abord selon des concepts pleinement adéquats à la raison se renverse
librement en une causalité irrationnelle (...); une telle conceptualisation
préalable des contraires serait solidaire de l'idée de libre arbitre ou
d'une liberté toujours disponible.» Si on reconnaît la validité de cette
objection, «il sera plus facile d'admettre qu'une causalité spirituelle
qu'on appelle volonté soit surprise par le jaillissement de certains
possibles.» (p.125-126-C'est moi qui souligne).

4°) La justification

Le besoin de justification consiste en ce que «le moi désire une


approbation de soi qui concerne son être véritable, celui qui doit répondre
de ses intentions et de l'usage de sa liberté.» (p.135)
Si d'une part la réflexion sur ce thème est gênée par le pathétique de la
conscience de la faute, ainsi que par l'aspect de passivité et de
limitation qui est inhérent à cette expérience, il y a cependant d'autre
part une mémoire active, une opération réflexive orientée vers
l'approbation de l'acte accompli -celui qui a consisté à choisir entre
accueillir ou repousser la réconciliation avec soi-même-, vers une
affirmation de la causalité qui se manifeste dans un acte. (p.138 à 140)

Cependant, face au caractère irrévocable du passé, à l'inadéquation de


toute réparation, à l'incertitude dans laquelle demeure le sujet quant à

71Nabert rejoint ici Balthasar (p.80-81 de Der Christ und die Angst):
«Placer le libre arbitre au commencement équivaut à présupposer ce qu'on ne
peut absolument pas présupposer: la connaissance du Bien et du Mal.» (voir
ci-dessus p.93-94)

141
142

l'authenticité de la 'conversion' de son intention, dans quelle direction


la conscience pourra-t-elle se tourner pour situer et réaliser la
rénovation de son être?
Certes, la prise de conscience de ces obstacles fait naître dans la
conscience l'idée d'actions absolues qui soient à elles-mêmes leur propre
lumière: il n'empêche que «l'unité de l'intention n'est qu'une idée
qu'aucune expérience ne vérifie absolument. » (p.142 à 144) «Aucune
expiation, aucune réparation ne peuvent tenir lieu d'une justification
conquise, dont nous nous ferions juges comme si nous pouvions décider de
notre propre acquittement.» (p.148)
Parfois aussi la conscience se trouve confrontée à un aspect
particulièrement cruel de la réalité vécue: «les approches de la
justification ne sont permises qu'aux êtres sur lesquels ne pèsent pas
excessivement les disgrâces de la nature, ou à ceux que leurs passé ne voue
pas à une souffrance sans apaisement, ou à ceux qui ne sont pas entièrement
privés de la confiance des autres hommes.» (p.150)
«Dans les formes les plus élémentaires de l'effort [pour se délivrer du
mal], comme dans le cas d'une douleur où sombre la libre disposition de
soi, on discerne à la fois un non, un refus, et l'expression d'une
impuissance.» De plus, «on sent bien qu'il y a quelque naïveté à croire que
l'obéissance [aux impératifs de la moralité] suffirait à évacuer le mal.»
(p.155)

Ce qui rend possible que la conscience conteste ce qui est ressenti comme
un mal, l'acte spirituel qui constitue l'expérience réflexive du mal, c'est
l'avènement d'une conscience de soi, avènement qui correspond à un effort
vers la justification, à une reprise sur le mal, promotion de la conscience
de soi qui intensifie le désir de Dieu. (p.157-158; voir ci-après)

5°) Aboutissement de la démarche.


a)-La substitution salvatrice.

Tous les maux subis ou commis «perdent leur relativité et deviennent


injustifiables s'ils ne sont pas compensés par l'acte d'une autre
conscience qui les prend à sa charge; (...) la réciprocité des consciences
ne redevient possible que par une souffrance gratuitement consentie pour
restaurer les chances perdues d'un univers spirituel, (...) la présence
effective d'une conscience qui se reconnaît dans celle du coupable et du
malheureux.» (p.164-165)

142
143

b)-L'absolu immanent à l'humain.

«L'inadéquation de la conscience réelle de soi et de la conscience pure


n'est strictement possible que par l'immanence à l'expérience humaine de la
forme de l'absolu, et toute l'inquiétude de la justification procède de
cette inadéquation.» (p.169)
Aussi, une philosophie de la justification ne doit pas dissocier la forme
de l'absolu des expressions qu'elle reçoit dans l'expérience humaine. Elle
doit reconnaître «cette union intime de l'absolu et de l'historique qui
donne un sens au devenir.» (p.140)
Le signe le plus sûr de l'immanence de la conscience pure à la conscience
individuelle, c'est «la présence en nous d'un désir qui résiste à toutes
les déceptions et à tous les remords: désir de nous égaler à nous-mêmes par
une adéquation réelle de la conscience pure et du moi singulier.» (p.172)

c)-L'expérience religieuse.

En regard des progrès de l'humanité, y compris celui d'une avance générale


de la moralité, se manifeste «une expérience d'un autre ordre (...), par
certains côtés apparentée à l'expérience religieuse (...) puisqu'elle
gravite autour d'un désir de justification dont on ne saurait prétendre
qu'il est foncièrement autre que l'inquiétude du salut.» (p.177)

«Mais l'expérience religieuse enveloppe la certitude invincible, non


seulement que le salut est possible, mais que tout l'injustifiable selon
les apparences et le jugement humain n'est pas le dernier mot de
l'existence, et plus elle est pure, plus elle tire cette assurance de sa
substance même et de son acte intérieur, sans garantie spéculative.»
(p.178)

B-Le Désir de Dieu.

Sous ce titre ont été publiés en 1966 après la mort de l'auteur des textes
préfacés par Ricoeur, ordonnés et présentés par Paule Levert. Dans ce
volume, la rubrique "Finitude et Mal" (p.49-72) groupe des réflexions dans
lesquelles Nabert explicite plus nettement -bien que toujours avec la même
prudence dans l'expression- l'ouverture de sa démarche sur la foi.
On y retrouve le dualisme de la conscience et l'évocation d'un drame
fondamental, celui que la symbolique croyante prend en compte selon ses
propres niveaux de symbolisation.

143
144

Il faut, dit Nabert, constater la conjonction paradoxale: d'une part «le


fondement commun de la finitude et de la réflexion, fondement cherché dans
l'idée d'un acte pur et d'une restauration de l'intégrité du moi, (...) et
d'autre part dans l'idée d'un mal qui n'est pas privation ou limitation
d'être, mais positivement et totalement mal, donnant ainsi la plénitude de
son sens à la négation comme telle.
Cette aspiration à une restauration de l'intégrité du moi se heurte à des
résistances qui ne proviennent pas d'un passé voulu, et librement voulu,
d'un passé que la conscience peut revendiquer comme sien, mais d'un passé
plus lointain, indépendant de tout vouloir contingent, impénétrable à la
réflexion, injustifiable, et que la réflexion de restauration ne peut pas
s'approprier -encore que cette impossibilité ne signifie pas pour la
conscience exclusion de tout sentiment de responsabilité.» (p.49)

Cette aliénation n'est pas consécutive à une sorte de déchéance qui serait
produite à partir d'une finitude strictement corrélative d'une existence
infinie, et pour l'aggraver ou la transformer, mais bien plutôt «aliénation
essentielle, fondamentale (...) et plus profonde que toutes les aliénations
dont il est possible de cerner les contours. (...) Cette aliénation où la
finitude elle-même plonge ses racines est une donnée première, irréductible
à toute espèce de justification.» (p.51) Mais cette aliénation irréductible
se réfère à l'idée d'une expérience délivrée des servitudes désignées par
ce sentiment fondamental. (p.52) C'est un thème central de la quête de
Nabert: «comment lier au plus près l'analyse de la conscience de soi et une
ouverture vers l'inconditionné, et la question du mal?» (p.55)

La promotion de la conscience de soi, «quelque précaire qu'elle puisse être


en chaque conscience individuelle, correspond à un effort vers la
justification, et justification universelle, à une reprise sur le mal.»
(p.56) En effet, «à la racine de l'expérience de la finitude (...) se
découvre un principe de sublimité constitutif de la conscience et du moi,
par quoi se justifie, à l'exclusion de toute affirmation d'existence, une
affirmation thétique du divin (...). Face à la conscience du mal radical,
il convient que le risque du non-sens quant à l'existence du monde ne soit
jamais écarté ou supprimé ou méconnu, et d'autre part que le désir de Dieu
non seulement ne soit pas condamné, mais s'intensifie en coïncidence avec
une promotion de la conscience de soi.» (p.56)
«Tout cela prépare la rencontre historique où se constitue la foi, légitime
quand elle est dépouillée des représentations dont elle s'accompagne le
plus souvent dans la conscience commune.» (p.54)

144
145

Ainsi s'exprime un point d'aboutissement, on pourrait dire un centre de


gravité de la réflexion de Nabert sur le désir de Dieu: «la privation
constitutive de la finitude ne peut être réduite ou atténuée ni par
synthèse ni par conciliation ou participation d'aucune sorte: la
contradiction est absolue», le reconnaître, c'est «la seule manière de
rehausser tellement le divin qu'il ne puisse être confondu avec aucun des
ordres auxquels s'ordonne, autant qu'elle le peut, l'existence
individuelle.» (p.52)

C-Ricoeur commente Nabert.

Dans de courts textes très éclairants72, Ricoeur a présenté et commenté les


écrits de Nabert dont il a été question ci-dessus. En fait, sa présentation
prend la forme d'une paraphrase qui épouse le cheminement de la réflexion
de Nabert.
La philosophie de Nabert est une "philosophie réflexive", c'est-à-dire «une
philosophie qui refuse de dissocier la prise de conscience de l'opération
absolue qui la fonde, mais qui récuse toute ontologie de l'absolu, tout
argument concluant à un être transcendant; elle n'a de recours que dans
l'approfondissement d'un acte immanent à chacune de nos opérations.»
«(...) parler du désir de Dieu, dans la philosophie réflexive, n'autorise
jamais à renier la critique de l'être nécessaire (exemple: la dissolution
de l'onto-théologie); d'autre part, la reconnaissance, l'aveu, l'écoute des
actes et des êtres révélateurs du divin n'autorisent jamais à renier la
critériologie du divin, où la réflexion s'érige en tribunal de l'idée de
Dieu et des manifestations de l'absolu.» (ibid.p.14-15)

Ainsi, «l'issue de la méditation sur le mal demeure d'ordre philosopohique


et non religieux.» (L'Essai, p.247) «Il faut reconnaître une motivation,
inaccessible à la psychologie, inépuisable par la réflexion, que Nabert
appelle dans ses ouvrages antérieurs la "causalité spirituelle", et qui
implique tout à la fois docilité à l'impulsion vers le fondement de la
réflexion, détachement du souci égoïste de soi-même, mouvement de
réalisation infinie de la liberté, reprise sur la dispersion et la
sécession des consciences. C'est cette conscience qui se fait "juge du
divin".» (Introduction, p.12)

72Il s'agit de :Jean Nabert: l'Essai sur le Mal (1959), repris dans
Lectures 2, p.237-252, et de l'introduction au volume Le Désir de Dieu (p.7
à 13), également reprise dans Lectures 2, p.253-262. Dans le compte-rendu
ci-dessous, les citations du texte de Ricoeur se trouvent entre «vrais
guillemets», les citations qu'il fait lui-même de Nabert sont entre
"doubles apostrophes".

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146

«Toute cette méditation va se mouvoir entre ces deux extrêmes:


l'injustifiable et le désir de justification. L'injustifiable selon Nabert,
"ce sont des maux, ce sont des déchirements de l'être intérieur, des
conflits, des souffrances sans apaisement concevable."» (L'Essai, p.239. La
phrase citée se trouve p.4 du volume de Nabert) Mais «l'expérience
spirituelle telle que la comprend Nabert n'a pas l'assurance que l'injuste
est vaincu.» (ibid.p.247) et d'autre part, «comme l'injustifiable excède
par en bas le non-valable, (...) le désir de justification excède par en
haut la simple rectitude morale.» (ibid.p.239)

Le témoignage et l'ouverture christique.

«(...) le thème de l'injustifiable (...) contraint à radicaliser le


témoignage de l'absolu au-delà des normes de la moralité, dans l'exacte
mesure où le mal lui-même nous découvre un fond d'iniquité qui n'a plus
pour mesure les normes (...).»

Pour 'témoigner de l'absolu', «il faut une communication effective et


singulière avec "l'acte gratuit d'une autre conscience, d'une conscience
particulière assumant pour un autre le rôle d'une providence" (p.145 du
volume de Nabert) Ainsi s'esquisse l'idée d'une médiation contingente,
témoignant de l'absolu.» (Introduction, p.9)
Le "désir de Dieu"; c'est «le mouvement qui va du désir lié à la
compréhension de soi à la critériologie du divin et à cette sorte de
personnalisation de l'absolu par le témoignage.» (ibid.p.14-15)
Cette parenté profonde entre la réflexion et le discernement du témoignage
laisse apercevoir quelque chose du rapport entre la raison et la foi. Mais
l'apparition du divin reste imprévisible.
D'autre part, il y a entre la critériologie qui fait la conscience juge du
divin, et le discernement du témoignage qui laisse l'initiative à
l'événement, un rapport circulaire. Ricoeur n'explicite pas cette
circularité, peut-être parce qu'il la considère comme évidente: d'une part,
c'est la réception de témoignages authentiques du divin qui amène la
conscience réflexive à concevoir une personnalisation du divin, mais en
même temps, pour discerner cette authenticité, la conscience devrait
d'abord avoir acquis une idée suffisamment adéquate -donc des critères
adéquats- du divin libre et personnel, ce qui ne peut être que le fruit
d'une action révélatrice par la libre initiative divine.

Ricoeur rappelle qu'une telle circularité ne se résout pas en cherchant à


la rompre, mais bien en discernant dans l'unité irremplaçable de chaque

146
147

témoignage la donation -Balthasar dirait: la 'grâce'- d'une consonance


entre l'expérience contingente du témoignage et l'idée du divin qui, au
niveau des concepts, implique «la nécessité de l'a priori».73

La réflexion sur soi de la conscience et l'écoute du témoignage sont une


seule et même compréhension: la double donation d'une initiative, selon un
accord que la conscience découvre mais ne produit pas, et qu'elle n'a pas
le pouvoir de vérifier de l'extérieur par des critères spéculatifs.
(Introduction, p.13-14).Une philosophie qui se refuse à dissocier la prise
de conscience de soi de l'initiative de l'absolu qui la fonde; la
reconnaissance de la nécessité du témoignage de l'absolu dans l'acte
gratuit d'une autre conscience particulière assumant un rôle de providence;
l'ouverture de cette attente à l'imprévisible initiative de l'absolu
surgissant dans le contingent du témoignage: c'est ce qui amène Ricoeur à
écrire à propos de "Essai sur le Mal": «on dirait un livre qui finit de
façon très peu théiste, mais très christique.» (L'Essai, p.247-248)

D-Confrontation.

La causalité spirituelle.

Une philosophie réflexive, par définition, est celle du penseur qui ose
parier sur l'approfondissement du retour sur soi-même, non pas comme
renfermement narcissique, ni comme complaisance dans l'auto-analyse, non
pas non plus comme point de départ d'une argumentation qui aboutirait à une
prise de position sur la transcendance: ce n'est pas une apologétique de
l'immanence, mais le parcours d'un philosophe se mettant à l'écoute de
l'absolu qui fonde la prise de conscience de soi. Une telle attitude
implique la conviction d'une immanence de l'absolu dans l'expérience
humaine, ainsi que «l'aperception de cette union intime de l'absolu et de
l'historique qui donne un sens au devenir.» (Essai, p.169-170)

Le signe perceptible d'une telle immanence, c'est la persistance, à travers


les déceptions et les remords, du «désir de justification» (p.172), celle-
ci étant très précisément définie comme ce désir d'approbation de soi qui

73Selon Balthasar, (T.Ä.I,p.233), ce qui est donné par la grâce, c'est une
"Einstimmung", un accord de résonance, un "sensorium" à la fois donné et
cependant propre à l'homme: le mouvement par lequel le croyant se tourne
vers Dieu «est toujours déjà dépassé et fondé dans une totalité du sujet et
de l'objet.»

147
148

concerne le niveau de vérité de l'être conscient où il se sent appelé à


répondre de l'usage de sa liberté. (ibid.p.135)

La source de ces déceptions et de ces remords, c'est l'impossibilité pour


la conscience de dominer ou d'échapper au dualisme qui déchire son
expérience -dualisme aux définitions multiples: opposition d'une action
entièrement spirituelle et des initiatives du moi (ibid.p.96-97);
inadéquation de la conscience réelle de soi et de la conscience pure (en
d'autres mots: de la conscience pure et du moi singulier) (ibid.p.159);
non-coïncidence entre une causalité selon l'idée d'une autonomie
rationnelle du moi et la causalité réelle, objective. (ibid.p.81 à 83)

C'est pourquoi Nabert préfère, au concept de 'libre arbitre', trop


suggestif selon lui d'une liberté toujours disponible, le concept de
'causalité spirituelle', «susceptible d'être surprise par le jaillissement
de certains possibles.» (ibid.p.125-126)

Le mal et le péché.
Bref retour à Der Christ und die Angst.

La confrontation avec Balthasar nous invite à relire plus attentivement,


dans "Der Christ und die Angst", les pages où, dès 1951, Balthasar
s'exprime sur la philosophie, la transcendance, la liberté et le libre
arbitre. (p.67-86)74
Pour le chrétien -un homme qui, de par la foi, est amené à philosopher (ci-
dessus p.84)-, la philosophie, c'est l'application de la pensée
("Besinnung") aux fondements et origines de ce monde concret, lequel, comme
la Révélation nous le montre, «n'a jamais été "purement naturel" (...),
mais bien à tout point de vue enraciné dans le surnaturel ("eingebettet":
incrusté, scellé)(...). De même l'intelligence, qu'elle soit l'objet ou

74Rappelons que "Der Christ und die Angst" est paru 4 ans après la
publication de "Wahrheit der Welt" en 1947, mais quelque 10 ans avant que
débute la publication de la trilogie. On constate que ces pages de "Der
Christ und die Angst" ne sont pas invalidées par les textes plus récents:
les concepts qui y apparaissent seront précisés et prolongés au cours de
l'oeuvre. Par ailleurs, le volume "Wahrheit der Welt" de 1947 a pu être
repris tel quel en 1985 comme volume d'introduction au dernier volet de la
trilogie: on ne saurait manquer d'être frappé par la continuité de la
philosophie du théologien Balthasar tout au long de sa carrière et de la
recherche passionnée qui caractérise sa théologie.

148
149

l'instrument du travail philosophique, n'a jamais été purement naturelle


(...). Et à partir de quelle base ("woher") la science théologique devrait-
elle se construire, sinon à partir du travail réflexif de l'intelligence?»
(Angst, p.67-68)

Il est à peine besoin de rappeler que le point de départ autant que


l'intention et la méthode de Balthasar se situent en théologie, tandis que
Nabert exerce sa lucidité dans la ligne de la philosophie réflexive,
différence qui se manifeste à tous les moments de leurs entreprises
respectives. Cependant, les points de rencontre sont révélateurs entre le
croyant, qui spontanément est amené à philosopher, et le philosophe dont le
parcours est orienté par sa foi chrétienne.

Certes une telle confrontation se doit de respecter les nuances, mais ce


faisant, mettant en lumière des traits spécifiques de la pensée de Nabert,
elle fait ressortir de façon d'autant plus précise la dynamique propre du
parcours de Balthasar, telle qu'elle se manifeste ici bien avant le départ
de la trilogie.
Balthasar aussi bien que Nabert se trouvent engagés dans des exposés
complexes dès qu'il s'agit de la liberté, du mal et du salut -complexité à
la mesure, sans doute, de l'insondable mysterium iniquitatis.

Selon Nabert: plus intime à nous-même que toute liberté de choix, il y a un


«choix originaire» défini en termes paradoxaux: il implique à la fois une
liberté et «une causalité qui vient de plus loin et qui lui échappe», où se
situe une «tentation originaire»; une «séduction venant d'ailleurs» -mais
aussi une possibilité de rénovation radicale. (Essai, p.104 et 94-95)
Ici, peut-être plus encore qu'ailleurs dans son "Essai sur le Mal", il
apparaît que la démarche de philosophie réflexive de Nabert ne prétend pas
déployer des démonstrations raisonnées, ni découvrir une réalité objective
à partir d'évidences probantes: il semble plutôt appliquer la rigueur de
son esprit à une méditation sur un mystère dont les termes lui sont
présentés par sa foi. Pourtant son parcours se veut philosophique: son
analyse ne procède pas à partir de la révélation qu'il a reçue, mais d'une
réflexion visant à promouvoir une prise de conscience de soi.
Ainsi, la confrontation avec Balthasar fait ressortir chez celui-ci
l'importance de thèmes spécifiquement théologiques, qui sont absents des
textes de Nabert ici considérés: l'ensemble 'Révélation- Existential
surnaturel- latence de Dieu' (avec l'appareil logique que Balthasar y
utilise), la Trinité, la kénose intratrinitaire et les trois kénoses
résultantes, le thème insistant de la non-puissance, l'escalade du péché et

149
150

de la grâce ainsi que la conjonction de la colère et de la grâce dans


l'événement de la Rédemption. Si on fait abstraction de ses moments
moralisants ou polémiques, on trouve dans "Der Christ und die Angst" un
itinéraire reliant l'être et la transcendance à l'angoisse et au péché,
qu'on peut résumer comme suit:
1-La Transcendance signifie que «l'esprit, pour percevoir l'être,
doit avoir transcendé ("überstiegen": surmonté, surpassé) chaque étant fini
particulier.» Quant à l'être, (...) c'est ce par quoi un étant est étant
("das, wodurch ein Seiendes seiend ist"). (...) L'être n'est ni une
catégorie ni un concept, mais ce dont l'esprit, se dégageant de tout
("alles loslassend"), doit être lui-même empoigné pour saisir quelque
chose.»75 (Angst,p.75)

2-C'est cette ouverture à l'être qui ménage à la volonté la


distanciation qui confère à tous les biens mondains un caractère
d'indifférence qui rend possible la liberté de choix. (p.79)
Distance, indifférence, absence de nécessité: c'est une source de vertige
et d'angoisse pour la volonté ainsi haussée jusqu'à un rôle de 'libre
arbitre' ("Schiedsrichter":juge qui distingue, sépare, discrimine).
(Angst,p.80)

3-Pour opter pour le bien ou le mal, il faudrait d'abord maîtriser la


distinction du bien et du mal: c'est pourquoi, selon Balthasar (proche en
ceci, dit-il, de Kierkegaard), le libre arbitre ne peut être présupposé au
début de l'aventure humaine, lorsque le bien qui est aimé occupe tout le
champ de la conscience. (Angst,p.81)76

4-Le passage de la vie de la créature dans cet espace habité par Dieu
à la vie "dans le péché" dans l'espace libre de l'indifférence suppose
l'intervention d'un facteur intermédiaire ("Zwischen-stimmung"). Cependant,
celui-ci est ambigu, et initie une circularité dramatique: en effet, cette
détermination qui mène au péché est aussi elle-même déterminée par le
péché, provient du péché .("stammt aus der Sünde")(Angst,p.82-83)

5-Ce mystère renvoie à celui de la relation de la volonté créée à son


Créateur. Le drame du passage de la plénitude de la présence à l'espace

75"ergriffen werden" (être empoigné, affecté), du verbe "er-greifen", dont


l'étymologie "greifen" (saisir), est réactivée par le verbe "begreifen" qui
termine la phrase allemande.
76On a pu voir ci-dessus (P.142, note 71), que Nabert exprime la même idée
p.125-126 de l'Essai sur le Mal.

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151

vide de l'indifférence et du choix libre suppose l'intervention du Tiers


absolu, du Serpent, du Mal en soi. «Cet espace, Dieu devait le laisser
libre; cette tentation, Dieu ne pouvait pas en dispenser la créature.»
(Angst,p.85-86)

Ainsi, dès la rédaction de "Der Christ und die Angst", Balthasar pose déjà
les bases de cette logique de la liberté finie qu'il développera plus tard
(T.D.II,l,p.246; T.D.III,p.137; ci-dessus p.26;ci-dessous IIème partie,
A.IV.B,1), et qui pose un des problèmes principaux de la réflexion sur le
langage théologique.

L'initiative de l'autre.

Le monde, l'intelligence, en tant que nature enracinée dans le surnaturel,


et donc selon Balthasar l'impossibilité pour le croyant chrétien de penser,
même à titre méthodique, la "pure nature" séparément de sa destinée
surnaturelle: c'est assurément autre chose que l'immanence de l'absolu dans
l'humain selon Nabert.
C'est d'autant plus évident que Nabert trouve le signe le plus sûr de cette
immanence, non dans la Révélation divine, ni même dans l'expérience de la
liberté finie se sachant redevable d'elle-même à la liberté infinie, mais
dans la persistance en la conscience humaine du désir de justification.
Cependant Nabert trace un chemin vers une ouverture à la libre initiative
de l'action divine: la réflexion sur la conscience de soi perçoit à la
racine de la finitude un "principe de sublimité" qui la constitue, ce qui
justifie "une affirmation thétique du divin".Ceci donne à la conscience
humaine une leçon d'humilité: passer d'une affirmation "thétique" à une
affirmation d'existence de Dieu demande que le sujet humain prenne
conscience des limites des critères qui le constituent en "juge du divin".
Face au risque du non-sens de l'existence, seule l'écoute des témoins
vivants de l'absolu révèle le caractère personnel de ce divin dont la
conscience réflexive ne peut que formuler des qualités et des catégories.
Recevoir ces témoignages, c'est accepter de s'exposer à l'initiative
gratuite des autres multiples et de l'Autre unique: on rejoint ici le
statut central du "moment catalogique" où Balthasar situe l'acte libre
divin de révélation de soi et de présence à la personne humaine.

151
152

La négation et le divin.

Balthasar et Nabert se rejoignent dans une même intention de prendre au


sérieux l'énormité des maux qui affectent l'existence humaine. Nabert
pousse cependant plus loin que Balthasar la confrontation avec
"l'injustifiable"77: tout en cherchant dans l'idée d'une restauration de
l'intégrité du moi le fondement commun de la finitude et de la réflexion,
il doit conjoindre à cette espérance la conscience de la totalité positive
du mal, conscience qui «donne la plénitude de son sens» à la négation».
(Essai,p.49)

De plus, il y a une humilité dramatique, pour le philosophe, dans la foulée


de sa réflexion sur l'avènement de la conscience de soi, à reconnaître que
la possibilité de cette réflexion est un privilège auquel n'ont pas accès
les êtres humains que les maux atteignent «jusque dans la substance de leur
être.» (Essai, p.52 à 54; p.150) Une telle considération n'apparaît pas
dans Balthasar, même là où il reconnaît qu'il y a une disproportion
épouvantable entre le mal subi et le mal commis: Balthasar accepte de
cheminer dans l'ambigu, dénonçant d'une part cet aspect incompréhensible de
la condition humaine, mais gardant en arrière-plan un concept doctrinal
attribuant l'entièreté du mal -subi ou commis- au "péché de l'homme."

Par ailleurs, dans les développements de Balthasar, ce qui amène le croyant


chrétien à prendre conscience de "l'horreur du péché", ce n'est pas cette
disproportion des maux qui en résultent, mais la contemplation des
souffrances du Christ dans sa Passion -puisque c'est le péché de l'homme
qui a amené Dieu à "une manifestation plus douloureuse de son amour."
(T.D.III,p.175)
Selon Nabert, l'aliénation où la finitude plonge ses racines est
«irréductible à toute espéce de justification(...),la contradiction
absolue.» Il poursuit cette ligne de pensée par une formulation très
concise, mais audacieuse: reconnaître cette contradiction absolue, «c'est
la seule manière de rehausser tellement le divin qu'il ne puisse être
confondu avec aucun des ordres auxquels s'ordonne, autant qu'elle peut,
l'existence individuelle.» (Désir de Dieu, p.52-53)
Mais là précisément, n'y aurait-il pas matière à poser quelques questions à
Balthasar? Même quand on ne recourt pas à une apologétique naïve prenant
pour argument une précellence des 'valeurs chrétiennes', n'est-il pas vrai

77«De tous les philosophes contemporains, Nabert est sans doute celui qui a
réfléchi le plus intensément sur le mal (...).» Paul NAULIN, art.Nabert
dans le Dictionnaire des Philosophes, vol 2, Paris, PUF, 1993, p.2084.

152
153

que le réflexe religieux, dans la mesure très légitime où il tend à


conforter et encourager les consciences croyantes par l'appréciation de
bienfaits contingents de la foi, risque de réduire celle-ci à la mesure de
ces bienfaits, relatifs par définition: succès ou progrès de la morale
personnelle ou sociale, ou même d'une certaine santé spirituelle, dont les
critères varient d'ailleurs avec les cultures et les générations. Chez
Balthasar, ce penchant apologétique est indéniable, et prend parfois un ton
polémique assez agressif78

Conclusion.

Nabert entreprend de réfléchir en philosophe sur sa foi: l'ouverture que


Ricoeur nomme "christique", et le rôle des témoins de l'immanence du divin,
perspective dans laquelle se dessine, non seulement une personnalisation du
divin, mais la présence personnelle, l'acte gratuit d'un Autre souffrant
qui se reconnaît dans le coupable et le malheureux: c'est là l'apport
décisif de Nabert à la réflexion sur la conscience croyante. C'est aussi là
qu'il s'arrête, pour laisser le champ libre au désir de Dieu.

Confrontée à cette entreprise, l'oeuvre de Balthasar, comme une réponse à


ce désir, apparaît d'autant plus comme christocentrique, et d'autant plus
précise son insistance sur la kénose divine et la 'substitution inclusive'
dans la démesure de la déréliction du Christ aux enfers, dans le cadre du
mouvement "catalogique" de la libre initiative divine dont l'agir est
grâce. (v.ci-dessous p.194-195)

4-Lévinas: altérité et puissance de substitution.

Introduction.

Ricoeur: la liberté dégagée de l'asservissement qu'elle s'inflige à elle-


même, mais néanmoins en arrêt devant les apories de la pensée sur le mal -
et pourtant capable d'y percevoir la présence du Dieu crucifié par qui la
lamentation se transforme en confiance et abandon de soi.
Nabert: la présence de l'Autre, solidaire du mal et des maux qui atteignent
la conscience jusque dans sa substance; l'initiative de l'évènement venant
à la conscience ainsi libérée pour le désir de Dieu.

78Voir par exemple Der Christ und die Angst, p.44 à 57. Voir ci-dessus le
commentaire sur ce texte p.90ss.

153
154

C'est la révélation divine dans l'incarnation du Fils crucifié et


ressuscité qui donne à ces deux voix leur tonalité d'ouverture et
d'espérance à l'issue de leur parcours philosophique.

Le juif Lévinas affirme la réalité d'une ouverture du Même vers l'Autre, la


rupture d'immanence qui libère une perspective sans limite: sous sa
conduite, le lecteur chrétien de Balthasar est replongé dans ses racines
vétéro-testamentaires, mais sous la forme d'une participation à la
réflexion d'un philosophe juif croyant, que sa foi oriente vers l'infini
subsistant rendu présent par l'irruption du Tout-Autre.

A-Le Même et l'Autre.

Ce sont les deux pôles d'une tension sous-jacente à la méditation de


Lévinas sur la condition humaine. C'est un thème récurrent dans notre
tradition philosophique: chez Platon, "l'Autre", un des cinq genres, est
dans une relation mouvante, interchangeable avec "le Même", tandis que la
relation d'un terme à son autre fait partie intégrante de son identité.
Hegel, proche en ceci de la définition de Lévinas, pense que cette relation
n'est pas une relation réflexive extérieure aux choses elles-mêmes79. Mais
Lévinas se démarque d'un courant traditionnel qui «présuppose la
possibilité d'une compréhension théorique d'autrui, ce qui le conduit à
nier -en la pensant dans l'horizon du Même- cette altérité qui définit ma
relation à lui.» Lévinas en appelle de cette altérité pour faire éclater le
cadre ontologique: «L'absolument Autre, c'est Autrui.»
Le Moi est le Même en tant qu'il existe en s'identifiant à travers ce qui
lui arrive: solitude première, existential qui précède toute socialité. La
transcendance d'autrui «a ceci de remarquable que la distance qu'elle
exprime, à la différence de toute distance, entre dans la manière d'exister
de l'être extérieur. Sa caractéristique formelle -être autre- fait son
contenu.»

Lévinas appelle "visage" la présence de l'autre qui s'exprime en dépassant


l'idée que j'en ai80. Mais en quoi précisément, demande-t-il, «l'épiphanie

79D.DUVAL, art. Autre das le vol.I des Notions Philosophiques p.207, Paris,
PUF 1998 (2e édition)
80ibid. p.212. R.BARBARAS, art. Autrui. Les deux citations sont de Lévinas,
Totalité et Infini, respectivement p.9 et 5. Dans la suite de cette section
sur Lévinas, on utilisera les références abrégées suivantes: T.I. pour
Totalité et Infini; D.I. pour De Dieu qui vient à l'Idée; A.E. pour
Autrement qu'être ou au-delà de l'essence; E.D.E. pour En découvrant
l'existence avec Husserl et Heidegger.

154
155

comme visage marque-t-elle un rapport différent de celui qui caractérise


toute expérience sensible?» (T.I p.161)
Car la vision commune «prête une signification par la relation qu'elle rend
possible. Elle n'ouvre rien qui, par-delà le Même, serait absolument
autre.» Par opposition, «si le transcendant tranche sur la sensibilité,
s'il est ouverture par excellence, si sa vision est la vision de
l'ouverture même de l'être, (...) elle est visage, sa révélation est parole
(...). La relation avec autrui introduit seule une dimension de
transcendance.» (ibid.165-167); ainsi Lévinas réunit dans une même zone
d'expérience et de réflexion: autrui, le visage, la parole et la
transcendance. Essayons de le suivre sur ce chemin.

«L'être qui s'exprime s'impose, mais précisément en en appelant à moi de sa


misère et de sa nudité -de sa faim- sans que je puisse être sourd à son
appel.» Cet appel invoque ma liberté: «le poids irrémissible de l'être fait
surgir une liberté (...); au discours qu'ouvre l'épiphanie comme visage, je
ne peux me dérober par le silence (...). Au dévoilement de l'être en
général (...) préexiste la relation avec l'étant qui s'exprime au plan de
l'ontologie, le plan éthique.» (ibid.p.175)81
L'autre rompt l'identité tranquille du même en se montrant dans
l'expression, dans le visage qui porte témoignage de soi. (ibid. p.176-177)
Ainsi le langage «coordonne le fonctionnement de la pensée raisonnable: il
lui donne un commencement dans l'être, (...) comme une attitude du Même à
l'égard d'autrui (...) se rapportant à l'infini d'Autrui.» (ibid.p.179)
«Ce quelque chose qu'on appelle signification surgit de l'être avec le
langage, parce que l'essence du langage est la relation avec Autrui; (...)
-l'accueil de l'être qui apparaît dans le visage, l'événement éthique de la
socialité, commande déjà le discours intérieur.» (ibid.p.181)82

81Ce thème omniprésent dans les écrits de Lévinas est le sujet central de
son opuscule intitulé L'Ethique comme philosophie première, publié en 1998,
reprenant le texte d'une conférence de 1982. L'introduction de Jacques
ROLLAND souligne la centralité chez Lévinas de cette «couche pré-
intentionnelle de la conscience considérée comme originaire.» (p.37) Il
rappelle aussi que, dans l'oeuvre de Lévinas, "éthique" est un terme bien
précis, qu'il faut soigneusement se garder de confondre avec "morale"
(p.42). Selon Jacques Rolland, Lévinas fait ressortir que l'éthique relève
d'un "il faut", tandis que la morale relève d'un "tu dois". «La morale
serait dès lors à penser (...) comme le rappel de 'ce qui s'est passé' dans
la conscience non intentionnelle agitée par l'altérité se 'présentant' dans
le Moi.»
82Tout ceci est suggestif de réflexions et de questions sur le langage en
général et sur le langage de la théologie en particulier: dans la Troisième
partie du présent travail, le chapitre sur l'anthropologie du langage
comportera une section sur Lévinas.

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«La présentation du visage -l'expression- nous met en rapport avec l'être.


L'exister de cet être -irréductible à la phénoménalité- s'effectue dans
l'inajournable urgence avec laquelle il exige une réponse (...).»
(ibid.p.187-190)83 Cette «mise en question la plus radicale qui soit (...),
l'obsession par l'autre, mon prochain, (...) ramène le Moi à soi en-deçà de
mon identité, plus tôt que toute conscience de soi, (...) me dénude
absolument.» Lévinas en fait même comme une définition de la finitude de
toute créature humaine: «Faut-il appeler créaturialité cet "en-deçà" dont
l'être ne garde pas la trace, "en-deçà" plus ancien que l'intrigue de
l'égoïsme nouée dans le conatus de l'être?» (ibid.p.147)84

B-Altérité et hétéronomie.

Une des manières de qualifier la philosophie de Lévinas est sans aucun


doute d'y voir une phénoménologie de l'expérience de l'altérité. Certes, ce
souci n'est pas nouveau: Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre l'ont
précédé sur ce chemin, où d'autres encore se sont engagés, tels que Buber,
Derrida ou Deleuze. Mais avec Lévinas l'ouverture est décisive.
Il se démarque de Husserl en ce qu'il fait éclater le primat husserlien de
la conscience théorique: chez Husserl, 'l'alter ego' renvoie au moi, m'est
un reflet de moi-même.
Penser la subjectivité transcendantale comme intersubjectivité, c'est quand
même continuer à situer la relation à autrui au coeur de l'Ego: l'autre
apparaît comme modification intentionnelle de mon moi.

Quant à Heidegger, si Lévinas apprécie chez lui la pensée du monde comme


champ de 'sollicitude', et de la compréhension comme 'souci', il regrette
que pour Heidegger la relation à autrui reste subordonnée au rapport à
l'Etre, comme association autour d'un thème commun85.
Selon Lévinas, Heidegger maintient intégralement la suprématie du Même sur
l'Autre: le Dasein, comme mortel, conserve la structure du Même. Quand

83«Plus profond encore se situent ceux pour qui, dans le visage d'un autre,
s'éclaire de façon inamissible la profondeur essentielle de "l'être-humain"
(die Wesenstiefe des Menschseins). G.SIEWERTH, Philosophie der Sprache,
p.28.
84«(...) la bonne conscience du conatus, de la persévérance de l'être,
laquelle ne pose pas de questions.» LEVINAS, art. La signifiance du sens,
dans l'ouvrage collectif Heidegger et la question de Dieu, p.241.
85 Les Notions Philosophiques, Paris, P.U.F, 1990. Vol.I, entrée 'Autrui',
p. 210, signée BARBARAS.

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157

Heidegger voit l'homme comme "possédé par la liberté" plutôt qu'il ne la


possède, il met au-dessus de l'homme un neutre qui éclaire cette liberté86.

Dans cet essai 87, Lévinas distingue deux voies de la philosophie:


l'autonomie et l'hétéronomie.
La voie de l'autonomie instaure la liberté du penseur, dont l'idéal, voire
le devoir, est: «[de rester le même] malgré les terres inconnues où semble
le mener la pensée. Vue de ce biais, la philosophie s'emploierait à réduire
au Même tout ce qui s'oppose à elle comme autre (...). L'expérience d'un
Moi se déroule comme identification du divers. L'autonomie, c'est la
liberté sûre de son droit. Son idéal, c'est que le monologue de l'âme
englobe la totalité de l'être. C'est une 'égologie' (Husserl): l'être
étranger devient thème.»
Au contraire, la voie de l'hétéronomie ouvre la relation à l'absolument
autre. Les lignes de fuite de cette ouverture visent le rapport de l'homme
au divin, à Dieu.

Lévinas est à la recherche d'une ouverture au-delà de l'Etre, il est animé


par un besoin de sortir de soi auquel seule l'altérité d'autrui est à même
de répondre. Chez lui, la 'réduction intersubjective' est un éveil: l'Autre
arrache le moi à son isolement, à sa coïncidence avec soi et avec le centre
du monde. «Le visage de l'Autre est présent dans son refus d'être contenu"
(T.I.p.168) "Le visage se refuse à la possession. Dans son épiphanie, dans
l'expression, le sensible, encore saisissable, se mue en résistance totale
à la pensée.»(ibid.p.172)

Des commentateurs de Lévinas n'ont pas manqué de remarquer à quel point son
expression de la perception d'autrui semble parfois faire peser une
responsabilité démesurée.88 En effet, certaines phrases de Lévinas, citées

86 LEVINAS,E.D.E., dans l'article "La philosophie et l'idée de l'infini",


daté de 1957, p.169-170.
87 Ibid. p.165-168.
88 Témoin la réserve exprimée par A.Gesché: « "On est parfois effrayé de
certaines expressions de Levinas, traitant par exemple la subjectivité de
sub-jectum, parce que "sous le poids de l'univers", "responsable de tout",
(dans Autrement qu'Etre, p.147), comme "hémorragie du pour l'autre",
"extradition de soi à l'autre" (ibid. p.190) ». Bien entendu, ceci n'enlève
rien à l'estime admirative de A.Gesché —et de beaucoup d'autres— pour la
profondeur de la pensée de Lévinas. (A.GESCHE, Le Mal, Paris, Cerf, 1993,
p.67, note 43). Une question cependant: cet effroi dont témoigne ici
A.Gesché, est-ce uniquement l'effroi devant certaines expressions de
Lévinas, ou peut-être est-ce aussi notre recul angoissé devant la réalité
inexorable et la démesure inéchappable de l'exigence de l'Autre, sous la
forme indéfiniment multipliée de l'écrasé ou du démuni, la conscience

157
158

hors contexte, peuvent donner prise à ce soupçon de lourd moralisme:


citons, entre beaucoup d'autres exemples:
«La proximité du prochain, c'est ma responsabilité pour lui: approcher,
c'est être gardien de son frère; être gardien de son frère, c'est être son
otage, (...)un moi arraché au concept du Moi.» (D.I.p.118); être réveillé,
(...)c'est-à-dire exposé à l'autre sans retenue et sans réserve".
(ibid.p.121); sous l'accusation de tous, la responsabilité pour tous va
jusqu'à la substitution'.» (ibid.p.120)

Mais il est important, précisément, de replacer ces extraits dans


l'ensemble de la pensée de Lévinas. Tout d'abord, responsabilité n'est pas
culpabilité. Lévinas s'en explique à de nombreuses reprises: si le moi a à
répondre de son droit d'être, c'est «malgré son innocence intentionnelle et
constante.» (D.I.p.262) «Le moi est passivité plus passive que toute
passivité, parce que d'emblée à l'accusatif, soi —qui n'a jamais été au
nominatif— sous l'accusation d'autrui, il obéit à un commandement avant de
l'avoir entendu, fidèle à un engagement qu'il n'a jamais pris(...).»
(ibid.p.113)89

Le concept d'otage est éclairant: l'otage est passif, on le 'fait'


responsable; il n'est pas coupable. Il se trouve de fait substitué à
l'autre, il ne l'est pas par la vertu de son propre altruisme.

Il est vrai que l'expression de Lévinas est parfois fort elliptique: est-il
si immédiatement évident que l'autre, le prochain, soit toujours et
nécessairement pour nous le démuni, le prolétaire, celui qui, s'imposant à
notre conscience par sa souffrance, par sa nudité sans défense, nous "prend
en otage"?
«Je ne peux me dérober au visage d'autrui dans sa nudité sans recours: dans
sa nudité d'abandonné qui luit entre les fentes qui lézardent le personnage
ou sa peau à rides, dans son 'sans recours' qu'il fait entendre comme cris
déjà criés vers Dieu sans voix ni thématisation.» (D.I.p.118)
Le prochain peut-il être ainsi identifié, comme de toute évidence, à un
être sur qui s'acharne le destin, et dont la souffrance nous interpelle de
façon immédiate et péremptoire?

difficilement refoulée du porte-à-faux que creuse sous nos pieds de


relativement nantis ou protégés l'évidence de l'énorme masse de ce qu'il y
a d'inacceptable dans la condition humaine?
89Lévinas insiste sur cette distinction: ni un accusé, ni un responsable ne
sont nécessairement coupables. Déjà patente au niveau des significations
acquises, la différence est portée très explicitement à son extrême dans le
sens opéré par ces termes dans le contexte de Lévinas.

158
159

Mais la vérité profonde du propos de Lévinas, l'authenticité convaincante


de l'ensemble de sa philosophie, ainsi que la précision habituellement
rigoureuse de son expression, invitent le lecteur à un effort d'empathie à
la lecture de telles phrases: sous sa plume, il ne peut s'agir d'une
négligence ou d'une approximation. La mise au point est d'autant plus
indispensable que cette exigence incontournable venant du dénuement sans
recours du prochain, Lévinas ne l'évoque pas comme une rencontre
éventuelle, 'toujours possible' de la misère ou du malheur de tel autre
surgissant au détour de notre existence: il en fait le lieu unique et
irremplaçable du dérangement du Même par l'Autre, de la 'dénucléation du
sujet transcendantal', 'dégrisé de l'extase de l'intériorité'. Là, le non-
contenu brise les formes de la conscience, s'impose comme 'assujettissement
au prochain'. (ibid.p.113-117) Il faut consacrer ici quelque temps à cet
effort d'empathie, à un parcours réflexif pour essayer de toucher du doigt
le réel concret de cette 'responsabilité sans limite': il s'agit de
s'engager à la suite de Lévinas dans la découverte d'un existential
nouveau, qu'il s'agit de prendre au sérieux, à la mesure de l'engagement du
philosophe.
Certes, la plupart du temps, la vie quotidienne peut nous ménager des
espaces plus ou moins protégés. Relativement rares, pour beaucoup d'entre
nous, sont les événements qui nous confrontent personnellement à l'exigence
concrète sans limite d'un 'autrui' démuni, complètement dépendant de notre
engagement immédiat. Nous ne savons que trop, cependant, que ces cas
'limite' ne sont nullement imaginaires.

Et nous savons bien que, dans un tel face-à-face immédiat avec l'extrême
détresse, aucune excuse ne nous protégerait de son exigence. Si nous en
doutions, il suffirait de nous rappeler que nous pourrions nous-mêmes être
cet autrui sur qui s'acharne le destin: accepterions-nous alors que l'on se
détourne, qu'on décline ou qu'on restreigne, au nom d'engagements
préalables, si indiscutables soient-ils, la responsabilité concrète qui
s'imposerait hic et nunc au témoin de notre déréliction?
«Le visage dans sa nudité de visage nous présente le dénuement du pauvre et
de l'étranger (...), mais cette pauvreté et cet exil me visent, (...)
restent expression de visage. Autrui qui me domine de sa transcendance est
aussi l'étranger, la veuve et l'orphelin envers qui je suis obligé.»
(T.I.p.187-190)

En ces termes Lévinas trace explicitement le lien qui conjoint, d'une part,
ce qui s'avère être un existential -le surgissement, l'irruption de l'Autre
dans le Même du moi lors de toute rencontre avec n'importe quel autrui-, et

159
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d'autre part la circonstance contingente et immédiate qui, en présence de


tel être humain démuni ou écrasé par le destin, requiert hic et nunc un
engagement concret qui n'a de limites que celles de notre finitude et de
nos faiblesses.
Chaque "autrui" dont je m'approche recèle en lui le possible d'une extrême
exigence; face à lui je suis instauré "puissance de substitution" par
l'effet d'une responsabilité potentielle illimitée.
C'est précisément un des mots-clés de Lévinas: la responsabilité:
«responsabilité devant l'inexorable (...), mise en question de soi, se
posant d'emblée comme dé-posé, comme 'pour-l'autre', (...) responsabilité
qui n'est pas assumée comme un pouvoir, mais responsabilité à laquelle
d'emblée je suis exposé, comme un otage,(...).» (ibid.p.22-28)

Lévinas consacre à la 'liberté finie' des pages dont la complexité est à la


mesure du statut paradoxal de ce concept, pages qui impliquent les thèmes
principaux de sa pensée (A.E.p.194-205).
L'instance qui fonde la liberté finie, c'est pour Lévinas l'exigence venant
de l'autre, exigence qui ouvre «un "déficit" sans limite où se dépense sans
compter -librement- le Soi», qui «affranchit le Je de l'ennui, c'est-à-dire
de l'enchaînement à lui-même où le Moi étouffe le Soi.» (ibid.p.198-199)

Car l'essence «est une rigoureuse comptabilité (...) où les responsabilités


correspondent exactement aux libertés prises (...). La liberté au sens
véritable ne peut être qu'une contestation de cette comptabilité par une
gratuité qui est responsabilité pour autrui et expiation, (...)
responsabilité dans l'innocence d'otage.» (ibid.p.199-200)

"Gratuité" est sans doute le mot-clé de cette définition. Mais ceci


n'abolit nullement le paradoxe: qu'y a-t-il en effet de plus paradoxal
qu'une responsabilité qui à la fois est celle de l'otage innocent, et
instaure une gratuité fondatrice de liberté?
Peut-être le concept de Ricoeur peut-il ici nous venir en aide: la "liberté
responsable" selon Lévinas ne rejoint-elle pas indirectement la notion de
"liberté serve" dont Ricoeur dit qu'il s'agit de la libérer? Là s'arrête
cependant le rapprochement, car chez Ricoeur, c'est la liberté pécheresse
qui s'est asservie elle-même, tandis que Lévinas met en scène un drame
originel, fondé dans un passé que le vouloir n'assume pas (ibid.p.198),
drame selon lequel c'est l'irruption de l'autre qui, prenant le Moi en
otage par son exigence sans limite, libère en lui la capacité de répondre
"Me voici" -mais capacité dont la mise en oeuvre ne se jauge pas en termes
de mérite ou de faute, capacité qui est "puissance de substitution". Cette

160
161

puissance de substitution, dépossédée par les avatars de la finitude, et


pourtant puissance salvatrice, est très proche de la présence dont parle
Nabert, présence de l'autre conscience qui se reconnaît dans le coupable et
le malheureux. Chez le lecteur chrétien de Balthasar, par contre, elle
évoque irrésistiblement la présence, au plus profond de la perdition, du
Verbe abandonné par le Père, plus abandonné que ne peut l'être aucune
créature prisonnière de son refus de l'Amour divin.

C-Responsabilité, substitution et réciprocité.

La responsabilité pour l'autre, la condition humaine d'otage de l'autre,


implique une dissymétrie dans le rapport à autrui. Lévinas y insiste en se
démarquant de Buber: «Chez Buber, la relation je-tu se décrit souvent comme
pur face à face de la rencontre, comme une harmonieuse co-présence. (...)
Dans cette extrême formalisation, la relation se vide de son
'hétérogénéité', de sa transcendance (...) (D.I.p.221). Ainsi contrairement
à Buber, Lévinas pense que la relation à autrui ne peut pas se borner à un
'bonjour réciproque' qui me maintient dans mon 'pour soi'.

«Dans le dialogue, à la fois, se creuse une distance absolue entre le Je et


le Tu, séparés absolument par le secret inexprimable de leur intimité,
chacun étant unique dans son genre comme je et comme tu, absolument autres
l'un par rapport à l'autre, sans commune mesure ni domaine disponible pour
une quelconque coïncidence, (...) et d'autre part, c'est là aussi que se
déploie (...) la relation extraordinaire et immédiate du dia-logue qui
transcende cette distance sans la supprimer.» (ibid.p.221)
«Le je-tu comporte d'emblée, —dans son immédiateté, c'est-à-dire en guise
d'urgence— sans recours à aucune loi universelle, une obligation. (...) Il
y aurait une inégalité, —une dissymétrie— de la relation, contrairement à
la 'réciprocité', sur laquelle, sans doute à tort, insiste Buber (...) Le
Je, comme Je, est serviteur du Tu dans le dialogue.» (ibid.p.229-230)
«L'ouverture du moi exposé à l'autre, c'est l'éclatement ou la mise à
l'envers de l'intériorité (...). Une responsabilité telle que tout en moi
est dette et que mon être-là est l'ultime être-là où les créanciers
atteignent le débiteur. Une responsabilité telle que ma position de sujet
dans son quant-à-soi est déjà ma substitution aux autres ou expiation pour
les autres.» (ibid.p.123)
Cependant nous avons rencontré ci-dessus chez Lévinas un langage que
certains ont pu trouver excessif: non seulement il parle de "l'obsession de
l'Autre", de "persécution par l'Autre", de "prise en otage du moi par
autrui", mais dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Lévinas étend

161
162

la responsabilité du sujet jusqu'à la faute d'autrui, sans cependant


s'expliquer très spécifiquement sur cet aspect bien plus mystérieux de la
'responsabilité pour autrui'. «La substitution à autrui, cela veut dire:
dans mon ultime refuge du moi ne pas se sentir innocent même du mal que
fait autrui.» (D.I.p.145)
Il évoque «L'événement extraordinaire et quotidien de ma responsabilité
pour les fautes et les malheurs des autres, de ma responsabilité répondant
de la liberté d'autrui.» (A.E.p.24)

Certes, les post-freudiens que nous sommes tous —pour le meilleur comme
pour le pire— sont peut-être plus enclins que les générations qui nous ont
précédées à se reconnaître de quelque manière dans les fautes d'autrui:
quels sont en effet ces engrenages effrayants qui peuvent faire de petits
Pierre, Jacques ou Jean des tueurs, des tortionnaires, des vendeurs de
poison, des prostitueurs d'enfants, ou des exploiteurs des faibles?
La responsabilité secrète de chaque individu est inconnaissable: face au
plus méprisable, au plus haïssable des "méchants" s'impose à ma conscience
plus ou moins explicite l'idée qu'il y a un lieu de la condition humaine
où, de quelque manière, il est moi et je suis lui.
Mais ceci n'éclaire sans doute pas beaucoup la notion de responsabilité
existentielle pour la faute d'autrui dont parle Lévinas, ni surtout celle
de substitution à l'autre en ce domaine.90
Par ailleurs, Lévinas donne à ce thème de substitution deux dimensions
différentes: d'une part, «quand on souffre par quelqu'un, la vulnérabilité,
c'est aussi souffrir pour quelqu'un (...). Si on ne pose pas cela, vous
êtes aussitôt dans un monde de la revanche, de la guerre, de l'affirmation
prioritaire du moi.» (D.I.p.134)
D'autre part, il s'agit littéralement, selon Lévinas, de 'souffrir à la
place de l'autre' (v.entre autres D.I.p.101, note 3)
Cette insistance a quelque chose de choquant, semblant imposer un idéal
intransigeant au titre de morale existentielle, littéralement définitoire
de la relation à l'Autre: «ne pas présenter ma relation avec autrui comme
un attribut de ma substantialité, comme un attribut de ma dureté de
personne, mais au contraire comme le fait de ma destitution, de ma
déposition (au sens où on parle de la déposition d'un souverain). C'est
alors seulement que peut prendre sens en moi une véritable abnégation, une
substitution à l'autre.» (D.I.p.133)

90Nous avons rencontré chez Nabert cette dimension de la réciprocité des


consciences, arrière-plan sur lequel se situe «la présence effective d'une
conscience qui se reconnaît dans celle du coupable et du malheureux.»
(NABERT, Essai sur le Mal, p.164-165)

162
163

On serait tenté de lui objecter les cruelles limites de la condition


humaine: d'une part, la souffrance infligée peut être —et a souvent été,
hélas— destructrice à ce point que la victime ne dispose plus du précieux
reste de résistance qui lui permettrait, comme il est dit ci-dessus, de
faire de ce 'souffrir par l'autre', un 'souffrir pour l'autre'. Une immense
foule de torturés s'est trouvée ainsi dépouillée de toute possibilité de
choix entre la substitution ou la revanche et la guerre.
Quant à son évocation du 'souffrir à la place de l'autre', on pourrait
aisément lui opposer le cas de figure: la mère à qui il ne sera pas donné
d'éviter la souffrance à son enfant, même en s'offrant à se charger elle-
même de l'épreuve91.

On comprend que Lévinas se démarque avec insistance de la conception d'une


réciprocité formelle de la rencontre du Je et du Tu, réciprocité qui, selon
lui, fermerait en fait l'ouverture à l'au-delà de soi, définitoire de toute
transcendance. Cependant, on pourrait lui objecter que, si cette
dissymétrie est essentielle, il y a tout de même dans toute relation à
l'autre une réciprocité potentielle, non simultanée: chacun des deux
interlocuteurs ne peut-il pas être lui-même un jour, pour l'autre, le
démuni dont la nudité d'abandonné ferait de lui le créancier de l'autre,
ferait donc de l'autre son otage? La conscience plus ou moins confuse de
cette réciprocité potentielle ne joue-t-elle pas son rôle, fût-ce
implicitement, dans la perception de cette interpellation à laquelle nul ne
peut en principe se dérober?

Dans les Etudes VII et X de Soi-même comme un autre, Ricoeur procède à une
mise au point de ce thème de dissymétrie, mise au point qui s'avère
cependant une précision et un prolongement de la pensée de Lévinas plutôt
qu'une objection.
Après avoir rappelé (p.221) que toute la philosophie de Lévinas repose sur
la conscience de l'initiative de l'autre dans la relation intersubjective,
Ricoeur pose une question incontournable: l'injonction par autrui, pour
être reçue, ne doit-elle pas faire appel à une réponse qui compense la
dissymétrie? Ne doit-elle pas libérer une capacité de donner en échange, et
d'abord rencontrer une reconnaissance par le soi de l'autorité d'autrui qui
lui adresse cette injonction? (p.222)
Selon Lévinas, le moi "d'avant la rencontre de l'autre" est extériorité
absolue: c'est à cette extériorité que répond l'épiphanie de l'Autre,

91Lévinas reprend et approfondit la réflexion sur ce thème dans l'article


Mourir pour ..., daté de 1987, et repris aux pages 219 à 230 du volume
Entre Nous (Grasset 1991)

163
164

auquel revient intégralement l'initiative de cet apparaître -ce qui assigne


le moi à son statut de passivité.

Ricoeur remarque (p.390) que Lévinas, dans Autrement qu'Etre, renchérit


jusqu'au paroxysme sur cette hyperbole, ce qui se traduit par ce langage
excessif que nous avons rencontré. Le moi est défini désormais comme le
soi, qui est le fait même de s'exposer, à l'inverse donc de la certitude du
moi.
Cette hyperbole même, remarque Ricoeur, fait ressortir la nécessité
d'accorder au soi, dans son statut de passivité, sa propre capacité
d'accueil, de discernement, de reconnaissance.
Car s'il est vrai que la passivité que Lévinas met ainsi en évidence
culmine dans le thème de la substitution, Ricoeur fait remarquer dans
l'Etude X que celle-ci ne peut s'accomplir que dans un "élan d'abnégation"
où le moi s'atteste par le mouvement même en lequel il se démet. Le mode de
vérité de l'auto-exposition du Soi à l'injonction sans limite, c'est le
témoignage que porte le Soi, témoignage de l'absolu, témoignage de
l'infini. Selon Ricoeur, l'accusatif de l'injonction ne peut demeurer non
assumable, sous peine de retirer toute signification au thème même de la
substitution, ainsi qu'au thème du témoignage qui y est inclus (p.390-392).
En effet, le visage d'autrui est la trace de l'absolu, de l'infini auquel
le Soi, par son accueil de l'injonction, porte témoignage: ainsi, selon
Ricoeur, se met en action une dialectique croisée de soi-même et de l'autre
que soi. (p.392-393)
Dans cette même Etude X, Ricoeur évoque à ce propos la "Règle d'Or": elle
est l'énoncé d'une norme de réciprocité. Elle est porteuse de l'intuition
de l'altérité véritable, à la racine de la pluralité des personnes.92

Cette évocation par Ricoeur rejoint en l'éclairant et en la renforçant la


réflexion de Lévinas sur la justice sociale.
En effet, Lévinas reconnaît et assume les limites que la condition humaine
impose à la "puissance de substitution": malgré ce que certains textes
peuvent présenter d'apparemment excessif dans l'exposition, c'est à une
profondeur toute autre que se situe leur signification.
Tout d'abord, ce sont évidemment les exigences de l'organisation sociale
qui peuvent susciter des obstacles, voire rendre impossible l'engagement

92On pourrait d'ailleurs faire remarquer à Ricoeur que cette Règle d'Or
universelle, qu'on pourrait peut-être un peu facilement considérer comme
une morale du bon sens, évidente pour tous, formule en réalité une exigence
sans limites. "Faire pour l'autre ce que je voudrais qu'il fît pour moi"
nous situe potentiellement, l'un et l'autre, comme l'Autrui démuni qui
prend le vis-à-vis en otage par l'urgence sans limite de son appel.

164
165

concret de la substitution inconditionnelle: «A l'extravagance de la


substitution se superpose, de par les exigences de la responsabilité elle-
même qu'est la substitution, un ordre raisonnable (...).» (A.E.p.251)
Mais là le danger existe que s'impose: «l'ordre de la justice modérant ou
mesurant la substitution du moi à l'autre et restituant la loi au calcul.»
(ibid.p.247) En effet, «cette nécessaire interruption de l'Infini se fixant
en structure, communauté et totalité, fait courir un danger à cette
responsabilité qu'il risque d'englober et d'engloutir.» (ibid.p.250-251)

Aussi, Lévinas insiste: «la justice ne demeure justice que dans une société
(...) où demeure aussi l'impossibilité de passer à côté du plus proche, où
l'égalité de tous est portée par mon inégalité, par le surplus de mes
devoirs sur mes droits» (ibid.p.248), car «rien ne se soustrait au contrôle
de la responsabilité de l'un pour l'autre (...),la loi est au sein de la
proximité.» (ibid.p.248)
D'autre part, la pensée de Lévinas sur le 'moi-otage-de-l'autre' assume les
limites de l'individualité concrète: il ne prétend pas jauger les individus
selon une échelle d'altruisme plus ou moins effectif. Ce qu'on pourrait
prendre pour une exaspération de la morale de l'altruisme est chez Lévinas
l'ouverture fondamentale sur l'absolument autre. Cette obligation
incontournable est un 'existential': le mode d'être du moi, une "puissance
de substitution"93.
Le cas de figure, l'acte rare qui retentit dans les mémoires, où
effectivement il a été donné à un être humain d'épargner à autrui une
souffrance en choisissant librement de la subir à sa place, c'est ce que
Balthasar appellerait un Realsymbol: symbole vécu —vraiment vécu, non pas
'pour signifier, témoigner, faire symbole', mais simplement vécu—:
signifiant, en-deçà de toute intention exemplaire, la dépossession
existentiale du moi et de sa parole par le sens indicible produit dans
l'insaisissable instant, l'ouverture absolue par l'irruption de
l'absolument autre.94

Même acculé par ses propres limites à l'impuissance silencieuse, le moi


requis par l'Autre est défini par un dire secret au plus profond de lui-

93 Monique SCHNEIDER, Herne p.507.


94Verbum Caro p.129 et passim dans la trilogie. T.D.III,p.189ss en offre un
exemple typique (bien que le mot "Realsymbol" lui-même n'y apparaisse pas):
le destin d'Israël comme "Realsymbol" de la relation entre Dieu et
l'humanité pécheresse. Remarquons que le bref énoncé "Me voici", prononcé
ou muet, conscient ou inconnu du sujet lui-même, réponse à l'interpellation
venant d'autrui, constitue à lui seul un "Realsymbol" du langage humain,
langage que Heidegger précisément, commentant Héraclite, définissait comme
Entsprechen (οµολογειν). (Vorträge und Aufsätze, p.209ss)

165
166

même, un "me voici" qui est le 'correspondre' (Entsprechen) que Lévinas


rapporte à la Jemeinigkeit ('mienneté') heideggerienne du Dasein qui 'a-à-
être', c'est-à-dire l'extrême façon dont le Dasein est assujetti à l'Autre:
«C'est à partir de mon impossibilité de me refuser à cette aventure que
cette aventure est mienne propre, qu'elle est eigen (propre), que le Sein
est Er-eignis (appropriation) (...). Ce sont les choses de Heidegger les
plus profondes.» (D.I.p.146-147)

Dans un opuscule intitulé Autrement, Ricoeur a rédigé un très bref et très


dense commentaire de Autrement qu'Etre95.
Ce commentaire est axé sur une ambiguïté qui traverse le texte de Lévinas:
le va-et-vient entre l'Autre et le Même, entre le moi et le soi, entre le
Dit et le Dire: tension où s'insère la présence du tiers.

Ricoeur met ainsi en évidence une question qui oriente le texte de Lévinas,
et qui s'impose de plus en plus explicitement à mesure que progresse la
pensée de l'auteur: comment en effet faire coïncider le pré-originaire du
discours sur l'Infini (la diachronie réfractaire à toute synchronie) et la
contemporanéité de l'approche du prochain, le plaidoyer en faveur de
l'irréductibilité du Dire au Dit et le discours même -le dit- sur la
proximité, la relation dissymétrique de responsabilité et la substitution;
le Dire comme instance de parole et la responsabilité comme «instance reine
d'éthique sans ontologie?» (Ricoeur p.15-00)

Quatre définitions, citées par Ricoeur dans Autrement, nous amènent à un


seuil important de sa démarche:
-La proximité: c'est «l'instauration du sens que reflète dans l'être tout
signification thématisée.» (Ricoeur p.21; Lévinas, A.E.p.135)
-La substitution: signification qui signifie dans le Dire avant de se
montrer dans le Dit. (Ricoeur p.23; Lévinas p.118).
-L'otage: «le Soi occupe la place de l'autre sans l'avoir choisi ni
voulu: passivité de l'injonction.» (Ricoeur p.24; Lévinas p.183)

95Paul RICOEUR, Autrement. Lecture d'Autrement qu'Etre ou Au-delà de


l'Essence d'Emmanuel Lévinas, Paris,PUF 1997. Dans les paragraphes qui
suivent, les citations ou références au commentaire de Ricoeur et les
citations et références au texte de Lévinas seront distingués par le simple
rappel du nom d'auteur. Ici encore, Ricoeur confère son sens le plus plein
au concept de dialogue: formulant à l'encontre de ce texte une objection
fondamentale, il amène son lecteur à une compréhension plus profonde du
cheminement de Lévinas, jusqu'à mettre pleinement en valeur l'aboutissement
même du texte qu'il met ainsi en question. La relation complexe entre le
Dit et le Dire s'imposera par ailleurs comme un des thèmes importants de la
réflexion sur le langage de la théologie: ici elle n'est évoquée que dans
la mesure où elle est partie intégrante du dialogue entre les deux textes.

166
167

-Le Dit: «c'est dans le déjà dit que les mots -éléments d'un vocabulaire
historiquement constitué- trouveront leur fonction de signe et feront
pulluler les possibilités du vocabulaire.» (Ricoeur p.28; Lévinas p.65)

A la lumière de ce qui précède, nous pouvons mettre en évidence chez


Lévinas deux thèmes complémentaires qui s'avèrent déterminants pour la
suite de cet exposé.
-I- Il y a une antériorité absolue, un immémorial précédant tout
passé thématisable, où se situe l'irruption d'autrui dans la conscience
englobante. La responsabilité instaurée par le visage d'autrui précède tout
engagement libre, elle relève d'avant tout commencement accepté ou décidé -
elle est "an-archique", im-mémoriale. (A.E. p.22-24) «Le Dire, (...)
antérieur aux signes verbaux qu'il conjugue, (...) est proximité de l'un à
l'autre, engagement de l'approche, (...) la signifiance même de la
signification. (...) Le dire originel ou pré-originel (...) noue une
intrigue de responsabilité (...).
-II- Mais la présence du tiers introduit, avec les nécessités de la
justice, la mesure, la thématisation, le dit. (Ricoeur 36-37; Lévinas 188,
note 1), car le tiers instaure, en tant que "l'autre de l'autre", une
proximité redoublée. (Ricoeur p.30; Lévinas p.245)
Le dire originel ou pré-originel (...) noue une intrigue de responsabilité
(...), se mue en un langage où dire et dit sont corrélatifs l'un de
l'autre, où le dire se subordonne à son thème. (...) [C'est] le prix que
demande la manifestation.» (A.E. p.17) Cette péripétie est médiatrice, car
cette thématisation reste motivée par «la vocation pré-originelle du Dire,
par la responsabilité elle-même. (...)»(A.E.p.136, note l)
Ainsi, le nombre et la diversité des tiers, loin d'être un arrière-plan
généralisant et relativisant l'intrigue nouée par l'exigence de l'Autre,
introduit la réalité de chaque individu unique et irremplaçable. Dans la
signifiance du Dire, il y a dès lors requérance du nom selon lequel chaque
individu s'exprime en tant que son propre visage: «sans ce nom, le Dire
sans Dit virerait à l'ineffable.» (Ricoeur p.36-37; Lévinas p.233)
«La justice instaure la comparaison entre les humains (...) la loi,
l'égalité.» (Ricoeur p.30; Lévinas p.204) «Le Dire se fixe en Dit, -s'écrit
précisément, se fait livre, droit et science» à mesure que s'accomplit

167
168

dans le Dire «la naissance latente de la connaissance, de l'essence, du


Dit.» (Lévinas p.247)96

Ainsi, la dialectique de la dissymétrie et de la réciprocité rencontre -non


pas sa solution: -ce serait réduire cette dialectique à une sorte de
démarche intermédiaire-, mais son fondement et son orientation.

-D-Le Même, l'Autre, le visage, l'Infini et Dieu.

Ces cinq mots balisent le chemin tracé par la réflexion de Lévinas.


Il serait inadéquat de situer l'émergence du nom de Dieu chez Lévinas comme
un ultime aboutissement de cette dialectique, -d'abord sans doute, et par
principe, parce que, pour Lévinas comme pour nous qui le lisons, Dieu n'est
pas réductible à "l'emphase" d'Autrui ou du tiers répondant à un nom, mais
surtout et d'emblée parce que le nom 'Dieu' fait l'objet, de la part de
Lévinas, d'une désignation à la fois mouvante et complexe, très prudente et
très précise -on serait parfois tenté de dire 'élusive'. Quoi qu'il en
soit, l'entreprise de nomination de Dieu chez Lévinas est ausi affaire de
langage 'théo-logique', et sera par conséquent reprise et discutée dans la
dernière partie du présent travail Entretemps, essayons de la situer vis-à-
vis des considérations ci-dessus.

L'ouverture du visage d'Autrui sur l'Infini est déjà apparue clairement


dans ce qui précède. Citons encore, entre beaucoup d'exemples, ces phrases
de Totalité et Infini: «Le visage est présent dans son refus d'être
contenu. (...) Autrui demeure infiniment transcendant, infiniment étranger,
mais son visage, où se produit son épiphanie et qui en appelle à moi, rompt
avec le monde qui nous est commun.» (p.168) «La présence d'un être
n'entrant pas dans la sphère du Même, présence qui la déborde, fixe son
"statut" d'Infini.» (p.169-170)

Mais nombreux sont les textes de Lévinas où les mots 'Dieu' et 'Infini'
sont interchangeables -sans que Lévinas s'explique clairement sur cet
appariement. «L'Infini ne s'annonce pas dans le témoignage comme thème.
(...) "Me voici": dans la phrase où Dieu vient pour la première fois se
mêler aux mots, le mot Dieu est encore absent (...). Témoigner de Dieu, ce
n'est précisément pas énoncer ce mot extra-ordinaire, comme si la gloire
pouvait se loger dans un thème.» (A.E.p.233) « "Me voici!" est le lieu par
où l'Infini entre dans le langage, mais sans se donner à voir. Il

96Voir ci-dessous IIIème Partie, Section B I "Le langage selon Lévinas",


p.320ss.

168
169

n'apparaît pas, parce qu'il n'est pas thématisé (...). Le "Dieu invisible"
n'est pas à comprendre comme Dieu invisible aux sens, mais comme Dieu non
thématisable dans la pensée.» (Ethique et Infini,p.102)

Le volume De Dieu qui vient à l'Idée répond à son titre programmatique en


formulant de façon précise ce passage d'Autrui à l'Infini, et de l'Infini à
Dieu. «La compassion et la sympathie auxquelles on voudrait réduire, comme
à des éléments de l'ordre naturel de l'être, la responsabilité pour le
prochain, sont déjà sous le régime de "l'à-Dieu".» (p.253) «Mais (...) que
le rapport à l'Absolu ou à l'Infini signifie éthiquement, c'est-à-dire dans
la proximité de l'autre homme, étranger et possiblement nu, dénué et
indésirable, mais aussi de son visage (...) [qui] vers moi tourné me met en
question - tout cela ne doit pas être pris pour une "nouvelle preuve de
l'existence de Dieu". Tout cela décrit seulement la circonstance où le sens
même du mot Dieu vient à l'idée.» (p.252. C'est moi qui souligne).

Dans la dernière partie d'Autrement qu'Etre se trouve une section intitulée


La Gloire de l'Infini, dans laquelle Lévinas médite sur les notions de
témoignage et de révélation (p.225-238).
«Dans le signe fait à l'autre (...), du fond de mon obscurité, dans mon "me
voici", je témoigne de l'Infini (p.233): "Me voici" m'a fait sortir de
l'invisibilité, de l'ombre où ma responsabilité aurait pu être éludée (...)
Ce dire appartient à la gloire même de ce dont il témoigne.» (p.234)
Ce qui ressort surtout de ces pages, c'est que l'irruption de l'Autre,
venant de l'extérieur, suscite ce témoignage comme acte libre du sujet
subissant ce traumatisme, car «la gloire ne saurait se faire phénomène sans
entrer en conjonction avec le sujet même auquel elle apparaîtrait. (...) La
gloire de l' Infini, c'est l'identité an-anarchique du sujet débusqué sans
dérobade possible.» (p.226)

Lévinas confronte, «d'une part, l'évidence du savoir qui est une façon du
repos de l'être, où (...) son identité d'être s'identifie et se confirme,
et d'autre part la patience de l'infini où la raison est un dérangement
incessant du Même par l'Autre (...) dans une mise en question de la pensée
par l'Infini qu'elle ne sait contenir.» (D.I p.187)
Cette mise en question suggère que la conscience (...) rompt cet équilibre
pour entendre plus que sa capacité, que ses désirs, ses question, sa
recherche (...) sont des éveils à la Dé-mesure.» (ibid.p.164)

169
170

Le Même «est voué à l'Autre, par une responsabilité sans culpabilité qui
cependant l'expose à une accusation» (ibid.p.249), et «que la rigoureuse
comptabilité du libre et du non-libre ne mesure plus.» (A.E.p.197)
Selon Jacques Rolland97, Autrement qu'Etre apporte un grand renouvellement
philosophique en renversant une priorité apparente selon laquelle le Moi,
d'abord défini par son pouvoir, son identité, son savoir, ensuite seulement
rencontre ce qui dépasse son pouvoir. Au contraire, Lévinas met en évidence
la "pré-origine" du je humain obsédé par Autrui, et qui, dans un deuxième
temps seulement, est en mesure d'exister dans le monde offert à sa prise.

Dans De Dieu qui vient à l'Idée, Lévinas reprend sous le titre


Transcendance et Mal (p.184-207) un article paru en 1970, qui inclut un
commentaire sur l'ouvrage de Nemo Job et l'excès du Mal. De cette analyse
ressortent quelque précisions importantes:
-en premier lieu, Lévinas souligne que l'excès du mal est qualitatif.
Il ne se définit pas comme un au-delà du supportable: c'est dans son
entièreté que le mal est excès, non intégrable, non justifiable, non
synthétisable;98
-en second lieu, selon Nemo, l'être humain en proie au mal se sent
personnellement visé par une intention: on dirait que, à la source de ce
qui lui est infligé, il y a un 'toi' qu'il peut interpeller -comme Job
interpelle Dieu-. En d'autres mots, selon Nemo, l'expérience de 'Toi-qui-
lui-fait-mal' éveille l'âme à une condition plus profonde: celle de celui
qui interpelle Dieu.
Ici Lévinas objecte que ce Toi interpellé dans le mal, Nemo le situe dans
l'être: «la réflexion sur le Toi ne se risque pas jusqu'à penser en lui un
au-delà de l'être. Elle se subordonne à l'ontologie.» Selon Lévinas, Nemo
n'ose pas penser que «le psychisme humain, dans sa relation avec Dieu,
s'aventure jusqu'aux significations de l'au-delà de l'être et du néant.»
(p.201-202)99
Selon Nemo, le mal me frappe dans mon horreur du mal, dans l'impossibilité
même de l'agréer. Dans cette perepective, «l'excès du mal serait donc aussi
notre attente du bien -l'amour de Dieu.» Mais ici, Lévinas se demande si
cette horreur du mal peut ainsi se définir comme le désir du Bien: en effet
le mal «n'est pas une quelconque espèce de la négation. Il signifie "l'ex-

97P.45-46 de l'article Un chemin de pensée, p.39-54 du N°19, consacré à


Lévinas, de la publication périodique Rue Descartes. Paris, PUF 1998.
98Lévinas est ici plus radical que Nabert, selon lequel le mal s'avère
injustifiable dans la mesure où le souffrant est atteint jusque dans la
substance de son être. (voir ci-dessus p.135 et 142.)
99Voir ci-dessous le débat sur "Dieu et l'être" à propos de la philosophie
de Balthasar, p.177ss.

170
171

cès" refusant toute synthèse, où la toute-altérité de Dieu viendra à se


montrer.» (p.203-204)

Selon Lévinas, le lieu de cette "toute-altérité" ouverte sur le divin,


c'est la souffrance qu'un moi éprouve de la souffrance d'un autre homme.
Dans ce visage s'ouvre la transcendance, l'altérité du non-intégrable, ce
qui met en question mon "conatus essendi": c'est là en réalité que s'opère
la percée du Bien dans le mal à moi destiné, «mais aussi l'approche d'un
Dieu infini, approche qui est sa proximité.» (p.205-207)

E-Confrontation.

La relation à l'Autre comme non limitée par le Même, c'est «la circonstance
où le sens du mot "Dieu" vient à l'idée.» L'épiphanie du visage de l'Autre
souffrant est ouverture sur la transcendance, en même temps qu'elle
implique cette mystérieuse "puissance de substitution" selon laquelle, pour
reprendre les termes de Nabert, un acte gratuit aboutit à la présence
salvatrice d'une conscience qui se reconnaît dans celle du coupable et du
malheureux. (Nabert, Essai, p.154-165; ci-dessus p.142-143 et 146-147)
L'exigence du visage d'autrui, tout comme le "Me voici", réponse libre du
sujet dépossédé et assigné, sont révélation de l'infini: «la transcendance
de la révélation tient au fait que l'"épiphanie" vient dans le Dire de
celui qui la reçoit.» (A.E.p.234) C'est ainsi, sans doute, que Lévinas peut
dire que «le sens du mot "Dieu" vient à l'idée.» (ibid.p.252)
L'irruption du tout autre par le visage d'autrui correspond chez Balthasar
à l'initiative divine dans la Révélation et la kénose. Cette irruption,
ainsi que la passivité selon laquelle d'après Lévinas le Même se laisse
déposséder par l'Autre, trouvent une certaine consonance dans le concept
balthasarien de 'catalogie'.
Sans doute Lévinas, au contraire de Balthasar, ne pose-t-il pas le problème
de la liberté en termes de choix actif et responsable de la créature à
l'égard de Dieu, cependant, il prolonge jusqu'à leur 'emphase', d'une part,
l'autonomie responsable de "l'être-humain" face à l'exigence venant
d'autrui, et d'autre part, la réalité de la finitude, de la passivité dont
il ne nous est pas donné de limiter ou de mesurer la portée. Ces deux pôles
du vécu humain se rejoignent dans une ouverture à l'infini qui est Dieu.

Le lecteur chrétien de Lévinas ne peut s'empêcher d'apercevoir en


transparence dans cette ouverture une évocation de la 'substitution
inclusive' par laquelle, selon Balthasar, s'opère l'oeuvre de salut du
Christ (ci-dessus p.57ss). Chez le sujet ainsi interpellé, s'opère un

171
172

véritable «retournement de l'hétéronomie en autonomie", ambiguïté qui est


la «trace de l'Infini.» (p.232) Ceci évoque le mystère de la liberté à la
fois toujours de nouveau reçue de la liberté divine, et cependant liberté
réelle "ab-solue", paradoxe sur lequel Balthasar insiste à plusieurs
reprises: liberté réelle de la créature qui la reçoit de la liberté
infinie, liberté réelle du Fils qui la reçoit du Père. (T.D.1, p.107-109)

La pensée du philosophe juif croyant éveille ainsi chez le lecteur chrétien


des échos christologiques —même s'il faut évidemment se garder d'utiliser
Lévinas au service d'une apologétique chrétienne—. Selon la foi chrétienne,
le Christ, Verbe incarné, à la fois s'identifie à la détresse humaine
("Pourquoi m'as-tu abandonné?"): il est dès lors lui-même l'autre démuni
qui m'interpelle ("C'est à moi que vous l'avez fait"), et en même temps il
est la Parole divine incarnée qui, selon Balthasar, jusque dans les
ténèbres de l'Enfer répond "Me voici" à la déréliction qui l'interpelle.
Double révélation de l'Infini subsistant, double témoignage suscitant une
réponse libre, oeuvre de celui qui est l'unité inconcevable de l'Infini
subsistant et de la créature qui se reçoit de lui.
Ainsi un chrétien de naissance et d'éducation ne peut s'empêcher de lire
Lévinas à partir de son propre horizon christologique: la figure du Christ
apparaît alors comme 'l'emphase' absolue de 'l'otage', l'otage par
excellence, celui qui répond d'autrui jusqu'à être dépouillé de son droit
d'être100. Mais telle qu'elle se présente à la conscience chrétienne, cette
figure se dessine en de mystérieux renversements et prolongements: c'est
dans la conjonction paradoxale de son obéissance au Père et de sa propre
volonté libre que le Christ est lui-même le Tout-Autre dénudé dont l'appel
fait éclater les limites humaines, tandis qu'il se définit comme la parole
humaine qui, disant 'je', dit 'Dieu'; d'autre part, les récits de
Résurrection et d'Ascension transforment l'attente messianique juive en un
temps d'absence vécu dans la nostalgie d'un Retour.
-III-Conclusion.

100"Emphase" est un concept que j'emprunte ici à Lévinas, au sens de: le


superlatif d'une idée là où il surgit comme idée nouvelle, c'est-à-dire non
limitée par la première. Il faudra prendre en compte cet apport important
de Lévinas à la réflexion sur le langage de la théologie (voir ci-dessous
la section sur Lévinas dans le "Parcours en anthropo-logie du langage".)
Par ailleurs, Ricoeur, commentant Lévinas, emploie le concept d'hyperbole
pour rendre justice à la perspective ouverte par le concept d'emphase de
Lévinas. Ainsi, Ricoeur évoque «le thème de la substitution, où culmine la
force de l'hyperbole et s'exprime dans sa plus extrême rigueur la
philosophie de l'altérité. (...) L'assignation à responsabilité, issue de
l'interpellation par l'Autre, (...) s'inverse dans un élan d'abnégation où
le soi s'atteste par le mouvement même où il se démet.» (Soi-même comme un
Autre, p.392)

172
173

Les textes résumés et commentés ci-dessus, confrontés à la trilogie de


Balthasar, mettent en relief des aspects importants de cette oeuvre,
suggérant réflexion et questionnement.
Selon Nemo, commenté par Lévinas, le divin se révèle comme une personne
qu'on peut interpeller, dans la mesure où l'être humain en proie au mal
(Job en est un paradigme) se sent visé par un "Toi-qui-me-fait-mal".
Selon Nabert, c'est par la médiation contingente d'une conscience
particulière témoignant de l'absolu que se révèle le caractère personnel et
libre de cet absolu.

La confrontation de ces deux ouvertures vers la prise de conscience d'un


absolu qui soit une personne fait ressortir la centralité chez Balthasar du
concept de "sich verdanken" (être redevable de soi-même). En effet, selon
Balthasar, l'être a une conscience immédiate de sa subjectivité de
personne, tout en étant confronté à une autre évidence: il n'est pas source
de lui-même, c'est-à-dire qu'il est redevable de lui-même à une instance
supérieure. Etant lui-même libre et conscient en tant que personne, il lui
est également évident que l'absolu duquel il se reçoit ne peut être lui-
même que libre, conscient, personne, sujet, esprit.
Le même concept de "sich verdanken" prolonge et ouvre sa signification
jusque dans la réflexion de Balthasar sur le mystère trinitaire: le Fils
est redevable de lui-même au Père. Certes la major dissimilitudo élargit
jusqu'à l'infini cette analogie: le Fils qui se reçoit du Père est lui-même
libre personne divine, révélateur de la "non-puissance" de l'amour
créateur.

A l'ouverture sur l'initiative du divin, personnalisé selon Nabert par la


présence des témoins de l'absolu, correspond chez Balthasar la centralité
de la libre Révélation de l'amour, l'axe "catalogique"' de l'action
salvatrice de Dieu.
Même l'appareil logique déployé par Balthasar à partir du concept de
Révélation (l'existential surnaturel, la nécessaire latence de Dieu, la
nécessaire non-intervention de Dieu dans le choix concret par la liberté
finie) est centré sur l'initiative divine -version doctrinale de la
"dépendance de la liberté d'autrui" selon laquelle Nabert, comme Lévinas,
prend conscience de l'ouverture sur la transcendance.
Cependant, selon Lévinas, l'initiative de l'Autre advient sur le mode d'une
irruption et d'une exigence sans limite —donnée existentielle qui constitue
l'humain, et non pas seulement éventualité contingente d'une rencontre avec
un autrui démuni.—

173
174

Selon Nabert l'acte libre de l'être doté d'une causalité spirituelle


véhicule en même temps une causalité qui vient de loin et qui lui échappe,
évocatrice d'une séduction venant d'ailleurs, et établissant une égalité
fondamentale entre "le bon et le méchant".

Balthasar assume d'une autre manière, du point de vue de la réflexion


théologique,la complexité de ce mystère, établissant un rapport de principe
entre la révélation libre du Sujet absolu et la capacité de la liberté
finie de se décider pour ou contre cette norme: au risque incontournable du
choix négatif et de l'enfermement dans le péché répondra la kénose du fils
incarné et crucifié et la "descente aux enfers".

Quant à Ricoeur, il apporte à la lecture de Balthasar l'éclairage précieux


de sa lucidité dans l'analyse des niveaux de symbolisation, en particulier
lorsqu'il situe dans le passage de la faillibilité à la faute un
franchissement du "seuil d'intelligibilité" —rejoignant ainsi les
réflexions de Nabert sur le mystère de la tentation venue d'un ailleurs
inconcevable. Balthasar, lui, tente d'assumer le mystère du "péché de
l'homme" en mettant en oeuvre son concept d'existential surnaturel dans le
cadre d'une logique explicative.

Ricoeur, Nabert et Balthasar se rejoignent par ailleurs dans la prise en


compte du mystère de la réalité effrayante des maux qui frappent
l'humanité: Balthasar en évoquant la disproportion épouvantable entre le
mal subi et le mal commis, Ricoeur en rappelant -en termes cependant plus
mesurés que ceux de Balthasar- que toutes les figures explicatives se
heurtent à la disproportion et à l'arbitraire des maux que nul chéma de
punition ou de rétribution ne parvient à justifier, Nabert enfin en
évoquant les humains que les maux frappent jusque dans la substance de leur
être, ces maux dénoncés dès lors comme l'injustifiable qui exige de la
conscience réflexive, lorsqu'elle entreprend de dire le Désir de Dieu,
qu'elle assume le risque persistant de la négation totale et du non-sens.
Le rapport entre, d'une part, l'immanence de l'absolu dans l'humain chez
Nabert et l'ouverture du visage de l'autre sur l'absolument Autre chez
Lévinas, et d'autre part, chez Balthasar, le surgissement dans la
conscience croyante de la kénose du Verbe Incarné sur la croix et dans le
"descensus"; le rapport entre la "puissance de substitution" selon Lévinas
et la "substitution inclusive" selon Balthasar; le rapport entre l'angoisse
selon Nemo -commenté par Lévinas- et l'angoisse du chrétien selon
Balthasar; le rapport entre doctrine et sensibilité là où Balthasar évoque

174
175

le péché dont "l'horreur" est telle qu'elle ne peut être perçue que par la
contemplation des souffrances de la Passion; le rapport enfin entre l'amour
divin tel qu'il est défini par Balthasar et le concret du vécu quotidien:
ce sont là quelques-uns des thèmes les plus importants qui sont source de
questions dans le cadre de la synthèse qui fait l'objet de la IIème partie
ci-dessous.

Par ailleurs, nous avons suivi avec Ricoeur le long chemin qui mène "du
refus au consentement", rencontrant le mystère du passage de la
faillibilité à la faute effective —passage que Ricoeur situe au-delà du
seuil d'intelligibilité— Ce parcours à la fois impose la nécessité de
libérer la "liberté serve" et en même temps met en évidence l'impossibilité
de dégager la liberté responsable dans les limites de la dialectique du
volontaire et de l'involontaire.

La doctrine christologique, qui s'élabore à partir de la Figure révélée du


Serviteur souffrant, préfigurant le Fils incarné, crucifié et ressuscité,
assume ce mystère, mais les avatars de cette formulation doctrinale font
ressortir dans leur tension la plus extrême les paradoxes, voire les
apories du langage théologique, et par là même sa dimension proprement
poétique, ouvrant ainsi le questionnement qui occupera la Troisième Partie
du présent travail.

175
176

Deuxième Partie
SYNTHESE ET COMMENTAIRES.

Dans la section A de la Ière partie, "L'écoute du texte", je me suis


efforcé de me faire l'écho, aussi peu déformant que possible, de la pensée
de Balthasar sur la liberté, le péché, la colère et la grâce, la
substitution et le salut.
Dans la section B, "Eclairages" j'ai confronté cette lecture, d'une part
avec des publications de Balthasar impliquant les mêmes thèmes et répartis
chronologiquement sur la période de publication de la trilogie, d'autre
part avec des textes de trois philosophes croyants contemporains qui se
sont mesurés au mystère du mal: Ricoeur, Nabert et Lévinas.
Dans la IIème Partie ci-après, j'entreprends un commentaire de cet ensemble
de textes. Ce commentaire est organisé en deux sections: la première,
intitulée "L'Edifice", concerne la trilogie proprement dite, la seconde,
intitulée "Perspectives", voudrait mettre à profit l'effet de recul
résultant de la confrontation avec les textes parallèles de Balthasar et
avec les textes des trois pilosophes considérés, ainsi que l'apport de
divers articles au thème qui nous occupe.
La conclusion de ces commentaires introduit la transition vers l'objet de
la IIIème partie: l'ouverture d'une réflexion sur le langage de la
théologie.

A. L'EDIFICE.

Introduction: une constellation de concepts.

Une configuration dynamique, une tension entre concepts qui se définissent


et se précisent mutuellement, plutôt qu'un développement discursif dont on
pourrait abstraire la démarche: voilà ce qui se présente au lecteur qui
essaie de synthétiser un aspect de la pensée de Balthasar.

'Concept' est ici à entendre dans la perspective de l'anthropologie de


Gagnepain, qui sera exposée ci-dessous comme une des références principales
de ma réflexion sur le langage théologique: limitons-nous ici à une
esquisse anticipative.

Le concept selon Gagnepain semble assez proche du concept selon Hegel. En


effet, selon Hegel, le concept se détermine lui-même dans une tension
dialectique entre, d'une part, un savoir hérité, un acquis logé en mémoire,
qui se manifeste en particulier dans la manière dont chaque langue opère

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ses découpages -lesquels sont répertoriés dans les dictionnaires,


grammaires et classements divers- et d'autre part, le langage identifié à
la pensée qui se réfléchit elle-même101.

Selon Gagnepain, le concept agit dans le mouvement même d'une tension


dialectique entre 'l'acquis instanciel' des significations reçues,
inévitablement inadéquates à la visée du discours dans l'instant du dire,
telles qu'on peut les repérer selon l'acquis de chaque langue, et d'autre
part l'activité 'performantielle': celle-ci se manifeste dans la production
de sens, mais ce sens s'opère dans l'acte du dire, acte strictement
événementiel, c'est-à-dire entraîné dans le flux du temps.

-I-La philosophie du croyant.


Le rapport entre la philosophie et la théologie, tel que le conçoit
Balthasar, sera traité de façon plus développée dans le chapitre sur le
langage de la théologie. Entretemps, une courte citation suffira pour
situer très clairement le problème: «Un chrétien, c'est un homme tel que,
de par la foi même, il est amené à philosopher.102»

A--Dieu et l'Etre.
1- Le débat.

Thomas d'Aquin définissait Dieu comme "actus purus essendi", "ipsum esse
subsistens". Les étants sensibles constituaient le point de départ et
l'orientation d'une ascension conceptuelle -ana-logique- dans le cadre
d'une conceptualité liant Créateur et créatures. Mais pour sauvegarder
l'inconnaissabilité divine, Thomas d'Aquin soulignait que 'être' pour Dieu
diffère de ce qu'est 'être' pour les créatures. La différence réelle entre
esse et essentiae, qui s'applique à toutes les créatures, ne s'applique pas
à la simplicité de Dieu.

101M. LE DANTEC, art. Concept, dans Les Notions Philosophiques, vol.I,


Paris, PUF, 19982,p.397-398. Par ailleurs, dans le même article, M.Le
Dantec rappelle justement que le mot allemand 'Begriff' a un sens plus
large et surtout plus actif que notre mot 'concept' -remarque fort
éclairante lorsqu'on tente d'analyser la pensée et le langage de Balthasar.
Il arrive d'ailleurs fréquemment que celui-ci, à l'instar de Heidegger,
réactive l'étymologie du mot 'Begriff' par l'évocation du verbe 'begreifen'
(comprendre), et le renvoie à son axe significatif 'greifen' (empoigner, se
saisir de).
102«Der Christ ist jener Mensch, der von Glaubens wegen philosophieren
musz.» (T.Ä.III,1,2,p.974)

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Au point d'aboutissement contemporain d'une longue histoire de la pensée


philosophique et théologique, nous entendons diverses voix mettre en
question cette démarche de la pensée. L'évolution de Barth depuis sa
"Théologie de la crise", et son insistance sur le "Dieu tout autre"
n'empêche pas qu'il a continué à vouloir interdire à la pensée théologique
tout discours sur Dieu de facture ontologique.
Heidegger écrit: «Etre et Dieu ne sont pas identiques, et je ne tenterais
jamais de penser l'essence de Dieu au moyen de l'être (...) La foi n'a pas
besoin de la pensée de l'être. Quand elle y a recours, elle n'est plus la
foi.103» En fait, ce que Heidegger récuse sous l'étiquette de 'onto-
théologie', c'est une représentation de l'être divin d'après le modèle du
Dasein fini existant dans la différence ontologique.

J-L.Marion (Dieu sans l'être; L'idole et la distance) et Lévinas (De Dieu


qui vient à l'idée) reprennent chacun à sa façon cette critique104.
Selon Lévinas, pour la pensée occidentale, l'intelligibilité consiste à
connaître l'être du réel, et Dieu s'y situe comme l'étant par excellence.
C'est là, dit Lévinas, thématiser Dieu, alors que la transcendance du Dieu
de la Bible le situe au-delà de l'être. Ceci ne veut cependant pas dire que
'Dieu' serait dénué de sens, car le sens n'est pas limité au sens
philosophique (De Dieu qui vient à l'Idée, p.95): «l'appartenance de la
pensée à la conscience n'est pas la mesure de toute intelligibilité; (...)
devant la Gloire s'éclipse l'idée de l'être.» (p.191) Il qualifie de
"courageuse" la tentative de J.L.Marion de «ne plus penser Dieu
primordialement à partir de l'être», et de prendre ses distances vis-à-vis
de la différence ontologique (Ibid.p.194).

Dans le même ouvrage, Lévinas, analysant en profondeur (p.195-207) la


phénoménologie de Philippe Nemo, telle qu'elle s'élabore dans Job ou
l'excès du mal", précise d'abord son angle de lecture: «Nous voudrions bien
faire valoir cette phénoménologie et la juger elle-même en oubliant les
interprétations exégétiques dont elle procède, et cela, malgré la grande
finesse et le grand scrupule de cette herméneutique.» (p.195)

103Citation et commentaires par Jean-Yves LACOSTE, art.Etre dans


Dictionnaire critique de Théologie,p.422. Nombreuses références en ce sens
dans l'ouvrage collectif Heidegger et la question de Dieu, spécialement les
citations de Heidegger p.313-336.
104Marion, rejoignant la thèse principale de Lochbrunner sur "l'analogia
caritatis", nous invite à penser Dieu comme "actus purus amandi" ou
"caritas ipsa subsistens". (L'idole et la distance, p.297ss; Dieu sans
l'Etre, p.73-75;153-160;195)

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Il constate avec regret que le Toi divin, interpellé dans l'excès du mal,
est défini chez Nemo par recours à l'être. Il ajoute: «le Toi en Dieu n'est
pas chez Nemo un 'autrement qu'être', mais un 'être autrement'. La
réflexion sur le Toi ne se risque pas jusqu'à penser en lui un au-delà de
l'être.» Nemo, dit Lévinas, «n'ose pas penser que le psychisme humain dans
sa relation à Dieu s'aventure jusqu'aux significations de l'au-delà de
l'être et du néant.» (p.202)

Cependant, Lévinas retrouve dans la démarche de Nemo un reflet très proche


de sa propre orientation de pensée, par le fait que pour Nemo, le mal
«signifie l'excès refusant toute synthèse où la toute-altérité de Dieu
viendra à se montrer.» (p.203)

2-L'ontologie de Balthasar.

Balthasar se défend de donner prise à cette critique de la forme


ontologique de son langage sur Dieu: dans le cadre d'une doctrine
trinitaire chrétienne, dit-il, il ne saurait être question de concevoir les
personnes divines comme une catégorie d'essences (Wesenheiten) auxquelles
serait attribué l'être divin, sur le modèle de l'étant mondain caractérisé
selon la différence ontologique. L'être divin absolu ne subsiste pas dans
quelque chose qui serait distinct de lui, mais en lui-même. Se situant
comme très proche de la pensée de Siewerth sur ce sujet, il cite également
Bruaire «l'être ne diffère pas de l'Etant suprême, mais differt en lui.»
(note de la page 190 de L'Etre et l'Esprit, PUF.1963)
Par ailleurs, Balthasar se démarque explicitement de la pensée de Marion.
Il lui reproche d'ignorer les distinctions précises exprimées tant chez
Thomas d'Aquin que chez Siewerth: l'être n'émane pas d'au-dessus de l'être
divin, lequel est lui-même l'abîme de tout amour105. «En se communiquant, le
fondement [de la vérité] se fonde lui-même. C'est pourquoi cette
communication ne peut être fondée par quelque chose d'antérieur à elle:
elle ne peut qu'être éclairée par ce qui vient après elle.» (T.L.I,p.252)
C'est dans l'esprit de ces mises au point qu'il faut lire les nombreux
passages où Balthasar parle de Dieu en termes ontologiques, comme dans les
exemples qui suivent: «Le créé a sa propre vérité qui diffère autant de la
vérité divine que l'être de la créature diffère de l'être divin (...)
L'être de la créature n'a de consistance que par l'être de Dieu en lui et
au-dessus de lui.» (T.L.I,p.278) «L'entendement fini, quand lui apparaît

105Voir T.L.II,p.163, note 9, où Balthasar reproche à Marion «d'arracher


Dieu à l'être». Voir aussi la longue note 10 dans T.L.II,p.125-126.

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l'être en tant que tout illimité, se voit forcé de poser dans la vérité
absolue l'existence de l'être absolu (...). Dans la plus petite avancée de
la pensée est incluse la connaissance de la véritable infinitude.»(p.287-
288) «L'homme n'existe que par le dialogue inter-humain, donc par le
langage, la parole. Pourquoi alors dénier la parole à l'être lui-même?
(...) Partons de l'idée que Dieu soit vraiment Dieu ,c'est-à-dire la
totalité de l'être, qui n'a besoin d'aucune créature (...)»106
Dans T.L.II,p.209-211, Balthasar définit Dieu comme "l'être subsistant",
mais le contexte où il emploie cette définition fait ressortir le statut
existentiel concret de l'expression ontologique.

Il s'agit en l'occurrence de ce que Balthasar appelle «la monstrueuse


vulnérabilité de l'être humain à la tentation» (die ungeheure
Versuchbarkeit des Menschen). Créature limitée essentiellement
(wesensmäszig) et matériellement, il a cependant sur tout existant la même
possibilité de saisie spirituelle (geistiger Ausgriff) que l'acte même
d'exister (Seinsakt). Cependant, l'être humain, en tant que fini, est
subsistant, tandis que l'acte d'exister ne l'est pas.

Ceci implique une conséquence très immédiate (es liegt nah, dasz..): l'être
humain, conscient d'être le seigneur de la création, pense pouvoir, comme
si cela allait de soi (schlechthin: tout de bon, tout simplement), étendre
sa saisie à l'être subsistant lui-même, c'est-à-dire à Dieu. Ce faisant,
l'être humain non seulement oublie qu'il n'est pas Dieu, mais aussi qu'il
lui est redevable de lui-même.
Surtout, il oublie qu'il est toujours dépouillé de lui-même par son
appartenance au monde: «dans la communion naturelle avec ce qui existe
matériellement, il est un être radicalement dépossédé de lui-même.» (p.210)
Cette dépossession est le fondement du miracle de la substitution qui
s'opère dans le sacrifice de la Croix et dans l'Eucharistie: réalité vécue
qui rend possible une pré-compréhension du dépouillement de la Parole
divine. Sans cette réalité, le mystère de la Croix demeurerait étranger et
inaccessible à l'être humain. (ibid.)

106Eine letzte Rechenschaft, texte repris dans Mein Werk.Durchblicke, p.93,


et reproduit dans l'ouvrage collectif de Communio: Hans Urs von Balthasar,
Gestalt und Werk, p.12-17. Dans l'opuscule Epilog de 1987, la section Sein
und Seiendes (p.38-41) constitue une mise au point explicite sur cette
question, renvoyant à DS 3001 et 3004 (Vatican I), et concluant par le
rappel du principe de "similitudo/major dissimilitudo".

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3-La théologie négative.

Dans le prolongement de cette discussion de la définition de 'l'être de


Dieu', rappelons d'abord brièvement la question de la 'théologie négative',
qui sera traitée plus longuement dans le chapitre sur le langage de la
théologie.
Balthasar souligne que sauvegarder la major dissimilitudo dans le discours
analogique sur Dieu n'équivaut pas à réduire Dieu aux définitions d'une
'théologie négative philosophique', selon laquelle l'essence (Wesen)
divine, au-delà de toute expression analogique, resterait inaccessible à la
réflexion humaine (unerforschbar). Pour Balthasar, la réflexion croyante
s'ouvre sur une 'théologie négative théologique' de la révélation
(offenbarungs-theologische negative Theologie), là où le silence de la
théologie négative devient le silence de l'adoration devant la kénose
divine du Dieu en soi-même incompréhensible. La manifestation de cette
kénose dans le Verbe incarné, conditionnée par le péché du monde, nous
apparaîtra dans la contemplation face à face comme elle est: la kénose
intra-trinitaire objective, 'toujours plus insaisissable (die je-gröszere
Unfaszlichkeit) du don mutuel sans réserve des personnes divines.
(T.Ä.I,p.443-444 )107

4-Le voilement qui dévoile.

Le mystère insondable est toujours déjà évidence naturelle: la multiplicité


où nous somme situés est constituée de ce que nous appelons 'les choses',
chacune à la fois contingente et irremplaçable, affirmée dans son
surgissement, sans que sa présence incontournable soit justifiée par une
raison d'être préalable, et surtout: à la fois connue et inconnue, perçue
comme totalité et cependant inépuisable.
«Les propriétés transcendantales de l'être, dans leur unité dynamique,
prouvent la profondeur inépuisable et la richesse débordante de l'être.
Elles montrent que, si tout est compréhensible et dévoilé, c'est en tant
que fondé dans un mystère ultime: (...) qu'y a-t-il en effet de plus
incompréhensible que le fait que le noyau de l'être consiste en l'amour, et

107La théologie négative, comprise dans la perspective chrétienne, c'est


selon Balthasar «non plus l'expérience éminente (erhaben) du fait que la
majesté de Dieu se situe au-dehors et au-dessus de toute expérience et
compréhension humaines, mais bien de ce que, dans la Croix, la
contradiction du péché, son mensonge et sa 'non-logique' (Unlogik) sont
assumés (hineingenommen) dans la logique de l'amour trinitaire, et certes
pas pour y trouver leur espace, mais pour y être, en toute vérité,
réprouvés dans la chair du Fils.» (T.L.II,p.297)

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que le surgissement de l'être comme essence et existence (Wesen und Dasein)


n'a d'autre fondement que la grâce non fondée?» (T.L.I,p.255)

Analogie et dépassement, tension entre une évidence acquise et une évidence


ouverte, dépossédée, ouverture sur le mystère qui est amour et grâce: les
p.427-444 de T.Ä.I en expriment la dimension théologique.

1) Dans la révélation de Dieu dans la création (le mot ici employé est, non
pas 'Offenbarung' qui est le nomen actionis, mais 'Offenbarkeit': le fait,
la qualité d'être manifeste), le dévoilement est en même temps voilement
toujours plus grand (je gröszere Verhüllung), de telle sorte que la
créature humaine est amenée à s'en remettre au mystère de ce qui lui
apparaît, à renoncer à le maîtriser par la connaissance. (T.Ä.I,p.430-433)
2) La dialectique du dévoilement et du voilement se manifeste dans
l'incarnation en tant que telle (überhaupt: pure et simple): le voilement
dans la manifestation divine en Jésus-Christ ne se limite pas à sa Passion
et à sa déréliction sur la Croix. (p.441-443) En Jésus-Christ Dieu se
dévoile toujours plus comme celui qui est incompréhensiblement voilé: ce
langage, Dieu le parle dans la chair. (p.439)
3) Ce sont les modalités de ce 'dévoilement-voilement' qui sont déterminées
par la réalité complexe et unique 'péché-colère-réconciliation-rédemption'.
Dieu s'est vidé (entleert), non seulement dans sa création (la première des
trois kénoses résultantes), mais dans les modalités de l'existence
déterminée par le péché (sündenbestimmt), en proie à la mort
(todverfallen), devenue étrangère à Dieu (gottentfremdet). C'est selon ces
modalités que Dieu est pour nous «voilement se manifestant dans le
dévoilement de soi» (im Sichenthüllen erscheinende Verhüllung). (p.443-444)
4) Balthasar condense dans une seule phrase complexe l'entièreté du
mystère: «la figure signifiante (Sinngestalt) de l'existence radicalement
pécheresse et cependant placée sous le signe de l'espoir de la rédemption,
cette Sinngestalt est elle-même déjà mystérieusement rapportée au-dessus
d'elle-même (über sich weg) à la figure du Rédempteur (einbezogen: comprise
dans), laquelle de son côté prend sur elle les modalités de l'existence
déchue, pour les transmuer (umwerten: transvaluer) en souffrance de
rédemption.» (p.443)

5-Conclusion.

Il est donc évident que la 'major dissimilitudo' ne se réduit pas pour


Balthasar à la correction d'un raisonnement abstrait. Dans T.D.II,2, il
écrit: «L'analogia entis, c'est (...) l'impossibilité d'en ramener les

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termes à une catégorie d'être pure et simple (überhaupt) sous laquelle on


pourrait ranger Dieu et la créature.»(p.203) «Dans l'analogia entis, il n'y
a pas de mesure commune de l'absolu et du contingent.» (p.208. Voir tout le
texte p.202ss et 211-238 du même volume). «Aucun concept ne peut s'élever
au-dessus de Dieu: il n'y a pas de tiers unifiant au-dessus de la vérité
infinie et de la vérité créée.» (T.L.I,p.XVII)

Dans T.L.II,p.164, après avoir évoqué «l'analogie entre l'être absolu


subsistant et l'être librement créé par lui, qui n'accède à la subsistance
que dans les essences finies», Balthasar continue: «il suffit d'un regard
sur la nécessaire Trinité de l'être divin et la contingence (Zufälligkeit:
la dépendance du hasard) des milliards d'individus dans l'être des humains,
pour mettre aussitôt en lumière la plus grande dissemblance.»
Ainsi, dans toute la trilogie depuis son début (T.L.I a été rédigé en 1947)
jusqu'à ses derniers volumes, Balthasar sauvegarde explicitement
l'ouverture sur le mystère de ce qui sans cela pourrait apparaître comme
une construction abstraite: ici encore, la pensée analogique se déploie
dans la tension entre un 'dit' doctrinal et un 'dire' événementiel qui
toujours de nouveau réactive la doctrine acquise. Sans doute l'aperçu
synthétique qui va suivre en sera-t-il l'illustration.

B-L'analogie et la catalogie.

De la dynamique de conceptualisation chez Balthasar, il n'y a sans doute


pas de meilleur exemple que le rôle central du concept d'analogie dans sa
pensée108: entre les significations reçues du mot 'analogie' et la
production de son sens théologique dans l'acte de dire de Balthasar, on
voit très précisément à l'oeuvre cette tension dialectique, ainsi que le
caractère événementiel du sens produit, qui bouscule les définitions
catégorisantes.

En particulier, la mise en oeuvre de l'analogie 'ascendante' par Balthasar


met en relief, à partir de sa béance ouverte sur la major dissimilitudo, le
mouvement 'descendant' de la relation entre le Créateur et la créature, et
cela déjà dans l'Esthétique Théologique, c'est-à-dire bien avant que
Balthasar n'utilise et ne définisse le concept explicite de 'catalogie'.

108Georges de Schrijver a publié en 1983 un ouvrage important sur ce sujet:


Le merveilleux accord de l'homme et de Dieu. Etude sur l'analogie de l'être
chez Hans Urs von Balthasar. Il apportera un éclairage précieux à la
section ci-dessous sur "Le langage et le théologie selon Balthasar." (p.256
ss, spécialement p.299-300).

183
184

Quoi qu'il en soit de la réalité de la quête humaine, de la réalité de la


liberté finie et de la possibilité de son usage négatif, quoi qu'il en soit
de l'élévation de la créature jusqu'au dialogue intratrinitaire par la
'substitution inclusive', une flèche descendante traverse ces échanges: le
drame de la relation entre la liberté infinie et la liberté finie se
déroule dans l'espace de l'initiative créatrice.

Que l'exposé qui en rend compte ci-dessous soit d'abord celui de l'analogie
s'explique d'une part par le fait évident que c'est l'expérience humaine
qui semble être à la base de toute prise de conscience et de tout
questionnement, mais d'autre part ne devrait pas voiler ou minimiser la
préséance du mouvement 'catalogique'. L'ouverture même de l'élaboration
analogique sur la major dissimilitudo met en évidence le paradoxe central
selon lequel l'activité libre du sujet croyant réfléchissant sur sa foi est
une liberté qui toujours de nouveau se reçoit d'en-haut.

1-La tradition.

Certes, déjà depuis Thomas d'Aquin, depuis Przywara et son débat avec Barth
sur ce thème, il n'y aurait rien de bien neuf à évoquer la béance de la
démarche analogique sur la perspective de l'infini de Dieu: il s'agit donc
d'être réceptif à l'apport propre de Balthasar dans le prolongement de
cette tradition.
De la section que Balthasar consacre à Thomas d'Aquin (T.Ä.III,1,1,p.354-
370), retenons cette idée centrale: l'être, comme image de Dieu (Gleichnis
Gottes) n'est pensable que dans la 'distinction réelle' entre l'esse et les
essentiae. Ce rapport laisse apparaître en transparence le fondement
originaire (Urgrund) créateur de Dieu: c'est par le fait que toutes choses
sont fondées en Dieu et ordonnées à lui qu'elles peuvent être ordonnées les
unes aux autres dans des rapports fondateurs. «Il est impossible (...) de
laisser se mouvoir dans l'incertitude (schweben: être suspendu, incertain),
comme le fait Heidegger, la différence entre l'être et l'étant comme un
mystère ultime reposant en lui-même (...) Par la différence ontologique,
(qui dans sa partie systématique ne s'écarte pas essentiellement de la
'distinctio realis' thomiste) le regard humain doit chercher à pénétrer
jusqu'à la différence entre Dieu et le monde ...»109

109«Durchdie ontologische Differenz (die in ihrer systematischen Tragweite


sich nicht wesentlich von der thomistischen distinctio realis entfernt)

184
185

Selon Przywara, l'unité qui est posée dans la connaissance est structurée
de telle façon qu'elle englobe en même temps la globalité et la diversité
des choses qu'elle vise: toute expression de cette structure de la
connaissance est analogique. Ce qui constitue la structure fondamentale de
ce qu'est l'analogie, c'est que le rapport objectif entre Dieu et le monde
et l'expression de ce rapport dans la connaissance sont inséparables.
L'être et le dire, inséparablement, renvoient du contingent à l'absolu. Le
Sein et le Logos sont pensés dans leur congruence (Übereinkunft): de cette
unité jaillit la dualité subjectif-objectif, concept-réalité, dans une
dialectique à laquelle il est impossible d'échapper et qu'il est impossible
de dominer. L'analogie est le dire de cet advenir (dieses Geschehens). Dans
l'affirmation analogique de l'être, Dieu, l'être absolu, est toujours en
même temps pensé (mitgemeint), en même temps dit (mitgesagt).C'est le
problème fondamental de l'analogie: comment le 'est' peut être affirmé de
Dieu. Car ce 'est' ne peut pas être dit comme un 'pré-compris' qu'on
appliquerait à Dieu: ce serait mettre en question la différence radicale
entre Dieu et le monde. Plus important encore: l'analogie entre Dieu et
l'être fini n'est pas un cas particulier d'un concept générique d'analogie.
Selon Latran IV, le dire sur Dieu est ouvert sur la 'major dissimilitudo',
c'est-à-dire sur l'évidence du mystère: l'analogia entis ne peut suppléer
une grammaire pour comprendre le rapport Dieu/créature. C'est une 'reductio
ad mysterium': elle est la base de toute théologie. (T.Ä.I,p.425-430)110

2-Balthasar et l'Analogie.

Selon Balthasar, «l'être donné par Dieu (Gottes geschenktes Sein) est à la
fois plénitude et pauvreté: plénitude en tant qu'il est l'être sans
limites, pauvreté en tant que l'être ne connaît pas de 'tenir-à-soi', en
tant qu'il est acte d'être, acte donné, lequel, en tant que donné, se
dessaisit de lui-même en faveur des êtres finis: l'archétype de cette
pauvreté est situé en Dieu, dans la kénose immanente.
Mais chacun des êtres créés (erfunden: inventés, pensés) est également
plénitude et pauvreté: plénitude dans sa capacité de recevoir et garder en
lui-même la plénitude de l'être, pauvreté (...) parce qu'il ne saisit
l'océan de l'être qu'à la mesure de sa capacité réduite, et qu'ainsi il

musz der Blick durchzudringen suchen auf die Differenz zwischen Gott und
Welt.» (T.Ä.III,1,2,p.954)
110PRZYWARA, art. 'Analogia Entis' dans Herder Theologisches Taschenlexikon,
vol.I, 1972, p.60-102).

185
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apprend que l'accomplissement de l'être fini consiste précisément à laisser


s'échapper (...) et à transmettre l'être au-delà de lui-même.
C'est ainsi que, à travers la major dissimilitudo qui différencie les
étants finis et infini, apparaît la face positive de l'analogia entis: le
fini comme ombre, trace, ressemblance, image de l'infini.»
(T.Ä.III,1,2,p.256)$111

Ces phrases complexes tracent tout un programme: nous avons vu en


parcourant ses textes comment Balthasar parle du dépouillement immanent qui
s'opère à l'intérieur de la Trinité, la puissance définie par la non-
puissance, la volonté divine de ne pas s'en tenir à 'être Dieu-pour-lui-
même', le don sans résidu de sa divinité par la kénose fondamentale du Père
dans le Fils, et par les trois kénoses résultant de la première: la
création des créatures libres, l'Alliance où Dieu se fait partenaire,
l'incarnation où s'opère la remise du Fils aux mains du monde pécheur.112
A plusieurs reprises dans T.L.I, Balthasar retrace la relation d'analogie
qui relie l'amour humain et la vérité divine. Celui qui aime s'ouvre au
mystère toujours plus grand de l'aimée: tous deux éprouvent en même temps
et indissolublement le désir du "voilement qui est vénération" (verehrende
Verhüllung) et du dévoilement qui est celui de la connaissance (erkennende
Enthüllung). D'autre part, si celui qui aime voudrait se faire transparent
pour celle qu'il aime -c'est le don, la remise de soi dans l'amour
(Selbsthingabe)- cependant il n'est pas le maître de la mesure selon
laquelle il accomplirait ce dévoilement de lui-même: cette mesure
appartient à celle qui est aimée de lui. C'est la kénose mutuelle des vrais
amoureux: chez chacun d'eux l'amour est à la fois libre et dépendant de
l'amour de l'autre, se reçoit de l'autre dans sa liberté même. (p.236-239)

Ainsi, dans l'expression de cette dynamique de l'échange amoureux humain se


retrouvent analogiquement les termes mêmes par lesquels se disent l'amour

111Ce texte est également cité par HENRICI, Zur Philosophie Hans Urs von
Balthasars, dans le recueil collectif Hans Urs von Balthasar, Gestalt und
Werk, Communio, Cologne, 1989, p.257-258. v. T.L.I,p.164-165; T.D.III,p.30.
112«Cur Deus Homo démythifie la doctrine de la Rédemption et fonde tout dans
la liberté sans contrainte de la mort libératrice et de la libération qui
en découle, libération de la liberté humaine prisonnière. (...) Tout est
fondé sur une vision très simple de l'analogie entre Dieu et la créature en
tant qu'analogie de la liberté. Mais puisque la concorde parfaite ne règne
que dans la Trinité divine, l'analogie eschatologique de la liberté entre
Dieu et la créature ne peut être réalisée que dans la grâce en tant que
participation à la vie trinitaire.» (T.Ä.II,1,p.241ss -commentaire sur
Anselme)

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intratrinitaire entre le Père et le Fils, et la participation de la liberté


finie de la créature à la liberté du Dieu qui est amour. La liberté de
l'amour, c'est de se laisser librement déterminer dans l'amour.
(T.L.I,p.41) Ainsi se dessine entre l'être infini et l'être fini une
participation de l'être créé au dépouillement, à la non-puissance, au don
sans réserve qui définit l'être absolu libre et subsistant.113
«Le fondement de la vérité, c'est la vérité de Dieu, qui se révèle dans la
vérité du monde: révélation indirecte puisque, dans le contingent du créé,
la finitude est le medium de l'apparaître (das Medium des Erscheinens). Le
créé a sa propre vérité, à la fois différente et portée par la vérité de
Dieu: entre ces deux vérités, leur rapport est un rapport d'analogie.»
(T.L.I,p.306ss).Selon Lochbrunner, c'est là que réside le sommet de
l'analogie: le don absolu divin fonde la dynamique de la manifestation des
êtres (Erscheinung der Wesen): la vérité, qui est dévoilement de l'être,
c'est le renoncement à une souveraineté close de l'être en faveur du sujet
connaissant. (Lochbrunner p.281ss.)
Sans y voir une application du concept central à des réalités diverses, ni
un parallélisme formel qui serait la négation même du dynamisme de
l'analogie vivante, on peut retrouver le rapport analogique dans les
différents moments du rapport entre le Créateur et les créatures.

3-Les moments analogiques du rapport Dieu-créature.

Il ne s'agit pas d'énumérer en une liste des correspondances analogiques


distinctes: les évocations et rappels ci-dessous sont plutôt des repères
dans une réalité mouvante.

a) Nous venons de rencontrer cet axe majeur de l'analogie qu'est le don, le


dépouillement: La créature se sait exhaussée (aufgehoben) dans l'image
originaire (Urbild) de Dieu dans sa vraie réalité, ce qui l'amène à ouvrir
sa relativité sur l'absolu, dans l'attente originaire du don (Hingabe).
(T.L.I,p.302-304)

113«Ainsiil n'y a pas seulement l'analogie de l'être divin et l'être de la


créature, mais l'analogie de l'être divin personnel et l'être personnel et
libre de la créature (...) Dieu est celui qui élit librement, l'homme est
celui qui librement acquiesce à ce choix ou le refuse.» (T.Ä.II,1,p.141-
commentaire sur Augustin) «A la contingence du fini correspond ce concept
opposé de l'absolu de la liberté.» (T.Ä.III,1,2,p.576 -commentaire sur
Nicolas de Cues) «L'analogie de l'être [devient] une analogie de la
liberté, (..) la pure donation de soi de Dieu sera accueillie chaque fois
que l'homme se sera en tant que personne libre décidé pour Dieu, en un
choix à la fois de Dieu et de lui-même.» (ibid.p578)

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b) Dieu est à la fois révélé et caché: non pas en partie révélé et en


partie caché, mais révélé comme le 'toujours plus' dont la révélation est
toujours de nouveau à recevoir par la créature connaissante.
Or, les choses elles aussi s'offrent à la connaissance: chacune se révèle
dans son mystère toujours à découvrir; en elles l'être se révèle en tant
que l'arrière-plan toujours à dévoiler (T.L.I,p.54-55)
La connaissance n'est pas un acte de prise de possession, mais un service
(Dienstleistung), une ouverture par laquelle le sujet fini, rencontrant les
objets du monde, y reconnaît l'espace (Weite: largeur, étendue) toujours
plus grand de la vérité divine (T.L.I,p.46-47): la rencontre du sujet et de
l'objet, pour l'un comme pour l'autre, est un événement imprévisible.(p.57)

c) la possibilité du 'non' de la créature à Dieu, sauvegardée par une


'latence' provisoire de Dieu qui «dans un premier temps tient caché son
intériorité libre (sein freies Innere)» (T.D.III,p.137), est une
participation analogique à l'autonomie du Fils, autonomie à la fois réelle
et entièrement reçue du Père. L'initiative vient donc de Dieu: l'autonomie
réelle de la créature est reçue comme un don. Ainsi, même l'usage négatif
de cette liberté dans le 'non' de la créature est toujours déjà rattrapé
(überholt) par la source absolue subsistante de cette liberté.

d) L'homme s'éveille à la conscience de son esprit dans l'appel qu'il


reçoit d'un 'toi' aimant. Ainsi l'enfant s'éveille à son esprit en recevant
le don d'amour qui est sa première rencontre consciente avec le monde.(TD
III p.128)

4-Le théâtre.

Le théâtre est le reflet par excellence de la dimension analogique de la


conscience humaine.
Moment incontournable de la culture universelle, témoin de la conscience
réfléchie que l'être humain a de son destin, il réunit en un vécu
communautaire un faisceau de dimensions paradoxales: gratuit et cependant
motivé par des exigences existentielles; concret dans l'extrême complexité
de son invention et de sa facture, et cependant lieu d'universalité; irréel
comme toute fiction, et cependant vécu dans l'instant chaque fois unique de
la très réelle représentation.
Tel quel, il met en oeuvre dans son enceinte le parcours de l'analogie.
Point n'est besoin d'expliciter en fin de course la perspective de la

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'major dissimilitudo': le théâtre ouvre et tient ouverte cette béance à


chaque étape de son déroulement.
Ce que Balthasar y met particulièrement en évidence dans la 'dimension
théologique' toujours déjà ouverte, ce sont les thèmes qui lui tiennent à
coeur dans toute la trilogie: l'initiative divine créatrice dans un drame
universel où personne n'est spectateur extérieur neutre; le concert
dynamique d'un déroulement où rien -personnages, acteurs, auteur, 'thèmes
traités'-, ne peut valablement se définir dans l'abstrait, hors de
l'action; la conjonction des individus (Oreste ou Oedipe sont des individus
concrets) et de leur capacité d'universalité; la liberté paradoxalement
réelle, à la fois révélée et cachée dans le déroulement rigoureux de la
mise en scène; la tension révélatrice dont la portée ne se limite pas au
dénouement du drame.

Le 'dit' du théâtre, si on prétend l'isoler pour le paraphraser, est


affaire d'histoire et de théories culturelles: il n'est pas besoin de
transposer ou de traduire pour que le 'dire' concret qui résonne entre la
scène et la salle soit ouvert au drame théologique entre Dieu et sa
créature, et au lieu christologique où ce drame se noue et se dénoue dans
l'unité du fini et de l'infini, du divin et de l'humain.

5-L'initiative divine.

Mais toute ouverture à l'autre dépend de la libre ouverture de soi de


l'autre. Cette rencontre des libertés est le reflet analogique de
l'ouverture du sujet humain à l'esprit absolument libre auquel il est
redevable de lui-même: c'est à l'absolu personnel qu'appartient, non
seulement la libre initiative de l'ouverture, c'est-à-dire de la révélation
de soi, mais aussi la libre décision de doter la créature humaine de cet
'existential surnaturel'114 qui le rend capable de percevoir et de recevoir
cette révélation.

Bref, selon les termes mêmes de Balthasar, «la trilogie est structurée
selon les dimensions transcendantales de l'être, dans la perspective du
rapport analogique de leur validité et de leur 'figure' (Gestalt) dans
l'être mondain et dans l'être divin.» (T.L.I,p.VII)

Mais la figure du Christ, dont le parcours terrestre est ordonné à 'son


heure' et à la 'non-figure' (Ungestalt) du Crucifié, fait éclater les

114Voir ci-dessous III,3 la présentation et la discussion de l'existential


surnaturel selon Rahner et Balthasar.

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termes d'une analogie humainement concevable, car la 'substitution


inclusive' (ci-dessus, section.VI,l,B) est à l'oeuvre dans ce que
Lochbrunner appelle une "analogia caritatis": «l'être mondain apparaît dans
la lumière de l'amour divin devenu audible, visible, saisissable dans le
Christ.» (Lochbrunner, p.312). Le croyant est donc tenu «de lire l'être
dans sa différence ontologique comme renvoi à l'amour, et à vivre selon ce
que lui enseigne cet amour.115»

6-La plus grande dissimilitude.

En tous cas, pour Balthasar, il s'agit de sauvegarder (zur Geltung bringen:


amener à validité) la major dissimilitudo: la différence évidente entre la
'mutuelle extase' (die gegenseitige Extasis) des personnes divines, qui est
le nécessaire déploiement de l'unité et de la plénitude de Dieu, et la
distinction entre esse et essentiae dans la multiplicité des créatures
contingentes. (T.L.II,p.165-166) Cette 'distinctio' est 'realis' en tant
qu'elle est à comprendre à partir de l'étant lui-même: ainsi les créatures
«manifestent ausi bien la 'similitudo' -dans la mesure où les créatures
multiples sont 'un' dans l'être ('Eines': quelque chose qui est un) que la
'major dissimilitudo' -dans la mesure où l'être non-divin est
nécessairement dédoublé (gezweit) et en tant que le 'non-identique'
s'oppose à l'identité divine.» (T.L.II,p.167-168)

Mais le principe de multiplicité n'est pas un principe de déchéance


(Abfall): c'est le moment du déploiement du réel.(p.169-170) Pourtant,
cette fécondité implique une tension qui peut aller jusqu'au tragique entre
les polarités réelles (wesenhaft) qui définissent la créature. Cette
tension, la créature elle-même ne peut la résoudre, car elle appelle une
réconciliation (Versöhnung) que la tradition théologique a pensée à
diverses reprises comme émanant du Logos incarné et de la Trinité que le
Logos incarné ouvre à la créature. C'est là un mode de pensée 'catalogique'
qui contraste dans une certaine mesure avec le parcours de la pensée
analogique évoqué ci-dessus. (T.L.II,p.171-172)

115(T.Ä.III,2,1,p.974). Voir aussi E.BABINI, Recension de la théodramatique


dans Teologia,XI,3, (1986,p.265-273)

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7-Les aspects 'catalogiques'.

De la démarche de la réflexion théologique, Balthasar expose longuement les


aspects 'cata-logiques' dans T.L.II,p.159-198.116
Le titre «Les aspects catalogiques» est de Balthasar. Il est quelque peu
trompeur, dans la mesure où il semble suggérer que pour Balthasar la
démarche principale serait 'analogique', et que la 'catalogie' n'en serait
qu'un volet adventice, alors qu'il apparaît au contraire que la démarche
analogique débouche sur un renversement essentiel: l'initiative divine est
créatrice et donatrice de l'autonomie de la créature.
Dans la démarche catalogique, il s'agit de considérer ce qui se reflète
dans la création dans son ensemble (Abbildlichkeit: la qualité de
reproduction, de miroir) en tant que 'regardée d'en-haut' (aus der Sicht
von oben), c'est-à-dire à partir de la Trinité (von der Trinität
her).(T.L.II,p.155)

Déjà dans T.Ä.II,1,p.267-361, où Balthasar rend compte fort longuement de


la pensée théologique de Bonaventure, la perspective catalogique se
manifeste, sans que le concept soit nommé, dans les commentaires de
Balthasar ou dans ses citations de Bonaventure117.

Chez Bonaventure, l'analogia entis "remontant" des créatures au Créateur


(die "aufsteigende" analogia entis) semble jouer un rôle très secondaire
(kaum in Betracht fallend: à peine prise en considération) face à une
analogia entis 'beaucoup plus forte' (stärkste) "descendante"
("absteigend"): «la parole d'expression éternelle (der ewige Ausdruckswort)
sait et dit ce que chaque chose veut dire mieux que cette chose elle-même
ne le sait» (T.Ä.II,1,p.298-299). Selon Bonaventure, «Dieu n'est pas
seulement le terme objectif transcendant de l'esprit créé: il est 'l'objet-
source ("das Quell-Objekt").» (p.306) Si le monde créé exprime Dieu, c'est
«parce que Dieu s'exprime lui-même originellement et que, en se révélant
vers l'extérieur, il veut se créer en l'homme-Dieu Jésus-Christ la parfaite
expression de soi-même.»(p.288)
«Ce voilement au-delà de toute mesure (...) possède une puissance
d'expression dont le rayonnement dépasse celui de toutes les autres

116Balthasar emprunte le concept de 'catalogie' à l'ouvrage de A.GERKEN sur


Bonaventure: Theologie des Wortes, Patmos, Düsseldorf, 1963,p.323.
117Les citations ici traduites entre «vrais guillemets» sont tirées du texte
de Balthasar; les citations entre "apostrophes doubles" sont traduites des
citations de Bonaventure par Balthasar. Pour ne pas alourdir les notes, je
n'ai pas reproduit les nombreuses références aux textes de Bonaventure: je
me suis borné à renvoyer à leur contexte dans Balthasar.

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figures: il les attire toutes à lui, les implique en soi (in sich
einbezieht).» (p.356)

La foi est «parole de Dieu pénétrant en nous (eingesprochen), rayonnant en


nous (eingestrahlt), imprimée en nous (eingedrückt), un rayon descendant
(Abstrahl) en nous de la lumière qu'est l'Esprit (Geist-Licht).» (p.286)
«Et par le fait que la descente de Dieu (Absteig) rend connaissable (macht
offenbar) son élévation incommensurable, l'humilité du Christ devient le
mystère divin insondable.» (p.331) «Aussi, c'est l'humiliation de soi-même
(Selbstverdemütigung) qui constituera pour la créature son "engagement à la
suite de Dieu" (die Nachfolge Gottes)»(p.353-354). Chaque chrétien doit
«aspirer (sehnen: désirer ardemment) à être conformé (gleichgestaltet) au
Crucifié.» (p.282)

Dans la section intitulée 'Aspects catalogiques (T.L.II,p.159-198),


Balthasar parcourt l'histoire de la théologie depuis le Moyen-Age jusqu'à
Nicolas de Cuse, pour y repérer des 'tentatives catalogiques' (Kata-
logische Versuche). Il coule de source que ces méditation sur l'initiative
divine et l'action 'descendante' de Dieu sur ses créatures aboutisse dans
la section suivante à une réflexion sur 'verbum caro factum est'.
Ainsi «la foi, à qui l'explicitation charnelle (Auslegung) de Dieu en
Christ permet de diriger de façon adéquate son regard vers le haut (ana),
comprend que cette explicitation ne peut être lue que de haut vers le bas
(kata) si elle doit être saisie conformément à ce qu'elle se donne pour
être.118»

Tentons de paraphraser sans la trahir cette expression alourdie par le


mystère qu'elle cherche à évoquer: contempler dans la foi le Fils incarné,
c'est recevoir de lui la capacité de lever vers Dieu un regard ouvert sur
l'infini de son mystère, mais en même temps c'est comprendre que la figure
du Christ ne peut être perçue que selon l'éclairage venu d'en-haut, sinon
elle serait réduite aux dimensions de notre imaginaire.

118La phrase allemande est complexe, à la mesure du mystère qu'elle veut


cerner: «der von der fleischlichen Auslegung Gottes in Christus als der
adäquaten(ana) emporblickende Glaube versteht, dasz diese Auslegung nur von
oben nach unten (kata) gelesen werden kann, soll sie als das erfaszt
werden, als was sie sich gibt.» (T.L.II,p.286)

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C'est ainsi que selon W.Treitler119, le christocentrisme de Balthasar se


définit par cette démarche 'catalogique'.(p.181) Chez Balthasar, la
conscience que l'expression de soi de Dieu dans le Fils incarné ne peut
être lue que 'du haut vers le bas' fait de la 'catalogie' "un concept
méthodique de sa théologie (ein theologisch-methodischer Begriff)". (p.177)

Ainsi la théologie est, «dans la fidélité de sa réflexion, associée à


l'accomplissement de la kénose divine» (Mittvollzug der göttlichen Kenose
im Nach-Denken), car pour le chrétien la seule voie d'accès au Père, c'est
de se laisser associer, emporter dans la 'descente' (Abstieg) divine.
(ibid.)

C'est là sans doute une autre face de la 'substitution inclusive selon


laquelle celui qui se substitue à l'autre entraîne celui-ci dans sa propre
sphère: ainsi, le chrétien est associé au mouvement 'descendant' de la
kénose divine120.

8-Perspectives.

Un acquis philosophique et doctrinal -l'acquis du chrétien qui, selon


Balthasar, "de par la foi même, doit philosopher", acquis dont l'analogia
entis thomiste est un des lieux exemplaires- réactivé dans l'événement du
kérygme christologique générateur d'un sens toujours nouveau: on y retrouve
la dialectique de l'instanciel et du performantiel du modèle de Gagnepain,
-et, à un niveau plus fondamental, la tension créatrice entre le 'dit' et
le 'Dire' selon Lévinas.

D'une part, l'acquis philosophique et doctrinal -instanciel-, pris en soi,


est inadéquat, parce qu'abstrait et polysémique, tandis que l'acte
producteur de sens -performantiel- est une visée d'adéquation au concret
inépuisable: le rapport dialectique entre ces deux pôles laisse apparaître
le mystère du réel, -en l'occurrence, le mystère trinitaire.

D'autre part, nous avons vu ci-dessus que, selon Lévinas, le Dire


événementiel, pré-originel, le "Me voici" répondant avant même toute pensée
ou parole thématisante à l'irruption de l'Autre, est emporté dans le flux

119WolfgangTREITLER, Wahre Grundlagen wahrer Theologie, p.175-190 du volume


collectif Communio.
120Dans T.L.II,p.284-288, Balthasar reprend «l'analogie qui advient dans
Verbum Caro», en tant que «la manière dont le Logos lui-même rassemble
toutes choses en lui.» La Troisième Partie ci-dessous mettra à profit cette
synthèse.

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de la diachronie. Peut-être pourrions-nous situer à ce niveau la béance


jamais refermée de la démarche analogique sur la major dissimilitudo, le
"Me voici" de la foi répondant à l'irruption du Fils dépouillé de toute
puissance.
Mais cette béance du mystère , ce "Me voici" jamais achevé, jamais acquis,
se trouverait figé dans le "dit" doctrinal où sont engrangés les acquis de
la réflexion théologique, si son sens ultime n'était constamment renouvelé
dans le mouvement descendant de la catalogie créatrice, qui révèle sa
préséance à partir de la liberté divine et du dépouillement de la puisance
divine dans la kénose121.

La béance de l'analogie, l'importance de la perspective catalogique, la


portée de la major dissimilitudo, le sens de la théologie négative et du
'voilement qui dévoile', la nécessaire remise de soi et de la logique
humaine au mystère, la participation au dépouillement du Christ, dimensions
chrétiennes du rapport entre Créateur et créatures: autant de thèmes de
réflexion qu'il fallait repérer et situer dans leur contexte avant de
commenter le parcours de Balthasar dans la perspective de sa pensée sur le
mal, le péché et le salut.

-II-La doctrine et l'affectivité.

-A- Amour et Dialogue.

Le concept 'amour', tel qu'il fonctionne en contexte chez Balthasar, pose


quelques problèmes à la lecture. Situons d'abord deux repères:

1)Dans T.L.II,p.40-41, Balthasar emprunte à Hegel «qui sait tout et exerce


sur tout sa réflexion» (der alles weisz und bedenkt) sa définition de
l'amour. Essayons de la paraphraser.
Dans l'amour, je prends conscience de mon unité avec un autre: je gagne ma
conscience de moi-même en tant que j'accepte la dépossession (Aufhebung:
ici d'abord dans son sens négatif de 'suppression, abrogation') de mon
'être-pour-soi'. En d'autres mots, en assumant cette dépossession, je me
conquiers moi-même dans une autre personne. Ainsi, l'amour est la

121Pour un exposé détaillé de l'apport de Lévinas, voir ci-dessus p.153 et


ci-dessous p.320ss. Le modèle de Gagnepain est analysé ci-dessous p.338ss.
Le volume TÄ III,1,1 comporte une longue section (p.285-370) intitulée L'A
priori théologique de la philosophie du Beau, dont la quatrième partie,
commentant Thomas d'Aquin, ouvre des perspectives utiles pour la réflexion
sur le langagez théologique.

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contradiction la plus monstrueuse (der ungeheuerste Wisderspruch),


insoluble pour l'intelligence, mais qui à la fois se produit et se résout:
l'unité opérée dans l'amour est à la fois 'l'auto-restriction'
(Selbstbeschränkung) et la libération de la personnalité individuelle122.
A partir de cette définition, Balthasar choisit une des perspectives
possibles qui la prolongent: une perspective philosophique ouverte sur une
'théologique', à savoir une philosophie 'dialogique'. Il s'agit de
reconnaître le moi comme étant toujours déjà interpellé, et le toi comme
interpellant: ainsi, le langage est l'advenir même de l'être (das Sich-
Ereignen des Seins) et s'ouvre au mystère du λογος ϑεου. L'absolu est ce qui
rend possible et garantit la réciprocité du 'Je-Tu'. (p.41)

2) Le second repère, c'est l'avertissement très explicite formulé par


Balthasar dans T.Ä.I,p.471, déjà cité ci-dessus dans la section III,1,B de
'l'Ecoute du texte': lorsqu'on parle de l'amour de Dieu, il faut se garder
de projeter sur la mystérieuse réalité divine les déterminations
anthropomorphiques de l'amour, tel qu'il est ressenti et exprimé dans
l'expérience de l'amour humain. L'amour humain se vit dans la dualité; or,
Dieu est en lui-même l'unité qui à la fois suscite, tient ouverte et
dépasse la dualité entre le Créateur et la créature.
Cependant, nous percevons avec Balthasar le rapport analogique qui
s'établit entre la relation d'amour humain -tendue entre la dualité et
l'unité- et ce qu'évoque la doctrine trinitaire et christologique élaborée
par les chrétiens réfléchissant sur leur expérience de foi: c'est la vérité
de cette analogie qui justifie l'emploi du concept humain d'amour dans le
discours chrétien sur Dieu et sur le Christ.

Mais ici aussi, face à l'acquis philosophique et théologique de l'analogia


entis et de la major dissimilitudo, Balthasar déploie sa méditation sur le
mystère divin selon la tonalité qui lui est propre: la dialectique entre
l'acquis, qui tend à s'organiser en doctrine, et l'événement toujours
renouvelé du kérygme, informe son discours.123

Pensée en spirales: on ne pouvait s'attendre à ce que Balthasar élabore en


ses premiers chapitres une définition de l'amour, définition dont il aurait
d'abord développé les implications majeures pour ensuite seulement pouvoir
employer ce vocable dans sa réflexion méditative sur les relations
intratrinitaires, la relation entre Créateur et créatures et la kénose.

122Les termes allemands sont ceux de Hegel, cités par Balthasar.


123 Ceci rejoint le thème du ‘choix fondamental’ v.p.344ss.

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196

Le mot 'amour' -comme d'ailleurs les autres mots-clés tels que:


'substitution' (Stellvertretung), 'don', 'abandon de soi' (Selbsthingabe),
'splendeur-seigneurie' (Herrlichkeit), et 'liberté'- opèrent leur sens à
mesure que la trilogie déploie son architecture.

La définition de Hegel, citée et commentée par Balthasar, réunit en un


faisceau la moisson récoltée dans les volumes précédents: la différence
dans l'unité, la dépossession qui accomplit la conscience de soi, la
validation de chaque personne par le don mutuel. «(...) je me gagne dans
une autre personne, (...) je valide en elle ce qu'elle accomplit de nouveau
en moi, (...) la contradiction (...)[qui fait] que l'amour à la fois
suscite et résout le libre acquiescement (Einwilligung) des personnes à cet
échange» (TL.II p.40-41)

Ainsi reprise et prolongée dans le texte de Balthasar, la définition de


Hegel contribue à établir la validité du vocable 'amour' dans l'évocation
de la relation entre le Père et le Fils, et de la relation entre le
Créateur et sa créature. Mais cette définition même ne vaut pour Balthasar
que par les prolongements qu'elle initie: la perspective théologique du
dialogue, l'interpellation mutuelle primordiale qui fonde le moi dans le
langage, où advient l'être même dont l'advenir est événementiel (das Sich-
Ereignen des Seins).

Selon Lévinas, il n'y a véritablement dialogue que quand il y a à la fois


interlocution et interaction, dans un 'Dire' qui ne s'épuise pas en
contenus s'inscrivant dans le 'dit' livré à l'interprétation effectuée par
d'autres: un 'Dire' qui est «dans la découverte risquée de soi, dans la
sincérité, dans la rupture de l'intériorité et l'abandon de tout abri
(...), dans la vulnérabilité.124»

Mais selon Balthasar, l'ouverture absolue de cette dialogique est


trinitaire, moyennant cette 'plus grande différence' du paradoxe divin
selon lequel à la fois, d'une part, Dieu est la source unique, l'unique et
libre initiateur qui suscite en lui-même et le dialogue et ses partenaires,
et en même temps d'autre part, le Fils se recevant ainsi totalement de Dieu
-Dieu pensé dès lors comme 'Père' dans le témoignage scripturaire et dans
la réflexion théologique-, ce Fils, étant totalement redevable de lui-même

124LEVINAS,Autrement qu'être, p.82. Lévinas évoque, à propos de la relation


avec autrui, la relativité où ils se font l'un signe de l'autre, la
signifiance réciproque de l'un par rapport à l'autre. (p.208) Voir ci-
dessous dans la Troisième Partie la section sur Lévinas dans "Un parcours
en anthropologie du langage."

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au Père, est l'interlocuteur réellement autre dans l'Esprit qui est son
union subsistante avec le Père.
La 'cata-logie créatrice'125 pose face à Dieu la créature spirituelle libre:
interlocuteur qui participe à l'autonomie du Fils en ce que, redevable
aussi de lui-même, il est cependant lui ausi doté d'une liberté réelle,
bien que reçue en tant que liberté finie.

L'Alliance entre Dieu et son peuple instaure un dialogue dans lequel Dieu
est l'initiateur et le donateur de la réciprocité, tout en y exerçant
cependant sa puissance seigneuriale. Au long de l'histoire précédant le
Christ, les interlocuteurs réagissent l'un à l'autre dans l'alternance de
la fidélité et de l'errance, de la colère et de la grâce.
Enfin, le Fils incarné est dialogue: il est en lui-même le dialogue entre
Dieu et la créature humaine, et la 'substitution inclusive' qu'il accomplit
a comme fin ultime d'inclure la créature humaine dans le dialogue
trinitaire.

B-Théologie et sentiment.

1-Introduction.

A tous les détours du texte de la trilogie, le lecteur est confronté, dans


le langage sur Dieu, à la conjonction de termes de puissance (die Wucht: le
poids; le 'toujours-plus'; l'indépassable) et de 'non-puissance' (Unmacht;
Untergang: perte, ruine, chute; Unvorsichtigkeit: 'non-prudence').
Le toujours-plus n'est donc pas surtout celui de la majesté divine sans
limite, mais celui de l'infini de liberté et d'amour: le 'poids'
indépassable de l'amour divin (T.Ä.III,2,2,p.103), la puissance de l'amour
qui se donne dans la figure surgissante du Christ (die vortretende Figur).
(T.D.II,l,p.26) Celui qui "a été fait péché pour nous" accomplit cette
kénose à l'intérieur d'une décision divine, car la liberté de Dieu peut
infiniment plus que ce que la pensée humaine peut lui attribuer.
(T.Ä.III,2,2,p.197) «Dans l'esthétique théologique, nous avons placé au
milieu de la Parole définitive de Dieu la 'non-parole' de la Croix (...);

125Dans T.L.II,p.33ss., Balthasar définit cette catalogie comme ceci: «Dans


la sphère mondaine, il doit y avoir une qualité de reflet (Abbildlichkeit)
du Dieu trine pour que s'y noue (anknüpft) le Logos dans son explicitation
de soi (der sich auslegende Logos.» Il y traite en détail, dans le chapitre
"Logique divine et logique humaine" (Göttliche und menschliche Logik, p.27-
60) de cette démarche de la pensée théologique. Il faudra revenir, à propos
du langage théologique, sur le statut des constructions de la logique
humaine appliquée à Dieu.

197
198

au-delà de sa défaite (Untergang), qui contient en soi (einbirgt: renferme


pour préserver) toute horreur et tout délabrement de forme du monde
(Formzerfall), il y a une Parole qui peut contenir en elle cette défaite
(...); ce qui est 'sans-figure' (das Gestaltlose) est compris dans une
figure plus haute.» (T.D.II,l,p.26)

On remarquera que, pour baliser ce parcours de la pensée de Balthasar, il


n'a pas été nécessaire de recourir à un langage spécialement affectif ou
sentimental: l'avertissement évoqué ci-dessus comme 'second repère' semble
porter ses fruits et nous éviter les égarements d'un psychologisme
anthropomorphique.
Pourtant, le langage de Balthasar peut quelquefois causer une certaine
gêne: la rigueur fondamentale de sa démarche semble assez souvent
s'accommoder, parfois même avec une certaine complaisance, d'une tonalité
sentimentale, voire doloriste. Il serait cependant trop facile, et peu
respectueux de la densité de sa pensée, d'épingler des exemples de
formulations qu'on peut qualifier de trop littéralement sentimentales sans
les situer dans le prolongement de sa doctrine sur le péché et la kénose.
Rappelons donc brièvement sa démarche doctrinale.

2-La doctrine.

Balthasar définit le péché comme une usurpation d'autonomie. En d'autres


mots: le refus, par la créature dotée d'une liberté effective, de se
reconnaître totalement redevable de cette même liberté. (T.D.III,p.149 et
passim) Ce refus établit la créature dans une identité usurpée, qu'elle est
amenée à vouloir sauvegarder en se dissimulant son erreur et en y
persévérant. (p.149-150) 'L'analogie du péché' y déclenche une spirale
destructrice: le péché devient toujours plus grave dans la mesure même où
l'homme éprouve l'aide de la grâce. Ainsi, le refus de la grâce offerte par
le Christ pèse plus lourd que les manquements d'Israël à la Loi de Moïse.
(T.D.III,p.154ss; T.D.IV,p.243,259 et passim dans la trilogie).

C'est la faute de la créature qui amène Dieu à nous faire connaître en


Jésus-Christ une forme plus profonde et plus douloureuse de son amour
(T.D.III,p.175); c'est cette faute qui amène Dieu à se révéler selon le
mode de l'obscurité (im Modus der Verborgenheit): la kénose du Fils incarné
souffrant est figure et miroir de la faute. (T.Ä.I,p.502) Cette kénose est
la manifestation, conditionnée par la faute du monde, du Dieu
incompréhensible en lui-même (T.Ä.I,p.444) dans le langage humain,
compréhensible par tous, de la souffrance et de la Croix. Cette

198
199

manifestation divine n'est pas forcée cependant, mais décidée dans la


liberté de l'amour (p.457).
En cette kénose, Dieu peut rattraper, 'saisir par en-dessous'
(untergreifen) la liberté humaine qui s'enfonce dans la perdition; il peut
le faire par un anéantissement encore plus profond ('Nichten' est un
néologisme ad hoc: 'néantir'). (T.Ä.III,2,2,p.200) Ainsi Dieu prend sur lui
la modalité de l'existence déchue, pour la transmuer dans la souffrance de
la Rédemption. (T.Ä.I,p.443)

Balthasar évoque avec insistance la force de cette non-puissance:


«L'existence de Jésus, dans laquelle s'impose toujours plus le poids de
force massive126 de Dieu, s'explicite elle-même à partir de sa prétention
unique, de façon de plus en plus univoque, comme orientée vers la force de
la Croix.» (T.Ä.III,2,2,p.103)

L'aboutissement de la kénose, c'est la 'non-figure' (Ungestalt) sur la


Croix: la foi au Christ, c'est la capacité de percevoir l'Urgestalt (figure
originaire, fondamentale, divine) dans cette Ungestalt (T.Ä.I,p.442), dont
seule l'impuissance (Ohnmacht) peut vaincre l'excès de puissance
(Übermacht) de la négation mondaine. (T.Ä.I,p.456) Dans le prolongement de
cet effet de style, Balthasar insiste sur la 'non-parole', le silence de la
mort sur la Croix: l'incarnation (Menschwerdung) est un 'devenir silence'
(Schweigewerdung) (T.Ä.III,2,2,p.131-132) (c'est moi qui souligne les
oppositions binaires des préfixes).

La Parole de Dieu dans la chair subit le jugement (la Colère divine)


jusqu'à devenir muette (Verstummen) sur la Croix. (T.Ä.III,2,2,p.457) C'est
ainsi que s'exerce la 'substitution inclusive': «la force d'inclusion
toujours plus puissante de la vérité de Dieu.» (T.D.II,l,p.116)

3-Le sentiment.

C'est sans doute dans le prolongement de cette explication qu'il faut lire
les formulations à coloration sentimentale de Balthasar sur l'amour divin
ou le péché du monde. La puissance de la kénose n'est pas pour lui un
élément de doctrine parmi d'autres: c'est une réalité dont il reçoit
l'impact, et dont il voudrait que le lecteur éprouve concrètement le choc
affectif.

126A partir du mot Wucht (poids, force massive), Balthasar forge le verbe
'anwuchten': faire agir ce poids de façon croissante.

199
200

Cependant, il n'en reste pas moins que l'anthropomorphisme émotif de


certaines expressions peut avoir quelque chose de gênant, comme par
exemple: «la souffrance du Christ exprime l'être entier de Dieu, le coeur
même du Père qui, par amour donne ce qui lui est le plus cher.»
(T.D.IV,p.215)

En fait, le vocable grec µονογενh;ς uJιo;ς, -comme la traduction française 'fils


unique'- , expression propre à Jean en tant qu'elle se rapporte au Fils
incarné, couvre un champ de significations qui va de la définition
doctrinale de 'unique engendré' à l'affection exclusive, voire possessive,
dont peut être l'objet un fils unique. Il serait artificiel de récuser
comme trop littéralement anthropomorphiques les échos affectifs qui
accompagnent parfois l'évocation de la kénose du Fils unique divin incarné,
d'autant plus que les rédacteurs des récits évangéliques réactivent ce
ressort psychologique, soit à propos des liens familiaux (Lc.7,12; 8,42;
9,38), soit par les expressions mises dans la bouche du Père désignant le
Fils incarné (Mt.3,17; 17,15; Mc.1,11; 9,7).

Certes, Balthasar n'oublie pas que, en théologie johannique, µονογενh;ς uJιovς


«dit le rapport du Verbe unique à l'unicité de Dieu127», que Jésus, Parole
et Fils du Père, est "un" ("Einer": la forme grammaticale allemande évoque
"quelqu'un qui est un").(T.Ä.III,2,2,p.84)

Mais parfois l'évocation du sentiment l'emporte sur l'évocation du mystère.


Par exemple quand il écrit que «le coeur du Père donne ce qui lui est le
plus cher», il semble projeter sur la relation trinitaire entre le Père et
le Fils l'expérience sensible de l'affectivité humaine.

Par ailleurs, le 'péché du monde' est souvent évoqué en termes intensément


dramatiques. Dans T.D.III,p.311, la réflexion sur les souffrances du Christ
est introduite par la question: «Qui charge l'Agneau de la charge
inimaginable (unausdenkbar: impossible à épuiser par la pensée) du non
humain à l'amour de Dieu?» Dans T.L.II,p.209, Balthasar parle de «la
monstrueuse vulnérabilité de l'être humain à la tentation (seine ungeheure
Versuchbarkeit: énorme, exorbitante, inouie, effrayante)».
Il évoque «L'inconcevable (Unfaszlichkeit) accablant (überwältigend),
foudroyant (niederschmetternd) du fait que Dieu nous a tant aimés que le
Dieu de la plénitude s'est vidé (entleert), non seulement dans une

127Art. collectif Incarnation dans le Dictionnaire critique de Théologie,


p.562.

200
201

création, mais dans la modalité de l'existence déterminée par le péché


(sündenbestimmt), tombée dans la mort (todverfallen), aliénée de Dieu
(gottentfremdet)». (T.Ä.I,p.444)

Cependant, nombreux sont les contextes où Balthasar conjoint avec plus de


bonheur la précision doctrinale et une évocation plus discrète de la
dimension affective du mystère, comme dans l'exemple suivant.
«La douleur et la Croix sont à l'intérieur de Dieu en tant que forme
coulant de source (flüssig) de l'amour; elles sont, de la part de Dieu, le
langage de sa splendeur, langage qui va jusqu'à la dépossession de sa
parole dans le silence (Verstummen) de la mort sur la Croix: c'est là le
mode de vie (Lebensweise) de l'amour.» A ceci, Balthasar ajoute que
«L'englobant (das Umgreifende) à l'intérieur duquel se joue ce tragique
apparaître (das tragisch Erscheinende) est en lui-même béatitude éternelle
-si incompréhensible que cela reste pour la finitude». (T.D.IV,p.222)

-III-La liberté et la non-puissance.

Ici, plus peut-être que partout ailleurs, gardons en mémoire


l'avertissement de Balthasar: il n'y a pas de synthèse dominatrice; la
Croix fait sauter tous les systèmes. Aussi, cette reprise d'ensemble sera,
sinon une juxtaposition de concepts et de propositions, en tous cas une
tentative de confrontation dans un ordre aussi compatible que possible avec
la démarche de Balthasar: il s'agira de contemplation et de réflexion bien
plus que de synthèse. Les sous-titres sont des repères plutôt que des
étapes logiques d'un contenu discursif.

1-La liberté redevable d'elle-même.

Certes, la réflexion sur la condition humaine doit prendre en compte les


limites, les dérives, voire les lamentables naufrages qui relativisent
dramatiquement l'idée même de la liberté humaine. Pourtant, la comparaison
avec les animaux ou les êtres inanimés met en évidence une spécificité de
la conscience humaine. Possession de soi (Selbstbesitz), ouverture sur la
totalité de ce qui est: ce ne sont pas là des idéaux dont les plus
privilégiés ou les plus méritants s'approcheraient autant que possible, ce
sont des existentiaux qui nous définissent.
«Dans la présence à soi dans la simple (überhaupt) lumière de l'être, il y
a un noyau infrangible de liberté, de possession inaliénable de soi
(unentwendbar: que nul ne peut dérober), qui s'articule sur la conscience

201
202

d'un 'être-avec' (Mitsein), ce qui implique pour la personne humaine de se


reconnaître elle-même comme un étant parmi d'autres (Seiendes: la forme est
neutre, évoquant 'quelque chose qui est'.)» (T.D.II,l,p.190)
Cette possession de soi (ajυτεξοusivον, Selbstherrschersein) ne s'actualise que
dans des prises de décision. En dernière analyse, l'exercice de la liberté
implique un choix fondamental: ou bien sortir de soi-même vers ce qui est
autre, mû par le désir d'en tirer profit pour soi, ou bien s'ouvrir à la
totalité, s'en remettre à la liberté (Freisein: l'être-libre), à la
libéralité (Freigeben) de l'être. (T.D.II,l,p.186-192)128
'Etre-avec', c'est faire l'expérience d'un enrichissement de soi-même par
l'oubli de soi, le désintéressement mutuel -l'amour conjugal en est le
paradigme, et l'enfant le bénéficiaire. (T.D.II,l,p.206)

Prenant conscience de cet axe central de sa liberté, l'être humain sait,


d'une certitude tout aussi immédiate, que cette liberté, il n'en est pas
l'auteur ni l'initiateur: elle est à la fois réelle et reçue, venant
d'ailleurs.

Mais c'est seulement dans la christologie que l'anthropologie peut être


menée à sa pleine réalité (Vollgestalt: configuration plénière); c'est la
christologie qui constituera la mesure et la norme de l'anthropologie.
(T.D.II,l,p.182) La réflexion anthropologique sur le 'Mitsein' met en
évidence, dans notre besoin d'ouverture mutuelle, notre dépendance de la
liberté de l'autre, tandis que la réflexion christologique met en évidence
notre dépendance vis-à-vis de la libre révélation de soi
(Selbsterschlieszung) par le Dieu infiniment libre, qui détient
l'initiative dans sa relation à sa créature.

Le kérygme chrétien proclame que cette révélation a effectivement eu lieu.


Dès lors, le choix fondamental auquel est confrontée la liberté finie se
définit en termes plus explicites: ou bien reconnaître que cette liberté,
reçue comme un don, est immanente à la liberté infinie, -en d'autres mots:
que c'est le vouloir libre divin qui est le fondement ultime de la liberté
finie, effectivement donnée- ou bien vouloir se dérober à cette immanence,
vouloir être son propre fondement, -choix négatif qui, selon Balthasar, est
la définition même du péché du monde. Choisir la reconnaissance, c'est
«acquiescer à cet être dans son entièreté (jenem Sein im ganzen) qui s'est

128Ce 'choix fondamental' est un centre de gravité de toute la trilogie: il


sera repris et commenté ci-dessous, en conclusion de la IIème partie
(p.261-262) et dans la IIIème partie, section B (Le langage et la théologie
selon Balthasar).

202
203

révélé comme ce qui fonde librement toutes choses,comme ce qui, dans sa


liberté infinie, fonde la liberté finie.» (T.D.II,l,p.218-219)

2-La kénose et le choix.

La kénose, la latence divine, l'existential surnaturel: autant de concepts


évoquant Dieu, réagissant l'un sur l'autre dans la réflexion croyante sur
la relation entre la liberté de Dieu et la liberté finie -relation qui,
selon Balthasar, constitue toute la dramatique théologique. Dans un exposé
de la doctrine de Balthasar, ces concepts se trouvent inévitablement dans
un certain ordre de succession: affaire d'ordonnance du discours, et non
pas de dépendance logique.

La force, le poids (die Wucht) de la kénose fondamentale, celle de la vie


intratrinitaire, a été un thème inépuisable de la réflexion contemplative
des croyants à travers les siècles. De cette kénose, la logique humaine ne
peut concevoir de 'pourquoi', même si elle trouve sa résonance dans la
morale chrétienne du dépouillement de soi. Même la puissance créatrice,
source unique de tout ce qui est, se présente à la réflexion théologique,
selon Balthasar, comme une kénose.

L'engendrement par le Père du Fils libre et autre que lui-même, investi de


toute la divinité du Père, se reflète dans la création d'êtres libres,
d'une liberté capable de s'opposer à la liberté infinie qui en est la
source: première kénose 'résultante', manifestée dans le déroulement de
l'histoire par une deuxième kénose, celle du Dieu Créateur se faisant
partenaire dans les aléas d'une alliance avec son peuple.

Evoquer la troisième des kénoses 'résultantes', celle qui trace le


cheminement terrestre du Fils incarné jusqu'à l'abandon sur la Croix, c'est
être confronté à l'incompréhensible et l'inacceptable: le mal, selon ses
deux faces interpénétrées que sont le mal commis et le mal subi.
Le mal 'commis' est mis en relation avec le 'mauvais choix': selon la
définition de Balthasar rappelée ci-dessus, ce choix consiste pour la
créature libre à vouloir être elle-même le fondement de cette liberté, à ne
pas se reconnaître redevable d'elle-même à la liberté divine.

203
204

3-L'existential surnaturel.

1°) Introduction.
Ce concept joue un rôle important dans la pensée théologique de Balthasar
comme dans celle de Rahner. Il n'entre pas dans les limites du présent
travail de comparer les points de vue des deux auteurs pour prendre
position dans les débats qui les ont parfois opposés.

Par contre, il s'avère utile de confronter les deux acceptions de ce même


concept, d'une part pour éviter des erreurs d'interprétation dans la
lecture de Balthasar, et d'autre part parce que le repérage des différences
importantes entre les deux notions, ainsi que de la portée théologique de
ces différences, peuvent contribuer à éclairer la pensée de notre auteur.

Si Rahner s'explique de façon détaillée à ce propos, définit et justifie


avec soin le concept qu'il emploie, Balthasar au contraire l'emploie sans
le préciser autrement que par son contexte et sa portée pratique.
Cependant ni Rahner ni Balthasar n'évoquent l'origine de l'expression: or
elle renvoie à Heidegger, et nos deux auteurs l'emploient, certes chacun à
sa manière, mais conformément à la définition du philosophe, définition
qu'il suffit ici de rappeler brièvement129.

L'existentialité, c'est le rapport entre elles des structures de ce qui


constitue l'existence, l'organisation de l'être (Seinsverfassung) de
l'étant qui existe. (SZ p.12-13) «Chercher à savoir de quelle façon est le
Dasein, c'est nécessairement s'interroger sur les structures de
l'existentialité, c'est en faire l'analyse existentiale.» (N.Ph.)
«Toutes les explicitations (Explikate) mises en évidence par l'analyse du
Dasein le sont par rapport à la structure de son existence. Puisqu'elles se
définissent à partir de l'existentialité, nous appelons existentiaux
(Existentialien) les caractères de l'être du Dasein.» (SZ.p.44) «Un
existential c'est un mode d'être de l'être-là.» (Vattimo p.37)

129Pour ce rappel j'ai utilisé les ouvrages de RICHARDSON: From


Phenomenology to Thought; LEVINAS: En découvrant l'existence avec Husserl
et Heidegger; VATTIMO: Introduction à Heidegger; GREISCH: Ontologie et
temporalité; le court article Existentiel par DUPONTHIEUX dans le vol.I des
Notions Philosophiques (PUF), p.923 (abrégé: N.Ph.); ainsi que l'opuscule
de FEICK et ZIEGLER: Index zu Heideggers 'Sein und Zeit'. Les citations ou
paraphrases de Heidegger renvoient à Sein und Zeit (abrégé SZ).

204
205

En effet; «ce que l'homme est est en même temps sa manière 'd'être-là'
(...): l'étude et la compréhension de l'être est ipso facto une étude du
mode d'être de l'homme: l'analytique du Dasein.» (Lévinas, p.58-59)
Selon Richardson, un existential, c'est «ce qui se rapporte à la
compréhension par le Dasein de la structure d'être des étants, à la
constitution primordiale du Dasein (p.49-50). Ainsi «les existentiaux sont
les manières a priori et nécessaires que la conscience a de se saisir elle-
même.» (N.Ph.)
Trois exemples: «l'angoisse est le vrai révélateur de la signification
existentiale du mourir; l'être-pour-la-mort est une certitude
existentiale.» (Greisch, 277 et 279); «le souci est l'existential en lequel
se caractérise le Dasein en tant que tel, en lequel s'unifient tous les
autres existentiaux.» (N.Ph.)

2°) L'existential surnaturel de Rahner.


C'est un existential au sens que Heidegger donne à ce concept: «en recevant
la doctrine de Révélation, l'être humain fait l'expérience (erfährt) de la
vérité ultime, clairement formulée, de son 'être-là'. Dans l'explicite
(Ausdrücklichkeit) de la parole réfléchie, la Révélation place devant
l'homme ce qu'il est lui-même en vérité, en tant qu'il se perçoit dans le
fond de son 'être-là'.» (Grundkurs p.132): il s'agit donc bien d'un
caractère, d'un mode d'être du Dasein, d'un "existential'.

Cependant Rahner met en oeuvre ce concept dans la perspective de sa


théologie: chaque être humain est l'événement130 d'une communication de soi
surnaturelle de Dieu; il s'agit pour Rahner de «l'existential de
l'immédiateté absolue de l'homme vis-à-vis de Dieu.131», ou encore:
«L'homme, comme sujet, est l'événement de l'absolue communication de soi de
Dieu», -proposition qui, écrit Rahner, est ontologique, en tant qu'elle
amène à la parole le sujet en tant que tel, c'est-à-dire «dans la
profondeur de sa subjectivité, de son expérience transcendante.» (p.132)132

130'Ereignis' conserve dans ce contexte quelque chose du sens étymologique


de 'appropriation', sens que lui donne Heidegger à partir du mot 'eigen':
propre.
131'das Existential absoluter Unmittelbarkeit des Menschen zu Gott.'
(Grundkurs, p.134)
132Appeler cette proposition 'ontologique' est une précision utile, si on se
rappelle que «le concept 'existential' concerne l'ontologie, tandis que le
concept 'existentiel' concerne l'ontique.» (N.Ph.) Richardson évoque la
même distinction: «l'existential et l'existentiel sont deux dimensions de
la transcendance finie: alors que l'existentiel est ontique en tant qu'il
concerne l'engagement de l'étant avec les autres étants, l'existential est
ontologique en tant qu'il se rapporte à la constitution primordiale du

205
206

La communication de soi par Dieu, en tant que modification de notre


'transcendantalité' est «la dynamique de la finalisation de l'esprit, comme
reconnaissance et amour, vers l'immédiateté de Dieu.» C'est là une
expérience transcendantale, inaccessible à la réflexion et donc non
réfléchie, (unreflektierbar; unreflektiert) «que le sujet peut reconnaître
quand il reçoit du christianisme son interprétation.» (p.136)

On reconnaît dans ces formulations un des axes les plus caractéristiques de


la pensée de Rahner. Dans son Grundkurs, Rahner intitule la section qui
traite de ce sujet (p.132-139): «Das Angebot der Selbstmitteilung als
übernatürliches Existential» (L'offre de communication de soi comme
existential surnaturel). Il intitule une des sous-sections «Die
übernatürliche Transzendentalität des Menschen» (La propriété surnaturelle
de transcendance de l'être humain) (p.135).
Ces titres sont programmatiques: cette 'offre de lui-même' par Dieu
(Selbstangebot) à tout humain est une modalité de la qualité humaine de
sujet (Subjekthaftigkeit); elle ne peut être thématisée qu'après coup comme
concept objectif. (p.135) La Révélation divine ne fait qu'amener à
l'explicite ce que l'homme est en lui-même (p.132): elle dit à l'homme sa
propre compréhension toujours déjà effective, même lorsqu'elle est encore
non thématisée133. La communication de soi par Dieu est un don surnaturel,
un existential adressé à tout être humain sans exception ne fût-ce qu'à
titre d'offre. C'est chaque être humain qui est l'événement de la
communication surnaturelle de Dieu. Qu'il soit donné à tous n'empêche pas
que cet existential soit surnaturel: la communication de soi-même par Dieu
est un don gratuit (ungeschuldet: non-dû), «un accomplissement au-dessus de
l'essence humaine (wesensübersteigende Erfüllung). (p.133)
Ce don est donné à chacun comme condition de possibilité de son acceptation
libre par l'être humain sans qu'une telle acceptation ne réduise Dieu à
notre finitude; il est donné comme «la propriété de la transcendance et de
la transcendantalité de l'homme, comme la propriété de chaque moment de la
constitution transcendantale de l'homme en tant que telle (der
transzendentalen Verfasztheit des Menschen überhaupt), comme la modalité de
sa qualité de sujet (Subjekthaftigkeit) originaire non thématisée, bref un
existential surnaturel de tout être humain.» (p.134)

Dasein, à la compréhension par le Dasein de la structure d'être des


étants.» (p.49-50)
133Selon Raymond SCHWAGER, chez Rahner la Révélation, fruit de la volonté
universelle de salut de Dieu, est l'auto-communication divine à travers
l'histoire: c'est une révélation transcendantale. Le salut est partout de
manière invisible, mais c'est seulement en Christ qu'il est saisissable
historiquement. Art. Salut dans Dictionnaire critique de théologie.

206
207

Cette expérience peut être si générale, non thématique, 'non-religieuse',


qu'elle se présente partout où nous ne faisons que (überhaupt) agir notre
'être-là' (unser Dasein treiben) -bien que notre statut de pécheurs, lié à
ce que nous appelons péché originel, nous rende cette expérience ambiguë,
impossible à gérer adéquatement (nie adäquat verwaltbar).» (p.137)
Selon WINLING, (p.197), l'existential surnaturel de Rahner, c'est
l'ordonnance de l'ordre naturel humain à l'ordre surnaturel. 'Surnaturel'
signifie ici que cet existential est un don gratuit qui dépasse les
dispositions et les exigences de la nature spirituelle, une détermination
ontologique qui précède la grâce de révélation: en tant qu'il existe,
l'être humain est déjà ordonné à une vie informée par la grâce, sans même
qu'il en ait conscience.134

On sait par ailleurs que Kant constitue une des principales références
philosophiques de Rahner: à ce titre, son attention se porte moins sur
l'objet de la connaissance que sur le mode de connaissance des objets en
général, et sur les conditions a priori de possiblité de la connaissance.
Il n'est donc pas étonnant que Rahner définisse l'existential surnaturel
comme «le don de la condition de possibilité de l'acceptation du don divin
de la communication de soi par Dieu.»
Pour lui, la question sous-jacente est donc: «quelle doit être en fait la
structure de la connaissance humaine pour qu'elle puisse attendre,
reconnaître, recevoir la révélation qui est faite?»135

Cette révélation est une expérience transcendantale qui se manifeste et


exerce son action dans l'être-là de tout être humain sans exception: un
sous-titre du Grundkurs résume de faoon très claire la perspective de
Rahner: «L'autocommunication [de Dieu] comme la condition de la possibilité
de sa réception.» (p.134)

Ainsi, la doctrine chrétienne «qui, dans la confession ecclésiale, devient


conceptuelle (begrifflich) dans la parole humaine réfléchie, ne peut que
dire à l'homme sa propre compréhension de lui-même, toujours déjà accomplie
-fût-elle encore non thématisée (unreflex);» (p.133) En d'autres mots:
«toute connaissance explicite de Dieu, dans ce qu'elle veut dire en
religion et en métaphysique, n'est jamais compréhensible opu susceptible

134Ce qui fait dire à Olivier BOUNOIS que chez Rahner, le concept de nature
ne s'applique pas bien à l'homme. Art.Nature dans Dictionnaire critique de
théologie, p.786ss.
135Grundkurs p.134. De brefs exposés de la théologie transcendantale de
Rahner chez FORD, vol.I, p.183-204, WINLING, p.195-199 et 349-351,
WALDENFELS, p.206-215.

207
208

d'être ratifiée (vollziehbar) que dans la mesure où toutes les paroles que
nous prononçons à cette occasion sont des renvois (Verweise) à l'expérience
non thématisée de ce qui nous renvoie (unsere Verwiesenheit) dans le
mystère indicible.» (Grundkurs p.63)136

3°) L'existential surnaturel de Balthasar.


Selon Balthasar, pour que la créature finie, exerçant sa liberté finie,
puisse choisir pour ou contre la liberté infinie de Dieu, elle doit être
dotée d'un pouvoir venant de Dieu qui rende la conscience libre finie
capable d'une décision impliquant le Dieu infini: c'est ce pouvoir donné
que Balthasar définit comme un 'existential surnaturel'.Cette affirmation
se situe à l'aboutissement d'un enchaînement logique. En effet, dit
Balthasar, on ne peut pas «limiter le domaine de la liberté finie à
l'intra-mondain, puisque le paradoxe de la créature en tant que tel inclut
l'ouverture à l'être dans son entièreté, et donc au Vrai en soi (überhaupt:
pur et simple), au Bien en soi». Cette ouverture, en tous cas, étend sa
portée «jusqu'à la possibilité pour la liberté finie de se décider pour ou
contre la norme d'une liberté absolue -quelle que soit l'évidence ou la
non-évidence de cette norme (enthüllt oder verhüllt)». (T.D.III,p.126)
A la source de ce raisonnement se situe un autre principe: la dignité de la
créature est liée à la capacité de ce choix. Prétendre que Dieu pourrait ou
aurait pu fixer d'emblée ce choix dans le bien serait dédramatiser le
rapport entre Dieu et la créature (T.D.IV,p.262-263), et porter atteinte à
la dignité de la créature libre (T.D.III,p.138). Cette logique ne fait,
selon Balthasar, qu'obéir aux textes du Nouveau Testament: en effet, tout
comme les évocations juives ou intertestamentaires du Jugement, ainsi que
la réflexion théologique ultérieure, les textes du Nouveau Testament
prennent en compte une possible double issue du jugement dernier, et
excluent la trop facile solution de l'apocatastase. (T.D.IV,p.171) D'où le
nécessaire 'existential surnaturel' qui rend ce choix possible.

Dans plusieurs contextes de la trilogie, on rencontre des formulations qui,


sans désigner explicitement cet existential, l'évoquent assez précisément:
«L'Esprit de Dieu élargit (weitet) chez la créature sa capacité de voir et
de choisir, à condition de passer par l'humilité de la Croix, de rencontrer
le Dieu infini dans les limitations de la finitude.» (T.D.II,l,p.251)

136La répétition intentionnelle des vocables 'verweisen', de même que ci-


dessus la répétition du mot 'don' ("le don de la condition de possibilité
de l'acceptation du don"): deux exemples d'un procédé de style commun à
Rahner et Balthasar.

208
209

Dans T.L.III,p.221, Balthasar évoque une formulation du Concile d'Orange


(DS 370-397) dans laquelle le 'donum gratiae' de l'Esprit semble
l'équivalent de l'existential surnaturel: «Le Saint-Esprit, par son 'donum
gratiae', donne la capacité de faire un choix libre pour ou contre Dieu,
mais cette grâce ne force pas notre liberté; la nature déchue ne peut faire
ce choix libre sans une lumière, une inspiration de l'Esprit Saint. La
grâce de l'Esprit libère l'homme à sa propre liberté de choix.»

L'être humain est acculé à un paradoxe: il est incapable d'atteindre par


lui-même ce qui cependant lui est absolument nécessaire. Ce paradoxe est
éclairé par une analogie: d'une part, dans sa vie sociale, pour être lui-
même, l'être humain est ordonné par nécessité à la libre ouverture de soi
de ses compagnons en humanité (Mitmenschen), mais cette ouverture
nécessaire, il n'a pas le pouvoir de l'exiger ou de la produire d'autorité
-d'ailleurs, s'il le pouvait, il ne trouverait précisément plus en face de
lui un 'Mitmensch' égal à lui et autre que lui avec qui communiquer.
D'autre part et analogiquement, l'être humain croyant, ou animé du désir de
Dieu, est à la fois dépendant de la libre ouverture de soi de Dieu et
incapable par lui-même de postuler cette ouverture -sinon ce Dieu serait
réduit aux dimensions de l'imagination religieuse ou du désir humains.
(T.D.III,p.130) C'est dans l'esprit de ce paradoxe incontournable que
Balthasar peut qualifier d'orgueil (u{βρις) toute prétention à anticiper
l'accomplissement promis par Dieu -prétention repoussée avec autorité par
Jésus (Ac.1,6-7): aucun homme n'a la capacité de penser, désirer ou
imaginer à la mesure de l'incarnation du Logos et de la substitution
expiatrice par la mort sur la Croix. (ibid.)
La major dissimilitudo qui ouvre cette analogie à l'infini de Dieu, c'est
précisément le don nécessaire de cet 'existential surnaturel' qui donne à
la liberté finie la capacité paradoxale, à la fois de se décider librement
pour ou contre la norme divine, et en même temps de se reconnaître comme
reçue d'en-haut, de se savoir redevable d'elle-même à cette norme.

Mais il arrive que Balthasar s'exprime à ce sujet d'une manière étonnamment


proche de celle de Rahner: «En vue de l'ouverture de soi de Dieu,
réellement surnaturelle, impossible à postuler (nicht postulierbar), Dieu
doit avoir doté d'avance (von vornherein), par grâce, la créature d'un
existential surnaturel dont la portée dépasse les limites (hinausreichend)
de son horizon de créature, afin que celle-ci soit à la hauteur (gewachsen)
de cette révélation de soi de l'absolu.» (T.D.III,p.126)

209
210

La différence fondamentale des deux acceptions du concept d'existential


surnaturel, différence qui n'apparaît pas clairement dans des formulations
comme celle qui vient d'être citée, est mise en évidence par Balthasar lui-
même dès qu'il les confronte explicitement.

4°) Confrontation.
Selon Balthasar, Rahner minimise jusqu'à la rendre insaisissable la
distinction entre l'appréhension humaine du divin et la Révélation de Dieu
par lui-même. Il semble construire sa théologie sur la capacité de l'être
humain de thématiser lui-même la transcendance de son expérience vécue.
«Les conditions subjectives de la possibilité pour la créature de percevoir
[la figure du Christ] ne peuvent au grand jamais (nie und nimmer) mêler
leur intervention (mitergreifen) dans la constitution de l'évidence
objective de l'objet: toute forme de kantisme (fût-elle existentielle) de
la théologie doit nécessairement fausser et manquer le phénomène. (...) Car
le Christ, s'il est réellement ce qu'il prétend être, n'est pas dépendant
de conditions subjectives au point qu'elles puissent l'empêcher de se faire
entièrement (restlos: sans résidu) compréhensible aux humains, ou
inversément qu'elles puissent sans sa grâce offrir la condition préalable
suffisante pour le recevoir en le comprenant. La pré-compréhension,
fondamentalement, n'est pas quelque chose que le sujet apporte comme
contribution à la reconnaissance chrétienne: elle est nécessairement donnée
par le fait simple et objectif que Dieu se fait homme, et dans cette mesure
(insofern) correspond aux formes d'existence et de pensée de l'être humain
en général.» (T.Ä.I,p.447)

Chez Rahner, le concept d'existential surnaturel est situé à la base de sa


réflexion, et conditionne l'ensemble de sa théologie transcendantale, à
partir de l'idée «d'une nature qui se dépasse (übersteigen) dans la 'pré-
saisie (Vorgriff) qui la tourne vers l'absolu137».
Le statut de ce concept est plus limité chez Balthasar, bien qu'il concerne
l'ensemble de sa théologie. D'ailleurs, il n'apparaît explicitement que
dans T.D.III,p.125, là où Balthasar engage sa réflexion sur la portée
théologique de la liberté finie de la créature. L'idée d'un existential
théologique émerge précisément du développement logique résumé ci-dessus à
propos de la liberté de la créature: l'existential surnaturel apparaît
comme la seule solution possible du paradoxe selon lequel la liberté finie,

137P.305du volume que Balthasar consacre à Karl Barth. Dans ce volume, les
p.305-313 sont une analyse et une discussion détaillée de l'ensemble de
l'orientation théologique dans laquelle s'inscrit l'oeuvre de Rahner.

210
211

redevable d'elle-même au Dieu infiniment libre, doit pouvoir exercer


valablement son choix pour ou contre la norme de cette liberté.
Que l'implication de ce concept soit assez tardive (1981) dans la
chronologie de l'oeuvre de Balthasar ne signifie pas que ce soit là le
produit d'un stade plus élaboré de sa recherche: dès T.Ä.I, le cadre de
pensée est fermement posé, et le concept d'existential surnaturel, déjà
évoqué dans d'autres termes (voir ci-dessus), trouvera sa place au moment
déterminé par l'architecture d'ensemble de l'oeuvre: «Si la foi chrétienne
est cette attitude ultime (Letzthaltung) élaborée et marquée (geprägt:
empreinte) par l'objet même de la Révélation, cette attitude est
irréductible à l'analyse (unauflösbar) au même titre que le mystère de Dieu
dans le Christ lui-même.» (T.Ä.I,p.135)
Même T.L.I: 'Wahrheit der Welt', reprenant tel quel un texte rédigé en
1947, prépare le développement qui produira en son temps et lieu le concept
d'existential surnaturel: «La créature dépend de Dieu à ce point qu'elle
reçoit sa mesure toujours de nouveau et immédiatement de la part de Dieu
(...); la créature a la vie en elle-même seulement dans la mesure où elle
est toujours de nouveau élevée par Dieu hors de son propre rien jusque dans
la sphère de l'être divin et de la vérité divine.» (p.304)
A aucun stade du déroulement de l'oeuvre il ne sera dit ni suggéré, même à
titre provisoire, que la Révélation divine ne ferait que révéler
explicitement à l'être humain ce qu'il serait déjà en lui-même.

-IV-De la kénose à la Croix.

A-L'ensemble doctrinal selon Balthasar.

C'est le parcours sur lequel se situent, dans un rapport mouvant, la non-


puissance -et son corrélat: poids, puissance (Wucht) de la non-puissance-,
la kénose fondamentale et les trois kénoses 'résultantes', ainsi que, comme
les deux présupposés conjoints de l'exercice effectif de la liberté: la
latence de Dieu et l'existential surnaturel.

Les relations intratrinitaires sont interprétées en termes d'amour, et cet


amour est défini par le renoncement mutuel total entre le Père et le Fils:
le Père renonçant à "être-Dieu-pour-soi", paradoxalement capable de se
donner entièrememt sans se perdre, et se définissant par cette donation
même, le Fils paradoxalement libre d'une liberté totale et réelle bien que
totalement reçue du Père et se reconnaissant comme telle ("l'Eucharistie"
qui définit le Fils). Ainsi, le toujours-plus divin est celui de la non-

211
212

puissance, et la liberté divine dépasse infiniment ce que toute imagination


humaine peut attendre d'elle.

La création en face et hors de lui de personnes libres, capables même de se


rebeller contre lui, constitue la "tâche" de Dieu, tâche qu'il s'est
assignée comme manifestation de sa puissance créatrice138. Le drame
fondamental, c'est celui de la confrontation de ces deux libertés; ce qui
mène le Fils à la Croix, c'est "le péché du monde", et ce péché est défini
comme l'acte libre de l'homme qui veut "être comme Dieu", c'est-à-dire se
prendre comme fondement de lui-même au lieu de se reconnaître redevable à
Dieu de son existence et de sa propre liberté.

Sur la Croix, le Fils accomplit ce que Dieu seul peut accomplir: la


descente jusque dans l'abîme de déréliction où la liberté humaine s'est
elle-même enfoncée, et dont elle ne peut se libérer par elle-même.

B-La liberté, le péché, la grâce et la Croix.

A la lecture du texte de Balthasar, des questions se posent. Elles seront


traitées dans une section distincte de ce travail139. Je me borne ici à
repérer ces questions et à les grouper dans un certain ordre.

1-Liberté de Dieu et logique humaine.140

Balthasar insiste avec beaucoup d'éloquence sur la liberté illimitée de


Dieu, qui peut infiniment plus que ce que la créature peut attendre ou
penser; il dénonce même l'orgueil qu'il y aurait à prétendre anticiper ou
expliquer en termes humains l'agir divin. Même la souffrance ressentie
comme 'injuste' -dont Job est le paradigme- est attribuée au mystère divin,
dont l'agir, juste en soi, peut apparaître comme inacceptable au jugement
de la créature.
Mais d'autre part, à ce Dieu infiniment libre semblent s'imposer des
justifications dans les termes de la logique humaine. En effet, selon
Balthasar, Dieu "ne pouvait pas" conjurer la catastrophe du péché de

138«La tâche qu'il s'est assignée»: ce sont les termes de C.S.Lewis, que
Balthasar reprend sans restriction à son compte. (T.D.III,p.176, note 34)
139Ci-dessous, deuxième section du commentaire: "B. La Perspective" p.229ss.
140Balthasar consacre tout un chapitre à "Logos et Logique en Dieu": ce sera
un apport important à la réflexion sur le langage de la théologie.
(T.L.II,p.117-158)

212
213

l'homme en intervenant au moment du "mauvais choix": c'eût été fixer ce


choix a priori dans le bien; c'eût été porter atteinte à la dignité de la
créature, ou encore: c'eût été pour Dieu une "capitulation devant la tâche
qu'il s'était assignée".141

Certes, Balthasar reconnaît qu'à la question posée par la souffrance du


monde, -là où, dit-il, le mal subi est dans une disproportion
incompréhensible vis-à-vis du mal commis- une réponse ne peut venir que de
la Parole divine, et cette Parole est "non-puissante": elle se meurt dans
le cri et le silence de la mort sur la Croix. (ci-dessus p.63-64; TD III
p.176ss). Mais entretemps, les arguments résumés ci-dessus ont été
développés sur le ton d'une logique incontournable La portée spirituelle de
cette logique est un des problèmes centraux qui se posent à toute réflexion
sur le langage théologique.
Par ailleurs, les considérations de Balthasar sur la "latence de Dieu" font
surgir les mêmes questions.
De cette nécessaire "latence de Dieu", Balthasar dit qu'elle "ouvre la
porte" (ist Anlasz für) à la possibilité d'une errance profonde dans le
fini (T.D.II,l,p.248-249). A la limite, cette notion ne risque-t-elle pas
d'être perçue comme une pièce fonctionnant dans un enchaînement ad hoc,
élaboré pour faire entrer la liberté infinie et la liberté finie dans la
cohérence de la logique humaine? Cet enchaînement, on pourrait le
schématiser comme suit:
a)la dignité de la créature humaine exige qu'elle puisse choisir;

141Voirci-dessus, note 138. Par ailleurs, SCHWAGER (Der Sohn Gottes und die
Weltsünde, dans Zeitschrift für Katholische Theologie,108 (1986), p.43-44),
après avoir fait remarquer qu'il appartient au mystère insondable de la
puissance créatrice divine que Dieu, par la création de la liberté humaine,
rend possible un agir qu'il ne veut pas et duquel il ne peut être tenu pour
responsable, croit devoir dénoncer comme une ambiguïté regrettable des
formulations de Balthasar tirées de contextes différents, et dont
l'apparente contradiction tient précisément à cet incompréhensible mystère.
D'une part, en effet, Balthasar, écrit: «Par le fait que la Colère de Dieu
frappe le Christ à la place des innombrables [pécheurs], Dieu à travers lui
transperce comme par un éclair les innombrables [pécheurs].»
(T.D.III,p.324-325) Ailleurs cependant, Balthasar écrit: «Mais on ne
pourrait en aucun cas dire que le Père aurait voulu que les humains
crucifient le Fils.» (T.D.IV,p.227) La première citation est extraite d'une
longue méditation sur la conjonction éternelle de la mission impartie au
Fils par le Père et de la libre acceptation par le Fils de cette mission et
de son déroulement tragique. La deuxième citation se situe dans un parcours
réflexif de Balthasar sur l'unité mystérieuse en Dieu de sa colère et de
son amour, dont le Fils incarné éprouve la réalité à la fois concrète et
infinie, contradictoire et cependant conjointe. Plutôt que de contradiction
ou d'ambiguïté, il s'agit ici des pôles distincts du paradoxe dont le
langage théologique ne peut exprimer que séparément les extrêmes.

213
214

b)pour qu'elle puisse choisir pour ou contre Dieu, il faut que Dieu
lui en donne la possibilité (l'existential surnaturel);
c)pour qu'elle puisse exercer cette capacité, il faut que Dieu se
tienne dans une relative latence;
d)pour que cette liberté soit actualisée, il faut que ce choix ait
réellement lieu: Dieu ne peut donc pas en retenir l'effectuation, même si
la créature fait le mauvais choix. (ibid. p.248-249; ci-dessus p.25)

Rappelons cependant,encore une fois, que Balthasar n'en reste pas là: dans
l'intention finale de son exposé, ce parcours logique auquel l'esprit
humain semble acculé dans la réflexion théologique débouche sur une remise
de soi de la conscience humaine au mystère de la Croix, seule réponse, et
qui ne peut venir que de Dieu, réponse qui vient à nous dans l'évidence du
silence de la mort sur la Croix et la réalité annoncée de la Résurrection.
Encore faut-il élucider et prendre en compte le statut de telles
constructions logiques, ainsi présentées comme évidentes et cohérentes,
dans le kérygme et l'expérience spirituelle des chrétiens, ainsi que dans
l'ensemble du langage théologique. Ce sera un des objets de la Troisième
Partie ci-dessous, traitant du langage de la théologie.

La section B ci-dessous (Perspectives) devra reprendre et préciser la


manière dont Balthasar s'exprime sur ce problème: bornons-nous à rappeler
ici que, quelle que soit son insistance sur la libre toute-puissance
divine, dont la capacité s'étend infiniment au-delà de ce que la pensée
humaine peut imaginer, sa définition de la liberté infinie de Dieu n'a rien
à voir avec une quelconque dérive nominaliste. D'ailleurs, affirmer que
Dieu "pourrait ou aurait pu faire n'importe quoi" ne serait qu'une autre
manière d'enfermer Dieu dans une alternative de la logique humaine -logique
selon laquelle, ou bien Dieu peut tout faire, ou bien il n'est pas libre.
C'est en Christ seulement que «la liberté divine manifeste sa possiblité
extrême: être elle-même jusque là où la finitude se perd.»142

Rappelons aussi dès maintenant l'insistance de Balthasar sur la


coexistence, l'identité paradoxale, en Dieu, de la liberté et de la
nécessité: les expressions successives par Balthasar de la liberté
inconcevable de Dieu et des exigences de la logique humaine réfléchissant
sur Dieu se rejoignent dans les échos répétés du δει mis par les
évangélistes sur les lèvres de Jésus.

142«erweistdie unendliche Freiheit erst ihre äuszerste Möglichkeit: auch in


der sich-verlierenden Endlichkeit sie selbst zu sein.» (T.D.II,l,p.21)

214
215

2-Les paradoxes du péché.

La non-puissance de Dieu n'est pas un manque subi par lui, ni un


renoncement qui, de tout-puissant, le changerait en un Dieu dépendant et
vulnérable: c'est l'acte de liberté qui le définit dans la réflexion
théologique.

Le Fils engendré dans et par cette kénose fondamentale est ce qu'il est de
façon divine, c'est-à-dire infinie: à la fois infiniment proche et
infiniment séparé du Père, totalement reçu et totalement libre. Le 'non' de
la créature à Dieu dans le péché n'est possible qu'en vertu de cette non-
puissance: la liberté effective dont la créature fait usage n'est pas une
permission donnée -fût-elle limitée- mais la définition même de la créature
libre d'un Dieu libre.

1°) La doctrine catholique.

La toile de fond de la réflexion de Balthasar sur le péché est la doctrine


catholique traditionnelle du 'péché du monde': le bref rappel qui suit
devrait suffire pour situer ensuite l'interprétation propre de Balthasar.
Le Catéchisme de l'Eglise Catholique (édition de 1992) rapporte de façon
littérale le récit de la chute: la misère humaine et l'inclinaison humaine
vers le mal sont incompréhensibles sans leur lien avec le péché d'Adam,
transmis juqu'à nous, qui nous situe dans un état de déchéance. La nature
humaine est blessée dans sa force, soumise à l'ignorance, la souffrance et
la mort, et désormais disposée au péché. Cependant, la réponse de Dieu dans
la grâce a conféré à la créature des biens plus grands que ceux qu'elle
avait perdus ('felix culpa'). (p.91)
Ainsi, seule la révélation divine, apportant à l'être humain la
connaissance du dessein de Dieu, peut l'amener à reconnaître le péché pour
ce qu'il est: un abus de la liberté donnée aux humains d'aimer Dieu et de
s'aimer les uns les autres, -et ainsi nous mettre en garde contre des
interprétations réductrices (le péché vu comme accident de croissance ou
comme faiblesse psychologique). (p.87) Dans cette optique, le péché est
défini comme l'attachement à certains biens, cause de manquement à l'amour
de Dieu et du prochain, comme offense à Dieu, conséquence de l'amour de
soi, conséquence de l'orgueil des créatures qui veulent être comme des
dieux et s'affirment dans la désobéissance.

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216

Le regard chrétien sur le récit de la Genèse a été orienté par les textes
de Paul (1Cor.15,21ss; Rm.5,12-21), où il met en évidence le parallélisme
entre le premier et le second Adam: le péché d'Adam a précipité les humains
dans le péché et la mort, mais le Christ est source de vie et de justice.

La restauration des humains dans la perspective du salut est une victoire


sur la mort, que chaque personne libre est appelée à ratifier. Selon les
paroles de Jésus dans les récits évangéliques, tous les hommes ont besoin
de salut. La théologie contemporaine, dans la foulée de débats séculaires,
voit dans ce récit l'affirmation que le mal moral est antérieur au malheur
humain. L'humanité est solidaire dans le péché, dans le malheur, et dans
l'attente d'un salut. La pratique ecclésiale du baptême des enfants
implique cette situation existentiale de tout être humain en deçà de sa
responsabilité personnelle.143

2°) Le péché selon Balthasar.


a)Une usurpation d'autonomie.

La symbolique judéo-chrétienne amène Balthasar à définir le péché de


l'homme comme une usurpation d'autonomie, plus précisément: comme un refus
de la liberté finie de se reconnaître redevable d'elle-même à la liberté
infinie (sich verdanken). C'est un refus du paradoxe qui conjoint la
réalité de la liberté capable de choix absolu à la réalité fondamentale
qu'est la dépendance totale de cette liberté par rapport à l'initiative
créatrice.

Le Verbe divin, à son degré absolu, se reconnaît redevable au Père de sa


liberté infinie ('l'Eucharistie du Fils'), et ainsi conjoint
mystérieusement liberté et obéissance absolues. En se reconnaissant
redevable d'elle-même à une instance autre, la créature participe à
l'autonomie du Fils, totale et totalement reçue. Le péché détourne la
créature de cette participation 'eucharistique' à la relation d'amour entre
le Père et le Fils.

143Dictionnaire critique de théologie, art. "Péché" et "Péché Originel".

216
217

b)Le péché du monde et l'acte du pécheur.

Au fil des pages de la trilogie, le péché apparaît presque partout sous son
aspect global de 'péché du monde' -témoin les quelques traits qui suivent,
cités à titre d'exemples.
«L'incompréhensible de Dieu, c'est (...) le fait bouleversant,
(überwältigend), atterrant (niederschmetternd) que Dieu nous a tant aimés
qu'il a livré pour nous son Fils unique, (...) que Dieu s'est vidé dans les
modalités de l'existence 'déterminée par le péché, tombée dans la mort,
devenue étrangère à Dieu' (...)». (T.Ä.I,p.443)144
L'aporie qui est à la base du drame, c'est: le refus humain opposé à la
"saisie par en-dessous" (Unterfassung) trinitaire. (T.D.IV,p.171)
Ainsi l'Agneau est chargé, tout autant par les êtres humains que par sa
propre libre acceptation, du "fardeau inimaginable du 'non' humain".
(T.D.III,p.310)
«La figure [du Christ],jamais embrassée dans sa totalité (überblickt) par
le monde, puisque Dieu lui-même est en elle, ne peut nous être
compréhensible que dans la mesure où elle nous devient plausible comme
suppression (Aufhebung) de la contradiction fondamentale entre Dieu et le
monde.» (T.Ä.I,p.458)

Ailleurs, il est question du 'toujours plus' de la résistance mondaine


contre le 'toujours plus' de l'amour divin incarné. (T.D.IV,p.47)145
«A cause du péché, le Fils assume la ressemblance (Ähnlichkeit) de la chair
pécheresse, étant ainsi envoyé dans la mort, puisque la mort est advenue
par le péché.» (T.D.IV,p.226). Ainsi le Fils est livré «aux puissances du
monde qui à la fois lui résistent et lui sont soumises (die unterworfene
Widerständigkeit der Weltmächte)». (T.L.II,p.287-288)
C'est également dans sa globalité que le monde -comme Job- accuse Dieu dans
le débat cosmique (Rechtsstreit: conflit de droit) qui les oppose.
(T.L.II,p.204)

144Les termes allemands définissant la condition humaine pécheresse sont


très insistants: «sündenbestimmt, todverfallen, gottentfremdet»
145Raymond SCHWAGER, art. Salut dans le Dictionnaire critique de théologie,
conclut son article en disant qu'en Jésus le Royaume de Dieu est déjà
partiellement accompli, mais «l'approche du monde nouveau devait décupler
la résistance des forces anciennes. C'est pourquoi la fidélité de Jésus au
règne de Dieu le conduisit, par-delà sa mort violente et sa résurrection,
vers le monde de la nouvelle création et du salut véritable.» (p.1059)

217
218

Il y a dans la trilogie une telle mise en évidence insistante de la


globalité du péché du monde, que le rapport entre cet état de choses et
l'acte humain individuel, là où ce rapport est exprimé, l'est comme un
paradoxe: «la réconciliation par le Christ a expié tous les péchés du
monde, et pourtant chaque individu sera jugé selon ses oeuvres.»
(T.D.I,p.114)

Cependant, les considérations de Balthasar sur le péché évoquent parfois


plus concrètement le vécu quotidien de l'acte individuel. Par exemple, dans
T.D.III,p.148ss, il définit d'abord le péché-type, le péché unique qui
engage la liberté finie au niveau de sa capacité d'absolu: «La possibilité
du mal résulte de la polarité de la liberté humaine, qui (...), en se
saisissant d'elle-même, (durch ihre Selbstergreifung) doit, dans un acte
unique de choix, se reconnaître redevable d'elle-même (sich verdanken), et
ainsi se transcender». (p.148) «Là où la liberté finie, en prétendant
s'être donnée à elle-même, choisit l'option négative, celle du péché, elle
dérobe et attribue à sa propre disposition d'elle-même quelque chose qui
appartient à l'absolu et en est inséparable».146 (p.149)

Mais ensuite, le péché est évoqué à son niveau d'acte concret personnel
impliquant l'affectivité existentielle: à la liberté finie est offerte
«l'interpellation fondamentale par la liberté divine, l'appel à s'ouvrir de
son côté (ihrerseits) à cette ouverture de soi».147 «Ne pas tenir compte de
ce moment [signifie], chez le pécheur, chez "celui-qui-se-refuse-à-se-
transcender", un refermement fatal sur lui-même (heillos: sans possibilité
de salut), enfermement qui, quant à lui-même (c'est-à-dire: selon ses
propres possibilités) est sans issue (ausgangslos).» (p.152)
Notons au passage, avant de continuer cet exposé, cette définition
condensée du pécheur, très éclairante pour le concept de péché chez
Balthasar: le pécheur est "celui-qui-se-refuse-à-se-transcender" (der
nicht-transzendieren-wollende Sünder).

L'option fondamentale de la créature libre «est accomplie dans les


situations chaque fois uniques, qui se succèdent, dans une série d'actes
et de comportements qui tous sont orientés vers la mort (ein Gefälle auf

146«Wo die endliche Freiheit sich ihr Geschenktsein selber zueignet [wird]
etwas zum Absoluten gehöriges, von ihm untrennbares, diesem enteignet und
der Selbstverfügung der endlichen Freiheit zugeteilt.» La phrase allemande
est complexe et lourde: la traduction française, pour être lisible, doit
inévitablement en changer la construction.
147Le concept 'ouverture' est répété intentionnellement par l'auteur: l'acte
divin et l'acte humain se font écho.

218
219

den Tod haben: sont affectés d'une pente vers la mort), et qui donc
confrontent constamment le regard de la créature aux limites de l'espace
qui est accordé à la liberté du choix.» Cependant, Balthasar reconnaît
qu'il est difficile d'élucider le rapport entre «d'une part la décision
fondamentale, qui ne s'épuise pas dans les situations particulières (...),
et d'autre part les décisions qu'exigent toujours de nouveau ces
situations.» (T.D.IV,p.269) Par ailleurs, le contexte de T.D.III,p.152
oriente l'évocation de l'acte de péché dans la perspective de la
psychologie et de l'affectivité du pécheur concret: «Un enfant qui s'est
comporté de façon désagréable envers sa mère ne peut se décider à lui en
demander pardon que parce qu'il sait que sa mère ne cesse pas de l'aimer.»

Reste qu'il n'est pas si évident d'interpréter l'acte concret personnel du


pécheur comme un 'refus de transcender', comme cette 'usurpation
d'autonomie' qui définit le 'péché du monde': l'être humain qui pose dans
l'instant un acte qu'on peut plus ou moins qualifier de 'négatif', peut-on
le définir sans détours comme 'celui-qui-se-refuse-à-se-transcender', comme
'celui qui refuse de se reconnaître redevable de lui-même'?

Balthasar n'apporte guère de réponse explicite à cette question, sinon en


évoquant l'enchaînement d'actes libres limités, qui de déviance en déviance
peuvent aboutir à une perdition sans issue148.

c) Le toujours plus du mensonge.

Le refus de la créature établit son identité sur un mensonge, car la


créature reste redevable d'elle-même jusque dans l'exercice même du refus
qui le nie. Reconnaître son erreur serait un ébranlement fondamental de
cette identité revendiquée, une 'con-version' qui dépasse les possibilités
de la créature prisonnière de son refus, d'autant plus que la persévérance
dans la négation ouvre l'accès à «une quantité de biens qui s'en déduisent,
et auxquels s'en ajoutent de nouveau d'autres», biens personnels et sociaux
qui engagent la créature dans «une hiérarchie mondaine des valeurs.»

148La liberté «reçue sans avoir été demandée, qui pourrait devenir pour
celui qui en bénéficie un piège de douleur et de haine, et cela pendant
toute l'éternité»: Gustave MARTELET, Malédition, Damnation, Enfer, dans Vie
Spirituelle, 147,p.59-75 (à propos de la pensée de Balthasar sur ce sujet),
ainsi que dans l'article Enfer, p.391 du Dictionnaire critique de
théologie, découvre la béance de ce mystère, qui sera traitée plus en
détail dans la sous-section "La perspective" ci-dessous.

219
220

Ce mensonge déclenche donc une spirale: sous peine d'ébranler l'édifice de


la négation, il s'avère nécessaire de nier cette légation elle-même: «ce
qui a été choisi perdure aussi comme choix actif permanent (weiterwirkende
Wahl).» (T.D.III p.150-151) D'autre part, l'exercice même de la capacité
d'absolu qui lui est conférée par l'existential surnaturel donne à ce refus
une portée qui dépasse les possibilités de conversion de la créature.
Balthasar fait un exposé systématique et détaillé de cette assimilation du
péché au mensonge (T.L.II,p.289ss). Le Fils incarné, en lui-même, révèle le
Père: c'est cela qui est son 'prononcé', son 'dit' (Spruch: sentence).

Le choix du vocable 'Spruch' permet à Balthasar de réactiver l'étymologie


du mot 'Wider-spruch', qui signifie 'contra-diction'. La contradiction,
c'est de ne pas croire que le Fils incarné montre le Père.
Puisque le Verbe divin est vérité, cette contradiction est mensonge pur et
simple (schlechthin). «Ce qui est contre le Christ (das Antichristliche)
est ce qui est contre Dieu (das Widergöttliche): le caractère mensonger du
péché s'oppose à la sainteté trinitaire». (p.290)

d)Le toujours plus de la haine.

A plusieurs reprises, Balthasar définit le péché comme 'haine'. Il prend


soin d'expliciter le sens qu'il entend donner à ce mot: «la contradiction
ouverte, agressive, de l'amour divin, du don de soi par Dieu, contradiction
qui ouvre l'abîme de 'l'anti-divin'.» (T.D.IV,p.182)
L'analogie du péché, souvent reprise par Balthasar, est liée de fort près à
ce concept de 'haine'. Le principe en est agressif: plus la créature reçoit
de grâce et de lumière, plus son péché sera grave. Ainsi, le péché du
peuple élu contre la Loi de Moïse est moins grave que celui des juifs
refusant de reconnaître le Christ, lequel refus est moins grave que le
péché des chrétiens opposant leur 'non' à l'amour divin incarné en Jésus-
Christ. Le terme de cette escalade est entrevu comme le 'non' définitif et
délibéré qui précipite la créature dans la perdition. (T.D.III,p.326)
Balthasar voit dans la vie terrestre de Jésus un paradigme de ce principe:
dès le début de son ministère, et de plus en plus à mesure qu'il se
poursuit, la révélation toujours plus précise, toujours plus prégnante de
l'amour divin en Jésus-Christ suscite la haine de plus en plus violente de
ceux qui récusent sa prétention, jusqu'à ce que l'abandon sur la Croix et

220
221

le silence de l'Ungestalt dans la mort en soient l'aboutissement


insoutenable.149
Mais cette 'Ungestalt' qui se meurt et se tait est aussi le point culminant
du 'toujours plus' de la grâce, jusqu'à la descente aux enfers -commentée
par Balthasar dans la Théologie des trois jours- et la proclamation de la
résurrection: le paradigme du 'toujours plus' de la haine est transmué en
paradigme du salut par la "saisie par dessous" de l'abîme de perdition.

La mise en oeuvre du concept de 'haine' manifeste une des caractérisriques


du langage théologique de Balthasar: son souci de faire ressentir par le
lecteur l'impact concret du drame humano-divin.
L'escalade du péché et de la grâce n'est pas la mise en images d'une
doctrine, mais le vécu douloureux de la puissance du mal qui crucifie le
Verbe incarné et de la 'non-puissance' de la grâce, dont la victoire est
proclamée avec l'annonce de la Résurrection. La 'haine' est le pôle négatif
insoutenable qui fait face à l'impensable victoire annoncée de la grâce.

e)Conclusion.

Les concepts de 'haine' et de 'mensonge' permettent d'entrevoir le rapport


entre le 'péché du monde', l'état de péché de l'humanité, et l'acte
quotidien, limité et souvent banal, de chaque être humain. Ils évoquent en
tous cas ce rapport plus explicitement que les concepts 'usurpation
d'autonomie' ou 'refus de se transcender'.

On trouve dans T.D.II,l,p.206 une formulation qui, sans résoudre cette


difficulté, la situe dans un contexte spirituel plus large: «Sortir de soi
vers ce qui est autre (das Andere) manifeste à la fois un besoin et une
richesse, et cette dualité exige une décision: soit que la liberté finie
veuille utiliser cette ouverture en vue de son propre enrichissement, soit
au contraire qu'elle la considère comme la possibilité de s'en remettre à
la liberté et à la donation infinies de l'être.»

C'est donc en fin de compte de cela qu'il s'agit quand Balthasar interprète
la complexité du vécu spirituel en termes de choix: le désir de s'affirmer,

149Remarquons au passage -mais ceci sort des limites du présent travail- que
cette interprétation du parcours terrestre de Jésus comme une escalade de
haine déclenchée par la révélation de plus en plus exigeante de l'amour
divin pose quelques problèmes, d'autant plus que l'auteur fait de cette
escalade une des clés de la compréhension de l'existence pécheresse. Le
récit évangélique est moins univoque.

221
222

de se posséder, de se définir soi-même, ou la dépossession de soi dans


l'abandon confiant au mystère d'où jaillit la source de notre être. Ou
encore: soit ne pas pouvoir -ne pas vouloir?- reconnaître le Dieu absolu
subsistant dans la non-puissance de l'Ungestalt qui se tait dans la mort
sur la Croix, soit s'abandonner à l'incompréhensible appel qui nous
parvient de ce silence.

3-Le péché et la Croix.

1°) La grâce et la Croix.

«Lorsqu'on considère ce qu'a d'insondable (Grundlosigkeit) le libre 'non'


de l'homme opposé au 'oui' divin de l'amour, de pure grâce et donc
insondable (grundlos), alors l'expiation totale (Aussühnung), la
cautérisation (Ausbrennung: nettoyage par le feu) comme transfiguration
souffrante du péché insondable doit être un "hyper-insondable" (Über-
grundloses) inimaginable.» (T.D.III,p.314)

A elle seule, l'explicitation des acceptions différentes du vocable


allemand 'grundlos', tel qu'il est ici intentionnellement employé quatre
fois en quelques lignes, reviendrait à baliser une étape importante du
parcours théologique de la trilogie.
En effet, dans l'usage allemand courant, 'grund-los', mot à mot: 'sans
fond', ou même parfois, au sens matériel, 'sans substrat solide', peut dans
certains contextes produire un sens négatif: 'sans raison valable, sans
raison, sans justification', ou dans d'autres contextes devenir à peu près
synonyme de 'abgründig': 'insondable, abyssal', c'est-à-dire tellement
profond qu'on ne peut en concevoir, définir ni formuler le fondement
justificatif.

Dans notre contexte, le refus de la grâce par la créature est 'grundlos',


c'est-à-dire à la fois 'insensé, non justifié', et 'd'une portée abyssale',
puisque capable de refuser ce que Dieu lui offre. La grâce divine qui
s'offre à lui et l'interpelle est 'grundlos', en tant que, elle aussi,
abyssale, d'une profondeur sans limite, et en même temps 'sans fondement'
au sens logique de 'non justifiable par un motif': l'offre de la grâce
divine est 'gratuite' en tant qu'elle ne dépend pas d'une motivation dans

222
223

les termes de la logique humaine, et ne s'évalue pas non plus par des
résultats humainement mesurables qui la justifieraient a posteriori.150

Réconcilier ces deux abîmes ne peut être l'oeuvre que de ce qui les
transcende, d'une initiative divine "encore plus insondable" :'über-
grundlos', à la fois nécessaire et libre, dans laquelle se rejoignent la
kénose fondamentale intratrinitaire et la kénose du Verbe incarné qui est à
la fois totalement obéissant et totalement libre. 'Grundlos', ici, rejoint
la définition de la liberté divine, ainsi que celle de la liberté finie
dotée de son 'moment d'absolu': liberté qui n'a pas de fondement en-dehors
d'elle-même. La révélation affirme la puissance incompréhensible de l'amour
qui 'va au-devant' de son contraire, au-devant de la situation du pécheur,
et l'absorbe en lui-même. (T.Ä,II,2, p.582-583; ci-dessus p.35)
La Croix manifeste le mystère de la distance infinie intratrinitaire entre
le Père et le Fils, distance dans laquelle s'inscrit l'abandon du Fils sur
la Croix. (T.Ä,I p.594; ci-dessus p.58)
En Jésus-Christ, les distances intra-divines s'ouvrent dans leur dimension
d'infini: en Jésus-Christ crucifié, c'est Dieu lui-même qui est abandonné
de Dieu à cause du refus de Dieu par la créature (sa 'Gottlosigkeit': son
'être-sans-Dieu').(T.D.II,l,p.175) Dieu assume lui-même la nature
souffrante résultant du mal (hervorgebracht durch das Böse).
(T.D.III,p.176,note 34). La mission trinitaire du Fils dans le monde, c'est
la réconciliation de Dieu et du monde: c'est envoyer le Verbe incarné à la
mort, car "par le péché la mort est entrée dans le monde". (Rom.5,12)
'Réconcilier', ce n'est pas, comme dans les conflits humains, rapprocher,
voire faire plus ou moins coïncider, moyennant des concessions, des
réalités qui par ailleurs demeurent distinctes: ici, c'est,
incompréhensiblement, unifier, rendre un sans abolir la différence. Le
Christ n'est pas celui qui, de l'extérieur, rapprocherait ce qui s'était
séparé, réparerait une cassure: il est dans sa personne même l'unité qui à
la fois assume et transcende toute séparation. Il est l'Alliance, il est à
la fois l'Agneau sur qui se déchaîne la colère divine et l'amour qui a
pitié du monde. Il est, en tant que 'homme-Dieu', le dialogue vivant entre
Dieu et la créature, il est l'infinie liberté et l'obéissance sans limite.
Balthasar insiste sur la réalité concrète de la 'substitution inclusive':
«La mission de Jésus a pour but la réconciliation entre Dieu et le monde

150Telle la rose de SILESIUS: «Die Ros' ist ohn' Warum; sie blühet, weil sie
blühet, / Sie acht't nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet.»:
'La rose est sans raison, et, fleurissant sans cause, / n'a garde à sa
beauté, ni si l'on voit la rose.' Livre premier, distique 289 du
Cherubinischer Wandersmann (Le Pèlerin chérubinique), présentation et
traduction de Eugène SUSINI, P.U.F (2 vol.), 1964.

223
224

(...): il doit donc prendre sur lui la totalité de cette tension, et ceci
ne peut se produire de l'extérieur, de telle sorte que le 'pro nobis' ne
signifierait que 'à notre profit', mais bien de l'intérieur, dans une prise
en charge de la situation personnelle du pécheur; ainsi, le 'pro nobis'
signifie 'à notre place'.» (T.D.II,2,p.221)
«En aucun cas la substitution ne peut être considérée comme une oeuvre
séparée de la ténèbre du péché, une oeuvre qui prévaudrait contre le péché
uniquement par le mérite (durch reine Verdienstlichkeit). En aucun cas on
ne peut la considérer autrement que comme une identification du Crucifié
avec le 'non' actuel du péché.» (T.D.III,p.312)
«Le crucifié ne porte pas ce poids comme une charge extérieure: il ne se
distance en aucune manière de ceux qui auraient à le porter (...), de telle
sorte que, subjectivement, il peut éprouver entièrement (durchaus:
foncièrement) comme 'châtiment' ce qui ne l'est pas pour lui
objectivement151.» (T.D.III,p.314)

Pourtant, la dimension infinie du drame humano-divin impose à la réflexion


théologique son paradoxe: en effet, si d'une part c'est le péché du monde
qui amène Dieu à «nous faire connaître une forme plus profonde et plus
douloureuse de son amour», d'autre part c'est ainsi seulement qu'il peut
«nous montrer jusqu'à quels abîmes son amour est disposé à descendre».
(T.D.III,p.175) Car si la Parole s'est faite chair, c'est inséparablement
pour deux raisons: d'une part il s'agit de reconstituer ce qui a été
destitué (das Entstellte wiederherstellen), ce qui a été détourné de sa
fin, mais d'autre part le fondement ultime, de par l'amour divin, est la
pré-destination (Vorbestimmung) du Fils à être le médiateur de
l'accomplissement du monde (die erfüllende Mitte der Welt). (T.L.II,p.212).
Balthasar cite Bonaventure: «Ce n'est pas notre malignité (Bosheit) qui a
obligé le Fils de Dieu à devenir homme, mais c'est l'amour infini
(übergrosz) miséricordieux de Dieu (...). Ce n'est pas le Christ qui en fin
de compte est ordonné à nous, mais nous à lui; la tête n'est pas là à cause
des membres, mais les membres de par la tête.» (p.213)

151«(...) so dasz er subjektiv durchaus als "Strafe" erfahren kann, was


objektiv es für ihn nicht ist.» W.LÖSER, dans sa recension de T.D.III: Die
Handlung , dans Theologie und Philosophie, 56(1981) p.615-617, paraphrase
Balthasar: «Ce n'est que dans la perspective d'une telle identification du
Fils de Dieu avec tous les pécheurs et tous les souffrants que Dieu peut,
vis-à-vis du monde tel qu'il est, être connu comme l'Amour absolu.»

224
225

2°) La Croix dévoile le péché.

Le Fils incarné crucifié, objet par substitution de la juste colère de Dieu


contre le péché du monde, est en même temps et entièrement le Verbe divin,
situé dans la relation d'amour Père-Fils. Le pécheur prisonnier de son
refus est engagé dans un 'toujours plus' sans espoir: le Fils crucifié
éprouve en lui-même, par l'abandon du Père, la désespérance de ce 'non', et
par lui ce désespoir est mystérieusement repris et transfiguré dans la
lumière intra-divine. C'est la 'substitution inclusive' selon laquelle le
'remplaçant' attire dans sa propre sphère celui auquel il s'est
'substitué'. (T.D.III,p.320 et passim)
Il y a un excès à payer: la mort d'un homme ne suffirait pas pour compenser
tout le péché du monde: formulation de Balthasar qu'il faut se garder de
comprendre au sens 'marchand' du 'Minuit, chrétiens' de spectaculaire
mémoire. Ce que cet 'excès' représente, c'est précisément un au-delà de
toute rétribution concevable: «la 'chose chrétienne'152 commence là où finit
le règlement, la justice, la compensation.» (T.Ä.III,2,2,p.128)
Et Balthasar d'évoquer, à l'appui de cette affirmation, le 'serviteur bon à
rien', dont le travail réglé, prévu, obligé, ne lui vaut 'nulle grâce'
auprès de son maître; l'ouvrier de la onzième heure, traité au-delà de la
juste mesure; le figuier, maudit hors de saison parce qu'il ne porte pas de
fruits. (T.Ä.III,2,2,p.128-129) Injustice de l'amour, exigence hors de
proportion avec le bon sens humain, abîme que seul peut combler «l'abandon
sans réserve du Verbe fait chair». (p.130) Ainsi, c'est le péché du monde
qui rend nécessaires les souffrances et l'abandon du Christ sur la Croix.

Mais il y a un mouvement en retour: «Sur la Croix, tout le poids (die


Wucht: la force massive) du péché devient manifeste (offenbar) aux yeux du
monde». (T.D.IV,p.234) Le pécheur est amené à cette évidence, que «celui-là

152«Das Christliche»: expression souvent employée dans la littérature


théologique ou spirituelle allemande, et difficilement traduisible en
français. C'est bien entendu une construction grammaticale banale en
allemand: "das Mögliche": le possible; "das Miszliche": ce qui est
scabreux; "das Lächerliche": le ridicule; "das Göttliche": le divin.
Appliquée à l'adjectif 'christlich' elle signifie ce qui est du domaine
chrétien, ce qui a qualité de chrétien, ce que j'essaie, faute de mieux, de
traduire par 'la chose chrétienne'. Cette traduction assez vague ne devrait
cependant pas faire perdre de vue la portée précise de ce concept chez
Balthasar, témoin la citation suivante: «Qu'est-ce que 'das Christliche'
pour le christianisme? (...) Un point d'unité, à partir duquel se justifie
l'exigence de foi: un Logos, de nature certes particulière, mais cependant
plus convaincante, voire bouleversante, surgissant des «vérités historiques
contingentes», qui confère à ce point d'unité sa nécessité; (...) ce que
Dieu veut dire aux hommes en Christ.» (Glaubhaft ist nur Liebe, p.5)

225
226

est, comme moi, abandonné de Dieu, et c'est 'pour moi' qu'il subit cet
abandon.» (ou 'à cause de moi': polysémie du grec uJπevρ).
La figure souffrante est le miroir du péché, son objectivation: le pécheur
préférerait ne pas voir ce qui met en évidence sa propre déchéance
(Verfallenheit) et dénonce sa dissimulation (Verdrängtsein: refoulement).

La faute est dévoilée d'une double manière: selon sa dissimulation coupable


(schuldhafte Schuldverhüllung: voilement fautif de la faute) et selon la
grâce qui la dévoile (gnadenhafte Enthüllung). Cette double interpellation
motive doublement le pécheur à s'obstiner dans sa fuite: «voir dans cette
figure (Bild: image) ce qu'elle exprime objectivement, ce serait pour le
pécheur reconnaître qu'il se cache la vérité, et reconnaître que Dieu peut
le convaincre de contre-vérité (Unwahrheit)». (T.Ä.I,p.502)
A diverses reprises, Balthasar recourt à une formulation en termes très
précis: «L'homme-Dieu qui enlève la faute (Schuld) du monde, ainsi la
révèle dans son entière malignité (Bosheit: dans ce contexte, suggère le
néologisme français 'mauvaiseté') en tant que péché (Sünde).» (C'est moi
qui souligne). (T.D.III,p.147)

Die Schuld, das Böse, die Sünde: trois termes non synonymes, dont Balthasar
ne définit pas explicitement la différence. Cependant, les contextes sont
suggestifs: "die Sünde" (péché), évoque, plus que "Schuld" (dette, faute),
la responsabilité, voire la culpabilité personnelle, tandis que "das Böse"
évoque plutôt le mal en général (subi ou commis)153.
La phrase ci-dessus pourrait donc être interprétée comme ceci: le caractère
'fautif' -schuldig (imparfait, erroné, regrettable)- du comportement humain
implique un poids de 'mal' -Böse- qui emprisonne le sujet agissant dans sa
malignité; pour qu'il en soit délivré, il doit reconnaître que cette faute

153Les acceptions de ces trois mots chez Balthasar s'accordent pour


l'essentiel avec les définitions et commentaires dans le Neues Handbuch
Theologischer Grundbegriffe. Remarquons cependant que cet ouvrage ne
comporte pas d'entrée 'Schuld'; dans l'index alphabétique, ce vocable
renvoie à 'Angst, Befreiung, Erlösungsbedürfnis (angoisse, libération,
désir de délivrance), ce qui semble évoquer en Schuld la signification
d'un manquement éprouvé subjectivement dans l'acte posé ou ses
conséquences, sans qu'il soit nécessairement lié à un sentiment de
culpabilité. 'Das Böse' est défini comme 'expérience négative', presque
toujours éprouvée comme un excès de mal ou de malheur. Dans le Kleines
Theologisches Wörterbuch de RAHNER et VORGRIMMLER, les trois termes ne sont
distingués que par des nuances. On peut en retenir comme éclairant pour
notre contexte que le concept de 'Schuld' accentue les aspects profanes
(expérience psychologique, ou politique, ou en droit pénal): la 'Schuld'
peut être subjective (commise délibérément) ou objective (formellement en
conflit avec la norme).

226
227

est un 'péché' -Sünde- , mais il ne peut le faire que face à l'évidence de


la Croix, dont la démesure reflète la dimension abyssale de son action.
Ainsi, 'coram Deo', la 'Schuld' se révèle comme 'Sünde'.
Mais si la Passion dévoile ainsi la réalité du péché du monde, le kérygme
post-pascal révèle comment, au péché du monde' répond la grâce dont la
victoire est annoncée avec la Résurrection. (T.D.III,p.165)

4-Le kérygme post-pascal et le temps de l'Eglise.

Sous le titre "la Pâque cachée" (T.Ä.III,2,2,p.337-341), Balthasar souligne


combien le triomphe de la grâce dans la Résurrection est une gloire cachée:
les apparitions du Ressuscité n'ont rien de spectaculaire ni de subjuguant.
Le seul épisode rapporté brièvement comme spectaculaire est celui du départ
du Christ vers son Père, inaugurant le temps de l'Eglise. Une insistance
évidente: le Ressuscité, c'est le Crucifié, identifié par ses blessures
béantes; l'ignominie et la malédiction de la Croix entrent avec lui dans la
lumière de l'Amour de Dieu.
Les disciples ne sont pas ressuscités avec leur Seigneur: ils inaugurent
une expérience paradoxale qui, malgré la victoire du Seigneur sur la mort,
restera l'expérience humaine de 'l'être-pour-la-mort' (Dasein zum Tode). Si
en eux et par eux se manifeste une victoire de la lumière, ce sera comme
une transvaluation cachée (verborgene Umwertung), qui ne peut venir que du
Christ. (p.162) La présence sacramentelle de la Parole incarnée, «à peine
audible dans le concert des plaintes et des reproches» de l'humanité
souffrante (T.D.III,p.180), est abîmée dans le silence de la mort, cachée
dans un lieu concret du temps et de l'espace. L'épisode de l'Ascension,
reflet de la lumière secrète du Tabor, marqué ensuite du sceau de l'Esprit
dans le bref éclat de la Pentecôte, ouvre le temps de l'Eglise «qui n'a
aucun poids qui lui soit propre (Wucht: masse et force), mais qui est
déterminé par le temps de présence terrestre du Christ, où «la volonté de
salut et de jugement était entièrement incluse dans "l'être-pour-la-mort"
du Christ. (TÄ III,2,2,p.162)

C-Cohérence et tensions.

L'au-delà, l'enfer, le salut, et la certitude dépossédée qui, dans la foi,


fonde et nourrit l'espérance, c'est la zone de réflexion où l'imaginaire
chrétien, balisé par la doctrine et la Tradition, se heurte à ses limites,
où la cohérence indispensable de la logique humaine repère des paradoxes et
des renversements qu'il s'agit, non pas d'ignorer, de surmonter ou de
banaliser, mais plutôt de reconnaître pour ce qu'ils sont: des ouvertures

227
228

sur le mystère toujours de nouveau à explorer et sur la lumière toujours de


nouveau à recevoir.

1- L'espérance et l'utopie

Balthasar insiste de façon répétée sur la réalité de la réconciliation qui


fonde l'espérance, l'attente qui ne peut être comblée (nur stillbar) que
par l'irruption du monde en tant que totalité dans la splendeur divine,
plénitude atteinte, ouverte, assurée d'avance par le Ressuscité.
«L'espérance est objectivement ancrée (real verankert) dans les coeurs des
croyants par la Résurrection proleptique de Jésus, qui n'est pas un mort
quelconque contingent (zufällig: de hasard), mais celui qui a été 'fait
péché' par Dieu (...) (2Cor.5,21).» (T.D.III,2,2,p.477)
Mais l'espérance ainsi fondée est utopique. Certes, cette utopie dépasse de
toute son ouverture sur l'infini de Dieu les multiples utopies élaborées
par les désirs et les projets humains. Sa portée est l'inimaginable
(Unvorstellbares: quelque chose qu'il est impossible de se représenter)
(T.Ä.III,2,2,p.481-482): la 'substitution inclusive' entraîne la créature
dans la dimension inconnue de l'amour trinitaire154.
Cependant, «ce qui en Christ est devenu événement est pour le monde à ce
point caché, à ce point contestable (anfechtbar), et à ce point inefficace
(wirkungslos)» (T.Ä.III,2,2,p.496), indéfiniment reporté vers l'avenir à
mesure que se déroule l'histoire où les croyants se répètent la Promesse!
L'espérance «a tout misé sur la carte de ce qui tarde, de ce qui est
inaccessible à partir de l'état présent de déchéance.» (T.Ä.III,2,2,p.482)
Entre réalité et utopie (p.488), entre notre désir de Dieu qui semble nous
tenir prêts à basculer dans la transcendance, et la faiblesse ou la faute
qui nous retient dans les limites terrestres (p.481), la tension serait
insoutenable, si l'Esprit ne venait «soupirer en nous en-deçà des mots
humains défaillants». (T.Ä.III,2,2,p.483)

Ainsi la réflexion de Balthasar sur l'espérance et sur la réalité du salut


promis est traversée par son rappel insistant de la réalité de cette
tension dramatique, du cri de la créature assumé par le Fils incarné.
Il y a aussi ce rappel plusieurs fois répété du privilège de l'enfance: «la
disposition à recevoir (Empfangsbereitschaft) selon laquelle les enfants
vivent dans l'état du don (Geschenk) de l'amour». (T.Ä.III,2,2,p.496)

154Lesalut consiste à «donner au monde, de l'intérieur, de participer à la


sphère de Dieu». La résurrection n'est pas seulement ce mystère capable de
donner sens à la souffrance; l'espoir de l'être humain, c'est «un plein
accomplissement (Vollendung) de soi au-delà de toute spéculation.» (TD II,
p.108)

228
229

2-Paradoxes et renversements.

Souvent la tension se fait paradoxe, voire renversement d'un ordre qui nous
semblerait évident: ce mouvement récurrent tient une place énorme dans la
trilogie. Il y a bien sûr les paradoxes qui sont familiers à toute
réflexion chrétienne, insérés par le mystère divino-humain dans l'effort
de cohérence de nos discours -lieux à la fois étranges et familiers dont il
suffit ici d'évoquer brièvement quelques repères principaux, tout en se
rappelant leur importance pour la vie spirituelle: l'espérance qui est
amenée à tout miser sur un impossible nécessaire; la dépossession qui
définit l'appropriation de la personne -des Personnes divines, et par
participation, des personnes humaines-; le partenaire humain d'une Alliance
divine, à la fois détenteur de sa réelle autonomie -jusqu'à la capacité du
refus- et recevant pourtant cette autonomie comme le don gratuit qui la
définit dans le cadre de l'absolue initiative divine.

Certains éléments centraux du drame théologique se définissent en termes


inverses et symétriques. La pièce centrale du drame, c'est le rapport entre
l'Agneau et les "coupables" (die Schuldigen). Ce rapport ne peut
s'interpréter (ist nur deutbar) qu'à la lumière, d'une part, du présupposé
intra-divin qui s'exprime dans la doctrine de la Trinité, et d'autre part
du prolongement mondain qu'est la théologie de l'Alliance. Premier
retournement paradoxal: la théologie de la Croix est le fondement de la
doctrine de la Trinité, mais en même temps la doctrine de la Trinité est la
présupposition toujours présente de la staurologie. Second renversement: la
doctrine de l'Alliance, qui fonde l'Eglise, à la fois résulte des
événements de la Croix et de la Résurrection, et en même temps elle en
constitue un moment interne intrinsèque (innerlich). (T.D.III,p.296)
Le soupir sans paroles (das wortlose Seufzen) de l'Esprit (Rm.8,26) est la
parole adéquate de prière à Dieu, qui peut être comprise et entendue
(v.27), tout comme le cri de mort inarticulé du Logos crucifié devint la
parole humaine définitive qui atteignit le centre du coeur de Dieu.
Dans notre espérance sans contemplation (nichtschauende Hoffnung), nous
sommes d'avance introduits dans l'intériorité de Dieu, dont toute la
splendeur espérée consiste en pur don de soi, accompagnement, 'être-pour-
l'autre': entendre et comprendre le non-dit à partir d'un échange d'amour.
C'est une des nombreuses expressions de ce paradoxe qui en Dieu réunit et
identifie la splendeur et la dépossession. (T.Ä.III,2,2, p.484)

229
230

Plus brièvement évoquée, mais tout aussi chargée de tension spirituelle, la


constatation que cette espérance n'est pas le produit d'une nostalgie ou
d'un postulat, mais paradoxalement est un don provenant de cela même qu'on
espère. (T.D.IV,p.129)

La passivité qui est la plus haute activité: un thème récurrent s'il en est
dans la réflexion croyante. Rappelant qu'en Dieu, au milieu de la
béatitude, la Croix a sa place, et que le oui à la souffrance et à la nuit
n'est concevable que parce qu'il est fondé dans le oui du Fils au Père,
Balthasar remarque: «La christologie n'épuise pas le thème de la
souffrance; elle n'est pas le fondement absolument ultime de la doctrine
existentielle de l'Eglise et de l'être humain. En effet, derrière le Fils,
il y a le Père, derrière le oui du Fils au Père il y a le coeur du Père qui
permet au Fils de descendre dans l'abandon de l'enfer» (T.Ä.III,2,2,p.505).
Ainsi se construit le paradoxe christologique: la souffrance subie, ainsi
considérée, est une souffrance qu'il est imparti au Fils de supporter
(tragenlassen), une souffrance imposée (auferlegt), mais en même temps le
oui obéissant du Fils va jusqu'à lui faire dire: «Si vous m'aimiez, vous
vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père.» (Jn.14,18) Les disciples
devraient donc, paradoxalement, se réjouir d'une souffrance qui est
l'expression de l'amour de celui «qui n'aurait pu exprimer son ultime
message (sein Letztes aussagen) d'aucune autre manière.» (p.506) Ainsi sont
inextricablement conjoints la volonté souveraine du Père, l'obéissance
passive et l'initiative d'amour dans le Christ.

Essayant de se représenter, dans les limites de l'imaginaire religieux


chrétien, la vision béatifique, la réflexion rencontre un autre paradoxe -
puisque, dans le cadre de la doctrine acquise, le mystère de la liberté
créée est perçu comme inséparable de la dignité de la personne, et donc
s'impose comme un trait subsistant jusque dans la béatitude éternelle-.
Ainsi cette joie inimaginable, indéfinissable doit être en même temps,
d'une part, la réception d'un don venant d'une liberté extérieure, et
d'autre part l'objet d'une libre découverte active toujours renouvelée: à
la fois don reçu et conquête sans fin, passivité radicale, désir comblé, et
activité de recherche sans limite. (T.D.IV,p.368ss)

N'est-ce pas là d'ailleurs l'accomplissement ultime de la participation de


la création à l'identité de l'obéissance et de la liberté, de la passivité
souffrante et du don actif de lui-même qui définissent la figure du Christ?
N'est-ce pas le signe accompli de la 'substitution inclusive' qui, par le
Christ, entraîne la créature dans le mystère de la kénose intratrinitaire,

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231

où se rejoignent et se définissent mutuellement la toute-puissance et la


non-puissance, l'autonomie et la dépendance, l'intimité parfaite et la
distance infinie? C'est dans cette perspective que nous pouvons lire les
réflexions de Balthasar sur ce qu'il appelle 'l'inversion trinitaire',
laquelle met en oeuvre tous les paradoxes, tous les renversements que la
logique humaine rencontre dans la réflexion théologique.

3-L'inversion trinitaire.

Dans le troisième volume de la Dramatique Théologique, une sous-section est


intitulée 'L'inversion trinitaire'. (T.D.II,2,p.167-175) Cette sous-section
débute T.D.II,2,p.167, mais le terme lui-même n'apparaît qu'à la page 174,
et reçoit à partir de là et progressivement sa définition. C'est dire que
cette expression concentre en deux mots tout un parcours réflexif, dont
nous relevons d'abord les repères principaux.

Jésus a conscience d'avoir reçu sa mission du Père, et il incarne cette


mission dans le monde. Conjonction de l'obéissance et de la liberté, de
'laisser-disposer-de-soi' et 'disposer-de-soi-même', cette mission est
'immémorable' (unvordenklich) c'est-à-dire en-deçà de tout repère temporel.
Il s'ensuit que l'obéissance sotériologique du Fils ne se situe pas à la
suite de l'incarnation, comme une mise en pratique de l'acceptation de sa
mission: son obéissance est intrinsèque à l'incarnation elle-même. (p.167-
168) L'offrande de soi du Fils est tout aussi originaire que la décision du
Père d'engendrer le Fils et de donner au Fils mission (veranlassen: causer,
occasionner) de rétablir par sa mort l'ordre de la création. (p.176)
Le rôle de l'Esprit est souligné avec insistance et précision.

En prenant la jeune femme sous son ombre, l'Esprit est celui qui rend
possible l'obéissance du Fils: tout à la fois et paradoxalement, le Fils
est en un certain sens 'produit de l'Esprit' (Produkt), celui que l'Esprit
fait advenir (erwirkt: procure) 'ex Maria Virgine', et en même temps
l'Esprit est le 'produit' intratrinitaire de la respiration (Hauchung)
commune du Père et du Fils, expression de leur liberté infinie, témoin à la
fois de leur unité et de leur différence. En d'autres mots: l'Esprit est à
la fois la respiration mutuelle du Père et du Fils, et celui qui présente
au Fils obéissant la volonté du Père «sous la figure d'une règle absolue,
voire inexorable dans la souffrance».(p.173)
Le septième volume de l'Esthétique contient une réflexion sur 'La Parole
faite chair' (T.Ä.III,2,2,p.105-149), implicitement orientée vers le
concept d'inversion trinitaire, comme en témoigne le paragraphe final: «le

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paradoxe du Christ: pleins pouvoirs absolus (jusqu'à remplacer le Père pour


le jugement) dans le dénuement absolu jusqu'à l'abandon total de soi, -ce
paradoxe révèle l'essence de la 'relationalité pure155' [de la seconde
personne divine], et la voile en même temps dans le 'ne-plus-être-parole'
de la Croix (im Nichtmehr-Wortsein des Kreuzes).»

L'inversion trinitaire est un des aspects du rapport entre les personnes


divines: c'est l'aspect qui peut devenir «la mise en action (Anlasz:
occasion, mise en train, lancement) de l'incarnation du Fils.» Assez
curieusement, mais à la mesure des nuances complexes qu'implique ce
concept, l'inversion trinitaire se définit négativement dans le déroulement
de la réflexion de l'auteur: alors que dans le status exinanitionis le
rapport de Jésus à l'Esprit consiste dans l'acceptation de sa mission, dans
le status exaltationis le Fils reçoit la puissance manifestée (offenbar)
d'exhaler aussi l'Esprit (aushauchen) dans son humanité, de l'insuffler
dans l'Eglise et dans le monde. Ainsi, l'inversion trinitaire
sotériologique est abolie (aufgehoben: abrogée) dans la liberté conquise
(errungen) à partir de la Croix et de la Résurrection. (TD II,p.173-174)156
Dans son premier status, le Fils incarné reçoit du Père la possibilité
d'exhaler avec lui l'Esprit (mitaushauchen), dans son second status, cette
effusion est effective: l'inversion trinitaire, maintenant précisée par ce
parcours réflexif, peut être définie comme le 'renversement' (Umlegung) de
la Trinité immanente en Trinité économique. Le mystère résultant de ces
processions, c'est l'accomplissement qui advient lorsque le Fils remet au
Père le Royaume sauvé: ainsi il devient, en tant que Fils, «soumis à celui

155'Relationalität' est un mot forgé par Balthasar. Il en concrétise le sens


en lui adjoignant entre parenthèses le mot 'Flüssigkeit', que les
dictionnaires traduisent par 'fluidité' (physique) ou 'facilité' (de
style), mais qui ici de toute évidence évoque un mouvement d'échange sans
obstacle et sans limite, 'coulant de source', du Père au Fils et du Fils au
Père, dans l'Esprit.
156J.M.FAUX (La Pensée de Hans Urs von Balthasar, dans Nouvelle Revue
Théologique, 1979, n°6, p.875) en donne une paraphrase très claire:
«Balthasar distingue deux aspects de l'Esprit. Son rapport au Fils n'est
pas le même dans le status exinanitionis de celui-ci qu'après sa
résurrection. L'Incarnation, la kénose du Fils inverse en quelque sorte
l'ordre des processions trinitaires. Le Verbe incarné est conçu du Saint-
Esprit, qui exerce une médiation d'échange entre le Père et le Fils. C'est
là qu'apparaît le second aspect de l'Esprit (...): en vertu de cet aspect,
dans l'économie de l'Incarnation rédemptrice, l'Esprit assume la fonction
de proposer au Fils obéissant la volonté du Père sous la forme d'une règle
inconditionnelle qui, dans la Passion, devient même inexorable. Après la
Résurrection, le Fils aussi, de son humanité, envoie l'Esprit, mais dans sa
kénose, c'est sous la conduite de l'Esprit qu'il accomplit sa mission.»
(voir T.D.II,2,p.167-175 et 476-479. Voir aussi SCHWAGER, Der Sohn Gottes
und die Weltsünde, dans Zeitschrift für Katholische Theologie, 108(1986),
p.21).

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qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tout». (T.Ä.III,2,2,
p.478,citant 1Cor.15,24.28)

-V-Conclusion.

1-Connaissance et amour.

Face à l'expérience du mal sous toutes ses formes, face à l'espérance d'un
salut, se présente à la conscience croyante la figure objective du Christ —
objective en tant qu'elle s'affirme comme une personne réelle, vivante,
existant en soi à la fois comme Dieu infini et comme homme situé dans le
temps et l'espace. Cette figure se présente à la perception et à la
connaissance humaines, certes comme 'objet' à percevoir et à connaître,
mais objet unique en tant qu'il vient à l'être humain connaissant par le
fait d'une mystérieuse initiative divine.

Dans le premier volume de la Logique (T.L.I,p.74-77), Balthasar expose sa


conception phénoménologique de la relation sujet-objet, et dans ce contexte
il précise la signification et la portée du mot 'amour'. Il rappelle la
dualité réceptivité-spontanéité qui régit le rapport du sujet connaissant
avec l'objet connu. Pour le sujet réceptif, la vérité, c'est l'expression
juste de ce qui existe en soi, tandis que chez le sujet créatif, l'esprit
va à la rencontre de l'objet, l'intègre dans son savoir et sa mémoire:
ainsi et ainsi seulement, l'objet a pour lui 'un sens'.
Ainsi la connaissance ne vise pas seulement l'exactitude ("Gerechtigkeit"):
l'esprit «jeté dans la nécessité de connaître» ("hineingeworfen in das
Erkennenmüssen") se trouve engagé envers l'objet dans un rapport qui
participe à l'amour.
Ce n'est pas encore la libre adhésion ("Zuwendung": se tourner vers,
s'adresser à), l'amour spirituel libre pour son objet, mais l'acte de
connaissance est déjà implicitement une attitude de désintéressement
("Selbstlosigkeit": dépouillement de soi).
Balthasar y voit une participation analogique à l'assignation souveraine de
la vérité ("Zumessung: attribuer en fixant la mesure) par la connaissance
créatrice de Dieu —car en Dieu il s'agit, non de la seule rectitude, mais
de création: le regard de l'amour est un regard créateur.
Ainsi la Dramatique semble axée sur une notion qui se précise de façon
concentrique: la conjonction ("Zusammenspiel") de la liberté finie et de la
liberté infinie; le point central de ce "Zusammenspiel", c'est le 'pro
nobis'.

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2-La question du langage.

Les créatures: langage de Dieu; les êtres humains: langage des créatures.
La Révélation dit Dieu dans le langage humain: en Christ la Parole de Dieu
est une personne humaine objectivement située, Parole préparée avant le
Christ et répercutée à travers les siècles après lui. En l'homme, les
choses perçues se font parole; le Christ perçu concrètement se fait parole
des hommes, à la fois selon la 'nécessité de dire' qui régit la conscience
humaine connaissante, et de par l'initiative libre de Dieu qui parle le
langage humain. La théologie est une élaboration critique de cette parole
divino-humaine. Elle porte à son extrême la double nécessité qui s'impose à
l'être humain parlant: la nécessité de dire, et la nécessité de 'véri-fier'
ce qu'il se trouve nécessairement en train de dire —vérifier, non pas
seulement par obligation morale (ne pas mentir, ne pas (se) tromper), mais
plus immédiatement encore, pour pouvoir se fier à cette parole sienne qui
le constitue lui-même.157

Dans le déroulement de sa trilogie, et plus spécialement dans la Logique,


ainsi qu'en plusieurs autres lieux de son oeuvre, Balthasar a exprimé ce
que sont pour lui le langage en général et le langage théologique en
particulier: c'est de cette explicitation que j'essaierai de rendre compte
dans la section intitulée "Le langage et la théologie selon Balthasar".

157C'est le thème obsédant du «souci de vérité dans la rage de dire» dans


L'Innommable de Samuel BECKETT, Paris, éd. de Minuit, 1953,p.21.

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B.PERSPECTIVES.

-I-.La tragédie suprême.


1-Le Drame: la Révélation comme événement.

Le concept-clé qui oriente toute la perspective de cet édifice est celui de


'drame'158. Chez Balthasar, le drame constitue même l' axe principal
d'un argument apologétique de base: selon lui, seul le christianisme prend
au sérieux le dramatique de l'expérience humaine, et inversement, seule la
perspective dramatique peut adéquatement rendre compte de la révélation
chrétienne159. De façon plus insistante encore, lorsque Balthasar veut
récuser toute formulation doctrinale qui prétendrait éluder le risque du
'mauvais choix' en contournant «l'acte de la liberté qui se saisit d'elle-
même», l'argument décisif qu'il y oppose, c'est qu'un tel propos «priverait
la relation entre Dieu et la créature de la dramatique qui lui est
essentielle.» (T.D.III,p.138; ci-dessus p.26).

Il semble par ailleurs évident que tout drame présuppose l'existence d'au
moins deux libertés, —en l'occurrence la liberté de Dieu et celle de la
créature— et que c'est «la contraposition de ces deux libertés qui est la
condition même de toute dramatique divine.»160

Ce qui ressort ainsi de nombreux textes répartis dans toute cette oeuvre
théologique, c'est que cette dimension dramatique est une sorte d'a priori,
comme le critère d'authenticité de toute annonce de la Révélation et de
toute élaboration théologique, car la manière de comprendre la Révélation
est la pierre de touche de toute théologie chrétienne. (T.D.II,l,p.45-46)161

158«(...)entre Dieu et l'homme règne (waltet) une analogia libertatis .(...)


la définition décisive de Dieu, celle aussi de l'homme, est la liberté.
(...)L'analogia libertatis rend possible le drame dans lequel Dieu et
l'homme sont engagés chacun à sa manière, et dans lequel en fin de compte
est en jeu le sens du réel dans sa totalité.» W.LÖSER, T.D.II,l: Der Mensch
in Gott, dans Theologie und Philosophie, 53(1978), p.309-310.
159J.M.FAUX, La pensée de Hans Urs von Balthasar (recension de la
Théodramatique), dans Nouvelle Revue Théologique, 1976, n°6 p.875.
160E.GAZIAUX, recension de T.D.II,l, sous le titre L'Homme en Dieu, dans
Revue Théologique de Louvain, 20(1989), p.381-382.
161On retrouve cette même préoccupation dans le commentaire de Balthasar sur
l'oeuvre de Hölderlin (T.Ä.III,1,2,p.644-682) «Par le moment christologique
caché, le kénotique, l'humilité de tout amour mondain, de toute figure
mondaine acquiert un reflet divin (Glanz), mais à ce prix cependant que sur
le divin tombe l'ombre de l'éphémère et de la tristesse (Schwermut).»
(p.665)

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«L'approche théodramatique montre sa force en ce que c'est la Révélation


qui s'explicite elle-même (sich auslegt); le drame de l'événement
Révélation (Offenbarungsgeschehen), c'est la Révélation qui se déroule par
elle-même: la vérité est événement.162»
Ainsi l'histoire du salut est le déroulement d'un drame au cours duquel le
divin, paradoxalement, s'implique concrètement et totalement dans l'humain,
mais sans perdre son altérité.

Balthasar se réfère à la révélation biblique, laquelle parle de "l'abîme


incandescent" (Glutabgrund) de la colère et de l'amour divin: il veut
prendre en compte dans sa théologie toute la tension (Spannkraft) qui se
manifeste dans la Parole de Dieu163.
E.Biser se fait l'écho de cette insistance: «L'agneau qui porte le péché
est frappé par l'éclair du jugement de Dieu (T.D.III,p.322); selon
Balthasar, la Colère est un trait réel et irréductible (unaufhebbar) de
l'image de Dieu même dans le Nouveau Testament (T.D.III,p.317).»

Mais cette insistance est telle qu'elle inspire à Biser une certaine
réticence: comment est-il possible, demande-t-il, si tel est le destin
terrestre du Christ, qu'à l'instant de la déréliction absolue il puisse
encore appeler Dieu 'son Père'? Crier «Mon Père!» ne suppose-t-il pas la
persistance d'un sentiment de confiance, peu compatible avec l'évocation
d'un tel déferlement de la colère divine?164

On pourrait sans doute répondre à Biser dans les termes mêmes de Balthasar:
en Christ coexistent, mystérieusement mais en toute simultanéité, l'union
intime absolue avec le Père et l'abandon jusque dans l'abîme infernal de
Celui qui a été fait péché pour nous, et l'expérience de cette déréliction
est à la mesure —infinie— de l'intimité divine dans l'échange trinitaire;
l'acceptation libre de la kénose extrême coïncide avec la passivité absolue
de Celui qui subit l'impact de la Colère.

162E.BISER Das Göttliche Spiel dans Theologische Revue 77(1981) n°4, col
268-271) "Ereignet sich": advient, se produit. Chez Balthasar comme chez
Heidegger, l'étymologie "eigen" (propre, approprié) y est réactivée ("er—
eignen"): ce qui est 'événement' advient comme imprévisible, non
déductible, en un lieu unique et irremplaçable qu'il s'approprie comme son
lieu propre.
163R.SCHWAGER Der Sohn Gottes und die Weltsünde, dans Zeitschrift für
Katholische Theologie 108(1986) p.5.
164E.BISER, op.cit.p.256-276.

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Dans la démesure divine, l'intimité trinitaire n'est ni perdue ni


provisoirement occultée par l'abandon total subi par le Verbe incarné, et
inversement, la déréliction éprouvée par le Fils n'est ni relativisée ni
allégée par la conscience de son statut trinitaire: la totale intimité dans
l'infinie distance, c'est l'oeuvre de l'Esprit en qui, à la pointe extrême
de la kénose, se rejoignent dans une unité infrangible le déroulement
temporel de l'économie du salut et l'Eucharistie éternelle du Fils dans sa
relation au Père. (voir ci-dessus pp 36;44;46;56-59)

La 'substitution inclusive' comme pierre de touche de la foi.

C'est sur l'arrière-plan de ce paradoxe dramatique que le concept de


'substitution inclusive' selon Balthasar prend tout son poids de réalité:
Celui qui entraîne avec lui —chez lui, c'est-à-dire dans la relation
trinitaire— ceux à qui il 'se substitue', c'est l'infiniment abandonné sous
l'irrémédiable déferlement de la Colère, celui qui, par cette passivité
même, dans sa capacité de souffrir au-delà de toute limite, "prend sur lui
le péché du monde".

C'est ainsi que s'accomplit au niveau de l'infinitude divine la présence


salvatrice évoquée par Nabert: celle d'une conscience «qui se reconnaît
dans le coupable et le malheureux» (v. ci-dessus p.142;147). Désormais, en
lui ils sont 'chez eux' dans la relation intratrinitaire où coïncident la
gloire et la non-puissance, la dépendance totale, la liberté absolue, la
distance infinie et l'intimité parfaite. (Abstieg zur Hölle, Skizzen IV,
p.394-399)

Dans ce contexte, on comprend mieux ce que Balthasar veut dire quand il


désigne la reconnaissance de la 'substitution inclusive' comme la pierre de
touche de la foi (Christen sind einfältig, p.55ss). En effet, au mystère
abyssal de la liberté humaine et du 'péché du monde', seule la portée tout
aussi abyssale du Descensus peut correspondre. Mais il faut qu'en soit
perçue la réalité concrète: Balthasar investit son tempérament passionné,
son style, et l'ampleur de l'édifice de sa trilogie pour mettre en évidence
la tension dramatique du vécu humano-divin dont le déploiement prolonge la
tragédie grecque en en faisant éclater les limites.

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238

2- La Tragédie grecque comme héritage.

Dans T.Ä.III,1,p.94-104, l'introduction de Balthasar à la tragédie grecque


(ainsi qu'aux voix qui avant et après lui font écho: Virgile et Homère)
situe ce moment de l'histoire culturelle occidentale vis-à-vis du
christianisme, et présente sous cet angle sa vision du drame divino-humain.
Car la religion ne se contente pas d'une simple transcendance de la
nostalgie humaine: il faut que soit pris au sérieux l'appel venant de
l'être (der Anruf aus dem Sein) qui force l'individu à sortir de lui-même
pour entendre un appel personnel. Un tel appel retentit dans la tragédie
grecque, au-delà de l'ambiguïté du mythe, —car du mythe on ne sait s'il est
un appel de l'esprit (geisthaft) venant de la profondeur de l'être ou
projection de la personnalité humaine dans l'être impersonnel.
(T.Ä.III,1,2,p.958ss)

Chez les tragiques grecs, le noeud du drame ne se situe pas dans la


conjugaison des deux libertés, divine et humaine, mais dans une tension
extrême entre l'homme et son destin. L'être humain souffrant est acculé aux
limites extrêmes de sa force et de ses possibilités, il se trouve livré à
des êtres humains, ses semblables, amis ou ennemis, de qui son sort dépend,
et au Dieu qu'il va supplier devant ses autels. (T.Ä.III,1,2, p.100-104)
Balthasar voit dans la tragédie grecque la persistance du vieux dogme
homérique de l'opposition originelle, de la distance infranchissable entre
Dieu et l'être humain, et en même temps de la totale remise de soi à Dieu —
à l'extrême opposé par conséquent de la tendance philosophique à considérer
l'être comme englobé en lui-même (Rundung des Seins in sich selbst) et à
renfermer l'être humain en soi. (ibid.p.95)

Aucune édulcoration esthétisante: une mise en scène sanglante de la vérité


et de la justice, de la souffrance extrême qui dénude l'être humain, le
démasque (entlarvt) et l'humilie. L'humain qui émerge de la tragédie
grecque, c'est l'homme royal, seul capable de faire face à ce destin,
destin qui finalement le brise, mais en révélant dans cette défaite même
comme un parfum (als Duft) de "l'être-humain", voire l'essence même de
l'être. (T.Ä.III,1,2,p.96)

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Chez Homère, il y a une cohabitation des dieux et de l'homme dans l'être,


mais il y a une séparation infranchissable entre les dieux immortels et
l'homme mortel. (T.Ä.III,1,1,p.46-72) Dans la tragédie grecque, Dieu est
libre, il peut sévir ou tolérer: l'homme qui prie ne peut que s'absorber
dans cette liberté (betet in diese Freiheit hinein. ibid.p.49) C'est Dieu
qu'il faut accuser des maux que le poète chante, car c'est Zeus qui
répartit le destin entre les hommes selon son bon vouloir. (ibid.p.68) Le
test de validité de la croyance, c'est le réalisme cru de l'évocation de la
souffrance humaine sous ce destin de mort.
L'homme souffre à la fois par ce qui lui est infligé, et aussi d'être
acculé à accuser Dieu. Mais en même temps ce Dieu surgit au-dessus de
l'être humain pris dans les filets de son destin (ins Netz getrieben.
ibid.p.98)

L'inouï de la dramatique grecque (das Unerhörte), c'est précisément, non


seulement que la souffrance n'y est pas niée (réduite à une apparence par
la pensée philosophique), ni non plus éludée (dans l'échappatoire d'une
quelconque 'eudaimonie'). Au contraire, c'est précisément au travers de
l'extrême souffrance que se trace le chemin de l'homme vers Dieu et la
révélation profonde de l'être.
Or, Balthasar y voit la manifestation du courage (Tapferkeit: vaillance,
héroïsme) du coeur humain dépouillé de toute protection (ungeschützt), un
courage qui a pris la décision de laisser surgir la lumière (aufleuchten
lassen) de Dieu dans l'obscurité qui est son contraire. Selon Balthasar,
cette vérité nécessaire échappera aux philosophes grecs dont l'oeuvre
prendra le relais de la tragédie (Balthasar vise ici surtout Platon et
Aristote).(ibid.p.96)
Selon Balthasar, les chrétiens se ressentent comme les héritiers légitimes
de toute centration sur Dieu (Gottangewiesenheit) ou d'exposition à Dieu.
(T.Ä.III,1,1,p.288)

Mais c'est précisément avec la philosophie que dialogueront les chrétiens,


et non pas avec la tragédie, alors que c'est le tragique grec qui «élabore
le grand chiffre authentique (die grosze, gültige Chiffre) de l'événement
humain qu'est le Christ qui absorbe et dépasse tous les 'chiffres'
précédents.» (ibid.p.94)

239
240

On retrouve ici, en d'autres termes, le réflexe apologétique qui traverse


la trilogie, selon lequel, à la base même de toute entreprise de
formulation de l'histoire du salut, Balthasar place comme critère
d'authenticité la pleine prise en compte de la dimension dramatique du
rapport entre Dieu et l'être humain.
En effet, la splendeur qui émerge dans la tragédie grecque à travers
l'extrême abandon de la souffrance est celle de «l'homme mythique, c'est-à-
dire celui qui, dans son destin, est formé, exalté et humilié par Dieu. Or
le Christ occupe cette place en l'élevant à l'extrême (überhöhend), de
sorte que, après le Christ, aucune autre tragédie, au sens le plus élevé du
terme, ne peut plus être composée ni jouée. La splendeur qui rayonne [de la
tragédie grecque] s'accomplit pleinement (geht auf) dans la splendeur du
Kurios.» (ibid.p.97)

De la confrontation avec les tragiques grecs, l'exposé de Balthasar fait


émerger quelques autres thèmes.
Dans le déroulement de la tragédie, il ne s'agit nullement de fatalisme; la
liberté humaine y intervient (ist mit auf dem Plan), mais dans un contexte
de mystère: celui de la dimension insondable de l'expérience de la
culpabilité. Car Agamemnon est coupable d'avoir tué Iphigénie, de même
qu'Electre et Oreste sont coupables de leurs meutres. Antigone, elle, est
coupable, sinon de meurtre, du moins de s'être vouée à sa propre perte sans
considération pour son amant et sa soeur.
Mais cette culpabilité est mystère: est-ce une faute personnelle, est-ce le
dévoilement d'un esprit de malédiction qui pèse sur des générations
(Enthüllung des Geschlechterfluchgeists), ou plus globalement la
manifestation de l'impureté constitutive de toute expérience humaine? Quoi
qu'il en soit, c'est dans l'ambiguïté de cette implication de l'être humain
dans son destin de souffrance que surgit la figure du Dieu. (ibid.p.98)165

De plus, pour la tragédie grecque, il n'y a pas de perspective d'existence


humaine après la mort. Lorsque se noue l'intrigue de tragédie, sa solution
(Lösung: dé—nouement) ne peut être cherchée au-delà (dahinter: derrière ce

165L'apologétique de A.Gesché interprète la même confrontation dans la


perspective inverse: il oppose le destin d'Antigone, pour qui la lutte «non
seulement n'est pas permise, elle est impossible», à la tradition
chrétienne selon laquelle le mal peut et doit être combattu, ou plutôt
battu. (Le Mal, p.131-132)

240
241

noeud), mais seulement à l'intérieur même du tragique. «Toute la pression


de l'éternité pèse sur le maintenant temporel.»166

Il est moins évident que, comme l'affirme Balthasar, ce lieu intra-


dramatique de l'émergence soit comparable à «la qualité du sacramentel,
qualité qui englobe et dépasse le tragique de cette émergence.»167
Certes, comme le rappelle l'auteur, le sacramentel, lui aussi, réfère à sa
propre plénitude et à sa propre profondeur, et non pas à quelque chose
d'extérieur; les sacrements ne réfèrent à un Autre (deuten hin) que dans la
mesure même où leur signification émerge (deutet her) d'une présence qui
constitue leur plénitude.168
Cependant, ce rapprochement par Balthasar semble appeler un correctif: les
actes sacramentels, s'ils sont vécus par les croyants qui sont
effectivement exposés à l'expérience du tragique, sont aussi le vécu
liturgique de la distance théologique, d'un acquis formel de chrétienté qui
les différencie du déroulement des tragédies grecques. Il reste vrai
cependant que le sacramentel, dans la perspective ici évoquée par
Balthasar, conserve avec le tragique grec ce trait commun de ne pas situer
l'ouverture vers le divin hors de la menace radicale qui pèse sur la
destinée humaine: ni échappatoire, ni métamorphose de la souffrance, mais
venue du divin dans les limites mêmes de la condition humaine. (ibid.)

Dans l'univers tragique grec intervient la théophanie.

Les événements au cours desquels l'être humain est livré à la puissance


divine -ou se livre à elle- sont déclenchés par Dieu: c'est donc à Dieu
qu'en appartient le dénouement. Mais ce n'est jamais la théophanie perçue
par les sens qui a le plus de poids (das Schwergewicht): elle reste un
élément extérieur, souvent contingent (entbehrlich: dont on peut se passer)
par rapport à l'événement intérieur essentiel. Dans «la monstruosité de la
souffrance de l'être humain dans le destin auquel il est livré169», la

166«Der ganze Druck der Ewigkeit lastet auf dem zeitlichen Jetzt.»
(ibid.p.99)
167«die sie überbietende Qualität des Sakramentalen.» (ibid.)
168«(...)bedeuten nicht auf ein anderes hin, sondern auf ihre eigene Fülle
und Tiefe; sie deuten nur hin (...) wenn sie zugleich [von erfüllter
Gegenwart] her deuten.» (ibid.)
169«in der Ungeheuerlichkeit des menschlichen Leids und Geliefertseins.»
(ibid. p.100)

241
242

théophanie, c'est la 'Splendeur-Seigneurie' (Herrlichkeit) qui témoigne


d'elle-même.

On saisit l'intention de Balthasar dans cette évocation de la théophanie du


Dieu qui, dans le tragique grec, reste effectivement éloigné (wesenhaft
fern): tout comme le Christ occupera de façon indépassable la place de
"l'homme mythique" de la tragédie, l'incarnation du Verbe divin dans la
non-puissance du Crucifié prendra en toute plénitude la place de ces
théophanies limitées, contingentes, accessoires, dont la splendeur se
manifeste à l'intérieur du destin de l'humanité souffrante (ibid.p.99-100)
C'est le sens d'une phrase de Balthasar située au début de la section
"Tragédie et Splendeur": «Le sérieux absolu de la grande tragédie, ainsi
que sa compréhension de la "splendeur-seigneurie", pénètre immédiatement et
s'accomplit (geht unmittelbar ein und auf) dans le drame du Christ, si
totalement qu'elle ne pourra plus être répétée après lui.» (ibid.p.94)
Ainsi Balthasar nous fait prendre la vraie mesure du tragique grec; ainsi
aussi il investit son style et son tempérament pour faire ressentir à ses
lecteurs l'impact du tragique christologique: les limites de la tragédie
grecque y éclatent aux dimensions du drame divino-humain qui culmine dans
la Passion du Christ.

-II--Le libre arbitre:logique et mystère.

La 'liberté-choix', le libre arbitre: un thème omniprésent dans les textes


commentés ci-dessus, mais qui ne laisse pas de confronter la logique
théologique à des contrastes et des tensions dès lors qu'il s'agit, pour la
logique humaine, d'évoquer et commenter le mystère —épreuve certes
inhérente à toute réflexion croyante, mais ici souvent réactivée par le
tempérament de Balthasar et par le caractère passionné, voire véhément, de
son expression.

1-Le choix impensable.

Celui que nous désignons par le vocable 'Dieu', nous l'identifions comme
Créateur. L'entendement humain, prononçant dans l'enceinte du christianisme
l'énoncé "Dieu crée", déploie ce qui est pour la réflexion un paradoxe: par
l'acte créateur est posée dans l'existence une réalité distincte de Dieu,

242
243

ce qui a l'air de constituer un "plus que Dieu seul" —paradoxe souvent


commenté dans l'histoire de la théologie.170
Mais l'entreprise christocentrique de Balthasar dans la trilogie situe
d'entrée de jeu cette affirmation dans la perspective du drame divino-
humain. Car au centre de gravité de l'univers créé se situe un être libre,
d'une liberté à la fois reçue et redevable d'elle-même en son principe
comme à chaque moment de son exercice, et cependant réelle au point d'être
capable de s'opposer à son créateur. Paradoxalement distincte de la liberté
infinie qui la crée, c'est la réalité concrète et agissante de la liberté
finie qui non seulement est la condition de possibilité du drame qui se
déroule dans l'histoire, mais qui en constitue le protagoniste humain.

Ordonnons d'abord en quelques points, parmi les thèmes que nous avons
rencontrés, ceux qui sont à la base de constructions logiques dont il faut
certes repérer et prendre en compte les limites, mais dont il s'agit
surtout de laisser émerger l'intention spirituelle profonde171.

-1- Nous avons vu que la dimension dramatique —c'est-à-dire le déroulement,


dans l'histoire du salut, de la confrontation entre la liberté infinie et
la liberté finie— a chez Balthasar le statut d'un critère d'authenticité de
toute formulation du kérygme et de toute réflexion théologique.
-2- La capacité de choisir pour ou contre la liberté infinie qui la crée
libre définit la dignité de la créature humaine, mais cette dignité
implique la possiblité du 'mauvais choix'. Selon Balthasar, ce mauvais
choix revient, pour la créature, à refuser de se reconnaître redevable de
sa liberté à son créateur, à usurper une autonomie originaire qui puisse

170Dans T.L.II,p.164-170, Balthasar situe dans la perspective trinitaire la


possibilité de la création d'un "autre que Dieu": «Là où Dieu (comme Yahveh
ou Allah) ne peut être que l'Un, on ne peut trouver d'explication
satisfaisante pour l'Autre (...), tandis que dans la perspective
trinitaire, l'autre de la création s'accomplit (sich ausrichtet: s'aligne,
s'obtient) selon l'image originaire de l'Autre divin (am Urbild des
göttlichen Anderes).» (p.166) Dans le même sens, il cite Barth: «En Dieu
même, dès l'origine (zuvor) il y a l'altérité, non pas celle du monde, mais
la propre altérité de Dieu.» (ibid.p.138, note 14, renvoyant à KD. II/l
p.562)
171Dans les pages qui suivent, les renvois aux écrits de Balthasar sont
accompagnés d'un rappel de leurs dates respectives de publication: il
s'agit de mettre en évidence que les avatars de la logique qui s'y exprime
ne se situent pas sur un parcours chronologique qui les résoudrait
progressivement en une cohérence finale. Si progrès il y a, c'est celui
d'une plus totale ouverture sur le mystère.

243
244

s'exercer sans se référer à la norme infinie. (ci-dessus p.41ss;


T.D.III,p.306)
-3- Certes, la protestation de la créature faillible, souffrante ou apeurée
devant son destin peut susciter en son imaginaire la nostalgie d'une
existence libre mais non pécheresse, non exposée au risque du 'mauvais
choix'. Mais précisément Balthasar insiste sur le fait que, si Dieu fixait
d'emblée dans le bien l'exercice de la liberté, il priverait la créature de
ce qui définit sa dignité. (T.D.II,l,p.246ss ;T.D.III,p.138)
-4- Cette formulation négative est reprise en termes positifs par l'auteur:
d'une part, la liberté donnée ne peut être reçue que librement, ce qui
implique que la créature doit "se saisir de sa liberté", c'est-à-dire
exercer effectivement son choix dans un acte.
Mais d'autre part, pour le Dieu qui ainsi se définit, la création d'un être
libre qui lui fait face ne peut pas se limiter à un acte neutre qui
s'épuiserait dans l'acte créateur. En effet, le Dieu qui crée est Trinité,
c'est-à-dire relation subsistante entre personnes infiniment distinctes et
infiniment unies, donation et réception réciproques dans l'unité.172
Car donation et réception définissent la relation d'amour, et qui dit amour
dit: distance qui donne la mesure de l'acte libre qui unit. Sans distance
et liberté, il n'y a que fusion, indistinction, unité immobile.
Or, dans la perspective trinitaire, créer un être libre, c'est ouvrir à
cette créature la participation à cette libre relation entre le Père et le
Fils dans l'Esprit, et une telle participation implique l'exercice effectif
d'une vraie liberté dans son espace propre.

2.L'existential surnaturel et la latence de Dieu.

Mais s'il apparaît, tout au long de la lecture de ces textes, combien


Balthasar souligne avec insistance la nécessité d'une certaine latence de
Dieu, qui doit voiler sa gloire pour que la créature puisse choisir pour ou
contre la norme de la liberté infinie, cette logique ne laisse cependant
pas de poser un problème: pour ou contre quoi la créature ainsi située
choisit-elle, puisque face à la tentation d'autonomie elle ne perçoit
qu'une présence voilée? Or, à propos de ce même dilemme, Balthasar souligne
par ailleurs qu'il est profondément mystérieux que la créature ait pu faire

172E.BRITO, Heidegger et l'hymne du Sacré, p.473, cite l'expression de


Balthasar dans Mysterium Salutis: «l'éternelle extériorisation de Dieu dans
le don tripersonnel des hypostases.» Voir aussi ibid.p.157 et ci-dessus
p.37-38.

244
245

un choix négatif alors que le bien suprême, à l'origine, était totalement


et immédiatement présent à sa conscience. (Der Christ und die Angst,p.78 -
1952-; ci-dessus p.88) Cette disproportion incompréhensible, nous savons
que Balthasar en conçoit la solution sous la forme d'un "existential
surnaturel", grâce spécifique et extrinsèque qui dote la créature d'une
capacité de choix dépassant les possibilités humaines. (T.D.III,p.126 -
1980-; ci-dessus p.213) Par ailleurs, la "latence de Dieu" semble se situer
au moment du choix effectif: elle doit permettre à la créature de se saisir
effectivement de sa liberté. (T.D.II,l,p.248-259; ci-dessus p.24-25)
Les concepts d'existential surnaturel et de latence divine semblent donc
fondés dans une logique incontournable: c'est la seule solution possible du
paradoxe que constitue la liberté finie en tant que toujours de nouveau
reçue et cependant réellement autonome.
Double nécessité: d'une part l'existential surnaturel est nécessaire pour
que l'être humain puisse reconnaître l'inimaginable divin qui excède ses
capacités naturelles de connaissance, et d'autre part, Dieu doit se tenir
dans une relative latence pour que l'être humain puisse exercer
effectivement son choix libre vis-à-vis de ce qui dépasse sa finitude.
Là encore, il y a paradoxe: le don de cet existential surnaturel et la
latence de Dieu sont à la fois une nécessité "logique" et l'initiative
libre de la grâce, non prévisible et non déductible. (ci-dessus p.218ss).

3-Logique et culpabilité, espérance et crainte.

Par ailleurs, Balthasar, rejoignant en ceci Nabert (Essai sur le Mal, p.94;
ci-dessus p.138), fait remarquer qu'il n'est pas possible de situer
l'exercice du libre arbitre "au commencement", puisque ce serait
présupposer «ce qu'il n'est pas permis de présupposer: la connaissance du
bien et du mal.» (Der Christ und die Angst, p.81 et passim -1952-; ci-
dessus p.88) Nous avons vu que Balthasar, comme Nabert, situe la solution
de cette énigme dans l'intervention du tiers tentateur, capable de débouter
la créature de la sécurité de son statut prélapsaire. (ibid.p.89; ci-dessus
p.151) Dès lors, la relative latence de Dieu ne fait que laisser à la
créature l'espace indéterminé où ce drame peut se dérouler.

Mais de toute manière, le drame reste régi par la même logique


contraignante, selon laquelle Dieu, sous peine de la priver de sa dignité,
ne pouvait dispenser la créature du risque de cet espace non protégé et de

245
246

cette tentation, du risque pourtant effrayant de la tentation qui l'expose


à l'abîme de la perdition. (ibid.p.85-86; ci-dessus p.89)
Risque effrayant en effet selon Balthasar, qui consacre des paragraphes
très insistants à la gravité et à la réalité du péché et à la crainte du
jugement divin, en particulier dans T.D.IV. (-1983-)
A propos de "l'analogie du péché", il rappelle le principe selon lequel le
refus de l'amour divin manifesté en Jésus-Christ est plus grave que les
manquements à la Loi en Israël. Il poursuit en évoquant ce qui selon lui
constitue «le noeud de toute la Théodramatique, à savoir que la révélation
plus évidente (gesteigerte: intensifiée) de l'amour divin suscite un
accroissement du refus, un approfondissement de la haine.» (p.245)
De plus, l'insistance peut se faire très lourde: «(...) chaque individu
après sa mort sera confronté avec la vérité sans voile et avec l'exigence
de Dieu. Ce qui est effrayant (das Erschreckende) dans cette idée, c'est
que, plus grand est l'amour qui est offert et témoigné à l'être humain,
plus exigeante doit être également la réponse attendue de lui» (p.264), au
point qu'il est «impensable qu'un être humain quel qu'il soit puisse tenir
face à la norme présentée par Dieu [à savoir: la norme de ce que Dieu, en
Christ, a fait pour l'homme], ou même qu'il puisse exciper de ses
prétendues 'bonnes oeuvres'.» (p.266) Or de ce refus qu'est le péché,
l'homme n'a qu'une conscience confuse de «paralysie, déchéance et
durcissement du coeur, qui ne satisfait à aucune norme de l'amour», qui n'a
pas la force d'y satisfaire. (Glaubhaft ist nur Liebe, p.44 -1963-)

Ce détour de la conscience amène Balthasar à une autre insistance: seule la


Révélation chrétienne, par le face à face du pécheur et du Crucifié, révèle
toute la gravité du péché. (ibid.p.43) «C'est à la déréliction sur la Croix
que nous reconnaissons ce dont elle nous sauve: ainsi l'amour divin tient
éveillée en nous la crainte», car «c'est la réalité de cet abandon par Dieu
qui révèle que l'enfer ne se réduit pas à une menace pédagogique ni à une
simple possibilité: c'est la réalité que connaît plus que tout autre
l'Abandonné de Dieu, le Fils éternellement uni au Père.» (ibid.p.62)
Aussi, l'espérance de l'homme pécheur ne peut être exempte de crainte:
c'est sa vie entière qui est objet de jugement, et «il n'est pas possible
qu'il n'y soit rien trouvé de damnable (Verdammenswert: digne de
damnation).»(T.D.IV,p.293 -1983) Plus encore: «L'amour qui ne connaîtrait
en soi aucune crainte du jugement (...) n'aurait pas sérieusement considéré

246
247

la Sueur de Sang et le bouleversement (Verstörung) de l'être de Jésus avant


la Passion.» (Glaubhaft ist nur Liebe, p.64 -1963-)

Il s'agit donc bien ici du poids de réalité du libre refus de soi-même, et


«si Dieu respecte la liberté ainsi donnée, il ne peut ni la subjuguer
(überwältigen) par sa puissance, ni se laisser imposer un pardon
extrinsèque par un "excès de mérite" du Christ.» (T.D.IV,p.p.258 -1983-)
Si on en reste à une telle prise de conscience, c'est l'idée même de la
portée salvatrice de la 'substitution inclusive' qui devient problématique.

Mais à ce propos intervient chez Balthasar une mise en question de la


possibilité même d'un refus total par la créature, une relativisation qui
fait contraste, d'une part avec l'évocation de la portée abyssale du refus
et de la crainte du jugement, et d'autre part avec la logique du Descensus.

4-Le Descensus: éventualité ou nécessité? Le problème.

De ce questionnement témoignent l'avertissement dans le titre même d'une


section de T.D.IV,p.273 -1983-: "Approximations sur l'Enfer", et le rappel
répété de cette nécessaire hésitation. En effet, pour Balthasar, le choix
libre humain entre le oui et le non à Dieu a quelque chose d'insondable, au
point que seul peut y correspondre ce qu'a d'insondable l'expiation divine
(T.D.III,p.312 -1980-): il s'agit de ne pas perdre de vue que le péché
ainsi évoqué, c'est le refus total de la Parole et de l'Esprit de Dieu.
Mais selon Balthasar un tel refus n'est pensable que comme un cas limite
(Grenzfall) (T.D.IV,p.271.-1983- v.ci-dessous p.80 n.): comment concevoir
que l'être humain puisse véritablement, dans sa révolte, résister jusqu'au
bout à ce Dieu qui se livre à sa place pour ses péchés? (Glaubhaft ist nur
Liebe p.54 -1963-)
En d'autres mots: est-ce que la créature finie peut à ce point se détacher
de Dieu par son refus qu'elle puisse ainsi se renfermer dans sa totalité
dans cette séparation? 173 C'est pourquoi d'ailleurs l'Eglise ne s'est
jamais prononcée sur la perdition d'un seul être humain. (Espérer pour
tous, p.32-1982-) Quiconque veut aller plus loin avance dans une région où
l'imaginaire défaille. (ibid.p.80)
Tout ceci, écrit Balthasar, devrait mettre en lumière «les limites internes
(die inneren Grenzen) et ce qui reste problématique (die Fragwürdigkeiten)

173 Voir aussi L'Enfer, une question, p.54-55 -1986-.

247
248

dans l'idée d'un choix absolument libre de la créature humaine dans un


refus total de Dieu (restlos: sans réserve). (T.D.IV,p.277 -1983; ci-
dessus, p.74,note 30)
Aussi, la réflexion sur ce mystère s'exprime sous le régime grammatical du
conditionnel: «Celui(...) qui se refuserait ainsi (...) et voudrait par là
prouver son statut d'absolu (Absolutheit) vis-à-vis de Dieu, s'y trouverait
confronté à (träfe auf: tomberait sur, rencontrerait) la figure de celui
qui est encore plus abandonné que lui.» (ibid.p.284)
De fait, dans cet esprit, on trouve même, chez Balthasar, des évocations
'au conditionnel' de ce "processus inimaginable" du Descensus: «on peut se
demander s'il ne serait pas loisible (freistehen) à Dieu de rencontrer le
pécheur qui s'est détourné de lui dans la figure d'impuissance du frère
crucifié, abandonné de lui (...)» (Skizzen IV, art. Eschatologie in Umrisz,
p.443-444 -1974-)174

Nous avons vu comment Balthasar conçoit dès lors la réalité de l'enfer -


mais c'est encore exprimé dans une modalité conditionnelle: «Si cela était
pensable, (...) il resterait dans l'enfer, comme ce qui est définitivement
damné par Dieu, le péché séparé du pécheur par l'oeuvre de la Croix.»
(T.D.IV,p.p.287 -1983-) Mais par ailleurs, il fait remarquer qu'il y a une
disproportion entre nos actes quotidiens relatifs, partiellement motivés
et responsables, et le caractère absolu d'un choix définitif contre Dieu.
C'est pour contourner cette difficulté qu'il évoque l'enchaînement des
choix négatifs partiels, chacun préparant et aggravant les choix
ultérieurs, comme une spirale du péché dont on pourrait concevoir qu'elle
mènerait en fin de compte à la perdition.
C'est aussi dans cette optique qu'il cite Ratzinger, qui attribue aux
menaces de perdition formulées dans les évangiles une fonction pédagogique
visant à nous faire prendre conscience de la gravité de nos choix.
(L'Enfer, une question, p46 -1986-; ci-dessus p.108)
Il n'empêche que Balthasar répète sur un ton d'exclamation combien il est
difficile d'imaginer que la créature, dans sa condition de faiblesse et de

174R.SCHWAGER (Der Sohn Gottes und die Weltsünde, dans Zeitschrift für
Katholische Theologie, 108-1986, p.28) paraphrase Balthasar comme suit:
«Balthasar ne contredit en rien le principe selon lequel nous ne serons pas
sauvés contre notre volonté (T.D.IV,p.261); cependant il émet des réserves
quant à la représentation d'un choix autonome et libre (freie Selbstwahl)
de l'homme dans un refus total de Dieu (T.D.IV,p.277). Il cherche à cerner
de plus près ce dernier point en subordonnant l'abandon par Dieu du pécheur
endurci à l'abandon par Dieu du Christ crucifié et mort. (T.D.IV,p.283-
286).»

248
249

relative ignorance, puisse effectivement en arriver à une telle persistance


dans le refus qui l'emprisonnerait dans la déréliction de l'enfer, tout
autant qu'est difficile à analyser la relation entre la réalité de chaque
acte contingent et la notion d'un choix décisif pour ou contre Dieu.
De telles formulations semblent donner à l'extrême kénose dans le Descensus
un statut quelque peu inattendu: non plus l'acte par lequel le Fils incarné
prend effectivement sur lui le péché (effectif) du monde, mais une sorte de
présence préalable par laquelle le Fils s'exposerait à la Colère qui
frapperait l'hypothétique, voire improbable pécheur qui s'enfoncerait dans
son refus.

Or, selon Balthasar, l'exinanition du Christ dans les enfers constitue


l'expérience sans allègement de l'abandon total du Père, car de cette
expérience assumée librement, aucune perspective d'une issue ne vient
adoucir la souffrance, «toute issue est murée». C'est à ce prix, selon
Balthasar, que la kénose du Christ est salvatrice, et qu'il peut se
substituer à ceux des humains que leur persistance aurait enfermés dans
leur négation.175
Rappelons aussi la dimension trinitaire de la kénose extrême dans le
Descensus -fondement absolu souligné à maintes reprises par Balthasar, et
qui pourrait sembler peu compatible avec une évocation au conditionnel.176

Il est apparu, tout au long du chemin suivi avec Balthasar,que le parcours


théologique, en un aller-retour sans fin, est tendu dans une dramatique
espérance entre le mystère insondable et le besoin humain de cohérence (ci-
dessus p.81). A aucun autre point de vue peut-être cette tension n'apparaît
plus évidente qu'à propos de la relation entre la logique du Descensus et
la kénose fondamentale intra-trinitaire.

175 Der Christ und die Angst, p.38-39;89,-1952-; Theologie der drei Tage,
p.161-163,-1970-; Abstieg zur Hölle, -1970- dans Skizzen IV, p.394-399;
T.D.III, p.325 -1980- De plus, nous l'avons vu, Balthasar éprouve à ce
propos le besoin de souligner que même la kénose salvatrice dans les enfers
respecte la liberté de choix de la créature. Certes, le réprouvé, c'est la
créature en tant qu'elle reste enfermée par sa persévérance dans son choix
libre contre Dieu: une intervention libératrice de la toute-puissance
divine équivaudrait à faire violence à cette liberté. Mais ici, c'est la
non-puissance de Dieu, dans l'extrême passivité du Fils dépouillé et
abandonné, qui assume par ce dépouillement les conséquences d'un tel refus.
Ce que la puissance divine ne pourrait accomplir sans faire violence à la
liberté humaine, la kénose du Fils l'accomplit en libérant le réprouvé de
son emprisonnement dans son propre refus. (T.D.IV,p.284ss -1983-; ci-dessus
p.110)
176Theologie der drei Tage, p.85-86 -1970-; T.D.II,2,p.167 à 175 -1978-.

249
250

Le principe en est exprimé de façon très précise dans la sous-section qui


termine la Dramatique Théologique: «la relation entre theologia et
oikonomia laisse un espace pour l'emploi simultané d'un vocabulaire
différent: dans la mesure où dans l'oikonomia se situent (sich begeben:
adviennent) des choses appartenant à la réalité la plus élevée, il semble
tout d'abord qu'à cette réalité corresponde une simple possibilité (eine
"blosze" Möglichkeit), ce qui n'est pas erroné pour autant qu'on garde à
l'esprit que ce qui est réalisé en économie s'enracine dans une liberté
divine englobante (...). Mais on doit aussitôt prendre en compte (gelten
lassen: faire valoir) que l'infiniment riche peut toujours s'enrichir à
partir de la richesse de sa liberté, et cela d'autant plus que la richesse
absolue se situe précisément dans la gratuité du don, gratuité qui
présuppose un vouloir-être-"pauvre", aussi bien pour se laisser conférer un
don (sich beschenken lassen) que pour pouvoir s'extérioriser (sich
entäuszern). Si ce principe vaut déjà dans la relation intratrinitaire, on
ne voit pas pourquoi il ne pourrait et ne devrait pas valoir également pour
l'oikonomia qui est fondée et incluse dans la théologie (eingebettet: elle
y a son 'lit').»(T.D.IV,p.465)

Balthasar exprime le même mystère à de nombreuses reprises dans les volumes


III et IV de la Théodramatique:
«La Croix manifeste le mystère de la distance infinie intratrinitaire entre
le Père et le Fils, distance dans laquelle s'inscrit l'abandon du Fils sur
la Croix.» (T.D.III,p.326-327)
«Le Fils, dans sa personne incarnée, transporte dans l'histoire du salut
"l'être-autre" mutuel du Père et du Fils, et absorbe dans cette unité qui
est distance, dans cette distance qui est unité, l'éloignement opéré par le
péché du monde.» (T.D.IV,p.232)
«Mais ceci n'implique, ni que Dieu serait dépendant de la contingence du
péché, ni à l'inverse que tout serait joué d'avance (...): en Dieu le
contingent et la volonté divine sont conjoints.» (T.D.IV,p.214-215)
Le drame intratrinitaire (la kénose fondamentale) surplombe le temps, mais
constitue la réalité même du déroulement temporel de la Croix et de la
Résurrection. (T.D.II,2,p.208-209) La trinité et l'incarnation se répondent
dans un rapport intime, réel et précis: «L'engendrement éternel du Fils par
le Père contient des abîmes qui en Dieu ont toujours déjà été mesurés et
franchis (durchmessen) mais,dans l'ouverture d'un monde créé fini, doivent
d'abord être traversés pas à pas comme formes de l'aliénation

250
251

(Entfremdung). Dans l'événement Incarnation, le Fils comme homme traverse,


en communauté avec tous les souffrants, les espaces de déréliction que, en
tant que Dieu, il avait toujours déjà derrière lui.» (T.D.IV,p.459)
Ainsi la totale aliénation de soi-même (die vollkommene Selbstentfremdung)
par le Christ dans l'expérience de l'enfer est fonction de l'obéissance du
Fils incarné, obéissance qui est elle-même fonction de son libre amour pour
le Père.177 Ainsi le Descensus jusqu'à la kénose ultime de l'abandon de
l'enfer est l'extrême manifestation de la distance infinie entre le Père et
le Fils dans l'unité de l'Esprit.178

5.La pensée théologique et le mystère.

Ainsi Balthasar insiste à de nombreuses reprises sur ce mystère insondable


qui conjoint d'une part le caractère contingent, éventuel du "péché du
monde", —acte qu'il ne faut donc pas concevoir comme un événément inclus
d'avance dans le plan divin—, et d'autre part la relation intrinsèque entre
la réalité éternelle des relations trinitaires et l'exinanition du Fils
incarné dans le Descensus : kénose extrême qu'on ne peut donc pas non plus
réduire essentiellement à une réponse contingente à la contingence du
péché. «Car autant il n'est pas vrai que Dieu ait été forcé par le péché du
monde de changer son plan de création, autant il n'est pas possible non
plus de dire que Dieu aurait conçu d'avance le monde comme le théâtre d'une
aliénation et d'une délivrance. Il faut bien plutôt tenir ces choses dans
un 'suspens' (Schwebe): le projet primaire du monde conforme celui-ci de
façon positive d'après l'image de la vie trinitaire, mais de telle façon
que, lorsque la négativité surgit de la part du monde, elle peut être
'contrée (entgegnet) (...) par les positivités les plus intimes de la vie
trinitaire. (T.D.I,p.87)
Dans la perspective de ce même paradoxe, on peut lire chez Balthasar des
formulations récurrentes selon lesquelles l'être humain ne peut se rendre
compte de l'"horreur du péché" qu'en contemplant les souffrances du Christ,

177Abstiegzur Hölle, dans Skizzen IV, p.397 -1970-.


178T.Ä.I,p.593-595 -1961- ; T.Ä.III,2,2, p.484-485 -1969- ; T.D.III, p.326-
327 -1980 ; ci-dessus p.65ss.

251
252

car «c'est le péché du monde qui a obligé Dieu à une manifestation plus
douloureuse de son Amour.»179
De cette "emphase" de la kénose, Balthasar trouve des échos dans l'oeuvre
de Dostoïevski et de Rouault. «La maladie de Myschkin [dans L'Idiot] a
surtout la fonction d'un voilement.» Myschkin est la figure de «ce simple
amour, qui n'a pas droit à une patrie ici-bas, qui ne peut y être établi et
rangé.» (T.Ä.III,1,2,p.547) «(...) le sort de cet unique solitaire qui
(...) là où il exprime (ausruft: annonce en criant) le non-sens et
l'idiotie générale de l'existence, est déjà recueilli par le doux idiot sur
la Croix, (...) figure de la pitié divine», et «il est souverainement
indifférent que sa splendeur apparaisse dans une beauté terrestre ou soit
invisible dans l'horreur.» (Christ als clown, dans T.Ä.III,1,2,p.551)
Par opposition, Balthasar dénonce chez Dante «le manque de pénétration
christologique (et donc également trinitaire) dans sa représentation de
l'Enfer. (...) Cette présence qui s'accomplirait le Vendredi Saint et le
Samedi Saint, et qui aurait métamorphosé l'enfer dans sa structure la plus
intime: de cela il n'est pas du tout question [chez Dante].» On n'y trouve
pas «la qualité spécifiquement chrétienne de l'Eros divin: la descente de
Dieu dans la mort en Croix et dans l'enfer, humble jusque dans la kénose
complète, Dieu lui-même qui se substitue, porte la totalité de la faute du
monde.» (T.Ä.II,2,p.458ss) Au contraire, Balthasar apprécie chez St Jean de
la Croix que sa mystique «veut être comprise comme théocentrique à travers
le Christ, et que toutes les paroles de la Bible (Ancien et Nouveau
Testaments) sont ordonnées de façon concentrique autour de l'anéantissement
de la Parole divine sur la Croix.» (T.Ä.II,2,p.523)
Par ailleurs, et quel qu'ait pu être le rôle des souffrances mystiques
d'Adrienne von Speyr dans l'élaboration de la doctrine de Balthasar180, il a
conscience que l'idée même de la descente aux enfers est une
"surinterprétation" du témoignage évangélique (ci-dessus p.100; voir aussi

179T.D.III,p.175; 320 -1980-; Glaubhaft ist nur Liebe, p.46 -1963-. Les
citations et paraphrases ci-dessus semblent répondre d'avance, du moins
dans une certaine mesure, aux questions importantes soulevées par l'article
de Georges De Schrijver de 1998. Voir ci-dessous p.256.
180Voir ci-dessus p.103. BISER, (Dombau oder Triptychon, dans Theologische
Revue, 84 (1989), n°3, col.182.) voit dans ces développements sur le
Descensus un envahissement de la pensée de Balthasar par un appareil
d'images irritant. «S'identifiant avec la personne qui en est l'origine,
Balthasar introduit et utilise une source de connaissance impossible à
justifier théologiquement (eine theologisch nicht zu rechtfertigende
Erkenntnisquelle).»

252
253

Theologie der Drei Tage, p.145). Mais à partir de là, reprenant le fil de
cette tradition, il développe sa pensée selon une intuition spirituelle
dont la cohérence se manifeste à travers des détours et contrastes.
Quoi qu'il en soit, il ressort des confrontations ci-dessus, et du rappel
des dates de publication des textes auxquelles elles renvoient, que l'axe
central -le centre de gravité?- de sa doctrine n'est pas l'aboutissement
chronologique d'une élaboration progressive qui peu à peu surmonterait des
obstacles logiques, mais plutôt manifeste une orientation permanente et
très prégnante de sa pensée théologique, et que le souci constant de la
possibilité "d'espérer pour tous" n'est qu'un des ressorts de cette quête.
De toute manière, il suffit de relire l'opuscule tardif (1986) Was dürfen
wir hoffen? (Espérer pour tous) pour se rendre compte que le "devoir
d'espérance" du salut effectif de tous les êtres humains ne trouve pas pour
Balthasar sa motivation décisive dans l'efficacité paradoxale de la
présence "non-puissante" du Christ dépouillé et abandonné aux côtés
d'éventuels réprouvés, ni non plus dans ce qu'aurait d'improbable la
capacité humaine de s'enfermer définitivement dans le refus: en fait, cet
opuscule, au-delà des mises au point et des règlements de compte, contient
de très belles pages émouvantes sur l'infinie miséricorde de Dieu, qui
dépasse toute supputation humaine et inspire tous les espoirs.

-III-Agir et subir.

1-L'emphase de la kénose.

On pourrait voir dans les développements de Balthasar à propos du Descensus


une sorte de "logique d'emphase"181, où se trouvent conjoints et saisis dans
leur perspective la plus extrême les concepts de non-puissance, de
passivité, de substitution, —logique obéissant à chaque exigence de la
révélation plutôt qu'à l'emprise d'un système, et informée par la doctrine
des relations trinitaires.
Cette quête poursuit à la fois une perspective infinie orientant toutes les
lignes de fuite vers l'indicible divin, et une focalisation obstinée sur un
mystère d'ensemble aux définitions à la fois multiples et jamais achevées.

181Au sens de Lévinas: l'emphase comme méthode. Il s'agit de reconnaître le


superlatif d'une idée comme idée nouvelle, c'est-à-dire non impliquée dans
ni limitée par la première. (Voir ci-dessus p.174, note 100)

253
254

En son centre de gravité: l'unité puissante du Descensus, de la déréliction


infernale du Fils incarné, et de la libération des réprouvés par la
séparation de leur péché, désormais seul "déchet" livré aux flammes de la
Colère. Il y a dans cette logique, qui ne dissimule ni n'élude ses
tensions, une exaltation visionnaire: l'horreur du péché, dont seules les
souffrances de la Passion peuvent donner la mesure, la Colère de Dieu qui
ne peut que se déchaîner contre le péché, et donc contre le Fils, auquel le
Père a permis de subir -à sa mesure infinie- l'abandon où s'est enfermé le
pécheur, le feu de l'enfer qui doit brûler le déchet inutilisable.
Par ailleurs, séparer ainsi le pécheur de son péché semble attribuer à
celui-ci le statut d'une réalité objective distincte du sujet responsable.
Certes, cette évocation 'visionnaire' ne se réduit pas à une représentation
imaginaire, mais ce n'est pas non plus du réalisme psychologique, et ce qui
se déroule là aux yeux du lecteur n'a pas non plus le statut des analyses
philosophiques ou psychologiques du rapport complexe entre l'intention,
l'action et l'agent182. Tout au plus peut-on risquer une évocation
analogique: nos actes passés ne nous quittent plus, pas plus que nous ne
pouvons en gommer les conséquences, à moins d'une inimaginable intervention
salvatrice qui nous séparerait de ce qui nous pèse et nous entrave.183
En tous cas, il est important d'entendre ce que veut dire Balthasar par
cette logique visionnaire de l'objectivation du péché dans l'enfer.
Il ne s'agit pas d'un processus de purification, avec ou sans Purgatoire
interposé, qui ouvrirait à la créature, désormais sans tache, les portes
d'un salut réservé aux purs.
En effet, il s'agit chez Balthasar de "substitution inclusive": cette
Présence, dans l'enfermement de la perdition, de la conscience autre, «qui
se reconnaît dans le coupable et le malheureux» (Nabert), c'est la présence
du Fils abandonné dans la passivité du rejet subi, mais qui, en même temps

182Comme on en trouve un exemple éminent chez Ricoeur dans Soi-même comme un


Autre.
183Dans Mysterium Paschale, p.248, on peut lire à propos de la perdition une
formulation qui ouvre la même perspective: la visée de l'action du Christ
dans le Descensus, c'est «la seconde mort, qui elle-même est une avec le
péché en tant que tel, (...) abstraite du lien d'individuation, dans sa
réalité nue.» Par ailleurs, pour qui se place dans la perspective de
Balthasar, une telle objectivation du péché n'est-elle pas d'une certaine
manière préfigurée par le statut objectif de l'impureté dans la plus
ancienne tradition d'Israël, selon laquelle, commis consciemment ou
inconsciemment, le péché exige le même sacrifice de réparation? (Lév.4 et
5.) Art. Péché, signé Jean-Noël ALETTI p.872 du Dictionnaire critique de
Théologie. Voir aussi RICOEUR, Finitude et culpabilité, p.304, le "premier
schéma du serf-arbitre".

254
255

et mystérieusement, demeure le Fils qui éternellement et librement se


reçoit du Père dans l'unité de l'Esprit, dans le dépouillement de l'Amour
divin qui se définit comme l'abandon total subsistant.
Le Fils n'a pas à 'quitter' le statut d'abandonné pour 'retourner' à son
statut d'intimité avec le Père, pas plus qu'une 'purification' du pécheur
ne serait un préalable nécessaire pour qu'il puisse avoir accès à la vie
trinitaire par une intervention qui lui serait extérieure.
Inclusive, la "substitution" l'est en ce sens que, se rendant librement
solidaire du réprouvé jusque dans la passivité de son abandon, le Fils le
fait participer à la communion trinitaire qui éternellement le définit.184

2-L'ouverture trinitaire.

Des deux pôles du paradoxe de l'amour: agir et laisser advenir, (se) donner
et (se) recevoir, positivité et passivité, c'est le deuxième pôle que
Balthasar met en valeur avec le plus d'insistance.
Dans TD.IV,p.74ss, il définit le divin dans ses relations intratrinitaires
comme «réciprocité du faire et du laisser-advenir (Tun und Geschehenlassen,
p.80)» En contrepoint se fait entendre une autre insistance: c'est
«toujours de nouveau (immer neu)» (ibid.), «toujours déjà (je schon)»
(p.75), «toujours plus (je mehr)» et en tant que «toujours unique (Je-
Einziger)» (p.79) que s'accomplit en Christ l'inattendu de l'amour, cet
«agir passif (passive actio)» qui est la vérité même de «l'agir actif
(aktive actio)» (p.75)
En effet, s'il est rappelé dans la Theologie der drei Tage que le Christ
«prend sur lui l'être-mort-total (die ganze Erfahrung des Totseins:
l'expérience totale de l'être-mort)» (p.161-165), cette définition de
l'exinanition qui manifeste sa démesure à Gethsémani, sur la Croix, et
jusque dans l'abandon de l'enfer, exprime par les mots "prend sur lui" la
réalité simultanée de l'obéir actif et du subir passif.

184Ainsi explicité, le concept de "substitution inclusive" met en question


le vocable même de "substitution". Il s'agit plutôt d'un accompagnement,
dans la déréliction, d'une présence salvatrice par sa seule présence. «Le
chemin du Fils incarné jusque dans le lieu sans issue du péché -sans
toutefois être lui-même pécheur- [est] le chemin le plus direct et le plus
intime menant dans le Père (in den Vater hinein).» (T.L.II,p.322; voir
aussi E.BRITO, Heidegger et l'hymne du sacré, p.565, renvoyant à T.Ä.I,
p.276-279)

255
256

Rappelons encore que, selon Balthasar, c'est la pierre de touche de la foi,


reçue comme grâce de la simplicité du regard, que de reconnaître la force
et la sagesse divines dans l'infiniment impuissant et le totalement
abandonné. (Christen sind Einfältig, p.55-57) Ce mystère est
l'explicitation (Auslegung: commentaire et exégèse) du mystère trinitaire,
c'est-à-dire de l'accomplissement éternel de l'Amour divin dans les
relations trinitaires, «don tripersonnel des hypostases divines en tant que
pures relations». (E.BRITO, Heidegger et l'hymne du sacré, p.473)
Dans T.L.II,p.330, on lit que la folie divine, inconcevable pour la logique
humaine, «se révèle dans l'acte unique de celui qui a pu réunir
l'absolument divin et l'absolument anti-divin dans son obéissance»,
manifestant ainsi (auslegend) l'amour trinitaire.
L'analogia caritatis, éclatée à la dimension divine selon la logique de la
major dissimilitudo, mesure la puissance de l'amour entre le Père et le
Fils, qui sauvegarde la distance infinie qui les distingue et la transcende
dans l'unité de l'Esprit.185 Selon la paraphrase de Schwager, c'est dès lors
l'Esprit, témoin de la volonté commune du Père et du Fils, qui régit
l'économie du salut, en ce que le Fils incarné se laisse diriger par
l'Esprit, dans le cadre de l'Inversion Trinitaire.186
C'est également dans ce contexte que se trouvent conjointes l'obéissance du
Fils incarné dans son parcours terrestre et la décision éternelle qui
définit l'eucharistie du Fils au Père. Balthasar insiste sur ce dernier
point dans Theologie der drei Tage, p.159: l'obéissance du Fils jusqu'à la
mort sur la Croix n'est pas un acte distinct, subséquent, assumant le
commandement du Père. Cette obéissance est définitoire de l'unité
originelle de la volonté du Père et du Fils.

Dans un article récent publié dans Bijdragen, Georges De Schrijver exprime


des réserves très précises à l'encontre de ce qu'il appelle la "réduction
trinitaire" en tant que méthode de spéculation théologique dans la

185BABINI, recension de la Théodramatique dans Teologia,XI,3 (1986), p.265-


273); voir aussi BISER, paraphrasant T.D.III,p.337 dans Das göttliche
Spiel, Theologische Revue, 77 (1981), p.272: «Il est important que (...) le
rapport entre Passion et Résurrection doive être perçu comme aussi abrupt
qu'organique: comme englobant la distance la plus extrême et l'intimité la
plus extrême entre le Père et le Fils.»
186SCHWAGER, Der Sohn Gottes und die Weltsünde, dans Zeitschrift für
katholische Theologie, 108(1986), p.21; Voir ci-dessus p.238; voir aussi
J.M.FAUX, La pensée de Hans Urs von Balthasar, dans Nouvelle Revue
Théologique, n°6 p.875.

256
257

Théodramatique de Balthasar.187 Il estime que Balthasar s'expose lui-même à


la critique qu'il formule contre Barth.
Selon Balthasar (Karl Barth, p.253ss), Barth contraint les faits à se
mouler dans l'a prori d'un schéma christologique, «méconnaissant ainsi le
statut propre de l'ordre naturel et de la philosophie qui lui est
ordonnée.» Or, remarque Georges De Schrijver, on rencontre chez Balthasar
la même tendance à une mise en forme logique contraignante, en particulier
à propos du statut de l'histoire du monde dans l'économie du salut.
En effet, dans la formulation de Balthasar, c'est au niveau même des
relations trinitaires que le péché du monde est "subi" (durchlitten),
"enlevé par expiation" (weggesühnt) (v.ci-dessus p.255-257).
Le fond de ce débat dépasse les limites de ma compétence et de mon sujet.
Quoi qu'il en soit, l'analyse de Georges De Schrijver met en évidence,
d'une part, des traits importants de la sotériologie de Balthasar, en
particulier sa tendance effective à surimposer au mystère des constructions
logiques souvent complexes (par exemple dans sa logique du Descensus).
D'autre part, Georges de Schrijver souligne l'importance de notions qui
risquent d'être obscurcies dans un tel cadre logique: en tout premier lieu
le rôle propre de la créature dans l'oeuvre du salut.
Il faut cependant reconnaître que Balthasar est souvent amené dans sa
spéculation à laisser ouvertes des "fissures du kérygme" (Lévinas, v. ci-
dessous p.434), par lesquelles le Tout-Autre divin se manifeste en
bousculant les tentatives de cohérence du discours théologique. Ne
pourrait-on pas dire que même les constructions logiques complexes gardent
chez Balthasar quelque chose d'une ouverture poétique, ou en d'autres mots:
leur dimension de contemplation?

187Hans Urs von Balthasars Christologie in der Theodramatik. Trinitarische


Engführung als Methode. Bijdragen, 59 (1998), p.141-153. Le vocable
"Engführung" qui figure dans ce titre y est arrivé à la fin d'un parcours
complexe. Employé par Balthasar pour résumer sa critique de Barth, il est
emprunté à un paradigme musicologique. (v. Karl Barth, p.II, note 1. On
sait que Balthasar a acquis une solide formation en ce domaine). Plus
précisément, ce terme musicologique allemand désigne la 'strette'
(resserrement), une des techniques du contrepoint, caractéristique du
mouvement précédant la conclusion d'une fugue.

257
258

C.CONCLUSION DE LA IIème PARTIE.


LE CHOIX FONDAMENTAL.

Ce parcours de l'ensemble de la trilogie, ainsi située dans sa perspective,


fait apparaître un thème important de Balthasar, thème qui pourrait
s'avérer être le point de repère central sous-jacent à la véhémence de sa
vision du drame divino-humain. Sans doute l'explicitation de ce thème, déjà
rencontrée ci-dessus p.227, n'occupe-t-elle pas dans l'oeuvre autant
d'espace que la logique visionnaire commentée dans la IIème partie de ce
travail, mais à partir d'un certain recul, elle se trouve mise en relief
par la résonance qu'on en perçoit à travers toute la trilogie.188

Cette oeuvre complexe, nous l'avons interrogée à partir de la question


théologique du mal et du salut: c'est cette quête qui semble avoir mis en
évidence ce centre de gravité ici présenté comme conclusion de cette
lecture et de ses commentaires, avant que se dégagent, dans une IIIème
partie, les réflexions et questions sur le langage de la théologie.

«La sortie de soi dans ce qui est autre (der Ausgang aus sich in das
Andere) est le signe (Anzeige: indication, annonce) aussi bien d'un besoin
que d'une richesse, et cette dualité exige encore une fois une décision:
est-ce que la liberté finie veut utiliser son "être-ouvert" (Offensein)
pour s'enrichir elle-même, ou est-ce qu'elle considère cet "être-ouvert"
comme la possibilité de s'en remettre (sich überantworten: se livrer) à la
liberté et à la libéralité infinies de l'être (das unendliche Freisein und
Freigeben des Seins)?»(T.D.II,l,p.206)
Car «ce n'est pas l'indifférence de la liberté de choix, mais le mouvement
vers la réalisation de soi à l'intérieur de la liberté infinie [qui
constitue] l'essence la plus intime (das innerste Wesen) de la liberté
finie.» (ibid.p.186ss)

188Ce n'est sans doute pas par hasard que les textes cités ici occupent une
position remarquablement centrale dans la trilogie: le volume T.D.II,l a
été publié en 1976, il se situe à peu près au milieu de l'ensemble de
l'oeuvre. Les passages visés ici sont au centre quantitatif du volume, et
de plus ils sont situés au milieu de la section qui traite de la
confrontation entre les libertés finie et infinie.

258
259

En d'autres mots: en-deçà des rapports complexes entre le quotidien


mondain, limité et confus, et l'exercice décisif de la liberté finie vis-à-
vis de la révélation divine, l'être humain se trouve déterminé, orienté par
un choix intime permanent, fondamental bien que le plus souvent non
thématisé, entre deux attitudes: d'une part, le désir de tirer profit de ce
qui se présente à sa conscience —y compris même, éventuellement, de la
Révélation— en vue d'une plus grande possession de soi, ou bien, d'autre
part, l'acte de remise de soi à l'inépuisable réalité à laquelle il est
ouvert dès le premier éveil de sa conscience.

Lorsqu'on a repéré ce leitmotiv ainsi que l'impact de sa centralité, on


peut le suivre à la trace à travers la trilogie.
Rappelons les contextes évoqués dans la première et la deuxième partie de
ce travail: l'enfant et l'être épiphane, p.3; l'alternative de l'amour,
p.5; l'enfant et l'ouverture à l'autre (T.D.III,p.129) p.20; s'en remettre
au mystère de l'être (T.Ä.I,p.424-444) p.22; ouverture de l'amour humain au
mystère toujours plus grand (T.L.I,p.236-239) p.189; les paradoxes et
tensions: s'abandonner à leur ouverture sur le mystère, p.233-237.

Dans T.D.II,l,p.186-192, l'alternative fondamentale est explicitée: sortir


de soi-même vers ce qui est autre; s'ouvrir à la totalité; s'en remettre à
la liberté de l'être; l'amour conjugal ouvert à l'expérience de "l'être-
avec". Cependant, dans les volumes de l'Esthétique et de la Dramatique, la
plupart de ces évocations restent plus ou moins implicites, tandis que la
Théologique explicite fréquemment le leitmotiv en le considérant sous des
angles divers.

La troisième partie de ce travail est orientée vers la réflexion sur le


langage théologique: dans l'ensemble de la trilogie, c'est la Théologique
qui en est le cadre principal. Rendre compte de la conception de Balthasar
du langage en général et du langage théologique en particulier, c'est aussi
retrouver dans la Théologique les fréquents rappels explicites du leitmotiv
de l'ouverture et de la remise de soi: cette polarisation n'est-elle pas
d'ailleurs aussi celle du langage de la foi et de son élaboration en
théologie?

259
260

Troisième Partie.

VERS UNE REFLEXION SUR LE LANGAGE DE LA THEOLOGIE.

INTRODUCTION. LE PROJET ET SES LIMITES.

Introduire à une réflexion sur le langage de la théologie, c'est le projet


de la Troisième Partie de ce travail.
Certes la bibliographie témoigne, si besoin en est, de l'abondance et de la
diversité d'ouvrages déjà existants sur ce thème, parfois signés de noms
prestigieux, et qui n'en sont pas restés au stade d'introductions.
Mais la perspective adoptée ici est déterminée par plusieurs limites: il
s'agit de repérer comment se présente l'entreprise de réflexion sur le
langage de la théologie si on part du cas concret du langage théologique de
Balthasar dans la trilogie qui constitue l'axe principal de son oeuvre.
De plus, dans cette oeuvre, un thème particulier a été choisi: la théologie
du mal et du salut. Que ce thème soit un des centres de gravité de
l'ensemble apparaît clairement, non seulement dans sa récurrence insistante
au fil des volumes, mais surtout dans l'importance que donne Balthasar à la
théologie de la Passion, du Descensus, et à l'espérance du salut pour tous.

Par ailleurs, cette entreprise rencontre des acquis en théorie du langage —


préalables qu'il faut prendre en compte et dont il s'agit de justifier le
choix.
Pour ce faire, je me suis appuyé, d'une part, sur la pensée très précise de
Lévinas sur le langage —non pas une "théorie linguistique" entre beaucoup
d'autres, mais une conception du langage émergeant de la phénoménologie de
l'altérité dont il a été rendu compte ci-dessus, et ouverte sur le mystère
du Tout-Autre divin, c'est-à-dire: la meilleure introduction qui soit vers
la réflexion sur le langage de la théologie.

D'autre part, Jean Gagnepain a eu dans son oeuvre récente le mérite de


situer les problèmes du langage dans l'ensemble d'une anthropologie
novatrice à plus d'un point de vue, ouverte elle aussi sur le mystère sans
limite de l'être humain, et éveillant des échos suggestifs dans divers
domaines de la culture.Ces deux éclairages sont complémentaires; confrontés
au langage théologique selon Balthasar, ils déterminent un angle d'approche
de la réflexion sur le langage de la théologie en général.

260
261

A. LE LANGAGE ET LA THEOLOGIE SELON BALTHASAR.

S'il est un domaine par excellence dans lequel il serait erroné de


considérer séparément un 'contenu' (une doctrine) et son expression (le
langage en général et la langue d'une oeuvre particulière)189, c'est bien
celui de la théologie. Rendre compte du langage théologique de Balthasar,
ce n'est donc pas analyser comment il 'met en paroles' sa pensée
théologique, c'est bien plutôt considérer sa théologie sous l'angle
préférentiel de son expression, ou en d'autres mots: rendre compte de la
théologie de l'auteur en tant qu'elle est toujours déjà 'incarnée' dans son
expression.

Une logique méthodologique s'impose, qui exige cependant de prendre en


compte non seulement le tempérament personnel de Balthasar, son mode
d'expression et son approche théologique particulière, mais également sa
propre conception du langage de la théologie.
En effet, Balthasar traite du langage de la théologie un peu partout dans
la trilogie, en particulier dans la Dramatique, mais surtout dans les trois
volumes de la Théologique, dont la relecture sous cet angle constitue le
canevas d'approche de la première section de cette Troisième Partie, -sans
négliger l'éclairage apporté par certains des textes parallèles qui ont été
commentés ci-dessus (Première Partie, section B,I)

-I-Vérité et langage.

«La vérité de ce monde a pour son fondement la vérité de Dieu qui se


révèle. Mais cette révélation (...) reste indirecte; le médium de cet
apparaître est le créé, qui en tant que tel n'est pas Dieu.
C'est pourquoi le créé a une vérité propre, réelle, vérité créée
(geschöpflich: qui a statut de créature) (...). La vérité de la créature
n'est ce qu'elle est: vérité, que par la vérité de Dieu qui la porte et la
rend possible.» (T.L.I,p.278) Ce texte, extrait du premier volume de la
Théologique, situe, sinon le projet de ce volume190, certainement l'espace
parcouru par la réflexion qui s'y déploie.

189La section ci-dessous sur l'anthropologie du langage est précisément axée


sur ce problème.
190Ce projet n'est explicite que dans l'unité des trois volumes de la
Théologique: il devrait apparaître dans le cours de leur relecture dans la
perspective de la Troisième Partie du présent travail.

261
262

1-La perspective théologique.

Le premier volume de la Théologique commence par un avant-propos intitulé


'Zum Gesamtwerk" (A propos de l'ensemble de la trilogie.) Rappelons
cependant qu'à l'exception de ces quelque 16 pages préliminaires, ce volume
reprend sans modification le texte paru sous le même titre en 1947.
En marge d'une exposition du propos d'ensemble de la trilogie, cet avant-
propos situe cette vaste entreprise dans la perspective phénoménologique
qui est celle de Balthasar, et formule dans cette optique les problèmes
spécifiques de la théologie et de son langage.

En premier lieu: que signifie "vérité" dans une "logique théologique" où il


est question de l'événement de la révélation de Dieu dans l'incarnation du
Logos, et de l'effusion de l'Esprit-Saint?
Question subséquente: quelles sont les lois qui régissent la pensée et le
langage lorsque s'élaborent les énoncés sur ce qui a été perçu dans
"l'Esthétique", sur ce qui a été vécu dans la "Dramatique"?
En arrière-plan de ces problèmes: «la question du Logos, c'est-à-dire de la
vérité de l'Etre lui-même.» (p.VII)

Dans cette perspective, la question centrale qui contient toutes les autres
est celle-ci: est-ce que la vérité divine peut se représenter, s'exprimer
dans les structures de vérité de la créature?
«Les notions théologiques sur la Splendeur, la Bonté, la Vérité de Dieu
présupposent de par leur nature (Naturgemäsz) (...) une structure
ontologique de l'être mondain: pas de théologie sans philosophie.» (ibid.)

Mais réfléchir à cette analogie de la vérité de l'être, c'est se trouver


confronté aux questions les plus vitales de la foi et de la vérité
chrétiennes: comment Dieu peut-il devenir homme? est-ce que le logos
mondain est capable de contenir en soi le Logos divin? (p.VIII)
Certes, les multiples polarités qui sous-tendent l'être mondain —par
exemple: l'essence et l'existence; le particulier et le général;
l'obéissance et la liberté— le haussent au-dessus de la facticité pure,
mais par là même l'être mondain à la fois se dévoile et se voile sous le
regard de la connaissance: l'être est et reste mystère. (p.IX)

Ainsi le problème le plus profond de toute "théologique" est la question


paradoxale de savoir «si cette structure de polarité, qui précisément
semble mettre en évidence la différence entre l'être du créateur et l'être

262
263

de la créature, ne contient pas, par le fait même de sa "vitalité


intérieure" (innere Lebendigkeit), un moment de ressemblance positive, de
possibilité de comparaison avec Dieu. En fait: «la question de savoir si
l'être fini est "image et ressemblance" de l'être absolu (...) ne prend son
sens et son urgence que dans la perspective (Betrachtung: manière de
considérer) théologique trinitaire.» (p.IX-X)

Traduire ce qui est le plus élevé, le plus saint, dans ce qui est le plus
humble, dans ce qui lui est devenu le plus étranger: c'est là une
entreprise dont la "major dissimilitudo" semble mettre en évidence
l'impossibilité. Mais pour le croyant chrétien, c'est là l'oeuvre de
l'Esprit, ou plutôt c'est là une prestation, non de l'homme, mais du Père,
par la Parole Incarnée, dans l'Esprit. (p.XVIII)

«Et voici qu'advient cette chose extraordinaire (das Seltsame): le Dieu qui
déploie sans réserve la vérité de son évidence (sich wahrhaft und
rückhaltlos auslegt) ne cesse pourtant pas d'être mystère. Qu'il n'y ait là
nul contresens (Widersinn), mais que ce mystère trouve au contraire sa
précompréhension dans les structures de la vérité intramondaine», c'est
l'objet de ce volume, objet annoncé par son titre programmatique: "Vérité
du Monde".

2-L'approche phénoménologique.
a- La perception et l'étonnement.

L'approche de Balthasar est phénoménologique, mais son mode d'exposition


est déterminé par une double perspective: d'une part, par la spécificité de
l'entreprise théologique, mais d'autre part par la nécessité de respecter
la totalité du réel, sans laisser l'intention théologique y surimposer
d'avance ses exigences.

«La plénitude intérieure de la vérité philosophique (...) est beaucoup plus


riche que la plupart de ses représentations ne le laisseraient deviner.
(...) Ce n'est que quand toute l'envergure, la profondeur et la
multiplicité du domaine naturel a été mise en évidence, que le travail de
la grâce peut se laisser représenter comme pénétrant, utilisant, formant,
élevant, accomplissant cette plénitude. (...) Ce qui peut nous en donner la
possibilité (Abhilfe: remède, solution), c'est le regard originaire d'une
phénoménologie renouvelée de la vérité mondaine et de l'être mondain qui
(...) ne subordonne pas dès l'abord précautionneusement (ängstlich:

263
264

anxieusement) le choix et le mode de présentation de ses objets à


l'élaboration théologique qu'elle se propose.»191

Situer la phénoménologie de Balthasar par rapport au courant


phénoménologique en général ou à la phénoménologie telle qu'est est
élaborée par ses principaux représentants dépasserait ma compétence et mon
propos192. L'exposé qui va suivre essaie seulement de rendre compte aussi
fidèlement que possible de l'approche phénoménologique de Balthasar, selon
une relecture orientée vers la réflexion sur le langage de la théologie.
Sans doute cette relecture, suivie de celle des deux autres volumes de la
Théologique, ainsi que la prise en compte des réflexions de l'auteur sur ce
thème dans ses autres ouvrages commentés dans les Ière et IIème parties du
présent travail, permettra-t-elle de préciser la portée de ce
"renouvellement" de la phénoménologie qu'il annonce dans les citations qui
précèdent.193

"Connaître" n'est pas un concept restrictif —qu'il suffirait de définir par


opposition à "ignorer"—: la vérité est proposée à l'acquiescement. Par
ailleurs, elle requiert, pour être rencontrée et perçue, un "pré-savoir" de
ce qu'elle est.

Les pôles corrélatifs du Dasz et du Was, de la facticité et de l'être


profond (Wesen)194, de l'existence et de l'essence, mettent en arrêt la

191«eine erneute, ursprünglich schauende Phämenologie der weltlichen Welt


und des weltlichen Seins die (...) nicht schon ängstlich im voraus in der
Auswahl und Darstellung ihrer Gegenstände auf die nachkommende Theologie
hinzielt.»
192«Parmi les théologiens catholiques du XXème siècle, c'est sans doute
Balthasar qui a le mieux réussi à adopter une démarche phénoménologique.»
E.BRITO, Heidegger et l'hymne du sacré, p.712.
193Après tout, serait-ce vraiment "renouveler" la phénoménologie que de ne
pas laisser l'intention théologique lui imposer préalablement ses
exigences? La simple honnêteté philosophique y suffirait: il est évident
que Balthasar veut dire par là quelque chose de spécifique, qu'il s'agira
de laisser apparaître au cours de la lecture.
194Situer par une analyse approfondie les acceptions du mot "Wesen" chez
Balthasar par rapport au statut philosophique de ce concept dépasserait mon
propos et ma compétence. Quitte à commenter certaines occurrences dans leur
contexte, il suffit ici de constater chez Balthasar son emploi de ce
vocable selon ses trois significations reçues les plus évidentes. —1°) Dans
le cadre de la polarité essence-existence, "Wesen" se situe du côté de
l'essence, de l'être-tel (Sosein), de la quiddité qui définit ce qu'est un
étant (le Was) par opposition à l'être-là, l'existence, (le Dasz). En
pratique, Wesen sera ici traduit par "essence". —2°) Il arrive que "Wesen"
signifie: l'être véritable d'un étant, son fondement intérieur, immanent,
son noyau intime. Dans cette acception, il s'oppose à "l'apparition"

264
265

conscience connaissante devant le paradoxe d'une tension d'opposition, qui


en même temps s'avère être une unité infrangible: ainsi, «notre quête de
l'essence (Wesensforschung) se trouve renvoyée à son point de départ: la
question nue, tâtonnante (ungesichert) de l'être-là de l'être et de la
vérité en tant que telle (überhaupt)» (p.12)
Mais la nudité de cette question première ne s'épuise pas dans un doute
abstrait et stérile: la recherche même de tout vrai penseur le projette
dans un étonnement toujours croissant (Staunen, Verwunderung), à la fois à
propos de l'objet et de sa recherche (l'émerveillement devant le fait brut
(überhaupt) qu'il y ait quelque chose comme l'être-là, l'essence et la
vérité), et à propos du mystère de la connaissance elle-même.
Comme il le fait souvent dans ses exposés, Balthasar éclaire sa pensée en
évoquant l'analogie de l'amour humain, qui s'émerveille à la fois de l'être
aimé et de l'expérience de l'amour. Par ailleurs, l'amour, comme la
connaissance, implique un acte d'abandon et de confiance, de remise de soi:
le vécu d'un amour consiste à se laisser déterminer par cet amour.
(T.L.I,p.12 à 14; p.41)195

b- Perception et objectivation.

C'est en ces termes que Balthasar rend compte de l'introduction de la


conscience connaissante au mystère de l'objet à la fois voilé et dévoilé
(enthüllt und verhüllt).La connaissance se laisse mesurer, déterminer par
l'état effectif des choses (ibid.p.32); le sujet, qui est à la fois "agens"

(Erscheinung), ou à l'apparence. Les vocables français disponibles pour le


traduire sont alors assez vagues et relativement ambigus: l'essentiel d'un
étant, sa réalité fondamentale, sa vérité essentielle. —3°) Parfois enfin,
au sens le plus banal, "ein Wesen" équivaut pratiquement à "ein Seiendes",
et peut souvent se traduire par "un être" ou "un étant". Ouvrages consultés
pour ce rappel: Handbuch Philosophischer Grundbegriffe, vol.6, art. Wesen,
signé Kurt FLASCH; Walter BRUGGER, Philosophisches Wörterbuch, art Wesen;
Paul FOULQUIE, Dictionnaire de la langue philosophique, art Etre; Les
Notions Philosophiques, vol I, articles Esse (signé E.WEBER) et Essence,
signé J.L.FIDE; Dictionnaire Critique de Théologie, art. Etre (signé
J.Y.LACOSTE).
195On rejoint ici le thème qui traverse toute la "Metaphysik der Kindheit"
de SIEWERTH. Selon ce dernier, l'enfant est le "symbole vécu" (Balthasar
dirait: le "Realsymbol") de cette vertu d'étonnement et d'ouverture (ci-
dessus p.6;20;79). Par ailleurs, le "choix fondamental", repéré ci-dessus
(p.263-264) comme un leitmotiv majeur de la trilogie, trouve ici une de ses
expressions. La même alternative est évoquée un peu plus loin par Balthasar
(T.L.I,p.27) dans les définitions possibles de la vérité. En effet, en tant
que ajλhvϑεια (dévoilée, dé-couverte, non-cachée), la vérité s'offre à la
saisie du moi connaissant qui désire se développer et s'enrichir, mais en
tant que "emeth" (fidèle, stable, digne de confiance: zuverlässig), la
vérité est accessible à qui s'abandonne, se livre à elle sans calcul.
(T.L.I,p.29-30)

265
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(ποivησις) et "passibilis" (ϑεωρivα), éprouve la connaissance comme un


mouvement (Schwebe: flottement, suspension) entre ces deux pôles (p.33-35).

Le sujet se constitue dans la simultanéité d'une double ouverture: celle de


l'espace intérieur subjectif, et celle de l'espace extérieur de l'objet.
Les deux ouvertures coïncident: celle de soi-même et celle du monde.
En d'autres mots: le sujet est ouvert aussi bien à lui-même qu'à ce qui est
autre, mais cet autre a sa propre loi essentielle (Wesensgesetz), et donc
sa propre vérité, se posant ainsi comme objet face au sujet.
Pour le sujet, son ouverture indéterminée reçoit de là une détermination
neuve: il devient réceptif en tant qu'il peut être interpellé (angegangen),
affecté (affiziert), en tant qu'il est provoqué à connaître (zur Kenntnis
angeregt) (p.36).

La réceptivité, c'est non seulement cette capacité d'être interpellé par un


étant hors de soi, c'est aussi la capacité de recevoir de cet étant le don
de sa propre vérité (p.36-37). Il y faut une certaine qualité de pauvreté,
une capacité de recevoir ce qui est autre, une conviction d'avoir encore
toujours à apprendre, et de pouvoir le faire (p.38).
Ainsi dans l'amour: ce n'est pas l'anticipation de la vérité du "tu" qui
constitue son ouverture, mais l'attente d'un apport toujours neuf, c'est-à-
dire impossible à posséder et à thésauriser (p.41). Par ailleurs, se
comprendre comme sujet, c'est un savoir posé et saisi par, confronté à ce
qui est autre; cet autre, c'est l'autre dans la création (Mitgeschöpf),
c'est aussi Dieu (p.48).
Ici encore, il s'agit d'ouverture, d'abandon plutôt que du désir
d'enrichissement ou de possession de soi. Un peu plus loin, Balthasar écrit
que la recherche de la vérité est un service (Dienstleistung: prestation
d'un service), seule attitude qui permet au sujet d'être disposé à recevoir
toujours de nouveau.

Par ailleurs, dans ce même volume, Balthasar évoque la tension selon


laquelle d'une part, l'essence a la capacité de s'extérioriser dans la
manifestation (Erscheinung), et par là même, d'autre part, renonce à "être-
pour-soi" (p.164-165). Nous avons également pu lire (v.ci-dessus p.188) que
chaque étant est à la fois plénitude en tant qu'il reçoit et garde la
plénitude de l'être, et pauvreté en tant qu'il ne saisit l'océan de l'être
qu'à la mesure de sa capacité réduite. L'accomplissement de l'être fini
consiste dès lors à laisser s'échapper, à transmettre l'être au-delà de
lui-même (T.Ä.III,1,2,p.956).

266
267

Cette tension paradoxale est le reflet analogique de la relation trinitaire


entre le Père et le Fils: le Père, puissance infinie d'extériorisation,
renonce à être Dieu pour soi seul, tandis que le Fils, infiniment libre et
autonome, se reconnaît cependant redevable de lui-même au Père
(T.D.III,p.301; ci-dessus p.30).
On voit que chacun de ces thèmes, sous des formes différentes et à des
niveaux différents, se fait l'écho de la même alternative fondamentale: se
posséder ou s'abandonner, acquérir pour conserver ou s'en remettre à la
réalité qui se manifeste.

La connaissance est un événement non déductible, et d'ailleurs paradoxal en


ce que d'une part, la révélation de l'objet ne peut advenir que dans
l'espace du sujet, et que d'autre part et simultanément, la révélation du
sujet ne peut advenir que dans la rencontre avec l'objet (TL I,p.57-58).

Ainsi, la révélation de l'objet n'est pas la duplication de son essence


reposant en elle-même: c'est le déploiement nécessaire dans lequel la
plénitude interne de l'objet se fait connaître (p.62).
La tâche du sujet ne devrait donc pas viser à acquérir: il s'agit d'être à
la disposition de la perfection (Vollendung) de l'objet. En fait, les
choses «ont toujours déjà disposé du sujet»: le sujet doit apprendre à y
correspondre (p.65). En fait, il y a un "moment d'équilibre" (eine Waage)
entre la prestation de l'objet à l'intérieur du sujet, et la prestation du
sujet dans sa réaction créatrice à l'incitation de l'objet.

c- Créativité et réceptivité.

C'est par la disposition à l'accueil que «ce qu'il peut y avoir d'éphémère
ou de sans importance dans l'image de l'objet devient "éternisé" (verewigt)
dans le savoir et la mémoire du sujet spirituel.» D'autre part,
l'objectivation de ce qui est perçu s'achève lorsque l'unité de l'essence
trouve son accomplissement (Abrundung: bouclage d'un cercle) dans la
cohésion du monde.

Ainsi, il y a dans la conscience humaine un aspect créatif qui de quelque


manière fait la grâce (gnadenvoll) à l'objet à connaître de l'élever dans
sa propre sphère spirituelle. Cet acte de la conscience connaissante,
Balthasar va jusqu'à lui reconnaître le caractère d'un acte d'amour, en ce
que l'objectivité de l'objet est haussée (emporgesteigert) jusqu'à la vraie
mesure de la vraie image de l'objet, «comme seul peut le faire un regard
d'amour.» En ce sens, poursuit Balthasar, le regard connaissant participe

267
268

au regard de Dieu qui, considérant ses créatures, peut les surélever


jusqu'à la sphère de son esprit infini (TL I,p.78).

La puissance fondatrice d'être (seinstiftend) de l'esprit conscient de lui-


même est opératrice d'unité, et cela sous trois aspects.
D'une part, l'esprit fonde l'unité de la perception: «il est capable de
rassembler synthétiquement l'image extensive (ausgedehnt)». D'autre part,
il peut «conférer à cette image unifiée (...) l'unité d'un sens intérieur,
spirituel: l'unité du concept.» Enfin, «il peut (...) attribuer à la
cohésion essentielle (Wesenszusammenhang) perçue dans l'image une existence
objective, indépendante de la pensée: il fonde l'unité de l'être-là.»

Cependant, cette puissance fondatrice «doit être attribuée à la réceptivité


de la capacité de connaissance, dans la mesure où l'imagination sensorielle
opère à partir d'une impulsion venant de l'objet», et que l'être qui se
dévoile ainsi est l'être dans son entièreté, c'est-à-dire non seulement
l'être propre de l'esprit connaissant, mais aussi l'être du monde existant
hors de lui.(p.71)

d- Renoncement et mouvement.

Simultanément à la dualité créativité-réceptivité, l'unité de la


connaissance s'accomplit dans le double mouvement symétrique de l'élévation
de la perception dans le concept (abstractio a phantasmate) et l'immersion
(Einsenkung) du sens spirituel dans la perception (conversio ad phantasma)
(p.72).
Cet aller-retour simultané —mouvement, tension (Schwebe)— obéit à une
double nécessité: d'une part, «la vérité ne peut être chez elle (zu Hause)
que dans la plénitude du sens et de l'essence, et d'autre part, «le royaume
de l'essence (Wesensreich) ne commence qu'en dépassant d'abord la
manifestation» (p.149), car «l'étant (...) n'a pas d'autre langage que
celui des images.» (p.163)
«L'image renonce à être une réalité-en-soi, importante pour soi», et c'est
ce renoncement qui permet à l'essence d'apparaître comme ce qu'elle est:
«l'essentialité émergeant de la non-essentialité de l'image.» (p.162)196
«L'image oscille sans qu'on puisse la fixer (schwebt unfeststellbar) (...)
dans un no-man's-land entre l'objet et le sujet.» (p.146) Quant à la

196«die von der Unwesentlichkeit des Bildes sich abhebende Wesentlichkeit.»

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vérité, «elle ne peut être trouvée que dans une zone intermédiaire mouvante
(eine schwebende Mitte) entre la manifestation (Erscheinung) et ce qui se
manifeste (das Erscheinende).» En d'autres mots: par le fait que l'image
ainsi se renonce, elle retourne au fondement d'où elle tire son origine, et
par ce mouvement même désigne (weist auf) la profondeur d'où elle a
surgi.(p.152)
«La signification (...) exige, pour sa réalisation, une surface de
manifestation (eine erscheinende Oberfläche), dans et par laquelle
s'annonce et s'exprime une profondeur qui n'apparaît pas.» (p.153)
«Ce que l'image n'est pas est précisément ce qui lui rend possible son
essence comme image: la puissance de l'être de donner de soi une image.»
(p.154)
«Le monde d'images qui nous entoure est un seul et unique domaine de
signification (ein einziges Feld von Bedeutung) (...), un langage sans mots
(eine wortlose Sprache).» Mais il est important de remarquer que si, d'une
part, les concepts peuvent toujours convenir à différentes choses, l'image,
elle, est unique: «ici une chose s'est révélée dans sa signification
singulière, non interchangeable.» (ibid.)
On souhaiterait, dans cet exposé si complexe, trouver une définition claire
de ce que Balthasar entend par "Begriff". Les p.149ss ne le précisent que
par le contexte. Balthasar se démarque d'une part du rationalisme et de la
mystique idéaliste, qui s'orientent vers le "bildloser Begriff" (le concept
sans image) et d'autre part de l'empirisme ou de la mystique de
l'expérience, centrés sur la "begriffloses Bild" (l'image sans concept)
(p.149-150). Le concept, c'est ce qui se situe "derrière la
manifestation" : c'est l'arrière-plan pur (der reine Hintergrund), qui
demeure non-dévoilé (unenthüllt) (p.152). C'est ce que l'image médiatise en
surface de la profondeur que l'image elle-même n'est pas.197

e- Perception et connaissance.

Cependant, perception (ou "intuition", autre traduction possible pour


"Anschauung") n'est pas connaissance. En effet, de l'objet en tant qu'image
sensible, l'intuition est immédiate, tandis que la connaissance est
médiatisée, ainsi que le langage. (p.69)
La puissance d'imagination —c'est-à-dire de perception des images produites
par l'objet— est à la fois passive et active: expérience intime et
indicible, qui s'épuise dans le fait que l'image se tient à l'intérieur de

197«Sofern es Oberfläche ist, kann [das Bild] zwar die Tiefe offenbaren, es
kann von ihr einen Begriff vermitteln, es kann aber nicht selbst die Tiefe
sein.» (p.153)

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270

l'espace du sujet. C'est la pure expression de l'objet dans le langage des


images sensorielles: Balthasar désigne cette expression de l'objet par le
terme "Wesenswort" (parole de l'essence). (p.72)

L'emploi par Balthasar du vocable "Wort" ne laisse pas de déconcerter le


lecteur, pas tellement sans doute parce qu'on est accoutumé à entendre ce
mot opérer son sens dans le contexte de l'analyse d'une langue, mais
surtout parce que dans la suite du contexte ce même vocable se répond à
lui-même en écho selon des significations délibérément confrontées. Il
s'agit donc de comprendre ce que Balthasar veut dire par là, et de saisir
la portée de cette tension pour sa conception du langage dans le cadre de
sa phénoménologie.198

3-Le mot et la parole: l'éveil au dialogue.


a-Le mot essentiel et le mot sensoriel.

Dans ces pages où Balthasar entreprend d'analyser le rapport entre


perception, connaissance et langage tout en se gardant d'y confronter de
pures abstractions, le vocable allemand "Wort", par son ambiguïté -à la
différence du français "parole"- n'est pas sans entretenir une certaine
polarisation sur le mot en tant qu'unité grammaticale.
Certes, Balthasar ne conçoit pas le réel et le langage comme une
combinaison d'étants à laquelle correspondrait une combinaison de vocables.
Pourtant, il n'est pas indifférent que le mot "Wort" ait été préféré, par
exemple, à "Ausdruck" (expression), qui intervient d'ailleurs dans le
commentaire.
Nous lisons TL I,p.70: «L'objet s'est annoncé (bekundet) à l'intérieur du
sujet par un "Wort" qui est d'abord expression pure (reiner Ausdruck): en
tant que telle, cette expression ne fait pas connaître (kundtun) telles
qu'elles sont ni l'essence (Wesen) de l'objet, ni celle du sujet. Et
pourtant, cette expression de l'objet dans le langage des images
sensorielles, c'est tout ce qu'il est donné au sujet de saisir
immédiatement de l'objet.» «Même si le sujet, sur la base des images,
parvient en fait (vordringt) jusqu'à l'essence et l'être non perceptibles

198Que le mot allemand "Wort" puisse se traduire par "mot" ou "parole" ne


facilite pas toujours la compréhension et la traduction de ces contextes.
Il est bien connu par ailleurs que ce mot allemand a deux pluriels:
"Wörter", au sens de "mots en tant qu'objets langagiers identifiables dans
une langue donnée" (ex: "ces mots sont mal orthographiés"), et "Worte", au
sens de "expressions qui opèrent un sens" (ex: "un mot de remerciement", ou
"l'amour est un grand mot".) Dans le présent contexte, il est assez clair
que c'est de la seconde acception qu'il s'agit.

270
271

de l'objet, il ne rencontrera pas cette essence ni cet être ailleurs que


dans les expressions par l'image sensible: il ne trouvera jamais le sens
des mots (Worte) que dans le mot (Wort) lui-même.»

Les pages suivantes sont rédigées dans un style complexe et touffu qu'il
n'est pas facile de résumer. Un passage de Skizzen V, ainsi que l'opuscule
Epilog, reprenant le même sujet en d'autres termes, peuvent nous y aider.

Le langage est caractérisé par une double tension entre, d'une part,
l'intériorité du sujet et son expression de lui-même vers l'extérieur, et
en même temps, d'autre part, la saisie d'elle-même par la conscience de soi
et l'ouverture de cette conscience de soi à l'être dans sa totalité199.
Les choses ne s'éclairent pour l'esprit qu'à travers les sens, mais la
réalité extérieure veut se faire connaître à l'esprit dans sa réalité
existante, et non pas seulement dans les "images-fantasmes" qui pénètrent
dans les sens. Ceci exige que l'esprit conscient de soi-même soit capable
d'interpeller les images pour saisir la réalité, mais en même temps la
conscience de soi spirituelle ne s'éveille qu'en étant elle-même
interpellée par la réalité à travers les images. (Epilog p.60)
Ainsi, la réalité de l'être est un donné, un don (ein Gegebenes, ein
Geschenktes). (Ibid.p.63)

L'objet unique n'apparaît pas; le sujet connaissant en perçoit l'expression


pure: image unique, "Wesenswort" (parole - ou "mot- de l'essence), lequel
mot est audible dans le "mot sensoriel" (sinnliches Wort). Ce Wesenswort,
image unique de l'objet unique, est tout ce que le sujet connaissant peut
saisir immédiatement de l'objet200.

199Dans Skizzen V, article Die Sprache des Menschen, Balthasar définit ainsi
deux dimensions constitutives du langage humain: d'une part, le langage
humain est rempli de toute la richesse des sens corporels et de la
puissance d'imagination, par quoi il acquiert sa plénitude, sa densité et
sa pesanteur cosmique, et d'autre part, l'être humain, éprouvant sa
contingence, doit se reconnaître avec vénération redevable de son propre
langage qui l'oriente vers l'instance d'en-haut. (p.253) On peut mettre
cette tension en parallèle avec la double tension dont il est question dans
Epilog: il s'agit aussi, à propos du langage, du centrage de la conscience
sur elle-même ou de son ouverture vers l'extérieur, mais ici il s'agit pour
la conscience de recevoir son langage d'en-haut. Ceci rejoint une nouvelle
fois le thème récurrent du "sich verdanken" (se reconnaître redevable de
soi).
200Balthasar ne donne pas de définition précise des termes qu'il emploie
ici, et le contexte ne les éclaire pas de façon tout-à-fait adéquate. Une
citation de Das Ganze im Fragment s'avère utile: «L'homme a son
"Wesenswort"; l'histoire a son "Wesenswort"; tous deux se rencontrent et se
pénètrent en un "Wort" englobant: l'homme a forme d'histoire, l'histoire a
forme humaine.» (p.245)

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Le "Wesenswort" et le "sinnliches Wort' se recouvrent dans un processus


ininterrompu, à la fois mouvant, impossible à fixer, et cependant
puissamment unifiant, par lequel l'objet s'annonce à l'intérieur du sujet,
devient "deutbar" (interprétable), suscitant dans le sujet l'unité où les
deux mots se recouvrent. Cette unité est la "Deutung" (sens,
interprétation) de l'objet.

L'image est unique, seul "mot" sans voix de l'étant unique, seule parole
par laquelle s'élabore le sens où ce même mot (Wesenswort) se dédouble en
"Wesenswort" et "sinnliches Wort". Trouver ce sens, c'est, «à travers
l'expression, pénétrer (hindurchstöszen: pousser et traverser) jusqu'à ce
qui s'exprime.» Ce qui rend possible cet aboutissement, c'est le fait que
«la faculté sensitive du sujet n'est pas refermée en soi, mais se trouve à
l'intérieur de l'espace spirituel total de la connaissance, espace dont
elle constitue une partie. Cet espace spirituel, c'est l'unité de l'être
qui se saisit d'elle-même.»
A l'interpellation par l'image, nous répondons donc par une "parole
spirituelle (geistiges Wort), mot qui a toujours déjà son correspondant
sensoriel (...), car aussitôt que nous pensons, nous "disons" aussi.
(Epilog p.60)201
«Ainsi la parole que [l'esprit] formule (spricht) n'est pas seulement
l'expression d'un discernement intérieur (...), mais tout aussi bien une
partie de la fixation de ce discernement lui-même. (...) Cette unité est si
forte que le "mot intérieur" ne peut être suscité (hervorgelockt: provoqué
à se manifester) qu'en passant par une interpellation de l'extérieur (...),
tandis qu'inversement, l'appel extérieur ne peut être compris qu'en passant
par le mot intérieur en tant que tel et ne peut recevoir de réponse qu'en
passant par un mot extérieur..» (T.L.I,p.189-190)202

201Il ne faut cependant pas perdre de vue que, si "das sinnliche Wort" -le
"mot sensoriel"- évoque certes une unité langagière matériellement
perceptible de l'énoncé parlé, il est cité ici en tant qu'élément de la
structure universelle du langage humain, et non pas comme résonance
matérielle de tel mot dans telle langue. La portée de la distinction
fondamentale entre langage et langue a été particulièrement mise en
évidence dans le cadre de l'anthropologie culturelle de Gagnepain, dont il
sera question ci-dessous dans la section sur l'anthropologie du langage.
202«So ist das Wort, das [der Geist] spricht, nicht der Ausdruck einer
inneren (...) Einsicht, sondern ebenso auch ein Teil der Festlegung dieser
Einsicht selber. (...) Diese Einheit ist so stark, dasz das innere Wort nur
durch einen Anruf von auszen hervorgelockt wird (...), während umgekehrt
der äuszere Anruf nur durch das innere Wort als solcher verstanden und
durch ein äuszeres Wort beantwortet werden kann.»

272
273

Interpellation et réponse sont esprit, ou essence à travers le sens, mais,


selon Hamann cité par Balthasar, «toute la capacité de penser repose sur le
langage»: le médium "langage" est toujours déjà présupposé. (Epilog p.61)203
«Du point de vue du sujet, la connaissance de la vérité est le fruit d'un
jugement. Interpellé par ce réel, le sujet, dans un éclair, arrive à
l'intuition "réalité", et c'est dans cette lumière que le sujet
advient.(..) Cependant, en tant que données, les essences réalisées dans le
monde ne dépendent pas dans leur réalité du jugement de l'esprit humain,
mais du choix libre d'un esprit libre auquel elles renvoient. (...)

L'esprit connaissant ne participe pas immédiatement à cette lumière


originaire, incréée et créatrice, mais participe à une lumière de l'être
qui jaillit librement de sa spiritualité, lumière paradoxale, en soi
invisible et obscure, mais qui vient à s'éclairer sur les essences
individuelles, dans l'espace humain individuel.» (Epilog, p.63-64)204

b-Phénoménologie et choix fondamental.

Nous avons vu ci-dessus (p.277) que le "Wesenswort" et le "sinnliches Wort"


se recouvrent: «c'est dans cet ajustement (Deckung: recouvrement) que le
sujet prend la mesure de l'objet —la mesure de sa quiddité (sein "Was-
sein") aussi bien que celle de son "être-là" (sein Da-sein). Ainsi, le
sujet est lui-même la vérité de l'objet, incluse à l'intérieur de sa propre
mesure, de sa conscience de soi. (TLI p.70-73) Mais cette identité des deux
mots cède aussitôt au face à face de l'objet connu et du sujet connaissant,
car c'est précisément dans la conscience de soi que ce qui est connu est
présent comme connu et non comme connaissant.
Le sujet a en lui la mesure entière de la vérité de l'objet, mais seulement
«par le fait qu'il le comprend comme un "étant-pour-soi", qui lui fait
face.» (ibid.p.74ss)
Ainsi, en suivant sa propre démarche, Balthasar ramène son lecteur à la
formule phénoménologique: «c'est par l'image de l'objet dans la conscience
du sujet que la transcendance [de l'objet] devient compréhensible», et à la

203«Identification [ceci en tant que cela], (...) est prestation de sens.


Les étants se montrent étants identiques dans leur sens. Ils ne sont pas
donnés ou thématisés d'abord pour recevoir un sens ensuite, ils sont donnés
de par le sens qu'ils ont. (...) Le dit -le mot- n'est pas simplement le
signe d'un sens, ni même seulement expression d'un sens (...), le mot, à la
fois, proclame et consacre une identification de ceci à cela dans le déjà
dit.» (LEVINAS, Autrement qu'être, p.64)
204Ceci rejoint le symbole mystique de l'Esprit, lumière qu'on ne perçoit
qu'en tant qu'elle éclaire son objet.

273
274

prise de conscience de l'attitude fondamentale (Grundhaltung) qu'exige


cette conception de la connaissance, à savoir: la disponibilité à
accueillir (Aufnahmebereitschaft). (ibid.p.74) Par ailleurs, on ne
s'étonnera pas de percevoir dans cette profession de foi phénoménologique
un écho du "choix fondamental" dont nous pouvons suivre la trace dans la
Théologique: être disponible pour ce qui s'offre à la conscience, plutôt
que d'y rechercher un enrichissement du moi.(ci-dessus p.263-264)
Au premier abord, l'essence apparaît dans l'inessentiel du monde des
images: profusion bigarrée (bunte Fülle) derrière laquelle l'essence se
tient, inconnaissable. Mais ces images ne sont compréhensibles qu'en tant
qu'expression et signification. C'est la puissance propre de l'essence,
qu'elle soit ainsi capable de transposer sa profondeur dans la surface des
images.
Rien de statique dans cette manifestation: l'image est porteuse d'une
exigence (Aufforderung: mise en demeure): dans la pensée mouvante,
rechercher l'essentiel en traversant et dépassant l'image (durch das Bild
hindurch). C'est ainsi que le penser est élaboration de concepts par
l'abstraction, et cela en appliquant (Hinwendung: tourner vers) la capacité
vide de penser (leere Denkfähigkeit) à la profusion concrète de la
perception (abstractio-conversio).

La plus haute fonction de l'image, c'est le "mot": déjà au niveau de


l'apparition sensorielle, la révélation de l'essence est une sorte de
langage, dont le sens consiste dans le surgissement de ce qui est intérieur
(Hervortreten eines Inneren). L'apparition en surface n'est compréhensible
que dans la compréhension simultanée de la profondeur. (T.L.I,p.175)

c-Le langage comme langue et comme dialogue.

Mais cette manifestation d'un "dedans" (eines Innen) —qui s'accomplit déjà
dans les choses: objets, fleurs, fruits, etc— s'accomplit pleinement quand
cette expression de nature (naturhaft) devient mot spirituel, quand cette
manifestation vers l'extérieur (Äuszerung) devient un acte libre créateur,
signifiant le Dasz et le Was d'un espace intérieur spirituel.

C'est là la création libre d'un langage, et de par cette liberté créatrice,


le signe sensoriel peut se détacher de l'essence. «Le caractère volontaire
(das Willkürliche: volonté et liberté) de cette création de langage dans le
parler libre pousse à son extrême la tension de l'arc entre l'intérieur et
l'extérieur», tension dans laquelle le mot sensoriel se démet de soi au

274
275

service du langage créatif (dienende Selbstaufhebung des sinnlichen


Wortes).» (ibid.p.176-177)205

Sur l'arrière-plan de la dialectique entre création et convention, la


question fondamentale :"comment l'esprit peut-il s'exprimer dans le langage
d'images qui lui sont étrangères?" débouche sur une perspective double,
puisque que le "Wort" peut être aussi bien expression de la personne libre
que fonction de sa situation dans le monde et la société. (ibid.p.179-181)
D'autre part, le sujet parlant peut percevoir sa propre parole, la
confronter à lui-même en même temps qu'il en perçoit l'effet sur son
entourage. Le "verbum mentis" est capable de fermeture sur soi ou
d'ouverture à ce qui est autre, et de reconnaissance de ce qui en soi est
autre: le sujet dispose ainsi de la liberté spirituelle de se détacher de
lui-même et de se reprendre.

L'esprit est en lui-même mouvement incessant (Schwebe) entre le sensoriel


et le conceptuel; ce mouvement est en même temps ouverture illimitée sur
l'horizon de l'être. En tout ce qu'il rencontre, l'esprit recherche le
sens, dans la correspondance (οµολογειν) à la fois à l'essence de l'être et à
sa propre essence. (ibid.p. 182-184)
L'essence est ordonnée au champ d'expression. Cependant, l'espace spirituel
(die geistige Mitte) de la conscience ne cesse pas pour autant de se
développer à partir de la puissance d'imagination: c'est seulement en se
situant dans cette orientation (Hinwendung: se tourner vers) que l'esprit
se connaît et s'éprouve lui-même. (ibid.p.188-189)

Mais ce vécu est aussi la prise de conscience de l'image réelle des autres
sujets, un éveil au Toi avec qui l'échange est possible par la parole.
Ainsi la parole (Wort) est dialogue: s'adressant les uns aux autres les
êtres libres se rencontrent dans une interpellation mutuelle (sprechen
ineinander zu), se trouvent l'un dans l'autre. Le moi ne trouve son

205Balthasar emploie ici le vocable "Wort" pour désigner la capacité humaine


universelle de "mise en parole" —faculté langagière universelle, mais qu'on
ne peut saisir sur le vif que dans la mise en oeuvre concrète de chaque
langue, là où se manifeste l'arbitraire du signe. (Cet arbitraire, Saussure
croyait pouvoir le situer dans le rapport entre signifiant et signifié au
niveau langagier universel. Voir ci-dessous l'exposé sur l'anthropologie du
langage selon Gagnepain.) Par ailleurs, les p.177 à 180 de T.L.I sont une
discussion détaillée du rapport complexe qui existe entre liberté créatrice
et convention institutionnelle dans chaque langue. Ces pages concernent en
plus d'un point les problèmes du langage de la théologie; cependant leur
teneur n'a rien de bien original: il suffira d'y référer au cours des
réflexions finales.

275
276

expression —et donc également la plénitude de son essence— que dans


l'espace du Toi: la relation entre essence et image se déploie (spannt
sich: se tend) par-dessus l'abîme qui sépare le moi du toi. Le logos de
l'être se fait intersubjectif: ce logos est un mouvement interne impossible
à fixer.206
Aussi, selon Balthasar, le critère de la vérité est logé (beherbergt) en
partie dans le moi et en partie dans le toi: sa totalité ne peut être
atteinte que dans le mouvement du dialogue. (ibid.p.184;187;191-192)
Ce mouvement est porteur de «cet éclair d'évidence de l'essence de l'être»
(jener blitzhafte Evidenz vom Wesen des Seins), mais cette évidence ne se
donne que comme point de départ d'un nouveau mouvement: la certitude de la
vérité est aussi un envoi, car «elle est un don qui veut être transporté et
distribué dans la zone de l'incertain», là où l'éclair n'a pas encore
jailli. Car pour l'esprit libre, «la possession de la vérité et la
communication de la vérité sont inséparables», et l'esprit libre se porte
lui-même garant de la vérité de sa parole libre: «c'est de cette manière,
et de cette manière seulement, que son être intime, son être-pour-soi se
manifeste.» (ibid.p.100)
Aussi, la tâche de l'esprit est double: d'une part, «faire rayonner sa
certitude comme une lumière dans la nuit, mais aussi en même temps se voir
lui-même comme une obscurité toujours recommencée, qui ne s'éclaire que
dans le mouvement vers la lumière. Ainsi, la vérité du monde est à la fois
être et devenir. «l'évidence intérieure est un point de départ toujours
nouveau vers la réalisation mouvante d'elle-même.» (ibid.p.193-195)

Toute expression libre d'un esprit est une manifestation de soi non
vérifiable: la seule attitude qui puisse y correspondre est l'attitude de
foi. Entre esprits libres une telle confiance est une exigence mutuelle.
(ibid.p.196)
Le dialogique (das Dialogische) est «la vitalité (Lebendigkeit) toujours de
nouveau croissante dans l'essence de la vérité.» L'évidence intérieure
n'est ni acte accompli, ni puissance inaccomplie: elle est «un point de
départ toujours plus nouveau de la réalisation mouvante d'elle-même.»
(ibid.p.195)
Dans T.D.II,l, p.22-28, Balthasar traite du dialogue dans la perspective du
passage de l'Esthétique à la Dramatique théologique.
Toute figure, en tant que lieu du Beau, est porteuse de grâce (Huld:
faveur). Ce qui en elle réjouit est faveur (Gunst) dans la gratuité d'un

206«Dieser Logos hat eine im innersten schwebende, nicht festzulegende


Gestalt.» (ibid.p.192)

276
277

don (im Umsonst einer Gnade), auquel doit répondre un acte de remerciement
(Dank): le jeu réciproque de la grâce et du merci est un dialogue.
Mais le dialogue exige une parole: «là où la figure peut être comprise
comme expression, c'est-à-dire comme un fondement qui se fait connaître, la
parole surgit. Mais une telle compréhension présuppose une liberté, une
disponibilité à accueillir ce que la figure annonce (die Kunde der
Gestalt), et la "foi" qui croit que l'expression de ce fondement est vraie.

(...) Le Beau interpelle (spricht an) à partir d'une sphère dans laquelle
le langage est transcendantalement agissant.» (p.22-23)
Mais sous peine de se complaire dans l'esthétisme de la forme agréable, la
"non-figure" (Ungestalt) de l'horrible, qui fait partie de la figure du
monde, doit être prise en compte dans toute création humaine, qu'elle soit
du domaine de l'art ou de la théologie. C'est dans le prolongement de cette
évidence que Balthasar, dans l'Esthétique, situe au milieu de la Parole
divine définitive (endgültig) la "non-parole" (das Unwort) de la Croix.
Aussi, dans l'analogie entre la création artistique et l'esthétique
théologique, intervient comme "major dissimilitudo" la "non-figure" de la
Croix qui récapitule et assume toute la "non-figure" du monde, et cela non
pas comme transcription ultérieure en formules —c'est le rôle ultérieur des
Ecritures— mais comme langage incarné d'un Dasein concret. (p.26)

La figure et sa parole suscitent la liberté: recevoir ou ne pas recevoir


l'appel qui provient de la figure, liberté à partir de laquelle se déploie
toute la Dramatique Théologique.
Cette liberté est essentiellement celle du choix fondamental qui constitue
un axe majeur de toute la théologie (ci-dessus p.263-264): laisser advenir
la lumière qui surgit dans le Dasein (das anwesende Licht des Daseins), ou
vouloir la dominer, l'emprisonner —c'est-à-dire l'étouffer—; s'en remettre
au mystère de ce qui advient ou se retrancher pour affirmer une illusoire
autonomie.

d-La spirale du témoignage et de l'engagement.

Dans la mesure où le logos de l'être devient "dia-logos", en tant que


communication jamais achevée (unabschlieszbar: impossible à conclure),
c'est l'amour qui s'impose comme signification décisive (endgültige
Deutung) de tout ce mouvement, car «l'amour, c'est la condition de
possibilité d'un approfondissement de la remise de soi.» (T.L.I,p.195)
«C'est dans l'amour que devient immédiatement compréhensible la raison pour
laquelle la foi est nécessaire au savoir.» Car cette foi n'a pas pour fruit

277
278

une δovξα (opinion, conjecture): elle est un moment essentiel du savoir


spirituel (ejπιστhvµη), lequel «se témoigne toujours de personne à personne et
se meut en dialogue.» (ibid.)
Les p.197 à 199 explicitent le rapport d'analogie qui existe entre
l'expérience de l'amour humain et la vérité comme savoir de certitude.
Celui qui exprime son amour entre dans la relation de deux libertés: pour
que l'amour annoncé soit vérité offerte et reçue, il faut que le sujet
témoignant s'engage dans son témoignage, s'engage par chacun de ses actes
et par la qualité de sa personne agissante. Il y a une spirale du
témoignage et de l'engagement —le répondant positif de la spirale du péché,
du mensonge et de la haine (v.ci-dessus p.225ss).
Chaque témoignage d'amour à la fois exige et est le fruit de l'engagement
concret qui le suscite et le garantit, lequel rend le sujet apte à un
témoignage plus profond. Ce témoignage à son tour exige de nouveau un
engagement toujours plus total et plus responsable, révélateur d'une
liberté qui ne s'identifie pas à un choix décisif thématisé entre des
attitudes indifféremment possibles.
Recevoir ce témoignage, c'est faire acte de confiance, "acte de foi", non
sur la base —toujours inévitablement relative— de vérifications factuelles
et de déductions logiques, mais dans le mouvement même de cette spirale du
témoignage et de l'engagement, dont l'approfondissement toujours de nouveau
manifesté appelle en réponse une plus complète confiance dans la remise de
soi. «La remise confiante de soi reste l'a priori de toute véritable
reconnaissance entre esprits libres.»207 Cette remise confiante de soi est
le pôle positif du "choix fondamental" dont l'option négative serait la
recherche d'un progrès de la conscience de soi acquise et stable.
Ainsi l'unité de la foi et du savoir certain est une unité mouvante (encore
le concept de "Schwebe"), «réponse libre à une vérité librement offerte.»208
Ainsi également se manifeste la dimension sociale de la vérité, la
situation dialogique dans laquelle la vérité se rencontre. «La vérité comme
expression et comme parole [est] dans son essence ultime structurée selon
une polarité: elle a son origine (ist beheimatet: a sa patrie d'origine)
d'une part dans l'espace intérieur du sujet individuel, et d'autre part
dans l'espace commun intersubjectif, en tant que discours et réponse.
L'individu est toujours de nouveau amené à s'approprier la vérité en
s'expliquant avec d'autres, dans une situation de rencontre.» (ibid.p.228)

207«Vertrauende Hingabe bleibt das Apriori jeder wahren Erkenntnis zwischen


freien Geister.» (p.198)
208«die freie Antwort auf eine frei dargebotene Wahrheit.» (ibid.)

278
279

4-La vérité comme mouvement et le poids de l'instant.

a-La situation et le temps.

Dans ce qui précède, le mouvement apparaît comme un leitmotiv; on y


rencontre en d'autres termes le concept de "Schwebe".
Une sous-section de T.L.I, p.201, s'intitule "L'idée en mouvement."
(bewegt): c'est la première partie d'une section dont le titre même: "La
vérité comme situation." met en évidence «la vitalité intérieure de la
relation de vérité», et en même temps «l'unicité de ce point central de
l'être à partir duquel se manifeste "de la vérité".»209
Mais ici une évidence logique éclate de l'intérieur en paradoxe: de par
cette toujours nouvelle unicité, «toute expression particulière, toute
parole prononcée et reçue, acquiert(...) le poids de l'irremplaçable
(Unvertauschbarkeit: ce qui ne peut être échangé) de l'unicité.» Ce
paradoxe met en lumière «la cohésion qui réunit la valeur de généralité
(Allgemeingültigkeit) et la "mienneté" toujours particulière (Jemeinigkeit)
de la vérité.»210

«Etre conditionné (Bedingtheit) et recevoir sa forme (Formung) de la


situation, c'est là cette propriété fondatrice de la vérité.» (p.216; ci-
dessous p.403)
«La dualité du Dasein (comme existentia et comme esse) et du Sosein (comme
essentia et comme quiddité) (...) donne à l'être une profondeur et une
perspective sans limite (unabsehbar).» Ici nous retrouvons en termes de
nouveau différents le thème de la "Schwebe" en tant que «mouvement
intérieur à l'être (innerseinshafte Bewegung) qui se produit entre les deux
pôles de l'être.(...) La mystérieuse non-identité entre essence et Dasein
est intimement concernée par le phénomène du temps», au point que «cette
non-identité et le temps se recouvrent.»

209«die innere Lebendigkeit der Wahrheitsbeziehung (...), die Einmaligkeit


jenes Seinsmittelpunktes, von dem aus Wahrheit sich offenbart.» (p.200)
Noter que dans cette dernière phrase, "Wahrheit" est sans article: non pas
donc "la vérité", mais "de la vérité, quelque chose de vérité".
210«der Zusammenhang zwischen der Allgemeingültigkeit und der Jemeinigkeit
der Wahrheit». Pour ce contexte de Balthasar la traduction reçue du terme
heideggerien "Jemeinigkeit" par "mienneté" ne met peut-être pas assez en
évidence le préfixe allemand "Je", qui souligne que cette appropriation de
l'instant non interchangeable s'accomplit à chaque instant et pour chaque
sujet particulier. Ici la traduction de Vezin: "l'être-à-chaque-fois-mien"
serait sans doute plus adéquate, car Balthasar insiste précisément sur la
particularité de chaque appropriation de la vérité. (GREISCH, Ontologie et
Temporalité, p.111ss)

279
280

Cependant, le temps «contient des moments de l'essence (Wesensmomente) qui


présentent un reflet, une ressemblance (...) de l'être éternel.» (p.220)
Par là la vie acquiert le caractère du présent, de la présence, «comme ce
qui est toujours de nouveau en train d'arriver (...), la venue à nous d'un
événement (...), l'éclat d'une lumière.» (p.221)

Ainsi, et paradoxalement, «c'est sa caducité (Vergänglichkeit) qui donne à


l'instant son prix irremplaçable, (...) qui rappelle à la mémoire le
sérieux total de la condition de créature (Geschaffenheit).» (p.222-223):
la vérité exige de l'être humain «une application de tout son esprit, un
débat avec sa présence dans chaque instant (Jeweiligkeit) (...)
correspondant «au sérieux de la situation toujours nouvelle et toujours
autre.» (p.225-226) Ce qui dans la situation peut apparaître comme limité
dans son urgence est ainsi contrebalancé par l'importance de l'instant, son
poids d'éternité. (p.226)

Ce texte contient un nouveau rappel du leitmotiv du "choix fondamental":


«la plénitude prodigue que le Dasein (...) déploie [dans le temps] n'est
pas une plénitude dans laquelle le sujet peut se complaire, (...) il doit
chercher à s'y ouvrir, non pas pour prétendre en épuiser la richesse, mais
pour en reconnaître la surabondance.» (p.223)

b-L'essence, la grâce et la beauté.

Ainsi advient une chose extraordinaire entre l'essence et le Dasein:


certes, chacun d'eux a son moment d'intelligibilité, mais dès que l'un ou
l'autre commence à se poser comme compris (als das Begriffene gelten: avoir
la valeur de ce qui est compris), chaque fois et immédiatement ce pôle
renvoie à l'autre pôle comme au lieu même du mystère (als auf den Sitz des
Geheimnisses).
Nous avons relevé aussi (ci-dessus p.270, note 7) un écho du "choix
fondamental" dans la confrontation de deux définitions de la vérité: en
tant que ajλhvϑεια —ce qui se dévoile, qui est offert à la saisie du moi
connaissant—, ou en tant que "emeth" —ce qui est fiable, offert à l'acte de
confiance du sujet qui s'en remet à la richesse du mystère de l'être.
(T.L.I,p.29-30)
La manifestation est inséparable du noyau essentiel (Wesenskern): c'est par
l'acte de remise de soi que le sujet connaissant a accès à l'intimité des
choses (p.109) (autre formulation du "choix fondamental"). Or, c'est
précisément dans le centre le plus intérieur de la question de l'essence

280
281

qu'émerge le problème de l'existence et que la réalité de l'essence s'offre


comme l'objet inépuisable de la connaissance. (p.111)

«Une polarité, c'est l'interpénétration stricte des pôles d'une tension.»211


«Entre essence et existence, le rapport est si intime que c'est ce rapport
qui dans son unité concrète constitue le mystère inépuisable (unlösbar:
insoluble) de l'être créé.» (p.110) En d'autres mots: «c'est dans cette
présupposition mutuelle de l'essence et de l'existence que s'éclaire
(verdeutlicht sich) toujours plus le mystère de l'être unique.» Mais il
s'éclaire en tant que ce qui est voilé (das Verhüllte), ce qui ne s'épuise
pas dans sa révélation de soi. (p.112) (v.ci-dessus p.22-23;184-185)
La "Realdistinktion" de l'essence et de l'existence, c'est l'énigme du
mouvement intérieur de l'être, le dévoilement qui est voilement: «en tant
qu'objets de connaissance, les choses sont dévoilées en tant qu'elles sont
voilées.» (p.233) Ici encore, l'évocation analogique de l'amour humain est
éclairante, car «l'amour lui-même pose l'exigence, non seulement de la
possession et du dévoilement, mais tout autant de la vénération, et donc du
voilement.» (p.237) L'être humain qui aime voudrait être transparent pour
l'être aimé: il aspire à une remise de soi. Mais il n'a pas lui-même en
mains la mesure de son propre dévoilement: c'est l'être aimé qui en
dispose. (v.ci-dessus p.189)

C'est une méditation de Balthasar sur la beauté comme grâce qui mène à sa
conclusion notre relecture de Wahrheit der Welt, lecture orientée selon la
perspective d'une réflexion sur le langage en général et le langage de la
théologie en particulier. La beauté, c'est: «la venue immédiate à l'avant-
plan de l'insondable du fondement, la transparence à travers toute
manifestation de l'arrière-plan mystérieux de l'être (...), la révélation
immédiate (...) de l'éternel toujours plus qui se trouve dans l'essence de
l'étant lui-même.» (p.252-254)212

211«Polarität heiszt strenges Durcheinandersein der Spannungspole.» (p.110;


ci-dessous p.386)
212«das unmittelbare Hervortreten der Grundlosighkeit des Grundes (...), die
Transparenz durch alle Erscheinung hindurch des geheimnis-erfüllten
Hintergrundes des Seins (...), die unmittelbare Offenbarung (...) des
ewigen Je-Mehr, das im Wesen des Seiendes selbst liegt.» Balthasar joue
répète le mot "Grund" (mot à mot: "le sans-fondement du fondement".) Il y
insiste encore: «Le fondement apparaît (...) comme un sans-fond qui se
fonde lui-même (sich selbst begründende Abgründighkeit).» (p.254), ou
encore: «La venue à l'avant-plan [de l'être] comme essence et Dasein n'a
pas d'autre fondement que celui de la grâce sans fondement (hat keinen
anderen Grund als den der grundlosen Gnade)». (p.255)

281
282

5-Conclusion.

En quoi l'approche phénoménologique selon Balthasar du problème de la


vérité philosophique dans sa "plénitude intérieure" est-elle "renouvelée"
ainsi qu'il le projetait? (T.L.I,p.22-23)
Il apparaît que ce renouvellement se situe, non pas dans l'apport de
concepts nouveaux ou différents, mais dans l'accentuation, la proportion,
et surtout l'orientation de la quête.

Le thème principal est celui du mouvement, du va-et-vient (Schwebe:


flottement) entre les pôles des oppositions et des paradoxes, —mouvement
qui n'est pas présenté comme un stade provisoire progressant vers la
fixation d'un acquis, mais au contraire comme la caractéristique permanente
de l'accession à la vérité. Abstractio-conversio, essence-existence,
sensoriel-spirituel: tous les aspects et implications de la "distinctio
realis" se définissent comme un mouvement, selon lequel la figure perçue
(Gestalt), d'une part, est plus que sa manifestation, et cependant, d'autre
part, n'a pas d'autre langage que celui des images. (p.163)
Percevoir ainsi ce qui est vrai, c'est entrer dans la tension mouvante du
dévoilement et du voilement —non pas dévoilement partiel occulté
partiellement par un voile, mais dépossession d'une découverte pourtant
effective. Les pôles du paradoxe sont ici: activité créatrice-passivité
réceptrice, mouvement vers l'intérieur et exposition à l'extérieur.213
La vérité est à la fois ajλhvϑεια et emeth: au-delà du choix fondamental entre
possession et ouverture, elle est dévoilement qui s'offre comme fidèle et
fiable dans son mystère même, incitant le moi à s'ouvrir à ce qui est autre
—et cet autre peut être Dieu—. Il y faut une pauvreté effective, celle qui
par elle-même est abandon à l'illimité. Cet abandon s'appelle "foi",
puisqu'il s'agit, non pas de preuve par vérification ou déduction, mais
d'un engagement double: celui qui perçoit s'investit dans la confiance et
le risque, celui qui témoigne s'investit pour garantir la vérité de son
témoignage —spirale jamais refermée, écho mutuel du toujours plus haut
témoignage et du toujours plus profond acquiescement.
Cette interpellation et cette réponse mutuelles définissent le dialogue,
mais pas selon une symétrie égalitaire: nous rencontrerons ci-après la mise
au point insistante de Balthasar se démarquant de Buber, soulignant que

213Dans Heidegger et l'hymne du Sacré, E.Brito confronte les démarches


phénoménologiques respectives de Balthasar et de Heidegger, et conclut: «Le
trajet que Balthasar parcourt de la phénoménologie de la perception à la
dramatique de l'existence a son pendant dans le passage heideggérien de
l'intuition phénoménologique à l'herméneutique de la facticité.» (p.716-
717)

282
283

l'initiative est divine, et que l'archétype du dialogue est trinitaire.


(T.L.II,p.49ss)
L'unicité est un autre fil conducteur: l'image est unique. Adressée à la
conscience connaissante de l'étant unique, elle suscite en celle-ci, selon
la tension entre abstractio et conversio, sa puissance unificatrice -unité
de la perception, unité du sens spirituel, fondant ensemble l'unité de
l'être-là dans l'unité de l'être. (TL I,p.70-72)
Le lieu de cette unité, c'est aussi l'instant: la rencontre qui est
toujours en train d'arriver est toujours unique et irremplaçable, la
situation est toujours nouvelle et toujours autre. Aussi, seule une
ouverture, un abandon lui-même toujours nouveau, est à même de percevoir la
réalité dans sa vérité entraînée dans le flux du temps.
La faculté ainsi sollicitée est l'étonnement, la capacité d'être ravi par
le réel qui se présente à la connaissance. Lorsque l'insondable du
fondement se fait transparence dans l'instant, c'est la révélation
immédiate de "l'éternel toujours-plus" qui se donne dans la Beauté qui est
Grâce. Même la trace que peut laisser dans la mémoire le saisissement par
la beauté ne peut subsister que réactivée par une ouverture et une
découverte toujours nouvelles. (ibid.p.255; ci-dessous p.404)
Si par ailleurs on garde à l'esprit que le réel qui se manifeste n'a pas
d'autre langage que l'image perçue, et que c'est par ce chemin seulement
que sont suscités le "mot intérieur" —le verbum mentis— et le langage
humain —ordonné aux paroles audibles dans leurs langues respectives—, on se
trouve entraîné dans la perspective complexe de la réflexion sur le langage
en général, et sur son ouverture à l'absolu incarné dans un lieu de
l'espace et du temps, —lieu unique, irremplaçable, mais résonnant dans le
concret de ses échos sacramentels.

-III-La vérité de Dieu.

Introduction.

Dans le premier volume de la Théologique, Balthasar, réfléchissant sur "la


vérité du monde", posait la question de la possibilité de connaître la
vérité: rappelons-en les termes en quelques citations.
«Le sujet doit d'abord —depuis son unité intérieure, sensorielle et
spirituelle— refléter ce qui de l'essence se donne à connaître dans la
manifestation.» "Refléter" signifie que «tout le réceptif se tient dans un
espace immédiat qui excède les limites de la polarité sensoriel/spirituel.»

283
284

D'où il s'ensuit que «tout comme la manifestation, dans son mouvement,


retourne à l'essence pour la laisser paraître comme telle, ainsi également
la perception se dissout dans le concept, pour permettre à celui-ci
l'intuition (Einsicht) de l'essence de l'étant. (...) Ce qui est donné dans
le sensoriel, c'est le spécial, l'individuel, le particulier, mais celui-
ci, par son signifier (sein Bedeuten), renvoie à un plus-que-lui-même,
lequel de nouveau ne se situe pas hors de lui-même.(...)
Dès lors que le concept apparaît, ce "plus" se dévoile comme étant le
général, car le concept saisit ce qui lui est originairement ordonné, à
savoir l'essence, mais en tant qu'elle est générale. Ainsi le général
contient en soi le particulier, tout comme le particulier contient le
général.» (T.L.I,p.169-170)

«Ainsi tout homme individuel incarne en soi et possède la nature humaine


entière —il n'est ou ne possède rien en-dehors de cette nature—. Son unité,
il la réalise exclusivement à l'intérieur de la possibilité générale dont
il est un cas particulier. Mais d'autre part, il n'est pas possible
d'abstraire le concept de l'être humain au point que "l'être-personnel"
individuel aille se situer hors de son contenu conceptuel. Car il est
inhérent au concept général de nature humaine qu'il soit chaque fois
uniquement réalisé comme personne individuelle.» (ibid.p.170)
«Ce que l'être humain est dans son essence, seul l'individu particulier
peut le manifester: c'est dans cette perspective que se donne à connaître
sa vérité.» (ibid.p.171)

1-Théologie et Incarnation.
a-Théologie et connaissance.

Jésus ne fait pas que témoigner de la vérité: il est la vérité par cela
même qu'il explicite (auslegt) le Père. Tout le Tome II de la Théologique
est axé sur l'unité inséparable, en Jésus, de son oeuvre et de sa parole.
(p.13-15)

En théologie, la faculté de connaissance est requise (in Anspruch genommen:


revendiquée) pour une tâche qui la dépasse. Aussi, la connaissance
théologique ne peut s'élaborer que fondée dans la foi, c'est-à-dire là où
elle peut assumer le paradoxe selon lequel, d'une part, elle est dépassée
par ce qu'elle connaît, et cependant, d'autre part, n'en est pas moins une
véritable connaissance. (p.28-29) La foi, nous l'avons lu et relu dans
toute la trilogie, c'est l'acquiescement à une proposition, acquiescement

284
285

impliquant l'engagement de la personnalité à la fois de celui qui témoigne


et de celui qui acquiesce.

C'est le sujet d'un bref article de 1953, repris dans le premier volume des
Skizzen, (p.159-171), dont le titre est très précisément programmatique:
"Le lieu de la théologie" (Der Ort der Theologie).
«La foi (...) est pour les êtres humains la seule adéquation à l'homme-
Dieu: cette remise de soi fondamentale et sans réserve [est la condition de
possibilité] que les réalités finies de la révélation, de la chair, de la
lettre, soient saisies pour ce qu'elles sont: comme langage et expression
de l'infini. Cette remise de soi est l'expression de la volonté absolue, de
l'attente absolue de rencontrer Dieu dans l'humain: le contenu infini dans
le concept fini. (...) Mais la théologie, en tant que travail théorique sur
la Parole (theoretische Beschäftigung: activité théorique de qui s'occupe
de la Parole) (...) n'a d'autre mesure de son contenu de vérité que
l'adoration et l'obéissance.» Ainsi la théologie est «un alignement
intérieur sur ce qui est toujours autre214 et qui seul est une fin en soi.»
(p.161-162) Il s'agit en fait de «scruter la forme logique de la langue et
de la pensée de la Parole de Dieu.» (p.164)

Un peu plus loin dans le même article, la définition de la théologie se


fait lyrique: les théologiens sont ceux qui «mettent leur vie au service de
la splendeur de la théologie: ce feu dévorant entre la nuit abyssale de
l'adoration et la nuit abyssale de l'obéissance.» (p.171)215

C'est dans cette perspective que Balthasar peut s'approprier le concept de


"théologie négative": Il s'agit de distinguer entre, d'une part, l'être-là
de Dieu —connaître que Dieu est, le "dasz", "an sit"— et le "quid sit", le
"was" de Dieu, ce qu'il est, l'inconnaissable. (T.L.II,p.92)
La théologie négative se situe alors dans son cadre le plus large, celui de
la certitude chrétienne: le croyant est toujours déjà rejoint, trouvé, par
le Dieu de la Révélation. Le témoignage évangélique nous conduit jusqu'à
«la "théologie négative" fondamentale de la Croix.» ("fondamentale" traduit
"elementar", au sens de "ultime, essentielle").

214«auf das Je-andere hin»: sur ce qui est "chaque fois" ou "sans cesse"
autre.
215Ainsi définie, la théologie n'est-elle pas, si on emprunte le langage de

Lévinas, "l'emphase" du "correspondre" (oJµολοgei'n): réponse adéquate à


l'interpellation qui lui vient d'un Autre? (v.ci-dessus p.166, note 94 ;
ci-dessous la section sur Lévinas dans le "Parcours en anthropologie du
langage")

285
286

«Personne ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils


veut bien le révéler.» (Mt.11,27) Ainsi, le moment de négation explicite
(théologie négative "philosophique") est toujours déjà rejoint et dépassé
(überholt) par l'expérience chrétienne de la grâce toujours plus grande de
la révélation de Dieu. Ainsi le silence de la "théologie négative" devient
le silence de l'adoration. (T.Ä.I,p.443-444; T.L.II,p.109-113; ci-dessus
p.183)

En Jésus il apparaît que le logos dans son ensemble (der Gesamtlogos);


objet de la décision du croyant, est la sphère englobante de la logique
trinitaire.
C'est l'Esprit qui introduit le croyant dans cette totalité qui dans le
Christ est vérité: elle est l'unité de Celui qui révèle, de ce qui est
révélé, et de l'Esprit qui les explique (der Ausleger). (T.L.II,p.31-32)
De ce fondement se déduisent deux principes: d'une part, la logique humaine
de l'homme Jésus est expression du Dieu Trine, est à l'image et à la
ressemblance du Dieu trinitaire, d'autre part, dans la sphère du monde il
doit y avoir un reflet (Abbild: copie, reproduction) de ce "trinitaire"
pour que puisse s'y relier (anknüpfen: s'y rattacher) le logos qui
s'explicite.

Une des manières d'évoquer cette structure "triadique" de la logique


mondaine, c'est de rappeler que, «dans notre réel, la différence, l'autre
que moi-même, est toujours déjà rejoint et dépassé par un tiers, et que ce
n'est qu'à l'intérieur de ce tiers que je peux constater cette altérité.»216

L'unité de la personne humaine est un reflet de l'unicité divine, mais nous


ne connaissons cette unicité que dans la dualité du général et de l'unité
du particulier. (T.L.I,p.173)

Citant Claudel (L'Art Poétique), Balthasar rappelle que la connaissance de


l'être général 217 n'est pas l'aboutissement d'une abstraction poussée à son
extrême, mais la connaissance de l'unité d'ensemble de tous les
particuliers (des Zusammenseins aller Besonderten) (T.L.II,p.34) «Une chose

216«Im Realen ist die Differenz, das "Andere meiner selbst", immer schon von
einem Dritten überholt, innerhalb dessen sich dieses Anderssein allerest
feststellen kann.» (ibid.p.33)
217«das All-gemeine Sein»: le trait d'union évoque "l'être qui est commun au
tout".

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est ce qu'elle est par la nécessité de répondre, de co-naître à ce qu'elle


n'est pas, d'être en soi seule l'absence de toutes les autres, d'être cela
de commun en qui elles sont comprises.» (Art Poétique, dans Oeuvres
Poétiques, p.187-188)218

b-Théologique et dialogique.

L'ouverture à l'autre est une capacité essentielle de la conscience


humaine. Pourtant, les "dialogistes" -théologiens ou philosophes- inspirent
à Balthasar des réticences et une mise au point.
Situer la dialogique et ses principaux représentants sur l'arrière-plan
général de la théologie et de la philosophie contemporaines dépasserait le
propos de ce travail. Je limiterai cet exposé à la confrontation entre
Balthasar et Buber, telle qu'elle est exprimée par Balthasar lui-même:
d'une part parce que c'est le langage théologique de Balthasar qui est mon
point de départ, et d'autre part, parce que dans la sous-section de T.L.II
(p.40ss) où Balthasar évoque les principaux représentants de la dialogique,
c'est sa prise de position vis-à-vis de Buber qui est la plus
caractéristique de sa propre conception de la théologie.

Certes, le dialogue implique l'ouverture à l'autre, et «dans le dialogue se


révèle un Dieu qui, dans le don de lui-même, n'est pas saisissable
autrement que comme Tu éternel, qui en fin de compte se rencontre dans
chaque Tu humain en tant que fondement divin de ce Tu, fondement non
saisissable dans son essence, mais à qui on peut adresser un appel
(anrufbar) dans la prière.» (T.L.II,p.50)
A propos des réflexions sur l'unicité irremplaçable de chaque personne, on
pouvait déjà lire dans T.D.I que, «selon Buber, l'être humain individuel

218Ceci rappelle le thème de l'unicité irremplaçable de chaque étant (v.ci-


dessus p.100): c'est en tant que personne humaine unique que le Christ peut
se substituer à chaque humain unique. Buber a là-dessus un paragraphe
superbe (ma traduction fait délibérément violence à la séquence stylistique
française, afin d'épouser autant que possible le style incantatoire de
Buber): «Particulier et unique (einzig und einmalig) est l'étant. Nouveau
et "n'ayant-pas-été" (ungewesen), il émerge du flot des retours; advenu et
non répétable, il replonge en eux (taucht in sie zurück) (...). Quant aux
projections et effondrements (Wurfe und Stürze) qui régissent les grandes
formations du monde (...), ils ne peuvent créer une nouvelle fois le même,
ni faire revenir parmi les choses une seule, marquée du sceau d'avoir été.
L'unicité est une éternité du particulier. Car avec sa particularité il est
indissolublement enfoui dans le coeur du Tout (der Allheit) et repose pour
toujours dans le sein de l'intemporel comme créé ainsi et non autrement.
Ainsi l'unicité est à l'être humain comme son bien essentiel, qui lui est
donné pour le déployer.» Die Legende des Baalschem, p.58-59. Par ailleurs,
c'est Claudel qui a écrit: «Toute chose a ceci de sacré, qu'elle existe.»
(Phrase souvent citée, mais dont je n'ai pas la référence exacte.)

287
288

n'est différent de chaque autre —valablement et définitivement219— que dans


le Nom par lequel Dieu s'adresse à lui: dès lors il n'est plus un individu
membre d'une catégorie, mais personne unique.» (p.590)

Mais si, selon les théologiens de la dialogique, la vérité de Dieu est «le
fondement ultime du vrai qui advient entre le je et le tu», c'est Dieu qui
selon Balthasar est le fondement du langage à l'intérieur duquel l'être
humain devient un je, en tant que celui à qui s'adresse la parole divine:
c'est la condition nécessaire pour que le je puisse s'adresser à l'autre.
(T.L.II,p.45) «En la créature finie en tant que personne est imprimé le
sceau de l'imago trinitatis: c'est seulement dans un rapport transitif à
d'autres personnes que la créature finie devient elle-même personne. (...)
C'est la destination par grâce de l'être humain de pouvoir réaliser sa
liberté à l'intérieur de l'échange éternel trinitaire, dans lequel la
liberté absolue d'une hypostase est toujours à la fois donnée à l'autre et
reçue de l'autre. (...) La relation entre Dieu et créature est donnée avec
l'essence du discours: elle est question, réflexion et réponse. Question de
Dieu à la créature dans la Parole, accueil réfléchi de la Parole de Dieu
par la créature, et réponse dans une parole à la Parole de Dieu.» Cette
relation n'est pas livrée (gelegt: placée, logée) au bon vouloir de la
créature: celle-ci «est comprise dans le dialogue avec Dieu, qu'elle le
veuille ou non.» (T.D.IV,p.275-276; ci-dessous p.398-399)

Dans le programme "Je et Tu" de Buber manque précisément la catégorie que


recherche Balthasar: la réceptivité immédiate à la parole qui de la part de
Dieu s'adresse au je, l'interpelle, la convoque, l'envoie. C'est ainsi
seulement, pense Balthasar, que la question: "Qui suis-je dans ma
particularité?" reçoit une réponse satisfaisante. (T.D.I,p.597)
En conclusion de sa réflexion sur le théâtre et de ses développements
analogiques à partir du théâtre, Balthasar se démarquait de Buber en ces
termes: le je ne peut pas se réduire à la fonction d'un acteur
interchangeable assumant un rôle qui lui est extérieur220.

Dans le drame de l'existence, le je est le porteur unique de son rôle. Ce


n'est qu'à cette condition qu'il peut devenir le partenaire du Dieu unique,

219«gültig (valablement) und endgültig (définitivement, c'est-à-dire:


valable en fin de tout compte). Il n'est guère possible de rendre en
français le parallélisme significatif des deux vocables allemands.
220Nous avons vu que c'est dans des termes similaires que Lévinas, lui
aussi, se démarque de Buber en mettant au centre de sa réflexion la
priorité absolue de l'irruption de l'autre faisant éclater les limites du
moi. (ci-dessus p.153ss)

288
289

dans la perspective d'une analogie ouverte sur la personne du Christ, en


qui le je et son rôle, la processio et la missio coïncident totalement.
(T.D.I,p.604;606; ci-dessus p.13;17) Analogiquement, pour l'être humain
croyant et réfléchissant à sa foi, —et donc pour le théologien— c'est dans
l'interpellation et l'envoi que s'accomplissent et coïncident l'unicité
devant Dieu et de là l'ouverture vers la totalité du monde.
La signification théologique de l'incarnation s'inscrit dans le cadre de
cette conception "catalogique" du dialogue: «dans le procès cosmique
(Rechtsstreit) qui oppose Dieu au monde qui l'accuse, seul peut susciter la
foi un témoignage qui implique l'engagement total de la personne entière.»
(T.L.II,p.204, citation de E Schweizer) «C'est pour engager ce procès, et,
en traversant la mort, le gagner, que le Verbe devient chair.» (ibid.)
L'être humain «est toujours déjà celui qui est exposé à l'extérieur, dans
le monde (der an die Welt Entäuszerte): c'est dans le monde qui l'entoure
que son esprit s'éveille à lui-même dans un mouvement de communication
naturelle.» (ibid.p.210)
C'est ce qui établit le fondement, la possibilité de la substitution dans
le sacrifice de la Croix, prolongé dans l'Eucharistie: dans la condition
humaine, un être humain peut être représenté par un autre être humain.
Pour le Verbe incarné, son engagement, son témoignage s'accomplit dans le
dénuement extrême d'une kénose que Balthasar présente ici sous un aspect
particulier: alors que dans l'Ancien Testament les prophètes et les Rois,
porteurs de la parole divine, étaient auréolés de leur autorité propre, le
Verbe incarné se présente comme un humain perdu dans la masse, commençant
et terminant son ministère sans le secours d'un prestige social.
(ibid.p.219)

2-Langage et incarnation.
a-L'image et le langage.

Les concepts et les mots sont ordonnés aux sens qui sont ouverts sur notre
monde et aux images médiatisées par nos sens selon leur portée spatiale.
(T.L.II,p..229) Mais l'image se constitue non seulement par les sens
(Sinne, au pluriel), la puissance d'imagination et le souvenir, mais
nécessairement par l'esprit toujours déjà touché dans les sens.
En effet, un ensemble d'images (das Gebilde) «s'extériorise comme
expression adressée au sens (Sinn: au singulier), lequel s'extériorise dans

289
290

le monde: la puissance d'imagination recueille (einholen, ici au sens de:


engranger) cet ensemble d'images dans la mémoire.»221
Certes le mot et le concept sont soumis à la nécessité du retour à l'image
(conversio), sous peine de ne pas être viables (lebensfähig). Ceci vaut au
plus haut degré pour la connaissance religieuse: l'être humain à la fois ne
peut enfermer le divin dans des images, et en même temps ne peut se dégager
de sa faculté sensitive ni de sa corporalité. (ibid.p.230)
Ainsi la conscience de soi s'éveille dans sa capacité de donner un sens
(deuten) à l'image qui lui apparaît. Ainsi le sujet a l'intuition d'exister
en tant qu'interpellé par l'être; ainsi il s'éveille à son "être-là",
c'est-à-dire: il se comprend à la fois comme expression de l'être et
recevant son "être-là" comme le don qui lui est propre (eine sich
zugeeignete Gabe). (ibid.p.231)
Pour l'enfant, le sourire de la mère —même sans qu'un mot soit
effectivement prononcé— est compris comme parole exprimée en tant qu'il est
expression de l'esprit. Analogiquement: le je, le tu, chaque être, portent
la trace du Logos qui est l'expression de Dieu: l'esprit fini, comme toutes
les choses finies, est venu à être (ist geworden) par le Logos qui est près
de Dieu, qui est Dieu. En tant qu'esprit, c'est par le Logos qu'il reçoit
la lumière de la vie spirituelle. (ibid.p.232)

Dans le langage de la chair on peut distinguer trois sphères:


-la sphère de l'expression. A ce niveau, tout étant fini participe à
une dualité: l'expression (qui est Erscheinung, manifestation) et ce qui
s'exprime;
-la sphère de l'imagination. L'expression devient image dans l'espace
de "ce qui a un sens" (das Sinnhafte). Ainsi la manifestation, saisie comme
image et unifiée par l'imagination, devient "image intérieure" (In-Bild);
-la sphère de la parole (Wort). L'image devient parole dans l'espace
du spirituel: ainsi l'expression peut être rapportée à l'étant qui se
montre; l'étant peut être librement désigné (bezeichnet).

Quant à la Parole incarnée, elle est tout à la fois —hors de toute


gradation ou succession— expression, image et parole, tandis que pour la
créature humaine, dont le discernement (Einsehen), pendant le séjour
terrestre, reste obscurci au niveau de la foi, la pleine correspondance

221Le voisinage dans un même contexte du pluriel "die Sinne": les sens, et
du singulier "der Sinn": le sens (l'ensemble d'images a un sens), ne
devrait pas causer plus de confusion en français qu'en allemand, bien que
l'expression de Balthasar dans ces pages s'avère assez lourdement élaborée.

290
291

(Angestaltung: conformation à la figure) de celui qui est interpellé à ce


qui lui est adressé relève de la perspective eschatologique.

b-Symbole et métaphore.

C'est dans le discours théologique que symbole et métaphore prennent leur


sens plénier. En effet, Jésus accomplit à son degré absolu la définition de
Ricoeur selon laquelle «le symbole donne à penser»: en lui l'accord
objectif de la Parole et de l'Image déclenche un processus sans fin de
compréhension et d'appropriation. Celui qui s'exprime (le Père) se
reconnaît exactement dans l'expression qui est le Fils, et cet accord
infini dans le Fils incarné est le signe de sa divinité. (ibid.p.247)

Dans une longue note p.247-248, Balthasar cite et résume la pensée de


E.Jüngel sur la métaphore en théologie. La structure fondamentale du
discours évangélique sur Dieu —à savoir: l'analogie en tant que
"ressemblance toujours plus grande dans une dissemblance encore plus
grande"— est l'expression dans la logique langagière de l'être de Dieu.
«L'être de Dieu, à l'intérieur d'une toujours plus grande relation à soi-
même (Selbstbezogenheit), s'accomplit dans un toujours plus grand
détachement de soi-même (Selbstlosigkeit): par là même l'être de Dieu est
amour. Mais l'amour aspire au langage (drängt zur Sprache).» Ainsi Jüngel
introduit la formule souvent citée, dans laquelle il inverse la "major
dissimilitudo": «à l'intérieur de la dissemblance toujours plus grande, il
y a entre Dieu et l'homme une ressemblance toujours plus grande.» En Jésus,
«le report sur Dieu du modèle du discours humain [est fondé] dans la
certitude d'un Dieu humain dans sa divinité.»

Balthasar y ajoute sa propre insistance (en se démarquant en ceci de


Barth): la nature créée est "catalogiquement" éclairée par la lumière de la
Révélation, et sur ceci se fonde la validité de l'analogie ascendante,
critique-épistémologique. A ce niveau, selon Jüngel, le langage en tant que
tel (überhaupt), comme "passage (Übergang) de l'être dans la parole", est
l'advenir (Ereignis: l'événement) d'une "métaphore absolue"222.

222Voirci-dessus p.183sur l'analogie et la catalogie chez Balthasar; et ci-


dessous p.392-393 les réflexions de Balthasar et de Siewerth, ainsi qu'un
renvoi à l'étude de L.Boeve sur la rôle fondamental de la métaphore en
théologie.

291
292

3-Parole et salut.
a-Incarnation et analogie.

Que la Parole soit devenue chair, c'est le point de départ de toute


théologie chrétienne.
Ici Balthasar reprend avec insistance le thème déjà traité (T.D.III,p.126,
ci-dessus p.21): l'incarnation est événement, elle est située en un point
du temps et de l'espace, comme fait accompli, partageant avec tous les
étants leur caractère unique et irremplaçable.
C'est nécessairement dire que seule la foi en la dimension divine de cet
événement peut ouvrir le champ de la réflexion théologique qui se déploie à
partir de lui: toute la théologie chrétienne tient ou s'écroule avec
l'acquiescement croyant au "factum est" (T.L.II,p.256)
Ce qui est rapporté dans le Nouveau Testament, c'est le lieu d'impact
(Einschlagstelle) du dévoilement de soi de la liberté infinie.
(T.D.II,l,p.227)

Si l'analogie est une des façons dont les êtres humains jugent de la
vérité, toute réflexion analogique en théologie doit partir de l'intuition
croyante de cet événement unique, dans lequel un étant réel (ein
Wirkliches) dit: «Je suis la Vérité.» Ici, la vérité, c'est que Dieu
s'exprime dans la chair en tant que Logos divin, ce qui nous invite à
revoir nos concepts tels que ressemblance, expression, image, symbole, etc.
(T.L.II,p.284).Car ce que l'homme-Dieu exprime, ce n'est pas seulement lui-
même, mais le Père dans l'Esprit: l'analogie doit aboutir à reconnaître
dans la chair le Logos du Père.
C'est sur cet arrière-plan que se déterminent mutuellement une christologie
d'en-bas et une christologie d'en-haut. La christologie d'en-bas est
analogique: elle fait voir dans l'homme Jésus l'image de ce qui se donne à
voir en-haut (a[nw). Mais la même adéquation de l'expression (Aussage:
parole énoncée) ordonne que l'explication en christologie d'en-bas ne peut
être lue que du haut vers le bas (katav). Dieu s'explicite (legt sich aus)
d'en-haut. (T.L.II,p.285-286)223

223« (...)pour s'approcher de l'événement trinitaire en Dieu (das


trinitarische Geschehen in Gott), il n'y a pas d'autre chemin que, à partir
de ce qui se révèle de la kénose de Dieu dans la théologie de l'Alliance —
et donc dans la théologie de la Croix—, remonter à tâtons (zurücktasten)
dans le mystère de l'absolu.» (T.D.III,p.301) Mais si donc «toute la
théologie de la Trinité ne se laisse déployer qu'à partir d'une théologie
de la Croix et n'en est jamais séparable», il reste en même temps vrai que
«la doctrine trinitaire est la présupposition intérieure toujours présente
de la staurologie.» (T.D.III,p.296)

292
293

Ainsi, l'analogie qui advient (sich ereignende: se produisant comme


événement) dans le Verbum Caro est la norme de toute autre analogie
théologique ou philosophique. Elle rend compte de la manière dont le Logos
lui-même recueille en soi (ajναλevγειν) les choses, et, les unifiant
(eingleichen: intérioriser en mettant au même niveau), les élève à sa
hauteur: c'est ainsi que le Logos est le fondement de toutes les choses
créées. Cependant, une distance originaire, infinie, subsiste entre Dieu et
la créature, mais à l'intérieur de la récapitulation de la création dans le
Christ cette distance est transfigurée (verklärt) dans la distance infinie
entre les personnes divines, distance transcendée par la puissance de
l'Esprit. (ibid.p.286-287)224

b-La logique trinitaire et le salut.

Sous le titre "Caro peccati", les pages 289 à 329 terminent le parcours de
T.L.II, reprenant dans la perspective de ce tome le thème du péché et du
salut.
Le péché, c'est la "contra-diction" (Wider-spruch), le mensonge (au sens
objectif de "contre-vérité"): ne pas reconnaître que l'homme-Jésus est la
vérité en ce qu'il révèle Dieu. (p.289)
Se démarquant d'une thèse augustinienne, Balthasar rappelle que le mal
comme péché, en tant que l'anti-divin, l'anti-chrétien, ne peut pas
s'intégrer dans le déploiement temporel de l'unité, de la beauté du tout,
sauf si ce péché, d'une manière qu'il nous est totalement impossible de
saisir (unabsehbar: qu'on ne peut percevoir dans son ensemble), est
intérieurement dépassé (überholt), parcouru par en-dessous (unterlaufen):
mystère du Descensus, que les concepts humains ne peuvent qu'évoquer de
l'extérieur. (p.294-296)
La contradiction du péché descend jusqu'à l'enfer, et pourtant, selon la
logique théologique, cette contradiction du mensonge sera intégrée dans
l'intimité de la vérité; et pourtant encore, il s'agit de ne pas en
édulcorer ni banaliser la portée (verharmlosen: rendre inoffensif). (p.314-
315)225

224Ci-dessus p.29 à 31; T.D.II,l,p.236ss; T.D.III,p.300-301. Voir ci-dessous


p.307 l'apport de G. de Schrijver.
225Les pages 314 à 329 sont largement composées de citations et paraphrases
de l'oeuvre d'Adrienne von Speyr, qui a des accents extrêmement
dramatisants pour évoquer l'horreur du péché, l'abîme de l'enfer et les
souffrances du Christ.

293
294

Il s'agit d'interpréter le mystère de l'existence de l'enfer à l'intérieur


d'une économie trinitaire et christologique. La descente aux Enfers
affirmée dans le Credo implique, pour être réelle, que le Christ n'y entre
pas en tant que ressuscité triomphant, mais en tant que mort.
Le thème de la déréliction totale du Fils incarné a déjà été rencontré
plusieurs fois ci-dessus (e.a.p.85;97;110): ici ce thème est repris avec
une intensité d'expression très significative à la fois de l'exaltation
mystique d'Adrienne von Speyr, du tempérament de Balthasar lui-même qui
reprend ses textes à son compte, et de l'intention profonde de sa
réflexion.

Le Christ est mort: il est celui qui, comme Parole de Dieu, ne parle plus;
il est devenu Parole silencieuse du Père; il n'entend ni ne comprend plus
le langage du Père. Il doit éprouver toute son action et ses souffrances
comme un non-sens absolu (eine absolute Sinnlosighkeit); tout cela était
pur à-quoi-bon (reine Vergeblichkeit).
C'est à ce prix que le Christ, traversant le mal, peut séparer le pécheur
de son péché, de ce qui est purement et simplement rejeté (das schlechthin
Verworfene), de ce avec quoi le Père, en tant que le "bon Créateur", ne
peut rien avoir à faire. Comprendre ainsi l'enfer, c'est prendre
objectivement conscience de cette monstruosité (das Ungeheuerliche) qu'est
le péché du monde, (p.316-319), ce chaos, image en miroir du chaos d'avant
la création. (p.321) Le paradoxe du Descensus est à la mesure de cette
contradiction monstrueuse.
Le Christ est à la fois, en tant que Fils, celui qui est le plus éloigné de
l'enfer, et en tant que porteur du péché, celui qui en est le plus proche —
avatar économique du rôle de l'Esprit, par qui l'intimité cachée la plus
grande se situe dans l'éloignement apparent le plus grand.

Le Christ, en tant que mort, est devenu silence, a perdu son "être-Parole"
(sein Wort-Sein); en même temps il est l'expression la plus sonore et la
plus claire que le Père adresse au monde226.

Car «le Dieu qui se montre ainsi dans l'économie n'est pas un autre que le
Dieu qui est tel de toute éternité. L'obéissance extrême du Fils, qui le
mène jusqu'à ce point où il n'est plus compris du Père, n'est rien d'autre
qu'un mode de son don hypostatique de lui-même au Père pour qui, par amour,

226C'estdans l'espace mystérieux de ce paradoxe que se trouve la réponse à


la question incontournable à laquelle est confrontée la théologie: comment
peut-on encore prononcer des paroles qui aient un sens, là où la Parole
absolue se fait silence dans la mort? (T.D.III,p.297)

294
295

il est totalement disponible. Le Fils qui, venant de Dieu, se manifeste


dans la figure d'esclave (Knechtgestalt) pour se faire obéissant jusqu'à la
mort sur la Croix, en cela ne change rien à son attitude [filiale]: il a
seulement inclus en lui le monde qui s'est éloigné de Dieu. (...) D'autre
part, l'intimité de l'échange mutuel entre le Père qui engendre et le Fils
engendré n'est pas non plus changée dans la modalité de l'abandon, et il
faut donc admettre un accompagnement intime et —dans les termes du langage
humain— une participation du Père à ce que souffre le Fils.» (Skizzen V,
article Gott unter uns, p.268)
«Le mystère de Dieu (...) est le mystère du don insondable de soi. Ce don
est l'origine227 ultime, fondatrice d'elle-même: c'est à lui que doit être
rapporté (zurückgeführt: ramené, reconduit) tout ce qu'il faut comprendre.»
(T.L.I,p.311-312)

4-Conclusion: le langage humain dans la sphère théologique.

Si le thème dominant de T.L.I était le mouvement, celui de T.L.II est


l'unité.
L'événement de l'incarnation présente à notre connaissance la figure du
Christ, en qui sont unis le Père, celui qui est révélé, le Fils, celui qui
révèle, dans l'unité de l'Esprit. (p.31-32)
L'unicité de chaque personne humaine reflète cette unicité divine: ne faut-
il pas qu'il y ait dans la sphère du monde une capacité de refléter
(Abbildlichkeit) du trinitaire pour que s'y incarne en s'y exprimant le
Logos divin? (p.33)
En Jésus il y a un accord infini entre ce qui s'exprime et le mode
d'expression; cet accord infini entre la Parole et l'image est un signe du
divin.
Aussi, «l'expérience chrétienne est non seulement expérience de quelque
chose de nouveau, mais expérience d'une unicité: de telle sorte que vis-à-
vis d'elle toutes les autres expériences de Dieu de quelque manière se
rangent dans une catégorie et s'ordonnent autour d'un centre donné d'en
haut et impossible à atteindre d'en bas.
C'est la compréhension de ce nouveau milieu incomparable, dans son
explicitation d'elle-même, qui sera désormais la "théologie chrétienne":
«logos sur Dieu à partir du Logos de Dieu qui s'exprime dans la Parole
prophétique incarnée.» (T.Ä.III,1,1, p.285)

227"Ur-sache": la cause, ou mieux, selon l'étymologie, la "réalité


originelle".

295
296

Dans la troisième section de T.L.II, intitulée "Logos et logique en Dieu",


les p.117 à 144, situées à peu près au milieu quantitatif du volume, en
résument la teneur, et précisent un peu plus les réflexions de Balthasar
sur le langage de la théologie.
Ces pages forment un ensemble structuré, introduit et conclu par
l'évocation de la question récurrente: "comment le logos divin peut-il
s'exprimer adéquatement dans le logos mondain?"
Dès l'abord, Balthasar précise l'objet de la réflexion: il s'agit, dans
l'espace de la pensée chrétienne, d'étudier le rapport de la logique
humaine à la logique divine. (p.117) Ce rapport, Balthasar le situe dans
une téléologie de l'incarnation: l'homme est déjà créé à l'image de Dieu,
et ouvert vers Dieu (offen auf Gott hin), afin que que Dieu puisse
s'exprimer sans intermédiaire (unvermittelt) dans un homme, dans la parole,
l'image, le rayonnement, la vie d'un homme.

Le mot-clé est "gratuité" —traduisant assez adéquatement l'allemand


"umsonst"228.
A la lumière de ce qui précède, ce vocable demande réflexion. En effet, en
plus de sa signification usuelle qualifiant ce qui ne vise ni n'exige un
gain ou une compensation, ce mot véhicule d'autres concepts, à savoir: un
acte qui n'est pas précédé, n'est pas induit par une intention préalable
qui en constituerait l'explication logique; ce qui n'est pas motivé,
calculé, ajusté en vue d'un but ou d'un résultat à atteindre; ou encore:
qu'on ne peut justifier ou expliquer après coup par ses conséquences.
Or, nul ne pourrait prétendre que l'acte divin d'incarnation —reflété
analogiquement dans tout acte d'amour— n'aurait ni intention, ni but, ni
conséquences. En fait, cet acte réunit dans une spontanéité absolue et
conjoint immédiatement, indissolublement son intention, sa motivation
logique, la poursuite et l'accomplissement de son but: unité qui le situe
au-delà de toute opposition entre liberté et nécessité.

"Umsonst", c'est aussi le mot employé par Balthasar pour qualifier la


dépossession totale du Christ dans l'extrême kénose du Descensus: le Christ
accompagne le réprouvé jusque dans la conscience de l'à-quoi-bon de sa
souffrance. Ici, il faudrait traduire "umsonst" par "en vain", exprimant le
moment ultime de la dépossession divine. (T.L.II,p.316-319; ci-dessus
p.85;97;110)
Ainsi, écrit Balthasar, dans les limites de l'analogie de l'amour humain,
l'être humain qui cherche son chemin vers le Bien qu'il voudrait aimer

228Le mot est répété cinq fois sur deux paragraphes p.130-131, c'est-à-dire
à peu près au milieu de ces pages, elles-mêmes centrales dans le volume.

296
297

éprouve, au-delà de tout ce qui est recherché comme but (zweckhaft), la


gratuité de l'amour. Ainsi, l'amour transcende l'opposition entre richesse
et pauvreté, entre puissance et impuissance (T.L.II,p.130-131); ajoutons:
entre liberté et nécessité.

La major dissimilitudo est redéfinie en tant que logique du mystère: en


effet, aucune logique humaine ne peut concilier l'enfermement sans issue du
refus pécheur, nécessairement rejeté par Dieu, et la puissance salvatrice
sans limite de l'amour.
De la manière mystérieuse dont s'accomplit ce salut, il ne nous est donné
de connaître que la fidélité divine accompagnant la créature jusque dans sa
déréliction —reflet tragique de l'acte créateur "toujours de nouveau à
chaque moment" (je jetzt) accompagnant sa créature.

Loin d'un nominalisme simpliste qui chercherait la solution du mystère dans


une définition extensive de la liberté d'un Dieu tout-puissant, capable de
tout ce que nous ne comprendrions pas, c'est l'inconcevable salut par cet
accompagnement qui est sagesse divine au-delà de toute perspective de la
sagesse humaine: c'est ici par excellence que se situe la major
dissimilitudo visée par la définition dogmatique.

Selon Bonaventure cité par Balthasar, "être-expression" est la


caractéristique fondamentale du Logos: le Père peut et veut s'y exprimer;
c'est l'expression unique de l'Unique. (ibid.p. 153) Seul le Logos est
"incarnabilis", et l'être humain possède la parenté ontique la plus proche
du Logos, en tant que créature centrale parmi les créatures, et en tant
qu'image de Dieu: l'être humain est "assumptibilis" par le Logos.
(ibid.p.155)

Nous pouvons certes "paraphraser" Umschreiben) dans nos termes la deuxième


hypostase en tant que Logos incarné —mot et sons, image, expression,
témoin, interprète (Ausleger)— mais sans perdre de vue que le Fils incarné
ne se démarque pas du Père ou de l'Esprit par son incarnation. (ibid.p.139)
Dans la sphère du langage théologique, l'unité parfaite subsistante de ce
qui s'exprime là et de son mode d'expression dérange nos structures
conceptuelles (symbole, métaphore). Elle donne son plein sens à la formule
de Jüngel: «Le langage est l'événement d'une métaphore absolue», formule
qui, ainsi comprise, lui permet d'inverser la logique dogmatique de la
major dissimilitudo. (ibid.p.247ss, ci-dessus p.291)

297
298

Réexaminant dans cette optique ces concepts par lesquels nous qualifions le
Logos incarné, soit quant à leur portée vis-à-vis de l'incarnation, soit
quant à leur capacité (Eignung: idonéité) de traduire la logique divine en
logique humaine, Balthasar en appelle à une analogie constitutive de cette
capacité. Le Logos en Dieu, c'est le lieu où se déploie une logique divine
qui est une logique d'amour, source de l'amour qui en jaillit, non pas en
tant que forme extérieure, mais en tant que sa propre essence intérieure
(innere Wesenheit): mouvement de provenance ("von-her") qui s'accomplit en
un "mouvement vers" ("zu hin") en tant que procession de «ce que, faute
d'une désignation plus claire, nous appelons le saint Esprit de Dieu.»
(ibid.p.140)
Bonaventure -paraphrasé par Balthasar- sait que «les concepts de paternité
et de filialité (Sohnschaft) ont été projetés (übertragen) sur Dieu à
partir du domaine humain —de même d'ailleurs que le concept de "parole"—.
Mais, en écho analogique du double mouvement intratrinitaire "von-her"
et"zu-hin" ci-dessus évoqué, —et certes moyennant la présupposition
implicite de notre savoir de la Trinité en Dieu— nous avons la possibilité,
à partir de l'analogie trinitaire dans le domaine humain, de remonter
("ana") en tâtonnant jusqu'au mystère de Dieu, pour parcourir le chemin
descendant (catalogique) de la Trinité vers le monde.»
Autre face de la même analogie: le statut double de la logique humaine dans
sa quête de connaissance du monde: son mouvement est à la fois "von-her"
depuis l'expérience concrète du domaine de l'être vers la réflexion
ontologique —et en ce sens elle est déterminée par les relations qui
régissent ce domaine—, et en même temps "zu-hin" en ce que la logique
humaine exerce une fonction régulatrice déterminante sur ce même domaine.
(ibid.p.144)
Dans son important traité sur la Révélation (Offenbarung), Peter EICHER
rend compte du statut de l'analogie dans l'approche phénoménologique de
Balthasar (p.318-328).
Il rappelle que, selon Balthasar, «la théologie fondamentale ne doit pas se
concevoir d'abord (...) comme herméneutique, mais doit en tout premier
lieu, en correspondance avec l'objet qui se montre, être une doctrine de la
perception (Erblickungslehre)», c'est-à-dire «doctrine de la figure du Dieu
qui se révèle.» (p.316, citant T.Ä.I,p.118)
Ainsi, «la pensée analogique de Balthasar est strictement théologique
(...): l'analogia entis, en tant que "analogie de la révélation dans la
création (T.L.I,p.263)" ne peut être en fin de compte autre chose que (...)
analogia libertatis.» (Eicher p.318)
Dès lors, la pensée analogique philosophique devient une "dialectique
analogique de la théologie", et la doctrine de la perception (théologie

298
299

fondamentale) n'est possible que dans son unité avec une doctrine du
"ravissement" (Entzückungslehre: théologie dogmatique). Au centre même de
la théologie selon Balthasar se situe "la vision réfléchie de la figure"
(das reflektierte Gestaltsehen: Verbum Caro p.125-132). Ainsi Eicher
définit la "phénoménologie théologique" qui constitue la "phénoménologie
renouvelée" annoncée par Balthasar (T.L.I,p.22-23; ci-dessus p.268ss)
(Eicher p.319)
Cette phénoménologie se trouve engagée dans les multiples aspects d'un même
cercle herméneutique, dont P.Eicher résume les termes (p.324-326): Dieu ne
nous est connu que par le témoignage de Dieu, mais cette vérité
principielle elle-même ne peut être acquise que par le témoignage de Dieu;
la Bible est le témoignage de la Révélation de Dieu, mais c'est Dieu seul
qui, par la grâce de la foi, peut fonder la certitude que la Bible est
vraiment ce témoignage; le critère positif de ce qu'est la Révélation est
donné par la Révélation elle-même.
Le point de référence de ce cercle herméneutique, c'est donc l'initiative
libre de Dieu, et la précompréhension qui rend possible la réflexion
théologique, c'est la perception de la Révélation toute autre de Dieu, par
l'impact de l'interpellation qui nous atteint (das Schock des
Betroffenseins). Ainsi, selon Eicher, se définit chez Balthasar une
phénoménologie théologique.

George DE SCHRIJVER rend compte de la signification profonde qui sous-tend


la problématique de l'analogie à travers l'oeuvre de Balthasar229.
Ce qui est visé en fin de compte chez Balthasar par le concept d'analogie,
c'est la relation de concordance entre la liberté divine et la liberté
humaine: la liberté finie, répondant à un "appel inconditionnel", se laisse
saisir de l'intérieur par l'emprise victorieuse de l'amour de la liberté
infinie. (p.46-48, renvoyant à T.L.II,p.257ss)
Ainsi s'établit une relation de réciprocité entre l'abandon de soi par
l'homme et la volonté divine d'incarnation, relation constituant «la
structure fondamentale qui est celle de la manifestation de Dieu au plan de
l'homme» (p.44), et qui trace la ligne directrice menant au point où
culmine toute analogie.
En effet, chez Balthasar, le contexte ontologique de l'analogie ne fait que
«dessiner le cadre général à l'intérieur duquel aura lieu l'événement
concret dans lequel une personne concrète se laisse modeler par la volonté
divine au point que «sa correspondance avec Dieu prête forme et figure à
l'incarnation de Dieu dans l'histoire: c'est là la dimension historique et

229G.DE SCHRIJVER, Le merveilleux accord de l'homme et de Dieu, (1983),


p.46-71.

299
300

expressive de l'analogie de l'être sous son aspect de catégorie concrète de


médiation.» (ibid.p.50-51)
«Tels sont aussi, pour l'homme qui se laisse conformer à l'obéissance de
Jésus-Christ, la forme que revêt la vie chrétienne et le mode selon lequel
cette vie devient transparente à Dieu.» (ibid.p.52)
Par cette remise à Dieu, il est donné à la créature d'exprimer plus qu'elle
ne pourrait exprimer à partir de sa seule finitude: «dans son inachèvement
de créature écartelée entre l'esse et l'essentia, l'homme est
perpétuellement en marche vers l'appropriation correspondante de la mesure
souveraine (essentia) qui lui est assignée dans l'être (esse).» (ibid.p.67,
renvoyant à T.Ä.III,1,1,p.360-364)
L'insistance de G.de Schrijver met en évidence un trait important —et qui
deviendra d'ailleurs de plus en plus évident à mesure que paraîtront après
1983 les autres volumes de la trilogie—: la réflexion de Balthasar sur
l'analogia entis est puissamment focalisée sur l'homme-Dieu Jésus-Christ en
tant qu'il est «le langage de l'expression de Dieu lui-même, dans la mesure
où il permet à la beauté de la doxa du Père de se révéler dans son
obéissance et dans sa fidélité à sa mission.» (p.69, renvoyant à Skizzen I,
p.33-34)

Dans la dernière section de son ouvrage (p.322-330), G.de Schrijver


condense ce qui est selon lui le point limite où se rejoignent les lignes
tracées par la réflexion analogique. Il part du concept de figure, défini
comme «une expression de soi dans l'événement historique.» Ainsi Dieu prend
figure concrète, et on peut repérer les données intrinsèques qui situent
cet événement et en constituent la réalité: en premier lieu, la source en
est l'initiative de la libre décision divine; d'autre part, le Fils,
correspondant parfait de la gloire du Père, est chargé de la mission de
manifester le Père dans l'économie du salut; enfin, cette incarnation est
l'expression de l'amour trinitaire. (ibid.p.313-324)
Ce point ultime de l'accomplissement de l'analogie peut s'exprimer selon
diverses formes de correspondance:
-la déréliction de Jésus dans le Descensus est l'expression et la
concrétisation d'une kénose trinitaire;
-l'obéissance absolue du Fils est, dans l'ordre de l'économie, la
forme de la correspondance absolue qui existe entre le Père et le Fils;
-la possibilité pour Dieu de demeurer lui-même en "sortant de lui-
même" trouve sa réalisation concrète dans le fait que «le Christ est
descendu en enfer, c'est-à-dire en ce qui dans le monde est rejeté
absolument par Dieu.» (p.327-328, renvoyant à T.D.II,l, p.479 et T.D.III,
p.308)

300
301

Ainsi G.de Schrijver met en évidence l'insistance de Balthasar sur l'écho


trinitaire originel du divin (das göttliche Ur-Dreiklang) dans la création
et l'histoire.

Si l'analogie est «une des manières dont les humains jugent de la vérité»
(T.L.II,p.284), l'analogie qui advient dans le Verbum caro est la norme de
toute autre analogie philosophique et théologique, en tant que «la manière
dont le Logos lui-même recueille toutes choses en lui.» (ibid.p.287)230
A la lumière de ce parcours, nous nous retrouvons donc encore une fois
devant la question de départ qui conditionne la réflexion sur le langage
théologique: «comment est-il possible que la logique divine trinitaire
puisse trouver à l'intérieur du monde, dans le Logos qui s'incarne, une
expression adéquate?"» (T.L.II,p.155).

-III-L'Esprit et le langage théologique.

1-L'Esprit, sujet de la théologie.

La question qui inspire le troisième volume de la Théologique est la


suivante: "Comment l'Esprit peut-il venir dans la logique humaine?" (autre
formulation de la question déjà plusieurs fois rencontrée.)

L'orientation centrale de cette question est "cata-logique". Non pas:


"Comment l'être peut-il concevoir le divin et en parler?", mais: "Comment
le divin descend-il dans le langage humain?" —et seul l'Esprit peut en
dévoiler la réponse.
Aussi, l'Esprit, dans toutes les fonctions qui lui sont attribuées, est
l'objet ultime (abschlieszend: qui mène à la conclusion) de toute
théologie, en tant que l'exégète (Ausleger) indispensable de la vie
trinitaire. (T.L.III,p.20)

Cependant, l'Esprit ne veut pas s'objectiver (sich vergegenständlichen): il


veut rester anonyme en tant que donateur de la présence divine, par qui le
Christ devient un objet de compréhension spirituelle.

230«(...) die Weise, in der der Logos selbst die Dinge in sich
zusammenliest.» "Lesen" évoque ici tout un champ de sa signification, tel
qu'il est analysé et commenté par HEIDEGGER dans Vorträge und Aufsätze
(p.199ss), à propos du fragment 50 de Héraclite: "ramasser, cueillir,
récolter, choisir" (résonnant en écho sémantique dans l'évocation banalisée
de l'acte de "lire"). V. ci-dessous p.431.

301
302

Une circularité conjoint dans une dépendance mutuelle la christologie et la


pneumatologie: l'Esprit est la lumière qu'on ne peut voir que sur l'objet
qu'elle éclaire, mais également inversement, l'objet éclairé, le Christ en
qui se manifeste l'amour divin, ne peut être perçu comme tel que sous la
lumière de l'Esprit231. D'où, selon Jean-Yves LACOSTE, cité par Balthasar
p.23, «Il n'y a pas de discours théologique sur l'Esprit, puisque l'Esprit
est avant tout le sujet de la théologie comme de toute la vie ecclésiale.»

Ainsi se dessine le contour essentiel (Wesensgestalt) d'une théologie


chrétienne. Eclairant de sa lumière le "Dieu connu" en tant qu'incarné,
l'Esprit introduit à sa signification (Deutung): le Père invisible.
Cet "interprétable" visible (Deutbares) peut être isolé, situé dans le
contexte humain: Jésus apparaît alors comme un personnage extraordinaire,
un "sur-doué" de la religion (religiös überbegabt), le fondateur d'une
religion.
Mais cette lettre, cette chair visible, il ne faut pas la transcender pour
aboutir à une idée de Dieu. Sous l'éclairage de l'Esprit, c'est en vivant
avec elle (Mitleben) jusqu'à sa mort et son Ascension vers le Père, c'est
en s'engageant à sa suite qu'on peut la comprendre. (ibid.p.24-25)

Sagesse de Dieu: il ne s'agit pas de savoir ou ne pas savoir, ni d'un


savoir partiel: les paradoxes pauliniens évoquent une connaissance de ce
qui dépasse toute connaissance (das Überkenntnishafte), où il s'agit plutôt
d'être connu que de connaître, d'un mouvement vers "une connaissance dans
l'être-déjà-connu" (Erkennen im Schon-erkannt-Sein.) (ibid.p.25, citant
1Cor. et Phil.3)
Il ne s'agit pas non plus d'un retrait dans l'apophatique, car l'Esprit,
d'une part, connaît la voix de Dieu dans la Parole du Fils et la fait
résonner dans le monde, et d'autre part confère leur juste ton et leur
juste sens aux voix humaines qui y répondent. Toute théologie ne se laisse
développer que dans l'Esprit. (ibid.p.26)

2-L'oeuvre de l'Esprit dans la Trinité et dans le monde.

Ce que l'Esprit ouvre, ce dans quoi il introduit, la "plénitude de


l'explication", c'est l'espace d'amour entre le Père et le Fils, c'est la
vérité immanente de la Trinité, c'est l'incompréhensibilité de l'essence
divine, c'est-à-dire l'insaisissable dans sa manifestation même et sa
communication —et cette participation à la relation entre le Père et le

231Voir la Section Geist, dans Skizzen III, p.101-102)

302
303

Fils est inséparable de l'Incarnation, inséparable aussi du cheminement à


la suite du Christ. (ibid.p.65-66)

Le mouvement est circulaire: c'est par l'accès reçu (Eingelassensein) à la


vérité du Christ que la foi se fait certitude, mais en même temps c'est par
la remise totale de soi dans la foi qu'on accède à la vérité du Christ.
Selon Balthasar, on ne trouve pas chez Jean de formulation spécifique de la
relation de cohérence (Zusammenhang) entre la théologie et l'Esprit, mais
«toute l'oeuvre de Jean en tant que telle est l'expression de cette
cohérence. (...) Chez Jean, l'inspiration par l'Esprit et la méditation
personnelle s'impliquent mutuellement, et la proximité de Dieu exige qu'on
ne s'écarte jamais de l'Incarnation»: c'est ainsi que se définit l'accès
théologique à la vérité. (ibid.p.68-69)

La p.104-105 de TL III condense en un paragraphe le propos du volume:


«l'esprit, un Dieu insaisissable et sans visage, laisse rayonner la
splendeur de Dieu sur Celui qui porte le visage de Dieu (der
Antlitztragende), splendeur que nous pouvons réfléchir, et en laquelle nous
pouvons être changés. C'est ainsi que le Christ devient "explicitation de
Dieu" (Auslegung Gottes).»

3-Le langage et son horizon.

Le théologien doit faire face à une double exigence: d'une part, il doit
être conscient qu'il est placé par l'Esprit devant une vérité toujours plus
grande que ce qu'il pense avoir compris, mais d'autre part, vis-à-vis du
Dieu qui se révèle toujours de nouveau, il lui est refusé de se résigner à
une attitude apophatique.
De plus, «la possibilité que la Parole de Dieu soit comprise et exprimée
par l'être humain ne peut être considérée comme pur prodige opéré d'en-haut
par la Grâce: certes, on doit reconnaître que Dieu ne peut être compris que
par Dieu, mais il faut aussi rendre compte du fait que "comprendre" est un
acte de l'être humain en tant que tel.» (ibid.p.331)

Le langage est à chaque occurrence (particule allemande "je": chaque fois


de nouveau) une action "monstrative" (hinweisend): elle indique quelque
chose, mais cet acte n'advient qu'à l'intérieur de deux espaces.

D'une part, la compréhension humaine commence à partir d'une interpellation


venant d'un Tu, c'est-à-dire d'une liberté autre: ainsi comprendre

303
304

présuppose un "acte de foi". A chaque "interpellation", celui qui la reçoit


doit décider de faire crédit à l'interpellant de son intention de dire
vrai, faute de quoi la parole reçue n'est pas vraiment entendue, et même
une éventuelle vérification factuelle ultérieure risque alors d'être
biaisée, limitée par une censure préalable plus ou moins volontaire.

D'autre part, l'interpellation et sa réception se déroulent à l'intérieur


d'un horizon commun, où se situe une "compréhension pré-langagière du sens"
(vor-sprachliches Sinnsverstehen).Celui qui est interpellé cherche à
élaborer le sens de son "être-là" dans cet horizon.

Dans cet horizon se rejoignent tous les paradoxes de l'être et du monde:


toutes les contradictions vitales (Lebenswidersprüche) y trouvent place
(Einbergung) dans «quelque chose qui est posé, décrété, éprouvé comme
ouvert "à titre définitif"232.» Ces contradictions, ce sont les expériences
et les conditions d'existence qui se contredisent: la vie et la mort, la
possession et la perte, le sommeil et la veille, ...—on voudrait ajouter
aux exemples de Balthasar: le bonheur et la souffrance.

Ici se situe un autre aspect du "choix fondamental" évoqué plusieurs fois


dans ce qui précède: pour moi qui reçois et cherche à comprendre
l'interpellation, et qui cherche dans cet échange à comprendre le sens de
mon existence, il s'agit, «au-delà de mes intérêts immédiats, de poser ce
tout (c'est-à-dire l'interpellation dans l'horizon commun) comme valable,
d'acquiescer à un sens qui englobe la contradiction.» On remarque qu'ici
encore il n'est pas question de résoudre, maîtriser, d'acquérir et de
conserver, mais de s'en remettre au réel qui s'offre en son ouverture.
(ibid.p.332-333)

4-Conclusion: le témoignage de l'Esprit et la théologie.

La dualité intramondaine du langage, qui confronte la liberté des personnes


en présence et l'horizon commun qui précède et englobe le langage (vor- und
übersprachlich), c'est en Jésus-Christ seul qu'elle peut trouver son unité:
il est en même temps lui-même et sa parole. En lui, dans l'horizon de
"l'être-Dieu", se rejoignent le Je et le Tu; dans la Parole incarnée, les

232"endgültig", traduit couramment par "définitif", connote plutôt dans ce


contexte à partir de son étymologie: "valable en conclusion du processus".
—En l'occurrence, l'ouverture de cet espace n'est pas limitée ou
relativisée selon l'interpellation et sa réception.

304
305

contradictions de la vie humaine s'harmonisent dans son unité permanente


avec Dieu: joie et souffrance, vie et mort, lassitude ou dégoût et
attirance de l'amour, séparation et réunion.
Les moments de l'existence de Jésus (Daseinsmomente) sont le langage de cet
horizon qui précède ou englobe le langage: Jésus établit son unique "être-
là" humain comme normatif pour l'horizon entier des échanges entre humains.
(ibid.p.333-334)

Mais seul l'Esprit peut témoigner de cet horizon divino-humain, peut


assurer que la foi n'est pas une projection sur l'absolu du "contradictoire
existential" (das Widersprüchlich-Existentiale), que les contradictions
réelles dans le monde se résolvent dans l'existence de Jésus comme
révélateur de l'amour absolu. (ibid.p.335)

Cette sagesse de la foi ouvre le regard simple (das einfältige Auge233) à la


vérité de Dieu: mais c'est seulement à la suite de l'engagement à la suite
du Christ que cette sagesse se déploie en intuition théologique (zur
einsichtige Theologie).

La pensée théologique commence par une réponse: elle est interpellée par
Celui qui est l'unité même du langage libre et de l'horizon qui l'englobe.
Cette réponse, c'est ce qui désormais n'est plus «un résultat dont on peut
s'assurer en l'établissant» (nicht mehr sicherbares, herstellbares
Resultat): la théologie ne peut être que toujours de nouveau prière en même
temps que recherche du Dieu qui toujours déjà m'a lui-même trouvé. L'esprit
n'a jamais fini d'incorporer au sujet cherchant et croyant l'unité qui est
son oeuvre. (ibid.p.336-337)

La théologie, en tant que méditation éclairante et témoignage ecclésial


devant le monde, est oeuvre de l'Esprit; elle est une réponse humaine à la
révélation de l'amour de Dieu. Elle cherche, au-delà d'une théologie
verbale (Worttheologie) à l'élargir à d'autres modes de glorification,
selon d'autres moyens d'expression qui lui sont ouverts par la liturgie.

233Voir ci-dessus, p.111ss.

305
306

IV-Langage et Révélation.

1-Balthasar, son langage, sa théologie: regard d'ensemble.

Le livre de LOCHBRUNNER: Analogia Caritatis annonce en sous-titre:


Présentation et signification de la théologie de H.U.von Balthasar
(Darstellung und Deutung der Theologie H.U.von Balthasars). L'ouvrage tient
la promesse de son titre ambitieux —compte tenu de sa date de rédaction:
1980-. A cette date, restaient à venir les deux derniers volumes de la
Théodramatique et les trois volumes de la Théologique, mais les traits
caractéristiques du style et de la pensée de Balthasar, ainsi que
l'orientation de sa pensée théologique étaient déjà suffisamment
manifestes, et la vue d'ensemble qui se dégage du texte de Lochbrunner
reste entièrement valable après l'achèvement de l'oeuvre.

Les p.59 à 65 s'intitulent "Sprachgestalt" ("Configuration du langage"):


elles sont suivies, p.66-76, de "Theologieverständnis" ("Compréhension de
la théologie"). Dans le prolongement de la perspective présentée dans
l'introduction à la IIIème Partie (ci-dessus p.265-266), ces deux thèmes de
Lochbrunner ne sont pas ici considérés comme l'objet de deux études
distinctes qui traiteraient séparément du mode d'expression de Balthasar,
puis du "contenu" de son oeuvre: il apparaît au contraire que la
"Sprachgestalt" est constitutive de la "Theologieverständnis", et que cette
dernière est intimement solidaire de son expression.

Selon Lochbrunner, la richesse d'images, de métaphores, la multiplicité des


styles, des formes théologiques (spéculation, narration, évocation
historique, essais sur les grandes oeuvres de l'humanité, aphorismes), la
variété de ton (systématique, passionné, polémique, sérieux, contemplatif),
sont une profusion qui saisit, voire submerge le lecteur de Balthasar, mais
qui ne relèvent jamais d'une complaisance formelle: cette richesse est
strictement au service de la quête théologique, en ce qu'elle est
suggestive de la plénitude sans limite de Dieu (die Überfülle Gottes)
(p.59;63;65;)234.

234Témoin d'un tempérament passionné se manifestant dans les procédés de


style et de vocabulaire: le choix du vocable "Entzückung" (ravissement)
pour désigner la théologie dogmatique. L'esprit croyant, en son premier
moment, perçoit la Révélation (Wahrnehmen: perception; Erblickung:
intention du regard). Rendre compte de cette perception est l'objet de la
théologie fondamentale. Le second moment est celui du travail de l'esprit
croyant qui s'applique à réfléchir sur cette perception et à s'en expliquer
avec précision. Dans cet effort, qui est celui de la théologie dogmatique,
l'être humain, selon le terme de Balthasar, se laisse "ravir, emporter"

306
307

Le point de départ, l'orientation, la tonalité de l'oeuvre entière sont en


tout premier lieu bibliques. Citée par Lochbrunner, une phrase choisie
parmi beaucoup d'autres de portée similaire évoque ce conditionnement
intime du discours théologique de Balthasar: «Aucun théologien ne traduira
jamais complètement les dimensions poétiques et imagées de l'Ecriture.»
(T.Ä.III,2,2,p.248-249)
L'anthropologie de Balthasar est biblique: «La Bible voit l'essence de
l'homme, non pas en premier lieu en ce qui le distingue d'autres essences
qui existent, mais dans sa totalité concrète et indivisible.» (T.Ä.I,p.367,
cité par Lochbrunner p.62) Ainsi la tonalité de la sphère biblique —elle
est «passion de Dieu, remise de soi dans la foi, simplicité»— se reflète
dans ce que Lochbrunner appelle «le feu passionné de cette pensée.» (ibid.)

C'est dans la même orientation d'ensemble que Lochbrunner situe d'autres


caractéristiques du langage théologique de son auteur: Balthasar emploie
peu de termes techniques de la théologie —son vocabulaire philosophique est
également éclectique—; il n'a aucune intention de construire un système:
«la Croix fait sauter tous les systèmes.» (ci-dessus p.8; 206)
Balthasar se dote d'un outillage conceptuel personnel et nouveau, témoin
l'éventail des concepts empruntés au monde du théâtre: auteur, régisseur,
acteur, intrigue, dénouement, etc.
A ces observations de Lochbrunner, il conviendrait sans doute d'ajouter
ceci: le vocabulaire inventé ou réapproprié par Balthasar n'est pas sans
poser parfois quelques problèmes à son lecteur. Il n'est pas coutumier des
définitions abstraites —préalables ou résultantes—: ses concepts devraient
donc se définir par leur emploi en contexte, mais ceci ne se fait pas
toujours sans une certaine obscurité —témoin les emplois commentés ci-
dessus des vocables "Wesenswort, sinnliches Wort, innere Einsicht,
geistiges Wort". (T.L.I,p.189ss; Epilog p.60ss, ci-dessus p.276ss)
Prenant ainsi ses distances vis-à-vis des concepts et de la logique
abstraite, Balthasar se fait l'avocat du mystère de Dieu. Pour lui, en
théologie, pas d'exercice de l'intelligence séparée de la foi, pas de
science sans prière.

Prenant les saints pour guides, il élabore une théologie priante, une
théologie à genoux. Le critère de toute vérité théologique, c'est qu'elle
puisse être priée (ihre "Betbarkeit").

(Entzücken) par la splendeur qu'il contemple. (T.Ä.I,p.18;112, et passim


dans toute la trilogie).

307
308

La Passion du Christ, toujours située sur son arrière-plan trinitaire,


exige de la dogmatique qu'elle chemine à la suite du Christ: elle doit
exprimer que celui qui pense dans l'obéissance de la foi reste dans un
rapport priant avec son objet.

Ces constatations inspirent à Lochbrunner une conclusion dans laquelle il


aligne les traits caractéristiques de la langue et de la pensée de
Balthasar (Denk- und Sprachgestalt): anti-systématique, fragmentaire,
intégrante, encerclante, originale, proche de l'expérience, historique,
dans une surabondance d'images et un choix éclectique parmi la
conceptualité philosophique. (Lochbrunner p.66-74)

2-Langage humain et réalité divine.

Dans T.Ä.III,1,2, les pages 958-963 sont intitulées «L'a priori théologique
de la métaphysique.» Elles exposent une réflexion sur la relation entre
l'élaboration métaphysique et la Révélation. Ce n'est pas trahir le propos
de ces pages que d'en élargir la portée à une réflexion sur les rapports
entre l'initiative divine de révélation et l'exercice par l'esprit humain
de sa capacité naturelle de réflexion.
En effet, pour la pensée humaine en général comme pour la métaphysique en
particulier, la question obsédante est la même: «où y a-t-il une garantie
que l'être fini trouvera sa demeure (ou trouve son refuge: "geborgen sei")
dans l'indifférence infinie de l'être?» (p.958)
La réponse se résume en une phrase complexe et très précise: «Si donc la
révélation biblique repose sur le fondement de la différence originaire
entre Dieu et le monde, et rayonne à partir de là, alors, de façon
correspondante, la métaphysique trouve son accomplissement dans l'événement
de révélation (...).» (ibid.) Elaboration de l'esprit humain et révélation
d'initiative divine: deux modes d'interprétation de l'être qui à la fois
s'accompagnent et s'excluent —Balthasar reproche à Heidegger de les mettre
sur le même pied.235 Pourtant, distinguer entre élaboration humaine et grâce
n'est possible pour la réflexion humaine que «lorsque le fondement absolu
(Allgrund), source de l'être et de l'essence, s'est librement manifesté.»
(ibid.p.959)

235Voir ci-dessous, note 242 p.310.

308
309

Dans T.Ä.III,1,2,p.769-787, Balthasar commente un large éventail de textes


de Heidegger, sous le titre: «Der Weg zurück. (Le chemin du retour)»236
«Dans le même surgissement que l'épanouissement (Aufgehen) de la φυσις règne
le langage: il provient (stammt: a sa racine, est de la lignée) de l'être
et de son histoire; il parle à partir de l'être lui-même, antérieur à tout
parler, et donc ne parle vraiment que lorsqu'il correspond (οµολογειν,
entsprechen), répond (nachspricht, fait écho).» Balthasar cite Heidegger:
«ce "co-respondre" est un parler: il est au service du langage.237 (...)A
proprement parler, c'est le langage qui parle, et pas l'homme. L'homme ne
parle que pour autant que, à chaque fois, il correspond au langage.238»

Cependant, la Parole de Dieu, pour être audible, doit s'inscrire dans la


parole de l'être, et la parole de l'être dans la parole des essences.239»
Ainsi l'esprit humain doit prendre au sérieux une interpellation qui lui
vient de l'être: «langage de l'être (...) qui peut extraire (herausholen)
l'individu de sa moyenne anonyme (seine anonyme Durchschnittlichkeit) pour
lui faire entendre un appel personnel.» Cette "parole de l'être" (das Wort
des Seins) renvoie au-delà de tout discours à l'origine même de toute
capacité de parler, renvoi qui «nous dispose à croire à une grâce
englobante au-delà de toutes lois ou catégories, de tout schématisme.»
(ibid.)

Balthasar cite encore Heidegger, lui-même citant Hölderlin, qui met en


évidence la portée créatrice du langage: pour Heidegger, le langage est "la

236Il s'agit du retour libérateur, selon Heidegger, de la philosophie vers


l'antiquité présocratique. Le présent commentaire s'en tient autant que
possible à ce qui concerne mon sujet: langage et théologie. Par ailleurs,
le texte de Balthasar sur Heidegger est résumé et commenté dans E.Brito,
op.cit.p.250-254.
237Citation de Was ist das, die Philosophie?, p.44 «Dieses Ent-sprechen ist
ein Sprechen. Es steht im Dienste der Sprache.»
238Citation de Hebbel, der Hausfreund, p.34 (et renvoi à Unterwegs zur
Sprache, p.12ss et 20): «Eigentlich spricht die Sprache, nicht der Mensch.
Der Mensch spricht erst, insofern er der Sprache entspricht.» Mais ces
textes allemands de Heidegger opèrent leur sens de façon plus poétique que
n'importe quelle traduction française, en alignant des vocables faisant
écho au mot "sprechen": die Sprache (le langage); Ent-sprechen
(correspondre, c'est-à-dire parler en réponse, en correspondant). Rappelons
cependant qu'il s'agit ici de l'exercice de la faculté langagière
universelle, donc de langage et non de langue, qui désignerait la capacité
concrète de pratiquer une langue déterminée (bien que l'allemand "Sprache"
ne fasse pas la différence.) (v.ci-dessous le commentaire sur
l'anthropologie de Gagnepain dans la section "Un parcours en anthropologie
du langage.)
239"Die Wesensworte": voir ci-dessus p.276ss et 315, un commentaire sur une
série de concepts propres à Balthasar.

309
310

demeure de l'être240, dans laquelle, selon Hölderlin, l'homme habite «en


poète sur cette terre (dichterisch: poétiquement)», en particulier
lorsqu'il "correspond"241. (T.Ä.III,1,2,p.775-776)

Il est vrai- et ceci provoque des réticences chez Balthasar, que chez
Heidegger le rapport de l'être qui se révèle au Dasein qui "laisse être et
reçoit" (gelassen empfangend) est pensé en catégories bibliques originaires
(ur-biblisch) (ibid.p.777), témoin entre autres le fait que Heidegger «se
saisit (einholen: aller chercher) du concept biblique de doxa et le
revendique (in Anspruch nehmen) pour l'appliquer à l'être.» (ibid.p.780)
Pourtant, selon E.Brito, «Balthasar ne tient sans doute pas suffisamment
compte de l'effort de Heidegger (...) pour distinguer Dieu de l'être.242»

En particulier, la pensée de Heidegger rencontre fréquemment le concept du


"voilement qui dévoile", qui occupe une place si importante dans la pensée
de Balthasar —ainsi d'ailleurs que dans toute la théologie et la
spiritualité—: «(...)la pensée ne perçoit l'essence de l'être que dans
l'extrême retrait de l'être. Ceci est vraisemblablement entièrement de
l'ordre de l'essence humaine, puisque par ailleurs nous sommes ainsi
constitués que c'est seulement dans la perte de ce qui est perdu que
s'éclaire pour nous ce qui nous appartient.» (Der Satz vom Grund, p.101)
En effet, «c'est dans l'inquiétude de l'exil (Entfremdung und
Unheimlichkeit) que la patrie nous est révélée.243»
«L'ouverture de l'être» dans la dualité de la différence ontologique est
comme telle déjà douleur, et comme sens extatique "Wahnsinn" (qui ne veut
pas dire "Irrsinn)244, décadence et mort. En tant que l'être, tout en se
donnant, s'en tient à soi, se dérobe (sich entzieht), nous connaissons dans
sa perte même son prix.» (T.Ä.III,1,2,p.781-782)

Ainsi, «dans la mesure où il [Heidegger] éduque à l'attente admirative face


au "don" fait par l'être, le décentrement opéré par l'écoute heideggerienne
de l'hymne du sacré reste bénéfique. Il nous oriente vers l'Urgrund

240Dans Was ist das, die Philosophie? p.79.


241Vorträge und Aufsätze, p.186ss. Le texte de Hölderlin provient de In
lieblicher Bläue, un des plus beaux poèmes de Hölderlin, et probablement le
dernier qui nous soit parvenu. (dans Die Tempel Klassiker, Ed.Vollmer,
Wiesbaden, s.d.,vol I p.415)
242Heidegger et l'Hymne du Sacré, p.254.
243E.Brito, paraphrasant les p.781-782 du commentaire de Balthasar sur
Heidegger. (op.cit.p.252)
244"Wahnsinn doit donc être ici compris, non pas comme synonyme de "Irrsinn"
(démence), mais selon son sens étymologique "Wahn-sinn": sens illusoire.

310
311

vertigineux, vers l'abîme sans pourquoi, vers l'origine où tout reflue


(...). Ainsi peut-il, malgré ses carences, préparer l'accueil de la parole
inouie de la Révélation.» (E.Brito, op.cit.p.741)

Recevoir la Révélation, c'est entendre une Parole de Dieu. Dans Skizzen V,


Balthasar rappelle les trois moments de cette Parole.
En premier lieu, Dieu parle dans «les fragments du Logos (...) qui sont
distribués dans les choses finies, créées. (...) Tout ce qui a propriété
d'expression (ausdruckshaft) dans le monde parle, renvoyant par-dessus lui-
même vers quelqu'un qui lui a donné d'exprimer quelque chose de lui, sans
qu'il ait besoin de se transporter (sich begeben) lui-même dans
l'extériorité de l'expression.»
En second lieu, la Parole de Dieu se fait entendre dans l'Ancien Testament:
le centre de gravité de cette communication divine, c'est l'Alliance.
Enfin, en troisième lieu, l'Alliance devient concrète, s'accomplit en
Jésus-Christ. Ici Dieu se risque, se "met en danger" (gefährdet sich); Dieu
prend le risque de se découvrir, non plus seulement dans son Alliance, mais
en lui-même. C'est pourquoi l'Incarnation est le dernier mot de Dieu,
accomplissement de toute Parole divine possible. Par conséquent, le seul
chemin qui permette de pénétrer dans la compréhension de ce dernier mot de
Dieu, c'est précisément de le laisser être le dernier, en qui "tout est
accompli" (Jn.19,30) (ibid.p.263)

«La Parole dialogique entre Dieu et la créature (...) est réunie en une
seule Parole de l'Incarnation du Verbe.» (ibid.p.265) «Il ne faut pas
oublier que sa Parole commence à retentir à partir d'un silence de 30 ans,
et entre ensuite dans le silence infini de son retour au Père et de son
Eucharistie.(...) La puissance de cette Parole est révélation trinitaire;
(...) l'agir de Jésus (parole ou action) est révélation de l'être intérieur
de Dieu comme remise de soi l'une à l'autre des hypostases divines.»
(ibid.p.266-267)

3-Anges et démons.

Le statut de réalité des êtres spirituels que la Tradition appelle "anges"


et "démons" est un thème très représentatif de l'aller-retour sans fin
(Schwebe) entre témoignage biblique et spéculation théologique, et plus
spécialement de la rencontre entre la Révélation reçue et le libre exercice
de la réflexion humaine —rencontre qui réactive la "turbulence"

311
312

qu'introduit la théologie dans le savoir humain245. Le sujet est traité par


Balthasar dans T.D.IV,p.182-191, sous le titre "Das Teuflische" (Le
Diabolique), et T.D.II,2,p.427 à 448 ("Anges et Démons"), ainsi que dans
Der Christ und die Angst, p.81-89. Le sous-titre de la p.435 de T.D.II,2
situe le débat: "Témoignage biblique et spéculation."

Le domaine du diabolique place l'intelligence humaine devant


l'impossibilité d'éclairer le Mysterium Iniquitatis: on ne peut le définir
que de façon détournée (umschreiben) comme «ce qui ne reçoit pas la
lumière» (Jn.1,5), «qui hait la lumière parce qu'il ne veut pas venir à la
lumière.» (Jn.3,19) La notion abstraite de "haine" comme «contradiction
ouverte, agressive, de l'amour» s'y concrétise en figures vivantes, non
seulement comme refus en soi, mais comme capacité de se saisir du monde,
d'entraîner des créatures humaines dans «une force plus absolue qu'elles ne
s'en rendent compte ou ne le désirent.» (T.D.IV,p.182)
Dans le Nouveau Testament, nous lisons que le diable est "jeté dehors" par
la puissance de l'oeuvre de réconciliation du monde par le Christ: la
victoire sur le diable est l'affaire de Dieu, cependant le lieu de ce
combat n'est pas Dieu lui-même —car vis-à-vis de Dieu, le diable est déjà
vaincu par rejet—, mais dans l'homme-Dieu Jésus-Christ. (ibid.p.183-186)

Les formulations multiples et insistantes dans l'Ecriture semblent évoquer,


entre Dieu et la créature, des "personnes qui ont statut d'étant"
(Seinshafte Personen), un tertium quid qu'on ne pourrait considérer ni
comme créé ni comme incréé. (T.D.II,2,p.427-428)
Certes, les formulations de cette tradition biblique ont évolué dans
l'histoire, et il est nécessaire d'en tenir compte, mais selon Balthasar on
ne peut pas non plus purement et simplement les démythologiser comme
incompatibles avec nos mentalités modernes: ces figures renvoient à des

245A.GESCHE, La Destinée, p.14. «Cette figure [du démon] n'est-elle pas —en
son ordre, qui n'est certes pas le seul à entrer en ligne de compte—
indispensable pour penser le mal? Puisque celui-ci est un irrationnel,
toute approche en est et en restera marquée. Or, de toutes les approches
irrationnelles, n'est-elle pas finalement celle qui le serait le moins, et
précisément parce qu'elle le demeure? Cette figure démoniaque suppose en
effet qu'il n'est pas possible ni pensable —j'allais dire: 'loyal'— de
faire reposer sur l'homme toute la culpabilité ou un tel poids de
culpabilité radicale. (...) La réalité que cette figure désigne permet, en
ce redoutable débat, de penser Dieu et l'homme en leurs justes contours,
ceux d'une responsabilité qui n'est pas absolue. La figure démoniaque
constitue cette limite, cette frontière exogène permettant de signifier
l'infranchissable: ce-qui-n'est-pas-Dieu et ce-qui-n'est-pas-l'homme. (...)
Ici il nous est dit clairement sur le compte de qui il faut mettre, hors de
nous et de Dieu (du dieu) la méchanceté fondamentale: le Hors-les-murs.»
A.GESCHE, Le Mal, p.72.

312
313

réalités dont l'Ecriture ne dévoile pas l'origine, l'essence, le destin,


mais dont elle ne met pas en question l'existence concrète.
Une autre attitude, qui n'est pas non plus acceptée par Balthasar, est
celle de Rahner: le retrait dans une épochè provisoire, qui dispense de
prendre position sur la nature personnelle concrète ou la fonction purement
figurative des démons ou des anges. (ibid.p.428-432)
Balthasar se démarque également de la conception de Barth, et ce faisant il
est amené à formuler clairement, par opposition, sa propre conviction.
En effet, pour Barth, le diable, c'est "das Nichtige" —qu'on peut
paraphraser comme "ce qui a caractère de néant"—: c'est ce qui est rejeté
par Dieu, voué à périr (ibid.p.432-433). Pour Barth, les démons sont comme
l'envers (die Kehrseite) de la création: ils ne partagent pas avec les
anges une même nature. Par ailleurs, pour Barth, les anges sont libres,
mais pas libres de choisir: ils se définissent par la pleine liberté de
servir Dieu dans l'obéissance. Aussi, pour Barth, la "chute des anges" est
un mythe: il n'est pas question pour lui que les démons soient définis
comme des anges rebelles éternellement enfermés dans leur refus.

Balthasar en appelle à la grande Tradition de l'Eglise, qui rejette


l'hypothèse d'une créature spirituelle qui ne pourrait pas pécher: pour une
telle créature, sa perfection serait subie, imposée. (ibid.,p.439-441)
Bien entendu, si on reconnaît à l'ange une capacité de décision vis-à-vis
de Dieu, il faut le créditer de la possibilité d'un choix négatif —et selon
le Nouveau Testament, cette possibilité est réalité—; c'est accepter la
réalité d'une chute des anges. (ibid.p.448)
Selon la christologie du témoignage biblique, Jésus est face à face avec le
"contradicteur" (Widersacher). Le Tu auquel s'adressent les exorcismes de
Jésus n'est en aucun cas une simple abstraction.

Pour Balthasar, il n'y a pas d'autre chemin à suivre que de «laisser être
vrai ce que les images du Nouveau Testament essaient d'exprimer en images
approchantes (umkreisend: encerclantes), tout en sachant qu'il s'agit ici
d'un mystère insoluble rationnellement. (ibid.p.446246)

246Rappelons l'approche philosophique de Ricoeur: si la faillibilité —


possibilité de chute— est le point d'insertion du mal dans le monde, le
passage à la chute effective place la raison humaine devant le
franchissement du seuil d'intelligibilité. Au-delà de ce seuil, le mal
effectif est «l'énigme d'un surgissement dont il n'est plus de discours
qu'indirect et chiffré.» (ci-dessus p.118, renvoyant à Finitude et
Culpabilité p.31) En réponse à cette même énigme, Nabert constate qu'il
faut admettre «une séduction exercée, une dualité de principe, réplique
d'une dualité éprouvée dans l'âme.» (ci-dessus p.139, renvoyant à Essai sur
le Mal, p.95-98) L'approche philosophique doit s'arrêter à des

313
314

De cet avatar du langage théologique, nous pouvons repérer des moments, des
composantes, qu'il faudra prendre en compte dans tout essai de réflexion
sur ce champ d'exercice de la capacité langagière. Mais le parcours de la
pensée de Balthasar sur ce sujet est assez tourmenté, à la mesure sans
doute de la complexité de la relation entre Révélation et spéculation.

Dans Der Christ und die Angst, (paru en 1959), Balthasar pose comme
principe qu'on ne peut placer l'exercice du libre arbitre au début de
l'aventure humaine, car ce serait présupposer la connaissance préalable du
bien et du mal. C'est de là qu'il déduit la nécessité d'une intervention
d'un tiers absolu, du Mal en soi, tentateur capable d'égarer la créature:
comment en effet sans cela concevoir que la créature ait pu choisir pour ou
contre le Dieu bien-aimé qui occupe tout le champ de la conscience? (p.81-
89) Ici donc, un raisonnement logique confronte le concept anthropologique
de libre arbitre à la révélation biblique du récit de la Genèse interprété
par la tradition croyante, mais sans attribuer explicitement au tiers
tentateur la qualité d'une personne spirituelle.

Dans T.D.II,2, paru en 1978, Balthasar trouve dans les formulations de


l'Ecriture l'évocation du "tertium quid" tentateur. Mais d'une part, sa
raison croyante, réfléchissant à ce mystère, ne peut concevoir que ce tiers
serait "créé", sans doute parce que cela équivaudrait à rendre Dieu
responsable de l'oeuvre mauvaise du tentateur —argument que Balthasar
n'explicite pas—

D'autre part la même raison croyante ne peut considérer le tiers tentateur


comme "incréé", probablement pour la raison —que Balthasar n'explicite pas
non plus— que ce serait attribuer au tentateur un statut qui n'appartient
qu'à Dieu. (p.427-428)

Or, un peu plus loin dans le même volume, la grande Tradition croyante est
invoquée par Balthasar pour reconnaître aux démons le caractère d'êtres
spirituels libres déchus à la suite d'un libre choix négatif: ici bien
évidemment, les démons sont considérés comme des créatures, libres et donc
seules responsables de leur malignité destructrice.
Aussi, dans T.D.IV (1983), Balthasar peut évoquer la personnalité concrète
du "Tu" contradicteur combattu et "jeté hors" par Jésus-Christ (p.183).

suppositions: seule une révélation venue d'ailleurs peut y répondre, et


engager la réflexion humaine dans une autre direction.

314
315

En l'occurrence, la raison humaine se trouve donc devant une alternative:


envisager une nature personnelle des anges et démons, ou les réduire à une
fonction figurative —alternative incontournable, que Rahner ne peut
qu'éluder en se limitant à une épochè vouée à durer jusqu'au dévoilement
apocalyptique. L'argument que Balthasar oppose à Barth est exemplatif de la
conjonction entre, d'une part, la référence à l'autorité révélatrice des
Ecritures —interprétées par la grande Tradition de l'Eglise—, et d'autre
part, un acquis anthropologique identifiant la dignité de toute créature à
la possibilité d'exercer un libre choix. Cependant, cette conjonction
génère un cercle herméneutique: interpréter l'Ecriture en ce sens induit
une anthropologie —et dans ce cas précis, une angélologie— de la liberté-
choix, et inversement, définir la dignité de toute créature spirituelle par
le libre arbitre induit une lecture de l'Ecriture en ce sens. Bien entendu,
cercle herméneutique n'est pas "cercle vicieux": c'est un chemin
d'ouverture au mystère du Dieu créateur, sous la guidance de l'Esprit-Saint
agissant dans la tradition de l'Eglise. C'est dans ce cadre que la
conscience croyante —et donc le langage de la théologie— se trouve invitée
à la fois à "laisser être vrai" ce qu'évoquent mystérieusement les images
bibliques, et à accepter que la raison humaine se heurte ici à ses limites.

-V-Synthèse et conclusion; la théologie comme homologie.

Citant le Pseudo-Denys l'Aréopagite, Balthasar, à propos de la symbolique


théologique, souligne que la "ressemblance dissemblante" (unähnliche
Ähnlichkeit) des choses créées vis-à-vis de Dieu, c'est-à-dire
l'inadéquation des images, constitue l'aiguillon qui nous dissuade de
reporter sur Dieu la "beauté élémentaire" (die elementare Schönheit).
Cependant, l'indicible et le dicible restent indissolublement enlacés
(zusammengeknüpft: συµπεπλevκται): c'est le phénomène irréductible du
signifier d'une apparition (des Bedeutens einer Erscheinung). (T.Ä.II,1,
p.183-184)

Le symbole sensoriel ne parle de Dieu qu'à travers la médiation de


l'esprit, et c'est pour cet esprit que Dieu a parlé par la création,
l'Ecriture, les prophètes, et par les théologiens dans l'Eglise: "theo-
logie". Mais la compréhension théologique s'égarerait si elle ne gardait
pas à l'esprit qu'elle est toujours compréhension de l'incompréhensible.
(ibid.p.187-188)

315
316

Dans T.Ä.III,2,2, une section est intitulée "La Non-Parole comme milieu de
la Parole" (Das Nichtwort als Mitte des Wortes.)
L'Ancien Testament trace une ligne vers un accomplissement inconnu: on y
entrevoit la "Parole de la Non-Parole", la plénitude dans l'échec, avec les
échos positifs: le Dieu d'Israël est le Dieu des vivants et non pas des
morts; la puissance de Dieu est plus forte que le chaos. On peut même y
lire la connivence de Dieu avec les humbles; cependant, la mort n'y est pas
vaincue.
Dans le Nouveau Testament, c'est précisément dans le silence de la mort, où
se tait la Voix divine, que devient langage ce qui reste inexprimable dans
la vie. A ce propos, Balthasar cite Nicolas de Cuse: la Parole prononcée
est «contractée et abrégée» dans la perspective de la mort.247

Tout ce qui a figure (gestalthaft) dans l'Ancien Testament converge vers le


"sans-figure" de la mort sur la Croix, tout en étant porteur d'une
incompréhensible "puissance figurale" (Gestaltungsmacht) (ibid.p.74-75), et
bien que livré ensuite à tous les aléas de la parole, aux avatars de
l'histoire, des précompréhensions, des motivations cachées de la
compréhension humaine, des systèmes contingents. Ainsi se déploie dans
l'histoire l'effort humain jamais achevé par lequel le mystère indicible
est approché selon des démarches "encerclantes" (von Wortversuchen
umkreist) (ibid.p.81)
Balthasar insiste sur le fait que «la théologie "intra-biblique" ne peut
avoir fondamentalement d'autre configuration (Gestalt: au sens de figure,
forme, structure manifeste) que la théologie ecclésiale ultérieure.»
(ibid.p.93). Quant aux écrits évangéliques, ils sont confiés à l'Eglise
comme «l'expression spontanée de l'expérience de l'irruption de l'amour
absolu», ce qui définit toute théologie comme louange, remerciement,
annonce et vigilance vis-à-vis des interprétations erronées
(Fehldeutungen). (ibid.p.90)

Une des questions fondamentales qui motivent implicitement ou explicitement


toute réflexion théologique est celle du rapport entre la logique humaine
et la logique divine. En christologie, cette question est l'axe central de
la quête croyante: comment est-il possible que la logique trinitaire,

247Balthasar cite p.76 le texte évangélique cité par le Cusain «λovγον γa;ρ
συντελw'ν και συντevµνων ποιhvσει κuvριος ejπi; τh'ς γh'ς (Rm.9,28), renvoyant à Is.10,23
(LXX). «Auf den Tod hin wird das gesprochene Wort "zusammengezogen und
verkürzt".»

316
317

divine, puisse trouver son expression adéquate à l'intérieur du monde dans


le Logos qui s'y incarne?

En Christ, personne unique, s'accomplit l'unité de l'expression et de ce


qu'elle exprime. En lui s'incarne l'inversion de la major dissimilitudo
formulée par Jüngel: en Christ la plus grande dissimilitude se manifeste
dans la plus intime ressemblance: «ejν oJµοιwvµατι ajνϑρwvπων γενovµενος (...) σχhvµατι
eJυρεϑεi;ς wJς a[νϑρωπος.» (Phil.2,7-8)

Selon Balthasar, il y a une structure triadique dans la logique humaine:


«la différence, l'autre-que-moi-même, est toujours dépassé (überholt:
rattrapé, rejoint) par un tiers: ce n'est qu'à l'intérieur de ce tiers que
je puis constater cette altérité. (...) Percevoir cela, c'est découvrir le
caractère triadique, reflet du trinitaire, de l'être mondain.» (T.L.II,
p.33ss)

Cette consonance intime fonde la possibilité du double mouvement de la


logique humaine: l'analogie dans son élévation tâtonnante vers le mystère
de Dieu, et la catalogie qui rend compte de l'initiative trinitaire
"descendant" dans le monde248.

Les croyants, à qui il est donné de vivre et penser en Christ, ne dominent


pas, mais sont dominés par (compris dans) l'espace christologique. Dans cet
espace leur est ouverte et accessible la vérité trinitaire et
christologique, vérité qu'ils ne peuvent en aucune manière découvrir eux-
mêmes, mais qui leur est donnée (vorgegeben: littéralement, donnée comme
avantage a priori) comme un englobant inépuisable.
Ils ne sont cependant pas réduits à un rôle de réceptacles passifs d'une
réalité toute préparée: il leur est donné de pouvoir participer à
l'accomplissement de cet espace (Christen sind einfältig, p.93)

Mais l'espace auquel il leur est ainsi donné accès est entièrement régi
(durchwaltet) par la liberté, au-delà de toute compréhension humaine, de
la révélation de soi par Dieu.

248Ce double mouvement analogique-catalogique (ci-dessus p.186ss) est


agissant dans la dynamique même de l'être: «l'être n'est rien qu'analogie
agissante (...); il est le mouvement par lequel les étants sont analogués,
transcendés en direction de leur fondement toujours plus profond, plus
universellement concret.» Mais "l'être-commun", dont l'oeuvre propre et à
rechercher dans «l'entreprise effervescente d'analogie de l'étant (...) est
esprit, c'est-à-dire action, c'est-à-dire don.» (E.TOURPE, Donation et
consentement, p.96;98)

317
318

La prise de conscience et l'enseignement par la théologie de cette liberté


divine situent le théologien dans un aller-retour sans fin (Schwebe), entre
d'une part l'image nominaliste d'un Dieu arbitrairement souverain, et
d'autre part la fixation (Festschreibung: fixation dans l'écriture) de la
libre remise de soi-même de Dieu dans le Logos incarné en Jésus-Christ.
En tant qu'une des hypostases de la majesté trinitaire, le Logos incarné
participe en plénitude à la liberté de la Trinité: tout ce qui sera fixé,
selon son enseignement et sa permission, dans la "théologie terrienne"
restera marqué du sceau de la distance qui sépare le Logos lui-même de son
reflet dans la créature, c'est-à-dire de la logique mondaine (der für
Weltliches geltenden Logik: la logique qui vaut pour ce qui est mondain).
(ibid.p.94-95)

«Lorsque la Parole théologique devient chair, elle entre dans la même


sphère crépusculaire dans laquelle entre le Fils de Dieu en s'incarnant
sans rien perdre de sa divinité (...), c'est-à-dire dans la sphère de
l'économie divine.» Par là s'impose au théologien la nécessité de s'engager
à la suite du Christ. (ibid.p.95)

Le "logos englobant" (Gesamtlogos) dans la perspective duquel (auf den hin)


le croyant prend sa décision, est une sphère englobante de logique
trinitaire. «Cette logique doit être éprouvée de quelque manière pour
reconnaître la vérité dans l'écoute et l'obéissance.» (T.L.II,p.33ss)249

Ainsi, la théologie reste une "homologie": «la louange de Celui qui reste
l'Incompréhensible, même et précisément dans sa manifestation.» (Christen
sind einfältig, p.95).

249"in Horchen und Gehorchen": écouter et obéir. Le voisinage des deux


vocables, en réactivant leur étymologie, approfondit la production de sens.
"Horchen", bien entendu, c'est écouter, prêter l'oreille. "Gehorchen"
(obéir), rejoint par son étymologie le français populaire où "écouter"
signifie précisément "obéir": "Sois sage, écoute bien ta mère"; "Il est
désobéissant: il n'écoute pas". Dans le présent contexte, la portée
spirituelle de ce rapprochement est évidente.

318
319

-B-UN PARCOURS EN ANTHROPOLOGIE DU LANGAGE.

Ce titre se veut programmatique. Dans les limites de ma compétence et de


mon sujet, il ne peut être question d'élaborer ici une "anthropologie du
langage" dans son ensemble, ni de rendre compte de la configuration des
théories actuelles du langage et de leur statut en anthropologie.
C'est un parcours, ou plutôt le compte-rendu d'un parcours qui m'a aidé à
entrevoir sous un angle utile les problèmes posés par le langage de la
théologie— parcours dont il s'agira de justifier et critiquer l'itinéraire.

Le langage selon Lévinas, l'anthropologie du langage selon Gagnepain: ce ne


sont pas deux étapes successives, l'une menant à l'autre —même s'il a fallu
opter pour une ordonnance dans l'exposé. En fait, c'est en parallèle avec
la lecture et l'étude de Balthasar et la confrontation avec Ricoeur, Nabert
et la phénoménologie de l'altérité de Lévinas que j'ai trouvé, dans l'étude
de l'anthropologie de Gagnepain, une mise en perspective extrêmement
éclairante de ce domaine fort hétérogène qu'est la "linguistique".
Pourtant, j'ai placé en premier lieu dans cette section les réflexions de
Lévinas sur le langage, tout d'abord et tout naturellement parce qu'elles
émergent de la philosophie de Lévinas, dont je me suis efforcé de rendre
compte ci-dessus, en tant qu'éclairant par confrontation la théologie de
Balthasar. D'autre part, si l'entreprise de Lévinas se veut strictement
philosophique, elle reste éclairée en arrière-plan par sa foi: cette assise
spirituelle confère à son oeuvre philosophique la profondeur où "le sens du
mot Dieu vient à l'idée."
Relativement à cette philosophie, il est possible de situer l'anthropologie
de Gagnepain. En effet, celle-ci certes ne se referme pas en un modèle
totalitaire dont la dimension spirituelle serait exclue, —ou qui
confinerait le spirituel dans une catégorie anthropologique— mais elle
considère le langage dans le cadre de la "zone thématisante" —le 'dit'
selon Lévinas—. Elle le fait cependant de telle manière qu'elle ne
contredit ni n'exclut explicitement ou implicitement la préséance du "dire"
—la source pré-originelle selon Lévinas—, et c'est là sans doute un de ses
principaux mérites.

Mais la localisation du langage dans la zone du "dit thématisant" permet à


Gagnepain d'expliciter de façon homogène et efficace les structures du
langage. En d'autres mots: le modèle langagier de Gagnepain conjoint de
manière originale la portée d'ensemble d'un modèle anthropologique, le

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320

statut spécifique du langage dans cet ensemble, et une analyse novatrice


des structures langagières et de la production de sens, mais il le fait en
sauvegardant la possibilité de l'ouverture spirituelle.

-I-LE LANGAGE SELON LEVINAS.

-1-Introduction.

Nous avons pu voir ci-dessus (p.155ss) comment Lévinas, élaborant une


phénoménologie de l'expérience de l'altérité, apporte une ouverture
décisive à la réflexion théologique sur le Mal et le Salut. Rappelons ici
les grandes lignes de cette orientation, en tant qu'elle dessine le cadre
et la perspective des considérations de Lévinas sur le langage.

1) Rappel I. La dépossession originelle.

Selon Lévinas, la relation avec autrui introduit une dimension de


transcendance dans le vécu du moi. Celui-ci, qui tend à demeurer dans son
identité, s'identifiant en tant que "même" à travers ce qui lui arrive, est
cependant, dès l'origine, défini par un existential qui le déboute de la
certitude de son affirmation de lui-même: le moi est dépouillé de lui-même
par l'irruption de l'autre, par la présence du visage —«l'auto-
signification par excellence» (EDE p.228)—, proximité incontournable de
l'étranger démuni qui m'interpelle.
La déréliction d'autrui, c'est ce qui surgit comme une exigence
potentiellement sans limite, sans délai et sans recours. Le moi "non-
coupable", en-deçà de toute délibération avec lui-même, est littéralement
pris en otage, c'est-à-dire responsable sans l'avoir choisi ni accepté.
Selon Lévinas, à la question angoissante "S'il n'y avait pas de sens? Si
l'ignorance et l'oubli étaient le dernier mot?", «il n'y a pas d'autre
réponse —faute de garantie— que l'exposition à la passivité du supporter»,
bref le recours à «la charge écrasante —l'au-delà— de l'altérité.» 250

Mais «cet "incomber-à-moi" de l'étranger n'est-il pas la façon dont entre


en scène, ou dont me vient à l'idée un dieu qui aime l'étranger me mettant
en question par sa demande, et dont témoigne mon "Me voici"?» (AEp.251)

250Ricoeur, Autrement,p.30, renvoyant à AE p.277. Ceci rappelle un des


leitmotiv de Nabert: pour que le croyant puisse valablement tenter de dire
sa foi, il convient que le risque du non-sens ou du refus quant à
l'existence du monde ne soit jamais écarté ou supprimé ou méconnu. (ci-
dessus p.138, renvoyant à Essai p.52; ci-dessous p.325)

320
321

Cependant le visage n'est pas une présence annonçant un "non-dit" qui, de


derrière lui, se dirait. Le visage qui surgit à ma conscience n'est pas non
plus à interpréter comme le signe d'un Dieu caché qui m'imposerait la
proximité du prochain: l'interpellation qui m'atteint, la responsabilité
qui est mienne, sont les modalités qui articulent la démesure même de
l'infini. (ibid.p.149)
«(...) ce dire sans parole, adresse d'un visage à l'autre, (...) réveil de
l'exigence de l'absolument autre, ne tient pas dans la conscience, ne forme
pas conjoncture et synchronie comme le fait la conscience, qui rassemble le
multiple dans le présent de la re-présentation.» (AE p.217-219)

«Le soi, c'est la passivité en-deçà de l'identité, celle de l'otage (...),


accusée par-delà la liberté, mais précisément vouée à l'initiative de la
réponse: (...)[réponse qui est] retournement de la patience en activité
(...), le fait pour l'être de se vider de son être.» (Un Dieu homme? p.76)
Ainsi, ce "dire" est ambiguïté et mystère: en effet, le caractère impérieux
de l'irruption d'autrui, initiative extérieure qui me constitue otage,
devrait logiquement me retenir prisonnier de cette "passivité plus passive
que toute passivité"; or cette assignation est riche d'une possibilité de
retournement, de telle sorte que je peux recevoir l'ordre à partir de moi-
même —non pas du moi conscient optant pour l'altruisme, mais du soi pré-
originel, libéré, dans la dépossession imposée par l'irruption du tout-
autre, du moi conscient se renfermant dans le Même.

Dès lors Lévinas peut conjuguer à la première personne: «Dans le Dire sans
dit de la sincérité, dans mon "Me voici", je témoigne de l'Infini.» En
d'autres mots: l'ordre par lequel l'infini m'ordonne le prochain comme
visage, cet ordre «n'a pas été la cause de ma réponse, (;..) [c'est
l']ordre que je trouve dans ma réponse même», laquelle, «comme "Me voici",
m'a fait sortir de l'invisibilité où ma responsabilité aurait pu être
éludée.» (ib.232-234)

2) Rappel II. Responsabilité et Parole de Dieu.

Le "Me voici" qui, dans l'exposé de Lévinas, évoque la réponse secrète,


sans voix, à la fois suscitée et exigée en-deçà de toute délibération d'une
volonté libre, cette réponse qui est «le lieu par où l'Infini entre dans le
langage» (EI p.102), dans la mesure où le face-à-face avec le visage
d'autrui «rompt avec le monde connu, (...) ne se laisse pas enfermer dans
la sphère du Même.» (TI p.169-170)

321
322

Quant à « (...) la tâche du savoir, (...) dans la limite où cette tâche est
accomplie, elle consiste à faire que l'Autre devienne le Même. En revanche,
l'idée de l'Infini implique une pensée de l'Inégal.» (EIp.85)

La responsabilité pour l'autre homme est assujettissement à un ordre


absolu: «Parole de Dieu, peut-être, à condition de ne nommer Dieu qu'à
partir de cette autorité où il vient seulement à l'idée. (...) La
concrétude de la responsabilité (...) n'est-elle pas ordonnée par sa Parole
dans le visage d'Autrui?» (EN p.194)
«Ne faut-il pas, (...) dans cette rupture de l'ordonnance naturelle de
l'être, entendre (...) un ordre qui serait Parole de Dieu, ou plus
exactement, la venue même de Dieu à l'idée et son insertion au vocabulaire
—(...) non pas comme "preuve de l'existence de Dieu", mais comme "tombée de
Dieu sous le sens"?» (DI p.192)
Mais le commandement ici ne procède pas d'une force: «Il vient —en guise
d'un visage d'autrui251— en tant que renonçant à sa force et à une
quelconque toute-puissance.»(EN p.11) Cet assujettissement est «aussi un
extrême refus de contraindre (...): s'y refusant de tout le retrait de la
transcendance, de tout son infini.»252

-2-Diachronie et langage.

Selon Lévinas, notre tradition philosophique et scientifique instaure la


priorité du connaître: «pensée, intelligence, esprit, psychisme seraient
conscience: conscience d'un moi identique dans son je pense visant (...),
sous son regard thématisant, toute altérité. (...) Cette visée de la pensée
s'appelle intentionnalité.» (EN p.177)
Or, entendre la pensée comme vision, connaissance et intentionnalité,
l'interpréter à partir de l'intentionnalité, c'est «privilégier, dans la
temporalité même de la pensée, le présent par rapport au passé et au
futur.» L'intelligibilité signifie dès lors «la réduction de l'Autre au
Même, la synchronie comme être dans son rassemblement égologique.»
(ibid.p.178-179)

251Assez curieusement Lévinas emploie dans ses textes l'expression "en guise
de" dans le sens "sous la forme de, dans le mode de". Cette petite entorse
à l'usage français —"en guise de" veut dire "comme remplacement et faute de
mieux"— est à chaque fois suffisamment élucidée par le contexte.
252E.N.p.194. V.aussi p.196, parmi de nombreux exemples dans toute l'oeuvre.
On perçoit évidemment la profonde consonance de ce thème de Lévinas avec la
"non-puissance" de Dieu, un leitmotiv de Balthasar, qui le prolonge et le
pousse jusqu'à son extrême dans le drame du Descensus. (ci-dessus p.247ss;
253).

322
323

Le sens est dès lors saisie thématisante, théorétique. «La temporalité se


laisse assembler en présence du dit, de l'écrit, dans le système du "je
pense" qui la saisit thématiquement.» (ibid.p.182)

Ainsi, «l'intentionnalité de la ré-tention et de la pro-tention [selon


Husserl] auraient (...) réduit à la représentation du présent vivant le
temps de la conscience entendu comme conscience du temps, c'est-à-dire
encore comme re-présentation de la présence.» (ibid.p.181)
Dès lors, le parler consisterait, pour chacun des interlocuteurs, à «entrer
dans la pensée de l'autre et à s'y tenir. Coïncidence qui est Raison et
intériorité (...). L'échange d'idées se fera présence ou représentation
dans l'unité d'un propos ou d'un récit nommant ou exposant un savoir.»
(ibid.180)

Selon Lévinas, le langage est en effet le plus souvent entendu comme


remontant à «cette signification égologique de l'intentionnalité, à cette
égologie de la synthèse, du rassemblement de toute altérité en présence et
à la synchronie de la représentation.»
Bien sûr, le concret du langage, vécu dans l'événement d'une parole dans
une langue, comporte une dimension "du moi-à-l'autre", mais cette relation
«se fige dans l'abstraction du synchrone, dans la synthèse du "je pense"
qui le saisit thématiquement.» (ibid.p.182)
Mais si le temps est "le temps du récupérable", cela revient à exclure du
temps «la diachronie irréductible dont la présente étude essaie de faire
valoir la signification derrière la monstration de l'être.» (AE.p.59)
Car «le sujet ne se décrit pas à partir de l'intentionnalité de l'activité
représentative, de l'objectivation, de la liberté et de la volonté. Il se
décrit à partir de la passivité du temps.» (ibid.p.90)
La responsabilité pour l'autre homme se situe «en-deçà du temps mémorable».
(ibid.) C'est une anachronie «qui atteste une temporalité différente de
celle qui scande la conscience.» (ibid.p.141) La proximité du prochain est
«diachronie non synchronisable, que la représentation et la thématisation
dissimulent.» (ibid.p.149)

«La donation de l'altérité, dans la présence, est le préalable des


abstractions des savoirs idéalisés de l'entendement.» (EN p.178) «Cette
responsabilité pour l'autre homme (...) se voue à une altérité qui n'est
plus du ressort de la représentation. Elle est transcendance.» (ibid.p.193)

323
324

-3-Le risque du non-sens.

Dans le dire "pré-originel", la passivité se fait signifiance: «dans sa


vulnérabilité, le sujet est exposé à exprimer, et ainsi à Dire, et ainsi à
donner. (...) Mais la signification, en tant que l'un-pour-l'autre, (...)
suppose la possibilité du non-sens.» Le sujet court le risque de souffrir
sans raison —sinon, insiste Lévinas, «la douleur perdrait sa dolence même:
sans cette folie aux confins de la raison, l'un, le moi conscient, se
ressaisirait, et au coeur même de sa passivité recommencerait l'essence.»
Selon Lévinas, et paradoxalement, le risque du non-sens est "l'emphase du
sens": «ainsi seulement le "pour-l'autre" se garde du "pour-soi".» (AE
p.84-85)
Pour mieux entendre ce texte condensé et paradoxal, tentons une paraphrase
explicative. Dans l'esprit de Lévinas, il s'agit de rendre compte d'un
existential de la personne humaine: le moi conscient, la pensée
thématisante ne peut trouver sa sécurité que dans le Même qui perdure à
travers les aléas du devenir, mais le moi est débouté de cette certitude
par l'irruption irrésistible de l'Autrui qui le prend en otage par
l'exigence incontournable de sa déréliction. Mais si le moi ainsi agressé
pouvait de quelque manière savoir, percevoir —et donc thématiser— que ce
dépouillement a un sens, en soi-même ou en vertu de son efficace, alors le
moi ne serait plus réellement dépouillé de son quant-à-soi, il retrouverait
son cadre de référence: il reconstituerait le Même et y absorberait
l'Autre.

En d'autres mots encore: il ne serait pas libéré des limites du Même; il ne


trouverait pas ouvert en lui l'espace de la transcendance, la perspective
d'infini, «la circonstance où le sens du mot Dieu vient à l'idée.»

Ici se laisse entendre dans les textes de Lévinas un écho d'une idée-clé de
Nabert. Nous avons vu (ci-dessus p.135-136;145;153) que Nabert prend en
compte «la précarité de l'ordre que l'esprit parvient à instituer» (Essai,
p.53-54), car les humains peuvent être atteints par les maux «jusque dans
la substance de leur être.» (Ibid.p.51-52) Il convient donc «que le risque
du non-sens quant à l'existence du monde ne soit jamais écarté ou supprimé
ou méconnu (...)» (Désir p.56): «c'est la seule manière de rehausser
tellement le divin qu'il ne puisse être confondu avec aucun des ordres
auxquels s'adresse, autant qu'elle le peut, l'existence individuelle.»
(Ibid.p.52-53)
Pour Nabert, c'est seulement face au risque perdurant du non-sens quant à
l'existence que prend toute sa valeur le témoignage du divin porté par «la

324
325

présence effective d'une conscience qui se reconnaît dans celle du coupable


et du malheureux.» (Essai, p.164-165) Exposé à de tels maux, l'être humain
est acculé à reconnaître sa dépendance radicale de cette initiative venant
de l'autre, à condition précisément de ne pas nier, voiler ou relativiser
le risque du non-sens et du refus total inhérent à cette exposition.

Cependant, la confrontation avec la formulation de Lévinas semble mettre en


évidence chez ce dernier un certain défaut de réalisme dans l'expression,
ce qui contraste avec son insistance sur le caractère radical, pré-
originel, de la dépossession du Moi par l'absolument Autre.
En effet, d'une part, Lévinas évoque certes de façon convaincante cette
vulnérabilité: «dénudation au-delà de la peau, jusqu'à la blessure à en
mourir, dénudation jusqu'à la mort (...) nudité plus nue que tout
dépouillement; (...)astreinte à l'adversité ou à la dolence de la douleur
(...).» (AE p.84-85) Mais à la différence de Nabert, chez Lévinas cette
vulnérabilité semble se situer d'emblée à l'intérieur d'une indispensable
dimension authentifiante de l'exposition à l'irruption de l'Autre: «Car si
le sujet ne court pas ce risque —possibilité du non-sens pur envahisant et
menaçant la signification—, (...) l'un se ressaisirait et (...)
recommencerait l'essence.» (Ibid).

A la limite, à lire le texte de Lévinas, on a l'impression que la


souffrance extrême à laquelle le sujet est exposé en tant qu'être humain a
comme statut d'être un moment nécessaire dans la dynamique du "donner" qui
est la réponse à l'interpellation radicale.
En d'autres mots: on dirait que l'expérience désespérante du "souffrir-
pour-rien" n'a pas d'autre statut que celui de donner la mesure du
dépouillement indispensable à cette réponse: «Pour ne pas se résorber en
sens (c'est moi qui souligne), la patience de la passivité doit être
toujours à bout, débordée par une souffrance insensée, «pour rien, par une
souffrance de pur malheur.» (AE p.239)

Risquons donc une question à Lévinas: pour que le sujet puisse


effectivement tomber sous le coup de l'interpellation originelle par la
déréliction d'autrui, ne faut-il pas que, au même niveau radical non
thématisé, il s'éprouve lui-même comme étant sous la menace de l'à-quoi-bon
de la plus totale déréliction? Sans l'épreuve de la menace du pire, sans la
crainte, voire la terreur des maux possibles, sans le risque d'être acculé
au refus, au gémissement, à la supplication, voire à la fuite sans honneur,

325
326

sans éprouver le vertige de cet abîme, le sujet pourrait-il même percevoir


à sa juste mesure la déréliction potentielle qui l'interpelle dans le
visage de l'autre? S'il se trouvait d'emblée, dans le même moment, dans
l'attitude "positive" du Dire pré-originel et du "donner", d'emblée
institué en "Me voici", pourrait-il s'égaler à ce qu'évoque la puissante
formule de Nabert: «la présence effective d'une conscience qui se reconnaît
dans le coupable et le malheureux»?253

Quoi qu'il en soit de cette réserve, toute relative par ailleurs, le


lecteur chrétien de Lévinas ne peut éviter, dans la perspective de son
acquis christologique, de percevoir dans ces textes un écho consonnant de
la vision balthasarienne du Descensus254.
En effet, selon Balthasar, le Christ éprouve lui-même aux enfers la
séparation sans espoir des réprouvés vis-à-vis de Dieu, éprouve à l'infini
ce qu'est la détresse de l'abandon total du Père, et même l'à-quoi-bon de
ses efforts et de ses souffrances: aucune perspective d'une issue ne vient
adoucir sa souffrance, «toute issue est murée.» (Skizzen IV, p.394-399; ci-
dessus p.104) C'est à ce prix que la kénose du Christ est salvatrice; sans
cette "emphase de la kénose", le Christ n'aurait pas connu, n'aurait pas
accompagné la créature jusqu'à l'extrême de la déréliction. (Ibid.; ci-
dessus p.255)

253Surce thème important de la souffrance, on peut d'ailleurs observer chez


Lévinas une évolution dans le réalisme de l'expression. La conférence Un
Dieu homme?, bien que reprise en 1991 dans le recueil Entre nous, a été
prononcée et publiée en 1968. On y lit le paragraphe suivant: «Toujours je
peux assumer ce qui s'impose à moi. Toujours j'ai la ressource de consentir
à ce que je subis et faire bonne figure à mauvais jeu, sauf à l'approche du
prochain.» (EN.p.74-5) Or, de toute évidence, il n'est pas vrai qu'on
puisse toujours assumer, consentir, faire bonne mine. Mais dans le même
recueil, un article de 1982 a des accents beaucoup plus réalistes pour
évoquer "La souffrance inutile". Lévinas, à l'instar de Balthasar (v.ci-
dessus p.64; T.D.III,p.176ss), s'y démarque avec vigueur des "formes
raisonnables" selon lesquelles la conscience «se donne des raisons ou se
fait une raison face aux souffrances inutiles qui dérivent des fléaux
naturels comme effets d'une perversion ontologique.» (p.111-113) Face à la
vanité des "tentations de la théodicée", c'est dans la mesure où il nous
est donné d'envisager la souffrance dans une perspective interhumaine,
«qu'il est possible de la restituer aux dimensions de sens.» (Ibid.)
254Il n'est sans doute pas inutile de le redire: entendre cet écho ne
revient pas à confisquer Lévinas au profit d'une apologétique chrétienne —
ou d'une confirmation de la pensée de Balthasar-. Au moins pouvons-nous
éprouver une certaine joie spirituelle à entrevoir une consonance
suggestive entre la pensée du chrétien Balthasar et l'ouverture messianique
du penseur juif.

326
327

-4-Le dit comme kérygme.

Entre le moi et autrui, l'immédiateté de la relation est contact et


langage255, mais langage pré-originel, sans mots ni propositions, pure
communication en-deçà de toute thématisation: langage éthique, venant du
sens même de l'approche qui tranche sur le savoir, du visage qui tranche
sur le phénomène, relation éthique au réel —mutation de l'intentionnalité
en éthique. (EDE p.225;228;234)
Ce pré-langage est le Dire, qui dit le fait même de Dire, porte le premier
mot, le "Me Voici" secret en-deçà de toute pensée où se réfléchit l'être,
Dire qui dépasse ses propres forces et sa propre raison, qui précède
l'exercice de sa propre liberté.

Cependant, les exigences posées par le tiers, la justice, la société,


requièrent la thématisation dans la synchronie du dit, l'emprise que le dit
exerce sur le Dire, l'oracle où le dit l'immobilise. Ainsi, le Dire pré-
originel se mue en un langage où Dire et dit sont corrélatifs l'un de
l'autre, où le Dire est subordonné à son thème.

Selon Ricoeur, c'est là que le lecteur de Lévinas est confronté à sa plus


grande difficulté: comprendre comment il lie, d'une part, l'éthique de la
responsabilité et le destin du langage -du Dire-, et d'autre part,
l'ontologie et le dit. (Ricoeur, Autrement,p.1)
Car selon Lévinas, on ne saurait rendre compte du rapport entre Dire et dit
en termes de corrélation: ce rapport est arrachement, substitution. Ainsi
Lévinas récuse, entre autres modèles figuratifs du langage, la corrélation
entre la sémantique de l'énoncé et la pragmatique de l'énonciation selon
les termes de la philosophie analytique du langage: selon Lévinas, une
telle corrélation annule l'altérité. (Ibid. p.6)

Lévinas se situe en opposition contre les théories linguistiques qui font


du Dire une annexe du dit, ainsi que les théories (actes du discours,
langage performatif, la phrase selon Benveniste) «qui suggèrent une

255Délibérément sans doute, Lévinas emploie le mot "langage" dans deux sens
différents, qui ne se distinguent que par le contexte —suggérant ainsi
qu'entre ces deux acceptions il n'y a pas de solution de continuité, bien
qu'elles soient nettement distinctes. D'une part, il s'agit du langage pré-
originel évoqué ci-dessus, au niveau radical du Dire répondant, dans le
secret en-deçà de la conscience, à l'exigence d'autrui; mais par ailleurs,
il s'agit aussi du langage comme "dit", lequel est "l'épos du Dire". C'est
«la voie qu'emprunte l'être pour se montrer, instaurant et utilisant les
signes verbaux sous l'impulsion d'une intentionnalité narratrice et
thématisante.» (AE p.217-218)

327
328

position du sujet parlant, du locuteur, comme faisant acte de dire (...),


prenant une initiative de discours, (...) faisant du sujet parlant
l'origine de son Dire.» En fait, pour Lévinas, l'initiative vient d'autrui.
(Ibid. p.10)

Mais Lévinas ne situe pas le dire et le dit dans un rapport dialectique


entre termes égaux. Certes, entre ces deux pôles, la tension est un rapport
entre deux faces de la même urgence prioritaire: de la même dépossession du
sujet conscient. «Que le dire doive comporter un dit est une nécessité du
même ordre que celle qu'impose une société, avec des lois, des institutions
et des relations sociales. Mais le dire, c'est le fait que devant le visage
je ne reste pas là à le contempler, je lui réponds.» (EI p.82) Ainsi, le
dire conserve sa préséance originelle, car la justice exercée par les
institutions «doit toujours être contrôlée par la relation
interpersonnelle.» (Ibid.p.84)
La rationalité de la justice, comme universalisation de la présence
d'autrui, est une rationalité d'un ordre dérivé: elle présuppose la
responsabilité originelle qui m'est impartie par la nudité du visage
d'autrui, responsabilité qui fonde l'objectivité théorétique. (EN,p.183)

Ainsi, le "pour-l'autre" exige du sujet interpellé qu'il réponde à "l'autre


de l'autre": le tiers, la société instaure la nécessité de "modérer" le
privilège du prochain dont le visage me met radicalement en question.
«C'est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté
d'autrui, qui commandent les lois et instaurent la justice. (...) La
relation interpersonnelle que j'entretiens avec lui, je dois l'établir avec
les autres hommes.»(EI,p.84)
Lois, institutions, relations sociales: c'est donc en vertu de la même
exigence de responsabilité pour autrui que le dire comporte inévitablement
un dit. Il faudra comparer, juger, prendre en compte une objectivité par-
delà —ou en deçà— de la nudité du visage: c'est «l'heure de la conscience
et de l'intentionnalité. (...) Appel à la représentation qui ne cesse pas
de recouvrir la nudité du visage et de lui donner contenu et contenance
dans un monde.»
Dans le même contexte, Lévinas résume en une phrase complexe l'exigence qui
impose ce va-et-vient entre le dit et le dire: «Objectivité de la justice —
et en cela rigoureuse— offusquant l'altérité du visage qui originellement
signifie —ou commande— en dehors du contexte du monde et qui ne cesse pas,
dans son énigme ou ambiguïté, de s'arracher et de faire exception aux
formes plastiques de la présence et de l'objectivité qu'il appelle
cependant en en appelant à la justice.» (EN,p.185) Le dit —le Mot— n'est

328
329

donc pas simplement signe ou expression d'un sens: il proclame et consacre


ceci en tant que cela: il est kérygme. (AE p.63; EDE p.219) «L'apparoir du
phénomène ne se sépare pas de son signifier, lequel renvoie à l'intention
kérygmatique de la pensée, en tant que la pensée est thématisation et
identification.» (AE p.63; EDE p.219;221)
Un rapprochement est d'ailleurs possible entre cette notion du kérygme
selon Lévinas et le sens du mot kérygme dans la sphère chrétienne: le
kérygme chrétien, n'est-ce pas l'annonce à la communauté humaine de la
réception subjective du choc de la Révélation du Fils incarné?

Le Dire pré-originel —proximité de l'Autre— requiert donc la signification


du thématisable, énonce le Dit idéalisé, pèse et juge en justice, met
ensemble, rassemble l'être de l'étant. (AE p.251)
Si l'intrigue propre du Dire l'amène au Dit, dans la mesure où la structure
du Dit rend possible la justice, le "je pense", d'autre part et dans le
même mouvement, le Dire se thématise, le langage (pré-originel) s'y
rétrécit en pensée, le Dire risque de s'absorber dans le Dit. (AE p.78-79).
Le Dit convertit en essence le désintéressement et sa signification, «s'en
rend maître en le disant.» (Ibid.p;.200) L'objet individuel se fait idéal,
identifié par la pensée à travers le flux des apparences innombrables (EDE
p.221).
Dans le Dit —qui est «l'épos du Dire»— la diachronie même du temps se
synchronise en temps mémorable, se fait thème.
Ainsi l'identité des étants renvoie à un dire téléologiquement tourné vers
le kérygme du dit, s'y absorbant au point de se faire oublier. (AE p.64-66;
v.aussi ibid.p.244-246; 251)

-5-Un Dieu homme?

Mais «l'énoncé de l'au-delà de l'être ne se laisse pas enfermer dans les


conditions de son énoncé.» (AE p.243) Certes l'ontologie ramène l'Autre au
Même, mais l'Autre ne se laisse pas absorber par le Mëme. (TI p.13) Car le
Dire, en se disant, rompt la définition de ce qu'il dit, fait éclater la
totalité qu'il embrasse. (EDE p.236) Le temps du dit y laisse entrer le
Dire pré-originel et sa diachronie non mémorisable (AE p.24-25): dans ce
dit nous surprendrons l'écho du Dire dont la signification n'est pas
assemblable (ibid.p.48); le Dire reste en-deçà ou au-delà du Dit.
C'est l'énigme dont le Dire tient le secret qui opère et garantit cette
"percée". «L'essence remplit le dit -ou l'épos du Dire, mais le Dire par
son pouvoir d'équivocation (...) échappe à l'épos de l'essence qui

329
330

l'englobe et signifie au-delà selon une signification qui hésite entre cet
au-delà et le retour à l'épos de l'essence. Equivoque ou énigme —pouvoir
inaliénable du Dire et modalité de la transcendance.» (AE p.23; c'est moi
qui souligne)
__________________

Equivoque, énigme: L'Autre doit conserver son incognito, sous peine d'être
absorbé par un Même qui engloberait la différence et le conflit. «Le sens
exorbitant s'est effacé dans son apparition.» (EDE p.206 à 209)

Dès 1965, en ces termes paradoxaux, Lévinas situait dans le dit ce pouvoir
d'équivoque, percée du Dire originel dans le dit qui l'embrasse. «La
continuité de la conscience s'en trouve bouleversée chaque fois qu'elle est
"conscience de l'Autre". Et cela, la conscience l'est chaque fois contre
toute attente et contre toute attention et toute prévision.» (Ibid.p.210-
211)

Mais le dérangement du Même par l'Autrui absolument autre ne s'épuise pas


dans les limites d'un conflit, d'un avatar de la transcendance qui
viendrait, de loin en loin, obscurcir la manifestation phénoménale,
l'interrompre par des «ilôts mystérieux de l'irrationnel.»

Car il n'est que trop vrai que, dans la sphère de la conscience


thématisante, «tout dérangement finit par rentrer dans l'ordre en laissant
apparaître un ordre plus large et plus complexe.» Aussi, pour le tout-
Autre, ne pas rester dans l'ordre, c'est nécessairement «se manifester
comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé. (...)»

«L'humilié dérange absolument, il n'est pas du monde. (...) Se présenter


dans cette pauvreté d'exilé, c'est interrompre la cohérence de l'univers,
percer l'immanence sans s'y ordonner, se manifester sans se manifester.»
(EDE p.209) L'idée de vérité persécutée nous permet ainsi de mettre fin au
jeu du dévoilement où toujours l'immanence gagne sur la transcendance —car
«une fois l'être dévoilé —fût-ce partiellement, fût-ce dans le mystère,— il
devient immanent.» (EN p.71-72)

Ainsi, continue Lévinas, «la proximité de Dieu [le tout-Autre par


excellence] ne peut se faire que dans l'humilité.» (Ibid.) Le Dieu qui se
manifeste «est passé incognito; tout dans le phénomène lui inflige un
démenti, le réfute, le refoule, le persécute, (...) le Dieu demeurant avec

330
331

le contrit et l'humble (Is.50,15), en marge, "vérité persécutée", n'est pas


seulement "consolation religieuse", mais le dessin originel de la
transcendance.» (EDE p.209)

Les juifs approfondissant et spiritualisant l'attente messianique


millénaire, les chrétiens reconnaissant et révérant le lieu géographique,
culturel et religieux où s'est incarné le Verbe divin et où s'est déroulé
le drame de son destin terrestre: les uns et les autres se rejoignent dans
une profonde consonance.
C'est dans l'esprit de cette parenté spirituelle que Lévinas a accepté en
avril 1968 de donner, devant un auditoire catholique, sa conférence
intitulée Un Dieu homme?. (p.69-76 du recueil Entre Nous.)
Le problème de l'homme-Dieu, écrit-il au début de son texte, «comporte
l'idée d'une humiliation que s'inflige l'Etre suprême, d'une descente du
Créateur au niveau de la créature (...), ainsi que l'idée d'expiation pour
les autres, c'est-à-dire d'une substitution: l'identique par excellence, ce
qui est non interchangeable,ce qui est l'unique par excellence, serait la
substitution elle-même.» (p.69)

Mais ces idées, de prime abord théologiques, qui bouleversent les


catégories de nos représentations, Lévinas se demande dans quelle mesure
elles ont une valeur philosophique, «dans quelle mesure elles peuvent se
montrer dans la phénoménologie.» (p.71)

Aucune confusion possible: le parcours de Lévinas dans ce texte condensé se


veut philosophique. Pourtant, pour qui s'essaie à réfléchir sur le langage
de la théologie à partir de la lecture de Balthasar, il n'est pas sans
intérêt de suivre Lévinas au long de ce parcours.
En effet, si pour le philosophe juif, «la lecture de la Bible a appartenu
(...) à ces expériences fondatrices, (...) expériences pré-philosophiques
sur lesquelles repose toute pensée philosophique» (EI.p.14), le chrétien
Balthasar, «qui de par sa foi est amené à philosopher» (T.Ä.III,1,2,p.974;
ci-dessus p.180), a nourri de la lecture, de l'étude, de la méditation de
l'Ancien Testament et du Nouveau Testament la démarche phénoménologique qui
est la sienne en théologie.

Etant donné, écrit Lévinas, «l'impossibilité de penser en philosophe le


face à face et la proximité et l'insolite de Dieu et l'étrange fécondité de
la rencontre, (...) l'idée d'une vérité qui se manifeste dans son humilité

331
332

(...) n'est-elle pas, dès lors, l'unique modalité de la transcendance pour


percer l'immanence sans s'y ordonner?» (Un Dieu homme?.p.71)
«L'ambiguïté de la transcendance, (...) c'est le mode originel de la
présence de Dieu, le mode originel de la communication. La communication ne
signifie pas la présence de soi à soi de la certitude, c'est-à-dire un
séjour ininterrompu dans le même —mais le risque et le danger de la
transcendance. Vivre dangereusement, (...) c'est la générosité positive de
l'Incertitude.» (Ibid.p.72 C'est moi qui souligne)

Ici se situe ce qui est peut-être une des plus profondes intuitions de
Lévinas sur la transcendance, l'Infini et Dieu, intuition qui réactive
puissamment le sentiment de parenté spirituelle entre la foi chrétienne et
la foi juive. Si on a pu parler à propos du théologien Balthasar d'une
logique visionnaire, on peut suivre ici chez Lévinas le déploiement d'une
logique du regard spirituel.

Essayons de paraphraser sans trahir les p.73-74 de Un Dieu homme?.

Le Dieu humilié ne peut être que le Dieu dans sa gloire: sinon


l'humiliation n'en serait plus une. En d'autres mots: l'humilité doit
"précéder" la descente chez les créatures, l'humilité ne peut pas être
étrangère à la gloire ni s'en séparer, ni la déposer dans un "ailleurs"
divin. Elle ne peut pas "succéder" à un autre mode de présence, ni se
limiter à une parenthèse hors gloire distincte d'un "retour" en gloire —
sinon la gloire de Dieu, la gloire qui définit Dieu, ne serait pas elle-
même humiliée, cette gloire, ce tout-autre qui ne peut se manifester que
comme humble, afin de "percer l'immanence sans s'y ordonner", sans se
situer dans un Même englobant la différence et le conflit.
N'assistons-nous pas ici encore à une rencontre entre d'une part l'Infini
de Lévinas situant l'humilité —l'humiliation— dans la gloire même de Dieu,
en-deçà même de sa manifestation dans la nudité du visage, et d'autre part
cette kénose intra-trinitaire sur laquelle Balthasar insiste de façon
récurrente, "l'extase de Dieu" dans «le don tripersonnel des hypostases
divines en tant que pure relation.»256, la circumincession qui est non

256E.BRITO, Heidegger et l'hymne du sacré, p.473; 517.

332
333

seulement habitation des personnes l'une dans l'autre, mais leur don
mutuel, kénose fondamentale intradivine, dépossession totale mutuelle.257
Nous avons vu ainsi que, selon Balthasar, le Fils n'a pas à "quitter" le
statut d'abandonné pour "retourner" à son statut d'intimité avec le Père,
car l'Amour divin lui-même se définit comme l'abandon total subsistant.
(T.L.II,p.322; ci-dessus p.261-262 et note 87) Mais Lévinas, dans le cadre
de sa foi juive, se démarque de la doctrine chrétienne de l'homme-Dieu en
situant cet "anachronisme" paradoxal —humilité et gloire— dans le face à
face avec le prochain: «L'énigme de cet anachronisme (...), nous l'appelons
trace (...): elle est la proximité de Dieu dans le visage de mon prochain.
(Dh p.73) «Cette alliance entre la pauvreté du visage et l'Infini s'inscrit
dans la force avec laquelle le prochain est imposé à ma responsabilité
avant tout engagement de ma part.» (Ibid.p.74)

Autre paradoxe: d'une part, le soi, c'est la passivité en-deçà de


l'identité, celle de l'otage (Un Dieu homme? p.76), mais d'autre part, seul
le Moi peut être ainsi démis de son identité. «Le fait de s'exposer à la
charge qu'imposent la souffrance et la faute des autres pose le soi-même du
Moi. (...) Le Moi est celui qui, avant toute décision, est élu pour porter
la responsabilité du Monde.» (ibid.p.76) Ainsi se définit l'affirmation de
soi de la conscience englobante, l'unité essentielle de la personne
interpellée: dans la signifiance du Dire, il y a requérance du nom selon
lequel chaque individu s'exprime en tant que son propre visage.
«Il y a un moment de la signifiance qui requiert le nom en position
d'exception. C'est l'apparoir même du visage comme individu258.»

Le philosophe juif se situe de par sa foi dans la perspective de l'attente


messianique; le théologien chrétien réfléchissant sur sa foi se situe dans
l'attente du Retour du Christ. Tous deux sans doute peuvent se rencontrer
et se reconnaître dans une définition du Messianisme par Lévinas: «Le
Messianisme, c'est cet "apogée" de l'Etre —renversement de l'être
"persévérant dans son être"— qui commence en moi.» (ibid.)

-6- Langage et réduction.

257 T.D.III,p.300ss; ci-dessus p.26. V.J.FANTINO, art Circumincessio dans le


Dictionnaire critique de théologie.
258Ci-dessus p.156;167; RICOEUR Autrement, p.36-37; A.E. p.233)

333
334

Mais en dépit de l'insistance de Lévinas sur le tout-Autre qui, dans le


visage de l'Autre, interrompt la cohérence de l'univers sans rentrer dans
l'ordre, les formulations ci-dessus ne semblent-elles pas évoquer une autre
logique plus englobante encore, contraignante, régissant jusqu'au
dérangement du même par l'Autre, régissant même, dirait-on, le mode de la
manifestation de l'Infini? Rappelons: «une vérité qui se manifeste dans son
humilité (...) n'est-elle pas dès lors l'unique modalité de la
transcendance, pour percer l'immanence sans s'y ordonner?» (Dh dans EN,
p.71-72); ou encore: «la proximité de Dieu ne peut se faire que dans
l'humilité» (ibid.) (C'est moi qui souligne)
Mais Lévinas ne formule ni ne résout cette difficulté dans des propositions
spécifiques: bien plutôt il l'assume par ses approfondissements successifs.
Car le Dire pré-originel, le dit exigé par la société,-le tiers, l'autre de
l'autre- ne constituent pas des niveaux séparés de réalité, ordonnés selon
une chronologie ou une hiérarchie S'ils l'étaient, ce que dit Lévinas sur
la nécessaire humilité de l'Infini dans sa manifestation semblerait une
affaire de cohérence rationnelle vérifiable.
Or, plutôt que de succession ou de nécessité logique, il s'agit d'un
ensemble: cette formulation en termes de nécessité rend compte de la
perception d'un ensemble unique, infrangible et mouvant. Constater la
"nécessité", c'est prendre en compte et respecter cette unité —sous peine
précisément de la ramener à un dit qui l'absorberait.
En effet, cet ensemble, c'est celui qui, selon Lévinas, unit l'infini, sa
manifestation et sa nécessaire humilité. Mais le mystère est plus originel
que cette thématisation: cette cohérence se met en question dans son
expression même, car le 'dit' est traversé par le 'Dire' pré-originel, et
cela dans la mesure même où ce 'dit' exprime la paradoxale conjonction
nécessaire de l'Infini et de l'humilité de la non-puissance.
Si on enlevait la nécessité de l'humilité, -en d'autres mots: si l'humilité
de l'Infini n'était qu'un attribut extrinsèque, un acte de dépouillement
situé à un moment contingent de l'histoire du salut- le 'dit' de l'unité
serait figé dans une logique thématisante: il ne serait pas dérangé par
l'intrusion paradoxale du 'Dire', par l'irruption du mystère.
Mais cette unité -et donc cette humilité- est originelle, définitoire de
l'Infini: la cohérence qui brandit le concept de 'nécessité' ne peut y
enfermer l'énigme persistante de l'Infini menacé et persécuté.
Enoncé dans les formes du langage thématisant, l'indicible —l'an-archique',
le 'Dire'— épouse les formes du langage thématisant —le dit—, mais, selon
Lévinas, «il est possible de -il faut- du dit remonter au Dire, dénouer
l'intrigue de l'Autre dans le Même» (AE p.44): c'est «l'indiscrétion à

334
335

l'égard de l'indicible qui est probablement la tâche même de la


philosophie.» (ibid..p.19). Cette "réduction" devrait «réduire le dit à la
respiration s'ouvrant à l'autre» (ibid. p.277-278)259.
«C'est seulement dans les fissures de la solidité des corrélations
dissimulantes qu'un écho du Dire se laisse entendre dans le dit —promesse
de la possibilité de remonter du Dit au Dire» (AE p.77), c'est-à-dire à «la
source de tout sens.» (Ibid p.272)
Dans la dernière section de Autrement qu'Etre, intitulée précisément
Autrement dit, Lévinas résume en une phrase complexe l'unité mouvante du
rapport entre le Dire et le dit: «Le Dit où tout se thématise (...), il
convient de le réduire à sa signification de Dire, par-delà la simple
corrélation qui s'installe entre le Dire et le dit, tout en livrant le Dire
au dit philosophique toujours encore à réduire.» (AE p.280-281)
En effet, dans le dit, il y a production d'ambiguïté, équivocité dans un
champ conceptuel homogène. Même le verbe dans la prédication, sous les
apparences du Dire, «reste pris dans les rets de la nomination, (...) ne
fait pas écart véritable par rapport à la substantialité du nom, (...),
reste un lieu principal de la capture du Dire dans le dit, (...) car, dans
le verbe, il y a thème, ostension (...): le verbe se temporalise dans
l'énoncé prédicatif.» Mais la réduction du dit au Dire, c'est, selon
Lévinas, «la réduction à la signification, à l'un-pour-l'autre de la
responsabilité (ou plus exactement de la substitution).» (AE p.77).
Il n'empêche que la tâche même de rendre compte du Dire secret, pré-
originel, "an-archique", non thématisant, Lévinas a conscience de
l'accomplir dans des propos qui thématisent —dans un dit—: «Le discours que
nous tenons en ce moment sur la signification, sur la dia-chronie et sur la
transcendance de l'approche au-delà de l'être, —discours qui se veut
philosophique— est thématisation, synchronisation des termes (...),
ramenant dans le giron de l'être toute signification prétendument pensée
au-delà de l'être.» (AE.p.242; voir Ricoeur, Autrement, p.32). C'est le
même "dit" qui est exigé par la prise en compte du tiers, de la société,
des institutions —puisque la formulation thématisante est ordonnée à des
lecteurs ou auditeurs.
Et pourtant, il reste toujours vrai que «l'énoncé de l'au-delà de l'être ne
se laisse pas emmurer dans les conditions de son énoncé.» (AE p.243, cité
ci-dessus), et que c'est l'énigme dont le Dire tient le secret qui opère et
garantit cette "percée". (AE p.23, cité ci-dessus)

259Dans ce contexte de Lévinas, "réduction" n'épouse pas exactement le sens


de ce mot dans l'eidétique husserlienne: son sens est ici plus évocateur de
son étymologie: "re-ducere", "reconduire" jusqu'à la source originelle.

335
336

En effet, «l'altérité ne se définit pas par le qualitatif, comme diversité


se laissant ramener dans le genre et les formes, susceptible d'apparaître
au sein du Même comme le permet un temps se prêtant à la synchronie à
travers les représentations du savoir.» (DI p.242)
«Dans le savoir, le connu est compris et, ainsi, approprié et comme
affranchi de son altérité: faire sienne, saisir, réduire à la présence, re-
présenter la différence de l'être, —activité qui s'approprie et comprend
l'altérité du connu. Le savoir est re-présentation, c'est-à-dire retour à
la présence; rien ne saurait y rester autre.» (Ethique comme philosophie
première, p.671)
Responsabilité, passivité, accusatif: la rupture du Même s'opère sous le
choc de la responsabilité pour les autres. «Ainsi se noue l'intrigue du
"soi-même", fondant la singularité du sujet: le sujet n'est pas un hapax,
un unicum répondant à son nom propre selon l'unicité d'une conjoncture
naturelle, historique. La singularité du sujet est dans son unicité de
l'assigné: c'est en tant qu'individu assigné et irremplaçable qu'il est
requis de répondre "Me voici."260 L'irruption de l'Autre est l'événement où
s'accuse cette unité. Le sujet est assigné à répondre sans dérobade:
assignation du soi comme soi.» (AE p.164ss)

-7-Conclusion.

1) Lévinas et le nom de Dieu.


Si on s'en tient au niveau du dit et de son fonctionnement, le "nom" (le
"substantif" des grammairiens) manifeste la thématisation en tant qu'il
fige le Dire en dit. Dans la construction prédicative, même le "verbe" n'a
que l'apparence du Dire: en fait, il met en oeuvre la mécanique de la
thématisation.

L'être humain interpellé par autrui est par là même instauré dans l'unicité
de son nom propre. L'étant contingent, non seulement "aurait pu ne pas
être", mais surtout: se trouve posé inexorablement dans l'existence sans
raison d'être préalable qui justifie et explique son existence
individuelle. Mais ce "piège d'exister" devient pour l'être humain
l'assignation personnelle, à lui adressée comme à une personne unique et

260Ici encore, Lévinas se démarque de Buber, qui définit l'unicité du sujet


en termes de l'unicité de toute créature: Lévinas tient absolument à mettre
en évidence la préséance de l'interpellation par rapport à la réciprocité
égalitaire du Je et du Tu selon Buber. (ci-dessus p.161-162; p.287, note
218).

336
337

irremplaçable261; passivité de la réception transmuée en acte de réponse à


une loi désormais "inscrite dans son coeur". (AE p.233, renvoyant
implicitement à Jér.31,33)
Dans l'opuscule Autrement, commentant Autrement qu'être, Ricoeur rend
compte de façon très précise de l'apparition du nom de Dieu chez Lévinas.
(p.36-38) Le nom de Dieu en tant qu'il fait irruption dans le dire
philosophique de Lévinas «marque la revanche du nom sur la condamnation
initiale de la dénomination, telle qu'elle a servi [pour Lévinas] de
machine de guerre contre l'ontologie.» (p.36) Lévinas situe «le Dire de la
subjectivité dans le dit du nom propre.» (AE p.31)

2) Le Nom de Dieu chez Lévinas et chez Balthasar.


Consonance profonde sous forme d'une symétrie significative: d'une part,
chez le théologien Balthasar, "amené de par la foi chrétienne à
philosopher", le scrupule constant qu'il apporte à être à l'écoute, à
"correspondre" (oJµολογεi'n) à la figure du Verbe incarné, figure qu'il lui a
été donné de percevoir (théologie fondamentale), et à la suite de laquelle
il est "ravi" (entzückt), entraîné dans la réflexion théologique (théologie
dogmatique).
D'autre part, chez le philosophe croyant juif Lévinas: le témoignage de
l'interpellation par le prochain et la responsabilité sans limite qui en
résulte, ouverte sur l'Infini et "le sens du mot Dieu qui vient à l'idée":
réflexion d'un philosophe de métier à qui les textes des grands philosophes
«parurent plus proches de la Bible qu'opposés à elle» (EI.p.14), et qui
témoigne que la Bible —et les commentaires autorisés de la grande tradition
juive— «a joué un rôle essentiel dans [sa] manière de penser philosophique-
ment.» (Ibid.p.15)
Une telle confrontation est donc riche d'enseignements et de suggestions
pour la réflexion sur le langage de la théologie.
Mais entretemps, il s'est avéré profitable de prendre en compte la
réflexion anthropologique de Gagnepain, ainsi que quelques-uns des échos
qu'elle suscite dans les acquis récents sur la théorie du langage.

261Voir ci-dessus la mise en évidence du concept d'unicité. Le je, porteur


unique de son rôle, partenaire du Dieu unique, reflet de l'unicité humaine
du Christ —unicité qui seule permet au Christ de se substituer à chaque
humain unique: l'individu instauré dans son unicité dans le nom par lequel
Dieu s'adresse à lui —avec la correction insistante de Buber: cette
nomination par Dieu est convocation et mission—; l'unicité de la personne
humaine comme reflet de l'unicité divine. (ci-dessus p.286; v aussi p21;32)

337
338

-II-LE LANGAGE DANS LE MODELE "MEDIATIONNISTE"

Remarque préliminaire.
On trouvera ci-après une présentation d'ensemble du modèle médiationniste.
Selon la perspective du présent travail, le volet langagier du modèle sera
spécialement mis en évidence (plan I du tableau p.342).
Cependant le modèle médiationniste de Gagnepain forme un ensemble où tout
se tient, et qu'il a fallu respecter pour ne pas en trahir le propos.
Il est vrai que tout ce qui se trouve explicité dans la présentation qui
suit ne s'avèrera pas également heuristique pour la réflexion sur le
langage théologique; cependant il aurait été difficile de sélectionner et
isoler les éléments pertinents à la présente recherche sans déparer
l'ensemble du modèle au risque d'en occulter la portée262.

Voir Tableaux synoptiques p.342 et 360

-1-Introduction. La médiation.

Marx et Freud ont réactivé, chacun à sa manière, notre prise de conscience


de la résistance rencontrée par l'homme dans son effort de connaissance de
lui-même: le γνw'qι σεαυτovν ne va pas de soi. L'homme résiste à l'histoire
qu'on fait de lui, et la psyché n'est pas transparente. Corrélativement,
l'en-soi extérieur à notre conscience est également mystère.
Mais c'est précisément cette résistance qui rend possible que l'homme soit
l'objet de son propre savoir. La transparence totale réduirait au silence
la conscience thématisante: annulant toute distanciation, elle désarmerait
le ressort même de la réflexion.
Entre la conscience immédiate de notre vécu et le mystère que nous sommes à
nous-mêmes, un médiat fait intrusion. Rendre compte de cette médiation,
c'est couvrir tout le champ de l'anthropologie culturelle. C'est pourquoi
les trois volumes de l'oeuvre principale de Gagnepain, intitulée Du vouloir
dire, portent le sous-titre: Traité d'épistémologie des sciences humaines.
Il ne s'agit de rien moins que d'expliquer la réalité sous-jacente à
l'ensemble des phénomènes de culture, -à commencer, bien entendu, par le
langage, dont il conviendra de repérer et définir le statut dans ce modèle
explicatif.

262En particulier, les tableaux p.342 et 360 visualisent cet ensemble de


façon assez détaillée. Les termes cités du modèle de Gagnepain ne seront
définis que dans la mesure où ces définitions contribuent à la cohérence de
l'exposé.

338
339

-2-Une théorie?

Jean Gagnepain a donné, en février-mars 1993, une série de leçons aux


étudiants du Département de Psychologie clinique de l'UCL. Le texte de ces
leçons a été publié in extenso en 1994, sous le titre de Leçons
d'introduction à la théorie de la Médiation.

«La théorie de la Médiation reçoit son nom de l'hypothèse générale et


globale selon laquelle la présence de l'homme au monde (...) est médiée:
l'homme, autrement dit, émerge à la négativité, il transcende le monde qui
lui est donné comme être vivant, mais il réinvestit cette négativité de
façon dialectique en reprenant une présence première; il s'abstrait de sa
présence animale au monde pour la transformer en présence humaine (...)263»

Cependant, nous sommes en anthropologie, où l'observateur est lui-même un


membre de la classe d'étants qu'il observe: au sens strict, il manque au
recul réflexif l'altérité objectivante nécessaire pour que s'élabore un
cycle observation-théorie-vérification. Plus exactement, il y a bien une
distance, mais l'observateur n'est pas en mesure de la maîtriser, ni d'en
définir les conditions.
Il faut donc aller là où cette distance se creuse d'elle-même, selon ses
propres lois: c'est pourquoi l'observation clinique des pathologies
culturelles, et en particulier des troubles langagiers, tient une place
importante dans la démarche de Gagnepain et de ses collaborateurs. Là,
aucun expérimentateur ne peut valablement fixer lui-même les limites de
l'expérience qu'il met en place: c'est le concret de la mise à l'épreuve de
la pathologie qui, en son lieu et à sa manière, met à nu certaines
structures cachées du vécu culturel.
Il est d'autant plus frappant d'y voir fonctionner une prédictivité
vérifiable: on peut observer comment les prédictions générées par la
théorie rencontrent le comportement des handicapés de la culture.
En ce qui concerne le langage, cela revient à prédire et à classer, dans
les termes du modèle théorique 'médiationniste', -et souvent à contre-
courant de la clinique instituée- les comportements langagiers aberrants,
et à vérifier la justesse des prédictions générées par l'analyse. C'est
dans ce sens qu'on peut parler d'anthropologie clinique.

263Jean-Claude SCHOTTE, La raison éclatée, De Boeck, 1997,p.157.

339
340

Dès lors, une expérimentation sui generis est possible. Le modèle théorique
suggère des tests prédictifs, qui consistent à 'piéger' les handicapés en
induisant chez eux des comportements prévisibles.
Par exemple, l'aphasie dite 'de Broca' induira chez le sujet testé des
énoncés tels que "ils journaux", où l'accord du pluriel et du genre est
respecté, mais pas la correspondance syntagmatique article-substantif,
alors que l'aphasie dite 'de Wernicke' induirait l'erreur inverse: "une
journaux" est composé correctement d'un article et d'un substantif, mais ne
respecte pas l'accord du genre et du nombre264.

Mais ne serait-ce pas là vouloir comprendre la santé par la seule


observation de la maladie, au risque de biaiser la réflexion?
René Jongen rencontre cette objection: depuis plusieurs années déjà il
observe et analyse le fonctionnement de ce modèle culturel, non plus
seulement là où ce comportement 'se détraque', mais là où le génie créateur
humain semble transcender ses propres limites, entre autres dans l'oeuvre
de Beckett et de Magritte.
Ces oeuvres sont d'autant plus révélatrices que ces artistes, d'une part,
prennent leur propre processus de création comme thème dans leur oeuvre, et
d'autre part réfléchissent sur leur propre acte créateur, et rendent compte
de cette réflexion dans des oeuvres écrites.
En particulier, Magritte est le penseur et le commentateur de sa propre
peinture: «La pensée magrittienne sur le langage —tant dans ses écrits que
dans ses images— rejoint d'une manière surprenante une conception
langagière qui s'efforce de dire la spécificité logique du sémantisme
humain. L'essence paradoxale de la visibilité trouve sa réplique parfaite
sur le plan de la dicibilité.» (JONGEN, Magritte, p.9) Ainsi, le sujet
d'une image de Magritte, c'est sa propre création picturale. Réfléchissant
sur son propre processus créatif, Magritte déclare vouloir approfondir la
connaissance du monde, mais une connaissance inspirée par son mystère265.

264Bien entendu, ces tests sont variés et complexes. L'exemple donné ici,
d'après JONGEN Dire, est simplifié à l'extrême pour éclairer l'exposé.
265Ibid.p.158. Dans ses réflexions sur son oeuvre, Magritte désigne par
l'expression "la pensée ressemblante" la connaissance qui «voit le monde-
avec-son-mystère (...). La lumière du mystère qui éclaire la connaissance
inverse les termes de la visibilité: elle se tient à l'ombre du visible
naturel, elle en obscurcit les clartés et en éclaire les ombres.» (JONGEN,
Magritte-Ponge p.h 23)

340
341

Ainsi, L'Innommable de Beckett est, tout à la fois et d'un même souffle, un


poème et une réflexion sur la parole poétique. L'écrivain éprouve jusqu'au
déchirement "le souci de vérité dans la rage de dire266", c'est-à-dire à la
fois: la nécessité intrinsèque et irrépressible de parler et le souci
obsédant que cette nécessaire parole vécue ne soit pas illusion ou évasion.
Autrement dit, que d'une part elle ne se dérobe pas à la conscience
réflexive comme une nébuleuse sans consistance, mais que d'autre part cette
même conscience réflexive ne se fasse pas réductrice, qu'elle laisse la
parole surgissante témoigner paradoxalement du silence des choses, silence
qui est, non pas 'préalable' à la parole, mais en-deçà, et présent en elle
dans l'acte même du dire.
La "rage de dire" c'est-à-dire le parler qui nous constitue, devient dans
le vécu chrétien l'accomplissement d'un envoi, et le "souci de vérité" en
est la préoccupation majeure. Dans la perspective de la réflexion de
Gagnepain et Jongen, l'anthropologie du langage doit pouvoir prendre en
compte cette dimension spécifique du langage théologique.
Beckett et Magritte ne sont évidemment pas les seuls artistes dont l'oeuvre
pourrait se prêter à une telle analyse. Par exemple, dans l'oeuvre de Paul
Celan, plus d'un poème prend comme thème l'expérience même de la création
poétique, -témoin les commentaires de Gadamer sur le recueil
Atemkristall267. Plus exemplaire encore à cet égard est l'oeuvre poétique de
Hölderlin dont Heidegger s'est fait le commentateur par excellence268.

266Samuel BECKETT L'Innommable Paris, Ed. de Minuit, 1953, p.21.


267Hans Georg GADAMER,Wer bin Ich und wer bist Du? Frankfurt-a.M, Suhrkamp,
en particulier son très beau commentaire sur le quatrième poème du recueil
In den Flüssen nördlich der Zukunft, p34 à 39, ainsi que son important
Nachwort sur l'art de Celan (p112-155).
268 "Dans la poésie de Hölderlin nous faisons poétiquement l'expérience du
poétique" ("In Hölderlins Dichtung erfahren wir dichterisch das Gedicht";
"la poésie de Hölderlin est supportée par la détermination poétique de
poétiser expressément l'essence de la poésie. Hölderlin est pour nous en un
sens éminent le poète du poète". (Hölderlins Dichtung ist von der
dichterischen Bestimmung getragen, das Wesen der Dichtung eigens zu
dichten. Hölderlin ist uns in einem ausgezeichneten Sinne der Dichter des
Dichters.) Erläuterungen, p.34. La traduction est dans Beda Allemann,
Hölderlin et Heidegger, p.170, traduction François Fédier.

341
342

Tableau synoptique du modèle anthropologique de Gagnepain.


(D’après JONGEN, Dire.)

Plan I Plan II Plan III Plan IV


Les Plans CONSCIENCE CONDUITE CONDITION COMPORTEMENT
SAVOIR FAIRE ETRE VOULOIR

OBJET TRAJET SUJET PROJET


Dialectique Instance Performance Instance Performance Instance Performance Instance Performance

Les Raisons SIGNE OUTIL PERSONNE NORME


LANGAGE ART SOCIETE DROIT
Les Pôles Grammaire Rhétorique Technique Industrie Technique Politique Ethique Morale
Signification Fabrication Production Institution Convention Réglementation
Conceptualisation Habilitation
Les Faces Signifié
Signifiant
Légalité Légitimité
Disciplines GLOSSOLOGIE ERGOLOGIE SOCIOLOGIE AXIOLOGIE
Interférences ECRITURE LANGUE DISCOURS
sur le LANGAGE ERGOLINGUISTIQUE SOCIOLINGUISTIQUE AXIOLINGUISTIQUE
langage

-3-. Dépositivation et déconstruction.

Introduction.

L'explicitation du modèle de Gagnepain implique l'emploi répété de ces deux


mots à résonance négative, voire polémique.
Une certaine polémique est inévitable dans la mesure où cette pensée
novatrice bouscule des habitudes invétérées dans le vaste domaine des
sciences humaines. Il ne faudrait cependant pas réduire son apport au 'coup
de balai' indéniablement bénéfique qu'il opère dans ce champ de réflexion -
pas plus qu'à des combats d'arrière-garde contre des poches de résistance
'positivistes'. Nous tâcherons, dans l'exposé qui va suivre, de mettre en
évidence la portée de ce renouvellement.

342
343

Dépositivation. La dialectique instance-performance.

Plan I : Glossologie.

Quelques définitions (dont les termes s'éclaireront par l'exposé qui suit):
L'objet de la glossologie, c'est «l'émergence humaine à la raison du signe
langagier.» (JONGEN, Magritte-Ponge, p.73)
Interroger la logique langagière du sens, c'est «voir —au-delà des
cristallisations historiques des langues— le recul analytique du signe,
c'est-à-dire le rapport dialectique entre structure grammaticale implicite
et structure conceptuelle explicite.» (JONGEN, Magritte, p.43)
«La glossologie explique le sémantisme par la médiation structurale
sémiotique qui l'informe. (...) Il y a simultanément un moment grammatical
de négativité, d'impropriété structurale (...), et un moment rhétorique de
réaménagement référentiel.» (JONGEN, Expliquer, p.95)
Ainsi, «l'explicite référentiel du son et du sens —du phonétisme et du
sémantisme— se conquiert sur l'implicite formel grammatical: phonologie
signifiante et sémiologie signifiée.» (JONGEN, Magritte, p.40)
«Faire sens, (...) c'est projeter sur l'expérience les hypothèses
conceptuelles dont nous rend capables l'exploitation d'un ordre grammatical
de pure forme signifiée et signifiante.» (ibid.p.43)

La forme peut-être la plus ouverte des représentations contemporaines du


langage, -la plus proche en tous cas du modèle de Gagnepain- est celle de
Saussure: pour lui, le 'signifié' du signe langagier, c'est le concept -
donc, un produit du psychisme- ce qui laisse ouverte la question de
l'existence d'un réel extérieur à la conscience et de son rapport à la
conceptualisation.
Tel quel, le modèle saussurien n'en est pas moins, sinon un 'positivisme'
fermé sur lui-même —puisque selon Saussure le concept est concept de
quelque chose, et que cette référence-là échappe au 'système'— mais une vue
quelque peu réductrice du vécu langagier, témoin sa confusion entre
'langue' et 'langage', et corrélativement sa localisation erronée de
l'arbitraire du signe.
Ici s'impose en particulier une mise au point à propos du couple notionnel
'signifiant-signifié' hérité de Saussure. Pour Saussure, le signe
linguistique a effectivement deux faces: le signifiant (la manifestation
sonore prononcée) et le signifié (le concept).
Il situe cette unité duelle dans la langue (plan III chez Gagnepain), comme
fonctionnant dans un système abstrait où chaque signe ne se définit que par

343
344

opposition aux autres signes: ce qui définit l'article 'le', c'est de ne


pas être 'la' ni 'les', 'un', 'une', ou 'des', -ni l'article 'zéro'!-. Au
contraire, selon le modèle de Gagnepain, la bipolarité du signe se vérifie
aussi bien dans le pôle instanciel que dans le pôle performantiel.269
Saussure a une vision claire du caractère formel et systémique des
syntagmes et paradigmes, combinés en synchronie dans la structure des
énoncés, mais il n'a pas vu que ce niveau est celui d'une abstraction
impropre, polysémique, qui ne peut fonctionner qu'en dialectique avec son
investissement dans la situation de parole270.
Récuser une conception 'positiviste' du langage, c'est mettre en évidence
une double vérité, inséparablement conjointe: d'une part, qu'il n'y a pas
de 'sens' préexistant à l'acte de dire ou indépendant de lui271, et d'autre
part que la production de ce sens s'opère dans la tension entre deux pôles
-instance et performance- tous deux également agissants dans la logique
langagière272.

269 Tableau p.360.Pour une discussion très constructive et très élaborée du


modèle saussurien, voir l'ouvrage collectif édité par GIOT et SCHOTTE,
1999: Langage, clinique, épistémologie, en particulier l'article de René
JONGEN Expliquer, repris dans JONGEN,Variations, p.61-86.
270«Saussure pose, sous la diversité des paroles actualisées, l'implicite
d'une instance formelle où rien de positif ne subsiste, et où tout est mise
en "valeurs", par rigoureuse définition négative», mais «il succombe aux
conceptions idéologiques qui (...) rapportent le langage à la loi sociale
et à l'usage en langue.» (JONGEN, Expliquer dans Variations, p.61-62)
271«Le dire n'exprime pas du sens (qui serait distinct et préalable). Il est
une manière, grammaticalement médiatisée, d'y aboutir.» (JONGEN, Dire ,
p.164, note 141)
272Remarquons cependant que cette dépositivation de la réflexion sur le langage —
quelque utile qu'elle soit, et encore trop souvent à l'ordre du jour dans tout ce
qui touche aux sciences humaines— n'est sans doute pas aussi neuve que Gagnepain
semble le laisser entendre —témoin les quelques citations suivantes,
représentatives de beaucoup d'autres.
«L'orateur ne pense pas avant de parler, ni même pendant qu'il parle; sa parole est
sa pensée (...) Il faut que, d'une manière ou de l'autre, le mot et la parole
cessent d'être une manière de désigner l'objet ou la pensée, pour devenir la
présence de cette pensée au monde sensible, et non pas son vêtement, mais son
emblème ou son corps.» (MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Tel-
Gallimard, Paris, 1945, p.209 à 213)
«(...) comme la donation de sens coïncide avec l'intentionnalité vécue, et donc
manifestée, (...) on n'a jamais ni à chercher un sens avant qu'il ne soit signifié,
ni à faire l'âme plus vieille que le corps.» (DUMERY, Philosophie de la Religion,
Tome II, P.U.F., Paris, 1957 p.23)
«Depuis les romantiques, on ne peut plus se représenter [la réalité langagière]
comme si les concepts interprétants s'introduisaient dans la compréhension à partir
d'un stock langagier où ils se tiendraient prêts d'avance, comme si on pouvait les
en tirer selon le besoin sous peine de faire échouer une immédiateté de la
communication. Au contraire, le langage est le médium universel dans lequel
s'accomplit la compréhension même.» (GADAMER; Wahrheit und Methode, Mohr, Tübingen,
1975, p.366)

344
345

Selon l'analyse et la terminologie de Gagnepain, «le sens n'existe qu'en


vertu d'une double et contradictoire polarisation: d'une part, une
polarisation structurale (sémiotique et phonologique) qui implicitement
analyse et formalise —en mot, signfication, phonème—; d'autre part, une
polarisation rhétorique (sémantique et phonétique), c'est-à-dire une
recherche de propriété référentielle à la situation extérieure.273»
Cette double polarisation structure conceptuellement et phonétiquement le
réel. En d'autres mots, elle est d'une part grammaticale en ce qu'elle
«instaure le vide négatif formel d'une définition structurale sémiologique
et phonologique», et d'autre part elle est rhétorique en ce qu'elle
réaménage ce vide formel en le plein positif d'une définition référentielle
sémantique et phonétique.»274 Ce sont là deux moments simultanés selon
lesquels la glossologie explique le sémantisme par la médiation structurale
sémiologique qui l'informe. (ibid. p.95)275
Rapportés aux quatre plans du modèle médiationniste, tels qu'ils seront
détaillés ci-après, ces deux "moments" se situent dans l'articulation
dialectique entre le pôle instanciel —selon lequel l'être humain émerge à
un principe d'analyse, et le pôle performantiel d'investissement dans la
situation concrète.
En glossologie (plan I du modèle),la polarisation "grammaticale" est un
moment de l'instance, la polarisation "rhétorique" appartient à la
performance.(V.les diagrammes p.342 et 360)

Ces réflexions évoquent un vaste champ de réflexion: qu'entend-on par


"sens"?

«Il y a longtemps que la phénoménologie a cessé de tenir le langage pour une couche
"improductive", surimposée à la couche proprement "eidétique" des vécus, fussent-
ils des sentiments ou des attitudes.» (RICOEUR, Expression et langage dans le
discours religieux, p.18, dans Phénoménologie et Théologie, vol.collectif, Ed.
Criterion, 1992)
Heidegger, lui aussi, s'est fait l'écho répété et insistant de cette même mise en
garde: «Selon l'idée courante, le langage est une sorte de moyen de communication
(...). Mais le langage n'est pas —et n'est surtout pas premièrement— l'expression
sonore et écrite de ce qui doit être communiqué (...), car c'est bien lui, le
langage, qui fait advenir l'étant, en tant qu'étant, à l'ouvert.» (HEIDEGGER, Kw,
p.59)
Selon Heidegger, «on sait depuis longtemps» qu'on ne définit pas l'essence
du langage en le considérant comme l'expression, à l'initiative du
locuteur, d'un intérieur ("eines Inneren") présupposé. (HEIDEGGER, USpr.
p.14. Voir aussi ibid. p.19;102;129)
273JONGEN, Expliquer, p.76.
274Ibid.p.80.
275Les diffractions et polarisations de la médiation culturelle sont
expliquées en détail et illustrées par de nombreux exemples dans l'ouvrage
de René JONGEN Quand dire, c'est dire.

345
346

Si nous nous référons à la définition lapidaire du glossaire dans l'ouvrage


de Jongen: "Quand dire c'est dire", —le 'sens' y est défini comme
'entendement conceptuel'—, nous nous trouvons engagés dans un cercle
herméneutique tout à fait légitime, où la définition du sens, elle aussi
précisément, produit son sens dans l'instant du dire, dont la dynamique,
dans la perspective 'médiationniste', s'identifie à la dynamique de
conceptualisation.
Autrement dit, par exemple: si dans mon discours je précise que j'entends
l'expression 'l'amour des parents', non pas au 'sens' de 'l'amour des
parents pour leurs enfants', ni au 'sens' de 'l'amour que les enfants
portent aux parents', mais au 'sens' de 'l'amour que les parents ont l'un
pour l'autre': c'est au moment même de cette polarisation référentielle que
se produit le 'sens' du vocable 'sens'.
Dans les divers actes de dire en usage francophone, le mot 'sens' produit
donc des 'sens' différents selon la visée concrète de son emploi dans telle
situation de parole. En retour, l'article 'sens' dans un dictionnaire de la
langue française énumère les 'significations' du mot, rappelant qu'en plus
des 'sens' ci-dessus, le mot est susceptible de produire le 'sens' de:
'direction, orientation', ou de 'capacité spécifique de perception
sensorielle', ou encore, dans quelques expressions consacrées, celui de
'capacité de raisonnement adéquat' ('je fais appel à ton bon sens').
Ainsi les dictionnaires consultatifs reflètent, propre à chaque langue, une
analyse spécifique du vécu langagier —tandis que les 'grammaires' et
'traités de style' de chaque langue reflètent la même analyse sous forme de
règles ou de descriptions des divers modes potentiellement acceptables
d'aménagement séquentiel des énoncés.
Il n'y a pas de sens préalable à l'acte de dire, car le dire en son
incidence locutive est concret, unique, contingent à telle situation de
parole, non interchangeable. Ce qui semble 'précéder, ce n'est pas un
'sens' préexistant, mais un éventail d'acceptabilités dénominatives , ainsi
qu'un dispositif grammatical d'aménagements possibles des séquences
énonciatives —aménagements et listes qu'il appartient au poète de
transgresser à bon escient, au service d'une production de sens qui opère
une nouvelle ouverture, une réceptivité renouvelée au mystère des choses.276

276 Cet aménagement potentiel serait, en principe, totalement libre: il


suffirait en théorie que le mot et sa signification se délimitent sans
confusion possible, par contraste (en syntagme) et différence (en
paradigme). Mais en pratique, il faut cependant, pour que ce dictionnaire
francophone soit un ouvrage de consultation utilisable, que telle
potentialité dénominative attribuée au mot reflète des usages (re)connus
dans la production de sens en français. L'analyse 'instancielle', libre en
principe d'attribuer au mot 'éléphant' la même signification qu'au mot
'papillon', ne le fera pas en pratique, parce qu'elle ne fonctionne qu'en

346
347

Le concept est le produit vivant de cette dialectique. Bien que la visée


productrice de sens s'opère dans l'acte instantané du dire, le concept ne
se dissout pas dans l'instant: l'adéquation, toujours relative et
imparfaite, du mot au réel visé dans l'acte locutoire s'inscrit en mémoire
culturelle, et c'est précisément cette mémoire qui se reflète dans
l'analyse implicite -instancielle- qui sous-tend le dire dans chaque
langue.
Cette mémoire est nécessaire pour que le monde, par la saisie du dire,
devienne habitable pour la communauté à laquelle appartient le locuteur.
Cependant, en théologie, le problème du sens se pose de façon spécifique.
En effet, il faut y prendre en compte le souci de l'Eglise de transmettre
fidèlement un contenu, un message, une Bonne Nouvelle, à travers, voire en
dépit des avatars de la Tradition.
Dans cette optique, le langage pourrait apparaître comme une forme variable
au service d'un contenu invariable, ce qui semblerait aller à l'encontre de
la perspective ouverte par l'anthropologie du langage. Par ailleurs, une
telle conception du langage de la théologie —du langage de la religion en
général— placerait la vérité du kérygme en dépendance radicale de
l'adéquation relative de son expression.
Cependant, la pensée théologique contemporaine ne considère pas la
Tradition de l'Eglise comme un véhicule passif transportant un ensemble de
vérités révélées. La Tradition est trans-culturelle dès son départ, et
l'histoire des Eglises est là pour nous prouver que les modes d'expression
successifs ou concurrents jouent un rôle actif —critique et/ou créatif—
dans l'appropriation du kérygme.
Comment conjoindre ces deux réalités essentielles que sont la pérennité de
la Bonne Nouvelle et la vitalité de la Tradition: c'est depuis longtemps un
des objets majeurs de la réflexion théologique. L'anthropologie du langage
peut apporter à cet effort une contribution dont l'importance devrait
apparaître à mesure que nous approchons des conclusions du présent travail.
Mais la mémoire instancielle est aussi une pesanteur culturelle: la mémoire
des humains est encombrée par des 'pré-conçus' qui peuvent entraver
l'adéquation du dire au réel visé par la conceptualisation. Même les

dialectique avec la pratique 'performantielle' en langue d'un locuteur qui


est toujours en même temps, indissolublement mais distinctement,
interlocuteur. Dans les termes de JONGEN, le dire performantiel 'contredit'
ou 'réaménage' l'analyse grammaticale implicite, laquelle cependant
persiste à 'informer' les modes du dire. Cependant, le locuteur occupé à
'dire' tend à ignorer ou à occulter cette analyse implicite: à la limite il
'positive' l'acte langagier en s'imaginant que le sens qu'il produit ne
fait que 'réaliser' en parole un sens déjà potentiellement défini, tenu à
disposition dans ce qu'il appellera 'la langue' (JONGEN, Magritte, p.45-46;
Dire, p.163 et passim).

347
348

transgressions poétiques peuvent ainsi devenir des 'métaphores mortes',


(exemples: 'le soir de la vie', 'le bébé rit aux anges').

Les "pré-conçus" peuvent à des degrés divers encombrer la mémoire


instancielle théologique, et exiger de chaque théologien des prises de
position et des mises au point.
Les exemples sont patents et nombreux; dans la perspective du présent
travail, il suffit de mentionner quelques-uns des pré-conçus rencontrés par
la réflexion de Balthasar: la pré-conception traditionnelle du péché
originel come "tare héréditaire" est actualisée par Balthasar dans les
termes du 'péché du monde' comme usurpation d'autonomie; la conception
'juridique' de la substitution salvatrice est approfondie jusqu'à sa
dimension dramatique dans l'extrême kénose du Descensus; ou encore:
Balthasar met en question une notion réductrice de la théologie négative.
En fait, chez Balthasar, ces 'pré-conçus' ne sont pas seulement une entrave
à l'adéquation du discours à la réalité visée: ils sont surtout le point de
départ de son travail d'approfondissement.

Déconstruction. La raison diffractée en quatre plans277.

La 'glossologie' considère le processus de conceptualisation selon lequel


l'être humain, par sa faculté langagière, et selon la dialectique instance-
performance, assume la connaissance de l'objet qui s'offre à sa perception.
Ce faisant, il humanise l'objet: l'objet émarge au culturel du sémantisme;
les choses deviennent un monde habitable.
Ce repérage du plan I dans le modèle culturel de Gagnepain (voir le tableau
synoptique p.364bis) n'a été possible que grâce à une déconstruction
systématique de l'objet intitulé 'linguistique'. L'observation clinique des
aphasies et autres handicaps culturels, ordonnée et interprétée, met en
évidence l'interaction de quatre plans fonctionnant chacun en raison
distincte.
L'homme ne peut subsister en tant qu'être humain (être le Dasein qui se
pose et à qui se pose la question de l'être) que s'il s'oriente dans le
lieu où il habite: c'est pourquoi le plan de la 'glossologie' occupe une
place-pivot dans l'élaboration explicative du modèle culturel: les autres
plans réagissent sur le plan I , et celui-ci, par analogie de méthode,
suggère un mode d'analyse des autres plans.

277Voir Jean-Claude SCHOTTE, La Raison éclatée, De Boeck Université, 1999,


spécialement p.97-195.

348
349

Plan II: Ergologie.

Dans ce monde habitable, 'sensé', l'être humain agit, exerce son


ingéniosité pour utiliser et maîtriser le cadre de vie dont il est lui-même
une partie intrinsèque. Le plan II est le plan du 'faire', du 'pouvoir': on
y parle instruments et outils, technique et industrie, fabrication et
production: à la 'glossologie' —plan I— correspond 'l'ergologie' —plan II—.
Sans doute, l'analogie a ses limites: pourtant ici aussi, la
'dépositivation' est à l'oeuvre, en deux moments conjoints analogues à ceux
du plan I. D'une part, il n'y a pas de conception spécifique préexistant à
chaque acte concret de production (ce qui précède, c'est une analyse
instancielle abstraite et inadéquate); d'autre part, cette production ne
fonctionne que sur le mode d'une dialectique instance-performance.

L'instance, c'est l'analyse technique, l'élaboration de processus. Dans le


cas de l'outil, l'analyse d'un type de tâche dessine dans l'abstrait un
type d'outil convenant à ce 'trajet' ergologique —par exemple, le type
'marteau'—. Mais ici aussi, cette unité abstraite d'outillage est
inadéquate, polyvalente -comme l'apprendrait à ses dépens le débutant qui
choisirait au hasard n'importe quel outil appelé 'marteau' pour enfoncer
n'importe quel type de clou dans n'importe quelle matière. La performance,
elle, est la visée d'adéquation, certes toujours imparfaite (même si
l'utilisateur de l'outil le manie en virtuose) et toujours provisoire (un
jour, quelqu'un utilisera l'outil mieux ou autrement). Utiliser l'outil
adéquat de manière adéquate est une visée d'adéquation toujours à
réajuster: c'est à ce moment, et non pas dans l'analyse technique, que se
produit le 'faire'. Mais bien entendu, l'instance technique reste un pôle
indispensable, sans lequel le 'faire' resterait voué au 'n'importe comment'
de la débrouille et à l'efficacité relative du geste qui instrumente278.

278 L'observation clinique montre des pathologies spécifiques de l'instance


(des 'a-technies') ou de la performance (des 'a-praxies'). L'handicapé
atteint d'une atechnie essaiera par exemple d'enfiler un veston sur ses
jambes en guise de pantalon: perturbation de l'analyse technique. De même,
dans un contexte dépourvu d'outillage usiné, une atechnie consisterait à
utiliser un caillou friable pour enfoncer un piquet de tente dans un sol
dur. L'apraxie, au contraire, amène le sujet à essayer d'enfiler un
pantalon sur ses jambes, mais il s'y prendra mal (à l'envers, de travers),
par essais et erreurs, mais sans réflexion directrice qui puisse guider la
correction de son geste. Apraxie également: utiliser le marteau adéquat de
manière inadaptée, par exemple en tenant le manche au plus près de la tête
métallique.

349
350

Le domaine ergologique rapporté au langage, c'est l'écriture, avec son


appareil de technicité, depuis la plume et le papier jusqu'à la mise en
page, la reliure, en passant par l'ordinateur et la rotative.

A l'importance de l'écriture dans l'ensemble de l'activité culturelle


correspond l'énorme impact de l'écriture dans la religion en général, et
dans la théologie en particulier.

Plan III. Sociologie.

Les humains sont situés ensemble dans le monde: la personne dans la


société, c'est la zone de réflexion du plan III.
Ici, l'instance, c'est l'organisation institutionnelle qui risque de se
figer en particularismes; tandis que le moment de performance, c'est l'art
nécessaire du compromis, de la convention, de l'ajustement jamais achevé
des lois et des règlements, voire des mesures d'exception ou des entorses
à la règle.
Si l'un des pôles fonctionne sans l'autre, la vie en société se dégrade.
L'instance seule mène à un repli dans les limites de la loi établie. La
performance seule, c'est la poursuite d'un légalisme du détail qui
oublierait que le contrat social est toujours contingent et
'décontractable'.

Peter Berger a publié en 1967 un ouvrage sur la sociologie de la religion.


Le titre anglais est assez piquant: The sacred Canopy (Le dais sacré),
tandis que le titre de la version française est fonctionnel: La religion
dans la conscience moderne279. Les pages 4 à 25 du texte anglais .(p.25 à 56
du texte français) exposent "le processus dialectique de la société". Cette
dialectique concerne directement l'Eglise comme institution et le langage
théologique qui lui est propre.
La page 25 du texte français (p.4 du texte anglais) introduit l'exposé de
détail par un résumé très clair qu'il convient de citer ici in extenso.
«Le processus dialectique fondamental de la société comporte trois moments
ou trois degrés: l'extériorisation, l'objectivation et l'intériorisation.
(...) L'extériorisation consiste en l'effusion permanente de l'être humain
dans le monde, à travers son activité à la fois physique et mentale. Par
l'objectivation les produits de cette activité (...)deviennent une réalité
qui s'impose à ses producteurs originels comme une donnée extérieure,
différente d'eux-mêmes. L'intériorisation est la réappropriation, par les

279The sacred Canopy, Anchor Books Edition, New-York 1969; adaptation


française par Joseph Feisthauer: La Religion dans la conscience moderne,
Ed. du Centurion, 1971.

350
351

hommes, de cette même réalité, lui faisant subir une nouvelle


transformation: les structures du monde objectif deviennent à présent des
structures de la conscience subjective. L'extériorisation fait que la
société est un produit humain. Par l'objectivation la société devient une
réalité sui generis. C'est grâce à l'intériorisation que l'homme est un
produit de la société.280»
Que la société Eglise, ainsi que le langage théologique, simultanément soit
un produit de la communauté croyante, se présente à la conscience des
croyants comme une réalité objective préexistante, et devienne par
réappropriation les structures mêmes de la conscience subjective des
croyants, cela s'impose comme une évidence sociologique. Mais cet arrière-
plan de l'analyse systématique fait ressortir le mystère de l'irruption de
l'invisible: le Dieu créateur de liberté, la dimension infinie du don
mutuel intratrinitaire, la kénose du Verbe incarné —mort de la Croix, vie
de la Résurrection.— La réalité divine, manifestée par la Révélation et
contemplée dans la foi, ne rentre pas dans les limites des catégories d'une
analyse sociologique, si convaincante soit-elle. Il n'en est pas moins vrai
que la prise de conscience de la réalité simultanée de ces trois moments
dialectiques de la société Eglise et de son langage ne peut que servir la
réflexion chrétienne. Le plan III rapporté au langage, c'est la langue, à
la fois fixée par l'institution (instance) et remise en question au niveau
interlocutoire (performance), où il s'agit de négociation des malentendus,
de bonne volonté mutuelle dans une visée, non de compréhension, mais
d'intercompréhension281
Dans la sphère chrétienne, les relations entre les diverses Eglises, et les
dialogues entre cultures différentes, contribuent à définir de façon
précise le statut de la diversité des langues dans le discours religieux en
général et théologique en particulier. Mais en tout état de cause, le
fondement et l'axe central de ce discours se trouve dans l'initiative de la
Révélation de soi par Dieu: le langage théologique, à l'écoute de ce qui
l'interpelle, et requis d'y correspondre en chaque lieu des communautés et
des cultures, fait de la dialectique entre instance et performance dans le
plan III une expérience spécifique.

Plan IV. Axiologie.

280Les termes anglais correspondant à "extériorisation", "objectivation",


intériorisation" sont: "externalization", "objectivation", et
"internalization".
281Le plan III du modèle médiationniste rend compte de «la raison ethnico-
sociale de la personne, qui transforme la parole en manières historicisées
de parole; (..) à toute locution se mêle de l'interlocution », qui est
prise et déprise de parole. (JONGEN, Expliquer, p.64)

351
352

Le plan IV est celui du vouloir et de la norme: chaque être humain est


amené à gérer son propre comportement. En instance s'élabore une
réglementation éthique, toujours abstraite et inadéquate, fonctionnant
dialectiquement avec l'engagement du moment dans l'agir, engagement qui est
une visée performantielle s'ajustant à une situation concrète irréductible
à toute autre.
L'instance fonctionnant seule, c'est la rigueur éthique, ou l'idéal
poursuivi par ceux qui voudraient y trouver une norme préexistante pour
chaque action, norme à laquelle le sujet agissant n'aurait qu'à se
conformer au moment de l'agir. Sans l'instance, par contre, la performance
dans l'instant se prendrait pour seule norme de tout jugement moral.
Rapportée au langage, l'axiologie gère la légitimité du discours282. Mais en
théologie, le problème des critères de légitimité du discours se pose de
façon spécifique. Les données principales de ce problème sont: d'une part,
le souci de vérité —ne pas (se) tromper sur le statut et la portée des
affirmations et argumentations— , et d'autre part, le souci d'autrui dans
l'interlocution.
Au centre de gravité de ce souci dans le discours chrétien: l'écoute et le
service de la Révélation librement adressée "d'en-haut" à chaque personne
parlante et à chaque communauté. L'authenticité de cette référence est le
premier et principal critère de la légitimité du discours théologique
chrétien.

Interaction et dépossession.

Les quatre "plans" selon lesquels la raison humaine se diffracte sont


certes distincts, au point qu'une pathologie spécifique dans un des plans
(une aphasie -plan I, ci-dessus p.352- ou une apraxie -plan II, ci-dessus
p.362) n'entraîne pas nécessairement un fonctionnement pathologique selon
les autres plans. Par exemple, selon l'exemple proposé ci-dessus p.352, un
aphasique incapable de conformer son emploi du vocabulaire à la norme
ambiante peut très bien "fonctionner" normalement selon les plans II, III,

282Ici l'analyse freudienne semble incontournable: ne pas dire, ou dire


autrement, par "censure légitimante". Voir l'analyse détaillée par René
JONGEN dans Quand dire, c'est dire (p.17-20) d'un exemple de détour du
discours imposé par les contraintes sociales. On imagine Freud analysant le
"Va, je ne te hais point" de Chimène à Rodrigue. On peut cependant se
demander si le modèle freudien rend compte de l'essentiel de ce
comportement, ou s'il n'en occulte pas la portée positive. 'Dire autrement'
ou 'ne pas dire' n'équivaut pas toujours à se censurer pour légitimer son
discours selon les lois de la pondération plaisir-déplaisir enracinée dans
l'inconscient freudien. Les poètes, entre autres, sont là pour nous le
rappeler.

352
353

et IV, au point de pouvoir compenser de l'une ou l'autre manière (par


exemple, par des gestes) les quiproquos provoqués dans son contexte social
par les aberrations de son langage.
Cependant, le fait que ces quatre plans simultanés, non hiérarchisés,
soient ainsi régis chacun par une raison distincte n'empêche pas qu'ils
réagissent l'un sur l'autre: on ne peut analyser le "fonctionnement" d'un
des plans, ou y intervenir, sans impliquer les autres de quelque manière —
témoin le comportement ci-dessus évoqué de cet aphasique, dont l'incapacité
au plan I induit chez lui une adaptation corrective de son comportement
dans les autres plans.

La simultanéité et l'interdépendance des quatre plans du modèle


médiationniste sont évidentes dans toute oeuvre théologique comme dans
toute oeuvre langagière: toute proposition théologique formulée (plan I)
concerne et est concernée par l'écriture ou le rite (Plan II) ainsi que par
le problème de la légitimité de son expression: non seulement la vérité de
la référence à la Révélation reçue, mais aussi le souci de l'impact sur
autrui (Plan IV). Ainsi la théologie de Balthasar ne manifeste pas cette
interaction d'une manière qui lui soit personnelle. En particulier, son
respect de l'orthodoxie doctrinale (Plan III) ne diffère pas du souci de
tout théologien catholique, pas plus que sa référence à la révélation de
Dieu dans le Verbe incarné, «point d'incandescence» où convergent les
multiples approches de la méthode inductive (T.Ä.III,2,2,p.16)

La dialectique instance-performance est traversée d'une flèche (non pas


étagée en hiérarchie ni étalée en succession chronologique): dans un même
moment culturel, diffracté dans les quatre plans, la tension instance-
performance est ouverte sur le réel irréductible de l'instant insaisissable
toujours nouveau, de l'unique, de l'irremplaçable 283.

Dialectique certes: si d'une part l'analyse instancielle (analyse


grammaticale, technique, ethnique, éthique) n'existe qu'en fonction du
concret performantiel (rhétorique, production, compromis, risque moral),
d'autre part ce concret présent s'évanouirait avec le moment qui passe, ne

283«Le sens du Dasein est éprouvé [dans sa concrétude vécue] dans l'instantanéité
intégrale (unverkürzt: non tronquée) de l'instant; [il s'agit de ne pas] blesser la
spontanéité du mystère.» (BUBER, Gottes Finsternis, Ed Lambert Schneider,
Gerlingen, 1994, p.38.) — «Le miracle de l'apparaître: quelque chose se manifeste
étant. L'étant nous interpelle dans l'éclair de sa marque: l'être. Cette ouverture
à l'être nous fait être.» (MALDINEY, Une phénoménologie à l'impossible, p.45) En
écho de cette même vérité de l'être: «L'éclair me dure.» (René CHAR. Gallimard-
Poésie, Paris, 1978, p.230)

353
354

laissant du vécu que l'insaisissable d'un (re)commencement sans mémoire, si


le pôle instanciel -implicite mais agissant- ne le lestait de sa durée.
Il n'empêche: la vie est ouverte au flux insaisissable du vécu dans le
temps. C'est en quelque sorte une dépossession du sens. Qu'il s'agisse
d'une remarque relativement banale ("La rue est presque déserte") ou d'une
proposition théologique importante ("Le Verbe de Dieu s'est incarné"), le
sens est un mouvement jamais terminé, jamais conclu, entre sa production
dans l'instant qui passe et son "in-formation" par l'acquis instanciel des
significations abstraites. Cet instant unique et irremplaçable, aucune
énumération ne parviendrait à en épuiser les composantes.
Cependant, le sens mouvant et jamais accompli n'est pas pour autant voué à
la fragilité du subjectivisme. Il suffit de rappeler les réflexions de
Lévinas sur le "dit" (ci-dessus p.337): l'exigence posée par le tiers
("l'autre de l'autre"), la justice, la société, exigence qui s'impose dans
l'interlocution et requiert la thématisation du Dire à partir de la
relation interpersonnelle, confére à l'insaisissable du sens la dimension
d'objectivité qui le situe en un lieu habitable du monde.
Remarquons qu'identifier ou mettre en parallèle le dit et le Dire définis
par Lévinas et la dialectique langagière de Gagnepain serait générateur de
confusion dans l'analyse, car ces deux polarités ne fonctionnent pas de la
même manière (chez Lévinas il ne s'agit d'ailleurs pas d'une
"dialectique"), ni dans la même dimension. En particulier, on constate que
la dialectique médiationniste se situe dans la zone du dit thématisant
telle que la définit Lévinas: en effet, le "dit" se définit relativement au
"Dire" pré-événementiel, réponse de la conscience subjective à
l'interpellation par le tout-autre, réponse préalable à toute parole, à
toute décision, réponse de qui est "pris en otage" par l'irruption
imparable de l'Autre dans le Même. Ainsi selon Lévinas, le "dit" est
kérygme, en tant qu'il est annonce responsable aux tiers, à la société, et
ainsi objectivation nécessaire du Dire subjectif.
Par ailleurs, si l'ouverture à la dimension théologique est certes possible
dans les termes du modèle médiationniste, chez Lévinas cette ouverture
n'est pas seulement possible: elle est explicite. La relation entre le Dire
et le dit fait beaucoup mieux que prouver ou définir "Dieu": dans
l'interpellation venant de l'Autre, son irruption dans le Même, se définit
"la circonstance où le sens même du mot "Dieu" vient à l'idée" (D.I. p.252;
ci-dessus p.171), un "moment d'insertion de Dieu au vocabulaire", "la
tombée de Dieu sous le sens" (D.I.p.192; ci-dessus p.331)

De la visée d'adéquation au réel en soi.

354
355

Les trois visées rhétoriques.

Dans le volet 'glossologique' de son modèle culturel, Gagnepain, dans le


prolongement de la dialectique instance-performance, situe implicitement
l'ouverture sur le mystère qui caractérise la 'peinture pensée' de Magritte
telle qu'elle sera analysée par René Jongen
Rappelons la flèche qui traverse la relation dialectique entre instance et
performance, flèche qui oriente cette dialectique vers la production du
sens dans l'instant du réinvestissement référentiel dans le dire. Le sens
ainsi produit est l'aboutissement d'une visée d'adéquation à la situation
de parole: selon Gagnepain, cette visée peut suivre trois parcours
différents284.
Les deux premières visées possibles sont exocentriques, en ce sens qu'elles
opèrent dans une transparence référentielle du dire aux choses extérieures
à la raison conceptualisante. Cette visée exocentrique peut être de type
mythique ou scientifique.
Comparons des couples d'énoncés qui visent le même réel venant à la
perception:
a) énoncés de type 'scientifique': "la rotation de la terre dévoile
chaque matin le soleil à nos yeux", ou bien: "le vent annoncé par la météo
commence à se faire sentir";
b) énoncés de type 'mythique': "le soleil se lève", ou "le vent se
lève".
En 'transparence' de l'énoncé, la réalité visée est chaque fois la même:
l'apparition matinale du soleil à l'est, ou la naissance d'un vent dans
l'air jusque là calme. Mais les énoncés du type a) agissent sur les mots
pour les conformer à l'expérience — autrement dit, remanient la
grammaticalité du mot et de la signification en fonction explicative de
l'expérience. Le résultat visé, c'est une exactitude exocentrique du
concept par rapport à un monde scientifiquement formulé à partir des
choses. Les énoncés de type b), au contraire, agissent sur les choses pour
les conformer aux mots: c'est la 'grammaire' ('l'instance') qui détermine
mythiquement le monde visé dans la performance langagière. La différence du
monde à dire (ce que font le chien, le soleil, le vent) est ignorée en
faveur d'une identité signifiée (sème): 'se lève'285.

284 L'exposé qui suit épouse de très près ceux de René JONGEN dans Quand
dire c'est dire, p.67-68.
285Dans ces exemples précis, la visée mythique est 'métaphorique', en ce que
le locuteur élabore implicitement un paradigme ad hoc, qui puisse grouper
des comportements aussi différents que celui du chien, du soleil ou du vent

355
356

Une troisième visée est endocentrique, en ce qu'elle opère une transparence


du dire, non plus directement aux choses, mais d'abord au dire lui-même.
L'énoncé "un frisson d'eau sur de la mousse" (Verlaine, dans le recueil
'Sagesse') opère en ordre principal la présence de l'énoncé lui-même, et en
ordre second seulement la 'présence-absence' de la chose appelée par le
dire: le filet d'eau claire dans le sous-bois.

Il est vrai que le dire poétique évoque d'autant plus puissamment le réel
objectif (quelle présence que cette eau limpide et fraîche dans l'ombre du
sous-bois!) qu'il le fait par le biais d'une 'dépossession': dépossession
de la simple référence aux choses en tant que familières, au profit de
l'ouverture à leur mystère.
Ici, c'est le langage qui parle (Heidegger: Die Sprache spricht, USp, p.12-
13), non pas au sens du 'Gerede', ce langage du 'on', qui, selon Heidegger
et Beckett, habite et informe malgré nous, et le plus souvent à notre insu,
notre propre dire, mais au sens défini par Heidegger: le dire poétique est
écoute et ajustement au 'poème' non-dit de l'errance de l'être humain
instaurant dans les choses son habitat d'errant286.
S'agissant ici de la référence du dire et de sa visée d'adéquation au réel,
il n'est pas étonnant que la visée spécifique du dire théologique bouscule
la configuration de ces trois types de visée, car le réel visé en théologie
est le mystère vivant de Dieu, de la Trinité, de l'Incarnation.
Certes, les formulations qui situent Dieu "au ciel", par rapport à l'être
humain "sur la terre" ou "ici-bas", tiennent de la visée désignée ici comme
"mythique"287. Exemple: «une souffrance infligée d'en-haut (von oben) comme

sous une étiquette commune, assez mal définissable, de 'se mettre à se


manifester'. Mais il se fait cependant que «pour nous, le soleil se lève
encore toujours. Nous ne disons pas: "La terre se dérobe par sa rotation".
Ceci illustre le fait que le langage dans sa forme d'orientation et
d'articulation du monde peut se détacher et se séparer des possibilités
d'explication scientifique et peut continuer de vivre dans cette
séparation.» (GADAMER, Lob der Theorie, Suhrkamp, Frankfurt-am-Main.,1983,
p.154.
286 En d'autres mots, le langage poétique 'réfère' par excellence: il réfère
au mystère des choses, c'est-à-dire à leur véritable 'en-soi'. En ce sens,
on peut peut-être regretter que Gagnepain et Jongen expliquent la visée
'endocentrique' poétique en disant que le message 's'auto-référencie' ou
que 'le dire se prend lui-même pour objet' (JONGEN Magritte-Ponge h4) ou
encore 'le poème consiste, dans un message, à ne dire que le message lui-
même' (GAGNEPAIN Leçons, p.89). Par contre, il est mieux venu de parler de
'présence du texte à lui-même', ou de 'présence de l'image [de Magritte] à
elle-même' (JONGEN, Magritte-Ponge, h8), ou de dire, comme GADAMER, que la
poésie, plutôt que de se référer à quelque chose qui serait hors d'elle,
«fait tout entrer (hereinholen: aller chercher et faire entrer) dans ce qui
est dit.» (GADAMER, Lob der Theorie, p.23)
287 Il faut évidemment mettre entre parenthèses la définition du "mythe" en
anthropologie culturelle, et entendre l'adjectif "mythique" selon la

356
357

"juste" n'est pas et ne sera pas —et d'ailleurs ne peut pas être reconnue
comme telle du point de vue de la terre (von der Erde)» (T.D.III,p.178-179)
D'autre part, si le terme traditionnel de "Descensus" est lui-même
évocateur d'une "visée mythique", Balthasar, dans le même contexte, se
place dans l'optique de la "visée scientifique" dans son explicitation de
la portée sotériologique de ce concept: le Verbe incarné se fait solidaire
de la déréliction sans issue du "réprouvé", et selon sa dimension
trinitaire, cette kénose s'inscrit dans la distance infinie entre le Père
et le Fils dans l'unité de l'Esprit. (ci-dessus p.255ss)

Par contre, il est nettement plus malaisé de mettre en relation le langage


théologique de Balthasar avec la définition selon Gagnepain de la "visée
endocentrique". Certes, (v.ci-dessous p.385) nous pouvons reconnaître dans
le langage théologique une dimension "poétique" au sens large, mais réel,
où il est écoute et correspondance au mystère du monde et de la Révélation,
dans la mesure où il laisse surgir l'invisible; on n'y rencontrera
cependant pas l'équivalent langagier du vers de Verlaine cité ci-dessus,
dans lequel l'harmonie du vers et l'agencement des mots sont eux-mêmes
opérateurs de sens. En fait, on pourrait sans doute affirmer que le "dire"
théologique est par définition exocentrique, en tant qu'il se veut
transparent au mystère divin objectif, sans chercher à utiliser à cet effet
le pouvoir évocateur de la poésie288.

Les deux axes: génératif et taxinomique.

Selon le modèle de Gagnepain, tout énoncé fonctionne, dans la production de


son sens, selon deux dimensions: générative289 et taxinomique.

terminologie de la présente section —même si malgré tout cet adjectif


reste évocateur d'un certain écho de sa signification première.
288Certes, certains mystiques se sont exprimés en poèmes —tels, entre
beaucoup d'autres, Jean de la Croix et Hadewych. Il reste cependant vrai
que, si ces poèmes sont incontestablement "théologiques", c'est dans la
mesure où c'est la splendeur du divin qui suscite la beauté du texte,
plutôt que la recherche par l'écrivain de la perfection esthétique de son
texte.
289 Le concept de 'générativité' dans le volet 'glossologique' (plan I) du
modèle de Gagnepain n'a pas grand'chose de commun avec son homonyme de la
grammaire générative et transformationnelle. Par contre, cette double
dimension rejoint évidemment la vieille distinction grammaticale entre
syntagme et paradigme, et les règles bien connues de leur interaction dans
la construction des propositions. Seulement, la 'linguistique' courante
situe cette combinatoire dans les limites des règles formelles de la
grammaire —quitte à devoir tenir compte du sens vécu en contexte pour

357
358

Cette distinction intéresse notre propos dans la mesure où elle situe dans
le langage la possibilité d'une "rupture poétique", c'est-à-dire d'une
ouverture à la dimension du mystère, ouverture dont il sera question dans
la section suivante.
La dimension générative: des unités significatives plus ou moins longues
sont 'générées' et alignées en séquences cohérentes, selon les contraintes
grammaticales de la syntaxe, formant des 'syntagmes' (disposition en
séquence des unités ou fragments d'unités nominales et verbales), ainsi que
selon les contraintes rhétoriques par lesquelles le sens, en sa production,
conditionne et est conditionné par ces compositions unitaires. «Le signe
langagier peut (...) être défini comme l'articulation dialectique du pôle
formel du mot (qui est pure analyse négative) et du pôle conceptuel du sens
(qui est réaménagement positivant du mot en fonction de la référence).
Nous appelons l'instance structurale du mot "grammaire" (...), et le moment
performantiel du sens: "rhétorique".» (René JONGEN, Dire, p.25)290
D'autre part, la séquence ainsi combinée se compose de fragments
identitaires choisis parmi des 'paradigmes', dont le rôle est taxinomique:
le locuteur, plus ou moins consciemment, pour constituer les unités qui
s'alignent en séquence, 'choisit' parmi une 'taxinomie' c'est-à-dire dans
un classement en listes plus ou moins limitées (étiquetées en termes
traditionnels comme articles, prépositions, adjectifs, substantifs, verbes,
suffixes, préfixes, etc)291. Ce choix s'accomplit simultanément aux niveaux
instanciel et performantiel.
En instance, le locuteur "choisit" des sèmes, unités abstraites et
polysémiques (ex: le sème "doubler"). Simultanément, ces sèmes, au niveau
performantiel, se trouvent réinvestis dans la visée référentielle d'une
situation concrète: "doubler y prendra, par exemple, le sens de "dépasser"
(une voiture), plutôt que le sens de "remplacer" (un acteur), "tromper" (un

justifier, dans telle langue déterminée (plan III de Gagnepain), tel choix
dans un paradigme ou telle séquence dans la syntaxe.
Dans le modèle qui nous occupe, au contraire, cette dynamique à deux
dimensions interactives opérant dans le langage (plan I) apparaît au même
titre sur les deux faces 'signifiant-signifié', et selon les deux pôles
'instanciel-performantiel'. Autrement dit, cette combinatoire concerne
aussi bien la phonologie que la phonétique, la sémiologie que la sémantique
Voir la tableau p.360)
290Exemple de conditionnement croisé grammatical et rhétorique: les
ambiguïtés de la segmentation thème/rhème (ou, en d'autres termes: le
découpage entre 'ce dont il est question' et 'ce qu'on en dit').En effet,
le découpage 'Pierre/mange son pain' répond à la question implicite ou
explicite 'Que fait Pierre?', tandis que le découpage 'Pierre mange/son
pain' répond à la question 'Que mange Pierre?'.(voir JONGEN, Dire, p.183)
291 Bien entendu, la séquence linéaire qui se déploie sur le papier n'est
que la suggestion visuelle approximative, 'technicisée' (plan II du modèle)
de la séquence temporelle de l'énoncé parlé.

358
359

complice), "multiplier par deux" (une somme donnée), ou "recommencer" (une


année scolaire).
D'autre part, le locuteur opère les choix impliqués dans le signifiant. En
phonologie (niveau instanciel), il choisit des phonèmes (unités abstraites,
discrètes), tandis que simultanément, en phonétique (niveau performantiel),
il choisit des sons vocaux (intimement combinés dans une séquence vocale292.
On sait que les dimensions générative et taxinomique réagissent l'une sur
l'autre. La cohérence syntaxique, d'une part, impose des choix
taxinomiques: un verbe transitif impose le choix 'zéro' dans la liste des
prépositions pouvant introduire un complément du verbe. Réciproquement, le
choix opéré dans un paradigme limite la liberté d'alignement séquentiel.
Ceci est particulièrement évident dans les avatars de la pronominalisation,
où le choix d'un pronom plutôt qu'un autre comme noyau nominal peut imposer
une séquence différente: (l)'je lui ai donné ça', mais: (2)'je le lui ai
donné'.
Cette interaction n'est pas un mécanisme surimposé à un niveau censé être
plus élémentaire (ou plus 'profond') de la dynamique langagière. Cependant,
elle témoigne de façon exemplaire de la complexité de la contextualisation
en situation (inter)locutive —témoin la différence de sens produit dans les
énoncés (1) et (2) ci-dessus, dont l'adéquation rhétorique vise des
situations différentes: les deux énoncés, dans la langue parlée française,
diffèrent d'ailleurs sensiblement quant à leur débit et leur intonation293.

292L'exemple français cité ici est la concrétisation, dans notre langue, de


la multiple polarisation qui sous-tend la médiation glossologique
"universelle". Voir JONGEN, Dire, p.163ss.
293 Rappelons, si besoin en est, que la dialectique langagière universelle
(plan I du modèle) ne peut être prise sur le fait que dans des exemples
appartenant à telle langue (plan III), et que l'économie des unités en
présence va nécessairement différer selon la langue des exemples choisis.
Par exemple, si on voulait repérer en anglais britannique des variantes
correspondant à celles des exemples (1) et (2) ci-dessus, on se trouverait
devant des séquences s'opposant très différemment, avec —au minimum!—
quatre énoncés en opposition: 'I gave him that', 'I gave that to him', 'I
gave it to him', 'I gave it him'. Si on remarque en plus que l'intonation
anglaise peut déplacer quasi à volonté son centre de gravité significatif
sur à peu près n'importe quel composant de chaque énoncé et que ce 'noyau'
d'intonation peut prendre un certain nombre de formes distinctives,
beaucoup plus nettement repérables que dans l'intonation française, on se
trouvera devant un tableau fort complexe —démontrant à l'évidence que
l'arbitraire du signe se situe au niveau de chaque langue, et non pas,
comme le croyait Saussure, dans le rapport signifiant-signifié.

359
360

LA TRIPLE POLARITE DU LANGAGE


Pôles : Instanciel — Performantiel
Axes : Génératif —Taxinomique
Faces : Signifiant — Signifié
__________________________________________________
Pôle Instanciel
Axes
Génératif Taxinomique
Faces Signifiant Phonologie
Chaîne Registre
Unité Identité
PHONEME TRAIT
DISTINCTIF
Signifié Sémiologie
Texte Lexique
Unité Identité
MOT SEME

←←INTERAXIALITE→→
Faces Signifiant Phonologie
Concaténation de Corrélation de
phonèmes phonèmes
Signifié Sémiologie
Syntagmes Paradigmes

Pôle performantiel

Axes
Taxinomique Génératif
Faces Signifiant Phonétique
Identité Unité
EPEL CHAINON
Signifié Sémantique
vocabulaire proposition
identité unité
VOCABLE TERME
appellation assertion prédicative
identification par unification par
paraphrase périphrase

←←INTERAXIALITE→→
Faces Signifiant Phonétique

Signifié Sémantique
Champ conceptuel
catégorisation intégration
conceptuelle
METAPHORE METONYMIE

360
361

-4-La rupture poétique.

Les modèles totalitaires et leur point de rupture.

Mais en rester là serait représenter le langage comme entièrement régi par


un mécanisme, certes complexe, mais dont on pourrait représenter fidèlement
la complexité dans un modèle mécanique virtuel, quitte à affiner le modèle
chaque fois que sa 'production' s'avèrerait fautive comparée aux énoncés
réels dans une langue concrète.

Ce serait d'ailleurs là un processus de type cybernétique: concevoir


d'après la théorie un mécanisme modèle, le faire fonctionner, observer son
comportement, comparer celui-ci au réel visé par la théorie, puis corriger
le modèle pour que son fonctionnement se rapproche de plus en plus de celui
du réel analysé. Tâche infinie, étant donné la complexité insondable du
réel -à plus forte raison s'il s'agit du réel vivant-, mais tâche qui peut
provoquer la réflexion, et en chemin peut certes mettre à jour des réalités
méconnues. Tâche portée par un idéal dont on sait qu'il est inaccessible,
mais qui fige le travail de recherche dans une perspective obstinée, comme
si, un jour enfin, la machine ainsi élaborée devait s'avérer à ce point
perfectionnée que son comportement ne serait plus distinguable de celui du
réel visé.

Ainsi présenté, un tel cheminement a l'air d'une caricature facile d'un


positivisme mécaniciste: pourtant, une certaine grammaire générative-
transformationnelle pourrait s'y reconnaître.
En effet, le danger de tels modèles totalitaires, c'est d'imaginer que la
logique interne du mécanisme modèle, dès que ce mécanisme a atteint un
degré élevé d'adéquation apparente au réel, serait révélatrice du
fonctionnement objectif du réel visé par la théorie, et que dès lors
l'étude et l'explication du fonctionnement -voire des 'pannes'- du modèle
introduirait à l'explication du réel294.
En ce qui concerne l'anthropologie du langage dans l'ensemble de la
culture, la pensée de Gagnepain et Jongen suit un chemin radicalement
différent.

294Cette erreur, plus d'un générativiste l'a commise, à commencer par


Chomsky lui-même, en considérant le modèle génératif-tranformationnel,
dûment complexifié et continuellement réajusté, comme reflétant le
fonctionnement effectif du psychisme humain —en particulier en se
représentant ce psychisme comme générant des "structures profondes", en
principe universelles, que l'activité langagière transformerait et
combinerait en "structures de surface" propres à chaque langue.

361
362

Chez Gagnepain en particulier, si modèle il y a, et certes très ambitieux,


il n'est ni totalitaire, ni fermé sur lui-même: la complexité langagière
est ouverte sur un au-delà de ses limites. L'ouverture décisive du modèle
se situe dans le fait que le sens ne s'explique pas par l'analyse de
composants virtuels préexistants, mais s'opère dans l'instant du dire.
Il y a un éclatement du modèle médiationniste par l'intérieur: un
dépassement irrésistible, universel, dont il est rendu compte par le jeu
réciproque de la métonymie et de la métaphore. Cet éclatement, cette
ouverture ne détruit pas mais accomplit: pas de production de sens sans ce
dépassement rhétorique -c'est-à-dire performantiel-, qui confère leur vraie
dimension à la génération syntaxique et à la catégorisation taxinomique.
Empruntons à Levinas sa méthode de 'l'emphase'295: le poème étant l'emphase
du dire -ou, selon Heidegger, le dire quotidien étant un poème oublié, ou
plutôt: un dire ayant oublié qu'il est poème- ce sera chez les poètes qu'on
pourra saisir sur le vif une mise en évidence de ce que sont et de ce
qu'opèrent la métonymie et la métaphore296.

La transgression poétique: métonymie et métaphore.

-A- La Métonymie.

Projeter sur le réel mystérieux des hypothèses conceptuelles, et dans le


même acte recevoir de ce réel inconnu l'impact du surgissement qui suscite
et informe cette conceptualisation, c'est 'dire' le réel, c'est faire qu'il
soit le lieu habitable de notre errance, c'est appeler les choses à être
'monde'

Cette instauration du monde par l'oeuvre du dire, ce chez-soi jamais


acquis, toujours de nouveau remis en question par l'angoisse et réinstauré
par l'oeuvre, c'est la nécessité même du dire, c'est le vouloir dire.

295Voir ci-dessus (p.174,note 100): l'emphase comme méthode. Selon Lévinas,


il s'agit de reconnaître, là où il surgit, le superlatif d'une idée, lequel
constitue une idée nouvelle, non impliquée dans la première.
296 "La poésie proprement dite ne se réduit jamais à un mode plus élevé
(Melos) du quotidien. Bien plutôt, à l'inverse, c'est le dire quotidien qui
est Poème oublié, et du coup poème usé par l'emploi, qu'on peut encore à
peine entendre appeler les choses." ("Eigentliche Dichtung ist niemals nur
eine höhere Weise (Melos) der Alltagssprache. Vielmehr ist umgekehrt das
alltägliche Reden ein vergessenes und darum vernutztes Gedicht, aus dem
kaum noch ein Rufen erklingt". (HEIDEGGER, USpr. art. Die Sprache, p.31)

362
363

Mais c'est un "vouloir" qui n'est pas l'illusoire exercice d'une liberté de
dire ou de ne pas dire: c'est être livré à 'l'air libre qui donne de
respirer librement'297, à cette liberté qui est l'essence de la vérité.

Considérons d'abord la nécessité métonymique: le réel qu'il s'agit


d'habiter nous échappe et nous dépasse par sa complexité et son envergure.
C'est là une des manières pour ce réel de nous apparaître comme
inhabitable, voire implacable, 'in-sensé' dans l'arbitraire de sa cohésion.
Aussi sommes-nous amenés à le saisir par toute prise accessible à l'organe
de notre conscience connaissante: le dire qui produit du sens.
D'une part, il arrive que nous amenions à la parole un ensemble global,
incapables que nous sommes d'en énumérer un inventaire spécifique qui
réponde à notre démarche intérieure: la métonymie est alors 'holonymie'.
Cette prise globale peut s'imposer par l'intensité d'un vécu: "demain je
marie ma fille", ou simplement par son ensemble standardisé: "cette année
je vais enfin aller aux sports d'hiver" —évocations globales d'un vécu
complexe s'imposant comme une totalité à la conscience.
Bien souvent d'ailleurs, l'évocation globale est banalisée -poème oublié!-;
exemple: "Demain je ne pourrai pas venir: j'ai de la visite".
D'autre part, il nous arrive souvent au contraire de saisir 'par un de ses
bouts' le réel qui nous concerne, de le prendre par là où il nous accroche
ou s'impose à nous, ou simplement parce que nous ne sommes pas en mesure de
le globaliser. Exemples: "Il a la larme facile", ou "Je l'ai fait rougir".

Cette 'hyponymie' peut parfois être lourde d'un vécu dramatique: "J'ai vu
se déchaîner les chemises brunes", ou au contraire être tout-à-fait
banalisée: "Il m'a offert un verre", "les feuilles commencent à jaunir".

Cependant, dans la pratique langagière —y compris dans le langage


théologique— la métonymie, bien qu'omniprésente, est moins évidente que la
métaphore, dans la mesure où le processus métonymique saisit le réel à
l'intérieur d'un éventail familier de significations, dans un cadre connu
des interlocuteurs.Par exemple: "Nous dînons en ville" situe cet énoncé
dans la pratique sociale de la classe moyenne citadine; "je marie ma fille"
ne prend son sens qu'à l'intérieur d'un contexte familial précis (peut-être
une structure patriarcale autoritaire, ou au contraire l'accord parental à
la décision libre d'une fille émancipée).

297 Selon le cercle herméneutique existentiel, puisque en même temps, c'est


ma capacité de respirer qui me permet d'identifier l'air libre et me donne
la force d'aller à l'air libre.

363
364

"Le Trône et l'Autel" forment un couple d'hyponymes fonctionnant dans le


cadre d'une relation institutionnelle spécifique. Selon le processus
métonymique se constituent ainsi des scénarios cognitifs intégrant tout ce
qui participe de la cohérence d'un thème (par exemple: tout ce qui
participe de la cohérence englobant l'oiseau: nid, arbre, siffler, cage,
etc..). Ainsi, la métonymie est synonyme de "expansion conceptuelle"
(R.JONGEN, Magritte, p.170ss; Dire, p.134-135)
Ainsi, la métonymie est présente dans toute expression langagière, et
familière au point d'être inaperçue, tout en y accomplissant un rôle
nécessaire d'intégration référentielle.

Dans le langage théologique, "l'incarnation", "la kénose", ou "le


Descensus", à la fois facilitent le dialogue en rassemblant en une
expression une complexité de réalités dans une référence familière aux
interlocuteurs, mais posent également problème dans la mesure où des termes
identiques peuvent recouvrir des ensembles différents —témoin par exemple
les réalités différentes évoquées par l'expression "existential surnaturel"
dans les écrits de Balthasar ou de Rahner. Certes les spécialistes se
doivent d'être conscients des mises au point nécessaires, mais l'histoire
des Eglises prouve à suffisance que les quiproquos peuvent parfois s'avérer
dramatiques, ou en tous cas difficiles à élucider.

-B- La métaphore.

La métaphore est peut-être encore plus profondément révélatrice du 'vouloir


dire' humain, selon la même nécessité: faire des choses étrangères, de
l'univers implacable, notre habitation. Ici, le déplacement de la
'nomination' (au sens de: l'appellation dans une langue déterminée; JONGEN,
Dire, p.143) se fera par le réaménagement (performantiel) d'un paradigme
(instanciel) —au besoin le locuteur se crée plus ou moins consciemment un
paradigme ad hoc, c'est-à-dire une liste, (à la limite: cohérente pour lui
seul, au risque de ne pas être compris), parmi laquelle il choisit, en vue
de son dire performantiel, un vocable inattendu, voire incongru pour
l'interlocuteur. (v.JONGEN, Magritte, p.169)298

298Rappelons ici l'avertissement de Balthasar: dans la sphère du langage


théologique, l'unité parfaite subsistante de ce qui s'y exprime dérange nos
structures conceptuelles (telles que symbole ou métaphore) (T.L.II,p.151ss;245ss).
En tous cas, le mot "métaphore sera ici employé selon le sens précis défini par le
modèle de Gagnepain-Jongen. Il n'est pas possible, dans les limites du présent
travail, d'expliciter un choix motivé parmi les diverses acceptions de la métaphore
dont Ricoeur étudie en détail les développements historiques dans La Métaphore
Vive. Encore moins s'agit-il d'employer "métaphore" dans son sens banalisé, lequel

364
365

Parfois, cette inclusion conceptuelle n'étonne personne: métaphore usée,


archi-connue: "le ministre a donné le feu vert" (paradigme implicite, trop
connu pour étonner, groupant dans une même liste ad hoc des items aussi
différents qu'une lumière de couleur verte et une autorisation
ministérielle), ou "l'hiver est à nos portes", ou "au soir de la vie".
Souvent, même dans un registre devenu fort conventionnel, la métaphore
réussit son effet de choc interlocutoire grâce à la pertinence de son usage
dans une situation prégnante. Par exemple, dans notre quotidien menacé par
les extrémismes, la vieille métaphore "la peste brune" fait encore frémir;
"l'opération mains propres" réactive notre lassitude à propos des
'affaires', tandis que "le blanchiment d'argent" évoque l'impunité
scandaleuse du crime organisé.
Même dans le registre poétique, on peut être ému par une métaphore
invétérée, si elle a été réactivée par une expérience prégnante: "l'ombre
d'un sourire", expression usée, peut encore émouvoir qui a eu la chance de
passer ne fût-ce que quelques instants devant la Mona Lisa du Louvre dans
le calme relatif d'un jour de moindre affluence.

La métaphore vive (au sens bien connu de: métaphore nouvelle, naissante,
inattendue) est l'apanage du poète (au sens large): elle opère son plein
effet de sens à l'intérieur d'une intime connivence entre le poète et son
lecteur-interlocuteur. Il faut un Verlaine et un lecteur au diapason de
Verlaine pour qu'opère toujours de nouveau la magie d'une métaphore telle
que "l'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable" (premier vers
d'un poème du recueil 'Sagesse'). Mais pourvu que soit sauvegardée cette
connivence, la nouveauté de la métaphore poétique est toujours renaissante:
elle ne s'anémie pas d'être lue, dite et redite, pas plus que le
dépassement de ses limites par le langage ne s'épuise dans
l'accomplissement du sens. On entrevoit dès maintenant l'importance de
cette 'nouveauté toujours nouvelle' dans le dire théologique où s'opère le
sens de l'ouverture au Tout-Autre.

Ceci nous introduit précisément au lieu poétique où, à la lumière de


l'oeuvre peinte et de la réflexion de Magritte (et de son commentaire par
René Jongen), il nous est possible de situer le point central où la magie

en fin de compte ne fait qu'évoquer le mise en oeuvre du processus symbolique dans


les termes d'une langue donnée: nommer une réalité en tant que "sens" d'une autre
réalité, ni d'accepter la trop vague définition de la métaphore selon DUCROT-
TODOROV: "emploi d'un mot dans un sens ressemblant à, et cependant différent de son
sens habituel" (Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p.354)

365
366

du langage exerce sa puissance: celle de l'éclatement des limites du Même


et de l'ouverture à la démesure de l'Autre.

-C- Le peintre et le poète.

Prenons comme repère une image bien connue (trop connue?) de Magritte: dans
un ciel (normal), un immense rocher (normal), surmonté d'une construction
de pierre, flotte au mépris des lois de la pesanteur299. L'oeuvre d'art
surgit et impose son unicité: elle établit un espace où elle instaure sa
propre cohérence. Cet espace n'est pas artificiellement isolé par son cadre
qui repousserait à l'extérieur le réel 'normal': par la vertu de la
maîtrise de l'artiste (jeu des formes, des proportions, des couleurs), cet
espace se délimite lui-même de l'intérieur300.

En principe, à l'intérieur d'un espace ainsi instauré par lui-même,


l'artiste serait maître absolu: libre à lui d'y dessiner n'importe quel
fantasme, —les rochers peuvent voler, ou devenir mous, se muer en oiseaux,
les oiseaux en maisons, ou en flammes inversées, etc.— dans une libre
fantasmagorie. A la limite, on se trouverait devant la totale vanité d'une
échappée dans un incohérent, dont la seule vertu serait la fascination
négative d'une évasion loin du déterminisme du réel quotidien.
Ainsi se viderait de toute substance vitale un ensemble de pseudo-
métaphores débridées, chacune n'étant que la substitution d'une
représentation à une autre à l'intérieur de paradigmes indéterminés,
distendus jusqu'à éclater et disparaître. Certes, le réel brut est
implacablement contraignant et arbitraire dans sa cohérence, mais la
fantasmagorie sans patrie le serait tout autant.

Mais chez Magritte, cet espace pictural, déterminé de l'intérieur,


n'établit pas une zone arrachée à la cohérence du réel: il instaure sa
propre cohérence, une référence à la cohérence du réel représentable, dans
lequel la présence des substitutions métaphoriques désoriente le regard qui
cherche à retrouver ses prises familières.

299 Le commentaire ci-dessous, bien que rédigé dans ma propre manière et


selon mon propre sentiment, suit de près les analyses de René Jongen, à qui
je dois une découverte inaugurale de la poésie picturale de Magritte.
300 Il en serait tout autrement en art décoratif, où le cadre est activement
limitatif, isolant non pas une 'oeuvre', mais un jeu de formes et de
couleurs dans une surface combinée avec d'autres surfaces.

366
367

La cohérence du réel est là, dans le réalisme minutieux du rendu des


substances et des formes. Le rocher qui flotte est un vrai rocher, avec une
vraie pesanteur, —d'autant plus ressentie dans son énormité qu'elle est ici
contredite par l'aisance de sa suspension dans le ciel— avec un vrai
volume que le regard évalue.Le ciel est un vrai ciel, et l'air ce vrai
support invisible, d'autant plus perçu comme fluide, transparent, mouvant,
qu'il est contredit par la masse qui 'ne devrait pas être là'.
Ainsi la pesanteur resurgit comme un mystère, et aussi la transparence et
la fluidité de l'air. Les lois du réel ne sont pas abolies, elles
manifestent leur mystère: que sont-elles, pourquoi telles et pas autres?
Les choses ne vont plus de soi.

Lutte, tension extrême entre l'imposition du réel implacable, celui dont on


ne s'évade pas, et la présence, non moins réelle, de l'Autre inséré dans le
Même, seuil que doit franchir le regard pour s'avancer dans le seul lieu
habitable: le mystère qui n'est ni le quotidien figé dans les limites de sa
vraisemblance, ni le vide sans patrie de l'incohérence du fantasme.

La pesanteur, la dureté du rocher, le fluide de l'air, le lointain sans


limite du ciel, les insaisissables nuages: tout cela, dépossédé de son
apparente vraisemblance, nous est rendu, autre, tel qu'en soi-même en son
mystère, remis à un 'découvrir' toujours nouveau, à la saveur de
l'étonnement d'une toujours nouvelle création, le tout s'imposant dans une
unicité hors de toute 'raison d'être'.
Le Même révèle son mystère par l'irruption de l'Autre, et du coup se fait
demeure adéquate pour le regard humain qui n'est chez lui que dans
l'errance.

Retrouvons dans l'oeuvre écrite de René Char cet exemple de 'venue-à-la-


présence'(Anwesen) du mystère, extraordinairement transparente et condensée
en un poème d'un seul vers:
"O mon avalanche à rebours!301".

René Char concentre ici en une brève unité langagière tout ce qu'on vient
d'entrevoir dans une oeuvre picturale de Magritte.
L'oeuvre poétique instaure sa propre cohérence: celle de deux métaphores
superbement condensées : (1)mon avalanche (2)à rebours, dans l'unité d'une

301 René CHAR, Les matinaux, Paris, Gallimard-Poésie,1974 (1950), p.187. Ce


poème d'une ligne fait partie d'une série répartie sur une même page,
intitulée Nous tombons. Une lecture attentive de cet ensemble y voit en
filigrane l'argument situationnel: le vécu intense d'un amour très charnel.

367
368

exclamation méditative. ('Mon' est métaphorique: comment posséder une


avalanche, ou en être le référent?)
Ensemble, ces deux métaphores tout à la fois situent le regard poétique
dans la réalité irrésistible du déferlement d'une avalanche (René Char est
aussi un montagnard; d'ailleurs, les sons et le rythme du vers sont
évocateurs), et en même temps elles ouvrent le mystère du destin du poète.
Dévoilement qui n'abolit ni ne réduit la violence croissante du
déferlement, mais lui impose cet 'à rebours' impensable, vision
inimaginable de l'habitation du poète dans la violence de son destin.
Vision de l'invisible donc, mais en tant qu'invisible: non pas la
fantasmagorie d'un miracle, d'un merveilleux encore et malgré tout
imaginable, comme le serait par exemple le retour de la masse de neige à
l'immobilité et au silence de son sommet, ce qui forcerait -réduirait-
l'invisible à se manifester selon les règles du visible —en l'occurrence:
abolir l'irrésistible en l'inversant. Au contraire, l'avalanche du poète
("mon" avalanche) a le grondement et la puissance d'une avalanche réelle,
elle déferle réellement, mais selon cet impensable "à rebours".

C'est exactement le thème de Lévinas, qui l'élève à son niveau d'emphase302:


l'invisible présent en tant qu'invisible, habitant le visible sans s'y
démarquer par un conflit qui l'inclurait dans le cadre d'un Même englobant.
L'emphase chez Lévinas réside en ce que cet invisible est présence de
l'Autre, de 'l'Infini-qui-fait-dire-Dieu'.

—III— OUVERTURE.

Le chemin qui vient d'être parcouru parmi les complexités de


l'anthropologie du langage nous confronte à cette double évidence:
l'ouverture du réel sur son mystère, et corrélativement l'importance —voire
l'exigence— pour la conscience humaine, de prendre en compte cette
ouverture, sous peine de s'amputer elle-même de la vocation qui la
définit303.

302Voir ci-dessus p.332, renvoyant à Un Dieu homme? dans le recueil Entre


Nous, p.73-74. Pour le concept d'emphase, voir ci-dessus p.172, note 100.
303«L'échec à dire est caractéristique de l'acte de langage.(...) L'impuissance à
dire [l'expérience] atteste qu'elle transcende l'horizon de la signification.»
(MALDINEY, Une phénoménologie à l'impossible; n°5-6 des Etudes phénoménologiques,
numéro consacré à Phénoménologie et poétique, 1987, p.40.)

368
369

-1- Le réel et l'invisible.

C'est dans cette perspective que René JONGEN rend compte de l'art et de la
pensée de Magritte.
Ce que Magritte appelle "la pensée ressemblante" met en évidence le
paradoxe du "visible pensé", fait voir le monde-avec-son-mystère, «rend
visible l'obscure différence du monde lorsqu'il est éclairé par la lumière
invisible de son mystère.» (Magritte-Ponge, p.h 22)

De son côté, J.L.MARION, dans La croisée du visible, propose une réflexion


sur l'invisible à partir d'une analyse de la perception visuelle en
perspective et de sa représentation en peinture.
En perspective, le regard traverse «le vide réel de la réalité», et ainsi
«met en scène le réel (...), dégage le visible de lui-même (...), distend
le visible par la puissance de l'invisible.» (p.13) Sans cette faculté que
possède notre regard de «distendre avec du vide invisible l'agrégat dense
et confus du visible, (...) nous serions comme étouffés par la promiscuité
indifférenciée des plans.» (p.14)
Ainsi, le regard en perspective instaure dans le visible «la distance
invisible qui le rend visible». Ainsi et paradoxalement, «c'est l'invisible
qui rend le visible réel.» (p.15)304

Poursuivant sa réflexion par des analyses d'oeuvres picturales, Marion


définit le rôle de l'artiste, en tant que celui-ci met lui-même en scène la
perspective —quel que soit par ailleurs le procédé qu'il emploie à cet
effet: «la perspective fait sortir le regard du tableau, (...) par
transpercement invisible.» (p.27) Ainsi le peintre «transmue en visible ce
qui sans lui fût resté définitivement invisible» , ce que Marion désigne
par "l'invu". (p.51)
Ce qui nous importe ici, c'est l'insistance de Marion sur l'attitude
d'attentive réception qui est exigée de l'artiste: le peintre ne fait que
«consigner la trace qu'impose l'invu à partir de sa force propre.» (p.67)
Peindre, c'est «attendre une donation» (p.80), selon laquelle «l'invisible
dégage le visible de lui-même.» (p.15)

304« (...) le propre du visible est d'avoir une doublure d'invisible -au
sens strict, qu'il rend présent comme une certaine absence.» MERLEAU-PONTY,
Le coeur et l'Esprit, p.85.

369
370

-2-Le langage à l'état naissant: la poésie.

Attention, attente d'une donation à l'initiative de la force propre de


l'invisible: ce sont là des mots-clés qui ouvrent le chemin de la réflexion
anthropologique vers les considérations sur le langage de la théologie.
Quand Heidegger écrit "Die Sprache spricht", ou "Die Sprache ist:
Sprache"305, il pose à tout traducteur vers le français un sérieux problème,
car l'allemand "Sprache" ne fait pas la distinction entre 'langage' et
'langue'. De plus, la traduction française occulte inévitablement la
connotation précise opérée par l'étroite proximité étymologique et
phonétique des termes allemands 'Sprache' et 'sprechen'.
Il apparaît clairement, par les contextes de Heidegger, qu'il entend
couvrir à la fois le champ sémantique de ces deux termes français, mais
sans pour autant confondre dans son analyse ce que Gagnepain distingue
explicitement, à savoir: le plan I (glossologie: le langage) et le plan III
(sociologie: la langue). Ce que Heidegger veut exprimer, c'est comment le
langage est présent et agissant ('west'): le langage 'parle'.
Cependant, dès le début du même chapitre, l'auteur nous avertit: «nous
parlons sans cesse, même lorsque nous ne faisons entendre aucun mot,
lorsque nous ne faisons rien d'autre qu'écouter ou lire (...), ou même
lorsque nous ne faisons rien. Nous parlons, parce que parler nous est
naturel, et non pas en premier lieu par un acte particulier de notre
volonté.» (p.11)
Donc, si "le langage parle", il ne le fait pas uniquement lorsque des sons
vocaux parviennent à nos oreilles: le 'parler' de la langue se situe au
niveau de ce que Heidegger appelle "die Sage" —qui est, écrit-il, "das
Wesende des Sprechens" (ce en quoi le parler existe)306

Autre problème de traduction, sans doute plus épineux encore: "die Sage",
dans le contexte, désigne l'acte même de la 'langue qui parle', acte qui
«jaillit de (...) la "Sage" non prononcée qui parcourt ("durchzieht":
traverse) le tracé (der Aufrisz) de l'essence du langage.» (ibid)307
C'est la "Sage" qui fait apparaître et disparaître ce qui est présent.

305USpr., 1er chapitre (Die Sprache), p.12-13.


306USpr., p.254-255 (article "Der Weg zur Sprache")
307René JONGEN, soucieux de sauvegarder les distinctions dans le modèle de
Gagnepain, propose (dans une note marginale manuscrite) de traduire "Sage"
par "diction", ou mieux par un néologisme: "dicte" ou "dicture". Jean
GREISCH propose de traduire "sagen" par "dire" et "sprechen" par "parler"
(Ontologie et Temporalité, PUF 1994, p.204) tandis que Michel HENRY propose
"la dite" (p.133 de l'article Parole et Religion: la parole de Dieu, dans
le volume collectif Phénoménologie et Religion, éd.Criterion,1992.)

370
371

La "Sage" est monstration (die Zeige): "das Wesende der Sprache", c'est la
"Sage" en tant qu'elle 'montre', — et en ceci la "Sage" est la source même
de tous les signes. Cependant, ne peut être 'montré' que ce qui s'est
préalablement manifesté: même là où le "Zeigen" est accompli par notre
"Sagen", il est précédé par un "se laisser montrer" (ein Sichzeigenlassen)
qui le guide (als Hinweisen: comme indication, renvoi)308. Mais parler,
c'est aussi et d'abord écouter: écouter la langue que nous parlons.«Nous ne
parlons pas seulement la langue, nous parlons à partir d'elle. Nous n'avons
la capacité de le faire que parce que nous avons toujours déjà de nouveau
(je schon) prêté l'oreille à la langue. Et qu'entendons-nous là? Nous
entendons le parler de la langue (das Sprechen der Sprache)309
Mais où trouvons-nous le "parler" que parle la langue? Dans ce qui est dit
(littéralement: ce qui a été dit: das Gesprochene): la plupart du temps, de
"dit" ne vient à nous qu'en tant que "le passé d'un parler" (das Vergangene
eines Sprechens) —même ce qui "vient d'être dit" appartient déjà au passé—.
C'est pourquoi, écrit Heidegger, nous devons chercher et trouver "le parler
à l'état pur", là où l'accomplissement du parler est toujours en l'état de
commencement (eine anfangende), c'est-à-dire dans un poème310.
Ecouter la langue qui parle, accueillir ce qui se manifeste, ce qui "se
laisse montrer" par la Sage: devoir et privilège du poète, grâce à qui
toute langue est à chaque fois nouvelle, jaillissante. Le poète correspond
(oJµολογεi'n) à cette donation sans fin: c'est ce qui le rend apte à faire agir
l'invisible, et ainsi à rendre les choses visibles dans leur dimension de
mystère.
Maldiney s'est exprimé à ce sujet (op.cit.p.12): «L'écoute d'un poème ou sa
lecture est une révélation dans la sur-prise: quelque chose se dévoile dont
je ne suis ni ne puis être l'auteur.» (p.12) «Lorsque le poète (...)
regarde le monde, celui-ci lui est nouveau et inconnu. Tout se montre à lui
pour la première fois. Tout est incompris et indéterminé.311» Ce qui
concerne ici plus spécialement notre propos, c'est la manière dont le
poème, par sa parole toujours nouvelle, —et au même titre que l'oeuvre
picturale— réactive l'invisible qui "dégage le visible de lui-même" (ci-
dessus, p.375ss).

308USpr., art. Der Weg zur Sprache, p.254.


309Ibid.p.244-245. Voir aussi Louis ALTHUSSER, Lettres à Franca, Corti,
Paris, 1998 (lettre du 30 janvier 1964) «Parler, c'est accepter que le
discours existe, avant même qu'on le commence, exactement comme voyager en
train, c'est accepter de le prendre, donc accepter qu'il vienne de loin, et
qu'on le prenne en cours de route.»
310Ibid.p.16.
311Ibid. p.14, citant Hölderlin: Verfahrungsweise des poetischen Geistes,
trad. La Pléiade, 1967, p.630)

371
372

-3- Conclusion: la théologie comme poème?

Nous voici amenés à ce qui constitue un seuil de toute réflexion sur le


langage de la théologie. En effet, ne s'agit-il pas, là aussi, et au plus
haut degré, d'accueillir, de laisser surgir, de laisser se révéler et agir
un invisible, un impensable qui fait venir à l'existence, qui "rend
habitables" le visible et le pensable?
Certes, les écrits d'un Balthasar ne sont pas, au sens littéral, des
poèmes: cependant n'en ont-ils pas la vertu et la fonction dans la mesure
où ils sont écoute et réception du "monde-avec-son-mystère" et de la
Révélation, dans la mesure où le texte théologique se fait kérygme de
l'invisible?

C.REFLEXIONS

-I-Le dire théologique chez Balthasar.

Introduction.

L'anthropologie du langage nous a donc appris, depuis longtemps déjà, qu'il


y a erreur, ou du moins risque de confusion dans l'analyse, à traiter
indépendamment de la forme et du fond d'un énoncé ou d'un texte, comme si
devait, dans l'esprit connaissant, préexister ou émerger d'abord un savoir
conceptuel abstrait qu'il s'agirait de "faire passer" dans la forme la plus
adéquate. Mais la mise en garde insistante de l'anthropologie
contemporaine, selon laquelle il ne s'agit pas de chercher à donner après
coup une expression adéquate à un "sens" préexistant, mais de "produire le
sens" dans la diachronie du dire: cette insistance semble contredite tout
au long de l'histoire de la théologie par les efforts souvent scrupuleux
des théologiens visant à fixer dans des formules reconnues le "contenu" de
la Révélation. Et pourtant, tout discours humain -et donc tout discours
théologique- est situé dans le temps et l'espace, dans une culture, et
l'histoire de l'Eglise témoigne à suffisance que l'expression en situation
n'est pas un vêtement plus ou moins bien ajusté à un contenu immuable.
Le discours de Balthasar assume cette tension: les moments principaux de
son aventure théologique constituent une mise en perspective de la
réflexion sur le langage de la théologie.

372
373

Dans la section A p.266-327 ci-dessus, nous avons essayé d'entrevoir, à


travers sa théologie, l'idée que Balthasar se fait de ce langage. Il
convient maintenant de se placer sous l'angle du 'dire théologique' de
l'auteur, c'est-à-dire: essayer d'observer comment s'opère chez lui le sens
théologique dans l'acte même de son expression.

-1-La théologie comme langage d'une quête.

Une quête, ce n'est pas une entreprise méthodique et progressive —témoin


chez Balthasar le retour répétitif d'un thème insistant: celui de la
mystérieuse conjonction, en Dieu et dans l'existence humaine, de la joie
et de la souffrance, de la vie et de la mort.

Pour tenter de saisir sur le vif comment la pensée de Balthasar se


construit dans son expression, j'ai choisi cinq textes traitant
spécifiquement de ce mystère:
Freude, Kreuz und Seligkeit (La joie, la Croix et la Béatitude),
T.Ä.III,2,2,p.500-507 -1960.
Die Freude und das Kreuz (La Joie et la Croix), dans Die Wahrheit ist
symphonisch, p.131-146 -1972.
Schuld, Weltleid (La faute; la souffrance du monde), T.D.III,p.176-
186, -1980.
Freude, Leid; Tod, Leben (La joie, la souffrance; la mort, la vie),
T.D.IV,p.226-232 -1983.
Das Biszchen momentane Trübsal? (Le petit peu d'affliction du
moment?; 2Cor,4,17; Rm,8,18), T.D.IV,p.455-460 -1983.

Ces textes se répartissent sur une période de quatorze ans, mais leur
situation dans la séquence de l'oeuvre est significative. En effet, dans
l'ordre chronologique, le premier texte se situe à la fin du volet
"esthétique" de la trilogie, tandis que le cinquième texte constitue à peu
de choses près la dernière section du dernier volume de la Dramatique.
On peut donc estimer que c'est dans la sphère "dramatique" de l'oeuvre que
Balthasar a traité du même sujet de façon aussi récurrente -ce qui
correspond évidemment au caractère spécifiquement dramatique du mystère
dont ce thème est porteur.
Pour chaque texte, on trouvera ci-dessous un résumé détaillé et une brève
critique; ils seront suivis d'une réflexion sur l'ensemble.

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Freude, Kreuz und Seligkeit.


Résumé.
Cet texte continu est construit sur un argument en quatre propositions (ci-
dessous numérotées 1 à 4), et deux développements explicatifs (ci-dessous:
-a- et -b-)
1- L'annonce chrétienne doit assumer un paradoxe: elle est
simultanément message de joie annonçant que Dieu accomplit ses promesses,
et elle doit reconnaître et annoncer que la joie divine inclut en son
centre (als Mitte inschlieszt) une affliction, une "tristesse jusqu'à la
mort" (Mt,26,38)

-a- Témoin de ce mystère divin, la joie que Dieu éprouve à pardonner,


à recevoir le pécheur repentant; témoin aussi l'acte du Père qui,
dans sa béatitude éternelle même, souffre en livrant en son Fils "ce
qu'il a de plus cher". Comment la joie divine peut-elle sans
s'assombrir se conjuguer avec le cri d'extrême déréliction sur la
Croix?

2- Ainsi le chrétien doit savoir que l'épreuve la plus extrême —qui peut
aller jusqu'à enlever tout sens à l'existence— mystérieusement conserve
cependant un sens "objectif", une étincelle de joie éternelle, même si
durant l'épreuve cette lumière s'avère inaccessible.
-b- C'est de ce mystère à peine concevable pour la conscience
croyante (kaum zu sichtende) que découlent les nombreux paradoxes de
la vie humaine et chrétienne. Dans l'expérience humaine peuvent se
laisser entrevoir des reflets du mystère. En effet, l'être humain est
confronté durant sa vie avec l'alternance paradoxale de la joie et de
la souffrance; il doit accepter des renoncements indispensables à
tout enrichissement ou approfondissement.
Il sait que toute croissance, toute éducation, comprend des moments
de discipline, voire de châtiment: ainsi la relation entre parents
et enfants, entre Israël et son Dieu, entre l'Apôtre et la
communauté, reflète le mystère de la relation entre Dieu et l'être
humain. Au pécheur des grâces sont données, qui le ramènent dans
l'amour de Dieu; d'autre part, la grâce divine ouvre le chrétien à la
compassion envers Celui qui est crucifié pour le salut du monde.
Dans le même contexte, Balthasar évoque les Béatitudes: de par leurs
épreuves les plus extrêmes, les "pauvres en esprit" sont réceptifs à
la joie qui leur sera donnée -bien que dans leur affliction présente
cette joie leur soit inaccessible. C'est pourquoi cette joie
"objective" y est évoquée au futur.

374
375

3- Dieu a besoin de (ist angewiesen auf: dépend de) la joie que le monde
lui renvoie: joie de l'être humain que Dieu a délivré de son aliénation,
lui donnant ainsi la possibilité d'acquiescer (bejahen) à la souffrance qui
est présente dans la joie.

4- Ainsi le chrétien est enlevé, situé hors de l'alternance de la vie, au


niveau d'un mystère qui lui reste incompréhensible: il lui est donné de
pouvoir acquiescer à la souffrance dans la joie, mais sans pouvoir
supprimer ni adoucir cette souffrance. Il doit reconnaître et admettre la
réalité présente de l'abîme de l'aliénation de Dieu (die Tiefen der
Gottferne belassen: laisser être, laisser persister cet abîme).

Critique.

Dans ce texte continu, le lecteur est heurté par certains défauts de


cohérence, une relative faiblesse de ce qui se présente comme une
argumentation: les développements explicatifs -a- et -b- semblent mettre
sur le même pied des réalités de portée très différentes.
Est-ce que la joie "éprouvée" par Dieu -selon les textes évangéliques- dans
l'acte du pardon et de l'accueil du pécheur, et la douleur que Dieu est
censé éprouver à livrer "ce qu'il a de plus cher" témoignent au même titre
du paradoxe divin qui conjoint la béatitude divine et la douleur éprouvée
"jusqu'à la mort" par le Verbe incarné?312
De même, peut-on aligner comme suggestifs d'une "étincelle" de
compréhension et de joie des expériences humaines aussi différentes que
l'alternance de la joie et de la souffrance, les renoncements inévitables,
les dérives de l'aliénation, les grâces de Dieu qui vient à la rencontre du
pécheur, la nécessaire discipline et les sanctions de l'éducation, les
remontrances de l'Apôtre à ses communautés?
Par ailleurs, si les Béatitudes constituent en un certain sens une prise en
compte des épreuves de l'existence, sont-elles pour autant un argument dans
le sens de ce contexte par le fait que le Christ promet aux souffrants
prisonniers de la souffrance présente un dévoilement futur de la
consolation, déjà "objectivement" présente, mais qui leur est
provisoirement inaccessible? D'autre part, est-il pertinent à cette

312Enrendant compte de la lecture de la trilogie, j'ai exprimé une certaine


réticence vis-à-vis de l'anthropomorphisme du "sentiment" attribué à Dieu
par l'expression "ce qu'il a de plus cher". (ci-dessus p.199-200, renvoyant
à T.D.IV,p.215)

375
376

argumentation d'affirmer sans nuances que les épreuves mettent les


souffrants en position de réceptivité pour les choses du Royaume?

D'ailleurs, "l'alternance" de la souffrance et de la joie dans l'existence,


telle qu'elle est évoquée dans ce texte, ne semble pas prendre en compte
ceux qui, selon l'expression de Nabert (ci-dessus p.135) sont atteints,
parfois irréversiblement, "jusque dans la substance de leur être".
Aussi, lorsque Balthasar interrompt cette 'démonstration' pour rappeler
(p.502) que cette "étincelle de compréhension" (das verstehende Licht) doit
toujours être dépassée dans la vérité chrétienne qui affirme que la Croix a
sa place dans la béatitude divine, on ne se défend pas de l'impression que
les développements qui précèdent ce rappel ne constituent pas vraiment une
préparation ou une confirmation de cette affirmation chrétienne
essentielle.

Die Freude und das Kreuz.

Résumé

En quatre propositions principales (ici numérotées 1- à 4-) et quatre


insertions (-a- à -d-), ces pages sont centrées sur la conjonction de la
joie chrétienne et de la Croix: cette thématique en garantit l'unité
d'ensemble, mais le résumé met en évidence un manque de cohérence dans le
développement discursif.

1- Le christianisme est un message de joie. Cependant, il annonce que le


Verbe devient chair crucifiée: dans la souffrance et la mort du Christ,
l'Amour de Dieu trouve son expression accomplie et indépassable. Nous
pouvons entrevoir un reflet de la joie divine: elle se manifeste dans la
joie éprouvée par Dieu quand il pardonne au pécheur ou qu'il accueille
l'égaré à son retour.

2-Il ne faut pas concevoir la joie divine comme dominant d'en-haut les
alternances de la vie terrestre, car la mission du Verbe incarné le plonge
au plus profond de l'abîme de la temporalité.

-a- Les Béatitudes témoignent d'un rôle positif de la douleur, en


rapport avec sa valeur "d'éducation" reprise un peu plus loin dans le
même texte.

376
377

-b- Plus une éthique ou une religion a une haute idée de l'homme, lui
reconnaît une dimension d'éternité, une proximité de Dieu, plus grand
sera le renoncement qu'elle exige.

3- S'il y a une discipline éducative (Züchtigung): de l'enfant par son


père, d'Israël par Yahvé, de la communauté par l'Apôtre, cependant, celui
qui éprouve une contrainte éducative n'éprouve que la douleur de l'exigence
ou de la sanction: seul le père éducateur -Dieu- peut y porter un regard
"d'en-haut" dans la joie. Au chrétien, il faut la force de la foi pour
qu'il comprenne ce que c'est que d'être ainsi traité comme un fils par
Dieu. Lorsque le Christ entraîne avec lui les disciples vers la Croix, il
attend d'eux qu'ils comprennent cela comme une éducation à la joie.
Entretemps, la douleur, comme une épreuve par le feu (Feuerprobe), leur est
une participation à la souffrance du Christ, prélude à la participation à
la Parousie glorieuse.

4- Dans ce texte, Balthasar reprend l'argument de Paul: le "petit peu


d'affliction" est à la fois une épreuve vérifiant la solidité de la foi, et
une purification en vue de rendre cette foi encore plus solide. Ainsi, de
cette affliction, et de la promesse qu'elle implique, les disciples peuvent
se réjouir "avec une joie inexprimable et glorifiée" (1Pet,1,6-8). Ce que
la souffrance a d'aliénant (das Befremdende) devient garantie, et même
présence voilée de la joie eschatologique; la souffrance appartient à la
temporalité, elle a "l'insignifiance d'un instant" mesurée à la réalité
suprême (Übergewicht: le poids qui l'emporte).

-c- Chose presque incompréhensible, le Christ va jusqu'à exiger de


ses disciples qu'ils acquiescent dans la joie à sa Passion: "Si vous
m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père"
(Jn,14,28); or, aller vers le Père, c'est pour Jésus prendre le
chemin de la mort sur la Croix.

-d- Ainsi l'Eglise elle aussi doit comprendre la relation qui unit la
Croix et la joie dans le mystère de la mort de Jésus, car c'est dans
la mesure même de l'intimité infinie de sa relation avec le Père que
le Fils incarné peut subir "jusqu'au fond" (bis zum Grunde) le total
abandon du Père.

Critique.

377
378

Les insertions -a- et -b- sont conçues comme une préparation logique au
long développement sur le rôle éducatif de la souffrance, mais ce lien
logique n'apparaît pas clairement dans la formulation du texte. Par
ailleurs, l'interprétation des Béatitudes dans ce sens ne s'accorde guère
avec celle qu'on lit dans le texte cité ci-dessous, publié huit ans plus
tard. Sur l'idée de l'épreuve purificatrice, sur la comparaison
paulinienne, l'insistance est plutôt lourde: le texte de 1983 sera plus
nuancé.
L'argument -c- propose du texte évangélique une interprétation assez
doloriste, selon laquelle les disciples devraient se réjouir des
souffrances du Christ parce qu'elles sont son chemin vers le Père, et même
"le chemin fixé par le Père" (der vom Vater bestimmte Weg über das Kreuz-
p.144). Quoi qu'il en soit, ce texte veut mettre en évidence la relation
mystérieuse entre la joie divine et la Croix, et consacre un développement
important au rôle de la souffrance dans l'éducation de l'être humain en vue
de sa plénitude éternelle.

Schuld und Weltleid.

Résumé.

Dans cette section, on peut repérer quatre propositions constituant un


parcours réflexif (numérotés ici 1- à 4-), et quatre développements
intermédiaires (marqués -a- à -d-).

1- Dès l'abord, Balthasar situe la réalité de la souffrance dans le monde


vis-à-vis de la doctrine du péché originel. Cette doctrine, dit-il, est à
la limite de ce qui peut encore être compréhensible: elle est en consonance
avec la solidarité effective de toutes les destinées humaines (aller
menschlichen Geschicke)
Par contre, la souffrance du monde dépasse toute possibilité de
compréhension même inchoative ou fragmentaire313

-a- Ainsi la souffrance déborde la mesure de ce qui semble pouvoir


être considéré comme "juste" et humainement supportable —témoin le
destin de Job—. D'une part, l'être humain se heurte ainsi à une

313C'est dans ce contexte que Balthasar récuse en termes brutaux toute


"domestication" de la souffrance dans la perspective d'un quelconque
utilitarisme moral (v.ci-dessus p.68-70), étant donné l'épouvantable
disproportion qui existe entre le mal subi et le mal commis.

378
379

évidence: entre Ciel et Terre se déroulent des événements qui


échappent à son contrôle; d'autre part, l'être humain doit
reconnaître que Dieu peut réagir au comportement humain -surtout au
péché- "plus divinement", "plus infiniment" (göttlicher, unendlicher)
que l'homme ne croyait l'avoir compris (als der Mensch es für
angezeigt hielt: p.178)

-b-Il semble que même une souffrance "infligée d'en-haut comme juste"
puisse ne pas être reconnue comme telle du point de vue de la terre.

-c-En fait, la souffrance du monde, -plus que quoi que ce soit


d'autre- rend difficile l'accès à Dieu, ce Dieu qui pour lui-même
peut être juste, peut-être aimant, mais qui "n'a pas la capacité"
(ist nicht fähig) de se rendre crédible comme tel sur la terre par
ses dispositions (Veranstaltungen, p.179).

2- A ce mystère il n'est pas de réponse en paroles ou concepts qui puissse


en saisir l'ensemble. L'être humain ne peut qu'attendre la réponse venant
de Dieu, et Dieu ne donne pas d'autre réponse que la folie de la Croix,
"parole si faible qu'elle est à peine audible dans la tempête des questions
et des accusations". (p.180)

3-Au-delà des conséquences du mal moral de l'humanité, demeure le scandale


du mal physique314.

-d-Dans ce texte-ci, Balthasar critique la comparaison pauliniennne


entre les souffrances limitées d'ici-bas et l'infinie magnificence
qui nous sera dévoilée dans l'au-delà. D'une part, face aux
souffrances humaines bien réelles et à leur puissance destructrice,
il est difficile de les considérer comme un simple prélude (Vorspiel)
de la vision béatifique. D'autre part, selon une pareille conception,
les souffrances terrestres seraient pour les élus reléguées dans un
passé terminé et oublié. Balthasar pense, au contraire, que la vision

314Il y a quelque chose d'inadéquat et d'ambigu dans la formulation


traditionnelle opposant le mal "physique" au mal "moral". Si on veut par là
opposer le mal "subi" au mal "commis", il faut comprendre le mot "physique"
selon son étymologie (φυσις) et, bien entendu, ce mal "de nature" peut être
aussi bien une épreuve au niveau des sentiments qu'une douleur corporelle.
Dans cette perspective, le mal "moral" évoque la culpabilité d'un acte
libre.

379
380

béatifique garde présente (als Gegenwart) la réalité de l'existence


terrestre, mais en révélant sa vérité cachée. (p.184)

4- En fait, la faute et la souffrance font partie de ce qui définit la


réalité humaine: qu'elles soient oubliées, enlevées (abgehoben) dans la
vision béatifique équivaudrait à une sorte de dissolution de la personne
humaine (Selbstauflösung des Menschlichen). Il ne s'agit pas de faire
disparaître (beheben) la faute et la souffrance, mais de les transvaluer
(umwerten) d'une façon qu'il nous est impossible d'imaginer. (p.185)

Critique.

Les quatre propositions repérables forment un ensemble logique,mais les


développements intermédiaires sont formulées de façon déroutante.
Par exemple, n'est-il pas assez incongru de dire que les souffrances subies
par les humains les amènent à la prise de conscience qu'il y a "des
événements se déroulant entre ciel et terre qui échappent au contrôle
humain"?

La phrase suivante est également fort curieusement formulée, disant que


Dieu peut réagir au comportement humain, "surtout au péché", "plus
divinement, plus infiniment" que l'homme ne l'avait cru (mot à mot: ne le
tenait pour annoncé). Sont-ce là des termes adéquats pour évoquer
l'éventuelle possibilité d'un acquiescement humain à la souffrance subie?

Lorsque Balthasar évoque ensuite une souffrance "infligée d'en-haut comme


juste (ein von oben als "gerecht" verhängtes Leid -p.178)", mais "qui n'est
ni ne peut être reconnue comme telle ici-bas", il est quelque peu choquant
de parcourir l'énumération des exemples d'une telle souffrance "infligée
d'en-haut comme juste": celle des innocents, des enfants, des opprimés, des
affamés, des torturés par l'ennemi ou la maladie. Le contexte semble bien
suggérer que cette souffrance pourrait être juste "du point de vue d'en-
haut". Par contre, la discussion de la comparaison paulinienne et la
quatrième proposition sont cohérentes et d'une grande profondeur.

Tod/Leben; Leid/Freude.

Résumé.

380
381

La section ainsi intitulée fait partie de l'ensemble "Abstieg des Sohnes"


(La Descente du Fils) (p.223-243). Dans cet ensemble très christologique,
les pages 226-232 sont centrées de façon très dense sur le même mystère que
les extraits présentés ci-dessus: la souffrance dans la joie. Mais ici, ce
mystère est relié plus spécifiquement à la Passion du Christ comme
accomplissement suprême de la présence de la vie dans la mort.
Ces pages sont très cohérentes; on n'y relève pas la même relative
faiblesse dans l'expression ni le même défaut de cohésion rencontrés dans
les autres extraits commentés.
L'argument en est simple et centré sur un essentiel: le Fils est envoyé
dans la mort qui est l'oeuvre du péché. Il s'agit donc, non pas seulement
d'assumer la mort qui met fin à la vie, mais la mort spirituelle selon
laquelle l'être humain s'exclut lui-même de la vie éternelle.
La mort sur la Croix est "la traduction temporelle" (die zeitliche
Übersetzung p.228) de la remise éternelle de soi du Fils au Père.
L'insistance porte sur le fait que cette mort est expression de la joie
éternelle trinitaire "objective", que la douleur et l'abandon du Fils sont
l'expression de "sa vitalité la plus propre" (der eigensten Lebendighkeit
p.231).
D'autre part, le croyant, pour avoir part à la profondeur de l'amour du
Christ, doit "être amené à traverser" (hindurchgeführt werden) tout le
parcours (die ganze Skale: l'échelle entière) de la joie ou de la
consolation et de la souffrance. (p.229)
Ainsi seulement le croyant peut affronter la difficulté: percevoir les
fondements de la joie (Freudengrundlagen) jusque dans la souffrance la plus
intense du Seigneur. En effet, dans la mort éprouvée, la vie est
objectivement présente: ainsi, la joie se trouve objectivement dans la
souffrance la plus extrême.

Critique.

Le croyant est ici placé en position de passivité: il doit "être mené au


travers" de l'alternance joie/souffrance, et d'autre part la joie présente
dans la souffrance, ainsi que la vie présente dans la mort, l'est
"objectivement", ce qui rappelle l'insistance des extraits précédents: la
joie, bien que réellement présente, n'est pas ressentie subjectivement par
celui qui souffre, tout comme le Christ a "objectivement" part à la joie
trinitaire alors même qu'il n'éprouve que l'angoisse de la souffrance et
l'à-quoi-bon de l'abandon.

381
382

Quant au titre "Descente du Fils", il rappelle et résume la doctrine de la


descente aux enfers telle que Balthasar la présente. (ci-dessus p.253ss,
renvoyant aux p.96ss)

Das Biszchen momentane Trübsal.

Résumé.

Cet extrait est construit sur une seule idée: le statut de la souffrance
par rapport à la vie éternelle. Le commentaire des Béatitudes qui y est
inséré, d'une part s'inscrit dans cette réflexion, mais d'autre part
comporte une argumentation qui ne s'intègre pas très bien dans l'ensemble.
Balthasar y développe une nouvelle mise en question de la comparaison
paulinienne, dont il résume la portée en l'interprétant: "Le poids de
réalité de la splendeur [divine] ne nous serait pas dispensé sans ce peu de
chose passager qu'est l'adversité présente"315

Ainsi formulée, cette proposition soulève une question dramatique: est-ce


que vraiment toute la souffrance humaine se réduirait à un "exercice
préparatoire" (Voreinübung) en vue de la remise finale de nous-mêmes à la
fin de notre vie temporelle?
En fait, selon Balthasar, il ne s'agirait pas, dans la perspective de Paul,
de considérer l'affliction humaine comme un épisode de moindre importance
limité au monde terrestre: elle est "imposée d'en-haut" (auferlegt von
drüben), et elle "parle d'en-haut" (spricht von drüben).

Reprenant p.457 ses commentaires précédents sur les Béatitudes,


Balthasar souligne avec insistance que les Béatitudes ne constituent
pas une apologie (Verherrlichung) de la souffrance. Il motive cette
réflexion en rappelant que ces souffrances présupposent l'injustice,
la persécution, les outrages: par conséquent, en faire l'apologie
serait moralement scabreux! (moralisch bedenklich)

Balthasar reprend alors en les résumant (p.458-459) ses considérations sur


le rapport entre les souffrances du Christ et la souffrance du monde: si la
souffrance du Crucifié, éprouvée par lui-même comme incompréhensible à son
degré le plus insoutenable, a le pouvoir de transmuer la souffrance du

315"Das Schwergewicht —littéralement: la force de pesanteur— der


Herrlichkeit würde uns nicht zuteil ohne das Verschwindend-Wenige
gegenwärtiger Trübsal" (p.456)

382
383

monde, alors, même ce qui est subi comme le plus horrible (tortures,
emprisonnement, camps de concentration) peut amener l'humain souffrant dans
une grande proximité du Crucifié (in eine grosze Nähe rücken: littéralement
"amener d'un coup, d'une secousse, par arrachement").

Mais la nuit complète (restlos: sans reste, sans allègement) dans laquelle
le Christ ne peut que crier un inconcevable "pourquoi?" constitue devant
Dieu l'ultime obéissance du Fils, et donc aussi la plus haute "Seigneurie-
Magnificence" (Herrlichkeit) qui se manifeste dans son acceptation
(Geschehen-Lassen: laisser se produire). Ainsi le chrétien est invité à la
suite du Christ à conjoindre en lui la véritable déréliction et la
véritable acceptation316.

Quant à la vision béatifique, l'Apocalypse nous dit certes que toute larme
y sera séchée, mais il reste mystérieusement vrai que, selon la sagesse de
Dieu, les profondeurs de la douleur auront contribué à préparer "l'espace
d'âme" (den seelischen Raum) apte à recevoir la joie éternelle.

Critique.

Ce n'est pas sans une certaine réticence qu'on lit dans ce texte
l'affirmation selon laquelle l'affliction humaine (le "peu de chose" selon
Paul) est "infligée d'en-haut", et qu'elle est nécessaire pour que nous
ayons part à la vie éternelle.
Le commentaire sur les Béatitudes évoque les souffrances infligées par des
humains à d'autres humains, mais semble oublier les malheurs (les "maux"
selon le vocabulaire de Nabert): si les Béatitudes faisaient l'apologie des
"maux", cela ne soulèverait pas les problèmes moraux que Balthasar évoque.
En fait, si la souffrance du Christ a le pouvoir de transmuer la souffrance
du monde, ce pouvoir doit impliquer tout autant le malheur -les "maux"- que
les souffrances infligées par les humains, qui sont seules évoquées dans ce
texte.

Commentaire sur l'ensemble des cinq textes.

316"echte Verlassenheit mit echte Gelassenheit" (p.459). La connotation


opérée par le parallélisme des termes allemands est impossible à rendre en
traduction française.

383
384

Tels quels, ces textes présentent des aspects déroutants: comment entendre
Balthasar sans se cantonner dans une critique négative ou relativisante?
Précisément peut-être en accueillant la "forme" autant que le "contenu", le
langage autant que le message.
Remarquons d'abord que, s'ils sont axés sur le mystère —incompréhensible
pour l'entendement humain— de la conjonction de la joie et de la
souffrance, de la vie et de la mort, ces textes ne prennent pas en compte —
fût-ce sous forme de renvoi ou de brève évocation— certains des thèmes
importants de la trilogie, qui sont pourtant en relation étroite avec ce
mystère, et très présents dans les volumes publiés pendant la même période,
comme par exemple: le mal et les maux comme conséquences catastrophiques du
péché du monde ou: la Passion et la mort sur la Croix donnant la mesure de
l'horreur du péché.
Certes, l'auteur n'est pas censé répéter ou anticiper dans chacun de ces
extraits ce qui est explicité sous d'autres titres: au lecteur d'en faire
la synthèse; reste qu'il est parfois malaisé de situer par rapport à ces
thèmes les propositions des cinq textes analysés.
Par ailleurs, ces textes, bien que reprenant le même sujet à des années
d'intervalle, ne constituent pas dans leur succession chronologique une
progression dans la pensée.
Ils sont chacun construits autour d'un petit nombre de propositions
ouvertes sur une profondeur spirituelle.
Relevons particulièrement: l'envoi du Fils dans la mort du péché est
paradoxalement l'expression de la joie éternelle de Dieu, et la mort du
Christ manifeste la "vitalité" divine (texte de 1983). Ou encore: imaginer
que les épreuves et les souffrances humaines seraient abolies, oubliées
dans la vie éternelle consituerait une sorte de dissolution de la personne;
il faut au contraire envisager une inimaginable transvaluation du vécu
terrestre dans l'éternité céleste.
Ces propositions sont accompagnés de réflexions et d'arguments parfois
maladroits ou peu convaincants, voire difficilement acceptables, comme par
exemple là où Balthasar évoque les souffrances des innocents qui du point
de vue de Dieu peuvent être infligées d'en-haut comme justes, bien
qu'éprouvées comme injustes du point de vue du vécu terrestre (texte de
1980). Ou encore: cette interprétation du texte de Paul selon laquelle la
surabondance de la gloire divine ne nous sera pas donnée en partage dans
l'éternité si nous n'avons pas traversé "ce petit peu et ce passager de
l'affliction présente". (texte de 1983)

Or Balthasar est aussi l'auteur d'élaborations hardies, solidement


construites et très convaincantes, comme par exemple tout le développement

384
385

sur le Descensus et la kénose ultime du Fils incarné éprouvant l'abandon et


l'à-quoi-bon du séjour infernal, délivrant l'éventuel réprouvé de son
emprisonnement dans le refus sans pour autant faire violence au libre
arbitre. Qu'en est-il alors de ces cinq textes?
L'écoute d'un texte demande qu'on se mette en résonance avec lui, et le
texte lui-même, s'il est digne de ce nom, est écoute et fidélité à ce qui
en lui s'exprime.
Ce que Balthasar écoute ici en le disant, c'est une double réalité,
incontournable mais inconciliable pour l'entendement humain: d'une part,
l'acquis doctrinal qui lui est révélé dans le don de la foi, affirmant
l'amour, la joie, la béatitude éternelle de Dieu, et d'autre part la
cruelle et inéluctable réalité de la souffrance humaine.
Sa foi chrétienne dit aussi à Balthasar que Dieu n'est pas étranger,
épargné, indifférent à la souffrance humaine: le Verbe divin s'incarne dans
l'humain et en éprouve les plus terribles tourments. (C'est dans le
prolongement de sa méditation sur ce thème que Balthasar sera amené à
affirmer dans d'autres contextes que le Verbe incarné est "descendu"
jusqu'à éprouver l'inimaginable déréliction des pécheurs enfermés dans leur
refus. T.D.IV,p.273ss; Skizzen IV, p.443-444) Il y a une sorte d'humilité
théologique dans cette répétition, où on dirait que Balthasar a engrangé
pêle-même ce qu'il a rencontré d'indices convergeant vers la conjonction de
la joie et de la souffrance, de la vie et de la mort.
Certes ce parcours comporte quelques accents de dolorisme: le concept de
"l'éducation" attribue à Dieu une sévérité "infligeant d'en-haut" des
souffrances à ses créatures, même innocentes, pour leur bien, en vue de
leur bonheur éternel. Par ailleurs, il n'y a pas dans ces textes de prise
en compte du mystère du libre arbitre responsable, ni de la conception
balthasarienne de la vertu sotériologique du Descensus.
Mais ces textes ne démontrent pas: ils montrent; ils ne concluent pas, ils
contemplent; ils ne justifient pas, ils tentent d'activer une "étincelle de
compréhension" du mystère —sans oublier que si la théologie est entreprise
de compréhension, celle-ci est toujours "compréhension de
l'incompréhensible" (ci-dessus p.324, renvoyant à T.Ä.III,1,1,p.187-188).
Enfin, il n'est pas indifférent à notre "écoute de l'écoute" de Balthasar
que ces cinq textes balisent tout le parcours de la Dramatique, mettant en
évidence qu'à cette quête il n'est pas de fin et de solution en termes
humains: elle est contemplation du mystère et espoir d'une éternité qui
assume et transfigure la totalité de l'existence terrestre.

-2- Unité et mouvement.

385
386

Les polarités de la conscience connaissante


et le cercle herméneutique.

Le sujet connaissant se définit en termes de polarités multiples: une


polarité, c'est l'interpénétration stricte des pôles d'une tension.
(T.L.I,p.110)
Cette interpénétration s'opère selon un mouvement (Schwebe: flottement,
aller-retour, suspension) entre les pôles: non pas une hésitation
provisoire qui progresserait vers une stabitité, mais un mouvement qui
définit la vie même de l'esprit.
Cette polarité s'élabore en de multiples modes: le sujet est à la fois
actif et passif (il est ποivησις et ϑεωρiva); il est interpellé par l'étant
hors de lui, et en même temps il se reçoit, en tant que sa propre vérité,
de cet étant extérieur.(T.L.I,p.33-36)

Constituent sous d'autres aspects la même polarité mouvante: le sensoriel


et le spirituel, le renvoi continu l'un à l'autre de l'essence et du
Dasein; la recherche de correspondance du sujet à la fois avec l'essence de
l'être et avec sa propre essence (ibid.p.182-184); l'unité toujours en
devenir de la foi et du savoir certain (ibid.p.197-199); le paradoxe de
l'événement —non déductible— de la connaissance, qui opère à la fois la
révélation de l'objet dans l'espace du sujet et la révélation du sujet à
lui-même dans la rencontre avec l'objet (ibid.p.57-58), tandis que dans cet
événement même —dont le lieu est l'instant toujours nouveau— se construit
l'unité mouvante de la sensation et de la perception. (ibid.p.70-72)

Ce mouvement intime de la conscience connaissante, Balthasar l'évoque


également dans les termes du cercle herméneutique selon lequel se constitue
l'unité toujours mouvante de la "doctrine de la perception"
(Erblickungslehre": le regard perçoit la figure du Christ- théologie
fondamentale) et de la "doctrine du ravissement" (Entzückungslehre:
l'esprit est saisi et emporté par Celui qu'il a perçu -théologie
dogmatique)317
En quelques pages, Eicher passe en revue les formulations de ce mouvement
circulaire chez Balthasar:
-la Bible est le témoignage de la Révélation de Dieu, mais seul Dieu
peut donner la certitude que la Bible est ce témoignage.

317Eicher parle de la "perception réfléchie de la figure" (reflektiertes


Gestaltsehen), qui définit la phénoménologie théologique de Balthasar.
(Offenbarung, p.319)

386
387

-C'est la vérité du Christ qui donne accès à la certitude de la foi,


mais seule la remise de soi dans la foi donne accès à la vérité du Christ.
-C'est à la lumière de l'Esprit que le croyant peut voir l'objet de
la foi, mais c'est seulement sur l'objet de foi que peut être perçue la
lumière de l'Esprit.
-Plus au centre de l'expérience croyante, ce cerle herméneutique
obéit à une logique de la foi: Dieu ne peut être connu que par le
témoignage de Dieu; le critère de la Révélation ne peut être connu que par
la Révélation.

Tout cercle herméneutique est animé d'un mouvement interne qui


l'approfondit vers une ouverture —laquelle ouverture l'empêche d'être un
"cercle vicieux"—.

Dans la phénoménologie théologique de Balthasar, le cercle herméneutique de


la foi a comme axe spirituel une flèche qui l'entraîne et le concentre sur
Dieu —plus précisément sur l'initiative libre de Dieu: la précompréhension
qui rend possible la réflexion théologique est la perception même de la
Révélation toute autre de Dieu par l'impact de l'interpellation qui atteint
la conscience connaissante (das Schock des Betroffenseins. Eicher,
Offenbarung, 324-326; ci-dessus 306-310)

Que Dieu ne peut être connu que par Dieu, c'est l'axe principal de
l'épistémologie théologique de Balthasar, «le cercle absolu à l'intérieur
duquel seul Dieu peut me transporter, si je m'ouvre à son action.» (Eicher,
Offenbarung, p.320)

Et même: «que Dieu veut (...) et doit être connu, je ne l'apprends que par
la Révélation libre de Dieu», de telle sorte que «Dieu et sa révélation de
soi est et reste toujours l'a priori de sa propre possibilité d'être
connu.318» Ainsi, la théologie «est toujours la réceptrice de ses propres
conditions.319»

L'instant et la situation.

318«Gott und seine Selbsterschlieszung ist und bleibt immerfort das Apriori
seiner Erkennbarkeit.» (Balthasar, Die Gottesfrage des heutigen Menschen,
München 1956, cité par Eicher ibid.p.320)
319Theologie «bleibt (...) ständig im Empfang ihrer eignen Bedingungen.»
Article Einigung in Christ, repris dans Einfaltungen, p.69ss)

387
388

L'unicité, l'instant, la situation: trois concepts intimement liés, et


constitutifs de la réalité même du "mouvement".
L'image unique adressée à la conscience connaissante de l'étant unique
suscite en celle-ci sa puissance unificatrice: unité de la perception et du
sens spirituel, fondant ensemble l'unité de l'être-là dans l'unité de
l'être (T.L.I,p.70-71; ci-dessus p.289)
Chaque humain est unique et irremplaçable: c'est en tant qu'humain unique
situé dans le temps et l'espace que le Fils incarné se présente comme image
unique à la conscience humaine —cette unicité est nécessaire pour que le
Christ puisse se substituer à chaque humain unique. La substitution
salvifique est l'acte unique par lequel le Fils unique du Père porte
l'ensemble du péché du monde. (Drei Tage, p.133-134; ci-dessus p.100)
L'unité de la personne humaine —répétée en écho dans l'unicité de tout
étant (v.ci-dessus la citation de Buber p.293)— est le reflet de l'unicité
divine: c'est là un des aspects principaux de l'analogie entre l'être
humain et Dieu. (T.L.I,p.173)

Une caractéristique fondatrice de la vérité, c'est qu'elle est


conditionnée, formée par la situation, laquelle est toujours «un chaque-
fois-de-nouveau et un maintenant» (T.L.I,p.230: ein Jeweils-Jetzt), ce qui
confère à la vie le caractère d'un présent, d'une présence (ibid.p.219)
dans l'instant toujours unique.
Certes, Balthasar ne manque pas de rappeler que la vérité est une, mais il
sait qu'elle n'existe que sous la forme de la vérité personnelle chaque
fois unique (jemals einmalig) —exactement comme un site prestigieux, en
principe accessible à tous dans sa réalité identique, ne sera jamais perçu
que d'un point de vue unique et instantané (standpunktlich)
(T.L.I,p.208;212-213).

Ainsi seul un abandon toujours nouveau est à même de percevoir la réalité


dans sa vérité présente dans le flux du temps: il s'agit de pouvoir être
étonné, ravi (entzückt) par le réel qui se présente à la connaissance320.
Il arrive que dans l'instant ainsi accueilli transparaisse son fondement
insondable: ainsi advient la grâce d'une révélation immédiate de l'éternel
toujours-plus, toujours présent.(T.L.I,p.255; ci-dessus p.289).

320Ce n'est évidemment pas par hasard que Balthasar emploie ici le mot
"entzückt", qu'il emploie aussi pour définir le "ravissement" de la
conscience croyante dans le travail d'élaboration de la théologie
dogmatique. (ci-dessus p.308, note 234; v.aussi ci-dessous p.392-393.)

388
389

Cependant, pour éviter que la vérité personnelle en situation ne soit


réduite à un relativisme de la subjectivité, le penseur doit, d'une part,
prendre au sérieux la situation personnelle dans laquelle il se trouve lui-
même, mais d'autre part prendre également au sérieux le dialogue jamais
achevé (Unabschlieszbar: impossible à terminer par une conclusion) avec
toutes les autres personnes et les autres perspectives qui l'entourent.
(T.L.I,p.210)
Ainsi la vie comme expression et comme parole est dans son essence ultime
(in ihrem letzten Wesen) constituée en pôles; elle se trouve (ist
beheimatet: a son chez-soi) en partie dans l'espace intérieur du sujet
individuel et en partie en tant que discours et réponse dans l'espace
commun intersubjectif. (T.L.I,p.228)
«L'unicité chaque fois unique (die jeweilige Einmaligkeit) d'une personne
en rencontre libre avec d'autres personnes crée des situations dont le sens
essentiel s'exprime précisément dans leur unicité et dans l'impossibilité
de les répéter. (Unwiederholbarkeit)» (T.L.I,p.203)

Trois concepts en mouvement.

Parmi les différents domaines de l'entreprise théologique de Balthasar, il


en est un qui se prête tout particulièrement à l'observation de ce parcours
comme un «aller-retour sans fin, tendu dans une dramatique espérance entre
le mystère insondable et le besoin humain de cohérence.» (ci-dessus p.81;
256; Einfältig p.93ss). Il s'agit du mystère de la rencontre entre la
liberté finie et la liberté infinie, et de la triade de concepts par
lesquels Balthasar tente de s'exprimer sur ce sujet.
Ces trois concepts, ce sont: la latence de Dieu, le don à la créature d'un
existential surnaturel (ci-dessus p.213ss;250ss), et le rôle du "tiers
tentateur" dans l'exercice de la liberté finie. (Angst, p.89; ci-dessus
p.88-89;151)
"Expression" et "contenu" constituent ici un même mouvement dans un double
espace: celui de la tension entre logique et mystère, et celui de la
relation mouvante entre ces trois concepts.

Présentés séparément hors de ce contexte, ces concepts se figeraient dans


des propositions d'une logique abstraite, peu compatibles avec le mystère
dramatique qu'elles veulent cerner.
La latence de Dieu et l'existential surnaturel se présenteraient alors
comme les versants négatif et positif d'une même nécessité logique: celle
de préserver et d'expliquer la possibilité pour la créature finie de
choisir librement pour ou contre la norme divine.

389
390

Présenter isolément la "latence de Dieu" semblerait attribuer à Dieu, par


un concept "ad hoc", la décision libre de "se cacher" pour laisser la
créature humaine courir le risque d'une erreur destinale —risque censé
définir la dignité de la créature—.
Présenté isolément, le don de l'existential surnaturel prendrait également
l'allure d'un rouage dans une mécanique logique: le créateur dotant la
créature de la capacité qui lui fait défaut pour pouvoir prendre le risque
d'une décision libre.
Enfin, le "tiers tentateur" serait présenté comme le seul agent imaginable
qui puisse faire de que Dieu ne pourrait pas faire: tendre un piège à la
créature.

Mais ici comme ailleurs dans l'oeuvre, «la Croix fait sauter tous les
systèmes»: la latence de Dieu est un moment de la kénose divine, dont le
point extrême est l'abandon du Verbe dans le Descensus; l'existential
surnaturel est ce qui confère à la créature le statut d'acteur libre du
drame, tandis que le Tiers tentateur est cette mystérieuse "parhypostase"
(GESCHE, Le Mal, p.53) qui met en branle l'intrigue même du drame, et qui
renvoie à leur juste place —celle du tâtonnement de la logique humaine face
au mystère— les concepts et les arguments de la théodicée.

-II-L'expression et la pensée en théologie.

-1-L'impact du sens dans la métaphore.

La métaphore génère un "champ conceptuel" par élaboration, dans le pôle


performantiel, de similarité conceptuelle. Par ce processus, le différent
est identifié au sein d'une hiérarchie inclusive "verticale" (une" pyramide
conceptuelle"), dans laquelle le particulier est évoqué par le général
('l'animal', désignant un basset), ou le général par le particulier ('le
rat' en tant qu'évoquant la classe 'rongeurs'). Ou encore, la métaphore
peut rassembler "horizontalement" des différences exemplifiant un concept
général, parfois malaisé à expliciter ('le verre de l'amitié', sous le
concept général de 'rencontre festive d'un groupe autour d'une table de
boissons').(ci-dessus p.372; JONGEN, Dire, p.142ss.)
Le deuxième volume des Notions philosophiques321, reprenant en tête
d'article la définition d'Aristote: «La métaphore est le transport à une
chose d'un nom qui en désigne une autre.», termine en évoquant Ricoeur, qui

321Article Métaphore, signé G.BOUCHARD, p.1614-1615.

390
391

attribue à la métaphore «une fonction de redescription heuristique de la


réalité.» (C'est moi qui souligne).
Or précisément, si la description théorique de René Jongen rend compte de
façon explicative de ce qu'est le processus métaphorique, ce qui nous
interpelle quand il s'agit de réfléchir sur le langage théologique, c'est
la puissance de dévoilement à l'oeuvre dans le langage en général et dans
la métaphore vive en particulier322. Car il y a certes des métaphores
banales —bien que fondées, elles aussi, sur une exploration du réel: "vous
voyez ce que je veux dire"; "mettre la table". D'autres métaphores, bien
que familières, se font plus prégnantes par la vertu évocatrice des termes
en présence: "tuer le temps"; "il est plongé dans ses pensées".
Enfin, la confrontation des termes évocateurs peut parfois intensifier
l'impact de la figure de style: "c'est une tâche écrasante"; "les naufrages
de la vieillesse".
Cette gradation dans l'impact potentiel, émotionnel ou cognitif, de
l'expression fait ressortir la portée de la définition de Jongen.
Certes, à la base de toute métaphore, on peut apercevoir une comparaison
(entre 'voir' et 'comprendre'; 'autoriser une démarche' et 'autoriser les
voitures à se mettre en branle'); on peut aussi y observer le déplacement
d'une signification (définition d'Aristote citée ci-dessus). Mais en fait,
ce qui opère le sens, c'est le regroupement sémantique lui-même, la
conjonction dans un même champ conceptuel de deux termes apparemment
étrangers l'un à l'autre.
Encore plus essentielle sans doute —et plus évidente dans les métaphores
les plus prégnantes— est la "flèche" sémantique, l'impact d'un terme
proprement métaphorique dans le cadre d'une telle confrontation. Dans les
exemples ci-dessus, les termes 'tuer', 'plonger', 'naufrage', 'écrasant'
sont en quelque sorte le centre de gravité de l'expression, ou en d'autres
mots: la pointe de la flèche du sens dans l'instant du dire —à condition
cependant qu'on ne minimise pas le rôle du contexte métaphorique: la
réactivation du sens par la conjonction des termes en présence.

-2- La métaphore en théologie.

322Voir ci-dessus p.377ss; A propos de la fonction heuristique à l'oeuvre


dans le langage, voir GADAMER qui définit cette fonction comme
«manifestation de l'agencement des relations entre les choses.»
(Offenbarmachen von Sachverhalten) Lob der Theorie, Suhrkamp, Frankfurt-am-
M.,1983, p.155.

391
392

Les pages 245 à 250 de T.L.II forment une sous-section intitulée "Symbol
und Metapher"323. A propos de la question —soulevée par Jüngel— de savoir si
l'annonce de Dieu par Jésus (die Kunde Jesu von Gott) se produit par la
vertu d'une "transposition dans une autre forme langagière" (métaphore),
Balthasar insiste sur la prudence qui s'impose lorsqu'on applique le mot
'métaphore' à la Révélation chrétienne.
En effet, entre l'objet Dieu et l'expression humaine il n'y a pas
d'analogie interne: en Jésus, «la lumière de l'être subsistant transparaît
à travers le non-subsistant, et la grâce de Dieu est nécessaire au croyant
pour qu'il comprenne l'image au-delà de ses limites.»
En particulier, lorsque Jésus s'exprime en paraboles, il ne s'exprime pas
métaphoriquement dans un langage incompréhensible qu'il lui faudra décoder
après coup à l'intention de ses disciples: c'est le langage humain normal
qui dévoile "les choses cachées depuis toujours" (Mt.13,55 renvoyant à
Ps.78,2)
Les images humaines sont impliquées dans le langage de l'Amour de Dieu qui
s'exprime, et deviennent ainsi transparentes. «Par l'éclairage catalogique
de la nature créée, par la lumière de la grâce de révélation, l'analogie de
cette Révélation est assurée (wird sicher) dans sa véritable essence»324.

Un cas de figure du paradoxe d'une "métaphore théologique" est constitué


par l'image de "l'Agneau de Dieu". A ce propos, Balthasar cite Siewerth
(Philosophie der Sprache, p.35-36): «la Parole du Christ témoignant de lui-
même témoigne en tant qu'Agneau de Dieu de la Parole de Dieu.» Siewerth se
refuse à considérer la Parole du Christ comme métaphorique: il ne s'agit
pas de développer spéculativement une comparaison entre le Christ et un
agneau, comparaison qui reporterait -métaphoriquement- sur le Christ les
traits de douceur et de patience appartenant à un agneau. Une telle
spéculation «resterait pâle et accessoire vis-à-vis de la puissance de
l'image elle-même de "l'Agneau éternellement sacrifié", de "l'Agneau sur le
Trône" (...). C'est l'image fondamentale (Urbild) de l'amour qui se
dépouille, qui anime la figure de l'Agneau comme image fondamentale, et
suscite les comparaisons et images ressemblantes (Abbilder) du coeur humain
et leur ouvrant la profondeur du mystère.325»

323Balthasar y résume et commente dans deux longues notes les points de vue
de Jüngel (note 3 p.247-248) et de Siewerth (note 5 p.250) V.ci-dessus
p.298;377.
324Voir ci-dessus p.183ss et 191ss sur le rapport entre analogie et
catalogie.
325«Le langage de la foi utilise certains termes (comme 'père', 'fils',
'vie', 'règne', 'cieux', etc) dans un sens figuratif, mais sans qu'on
puisse les caractériser par d'autres moyens, autrement dit sans que l'on

392
393

Eviter que l'emploi du mot "métaphore" à propos du langage théologique, ne


soit source de confusion, c'est, pour le théologien, obéir à "la loi de la
foi" selon laquelle, au-delà de toute comparaison explicative, c'est
l'inconnaissable qui se dit dans le concept, l'incomparable dans la
comparaison, l'inimaginable dans l'image, l'impensable dans la définition.

-3-Une phénoménologie théologique. Heurts et tensions.

Eicher a consacré dans son ouvrage Offenbarung des pages importantes à la


portée théologique de l'approche phénoménologique de Balthasar, et en
premier lieu à l'ouverture de toute véritable analogie sur le tout-autre de
Dieu. Les définitions philosophiques du rapport entre être et étant, entre
le catégoriel et le transcendantal, «ne s'appliquent pas au rapport entre
le Dieu qui se révèle et la figure de sa Révélation, parce que c'est dans
cette figure unique et seulement en elle que s'annonce le mystère de la
figure au-dessus de toute figure (Übergestalt).» (EICHER, p.318 citant
T.Ä.III,2,2,p.15) «L'événement de Révélation est sans analogie
(analogielos): l'unicité de cet événement s'oppose à ce qu'on le range
parmi les autres phénomènes qu'on peut déclarer analogues.» (ibid. p.323)
Mais «l'être-en-soi-et-pour-soi de la 'splendeur-seigneurie' (Herrlichkeit)
de Dieu ne nous devient visible que dans le voilement de la Croix: Parole
de Dieu dans de la parole humaine.» (Verbum Caro, p.125)
La perception de la Révélation tout-autre de Dieu, c'est «le choc brut d'en
être affecté (der Schock des Betroffenseins), et non pas ce qui comble le
désir, ni ce qui répond à la question.» (EICHER, p.324, renvoyant à Verbum
Caro p.187 et Glaubhaft p.48) D'ailleurs, plus évocateur que le mot
français 'Révélation', le mot allemand 'Offenbarung' est un nomen actionis:
il désigne l'acte sans limite, le processus, à l'initiative de Dieu, de la
Révélation de lui-même.

puisse en expliquer adéquatement le sens visé, qui est un sens second,


autrement qu'en s'appuyant sur un sens déjà constitué au niveau d'un
langage qui n'est pas celui de la foi. Il ne s'agit pas de simples
métaphores.» (Jean LADRIERE, L'articulation du sens, Aubier-Cerf, Paris,
1970, p.234) «Le mouvement de transgression qui fait surgir l'objet de la
foi dans la visée de son langage, donne à celui-ci sa force symbolisante et
articule en lui le sens visé au sens inducteur, est un mouvement incessant,
un faire-voir qui ne s'arrête pas à un sens une fois donné, mais donne à
voir toujours autrement et avec plus de vérité.» (ibid.p.240). On rejoint
ici la notion d'"hyperphase" définie par L.BOEVE (Linguistica ancilla
theologiae, p.221 et 236) dans le prolongement de l'entreprise critique de
la linguistique cognitive: si J.L.Marion, dans Dieu sans l'être, biffe
d'une croix le mot 'Dieu', ce n'est pas pour nier la conceptualisation qui
est à l'oeuvre dans ce mot, mais pour rappeler que la cible 'Dieu' de cette
conceptualisation se dérobe constamment.

393
394

Ainsi la phénoménologie de Balthasar est théologique en ce que «ni l'objet


de la contemplation (Schau) ni l'acte de voir ne peuvent être constitués
sans le Dieu qui se révèle.» (EICHER, p.323)

Le dire théologique de Balthasar se constitue dans un mouvement


fondamental: d'une part, Balthasar se situe très explicitement et très
scrupuleusement dans le cadre de la doctrine catholique, mais d'autre part
et tout aussi explicitement il y confronte tant son enthousiasme que ses
réticences et ses questions.
Ainsi, Balthasar reprend la formule traditionnelle selon laquelle tout le
mal du monde est la conséquence du "péché du monde" (Weltschuld); il
souligne que l'Ecriture réserve sans ambiguïté la possibilité réelle du
refus total de Dieu par la créature, et donc la possibilité réelle de
perdition. (T.D.IV,p.258-273)
Mais il constate aussi qu'il est difficile d'imaginer que la créa ture
puisse opposer un tel refus radical à l'amour qui se révèle à lui dans le
Christ, et persévérer dans ce refus (T.D.IV,p.277). Dans ce prolongement,
la réalité affirmée de l'Enfer et le leitmotiv du "salut-pour-tous" se
rencontrent et se heurtent dans le discours théologique de Balthasar, et
constituent le fondement de son interprétation du Descensus.
Selon Balthasar, le péché du monde, le péché de l'homme, c'est le refus de
se reconnaître redevable au Créateur de sa liberté, —c'est, dans les termes
de Balthasar, un "refus de se transcender"—. Mais la créature pécheresse
se trouve ainsi entraînée dans un mensonge vis-à-vis d'elle-même, car son
refus la constitue dans une illusion d'autonomie: aussi, la créature doit
se voiler, se dissimuler, ignorer son refus.
Selon Balthasar, seule la réalité de la Croix du Christ peut révéler au
pécheur son péché. Mais à ce propos on rencontre dans son texte deux
niveaux différents de formulation. Il y a une formulation relativement
neutre, doctrinale: la démesure de la Croix reflète pour qui la contemple
la dimension inconcevable de l'action pécheresse. (T.D.III,p.312); il y a
aussi une formulation dramatisante et culpabilisante: l'intensité des
souffrances du Christ nous fait mesurer la profondeur de l'abîme dont il
nous sauve; ou encore: l'horreur de la Passion révèle l'horreur du péché.
(T.D.III,p.175;320; Glaubhaft p.46)

Mais le lecteur peut parfois éprouver quelque perplexité à lire dans la


même oeuvre, à propos du même sujet, d'une part la présentation presque
abstraite du "péché du monde" comme un refus par la créature de se
reconnaître redevable de sa liberté, ou encore comme le refus "de se

394
395

transcender", et l'évocation de "l'horreur du péché" reflétée par l'horreur


des souffrances de la Croix.

Enfin, si Balthasar réaffirme à plusieurs reprises les "conséquences


catastrophiques" du péché du monde, il n'en dénonce pas moins en termes
vigoureux la disproportion choquante entre le mal subi et le mal commis.
A ceci il faut conjoindre ses considérations sur les "souffrances infligées
d'en-haut" par Dieu, souffrances "justes du point de vue du ciel", mais qui
ne peuvent pas être ressenties comme justes du point de vue terrestre:
«Dieu peut être pour lui-même juste (ou même aimant!), mais n'être pas à
même de se rendre crédible comme tel sur terre par les dispositions de sa
providence.»326 Entretemps le texte de Balthasar rappelle que le péché du
monde est la cause des souffrances du Christ, puisque «c'est le péché du
monde qui a obligé Dieu à une manifestation plus douloureuse de son amour.»
(Glaubhaft, p.146;(T.D.III,p.175; 320; ci-dessus p.65)

-4-Une méthode inductive.


Formulation mouvante d'une quête mouvante, heurts dans l'expression de ce
qui se heurte dans l'expérience du théologien: l'oeuvre de Balthasar n'a
rien de l'élaboration abstraite d'une cohérence systématique.

Des chemins multiples.

Cette oeuvre rend compte de l'accès de la pensée à l'Un et l'Identique:


l'événement de Révélation en Christ, mais les modes de cet accès sont
multiples, et Balthasar ne les présente pas comme seuls possibles et
nécessaires. (EICHER, Offenbarung, p.325)
Ainsi sa méthode est inductive: elle présente «la "convergence" des axes et
des chemins de l'intelligence vers l'unique point d'incandescence, plus
lumineux que toute autre lumière, là où rayonne la 'splendeur-seigneurie'.
C'est la méthode de l'esprit qui se fait simple dans son cheminement vers
la simplicité de Dieu.327»
Dans cette multiplicité d'approches, des repères apparaissent, non pas des
rubriques séparées et ordonnées, mais les fils conducteurs de thèmes
récurrents: lignes de force dans un ensemble en mouvement.

326Gott «mag für sich selber gerecht (oder gar liebend!) sein, aber nicht
fähig, durch seine Veranstaltungen sich als ein solcher auf Erden
glaubwürdig zu machen.» (T.D.III,p.179)
327«die "Konvergenz" der einsichtigen Linien und Wegen auf den einen
überhellen Brennpunkt, wo die Herrlichkeit aufleuchtet. Es ist die Methode
des Einfaltens zur göttlichen Einfalt hin.» (T.Ä.III,2,2,p.16)

395
396

La tâche infinie.

La théologie n'a jamais pu être autre chose que l'explication de la


Révélation. (T.D.I,p.p.113) La logique de la théologie est un
questionnement: que peut bien vouloir dire (was besagt) "vérité" dans
l'événement de la Révélation de Dieu? (T.Ä.I,p.II,VIII)
La faculté de connaissance y est requise (in Anspruch genommen:
revendiquée) pour une tâche qui la dépasse (T.L.II,p.28); son savoir est
savoir d'un non-savoir: il lui est demandé de reconnaître que son objet
dépasse sa faculté de connaître. (T.L.III,p.25-26)
Ce n'est pas assez de dire que la pensée théologique est libre: elle est
renvoi (Verweisung) à ce qui, en propre, est vérité (das Eigentliche)
(T.Ä.III,2,2,p.97); sa compréhension est compréhension de
l'incompréhensible, lequel se tient sous la lumière de Dieu.
(T.Ä.II,1,p.182; 187-188). Mais il ne s'agit pas d'une hiérarchie du
compréhensible et de l'incompréhensible: c'est le Dieu incompréhensible
tout entier qui se fait comprendre comme tel dans la communication de lui-
même. (ibid.p.189) Ainsi le théologien doit appliquer les lois de la pensée
humaine chaque fois de telle manière (je so) que c'est la loi de la foi qui
y devient manifeste: qu'il sache que le sans-limite est présent dans la
limite, l'inconcevable dans le concept, et le divin, objet de foi, dans
toute définition. (Verbum Caro, p.165)
La théologie doit mettre en évidence les indices de la totalité toujours
plus grande: c'est la dimension même, indépassable, d'une anthropologie
théologique. Sa puissance d'imaginer est en Christ, qui est à la fois image
et puissance de Dieu. (T.Ä.I,p.471)

Eglise et Tradition.

«La Tradition est le processus temporel où s'inscrit l'oeuvre de


transmission»; l'Eglise est chargée de cette transmission, dont elle est en
même temps un élément constitutif328.

Il est donc essentiel pour la théologie de rendre compte de la manière dont


Jésus est "confié" à l'Eglise (übereignet: transmis, remis à la charge de),
dont toute la tâche consiste à correspondre à ce dépôt vivant et infini
(T.Ä.III,2,2,p.203), à déployer la sagesse, la connaissance cachée dans le

328Dictionnaire critique de théologie, art. Tradition, p.1148, signé Karl


Heinz NEUFELD. DUMERY, dans Philosophie de la Religion, écrit que la foi
est «reprise d'une situation et d'un langage, c'est-à-dire d'une
tradition.» (chap.XI du Tome II, p.206)

396
397

mystère divin du Christ: tâche de louange, de remerciement, d'annonce et de


sauvegarde. (ibid.p.90-91)
«C'est la formulation rétrospective (Rückauswortung) de la Parole de Dieu,
devenue silence, toujours plus silencieuse dans la chair, comme ramassée et
concentrée dans le dogme, et déployée dans la spéculation théologique.»
(ibid.p.140)329

Théologie et Drame. Le souci du salut pour tous.

C'est de l'intérieur que le théologien a à faire avec le drame entre Dieu


et l'homme. Il en est un acteur, il y participe, en tout premier lieu comme
personne concrète, solidaire de cette «déchirure qui traverse la nature
humaine (...) et qui a amené Dieu à nous révéler une forme plus profonde et
plus douloureuse de son amour.» (T.D.I,p.175)
C'est dans le prolongement de ce drame que la théologie doit assumer ses
deux visages: en effet, elle est d'une part contemplation de ce qui est
révélé, mais elle est aussi apologétique, critique, voire polémique. Elle
est aussi souci du salut; en particulier, chez Balthasar elle exprime son
souci du salut pour tous, souci qu'il s'agit pour lui d'assumer dans la
fidélité à la doctrine ecclésiale. C'est dans ce respect scrupuleux de
l'obéissance dans l'orthodoxie que Balthasar est amené à élaborer sa
doctrine du Descensus.

Ainsi, aucun effort de systématisation ne doit empêcher le théologien de


laisser ouvert l'espace du drame: il lui revient de trouver la forme de
pensée et d'expression qui respecte cette dimension. (T.D.I,p.114)

Le Centre. La "non-figure" et la "non-parole".

Tout comme dans le monde l'esthétique doit savoir prendre en compte la


"non-figure" (Ungestalt) des laideurs et de la souffrance, l'esthétique
théologique doit rendre compte de ce qu'au milieu même de la Parole divine
décisive (endgültig) il y a la "non-figure" du Verbe incarné sanglant et
défiguré, et la "non-parole" de sa mort (TD II,1,p.22-28). "Le milieu, le
centre" (die Mitte): c'est en ces termes que Balthasar insiste sur la

329«La théologie elle-même, dérivé scolaire relativement tardif, ne donne


lieu à définition dogmatique que par reprise délibérée de la tradition
vivante, qui est à elle-même son propre critère. (...) Il n'est de
théologie que de la foi, et la foi est une démarche pratique.» (ibid.p.219)

397
398

gravité du mystère du Dieu qui se révèle: «la "non-parole" est au centre de


la Parole (...): la théologie est réflexion en mots et en concepts sur ce
centre.» (T.Ä.III,2,2,p.187)
La "non-figure" de l'agonie et de la mort en Croix, la "non-parole" du
silence de la mort, c'est l'incarnation dans le déroulement temporel de la
kénose du Verbe dans le mouvement éternel de la kénose trinitaire. (v.ci-
dessus p.29-32) L'inimaginable dimension absolue de la kénose trinitaire du
Verbe atteint dans le Descensus son point extrême d'incarnation, dans
l'abandon et l'à-quoi-bon de la déréliction de l'enfer 330 Mais puisque
selon Balthasar c'est le péché du monde qui «a obligé le Père à une
manifestation plus douloureuse de son amour», on peut considérer la kénose
infinie du Verbe incarné comme un point de jonction entre la théologie
narrative (la mort en Croix en un lieu et un moment dans l'histoire du
salut) et la théologie spéculative (théologie trinitaire et doctrine du
salut).
«S'orienter, reconnaître, explorer et cerner un centre qui certes peut être
interprété, mais qui doit continuer à l'être, qu'on n'a jamais fini
d'interpréter: c'est la tâche de la théologie.» (ibid.,p.22;94331)

L'unicité et le Factum est.

«Dans l'incomparable qui définit ton moi, tu es le reflet de l'unicité qui


définit ton Dieu.»332

330«So tief hinunter wollte er sinken, dasz alles Fallen künftig ein Fallen in ihn
hinein wäre.» "Il a voulu sombrer si profondément que désormais tomber serait
tomber en lui." (Un aphorisme de Das Herz der Welt, p.27)
331«deutendes Umsehen und Umkreisen eines zwar deutbaren, auch stets zu
deutenden, aber nie ausgedeuteten Mitte»: l'allemand "deuten" signifie à la
fois: montrer, annoncer, expliquer, interpréter.
332«Im Unvergleichlich deines Ichs spiegelst du ab das Einzig deines Gottes.» (Un
aphorisme de Das Herz der Welt, p.20) Un beau problème de traduction: selon la
grammaire, Balthasar aurait dû écrire: «Im Unvergleichlichen deines Ichs spiegelst
du das Einzige deines Gottes ab.» On traduirait alors: «Dans l'incomparable de ton
moi tu reflètes l'unicité de ton Dieu.», ce qu'on pourrait comprendre comme
évoquant un attribut analogiquement commun d'unicité, parmi d'autres attributs de
l'homme et de Dieu. Au contraire, selon le texte de l'aphorisme, c'est en étant
incomparablement, essentiellement unique que le moi est le reflet analogique du
Dieu absolument unique. "Unvergleichlich" et "Einzig" sont confrontés en tant
qu'appellations spécifiques signifiant le mystère essentiel du moi et celui de son
Dieu. De plus, une discrète entorse à la syntaxe -une astuce stylistique- contribue
à mettre en valeur le poids sémantique des deux expressions nominales: au lieu de
la construction banale "spiegelst du das Einzig deines Gottes ab", Balthasar sépare
les deux blocs nominaux par l'unité verbale "spiegelst du ab". Ainsi il réactive le
sens du groupe verbal en l'encadrant entre les deux groupes nominaux, qui se
trouvent dès lors en position symétrique en écho l'un de l'autre, tandis que la
flèche séquentielle du sens est dirigée vers la fin de phrase, vers le centre de

398
399

Si on entend bien Buber et Claudel (ci-dessus p.293), cette même unicité


définit tout étant: l'aphorisme de Balthasar évoque dès lors la dimension
d'universalité de l'analogie et son ouverture sur le mystère de Dieu.
Ainsi, «l'universalité du salut reste inséparablement liée (geknüpft) à la
figure concrètement déterminée de Jésus de Nazareth, et c'est seulement
ainsi qu'elle peut être une réalité et non pas une idée ou une utopie.»
(T.D.II,l,p.109).
Certes la vérité mondaine est la mesure de l'être mondain, lequel est un
devenir: mouvance par laquelle l'être mondain perdure dans l'être.333
Cependant, la contingence du factuel nous présente aussi sa face positive:
s'il est vrai que l'objet contingent "pourrait ne pas être là", en
attendant, il surgit (anwest) effectivement à la conscience connaissante,
sans que sa présence soit dépendante d'une raison d'être. (v. ci-dessus
p.293) Or c'est au coeur même de cette contingence que la foi chrétienne
situe la réalité effective de l'incarnation: «Toute la théologie chrétienne
tient ou s'écroule avec l'acceptation croyante du factum est: un étant réel
dit "Je suis la vérité".» (T.L.II,p.256)

Le choix fondamental.

Or, reconnaître le divin en cet étant concret, présent dans le lieu


contingent, c'est le don du "regard simple" dont il est question tout au
long de l'opuscule "Les chrétiens sont simples" (Christen sind einfältig.)
La capacité même d'un tel regard se situe au pôle positif du "choix
fondamental" dont nous avons pu suivre la trace tout au long de cette
étude: face au réel qui surgit à la conscience connaissante, être pris,
emporté par le mystère sans limite qui s'y manifeste, plutôt que de mesurer
et engranger son apport à l'affirmation, à l'enrichissement, à
l'amélioration du moi connaissant334.
C'est cette disposition intérieure à l'étonnement, l'enthousiasme, la
dépossession, en-deçà de toute thématisation —à l'instar de la dépendance
ouverte de l'enfance— qui rend possible la réponse radicale à l'irruption
de l'Autre dont parle Lévinas, et à la perception du choc de la Révélation
toute Autre dans la personne humaine du Verbe incarné.

gravité spirituel: "das Einzig deines Gottes. Ici, très littéralement, la théologie
est poésie.
333«La nécessité intramondaine reste une nécessité de la facticité»; il y a
«une dépendance mutuelle de la nécessité et du simple fait de se trouver
existant (die blosze Vorhandenheit) (...) A cette dépendance s'oppose de
toute évidence la nécessité divine non dépendante, qui est en fait la
liberté.» (T.L.I,p.285)
334Pour suivre à la trace ce leitmotiv du "choix fondamental", voir ci-
dessus p.127;201;221;258-259;265 à 267;273;277 à 281;304.

399
400

Ce leitmotiv caractérise la pensée théologique de Balthasar, mais en même


temps il exprime une exigence qui conditionne toute relation d'amour, il
définit l'attitude de tout être humain ouvert au mystère de l'existence, il
est à la base même du vécu de la foi chrétienne comme de l'effort de toute
spéculation en théologie.
Il est important de remarquer que ce choix fondamental n'est pas présenté
en termes d'un choix délibéré, libre, responsable, situé dans le temps, —à
la limite: un choix dont on aurait à rendre compte— mais bien plutôt comme
tension et mouvement entre deux orientations de la conscience, orientations
qui se définissent mutuellement. Il ne s'agit pas d'un effort exigé du moi
égoïste qui aurait à tendre vers, se rapprocher de plus en plus du pôle
positif d'une alternative.
En effet,paradoxalement, la remise de soi au mystère est la condition du
véritable enrichissement du moi, et inversement, c'est l'aspiration à la
vraie plénitude de la conscience humaine qui est le point de départ et la
motivation profonde de l'ouverture au mystère.
Dans chacun des pôles de ce choix fondamental, la "Wahrnehmung" (perception
de la figure du Christ: théologie fondamentale) et l'Entzückung
(ravissement dans et par ce qu'on perçoit: théologie dogmatique) sont deux
moments simultanés et réagissant sans fin l'un sur l'autre en un mouvement
définitoire de la conscience connaissante en tant qu'elle accueille
toujours de nouveau la Révélation.

La parole et l'interlocution.

Balthasar analyse le langage en termes de capacités intrinsèques (ci-dessus


p.276-280). D'une part, "l'essence" est capable de transposer sa profondeur
dans le langage des images (le "mot essentiel": Wesenswort, comme
"expression pure"); d'autre part le sujet connaissant est à la fois capable
de recevoir de l'objet une interpellation, et capable d'interpeller lui-
même la réalité. L'avènement du sens opère un dédoublement du "mot" en "mot
essentiel" et "mot sensoriel", par l'intermédiaire d'un "mot spirituel",
capacité propre à l'esprit libre.

La perception dans et par le sujet d'un réel-en-soi est fulgurante: c'est


en un éclair que le sujet a l'intuition "réalité".
Mais c'est dans l'éveil au "toi" par l'interlocution que le sujet éprouve
en un éclair l'évidence de l'être (blitzhafte Evidenz des Seins).

Ainsi le mouvement est un concept-clé de cette analyse de la perception


consciente et du langage: le sens n'a pas le caractère d'une acquisition

400
401

qui, une fois obtenue, peut être exprimée. Expression et sens sont une
unité mouvante habitant et informant de l'intérieur le langage dans le vécu
mouvant de l'interlocution.335 (ci-dessus p.294-296)

La "Schwebe"

Dans le travail qui précède, le concept de mouvement aller-retour, de


tension, se fait omniprésent —le plus souvent désigné par le mot "Schwebe":
(flottement, mouvement sans repos, état de ce qui est en suspens, aller-
retour entre deux pôles). La conscience connaissante se définit par un tel
mouvement, "toujours de nouveau336", entre donation et accueil, créativité
et réceptivité, le sensoriel et le spirituel, abstractio et conversio. Le
concept est un mouvement dialectique entre deux pôles: ce qui est acquis et
l'ouverture, la visée vers le réel.

Ainsi la "Schwebe" est «ce mouvement à l'intérieur de l'être qui se produit


entre les deux pôles de l'être: l'essence et le Dasein.» (T.L.I,p.201ss).
La vie intradivine —et son analogue: l'amour humain— est un mouvement sans
fin entre donation et réception, entre puissance et non-puissance, et la
réflexion humaine sur le mystère divin se développe selon deux mouvements
complémentaires et simultanés: catalogie et analogie. (ci-dessus p.186)

La dimension théologique et la question du sens..

Telles sont brièvement évoquées les principales lignes de force qui


orientent la méthode inductive de Balthasar.
Dans le prologue de l'opuscule Epilog, l'auteur rappelle son projet et sa
méthode, laquelle implique de s'écarter de la présentation traditionnelle
de la théologie spéculative selon l'agencement logique des Traités et des
loci. En effet, l'organisation de la trilogie selon les trois
transcendantaux: le beau, le bon, le vrai, non seulement ne les ordonne pas
selon une hiérarchie logique (les trois transcendantaux s'impliquent

335«Où s'achève le sens? Dans l'unité de la phrase? Plutôt déjà dans


l'unité du discours, qui se termine par le silence (Verstummen: devenir
muet). Mais n'est-ce pas seulement dans ce silence qu'advient (ist in
Ankommen) le sens de ce qui est dit et commence seulement à se répandre
dans le repos (Stille: repos, calme) de "l'avoir été dit" (des
Gesagtseins)? La parole n'est-elle pas en fin compte d'abord dans la
réponse? (Wort/Ant-wort)». (GADAMER, Lob der Theorie, p.13)
336Dans ses divers contextes, Balthasar emploie abondamment les expressions
"je immer" (toujours de nouveau) et "je mehr" (chaque fois plus)

401
402

mutuellement et simultanément), mais nous avons pu voir que le texte


procède à l'intérieur de chacun des trois volets de l'oeuvre selon un
cheminement en spirale qui ne craint ni les répétitions ni les paradoxes.
Ainsi la méthode de Balthasar génère son propre mode d'expression et son
propre agencement: le langage théologique y apparaît sous un aspect
particulier, et oriente de façon particulière la réflexion sur ce langage,
dans les termes et sous l'éclairage des apports de l'anthropologie du
langage dont il a été rendu compte ci-dessus.

Certes, la réflexion contemporaine sur le langage, reprenant le fil de


courants de pensée déjà anciens, nous rappelle que forme et fond, langage
et message, méthode et objet d'étude, sont inséparables.
Ainsi la méthode de Balthasar génère son propre mode d'expression et son
propre agencement: le langage théologique y apparaît sous un aspect
particulier, et oriente de façon particulière la réflexion sur ce langage,
dans les termes et sous l'éclairage des apports de l'anthropologie du
langage dont il a été rendu compte ci-dessus.
En particulier, si on se place dans la perspective du modèle de Gagnepain,
il n'y a pas de sens préalable à son expression langagière. Ainsi, en
théologie, il n'y aurait pas de sens acquis, disponible en définitions, de
"Dieu", "l'Amour de Dieu", "la grâce", les"personnes divines", "le salut".
Et pourtant, le discours chrétien se réfère à des repères connus: doctrine
et dogmes.
Cependant, on sait bien en théologie que les formulations les plus
autorisées, les plus longuement mûries, les plus explicites, ont été fixées
en leur lieu et leur temps propres, et qu'elles sont entendues et lues dans
le hic et nunc de leurs destinataires. L'historicité de la compréhension,
la signification herméneutique de la distance temporelle, la réalité de
l'histoire au sein même de la compréhension: tout cela a été repris et
discuté par Gadamer, après beaucoup d'autres et en dialogue avec d'autres.

Par ailleurs, si l'ouverture à la dimension théologique est certes possible


dans les termes du modèle médiationniste, chez Lévinas cette ouverture
n'est pas seulement possible: elle est explicite. La relation entre le Dire
et le dit fait beaucoup mieux que prouver ou définir "Dieu": dans
l'interpellation venant de l'Autre, son irruption dans le Même, se définit
"la circonstance où le sens même du mot "Dieu" vient à l'idée" (D.I. p.252;
ci-dessus p.171), un "moment d'insertion de Dieu au vocabulaire", "la
tombée de Dieu sous le sens" (D.I.p.192; ci-dessus p.331)

-5- La parole et le silence.

402
403

Rappelons avant de conclure la question qui oriente et limite le projet de


cette troisième partie: comment se présente la réflexion sur le langage
théologique à partir de la lecture de la trilogie sous l'angle particulier
de la théologie du mal et du salut?
Dans T.L.II, la deuxième partie du Chapitre II est intitulée: "Une
théologie négative?". Elle comporte une section "Unwort und Überwort",
titre qu'on peut tant bien que mal paraphraser par "La Parole qui est à la
fois Non-Parole et Parole au-dessus de toute parole (ou: Parole
suprême)".(p.98-113) Dans cette section, les pages 104ss pouraient
s'intituler: "Silence et discours". Balthasar y cite, commente et prolonge
un texte de Max Picard: "Le monde du silence", dont le thème est
l'inhabitation du silence dans la Parole (die Einwohnung des Schweigens im
Wort)337. Ces pages expriment, mieux que quiconque ne pourrait le faire, le
centre mystérieux du langage de la théologie.
«Le silence est la base de la parole, vers laquelle il est tendu (zu dem es
hindrängt). Toute parole qui s'écarte de cette base devient bavardage
(Geschwätz) (...). L'indicible, qui est dans la parole de l'esprit, relie
l'esprit au silence. (...) Ainsi, l'homme est requis (gemahnt: averti) de
tenir prête en lui-même une zone de silence lorsqu'il veut s'approcher du
mystère.» (p.105-106, paraphrasant ou citant les p.33 et 238 de Picard)338
Mais toute approche du mystère de l'objet de foi dépend de la libre
manifestation de soi de cet objet. L'homme doit «compter avec un "parler"
de Dieu (ein Reden Gottes). Dieu est «ce qui librement se dévoile ou se
tait (...) car il est le Dieu d'une Révélation nécessaire par la Parole ou
par le silence. (...) Cette Révélation est victoire (Überwindung) de la
Parole suprême (Überwort) sur la Non-parole.» (p.107, citant Rahner, Hörer
des Wortes p.111) Ignace d'Antioche (Magn.8,2) définit Jésus comme "la
Parole de Dieu surgissant du silence" (cité par Balthasar p.108), mais
Balthasar rappelle à ce propos que la présence terrestre de Jésus est faite
de silence plus que de paroles, depuis les 30 ans de vie cachée jusqu'au
silence dans la mort sur la Croix, jusqu'à sa présence muette au milieu de
l'Eglise dans l'Eucharistie. (Neue Klarstellungen, p.28-36)

337Max PICARD, Die Welt des Schweigens", Rentsch, Zürich, 1948. Traduire
"das Schweigen".par "le silence" est un détour inévitable mais inadéquat,
car l'allemand "Schweigen" évoque plutôt l'acte de "faire silence", de "se
taire".
338Si la théologie est, à son niveau et à sa manière, poésie (v. ci-dessus
p.385), une citation de François CHENG est ici à sa place: «Comme il faut
qu'en peinture il y ait du vide dans le plein, il faut, dans la poésie,
qu'il y ait du vide dans le sens.» (Le vide et le plein. Le langage
pictural chinois. Seuil, Paris, 1979)

403
404

Le Fils incarné est «l'amour de Dieu qui se donne dans la Parole suprême de
son Fils, Parole à laquelle l'homme essaie de répondre par une Parole
suprême qui lui est donnée.339» Par cette phrase, Balthasar situe
l'entreprise théologique, mais il focalise l'attention de façon inattendue
en ce qu'il emploie le vocable Überwort pour désigner aussi bien le Fils
incarné que la réponse humaine à cette Parole reçue: ainsi le théologien,
pour tâcher de correspondre à la Parole suprême qu'est le Fils incarné,
reçoit de Dieu une Parole suprême.
Lévinas peut nous aider à comprendre: il y a un silence de la théologie,
dont doit émerger sa parole (sous peine, dirait Picard, d'être bavardage).
Ce silence, n'est-ce pas ce niveau pré-originel du Dire selon Lévinas, ce
Dire avant tout choix, tout engagement, toute parole prononcée: le Dire qui
correspond —qui répond— à l'irruption de ce tout-Autre démuni par
excellence qu'est le Fils incarné? Le don de la "Parole suprême" est
d'abord le don de ce silence qui écoute et recueille l'interpellation de
l'Autre, c'est le don même de cette interpellation.
Mais face au tiers (l'autre de l'autre), à la société, le Dire se
thématise, devient "dit", kérygme, au risque de figer le Dire en thèmes, au
risque d'absorber l'Autre dans le Même si ce "dit" n'était dérangé par des
"fissures" où s'opère la percée du Dire dans le dit (ci-dessus p.346,
renvoyant à Autrement qu'Etre p.77. C'est l'indispensable "vide dans le
sens" selon Cheng). Ces percées, loin de n'être que des imperfections dans
le kérygme, imperfections qui nuiraient à la cohérence du discours,
ménagent dans la continuité du "dit" la zone du mystère où Dieu vient à
s'exprimer. S'efforcer de correspondre à la "loi de la foi" qui marque de
ce rythme intérieur le discours, c'est une des définitions du langage de la
théologie; c'est certainement une manière de caractériser le langage
théologique de Balthasar.

Excursus
La voix d'Adrienne von Speyr dans la voix de Balthasar.

Il est à peine besoin de rappeler l'énorme investissement de temps et


d'efforts consacrés par Balthasar à l'écoute, la prise de notes et la
publication des oeuvres d'Adrienne von Speyr, et que cette prise en charge
a été un des facteurs décisifs qui ont amené Balthasar à quitter la
Compagnie de Jésus et à se lancer dans une aventure dont on a peine à
imaginer ce qu'elle impliquait de risques et de travail. De la part d'une

339«die sich schenkende Liebe Gottes im Ûberwort seines Sohnes, dem der
Mensch durch ein ihm geschenktes Ûberwort zu antworten versucht.»
(T.L.II,p.113)

404
405

personnalité de l'envergure de Balthasar, pareil engagement constitue une


caution suffisante de la valeur du témoignage d'Adrienne von Speyr.
L'axe central de leur échange, le point de fuite où se rejoignent leurs
destins, c'est sans aucun doute la spiritualité du Samedi Saint: l'ultime
kénose du Verbe Incarné dans la déréliction de l'Enfer. «L'accès effectif à
ce mystère, Balthasar le situe dans la mission d'Adrienne von Speyr.»
(HEINZ, Der Gott des Je-Mehr, p.192) Elle est pour Balthasar «le lieu
unique de sa vocation de participation au mystère du Samedi Saint.» (ibid.
p.191) «Les expériences du Samedi Saint d'Adrienne von Speyr sont le "côté
expérimental" auquel répond Balthasar en mettant en évidence leur contenu
dogmatique dans sa théologie du Samedi Saint.» (LOCHBRUNNER, Analogia
Caritatis, p.225)
Quelques repères chronologiques: le volume "Das Herz der Welt" (Le Coeur du
Monde), paru en 1945, est «la première oeuvre publiée dans laquelle se
reflètent les expériences mystiques d'Adrienne von Speyr.» (GUERRIERO
p.145); la "Theologie der Drei Tage" (Théologie des Trois Jours), parue en
1964, est centrée sur le mystère du Samedi Saint (Lochbrunner nomme ce
volume: «Das Herzstück Balthasarsche Theologie» (Le coeur même de la
théologie balthasarienne)(op.cit.p.48), tandis que les deux opuscules "Was
dürfen wir hoffen?" (Que pouvons-nous espérer?), paru en 1986 et "Kleiner
Diskurs über die Hölle" (L'Enfer: une question), paru en 1987 sont les
ultimes prolongements témoignant du double souci de Balthasar: demeurer
dans la communion de l'orthodoxie ecclésiale et réaffirmer la victoire
inimaginable de la "non-puissance" divine sur les puissances des ténèbres.
Dans la perspective et les limites de mon projet, il n'est évidemment pas
possible de retracer ici toutes les caractéristiques et les prolongements
théologiques de la spiritualité d'Adrienne von Speyr —telle que l'a
analysée en profondeur Georges de Schrijver dans Le merveilleux accord de
l'Homme et de Dieu (p.311-321). Dans cette brève esquisse, je me limite à
une évocation du langage de la visionnaire dans les limites où il apparaît
dans les paraphrases et les citations de Balthasar à propos du mal et du
salut,—sans prétendre rendre justice à l'ensemble de l'oeuvre d'Adrienne
von Speyr.
Dans TD.IV, une section est consacrée à "La Descente du Fils" (Der Abstieg
des Sohnes; p.223-243). Une sous-section y porte le titre de "La Réserve
des Ténèbres". (Das Reservat der Finsternis, p.240-243)
Il est important de noter que ce texte introduit la section suivante, qui
traite d'un thème de toute première importante pour Balthasar: le problème
du "salut pour tous". On y perçoit combien Balthasar tient à mettre d'abord
en évidence la réalité concrète de l'enfer et du risque de la perdition
avant de traiter du mystère du salut universel. En fait, affronter la

405
406

réalité du risque de perdition apparaît ici comme tout aussi important pour
Balthasar que son respect de l'orthodoxie doctrinale —dont la condamnation
dogmatique de l'Apocatastase constitue un des points de repère.
Eprouver jusqu'à l'effroi cette réalité, et situer vis-à-vis de cet
affrontement la perspective du salut, c'est un chemin qui est parcouru par
Adrienne von Speyr, et qui, selon le témoignage même de Balthasar, a
inspiré de façon décisive sa propre doctrine du Descensus. Aussi, on ne
s'étonnera pas que cette section de TD.IV soit très largement composée de
paraphrases et de citations d'Adrienne von Speyr. On sent bien que
Balthasar veut respecter les détours du cheminement de ce témoin privilégié
tout en le situant dans la perspective de sa propre pensée. Il faut
cependant reconnaître que la lecture n'en est pas rendue plus facile.
Selon Adrienne von Speyr, l'obscurité divine (Finsternis) est le "domaine
réservé" (das Reservat) de Dieu, «cet aspect de lui que nous ne comprenons
pas. C'est cette réserve qui est protégée par l'interdiction au Paradis,
avant la Chute340.
Le péché de l'homme, c'est précisément, selon elle, l'acte par lequel
l'être humain prétend faire irruption dans cette "réserve": «nous ne
supportons pas qu'on nous cache quelque chose (vorenthalten: réserver)
(...) En ceci nous oublions que l'amour éternel a besoin de cet espace
infini d'obscurité pour pouvoir éternellement continuer à se répandre à
flots (weiterströmen), et aussi parce que tout amour est vulnérable et sans
défense.341»
Ce péché d'irruption suscite la colère divine, nous révélant ainsi «des
propriétés de Dieu que nous n'aurions pas connues sans le péché. (...)
C'est le Fils en Croix qui en dévoile l'essence ultime.» (Is.p.154-155;
TD.IV p.140) Détournant sur lui la colère de Dieu, le Fils incarné
accomplit la séparation entre le pécheur et son péché, puisque la colère de
Dieu atteint désormais non plus le pécheur, mais le péché dans le Fils sans
péché qui "a été fait péché pour nous". (ibid)
Paraphrasant Adrienne von Speyr, Balthasar fait remarquer (p.242): «il
n'est pas possible que le Fils n'ait bénéficié d'aucune connaissance du

340Les références au texte d'Adrienne von Speyr abondent dans ces pages. Il
n'a pas semblé utile de les reproduire toutes, à l'exception des suivantes,
qui renvoient aux commentaires sur les textes bibliques: Ap. (Apokalypse);
C. (1 Korinther); Is. (Isaias); Jo. (Johannes: 4 volumes); Ka. (Katholische
Briefe: 2 volumes); Ph. (Philipper), et OM. qui renvoie au volume
"Objektive Mystik".
341 1 Jo.59, TD.IV, p.140. Ce curieux argument semble en contradiction avec
un aspect essentiel de la kénose divine telle que Balthasar la définit
ailleurs: à la différence de la créature finie, Dieu n'a pas besoin de se
protéger ou se réserver pour pouvoir éternellement se donner, car c'est ce
don sans réserve lui-même qui définit l'Amour sans limite. (v.ci-dessus
p.26; TD.III p.300-305)

406
407

fruit de ses souffrances.» Or ceci semble contredire l'insistance avec


laquelle Balthasar définit par ailleurs l'absolu de déréliction,
l'expérience de l'à-quoi-bon dans laquelle le Fils, dans sa présence aux
enfers, est privé de tout allègement, de tout réconfort, privé même de
toute perception de l'efficacité de son oeuvre de salut. (ci-dessus p.97,
renvoyant à Theologie der Drei Tage, p.97-102342)
Adrienne von Speyr résout cette contradiction en ses termes à elle: ce que
le Père laisse voir au Christ abandonné, c'est précisément son mystère, son
obscurité. Le paradoxe absolu consiste en ce que le Père offre au Fils le
mystère par lequel il se détourne de lui, et par lequel le Fils traverse
toute son aliénation du Père. «C'est là l'extrême de ce que le Père et le
Fils exigent l'un de l'autre dans l'Amour.» Tout comme la mort est un mode
de la vie éternelle, la souffrance un mode de la joie, la séparation un
mode de l'unité, ici «"se détourner de" est un mode de l'éternel "se
tourner vers".343»
Dans le même contexte de Balthasar se trouvent fréquemment cités ou
paraphrasés des expressions où Adrienne von Speyr évoque la réalité
concrète de l'enfer et le risque effectif de perdition.
Selon elle, l'enfer est bien plus qu'une simple menace: c'est une vérité
divine. Pour le chrétien, il n'est pas possible de supprimer cette menace
comme si elle n'était plus que «quelque chose qui serait déjà derrière
nous, à l'intérieur de la Rédemption.» (Ap.p.476: TD.IV p.263)
En effet, tout homme peut mesurer la distance qui le sépare du domaine
céleste, «il sait combien peu il peut se porter garant de son avenir»
(C.p.538; TD.IVp.263), car «nos oeuvres ne correspondent pas à ce que le
Père prévoyait dès l'origine: nous ne pouvons donc qu'être remplis de
crainte.» (Ka I p.275; TD.IV p.266)
De telles insistances font dire à Balthasar que «Adrienne von Speyr, comme
personne d'autre avant elle, a sondé et exprimé en paroles (ausgewortet)
les abîmes que Luther a violemment ouverts.» (TL.II p.314-315)
C'est encore chez Adrienne von Speyr que Balthasar a entendu et repris à
son compte l'idée selon laquelle, dans le récit évangélique, les paroles de
Jésus sur la menace de l'enfer, la condamnation des méchants, la
possibilité d'une perdition éternelle, se situent avant le drame pascal
(vorösterlich), «avant la Rédemption proprement dite sur la Croix (...), à

342Il est vrai que, dans Theologie der drei Tage, Balthasar situe l'extrême
déréliction du Christ dans le Descensus; mais dans le contexte cité ici il
ne fait pas la distinction.
343«Es ist das Äuszerste, was Vater und Sohn einander in der Liebe zumuten,
(...) die Abwendung ist ein Modus der ewigen Zuwendung zwischen Vater und
Sohn im Geist.» (4 Jo. p.186-187; TD.IV p.243)

407
408

un moment où la Lumière n'a pas encore pénétré toute la ténèbre.» (2 Jo.


p.308; TD.IV p.253)
Fréquentes et insistantes sont les citations d'Adrienne von Speyr exprimant
la conjonction de la joie et de la souffrance. «Le Fils pendu à la Croix
souffre dans une joie "reléguée en réserve" (hinterlegt), la joie de
pouvoir glorifier le Père par sa souffrance.» (Ka I, p.382; TD.IV p.233)
«Même dans la nuit de la souffrance, nous ne devrions pas nous laisser
séparer (entfremden: aliéner) de la joie de pouvoir souffrir. La joie peut
être "mise en réserve", elle peut être devenue non perceptible (unfühlbar),
elle doit pourtant être présente dans la plus profonde souffrance, comme
joie de la reconnaissance», reconnaissance de pouvoir en souffrant être
proche du Seigneur. (Ka I p.381; TD.IV, p.308)
Car «par la souffrance nous sommes toujours ramenés dans l'Amour; les
souffrances nous gardent dans la mouvance de l'Amour (für die Liebe
beweglich: capables d'être mus par l'Amour).» (OM.p,93; TDIV, p.231)
Adrienne von Speyr a des formules dramatiques, mais profondément
évocatrices pour exprimer le mystère du Verbe incarné. «Maintenant, le Fils
s'est placé devant l'homme, de telle façon que celui-ci, même lorsqu'il
tourne le dos à Dieu, se trouve face à face avec le Fils et ne peut aller
qu'à lui.» (Ph.p.131-132; TD.IV, p.284)
Le Fils est incarné, c'est-à-dire devenu homme: «mais c'est une
caractéristique positive de l'être humain que d'être surpris, voire effrayé
par l'événement, de devoir s'abandonner à ce qui vient comme à un néant,
puisqu'il ne peut se fier à rien d'autre qu'à Dieu. Si la science divine
intervenait [dans la conscience du Fils souffrant], ce serait comme une
narcose qui empêcherait de laisser en Jésus la souffrance humaine aller
jusqu'à son plus extrême.» (Is.p.91-92: TD.IV, p.234.
Balthasar cite également une phrase d'Adrienne von Speyr dans laquelle elle
récapitule sa lecture du Nouveau Testament: «le Nouveau Testament lui-même
est un mouvement, un processus dramatique dans lequel la Lumière entre dans
la ténèbre, se fraie par force (erzwingt) et progressivement un accès dans
la nuit de la mort.» (1 Jo. p.66; TD.IV, p.296)
Balthasar trouve encore chez Adrienne von Speyr l'expression insistante de
la dimension trinitaire «à partir de laquelle se développe la déréliction
du Christ sur la Croix.» (C.p.345; TD.IV, p.466) Ainsi le Christ
«descendant du Ciel sur terre, de la terre sur la Croix, et de la Croix
dans l'enfer, était toujours le même qu'il est de toute éternité dans le
ciel. Il ne doit pas se dépouiller de son être et de son caractère pour
vivre dans un espace de notre temps.» (Ep.p.143; TD.IV, p.469)
Ces trois dernières citations nous permettent d'apprécier combien certaines
formules d'Adrienne von Speyr peuvent atteindre dans la clarté à la plus

408
409

grande profondeur spirituelle: de telles réussites de la pensée dans


l'expression balisent un ensemble parfois hybride et tourmenté, dans lequel
Balthasar s'efforce de structurer par sa propre rigueur théologique la
pensée d'Adrienne von Speyr, tout en respectant sa force visionnaire.
Deux citations d'Adrienne von Speyr impliquant directement le croyant ainsi
que le théologien constitueront une conclusion adéquate de cette brève
évocation en nous ramenant à la question du langage théologique.
«Selon le paradoxe absolu, (...) c'est au moment de leur séparation que
l'intimité de l'union du Père et du Fils se fait la plus manifeste. De même
les chrétiens sont les plus proches de la foi lorsqu'ils sont abandonnés de
tous, lorsque tout est devenu impossible à croire, lorsque rien ne peut
plus être pensé, vu, senti (erdacht, ersehn, erfühlt) et qu'il ne reste
plus que le saut dans la foi.» (2 Jo. p.218; TD.IV p.294)
«Tout croyant qui perçoit en lui la mission d'éclairer des aspects de la
Révélation divine devrait également posséder un sens plus profond du
mystère (ein Wissen für das Geheimnis).» (OM.p.26-27; TD.IV, p.254)

-D-PERSPECTIVES POUR UNE REFLEXION


SUR LE LANGAGE DE LA THEOLOGIE.

Les aspects et composantes du langage de la théologie ont été analysés de


diverses manières par différents auteurs: il est normal de retrouver ces
caractéristiques chez le théologien Balthasar. Mais ce qui nous intéresse,
ce sont les orientations spécifiques qui se manifestent dans les textes
considérés dans le cours du présent travail.
En effet, de ce long parcours se dégagent des prolongements —non pas un
bilan structuré selon lequel Balthasar dessinerait un plan d'étude du
langage théologique, mais des attitudes, des orientations de l'esprit qui
s'avèrent originales et productives pour la réflexion sur le mystère du mal
et du salut dans sa trilogie.

Langage et réalité: l'expérience du mal et l'espérance du salut.

Dans le volume intitulé Le Mal, A.Gesché cerne de la manière la plus


précise possible, en diversifiant les angles de vue, la "topologie du mal".
Si le point de vue est "conceptuel et éthique", le mal sera faute commise,
châtiment subi ou malheur éprouvé; en tant que réalité existante (point de
vue ontologique), le mal est, soit le mal radical (dont la figure ultime
est le Démon), soit le péché (être séduit ou céder à la tentation), soit le

409
410

mal de passion (subi pour un autre). Enfin, dans les termes de l'analyse
narrative, le mal est celui de l'acteur (celui à qui on pourrait demander
des comptes), ou du destinataire (la victime ou le puni), ou du tiers-
adjuvant (le prochain, spectateur ou sauveur). (p.78-80)

Dans le même ouvrage, distinguant le "mal de faute" du "mal de malheur",


A.Gesché fait remarquer que, dans la théologie occidentale, «on conserve,
dans l'approche du mal de malheur, certains des outils conceptuels qui
avaient servi à comprendre(ou à ne pas très bien comprendre) le mal de
culpabilité individuelle.» (p.142)

En effet, même le malheur qui frappe les êtres humains a été traité comme
le mal de châtiment, de telle sorte que le malheur "pur et simple" a été
obsurci dans le discours théologique.(p.123ss) Ainsi, «il manquait à notre
Occident une théologie du malheur, du mal immérité.» (p.127)344
Si nous pouvions nous dégager de nos habitudes conceptuelles, «la théologie
du malheur pourrait se construire en l'autonomie qu'elle mérite et dont on
a besoin.» (p.142)

Balthasar n'entreprend pas de structurer en termes aussi précis les


évocations du mal dans sa trilogie; entretemps, son mode d'expression est
révélateur de l'orientation de son expérience et de sa pensée.
La distinction que fait A.Gesché entre le "mal de péché" et le "mal de
malheur" apparaît chez Balthasar dans les termes d'une disproportion entre
le "mal subi" et le "mal commis" —en d'autres mots: le "mal subi" n'est pas
explicitement situé vis-à-vis de la faute et du châtiment.
Nous avons vu, dans TD.III p.125 et 176ss, combien dramatiques sont les
termes dans lesquels Balthasar évoque la souffrance du monde. Visiblement
il s'agit pour lui de ne pas permettre à ses lecteurs de relativiser ou de
minimiser l'horreur de la souffrance humaine, qui demeure ce qu'elle est:
un excès insupportable et incompréhensible, dépassant toute mesure de ce
qu'on pourrait admettre comme juste. (p.177) Et même, insiste Balthasar, si
une telle soufrance peut être voulue "d'en-haut" comme juste, elle ne peut
être reconnue comme telle du point de vue de la terre: Dieu "n'est pas à
même" (ist nicht fähig) de rendre crédible sur terre le dessein de son
amour.(ibid) A cet "à-quoi-bon" (Die Warhheit ist symphonisch, p.47), la
réponse ne peut venir que de Dieu: c'est "le logos de la Croix", «Parole si

344Il est vrai que la notion même de mal "immérité" semble présupposer une
capacité du jugement humain qui discernerait le pécheur et le non-coupable,
celui qui mérite ou celui qui ne mérite pas l'épreuve qui le frappe - à
l'encontre, semble-t-il, de l'avertissement évangélique «Ne jugez pas, afin
de n'être pas jugés.» (Mt.7,1; Lc.6,37)

410
411

faible qu'on l'entend à peine dans la tempête des questions et des


reproches.» (p.178-180)
A cette véhémence du langage évoquant la souffrance humaine correspond le
langage de Balthasar évoquant le péché de l'homme, la souffrance du Christ,
et l'escalade du péché et de la grâce: au "non" insondable (grundlos) de la
créature répond l'insondable de la grâce: l'expiation (Aussühnung:
expiation totale) doit être elle-même une "cautérisation (Ausbrennung) plus
qu'insondable (übergrundlos). (TD III, p.314)
C'est seulement en contemplant l'horreur des souffrances du Christ que
l'être humain peut se rendre compte de l'horreur du péché, car «c'est le
péché du monde qui a obligé Dieu à une manifestation plus douloureuse de
son amour.» (TD III p.175;320; Glaubhaft ist nur Liebe, p.46)
Le Christ sur la Croix et dans l'enfer subit concrètement le "déferlement"
(Entladung: la décharge) de la colère de Dieu. (TA III-2-2 p.216; TD III
p.321-322)

Tout aussi dramatique est l'expression par Balthasar de la nécessaire


"crainte du jugement": c'est l'entièreté de chaque vie qui sera pesée selon
ses oeuvres, et «il n'est pas possible que dans ce tout il n'y ait rien qui
ne doive être damné (verdammenswert).» (TD IV, p.293) Non seulement «c'est
devant la déréliction du Christ que nous reconnaissons ce dont il nous
sauve», mais «l'amour [de l'être humain pour Dieu] qui ne connaîtrait en
soi aucune crainte du jugement (...) n'aurait pas sérieusement considéré la
sueur de sang et le bouleversement (Verstörung) de l'être de Jésus avant la
Passion.» (Glaubhaft ist nur Liebe, p.62-64)
Selon Balthasar, l'Apocalypse de Jean montre «quelle peine sanglante cela a
coûté [à l'amour divin] pour pénétrer la réalité du monde (Weltwesen) qui
s'y oppose jusqu'au bout», réalité évoquée par des termes dramatiquement
négatifs: vanité, à-quoi-bon, apparence, en-vain (umsonst), tentation,
ruine, défaite de la condition humaine vouée à la mort et au péché. (TÄ
III-2-2,p.476-481)

Une autre structure langagière révélatrice est constituée par le mode


onditionnel des verbes dans l'exposé sur le Descensus: un refus total de
Dieu, dans lequel le "réprouvé" persévérerait face à la présence expiatrice
du Fils abandonné, est selon Balthasar un cas limite (Grenzfall)
inconcevable. (TD IV p.271;277;287) Or, vis-à-vis de cet "hypothétique"
réprouvé, le Descensus est présenté comme participant de l'éternelle kénose
intratrinitaire. (Drei Tage, p.85-86; TD II, p.167-175) Cette contradiction
"grammaticale" a été commentée ci-dessus (p.254ss); telle quelle, elle

411
412

constitue une de ces "fissures", une percée du mystère dans le "dit"


théologique. (Lévinas; ci-dessus p.346)
Aussi, l'espérance humaine est du domaine de l'indicible, de la patience et
de la passivité, du gémissement et de la faiblesse. Si "elle ne trompe
pas", c'est que l'Esprit lui-même donne consistance à sa prière sans
parole. (TA III-2-2,p.483)

L'homologie: de l'irruption au ravissement.

Nous avons rencontré345 le concept d'homologie, désignant la nécessaire


consonance entre la logique trinitaire (kénotique) et la liberté croyante à
l'oeuvre dans le discours théologique.
Nous venons aussi de rencontrer ci-dessus, dans les termes de Lévinas,
l'expression de la nécessité des "fissures du kérygme", nécessité qui
impose au théologien de respecter les zones de silence et de mystère où
l'indicible divin se fraie un chemin à travers la tentative de cohérence du
discours humain.

Cependant, un tel respect ne cantonne pas le théologien dans un rôle de


réceptacle passif, qui se ferait en toute humilité l'écho fidèle d'une
vérité surgissant à sa conscience. En effet, de par la puissance de libre
révélation de soi de Dieu dans l'incarnation du Verbe, il est donné au
discours théologique, dans la mesure où il écoute et obéit ("ge-horchen":
ci-dessus, p.327, note 91), de rendre présent ce qu'il dit. Ce don culmine
et se concentre dans la consécration eucharistique.
La réalité sacramentelle trouve ainsi son lieu au coeur même de la vertu
intrinsèque de la parole humaine, dont Heidegger retrace l'épaisseur et la
densité dans son commentaire sur l'étymologie des mots grecs λovγος et λevγειν:
choisir, cueillir, engranger, et leur apparentement au latin legere et à
l'allemand lesen346. Balthasar lui-même conjoint l'allemand lesen ('lire',
mais aussi: choisir, cueillir, recueillir) et le grec λovγος quand il évoque
«la manière dont le Logos [divin] recueille toutes choses en lui.347»

La révélation libre de Dieu est une irruption; l'Incarnation du Verbe divin


en est le point de référence à partir duquel s'ordonne l'histoire du salut.

345Ci-dessus p.324-327, renvoyant à TL II,p.33ss; et Christen sind Einfältig


p.95.
346Vorträge und Aufsätze, p.199ss.
347«die Weise, in der der Logos selbst die Dinge in sich zusammen liest.»
(TL II p.284; ci-dessus p.308)

412
413

La paradoxe chrétien, c'est que cette irruption est tout autre chose qu'une
manifestation dont la logique humaine attendrait qu'elle soit évidente et
irrécusable: il y a dans cette Révélation une dimension d'humilité, non
déductible ni prévisible par la conscience croyante.

Certes les considérations philosophiques de Lévinas sur une certaine


"nécessité logique" de l'humilité divine posent un problème dont il a été
traité ci-dessus (p.340-344; 345-346), cependant, pour le lecteur chrétien
de Lévinas, ces réflexions ont le mérite de mettre en évidence l'unicité
absolue de l'irruption du Tout-Autre divin, irruption qui ne se situe pas
par rapport à un arrière-plan d'opposition entre des critères logiques tels
que le 'concevable' et 'l'inconcevable', le 'normal' et le 'miraculeux'. Le
regard croyant reçoit comme un don la capacité de percevoir la figure du
Verbe incarné sans pouvoir prétendre la situer par rapport à des repères
mondains —si élevés soient-ils sur l'échelle de nos critères.

Selon Balthasar, le regard croyant, c'est celui qui est capable


d'étonnement, le regard simple dont il est question dans Christen sind
einfältig, le regard de celui qui accepte que nos structures conceptuelles
soient dérangées, bousculées, et que tout système élaboré soit traversé de
toutes parts par la percée de l'indicible. C'est cette qualité du regard
qui seule peut faire que les systématisations et explicitations de la
théologie dogmatique soient le "ravissement qui arrache et emporte"
(Entzückung), et que le langage théologique à la fois épouse et suscite ce
mouvement.
Il faut pour cela que la conscience croyante et parlante se tienne, par
rapport à la polarité du "choix fondamental", dans l'attitude d'abandon au
mystère de la figure de Révélation, plutôt que dans la quête de
l'accomplissement de soi —ce "donné de surcroît" réservé à qui est fasciné
par le mystère du Royaume de Dieu. (Mt.6,33; Lc,12,31)

La simultanéité et l'interpénétration de la perception de la figure de


Révélation et du 'ravissement' qui inspire la conscience croyante et son
langage constituent une "herméneutique du mouvement", composante
essentielle et permanente de tout discours de la foi: il s'agit de rendre
compte de la tension mouvante du voilement et du dévoilement de la
"Splendeur-Seigneurie" (Herrlichkeit). (ci-dessus p.288; p.401-402)

413
414

CONCLUSION

DIRE L'INDICIBLE

Le projet et le parcours.
a) Démarche d'ensemble.

Rappelons d'abord en ses grandes lignes le projet du présent travail: il


s'agit de voir en quels termes Balthasar, dans l'ensemble de sa trilogie,
prend en compte le mystère du mal (péché et/ou malheur), et le situe dans
la perspective du salut.
C'est, à la fois et inséparablement, affaire de doctrine et de langage, de
contenu et d'expression. Ainsi l'oeuvre de Balthasar projette son propre
éclairage sur le vaste domaine du langage de la théologie: nous avons
essayé d'en dégager les principales orientations.

La trilogie est un vaste édifice: il importe de le considérer avec un


certain recul et sous des angles diférents. C'est pourquoi nous avons eu
recours, pour les confronter, à des textes parallèles de Balthasar, et à
des exposés de trois philosophes croyants contemporains qui ont traité du
mystère du mal et de l'espérance du salut.
Enfin, pour introduire à partir de cette confrontation la réflexion sur le
langage de la théologie, nous avons pris en compte, d'une p art,
l'idée que Balthasar lui-même se fait de ce sujet, et d'autre part,
quelques apports récents dans le domaine de l'anthropologie du langage.

b) Les étapes.
Les fissures du kérygme.
A mesure qu'on avance dans la lecture de la trilogie et des textes
parallèles traitant du mal et du salut, certains thèmes s'imposent
spécialement à l'attention. Ils n'occupent pas toute la scène, mais ils se
situent comme des axes principaux de la quête de Balthasar. Ils ne se
résument pas en un titre ou une formule: ce sont des zones de réflexion
groupant et unifiant des vécus spirituels et polarisant des modes
d'expression.
Ces thèmes ont été repérés et exposés dans le cours de la lecture et des
commentaires: il s'agit maintenant, en les rappelant brièvement, d'en
percevoir l'unité et la portée, et parfois aussi la complexité.

414
415

Chez Balthasar, un vaste champ de réflexion est délimité, d'une part, par
son souci du "salut pour tous" —souci de plus en plus prégnant à mesure que
progresse la trilogie—, et d'autre part, la réalité du libre arbitre —
définitoire de la dignité de l'être humain et constitutif du drame divino-
humain—, ainsi que par la réalité concrète du jugement dernier et du risque
de perdition.
Ces limites, scrupuleusement respectées par l'auteur, ne sont pas sans
l'engager dans des confrontations paradoxales où apparaissent les "fissures
du kérygme" (Lévinas). Il partage avec Nabert la conviction qu'on ne peut
pas, dans nos représentations du drame originel, placer le libre arbitre
humain au départ, parce que ce serait présupposer chez la créature humaine
la connaissance préalable du bien et du mal: d'où la figure énigmatique et
nécessaire du tiers tentateur, étranger aux catégories de la conscience
humaine.
Cependant, la liberté finie, pour agir à ce niveau, doit être dotée, par
l'initiative libre de Dieu, d'un "moment d'absolu": ici interviennent, dans
une simultanéité logique assez complexe, le don d'un existential surnaturel
et la nécessaire latence de Dieu. Ainsi rendue capable du choix pour ou
contre Dieu, la créature a choisi l'option négative, ce qui «a obligé Dieu
à une manifestation plus douloureuse de son amour» par l'envoi du Verbe
dans le parcours douloureux de son incarnation.

Par ailleurs, Balthasar fait remarquer que cette extrême kénose du Verbe
est, conjointement et paradoxalement, liée à la contingence du péché, et
cependant manifestation de la kénose éternelle intratrinitaire.

L'ultime prolongement de la kénose du Verbe incarné, c'est le Descensus,


selon lequel le Fils rejoint et dépasse "par en-dessous" l'abandon, le
rejet sans issue, l'à-quoi-bon de la déréliction des réprouvés.

Ici aussi se nouent des complexités dans la spéculation: le réprouvé s'est


librement enfermé dans son refus définitif. Mais ici, il trouvera face à
lui, selon les termes de Nabert, Celui "qui se reconnaît dans le coupable
et le malheureux": la présence de Celui qui est plus abandonné que lui.
Face au risque réel de perdition, la "non-puissance" du Fils incarné peut
délivrer le réprouvé de son enfermement sans faire violence à la liberté
humaine comme il le ferait s'il exerçait dans l'enfer sa toute-puissance
divine. Difficile d'imaginer, dit Balthasar, qu'un être humain puisse

415
416

persévérer dans son refus face à un tel inimaginable dépouillement de


l'Amour. Pourtant, si la figure du réprouvé est perçue comme hypothétique à
ce point, le Descensus, lui, n'a rien d'hypothétique: il est à la mesure
même de la kénose divine intratrinitaire, et à la mesure de la puissance du
péché.

Donc: salut assuré pour tous? Mais Balthasar rappelle à plusieurs reprises
que celui qui n'aurait aucune crainte du jugement n'aurait pas vraiment
contemplé l'horrible réalité des souffrances du Christ. Il est vrai que la
Passion étant un miroir tendu au pécheur, lui montrant l'horreur de son
péché, le pécheur préfère ne pas voir ce reflet, pour ne pas renier le
mensonge radical qui sous-tend son agir et sa personne.
Enfin, —ultime avatar de la spéculation passionnée de Balthasar sur
l'eschatologie— l'enfer reste bien réel et brûle ce qui doit nécessairement
être brûlé: le péché, que prend sur lui le Fils sans péché, opérant ainsi
l'impensable séparation entre le pécheur et son péché.

Reste à remarquer que, confronté aux critiques d'adversaires rigoristes,


Balthasar s'exprime en termes nettement plus prudents dans les deux
opuscules tardifs Espérer pour tous (1986) et L'enfer, une question.
(1987), ainsi qu'en finale de son tout dernier texte: p.97-98 de Epilog
(1987). Ici, Balthasar n'évoque pas la délivrance effective des réprouvés
par l'infinie "non-puissance" du Fils abandonné: citant coup sur coup
Gabriel Marcel, Rahner, Ratzinger et H.J.Lautner, il conclut Epilog sur la
formule bien connue, mais beaucoup plus vague: «nous avons le devoir
d'espérer pour tous.»

Trois philosophes croyants.


Ricoeur,Nabert et Lévinas ont traité en philosophes du mystère du mal. Ce
sont trois contemporains; ils sont croyants, mais d'obédiences différentes:
Ricoeur et Nabert sont chrétiens, tandis que Lévinas est juif. C'est au
titre de leurs points de vue à la fois différents et cependant
spirituellement proches qu'ils ont été choisis pour confronter leur pensée
à celle de Balthasar, et ainsi projeter sur notre thème de recherche des
éclairages différents.
Chez Ricoeur: la symbolique de la liberté et de la nécessité, le mystère
de la faillibilité et de la faute; chez Nabert: face à la dimension
d'injustifiable du mal et des maux, la puissance salvatrice d'une présence
"qui se reconnaît dans le coupable et le malheureux"; chez Lévinas:

416
417

l'irruption de l'Autre dans le Même, circonstance unique où "le sens du mot


Dieu vient à l'idée".

L'apport de l'anthropologie du langage.


Parmi les réflexions récentes sur la réalité langagière, nous avons
rencontré celle de Lévinas et celle qui est élaborée dans les termes du
modèle médiationniste, principalement chez Gagnepain et Jongen.
Chez Lévinas, l'irruption incontournable de l'Autre dans le Même situe
l'acte langagier dans la polarité et la tension entre le Dire —réponse
secrète de l'interpellé à l'interpellation— et le dit —nécessaire
thématisation dans l'interlocution et la société.
Le dit thématisant tendrait à absorber et faire oublier dans la synchronie
du savoir la singularité toujours nouvelle du sujet assigné dans l'instant
irréversible, si le dit kérygmatique n'était pénétré et traversé de toutes
part par le Dire pré-originel. En théologie, le Dire est transvalué par
l'irruption de la Parole divine dans la parole humaine, à travers les
"fissures" qui dérangent l'effort de cohérence du kérygme.

Dans le modèle anthropologique de Gagnepain, ce qui est d'abord mis en


évidence, c'est l'éclatement de la raison humaine englobante en quatre
plans simultanés, réagissant l'un sur l'autre, et capables cependant d'une
autonomie de fonctionnement: l'acte langagier se situe à l'intérieur d'un
de ces plans —celui du signe, de la conscience, de l'intelligibilité — mais
toute analyse du langage implique le faire (l'outil, l'art, l'utilité), le
vouloir (le comportement, la norme, la légitimité), et la condition de
l'être (la personne, la société, la légalité).
Cette diffraction de la raison humaine a des implications évidentes dans la
réflexion sur le langage théologique; on connaît bien l'interaction du
discours théologique avec l'agir efficace —entre autres: rituel,
sacramentel—, la règle institutionnelle et la norme morale. Gagnepain a sa
manière à lui d'expliciter ces implications, et le langage théologique
apparaît ainsi sous un angle novateur.
L'autre apport principal de Gagnepain à notre sujet, c'est son analyse de
la dialectique de l'instanciel (l'acquis abstrait des significations, de la
technique, des institutions et des règlements), et du performantiel (le
surgissement concret dans l'instant du sens, de la production, de la
convention, de la morale agissante.) Dans le langage en général et dans le
langage théologique en particulier, la dynamique de conceptualisation
produit dans l'instant le sens (performantiel) qui est visée d'adéquation
au réel, en relation dialectique avec l'acquis (instanciel) des
significations abstraites.

417
418

La dépossession du sens et l'humilité du langage théologique.

Nous avons pu voir, en anthropologie du langage, que le langage est


mouvement, et que l'être humain parlant "prend le train en marche" (ci-
dessus p.384, note 122).
Mouvement aussi: la dialectique de l'instanciel et du performantiel, et la
production dans l'acte du dire d'un sens qui ne préexiste pas à cet
instant.

Dans le langage théologique, il y a d'une part le dépôt "instanciel" de la


doctrine, du dogme, de la norme, sans lequel le discours croyant serait
élusif, et la foi inhabitable -car pour habiter le réel, il faut pouvoir se
référer à un lieu. Mais inversement, ce dépôt serait un enfermement, une
fixation, une "assignation à demeure" qui paralyserait la pensée et le
discours de la foi en limitant son évolution à une adaptation de forme,
s'il ne se trouvait pas engagé dans le mouvement irrésistible du temps, en
particulier dans la temporalité de l'interloctuion.
D'une part donc, la dynamique "performantielle" de l' acte producteur de
sens réactive la valeur de l'instant élusif,du don permanent qu'on ne peut
thésauriser, mais d'autre part l'instant dépossédé est la présence même du
vécu et du sens, et l'interlocution est facteur d'objectivation.

Il reste que l'être humain parlant est un errant sur le chemin du Royaume,
qu'il n'a pas de demeure éternelle dans l'ici-bas de son langage, et que
les vocables les plus précieux qui sont à l'oeuvre dans sa dialectique
langagière ("Dieu", "l'Amour de Dieu", "le Salut", et tant d'autres) sont
emportés dans le mouvement d'une histoire jamais conclue. «Le sens ne
connaît que le transitoire de son propre mouvement» (René Jongen), cet
aller-retour jamais terminé entre sa production dans l'instant qui passe et
son "in-formation" par l'acquis instanciel des significations abstraites
(ci-dessus p.366; v.aussi ci-dessus p.407-408 sur la vérité en situation et
la métaphore en théologie).
Etre dépossédé du sens qui est la vie même de notre dire, n'est-ce pas, à
notre niveau tâtonnant, participer analogiquement à la dépossession divine
dans le multiple mouvement de la kénose? La nécessaire humilité du langage
théologique n'est-elle pas un reflet analogique de l'humilité divine?

Dans le langage théologique, il s'agit donc de laisser se dire l'indicible,


de laisser paraître l'invisible -voilement et dévoilement- dans les

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419

"fissures du dit", dans les silences du sens: c'est l'éclairage que


projette sur le mystère du langage de la foi le long et complexe parcours
de la trilogie.

419
420

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages de Balthasar.

Pour une bibliographie exhaustive, voir:


CAPOL Cornelia, Hans Urs von Balthasar. Bibliographie 1925-1990, Johannes
Verlag, Einsiedeln, 1990.
Je ne mentionne ici que les ouvrages de Balthasar effectivement cités et
commentés dans cette étude.

A quelques exceptions près, indiquées à la suite du titre, tous les


ouvrages cités ont été édités par le Johannes Verlag, Einsiedeln.

La trilogie:
Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik.
Bd.I, Schau der Gestalt; 1961; 19883
Bd.II, Fächer der Stile,
Teil 1. Klerikale Stile, 1962.
Teil 2. Laikale Stile, 1962.
Bd.III, 1, Im Raum der Metaphysik,
Teil 1, Altertum, 1965.
Teil 2, Neuzeit, 1965.
2, Theologie.
Teil 1, Alter Bund, 1967.
Teil 2, Neuer Bund, 1969.
Theodramatik.
Bd.I, Prolegomena, 1973.
Bd.II, Die Personen des Spiels.
Teil 1, Der Mensch in Gott, 1976.
Teil 2, Die Personen in Christus, 1978.
Bd.III, Die Handlung, 1980.
Bd.IV, Das Endspiel, 1983.
Theologik, Bd.I, Wahrheit der Welt, 1985
(reprend le texte de 1947, Benziger, Einsiedeln)
Bd.II, Die Wahrheit Gottes, 1985.
Bd.III, Der Geist der Wahrheit, 1987.

420
421

Les Esquisses théologiques.


Skizzen zur Theologie I Verbum Caro, 1960.
II Sponsa Verbi, 1961.
III Spiritus Creator, 1967.
IV Pneuma und Institution, 1974.
V Homo creatus est, 1986.

Autres ouvrages de Balthasar.


Das Weizenkorn, Aphorismen, Benziger, 1944; Johannes Verlag, Einsiedeln,
1953.
Das Herz der Welt, Arche, Zürich, 1944.
Das Ganze im Fragment, Benziger Verlag, Einsiedeln, 1963.
Einfaltungen, Kösel Verlag, München, 1969.
Theologie der drei Tage, 1969; 1990. (abrégé: 3 Tage)
Die Wahrheit ist symphonisch, 1972.
Glaubhaft ist nur Liebe, Benziger, Einsiedeln, 1975. (abrégé: Glaubhaft)
Der Christ und die Angst, Benziger, Einsiedeln, 1976.(abrégé: Angst)
Klarstellungen, 1978.
Neue Klarstellungen, 1979.
Christen sind einfältig, 1983. (abrégé: Einfältig)
Epilog, 1987.
Credo, Herder, Freiburg im Breisgau, 1989.
Mein Werk, Durchblicke, 1990. (abrégé: MWD)

Traductions récentes consultées.

La Dramatique Divine, 5 vol. Editions Lessius, collection Culture et


Vérité, série Ouvertures. Traduction Monchoux, Givord, Servais,
Gélibard, Léonard, Dumont, de 1984 à 1993.
Le chrétien et l'angoisse, trad. Claire Champollion, Desclée de Brouwer,
Paris, 1994.
Le Coeur du Monde, St Paul, 1997.
Credo, traduction Joseph Doré, Nouvelle Cité, 1992.
L'enfer, une question, traduction Jean-Louis Schlegel, Desclée de Brouwer,
Paris, 1988.
Epilogue, traduction Camille Dumont, Culture et Vérité, Namur, 1997.
Espérer pour tous, Traduction Henri Rochais et Jean-Louis Schlegel, Desclée
de Brouwer, Paris, 1986.
La Simplicité chrétienne Desclée de Brouwer, Paris, 1922.
La vérité est symphonique, Traduction R.Givord et Michel Beauvallet, Parole
et Silence, Paris, 2000.

421
422

Ouvrages et articles sur Balthasar cités ou consultés.

Une bibliographie exhaustive compterait plusieurs centaines de titres. Il


n'en existe pas qui soit régulièrement mise à jour. Pour une bibliographie
plus extensive, on peut consulter, parmi les ouvrages cités ci-dessous, les
titres suivants, dans leur ordre chronologique de parution:

HEINZ, Der Gott des Je-Mehr,(1975)


ALBUS, Die Wahrheit ist Liebe, (1976)
PEELMAN, Hans Urs von Balthasar et la théologie de l'Histoire, (1978).
LOCHBRUNNER, Analogia Caritatis (1981)
DE SCHRIJVER, Le merveilleux accord de l'homme et de Dieu (1983)
COMMUNIO, Hans Urs von Balthasar, Gestalt und Werk (1988)
DE BRUYN P.H., La Christologie dramatique ..., (1992)
GUERRIERO, Hans Urs von Balthasar, (1993)
IMPERATORI, H.U.von B., una teologia ... (2001)
JÖHRI, Descensus Dei, 1981.
et les Ephemerides Theologicae Lovanienses.

La liste qui suit renvoie à des livres ou articles qui ont été cités ou
consultés.

Livres.

ALBUS, Michaël, Die Wahrheit ist Liebe. Zur Unterscheidung des Christlichen
nach Hans Urs von Balthasar, Herder, Freiburg im Breisgau, 1976.
BODSON, M, La figure objective de la Révélation dans la théologie de Hans
Urs von Balthasar, Mémoire de licence UCL, 1973.
BRITO, Emilio, Heidegger et l'hymne du sacré, Peeters, Leuven, 1999.
DANET H, Le concept de figure dans La Gloire et la Croix de Hans Urs von
Balthasar; Mémoire de l' Institut Catholique de Paris, 1974.
COMMUNIO (recueil d'articles), Hans Urs von Balthasar, XIV,2, 1989.
DANET H, Gloire et Croix de Jésus. L'analogie chez Hans Urs von Balthasar
comme introduction à sa théologie. Desclée de Brouwer, Paris, 1987.
DE BRUYN P.H, La christologie dramatique de Hans Urs von Balthasar dans
"Les Personnes dans le Christ", vol. II, Tome 2 de sa Dramatique
Divine. Mémoire de licence UCL, 1992.

422
423

DE SCHRIJVER, Georges, Een God immanent in mensen en wereld. Zijnsanalogie,


schoonheid en kenosis in de theologie van Hans Urs von Balthasar.
Thèse de doctorat KUL, 1976.
DE SCHRIJVER, Georges, Le merveilleux accord de l'homme et de Dieu. Etude
de l'analogie de l'être chez Hans Urs von Balthasar, Peetere, Leuven,
1983.
DIETER H, Der gottähnliche Mensch und die Gottlosigkeit der Sünde. Zur
Theologie des Descensus Christi bei Hans Urs von Balthasar. Paulinus
Verlag, Trier, 1999.
EICHER Peter, Offenbarung: Prinzip neuzeitlicher Theologie, Kösel,
München, 1977, p.293-346.
ENGELHARD D, Jesus Christus, Richter und Erlöser. Das göttliche Gericht in
der Theologie Hans Urs von Balthasars, Grünewald, Mayence, 1999.
FAUX J.M, Gloire et Croix (documents de travail pour un séminaire sur la
théologie de Hans Urs von Balthasar) Institut d'Etudes théologiques,
Bruxelles, 1970.
GAZIAUX, Eric, Drame et théologie. Etude de leur rapport dans le premier
volume de "La Dramatique divine" de Hans Urs von Balthasar. Mémoire
de licence UCL, 1988.
GERVASONI F, Theocentrisme et vie chrétienne chez Hans Urs von Balthasar,
Mémoire de licence UCL, 1971.
GODENIR J, Jésus l'unique. Introduction à la théologie de Hans Urs von
Balthasar. Lethielleux, Paris, 1984.
GUERRIERO, Elio, Hans Urs von Balthasa, Desclée, Paris, 1993.
HEINZ, Hanspeter, Der Gott des Je-Mehr. Der christologische Ansatz Hans Urs
von Balthasars, Lang, Frankfurt am Main, 1975.
HENRICI Peter, La dramatique entre l'esthétique et la logique, dans Pour
une philosophie chrétienne. Philosophie et Théologie, Lethielleux,
Paris 1958.
HENRICI Peter, e.a. Mission et Médiation, Ed.St Augustin, Paris 1998;
traduit de Vermittlung als Auftrag, Johannes Verlag, Einsiedeln,
1995.
HOLZER V, Le Dieu Trinité dans l'histoire. Le différend théologique
Balthasar-Rahner, Cerf, Paris, 1995.
IDE P, Être et Mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar,
Ed.Culture et Vérité, Bruxelles, 1995.
IMPERATORI Mario, Hans Urs von Balthasar: una teologia drammatica della
storia: per un discernimento dialogico nella modernità (Dissertatio:
Series Romana, 31) Roma, Pontifico Seminario Lombardo, 2001.
JÖHRI, Mauro, Descensus Dei. Teologia da Croce nell'opera di Hans Urs von
Balthasar, Pontifica Università Lateranense, Roma 1981.

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Lesebuch. Freiburg im Breisgau, 1980. Contient: W.LÖSER, Hans Urs von
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LEHMANN,Karl et KASPER, Walter, ed. Hans Urs von Balthasar, Gestalt und
Werk, Communio, Cologne, 1989.
LOCHBRUNNER, Manfred, Analogia Caritatis, Darstellung und Deutung der
Theologie Hans Urs von Balthasars, Herder, Freiburg im Breisgau,
1981.
LÖSER, Walter, Hans Urs von Balthasat, ein Porträt, dans In der Fülle des
Glaubens, Hans Urs von Balthasar Lesebuch, Freiburg im Breisgau,
1980, p.13-60.
O'DONNELL, John, Hans Urs von Balthasar, Chapman, Londres, 1992.
O'HANLON G.F, The immutability of God in the theology of Hans Urs von
Balthasar, Cambridge University Press, 1990.
PEELMAN, Achiel, Hans Urs von Balthasar et la théologie de l'histoire,
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PETIT P, Un grand théologien spirituel: Hans Urs von Balthasar, Ed. du
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Balthasar, Edinburgh, 1980.
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SAINT-PIERRE, Mario, Beauté, Bonté, Vérité chez Hans Urs von Balthasar,
Cerf, Paris, 1988.
SCOLA, Angelo, Hans Urs von Balthasar, un grand théologien de notre siècle,
Mame, Paris, 1999.
't JOEN, Michel, Maria, Kerk in Oorsprong. De Mariavisie van Hans Urs von
Balthasar tegen de achtergrond van de mariologische ontwikkelingen in
de twintigste eeuw. Dissertation doctorale UCL, 1986.
't JOEN, Michel, De geloofsakt in "Wahrheit der Welt", Mémoire de licence
KUL, 1979.
VORGRIMMLER R, Hans Urs von Balthasar, dans VORGRIMMLER et VAN DER GUCHT
(ed), Bilanz der Theologie im 20sten Jarhundert, vol.IV, p.122-142,
Freiburg im Breisgau, 1970.

Articles.

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Korrespondenz, 30 (1976) p.72-82.
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BISER E, Dombau oder Triptychon, dans Theologische Revue, 84, 1989, n°3,
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BISER E, Hans Urs von Balthasars Herrlichkeit III/2, Neuer Bund; Spiritus
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BISER E, Theologische Kategorienwechsel. Zum Eingangsband von Hans Urs von
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DE SCHRIJVER G, Die analogia entis in der theologie Hans Urs von


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dans Nouvelle Revue Théologique, 1997, p.586-587.
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FAUX J.M, Retour au centre. La théologie de Hans Urs von Balthasar, dans
Catéchistes, 24, 1974, p.133-160.
FAUX J.M, Un théologien: Hans Urs von Balthasar, dans Nouvelle Revue
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FISICHELLA R, Article Balthasar dans Dictionnaire Critique de Théologie,
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GAZIAUX E, La Dramatique Divine. T.II: Les personnes du drame, vol.1:
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Ethique et Infini, Livre de Poche, Biblio-Essai, 2000 (1e éd.
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Totalité et Infini, Nijhoff, La Haye, 1974. (abrégé:"TI")
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Expliquer et ne pas expliquer le sens par le sens, dans:


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Bruxelles, 1997, p.73-95. (abrégé: "Expliquer")
La métaphore. Approche pluridisciplinaire, Fac. Univ. St Louis,
Bruxelles, 1980.
L'art de peindre de René Magritte et le travail d'écriture de
Francis Ponge, dans Degrés, Revue de synthèse à orientation
sémiologique, p.h1-h26. (abrégé: "Magritte-Ponge)
Pour une sémiotique de la différence du texte. A propos de
l'Innommable de Beckett, dans Degrés, I,78, 1994, p.c1-
c35.

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(abrégé: "Dire")
Quand Lire, c'est Dire. Pour une lecture implicite de l'Innommable de
Beckett. dans Variations sur la question langagière, P.141-181.
René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible, Fac. Univ. St
Louis, Bruxelles, 1994.(abrégé: "Magritte")
Variations sur la question langagière, Fac. Univ. St Louis,
Bruxelles, 2002, (Contient la bibliographie exhaustive de René
Jongen).

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440
441

TABLE DES MATIERES

Ière Partie. LE MAL ET LE SALUT DANS LA TRILOGIE.

Avant-Propos -I-

-INTRODUCTION. 1

-I- Les transcendantaux. 3

-II- L'architecture de l'oeuvre. 4

-III- L'approche du texte. 7

-A-L'ECOUTE DU TEXTE.

-I- L'analogie théâtrale.


1-La pièce qui se joue. 18
2-Le moi et son rôle. 20
3-La dimension théologique. 21
4-La dynamique du drame. 22
5-La tragédie grecque et la dramatique chrétienne. 23
6-Conclusion. 25

-II- Liberté de Dieu et liberté de l'homme.


1-La confrontation. 26
2-La Révélation. 28
3-La liberté finie et la latence de Dieu. 31
4-Logique et mystère. 33

-III- L'amour, le péché et le salut en Christ.


1-Le drame trinitaire.
A-La kénose immanente. 26
B-L'amour du Père et du Fils. 37
2-Les trois kénoses et la figure du Christ.
A-Les trois kénoses. 38

441
442

B-La figure du Christ.


1°)Le Christ et l'Alliance. 40
2°)La souffrance de Dieu. 42
3-La figure voilée. 44

-IV- Le mystère du péché et de la souffrance.


1-Le mal et le péché.
A-Israël et Job. 47
B-Le péché. 48
2-Le péché, la grâce et la Trinité.
A-L'escalade du péché et de la grâce. 49
B-Le péché et la Trinité. 51
3-Le péché, la souffrance et la liberté. 52
4-Conclusion. 54

-V- La Colère et la Grâce.


1-Le pathos divin. 55
2-Le "toujours plus". 56
3-L'apocatastase. 58
4-L'heure de Jésus. 60

VI- La substitution et le salut.


1-La substitution expiatrice.
A-De l'Ancien au Nouveau Testament. 62
B-La substitution inclusive. . 64
C-Le péché originel et sa portée. 68
2-Le mystère du mal. 70
3-Le mystère du salut et de l'espérance.
A-Le drame trinitaire
et la réalité de la réconciliation 72
B-Vie éternelle, liberté et connaissance. 74
C-La terre et le ciel:
l'espérance comme utopie et tension. 77

-VII-Conclusion. 87

442
443

-B-ECLAIRAGES.

Introduction.

-I-Textes de Balthasar. 88

Concordance chronologique 89

1-L'Angoisse, l'amour et la foi.


A-Le chrétien et l'angoisse.(1951) 90
B-L'amour seul objet possible de foi.(1963) 96

2-Le mystère de la Descente aux Enfers.


A-Théologie des trois jours.(1970) 100
B-Descente aux Enfers (1970) (Esquisses,IV) 106
C-A propos de la substitution (1973) (ibid.) 107
D-L'énigme de l'Enfer. 109
Que pouvons-nous espérer?(1986)
L'Enfer, une question.(1987)

3-Le regard simple: la foi et l'Eucharistie.


A-Etre chrétien, c'est être simple.(1983) 111
B-De la kénose à l'Eglise. (Esquisses V) 114
La mort engloutie par la vie.(1982)
Unité de la vie et de la mort.(1983)

4-Conclusion. 115

II-Trois philosophes croyants.

1-Introduction. 116

2-Ricoeur: libérer la liberté.


A-Le Volontaire et l'Involontaire.
1°)Liberté et nécessité. 117
2°)Du refus au consentement. 117

B-Finitude et Culpabilité.
1°)Le symbole selon Ricoeur. 118
2°)La condition humaine
et la réflexion philosophique. 120
3°)De la faillibilité à la faute.
La symbolique du mal. 121
4°)Le péché, la colère et le pardon. 123
5°)Objectivité du péché et culpabilité. 123
6°)Le serf arbitre et le pouvoir de la liberté. 125
7°)Le Serviteur Souffrant,
le Fils de l'Homme et le pardon. 125
C-Le Mal: un défi pour la philosophie et la théologie. 126
D-Confrontation et Conclusion 129

443
444

3-Nabert: l'immanence de l'absolu.


A-Essai sur le mal. 134
1°La norme, l'injustifiable, le mal et les maux. 135
2°Le mal et la rupture originelle. 137
3°La pluralité des consciences:
unité et sécession. 140
4°La justification. 141
5°Aboutissement de la démarche.
a-La substitution salvatrice. 142
b-L'absolu immanent à l'humain. 143
c-L'expérience religieuse. 143

B-Le Désir de Dieu. 143

C-Ricoeur commente Nabert. 145

D-Confrontation.
1°La causalité spirituelle. 147
2°Le mal et le péché:
bref retour à Der Christ und die Angst. 148
3°L'initiative de l'autre. 151
4°La négation et le divin. 152
5°Conclusion. 153

4-Lévinas: altérité et puissance de substitution.

Introduction. 153
A-Le Même et l'Autre. 154
B-Altérité et Hétéronomie 156
C-Responsabilité, substitution et réciprocité. 161
D-Le Même, l'Autre, le Visage, l'Infini et Dieu. 168
E-Confrontation. 171

III-Conclusion. 173

IIème partie-SYNTHESE ET COMMENTAIRES. 176

A.L'EDIFICE.

Introduction: une constellation de concepts. 176

-I-La philosophie du croyant. 177

A-Dieu et l'être.
1-Le débat.
2-L'ontologie de Balthasar. 179
3-La théologie négative. 181
4-Le voilement qui dévoile. 181
5-Conclusion. 182

444
445

B-L'analogie et la catalogie. 183


1-La tradition. 184
2-Balthasar et l'analogie. 185
3-Les moments analogiques
du rapport Créateur-créatures. 187
4-Le théâtre. 188
5-L'initiative divine. 189
6-La plus grande dissimilitude. 190
7-Les aspects catalogiques. 191
8-Perspectives. 193

-II--La doctrine et l'affectivité. 194

A-Amour et dialogue. 194

B-Théologie et sentiment. 197


1-Introduction. 197
2-La doctrine. 198
3-Le sentiment. 199

-III-La liberté et la non-puissance.


1-La liberté redevable d'elle-même. 201
2-La kénose et le choix. 203
3-L'existential surnaturel.
1°)Introduction. 204
2°)L'existential surnaturel de Rahner. 205
3°)L'existential surnaturel de Balthasar. 208
4°)Confrontation. 210

-IV-De la kénose à la Croix.

A-L'ensemble doctrinal selon Balthasar. 211

B-La liberté, le péché, la grâce et la Croix.


1-Liberté de Dieu et logique humaine. 212
2-Les paradoxes du péché. 215
1°)La doctrine catholique. 215
2°)Le péché selon Balthasar.
a) Une usurpation d'autonomie. 216
b) Le péché du monde et l'acte du pécheur. 217
c) Le toujours-plus du mensonge. 219
d) Le toujours-plus de la haine. 220
e) Conclusion. 221
3-Le péché et la Croix.
1°)La grâce et la Croix. 222
2°)La Croix dévoile le péché. 225
4-Le kérygme post-pascal et le temps de l'Eglise. 227

C-Cohérence et tensions. 227


1-L'espérance et l'utopie. 228
2-Paradoxes et renversements. 229
3-L'inversion trinitaire. 231

445
446

-V-Conclusion.
1 Connaissance et amour. 233
2 La question du langage. 234

B.PERSPECTIVES.

-I-La tragédie suprême. 235

1- Le Drame. 235
2-La tragédie grecque comme héritage. 238

-II-Le libre arbitre: logique et mystère.

1-Le choix impensable. 242


2-L'existential surnaturel et la latence de Dieu. 244
3-Logique et culpabilité, espérance et crainte. 245
4-Le Descensus: éventualité ou nécessité? 247
5-La pensée théologique et le mystère. 251

-III-Agir et subir.

1-L'emphase de la kénose. 253


2-L'ouverture trinitaire. 255

C. CONCLUSION de la Deuxième Partie.


Le choix fondamental. 258

IIIème Partie. VERS UNE REFLEXION SUR LE LANGAGE DE LA


THEOLOGIE.

INTRODUCTION. LE PROjET ET SES LIMITES. 260

-A-LE LANGAGE ET LA THEOLOGIE SELON BALTHASAR. 261

-I-Vérité et langage.

1-La perspective théologique. 262


2-L'approche phénoménologique.
a-La perception et l'étonnement. 263
b-Perception et objectivation. 265
c-Créativité et réceptivité. 267

446
447

d-Renoncement et mouvement. 268


e-Perception et connaissance. 269
3-Le Mot et la Parole: l'éveil au dialogue. 270
a-Le mot essentiel et le mot sensoriel.
b-Phénoménologie et choix fondamental. 273
c-Le langage comme langue et comme dialogue. 274
d-La spirale du témoignage et de l'engagement. 277
4-La vérité comme mouvement et le poids de l'instant. 279
a-La situation et le temps.
b-L'essence, la grâce et la beauté. 280
5-Conclusion. 282

-II-La vérité de Dieu.

Introduction. 283
1-Théologie et Incarnation. 284
a-Théologie et connaissance.
b-Théologique et dialogique. 287
2-Langage et Incarnation. 289
a-L'image et le langage.
b-Symbole et métaphore. 291
3-Parole et Salut. 292
a-Incarnation et analogie.
b-la logique trinitaire et le salut. 293
4-Conclusion: le langage humain dans la sphère théologique. 295

-III-L'Esprit et le langage théologique.

1-L'Esprit, sujet de la théologie. 301


2-L'oeuvre de l'Esprit dans la Trinité et dans le monde. 302
3-Le langage et son horizon. 303
4-Conclusion: le témoignage de l'Esprit et la théologie. 304

-IV-Langage et Révélation. 306

1-Balthasar, son langage, sa théologie: regard d'ensemble.


2-Langage humain et réalité divine. 308
3-Anges et démons. 311

-V-Synthèse et conclusion: la théologie comme homologie. 315

447
448

-B-UN PARCOURS EN ANTHROPOLOGIE DU LANGAGE.

-I-LE LANGAGE SELON LEVINAS. 320

-1-Introduction. 320
1) Rappel I. La dépossession originelle.
2) Rappel II.Responsabilité et Parole de Dieu. 321

-2-Diachronie et langage. 322

-3-Le risque du non-sens. 324

-4-Le dit comme kérygme. 327

-5-Un Dieu homme? 329

-6-Langage et réduction. 334

-7-Conclusion. 336
1) Lévinas et le Nom de Dieu.
2) Le Nom de Dieu chez Lévinas et chez Balthasar. 337

-II-LE LANGAGE DANS LE MODELE "MEDIATIONNISTE".

Remarque préliminaire. 338

-1-Introduction. La médiation.

-2-Une théorie? 339

-3-Dépositivation et déconstruction.

Introduction. 342
Dépositivation: la dialectique instance-performance. 343
Plan I.Glossologie. 343
Déconstruction: la raison diffractée en quatre plans. 348
Plan II.Ergologie. 349
Plan III. Sociologie. 350
Plan IV.Axiologie. 352
Interaction et dépossession. 352

448
449

De la visée d'adéquation au réel en soi. 355


Les trois visées rhétoriques.
Les deux axes: génératif et taxinomique. 357

-4-La rupture poétique.

Les modèles totalitaires et leur point de rupture. 361


La transgression poétique: métonymie et métaphore. 362
-A- La métonymie.
-B- La métaphore. 364
-C- Le peintre et le poète. 366

-III- OUVERTURE. 368

-1- Le réel et l'invisible.

-2- Le langage à l'état naissant: la poésie. 370

-3-Conclusion: la théologie comme poème? 372

-C-REFLEXIONS.

-I- Le dire théologique chez Balthasar.


Introduction. 372
-1- La théologie comme langage d'une quête. Cinq textes. 373
La joie, la Croix, la béatitude.(1969) 374
La joie et la Croix. (1972) 376
La faute et la souffrance du monde. (1980)
La mort-la vie; la souffrance-la joie. (1983) 381
Le petit peu d'affliction du moment? (1983) 382
Réflexion sur l'ensemble de ces textes. 384
-2- Unité et mouvement.
Les polarités de la conscience connaissante
et le cercle herméneutique. 386
L'instant et la situation. 388
Trois concepts en mouvement. 389

-II- L'expression et la pensée en théologie. 390


-1- L'impact du sens dans la métaphore.
-2- La métaphore en théologie. 392
-3- Une phénoménologie théologique: heurts et tensions. 393

449
450

-4- Une méthode inductive. 395


Des chemins multiples.
La tâche infinie. 396
Eglise et Tradition. 396
Théologie et Drame. Le souci du salut pour tous. 397
Le Centre. La "non-figure" et la "non-parole". 398
L'unicité et le Factum est. 390
Le choix fondamental. 399
La parole et l'interlocution. 400
La "Schwebe". 401
La dimension théologique et la question du sens.
-5- La parole et le silence. 403

Excursus.
La parole d'Adrienne von Speyr dans la parole de Balthasar. 405

-D-PERSPECTIVES POUR UNE REFLEXION


SUR LE LANGAGE DE LA THEOLOGIE.

Langage et réalité:
l'expérience du mal et l'espérance du salut 410
L'homologie: De l'irruption au ravissement. 412

CONCLUSION

DIRE L'INDICIBLE

Le projet et le parcours. 414


a) Démarche d'ensemble.
b) Les étapes.
Les fissures du kérygme.
Trois philosophes croyants 417
L'apport de l'anthropologie du langage

La dépossession du sens et l'humilité du langage théologique. 418

BIBLIOGRAPHIE 420

TABLE DES MATIERES 441

450

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