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FACULTE DE THEOLOGIE
THESE
présentée en vue de
l'obtention
du grade de
Docteur en Théologie
par Félicien PLANCHON.
Promoteur:
le R.P.Brito.
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2002
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AVANT-PROPOS
Par ailleurs, la réalité du mal —péché et/ou malheur— est sans doute la
limite la plus compacte à laquelle se heurte la réflexion humaine en
général, et la réflexion théologique en particulier: d'où l'intérêt qu'il y
a à découvrir comment un théologien contemporain du calibre de Balthasar
affronte ce mystère, et en particulier en quels termes se présente dès lors
pour lui le désir humain et l'espoir chrétien de salut.
Enfin, de mon passé professionnel j'ai gardé une curiosité jamais lassée
pour les mystères du langage; or il se fait que le langage théologique
pousse jusqu'à leur extrême limite les paradoxes de la réalité langagière.
De la conjonction de ces trois perspectives se dessinent mon projet et ses
limites: aborder l'oeuvre centrale de Balthasar -sa trilogie- sous l'angle
de sa réflexion sur le mal et le salut; prendre en compte à la fois les
caractéristiques de son langage et l'idée qu'il se fait lui-même du langage
de la théologie; de là, essayer d'entrevoir comment se présenterait une
entreprise de réflexion sur le langage de la théologie sous l'éclairage de
cette lecture.
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La troisième partie porte comme titre: «Vers une réflexion sur le langage
de la théologie.» Plutôt que le but visé par ce parcours, ce chapitre final
en est la conséquence. Il ne s'agit pas de prétendre tirer de cette lecture
de Balthasar des lignes directrices qui s'imposeraient ou se
recommanderaient à toute réflexion sur le langage de la théologie, mais
bien d'expliciter autant que faire se peut l'éclairage spécifique que son
oeuvre projette sur une telle réflexion.
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Pour prendre en compte cet apport tout en restant dans les limites de ce
travail, je me suis borné à évoquer en quelques pages (ci-dessous p.422ss),
sous le titre "La parole d'Adrienne von Speyr dans la parole de Balthasar",
les principaux textes concernant le mal et le salut où Balthasar cite
abondamment Adrienne von Speyr: il s'agit en ordre principal de TD.IV,
p.234-264 et TL.II p.240-243 et p.314-329. —Certaines pages y sont presque
entièrement composées de paraphrases ou de citations d'Adrienne von Speyr.
Bien entendu, cette modeste évocation n'a aucune prétention de remplacer
l'étude approfondie que mériterait l'osmose de ces deux langages
théologiques.
Cette étude a été faite sur la base des textes allemands originaux, et
toutes les références renvoient à ces textes.
A cette option il y a deux raisons: d'une part, le langage théologique de
Balthasar, c'est évidemment dans le texte allemand original qu'il peut le
mieux être observé plutôt que dans une traduction, quelle qu'en soit par
ailleurs la qualité. D'autre part, j'ai gardé de mes études de philologie
germanique une connaissance et un goût très vif de la langue allemande —
connaissance que ce travail m'a donné l'occasion d'approfondir.
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PLAN D'ENSEMBLE
Table détaillée de l'ensemble à la fin du vol.II.
Introduction. 1
-A-L'écoute du texte. 10
-B-Eclairages.
1-Textes de Balthasar. 82
2-Trois philosophes croyants. 114
BIBLIOGRAPHIE. 439
TABLE DES MATIERES.
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Première partie.
LE MAL ET LE SALUT DANS LA TRILOGIE.
INTRODUCTION.
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-I-Les transcendantaux.
L'être humain est un être limité dans un monde limité, mais son
intelligence est ouverte sur l'être dans son ensemble, qui est illimité.
Entre l'être limité et l'être illimité, une "Realdistinktion", une distance
est "béante" ("auseinanderklaffend"): cet écart est la source de toute la
pensée religieuse et philosophique de l'humanité.
Le dualisme incontournable du fini et de l'infini pose une énigme, et à
cette énigme la seule réponse qui peut s'offrir à la philosophie lui vient
de l'être qui se manifeste, tandis que la pensée biblique n'attend de
réponse que de la révélation de soi par Dieu.
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2Il faut bien opter pour une des traductions possibles du mot "Gestalt", quitte à
laisser sa signification se préciser et s'enrichir par ses différents sens en
contexte. Dans le présent travail, ce vocable allemand sera rendu dans la majorité
des cas par le mot français "figure", sauf quand le contexte impose une autre
traduction. —étant bien entendu que, pour chaque étant qui apparaît, sa "Gestalt"
est aussi sa forme, ses contours, sa manière de s'adresser à nous, son unité
objective, sa dynamique, sa configuration, ou encore, selon la formule de Goethe:
«la forme empreinte qui se déploie en vivant» («Geprägte Form, die lebend sich
entwickelt», dans GOETHE, Urworte; Orphisch, édition Beck, 1978, p.359, cité par
Balthasar sans référence dans Epilog, p.46.)
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L'unité de la figure peut se définir sous trois angles. D'une part, c'est
cette unité qui est dotée d'une puissance d'interpellation: la chose surgit
à la conscience connaissante ("anwest" selon Heidegger). D'autre part,
c'est la faculté d'aperception transcendantale du sujet connaissant qui
construit l'unité des appréhensions partielles de la chose perçue. Enfin,
cette unité à la fois reçue et posée par le sujet contribue à construire le
sujet connaissant et à l'approprier à lui-même.
En la figure du Christ est réunie et portée à son extrême l'unité
mystérieuse ce ce triple mode de présence, mais il ne s'agit cependant
nullement là d'un "passage à la limite". Si la réflexion humaine prétendait
pouvoir maîtriser l'analogie au point de saisir la "Gestalt" divine
insaisissable, elle se heurterait bientôt à une "Ungestalt" ('non-figure',
figure qui n'en est plus une) unique et inconcevable: le Christ en croix,
révélation concrète du Dieu absolument différent, dépossède l'esprit humain
de ses tentatives -de ses tentations- idolâtres.
Dans la communauté avec ses semblables, l'être humain affirme son droit à
l'amour -non pas comme une revendication au nom d'une justice formelle,
mais comme ce qui lui est littéralement nécessaire pour exister, autant que
l'air lui est nécessaire pour respirer. Mais cette exigence se vit dans la
tension d'au moins deux polarités. D'une part, l'amour peut être désiré
comme un bien à acquérir et à posséder, un bénéfice dont la jouissance a un
goût de plaisir et de bonheur, mais d'autre part cet amour, au-delà de la
finitude qui menace radicalement cette jouissance, peut être l'ouverture
sur le bien en soi.
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D'autre part, l'amour que l'être humain reçoit comme un don, auquel il a
droit parce qu'il lui est nécessaire, c'est en même temps ce qui exige de
lui la capacité et la volonté de 'donner ce don', c'est-à-dire: se donner.
Il ne s'agit pas de donner de ce qu'il a reçu, comme on partage une
possession mesurable: en fait, l'amour se définit par ce don, ce
dépouillement de soi par lequel il s'accomplit. Ceci, l'enfant doit encore
le découvrir: devenir lui-même un dispensateur de l'amour parental, être
exposé à l'irruption de l'exigence sans limite de la part du prochain qui
est en position de dépendance, c'est un domaine qui est encore inconnu à
l'enfant, une dimension d'infini du don que l'enfant n'a encore pu que
recevoir.Mais qui peut et doit donner et se donner, s'il est un être libre,
peut aussi refuser, se refuser. Se refuser, c'est exercer sa liberté comme
une prérogative, c'est oublier que cette liberté n'a pas son fondement en
elle-même, qu'elle est une face de ce bien qu'il s'agit à la fois de
recevoir et de donner.
3Gustav SIEWERTH a écrit là-dessus des choses très profondes dans sa Metaphysik der
Kindheit.
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Les choses épiphanes deviennent langage dans les êtres connaissants qui les
perçoivent, reflétant ainsi le mystère de leur création dans et par la
Parole divine. Dieu lui-même s'exprime à la fois dans toutes ses créatures
et dans l'être humain en qui s'incarne sa liberté créatrice. Ainsi l'être
humain devient langage: lieu où la Parole divine révèle sa puissance
kénotique en devenant, après un dernier cri, silence dans l'abandon sur la
croix. C'est là «la phrase ultime, décisive, d'un discours que Dieu lui-
même a commencé.»5
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Remarque.
A l'exception d'un important compte-rendu des commentaires de Balthasar sur
les tragiques grecs (T.Ä.III,1,2,p.94-140), on ne rencontrera dans la
présente étude qu'un nombre relativement limité de renvois aux volumes TÄ,
II,l et II,2; TÄ III, 1,1 et 1,2 de l'Esthétique Théologique. Cette
disproportion apparente tient au fait que ces volumes,bien que leur lecture
se soit avérée au plus haut degré enrichissante, et révélatrice de
l'impressionnante culture et du vécu spirituel de l'auteur, ne traitent
qu'indirectement ou de façon sporadique du sujet qui nos occupe —des
exceptions notables sont constituées par les textes sur Dostoïevski,
Rouault, Dante, Jean de la Croix, et les tragiques grecs.
Dans ces volumes, Balthasar rend compte des détours parcourus (der
ausgetretene Weg) par «la foule immense de ceux qui ont exploré ce monde
qui, dès l'origine, se trouve dans la lumière de la grâce.» (MWD, p.41 à
44, texte de 1965) Rien que la liste des auteurs étudiés, -la plupart de
façon exhaustive-: poètes, dramaturges, romanciers, essayistes,
philosophes, théologiens, auteurs spirituels ou mystiques, aurait de quoi
désorienter par son envergure, s'il n'apparaisait à quel point l'auteur
ordonne son exposé dans une structure cohérente.
Le volume II veut montrer qu'une théologie qui domine vraiment l'histoire
(geschichtsmäszig) est «irradiée (angestrahlt) par la splendeur divine;
dans le mystère, elle reçoit et rayonne à la fois quelque chose de Dieu.»
(ibid.p.64) Le volume III explore le domaine de la métaphysique, car «la
chose chrétienne (das Christliche) est immergée dans la pensée de
l'humanité.» En d'autres mots: «le chrétien qui annonce aujourd'hui la
splendeur divine est, qu'il le veuille ou pas, porteur du poids de la
métaphysique.» (ibid.p.67)
L'intention d'ensemble est quelque peu ambiguë, mais d'une ambiguïté qui,
loin d'être trompeuse ou dissimulatrice, ouvre la profondeur de ce qu'elle
traite. En effet, d'une part, l'intention apologétique est annoncée
d'emblée en tant que «la volonté fondamentale de démontrer que la 'chose
chrétienne' domine tout de façon indépassable (das uneinholbare Gröszte).»
(ibid.p.39) Mais d'autre part, cette approche est mise au service de
l'ouverture sur le monde. On dirait que l'auteur, entreprenant certes son
étude dans la perspective de sa démonstration, d'une certaine manière se
prend au jeu: entraîné par sa sincérité et sa clarté d'esprit, il est amené
à pousser sa lecture jusqu'à un degré de rigueur tel que l'intention
apologétique ne fait pas obstacle à la valeur de ses appréciations.
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-A-L'ECOUTE DU TEXTE.
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Remarque. Nous verrons que Balthasar emploie les mots "drame, dramatique"
en jouant sur trois dimensions des vocables, et en dépassant les limites
des significations reçues en allemand et en français.
1-Remontant au latin "drama", le mot anglais "drama" est un vocable
technique évocant une action théâtrale, une pièce, sérieuse ou légère, à
mettre en scène. En anglais, ce mot n'implique donc pas nécessairement une
dimension tragique ou un 'suspense'. Il arrive que le mot ait cette
signification limitée dans le texte de Balthasar.
2-Le grec το δρa'µα désigne une action se déroulant dans la réalité du
temps et de l'espace. C'est le sens évoqué par Balthasar dans les contextes
où il insiste sur le caractère dynamique de l'intrigue du salut.
3-En français ou en allemand, le mot évoque, soit une action
théâtrale à caractère sérieux -en tout cas certainement pas une comédie-,
soit, dans la vie concrète, le déroulement d'événements comportant une
tension et une dimension tragique. Cette signification intervient souvent
quand Balthasar réfléchit au 'drame' qui se déroule entre Dieu et sa
créature, entre la liberté infinie et la liberté finie, à la profondeur
tragique du péché et de la mort.
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3- La dimension théologique.
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4- La dynamique du drame.
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Les tragédies grecques ont été une avancée tâtonnante sur le chemin de la
vérité de l'existence: la conscience chrétienne reprend et continue là où
s'arrêtait la tragédie grecque. Le tragique de l'existence personnelle est
désormais assumé jusqu'à sa béance totale ("aufklaffend" ouvert à
l'extrême): sur la Croix, paradoxalement, la divinité à la fois souffre de
la souffrance même de la créature, mais sans que sa transcendance divine ne
s'y engloutisse. Ainsi la béatitude divine n'équivaut pas à une
impassibilité: elle coïncide mystérieusement avec une souffrance
trinitaire. (ibid.)
Balthasar voit donc dans la tragédie grecque, tout comme dans la pensée
mythique, une tentative humaine orientée sans le savoir vers l'idée
("Blickpunkt": point de vue) d'un Dieu sauveur qui ne soit pas
nécessairement responsable des catastrophes qui sévissent sur le monde,
l'intuition d'une harmonie englobante, qui dans son ensemble s'avère bonne
et belle, en dépit de ce que l'être humain individuel peut subir comme
écrasement par le destin. (ibid.)
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6- Conclusion.
Pour concevoir que l'exercice de cette liberté finie n'est pas une
limitation imposée à la liberté infinie, il faut entendre un écho venant de
Paul et d'Augustin, évoquant la profondeur de l'opposition entre les deux
libertés, ainsi que l'impiété ("Heillosigkeit": cas désespéré, perte du
salut) de la liberté finie tombée dans le péché, dont elle ne peut être
délivrée que par l'intervention salvatrice de Dieu.
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1-La confrontation.
L'homme est 'un être redevable de lui-même' à une instance autre que lui-
même ("ein sich verdankendes Sein"). Se percevoir en tant que tel est la
prise de conscience la plus immédiate qui s'impose à lui: il ne s'est pas
donné à lui-même.
D'autre part, ne fût-ce que par opposition aux animaux et aux êtres
inanimés, la conscience humaine se définit comme possession de soi
("Selbstbesitz") et liberté. (T.D.III,p.126-127)
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Ainsi, dans la communauté avec les autres humains qu'il reconnaît comme
libres et conscients au même titre que lui-même, l'être humain dépend, pour
toute communication avec ces autres, de leur propre volonté d'ouverture. Il
ne peut pas forcer cette ouverture, sous peine de ne pas entrer en
communication avec l'autre tel qu'il est. Bref, toute ouverture à l'autre
dépend de la libre ouverture de soi de l'autre.
Donc, pour entrer en rapport avec l'esprit absolument libre auquel il est
redevable de lui-même, le sujet humain dépend de la libre volonté
d'ouverture de cette Personne libre. Il est ordonné à ce dévoilement, mais
il ne peut le postuler ni l'obtenir par une motion qui lui serait propre.
«Toute anticipation ("Vorwegnahme") de l'accomplissement prévu par Dieu
(...) est 'hubris': démesure, orgueil.» (T.D.III,p.130)
2- La Révélation.
Car Dieu ne peut proclamer que par lui-même qu'il est Dieu; non seulement
la perception de sa Révélation, mais même toute 'précompréhension' de cette
Révélation ne peut être donnée que par Dieu. Et l'accord parfait divino-
humain en Christ ne peut se manifester qu'à partir du Christ lui-même, car
pour la créature il n'y a pas d'étalon extérieur qui lui permette
d'apprécier cette perfection. (T.Ä.I,p.446)
Ainsi Balthasar conçoit que Dieu dote sa créature d'un "existential
surnaturel" qui le rend apte à percevoir la Révélation, et à exercer vis-à-
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voit renvoyée au-dessus de ce qui, dans son évidence même, ne peut être
donné que sur le mode de la non-évidence.
Ainsi Balthasar donne une définition précise de la 'foi naturelle',
laquelle fait apparaître que l'évidence, l'intuition de l'être est en
rapport, au-delà de ses limites, avec ce qui la dépasse (über sich
hinaus"). L'intelligence de la nature finie est renvoyée à la liberté
infinie.
Une phrase de la page 443 concentre toute cette doctrine: «la figure de
sens ("Sinngestalt") de l'existence radicalement pécheresse, se déroulant
sous le signe d'une espérance de rédemption, est mise en relation au-dessus
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Pour pouvoir s'exercer réellement face à cet Autre libre et absolu auquel
elle est redevable d'elle-même, la liberté humaine, bien que finie, doit
cependant être elle-même absolue, ou plutôt: être dotée d'un 'moment
d'absolu', ce qui la définit comme "n'ayant pas d'autre fondement qu'elle-
même", en d'autre mots: «sa puissance d'auto-détermination ne peut être
dominée par aucune autre puissance extérieure à elle-même»10.
(T.D.III,p.136; voir aussi T.D.II,l,p.186ss)
Cette définition a l'évidence d'une tautologie, puisque dans le cas
contraire cette liberté serait incapable d'exercer un choix responsable
face à la norme de la liberté infinie. Et pourtant, en dépit de ce 'moment
d'absolu' qui l'affecte, la liberté finie n'est pas en possession de son
propre fondement ni de son propre accomplissement. (T.D.III,p.127)
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Dans cette dualité, le pôle du moi est celui d'une unicité incommunicable —
même la 'puissance de substitution' dont il est question par ailleurs ne
peut faire que je sois l'autre—, tandis que l'être est saisi comme ce qui
est commun à tous ("das Allgemeinsame"). Cette distance est consciente:
l'être humain est capable de faire la distinction entre sa propre manière
d'être et sa saisie de l'être en général. (T.D.II,l,p.186-189)
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4- Logique et mystère.
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Cependant, d'une part il est vrai qu'on ne peut pas limiter la définition
de la liberté à une "liberté de choix" entre le bien et le mal, puisque,
pour l'élu arrivé à la contemplation de Dieu, sa liberté atteint sa
plénitude, alors qu'il "a son choix derrière lui". Mais d'autre part, Dieu
ne peut pas créer une liberté fixée d'emblée dans le bien et qui n'aurait
pas à choisir, car ce serait priver la liberté de sa plus haute dignité.
C'est pourquoi il faut admettre une nécessaire "latence" de Dieu, qui dans
un premier temps tient cachée son intériorité libre ("sein freies Innere")
pour donner à la créature l'occasion de saisir face à lui sa propre liberté
—qui est à la fois la sienne propre, et celle dont elle est redevable.
(T.D.III,p.137; voir aussi T.D.II,1, p.246)
Il ne s'agit donc pas d'un déroulement «prévu et créé en vue du bien ("auf
das Gute hin"), dans lequel ce bien aurait été détruit par la volonté libre
des créatures». En réalité, dit C.S.Lewis, le regard de Dieu dès le début
de la création était tourné vers la crucifixion. (T.D.III,p.176, note 34)
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Quand il s'agit d'un don dans les limites des possibilités humaines, notre
finitude exige que le donateur garde par devers lui sa propre essence, sous
peine de disparaître dans le don, et ainsi de vider de sa substance la
relation entre les deux personnes que devrait unir le don. Mais Dieu n'est
pas soumis à cette logique: il reste totalement lui-même dans le don total
de lui-même. Se donner sans rien réserver de soi ou pour soi: Balthasar
emploie à ce propos le mot "Unvorsichtigkeit" (aux traductions courantes
'imprudence' ou 'imprévoyance', il faudrait sans doute ici préférer 'non-
prudence' ou 'non-prévoyance').
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Non pas qu'il s'agisse d'un manque ou d'une incapacité: le don de soi libre
et total de la toute-puissance identifie paradoxalement celle-ci à une
'impuissance' ("Un-macht": non-puissance), la situe dans un état de
vulnérabilité radicale ("grundsätzliche Verwundbarkeit"). (T.D.III,p.306)
Ainsi existe en Dieu le 'point de naissance' ("Ansatzpunkt") pour ce qui
peut devenir souffrance, là où la 'non-prudence' avec laquelle le Père se
dessaisit de tout ce qui est sien se heurte à une liberté qui n'y
correspond pas, mais qui au contraire change cette non-prudence en une
prudence propre au pécheur qui veut ainsi se poser comme fondement de lui-
même. (T.D.III,p.305)
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12Ce paradoxe est d'ailleurs reflété dans la logique humaine: entre deux
lieux ou deux objets, on ne pourra dénoncer séparation ni distance si on ne
reconnaît pas en même temps entre eux un rapport d'unité ou de communauté -
sinon il n'y aurait là qu'un espace indéterminé, et on ne pourrait même pas
parler de distance ni de séparation. Plus les deux réalités sont éloignées,
plus intense sera la tension qui les met en rapport.
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Mais ce paradoxe est aussi celui du salut: en acceptant que son autonomie
divine ne lui appartient qu'en étant totalement reçue du Père, le Fils se
situe lui-même dans un lieu d'absolue vulnérabilité. Cet échange d'amour
entre le Père et le Fils déploie son incommensurable dimension, assume et
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qu'un autre a pris sur lui sa charge et sa damnation, mais bien de l'aimant
qui «se réjouit de ce que l'aimé souffre», non pas parce que la souffrance
serait joie, mais parce que la souffrance est «son ultime parole» ("ihr
Letztes": ce qu'elle avait à dire en dernier), une expression de son Amour
—un Amour qui n'aurait pu s'exprimer d'aucune autre manière (Jn.15,13: «Nul
n'a de plus grand amour ...»; TÄ III,2,2 p.506; ci-dessous p.80)
13La réflexion méditative sur la Trinité, sur les relations entre les
hypostases, parcourt toute la trilogie.
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'Ne pas voir', c'est aussi ne pas pouvoir supporter le face à face avec la
figure du Christ dans sa réalité révélatrice. Ici Balthasar rompt une lance
contre certains de ses contemporains à qui il reproche de réduire la
Figure, de la diluer ou de la masquer par des écrans. En particulier, qu'il
en ait spécialement, à tort ou à raison, après les exégètes historico-
critiques ne concerne pas directement le propos du présent travail, mais
constitue un bon exemple de ce qu'il veut dire quand il parle d'une erreur
objective 'de bonne foi' (p.494-496). Car «il est impossible de regarder le
Christ dans les yeux et de prétendre qu'on ne le voit pas»(p.494).
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15«Le récit dans lequel l'homme est tenté et devient pécheur, et où Dieu
est placé devant le fait de l'Alliance rompue, met en évidence la Splendeur
de Dieu (...) dans la réponse divine face au péché.» (T.Ä.III,2,1,p.202-
208)
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B-Le péché.
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Le mal ("das Böse") en tant que péché ("die Sünde") a quelque chose à voir
avec une 'puissance': en effet, il consiste à s'emparer de forces
naturelles qui sont présentes dans les choses ou dans l'esprit de l'homme,
et à s'en servir pour dominer. Selon Balthasar, l'être humain, dans les
limites de son propre domaine historique, peut prendre conscience d'un
enchaînement qui relie la liberté, la puissance et le mal.
Le mal dans le monde —la créature le sait par sa propre expérience— naît de
la liberté, qui utilise pour cela une puissance qui lui est propre ou
extérieure, une puissance qui est disponible, qui en soi n'est pas
mauvaise, mais qui représente une tentation par le fait qu'elle semble
offrir un moyen de domination.
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agressive de l'amour qui caractérise le don de soi par Dieu, est le concept
qui nous rapproche le plus du mystère du péché. L'abîme de l'amour divin,
dans l'envoi du Fils par le Père pour le salut du monde, fait entrer en jeu
ce qui est proprement 'anti-divin' ("das Gegengöttliche"): le diabolique
(T.D.IV,p.182).
17Le texte allemand emploie ici le mot 'grund'(fond, fondement) quatre fois
sur quelques lignes, en particulier dans le composé 'grundlos'. Voir ci-
dessous IIème partie, A.IV.C,3,1°,p.222 une réflexion sur l'effet de sens
de cette accumulation.
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le Père et le Fils, —séparation paradoxale qui est, dans son acte même,
franchie et dépassée par l'amour divin qui unit celui qui se donne et celui
qui se reçoit (T.D.III,p.310).
Dans ces textes de Paul, la souffrance est vue, non comme une réalité
appartenant à un destin fermé, mais comme imposée d'en-haut. Dès lors, la
terrible question qui se pose est celle-ci: cet incompréhensible excédent
de la souffrance dans le monde ("Übergewicht":surcroît de poids) se
situerait-il comme un ensemble par rapport à une transcendance dont la
plupart du temps nous n'avons pas conscience; serait-il une sorte
d'initiation préalable par la pratique ("Voreinübung") à l'acte ultime
d'abandon de soi qui conclut notre vie temporelle? La souffrance serait-
elle cette sorte de prélude, même pour les souffrants qui, sous le poids
qui les accable, ne peuvent que se débattre dans un refus impuissant contre
ce qui leur arrive et qui semble ne pas avoir de sens? Ceux qui gémissent
dans les épreuves peuvent-ils entendre Paul en parler comme d'une
affliction passagère, à laquelle on proposerait comme réconfort la promesse
d'un au-delà de félicité?
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-1- les souffrances subies par les êtres humains: elles font de ceux
qu'elles frappent les "pauvres en esprit" dont parlent les Béatitudes;
supporter ces souffrances constitue la dignité de l'homme et son chemin
vers Dieu;
-2- le mystère du mal comme refus de l'amour divin: par ce mal sont
infligées des souffrances, souffrances subies que la miséricorde divine
peut transformer en source de salut;
-3-l'aboutissement apocalyptique sera la fin de toutes les souffrances,
mais elles auront contribué à préparer l'accueil de la joie éternelle;
-4-dans la Trinité sont déjà mystérieusement contenus les abîmes de la
douleur, mais dans le monde créé, il faut les parcourir pas à pas comme une
aliénation(T.D.IV,p.460-461).
4-Conclusion.
Ainsi la liberté finie est dotée d'un 'moment d'absolu'. En effet, si elle
est capable d'assumer son acte d'être face à l'absolu divin qui est sa
source , elle doit de quelque manière satisfaire à la définition d'une
liberté absolue: ne pas être déterminée par une puissance qui lui est
extérieure.
Qu'il ne s'agit pas seulement là du dilemme du choix, du risque de
perdition, c'est ce qui apparaît dans la perspective de la grâce et du
salut, dont il sera question dans la section suivante.
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L'escalade est inversée: plus grand est le péché, plus grand est l'amour.
Le Fils incarné réunit en sa personne la colère et la grâce qui se
succédaient dramatiquement dans les cycles de l'histoire d'Israël. Mais
déjà dans cette histoire se manifestait comme une promesse l'évidence que
la libre grâce divine doit être plus forte que la justice divine, sinon nul
pécheur ne serait sauvé. (T.D.IV,p.264)
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3-L'apocatastase.
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19Non pas au sens courant de "exemple", mais au sens étymologique de:"image qui
précède, image qui se tient devant."
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4-L'heure de Jésus.
Dans les limites de son existence terrestre, Jésus doit "en finir avec" le
monde et le temps terrestre ("fertig werden mit"): c'est ce qui se
manifeste dans ses discours apocalyptiques. Son "heure ultime"
("Endstunde") concentre en elle l'entièreté du temps du monde.
(T.D.II,2,p.100).
Par son destin unique, Jésus est amené à la fin de ce monde, à l'intérieur
même de son temps de vie et de son temps de mort: il y concentre et domine
(bewältigt)l'entièreté du temps du monde. Sa Passion est à un degré éminent
une action, dans laquelle son 'oui' au Père est engagé
("beansprucht":revendiqué) au-delà de toute mesure finie, au point de
l'identifier, le substituer au péché (2Cor.5,21) et à la 'malédiction
(Gal.3,13) (T.D.II,2,p.101-103). C'est pourquoi Paul illustre de manière
aussi réaliste que possible le concept de 'substitution' (l'agneau pascal:
1Cor.5,7; le sacrifice expiatoire: Eph.5,2; le sang qui réconcilie:
Rom.3,25, etc), à partir d'une logique de justice pénale ou de libération
de l'esclavage.
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Tout quitter pour le suivre, l'amour des ennemis, porter sa croix, donner
jusqu'à son nécessaire, les premiers sont les derniers: tout tend vers un
temps intemporel ("eine zeitlose Zeit") (ibid.p.214), une action au-delà de
l'action présente ("abgehoben":séparée). Ainsi, Jésus lui-même ne peut
présumer de cette heure, alors même qu'il l'annonce comme nécessaire et
voulue (δεi'), fixée en Dieu. Pourtant, ce moment est réellement une heure
précise dans le déroulement du temps: la rencontre du moment unique à la
fois temporel et divin, rencontre également du vouloir libre du Fils
accomplissant librement la volonté du Père et de la passivité extrême
aboutissant à la Croix, passivité qui en même temps est action au-delà de
toute action ("eine Über-Aktion", ibid.p.218).
Bref, les récits du parcours terrestre du Christ font ressortir une tension
extrême entre sa vie et 'son heure', tension étirée dans le temporel et
ouverte sur l'au-delà du temps ("zeitlos"), sur la dimension trinitaire.
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Mais ce qui est plus central encore, c'est que la Croix manifeste le
mystère de la distance infinie intra-trinitaire entre le Père et le Fils,
distance dans laquelle s'inscrit l'abandon du Fils sur la Croix. Cette
distance est en même temps la mesure de la puissance de l'union du Père et
du Fils dans l'Esprit. Si substitution il y a, elle est d'un ordre tel
qu'elle transcende tout calcul d'imputation juridique: elle est
"inclusive", en ce que le 'remplaçant' ("der Vertretende") entraîne le
'remplacé' ("der Vertretene") dans sa propre sphère d'amour divin.
(T.D.III,p.326-327; voir aussi T.Ä.I,p.594)
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Balthasar rappelle aussi que l'Ancien Testament prend en compte cet élément
important de la condition humaine qu'est la solidarité. Celle-ci est en
effet une évidence naturelle: chaque être humain est situé dans la
communauté humaine, reçoit un héritage complexe et contribue à l'avenir de
ses semblables.
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Après avoir évoqué ces arguments sous leur forme la plus agressive,
Balthasar les qualifie de «domestication de la souffrance dans un cadre
d'utilitarisme moral.» Il trouve dans le livre de Job l'argument décisif
qui lui fait rejeter ("fahrenlassen":laisser tomber, 'envoyer promener')
cet utilitarisme moral comme le produit d'un «rationalisme de boutiquiers à
courte vue» ("kurzsichtiger, spieszbürgerlicher Rationalismus").
En effet, que Job soit coupable ou innocent, le texte biblique insiste
lourdement sur la disproportion incompréhensible et inacceptable entre le
mal qu'il aurait éventuellement commis et le mal qu'il subit: ce qui lui
est infligé est purement et simplement insupportable ("schlechthin
unerträglich"). Bref, en d'autres mots, la souffrance du monde dépasse
toute mesure de ce qu'on pourrait admettre comme 'juste' (p.177). De plus,
pour l'être humain situé sur la scène du monde, non seulement sa propre
compréhension n'éclaire qu'une portion limitée du réel, mais même la
révélation biblique ne dévoile que ce qui est nécessaire pour que l'homme
puisse ajuster sa conduite vis-à-vis de Dieu: autour de ce centre s'étend
une zone d'ombre impénétrable.
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(Zusammenspiel) avec la liberté finie, qui n'a pas été supprimée par le
péché. (p.296)
La pièce centrale de ce drame, c'est-à-dire le rapport entre l'Agneau et
les pécheurs (die Schuldigen) ne peut révéler sa signification (être
'deutbar' pouvoir être interprété) que si elle est complétée par la
doctrine trinitaire -dont la théologie de l'Alliance vétérotestamentaire et
néotestamentaire exprime le prolongement intramondain.
Il faut prendre le Nouveau Testament comme un tout dont toutes les parties
sont étroitement impliquées l'une par l'autre. En particulier, la
conscience que Jésus avait de sa mort à venir (telle que cette conscience a
été présentée après Pâques par les rédacteurs des textes évangéliques -chez
Jean, il s'agit de 'l'heure' de Jésus): cette conscience appartient au sens
global de l'événement. «Il est intrinsèquement impossible (innerlich
unmöglich) qu'une expérience dont la signification essentielle serait
restée cachée à Jésus aurait pu être dotée de la part de Dieu d'une portée
et d'une efficacité universelles.» (p.221)23
Dans cette même section, Balthasar présente ce qu'il appelle «les
principaux aspects de la réconciliation» assumée consciemment et librement
par le Fils incarné24.
1- D'abord et avant tout (zunächst), Jésus est celui qui est donné,
livré par Dieu. Le statut divin de ce geste rend possible la coïncidence
parfaite en Jésus de la passivité -l'obéissance selon laquelle il se laisse
livrer- et de l'activité personnelle libre qui définit son acceptation:
c'est en vertu de ce paradoxe que la mort de Jésus en croix surpasse
infiniment les offrandes rituelles de l'Ancien Testament. Ce don de lui-
même précède toute action humaine par laquelle Jésus est livré à la mort.
C'est ainsi qu'est scellée l'Alliance nouvelle, définitive, entre Dieu et
les êtres humains.
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«Le seul lieu où s'éclaire quelque peu (sich lüftet: s'aère) l'obscurité
(Sichtlosigkeit: la 'non-visibilité') qui refuse à notre regard l'accès à
l'avenir absolu de l'humanité, c'est la Résurrection du Crucifié: par son
statut trinitaire (trinitarisches Dasein: son existence, son être
trinitaire), elle nous fait apparaître comme crédible (läszt glaubhaft
erscheinen) une réception du monde fini et historique dans l'advenir infini
et éternel de Dieu (das Geschehen Gottes: 'Geschehen', c'est 'se produire
en tant qu'événement').» (T.D.IV,p.341)
Balthasar introduit sa réflexion sur le ciel et l'au-delà par des paradoxes
doctrinaux centrés sur le Christ. «Le ciel et la terre sont là l'un pour
l'autre (...); leur distance -originale et toujours maintenue
(ursprüngliche und durchgehaltene)- est créée en vue de leur mouvement
mutuel l'un vers l'autre. Le fait que Dieu a librement créé pour la liberté
le terrestre (das Irdische) à partir de lui-même et hors de lui-même (aus
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Mais cette liberté qui se définit par le choix qu'elle pose, comment
s'exerce-t-elle dans la vision béatifique, là où précisément elle se situe
au-delà de la possibilité de choix? Cette question n'a rien d'une
complaisance dans l'abstrait, car elle oriente l'imaginaire croyant qui
médite sur la salut et la vie éternelle. (p.368)
Cette question nous engage dans une logique de mystère, et c'est d'abord
Augustin qui oriente la réflexion: «car il est plus libre, et de beaucoup,
l'arbitrium qui ne peut plus du tout (überhaupt nicht mehr) succomber au
péché.25»
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C'est dans cet esprit que Balthasar envisage la réalité de l'enfer, sous un
titre dont on ne peut qu'apprécier la lucidité et la modestie:
«Approximation an die Hölle», une approche qui reconnaît n'être qu'un à-
peu-près. (T.D.IV,p.273) A la lecture de ces pages, il apparaît clairement
que Balthasar s'avance avec une extrême prudence sur ce terrain
particulièrement difficile: il pèse ses mots et, au détour de phrases
complexes, prend soin de ne pas simplifier artificiellement son propos.
C'est pourquoi j'ai préféré traduire ici intégralement des phrases balisant
sa démarche plutôt que d'en simplifier la teneur dans un résumé.
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solitude, si Dieu de cette manière fait éclater cet enfermement sans issue
par sa présence impérieuse, impossible à éluder (unabweisbar), qui pourrait
voir dans une telle victoire divine une contrainte empêchant l'exercice de
la liberté humaine? (p.284ss)
Alors que dans l'Ancien Testament la double issue du jugement n'est pas
mise en question, le Nouveau Testament tient ouverte une tension entre la
menace d'un jugement implacable et l'évocation d'une réconciliation du
monde avec Dieu dans le Christ dans la perspective d'un salut pour tous.
L'issue négative est plausible, car «plus grand est l'engagement (Einsatz)
du Dieu aimant en faveur de son monde pécheur, d'autant plus vulnérable est
31«(...) so bliebe in der Hölle als das von Gott endgültig Verdammte die
durch das Werk des Kreuzes vom Sünder getrennte Sünde zurück, eine durch
die vom Menschen in sie investierte Kraft durchaus nicht nichtige
Realität.» (T.D.IV,p.287) Par ailleurs, cette conception du Descensus, et
l'évocation d'une victoire inéluctable de la 'non-puissance' dans la
déréliction de l'Enfer, est comme une réponse à la réaction scandalisée que
provoque chez Balthasar la froideur logique de la théologie traditionnelle
face à l'éventualité de la perdition (ci-dessus p.78). Le P.de Schrijver me
fait remarquer que Balthasar se démarque de Barth par ce renvoi à
l'expression "das Nichtige", selon laquelle Barth définit le péché.
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cet amour. (Par ailleurs), dans le Nouveau Testament l'exigence que pose au
croyant le premier commandement (...) dépasse désormais tout ce que le
croyant peut espérer pouvoir atteindre par lui-même.» (T.D.IV,p.289) «Est-
ce que la spéculation théologique arrivera jamais à un résultat, face aux
expressions contradictoires de l'Ecriture?» (p.291) Ce qui reste au
croyant, dès lors que toute systématique spéculative lui devient
impossible, c'est cette espérance dont Paul dit qu'elle ne peut pas nous
tromper (Rm.5,5). Et pourtant, face à l'évocation d'un jugement qui les
attend, les humains ne peuvent pas éluder la crainte: en effet, c'est
l'entièreté de chaque vie qui sera pesée selon ses oeuvres, et «il n'est
pas possible que dans ce tout il n'y ait rien de damnable
(verdammenswert).» (p.293)
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mort, les milliards de morts gisant derrière nous, et même les souffrances
horribles qui en ce monde n'ont pas de sens et ne peuvent se comprendre
elles-mêmes.» (p.477, renvoyant à 1Thess.4,13ss)
Quelle espérance mondaine pourrait se fonder sur un ancrage tel que la
Résurrection proleptique de Jésus, «non pas un quelconque mort dans la
contingence, mais celui qui a été fait péché par Dieu? (2Cor.5,21)»
Distension extrême du paradoxe: cette splendeur annoncée est à la fois
douloureusement lointaine, indéfiniment retardée, mais en même temps, dans
l'espérance chrétienne, c'est ce qui est promis avec le plus de certitude,
puisque déjà rendu présent dans le Seigneur. (p.477)
«Ce qui dans l'espérance chrétienne cherche avec une telle force à
témoigner de soi au-dehors (dringt zur Auszeugung), c'est (...) Dieu lui-
même qui, par amour pour le monde, s'est dessaisi de sa splendeur divine
pour, avec nous, la retrouver: splendeur qui n'est pas l'immuable 'kabod',
mais la splendeur de l'amour trinitaire qui a fait connaître sa vraie
toute-puissance dans la non-puissance de la Croix.» (p.478)
Mais l'Apocalypse de Jean, ainsi que les lieux de l'Ecriture qui lui sont
apparentés, montrent «quelle peine sanglante cela a coûté [à cet amour]
pour pénétrer (sich durchzusetzen) dans la réalité du monde (Weltwesen) qui
s'y oppose et s'y refuse jusqu'au bout.» (p.479)
Relisant Rm.8,18-30, Balthasar rappelle que l'espérance chrétienne est
tendue entre, d'une part, l'attente de toute la création dont le croyant
est solidaire, et d'autre part «quelque chose comme une espérance
intradivine (innergöttlich): l'Esprit confère profondeur et justesse aux
soupirs incertains et impuissants de l'espérance humaine.» (ibid. Voir
j λ
aussi T.D.IV,p.128) C'est un gémissement au-delà de toute parole (ja j avλητος:
wortlos; v.26), qui peut être compris et exaucé par Dieu à l'instar du cri
d'agonie inarticulé et du silence de la mort du Fils crucifié: prière
adéquate donnée par l'Esprit à la créature ainsi attirée dans la vie
intratrinitaire par la 'substitution inclusive', oeuvre du Logos incarné.
(p.481)
Cependant la force même de cette inclusion révèle le poids de la résistance
humaine à cette attirance divine. L'espérance, comme disposition
fondamentale (Grundbefindlichkeit) de la créature, manifeste à la fois le
'basculement' transcendant (überkippen) vers cet essentiel définitif qui
tarde à s'accomplir (das Ausstehend-Endgültige) et l'incapacité humaine à
échapper à sa condition -condition humaine ici qualifiée de multiples
vocables négatifs: vanité, à-quoi-bon, apparence, 'en-vain' (umsonst),
tentation, ruine, défaite, -la condition de l'être humain voué à la mort à
cause du péché. (p.481)
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Mais l'espérance est une tension: elle est ordonnée 'à visage découvert
(unverhüllt, ajνακεκαλυµµevνw/ προσwvπw/ 2Cor.3,18) à la splendeur du Seigneur, et
cependant, ce qui est contemplé dans l'espérance est une splendeur cachée.
(p.488) Utopie, mais utopie réalisée dans le Christ: «pour que l'être
humain puisse être ce qu'il est, l'impossible doit être fait possible.34»
Et Balthasar d'invoquer ici encore la figure de l'enfant: «Jésus renvoie
les adultes qui veulent entrer dans le Royaume à l'ouverture réceptive des
enfants (Empfangsbereitschaft: être prêt à recevoir), qui vivent dans
l'état même du don de l'amour (im Stand des Geschenkens von
Liebe).(T.Ä.III,2,2,p.496)
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sens Jn.15,13: «Il n'y a pas de plus grand amour que de déposer sa vie pour
ceux qu'on aime». Pouvoir ainsi se déposséder est une joie pour Celui
qu'ils aiment, et donc ils peuvent et doivent s'en réjouir avec lui.
(p.506-507)
-VII-Conclusion.
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-B-ECLAIRAGES.
Introduction.
Porter un regard d'ensemble sur une oeuvre de cette envergure exige un
certain recul. Nous y aideront, d'une part, une lecture d'ouvrages de
Balthasar répartis chronologiquement sur toute la longue période de
publication de sa trilogie, et d'autre part des textes de trois philosophes
croyants: deux chrétiens, Ricoeur et Nabert, et un juif, Lévinas, traitant
du thème qui nous occupe.
-I-Textes de Balthasar.
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1987. Epilogue.
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Cet opuscule a été publié en 1951 -cette même année, Balthasar publiait son
important ouvrage sur Karl Barth-; le premier volume de la trilogie n'est
paru que 10 ans plus tard, en 1961.
On rencontre dans ce petit volume des concepts qui ne connaîtront leur
forme achevée que dans le cours du développement de la trilogie, mais
l'orientation spirituelle est déjà celle que l'auteur va approfondir dans
son grand ouvrage; en particulier, certaines profondes intuitions
spirituelles trouvent déjà ici leur expression. Le concept d'angoisse qui
apparaît dans le titre est un concept négatif, mais on peut considérer que
tout le texte est l'expression d'un parcours spirituel où ce concept est
transmué par la grâce de la foi en participation à la kénose du Fils
incarné.
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Mais l'angoisse éprouvée par le Christ au Jardin des Oliviers témoigne que
le Christ connaît l'angoisse humaine, subit «l'angoisse que le pécheur
devrait subir.»(p.36-37) Cet aspect de l'incarnation sera approfondi et
précisé plus tard, avec le concept de 'substitution inclusive'. (ci-dessus
p.57ss)
Dès maintenant, ce texte de 1951 y apporte l'éclairage d'une intuition
spirituelle. En effet, le Fils incarné, à partir de sa connaissance infinie
de la communion d'amour intratrinitaire, éprouve sur la croix la
déréliction, l'abandon par le Père, à un degré infini qu'aucune créature
pécheresse ne peut connaître.
En effet, l'expérience 'finie' de l'angoisse conserve souvent un reste de
recul, un 'dehors', un extérieur à partir duquel l'expérience des ténèbres
peut être considérée -même Job peut juger et exprimer son jugement sur la
nuit qui l'écrase. Sur la Croix, au contraire, c'est la lumière du monde
qui est elle-même obscurcie, «toute méditation a disparu dans le fait pur
qui est maintenant l'absolu.» Toute sagesse, tout jugement est enseveli
avec le Christ: anéantissement nécessaire pour que ressuscite avec le
Christ la sagesse nouvelle, que «la lumière engloutie de la rédemption»
puisse franchir les portes de l'enfer et en remonter ressuscitée.»(p.38-
39)38
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D'ailleurs, déjà la suite du texte de Der Christ und die Angst dépasse ce
volontarisme pour mettre en valeur le rôle de la grâce. Vécue dans la
tension entre la crainte et l'espérance, l'angoisse chrétienne est une
participation à l'angoisse de la Croix. «Elle est don de la grâce, et à ce
titre elle coexiste mystérieusement avec la paix de la foi; à son degré
extrême, elle participe à l'angoisse de Celui, qui, sur la Croix, a renoncé
à la consolation de la lumière.»(p.56-57) L'obscurcissement de la lumière
dans l'acte même de la foi, de l'amour, de l'espérance «est diamétralement
opposé à leur obscurcissement par le péché.»(p.53)
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dignité du Dieu infini: c'est une action risquée, parce qu'il est digne
qu'on mette tout en jeu pour lui, et le véritable gain n'est pas dans une
'récompense' du saut audacieux, mais le saut lui-même qui est un don de
Dieu et ainsi une participation à son infini.»(p.88)
Conclusion.
Cet opuscule, dans sa forme très condensée, pose déjà les principaux jalons
de la démarche de Balthasar dans sa trilogie; cependant, certains de ces
thèmes sont marqués ici d'un accent particulier:
1) Le mystère de la liberté originelle: mettre le libre arbitre au
commencement présupposerait la connaissance préalable du bien et du mal;
aussi, le passage à l'état de péché pose une énigme: celle de la présence
du Serpent, du 'mal en soi'.
2) C'est conjointement que la réflexion sur le donné de foi et la
Tradition de l'Eglise considèrent que Dieu ne pouvait dispenser l'esprit
fini du choix et de la tentation.
3) La distinction est faite entre d'une part l'angoisse existentielle
qui concerne tout être humain, et l'angoisse du pécheur, et d'autre part
l'angoisse chrétienne qui est participation à l'angoisse du Fils incarné,
angoisse réelle qui coexiste mystérieusement avec la joie non moins réelle.
4) La perspective de Balthasar est définie: la "nature", jamais
"purement naturelle", se mouvant entre la Chute et la Rédemption, le
travail du croyant qui est amené à philosopher est une analyse de la raison
et de la nature humaines frappées par la lumière de la Révélation.
5) Il est à remarquer que le concept d'amour intervient fort peu dans
ce texte, alors qu'il sera le thème central de l'ouvrage résumé ci-après.
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Cette distension situe notre amour de Dieu marqué par la tentation ("unsere
versuchte Gottesliebe") au-delà de toute dimension humainement concevable:
aucune solution intermédiaire ne tient plus. Mais il reste au chrétien un
bien plus précieux qui est l'espérance chrétienne, qui n'est compréhensible
que comme modalité de cet amour, modalité qui a forme divine
inchoative.("inchoative gottförmige Liebe")(p.63) Cet amour qui croit et
espère est ainsi tenu dans une 'suspension' ("Schwebe":flottement aérien),
d'où il aperçoit sous lui l'abîme, -mais il ne l'aperçoit que du haut de
cet envol «qui est toujours de nouveau mien.» ("in dem je-meinige
Fluge")(p.64)41 Mais dans ce texte par ailleurs si riche de contenu
spirituel, Balthasar semble se complaire à faire peser l'expérience de la
culpabilité et la crainte du jugement. «Celui qui, dans la vénération due à
la majesté de l'amour divin, ne connaîtrait pas la crainte du jugement,
celui-là ne prendrait pas au sérieux la sueur de sang, le bouleversement de
l'âme de Jésus avant sa Passion.»
Certes, tout comme le Rédempteur ne peut ni ne veut ménager une distinction
entre sa propre innocence et la faute des autres pour lesquels il expie, de
même l'homme pécheur bouleversé à la fois par l'amour divin révélé en
Christ, par sa propre faute et celle du monde, ne peut plus faire la
distinction entre les motifs de son angoisse: l'angoisse du péché du monde
ou l'angoisse du péché personnel. «La seule chose qui lui reste évidente,
c'est qu'il a toute raison ("Anlasz":sujet, motif) d'être angoissé pour
lui-même.»(p.64)
Cependant, Balthasar n'en reste pas là: autant il veut faire ressentir à
ses lecteurs l'impact du risque de la faute, autant il s'emploie à évoquer
de façon sensible la réalité victorieuse de la grâce et du salut.
Le Christ, c'est la transparence de l'amour absolu: il n'y a plus d'autre
lecture possible de ce dont il est le signe (ceci est encore une autre
manière de préciser le sens du titre de l'ouvrage). L'Agneau de Dieu porte
le péché du monde; le dogme de la substitution expiatrice est la pierre de
touche de la foi: «avec cet acte divin commence et finit l'amour réel,
indépassable, inimaginable, dans sa pleine évidence divine», de telle sorte
que «"l'amour seul est digne de foi" signifie en fait que rien d'autre que
l'amour ne doit ou ne peut être cru.»(p.66-67)42
41Le trébuchement sur la pierre de scandale, qui est un "choc qui perdure",
l'envol de l'espérance, envol qui est à chaque instant toujours de nouveau
donné: on entend en écho le poème d'une seule ligne de ce puissant
visionnaire qu'est René Char «L'éclair me dure.»(Commune Présence,p.230)
42Ce petit livre a été traduit en 1966 (éditions Aubier) sous le titre
"L'Amour seul est digne de foi." Ainsi formulé, ce titre pose un problème
de nuance: "digne de foi" correspond plutôt à l'Allemand "Glaubwürdig", qui
évoque la qualité morale ou le prestige du témoin plutôt que la
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Conclusion.
L'apport de ce livre à une compréhension de la trilogie est surtout une
question d'accent et de proportion. Il a été publié en 1963: ce qui est en
cours de publication à ce moment-là, c'est le volet Révélation (Splendeur-
Seigneurie) de la trilogie. Il ne faut donc pas perdre de vue, non
seulement que l'Esthétique Théologique est loin d'être terminée (4 volumes
sont encore à venir après les 3 premiers dejà parus), mais que Balthasar a
encore à élaborer les 5 volumes de la Dramatique Théologique et les 3
volumes de la Théo-logique. Tel quel, ce petit ouvrage apporte son propre
éclairage. D'abord, il met en évidence la liberté de toute personne vivante
qui vient à moi dans l'amour, et au degré absolu la liberté de l'initiative
divine. Cette libre 'venue-à-moi' ne peut s'accomplir que dans le concret
de ma propre existence: elle m'impose sa propre nécessité intérieure, dont
je ne peux ni prévoir ni déduire ni justifier les modalités.
La crainte du jugement, la réalité de l'enfer, sont ici présentés dans une
expression lourde et dramatique, mais on dirait que Balthasar n'en met que
plus de force à évoquer, d'une part, la présence du Fils incarné dans le
fond même de l'abandon de la perdition, et d'autre part le paradoxe, qui
dépasse toute mesure humaine, selon lequel c'est à partir d'un 'envol'
toujours nouveau, toujours de nouveau reçu par grâce, que la foi et
l'espérance peuvent apercevoir, 'tout en bas', l'abîme de la perdition -
selon l'image paradoxale d'un envol de l'espérance qui seul, à partir de
son élévation par la grâce, ouvre au regard croyant la perspective
vertigineuse des ténèbres.(p.54)43
Le texte constitue une exégèse du titre, réservant à l'amour seul d'être
objet de la foi, d'être la région où se révèle la splendeur divine.
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Le texte de "Theologie der Drei Tage" est paru en 1970, dans le volume
III/2 de Mysterium Salutis (p.133-326) -c'est-à-dire peu de temps après la
parution du dernier volume de l'Esthétique Théologique (T.Ä.III,2,2,paru en
1969)44.
L'ouvrage comporte des chapitres correspondant respectivement au Vendredi
Saint ("Der Gang zum Kreuz": Le chemin vers la Croix), au Samedi Saint
("Der Gang zu den Toten": Le chemin vers les morts) et à Pâques ("Der Gang
zum Vater": Le chemin vers le Père). Les deux premiers de ces chapitres
apportent des précisions et des compléments à la lecture de la trilogie
dans la perspective du mal et du salut.
44Il a été réédité tel quel en un volume séparé en 1990 par le Johannes
Verlag, Einsiedeln. Le présent commentaire réfère à cette dernière édition.
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L'heure qui vient, le calice qu'il faut boire, c'est le point d'entrée
("Einlasz": admission) du péché du monde dans l'existence concrète du
Médiateur.(p.97) Le "combat qui est une prière" ("Gebetskampf") au Jardin
des Oliviers a pour seul objet le oui à la volonté du Père. Ici toute autre
catégorie disparaît: au contraire de ce qui se lit dans les annonces de la
Passion, on n'y trouve aucune évocation, même fugitive, d'exaltation ou de
résurrection à venir; toute ouverture est 'murée' ("vermauert"), il ne
reste plus que la confrontation ultime: "ma volonté, ta volonté". L'instant
est unique ("Einmalig").
Selon une citation de Popkes,(référence en note 31, p.102) «Celui qui est
là livré est au plein sens du terme abandonné de Dieu» (p.103). Il est
livré aux mains de tous et de chacun, dans un jeu dramatique de trahisons
et d'abandons accumulés: un disciple le livre aux juifs, des juifs aux
païens -Pilate, puis Hérode, puis encore Pilate, qui le remet aux juifs
pour qu'ils le mettent à mort, alors qu'en droit comme en fait ce sont les
soldats romains qui seront les exécuteurs anonymes.(T.Ä.III,2,2,p.p.207-
208; ci-dessus p.62)45
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Dans la "Theologie der drei Tage" est exprimée avec insistance une mise au
point précise du concept de 'substitution salvatrice'.
Balthasar évoque d'abord, "en repoussoir", des théories de la Rédemption
selon lesquelles ou croirait pouvoir imaginer que l'incarnation par elle-
même, ou même un simple décret divin, aurait pu suffire pour opérer la
réconciliation. Dans une telle perspective, la mort violente du Christ ne
serait plus qu'un accident contingent, conséquence de la contradiction que
la Parole du Fils incarné suscite chez les pécheurs; ou bien cette mort
serait l'acte par lequel le Fils incarné témoigne de sa solidarité avec le
destin inéluctable de toute créature; ou encore: en acceptant sa mort, le
Christ opérerait une transformation de la mort subie par tout être humain
en un acte d'obéissance et de remise de soi à Dieu -acte qui reste
inaccessible à tout humain en tant que pécheur, mais qui, posé par le
Christ, instituerait un nouvel 'existential' dans la réalité du monde
("einstiftet": introduit comme fondement)47
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humain quelconque, mais le Dieu absolument unique dans cet homme absolument
unique. La cohérence est ici incontournable: pour que le Christ puisse se
substituer à tous les humains ("seine Mitmenschen"), il faut qu'il soit
totalement humain, c'est-à-dire unique et irremplaçable -et pas n'importe
quel individu susceptible de représenter les autres. Ainsi seulement il
pourra impliquer les autres humains dans sa croix unique, éprouvant lui-
même la mort où chaque humain est absolument seul. (p.133-134)
Sur le temps qui s'écoule entre la mise au tombeau et la Résurrection, les
évangiles se taisent: face à la mort le silence s'impose. Balthasar se
refuse à imaginer que Jésus aurait «utilisé ce court laps de temps de sa
mort pour s'occuper dans l'au-delà à diverses activités.»(p.141)
La 'Descente aux Enfers' a fait l'objet de représentations plus ou moins
mythiques, dans lesquelles Balthasar voit un «vêtement de langage»
("Sprachgewand") autour de l'idée d'un combat entre le divin et la
puissance adverse. De toute manière, selon Balthasar, le Descensus est une
"sur-interprétation" ("Überinterpretation") des énoncés du Nouveau
Testament (p.145), mais il base sa propre réflexion sur une intuition
spirituelle très profonde et très cohérente. En tant qu'événement
trinitaire, la descente chez les morts est nécessairement sotériologique
("Heilsereignis"). «C'est de la mauvaise théologie que de limiter a priori
ce moment sotériologique (...), prétendant ainsi savoir d'avance que le
Christ n'aurait pu apporter et fonder ("einstiften") aucun salut dans
l'enfer proprement dit ("in der eigentlichen Hölle").»(p.170)
Le Sauveur épargne aux morts l'expérience totale de 'l'être-mort' -la
'poena damni'- par le fait qu'il la prend sur lui par substitution.
Paradoxalement, pour que par le Christ cette substitution puisse être
'inclusive', elle doit être en même temps exclusive, c'est-à-dire unique et
irremplaçable dans sa puissance de substitution ("stellvertretende Kraft").
En d'autres mots: Balthasar récuse une théologie de la Croix qui réduirait
la solidarité de Jésus avec les pécheurs au seul acte de don de soi dans
lequel Jésus concentrerait son existence à l'instant de la mort. Il est
l'unique qui puisse franchir les limites de l'expérience générale de la
mort ("über die allgemeine Todeserfahrung hinausschreiten") et être à la
mesure ("ausmessen") de la profondeur de l'abîme.(p.161-162)
La 'deuxième mort' est celle qui frappe celui qui en pleine conscience
refuserait l'amour divin qui lui est offert: pour lui, pas de repentir
possible, il est voué à être consumé par le feu eschatologique ("am Ende
ausgebrannt")(Hb.6,4-8). Mais si le Christ a souffert, pas seulement pour
les élus, mais pour tous les humains, il a rejoint ("eingeholt": rattrapé,
dépassé") le 'non' eschatologique qu'ils opposent à son action salvatrice:
la lumière de Rédemption naît de cette solidarité sans limite.
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Ici encore, Balthasar coule ce mystère dans une forme logique, mais une
logique du mystère qui ne le réduit pas aux limites de la logique humaine:
(1)Si le Père peut être considéré comme créateur de la liberté
humaine (avec toutes ses conséquences prévisibles), le jugement -et donc
l'éventualité de l'enfer- lui appartient originellement.
(2) S'il envoie le Fils dans le monde pour sauver et non pour juger,
ceci équivaut à se démettre, dans le Fils, de son pouvoir de juger.
(3) Le Père doit introduire le Fils incarné dans l'enfer, puisque
c'est là une conséquence extrême de la liberté créée.
(4) Mais l'enfer est séjour des morts, donc pour que le Fils y soit
réellement introduit (pas seulement comme visiteur bienfaisant, mais comme
présence solidaire), il faut qu'il soit lui-même mort parmi les morts, ce
qui situe le Descensus au Samedi Saint.
(5) Pour ce faire, le Fils doit être 'sans péché', pour qu'en lui
l'espace soit infiniment libre pour y assumer la déréliction de la deuxième
mort. Ainsi seulement, les morts, entendant la voix du Fils de Dieu,
vivront.(Jn.5,25)
Conclusion.
Un texte de Balthasar a été publié après sa mort: une méditation sur les
articles du Credo.48 Extrayons-en quelques lignes qui résument les
considérations ci-dessus: «C'est en tant que mort humain que le Fils est
descendu chez les morts.(...)Il est mort uniquement par amour, par amour
humano-divin; sa mort était l'acte le plus haut de cet amour, et l'amour
est ce qu'il y a de plus vivant.(...)en ce jour, le Seigneur mort a ouvert
dans la perdition éternelle un chemin vers le ciel.»(p.46-47) Voir aussi
Balthasar, Mysterium Paschale, dans Mysterium Salutis III/2, p.133-
326.(1969)
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contre, une liberté absolue qui serait donnée par Dieu à la créature
semblerait placer celle-ci trop près de la souveraineté divine.
D-L'Enigme de l'Enfer.
51Ces deux textes ont été traduits en français sous les titres respectifs:
"Espérer pour tous"(1987- traduction Henri ROCHAIS et Jean-Louis SCHLEGEL)
et "L'enfer, une question"(1988- traduction J-L-SCHLEGEL). Les citations de
ces deux ouvrages dans le présent commentaire sont extraites de ces
traductions, sous les références abrégées "Espérer" et "Enfer".
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Tout d'abord, l'auteur souligne avec une forte insistance que le Nouveau
Testament tient grande ouverte l'opposition entre le risque de perdition et
l'espérance de salut. Il énumère des citations évangéliques contradictoires
("Espérer", p.15-16), et conclut: «Nous avons donc deux séries
d'affirmations, et en dernière instance, parce que nous sommes sous le
jugement, nous ne sommes ni capables ni en droit d'en faire la
synthèse.»(ibid.p.17) «Selon le dogme, notre juge est celui qui a porté le
péché de tous. Sommes-nous pour autant assurés de notre salut, sans avoir
de souci à nous faire? Certainement pas: en effet, quel homme sait si sa
vie a répondu à l'amour infini que Dieu a voulu prodiguer pour
lui?»(ibid.p.12)
Il est frappant, en particulier dans "Enfer", que le risque de perdition
est assez lourdement souligné: «Nous vivons constamment en danger de pécher
gravement, (...) Jésus a voulu nous laisser suffisamment de lumières pour
que nous puissions espérer en Dieu, et des avertissements suffisamment
graves pour que nous devions compter avec la possibilité réelle de perdre
notre salut.»(Enfer,p.23) Face à la sévérité de cette menace, le Nouveau
Testament présente par ailleurs l'oeuvre de réconciliation entre Dieu et le
monde pécheur par le Christ comme une victoire complète sur les adversaires
de Dieu, fondant ainsi notre droit d'espérer pour tous les humains.
(ibid.p.29.32)
L'affirmation à sauvegarder à tout prix, c'est celle de la liberté de choix
de la créature, bien que l'éventualité d'un refus ultime et définitif place
la réflexion croyante devant une aporie. «Dans sa révolte, l'homme peut-il
véritablement résister jusqu'au bout à ce Dieu-Homme qui se livre à sa
place pour ses péchés? (...)
Or d'un autre côté, nous n'avons pas le droit de dire que cette grâce
efficace entraîne tout simplement sur son passage la volonté du pécheur: il
faut encore que son assentiment soit libre.» Nous ne pouvons qu'espérer que
la grâce du Fils incarné «soit assez forte pour devenir 'grâce efficace'
pour tous les pécheurs.»(ibid.p.54-55)
On remarquera que la pensée de Balthasar se fait ici moins incisive -ou,
pourrait-on dire, moins audacieuse- que dans un texte paru cinq ans plus
tôt: évoquant le dépouillement total du Christ aux enfers, dans un
mystérieux abandon, Balthasar y soulignait la force irrésistible de cette
'non-puissance', qui serait de nature à convertir le refus en
acquiescement, la perdition en salut -sans qu'on puisse dire pour autant
que ce serait là faire violence à la liberté créée, puisque ce serait
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contact avec toutes les sagesses du monde, sagesses qui lui resteront
toujours étrangères.(p.7-8)
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Conclusion.
Il n'y a que les chrétiens pour être simples au point d'engager leur foi
dans cette démarche (autre paraphrase du titre): cette simplicité même est
la condition de toute théologie, laquelle est «ce mouvement impossible à
fixer ("nicht festzulegende Schwebe")55 entre l'image nominaliste d'un Dieu
exerçant son arbitraire souverain, et l'inscription ("Festschreibung":
fixation écrite) de l'abandon divin librement choisi dans le Logos, en tant
qu'hypostase du Dieu libre.»(p.94)
La simplicité, en tant qu'ouverture sans frontière, accueil et rayonnement,
don de la grâce par laquelle le croyant peut percevoir et faire percevoir
autour de lui la puissance de la Croix: tel est le fil conducteur de cet
opuscule, qui présente ainsi sous un angle différent les objets de
réflexion rencontrés dans la trilogie.
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1-Introduction.
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B-Finitude et Culpabilité.
58Il est utile de prendre en compte dès maintenant ces définitions, mais il
est par ailleurs évident que la réflexion de Ricoeur sur le symbole
constituera un apport important à l'essai de réflexion sur le langage
théologique qui fera l'objet du dernier chapitre du présent travail.
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Certes, tout symbole est affecté d'une contingence: il se situe dans une
zone de l'histoire culturelle. La tâche de la philosophie est précisément
de découvrir la rationalité du fondement de la contingence du symbole.
(p.486 et 488).
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Le péché est un acte qui est "posé": dès lors il prend le statut d'une
réalité objective qui transcende la culpabilité, qui devient irréductible à
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Cette foi traverse une crise dont le livre de Job est le témoin: le regard
absolu divin devient alors le regard du Dieu caché qui livre l'homme à la
souffrance injuste. «Ce regard maintient la réalité de mon existence au-
delà de la conscience que j'en prends, et plus particulirement la réalité
du péché au-delà du sentiment de culpabilité.» Mais ce regard absolu
suscite aussi, à travers la crise, le regard du pécheur sur lui-même; «la
mise en question du sens des actes et des motifs.» (p.241-243)
Cependant, la réalité inéchappable de l'état "objectif" de péché met en
évidence que la négativité du péché est une puissance, opératrice d'une
aliénation (préfigurée par le thème de la possession dans le 1er niveau de
symbolisation). Le péché s'avère dès lors à la fois comme passivité et
comme déviation volontaire.
Le volet positif de cette négativité est constitué par les thèmes de
rédemption, de rachat, de libération du captif.
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«Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi
que vous l'avez fait.» (Mt.25,40): le Juge des hommes s'identifie aux
hommes; dans le procès de la justification, le Fils de l'Homme figure à la
fois comme juge et comme témoin; le Juge devient intercesseur parce qu'il
est la victime substituée. (p.409)
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C'est ainsi que le mal est «Un défi pour la philosophie et la théologie.»
(repris dans Lectures 3, p.211-234)
Le mal commis et le mal souffert se rejoignent dans la profondeur d'une
même énigme. A la fois responsable et victime, l'être humain ayant à
répondre du mal commis fait cependant l'expérience d'une passivité au coeur
même de ses actes; il a le sentiment d'être engagé dans une histoire du mal
qui est déjà là: à ce titre il est paradoxalement et tragiquement victime
en tant même qu'il est coupable.
Face à cette redoutable énigme, le mythe démonise la souffrance et le péché
comme l'expression des mêmes puissances maléfiques, et ce fond ténébreux
n'est jamais complètement démythifié dans la mesure même où l'énigme n'a
jamais cessé d'être énigme. (p.213-214)
Dans sa recherche spécifique d'intelligibilité globale, le mythe (2ème
niveau de symbolisation) déploie une profusion de schémas explicatifs,
ouvrant le chemin des théodicées rationnelles qui, en ce qui concerne
l'énigme du mal, se centreront sur le problème de son origine: d'où vient
le mal?
Mais toutes les figures explicatives se heurtent à la disproportion et à
l'arbitraire des maux que nul schéma de punition ou de rétribution ne
parvient à justifier.
La plainte de Job, le juste souffrant, ne reçoit de la théophanie aucune
réponse directe autre que l'auto-proclamation par Dieu de sa maîtrise et de
ses desseins insondables -en écho, Ricoeur cite Is.45,7: «Je forme la
lumière et je crée les ténèbres; je fais le bonheur et je crée le malheur.»
Si Job finalement se repent, c'est de s'être plaint.
127
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Certes, une oeuvre comme celle d'Elie Wiesel confère ses lettres de
noblesse à une "théologie de la protestation", une accusation contre Dieu
dans laquelle Ricoeur voit «l'impatience de l'espérance»60. (p.291)
60En écho consonant d'une autre voix juive, celle d'un poète parmi les plus
grands: en exergue du poème intitulé 'Benedicta", dans le recueil "Die
Niemandsrose" ("La Rose de Personne"), Paul CELAN cite le refrain d'un
chant yiddisch: Zu ken men arojfgejn in himel arajn
Un fregn baj got zu's darf asoj sajn?
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D-Confrontation et conclusion.
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non pas donc une foi dont il aurait fallu d'abord démontrer rationnellement
la vérité ou la plausibilité, mais une foi précisée et enrichie par le
retour réflexif à l'expérience vive de la condition humaine, telle qu'elle
s'exprime dans les symboles de la piété juive, à commencer par les symboles
de la faute et de l'aveu62.
Par exemple, alors que Ricoeur garde une certaine distance et une sobriété
dans l'expression lorsqu'il évoque le 'mal souffert' (p.427-428 du vol "Le
Volontaire et l'Involontaire"), et qu'il semble centrer l'angoisse
existentielle sur la prise de conscience de la contingence: «je suis là et
ce n'était pas nécessaire63», Balthasar, au contraire, évoque le "mal subi"
et son effroyable disproportion vis-à-vis du "mal commis" en termes brutaux
et réalistes, récusant avec violence toute entreprise visant à minimiser,
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L'univers mythique juif et son développement sont analysés par Ricoeur sur
la base de la structure des trois niveaux de symbolisation. Ainsi se trouve
mise en évidence une évolution depuis l'aveu du péché contre l'Alliance
jusqu'à l'élaboration du mythe de la chute qui, marquant la distinction
entre la création bonne et l'acte mauvais du pécheur, ouvre la voie à la
spéculation humaine sur la puissance de défection de la liberté.
C'est le mérite éminent du texte de Ricoeur que de faire apparaître le rôle
symbolique de ce parcours: non pas un symbole ad hoc, réinventé et adapté
au fur et à mesure que la conscience religieuse s'approfondit, non pas donc
selon un procédé choisi parmi d'autres représentations possibles, et qu'on
réduirait à un statut d'affabulation poétique devenu superflu dès qu'on en
explicite la signification.
Le symbole est plutôt jaillissement de sens: en l'occurrence, le sens de
'l'expérience vive', qui n'est pas séparable de sa facture symbolique,
parce qu'il n'est pas exprimable autrement que dans ce symbole.
Conclusion.
64Il est d'ailleurs à remarquer que Balthasar emploie fort peu le mot
'symbole' dans la trilogie, au regard de la fréquence et de l'importance,
par exemple, du mot 'figure' ("Gestalt").
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cette liberté une "liberté serve". Le salut dépend de la grâce divine qui
peut libérer cette liberté qui s'est asservie elle-même: ainsi l'être
humain, déchiffrant son propre mystère dans les symboles spéculatifs, peut
désormais se découvrir comme «un être acquitté» (Finitude et Culpabilité,
p.414) Sans doute, dans cet acquittement éternel et inconditionnel prononcé
par Dieu, pouvons-nous percevoir un écho de certaines formulations
calvinistes65.
Chez Balthasar, la colère de Dieu contre la négation de son amour s'abat
sur l'Amour incarné: le Fils crucifié, non seulement est abandonné de son
Père, mais il est même privé du 'réconfort' de connaître, dans son agonie,
l'aboutissement de son oeuvre, de son acte de 'substitution inclusive'.
(T.D.III,p.326 et 331) Cette oeuvre, le catholique Balthasar la désigne par
une formule qui diffère de celle de Ricoeur: désormais, par la grâce divine
agissant dans et par la kénose de la Croix, se pose devant le regard divin
"l'homme sans tache". (ci-dessus, p.60; p.124)
Cette précision doctrinale, ainsi mise en évidence par cette confrontation,
est en profonde concordance avec l'insistance de Balthasar sur le degré
infini de la liberté divine, de la kénose et de la 'substitution inclusive'
selon laquelle le Fils incarné rejoint les 'réprouvés' dans leur
enfermement, non pour y exercer une puissance qui serait plus forte que
leur déréliction, mais pour y partager réellement, dans une totale 'non-
puissance, leur désespoir et leur solitude. Participant à la victoire de la
grâce dans la Résurrection, ils seront désormais "sans tache", puisqu'ils
auront été, par l'acte divin,séparés de leur péché qui seul restera en
proie au feu infernal de la Colère.
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Subir l'agression du mal (le 'mal' et les 'maux') dans son déploiement
extrême amène la conscience à le déclarer 'injustifiable', par un jugement
66Le mot 'Dieu' n'apparaît pas dans le volume, pas plus que le mot 'foi' ni
le mot 'révélation'. Le mot 'Christ' apparaît une seule fois (p.170), à
titre de métaphore, dans une citation. A ce propos, Ricoeur fait le
commentaire suivant: «Nous retrouvons, au terme de la méditation, le moi
pur, la conscience pure de l'un, qui est aussi bien la loi spirituelle,
principe originaire d'unité qui est moi sans être de moi, et qui est
justifié par soi; ce principe était au début de la méditation comme le
contraire que l'injustifiable trahit; pas plus à la fin qu'au commencement
Jean Nabert ne l'appelle "Dieu".» (RICOEUR, L'Essai sur le Mal, Lectures,
2, p.246-247)
67On trouve dans le commentaire de Ricoeur une utile définition de ces
normes: «Le sujet humain, c'est (...) une volonté orientée et commandée par
des règles, par des normes, qui dessinent un champ du 'valable' et par là
même excluent certaines actions, certains motifs, certaines intentions,
comme 'non-valabes'.»(Jean Nabert, L'Essai sur le Mal, p.237)
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ainsi l'unité d'un choix qui se reflète dans toute notre conduite sans
exclure la possiblité d'une rénovation radicale.» (p.95)70
Cette idée d'un choix originaire semble s'imposer au philosophe selon une
sorte de logique que je tente ici de résumer. (p.95-98)
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Mais nous ne pouvons prendre conscience de cette unité que par l'acte qui
la trahit. Analogiquement, ce n'est que par les divisions que nous y
pratiquons effectivement que nous acquérons l'intuition de l'espace; de
même, nous ne formons la pensée du moi que par la "causalité impure" du moi
propre. L'innocence et la confiance ne se connaissent que par la réflexion
sur le péché et la trahison, sous les espèces de l'irruption du mal dans le
monde (p.121); nous jugeons notre acte par le principe d'unité qu'il
trahit. (p.124)
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Les consciences multiples ont le désir l'une de l'autre pour une promotion
réciproque de leur être: ce désir a son fondement dans l'expérience d'une
forme d'unité, expérience qui est immanente à la vérité de la relation
entre les consciences. (p.125)
Mais «il n'est pas d'expérience unitive qui n'enveloppe l'épreuve de sa
précarité et de la menace que lui fait courir le retrait, la sécession des
consciences.» (p.124) Le commencement du mal est à chercher dans
l'expérience d'une «causalité originaire que ne commandent pas une
intelligence ou un discernement préalables du bien et du mal, et qui ne
comporte donc pas une option réfléchie entre l'un et l'autre.» (p.125)71
Apprécions au passage, dans les deux phrases qui suivent, à quel point
Nabert peut conjoindre la prudence dans l'affirmation et la précision dans
la réflexion: «Il ne paraît pas qu'une causalité dont l'action s'exerce
tout d'abord selon des concepts pleinement adéquats à la raison se renverse
librement en une causalité irrationnelle (...); une telle conceptualisation
préalable des contraires serait solidaire de l'idée de libre arbitre ou
d'une liberté toujours disponible.» Si on reconnaît la validité de cette
objection, «il sera plus facile d'admettre qu'une causalité spirituelle
qu'on appelle volonté soit surprise par le jaillissement de certains
possibles.» (p.125-126-C'est moi qui souligne).
4°) La justification
71Nabert rejoint ici Balthasar (p.80-81 de Der Christ und die Angst):
«Placer le libre arbitre au commencement équivaut à présupposer ce qu'on ne
peut absolument pas présupposer: la connaissance du Bien et du Mal.» (voir
ci-dessus p.93-94)
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Ce qui rend possible que la conscience conteste ce qui est ressenti comme
un mal, l'acte spirituel qui constitue l'expérience réflexive du mal, c'est
l'avènement d'une conscience de soi, avènement qui correspond à un effort
vers la justification, à une reprise sur le mal, promotion de la conscience
de soi qui intensifie le désir de Dieu. (p.157-158; voir ci-après)
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c)-L'expérience religieuse.
Sous ce titre ont été publiés en 1966 après la mort de l'auteur des textes
préfacés par Ricoeur, ordonnés et présentés par Paule Levert. Dans ce
volume, la rubrique "Finitude et Mal" (p.49-72) groupe des réflexions dans
lesquelles Nabert explicite plus nettement -bien que toujours avec la même
prudence dans l'expression- l'ouverture de sa démarche sur la foi.
On y retrouve le dualisme de la conscience et l'évocation d'un drame
fondamental, celui que la symbolique croyante prend en compte selon ses
propres niveaux de symbolisation.
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Cette aliénation n'est pas consécutive à une sorte de déchéance qui serait
produite à partir d'une finitude strictement corrélative d'une existence
infinie, et pour l'aggraver ou la transformer, mais bien plutôt «aliénation
essentielle, fondamentale (...) et plus profonde que toutes les aliénations
dont il est possible de cerner les contours. (...) Cette aliénation où la
finitude elle-même plonge ses racines est une donnée première, irréductible
à toute espèce de justification.» (p.51) Mais cette aliénation irréductible
se réfère à l'idée d'une expérience délivrée des servitudes désignées par
ce sentiment fondamental. (p.52) C'est un thème central de la quête de
Nabert: «comment lier au plus près l'analyse de la conscience de soi et une
ouverture vers l'inconditionné, et la question du mal?» (p.55)
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72Il s'agit de :Jean Nabert: l'Essai sur le Mal (1959), repris dans
Lectures 2, p.237-252, et de l'introduction au volume Le Désir de Dieu (p.7
à 13), également reprise dans Lectures 2, p.253-262. Dans le compte-rendu
ci-dessous, les citations du texte de Ricoeur se trouvent entre «vrais
guillemets», les citations qu'il fait lui-même de Nabert sont entre
"doubles apostrophes".
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D-Confrontation.
La causalité spirituelle.
Une philosophie réflexive, par définition, est celle du penseur qui ose
parier sur l'approfondissement du retour sur soi-même, non pas comme
renfermement narcissique, ni comme complaisance dans l'auto-analyse, non
pas non plus comme point de départ d'une argumentation qui aboutirait à une
prise de position sur la transcendance: ce n'est pas une apologétique de
l'immanence, mais le parcours d'un philosophe se mettant à l'écoute de
l'absolu qui fonde la prise de conscience de soi. Une telle attitude
implique la conviction d'une immanence de l'absolu dans l'expérience
humaine, ainsi que «l'aperception de cette union intime de l'absolu et de
l'historique qui donne un sens au devenir.» (Essai, p.169-170)
73Selon Balthasar, (T.Ä.I,p.233), ce qui est donné par la grâce, c'est une
"Einstimmung", un accord de résonance, un "sensorium" à la fois donné et
cependant propre à l'homme: le mouvement par lequel le croyant se tourne
vers Dieu «est toujours déjà dépassé et fondé dans une totalité du sujet et
de l'objet.»
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Le mal et le péché.
Bref retour à Der Christ und die Angst.
74Rappelons que "Der Christ und die Angst" est paru 4 ans après la
publication de "Wahrheit der Welt" en 1947, mais quelque 10 ans avant que
débute la publication de la trilogie. On constate que ces pages de "Der
Christ und die Angst" ne sont pas invalidées par les textes plus récents:
les concepts qui y apparaissent seront précisés et prolongés au cours de
l'oeuvre. Par ailleurs, le volume "Wahrheit der Welt" de 1947 a pu être
repris tel quel en 1985 comme volume d'introduction au dernier volet de la
trilogie: on ne saurait manquer d'être frappé par la continuité de la
philosophie du théologien Balthasar tout au long de sa carrière et de la
recherche passionnée qui caractérise sa théologie.
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4-Le passage de la vie de la créature dans cet espace habité par Dieu
à la vie "dans le péché" dans l'espace libre de l'indifférence suppose
l'intervention d'un facteur intermédiaire ("Zwischen-stimmung"). Cependant,
celui-ci est ambigu, et initie une circularité dramatique: en effet, cette
détermination qui mène au péché est aussi elle-même déterminée par le
péché, provient du péché .("stammt aus der Sünde")(Angst,p.82-83)
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Ainsi, dès la rédaction de "Der Christ und die Angst", Balthasar pose déjà
les bases de cette logique de la liberté finie qu'il développera plus tard
(T.D.II,l,p.246; T.D.III,p.137; ci-dessus p.26;ci-dessous IIème partie,
A.IV.B,1), et qui pose un des problèmes principaux de la réflexion sur le
langage théologique.
L'initiative de l'autre.
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La négation et le divin.
77«De tous les philosophes contemporains, Nabert est sans doute celui qui a
réfléchi le plus intensément sur le mal (...).» Paul NAULIN, art.Nabert
dans le Dictionnaire des Philosophes, vol 2, Paris, PUF, 1993, p.2084.
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Conclusion.
Introduction.
78Voir par exemple Der Christ und die Angst, p.44 à 57. Voir ci-dessus le
commentaire sur ce texte p.90ss.
153
154
79D.DUVAL, art. Autre das le vol.I des Notions Philosophiques p.207, Paris,
PUF 1998 (2e édition)
80ibid. p.212. R.BARBARAS, art. Autrui. Les deux citations sont de Lévinas,
Totalité et Infini, respectivement p.9 et 5. Dans la suite de cette section
sur Lévinas, on utilisera les références abrégées suivantes: T.I. pour
Totalité et Infini; D.I. pour De Dieu qui vient à l'Idée; A.E. pour
Autrement qu'être ou au-delà de l'essence; E.D.E. pour En découvrant
l'existence avec Husserl et Heidegger.
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81Ce thème omniprésent dans les écrits de Lévinas est le sujet central de
son opuscule intitulé L'Ethique comme philosophie première, publié en 1998,
reprenant le texte d'une conférence de 1982. L'introduction de Jacques
ROLLAND souligne la centralité chez Lévinas de cette «couche pré-
intentionnelle de la conscience considérée comme originaire.» (p.37) Il
rappelle aussi que, dans l'oeuvre de Lévinas, "éthique" est un terme bien
précis, qu'il faut soigneusement se garder de confondre avec "morale"
(p.42). Selon Jacques Rolland, Lévinas fait ressortir que l'éthique relève
d'un "il faut", tandis que la morale relève d'un "tu dois". «La morale
serait dès lors à penser (...) comme le rappel de 'ce qui s'est passé' dans
la conscience non intentionnelle agitée par l'altérité se 'présentant' dans
le Moi.»
82Tout ceci est suggestif de réflexions et de questions sur le langage en
général et sur le langage de la théologie en particulier: dans la Troisième
partie du présent travail, le chapitre sur l'anthropologie du langage
comportera une section sur Lévinas.
155
156
B-Altérité et hétéronomie.
83«Plus profond encore se situent ceux pour qui, dans le visage d'un autre,
s'éclaire de façon inamissible la profondeur essentielle de "l'être-humain"
(die Wesenstiefe des Menschseins). G.SIEWERTH, Philosophie der Sprache,
p.28.
84«(...) la bonne conscience du conatus, de la persévérance de l'être,
laquelle ne pose pas de questions.» LEVINAS, art. La signifiance du sens,
dans l'ouvrage collectif Heidegger et la question de Dieu, p.241.
85 Les Notions Philosophiques, Paris, P.U.F, 1990. Vol.I, entrée 'Autrui',
p. 210, signée BARBARAS.
156
157
Des commentateurs de Lévinas n'ont pas manqué de remarquer à quel point son
expression de la perception d'autrui semble parfois faire peser une
responsabilité démesurée.88 En effet, certaines phrases de Lévinas, citées
157
158
Il est vrai que l'expression de Lévinas est parfois fort elliptique: est-il
si immédiatement évident que l'autre, le prochain, soit toujours et
nécessairement pour nous le démuni, le prolétaire, celui qui, s'imposant à
notre conscience par sa souffrance, par sa nudité sans défense, nous "prend
en otage"?
«Je ne peux me dérober au visage d'autrui dans sa nudité sans recours: dans
sa nudité d'abandonné qui luit entre les fentes qui lézardent le personnage
ou sa peau à rides, dans son 'sans recours' qu'il fait entendre comme cris
déjà criés vers Dieu sans voix ni thématisation.» (D.I.p.118)
Le prochain peut-il être ainsi identifié, comme de toute évidence, à un
être sur qui s'acharne le destin, et dont la souffrance nous interpelle de
façon immédiate et péremptoire?
158
159
Et nous savons bien que, dans un tel face-à-face immédiat avec l'extrême
détresse, aucune excuse ne nous protégerait de son exigence. Si nous en
doutions, il suffirait de nous rappeler que nous pourrions nous-mêmes être
cet autrui sur qui s'acharne le destin: accepterions-nous alors que l'on se
détourne, qu'on décline ou qu'on restreigne, au nom d'engagements
préalables, si indiscutables soient-ils, la responsabilité concrète qui
s'imposerait hic et nunc au témoin de notre déréliction?
«Le visage dans sa nudité de visage nous présente le dénuement du pauvre et
de l'étranger (...), mais cette pauvreté et cet exil me visent, (...)
restent expression de visage. Autrui qui me domine de sa transcendance est
aussi l'étranger, la veuve et l'orphelin envers qui je suis obligé.»
(T.I.p.187-190)
En ces termes Lévinas trace explicitement le lien qui conjoint, d'une part,
ce qui s'avère être un existential -le surgissement, l'irruption de l'Autre
dans le Même du moi lors de toute rencontre avec n'importe quel autrui-, et
159
160
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161
161
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Certes, les post-freudiens que nous sommes tous —pour le meilleur comme
pour le pire— sont peut-être plus enclins que les générations qui nous ont
précédées à se reconnaître de quelque manière dans les fautes d'autrui:
quels sont en effet ces engrenages effrayants qui peuvent faire de petits
Pierre, Jacques ou Jean des tueurs, des tortionnaires, des vendeurs de
poison, des prostitueurs d'enfants, ou des exploiteurs des faibles?
La responsabilité secrète de chaque individu est inconnaissable: face au
plus méprisable, au plus haïssable des "méchants" s'impose à ma conscience
plus ou moins explicite l'idée qu'il y a un lieu de la condition humaine
où, de quelque manière, il est moi et je suis lui.
Mais ceci n'éclaire sans doute pas beaucoup la notion de responsabilité
existentielle pour la faute d'autrui dont parle Lévinas, ni surtout celle
de substitution à l'autre en ce domaine.90
Par ailleurs, Lévinas donne à ce thème de substitution deux dimensions
différentes: d'une part, «quand on souffre par quelqu'un, la vulnérabilité,
c'est aussi souffrir pour quelqu'un (...). Si on ne pose pas cela, vous
êtes aussitôt dans un monde de la revanche, de la guerre, de l'affirmation
prioritaire du moi.» (D.I.p.134)
D'autre part, il s'agit littéralement, selon Lévinas, de 'souffrir à la
place de l'autre' (v.entre autres D.I.p.101, note 3)
Cette insistance a quelque chose de choquant, semblant imposer un idéal
intransigeant au titre de morale existentielle, littéralement définitoire
de la relation à l'Autre: «ne pas présenter ma relation avec autrui comme
un attribut de ma substantialité, comme un attribut de ma dureté de
personne, mais au contraire comme le fait de ma destitution, de ma
déposition (au sens où on parle de la déposition d'un souverain). C'est
alors seulement que peut prendre sens en moi une véritable abnégation, une
substitution à l'autre.» (D.I.p.133)
162
163
Dans les Etudes VII et X de Soi-même comme un autre, Ricoeur procède à une
mise au point de ce thème de dissymétrie, mise au point qui s'avère
cependant une précision et un prolongement de la pensée de Lévinas plutôt
qu'une objection.
Après avoir rappelé (p.221) que toute la philosophie de Lévinas repose sur
la conscience de l'initiative de l'autre dans la relation intersubjective,
Ricoeur pose une question incontournable: l'injonction par autrui, pour
être reçue, ne doit-elle pas faire appel à une réponse qui compense la
dissymétrie? Ne doit-elle pas libérer une capacité de donner en échange, et
d'abord rencontrer une reconnaissance par le soi de l'autorité d'autrui qui
lui adresse cette injonction? (p.222)
Selon Lévinas, le moi "d'avant la rencontre de l'autre" est extériorité
absolue: c'est à cette extériorité que répond l'épiphanie de l'Autre,
163
164
92On pourrait d'ailleurs faire remarquer à Ricoeur que cette Règle d'Or
universelle, qu'on pourrait peut-être un peu facilement considérer comme
une morale du bon sens, évidente pour tous, formule en réalité une exigence
sans limites. "Faire pour l'autre ce que je voudrais qu'il fît pour moi"
nous situe potentiellement, l'un et l'autre, comme l'Autrui démuni qui
prend le vis-à-vis en otage par l'urgence sans limite de son appel.
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Aussi, Lévinas insiste: «la justice ne demeure justice que dans une société
(...) où demeure aussi l'impossibilité de passer à côté du plus proche, où
l'égalité de tous est portée par mon inégalité, par le surplus de mes
devoirs sur mes droits» (ibid.p.248), car «rien ne se soustrait au contrôle
de la responsabilité de l'un pour l'autre (...),la loi est au sein de la
proximité.» (ibid.p.248)
D'autre part, la pensée de Lévinas sur le 'moi-otage-de-l'autre' assume les
limites de l'individualité concrète: il ne prétend pas jauger les individus
selon une échelle d'altruisme plus ou moins effectif. Ce qu'on pourrait
prendre pour une exaspération de la morale de l'altruisme est chez Lévinas
l'ouverture fondamentale sur l'absolument autre. Cette obligation
incontournable est un 'existential': le mode d'être du moi, une "puissance
de substitution"93.
Le cas de figure, l'acte rare qui retentit dans les mémoires, où
effectivement il a été donné à un être humain d'épargner à autrui une
souffrance en choisissant librement de la subir à sa place, c'est ce que
Balthasar appellerait un Realsymbol: symbole vécu —vraiment vécu, non pas
'pour signifier, témoigner, faire symbole', mais simplement vécu—:
signifiant, en-deçà de toute intention exemplaire, la dépossession
existentiale du moi et de sa parole par le sens indicible produit dans
l'insaisissable instant, l'ouverture absolue par l'irruption de
l'absolument autre.94
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Ricoeur met ainsi en évidence une question qui oriente le texte de Lévinas,
et qui s'impose de plus en plus explicitement à mesure que progresse la
pensée de l'auteur: comment en effet faire coïncider le pré-originaire du
discours sur l'Infini (la diachronie réfractaire à toute synchronie) et la
contemporanéité de l'approche du prochain, le plaidoyer en faveur de
l'irréductibilité du Dire au Dit et le discours même -le dit- sur la
proximité, la relation dissymétrique de responsabilité et la substitution;
le Dire comme instance de parole et la responsabilité comme «instance reine
d'éthique sans ontologie?» (Ricoeur p.15-00)
166
167
-Le Dit: «c'est dans le déjà dit que les mots -éléments d'un vocabulaire
historiquement constitué- trouveront leur fonction de signe et feront
pulluler les possibilités du vocabulaire.» (Ricoeur p.28; Lévinas p.65)
167
168
Mais nombreux sont les textes de Lévinas où les mots 'Dieu' et 'Infini'
sont interchangeables -sans que Lévinas s'explique clairement sur cet
appariement. «L'Infini ne s'annonce pas dans le témoignage comme thème.
(...) "Me voici": dans la phrase où Dieu vient pour la première fois se
mêler aux mots, le mot Dieu est encore absent (...). Témoigner de Dieu, ce
n'est précisément pas énoncer ce mot extra-ordinaire, comme si la gloire
pouvait se loger dans un thème.» (A.E.p.233) « "Me voici!" est le lieu par
où l'Infini entre dans le langage, mais sans se donner à voir. Il
168
169
n'apparaît pas, parce qu'il n'est pas thématisé (...). Le "Dieu invisible"
n'est pas à comprendre comme Dieu invisible aux sens, mais comme Dieu non
thématisable dans la pensée.» (Ethique et Infini,p.102)
Lévinas confronte, «d'une part, l'évidence du savoir qui est une façon du
repos de l'être, où (...) son identité d'être s'identifie et se confirme,
et d'autre part la patience de l'infini où la raison est un dérangement
incessant du Même par l'Autre (...) dans une mise en question de la pensée
par l'Infini qu'elle ne sait contenir.» (D.I p.187)
Cette mise en question suggère que la conscience (...) rompt cet équilibre
pour entendre plus que sa capacité, que ses désirs, ses question, sa
recherche (...) sont des éveils à la Dé-mesure.» (ibid.p.164)
169
170
Le Même «est voué à l'Autre, par une responsabilité sans culpabilité qui
cependant l'expose à une accusation» (ibid.p.249), et «que la rigoureuse
comptabilité du libre et du non-libre ne mesure plus.» (A.E.p.197)
Selon Jacques Rolland97, Autrement qu'Etre apporte un grand renouvellement
philosophique en renversant une priorité apparente selon laquelle le Moi,
d'abord défini par son pouvoir, son identité, son savoir, ensuite seulement
rencontre ce qui dépasse son pouvoir. Au contraire, Lévinas met en évidence
la "pré-origine" du je humain obsédé par Autrui, et qui, dans un deuxième
temps seulement, est en mesure d'exister dans le monde offert à sa prise.
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E-Confrontation.
La relation à l'Autre comme non limitée par le Même, c'est «la circonstance
où le sens du mot "Dieu" vient à l'idée.» L'épiphanie du visage de l'Autre
souffrant est ouverture sur la transcendance, en même temps qu'elle
implique cette mystérieuse "puissance de substitution" selon laquelle, pour
reprendre les termes de Nabert, un acte gratuit aboutit à la présence
salvatrice d'une conscience qui se reconnaît dans celle du coupable et du
malheureux. (Nabert, Essai, p.154-165; ci-dessus p.142-143 et 146-147)
L'exigence du visage d'autrui, tout comme le "Me voici", réponse libre du
sujet dépossédé et assigné, sont révélation de l'infini: «la transcendance
de la révélation tient au fait que l'"épiphanie" vient dans le Dire de
celui qui la reçoit.» (A.E.p.234) C'est ainsi, sans doute, que Lévinas peut
dire que «le sens du mot "Dieu" vient à l'idée.» (ibid.p.252)
L'irruption du tout autre par le visage d'autrui correspond chez Balthasar
à l'initiative divine dans la Révélation et la kénose. Cette irruption,
ainsi que la passivité selon laquelle d'après Lévinas le Même se laisse
déposséder par l'Autre, trouvent une certaine consonance dans le concept
balthasarien de 'catalogie'.
Sans doute Lévinas, au contraire de Balthasar, ne pose-t-il pas le problème
de la liberté en termes de choix actif et responsable de la créature à
l'égard de Dieu, cependant, il prolonge jusqu'à leur 'emphase', d'une part,
l'autonomie responsable de "l'être-humain" face à l'exigence venant
d'autrui, et d'autre part, la réalité de la finitude, de la passivité dont
il ne nous est pas donné de limiter ou de mesurer la portée. Ces deux pôles
du vécu humain se rejoignent dans une ouverture à l'infini qui est Dieu.
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le péché dont "l'horreur" est telle qu'elle ne peut être perçue que par la
contemplation des souffrances de la Passion; le rapport enfin entre l'amour
divin tel qu'il est défini par Balthasar et le concret du vécu quotidien:
ce sont là quelques-uns des thèmes les plus importants qui sont source de
questions dans le cadre de la synthèse qui fait l'objet de la IIème partie
ci-dessous.
Par ailleurs, nous avons suivi avec Ricoeur le long chemin qui mène "du
refus au consentement", rencontrant le mystère du passage de la
faillibilité à la faute effective —passage que Ricoeur situe au-delà du
seuil d'intelligibilité— Ce parcours à la fois impose la nécessité de
libérer la "liberté serve" et en même temps met en évidence l'impossibilité
de dégager la liberté responsable dans les limites de la dialectique du
volontaire et de l'involontaire.
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Deuxième Partie
SYNTHESE ET COMMENTAIRES.
A. L'EDIFICE.
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A--Dieu et l'Etre.
1- Le débat.
Thomas d'Aquin définissait Dieu comme "actus purus essendi", "ipsum esse
subsistens". Les étants sensibles constituaient le point de départ et
l'orientation d'une ascension conceptuelle -ana-logique- dans le cadre
d'une conceptualité liant Créateur et créatures. Mais pour sauvegarder
l'inconnaissabilité divine, Thomas d'Aquin soulignait que 'être' pour Dieu
diffère de ce qu'est 'être' pour les créatures. La différence réelle entre
esse et essentiae, qui s'applique à toutes les créatures, ne s'applique pas
à la simplicité de Dieu.
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Il constate avec regret que le Toi divin, interpellé dans l'excès du mal,
est défini chez Nemo par recours à l'être. Il ajoute: «le Toi en Dieu n'est
pas chez Nemo un 'autrement qu'être', mais un 'être autrement'. La
réflexion sur le Toi ne se risque pas jusqu'à penser en lui un au-delà de
l'être.» Nemo, dit Lévinas, «n'ose pas penser que le psychisme humain dans
sa relation à Dieu s'aventure jusqu'aux significations de l'au-delà de
l'être et du néant.» (p.202)
2-L'ontologie de Balthasar.
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l'être en tant que tout illimité, se voit forcé de poser dans la vérité
absolue l'existence de l'être absolu (...). Dans la plus petite avancée de
la pensée est incluse la connaissance de la véritable infinitude.»(p.287-
288) «L'homme n'existe que par le dialogue inter-humain, donc par le
langage, la parole. Pourquoi alors dénier la parole à l'être lui-même?
(...) Partons de l'idée que Dieu soit vraiment Dieu ,c'est-à-dire la
totalité de l'être, qui n'a besoin d'aucune créature (...)»106
Dans T.L.II,p.209-211, Balthasar définit Dieu comme "l'être subsistant",
mais le contexte où il emploie cette définition fait ressortir le statut
existentiel concret de l'expression ontologique.
Ceci implique une conséquence très immédiate (es liegt nah, dasz..): l'être
humain, conscient d'être le seigneur de la création, pense pouvoir, comme
si cela allait de soi (schlechthin: tout de bon, tout simplement), étendre
sa saisie à l'être subsistant lui-même, c'est-à-dire à Dieu. Ce faisant,
l'être humain non seulement oublie qu'il n'est pas Dieu, mais aussi qu'il
lui est redevable de lui-même.
Surtout, il oublie qu'il est toujours dépouillé de lui-même par son
appartenance au monde: «dans la communion naturelle avec ce qui existe
matériellement, il est un être radicalement dépossédé de lui-même.» (p.210)
Cette dépossession est le fondement du miracle de la substitution qui
s'opère dans le sacrifice de la Croix et dans l'Eucharistie: réalité vécue
qui rend possible une pré-compréhension du dépouillement de la Parole
divine. Sans cette réalité, le mystère de la Croix demeurerait étranger et
inaccessible à l'être humain. (ibid.)
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1) Dans la révélation de Dieu dans la création (le mot ici employé est, non
pas 'Offenbarung' qui est le nomen actionis, mais 'Offenbarkeit': le fait,
la qualité d'être manifeste), le dévoilement est en même temps voilement
toujours plus grand (je gröszere Verhüllung), de telle sorte que la
créature humaine est amenée à s'en remettre au mystère de ce qui lui
apparaît, à renoncer à le maîtriser par la connaissance. (T.Ä.I,p.430-433)
2) La dialectique du dévoilement et du voilement se manifeste dans
l'incarnation en tant que telle (überhaupt: pure et simple): le voilement
dans la manifestation divine en Jésus-Christ ne se limite pas à sa Passion
et à sa déréliction sur la Croix. (p.441-443) En Jésus-Christ Dieu se
dévoile toujours plus comme celui qui est incompréhensiblement voilé: ce
langage, Dieu le parle dans la chair. (p.439)
3) Ce sont les modalités de ce 'dévoilement-voilement' qui sont déterminées
par la réalité complexe et unique 'péché-colère-réconciliation-rédemption'.
Dieu s'est vidé (entleert), non seulement dans sa création (la première des
trois kénoses résultantes), mais dans les modalités de l'existence
déterminée par le péché (sündenbestimmt), en proie à la mort
(todverfallen), devenue étrangère à Dieu (gottentfremdet). C'est selon ces
modalités que Dieu est pour nous «voilement se manifestant dans le
dévoilement de soi» (im Sichenthüllen erscheinende Verhüllung). (p.443-444)
4) Balthasar condense dans une seule phrase complexe l'entièreté du
mystère: «la figure signifiante (Sinngestalt) de l'existence radicalement
pécheresse et cependant placée sous le signe de l'espoir de la rédemption,
cette Sinngestalt est elle-même déjà mystérieusement rapportée au-dessus
d'elle-même (über sich weg) à la figure du Rédempteur (einbezogen: comprise
dans), laquelle de son côté prend sur elle les modalités de l'existence
déchue, pour les transmuer (umwerten: transvaluer) en souffrance de
rédemption.» (p.443)
5-Conclusion.
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B-L'analogie et la catalogie.
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Que l'exposé qui en rend compte ci-dessous soit d'abord celui de l'analogie
s'explique d'une part par le fait évident que c'est l'expérience humaine
qui semble être à la base de toute prise de conscience et de tout
questionnement, mais d'autre part ne devrait pas voiler ou minimiser la
préséance du mouvement 'catalogique'. L'ouverture même de l'élaboration
analogique sur la major dissimilitudo met en évidence le paradoxe central
selon lequel l'activité libre du sujet croyant réfléchissant sur sa foi est
une liberté qui toujours de nouveau se reçoit d'en-haut.
1-La tradition.
Certes, déjà depuis Thomas d'Aquin, depuis Przywara et son débat avec Barth
sur ce thème, il n'y aurait rien de bien neuf à évoquer la béance de la
démarche analogique sur la perspective de l'infini de Dieu: il s'agit donc
d'être réceptif à l'apport propre de Balthasar dans le prolongement de
cette tradition.
De la section que Balthasar consacre à Thomas d'Aquin (T.Ä.III,1,1,p.354-
370), retenons cette idée centrale: l'être, comme image de Dieu (Gleichnis
Gottes) n'est pensable que dans la 'distinction réelle' entre l'esse et les
essentiae. Ce rapport laisse apparaître en transparence le fondement
originaire (Urgrund) créateur de Dieu: c'est par le fait que toutes choses
sont fondées en Dieu et ordonnées à lui qu'elles peuvent être ordonnées les
unes aux autres dans des rapports fondateurs. «Il est impossible (...) de
laisser se mouvoir dans l'incertitude (schweben: être suspendu, incertain),
comme le fait Heidegger, la différence entre l'être et l'étant comme un
mystère ultime reposant en lui-même (...) Par la différence ontologique,
(qui dans sa partie systématique ne s'écarte pas essentiellement de la
'distinctio realis' thomiste) le regard humain doit chercher à pénétrer
jusqu'à la différence entre Dieu et le monde ...»109
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Selon Przywara, l'unité qui est posée dans la connaissance est structurée
de telle façon qu'elle englobe en même temps la globalité et la diversité
des choses qu'elle vise: toute expression de cette structure de la
connaissance est analogique. Ce qui constitue la structure fondamentale de
ce qu'est l'analogie, c'est que le rapport objectif entre Dieu et le monde
et l'expression de ce rapport dans la connaissance sont inséparables.
L'être et le dire, inséparablement, renvoient du contingent à l'absolu. Le
Sein et le Logos sont pensés dans leur congruence (Übereinkunft): de cette
unité jaillit la dualité subjectif-objectif, concept-réalité, dans une
dialectique à laquelle il est impossible d'échapper et qu'il est impossible
de dominer. L'analogie est le dire de cet advenir (dieses Geschehens). Dans
l'affirmation analogique de l'être, Dieu, l'être absolu, est toujours en
même temps pensé (mitgemeint), en même temps dit (mitgesagt).C'est le
problème fondamental de l'analogie: comment le 'est' peut être affirmé de
Dieu. Car ce 'est' ne peut pas être dit comme un 'pré-compris' qu'on
appliquerait à Dieu: ce serait mettre en question la différence radicale
entre Dieu et le monde. Plus important encore: l'analogie entre Dieu et
l'être fini n'est pas un cas particulier d'un concept générique d'analogie.
Selon Latran IV, le dire sur Dieu est ouvert sur la 'major dissimilitudo',
c'est-à-dire sur l'évidence du mystère: l'analogia entis ne peut suppléer
une grammaire pour comprendre le rapport Dieu/créature. C'est une 'reductio
ad mysterium': elle est la base de toute théologie. (T.Ä.I,p.425-430)110
2-Balthasar et l'Analogie.
Selon Balthasar, «l'être donné par Dieu (Gottes geschenktes Sein) est à la
fois plénitude et pauvreté: plénitude en tant qu'il est l'être sans
limites, pauvreté en tant que l'être ne connaît pas de 'tenir-à-soi', en
tant qu'il est acte d'être, acte donné, lequel, en tant que donné, se
dessaisit de lui-même en faveur des êtres finis: l'archétype de cette
pauvreté est situé en Dieu, dans la kénose immanente.
Mais chacun des êtres créés (erfunden: inventés, pensés) est également
plénitude et pauvreté: plénitude dans sa capacité de recevoir et garder en
lui-même la plénitude de l'être, pauvreté (...) parce qu'il ne saisit
l'océan de l'être qu'à la mesure de sa capacité réduite, et qu'ainsi il
musz der Blick durchzudringen suchen auf die Differenz zwischen Gott und
Welt.» (T.Ä.III,1,2,p.954)
110PRZYWARA, art. 'Analogia Entis' dans Herder Theologisches Taschenlexikon,
vol.I, 1972, p.60-102).
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111Ce texte est également cité par HENRICI, Zur Philosophie Hans Urs von
Balthasars, dans le recueil collectif Hans Urs von Balthasar, Gestalt und
Werk, Communio, Cologne, 1989, p.257-258. v. T.L.I,p.164-165; T.D.III,p.30.
112«Cur Deus Homo démythifie la doctrine de la Rédemption et fonde tout dans
la liberté sans contrainte de la mort libératrice et de la libération qui
en découle, libération de la liberté humaine prisonnière. (...) Tout est
fondé sur une vision très simple de l'analogie entre Dieu et la créature en
tant qu'analogie de la liberté. Mais puisque la concorde parfaite ne règne
que dans la Trinité divine, l'analogie eschatologique de la liberté entre
Dieu et la créature ne peut être réalisée que dans la grâce en tant que
participation à la vie trinitaire.» (T.Ä.II,1,p.241ss -commentaire sur
Anselme)
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4-Le théâtre.
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5-L'initiative divine.
Bref, selon les termes mêmes de Balthasar, «la trilogie est structurée
selon les dimensions transcendantales de l'être, dans la perspective du
rapport analogique de leur validité et de leur 'figure' (Gestalt) dans
l'être mondain et dans l'être divin.» (T.L.I,p.VII)
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figures: il les attire toutes à lui, les implique en soi (in sich
einbezieht).» (p.356)
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8-Perspectives.
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au Père, est l'interlocuteur réellement autre dans l'Esprit qui est son
union subsistante avec le Père.
La 'cata-logie créatrice'125 pose face à Dieu la créature spirituelle libre:
interlocuteur qui participe à l'autonomie du Fils en ce que, redevable
aussi de lui-même, il est cependant lui ausi doté d'une liberté réelle,
bien que reçue en tant que liberté finie.
L'Alliance entre Dieu et son peuple instaure un dialogue dans lequel Dieu
est l'initiateur et le donateur de la réciprocité, tout en y exerçant
cependant sa puissance seigneuriale. Au long de l'histoire précédant le
Christ, les interlocuteurs réagissent l'un à l'autre dans l'alternance de
la fidélité et de l'errance, de la colère et de la grâce.
Enfin, le Fils incarné est dialogue: il est en lui-même le dialogue entre
Dieu et la créature humaine, et la 'substitution inclusive' qu'il accomplit
a comme fin ultime d'inclure la créature humaine dans le dialogue
trinitaire.
B-Théologie et sentiment.
1-Introduction.
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2-La doctrine.
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3-Le sentiment.
C'est sans doute dans le prolongement de cette explication qu'il faut lire
les formulations à coloration sentimentale de Balthasar sur l'amour divin
ou le péché du monde. La puissance de la kénose n'est pas pour lui un
élément de doctrine parmi d'autres: c'est une réalité dont il reçoit
l'impact, et dont il voudrait que le lecteur éprouve concrètement le choc
affectif.
126A partir du mot Wucht (poids, force massive), Balthasar forge le verbe
'anwuchten': faire agir ce poids de façon croissante.
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3-L'existential surnaturel.
1°) Introduction.
Ce concept joue un rôle important dans la pensée théologique de Balthasar
comme dans celle de Rahner. Il n'entre pas dans les limites du présent
travail de comparer les points de vue des deux auteurs pour prendre
position dans les débats qui les ont parfois opposés.
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En effet; «ce que l'homme est est en même temps sa manière 'd'être-là'
(...): l'étude et la compréhension de l'être est ipso facto une étude du
mode d'être de l'homme: l'analytique du Dasein.» (Lévinas, p.58-59)
Selon Richardson, un existential, c'est «ce qui se rapporte à la
compréhension par le Dasein de la structure d'être des étants, à la
constitution primordiale du Dasein (p.49-50). Ainsi «les existentiaux sont
les manières a priori et nécessaires que la conscience a de se saisir elle-
même.» (N.Ph.)
Trois exemples: «l'angoisse est le vrai révélateur de la signification
existentiale du mourir; l'être-pour-la-mort est une certitude
existentiale.» (Greisch, 277 et 279); «le souci est l'existential en lequel
se caractérise le Dasein en tant que tel, en lequel s'unifient tous les
autres existentiaux.» (N.Ph.)
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On sait par ailleurs que Kant constitue une des principales références
philosophiques de Rahner: à ce titre, son attention se porte moins sur
l'objet de la connaissance que sur le mode de connaissance des objets en
général, et sur les conditions a priori de possiblité de la connaissance.
Il n'est donc pas étonnant que Rahner définisse l'existential surnaturel
comme «le don de la condition de possibilité de l'acceptation du don divin
de la communication de soi par Dieu.»
Pour lui, la question sous-jacente est donc: «quelle doit être en fait la
structure de la connaissance humaine pour qu'elle puisse attendre,
reconnaître, recevoir la révélation qui est faite?»135
134Ce qui fait dire à Olivier BOUNOIS que chez Rahner, le concept de nature
ne s'applique pas bien à l'homme. Art.Nature dans Dictionnaire critique de
théologie, p.786ss.
135Grundkurs p.134. De brefs exposés de la théologie transcendantale de
Rahner chez FORD, vol.I, p.183-204, WINLING, p.195-199 et 349-351,
WALDENFELS, p.206-215.
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d'être ratifiée (vollziehbar) que dans la mesure où toutes les paroles que
nous prononçons à cette occasion sont des renvois (Verweise) à l'expérience
non thématisée de ce qui nous renvoie (unsere Verwiesenheit) dans le
mystère indicible.» (Grundkurs p.63)136
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4°) Confrontation.
Selon Balthasar, Rahner minimise jusqu'à la rendre insaisissable la
distinction entre l'appréhension humaine du divin et la Révélation de Dieu
par lui-même. Il semble construire sa théologie sur la capacité de l'être
humain de thématiser lui-même la transcendance de son expérience vécue.
«Les conditions subjectives de la possibilité pour la créature de percevoir
[la figure du Christ] ne peuvent au grand jamais (nie und nimmer) mêler
leur intervention (mitergreifen) dans la constitution de l'évidence
objective de l'objet: toute forme de kantisme (fût-elle existentielle) de
la théologie doit nécessairement fausser et manquer le phénomène. (...) Car
le Christ, s'il est réellement ce qu'il prétend être, n'est pas dépendant
de conditions subjectives au point qu'elles puissent l'empêcher de se faire
entièrement (restlos: sans résidu) compréhensible aux humains, ou
inversément qu'elles puissent sans sa grâce offrir la condition préalable
suffisante pour le recevoir en le comprenant. La pré-compréhension,
fondamentalement, n'est pas quelque chose que le sujet apporte comme
contribution à la reconnaissance chrétienne: elle est nécessairement donnée
par le fait simple et objectif que Dieu se fait homme, et dans cette mesure
(insofern) correspond aux formes d'existence et de pensée de l'être humain
en général.» (T.Ä.I,p.447)
137P.305du volume que Balthasar consacre à Karl Barth. Dans ce volume, les
p.305-313 sont une analyse et une discussion détaillée de l'ensemble de
l'orientation théologique dans laquelle s'inscrit l'oeuvre de Rahner.
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138«La tâche qu'il s'est assignée»: ce sont les termes de C.S.Lewis, que
Balthasar reprend sans restriction à son compte. (T.D.III,p.176, note 34)
139Ci-dessous, deuxième section du commentaire: "B. La Perspective" p.229ss.
140Balthasar consacre tout un chapitre à "Logos et Logique en Dieu": ce sera
un apport important à la réflexion sur le langage de la théologie.
(T.L.II,p.117-158)
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141Voirci-dessus, note 138. Par ailleurs, SCHWAGER (Der Sohn Gottes und die
Weltsünde, dans Zeitschrift für Katholische Theologie,108 (1986), p.43-44),
après avoir fait remarquer qu'il appartient au mystère insondable de la
puissance créatrice divine que Dieu, par la création de la liberté humaine,
rend possible un agir qu'il ne veut pas et duquel il ne peut être tenu pour
responsable, croit devoir dénoncer comme une ambiguïté regrettable des
formulations de Balthasar tirées de contextes différents, et dont
l'apparente contradiction tient précisément à cet incompréhensible mystère.
D'une part, en effet, Balthasar, écrit: «Par le fait que la Colère de Dieu
frappe le Christ à la place des innombrables [pécheurs], Dieu à travers lui
transperce comme par un éclair les innombrables [pécheurs].»
(T.D.III,p.324-325) Ailleurs cependant, Balthasar écrit: «Mais on ne
pourrait en aucun cas dire que le Père aurait voulu que les humains
crucifient le Fils.» (T.D.IV,p.227) La première citation est extraite d'une
longue méditation sur la conjonction éternelle de la mission impartie au
Fils par le Père et de la libre acceptation par le Fils de cette mission et
de son déroulement tragique. La deuxième citation se situe dans un parcours
réflexif de Balthasar sur l'unité mystérieuse en Dieu de sa colère et de
son amour, dont le Fils incarné éprouve la réalité à la fois concrète et
infinie, contradictoire et cependant conjointe. Plutôt que de contradiction
ou d'ambiguïté, il s'agit ici des pôles distincts du paradoxe dont le
langage théologique ne peut exprimer que séparément les extrêmes.
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b)pour qu'elle puisse choisir pour ou contre Dieu, il faut que Dieu
lui en donne la possibilité (l'existential surnaturel);
c)pour qu'elle puisse exercer cette capacité, il faut que Dieu se
tienne dans une relative latence;
d)pour que cette liberté soit actualisée, il faut que ce choix ait
réellement lieu: Dieu ne peut donc pas en retenir l'effectuation, même si
la créature fait le mauvais choix. (ibid. p.248-249; ci-dessus p.25)
Rappelons cependant,encore une fois, que Balthasar n'en reste pas là: dans
l'intention finale de son exposé, ce parcours logique auquel l'esprit
humain semble acculé dans la réflexion théologique débouche sur une remise
de soi de la conscience humaine au mystère de la Croix, seule réponse, et
qui ne peut venir que de Dieu, réponse qui vient à nous dans l'évidence du
silence de la mort sur la Croix et la réalité annoncée de la Résurrection.
Encore faut-il élucider et prendre en compte le statut de telles
constructions logiques, ainsi présentées comme évidentes et cohérentes,
dans le kérygme et l'expérience spirituelle des chrétiens, ainsi que dans
l'ensemble du langage théologique. Ce sera un des objets de la Troisième
Partie ci-dessous, traitant du langage de la théologie.
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Le Fils engendré dans et par cette kénose fondamentale est ce qu'il est de
façon divine, c'est-à-dire infinie: à la fois infiniment proche et
infiniment séparé du Père, totalement reçu et totalement libre. Le 'non' de
la créature à Dieu dans le péché n'est possible qu'en vertu de cette non-
puissance: la liberté effective dont la créature fait usage n'est pas une
permission donnée -fût-elle limitée- mais la définition même de la créature
libre d'un Dieu libre.
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Le regard chrétien sur le récit de la Genèse a été orienté par les textes
de Paul (1Cor.15,21ss; Rm.5,12-21), où il met en évidence le parallélisme
entre le premier et le second Adam: le péché d'Adam a précipité les humains
dans le péché et la mort, mais le Christ est source de vie et de justice.
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Au fil des pages de la trilogie, le péché apparaît presque partout sous son
aspect global de 'péché du monde' -témoin les quelques traits qui suivent,
cités à titre d'exemples.
«L'incompréhensible de Dieu, c'est (...) le fait bouleversant,
(überwältigend), atterrant (niederschmetternd) que Dieu nous a tant aimés
qu'il a livré pour nous son Fils unique, (...) que Dieu s'est vidé dans les
modalités de l'existence 'déterminée par le péché, tombée dans la mort,
devenue étrangère à Dieu' (...)». (T.Ä.I,p.443)144
L'aporie qui est à la base du drame, c'est: le refus humain opposé à la
"saisie par en-dessous" (Unterfassung) trinitaire. (T.D.IV,p.171)
Ainsi l'Agneau est chargé, tout autant par les êtres humains que par sa
propre libre acceptation, du "fardeau inimaginable du 'non' humain".
(T.D.III,p.310)
«La figure [du Christ],jamais embrassée dans sa totalité (überblickt) par
le monde, puisque Dieu lui-même est en elle, ne peut nous être
compréhensible que dans la mesure où elle nous devient plausible comme
suppression (Aufhebung) de la contradiction fondamentale entre Dieu et le
monde.» (T.Ä.I,p.458)
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Mais ensuite, le péché est évoqué à son niveau d'acte concret personnel
impliquant l'affectivité existentielle: à la liberté finie est offerte
«l'interpellation fondamentale par la liberté divine, l'appel à s'ouvrir de
son côté (ihrerseits) à cette ouverture de soi».147 «Ne pas tenir compte de
ce moment [signifie], chez le pécheur, chez "celui-qui-se-refuse-à-se-
transcender", un refermement fatal sur lui-même (heillos: sans possibilité
de salut), enfermement qui, quant à lui-même (c'est-à-dire: selon ses
propres possibilités) est sans issue (ausgangslos).» (p.152)
Notons au passage, avant de continuer cet exposé, cette définition
condensée du pécheur, très éclairante pour le concept de péché chez
Balthasar: le pécheur est "celui-qui-se-refuse-à-se-transcender" (der
nicht-transzendieren-wollende Sünder).
146«Wo die endliche Freiheit sich ihr Geschenktsein selber zueignet [wird]
etwas zum Absoluten gehöriges, von ihm untrennbares, diesem enteignet und
der Selbstverfügung der endlichen Freiheit zugeteilt.» La phrase allemande
est complexe et lourde: la traduction française, pour être lisible, doit
inévitablement en changer la construction.
147Le concept 'ouverture' est répété intentionnellement par l'auteur: l'acte
divin et l'acte humain se font écho.
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den Tod haben: sont affectés d'une pente vers la mort), et qui donc
confrontent constamment le regard de la créature aux limites de l'espace
qui est accordé à la liberté du choix.» Cependant, Balthasar reconnaît
qu'il est difficile d'élucider le rapport entre «d'une part la décision
fondamentale, qui ne s'épuise pas dans les situations particulières (...),
et d'autre part les décisions qu'exigent toujours de nouveau ces
situations.» (T.D.IV,p.269) Par ailleurs, le contexte de T.D.III,p.152
oriente l'évocation de l'acte de péché dans la perspective de la
psychologie et de l'affectivité du pécheur concret: «Un enfant qui s'est
comporté de façon désagréable envers sa mère ne peut se décider à lui en
demander pardon que parce qu'il sait que sa mère ne cesse pas de l'aimer.»
148La liberté «reçue sans avoir été demandée, qui pourrait devenir pour
celui qui en bénéficie un piège de douleur et de haine, et cela pendant
toute l'éternité»: Gustave MARTELET, Malédition, Damnation, Enfer, dans Vie
Spirituelle, 147,p.59-75 (à propos de la pensée de Balthasar sur ce sujet),
ainsi que dans l'article Enfer, p.391 du Dictionnaire critique de
théologie, découvre la béance de ce mystère, qui sera traitée plus en
détail dans la sous-section "La perspective" ci-dessous.
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e)Conclusion.
C'est donc en fin de compte de cela qu'il s'agit quand Balthasar interprète
la complexité du vécu spirituel en termes de choix: le désir de s'affirmer,
149Remarquons au passage -mais ceci sort des limites du présent travail- que
cette interprétation du parcours terrestre de Jésus comme une escalade de
haine déclenchée par la révélation de plus en plus exigeante de l'amour
divin pose quelques problèmes, d'autant plus que l'auteur fait de cette
escalade une des clés de la compréhension de l'existence pécheresse. Le
récit évangélique est moins univoque.
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les termes de la logique humaine, et ne s'évalue pas non plus par des
résultats humainement mesurables qui la justifieraient a posteriori.150
Réconcilier ces deux abîmes ne peut être l'oeuvre que de ce qui les
transcende, d'une initiative divine "encore plus insondable" :'über-
grundlos', à la fois nécessaire et libre, dans laquelle se rejoignent la
kénose fondamentale intratrinitaire et la kénose du Verbe incarné qui est à
la fois totalement obéissant et totalement libre. 'Grundlos', ici, rejoint
la définition de la liberté divine, ainsi que celle de la liberté finie
dotée de son 'moment d'absolu': liberté qui n'a pas de fondement en-dehors
d'elle-même. La révélation affirme la puissance incompréhensible de l'amour
qui 'va au-devant' de son contraire, au-devant de la situation du pécheur,
et l'absorbe en lui-même. (T.Ä,II,2, p.582-583; ci-dessus p.35)
La Croix manifeste le mystère de la distance infinie intratrinitaire entre
le Père et le Fils, distance dans laquelle s'inscrit l'abandon du Fils sur
la Croix. (T.Ä,I p.594; ci-dessus p.58)
En Jésus-Christ, les distances intra-divines s'ouvrent dans leur dimension
d'infini: en Jésus-Christ crucifié, c'est Dieu lui-même qui est abandonné
de Dieu à cause du refus de Dieu par la créature (sa 'Gottlosigkeit': son
'être-sans-Dieu').(T.D.II,l,p.175) Dieu assume lui-même la nature
souffrante résultant du mal (hervorgebracht durch das Böse).
(T.D.III,p.176,note 34). La mission trinitaire du Fils dans le monde, c'est
la réconciliation de Dieu et du monde: c'est envoyer le Verbe incarné à la
mort, car "par le péché la mort est entrée dans le monde". (Rom.5,12)
'Réconcilier', ce n'est pas, comme dans les conflits humains, rapprocher,
voire faire plus ou moins coïncider, moyennant des concessions, des
réalités qui par ailleurs demeurent distinctes: ici, c'est,
incompréhensiblement, unifier, rendre un sans abolir la différence. Le
Christ n'est pas celui qui, de l'extérieur, rapprocherait ce qui s'était
séparé, réparerait une cassure: il est dans sa personne même l'unité qui à
la fois assume et transcende toute séparation. Il est l'Alliance, il est à
la fois l'Agneau sur qui se déchaîne la colère divine et l'amour qui a
pitié du monde. Il est, en tant que 'homme-Dieu', le dialogue vivant entre
Dieu et la créature, il est l'infinie liberté et l'obéissance sans limite.
Balthasar insiste sur la réalité concrète de la 'substitution inclusive':
«La mission de Jésus a pour but la réconciliation entre Dieu et le monde
150Telle la rose de SILESIUS: «Die Ros' ist ohn' Warum; sie blühet, weil sie
blühet, / Sie acht't nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet.»:
'La rose est sans raison, et, fleurissant sans cause, / n'a garde à sa
beauté, ni si l'on voit la rose.' Livre premier, distique 289 du
Cherubinischer Wandersmann (Le Pèlerin chérubinique), présentation et
traduction de Eugène SUSINI, P.U.F (2 vol.), 1964.
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(...): il doit donc prendre sur lui la totalité de cette tension, et ceci
ne peut se produire de l'extérieur, de telle sorte que le 'pro nobis' ne
signifierait que 'à notre profit', mais bien de l'intérieur, dans une prise
en charge de la situation personnelle du pécheur; ainsi, le 'pro nobis'
signifie 'à notre place'.» (T.D.II,2,p.221)
«En aucun cas la substitution ne peut être considérée comme une oeuvre
séparée de la ténèbre du péché, une oeuvre qui prévaudrait contre le péché
uniquement par le mérite (durch reine Verdienstlichkeit). En aucun cas on
ne peut la considérer autrement que comme une identification du Crucifié
avec le 'non' actuel du péché.» (T.D.III,p.312)
«Le crucifié ne porte pas ce poids comme une charge extérieure: il ne se
distance en aucune manière de ceux qui auraient à le porter (...), de telle
sorte que, subjectivement, il peut éprouver entièrement (durchaus:
foncièrement) comme 'châtiment' ce qui ne l'est pas pour lui
objectivement151.» (T.D.III,p.314)
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est, comme moi, abandonné de Dieu, et c'est 'pour moi' qu'il subit cet
abandon.» (ou 'à cause de moi': polysémie du grec uJπevρ).
La figure souffrante est le miroir du péché, son objectivation: le pécheur
préférerait ne pas voir ce qui met en évidence sa propre déchéance
(Verfallenheit) et dénonce sa dissimulation (Verdrängtsein: refoulement).
Die Schuld, das Böse, die Sünde: trois termes non synonymes, dont Balthasar
ne définit pas explicitement la différence. Cependant, les contextes sont
suggestifs: "die Sünde" (péché), évoque, plus que "Schuld" (dette, faute),
la responsabilité, voire la culpabilité personnelle, tandis que "das Böse"
évoque plutôt le mal en général (subi ou commis)153.
La phrase ci-dessus pourrait donc être interprétée comme ceci: le caractère
'fautif' -schuldig (imparfait, erroné, regrettable)- du comportement humain
implique un poids de 'mal' -Böse- qui emprisonne le sujet agissant dans sa
malignité; pour qu'il en soit délivré, il doit reconnaître que cette faute
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C-Cohérence et tensions.
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1- L'espérance et l'utopie
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2-Paradoxes et renversements.
Souvent la tension se fait paradoxe, voire renversement d'un ordre qui nous
semblerait évident: ce mouvement récurrent tient une place énorme dans la
trilogie. Il y a bien sûr les paradoxes qui sont familiers à toute
réflexion chrétienne, insérés par le mystère divino-humain dans l'effort
de cohérence de nos discours -lieux à la fois étranges et familiers dont il
suffit ici d'évoquer brièvement quelques repères principaux, tout en se
rappelant leur importance pour la vie spirituelle: l'espérance qui est
amenée à tout miser sur un impossible nécessaire; la dépossession qui
définit l'appropriation de la personne -des Personnes divines, et par
participation, des personnes humaines-; le partenaire humain d'une Alliance
divine, à la fois détenteur de sa réelle autonomie -jusqu'à la capacité du
refus- et recevant pourtant cette autonomie comme le don gratuit qui la
définit dans le cadre de l'absolue initiative divine.
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La passivité qui est la plus haute activité: un thème récurrent s'il en est
dans la réflexion croyante. Rappelant qu'en Dieu, au milieu de la
béatitude, la Croix a sa place, et que le oui à la souffrance et à la nuit
n'est concevable que parce qu'il est fondé dans le oui du Fils au Père,
Balthasar remarque: «La christologie n'épuise pas le thème de la
souffrance; elle n'est pas le fondement absolument ultime de la doctrine
existentielle de l'Eglise et de l'être humain. En effet, derrière le Fils,
il y a le Père, derrière le oui du Fils au Père il y a le coeur du Père qui
permet au Fils de descendre dans l'abandon de l'enfer» (T.Ä.III,2,2,p.505).
Ainsi se construit le paradoxe christologique: la souffrance subie, ainsi
considérée, est une souffrance qu'il est imparti au Fils de supporter
(tragenlassen), une souffrance imposée (auferlegt), mais en même temps le
oui obéissant du Fils va jusqu'à lui faire dire: «Si vous m'aimiez, vous
vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père.» (Jn.14,18) Les disciples
devraient donc, paradoxalement, se réjouir d'une souffrance qui est
l'expression de l'amour de celui «qui n'aurait pu exprimer son ultime
message (sein Letztes aussagen) d'aucune autre manière.» (p.506) Ainsi sont
inextricablement conjoints la volonté souveraine du Père, l'obéissance
passive et l'initiative d'amour dans le Christ.
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3-L'inversion trinitaire.
En prenant la jeune femme sous son ombre, l'Esprit est celui qui rend
possible l'obéissance du Fils: tout à la fois et paradoxalement, le Fils
est en un certain sens 'produit de l'Esprit' (Produkt), celui que l'Esprit
fait advenir (erwirkt: procure) 'ex Maria Virgine', et en même temps
l'Esprit est le 'produit' intratrinitaire de la respiration (Hauchung)
commune du Père et du Fils, expression de leur liberté infinie, témoin à la
fois de leur unité et de leur différence. En d'autres mots: l'Esprit est à
la fois la respiration mutuelle du Père et du Fils, et celui qui présente
au Fils obéissant la volonté du Père «sous la figure d'une règle absolue,
voire inexorable dans la souffrance».(p.173)
Le septième volume de l'Esthétique contient une réflexion sur 'La Parole
faite chair' (T.Ä.III,2,2,p.105-149), implicitement orientée vers le
concept d'inversion trinitaire, comme en témoigne le paragraphe final: «le
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qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tout». (T.Ä.III,2,2,
p.478,citant 1Cor.15,24.28)
-V-Conclusion.
1-Connaissance et amour.
Face à l'expérience du mal sous toutes ses formes, face à l'espérance d'un
salut, se présente à la conscience croyante la figure objective du Christ —
objective en tant qu'elle s'affirme comme une personne réelle, vivante,
existant en soi à la fois comme Dieu infini et comme homme situé dans le
temps et l'espace. Cette figure se présente à la perception et à la
connaissance humaines, certes comme 'objet' à percevoir et à connaître,
mais objet unique en tant qu'il vient à l'être humain connaissant par le
fait d'une mystérieuse initiative divine.
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Les créatures: langage de Dieu; les êtres humains: langage des créatures.
La Révélation dit Dieu dans le langage humain: en Christ la Parole de Dieu
est une personne humaine objectivement située, Parole préparée avant le
Christ et répercutée à travers les siècles après lui. En l'homme, les
choses perçues se font parole; le Christ perçu concrètement se fait parole
des hommes, à la fois selon la 'nécessité de dire' qui régit la conscience
humaine connaissante, et de par l'initiative libre de Dieu qui parle le
langage humain. La théologie est une élaboration critique de cette parole
divino-humaine. Elle porte à son extrême la double nécessité qui s'impose à
l'être humain parlant: la nécessité de dire, et la nécessité de 'véri-fier'
ce qu'il se trouve nécessairement en train de dire —vérifier, non pas
seulement par obligation morale (ne pas mentir, ne pas (se) tromper), mais
plus immédiatement encore, pour pouvoir se fier à cette parole sienne qui
le constitue lui-même.157
234
235
B.PERSPECTIVES.
Il semble par ailleurs évident que tout drame présuppose l'existence d'au
moins deux libertés, —en l'occurrence la liberté de Dieu et celle de la
créature— et que c'est «la contraposition de ces deux libertés qui est la
condition même de toute dramatique divine.»160
Ce qui ressort ainsi de nombreux textes répartis dans toute cette oeuvre
théologique, c'est que cette dimension dramatique est une sorte d'a priori,
comme le critère d'authenticité de toute annonce de la Révélation et de
toute élaboration théologique, car la manière de comprendre la Révélation
est la pierre de touche de toute théologie chrétienne. (T.D.II,l,p.45-46)161
235
236
Mais cette insistance est telle qu'elle inspire à Biser une certaine
réticence: comment est-il possible, demande-t-il, si tel est le destin
terrestre du Christ, qu'à l'instant de la déréliction absolue il puisse
encore appeler Dieu 'son Père'? Crier «Mon Père!» ne suppose-t-il pas la
persistance d'un sentiment de confiance, peu compatible avec l'évocation
d'un tel déferlement de la colère divine?164
On pourrait sans doute répondre à Biser dans les termes mêmes de Balthasar:
en Christ coexistent, mystérieusement mais en toute simultanéité, l'union
intime absolue avec le Père et l'abandon jusque dans l'abîme infernal de
Celui qui a été fait péché pour nous, et l'expérience de cette déréliction
est à la mesure —infinie— de l'intimité divine dans l'échange trinitaire;
l'acceptation libre de la kénose extrême coïncide avec la passivité absolue
de Celui qui subit l'impact de la Colère.
162E.BISER Das Göttliche Spiel dans Theologische Revue 77(1981) n°4, col
268-271) "Ereignet sich": advient, se produit. Chez Balthasar comme chez
Heidegger, l'étymologie "eigen" (propre, approprié) y est réactivée ("er—
eignen"): ce qui est 'événement' advient comme imprévisible, non
déductible, en un lieu unique et irremplaçable qu'il s'approprie comme son
lieu propre.
163R.SCHWAGER Der Sohn Gottes und die Weltsünde, dans Zeitschrift für
Katholische Theologie 108(1986) p.5.
164E.BISER, op.cit.p.256-276.
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166«Der ganze Druck der Ewigkeit lastet auf dem zeitlichen Jetzt.»
(ibid.p.99)
167«die sie überbietende Qualität des Sakramentalen.» (ibid.)
168«(...)bedeuten nicht auf ein anderes hin, sondern auf ihre eigene Fülle
und Tiefe; sie deuten nur hin (...) wenn sie zugleich [von erfüllter
Gegenwart] her deuten.» (ibid.)
169«in der Ungeheuerlichkeit des menschlichen Leids und Geliefertseins.»
(ibid. p.100)
241
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Celui que nous désignons par le vocable 'Dieu', nous l'identifions comme
Créateur. L'entendement humain, prononçant dans l'enceinte du christianisme
l'énoncé "Dieu crée", déploie ce qui est pour la réflexion un paradoxe: par
l'acte créateur est posée dans l'existence une réalité distincte de Dieu,
242
243
Ordonnons d'abord en quelques points, parmi les thèmes que nous avons
rencontrés, ceux qui sont à la base de constructions logiques dont il faut
certes repérer et prendre en compte les limites, mais dont il s'agit
surtout de laisser émerger l'intention spirituelle profonde171.
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Par ailleurs, Balthasar, rejoignant en ceci Nabert (Essai sur le Mal, p.94;
ci-dessus p.138), fait remarquer qu'il n'est pas possible de situer
l'exercice du libre arbitre "au commencement", puisque ce serait
présupposer «ce qu'il n'est pas permis de présupposer: la connaissance du
bien et du mal.» (Der Christ und die Angst, p.81 et passim -1952-; ci-
dessus p.88) Nous avons vu que Balthasar, comme Nabert, situe la solution
de cette énigme dans l'intervention du tiers tentateur, capable de débouter
la créature de la sécurité de son statut prélapsaire. (ibid.p.89; ci-dessus
p.151) Dès lors, la relative latence de Dieu ne fait que laisser à la
créature l'espace indéterminé où ce drame peut se dérouler.
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174R.SCHWAGER (Der Sohn Gottes und die Weltsünde, dans Zeitschrift für
Katholische Theologie, 108-1986, p.28) paraphrase Balthasar comme suit:
«Balthasar ne contredit en rien le principe selon lequel nous ne serons pas
sauvés contre notre volonté (T.D.IV,p.261); cependant il émet des réserves
quant à la représentation d'un choix autonome et libre (freie Selbstwahl)
de l'homme dans un refus total de Dieu (T.D.IV,p.277). Il cherche à cerner
de plus près ce dernier point en subordonnant l'abandon par Dieu du pécheur
endurci à l'abandon par Dieu du Christ crucifié et mort. (T.D.IV,p.283-
286).»
248
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175 Der Christ und die Angst, p.38-39;89,-1952-; Theologie der drei Tage,
p.161-163,-1970-; Abstieg zur Hölle, -1970- dans Skizzen IV, p.394-399;
T.D.III, p.325 -1980- De plus, nous l'avons vu, Balthasar éprouve à ce
propos le besoin de souligner que même la kénose salvatrice dans les enfers
respecte la liberté de choix de la créature. Certes, le réprouvé, c'est la
créature en tant qu'elle reste enfermée par sa persévérance dans son choix
libre contre Dieu: une intervention libératrice de la toute-puissance
divine équivaudrait à faire violence à cette liberté. Mais ici, c'est la
non-puissance de Dieu, dans l'extrême passivité du Fils dépouillé et
abandonné, qui assume par ce dépouillement les conséquences d'un tel refus.
Ce que la puissance divine ne pourrait accomplir sans faire violence à la
liberté humaine, la kénose du Fils l'accomplit en libérant le réprouvé de
son emprisonnement dans son propre refus. (T.D.IV,p.284ss -1983-; ci-dessus
p.110)
176Theologie der drei Tage, p.85-86 -1970-; T.D.II,2,p.167 à 175 -1978-.
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car «c'est le péché du monde qui a obligé Dieu à une manifestation plus
douloureuse de son Amour.»179
De cette "emphase" de la kénose, Balthasar trouve des échos dans l'oeuvre
de Dostoïevski et de Rouault. «La maladie de Myschkin [dans L'Idiot] a
surtout la fonction d'un voilement.» Myschkin est la figure de «ce simple
amour, qui n'a pas droit à une patrie ici-bas, qui ne peut y être établi et
rangé.» (T.Ä.III,1,2,p.547) «(...) le sort de cet unique solitaire qui
(...) là où il exprime (ausruft: annonce en criant) le non-sens et
l'idiotie générale de l'existence, est déjà recueilli par le doux idiot sur
la Croix, (...) figure de la pitié divine», et «il est souverainement
indifférent que sa splendeur apparaisse dans une beauté terrestre ou soit
invisible dans l'horreur.» (Christ als clown, dans T.Ä.III,1,2,p.551)
Par opposition, Balthasar dénonce chez Dante «le manque de pénétration
christologique (et donc également trinitaire) dans sa représentation de
l'Enfer. (...) Cette présence qui s'accomplirait le Vendredi Saint et le
Samedi Saint, et qui aurait métamorphosé l'enfer dans sa structure la plus
intime: de cela il n'est pas du tout question [chez Dante].» On n'y trouve
pas «la qualité spécifiquement chrétienne de l'Eros divin: la descente de
Dieu dans la mort en Croix et dans l'enfer, humble jusque dans la kénose
complète, Dieu lui-même qui se substitue, porte la totalité de la faute du
monde.» (T.Ä.II,2,p.458ss) Au contraire, Balthasar apprécie chez St Jean de
la Croix que sa mystique «veut être comprise comme théocentrique à travers
le Christ, et que toutes les paroles de la Bible (Ancien et Nouveau
Testaments) sont ordonnées de façon concentrique autour de l'anéantissement
de la Parole divine sur la Croix.» (T.Ä.II,2,p.523)
Par ailleurs, et quel qu'ait pu être le rôle des souffrances mystiques
d'Adrienne von Speyr dans l'élaboration de la doctrine de Balthasar180, il a
conscience que l'idée même de la descente aux enfers est une
"surinterprétation" du témoignage évangélique (ci-dessus p.100; voir aussi
179T.D.III,p.175; 320 -1980-; Glaubhaft ist nur Liebe, p.46 -1963-. Les
citations et paraphrases ci-dessus semblent répondre d'avance, du moins
dans une certaine mesure, aux questions importantes soulevées par l'article
de Georges De Schrijver de 1998. Voir ci-dessous p.256.
180Voir ci-dessus p.103. BISER, (Dombau oder Triptychon, dans Theologische
Revue, 84 (1989), n°3, col.182.) voit dans ces développements sur le
Descensus un envahissement de la pensée de Balthasar par un appareil
d'images irritant. «S'identifiant avec la personne qui en est l'origine,
Balthasar introduit et utilise une source de connaissance impossible à
justifier théologiquement (eine theologisch nicht zu rechtfertigende
Erkenntnisquelle).»
252
253
Theologie der Drei Tage, p.145). Mais à partir de là, reprenant le fil de
cette tradition, il développe sa pensée selon une intuition spirituelle
dont la cohérence se manifeste à travers des détours et contrastes.
Quoi qu'il en soit, il ressort des confrontations ci-dessus, et du rappel
des dates de publication des textes auxquelles elles renvoient, que l'axe
central -le centre de gravité?- de sa doctrine n'est pas l'aboutissement
chronologique d'une élaboration progressive qui peu à peu surmonterait des
obstacles logiques, mais plutôt manifeste une orientation permanente et
très prégnante de sa pensée théologique, et que le souci constant de la
possibilité "d'espérer pour tous" n'est qu'un des ressorts de cette quête.
De toute manière, il suffit de relire l'opuscule tardif (1986) Was dürfen
wir hoffen? (Espérer pour tous) pour se rendre compte que le "devoir
d'espérance" du salut effectif de tous les êtres humains ne trouve pas pour
Balthasar sa motivation décisive dans l'efficacité paradoxale de la
présence "non-puissante" du Christ dépouillé et abandonné aux côtés
d'éventuels réprouvés, ni non plus dans ce qu'aurait d'improbable la
capacité humaine de s'enfermer définitivement dans le refus: en fait, cet
opuscule, au-delà des mises au point et des règlements de compte, contient
de très belles pages émouvantes sur l'infinie miséricorde de Dieu, qui
dépasse toute supputation humaine et inspire tous les espoirs.
-III-Agir et subir.
1-L'emphase de la kénose.
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255
2-L'ouverture trinitaire.
Des deux pôles du paradoxe de l'amour: agir et laisser advenir, (se) donner
et (se) recevoir, positivité et passivité, c'est le deuxième pôle que
Balthasar met en valeur avec le plus d'insistance.
Dans TD.IV,p.74ss, il définit le divin dans ses relations intratrinitaires
comme «réciprocité du faire et du laisser-advenir (Tun und Geschehenlassen,
p.80)» En contrepoint se fait entendre une autre insistance: c'est
«toujours de nouveau (immer neu)» (ibid.), «toujours déjà (je schon)»
(p.75), «toujours plus (je mehr)» et en tant que «toujours unique (Je-
Einziger)» (p.79) que s'accomplit en Christ l'inattendu de l'amour, cet
«agir passif (passive actio)» qui est la vérité même de «l'agir actif
(aktive actio)» (p.75)
En effet, s'il est rappelé dans la Theologie der drei Tage que le Christ
«prend sur lui l'être-mort-total (die ganze Erfahrung des Totseins:
l'expérience totale de l'être-mort)» (p.161-165), cette définition de
l'exinanition qui manifeste sa démesure à Gethsémani, sur la Croix, et
jusque dans l'abandon de l'enfer, exprime par les mots "prend sur lui" la
réalité simultanée de l'obéir actif et du subir passif.
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«La sortie de soi dans ce qui est autre (der Ausgang aus sich in das
Andere) est le signe (Anzeige: indication, annonce) aussi bien d'un besoin
que d'une richesse, et cette dualité exige encore une fois une décision:
est-ce que la liberté finie veut utiliser son "être-ouvert" (Offensein)
pour s'enrichir elle-même, ou est-ce qu'elle considère cet "être-ouvert"
comme la possibilité de s'en remettre (sich überantworten: se livrer) à la
liberté et à la libéralité infinies de l'être (das unendliche Freisein und
Freigeben des Seins)?»(T.D.II,l,p.206)
Car «ce n'est pas l'indifférence de la liberté de choix, mais le mouvement
vers la réalisation de soi à l'intérieur de la liberté infinie [qui
constitue] l'essence la plus intime (das innerste Wesen) de la liberté
finie.» (ibid.p.186ss)
188Ce n'est sans doute pas par hasard que les textes cités ici occupent une
position remarquablement centrale dans la trilogie: le volume T.D.II,l a
été publié en 1976, il se situe à peu près au milieu de l'ensemble de
l'oeuvre. Les passages visés ici sont au centre quantitatif du volume, et
de plus ils sont situés au milieu de la section qui traite de la
confrontation entre les libertés finie et infinie.
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Troisième Partie.
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261
-I-Vérité et langage.
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Dans cette perspective, la question centrale qui contient toutes les autres
est celle-ci: est-ce que la vérité divine peut se représenter, s'exprimer
dans les structures de vérité de la créature?
«Les notions théologiques sur la Splendeur, la Bonté, la Vérité de Dieu
présupposent de par leur nature (Naturgemäsz) (...) une structure
ontologique de l'être mondain: pas de théologie sans philosophie.» (ibid.)
262
263
Traduire ce qui est le plus élevé, le plus saint, dans ce qui est le plus
humble, dans ce qui lui est devenu le plus étranger: c'est là une
entreprise dont la "major dissimilitudo" semble mettre en évidence
l'impossibilité. Mais pour le croyant chrétien, c'est là l'oeuvre de
l'Esprit, ou plutôt c'est là une prestation, non de l'homme, mais du Père,
par la Parole Incarnée, dans l'Esprit. (p.XVIII)
«Et voici qu'advient cette chose extraordinaire (das Seltsame): le Dieu qui
déploie sans réserve la vérité de son évidence (sich wahrhaft und
rückhaltlos auslegt) ne cesse pourtant pas d'être mystère. Qu'il n'y ait là
nul contresens (Widersinn), mais que ce mystère trouve au contraire sa
précompréhension dans les structures de la vérité intramondaine», c'est
l'objet de ce volume, objet annoncé par son titre programmatique: "Vérité
du Monde".
2-L'approche phénoménologique.
a- La perception et l'étonnement.
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b- Perception et objectivation.
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c- Créativité et réceptivité.
C'est par la disposition à l'accueil que «ce qu'il peut y avoir d'éphémère
ou de sans importance dans l'image de l'objet devient "éternisé" (verewigt)
dans le savoir et la mémoire du sujet spirituel.» D'autre part,
l'objectivation de ce qui est perçu s'achève lorsque l'unité de l'essence
trouve son accomplissement (Abrundung: bouclage d'un cercle) dans la
cohésion du monde.
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d- Renoncement et mouvement.
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269
vérité, «elle ne peut être trouvée que dans une zone intermédiaire mouvante
(eine schwebende Mitte) entre la manifestation (Erscheinung) et ce qui se
manifeste (das Erscheinende).» En d'autres mots: par le fait que l'image
ainsi se renonce, elle retourne au fondement d'où elle tire son origine, et
par ce mouvement même désigne (weist auf) la profondeur d'où elle a
surgi.(p.152)
«La signification (...) exige, pour sa réalisation, une surface de
manifestation (eine erscheinende Oberfläche), dans et par laquelle
s'annonce et s'exprime une profondeur qui n'apparaît pas.» (p.153)
«Ce que l'image n'est pas est précisément ce qui lui rend possible son
essence comme image: la puissance de l'être de donner de soi une image.»
(p.154)
«Le monde d'images qui nous entoure est un seul et unique domaine de
signification (ein einziges Feld von Bedeutung) (...), un langage sans mots
(eine wortlose Sprache).» Mais il est important de remarquer que si, d'une
part, les concepts peuvent toujours convenir à différentes choses, l'image,
elle, est unique: «ici une chose s'est révélée dans sa signification
singulière, non interchangeable.» (ibid.)
On souhaiterait, dans cet exposé si complexe, trouver une définition claire
de ce que Balthasar entend par "Begriff". Les p.149ss ne le précisent que
par le contexte. Balthasar se démarque d'une part du rationalisme et de la
mystique idéaliste, qui s'orientent vers le "bildloser Begriff" (le concept
sans image) et d'autre part de l'empirisme ou de la mystique de
l'expérience, centrés sur la "begriffloses Bild" (l'image sans concept)
(p.149-150). Le concept, c'est ce qui se situe "derrière la
manifestation" : c'est l'arrière-plan pur (der reine Hintergrund), qui
demeure non-dévoilé (unenthüllt) (p.152). C'est ce que l'image médiatise en
surface de la profondeur que l'image elle-même n'est pas.197
e- Perception et connaissance.
197«Sofern es Oberfläche ist, kann [das Bild] zwar die Tiefe offenbaren, es
kann von ihr einen Begriff vermitteln, es kann aber nicht selbst die Tiefe
sein.» (p.153)
269
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271
Les pages suivantes sont rédigées dans un style complexe et touffu qu'il
n'est pas facile de résumer. Un passage de Skizzen V, ainsi que l'opuscule
Epilog, reprenant le même sujet en d'autres termes, peuvent nous y aider.
Le langage est caractérisé par une double tension entre, d'une part,
l'intériorité du sujet et son expression de lui-même vers l'extérieur, et
en même temps, d'autre part, la saisie d'elle-même par la conscience de soi
et l'ouverture de cette conscience de soi à l'être dans sa totalité199.
Les choses ne s'éclairent pour l'esprit qu'à travers les sens, mais la
réalité extérieure veut se faire connaître à l'esprit dans sa réalité
existante, et non pas seulement dans les "images-fantasmes" qui pénètrent
dans les sens. Ceci exige que l'esprit conscient de soi-même soit capable
d'interpeller les images pour saisir la réalité, mais en même temps la
conscience de soi spirituelle ne s'éveille qu'en étant elle-même
interpellée par la réalité à travers les images. (Epilog p.60)
Ainsi, la réalité de l'être est un donné, un don (ein Gegebenes, ein
Geschenktes). (Ibid.p.63)
199Dans Skizzen V, article Die Sprache des Menschen, Balthasar définit ainsi
deux dimensions constitutives du langage humain: d'une part, le langage
humain est rempli de toute la richesse des sens corporels et de la
puissance d'imagination, par quoi il acquiert sa plénitude, sa densité et
sa pesanteur cosmique, et d'autre part, l'être humain, éprouvant sa
contingence, doit se reconnaître avec vénération redevable de son propre
langage qui l'oriente vers l'instance d'en-haut. (p.253) On peut mettre
cette tension en parallèle avec la double tension dont il est question dans
Epilog: il s'agit aussi, à propos du langage, du centrage de la conscience
sur elle-même ou de son ouverture vers l'extérieur, mais ici il s'agit pour
la conscience de recevoir son langage d'en-haut. Ceci rejoint une nouvelle
fois le thème récurrent du "sich verdanken" (se reconnaître redevable de
soi).
200Balthasar ne donne pas de définition précise des termes qu'il emploie
ici, et le contexte ne les éclaire pas de façon tout-à-fait adéquate. Une
citation de Das Ganze im Fragment s'avère utile: «L'homme a son
"Wesenswort"; l'histoire a son "Wesenswort"; tous deux se rencontrent et se
pénètrent en un "Wort" englobant: l'homme a forme d'histoire, l'histoire a
forme humaine.» (p.245)
271
272
L'image est unique, seul "mot" sans voix de l'étant unique, seule parole
par laquelle s'élabore le sens où ce même mot (Wesenswort) se dédouble en
"Wesenswort" et "sinnliches Wort". Trouver ce sens, c'est, «à travers
l'expression, pénétrer (hindurchstöszen: pousser et traverser) jusqu'à ce
qui s'exprime.» Ce qui rend possible cet aboutissement, c'est le fait que
«la faculté sensitive du sujet n'est pas refermée en soi, mais se trouve à
l'intérieur de l'espace spirituel total de la connaissance, espace dont
elle constitue une partie. Cet espace spirituel, c'est l'unité de l'être
qui se saisit d'elle-même.»
A l'interpellation par l'image, nous répondons donc par une "parole
spirituelle (geistiges Wort), mot qui a toujours déjà son correspondant
sensoriel (...), car aussitôt que nous pensons, nous "disons" aussi.
(Epilog p.60)201
«Ainsi la parole que [l'esprit] formule (spricht) n'est pas seulement
l'expression d'un discernement intérieur (...), mais tout aussi bien une
partie de la fixation de ce discernement lui-même. (...) Cette unité est si
forte que le "mot intérieur" ne peut être suscité (hervorgelockt: provoqué
à se manifester) qu'en passant par une interpellation de l'extérieur (...),
tandis qu'inversement, l'appel extérieur ne peut être compris qu'en passant
par le mot intérieur en tant que tel et ne peut recevoir de réponse qu'en
passant par un mot extérieur..» (T.L.I,p.189-190)202
201Il ne faut cependant pas perdre de vue que, si "das sinnliche Wort" -le
"mot sensoriel"- évoque certes une unité langagière matériellement
perceptible de l'énoncé parlé, il est cité ici en tant qu'élément de la
structure universelle du langage humain, et non pas comme résonance
matérielle de tel mot dans telle langue. La portée de la distinction
fondamentale entre langage et langue a été particulièrement mise en
évidence dans le cadre de l'anthropologie culturelle de Gagnepain, dont il
sera question ci-dessous dans la section sur l'anthropologie du langage.
202«So ist das Wort, das [der Geist] spricht, nicht der Ausdruck einer
inneren (...) Einsicht, sondern ebenso auch ein Teil der Festlegung dieser
Einsicht selber. (...) Diese Einheit ist so stark, dasz das innere Wort nur
durch einen Anruf von auszen hervorgelockt wird (...), während umgekehrt
der äuszere Anruf nur durch das innere Wort als solcher verstanden und
durch ein äuszeres Wort beantwortet werden kann.»
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Mais cette manifestation d'un "dedans" (eines Innen) —qui s'accomplit déjà
dans les choses: objets, fleurs, fruits, etc— s'accomplit pleinement quand
cette expression de nature (naturhaft) devient mot spirituel, quand cette
manifestation vers l'extérieur (Äuszerung) devient un acte libre créateur,
signifiant le Dasz et le Was d'un espace intérieur spirituel.
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Mais ce vécu est aussi la prise de conscience de l'image réelle des autres
sujets, un éveil au Toi avec qui l'échange est possible par la parole.
Ainsi la parole (Wort) est dialogue: s'adressant les uns aux autres les
êtres libres se rencontrent dans une interpellation mutuelle (sprechen
ineinander zu), se trouvent l'un dans l'autre. Le moi ne trouve son
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Toute expression libre d'un esprit est une manifestation de soi non
vérifiable: la seule attitude qui puisse y correspondre est l'attitude de
foi. Entre esprits libres une telle confiance est une exigence mutuelle.
(ibid.p.196)
Le dialogique (das Dialogische) est «la vitalité (Lebendigkeit) toujours de
nouveau croissante dans l'essence de la vérité.» L'évidence intérieure
n'est ni acte accompli, ni puissance inaccomplie: elle est «un point de
départ toujours plus nouveau de la réalisation mouvante d'elle-même.»
(ibid.p.195)
Dans T.D.II,l, p.22-28, Balthasar traite du dialogue dans la perspective du
passage de l'Esthétique à la Dramatique théologique.
Toute figure, en tant que lieu du Beau, est porteuse de grâce (Huld:
faveur). Ce qui en elle réjouit est faveur (Gunst) dans la gratuité d'un
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don (im Umsonst einer Gnade), auquel doit répondre un acte de remerciement
(Dank): le jeu réciproque de la grâce et du merci est un dialogue.
Mais le dialogue exige une parole: «là où la figure peut être comprise
comme expression, c'est-à-dire comme un fondement qui se fait connaître, la
parole surgit. Mais une telle compréhension présuppose une liberté, une
disponibilité à accueillir ce que la figure annonce (die Kunde der
Gestalt), et la "foi" qui croit que l'expression de ce fondement est vraie.
(...) Le Beau interpelle (spricht an) à partir d'une sphère dans laquelle
le langage est transcendantalement agissant.» (p.22-23)
Mais sous peine de se complaire dans l'esthétisme de la forme agréable, la
"non-figure" (Ungestalt) de l'horrible, qui fait partie de la figure du
monde, doit être prise en compte dans toute création humaine, qu'elle soit
du domaine de l'art ou de la théologie. C'est dans le prolongement de cette
évidence que Balthasar, dans l'Esthétique, situe au milieu de la Parole
divine définitive (endgültig) la "non-parole" (das Unwort) de la Croix.
Aussi, dans l'analogie entre la création artistique et l'esthétique
théologique, intervient comme "major dissimilitudo" la "non-figure" de la
Croix qui récapitule et assume toute la "non-figure" du monde, et cela non
pas comme transcription ultérieure en formules —c'est le rôle ultérieur des
Ecritures— mais comme langage incarné d'un Dasein concret. (p.26)
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C'est une méditation de Balthasar sur la beauté comme grâce qui mène à sa
conclusion notre relecture de Wahrheit der Welt, lecture orientée selon la
perspective d'une réflexion sur le langage en général et le langage de la
théologie en particulier. La beauté, c'est: «la venue immédiate à l'avant-
plan de l'insondable du fondement, la transparence à travers toute
manifestation de l'arrière-plan mystérieux de l'être (...), la révélation
immédiate (...) de l'éternel toujours plus qui se trouve dans l'essence de
l'étant lui-même.» (p.252-254)212
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5-Conclusion.
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Introduction.
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1-Théologie et Incarnation.
a-Théologie et connaissance.
Jésus ne fait pas que témoigner de la vérité: il est la vérité par cela
même qu'il explicite (auslegt) le Père. Tout le Tome II de la Théologique
est axé sur l'unité inséparable, en Jésus, de son oeuvre et de sa parole.
(p.13-15)
284
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C'est le sujet d'un bref article de 1953, repris dans le premier volume des
Skizzen, (p.159-171), dont le titre est très précisément programmatique:
"Le lieu de la théologie" (Der Ort der Theologie).
«La foi (...) est pour les êtres humains la seule adéquation à l'homme-
Dieu: cette remise de soi fondamentale et sans réserve [est la condition de
possibilité] que les réalités finies de la révélation, de la chair, de la
lettre, soient saisies pour ce qu'elles sont: comme langage et expression
de l'infini. Cette remise de soi est l'expression de la volonté absolue, de
l'attente absolue de rencontrer Dieu dans l'humain: le contenu infini dans
le concept fini. (...) Mais la théologie, en tant que travail théorique sur
la Parole (theoretische Beschäftigung: activité théorique de qui s'occupe
de la Parole) (...) n'a d'autre mesure de son contenu de vérité que
l'adoration et l'obéissance.» Ainsi la théologie est «un alignement
intérieur sur ce qui est toujours autre214 et qui seul est une fin en soi.»
(p.161-162) Il s'agit en fait de «scruter la forme logique de la langue et
de la pensée de la Parole de Dieu.» (p.164)
214«auf das Je-andere hin»: sur ce qui est "chaque fois" ou "sans cesse"
autre.
215Ainsi définie, la théologie n'est-elle pas, si on emprunte le langage de
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216«Im Realen ist die Differenz, das "Andere meiner selbst", immer schon von
einem Dritten überholt, innerhalb dessen sich dieses Anderssein allerest
feststellen kann.» (ibid.p.33)
217«das All-gemeine Sein»: le trait d'union évoque "l'être qui est commun au
tout".
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b-Théologique et dialogique.
287
288
Mais si, selon les théologiens de la dialogique, la vérité de Dieu est «le
fondement ultime du vrai qui advient entre le je et le tu», c'est Dieu qui
selon Balthasar est le fondement du langage à l'intérieur duquel l'être
humain devient un je, en tant que celui à qui s'adresse la parole divine:
c'est la condition nécessaire pour que le je puisse s'adresser à l'autre.
(T.L.II,p.45) «En la créature finie en tant que personne est imprimé le
sceau de l'imago trinitatis: c'est seulement dans un rapport transitif à
d'autres personnes que la créature finie devient elle-même personne. (...)
C'est la destination par grâce de l'être humain de pouvoir réaliser sa
liberté à l'intérieur de l'échange éternel trinitaire, dans lequel la
liberté absolue d'une hypostase est toujours à la fois donnée à l'autre et
reçue de l'autre. (...) La relation entre Dieu et créature est donnée avec
l'essence du discours: elle est question, réflexion et réponse. Question de
Dieu à la créature dans la Parole, accueil réfléchi de la Parole de Dieu
par la créature, et réponse dans une parole à la Parole de Dieu.» Cette
relation n'est pas livrée (gelegt: placée, logée) au bon vouloir de la
créature: celle-ci «est comprise dans le dialogue avec Dieu, qu'elle le
veuille ou non.» (T.D.IV,p.275-276; ci-dessous p.398-399)
288
289
2-Langage et incarnation.
a-L'image et le langage.
Les concepts et les mots sont ordonnés aux sens qui sont ouverts sur notre
monde et aux images médiatisées par nos sens selon leur portée spatiale.
(T.L.II,p..229) Mais l'image se constitue non seulement par les sens
(Sinne, au pluriel), la puissance d'imagination et le souvenir, mais
nécessairement par l'esprit toujours déjà touché dans les sens.
En effet, un ensemble d'images (das Gebilde) «s'extériorise comme
expression adressée au sens (Sinn: au singulier), lequel s'extériorise dans
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221Le voisinage dans un même contexte du pluriel "die Sinne": les sens, et
du singulier "der Sinn": le sens (l'ensemble d'images a un sens), ne
devrait pas causer plus de confusion en français qu'en allemand, bien que
l'expression de Balthasar dans ces pages s'avère assez lourdement élaborée.
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b-Symbole et métaphore.
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3-Parole et salut.
a-Incarnation et analogie.
Si l'analogie est une des façons dont les êtres humains jugent de la
vérité, toute réflexion analogique en théologie doit partir de l'intuition
croyante de cet événement unique, dans lequel un étant réel (ein
Wirkliches) dit: «Je suis la Vérité.» Ici, la vérité, c'est que Dieu
s'exprime dans la chair en tant que Logos divin, ce qui nous invite à
revoir nos concepts tels que ressemblance, expression, image, symbole, etc.
(T.L.II,p.284).Car ce que l'homme-Dieu exprime, ce n'est pas seulement lui-
même, mais le Père dans l'Esprit: l'analogie doit aboutir à reconnaître
dans la chair le Logos du Père.
C'est sur cet arrière-plan que se déterminent mutuellement une christologie
d'en-bas et une christologie d'en-haut. La christologie d'en-bas est
analogique: elle fait voir dans l'homme Jésus l'image de ce qui se donne à
voir en-haut (a[nw). Mais la même adéquation de l'expression (Aussage:
parole énoncée) ordonne que l'explication en christologie d'en-bas ne peut
être lue que du haut vers le bas (katav). Dieu s'explicite (legt sich aus)
d'en-haut. (T.L.II,p.285-286)223
292
293
Sous le titre "Caro peccati", les pages 289 à 329 terminent le parcours de
T.L.II, reprenant dans la perspective de ce tome le thème du péché et du
salut.
Le péché, c'est la "contra-diction" (Wider-spruch), le mensonge (au sens
objectif de "contre-vérité"): ne pas reconnaître que l'homme-Jésus est la
vérité en ce qu'il révèle Dieu. (p.289)
Se démarquant d'une thèse augustinienne, Balthasar rappelle que le mal
comme péché, en tant que l'anti-divin, l'anti-chrétien, ne peut pas
s'intégrer dans le déploiement temporel de l'unité, de la beauté du tout,
sauf si ce péché, d'une manière qu'il nous est totalement impossible de
saisir (unabsehbar: qu'on ne peut percevoir dans son ensemble), est
intérieurement dépassé (überholt), parcouru par en-dessous (unterlaufen):
mystère du Descensus, que les concepts humains ne peuvent qu'évoquer de
l'extérieur. (p.294-296)
La contradiction du péché descend jusqu'à l'enfer, et pourtant, selon la
logique théologique, cette contradiction du mensonge sera intégrée dans
l'intimité de la vérité; et pourtant encore, il s'agit de ne pas en
édulcorer ni banaliser la portée (verharmlosen: rendre inoffensif). (p.314-
315)225
293
294
Le Christ est mort: il est celui qui, comme Parole de Dieu, ne parle plus;
il est devenu Parole silencieuse du Père; il n'entend ni ne comprend plus
le langage du Père. Il doit éprouver toute son action et ses souffrances
comme un non-sens absolu (eine absolute Sinnlosighkeit); tout cela était
pur à-quoi-bon (reine Vergeblichkeit).
C'est à ce prix que le Christ, traversant le mal, peut séparer le pécheur
de son péché, de ce qui est purement et simplement rejeté (das schlechthin
Verworfene), de ce avec quoi le Père, en tant que le "bon Créateur", ne
peut rien avoir à faire. Comprendre ainsi l'enfer, c'est prendre
objectivement conscience de cette monstruosité (das Ungeheuerliche) qu'est
le péché du monde, (p.316-319), ce chaos, image en miroir du chaos d'avant
la création. (p.321) Le paradoxe du Descensus est à la mesure de cette
contradiction monstrueuse.
Le Christ est à la fois, en tant que Fils, celui qui est le plus éloigné de
l'enfer, et en tant que porteur du péché, celui qui en est le plus proche —
avatar économique du rôle de l'Esprit, par qui l'intimité cachée la plus
grande se situe dans l'éloignement apparent le plus grand.
Le Christ, en tant que mort, est devenu silence, a perdu son "être-Parole"
(sein Wort-Sein); en même temps il est l'expression la plus sonore et la
plus claire que le Père adresse au monde226.
Car «le Dieu qui se montre ainsi dans l'économie n'est pas un autre que le
Dieu qui est tel de toute éternité. L'obéissance extrême du Fils, qui le
mène jusqu'à ce point où il n'est plus compris du Père, n'est rien d'autre
qu'un mode de son don hypostatique de lui-même au Père pour qui, par amour,
294
295
295
296
228Le mot est répété cinq fois sur deux paragraphes p.130-131, c'est-à-dire
à peu près au milieu de ces pages, elles-mêmes centrales dans le volume.
296
297
297
298
Réexaminant dans cette optique ces concepts par lesquels nous qualifions le
Logos incarné, soit quant à leur portée vis-à-vis de l'incarnation, soit
quant à leur capacité (Eignung: idonéité) de traduire la logique divine en
logique humaine, Balthasar en appelle à une analogie constitutive de cette
capacité. Le Logos en Dieu, c'est le lieu où se déploie une logique divine
qui est une logique d'amour, source de l'amour qui en jaillit, non pas en
tant que forme extérieure, mais en tant que sa propre essence intérieure
(innere Wesenheit): mouvement de provenance ("von-her") qui s'accomplit en
un "mouvement vers" ("zu hin") en tant que procession de «ce que, faute
d'une désignation plus claire, nous appelons le saint Esprit de Dieu.»
(ibid.p.140)
Bonaventure -paraphrasé par Balthasar- sait que «les concepts de paternité
et de filialité (Sohnschaft) ont été projetés (übertragen) sur Dieu à
partir du domaine humain —de même d'ailleurs que le concept de "parole"—.
Mais, en écho analogique du double mouvement intratrinitaire "von-her"
et"zu-hin" ci-dessus évoqué, —et certes moyennant la présupposition
implicite de notre savoir de la Trinité en Dieu— nous avons la possibilité,
à partir de l'analogie trinitaire dans le domaine humain, de remonter
("ana") en tâtonnant jusqu'au mystère de Dieu, pour parcourir le chemin
descendant (catalogique) de la Trinité vers le monde.»
Autre face de la même analogie: le statut double de la logique humaine dans
sa quête de connaissance du monde: son mouvement est à la fois "von-her"
depuis l'expérience concrète du domaine de l'être vers la réflexion
ontologique —et en ce sens elle est déterminée par les relations qui
régissent ce domaine—, et en même temps "zu-hin" en ce que la logique
humaine exerce une fonction régulatrice déterminante sur ce même domaine.
(ibid.p.144)
Dans son important traité sur la Révélation (Offenbarung), Peter EICHER
rend compte du statut de l'analogie dans l'approche phénoménologique de
Balthasar (p.318-328).
Il rappelle que, selon Balthasar, «la théologie fondamentale ne doit pas se
concevoir d'abord (...) comme herméneutique, mais doit en tout premier
lieu, en correspondance avec l'objet qui se montre, être une doctrine de la
perception (Erblickungslehre)», c'est-à-dire «doctrine de la figure du Dieu
qui se révèle.» (p.316, citant T.Ä.I,p.118)
Ainsi, «la pensée analogique de Balthasar est strictement théologique
(...): l'analogia entis, en tant que "analogie de la révélation dans la
création (T.L.I,p.263)" ne peut être en fin de compte autre chose que (...)
analogia libertatis.» (Eicher p.318)
Dès lors, la pensée analogique philosophique devient une "dialectique
analogique de la théologie", et la doctrine de la perception (théologie
298
299
fondamentale) n'est possible que dans son unité avec une doctrine du
"ravissement" (Entzückungslehre: théologie dogmatique). Au centre même de
la théologie selon Balthasar se situe "la vision réfléchie de la figure"
(das reflektierte Gestaltsehen: Verbum Caro p.125-132). Ainsi Eicher
définit la "phénoménologie théologique" qui constitue la "phénoménologie
renouvelée" annoncée par Balthasar (T.L.I,p.22-23; ci-dessus p.268ss)
(Eicher p.319)
Cette phénoménologie se trouve engagée dans les multiples aspects d'un même
cercle herméneutique, dont P.Eicher résume les termes (p.324-326): Dieu ne
nous est connu que par le témoignage de Dieu, mais cette vérité
principielle elle-même ne peut être acquise que par le témoignage de Dieu;
la Bible est le témoignage de la Révélation de Dieu, mais c'est Dieu seul
qui, par la grâce de la foi, peut fonder la certitude que la Bible est
vraiment ce témoignage; le critère positif de ce qu'est la Révélation est
donné par la Révélation elle-même.
Le point de référence de ce cercle herméneutique, c'est donc l'initiative
libre de Dieu, et la précompréhension qui rend possible la réflexion
théologique, c'est la perception de la Révélation toute autre de Dieu, par
l'impact de l'interpellation qui nous atteint (das Schock des
Betroffenseins). Ainsi, selon Eicher, se définit chez Balthasar une
phénoménologie théologique.
299
300
300
301
Si l'analogie est «une des manières dont les humains jugent de la vérité»
(T.L.II,p.284), l'analogie qui advient dans le Verbum caro est la norme de
toute autre analogie philosophique et théologique, en tant que «la manière
dont le Logos lui-même recueille toutes choses en lui.» (ibid.p.287)230
A la lumière de ce parcours, nous nous retrouvons donc encore une fois
devant la question de départ qui conditionne la réflexion sur le langage
théologique: «comment est-il possible que la logique divine trinitaire
puisse trouver à l'intérieur du monde, dans le Logos qui s'incarne, une
expression adéquate?"» (T.L.II,p.155).
230«(...) die Weise, in der der Logos selbst die Dinge in sich
zusammenliest.» "Lesen" évoque ici tout un champ de sa signification, tel
qu'il est analysé et commenté par HEIDEGGER dans Vorträge und Aufsätze
(p.199ss), à propos du fragment 50 de Héraclite: "ramasser, cueillir,
récolter, choisir" (résonnant en écho sémantique dans l'évocation banalisée
de l'acte de "lire"). V. ci-dessous p.431.
301
302
302
303
Le théologien doit faire face à une double exigence: d'une part, il doit
être conscient qu'il est placé par l'Esprit devant une vérité toujours plus
grande que ce qu'il pense avoir compris, mais d'autre part, vis-à-vis du
Dieu qui se révèle toujours de nouveau, il lui est refusé de se résigner à
une attitude apophatique.
De plus, «la possibilité que la Parole de Dieu soit comprise et exprimée
par l'être humain ne peut être considérée comme pur prodige opéré d'en-haut
par la Grâce: certes, on doit reconnaître que Dieu ne peut être compris que
par Dieu, mais il faut aussi rendre compte du fait que "comprendre" est un
acte de l'être humain en tant que tel.» (ibid.p.331)
303
304
304
305
La pensée théologique commence par une réponse: elle est interpellée par
Celui qui est l'unité même du langage libre et de l'horizon qui l'englobe.
Cette réponse, c'est ce qui désormais n'est plus «un résultat dont on peut
s'assurer en l'établissant» (nicht mehr sicherbares, herstellbares
Resultat): la théologie ne peut être que toujours de nouveau prière en même
temps que recherche du Dieu qui toujours déjà m'a lui-même trouvé. L'esprit
n'a jamais fini d'incorporer au sujet cherchant et croyant l'unité qui est
son oeuvre. (ibid.p.336-337)
305
306
IV-Langage et Révélation.
306
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Prenant les saints pour guides, il élabore une théologie priante, une
théologie à genoux. Le critère de toute vérité théologique, c'est qu'elle
puisse être priée (ihre "Betbarkeit").
307
308
Dans T.Ä.III,1,2, les pages 958-963 sont intitulées «L'a priori théologique
de la métaphysique.» Elles exposent une réflexion sur la relation entre
l'élaboration métaphysique et la Révélation. Ce n'est pas trahir le propos
de ces pages que d'en élargir la portée à une réflexion sur les rapports
entre l'initiative divine de révélation et l'exercice par l'esprit humain
de sa capacité naturelle de réflexion.
En effet, pour la pensée humaine en général comme pour la métaphysique en
particulier, la question obsédante est la même: «où y a-t-il une garantie
que l'être fini trouvera sa demeure (ou trouve son refuge: "geborgen sei")
dans l'indifférence infinie de l'être?» (p.958)
La réponse se résume en une phrase complexe et très précise: «Si donc la
révélation biblique repose sur le fondement de la différence originaire
entre Dieu et le monde, et rayonne à partir de là, alors, de façon
correspondante, la métaphysique trouve son accomplissement dans l'événement
de révélation (...).» (ibid.) Elaboration de l'esprit humain et révélation
d'initiative divine: deux modes d'interprétation de l'être qui à la fois
s'accompagnent et s'excluent —Balthasar reproche à Heidegger de les mettre
sur le même pied.235 Pourtant, distinguer entre élaboration humaine et grâce
n'est possible pour la réflexion humaine que «lorsque le fondement absolu
(Allgrund), source de l'être et de l'essence, s'est librement manifesté.»
(ibid.p.959)
308
309
309
310
Il est vrai- et ceci provoque des réticences chez Balthasar, que chez
Heidegger le rapport de l'être qui se révèle au Dasein qui "laisse être et
reçoit" (gelassen empfangend) est pensé en catégories bibliques originaires
(ur-biblisch) (ibid.p.777), témoin entre autres le fait que Heidegger «se
saisit (einholen: aller chercher) du concept biblique de doxa et le
revendique (in Anspruch nehmen) pour l'appliquer à l'être.» (ibid.p.780)
Pourtant, selon E.Brito, «Balthasar ne tient sans doute pas suffisamment
compte de l'effort de Heidegger (...) pour distinguer Dieu de l'être.242»
310
311
«La Parole dialogique entre Dieu et la créature (...) est réunie en une
seule Parole de l'Incarnation du Verbe.» (ibid.p.265) «Il ne faut pas
oublier que sa Parole commence à retentir à partir d'un silence de 30 ans,
et entre ensuite dans le silence infini de son retour au Père et de son
Eucharistie.(...) La puissance de cette Parole est révélation trinitaire;
(...) l'agir de Jésus (parole ou action) est révélation de l'être intérieur
de Dieu comme remise de soi l'une à l'autre des hypostases divines.»
(ibid.p.266-267)
3-Anges et démons.
311
312
245A.GESCHE, La Destinée, p.14. «Cette figure [du démon] n'est-elle pas —en
son ordre, qui n'est certes pas le seul à entrer en ligne de compte—
indispensable pour penser le mal? Puisque celui-ci est un irrationnel,
toute approche en est et en restera marquée. Or, de toutes les approches
irrationnelles, n'est-elle pas finalement celle qui le serait le moins, et
précisément parce qu'elle le demeure? Cette figure démoniaque suppose en
effet qu'il n'est pas possible ni pensable —j'allais dire: 'loyal'— de
faire reposer sur l'homme toute la culpabilité ou un tel poids de
culpabilité radicale. (...) La réalité que cette figure désigne permet, en
ce redoutable débat, de penser Dieu et l'homme en leurs justes contours,
ceux d'une responsabilité qui n'est pas absolue. La figure démoniaque
constitue cette limite, cette frontière exogène permettant de signifier
l'infranchissable: ce-qui-n'est-pas-Dieu et ce-qui-n'est-pas-l'homme. (...)
Ici il nous est dit clairement sur le compte de qui il faut mettre, hors de
nous et de Dieu (du dieu) la méchanceté fondamentale: le Hors-les-murs.»
A.GESCHE, Le Mal, p.72.
312
313
Pour Balthasar, il n'y a pas d'autre chemin à suivre que de «laisser être
vrai ce que les images du Nouveau Testament essaient d'exprimer en images
approchantes (umkreisend: encerclantes), tout en sachant qu'il s'agit ici
d'un mystère insoluble rationnellement. (ibid.p.446246)
313
314
De cet avatar du langage théologique, nous pouvons repérer des moments, des
composantes, qu'il faudra prendre en compte dans tout essai de réflexion
sur ce champ d'exercice de la capacité langagière. Mais le parcours de la
pensée de Balthasar sur ce sujet est assez tourmenté, à la mesure sans
doute de la complexité de la relation entre Révélation et spéculation.
Dans Der Christ und die Angst, (paru en 1959), Balthasar pose comme
principe qu'on ne peut placer l'exercice du libre arbitre au début de
l'aventure humaine, car ce serait présupposer la connaissance préalable du
bien et du mal. C'est de là qu'il déduit la nécessité d'une intervention
d'un tiers absolu, du Mal en soi, tentateur capable d'égarer la créature:
comment en effet sans cela concevoir que la créature ait pu choisir pour ou
contre le Dieu bien-aimé qui occupe tout le champ de la conscience? (p.81-
89) Ici donc, un raisonnement logique confronte le concept anthropologique
de libre arbitre à la révélation biblique du récit de la Genèse interprété
par la tradition croyante, mais sans attribuer explicitement au tiers
tentateur la qualité d'une personne spirituelle.
Or, un peu plus loin dans le même volume, la grande Tradition croyante est
invoquée par Balthasar pour reconnaître aux démons le caractère d'êtres
spirituels libres déchus à la suite d'un libre choix négatif: ici bien
évidemment, les démons sont considérés comme des créatures, libres et donc
seules responsables de leur malignité destructrice.
Aussi, dans T.D.IV (1983), Balthasar peut évoquer la personnalité concrète
du "Tu" contradicteur combattu et "jeté hors" par Jésus-Christ (p.183).
314
315
315
316
Dans T.Ä.III,2,2, une section est intitulée "La Non-Parole comme milieu de
la Parole" (Das Nichtwort als Mitte des Wortes.)
L'Ancien Testament trace une ligne vers un accomplissement inconnu: on y
entrevoit la "Parole de la Non-Parole", la plénitude dans l'échec, avec les
échos positifs: le Dieu d'Israël est le Dieu des vivants et non pas des
morts; la puissance de Dieu est plus forte que le chaos. On peut même y
lire la connivence de Dieu avec les humbles; cependant, la mort n'y est pas
vaincue.
Dans le Nouveau Testament, c'est précisément dans le silence de la mort, où
se tait la Voix divine, que devient langage ce qui reste inexprimable dans
la vie. A ce propos, Balthasar cite Nicolas de Cuse: la Parole prononcée
est «contractée et abrégée» dans la perspective de la mort.247
247Balthasar cite p.76 le texte évangélique cité par le Cusain «λovγον γa;ρ
συντελw'ν και συντevµνων ποιhvσει κuvριος ejπi; τh'ς γh'ς (Rm.9,28), renvoyant à Is.10,23
(LXX). «Auf den Tod hin wird das gesprochene Wort "zusammengezogen und
verkürzt".»
316
317
Mais l'espace auquel il leur est ainsi donné accès est entièrement régi
(durchwaltet) par la liberté, au-delà de toute compréhension humaine, de
la révélation de soi par Dieu.
317
318
Ainsi, la théologie reste une "homologie": «la louange de Celui qui reste
l'Incompréhensible, même et précisément dans sa manifestation.» (Christen
sind einfältig, p.95).
318
319
319
320
-1-Introduction.
320
321
Dès lors Lévinas peut conjuguer à la première personne: «Dans le Dire sans
dit de la sincérité, dans mon "Me voici", je témoigne de l'Infini.» En
d'autres mots: l'ordre par lequel l'infini m'ordonne le prochain comme
visage, cet ordre «n'a pas été la cause de ma réponse, (;..) [c'est
l']ordre que je trouve dans ma réponse même», laquelle, «comme "Me voici",
m'a fait sortir de l'invisibilité où ma responsabilité aurait pu être
éludée.» (ib.232-234)
321
322
Quant à « (...) la tâche du savoir, (...) dans la limite où cette tâche est
accomplie, elle consiste à faire que l'Autre devienne le Même. En revanche,
l'idée de l'Infini implique une pensée de l'Inégal.» (EIp.85)
-2-Diachronie et langage.
251Assez curieusement Lévinas emploie dans ses textes l'expression "en guise
de" dans le sens "sous la forme de, dans le mode de". Cette petite entorse
à l'usage français —"en guise de" veut dire "comme remplacement et faute de
mieux"— est à chaque fois suffisamment élucidée par le contexte.
252E.N.p.194. V.aussi p.196, parmi de nombreux exemples dans toute l'oeuvre.
On perçoit évidemment la profonde consonance de ce thème de Lévinas avec la
"non-puissance" de Dieu, un leitmotiv de Balthasar, qui le prolonge et le
pousse jusqu'à son extrême dans le drame du Descensus. (ci-dessus p.247ss;
253).
322
323
323
324
Ici se laisse entendre dans les textes de Lévinas un écho d'une idée-clé de
Nabert. Nous avons vu (ci-dessus p.135-136;145;153) que Nabert prend en
compte «la précarité de l'ordre que l'esprit parvient à instituer» (Essai,
p.53-54), car les humains peuvent être atteints par les maux «jusque dans
la substance de leur être.» (Ibid.p.51-52) Il convient donc «que le risque
du non-sens quant à l'existence du monde ne soit jamais écarté ou supprimé
ou méconnu (...)» (Désir p.56): «c'est la seule manière de rehausser
tellement le divin qu'il ne puisse être confondu avec aucun des ordres
auxquels s'adresse, autant qu'elle le peut, l'existence individuelle.»
(Ibid.p.52-53)
Pour Nabert, c'est seulement face au risque perdurant du non-sens quant à
l'existence que prend toute sa valeur le témoignage du divin porté par «la
324
325
325
326
326
327
255Délibérément sans doute, Lévinas emploie le mot "langage" dans deux sens
différents, qui ne se distinguent que par le contexte —suggérant ainsi
qu'entre ces deux acceptions il n'y a pas de solution de continuité, bien
qu'elles soient nettement distinctes. D'une part, il s'agit du langage pré-
originel évoqué ci-dessus, au niveau radical du Dire répondant, dans le
secret en-deçà de la conscience, à l'exigence d'autrui; mais par ailleurs,
il s'agit aussi du langage comme "dit", lequel est "l'épos du Dire". C'est
«la voie qu'emprunte l'être pour se montrer, instaurant et utilisant les
signes verbaux sous l'impulsion d'une intentionnalité narratrice et
thématisante.» (AE p.217-218)
327
328
328
329
329
330
l'englobe et signifie au-delà selon une signification qui hésite entre cet
au-delà et le retour à l'épos de l'essence. Equivoque ou énigme —pouvoir
inaliénable du Dire et modalité de la transcendance.» (AE p.23; c'est moi
qui souligne)
__________________
Equivoque, énigme: L'Autre doit conserver son incognito, sous peine d'être
absorbé par un Même qui engloberait la différence et le conflit. «Le sens
exorbitant s'est effacé dans son apparition.» (EDE p.206 à 209)
Dès 1965, en ces termes paradoxaux, Lévinas situait dans le dit ce pouvoir
d'équivoque, percée du Dire originel dans le dit qui l'embrasse. «La
continuité de la conscience s'en trouve bouleversée chaque fois qu'elle est
"conscience de l'Autre". Et cela, la conscience l'est chaque fois contre
toute attente et contre toute attention et toute prévision.» (Ibid.p.210-
211)
330
331
331
332
Ici se situe ce qui est peut-être une des plus profondes intuitions de
Lévinas sur la transcendance, l'Infini et Dieu, intuition qui réactive
puissamment le sentiment de parenté spirituelle entre la foi chrétienne et
la foi juive. Si on a pu parler à propos du théologien Balthasar d'une
logique visionnaire, on peut suivre ici chez Lévinas le déploiement d'une
logique du regard spirituel.
332
333
seulement habitation des personnes l'une dans l'autre, mais leur don
mutuel, kénose fondamentale intradivine, dépossession totale mutuelle.257
Nous avons vu ainsi que, selon Balthasar, le Fils n'a pas à "quitter" le
statut d'abandonné pour "retourner" à son statut d'intimité avec le Père,
car l'Amour divin lui-même se définit comme l'abandon total subsistant.
(T.L.II,p.322; ci-dessus p.261-262 et note 87) Mais Lévinas, dans le cadre
de sa foi juive, se démarque de la doctrine chrétienne de l'homme-Dieu en
situant cet "anachronisme" paradoxal —humilité et gloire— dans le face à
face avec le prochain: «L'énigme de cet anachronisme (...), nous l'appelons
trace (...): elle est la proximité de Dieu dans le visage de mon prochain.
(Dh p.73) «Cette alliance entre la pauvreté du visage et l'Infini s'inscrit
dans la force avec laquelle le prochain est imposé à ma responsabilité
avant tout engagement de ma part.» (Ibid.p.74)
333
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334
335
335
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-7-Conclusion.
L'être humain interpellé par autrui est par là même instauré dans l'unicité
de son nom propre. L'étant contingent, non seulement "aurait pu ne pas
être", mais surtout: se trouve posé inexorablement dans l'existence sans
raison d'être préalable qui justifie et explique son existence
individuelle. Mais ce "piège d'exister" devient pour l'être humain
l'assignation personnelle, à lui adressée comme à une personne unique et
336
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338
Remarque préliminaire.
On trouvera ci-après une présentation d'ensemble du modèle médiationniste.
Selon la perspective du présent travail, le volet langagier du modèle sera
spécialement mis en évidence (plan I du tableau p.342).
Cependant le modèle médiationniste de Gagnepain forme un ensemble où tout
se tient, et qu'il a fallu respecter pour ne pas en trahir le propos.
Il est vrai que tout ce qui se trouve explicité dans la présentation qui
suit ne s'avèrera pas également heuristique pour la réflexion sur le
langage théologique; cependant il aurait été difficile de sélectionner et
isoler les éléments pertinents à la présente recherche sans déparer
l'ensemble du modèle au risque d'en occulter la portée262.
-1-Introduction. La médiation.
338
339
-2-Une théorie?
339
340
Dès lors, une expérimentation sui generis est possible. Le modèle théorique
suggère des tests prédictifs, qui consistent à 'piéger' les handicapés en
induisant chez eux des comportements prévisibles.
Par exemple, l'aphasie dite 'de Broca' induira chez le sujet testé des
énoncés tels que "ils journaux", où l'accord du pluriel et du genre est
respecté, mais pas la correspondance syntagmatique article-substantif,
alors que l'aphasie dite 'de Wernicke' induirait l'erreur inverse: "une
journaux" est composé correctement d'un article et d'un substantif, mais ne
respecte pas l'accord du genre et du nombre264.
264Bien entendu, ces tests sont variés et complexes. L'exemple donné ici,
d'après JONGEN Dire, est simplifié à l'extrême pour éclairer l'exposé.
265Ibid.p.158. Dans ses réflexions sur son oeuvre, Magritte désigne par
l'expression "la pensée ressemblante" la connaissance qui «voit le monde-
avec-son-mystère (...). La lumière du mystère qui éclaire la connaissance
inverse les termes de la visibilité: elle se tient à l'ombre du visible
naturel, elle en obscurcit les clartés et en éclaire les ombres.» (JONGEN,
Magritte-Ponge p.h 23)
340
341
341
342
Introduction.
342
343
Plan I : Glossologie.
Quelques définitions (dont les termes s'éclaireront par l'exposé qui suit):
L'objet de la glossologie, c'est «l'émergence humaine à la raison du signe
langagier.» (JONGEN, Magritte-Ponge, p.73)
Interroger la logique langagière du sens, c'est «voir —au-delà des
cristallisations historiques des langues— le recul analytique du signe,
c'est-à-dire le rapport dialectique entre structure grammaticale implicite
et structure conceptuelle explicite.» (JONGEN, Magritte, p.43)
«La glossologie explique le sémantisme par la médiation structurale
sémiotique qui l'informe. (...) Il y a simultanément un moment grammatical
de négativité, d'impropriété structurale (...), et un moment rhétorique de
réaménagement référentiel.» (JONGEN, Expliquer, p.95)
Ainsi, «l'explicite référentiel du son et du sens —du phonétisme et du
sémantisme— se conquiert sur l'implicite formel grammatical: phonologie
signifiante et sémiologie signifiée.» (JONGEN, Magritte, p.40)
«Faire sens, (...) c'est projeter sur l'expérience les hypothèses
conceptuelles dont nous rend capables l'exploitation d'un ordre grammatical
de pure forme signifiée et signifiante.» (ibid.p.43)
343
344
344
345
«Il y a longtemps que la phénoménologie a cessé de tenir le langage pour une couche
"improductive", surimposée à la couche proprement "eidétique" des vécus, fussent-
ils des sentiments ou des attitudes.» (RICOEUR, Expression et langage dans le
discours religieux, p.18, dans Phénoménologie et Théologie, vol.collectif, Ed.
Criterion, 1992)
Heidegger, lui aussi, s'est fait l'écho répété et insistant de cette même mise en
garde: «Selon l'idée courante, le langage est une sorte de moyen de communication
(...). Mais le langage n'est pas —et n'est surtout pas premièrement— l'expression
sonore et écrite de ce qui doit être communiqué (...), car c'est bien lui, le
langage, qui fait advenir l'étant, en tant qu'étant, à l'ouvert.» (HEIDEGGER, Kw,
p.59)
Selon Heidegger, «on sait depuis longtemps» qu'on ne définit pas l'essence
du langage en le considérant comme l'expression, à l'initiative du
locuteur, d'un intérieur ("eines Inneren") présupposé. (HEIDEGGER, USpr.
p.14. Voir aussi ibid. p.19;102;129)
273JONGEN, Expliquer, p.76.
274Ibid.p.80.
275Les diffractions et polarisations de la médiation culturelle sont
expliquées en détail et illustrées par de nombreux exemples dans l'ouvrage
de René JONGEN Quand dire, c'est dire.
345
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352
Interaction et dépossession.
352
353
283«Le sens du Dasein est éprouvé [dans sa concrétude vécue] dans l'instantanéité
intégrale (unverkürzt: non tronquée) de l'instant; [il s'agit de ne pas] blesser la
spontanéité du mystère.» (BUBER, Gottes Finsternis, Ed Lambert Schneider,
Gerlingen, 1994, p.38.) — «Le miracle de l'apparaître: quelque chose se manifeste
étant. L'étant nous interpelle dans l'éclair de sa marque: l'être. Cette ouverture
à l'être nous fait être.» (MALDINEY, Une phénoménologie à l'impossible, p.45) En
écho de cette même vérité de l'être: «L'éclair me dure.» (René CHAR. Gallimard-
Poésie, Paris, 1978, p.230)
353
354
354
355
284 L'exposé qui suit épouse de très près ceux de René JONGEN dans Quand
dire c'est dire, p.67-68.
285Dans ces exemples précis, la visée mythique est 'métaphorique', en ce que
le locuteur élabore implicitement un paradigme ad hoc, qui puisse grouper
des comportements aussi différents que celui du chien, du soleil ou du vent
355
356
Il est vrai que le dire poétique évoque d'autant plus puissamment le réel
objectif (quelle présence que cette eau limpide et fraîche dans l'ombre du
sous-bois!) qu'il le fait par le biais d'une 'dépossession': dépossession
de la simple référence aux choses en tant que familières, au profit de
l'ouverture à leur mystère.
Ici, c'est le langage qui parle (Heidegger: Die Sprache spricht, USp, p.12-
13), non pas au sens du 'Gerede', ce langage du 'on', qui, selon Heidegger
et Beckett, habite et informe malgré nous, et le plus souvent à notre insu,
notre propre dire, mais au sens défini par Heidegger: le dire poétique est
écoute et ajustement au 'poème' non-dit de l'errance de l'être humain
instaurant dans les choses son habitat d'errant286.
S'agissant ici de la référence du dire et de sa visée d'adéquation au réel,
il n'est pas étonnant que la visée spécifique du dire théologique bouscule
la configuration de ces trois types de visée, car le réel visé en théologie
est le mystère vivant de Dieu, de la Trinité, de l'Incarnation.
Certes, les formulations qui situent Dieu "au ciel", par rapport à l'être
humain "sur la terre" ou "ici-bas", tiennent de la visée désignée ici comme
"mythique"287. Exemple: «une souffrance infligée d'en-haut (von oben) comme
356
357
"juste" n'est pas et ne sera pas —et d'ailleurs ne peut pas être reconnue
comme telle du point de vue de la terre (von der Erde)» (T.D.III,p.178-179)
D'autre part, si le terme traditionnel de "Descensus" est lui-même
évocateur d'une "visée mythique", Balthasar, dans le même contexte, se
place dans l'optique de la "visée scientifique" dans son explicitation de
la portée sotériologique de ce concept: le Verbe incarné se fait solidaire
de la déréliction sans issue du "réprouvé", et selon sa dimension
trinitaire, cette kénose s'inscrit dans la distance infinie entre le Père
et le Fils dans l'unité de l'Esprit. (ci-dessus p.255ss)
357
358
Cette distinction intéresse notre propos dans la mesure où elle situe dans
le langage la possibilité d'une "rupture poétique", c'est-à-dire d'une
ouverture à la dimension du mystère, ouverture dont il sera question dans
la section suivante.
La dimension générative: des unités significatives plus ou moins longues
sont 'générées' et alignées en séquences cohérentes, selon les contraintes
grammaticales de la syntaxe, formant des 'syntagmes' (disposition en
séquence des unités ou fragments d'unités nominales et verbales), ainsi que
selon les contraintes rhétoriques par lesquelles le sens, en sa production,
conditionne et est conditionné par ces compositions unitaires. «Le signe
langagier peut (...) être défini comme l'articulation dialectique du pôle
formel du mot (qui est pure analyse négative) et du pôle conceptuel du sens
(qui est réaménagement positivant du mot en fonction de la référence).
Nous appelons l'instance structurale du mot "grammaire" (...), et le moment
performantiel du sens: "rhétorique".» (René JONGEN, Dire, p.25)290
D'autre part, la séquence ainsi combinée se compose de fragments
identitaires choisis parmi des 'paradigmes', dont le rôle est taxinomique:
le locuteur, plus ou moins consciemment, pour constituer les unités qui
s'alignent en séquence, 'choisit' parmi une 'taxinomie' c'est-à-dire dans
un classement en listes plus ou moins limitées (étiquetées en termes
traditionnels comme articles, prépositions, adjectifs, substantifs, verbes,
suffixes, préfixes, etc)291. Ce choix s'accomplit simultanément aux niveaux
instanciel et performantiel.
En instance, le locuteur "choisit" des sèmes, unités abstraites et
polysémiques (ex: le sème "doubler"). Simultanément, ces sèmes, au niveau
performantiel, se trouvent réinvestis dans la visée référentielle d'une
situation concrète: "doubler y prendra, par exemple, le sens de "dépasser"
(une voiture), plutôt que le sens de "remplacer" (un acteur), "tromper" (un
justifier, dans telle langue déterminée (plan III de Gagnepain), tel choix
dans un paradigme ou telle séquence dans la syntaxe.
Dans le modèle qui nous occupe, au contraire, cette dynamique à deux
dimensions interactives opérant dans le langage (plan I) apparaît au même
titre sur les deux faces 'signifiant-signifié', et selon les deux pôles
'instanciel-performantiel'. Autrement dit, cette combinatoire concerne
aussi bien la phonologie que la phonétique, la sémiologie que la sémantique
Voir la tableau p.360)
290Exemple de conditionnement croisé grammatical et rhétorique: les
ambiguïtés de la segmentation thème/rhème (ou, en d'autres termes: le
découpage entre 'ce dont il est question' et 'ce qu'on en dit').En effet,
le découpage 'Pierre/mange son pain' répond à la question implicite ou
explicite 'Que fait Pierre?', tandis que le découpage 'Pierre mange/son
pain' répond à la question 'Que mange Pierre?'.(voir JONGEN, Dire, p.183)
291 Bien entendu, la séquence linéaire qui se déploie sur le papier n'est
que la suggestion visuelle approximative, 'technicisée' (plan II du modèle)
de la séquence temporelle de l'énoncé parlé.
358
359
359
360
←←INTERAXIALITE→→
Faces Signifiant Phonologie
Concaténation de Corrélation de
phonèmes phonèmes
Signifié Sémiologie
Syntagmes Paradigmes
Pôle performantiel
Axes
Taxinomique Génératif
Faces Signifiant Phonétique
Identité Unité
EPEL CHAINON
Signifié Sémantique
vocabulaire proposition
identité unité
VOCABLE TERME
appellation assertion prédicative
identification par unification par
paraphrase périphrase
←←INTERAXIALITE→→
Faces Signifiant Phonétique
Signifié Sémantique
Champ conceptuel
catégorisation intégration
conceptuelle
METAPHORE METONYMIE
360
361
361
362
-A- La Métonymie.
362
363
Mais c'est un "vouloir" qui n'est pas l'illusoire exercice d'une liberté de
dire ou de ne pas dire: c'est être livré à 'l'air libre qui donne de
respirer librement'297, à cette liberté qui est l'essence de la vérité.
Cette 'hyponymie' peut parfois être lourde d'un vécu dramatique: "J'ai vu
se déchaîner les chemises brunes", ou au contraire être tout-à-fait
banalisée: "Il m'a offert un verre", "les feuilles commencent à jaunir".
363
364
-B- La métaphore.
364
365
La métaphore vive (au sens bien connu de: métaphore nouvelle, naissante,
inattendue) est l'apanage du poète (au sens large): elle opère son plein
effet de sens à l'intérieur d'une intime connivence entre le poète et son
lecteur-interlocuteur. Il faut un Verlaine et un lecteur au diapason de
Verlaine pour qu'opère toujours de nouveau la magie d'une métaphore telle
que "l'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable" (premier vers
d'un poème du recueil 'Sagesse'). Mais pourvu que soit sauvegardée cette
connivence, la nouveauté de la métaphore poétique est toujours renaissante:
elle ne s'anémie pas d'être lue, dite et redite, pas plus que le
dépassement de ses limites par le langage ne s'épuise dans
l'accomplissement du sens. On entrevoit dès maintenant l'importance de
cette 'nouveauté toujours nouvelle' dans le dire théologique où s'opère le
sens de l'ouverture au Tout-Autre.
365
366
Prenons comme repère une image bien connue (trop connue?) de Magritte: dans
un ciel (normal), un immense rocher (normal), surmonté d'une construction
de pierre, flotte au mépris des lois de la pesanteur299. L'oeuvre d'art
surgit et impose son unicité: elle établit un espace où elle instaure sa
propre cohérence. Cet espace n'est pas artificiellement isolé par son cadre
qui repousserait à l'extérieur le réel 'normal': par la vertu de la
maîtrise de l'artiste (jeu des formes, des proportions, des couleurs), cet
espace se délimite lui-même de l'intérieur300.
366
367
René Char concentre ici en une brève unité langagière tout ce qu'on vient
d'entrevoir dans une oeuvre picturale de Magritte.
L'oeuvre poétique instaure sa propre cohérence: celle de deux métaphores
superbement condensées : (1)mon avalanche (2)à rebours, dans l'unité d'une
367
368
—III— OUVERTURE.
368
369
C'est dans cette perspective que René JONGEN rend compte de l'art et de la
pensée de Magritte.
Ce que Magritte appelle "la pensée ressemblante" met en évidence le
paradoxe du "visible pensé", fait voir le monde-avec-son-mystère, «rend
visible l'obscure différence du monde lorsqu'il est éclairé par la lumière
invisible de son mystère.» (Magritte-Ponge, p.h 22)
304« (...) le propre du visible est d'avoir une doublure d'invisible -au
sens strict, qu'il rend présent comme une certaine absence.» MERLEAU-PONTY,
Le coeur et l'Esprit, p.85.
369
370
Autre problème de traduction, sans doute plus épineux encore: "die Sage",
dans le contexte, désigne l'acte même de la 'langue qui parle', acte qui
«jaillit de (...) la "Sage" non prononcée qui parcourt ("durchzieht":
traverse) le tracé (der Aufrisz) de l'essence du langage.» (ibid)307
C'est la "Sage" qui fait apparaître et disparaître ce qui est présent.
370
371
La "Sage" est monstration (die Zeige): "das Wesende der Sprache", c'est la
"Sage" en tant qu'elle 'montre', — et en ceci la "Sage" est la source même
de tous les signes. Cependant, ne peut être 'montré' que ce qui s'est
préalablement manifesté: même là où le "Zeigen" est accompli par notre
"Sagen", il est précédé par un "se laisser montrer" (ein Sichzeigenlassen)
qui le guide (als Hinweisen: comme indication, renvoi)308. Mais parler,
c'est aussi et d'abord écouter: écouter la langue que nous parlons.«Nous ne
parlons pas seulement la langue, nous parlons à partir d'elle. Nous n'avons
la capacité de le faire que parce que nous avons toujours déjà de nouveau
(je schon) prêté l'oreille à la langue. Et qu'entendons-nous là? Nous
entendons le parler de la langue (das Sprechen der Sprache)309
Mais où trouvons-nous le "parler" que parle la langue? Dans ce qui est dit
(littéralement: ce qui a été dit: das Gesprochene): la plupart du temps, de
"dit" ne vient à nous qu'en tant que "le passé d'un parler" (das Vergangene
eines Sprechens) —même ce qui "vient d'être dit" appartient déjà au passé—.
C'est pourquoi, écrit Heidegger, nous devons chercher et trouver "le parler
à l'état pur", là où l'accomplissement du parler est toujours en l'état de
commencement (eine anfangende), c'est-à-dire dans un poème310.
Ecouter la langue qui parle, accueillir ce qui se manifeste, ce qui "se
laisse montrer" par la Sage: devoir et privilège du poète, grâce à qui
toute langue est à chaque fois nouvelle, jaillissante. Le poète correspond
(oJµολογεi'n) à cette donation sans fin: c'est ce qui le rend apte à faire agir
l'invisible, et ainsi à rendre les choses visibles dans leur dimension de
mystère.
Maldiney s'est exprimé à ce sujet (op.cit.p.12): «L'écoute d'un poème ou sa
lecture est une révélation dans la sur-prise: quelque chose se dévoile dont
je ne suis ni ne puis être l'auteur.» (p.12) «Lorsque le poète (...)
regarde le monde, celui-ci lui est nouveau et inconnu. Tout se montre à lui
pour la première fois. Tout est incompris et indéterminé.311» Ce qui
concerne ici plus spécialement notre propos, c'est la manière dont le
poème, par sa parole toujours nouvelle, —et au même titre que l'oeuvre
picturale— réactive l'invisible qui "dégage le visible de lui-même" (ci-
dessus, p.375ss).
371
372
C.REFLEXIONS
Introduction.
372
373
Ces textes se répartissent sur une période de quatorze ans, mais leur
situation dans la séquence de l'oeuvre est significative. En effet, dans
l'ordre chronologique, le premier texte se situe à la fin du volet
"esthétique" de la trilogie, tandis que le cinquième texte constitue à peu
de choses près la dernière section du dernier volume de la Dramatique.
On peut donc estimer que c'est dans la sphère "dramatique" de l'oeuvre que
Balthasar a traité du même sujet de façon aussi récurrente -ce qui
correspond évidemment au caractère spécifiquement dramatique du mystère
dont ce thème est porteur.
Pour chaque texte, on trouvera ci-dessous un résumé détaillé et une brève
critique; ils seront suivis d'une réflexion sur l'ensemble.
373
374
2- Ainsi le chrétien doit savoir que l'épreuve la plus extrême —qui peut
aller jusqu'à enlever tout sens à l'existence— mystérieusement conserve
cependant un sens "objectif", une étincelle de joie éternelle, même si
durant l'épreuve cette lumière s'avère inaccessible.
-b- C'est de ce mystère à peine concevable pour la conscience
croyante (kaum zu sichtende) que découlent les nombreux paradoxes de
la vie humaine et chrétienne. Dans l'expérience humaine peuvent se
laisser entrevoir des reflets du mystère. En effet, l'être humain est
confronté durant sa vie avec l'alternance paradoxale de la joie et de
la souffrance; il doit accepter des renoncements indispensables à
tout enrichissement ou approfondissement.
Il sait que toute croissance, toute éducation, comprend des moments
de discipline, voire de châtiment: ainsi la relation entre parents
et enfants, entre Israël et son Dieu, entre l'Apôtre et la
communauté, reflète le mystère de la relation entre Dieu et l'être
humain. Au pécheur des grâces sont données, qui le ramènent dans
l'amour de Dieu; d'autre part, la grâce divine ouvre le chrétien à la
compassion envers Celui qui est crucifié pour le salut du monde.
Dans le même contexte, Balthasar évoque les Béatitudes: de par leurs
épreuves les plus extrêmes, les "pauvres en esprit" sont réceptifs à
la joie qui leur sera donnée -bien que dans leur affliction présente
cette joie leur soit inaccessible. C'est pourquoi cette joie
"objective" y est évoquée au futur.
374
375
3- Dieu a besoin de (ist angewiesen auf: dépend de) la joie que le monde
lui renvoie: joie de l'être humain que Dieu a délivré de son aliénation,
lui donnant ainsi la possibilité d'acquiescer (bejahen) à la souffrance qui
est présente dans la joie.
Critique.
375
376
Résumé
2-Il ne faut pas concevoir la joie divine comme dominant d'en-haut les
alternances de la vie terrestre, car la mission du Verbe incarné le plonge
au plus profond de l'abîme de la temporalité.
376
377
-b- Plus une éthique ou une religion a une haute idée de l'homme, lui
reconnaît une dimension d'éternité, une proximité de Dieu, plus grand
sera le renoncement qu'elle exige.
-d- Ainsi l'Eglise elle aussi doit comprendre la relation qui unit la
Croix et la joie dans le mystère de la mort de Jésus, car c'est dans
la mesure même de l'intimité infinie de sa relation avec le Père que
le Fils incarné peut subir "jusqu'au fond" (bis zum Grunde) le total
abandon du Père.
Critique.
377
378
Les insertions -a- et -b- sont conçues comme une préparation logique au
long développement sur le rôle éducatif de la souffrance, mais ce lien
logique n'apparaît pas clairement dans la formulation du texte. Par
ailleurs, l'interprétation des Béatitudes dans ce sens ne s'accorde guère
avec celle qu'on lit dans le texte cité ci-dessous, publié huit ans plus
tard. Sur l'idée de l'épreuve purificatrice, sur la comparaison
paulinienne, l'insistance est plutôt lourde: le texte de 1983 sera plus
nuancé.
L'argument -c- propose du texte évangélique une interprétation assez
doloriste, selon laquelle les disciples devraient se réjouir des
souffrances du Christ parce qu'elles sont son chemin vers le Père, et même
"le chemin fixé par le Père" (der vom Vater bestimmte Weg über das Kreuz-
p.144). Quoi qu'il en soit, ce texte veut mettre en évidence la relation
mystérieuse entre la joie divine et la Croix, et consacre un développement
important au rôle de la souffrance dans l'éducation de l'être humain en vue
de sa plénitude éternelle.
Résumé.
378
379
-b-Il semble que même une souffrance "infligée d'en-haut comme juste"
puisse ne pas être reconnue comme telle du point de vue de la terre.
379
380
Critique.
Tod/Leben; Leid/Freude.
Résumé.
380
381
Critique.
381
382
Résumé.
Cet extrait est construit sur une seule idée: le statut de la souffrance
par rapport à la vie éternelle. Le commentaire des Béatitudes qui y est
inséré, d'une part s'inscrit dans cette réflexion, mais d'autre part
comporte une argumentation qui ne s'intègre pas très bien dans l'ensemble.
Balthasar y développe une nouvelle mise en question de la comparaison
paulinienne, dont il résume la portée en l'interprétant: "Le poids de
réalité de la splendeur [divine] ne nous serait pas dispensé sans ce peu de
chose passager qu'est l'adversité présente"315
382
383
monde, alors, même ce qui est subi comme le plus horrible (tortures,
emprisonnement, camps de concentration) peut amener l'humain souffrant dans
une grande proximité du Crucifié (in eine grosze Nähe rücken: littéralement
"amener d'un coup, d'une secousse, par arrachement").
Mais la nuit complète (restlos: sans reste, sans allègement) dans laquelle
le Christ ne peut que crier un inconcevable "pourquoi?" constitue devant
Dieu l'ultime obéissance du Fils, et donc aussi la plus haute "Seigneurie-
Magnificence" (Herrlichkeit) qui se manifeste dans son acceptation
(Geschehen-Lassen: laisser se produire). Ainsi le chrétien est invité à la
suite du Christ à conjoindre en lui la véritable déréliction et la
véritable acceptation316.
Quant à la vision béatifique, l'Apocalypse nous dit certes que toute larme
y sera séchée, mais il reste mystérieusement vrai que, selon la sagesse de
Dieu, les profondeurs de la douleur auront contribué à préparer "l'espace
d'âme" (den seelischen Raum) apte à recevoir la joie éternelle.
Critique.
Ce n'est pas sans une certaine réticence qu'on lit dans ce texte
l'affirmation selon laquelle l'affliction humaine (le "peu de chose" selon
Paul) est "infligée d'en-haut", et qu'elle est nécessaire pour que nous
ayons part à la vie éternelle.
Le commentaire sur les Béatitudes évoque les souffrances infligées par des
humains à d'autres humains, mais semble oublier les malheurs (les "maux"
selon le vocabulaire de Nabert): si les Béatitudes faisaient l'apologie des
"maux", cela ne soulèverait pas les problèmes moraux que Balthasar évoque.
En fait, si la souffrance du Christ a le pouvoir de transmuer la souffrance
du monde, ce pouvoir doit impliquer tout autant le malheur -les "maux"- que
les souffrances infligées par les humains, qui sont seules évoquées dans ce
texte.
383
384
Tels quels, ces textes présentent des aspects déroutants: comment entendre
Balthasar sans se cantonner dans une critique négative ou relativisante?
Précisément peut-être en accueillant la "forme" autant que le "contenu", le
langage autant que le message.
Remarquons d'abord que, s'ils sont axés sur le mystère —incompréhensible
pour l'entendement humain— de la conjonction de la joie et de la
souffrance, de la vie et de la mort, ces textes ne prennent pas en compte —
fût-ce sous forme de renvoi ou de brève évocation— certains des thèmes
importants de la trilogie, qui sont pourtant en relation étroite avec ce
mystère, et très présents dans les volumes publiés pendant la même période,
comme par exemple: le mal et les maux comme conséquences catastrophiques du
péché du monde ou: la Passion et la mort sur la Croix donnant la mesure de
l'horreur du péché.
Certes, l'auteur n'est pas censé répéter ou anticiper dans chacun de ces
extraits ce qui est explicité sous d'autres titres: au lecteur d'en faire
la synthèse; reste qu'il est parfois malaisé de situer par rapport à ces
thèmes les propositions des cinq textes analysés.
Par ailleurs, ces textes, bien que reprenant le même sujet à des années
d'intervalle, ne constituent pas dans leur succession chronologique une
progression dans la pensée.
Ils sont chacun construits autour d'un petit nombre de propositions
ouvertes sur une profondeur spirituelle.
Relevons particulièrement: l'envoi du Fils dans la mort du péché est
paradoxalement l'expression de la joie éternelle de Dieu, et la mort du
Christ manifeste la "vitalité" divine (texte de 1983). Ou encore: imaginer
que les épreuves et les souffrances humaines seraient abolies, oubliées
dans la vie éternelle consituerait une sorte de dissolution de la personne;
il faut au contraire envisager une inimaginable transvaluation du vécu
terrestre dans l'éternité céleste.
Ces propositions sont accompagnés de réflexions et d'arguments parfois
maladroits ou peu convaincants, voire difficilement acceptables, comme par
exemple là où Balthasar évoque les souffrances des innocents qui du point
de vue de Dieu peuvent être infligées d'en-haut comme justes, bien
qu'éprouvées comme injustes du point de vue du vécu terrestre (texte de
1980). Ou encore: cette interprétation du texte de Paul selon laquelle la
surabondance de la gloire divine ne nous sera pas donnée en partage dans
l'éternité si nous n'avons pas traversé "ce petit peu et ce passager de
l'affliction présente". (texte de 1983)
384
385
385
386
386
387
Que Dieu ne peut être connu que par Dieu, c'est l'axe principal de
l'épistémologie théologique de Balthasar, «le cercle absolu à l'intérieur
duquel seul Dieu peut me transporter, si je m'ouvre à son action.» (Eicher,
Offenbarung, p.320)
Et même: «que Dieu veut (...) et doit être connu, je ne l'apprends que par
la Révélation libre de Dieu», de telle sorte que «Dieu et sa révélation de
soi est et reste toujours l'a priori de sa propre possibilité d'être
connu.318» Ainsi, la théologie «est toujours la réceptrice de ses propres
conditions.319»
L'instant et la situation.
318«Gott und seine Selbsterschlieszung ist und bleibt immerfort das Apriori
seiner Erkennbarkeit.» (Balthasar, Die Gottesfrage des heutigen Menschen,
München 1956, cité par Eicher ibid.p.320)
319Theologie «bleibt (...) ständig im Empfang ihrer eignen Bedingungen.»
Article Einigung in Christ, repris dans Einfaltungen, p.69ss)
387
388
320Ce n'est évidemment pas par hasard que Balthasar emploie ici le mot
"entzückt", qu'il emploie aussi pour définir le "ravissement" de la
conscience croyante dans le travail d'élaboration de la théologie
dogmatique. (ci-dessus p.308, note 234; v.aussi ci-dessous p.392-393.)
388
389
389
390
Mais ici comme ailleurs dans l'oeuvre, «la Croix fait sauter tous les
systèmes»: la latence de Dieu est un moment de la kénose divine, dont le
point extrême est l'abandon du Verbe dans le Descensus; l'existential
surnaturel est ce qui confère à la créature le statut d'acteur libre du
drame, tandis que le Tiers tentateur est cette mystérieuse "parhypostase"
(GESCHE, Le Mal, p.53) qui met en branle l'intrigue même du drame, et qui
renvoie à leur juste place —celle du tâtonnement de la logique humaine face
au mystère— les concepts et les arguments de la théodicée.
390
391
391
392
Les pages 245 à 250 de T.L.II forment une sous-section intitulée "Symbol
und Metapher"323. A propos de la question —soulevée par Jüngel— de savoir si
l'annonce de Dieu par Jésus (die Kunde Jesu von Gott) se produit par la
vertu d'une "transposition dans une autre forme langagière" (métaphore),
Balthasar insiste sur la prudence qui s'impose lorsqu'on applique le mot
'métaphore' à la Révélation chrétienne.
En effet, entre l'objet Dieu et l'expression humaine il n'y a pas
d'analogie interne: en Jésus, «la lumière de l'être subsistant transparaît
à travers le non-subsistant, et la grâce de Dieu est nécessaire au croyant
pour qu'il comprenne l'image au-delà de ses limites.»
En particulier, lorsque Jésus s'exprime en paraboles, il ne s'exprime pas
métaphoriquement dans un langage incompréhensible qu'il lui faudra décoder
après coup à l'intention de ses disciples: c'est le langage humain normal
qui dévoile "les choses cachées depuis toujours" (Mt.13,55 renvoyant à
Ps.78,2)
Les images humaines sont impliquées dans le langage de l'Amour de Dieu qui
s'exprime, et deviennent ainsi transparentes. «Par l'éclairage catalogique
de la nature créée, par la lumière de la grâce de révélation, l'analogie de
cette Révélation est assurée (wird sicher) dans sa véritable essence»324.
323Balthasar y résume et commente dans deux longues notes les points de vue
de Jüngel (note 3 p.247-248) et de Siewerth (note 5 p.250) V.ci-dessus
p.298;377.
324Voir ci-dessus p.183ss et 191ss sur le rapport entre analogie et
catalogie.
325«Le langage de la foi utilise certains termes (comme 'père', 'fils',
'vie', 'règne', 'cieux', etc) dans un sens figuratif, mais sans qu'on
puisse les caractériser par d'autres moyens, autrement dit sans que l'on
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394
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395
326Gott «mag für sich selber gerecht (oder gar liebend!) sein, aber nicht
fähig, durch seine Veranstaltungen sich als ein solcher auf Erden
glaubwürdig zu machen.» (T.D.III,p.179)
327«die "Konvergenz" der einsichtigen Linien und Wegen auf den einen
überhellen Brennpunkt, wo die Herrlichkeit aufleuchtet. Es ist die Methode
des Einfaltens zur göttlichen Einfalt hin.» (T.Ä.III,2,2,p.16)
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La tâche infinie.
Eglise et Tradition.
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330«So tief hinunter wollte er sinken, dasz alles Fallen künftig ein Fallen in ihn
hinein wäre.» "Il a voulu sombrer si profondément que désormais tomber serait
tomber en lui." (Un aphorisme de Das Herz der Welt, p.27)
331«deutendes Umsehen und Umkreisen eines zwar deutbaren, auch stets zu
deutenden, aber nie ausgedeuteten Mitte»: l'allemand "deuten" signifie à la
fois: montrer, annoncer, expliquer, interpréter.
332«Im Unvergleichlich deines Ichs spiegelst du ab das Einzig deines Gottes.» (Un
aphorisme de Das Herz der Welt, p.20) Un beau problème de traduction: selon la
grammaire, Balthasar aurait dû écrire: «Im Unvergleichlichen deines Ichs spiegelst
du das Einzige deines Gottes ab.» On traduirait alors: «Dans l'incomparable de ton
moi tu reflètes l'unicité de ton Dieu.», ce qu'on pourrait comprendre comme
évoquant un attribut analogiquement commun d'unicité, parmi d'autres attributs de
l'homme et de Dieu. Au contraire, selon le texte de l'aphorisme, c'est en étant
incomparablement, essentiellement unique que le moi est le reflet analogique du
Dieu absolument unique. "Unvergleichlich" et "Einzig" sont confrontés en tant
qu'appellations spécifiques signifiant le mystère essentiel du moi et celui de son
Dieu. De plus, une discrète entorse à la syntaxe -une astuce stylistique- contribue
à mettre en valeur le poids sémantique des deux expressions nominales: au lieu de
la construction banale "spiegelst du das Einzig deines Gottes ab", Balthasar sépare
les deux blocs nominaux par l'unité verbale "spiegelst du ab". Ainsi il réactive le
sens du groupe verbal en l'encadrant entre les deux groupes nominaux, qui se
trouvent dès lors en position symétrique en écho l'un de l'autre, tandis que la
flèche séquentielle du sens est dirigée vers la fin de phrase, vers le centre de
398
399
Le choix fondamental.
gravité spirituel: "das Einzig deines Gottes. Ici, très littéralement, la théologie
est poésie.
333«La nécessité intramondaine reste une nécessité de la facticité»; il y a
«une dépendance mutuelle de la nécessité et du simple fait de se trouver
existant (die blosze Vorhandenheit) (...) A cette dépendance s'oppose de
toute évidence la nécessité divine non dépendante, qui est en fait la
liberté.» (T.L.I,p.285)
334Pour suivre à la trace ce leitmotiv du "choix fondamental", voir ci-
dessus p.127;201;221;258-259;265 à 267;273;277 à 281;304.
399
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La parole et l'interlocution.
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qui, une fois obtenue, peut être exprimée. Expression et sens sont une
unité mouvante habitant et informant de l'intérieur le langage dans le vécu
mouvant de l'interlocution.335 (ci-dessus p.294-296)
La "Schwebe"
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337Max PICARD, Die Welt des Schweigens", Rentsch, Zürich, 1948. Traduire
"das Schweigen".par "le silence" est un détour inévitable mais inadéquat,
car l'allemand "Schweigen" évoque plutôt l'acte de "faire silence", de "se
taire".
338Si la théologie est, à son niveau et à sa manière, poésie (v. ci-dessus
p.385), une citation de François CHENG est ici à sa place: «Comme il faut
qu'en peinture il y ait du vide dans le plein, il faut, dans la poésie,
qu'il y ait du vide dans le sens.» (Le vide et le plein. Le langage
pictural chinois. Seuil, Paris, 1979)
403
404
Le Fils incarné est «l'amour de Dieu qui se donne dans la Parole suprême de
son Fils, Parole à laquelle l'homme essaie de répondre par une Parole
suprême qui lui est donnée.339» Par cette phrase, Balthasar situe
l'entreprise théologique, mais il focalise l'attention de façon inattendue
en ce qu'il emploie le vocable Überwort pour désigner aussi bien le Fils
incarné que la réponse humaine à cette Parole reçue: ainsi le théologien,
pour tâcher de correspondre à la Parole suprême qu'est le Fils incarné,
reçoit de Dieu une Parole suprême.
Lévinas peut nous aider à comprendre: il y a un silence de la théologie,
dont doit émerger sa parole (sous peine, dirait Picard, d'être bavardage).
Ce silence, n'est-ce pas ce niveau pré-originel du Dire selon Lévinas, ce
Dire avant tout choix, tout engagement, toute parole prononcée: le Dire qui
correspond —qui répond— à l'irruption de ce tout-Autre démuni par
excellence qu'est le Fils incarné? Le don de la "Parole suprême" est
d'abord le don de ce silence qui écoute et recueille l'interpellation de
l'Autre, c'est le don même de cette interpellation.
Mais face au tiers (l'autre de l'autre), à la société, le Dire se
thématise, devient "dit", kérygme, au risque de figer le Dire en thèmes, au
risque d'absorber l'Autre dans le Même si ce "dit" n'était dérangé par des
"fissures" où s'opère la percée du Dire dans le dit (ci-dessus p.346,
renvoyant à Autrement qu'Etre p.77. C'est l'indispensable "vide dans le
sens" selon Cheng). Ces percées, loin de n'être que des imperfections dans
le kérygme, imperfections qui nuiraient à la cohérence du discours,
ménagent dans la continuité du "dit" la zone du mystère où Dieu vient à
s'exprimer. S'efforcer de correspondre à la "loi de la foi" qui marque de
ce rythme intérieur le discours, c'est une des définitions du langage de la
théologie; c'est certainement une manière de caractériser le langage
théologique de Balthasar.
Excursus
La voix d'Adrienne von Speyr dans la voix de Balthasar.
339«die sich schenkende Liebe Gottes im Ûberwort seines Sohnes, dem der
Mensch durch ein ihm geschenktes Ûberwort zu antworten versucht.»
(T.L.II,p.113)
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réalité du risque de perdition apparaît ici comme tout aussi important pour
Balthasar que son respect de l'orthodoxie doctrinale —dont la condamnation
dogmatique de l'Apocatastase constitue un des points de repère.
Eprouver jusqu'à l'effroi cette réalité, et situer vis-à-vis de cet
affrontement la perspective du salut, c'est un chemin qui est parcouru par
Adrienne von Speyr, et qui, selon le témoignage même de Balthasar, a
inspiré de façon décisive sa propre doctrine du Descensus. Aussi, on ne
s'étonnera pas que cette section de TD.IV soit très largement composée de
paraphrases et de citations d'Adrienne von Speyr. On sent bien que
Balthasar veut respecter les détours du cheminement de ce témoin privilégié
tout en le situant dans la perspective de sa propre pensée. Il faut
cependant reconnaître que la lecture n'en est pas rendue plus facile.
Selon Adrienne von Speyr, l'obscurité divine (Finsternis) est le "domaine
réservé" (das Reservat) de Dieu, «cet aspect de lui que nous ne comprenons
pas. C'est cette réserve qui est protégée par l'interdiction au Paradis,
avant la Chute340.
Le péché de l'homme, c'est précisément, selon elle, l'acte par lequel
l'être humain prétend faire irruption dans cette "réserve": «nous ne
supportons pas qu'on nous cache quelque chose (vorenthalten: réserver)
(...) En ceci nous oublions que l'amour éternel a besoin de cet espace
infini d'obscurité pour pouvoir éternellement continuer à se répandre à
flots (weiterströmen), et aussi parce que tout amour est vulnérable et sans
défense.341»
Ce péché d'irruption suscite la colère divine, nous révélant ainsi «des
propriétés de Dieu que nous n'aurions pas connues sans le péché. (...)
C'est le Fils en Croix qui en dévoile l'essence ultime.» (Is.p.154-155;
TD.IV p.140) Détournant sur lui la colère de Dieu, le Fils incarné
accomplit la séparation entre le pécheur et son péché, puisque la colère de
Dieu atteint désormais non plus le pécheur, mais le péché dans le Fils sans
péché qui "a été fait péché pour nous". (ibid)
Paraphrasant Adrienne von Speyr, Balthasar fait remarquer (p.242): «il
n'est pas possible que le Fils n'ait bénéficié d'aucune connaissance du
340Les références au texte d'Adrienne von Speyr abondent dans ces pages. Il
n'a pas semblé utile de les reproduire toutes, à l'exception des suivantes,
qui renvoient aux commentaires sur les textes bibliques: Ap. (Apokalypse);
C. (1 Korinther); Is. (Isaias); Jo. (Johannes: 4 volumes); Ka. (Katholische
Briefe: 2 volumes); Ph. (Philipper), et OM. qui renvoie au volume
"Objektive Mystik".
341 1 Jo.59, TD.IV, p.140. Ce curieux argument semble en contradiction avec
un aspect essentiel de la kénose divine telle que Balthasar la définit
ailleurs: à la différence de la créature finie, Dieu n'a pas besoin de se
protéger ou se réserver pour pouvoir éternellement se donner, car c'est ce
don sans réserve lui-même qui définit l'Amour sans limite. (v.ci-dessus
p.26; TD.III p.300-305)
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342Il est vrai que, dans Theologie der drei Tage, Balthasar situe l'extrême
déréliction du Christ dans le Descensus; mais dans le contexte cité ici il
ne fait pas la distinction.
343«Es ist das Äuszerste, was Vater und Sohn einander in der Liebe zumuten,
(...) die Abwendung ist ein Modus der ewigen Zuwendung zwischen Vater und
Sohn im Geist.» (4 Jo. p.186-187; TD.IV p.243)
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mal de passion (subi pour un autre). Enfin, dans les termes de l'analyse
narrative, le mal est celui de l'acteur (celui à qui on pourrait demander
des comptes), ou du destinataire (la victime ou le puni), ou du tiers-
adjuvant (le prochain, spectateur ou sauveur). (p.78-80)
En effet, même le malheur qui frappe les êtres humains a été traité comme
le mal de châtiment, de telle sorte que le malheur "pur et simple" a été
obsurci dans le discours théologique.(p.123ss) Ainsi, «il manquait à notre
Occident une théologie du malheur, du mal immérité.» (p.127)344
Si nous pouvions nous dégager de nos habitudes conceptuelles, «la théologie
du malheur pourrait se construire en l'autonomie qu'elle mérite et dont on
a besoin.» (p.142)
344Il est vrai que la notion même de mal "immérité" semble présupposer une
capacité du jugement humain qui discernerait le pécheur et le non-coupable,
celui qui mérite ou celui qui ne mérite pas l'épreuve qui le frappe - à
l'encontre, semble-t-il, de l'avertissement évangélique «Ne jugez pas, afin
de n'être pas jugés.» (Mt.7,1; Lc.6,37)
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La paradoxe chrétien, c'est que cette irruption est tout autre chose qu'une
manifestation dont la logique humaine attendrait qu'elle soit évidente et
irrécusable: il y a dans cette Révélation une dimension d'humilité, non
déductible ni prévisible par la conscience croyante.
413
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CONCLUSION
DIRE L'INDICIBLE
Le projet et le parcours.
a) Démarche d'ensemble.
b) Les étapes.
Les fissures du kérygme.
A mesure qu'on avance dans la lecture de la trilogie et des textes
parallèles traitant du mal et du salut, certains thèmes s'imposent
spécialement à l'attention. Ils n'occupent pas toute la scène, mais ils se
situent comme des axes principaux de la quête de Balthasar. Ils ne se
résument pas en un titre ou une formule: ce sont des zones de réflexion
groupant et unifiant des vécus spirituels et polarisant des modes
d'expression.
Ces thèmes ont été repérés et exposés dans le cours de la lecture et des
commentaires: il s'agit maintenant, en les rappelant brièvement, d'en
percevoir l'unité et la portée, et parfois aussi la complexité.
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Chez Balthasar, un vaste champ de réflexion est délimité, d'une part, par
son souci du "salut pour tous" —souci de plus en plus prégnant à mesure que
progresse la trilogie—, et d'autre part, la réalité du libre arbitre —
définitoire de la dignité de l'être humain et constitutif du drame divino-
humain—, ainsi que par la réalité concrète du jugement dernier et du risque
de perdition.
Ces limites, scrupuleusement respectées par l'auteur, ne sont pas sans
l'engager dans des confrontations paradoxales où apparaissent les "fissures
du kérygme" (Lévinas). Il partage avec Nabert la conviction qu'on ne peut
pas, dans nos représentations du drame originel, placer le libre arbitre
humain au départ, parce que ce serait présupposer chez la créature humaine
la connaissance préalable du bien et du mal: d'où la figure énigmatique et
nécessaire du tiers tentateur, étranger aux catégories de la conscience
humaine.
Cependant, la liberté finie, pour agir à ce niveau, doit être dotée, par
l'initiative libre de Dieu, d'un "moment d'absolu": ici interviennent, dans
une simultanéité logique assez complexe, le don d'un existential surnaturel
et la nécessaire latence de Dieu. Ainsi rendue capable du choix pour ou
contre Dieu, la créature a choisi l'option négative, ce qui «a obligé Dieu
à une manifestation plus douloureuse de son amour» par l'envoi du Verbe
dans le parcours douloureux de son incarnation.
Par ailleurs, Balthasar fait remarquer que cette extrême kénose du Verbe
est, conjointement et paradoxalement, liée à la contingence du péché, et
cependant manifestation de la kénose éternelle intratrinitaire.
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Donc: salut assuré pour tous? Mais Balthasar rappelle à plusieurs reprises
que celui qui n'aurait aucune crainte du jugement n'aurait pas vraiment
contemplé l'horrible réalité des souffrances du Christ. Il est vrai que la
Passion étant un miroir tendu au pécheur, lui montrant l'horreur de son
péché, le pécheur préfère ne pas voir ce reflet, pour ne pas renier le
mensonge radical qui sous-tend son agir et sa personne.
Enfin, —ultime avatar de la spéculation passionnée de Balthasar sur
l'eschatologie— l'enfer reste bien réel et brûle ce qui doit nécessairement
être brûlé: le péché, que prend sur lui le Fils sans péché, opérant ainsi
l'impensable séparation entre le pécheur et son péché.
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Il reste que l'être humain parlant est un errant sur le chemin du Royaume,
qu'il n'a pas de demeure éternelle dans l'ici-bas de son langage, et que
les vocables les plus précieux qui sont à l'oeuvre dans sa dialectique
langagière ("Dieu", "l'Amour de Dieu", "le Salut", et tant d'autres) sont
emportés dans le mouvement d'une histoire jamais conclue. «Le sens ne
connaît que le transitoire de son propre mouvement» (René Jongen), cet
aller-retour jamais terminé entre sa production dans l'instant qui passe et
son "in-formation" par l'acquis instanciel des significations abstraites
(ci-dessus p.366; v.aussi ci-dessus p.407-408 sur la vérité en situation et
la métaphore en théologie).
Etre dépossédé du sens qui est la vie même de notre dire, n'est-ce pas, à
notre niveau tâtonnant, participer analogiquement à la dépossession divine
dans le multiple mouvement de la kénose? La nécessaire humilité du langage
théologique n'est-elle pas un reflet analogique de l'humilité divine?
418
419
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De Dieu qui vient à l'Idée, Vrin, Paris, 1992. (abrégé: "DI")
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En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin,
Paris, 1949. (abrégé: "EDE")
Entre Nous, Grasset, 1991, (abrégé: "EN")
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Fayard 1982) (abrégé: "EI")
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Cités ou consultés:
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(introduction par B.CASPER).
WILLIAM R, article Justification, dans Dictionnaire Critique de théologie,
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WILLIAM R, article Péché, dans Dictionnaire Critique de Théologie, p.872.
Ouvrages de référence.
440
441
Avant-Propos -I-
-INTRODUCTION. 1
-A-L'ECOUTE DU TEXTE.
441
442
-VII-Conclusion. 87
442
443
-B-ECLAIRAGES.
Introduction.
-I-Textes de Balthasar. 88
Concordance chronologique 89
4-Conclusion. 115
1-Introduction. 116
B-Finitude et Culpabilité.
1°)Le symbole selon Ricoeur. 118
2°)La condition humaine
et la réflexion philosophique. 120
3°)De la faillibilité à la faute.
La symbolique du mal. 121
4°)Le péché, la colère et le pardon. 123
5°)Objectivité du péché et culpabilité. 123
6°)Le serf arbitre et le pouvoir de la liberté. 125
7°)Le Serviteur Souffrant,
le Fils de l'Homme et le pardon. 125
C-Le Mal: un défi pour la philosophie et la théologie. 126
D-Confrontation et Conclusion 129
443
444
D-Confrontation.
1°La causalité spirituelle. 147
2°Le mal et le péché:
bref retour à Der Christ und die Angst. 148
3°L'initiative de l'autre. 151
4°La négation et le divin. 152
5°Conclusion. 153
Introduction. 153
A-Le Même et l'Autre. 154
B-Altérité et Hétéronomie 156
C-Responsabilité, substitution et réciprocité. 161
D-Le Même, l'Autre, le Visage, l'Infini et Dieu. 168
E-Confrontation. 171
III-Conclusion. 173
A.L'EDIFICE.
A-Dieu et l'être.
1-Le débat.
2-L'ontologie de Balthasar. 179
3-La théologie négative. 181
4-Le voilement qui dévoile. 181
5-Conclusion. 182
444
445
445
446
-V-Conclusion.
1 Connaissance et amour. 233
2 La question du langage. 234
B.PERSPECTIVES.
1- Le Drame. 235
2-La tragédie grecque comme héritage. 238
-III-Agir et subir.
-I-Vérité et langage.
446
447
Introduction. 283
1-Théologie et Incarnation. 284
a-Théologie et connaissance.
b-Théologique et dialogique. 287
2-Langage et Incarnation. 289
a-L'image et le langage.
b-Symbole et métaphore. 291
3-Parole et Salut. 292
a-Incarnation et analogie.
b-la logique trinitaire et le salut. 293
4-Conclusion: le langage humain dans la sphère théologique. 295
447
448
-1-Introduction. 320
1) Rappel I. La dépossession originelle.
2) Rappel II.Responsabilité et Parole de Dieu. 321
-7-Conclusion. 336
1) Lévinas et le Nom de Dieu.
2) Le Nom de Dieu chez Lévinas et chez Balthasar. 337
-1-Introduction. La médiation.
-3-Dépositivation et déconstruction.
Introduction. 342
Dépositivation: la dialectique instance-performance. 343
Plan I.Glossologie. 343
Déconstruction: la raison diffractée en quatre plans. 348
Plan II.Ergologie. 349
Plan III. Sociologie. 350
Plan IV.Axiologie. 352
Interaction et dépossession. 352
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449
-C-REFLEXIONS.
449
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Excursus.
La parole d'Adrienne von Speyr dans la parole de Balthasar. 405
Langage et réalité:
l'expérience du mal et l'espérance du salut 410
L'homologie: De l'irruption au ravissement. 412
CONCLUSION
DIRE L'INDICIBLE
BIBLIOGRAPHIE 420
450