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Revue francophone d'orthoptie 2022;15:105–109

Regard sur / Formation

Complémentarité entre le bilan


neurovisuel orthoptique et
l'oculométrie chez des enfants avec
des difficultés de lecture
Complementarity between neurovisual orthoptic
examination and eye-tracking for children with reading
difficulty
a
Alexandra Pressigout (Dr), (Chargée de Suricog, 130, rue de lourmel, 75015 Paris, France
recherche chez Suricog, Chercheure associée)a,b b
Laboratoire Vision Action Cognition de Paris
Marie-Laure Laborie (Orthoptiste, Présidente Descartes, 71, avenue Edouard Vaillant, 92000
de la SFERO)c Boulogne-Billancourt, France
c
Eve Kannengieser (Orthoptiste, Présidente du 228, boulavard Montauriol, 82000 Montauban,
CNPO)d France
d
Fabienne Peter (Orthoptiste, Présidente de 4, rue Weinemer, 68000 Colmar, France
l'AMSEO)e e
1B, rue des Vosges, 68110 Illzach, France
f
Muriel T.N. Panouillères (Dr), (Chargée de CIAMS, Université Paris Saclay 91405 Orsay et
recherche)a,f Université d'Orléans 45067 Orléans, France

RÉSUMÉ MOTS CLÉS


Cette recherche vise à étudier l'apport de l'oculométrie en soutien du bilan orthoptique neuro- Oculométrie
visuel pour des enfants rencontrant des difficultés de lecture. Les performances de fluence en Bilan neurovisuel
lecture, d'orientation du regard, d'inhibition visuelle et de conjugaison binoculaire ont été Dyslexie
évaluées avec les deux méthodes et comparées entre elles. Les résultats soutiennent que Pratique orthoptique
l'oculométrie apparaît comme essentielle en pratique courante pour affiner l'évaluation des
fonctions oculomotrices. KEYWORDS
© 2022 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Eye-tracking
Neurovisual examination
Dyslexia
Orthoptic practise

SUMMARY
The present study explores how eye-tracking contributes to the assessment of reading abilities,
binocular dysconjugation, gaze direction and visual inhibition in children with reading difficulties.
Results supports that such method is essential in clinical practice to complement the clinical
orthoptic examination.
© 2022 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

fonctions afin d'orienter la prise en charge. Le


INTRODUCTION bilan neurovisuel réalisé par les orthoptistes a
L'apprentissage de la lecture nécessite des pour but de cartographier et quantifier les trou-
prérequis sensoriels, oculomoteurs et visuo- bles sensori-moteurs et perceptivo-cognitifs.
cognitifs (Encadré 1). Dans les cas de difficul- L'interprétation des résultats aux tests éva-
luant l'oculomotricité (Encadré 1) et la lecture Auteur correspondant.
tés de lecture, il est nécessaire d'évaluer ces Adresses e-mail :

https://doi.org/10.1016/j.rfo.2022.07.005
© 2022 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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pourraient gagner en précision par l'objectivation des paramè-


Encadré 1 tres saccadiques, et ce par l'utilisation de l'oculométrie. Cette
méthode non-invasive d'enregistrement oculaire permet de
Prérequis sensoriels, oculomoteurs et visuo- quantifier le comportement oculomoteur (saccade, fixation,
cognitifs poursuite) [1]. Si elle a largement été validée par la littérature
Fonction oculomotrice : scientifique chez les dyslexiques mettant en avant l'expression
Telle que décrite dans l'introduction de l'article de D. des difficultés de lecture sur les mouvements oculaires [2–4],
Biotti et A. Vighetto dans la revue Lettre du neurolo- la majorité des études se déroule dans un contexte expéri-
gue (février 2014): « L'oculomotricité permet d'assurer mental et non dans un contexte de pratique orthoptique quo-
le déplacement ou le maintien stable des 2 yeux sur tidienne. L'objectif de cette étude est de démontrer la
une cible, de la suivre, ou de la quitter pour une autre. concordance entre le bilan orthoptique neurovisuel et le bilan
Cette capacité est assurée par l'intrication de grandes réalisé avec l'oculométrie. Des analyses complémentaires ont
fonctions oculomotrices telles que les saccades permis d'investiguer les relations entre les paramètres des
(déplacement rapide des yeux d'une cible à une autre), deux bilans évaluant les mêmes fonctions.
la poursuite, les réflexes oculovestibulaires et optoci-
nétiques, la convergence et la fixation oculaire.
L'ensemble de ces fonctions dépend de multiples aires
corticales et réseaux sous-corticaux impliqués dans les METHODOLOGIE
afférences visuelles, l'intégration corticale des élé- Participants
ments vus, jusqu'à la mise en place d'une réponse
oculomotrice adaptée et à sa réalisation. » Soixante enfants de langue maternelle française (âge
Compétences visuo-cognitives ou de cognition moyen = 8 ans, de 6 à 11 ans) ont été recrutés dans trois
visuelle : cabinets orthoptiques français. Ils étaient vus pour la première
Telle que décrite dans la Conférence de Consensus fois en raison de difficultés de lecture, objectivées ou non par
des Orthoptistes (SFERO) de 2018, le visuo-cognitif un diagnostic. Les critères d'exclusion étaient les suivants :
comprend dans l'ordre: 1) la sensorialité, 2) la sensor- acuité visuelle non corrigée, présence d'un trouble de l'atten-
imotricité, 3) l'analyse des percepts et le temps d'ana- tion et/ou de l'hyperactivité, du spectre de l'autisme, d'une
lyse perceptive, 4) la participation des fonctions pathologie oculaire organique ou d'une apraxie oculomotrice.
mnésiques et perceptives qui vont permettre l'identifi-
cation et la reconnaissance des éléments analysés par Expérience et matériel
la vision, 5) la manipulation mentale de la forme qui
Tous les enfants ont réalisé un bilan orthoptique neurovisuel
reste du domaine perceptivo-cognitif, va donner accès
(BO) puis un bilan avec l'oculomètre EyeBrain (EB) développé
à la visuo-construction. Cette dernière fait appelle
par Suricog. Le BO suit la procédure courante et se compose
effectivement aux compétences visuo-spatiales, mné-
d'une évaluation sensori-motrice et perceptivo-cognitive. Le
siques et attentionnelles. Ces traitements font partie
bilan avec l'EB évalue les saccades visuo-guidées et les anti-
intégrante de la cognition visuelle ou visuo-cognitif
saccades horizontales (respectivement, vers la cible et en
formant les étapes préalables nécessaires à la gui-
direction opposée) ainsi que les mouvements oculaires pen-
dance visuelle du mouvement (Zuidhoeck, 2015).
dant la lecture d'un texte. La position des deux yeux sur l'écran
est enregistrée pendant la passation des tests EB

Tableau I. Tests effectués et paramètres analysés pour l'étude des relations entre les deux bilans pour chaque
fonction prédéfinie.
Fonction Test du BO Paramètres analyses Test de l'EB Paramètres analyses de l'EB
du BO
Fluence en ELFE Nombre de mots par Test de lecture Temps de lecture(s)
lecture minute Nombre de saccades dans le sens de la lecrure
Nombre d'erreur (pro-saccades et sens inverse (rétro-saccades)
Amplitude des saccades (8)
Durée moyenne des fixations (ms)
Orientation du NSUCO Précision (/5) Saccades Gain (amplitude saccade/angle correspondant à la
regard horizontales cible visuelle)
Inhibition 3 anti-saccades Nombre d'erreur aux 24 anti- Pourcentage d'erreur (%)
visuelle anti-saccades (/3) saccades sur
ordinateur
Conjugaison Fusion et Hors norme ou non Test de lecture Conjugaison oculaire pendant saccades et
oculaire parallélisme pour vision de près et fixations
de loin

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Complémentarité entre le bilan neurovisuel orthoptique et l'oculométrie
chez des enfants avec des difficultés de lecture
Regard sur / Formation

Tableau II. Tableau de concordance pour les 5 fonctions évaluées par le BO et l'EB. Nombre de patients et
pourcentage.
Signe présent Signe présent avec Signe absent avec Signe absent Concordance
avec BO et EB BO–absent avec EB BO–présent avec EB avec BO et EB
Fluence en lecture 48 (80 %) 6 (10 %) 4 (7 %) 2 (3 %) 83 %
Orientation du regard 52 (87 %) 0 (0 %) 4 (7 %) 4 (7 %) 93 %
Inhibition visuelle 24 (40 %) 4 (7 %) 15 (25 %) 17 (28 %) 68 %
Conjugaison oculaire 31 (52 %) 19 (32 %) 4 (7 %) 6 (10 %) 62 %

Figure 1. Corrélation entre le temps de lecture à l'EB et le nombre de mots lus au test ELFE.

(fréquence 300 Hz, précision spatiale 0.58). À l'issue de l'exa- Fluence en lecture
men, les orthoptistes ont rempli une table de diagnostic indi-
Les enfants lisant le moins de mots par minute au test ELFE (a)
quant la présence ou non de déficits prédéfinis (fluence en
lisent aussi moins vite à l'EB (coefficient de corrélation
lecture, conjugaison oculaire, orientation du regard et inhibition
r = 0,59, p < .001, Fig. 1) et ont des durées de fixation plus
visuelle), en précisant si le BO et/ou l'EB ont permis de diag-
longues (r = 0,57, p < .001). Ils ont tendance à faire plus de
nostiquer le trouble.
rétro-saccades (r = 0,40, p < 0,01), de grande amplitude
(r = 0,28, p = 0,04). Les enfants qui font le plus d'erreur au
test ELFE ont tendance à réaliser des rétro-saccades de plus
Analyses grande amplitude pendant la lecture à l'EB (r = 0,28, p = 0,04).
À partir de la table de diagnostic, pour chaque fonction a été En accord avec le test ELFE, l'EB vient apporter des informa-
calculé le pourcentage de concordance entre les bilans, cor- tions complémentaires sur la nature des stratégies oculo-lexi-
respondant à la pose du même diagnostic par les deux métho- ques grâce aux temps de fixation, à la quantité de saccades
des (qu'il soit positif ou négatif). Pour l'exploration des liens réalisées ainsi que de leurs paramètres spatiaux (direction et
entre les deux bilans, des analyses complémentaires ont été amplitude), puis aux normes qui permettent d'établir un
effectuées uniquement sur les paramètres des tests évaluant comparatif entre les stratégies de lecture attendues et celles
les mêmes fonctions (voir Tableau I). du patient.

RÉSULTATS
Conjugaison oculaire
Concordance BO et EB Aucun lien n'a été retrouvé entre les paramètres quantitatifs de
La concordance observée en moyenne parmi les quatre fonc- dysconjugaison analysés pendant la lecture avec l'EB (sur la
tions évaluées communément par le BO et l'EB est présentée fixation et les saccades) et les problèmes de fusion et para-
dans le Tableau II. Tous les taux de concordance sont supé- llélisme détectés par le BO. Le BO apporte donc des informa-
rieurs à 50 % (niveau de chance), montrant ainsi une bonne tions sur la capacité de motricité conjuguée dans une situation
cohérence des méthodes. Une très forte prévalence des trou- statique alors que l'EB apporte des informations sur cette
bles de conjugaison oculaire, de l'orientation du regard et même capacité mais dans un contexte très différent, une tâche
d'inhibition visuelle est visible dans la population étudiée, en dynamique de lecture accompagnée d'une demande cognitive
plus des troubles de la lecture à l'origine de la consultation. élevée.

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Figure 2. Gain à l'EB en fonction du score au NSUCO pour tous les enfants selon le cabinet orthoptique. Le rectangle bleu correspond à la
plage de gains « normaux » pour des enfants de 6 à 12 ans (norme EB). Les enfants avec un score de précision au NSUCO  4 devrait
être hors de la norme EB.

Inhibition visuelle (anti-saccade)


Comme espéré, les enfants faisant moins d'erreurs aux anti-
saccades à l'EB réussissent davantage les trois anti-saccades
au BO (F(3,50) = 4,04, p = .01). Néanmoins, les 19 enfants qui
réussissent parfaitement les anti-saccades au BO (0 %
d'erreur) ont des pourcentages d'erreur très variables aux
24 anti-saccades de l'EB allant de 13 % à 93 % (voir
Fig. 3). À nouveau, le score au BO varie selon la notation
du cabinet (p < .001 au Chi2), contrairement au score à l'EB
(p > .05 à l' ANOVA). L'ensemble de ces résultats peut s'expli-
quer par le faible nombre de saccade à réaliser dans le BO et la
diversité des pratiques (distance œil-cible, type de cible). Par
ailleurs, l'âge est un critère important à prendre en compte
dans la notation, puisque le taux d'erreur aux anti-saccades
diminue avec l'âge de l'enfant [6], en lien avec la maturation
des régions préfrontales [7]. Les normes de l'EB permettent de
comparer les performances du patient par rapport à un groupe
Figure 3. Pourcentage d'erreur aux anti-saccades avec l'EB en apparié en âge.
fonction des erreurs au BO. Les enfants ayant réussi le BO (0 et
1 erreur) devraient avoir des pourcentages plus petits à l'EB.

CONCLUSION
Cette étude montre une bonne concordance du bilan neuro-
Orientation du regard visuel et de l'examen EyeBrain pour la détection de troubles de
fluence en lecture, l'orientation du regard et l'inhibition visuelle.
L'analyse réalisée sur le seul paramètre commun entre le BO Les deux méthodes possèdent chacune leur spécificité, souli-
et l'EB, la précision des saccades, montre un manque de gnant ainsi leur complémentarité. Le BO évalue à lui seul les
concordance entre les 2 bilans. En effet, il était attendu capacités sensorielles, de stabilisation du regard, d'intégration
d'observer une meilleure précision avec l'EB (gain proche visuo-motrice et de perception visuelle sans intervention
de 1) chez les enfants ayant obtenu un bon score au NSUCO motrice, ainsi que les prérequis perceptivo-cognitifs nécessai-
(proche de 5), ce qui n'est pas le cas (p > .05 à l'ANOVA, voir res à la lecture. Les données quantitatives acquises par l'EB
Fig. 2). De plus, la note de précision au NSUCO dépend du viennent compléter les observations cliniques et préciser les
cabinet effectuant l'évaluation (p < .001 au Chi2), ce qui n'est stratégies oculo-lexiques spécifiant ainsi la présence ou non
pas le cas pour la mesure de gain de l'EB (p > .05 à l'ANOVA). de trouble de l'analyse perceptive et les capacités de conju-
Si le NSUCO apporte des informations qualitatives intéres- gaison dans une tâche de lecture. L'EyeBrain évalue égale-
santes, notamment sur les mouvements de compensation ment de façon objective la présence d'un déficit de l'inhibition,
posturaux et de tête, l'oculométrie est indispensable pour et de troubles oculomoteurs en évaluant distinctement les
quantifier de façon objective les paramètres saccadiques dif- saccades réflexes des saccades volontaires, fournissant tous
ficilement estimables à l'œil nu (temps de réaction saccadique, les paramètres de temps de réaction saccadique, de vitesses
vitesse et précision) [5] et ainsi réduire la variabilité inter- et de précision. Grâce à ces informations complémentaires, le
examinateur de la mesure de précision. diagnostic orthoptique est affiné et la prise en charge plus

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chez des enfants avec des difficultés de lecture
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adaptée. Tous ces paramètres peuvent être réévalués après la [2] Pavlidis GT. Eye movements in dyslexia: their diagnostic signi-
prise en charge pour suivre l'efficacité de cette dernière et ficance. J Learn Disabil 1985;1:42–50.
l'adapter si besoin. [3] Rayner K. Eye movements in reading and information processing:
20 years of research. Psychological bulletin 1998;3:372.
Remerciements [4] Blythe HI, Joseph HS. Children's eye movements during reading.
Nous remercions Lisa Mombouyran pour son travail conséquent sur la In: The Oxford handbook of eye movements, Liversedge S. P.,
mise en forme et l'analyse des données. Gilchrist I. D. & Everling S. Oxford University Press; 2011. p. 643–
62.
Déclaration de liens d'intérêts [5] Kooiker MJ, Pel JJ, Verbunt HJ, de Wit GC, van Genderen MM,
Muriel Panouillères et Alexandra Pressigout déclarent un conflit d'inté- van der Steen J. Quantification of visual function assessment
rêt en tant qu'employées de la société SuriCog. using remote eye tracking in children: validity and applicability.
Acta ophthalmologica 2016;6:599–608.
[6] Bucci MP, Seassau M. Saccadic eye movements in children: a
developmental study. Experim brain Res 2012;1:21–30.
RÉFÉRENCES [7] Luna B, Velanova K, Geier CF. Development of eye-movement
control. Brain and cognition 2008;3:293–308.
[1] Laborie ML, Croizat H. Un nouvel outil en orthoptie: l'oculométrie.
Revue Francophone d'Orthoptie 2018;4:240–3.

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