Vous êtes sur la page 1sur 6

Février 1941

3 – La lutte politique
Les bons comptes…
5 février
L’école de la République
Alger – Le Conseil des ministres se tient en l’absence de MM. Paul Reynaud, président du
Conseil, et Laurent Eynac, ministre de l’Air, partis pour Tunis faire part à Ahmed Bey et au
peuple tunisien de la solidarité de la France face aux récents bombardements de l’Axe sur
la Tunisie. M. Léon Blum, vice-président, prononce un discours d’hommage aux victimes
et au peuple tunisien, avant de laisser la présidence de la séance au second vice-président,
M. Georges Mandel, ministre de l’Intérieur.
(« Bon, se dit Marius Dubois, Mandel est du genre pète-sec, mais il est moins imprévisible
que le Criquet [surnom de Reynaud] : avec lui, on sait tout de suite à quoi s’en tenir. Si
quelque chose ne lui plaît pas, il le dit tout net. Pourvu que Léon et les autres me
soutiennent… »)
Un moment plus tard, la parole est à M. Marius Dubois, sous-secrétaire d’Etat à
l’Enseignement indigène.
« Messieurs et chers collègues… [Pas de femme secrétaire d’Etat dans ce gouvernement,
malgré l’opinion bien connue de Paul Reynaud sur la participation des femmes à la
politique.]… J’ai l’honneur de prendre la parole pour la première fois en conseil des
Ministres, et, pour ne rien vous cacher, j’ai un peu l’impression de repasser mon oral du
baccalauréat. Mon estimé ministre, M. Delbos, vous a présenté son projet d’ensemble pour
l’Education nationale. Il me revient d’insister sur le sujet de l’enseignement indigène.
J’évoquerai en particulier le cas de l’Algérie. La loi permet à tous les habitants de
l’Algérie, sans distinction de religion ou d’origine, d’accéder à l’enseignement. A cette
égalité de droit, il reste à joindre l’égalité de fait… »
Marius Dubois rappelle quelques chiffres : 1,1 million d’enfants musulmans d’âge scolaire,
dont moins d’un garçon sur cinq et une fille sur vingt-cinq effectivement scolarisés. Un
taux terriblement élevé d’analphabétisme, donc d’ignorance de la langue française et des
bases élémentaires de la science, alors que les enfants d’origine européenne profitent de
tous les bienfaits de l’école de Jules Ferry.
« Voilà, Messieurs, l’état de nos concitoyens musulmans d’Algérie. Il importe pour notre
effort de guerre, pour notre économie, et tout simplement pour les valeurs qui fondent
notre République, que cette inégalité choquante soit comblée. Je vous propose le plan
suivant :
1° Construction de plusieurs centaines de nouvelles écoles, à raison de 3 000 classes sur 5
ans. Messieurs, c’est le minimum. J’ai ici un calendrier prévisionnel que je soumets à
l’avis de mon collègue des Travaux publics, M. Frossard. Chaque douar, chaque village
indigène de quelque importance, devra avoir son école. Une partie du travail de
construction sera fournie par la « Touiza », le travail volontaire des habitants, qui est une
coutume fort louable : non seulement pour des raisons de coût, mais parce qu’il est
important que les habitants, dès le début, s’approprient l’école et la considèrent comme
leur.
2° Ce n’est pas tout d’avoir des écoles, il faut des enseignants. Nous n’avons actuellement
que cinq cents instituteurs et quelques institutrices d’origine musulmane, hommes et
femmes de très grand mérite et qui sortent pratiquement tous du même lieu : l’école
normale de la Bouzarea. Celle-ci est une des trop rares écoles en Algérie où Européens et
Musulmans, garçons et filles, étudient ensemble sur un pied de complète égalité. Il faudrait
au moins une Bouzarea par département, en attendant mieux.
3° Pour parer au plus pressé, il faut créer dans les zones reculées des centres ruraux
éducatifs, d’où rayonneront des élèves-enseignants itinérants, qui peuvent être du niveau
du brevet. Ils répandront les premiers rudiments de langue française, d’écriture et de
savoirs modernes. C’était le projet des écoles auxiliaires du regretté recteur Jeanmaire,
aujourd’hui repris par M. Hardy, recteur de l’université d’Alger. Je n’ignore pas que
certains hommes politiques musulmans critiquent ce projet, qu’ils parlent d’école au
rabais, d’école-gourbi… Si je comprends la blessure infligée à leur fierté, un effort
d’explication devra leur faire admettre cette nécessité, qui n’est que provisoire.
4° Puisque nous œuvrons dans le provisoire et dans l’urgence, nous avons besoin de toutes
les bonnes volontés. Moi qui vous parle, pendant l’autre guerre, j’exerçais à la fois comme
directeur d’école et comme instructeur militaire, c’est-à-dire que je faisais la classe aux
petits le matin, et l’exercice d’armes à leurs grands frères, voire à leurs pères, l’après-
midi. Je te rassure, Léon, je suis toujours socialiste : jamais plus de quarante heures de
travail par jour ! Mais à la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas. Pour nos centres
ruraux éducatifs, il nous faudra le concours de tout ce qui a deux jambes, voire une seule,
et un diplôme : normaliens, étudiants de l’université d’Alger – M. le recteur Hardy a donné
son accord de principe – fonctionnaires civils… Je précise bien que je ne parle pas
seulement des Musulmans : l’égalité doit marcher dans les deux sens.
5° Je m’adresse maintenant à Monsieur le… au général de Gaulle, ministre de la Guerre.
[Marius Dubois hésite encore sur le titre à donner à Charles de Gaulle. Puisqu’il s’obstine à
venir au Conseil en uniforme, il faut donc lui donner du général, mais est-ce bien
républicain ?]… Bien que cela déborde de mes attributions, je voudrais être sûr que toute
l’attention nécessaire est apportée à la formation des militaires d’origine musulmane, et
des sous-officiers en particulier. Comme je l’ai expliqué en mon temps à mes recrues, un
soldat instruit en vaut deux. En outre, beaucoup de ces sous-officiers seront peut-être,
inch’Allah, si vous me permettez cette entorse à la laïcité, les cadres de la société civile de
demain. Nous songeons déjà à un plan de reprise des études après la guerre pour les
actuels combattants. Il est trop tôt pour en fixer les modalités, mais le seul fait de le faire
savoir pourrait avoir un effet positif. Nous menons la guerre de l’humanisme contre la
barbarie totalitaire, il est bon que cela se sache jusque dans les détails.
[De Gaulle reste impassible. Marius Dubois a écouté ses discours, un peu lu ses écrits
d’avant-guerre : de Gaulle est un militaire qui réfléchit, ce qui est appréciable. Il peut être
sensible à ce genre d’argument.]
6° Je termine par ce qui est peut-être la priorité : l’enseignement technique et
professionnel. La formation d’une main-d’œuvre qualifiée est la condition indispensable de
la poursuite de notre effort de guerre, de la reconstruction de la France après le conflit, et
de l’égalité de fait entre nos citoyens. Je pense à la grande industrie, mais aussi à
l’artisanat rural. Pour l’heure, le travail des Musulmans tunisiens ou syriens est mieux
organisé et techniquement plus avancé que celui des Musulmans algériens. Ce retard doit
être comblé. Il est inacceptable que dans trois départements français, huit habitants sur dix
vivent encore au Moyen Age.
Plusieurs consultations sont en cours, et je vous soumettrai un projet plus précis d’ici peu
de temps. Je n’ignore pas que tous nos corps de métier travaillent au maximum de leurs
possibilités. Mais je leur demande un petit effort supplémentaire, qui leur sera rendu au
centuple : que toute entreprise qui signe un contrat avec l’Etat s’engage à former des
apprentis, dans une éducation en alternance, ou à payer une taxe équivalente. Cela vaut
aussi pour les services de l’équipement rural. Et cela pourrait même valoir pour les
entreprises étrangères, au moins dans les pays francophones – ce qui se résume
aujourd’hui, en pratique, au Canada ou plutôt au Québec, or je me suis laissé dire que
nous avions justement des contrats en instance de signature avec des industriels de cette
province. »
[Léon Blum est pâle comme un cierge. Sacré Léon, songe Marius Dubois, on l’aime bien,
mais il serait plus facile à vivre s’il avait un peu moins d’inquiétudes et de scrupules. Bon,
c’est vrai que j’en demande beaucoup…]
M. Mandel [que nul ne songerait à appeler Georges] fait remarquer sèchement à Marius
Dubois que son plan ne tient pas compte des attributions de l’IDEM. Le sous-secrétaire
d’Etat propose alors quelques additions à ses points 1 et 6 pour intégrer l’IDEM dans le
projet.
[Marius Dubois s’est retenu in extremis de demander « L’IDEM, c’est quoi, ce machin ? »
C’est l’Institut de Développement Economique du Maghreb, cette équipe de
polytechniciens créée par Reynaud… « Eh bien, se dit Dubois, il va encore falloir compter
avec ceux-là. Pourvu qu’ils ne nous mettent pas des bâtons dans les roues. Enfin, Frossard
a la tête d’un chien à qui on a retiré son os, bien fait pour lui ! »]

7 février
L’Assemblée veille sur l’Outre-Mer
Alger-Saigon – La mission parlementaire en Indochine se compose de trois membres. Henri
Becquart (Fédération républicaine), député de Lille, représente la droite la plus à droite de
l’Assemblée. Certains se demandent même ouvertement « ce qu’il fiche ici », c’est à dire en
Algérie : pendant la débâcle de juin précédent, il aurait été vu à Bordeaux en grande
conversation avec Pierre Laval. Il prétend n’avoir rien su des projets du sénateur du Puy-de-
Dôme… Mais Becquart a très mauvaise réputation aux yeux de la gauche, qui ne lui pardonne
pas d’avoir été de ceux qui ont lancé les attaques contre Roger Salengro en 1936. Néanmoins,
Becquart est compétent, bon administrateur, et c’est un héros de l’Autre guerre.
Pour équilibrer Becquart sur sa gauche, la SFIO a dépêché Gaston Allemane. Ce jeune
homme né en 1903, diplômé de Sciences Politiques, est tombé tout petit dans la marmite
SFIO. Héritier d’un nom illustre, puisque petit-neveu du communard Jean Allemane, il est
maire de Champigny-sur-Marne, député de la Seine et membre du Comité directeur du parti.
Engagé volontaire en 1939, sous-lieutenant à la 67e DI, il a fait bonne figure lors de la bataille
de Dijon en 1940. Les socialistes fondent de sérieux espoirs sur lui et veulent le roder en vue,
qui sait, du prochain remaniement ministériel.
Avec un droitiste et un socialiste, il faut, naturellement, un radical. C’est René Thorp. Ce
brillant avocat parisien, né en 1898, croix de guerre 1914-1918, compagnon de Gaston
Monnerville à la conférence du stage, a été élu en 1936 député de La Réole, en Gironde, où il
possède une propriété. Comme élu, il a défendu la cause des agriculteurs, mais s’est aussi
inquiété des menées fascistes et a participé à plusieurs missions en Algérie, pays pour lequel il
affiche un vif intérêt.
La mission quitte Alger le vendredi 7 février à midi (d’aucuns ont prétendu qu’on avait
retardé le départ pour ne pas le faire coïncider avec l’anniversaire du 6 février 34 !). Après des
escales à Tripoli – Benghazi – Le Caire – Beyrouth – Bagdad – Bassorah – Bouchir – Jask –
Karachi – Jodhpur – Allahabad – Calcutta – Akyab – Rangoon – Bangkok, elle arrivera à
Saigon le lundi 17 au soir, en raison de quelques incidents de parcours presque inévitables.

Catroux vexé
Alger – Sur son chemin, la mission parlementaire va croiser – sans le rencontrer – le général
d’armée Catroux, la veille encore gouverneur général de l’Indochine. Il vient d’être remplacé
par l’amiral Decoux. Le gouvernement a considéré qu’un marin serait mieux à même de
percevoir la situation périphérique de l’Indochine si elle était entraînée dans la guerre et qu’il
pourrait avoir besoin des compétences de Catroux ailleurs. Mais le général, sans doute à tort,
a estimé qu’on l’avait sans motif démis de ses fonctions. C’est l’œil sombre qu’il gagne
Rabat, où il est (prétend-il) « assigné à résidence » alors qu’il a été nommé commandant
supérieur des troupes du Maroc (armée territoriale). Il remplace le général Olry, qui succède à
Noguès comme commandant en chef du théâtre Méditerranée Occidentale.

11 février 1941
Nettoyage à la SDN
Montréal – Le directeur général de l’Organisation Internationale du Travail, l’Américain
John Winant, a reçu un câble très officiel et très diplomatique de Léon Blum, ministre des
Affaires Etrangères. Blum l’informait de la prochaine création des Brigades du Rail, de la
volonté française de faire appel à des ressortissants étrangers et du désir d’Alger de voir cette
pratique approuvée par l’OIT.
Winant, après avoir pesé chaque mot et mesuré chaque phrase, répond aujourd’hui de la façon
la plus aimable possible, tout en conservant prudence et réserve (bref comme tout diplomate
ayant passé un peu trop de temps à la Société des Nations). En résumé, après quelques petites
vérifications et une fois réglés deux ou trois points de détail, il se fera une joie de transmettre
ce document pour approbation aux pays membres de la Société des Nations (enfin, aux pays
qui y siègent encore). Mais John Winant tient à rajouter : « Je redoute cependant – et j’espère
que vous ne nous en tiendrez pas rigueur – que nous ayons quelque difficulté à obtenir le
plein appui de notre Secrétaire Général… »
Parfaitement satisfait, Blum fait répondre à Winant qu’il remercie infiniment Monsieur le
Directeur général de son accord, avant de conclure, tout sucre tout miel : « nos services
s’emploient dès à présent à aplanir les légères difficultés que Monsieur le Directeur général a
eu la grande amabilité de nous signaler. »
………
Genève – En fin de journée, quelques minutes après l’envoi de la réponse de Blum à Winant,
un homme d’âge moyen, en civil, mais dont l’allure trahit, pour les connaisseurs, l’officier de
carrière, entre sans frapper dans le bureau de Joseph Avenol, secrétaire général de la Société
des Nations, en pleine discussion avec son secrétaire, un jeune homme élégant et prometteur.
Avenol est scandalisé : « Que signifie cette intrusion ? Qui êtes-vous ? J’avais donné l’ordre
qu’on ne me dérange pas ! Que fait ma secrétaire ? »
L’homme sourit de toutes ses dents : « Je répondrai en sens inverse, cher Monsieur. Votre
secrétaire, quoique Suisse, semble aimer plus que vous la France, puisqu’elle m’a laissé
entrer sans barguigner quand je lui ai dit qui j’étais. Elle a seulement soupiré, je la cite :
« Enfin ! Quand je pense que c’est vous, les Français, qui dites que les Suisses sont lents ! »
Je n’ai pu que battre ma coulpe… A présent, qui je suis ? Je me présente : commandant
Gaston Pourchot, attaché militaire adjoint à l’ambassade de France à Berne. »
Avenol a changé de couleur : « Mais, que… Si Monsieur Coulondre [Robert Coulondre,
ambassadeur de France à Berne] avait un message à me transmettre, il aurait pu me
téléphoner… ou m’écrire… Qu’avait-il besoin de m’envoyer son attaché militaire ? »
Le jeune homme élégant se fait tout petit, et l’intrus sourit de plus belle : « Attaché militaire
adjoint, Monsieur Avenol. Adjoint. Vous saisissez la nuance ? »
Avenol saisit fort bien. Dans une ambassade, ce n’est pas l’attaché militaire, mais son adjoint
qui est chargé des missions… grises, comme d’entretenir d’honorables correspondants, ou
pire.
Pourchot s’est installé confortablement dans un fauteuil : « Enfin, pour répondre à la
première de vos questions, je ne suis pas ici pour vous transmettre un message de
l’ambassadeur Coulondre, mais directement de mon gouvernement – lequel, pour l’instant,
siège à Alger, vous savez. Il semble que vous ayez, entre autres manquements à l’honneur et à
votre qualité de citoyen français, appelé divers pays européens à « travailler main dans la
main avec Hitler pour achever l’unification de l’Europe et en exclure l’Angleterre », je vous
cite. » [Ces propos, tenus à l’automne 1940, ont été rapportés par Thanassis Aghnides,
fonctionnaire grec de la SDN, à son gouvernement, qui n’a pas manqué d’en informer le quai
d’Orsay (ou plutôt la rue Michelet) durant les négociations entre la Grèce et les Alliés sur le
Dodécanèse.]
Avenol se lève et, offusqué : « C’est indigne ! Je… »
Pourchot le coupe : « Ne faites pas mine de démentir. Nous le savons, c’est tout. Mais vous
n’avez rien à craindre, monsieur Avenol, je ne représente pas un de ces régimes dictatoriaux
et sanguinaires que vous vous êtes évertué à protéger ces dix dernières années, ni leurs
pitoyables imitateurs provisoirement installés à Paris. Non, monsieur Avenol, je dois vous
signifier l’autorisation que le ministre des Affaires Etrangères, Monsieur Léon Blum, vous
accorde pour démissionner dès ce soir de votre poste de secrétaire général de la Société des
Nations. Vous pourrez vous installer jusqu’à la fin de la guerre dans une riante vallée des
Alpes suisses, et peut-être même pourrez-vous rentrer en France une fois la paix revenue,
sans vous retrouver en prison. »
– Mais vous êtes fou ! trépigne Avenol.
Pourchot paraît ravi : « Oh, vous avez le droit de ne pas être d’accord ! Je trouve d’ailleurs
très beau votre amour du métier – et de ses copieux émoluments. Mais je dois alors vous
donner un conseil : faites attention en traversant la rue. Les conducteurs suisses sont réputés
pour leur prudence, je sais, mais avec cette guerre en Europe, ils deviennent nerveux, vous
comprenez ! Et puis, réflexion faite, un autre conseil : si vous ne démissionnez pas, faites
attention… tout le temps. »
Cette fois, Avenol reste muet. Sur quoi Pourchot se lève et sort en lâchant, désinvolte : « Sans
rancune, j’espère ! »
Une demi-heure plus tard, le secrétaire général Joseph Avenol rouvre pour la première fois la
bouche et s’adresse à son secrétaire : « Albert, prenez note, je vous prie. Je vais vous dicter
ma démission. »
Il sera remplacé par l’Irlandais Sean Lester, qui aura l’infime honneur d’être le dernier
secrétaire général de la Société des Nations. Malheureusement pour lui, Avenol ne se
contentera pas de profiter de sa retraite dans les Alpes.

22 février
Haute politique
Casablanca (à la fin de la conférence interalliée) – Après le dîner privé, dans le fumoir,
Churchill, un ballon de cognac en main et son havane à la bouche, lance à Paul Reynaud, en
massacrant la langue de Molière avec cet entrain dans le barbarisme qui n’est pas le moindre
de ses charmes : « So, my dear Reynaud, tell me comment il va votre relationship with our
former Premier’s… Mister Chamberlain, je disais… with Mr Chamberlain’s meilleur ami.
You know! Monsieur Daladier. Who else? Asinus asinum fricat, as they used to say à Rome. »
Le Premier Ministre de Sa Majesté a apprécié le champagne en apéritif puis le Riesling 1935
“Vendanges tardives”, le Chambolle-Musigny 1931 et le Château-Margaux 1927 qui ont été
servis pendant le repas. Son teint de brique en porte témoignage.
Mandel, amusé, pince les lèvres pour ne pas sourire largement. Au contraire, le Président du
Conseil tente de transformer un rictus en sourire : « Avec M. Daladier… Mes relations…
pourraient être meilleures. »
– More… plus cordiales, you mean?
– Nous savons, vous et moi, qu’une paix armée vaut mieux que la guerre. Disons que je
souhaiterais de la part de Daladier une attitude plus franche, moins contrainte.
– With more frankness than boldness, intervient De Gaulle avec l’accent à tailler au pic à
glace qui fait l’un de ses propres charmes lorsqu’il use de la langue de Shakespeare (dans
laquelle il a pourtant fait récemment de gros progrès).
Churchill éclate d’un gros rire. Il y a du Falstaff chez cet ancien élève d’Harrow et de
Sandhurst aux raffinements d’esthète : « Well, do what I did with Lord Halifax, cher Reynaud.
Envoyez-le à Washington. Je suis… hem… convinced… »
– Convaincu, propose de Gaulle. Ou persuadé.
– That’s right! Je suis absolutely persuadé que votre Daladier sera an outstanding… no, a
jolly good ambassador de la République française chez our common friend, le président
Roosevelt.
– Peut-être, répond Reynaud sans s’engager, mais tout à coup songeur, peut-être…
Churchill, tout à trac, se met à fredonner For he’s a jolly good fellow et, du geste, demande au
maître d’hôtel de remplir à nouveau son verre.

Vous aimerez peut-être aussi