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Les féministes dénoncent depuis longtemps le retour en arrière sur les droits des femmes2.
Cette régression se concrétise notamment dans la stratégie de communication que les
néoconservateurs américains – dont les masculinistes – ont déployée et qui s’est répandue
en Europe en faveur d’une (extrême) droitisation de la politique. Comment les masculinistes
et plus largement, les néoconservateurs, s’y prennent-ils pour être si efficaces ? L’approche
cognitive de George Lakoff3 et Elisabeth Wehling4 donne des outils pour comprendre sur
quoi repose cette bataille culturelle et apporte des pistes concrètes pour y remédier,
souhaitons-le très fort : dévier l’attaque, recadrer en brandissant nos valeurs.
Une partie de l’opinion publique se laisse convaincre par des slogans et des argumentations
fondés sur des « valeurs » que les néo-conservateurs (les néocons) réaffirment
inlassablement depuis quelques décennies dans les discours politiques et les médias ainsi
que dans certains courants religieux et animateurs de chaînes TV ou influenceurs :
compétition, agressivité, suprématie blanche et mâle, hiérarchie, obéissance, sécurité,
défense de la famille, individualisme, etc. Nous ne les détaillerons pas ici, mais l’on peut
constater le succès des petites formules caricaturales que les néocons utilisent dans le débat
public. Or l’approche cognitive du langage5 nous apprend que l’on raisonne par des images
et non par des concepts rationnels et abstraits. Nous pensons avec des métaphores. Plus une
métaphore est répétée, plus elle laisse de traces dans le cerveau, créant peu à peu une
ornière qui nous fait penser par automatisme. Les métaphores (cachées) que les néocons
utilisent sont celles d’une famille patriarcale obéissant à un père strict et de la nation vécue
comme une famille. Tout ceci repose sur une vision du monde basée sur des cadres, appelés
frames6, autour d’un modèle qui peut s’exprimer comme suit7.
1
Cadre profond (deep frame) : le père strict, la famille patriarcale
Si les femmes ont l’égalité… ... les hommes perdent leurs privilèges
Nos sens sont révulsés en entendant les propos sexistes, homophobes, racistes, etc. que les
masculinistes de tout poil savent tenir. Notre sang ne fait qu’un tour et nous avons envie de
réagir. Le danger consiste à reprendre leurs mots, leurs expressions pour les contrer : ce
faisant, nous leur donnons un écho supplémentaire. Ainsi, lorsque ces propos sont
identifiés comme faisant partie d’une stratégie globale, il est possible d’adopter une
posture proactive (et de ne pas entrer dans un « débat stérile8» où leurs arguments sont
répétés même si on s’y oppose).
Bien sûr, si ce sont des attaques personnelles dans le cadre de relations interpersonnelles, il
s’agit de se défendre, de refuser les insultes et les violences. Dans ce texte, nous évoquons
les campagnes de communication, les débats politiques, etc : s'il est poli de répondre à une
question, considérant ainsi l'autre comme un·e interlocuteur·rice respectable, c'est
précisément ce qu'il s'agit d'éviter lorsque l’on fait face à une provocation dans un débat
public. D’une part, répondre revient à accorder à cette question une respectabilité qu'il ou
elle ne mérite pas. D’autre part, une provocation n'est pas l'expression d'une opinion
respectable, mais un comportement stratégique qu'il s'agit d'interpréter comme tel. Dès lors,
3
y répondre, ce serait s'inscrire dans la stratégie de l’interlocuteur et non dans la nôtre. Nous
avons au contraire à nous adresser, avec nos propres mots, au public avec lequel nous
désirons réellement communiquer.
Pour le dire autrement : comprendre mobilise des opérations mentales qui prennent appui
sur ce que nous savons déjà. Ces connaissances préalables sont organisées dans des «
paquets » d’informations, des univers de sens, des champs d’expérience, que l’on nomme
donc des frames. Et ces frames correspondent à des ensembles déterminés de neurones
dans notre cerveau. Conséquence : selon les mots que nous utilisons pour aborder un sujet,
nous suscitons chez les récepteur·rices la mobilisation de tel ou tel frame pour en encadrer
la compréhension.
C’est grâce au jiu-jitsu féministe que nous pouvons nous en sortir par le haut. Dans la
thématique abordée, nous nous adresserons au public à qui nous souhaitons parler – et non
aux masculinistes qui tiennent ces propos – pour dévier la balle en utilisant NOS mots, en
donnant NOS valeurs. Par exemple « Vous qui trouvez que les chances d’épanouissement
pour vos enfants sont importantes », « Vous qui voulez vivre en paix »…
En effet, les sciences cognitives montrent que répéter les propos des néocons, y réagir, ancre
leurs arguments dans le fonctionnement cérébral des personnes qui assistent à la discussion.
Il est dès lors nécessaire d’annoncer les valeurs féministes, d’anticiper en parlant de ce qui
importe pour nous : l’empathie, la solidarité, l’importance des pouvoirs publics…
L’exemple de l’expression « allègement fiscal » utilisée par les néocons illustre leur stratégie
de déconstruction de la légitimité de l’impôt : par une image forte (le poids sur nos épaules),
ils rallient beaucoup de monde à leur point de vue9. En rapport à ce discours, nous pouvons
parler de « contributions » et donner des exemples vécus où la sécurité sociale a sauvé une
personne proche : « Mon ami·e a pu bénéficier rapidement de soins à l’hôpital et son enfant
a été soigné·e pendant plusieurs semaines ; cela lui a très peu été facturé grâce à la
Sécu… »10.
4
À l’attaque qu’ils font aux féministes en les traitant de « féminazis », les féministes peuvent
répondre : « Nos valeurs peuvent irriter certain·e·s. Celles et ceux qui, comme nous,
défendent les droits des femmes et des minorités et veulent favoriser l'épanouissement de
chacun·e ? Non, bien sûr. Celles et ceux que cela irrite ne démontrent qu’une chose : leur
panique face à un monde qui change et où ils ne reconnaissent plus leurs repères. »
Pour être efficaces il nous faut parler de nos valeurs, les dire de façon concrète. Les féministes
portent le projet d’une société construite sur le soin aux personnes et au vivant11. À nous de
montrer qu’il existe un autre modèle, celui d’une « collectivité bienveillante », avec plus de
services publics, plus de sécurité sociale, plus de liberté et d’égalité, dont le cadre (le frame)
peut être précisé comme suit.
Les valeurs de la collectivité bienveillante et celles du père strict ; s’opposent entre elles
Empathie, bienveillance, épanouissement, Obéissance, hiérarchie, intérêt individuel,
protection... punition ...
5
Comme l’indique l’approche cognitive du langage, les deux ensembles correspondent à
des circuits neuronaux inhibiteurs l’un de l’autre. Plus on active l’un, plus l’autre est freiné.
Dans notre tête, les deux modèles existent. À nous de répéter NOTRE modèle, NOS
valeurs afin de leur laisser prendre plus de place.
À nous d’utiliser d’autres mots que ceux que les néocons emploient pour stigmatiser les
féministes (et les progressistes d’une façon générale).
Il nous faut montrer, répéter le modèle empathique et du care partout. Par le reclaim12, les
écoféministes ont déjà revalorisé ce qui avait été minorisé, effacé, persécuté, invisibilisé. En
se réappropriant ces valeurs, en les affirmant nous pourrons désactiver la puissance de la
communication des néocons masculinistes et suprémacistes et faire avancer nos
revendications13.
Un tout grand merci aux copines de la B. et à G.P. pour leur
contribution à cette note un beau dimanche après-midi à Liège.
1
Entendu ici comme « art de la souplesse pour se défendre lorsqu’on est désarmé·e ».
2
FALUDI Susan, (1993, rééd. 2020), Backlash. La guerre froide contre les femmes, Éditions des femmes.
3
LAKOFF George, (2015), La Guerre des mots. Ou comment contrer le discours des conservateurs, Éd. Les Petits matins.
4
WEHLING Elisabeth, LAKOFF George, (2016), Your Brain's Politics - How the Science of Mind Explains the Political Divide, Imprint
Academic.
5
LAKOFF George, (2015), La Guerre des mots. Ou comment contrer le discours des conservateurs, Celsa, Éd. Les Petits matins,
Paris. Page 12. (Traduit de l’anglais (États-Unis) par Agnès El Kaïm). [Édition originale : The ALL NEW Don’t Think of an Elephant !,
(2014), Chelsea Green Publishing Co, White River Junction, VT, USA].
6
Selon l’approche cognitive, nous pensons en termes de structures, typiquement inconscientes, que l’on appelle des cadres,
des frames. Voir notamment LAKOFF George, (2010), Why it Matters How We Frame the Environment, Environmental
Communication. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17524030903529749 (consulté le 14 mars 2024).
7
PIROTTON Gérard, (2024), Une balle dans le pied gauche… ou le droit : Face au désarroi démocratique, à gauche comme à
droite, l’urgence d’une réflexion concertée.
https://etopia.be/blog/2024/01/24/une-balle-dans-le-pied-gauche-ou-le-droit-face-au-desarroi-democratique-a-gauche-
comme-a-droite-lurgence-dune-reflexion-concertee/ (consulté le 14 mars 2024).
8
Nous entendons par « débat stérile débat caca » une discussion où les arguments sont assénés sans souci de faire progresser
l’intelligence collective et qui ressemble à une partie de ping-pong où les protagonistes s’envoient des propos à la tête l’un de
l’autre.
9
WEHLING Elisabeth, Political Morality in Your Brain, TEDxBerlin, https://www.youtube.com/watch?v=ju6jHCKI0jg. (Consulté en
mars 2024).
10
Harald, (2020), Un Cœur En Commun – La belge histoire de la sécurité sociale, BD, Éd. Delcourt.
11
Sur la notion de care, voir CHARLIER Sophie, DRION Claudine, (2022), Polyphonie écoféministe, Éd. Couleur Livres et Le Monde
selon les femmes.
12
LIÉNARD Claudine et al., (2021), Utopies écoféministes, Coll. Recherche et Plaidoyer, Le Monde selon les femmes.
13
CHARLIER Sophie, DRION Claudine, (2022), Justice climatique féministe, Coll. Les essentiels du genre, Le Monde selon les
femmes.