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DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES :

Rimbaud, le poète voyant, en quête de modernité poétique

Textes 1 et 2 : Arthur Rimbaud, lettres du « voyant »


[Rimbaud a 17 ans quand il écrit deux lettres, à deux jours d’intervalle, dites « Lettres du voyant ». Il y explique,
dans ce qu’il appelle « de la prose sur l’avenir de la poésie », ce qu’il doit accomplir pour devenir un « Poète ».
Ces lettres sont le manifeste poétique de Rimbaud.]

Texte 1 : extrait de la 1ère lettre du voyant écrite à son professeur

A Georges Izambard
Charleville, 13 mai 1871
Cher Monsieur !
[…] Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Maintenant, je m’encrapule1 le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre
Voyant : vous ne comprenez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu
par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me
suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense. –
Pardon du jeu de mots.
JE est un autre2. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue 3 aux inconscients, qui ergottent 4 sur
ce qu’ils ignorent tout à fait ! […]
Pour A.R. Bonjour de cœur

NOTES :
1) Je m’encrapule : je me débauche, je deviens une crapule, un voyou (verbe inventé par Rimbaud :
néologisme)
2) JE est un autre : pour Rimbaud, l’œuvre est libre, elle vit d’elle-même. On doit différencier l’homme de
son œuvre.
3) Nargue : ici l’expression signifie « tant pis pour… »
4) Ergottent : contester sans arguments valables

Texte 2 : extrait de la 2nde lettre du voyant adressée à Paul Demeny

A Paul Demeny
A Douai
Charleville, le 15 mai 1871

[…] La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son
âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il la doit cultiver : cela semble simple : en tout cerveau
s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui
s'attribuent leur progrès intellectuel ! - Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos 1,
quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu'il faut être voyant, se faire VOYANT.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes
d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les
quintessences2. Ineffable3 torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre
tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, -et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! -
Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu; et quand, affolé, il finirait par perdre
l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et
innommables : viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est
affaissé ! [...]
A. Rimbaud
NOTES :
1) Comprachicos : mot emprunté à L’Homme qui rit de Victor Hugo, désignant des voleurs d’enfants
2) Quintessences : extraits les plus concentrés d’une substance donc, par extension désigne ce qu’il y a de plus
raffiné dans quelque chose
3) Ineffable : qu’on ne peut exprimer avec des mots

Texte 3 : Rimbaud, « Aube » (Illuminations, 1873-1875)


[Après les poèmes en vers des années 180-1871, Rimbaud compose les Illuminations qui est un recueil de poèmes
en prose.]

AUBE
J'ai embrassé1 l'aube d'été.
Rien ne bougeait encore au front2 des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la
route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se
levèrent sans bruit.
La première entreprise3 fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son
nom.
Je ris au wasserfall4 blond qui s'échevela à travers les sapins: à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors, je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée 5 au coq.
A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de
marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu
son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.

NOTES :
1. j’ai embrassé : j’ai pris dans mes bras et serré contre moi
2. front : au fronton d’un bâtiment, sur sa façade
3. la première entreprise : la première à qui je m’adressai
4. wasserfall : cascade, chute d’eau (mot allemand)
5. dénoncée : ici signifie « annoncée »
Rimbaud et ses lettres du voyant

Ces lettres sont le manifeste poétique de Rimbaud : une sorte d’ART POETIQUE: des textes qui ont pour ambition de
définir ce qu’est la poésie, ce que doit être la fonction du poète.
Rimbaud est considéré comme un poète avant-gardiste qui a exploré les voies de la modernité.

Les deux lettres du mois de mai 1871 sont souvent appelées « lettres du voyant » car Rimbaud y redéfinit
le rôle du poète et appelle à un renouveau de la poésie, qu’il illustre par ses propres textes.
Il y exprime son grand projet :
 une poésie qui se dégagerait de l’emprise de la raison («arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens »),
 une poésie qui renouvellerait le lyrisme (contre la poésie «subjective», Rimbaud soutient que «Je est un autre» : il
s’agit de devenir un « Je poétique » distinct du réel)
 mais aussi une poésie qui révolutionnerait la langue poétique, l’écriture poétique (il s’agit de «trouver une
langue» et de proposer des «formes nouvelles»).

 Un engagement poétique :
 Rimbaud tient un discours engagé qui prend des allures de manifeste, de combat. Le présent de vérité générale ou
le futur témoignent de la fermeté du propos. Il fait la leçon à ses destinataires avec un ton didactique, voire
dogmatique (vocabulaire de la connaissance, description d'une méthode…) Les exclamations traduisent la
conviction du poète. Au-delà de ce registre didactique et de cette tonalité passionnée, se dissimule aussi un
certain humour de Rimbaud : se faire voyant c’est aussi se faire remarquer, chercher à ne pas passer inaperçu.
 les rythmes des phrases rendent compte d'une pensée qui se cherche, qui se reformule (« il l'inspecte, il la tente,
l'apprend… » « il faut être voyant, se faire voyant... »)
 Surtout, tout un réseau d'oppositions traduit une lutte intérieure : le « je » / les autres « auteurs », le « raisonné /
dérèglement », « grand malade / suprême Savant », « bondissement / affaissé ».
=> Le but est d'agir sur soi : le verbe « faire » signifie cette métamorphose : « il s'agit de faire l'âme monstrueuse », « se
faire voyant »… on est dans la fabrication de soi, d'une identité à conquérir, jusqu'à ce que Je soit Un Autre.
L’expression « se faire l'âme monstrueuse » montre à quel point il faut devenir autre, et même tout autre (+ image
des « verrues » qui suggère une distorsion de l’âme du poète). Rimbaud a écrit à Izambard qu’on ne devient pas
poète. Selon lui cela relève de l’inné : « il faut … être né poète ». Ce don doit être cultivé, travaillé (au sens
étymologique de « torturé ») comme s’il fallait s’oublier pour devenir un autre.
=> Il y a chez Rimbaud l’idée que l’on porte un autre soi en soi, et qu’il faut travailler pour le découvrir.

 La quête de l'inconnu :
 L'ambition du poète est marquée par la démesure, l'excès, la folie. Son discours relève de l'hyperbole et de
l'énumération « toutes les formes d'amour, de souffrance, de folies... ». Les phrases ont un rythme de plus en plus
ample et on va de plus en plus vers l'exclamation.
 Surtout, les phrases deviennent polysémiques : « dérèglement de tous les sens » => sens moral du criminel et du
maudit ? Sens = signification ? Sens = les cinq sens ?… De même, les « horizons » évoqués sont particulièrement
abstraits, évoquent-ils un futur ?
 Son discours est volontiers mystérieux, avec des références alchimiques. Les « comprachicos » font référence à
Hugo (et à son roman L'homme qui rit), la transformation du poison en quintessence rappelle la pratique
alchimiste, avec l'image du Savant. La figure énigmatique du savoir est soulignée par les préfixes négatifs
« Ineffable torture… l'inconnu… les choses inouïes et innombrables »…
[L’alchimie est une science occulte en vogue au Moyen-âge : elle a pour but la recherche de l’élixir de vie ou la la
réalisation d’une pierre philosophale permettant la transmutation des métaux comme le plomb en métaux nobles
comme l’argent ou l’or]
 Rimbaud conçoit la poésie comme vision et voyance : il s'agit de faire surgir le nouveau. L'inconnu est donc saisi
dans un « bondissement », dans l'énergie de la révolte.
On peut noter la présence du champ lexical de la voyance: « être voyant et se faire voyant », « se fait voyant »,
« l’intelligence de ses visions » l 9, « il les a vues » L 9.
Rimbaud semble ainsi s’inscrire dans la tradition hugolienne du poète mage, du poète prophète capable d’accéder à
des connaissances (savant) que le profane ne peut pas atteindre (capable de voir ce que les hommes ne perçoivent
pas).
Un certain nombre d’expressions permettent en effet de comprendre que pour Rimbaud le poète est un être
exceptionnel, différent du commun des mortels – majuscule au mot « Poète » – « la force surhumaine » – anaphore de
l’adjectif « grand » et gradation « il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit » – superlatif
« le suprême Savant » renchéri par la majuscule du mot Savant. – « il est chargé de l’humanité »: cela en fait une sorte
de héros. Idem avec l’expression « multiplicateur de progrès » qui est un clin d’œil à Victor Hugo aussi. – enfin il est
question du poète « voleur de feu ». Ceci est une allusion au mythe de Prométhée.

[Prométhée signifie en grec « le prévoyant ». C’est l’un des 7 Titans. Il créa la race humaine à partir d’argile et d’eau.
Mais c’est lui aussi qui vola le savoir divin (feu sacré de l’Olympe) pour l’offrir aux humains. Zeus le chassa de l’Olympe
alors à rester attaché au mont Caucase. Chaque jour un aigle venait lui dévorer un morceau de foie qui repoussait dans
la nuit. C’est Héraclès qui le libéra.]

La poésie est traditionnellement associée au mythe d’Orphée, ici, Rimbaud l’associe à Prométhée ; le poète volerait donc
aux dieux pour donner aux hommes...
Cette allusion à Prométhée présente le poète comme un être damné, chassé du paradis et non comme un élu de Dieu
(conception du poète selon Victor Hugo). C’est avec Verlaine et Rimbaud le début du mythe du poète maudit.
Cette idée de malédiction peut expliquer une certaine violence présente dans les lettres: – champ lexical de la
souffrance et de la torture – mention de la « folie », du « dérèglement de tous les sens »
Rimbaud essaye donc de voir ce qui s’éveille en lui au contact du monde, quand ses sens sont en éveil, et va même pousser
sa recherche aux limites des sens. L’expression « long et immense dérèglement de tous les sens » va dans le sens de cette
monstruosité qui fait du poète un être différent des hommes. Un tel dérèglement est peu compatible avec la société et ses
normes (mention de la folie et du terme « poisons » au pluriel, « énormité » = hors norme).
Cette monstruosité lui permet d’accéder à la connaissance (« il arrive à l’inconnu » répété 2 fois, « choses inouïes »), de
voir l’invisible, d’entendre l’inouï, voir le monde comme jamais il n’a été vu.
L’écriture poétique semble devoir passer par un état extraordinaire parce que le poète est en lien avec un univers que
les hommes ne soupçonnent pas.
 Rimbaud, « multiplicateur de progrès », est donc à la recherche d’une nouvelle poésie, il veut renouveler la
création poétique.
- Rimbaud évoque la quête d’une langue : « Trouver une langue » = trouver un moyen d’exprimer cet inconnu que le
langage courant est inapte à exprimer. La quête poétique de Rimbaud aspire à renouveler l’écriture poétique. Il
oppose donc sa conception à ce qui existe, symbolisé par le terme « académiciens ».
- Idée d’une poésie matérielle : « sentir, palper », « les sens »
- Jeu sur le polyptote « forme » qui laisse entendre que tout a sa place en poésie, même le laid et le monstrueux
(informe).
- Allusion aux synesthésies : « résumant tout, parfums, sons, couleurs.. »

BILAN :
Ce sont 2 lettres programmatiques dans lesquelles Rimbaud marque ses filiations avec Hugo et Baudelaire (chez qui la
mission du poète est de transfigurer le réel, comme il le dit en s’adressant à Dieu : « tu m’as donné ta boue et j’en
ai fait de l’or »), mais où il se démarque aussi par son incroyable énergie et sa volonté infaillible.
LECTURE ANALYTIQUE : « Aube », Arthur Rimbaud
« Aube », Illuminations (recueil de 45 poèmes en prose, titrés sauf 1)

Introduction :
Le refus du conformisme s’exprime d’abord dans la vie de Rimbaud (fugues,
vagabondages, liaison avec Verlaine, désertion de l’armée, exil en Abyssinie, abandon de
l’écriture à l’âge de 20 ans…) mais aussi dans le désir de faire une poésie neuve, loin de la
« vieillerie poétique » : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant ».
Ce thème classique de la poésie : l’aube, va donc être traité selon une approche
singulière ; il s’agit moins de décrire la beauté que de tenter de la saisir, à travers une prose
très simple qui renonce aux vers rimés mais conserve deux vers blancs (= non rimés),
l’octosyllabe qui ouvre le poème et celui qui le ferme, mimant le geste d’embrassement.

Problématiques :
En quoi ce poème est-il original ?
Comment le texte justifie-t-il le titre « aube » ?
En quoi ce texte est-il poétique ?

I. L’expérience unique d’un lever de soleil


1. Le récit d’une aventure
 Le locuteur-poète annonce dès le premier paragraphe, l’événement qu’il a vécu : il a vu le jour
se lever.
 Dans les paragraphes suivants, il fait le récit de son aventure unique, comme le souligne l’usage
exclusif du passé. Passé composé (fait passé ayant un lien étroit avec le présent mais aussi
impression d’oralité, d’autant plus qu’on est dans la prose). Analepse dès la ligne 2 => narration
de l’expérience par le « je ».
 Étude des divers avatars du « je » qui sont tout ceux de la poésie rimbaldienne (enfant,
personnage rieur, marcheur, mendiant, mauvais garçon, chasseur, séducteur…).
 Le poème décrit le lever du soleil dans une vaste métaphore filée
On a la disparition progressive de l’ombre (// mort) pour la lumière (// vie)
Les éléments naturels sont plongés dans l’obscurité de la nuit. Le poète assiste à la naissance du
jour et au règne de la lumière, entité associée à la vie.
2. La marche du poète : un poème performatif
Le poème est performatif : il réalise ce qu’il dit.
 Le lexique du cheminement est très présent (de la route à l’allée, en passant par le sentier), de
même qu’on retrouve des indices spatio-temporels qui, placés en des endroits stratégiques du
poème, balisent et rythment la promenade.
 Le « je » est en mouvement (horizontal), comme lors d’une fugue, sauf qu’il s’agit là d’une
poursuite du soleil dans sa verticalité. Il est d’ailleurs frappant de constater le poète réussit peu à
peu à s’élever jusqu’à la chute finale. Le « je » est acteur du lever du soleil, tout bouge grâce
à lui.
 L’avancée du poème est construite comme l’approche du marcheur en direction de l’aube. Le
poète dévoile : par ses images, par la marche de son poème, il anime des idées. Le mythe lui-
même est une fable, un récit imagé qui anime des concepts, des abstractions. Aussi se
présente-t-il en Orphée, poète dont la lyre et le chant charmaient les pierres et les plantes. Aussi
est-il peut-être Apollon, dieu de la poésie et de la musique, dont la prêtresse, pour être inspirée,
mâchait des feuilles de laurier. Enfin, la chute finale des personnages correspond à la chute du
poème (comme on parle de chute d’un récit ou d’un sonnet).
3. Le poème est un panorama du monde intérieur du poète
Lieu composite et fluctuant :
- monde urbain (« palais », « clochers », « dômes », « marbre » avec amplification des pluriels,
une discrète somptuosité, un caractère imposant) / nature : « bois », « sentier », « fleur »,
« wasserfall », « coq », « bois »
- horizontal (« route », « plaine ») et vertical (« wasserfall », « cime », « clochers, dômes », « en
haut », « au bas »)
- liquide : présence de l’eau (« eau », wasserfall », « quais »), solide (« palais », « marbre ») et
aérien (« les ailes se levèrent », les voiles)
- paysages du nord (mot allemand + sapins) et méditerranéen (lauriers)
 paysages germaniques (« sapin », « wasserfall »), paysages méditerranéens des sources
gréco-latines («bois de lauriers »), mais aussi villes fantastiques du type Constantinople ou
Venise (champ lexical de l’architecture, importance des pluriels).

II. Une expérience initiatique


1. La communion avec la nature
 La nature est personnifiée en permanence, des plus petits éléments (pierres, fleurs) au plus
imposant (wasserfall), jusqu’au coq (les ailes : synecdoque des oiseaux ?, voir ce que peut
vouloir dire « haleines »). Tous les éléments sont nommés : le minéral, le végétal, l’air, l’eau.
 La personnification des pierreries qui le regardent, le langage des fleurs annoncent la
personnification englobante et la divinisation de l’aube. La déambulation du poète équivaut
alors à une marche nuptiale à laquelle concourent les végétaux et les minéraux, témoins
attentifs de l’alliance. On remarquera que l’étreinte du poète et de l’aube a lieu non pas à
proximité des « quais de marbre » (v. 13) et des « allée[s] (v. 10) civilisées mais dans la forêt, au
cœur de la nature non domestiquée, le poète la poussant toujours plus loin des abords du
monde connu.
2. À la poursuite de la déesse « Aube »
L’aube rappelle « Aurore aux doigts roses ».
Dimension érotique du texte car le corps de l’allégorie est précisément évoqué (« embrassé », «
haleine », « échevela », « sentir le corps », « bras ») et qu’il la déshabille et la chasse comme un gibier.
Ellipse temporelle qui induit une rencontre charnelle… ou non. La nature éveille les désirs et l’amour du
« je » qui cherche à atteindre le soleil (métaphore du feu du désir).
Mais attention : l’Aube a aussi une dimension de mère-nature, d’où peut-être l’emploi du mot «enfant».
Une marche qui devient une chasse. Le poète suit sa fiancée, l’aube, une fois qu’il l’a reconnue
(comme l’on reconnaît celui ou celle à qui l’on est promis) mais elle s’échappe. Les noces sont
violentes : la mariée est dévoilée et le poète désire la posséder. Les actions des verbes indiquent
pour la plupart des velléités coercitives de la part du locuteur (« je l’ai dénoncée », v. 11, « je la
chassais », v. 13, « je l’ai entourée », v. 14). La poursuite assidue de l’amoureux devient une
chasse effrénée. Le poète avoue même qu’il l’a dénoncée au coq, qui chante dès que l’aube se
présente.
Le texte semble évoquer une expérience initiatique réussie (l.1 et 15 bien que « un peu » relativise le
succès), du type de celles qui font passer de l’enfance au statut d’initié, qui font sortir de l’enfance.

III. Une métaphore de l’écriture poétique


1. De nombreuses références à la littérature
Une dimension mythique. De nombreux éléments signalent l’appartenance de ce poème au mythe.
Le « bois de lauriers » évoque clairement l’aventure d’Apollon avec Daphné (et au-delà toutes les
courses-poursuites enlèvements de la mythologie). La présence du laurier est peut-être une référence
au mythe du rapt de Daphné poursuivie par Apollon-Phébus. La jeune fille, pour lui échapper, fut
transformée en laurier (Ovide, Métamorphoses, I).
Mais aussi univers du conte (animaux qui parlent, champ lexical de la richesse et l’architecture,
éléments d’ordinaire muets qui communiquent comme par magie).
L’expression « front des palais » (v. 2) est une image issue de la mythologie latine, reprise par la
tradition classique.
L’aube, divinisée, est assimilée par certains critiques à Éos, l’Aurore, la sœur du Soleil et de la Lune.
2. À la recherche du mystère symboliste
Discours avec les éléments de la nature.
Mais aussi un champ lexical de l’alchimie : « entreprise », « voiles » + champ lexical de la richesse : il
s’agit d’atteindre l’Idéal. Importance de l’élément liquide d’abord « eau morte », puis rosée, puis
wasserfall puis mer (quai de marbre). Importance de l’élément « feu » par contraste (« voleur de feu »,
celui qui dévoile).
3. La chute finale, impossibilité d’atteindre le mystère
Constat d’échec : le « je » ne peut prendre les dimensions du monde qu’un court instant dans ce
poème. Après les Illuminations, Rimbaud n’écrira plus jamais : le mot « réveil » peut donc être
pris au sens propre et au sens figuré.
Une entreprise fragile. Pourquoi le poète, narrateur du récit que nous lisons, devient-il, à la troisième
personne, un enfant, pourquoi régresse-t-il à l’état de personnage ? Certes, il est l’enfant, l’être
humain le plus réceptif aux sensations, neuf face aux choses, pur comme le premier moment du
jour. Le poète a peut-être souhaité démythifier ce que cette expérience a d’illusoire et ce qu’elle
contient de rêves inaccessibles. Le retour à la fiction nous contraint à cette possible lecture.
Le réveil sonne la fin du rêve lui aussi. Le début et la fin du dernier paragraphe rendent plus
douloureuse la chute : de la cime contre la terre, du « haut de la route » (v. 14) au « bas du bois
» (v. 16), dans un bruit lourd que mime l’allitération en « b », bien différente des consonnes
liquides qui exprimaient le dévoilement de l’aube (« Alors je levai un à un les voiles », v. 10).
Mais le poète maintient une ambiguïté : midi, c’est aussi la lumière brûlante du soleil ; l’aube s’est
métamorphosée et a donné naissance, par sa fusion avec le poète, à un astre éclatant. Cette
lumière pourrait être l’apogée du rêve.
Rimbaud ne dit pas « À mon réveil » puisque le « je » a disparu avec la nouvelle naissance du jour,
mais il ne dit pas non plus « À son réveil », parlant du poète ou de l’enfant. Si le réveil est
impersonnel, il concerne peut-être celui des autres, du monde : le poète peut-il continuer de rêver
?
La ligne 16 utilise la 3e personne : « l’enfant », comme si le poète était témoin d’une scène qu’il
évoque avec du recul. Pourtant, il vient de parler d’une étreinte avec l’aube et nous assimilons
donc immédiatement « je » et « l’enfant », d’autant que le geste d’«agiter les bras » (l.10) a une
connotation très enfantine, de même la course. L’un et l’autre se dissolvent d’ailleurs dans la
dernière phrase qui ne précise pas qui fait l’action de se réveiller : « je » et « l’enfant » seraient-
ils des personnages qui n’existent que dans le rêve ?

Conclusion :
« La vraie vie est ailleurs », « Je est un autre » : cette quête de l’insaisissable (ici : l’aube)
caractérise la vie de Rimbaud et son idéal poétique. La poésie, parce qu’elle permet une liberté
absolue qui peut s’apparenter aux itinéraires du rêve, est un bon moyen d’explorer par les mots un
au-delà de la réalité qui nous limite. Il n’est donc pas surprenant que le retour à la réalité (l.17 : « au
réveil ») coïncide avec la fin du poème.
Rimbaud - « Alchimie du verbe » Une saison en enfer, Délires II (1873)
[Une saison en enfer est l’autobiographie poétique de Rimbaud, seul recueil poétique publié par le
poète.]

À moi. L'histoire d'une de mes folies.


Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires
les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes,
enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe,
romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes
naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans
histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents
: je croyais à tous les enchantements.
J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et
le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe
poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des
vertiges.

 L'œuvre Une saison en enfer se présente comme le récit de l'expérience des deux années
précédentes, de l'errance en compagnie de Verlaine, période dans laquelle drogue, absinthe,
homosexualité, tout a été éprouvé, période de la voyance, de l'exploration de l'inconnu, de
l'élaboration d'un nouveau langage, qui s'est terminé avec la brouille avec Verlaine.
Mais dès mai 1871, le théoricien Rimbaud pressentait les limites de cette démarche : notamment car
les visions perçues étaient inintelligibles; s'ajoute à cela le risque de folie.
 « Alchimie du verbe » représente une étape bilan qui va se traduire par une analyse de cette
expérience poétique personnelle et dont il va dégager a posteriori les réelles limites; il fait
une autocritique de son parcours chaotique et reconnaît ses erreurs; il stigmatise la crédulité,
la naïveté dont il a fait preuve; c'est un constat lucide où Rimbaud étudie avec précision ses
goûts, ses recherches et où il rend compte de sa progression vers la maladie et la folie
(créatrices).
 Le titre :
VERBE : il faut entendre parole, parole poétique.
ALCHIMIE : pratique qui fascina pendant des siècles et qui rêvait de transmuter des
matières viles en matériaux précieux (or).
On doit comprendre que Rimbaud va nous livrer ce qui furent la matière et la méthode de sa
création poétique alors.
 Rimbaud utilise l'imparfait et le passé simple pour bien préciser qu'il s'agit d'une expérience
poétique révolue, qu'il cherche à oublier. Une Saison en enfer ne traduit donc pas comme on
pourrait le penser, un renoncement à la poésie mais plutôt un renoncement à un certain type de
poésie. Rimbaud abandonne en effet les vers traditionnels pour de la prose poétique dans le
recueil Illuminations.
 A la recherche d'une méthode: « A moi. L'histoire d'une de mes folies. » ; Rimbaud manifeste
tout d'abord la volonté de refuser la tradition (le réalisme pictural et poétique) révèle ses goûts :
il aime les choses étranges, démodées, bizarres, il a le goût du merveilleux et une inclination
naturelle à la rêverie, au dépaysement.
 La création d'un nouveau langage poétique et la fixation des vertiges:« J'inventai la
couleurs des voyelles... » ; Rimbaud veut créer, inventer un nouveau langage poétique: comme
l'alchimiste réussit à fabriquer l'or après l'avoir épuré des substances brutes ou impures, ainsi
Rimbaud croit qu'il existe une substance du langage qu'on peut manipuler afin qu'elle devienne
autre chose (« Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or », disait déjà Baudelaire), il veut jouer
avec les voyelles, les couleurs et inventer un langage poétique « accessible, un jour ou l'autre, à
tous les sens » qui n'est plus simple représentation du réel mais vérité originelle exprimant l'être
avec son corps et son imaginaire, mêlant toutes les sensations, riches en images sensorielles,
synesthésies.
 « Ce fut d'abord une étude » : Poursuivant sa démarche de la création poétique, Rimbaud
s'exerce à exprimer l'inexprimable; il est question de prendre pour objet de poésie et d'étude le
silence, l'inexprimable, les vertiges, les visions, le monde de l’inconscient et du rêve et de les
fixer par le langage qui, dès lors, ne peut plus être descriptif; la poésie de Rimbaud abandonne
donc la logique et se met au service de l'imaginaire halluciné.
 Les deux dernières phrases sont éloquentes avec une sorte de rythme ternaire fondé
sémantiquement sur un grand nombre d'alliance de mots antithétiques mettant en valeur la
recherche de l'impossible, de l'absolu, recherche qu'il semble avoir accomplie: écrire des silences,
des nuits, noter l'inexprimable, fixer des vertiges.

Arthur Rimbaud, prologue du recueil Une Saison en enfer


[Une saison en enfer est l’autobiographie poétique de Rimbaud, seul recueil poétique publié par le poète.]
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« Jadis (1), si je me souviens bien, ma vie était un festin (2) où s'ouvraient tous les cœurs, où
tous les vins coulaient.
Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l'ai trouvée amère. − Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières (3), ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour
l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les
fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la
boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps (4) m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac (5) ! j'ai songé à
rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. − Cette inspiration (6) prouve que j'ai rêvé !
« Tu resteras hyène, etc.," » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots (7).
« Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »
Ah ! j'en ai trop pris : − Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle (8) moins irritée ! et en
attendant les quelques petites lâchetés en retard (9), vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des
facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de
damné.

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