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Désaccords artistiques

Logiques sociales
Collection dirigée par Bruno Péquignot

En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes,


même si la dominante reste universitaire, la collection « Logiques
Sociales » entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et
l'action sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à
promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou
d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des
phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique
ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes
conceptuels classiques.

Dernières parutions

Jacques CONOEN-HUTHER, La sociologie entre décentration


et engagement, 2020.
Philippe BREGEON, Comprendre l’expérience du chômage et
la rupture avec l’emploi, Enquête qualitative auprès de
personnes au RSA, 2020.
Simon CALLA, Des poissons, des hommes et des rivières,
2020.
Alain DEGENNE, Dynamiques des structures sociales, 2020.
Christian JETTE et Catherine LENZI (dir.), Les territoires de
l’intervention à domicile. Regards croisés France-Québec,
2020.
Juan-Luis KLEIN et Bernard PECQUEUR (dir.), Les Living
Labs, Une perspective territoriale, 2020.
Sophie BÉROUD, Armando BOITO, Paul BOUFFARTIGUE,
Andreia GALVÃO (dir.), Mobilisations du monde du travail.
Volume 2. Le Brésil et la France dans la mondialisation néo-
libérale, 2020.
Sophie BÉROUD, Armando BOITO, Paul BOUFFARTIGUE,
Andreia GALVÃO (dir.), Changements politiques et classes
sociales. Volume 1. Le Brésil et la France dans la
mondialisation néo-libérale, 2020.
Laurent Denave

Désaccords artistiques
Essai sur l’origine des désaccords politiques
et esthétiques sur l’art
Du même auteur

Charles Ives. Naissance de la modernité musicale aux États-Unis,


Aedam Musicae, 2017.

La valeur des Beatles, Presses universitaires de Rennes, 2016.

Les terres fertiles de la création musicale. Les conditions sociales de


possibilité d’une œuvre musicale, de Bach à Boulez, Aedam Musicae,
2015.

Un siècle de création musicale aux États-Unis. Histoire sociale des


productions les plus originales du monde musical américain, de
Charles Ives au minimalisme (1890-1990), Contrechamps, 2012.

© L’Harmattan, 2020
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.editions-harmattan.fr

ISBN : 978-2-343-22039-0
EAN : 9782343220390
Introduction

Cet essai ne propose pas une nouvelle interprétation des


conflits récents ayant traversé le monde de l’art contemporain
(production dont la qualité et l’intérêt sont mis en question). Il
s’agit ici de tenter de comprendre pour quelles raisons il est si
difficile de s’accorder en matière d’art, y compris entre
spécialistes (historiens de l’art, de la danse ou du cinéma,
musicologues, critiques littéraires, etc.). Il semble en effet
particulièrement compliqué de s’entendre sur la valeur d’une
production artistique, sa valeur politique1 notamment, sur
l’usage que l’on peut faire de l’œuvre, mais aussi sur la
définition même de l’« art » (ou d’une « œuvre d’art »). Nous
laissons de côté les raisons sociales qui peuvent expliquer la
diversité des jugements sur l’art. En effet, la disparité des goûts
est un fait évident, et le lien entre les goûts et les conditions (ou
positions) sociales a été bien établi par la sociologie (cf. La
distinction de Pierre Bourdieu2). Il s’agit ici de montrer que,
toutes choses (ou conditions) égales par ailleurs3, il reste à

1
C’est-à-dire la contribution – positive ou négative – de l’art à l’organisation
la plus juste ou vivable de la société.
2
Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979. On ne sera pas étonné
que deux individus appartenant à deux milieux sociaux distincts n’apprécient
pas les mêmes productions artistiques… Mais à l’intérieur d’un même milieu
deux individus n’ont pas nécessairement été confrontés au cours de leur
existence (et surtout durant leur éducation) aux mêmes œuvres et n’ont donc
jamais tout à fait les mêmes goûts.
3
Cela ne signifie pas que je ne m’intéresse pas au contexte dans lequel
s’établissent les valeurs, usages et définitions de l’art. Je poursuis ici ma
contribution à une axiologie (science des valeurs) sociologique de l’art, qui
consiste notamment à tenter « de donner une raison sociologique à la valeur
des œuvres » selon les termes de Nathalie Heinich qui s’oppose à cette
démarche et la renvoie à la préhistoire de la sociologie de l’art (Nathalie
Heinich, La sociologie de l’art, Paris, La découverte, 2004, p. 93). Je
m’inspire ainsi principalement, d’un côté, de la philosophie analytique de l’art
(Carroll, Davies, Levinson, Pouivet, Zemach, etc.), et, d’un autre côté, de

5
résoudre nombre de problèmes avant d’espérer pouvoir trouver
un terrain d’accord entre spécialistes ou amateurs d’art. Je ne
prétends pas apporter de solutions aux désaccords sur l’art mais
me donne pour tâche d’identifier certaines causes ou raisons qui
sont à l’origine de ces désaccords. J’aimerais, autant que faire
se peut, mettre en lumière les sources possibles de confusion ou
d’incompréhension qui rendent la discussion difficile voire
impossible. Il semblerait ainsi que nombre de débats soient
insolubles car les acteurs de ces débats ne parlent pas (ou ne
valorisent pas) vraiment des (les) mêmes choses. Dialogues de
sourds donc !

Commençons par la question de la valeur politique de


l’œuvre qui pose de redoutables problèmes. Lorsque l’on
s’intéresse à cette question, ce que l’on tente d’évaluer en tout
premier lieu est la valeur des prises de position explicites
exprimées par le (ou les) artiste(s). À l’exception des
productions artistiques abstraites (comme la musique
instrumentale) ou dont le sujet n’a rien à voir avec le monde
social, nombre d’entre elles présentent un point de vue sur la
société. On peut dès lors distinguer les œuvres qui contribuent à
reproduire le monde social tel qu’il est, de celles qui tentent de
le rendre plus juste ou vivable. Les premières seront
considérées comme « conservatrices » (on leur attribue par
principe une valeur négative), les secondes « progressistes »
(leur valeur politique explicite est positive). Un premier
problème consiste à déterminer le sens politique de l’œuvre et
les intentions de l’auteur, ce qui n’est pas toujours évident et
peut diviser les récepteurs (voire faire polémique).
L’évaluation de la valeur politique d’une production
artistique se fonde donc sur les propriétés explicites de l’œuvre
(texte, bande sonore ou image). On oublie souvent de tenir
compte d’une autre sorte de propriétés politiques qui sont
implicites et liées à la fonction sociopolitique que remplit la
production en question. Une symphonie de Mozart est

certains travaux de sociologie de l’art (en particulier de ceux d’Elias sur


Mozart et de Bourdieu sur Manet), cf. Bibliographie. Cependant, j’explore ici
surtout la dimension axiologique…

6
politiquement neutre du point de vue de son contenu, mais elle
remplit une fonction spécifique liée à ce type de production
(savante), en l’occurrence une fonction de distinction
(contribution au prestige du commanditaire et distinction d’avec
les productions populaires). On peut parler ici de valeur
politique implicite d’une production artistique. Et l’on
comprend que la valeur politique d’une production artistique
peut parfois être positive au regard de ses propriétés politiques
explicites, mais négative au regard de ses propriétés politiques
implicites (à l’instar des chansons « engagées » produites par
l’industrie musicale ou des compositions savantes politisées).
On peut alors constater une véritable contradiction entre les fins
(engagement politique progressiste) et les moyens (contribution
à la reproduction de l’ordre établi). Cela rend l’accord sur la
valeur politique d’une œuvre très difficile !

Après avoir identifié certaines difficultés pour s’accorder sur


la valeur politique d’une production artistique, j’aborde un
problème ayant trait aux divers usages possibles d’une même
production artistique, usages qui peuvent susciter parfois des
mésententes voire des conflits. Je vais distinguer deux sortes
d’usages : l’usage attendu (c’est-à-dire l’usage d’une
production pour ce pour quoi elle est faite, la danse pour une
« musique de danse » par exemple) et l’usage inattendu. On
peut ensuite distinguer deux types d’usages inattendus : l’usage
sélectif et l’usage imprévu. L’usage sélectif ne prend en compte
qu’une partie des propriétés ou fonctions de l’œuvre (comme
lorsque l’on apprécie la beauté d’un tableau sans s’intéresser au
sens que l’artiste a donné à sa peinture). L’usage imprévu ajoute
d’autres propriétés ou fonctions à l’œuvre (par exemple, on peut
écouter de la musique classique en travaillant, ce qui n’était pas
prévu par le compositeur).
Le nombre d’usages inattendus est immense, mais tous ne
font pas polémique. J’évoquerai trois sortes d’usage (et, plus
exactement, d’appréciation) qui font débat : 1/ l’appréciation
mal-informée, par exemple lorsque l’on comprend de travers les
paroles d’une chanson (se trompant ainsi sur les intentions de
l’auteur) ; 2/ l’appréciation (que l’on peut appeler formaliste ou
esthétique) d’une œuvre pour ses seules qualités esthétiques,

7
oubliant ses autres valeurs (politique ou religieuse notamment),
ce qui est le cas lorsque sont exposées dans les musées des
productions d’art brut ou d’art primitif ; 3/ l’appréciation (que
l’on peut appeler politique) d’une œuvre pour sa seule valeur
politique (la critique de cinéma peut parfois se concentrer sur le
sujet du film, oubliant de parler notamment de ses qualités
esthétiques). Ces trois types d’appréciation inattendue peuvent
provoquer la colère de certains producteurs (artistes ou
écrivains) ou diviser les récepteurs entre eux.
Ayant distingué évaluation attendue et évaluation inattendue,
et précisé qu’une évaluation attendue repose avant tout sur sa
valeur (ou fonction) principale, il sera possible de revenir sur la
valeur politique et se demander si elle est centrale ou secondaire
dans l’évaluation globale d’une production artistique. Ce
problème sera illustré par l’évocation des « grandes » œuvres
réactionnaires que sont les films de propagande nazie de
Riefenstahl (dont la fonction principale est politique) et les
opéras antisémites de Wagner (dont la fonction principale est
non pas politique mais esthétique).

Enfin, une dernière forme de discorde assez répandue


aujourd’hui me semble-t-il est celle ayant trait à la définition de
l’art (ou d’une « œuvre d’art »). Que ce soit à propos de
certaines productions d’art contemporain (en particulier celles
de Marcel Duchamp et l’art conceptuel) ou d’art premier (art
des sociétés préhistoriques ou des sociétés dites primitives), on
se pose régulièrement la question : « est-ce de l’art » ? Les
réponses apportées à cette question diffèrent selon les
définitions de l’art retenues. Nous allons en passer en revue
certaines parmi les plus répandues et souligner les problèmes
que ces définitions peuvent poser.
Là encore, il ne s’agit pas de résoudre les désaccords
artistiques, mais de tenter d’identifier un certain nombre de
raisons qui pourraient être à l’origine de ces désaccords4.

4
Je tiens à remercier Vanessa Codaccioni, Jean-Emmanuel Denave, Sophie
Denave, Etienne Douat, Hervé Glevarec, Marc Lamour, Florence Lesage,
Roger Pouivet, Yvon Quiniou, Marc Silla et Daniel Vander Gucht pour leurs
conseils, leurs critiques ou leur aide.

8
Peut-on s’accorder sur la valeur politique d’une
production artistique ?

Il semblerait que la valeur politique d’une production


artistique soit difficile à établir et fasse difficilement consensus,
y compris parmi ceux qui partagent les mêmes positions
politiques5. Un problème qui se situe selon moi à deux niveaux :
celui du contenu politique de l’œuvre et celui des moyens
utilisés par l’artiste. Je vais en effet défendre ici qu’il existe
deux sortes de valeurs politiques : la première est explicite
(idées politiques ou représentations sociales véhiculées par une
œuvre), la seconde est implicite (fonction sociopolitique
remplie par toute production artistique). La première section est
consacrée à la valeur politique explicite d’une production
artistique. On peut distinguer trois types de productions
artistiques au regard de sa valeur politique explicite : les
productions neutres, conservatrices ou progressistes. Je laisse de
côté les productions neutres dont la valeur politique explicite
n’est ni positive ni négative (elle est nulle donc), mais qui ont
une valeur politique implicite qui sera discutée dans la section
suivante. Je vais limiter mon analyse dans la première section à
deux sortes de productions artistiques : l’art conservateur, qui
contribue à la reproduction de l’ordre établi, et l’art
progressiste qui tente de le rendre plus juste ou plus vivable.
J’accorde ainsi, par principe (cf. Annexe 1 sur les critères du
jugement politique), une valeur politique négative au premier,
positive au second. Dans la seconde section, je m’attarde sur la
valeur implicite d’une production artistique. S’agissant
éventuellement d’une source supplémentaire de désaccord, je

5
Il va de soi qu’il est peu probable que ceux qui ne sont pas du même bord
politique puissent se mettre d’accord sur la valeur politique d’une production
artistique…

9
traite cette question à partir des œuvres « engagées » (valeur
politique explicite positive), soulignant ainsi la possible
contradiction entre les moyens et les fins d’un tel art, et la
difficulté à déterminer sa valeur politique globale.

Art conservateur versus art progressiste

Nombre de productions artistiques n’ont aucun contenu


politique. Ainsi, pour la musique « pure » (symphonies ou
quatuors à cordes) ou la peinture abstraite, aucun contenu
(politique ou autre) ne peut être perçu (dans la plupart des cas6).
On peut donc affirmer qu’une partie des productions artistiques
n’ont aucune valeur politique explicite. Pour les autres, l’artiste
donne un point de vue sur le monde social qui semble
contribuer soit à le reproduire tel qu’il est, soit à le changer (et
si possible à le rendre plus juste ou vivable). Dans le premier
cas, on peut parler d’art conservateur, dans le second, d’art
progressiste.
Commençons par expliquer ce que l’on entend par art
(explicitement) conservateur. Une partie des artistes se mettent
au service de la classe dominante (pouvoirs politiques ou
religieux notamment) et à leurs actions politiques (entrée en
guerre, campagne électorale, sacre d’un roi, etc.). On peut
parler ici d’art de propagande. D’après Marc Signorile, « la
propagande est liée à l’art depuis les origines. En effet, dès
l’Antiquité le pouvoir utilise l’art à des fins politiques, mettant
en œuvre des stratégies complexes, explicites et implicites. Les
pouvoirs politiques et religieux vont, dès cette époque et par la

6
Notons que certaines œuvres « pures » peuvent véhiculer un message, dont
le contenu peut être politique. Prenons l’exemple de la 45e symphonie (dite
des « Adieux ») de Joseph Haydn (1732-1809). Voulant protester contre un
séjour prolongé dans la résidence de son patron (le prince Esterhazy), le
dernier mouvement se termine par la diminution progressive du nombre
d’instruments (et donc d’instrumentistes, quittant leur pupitre les uns après les
autres) ; le message suggéré a bien été compris semble-t-il par le prince qui fit
déménager sa cour dès le lendemain de l’exécution de l’œuvre. Le message
est explicite mais il s’exprime (exceptionnellement) par des propriétés
(signifiantes) qui ne sont ni sémantiques (mots) ni représentatives (images),
contrairement à la plupart des propriétés politiques explicites d’une
production artistique.

10
suite, continuer d’utiliser la totalité des médiums artistiques
pour imposer leurs idées et leurs croyances, asseoir leur
pouvoir, éliminer les oppositions, instaurer un état de
soumission touchant non seulement les populations mais les
artistes eux-mêmes »7. L’auteur donne visiblement un sens
assez large à l’art de propagande. Pour ma part, je limiterai son
usage aux productions qui ont pour objet de participer
directement à la légitimation du pouvoir : glorification des
« grands » de ce monde, diffusion de leurs idées, justification de
leurs actions. On peut penser ici aux portraits ou monuments à
la gloire de certains membres de la classe dominante8 ou aux
productions artistiques qui contribuent à la propagande de
guerre.

La propagande de guerre est un art

La classe dirigeante d’un pays qui entre en guerre, au moins


depuis la Première Guerre mondiale, se présente toujours comme
voulant le bien de l’humanité ou n’agissant mal que parce qu’elle y
est contrainte. Selon Anne Morelli, auteure d’un remarquable
ouvrage sur la propagande de guerre, « les hommes d’État de tous
les pays, au moins dans l’histoire moderne, avant de déclarer la
guerre ou au moment même d’effectuer cette déclaration, assuraient
toujours solennellement en préliminaire qu’ils ne voulaient pas la
guerre »9. Ils ne veulent évidemment que la paix. Déjà, lors de la
Première Guerre mondiale, « chaque camp assurait avoir été
contraint de déclarer la guerre pour empêcher l’autre de mettre la
planète à feu et à sang »10. Morelli souligne pourtant que « la guerre
a généralement pour mobile la volonté de domination,
accompagnée de motivations économiques. Mais les mobiles de la
guerre sont inavouables à l’opinion publique. Or les guerres
modernes, au contraire par exemple des guerres de Louis XIV, ne

7
Marc Signorile, Art et propagande. Europe, Antiquité-XVIIe siècle, Cabris,
Éditions Sulliver, 2012, p. 209.
8
Parmi les nombreux artistes qui ont mis leurs talents au service des
puissants, on peut mentionner le « peintre-courtisan » Vasari, cf. Jean Salem,
Giorgio Vasari (1511-1574) ou l’art de parvenir, Paris, Kimé, 2002.
9
Anne Morelli, Principes élémentaires de propagande de guerre. Utilisables
en cas de guerre froide, chaude ou tiède…, Bruxelles, Aden, 2010, p. 11.
10
Ibid., p. 19.

11
sont possibles qu’avec le consentement de la population, ne serait-
ce que parce que les parlements doivent en principe donner leur
accord pour déclarer la guerre. »11. On prétend ainsi que « cette
guerre charrie des valeurs morales indiscutables »12 et on cache les
mobiles réels. Comme le dit très justement Anne Morelli : « Même
les plus abjects des êtres humains avouent donc rarement avoir des
motivations égoïstes ou ignobles, et assurent au contraire avoir de
bonnes intentions, des buts altruistes et s’en autopersuadent pour
maintenir d’eux-mêmes une image positive. »13. Derrière les
valeurs morales universelles que l’on prétend défendre se cachent
des intérêts particuliers (économiques ou géopolitiques
notamment). Yvon Quiniou reconnaît ainsi que l’Universel (ou les
valeurs morales universelles), bien souvent, sert de masque à des
intérêts particuliers : le philosophe parle de « fonction de
travestissement des intérêts sociaux égoïstes »14.
Pour masquer ces intérêts particuliers, la classe dirigeante peut
compter sur l’appui des intellectuels et artistes15. Ainsi, lors de la
Première Guerre mondiale, Anne Morelli rappelle que « les artistes
et intellectuels des deux camps furent largement mis à contribution
pour soutenir l’effort de mobilisation des consciences. Le talent des
poètes et écrivains était bien nécessaire pour diffuser, sous une
forme émouvante, les bobards de guerre. »16. Les caricaturistes
mettent leur talent au service de la propagande, de même que les
musiciens : « Debussy compose un Noël des enfants qui n’ont plus
de maison [1915] dont les paroles assurent : "Ils ont brûlé l’église et
M. Jésus-Christ, et le pauvre vieux qui n’a pas pu s’en aller". »17.
En Allemagne comme en France, des intellectuels et des artistes
signent des manifestes soutenant leur camp. Les intellectuels

11
Ibid., p. 55.
12
Ibid., p. 56.
13
Ibid., p. 74.
14
Yvon Quiniou, L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ?,
Paris, L’Harmattan, 2010, p. 83. Voir également, à ce propos, Éric Hazan,
LQR, La propagande du quotidien, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 70-75.
15
On aurait pu aussi mentionner le rôle déterminant des journalistes, cf. Serge
Halimi, Dominique Vidal & Henri Maler, « L’opinion ça se travaille… » Les
médias & les « guerres justes » : Kosovo, Afghanistan, Irak, Marseille,
Agone, 2006 ; Noam Chomsky & Edward Herman, La fabrique de l’opinion
publique. La politique économique des médias américains, Paris, Le serpent à
plumes, 2003 [1988].
16
Anne Morelli, Principes élémentaires de propagande de guerre, op. cit., p.
126.
17
Ibid., p. 129.

12
pacifistes n’arrivent pas à se faire entendre et peuvent même avoir
des problèmes avec la justice comme le philosophe Bertrand
Russell. De fait, « l’union sacrée fait renoncer à tout esprit
critique »18. Les guerres se suivent et les principes de propagande se
ressemblent : « Pendant la Deuxième Guerre mondiale plus que
pendant la Première, où les concerts et divertissements du front
n’étaient pas systématiques, les vedettes de music-hall sont priées
de remonter le moral des troupes et de l’opinion publique, d’un côté
comme de l’autre. En France, André Clavaux, Tino Rossi, Charles
Trenet, André Dassary, Édith Piaf et Maurice Chevalier, parmi bien
d’autres, seront les soutiens chantants du pétainisme et de
l’occupant, du moins au début de la guerre. »19. On fait aussi appel
aux peintres et aux photographes pour les affiches de propagande.
Des cinéastes produisent des films de propagande ; par exemple
Capra et Ivens réalisent Pourquoi nous combattons qui « présente
les Japonais sous des traits négatifs particulièrement
caricaturaux »20. Et les mêmes méthodes ont été appliquées durant
la Guerre froide, puis les guerres récentes au Moyen-Orient. Une
bonne partie des artistes connus portent donc une lourde
responsabilité dans la propagation de contre-vérités et le
déclenchement de ces massacres à grande échelle… Leur action ne
s’arrête d’ailleurs point lorsque la paix est rétablie ; les artistes
jouent alors un rôle dans la « commémoration » (autrement dit, la
justification a posteriori) de la guerre, en construisant des
monuments aux morts, en composant des hymnes ou chansons sur
les victoires ou héros de la guerre, en réalisant des films de
guerre21, etc.

La propagande est loin d’être la seule contribution de l’art à


la reproduction de l’ordre établi. En simplifiant, on peut dire
que l’art, que l’on peut appeler art conservateur ordinaire
(c’est-à-dire celui qui n’est pas destiné à la propagande), peut
contribuer plus généralement au maintien de l’ordre existant22,
notamment en masquant les injustices sociales. C’est le cas de

18
Ibid., p. 133.
19
Ibid., p. 135.
20
Ibid., p. 136.
21
Cf. Pierre Conesa, Hollywar. Hollywood, arme de propagande massive,
Paris, Robert Laffont, 2018 & Matthew Alford, Hollywood Propaganda,
Paris, Éditions critiques, 2018 [2010].
22
Précisons que cette contribution n’est pas nécessairement consciente.

13
nombre de romans, qui peuvent masquer les rapports de classe :
ainsi Jean-Marc Lachaud rappelle que « Marx et Engels, dans
La Sainte famille, analysent les faiblesses et errements du
roman d’Eugène Sue, Les mystères de Paris, qui privilégie les
marginaux au détriment des prolétaires et qui masque la réalité
de la lutte des classes, ou lorsqu’ils combattent les tenants du
romantisme réactionnaire, qui, en déformant la réalité,
participent au renforcement de l’ordre établi. »23. L’art peut
contribuer à la légitimation des hiérarchies sociales (la
domination n’est pas représentée comme un rapport social
injuste mais une position naturelle ou méritée, cf. encadré ci-
dessous).
En outre, l’art peut contribuer au fatalisme : même lorsque
les injustices deviennent criantes, on peut laisser croire que le
monde est ainsi fait et qu’il n’est pas possible de le changer, ou
que tout changement mènerait à la catastrophe.

La naturalisation des hiérarchises sociales dans Les évadés

Le film hollywoodien Les évadés (Frank Darabont, 1994) met


en scène le vice-directeur d’une grande banque, Andy Dufresne
(Tim Robbins), condamné injustement à la prison à vie pour le
meurtre de sa femme et son amant. En prison, il est visiblement le
seul à être issu de la classe dominante, les autres détenus semblent
tous issus des classes populaires, en particulier celui qui va devenir
son ami, Red (Morgan Freeman). Ce film est une très bonne
illustration du concept de capital culturel (Bourdieu) et de son rôle
central dans la reproduction de la domination sociale. En effet,
grâce à sa « bonne éducation » (maîtrise de la langue écrite et autres
dispositions et compétences acquises dans le milieu dont il est issu),
Andy peut s’en sortir bien mieux que les autres détenus (et même
s’évader). Son capital culturel lui permet d’acquérir de véritables
privilèges. Il échappe au service de la blanchisserie pour travailler à
la bibliothèque (le directeur de la prison expliquant qu’il va
« trouver quelque chose de plus convenable pour un homme de son
éducation ») et comme comptable personnel du directeur.
Autrement dit, à l’intérieur même de la prison, il échappe aux
travaux manuels visiblement pénibles pour un travail plus

23
Jean-Marc Lachaud, Art & aliénation, Paris, PUF, 2012, p. 25.

14
« intellectuel ».
Il peut mettre ses compétences au service des gardiens, en
remplissant leur déclaration d’impôt ou en leur donnant divers
conseils. En échange des services rendus, il obtient des privilèges
non seulement pour lui-même (protection des gardiens notamment)
mais aussi pour ses camarades. Par exemple, pour avoir donné un
bon conseil (financier) au chef des gardiens, il obtient qu’on leur
donne une bière. L’usage de connaissances acquises au sein d’un
milieu favorisé est présenté ici comme une action désintéressée24.
On percevra ce personnage non pas comme un individu privilégié
mais comme un homme « bon » ou « généreux ».
Le personnage joué par Freeman (Red) est tout de suite
admiratif d’Andy. Si à son arrivée il dit qu’Andy « a l’air d’être né
avec une cuillère en argent dans la bouche » (il reconnaît donc
immédiatement ses origines sociales plus élevées), il dit peu de
temps après ceci : « Je comprends pourquoi les gens le prenaient
pour un snobinard. Il avait une espèce de retenue, de façon de
marcher différente des autres. Il déambulait comme un type dans un
parc sans avoir l’air de se soucier du monde, comme s’il avait une
cape invisible qui pouvait le protéger de cet endroit. Oui, je crois
pouvoir dire franchement qu’Andy m’a plu dès le début » (on le
voit regarder Andy avec admiration). Lorsqu’Andy devient le
conseiller financier des gardiens de prison, Red lui sert d’assistant.
Le rapport de classe est donc maintenu. Il le sera également à la
sortie de prison. En effet, Andy Dufresne parvient à s’échapper et
devient propriétaire d’un hôtel (au Mexique) où il va employer Red
lorsque celui-ci sera libéré. Le bourgeois blanc continue ainsi d’être
le maître du pauvre noir reconnaissant25. Alors que le film débute

24
À ce propos, Red fait le commentaire suivant : « Vous pourriez dire qu’il a
fait ça pour s’attirer la faveur des gardiens, ou peut-être se faire des amis
parmi les détenus. Moi, je crois qu’il l’a fait juste pour se sentir à nouveau
normal, ne serait-ce qu’un petit moment ». Ce serait ainsi une action
complètement désintéressée. Mais quelque temps plus tard, Andy sortant de
l’infirmerie après une agression, ses amis veulent lui faire bon accueil (lui
offrir un cadeau notamment) et l’un d’entre eux déclare : « On lui doit bien ça,
rien que pour les bières ». Un don appelle un contre-don…
25
On a une illustration ici de ce que Pierre Bourdieu appelle la violence
symbolique, qui caractérise le rapport entre Andy et son ami Red. Franck
Poupeau rappelle que « la violence symbolique désigne avant tout une
incorporation de structures cognitives et de catégories de pensée qui
produisent un ajustement ou plus exactement un consentement à l’ordre social
d’autant plus fort qu’il s’impose comme allant de soi. » (Franck Poupeau, Les
mésaventures de la critique, Paris, Raisons d’agir, 2012, p. 122). Red ne

15
par un fait rare26, un membre de la classe dominante se retrouve en
prison au plus grand étonnement de ses camarades d’infortune
visiblement peu habitués à côtoyer une personne de son rang (« né
avec une cuillère en argent dans la bouche »), tout est bien qui finit
bien dans le meilleur des mondes capitalistes possible. En
conséquence, étant donné que ce film contribue à la naturalisation
des rapports de domination, on peut penser que sa valeur politique
(explicite) est négative.

Face à l’art conservateur, quels sont les moyens utilisés pour


le critiquer ou imaginer d’autres mondes sociaux possibles (plus
justes ou vivables) ?
L’art de propagande est en principe facile à contrer. Il suffit
de montrer qu’il diffuse des contre-vérités, dissimule les motifs
réels de l’action politique menée par les dominants (domination
politique et économique en premier lieu) ou participe à la
reproduction d’un monde injuste (inégalitaire ou violent). Ce
qui rend les choses compliquées à qui voudrait dénoncer cette
propagande, ce sont les faibles moyens à disposition et
l’interdiction même de la contester dans certains contextes
(particulièrement en temps de guerre). Et l’on ne peut que
constater l’efficacité de la propagande officielle (à chaque
nouvelle guerre par exemple). Face à cela, il reste l’espoir de
développer l’esprit critique des récepteurs, notamment grâce à
certains travaux universitaires critiques (comme le remarquable
Petit cours d’autodéfense intellectuelle de Normand
Baillargeon27) ou à la littérature qui traite de cette question
(pensons au roman de George Orwell 1984).
L’art ordinaire conservateur est sans doute plus efficace
encore que l’art de propagande. En effet, il participe à la
naturalisation de l’ordre social tel qu’il est et donc à la
reproduction des rapports de domination. À cet égard, on
pourrait distinguer deux contributions d’un art progressiste : 1/

perçoit pas semble-t-il tout ce que l’on peut attribuer aux conditions
privilégiées dont a bénéficié Andy, et semble en permanence ébloui par les
capacités (intellectuelles notamment) et la bonté de son ami bourgeois. Il
accepte de le servir avec gratitude…
26
Cf. Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.
27
Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Québec,
Lux, 2006.

16
la perception des injustices (fonction critique) ; 2/ l’imagination
d’un monde plus juste ou vivable (fonction utopique).
Première contribution d’un art progressiste : sa possible
fonction critique. Certaines productions artistiques, et plus
particulièrement certaines œuvres littéraires, rendent compte de
la réalité de la société. Des auteurs russes comme Gogol,
Pouchkine ou Tolstoï ont contribué à la « connaissance du
réel »28. Cependant, on pourrait penser que, pour acquérir une
véritable fonction critique, l’œuvre doit « rendre la réalité
inacceptable » (Luc Boltanski29). À ce propos, Jean-Marc
Lachaud s’interroge : « L’art peut-il mettre en cause la réalité
instaurée et ouvrir des passages vers une réalité
divergente ? »30. Il se demande également ceci : « Est-il
pertinent de penser que l’art peut certes commenter le monde,
mais également encourager le désir de le changer ? »31. Lachaud
évoque le théâtre de Bertolt Brecht qui semble contribuer à
l’émancipation et au désir de changer le monde. Mais déjà dans
la littérature du 18e siècle, on pouvait à la fois proposer une
vision assez lucide du monde et encourager à le changer ; on
peut penser au Candide (1759) de Voltaire32.
Seconde contribution d’un art progressiste : sa possible
fonction utopique. Pour Murray Edelman, les œuvres d’art ne
représentent pas la « réalité » mais elles créent (ou, mieux,
« construisent ») des « réalités et des mondes »33. Selon lui, en
créant des fictions (fantaisies), l’art « influence la pensée, la
perception et le comportement » des gens34. Comme nous
l’avons vu précédemment cette construction du monde

28
Jean-Marc Lachaud, Art & aliénation, op. cit., p. 42.
29
Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable, Paris, Demopolis, 2008.
30
Jean-Marc Lachaud, Art & aliénation, op. cit., p. 79.
31
Ibid., p. 129.
32
Notons qu’une œuvre reste « progressiste » si elle a contribué en son temps
à rendre le monde plus juste ou vivable, même si, le temps passant, la lutte
dont il est question peut paraître dépassée. Par exemple, aujourd’hui un roman
contre l’esclavage (comme il y en a eu aux États-Unis au 19e siècle) ne paraît
pas très progressiste étant donné que cette forme d’exploitation a
pratiquement disparu dans nos sociétés, mais il l’a été en son temps.
33
Murray Edelman, From Art to Politics. How Artistic Creations Shape
Political Conceptions, Chicago, The University of Chicago Press, 1995, p. 7.
34
Ibid., p. 8.

17
contribue surtout à reproduire la réalité sociale telle qu’elle est.
Cependant, il est vrai que dans certaines productions on
imagine un monde nouveau, plus vivable et moins dévoré par
les injustices. On peut penser à la société décrite dans Utopia
(1516) de Thomas More, société pacifiste (on y a horreur de la
guerre) et égalitaire (le temps de travail consacré aux travaux
manuels, limité à 6 heures par jour, est partagé entre tous, et
« personne ne manque de rien »). Le philosophe Jean Salem,
qui lui consacre quelques pages dans son livre sur le bonheur,
précise ceci : « Les utopies, les utopies modernes tout du moins,
dessinent un cadre idéal dans lequel les sources ordinaires de
conflits et de guerres sont censées avoir disparu ou s’être
considérablement atténués. Et, de façon plus générale encore,
l’utopie apparaît comme une forme de réflexion s’attachant à
décrire de manière souvent détaillée une société idéale, au sein
de laquelle les citoyens vivent dans des conditions politiques et
sociales que l’on présente comme les plus désirables, comme
les plus propres à rendre heureux. »35. Notons que, présenter
une société plus juste, est de façon implicite une critique des
injustices du monde actuel36. Les œuvres utopiques sont donc
également critiques par nature.
Ces deux fonctions très générales d’un art progressiste étant
notées, il faut préciser ce qui nous permet de considérer une
production artistique comme progressiste. En effet, il est tout à
fait possible de critiquer l’ordre existant en s’appuyant sur des
principes qui ne sont en rien progressistes (c’était d’ailleurs
l’enjeu d’un art réactionnaire37 comme l’art fasciste). Quels sont
les principes politiques que l’on pourrait retenir ? En Annexe 1,
je retiens les critères du jugement politique que sont très
classiquement les principes de fraternité (ou solidarité),

35
Jean Salem, Le bonheur ou l’art d’être heureux par gros temps, Paris,
Flammarion, 2011, p. 231.
36
Ainsi, selon Norbert Élias, « More se sentit poussé par sa conscience à
tendre un miroir à son époque et à ses aspects effrayants et infâmes, et à lui
opposer en même temps, avec grande intelligence, l’image d’un État
meilleur. » (Norbert Élias, L’utopie, Paris, La découverte, 2014, p. 59).
37
Il ne faut pas confondre conservateur et réactionnaire en politique :
conservateur renvoie à la conservation de l’ordre établi tel qu’il est,
réactionnaire vise à le changer mais pour le rendre moins juste ou vivable…

18
d’égalité et de liberté. Une production artistique progressiste est
donc selon moi une œuvre qui défend au moins l’un de ces
principes38 et son application concrète dans le monde social.
En règle générale, la distinction entre art conservateur et art
progressiste va de soi. Mais dans certains cas, les prises de
position du producteur culturel ne sont pas très claires. Pensons
aux films de guerre dont on ne sait pas très bien s’il s’agit de
productions bellicistes ou pacifistes (cf. encadré sur American
Sniper). S’agit-il de faire l’éloge de l’armée de son pays sous la
forme d’un spectacle aussi sanglant que palpitant, ou de
montrer et dénoncer les horreurs de la guerre ? Il n’est pas
toujours facile de répondre à cette question et d’établir la valeur
politique explicite de telles productions.

La réception polémique d’American Sniper

Le film American Sniper (Clint Eastwood, 2015) a divisé la


critique en France sur le sujet du film (tireur d’élite de l’armée
américaine qui a servi en Irak en 2003) et la manière dont il a été
traité par le réalisateur. Pour certains critiques, le film est
clairement nationaliste et belliciste : « American Sniper n'a rien
d'un compte-rendu sur la guerre en Irak : c'est le récit d'une
éducation – américaine – dont le contenu réclame d'être justifié par
la guerre. » (Chronicart) ; « On ressort de ce film belliciste avec
l'impression très désagréable d'avoir vu et entendu quelqu'un nous
dire que Chris Kyle est un p... de héros au service d'un p... de grand
pays. Cela s'appelle un film de propagande
patriotique. » (Télérama). Pour d’autres critiques, il s’agit au
contraire d’un film pacifiste : « Un grand film de Clint Eastwood
sur la mort d'un soldat "légendaire" en Irak. (...) Un troublant
plaidoyer pacifiste, passionnant par son ambiguïté même, plutôt

38
La question que l’on est en droit de se poser lorsque l’on souhaite établir la
valeur politique explicite d’une œuvre d’art est la suivante : si une production
est progressiste au regard d’un principe mais conservatrice au regard d’un
autre principe, devons-nous finalement lui accorder une valeur (politique)
positive ? En effet, dans une même œuvre, il est possible de défendre le
principe de liberté, tout en adhérant à une organisation du monde clairement
inégalitaire. Je crois que l’on pourrait considérer qu’une œuvre défendant un
principe progressiste est préférable à une œuvre conservatrice de bout en bout
et donc lui accorder une valeur politique positive… Mais ce point est bien
entendu soumis à la discussion.

19
qu'une droitière exaltation patriotique. » (Marianne) ; « Très
patriotique, trop selon certains, American Sniper suscite la
controverse. Avec sa mise en scène réaliste, parfois insoutenable, le
cinéaste dénonce pourtant toutes les horreurs de la
guerre. » (Télé7jours). La thèse pacifiste pourrait s’appuyer sur le
constat des souffrances psychiques du héros39, atteint par les actes
horribles qu’il observe ou commet lui-même. Mais les responsables
de ces actes sont clairement les méchants soldats irakiens (appelés
« sauvages ») qui torturent, décapitent ou utilisent les enfants ; les
soldats américains sont présentés comme des héros, qui doivent
faire le mal (tuer des enfants notamment) malgré eux (et en le
payant psychologiquement). On a donc pitié des gentils Américains
et à l’inverse on se réjouit de la mort (en masse) des méchants
Irakiens. On s’éloigne ici d’un point de vue véritablement pacifiste
qui dénoncerait la guerre en tant que telle (êtres humains qui tuent
d’autres êtres humains). Quant au nationalisme, il semblerait que
l’amour inconditionnel que le réalisateur porte à son pays le rende
aveugle à sa politique de domination (l’impérialisme américain). En
l’occurrence, à aucun moment le film ne dénonce l’illégitimité de
l’intervention des États-Unis en Irak. Intervention (qui a détruit une
bonne partie du pays) justifiée par des mensonges (notamment la
menace de l’usage d’armes de destruction massive). American
Sniper est donc l’histoire d’un homme considéré comme une
« légende » pour avoir tué des dizaines d’êtres humains qui
défendaient leur pays, envahi par une armée étrangère.
On comprend que ce film ait pu irriter une partie de la
critique… Remarquons cependant que l’on discute uniquement de
la valeur politique explicite du film. À ma connaissance on ne
mentionne pas le fait qu’il s’agit d’un film produit et diffusé par
une industrie dont l’objet principal est de faire du profit40,
participant ainsi à la reproduction des inégalités économiques
(accumulation des richesses par un petit nombre). Il est sans doute
important de déterminer s’il s’agit d’un film de propagande de
guerre (belliciste et favorable à l’impérialisme américain), mais

39
À ce propos, l’humoriste Frankie Boyle a dit la chose suivante : « La
politique étrangère américaine est ignoble car non seulement les États-Unis
viennent dans votre pays et tuent tous vos proches, mais ce qui est pire, je
trouve, c’est qu’ils reviennent vingt ans plus tard et font un film pour montrer
que tuer vos proches a rendu leurs soldats tristes. »
40
Produit et distribué par la Warner Bros., pour un budget de 59 millions de
dollars, le film a rapporté plus de 547 millions de dollars (cf.
boxofficemojo.com).

20
n’est-il pas au moins aussi important de tenir compte de sa fonction
sociopolitique (conservatrice ici) ? Cette fonction est précisément
ce que j’appelle valeur politique implicite, qui fait l’objet de la
section suivante.

L’art « engagé » : une contradiction entre les moyens et les


fins ?

J’aurais pu aborder la question de la valeur politique


implicite d’une production artistique en étudiant les productions
explicitement neutres ou conservatrices. L’analyse est
évidemment valable pour ces formes de production artistique.
Mais, au regard du thème de cet ouvrage, il me paraît plus
intéressant d’évoquer les productions « engagées » et ce qui
pourrait être à l’origine de bien des débats, à savoir l’écart entre
le contenu ouvertement progressiste et la fonction socio-
économique possiblement conservatrice. Je vais traiter cette
question à partir de trois sortes d’œuvre politisée : l’art
populaire au sens d’art produit hors institution culturelle
dominante41 ; et deux sortes de productions liées aux
institutions culturelles dominantes, les industries culturelles
pour l’art pop (ou « l’art de masse ») et les institutions
culturelles élitaires (Académie, opéra, musée, etc.) pour l’art
savant. Toutes ont une valeur politique explicite positive
(critique ouverte d’une injustice), mais leur valeur
sociopolitique implicite diffère radicalement. Pour faciliter la
discussion, je vais me concentrer sur le cas de la musique.
Dans le cadre d’un collectif de nature politique (parti
politique progressiste, groupe libertaire, syndicat ouvrier,
coopérative ou association politisée, assemblée ou comité
populaire, etc.) et lors d’une action politique (manifestation,
piquet de grève, occupation d’usine, blocage d’une route ou

41
J’utilise le terme « populaire » au sens de culture ou de structure
relativement autonome par rapport à l’Etat ou aux entreprises capitalistes, et
qui cherche à toucher un public le plus large possible. Mais les membres des
structures dites populaires comme le public auxquelles elles s’adressent ne se
limitent pas aux classes populaires. Je reconnais que l’usage de ce terme, ô
combien polysémique, est discutable…

21
d’un rond-point42, etc.)43, un certain nombre de productions
artistiques sont produites. Elles ne retiennent pas l’attention des
spécialistes de l’art, en raison de leur faible valeur esthétique.
Souvent anonymes, elles tombent généralement dans l’oubli44.
Il s’agit en réalité d’un art « fonctionnel » : les productions
protestataires populaires jouent en effet un rôle dans l’action
politique (visant à rendre le monde plus juste ou vivable45). Les
musiques protestataires par exemple (cf. encadré sur la chanson
protestataire « ouvrière » américaine) permettent de regrouper
les militants (signe distinctif du collectif), d’attirer l’attention
ou de mobiliser les collègues/sympathisants, d’informer
(raisons de la mobilisation, contre-propagande), de mettre en
mouvement (manifestation) et de passer le temps en gardant le
moral (occupation d’usine ou blocage d’une route). Elles sont
diffusées oralement (airs repris par la foule lors d’une
manifestation par exemple) ou à l’aide des (faibles) moyens à la
disposition des organisations militantes (journal ouvrier,
brochure politique, radio militante, etc.). Il me semble que l’on
peut assez facilement s’accorder sur la valeur politique positive
de l’art populaire « engagé », au regard de son contenu comme
des moyens utilisés pour transmettre ce contenu.

La chanson protestataire ouvrière aux États-Unis

L’histoire de la chanson ouvrière (labor song) protestataire


américaine débute dès les toutes premières luttes politiques à la fin
du 18e siècle. Mais elle prend véritablement son essor au 19e siècle

42
Je pense ici au mouvement des Gilets jaunes, particulièrement créatifs
(construction de cabanes et de monuments, chants politiques, etc.).
43
Pour une histoire des luttes sociales en France ou aux Etats-Unis, cf.
Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de
la France de 1685 à nos jours, Paris, Zones, 2016 ; Gérard Noiriel, Une
histoire populaire de la France, de la guerre de Cent Ans à nos jours,
Marseille, Agone, 2018 ; Howard Zinn, Une histoire populaire des États-
Unis, de 1492 à nos jours, Marseille, Agone, 2002.
44
Il peut arriver exceptionnellement qu’une production artistique politique
traverse les âges, à l’instar de certaines chansons révolutionnaires (comme
« La Carmagnole », anonyme, 1792).
45
Je ne m’intéresse pas ici aux organisations/actions politiques populaires
conservatrices.

22
avec la formation des associations de travailleurs/syndicats
(unions), qui se battent notamment pour la diminution du temps de
travail et la hausse des salaires. Ces organisations publient leurs
propres journaux (il s’agit plutôt d’hebdomadaires). Dès la fin des
années 1820, on en trouve des dizaines. On y publie très
régulièrement des chansons, dont une grande partie est composée
spécialement pour ces journaux46. Elles reprennent le plus souvent
des airs connus, seul le texte est original (les journaux publient
simplement les paroles, en indiquant l’air sur lequel on doit les
chanter). Les auteurs sont souvent anonymes, parfois sont
mentionnés leurs initiales ou leur prénom.
Produites par des travailleurs pour d’autres travailleurs, tout le
monde peut les chanter. Prenons l’exemple des chansons de Joe
Hill (1879-1915), militant de l’organisation syndicale radicale
IWW : « Contrairement à la poésie la plus moderne – politique ou
autre –, les chansons de Joe Hill invitent toujours le public à
participer. Il n’a rien écrit de virtuose : le fait que beaucoup de
chanteurs professionnels aient repris et enregistré ses chansons ne
doit pas faire oublier qu’elles étaient destinées à être chantées par
de simples travailleurs, hommes, femmes et enfants dans la lutte
universelle pour la liberté et l’égalité. »47. Ces chansons ont une
fonction avant tout politique et non pas esthétique : « Pour les
wobblies, comme pour la grande majorité des artistes populaires,
l’esthétique n’était pas le principal objectif de leurs activités
créatives. Ce qui importait, à leurs yeux, c’était l’information, la
participation et l’affermissement de la solidarité du groupe. »48. Ces
chansons utilisent le langage argotique des ouvriers, les paroles
sont souvent agressives et insolentes, ce qui explique pourquoi elles
peuvent être difficilement commercialisées par l’industrie musicale.
Selon Clark Halker, le dernier tiers du 19e siècle (1865-1895)
est l’âge d’or de la chanson ouvrière protestataire aux États-Unis49.
Malgré quelques renaissances périodiques, on publie moins de
« labor songs » depuis 1900. Haker l’explique par le déclin relatif
du mouvement ouvrier50 (en particulier durant la seconde moitié du

46
Philip Foner, American Labor Songs of the Nineteenth Century, Urbana,
University of Illinois Press, 1975, p. 17.
47
Franklin Rosemont, Joe Hill, Paris, CNT-RP, 2008 [2002], p. 69.
48
Ibid., p. 419.
49
Clark Halker, For Democracy, Workers, and God, Labor Song-Poems and
Labor Protest, 1865-1895, Urbana, University of Illinois Press, 1991, p. 2.
50
Précisons que par « mouvement ouvrier », on entend l’ensemble des luttes
pour l’amélioration des conditions d’existence des classes laborieuses, en

23
20e siècle), mais également par la naissance des industries
culturelles. En effet, les ouvriers apprécient chansons de variété et
spectacles commerciaux (Broadway, cinéma, télévision, etc.), des
productions très rarement critiques à l’égard de l’ordre établi. Elles
servent pourtant de modèle pour nombre de nouvelles chansons
ouvrières. On s’inspire notamment des thèmes traités, le plus
souvent des histoires d’amour. On publie ainsi, dans les journaux
ouvriers, des chansons sentimentales qui sont selon Halker de
mauvais plagiats des chansons de variété produites par l’industrie
culturelle51.

Depuis le début du 20e siècle, les industries culturelles


(grandes maisons de disques ou grands studios de cinéma,
réseaux de télévision, etc.) produisent parfois des œuvres d’art
de masse dont le thème peut être clairement progressiste.
Certaines vedettes de la chanson sont « engagées », comme Bob
Dylan, Joan Baez, Bono (du groupe U2) ou Bruce Springsteen
(cf. encadré, un peu plus loin). Ces chanteurs militent
notamment pour la paix dans le monde ou l’amélioration des
conditions d’existence des plus pauvres. On peut penser (et
beaucoup le pensent) que la valeur politique de leur production
« engagée » est très positive. Mais n’y a-t-il point une
contradiction ici entre les fins (progressistes) et les moyens
utilisés pour véhiculer leurs idées ? En effet, ces chanteurs
« engagés » célèbres se distinguent radicalement des chanteurs
populaires évoqués précédemment (cf. tableau 1.1). Ce sont des
musiciens professionnels, qui vivent (très bien52) de leur
musique : ils peuvent vendre des millions d’albums dans le
monde et se produire en concert (payant la plupart du temps)
devant des dizaines de milliers d’auditeurs. Leurs disques sont
produits généralement par de grandes maisons de disques (des

particulier de leurs conditions de travail (augmentation des salaires,


diminution du temps de travail, congés payés, etc.). Bien entendu, tout au long
du 20e siècle, il y a d’autres luttes politiques (pacifistes, féministes,
antiracistes, etc.), durant lesquelles on produit également de la musique.
51
Ibid., p. 199-203.
52
D’après Celebrity Net Worth (celebritynetworth.com), en mars 2018, la
fortune personnelle de Joan Baez est estimée à 11 millions de dollars, celle de
Bob Dylan à 180 millions, celle de Springsteen à 460 millions et celle de
Bono à 700 millions de dollars.

24
« Majors ») qui sont des entreprises capitalistes dont le but
premier est de faire du profit.

Chanson populaire -chanteur amateur, ne gagne pas sa vie


« engagée » grâce à sa production musicale,
généralement membre des classes
laborieuses
-chante avec ses camarades militants
(manifestation) ou collègues de travail
-publie éventuellement les paroles dans
un journal ouvrier

Chanson pop -chanteur professionnel, gagne sa vie


« engagée » grâce à sa musique, peut être
millionnaire et vivre bourgeoisement
-chante devant un large public
(plusieurs dizaines de milliers pour les
vedettes)
-enregistre des disques (pour de grands
labels, dont le but est de faire du profit),
passe dans les médias dominants (radio,
télévision)

Tableau 1.1 : Chanson populaire/pop « engagée »

Comme le fait remarquer Larry Portis, la chanson (pop)


« fait partie du système industriel capitaliste » : « La part de
rébellion ou de volonté revendicatrice des compositeurs et des
interprètes n’y change rien. La musique exprime une dialectique
sociale qui réunit révolte et récupération dans un même
processus sociopolitique. »53. Il ajoute ceci : « Pour la plupart
des artistes vivant dans une société capitaliste, la création et la
recherche du profit sont étroitement imbriquées, au même titre
que la critique sociale et l’intégration de certaines valeurs

53
Larry Portis, La Canaille ! Histoire sociale de la chanson française, Paris,
CNT, 2004, p. 11-12.

25
dominantes. »54. Autrement dit, d’un côté, on peut contester
l’exploitation économique et de l’autre participer à
l’accumulation des richesses par un petit nombre (dont le patron
de maison de disque et le chanteur lui-même).
On pourrait penser que cette fonction sociopolitique liée aux
institutions inégalitaires (capitalistes) n’a rien à voir avec la
production elle-même, elle lui serait imposée de l’extérieur. Ce
serait une erreur, car production, conditions de production et
fonction sociopolitique sont étroitement liées. En l’occurrence,
pour un disque produit par une Major, le son de
l’enregistrement doit beaucoup au studio d’enregistrement et
aux moyens techniques mis à la disposition des musiciens.
Enregistrement qui est destiné à être vendu pour rapporter le
plus d’argent possible. Il s’agit donc d’un type particulier de
production dont les propriétés artistiques sont liées aux
conditions de production (entreprise capitaliste) et à la fonction
sociopolitique qu’elle remplit (profit économique). En
conséquence, si la valeur politique explicite de l’art de masse
« engagé » est positive, sa valeur politique implicite est
négative.

Bruce Springsteen, un grand patron anticapitaliste ?

Le chanteur américain Bruce Springsteen (né en 1949) est issu


des classes populaires, qu’il a définitivement quittées après la sortie
de son disque Born in the USA (1984), vendu à plus de 30 millions
d’exemplaires. Multimillionnaire (il aurait accumulé aujourd’hui
une fortune dépassant les 460 millions de dollars), il est pourtant
resté attaché à son milieu d’origine, dont il prend la défense dans
ses chansons : « D’origine modeste, il devient une voix du peuple,
un chantre de la classe ouvrière (…), et son succès une incarnation
du rêve américain devenu réalité. »55. Springsteen semble proche du
« peuple » en raison notamment de sa tenue (jeans et baskets). Mais
comme le sociologue Simon Frith le fait remarquer, il porte bien
son surnom (le « boss »), étant à la tête d’une véritable entreprise :
le chanteur emploie l’ensemble des musiciens qui l’accompagnent,

54
Ibid., p. 44.
55
Hugues Barrière, Born in the U.S.A. Anatomie d’un mythe, Boulogne-
Billancourt, Autour du Livre, 2006, p. 53.

26
c’est lui qui signe les contrats avec les maisons de disques, il est
libre de congédier l’un des membres du groupe à qui il offre des
bonus lorsqu’un disque se vend bien ou lorsqu’un concert fait salle
comble56. Bref, c’est un anticapitaliste dans les discours (paroles
des chansons) mais pas dans les actes, étant patron d’une entreprise
(capitaliste) qui fait des profits immenses.
Daniel Tourre (auteur d’un ouvrage sur le libéralisme
économique dont il est visiblement un partisan) évoque, dans un
article en ligne (sur le site Atlantico), l’album Wrecking Ball (2012)
de Springsteen dans lequel ce dernier attaque les 1% (les plus riches
de la population), et fait la remarque suivante : « Et c’est trop
facile. Trop facile de faire semblant, comme dirait un chanteur
belge surdoué, et qui lui n’a jamais sombré dans la facilité. Trop
facile, parce que tirer indistinctement sur les "riches" alors que l’on
est soi-même multimillionnaire, est tout de même troublant.
Springsteen fait partie des 1% et il lui est facile d’arrêter de l’être :
il lui suffit de donner sa fortune. Soit il considère que tous les "1%"
ont fait fortune en spoliant les pauvres et détruisant le bien
commun, et il est plus que temps qu’il accorde ses paroles et ses
actes, en sortant symboliquement de ce club de crapules cupides.
Soit il considère que tous les "1%" n’ont pas fait fortune en spoliant
les pauvres et il serait peut-être courageux – et il met souvent en
avant son intégrité – de le dire ou en l’occurrence de le chanter.
Bref, il serait temps que les chanteurs multimillionnaires "engagés"
s’engagent derrière l’étendard du vrai capitalisme
libéral. ». L’auteur de l’article précise bien que Springsteen fait
partie des « bons » capitalistes qui ont accumulé leur fortune de
façon légitime (c’est-à-dire sans voler ni spéculer). On passera sur
le fait que le système capitaliste se fonde sur l’exploitation du grand
nombre par le petit nombre, et qu’il est inégalitaire par essence
(certains accumulent une fortune tandis que d’autres n’ont rien ou
presque, ce que l’on est en droit de trouver injuste). On retiendra de
cet article l’idée que, pour mettre ses pratiques en accord avec ses
idées, le chanteur pourrait effectivement redistribuer sa fortune ou
chanter à la gloire du capitalisme.

Lorsque l’on s’intéresse au rapport entre art savant &


politique, et plus spécifiquement à la contradiction entre les
moyens et les fins, trois problèmes peuvent se poser : 1/ un art
« engagé » peut-il encore être savant ? 2/ la production d’un art

56
Simon Frith, Music for Pleasure, Cambridge, Polity Press, 1988, p. 96.

27
« pur » (c’est-à-dire destiné à être apprécié pour ses seules
qualités esthétiques) est-elle une forme d’engagement (pour
l’autonomie de l’art vis-à-vis du pouvoir) ? 3/ l’art, même
ouvertement « engagé », remplit-il une fonction sociopolitique
liée à la reproduction de la domination sociale ?
Commençons par la question de la qualité d’un art savant
« engagé » qui est mise en doute par certains commentateurs,
dont le musicologue Carl Dahlhaus : « Pour changer l’ordre
établi, il [le compositeur engagé] se sent obligé de renouer avec
la bêtise musicale dont il espère la disparition – comme
conséquence ou comme élément partiel d’une révolution
réussie. Le moyen, une musique efficace au stade intermédiaire
révolutionnaire, contrarie ou met en danger la fin, c’est-à-dire
l’émancipation musicale comme conséquence de
l’émancipation politique et sociale. Une musique abrutissante et
triviale sert de moyen pour s’approcher d’un avenir où elle sera
superflue. »57. Le musicologue soulève (en des termes que l’on
est en droit de trouver élitistes) un véritable problème que
rencontre tout compositeur (ou artiste) savant que l’on pourrait
appeler le « dilemme de l’accessibilité » : lorsque l’on souhaite
produire des effets politiques, on espère toucher un public le
plus large possible, mais dans ce cas il serait plus efficace de
produire une œuvre la plus simple (accessible) possible, au
risque de renoncer à ce qui fait l’intérêt même de la musique
savante, à commencer par la complexité de l’écriture. On
observe ainsi, chez nombre de compositeurs « engagés », une
simplification de l’écriture : on peut penser notamment aux
compositeurs Kurt Weill (1900-1950) et Hanns Eisler (1898-
1962). Et, malgré tous leurs efforts de simplification, on peut
douter qu’ils ne parviennent jamais à produire une musique
aussi accessible que la musique populaire. Cela étant dit,
certains artistes ou compositeurs savants n’ont pas eu la
prétention de sensibiliser un public plus large que le public dit
« cultivé ». Et l’on peut ainsi constater l’existence d’une
production artistique « engagée » de haute qualité, comme le
souligne Yvon Quiniou (qui évoque notamment les romans de

57
Carl Dahlhaus, « Thèses sur la musique engagée », in Essais sur la
Nouvelle Musique, Genève, Contrechamps, 2004, p. 181.

28
Paul Nizan ou le tableau de Picasso Guernica) : « Cela prouve
que la préoccupation idéologique et l’engagement militant dans
la vie politique ne nuisent pas nécessairement à l’art dès lors
qu’il se trouve une expression ou une forme esthétique
ambitieuse et adéquate et qu’il s’enracine dans une motivation
personnelle authentique chez l’artiste. »58. Dans le domaine
musical, on peut retenir en particulier l’œuvre du compositeur
Luigi Nono (1924-1990).
Si un musicologue comme Dahlhaus n’apprécie guère l’art
(savant) « engagé », en revanche il pense que la défense de
l’autonomie de l’art est une forme d’engagement dans certains
contextes, comme celui de l’Allemagne nazie. Il écrit ainsi que
« l’autonomie de l’art comprend toujours un élément de
critique, de résistance ou de refus quand les libertés bourgeoises
– l’autonomie doit en être comprise comme l’expression, le
reflet esthétique – sont supprimées ou restreintes. (…) Le
contenu politique implicite de l’autonomisation de l’art est en
tout cas, pour le dire d’une façon succincte, libéral et libérateur,
et il s’oppose à tout pouvoir autoritaire sans se soucier de son
origine, de sa légitimation ni de son but. »59. En effet, avec le
fascisme, l’art perd son autonomie vis-à-vis de la politique :
c’est dorénavant l’État qui définit ce qui est beau, en fonction
de ce qui est bien (l’esthétique n’est plus séparée de l’éthique).
Il s’agit, selon Lionel Richard, d’une « perversion systématique
du beau et de l’émotion esthétique à des fins strictement
idéologiques »60. Mais dans une société moins autoritaire, l’art
pur perd cette fonction critique : « dans une forme de société
qu’on perpétue, non par une contrainte brutale, mais par la
violence plus douce de l’"industrie de la conscience", comme
Hans Magnus Enzensberger l’appelle, l’art autonome perd
nécessairement, même en se comportant en révolté, le contenu
polémique qu’il aurait dans une situation d’oppression ouverte
et franche. »61. Retenons donc que l’art le moins politisé

58
Yvon Quiniou, L’art & la vie. L’illusion esthétique, Montreuil, Le temps
des cerises, 2015, p. 78.
59
Carl Dahlhaus, « Thèses sur la musique engagée », op. cit., p. 185.
60
Lionel Richard, Le nazisme et la culture, Bruxelles, Éditions Complexe,
1988 [1978], p. 18.
61
Carl Dahlhaus, « Thèses sur la musique engagée », op. cit., p. 185.

29
(explicitement) peut avoir une fonction critique dans certains
contextes (ce dont il faudrait tenir compte lorsqu’on évalue la
valeur politique d’une production artistique savante).
Venons-en maintenant à la question de la valeur politique
implicite de l’art savant. Pour le sociologue Bernard Lahire,
« loin de n’entretenir que des liens très lâches avec la question
du pouvoir, l’art en est véritablement indissociable »62. L’art
savant est lié au pouvoir à deux titres : ses conditions de
production et la fonction sociopolitique qu’il remplit. Il est
inutile de s’appesantir sur le fait évident que la culture savante
est financée par la classe dominante, qui accumule ses richesses
grâce à un système d’exploitation économique particulier (le
capitalisme aujourd’hui)63. Sans exploitation (des classes
laborieuses), pas de cathédrales ni de peintures de Rembrandt
ou d’opéras de Wagner64. Insistons plutôt sur le fait que le rôle
de la culture savante ne se limite pas à celui de distraire la
classe dominante : elle remplit également une fonction de
distinction entre ceux d’en haut, qui apprécient cette culture
hautement valorisée, et ceux d’en bas, qui apprécient la culture
populaire, nettement moins valorisée voire ouvertement
méprisée. Ainsi, selon Didier Eribon, la culture savante est un
« vecteur de "distinction", c’est-à-dire de différenciation de soi
d’avec les autres, de mise à distance des autres, d’écart institué
avec eux »65. À ce propos, Daniel Vander Gucht précise ceci :
« Il faut donc reconnaître que la culture peut servir à assurer
une forme de domination symbolique qui est d’autant plus
redoutable qu’elle est insidieuse. (…) les œuvres culturelles
aussi bien que les pratiques culturelles sont hiérarchisées
socialement de telle sorte que nos goûts et nos choix culturels
nous classent immanquablement. L’usage de la culture légitime

62
Bernard Lahire, Ceci n’est pas un tableau. Essai sur l’art, la domination, la
magie et le sacré, Paris, La découverte, 2015, p. 211.
63
Cf. Laurent Denave, Les terres fertiles de la création musicale. Les
conditions sociales de possibilité d’une œuvre musicale, de Bach à Boulez,
Château-Gontier, Aedam Musicae, 2015, p. 61-76.
64
S’il est vrai que cette culture a été produite jusqu’à présent dans une société
très inégalitaire, il ne s’agit probablement pas d’une condition nécessaire,
étant donné les moyens de production actuels.
65
Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2010 [2009], p. 170.

30
génère des profits de distinction pour ceux qui aiment ou font
mine d’apprécier les valeurs de la culture savante. »66. De
surcroît, dans les sociétés où l’accès aux positions dominantes
repose principalement sur la sélection scolaire, la culture
savante joue un autre rôle déterminant dans la reproduction de
la domination : la familiarisation avec cette culture (autrement
dit, la transmission d’un capital culturel67) au sein du milieu
bourgeois favorise la réussite scolaire des enfants de ce milieu
et donc l’accès aux positions élevées dans l’espace social (ce
qu’a très bien montré Pierre Bourdieu dans ses ouvrages Les
héritiers et La reproduction). En conséquence, on est en droit
de penser qu’une production artistique savante a une valeur
politique implicite négative. Il est donc très discutable d’espérer
produire des effets politiques positifs en utilisant de tels
moyens. L’artiste savant « engagé » rencontre ici une
contradiction (entre les moyens et les fins) difficile à résoudre
(et cette remarque semble valable pour tous les producteurs
culturels savants, y compris les scientifiques et les philosophes).

Que peut faire un producteur culturel savant progressiste ?

Tout producteur culturel savant (artiste, philosophe,


scientifique, etc.) contribue à la reproduction de la domination
sociale en participant à la production et la diffusion de la culture
savante (au sens large, c’est-à-dire l’art, la science, la philosophie,
etc.). Que faire dans ce cas lorsqu’on est un producteur culturel
savant progressiste ? Plusieurs solutions sont possibles : 1/ la
solution Marx, à savoir la politisation (ou prise de position critique
dans le cadre) de son travail savant lorsque cela est possible68 (à

66
Daniel Vander Gucht, L’expérience politique de l’art. Retour sur la
définition de l’art engagé, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2014, p. 57.
67
Rappelons que « le capital culturel c’est l’ensemble des savoirs, savoir-
faire, savoir-être, dont l’intériorisation très variable fait qu’un enfant, selon
son origine familiale, est plus ou moins précocement familiarisé avec la
culture dominante et plus ou moins bien préparé à répondre efficacement aux
attentes de l’univers scolaire, à maîtriser les codes, les classements et les
stratégies qui y prévalent » (Alain Accardo, Engagements, Chroniques et
autres textes [2000-2010], Marseille, Agone, 2011, p. 240).
68
Ce n’est évidemment pas possible pour toutes les productions culturelles
(en particulier les sciences naturelles ou les mathématiques)…

31
l’instar des sciences sociales critiques69), tout en s’assurant de sa
diffusion la plus large possible ; 2/ la solution Chomsky, à savoir
séparer production (scientifique par exemple) réservée à un public
de spécialistes et production politique destinée à un très large public
(texte engagé ou conférence grand-public sur un thème politique) ;
3/ la solution Kropotkine, à savoir abandonner purement et
simplement l’art ou la science pour se consacrer entièrement à la
lutte politique. S’il ne souhaite pas suivre le chemin tracé par
Kropotkine, qui pensait qu’il était plus urgent de réorganiser la
société que de faire avancer la science, un producteur culturel
savant peut au moins participer activement à la lutte contre les
inégalités socio-économiques à l’aide des instruments progressistes
à sa disposition (manifestation, grève, occupation d’université,
etc.). Outre l’intérêt en soi de lutter pour l’avènement d’un monde
plus juste ou vivable pour tous, on peut espérer que dans un tel
contexte, la culture savante perdrait sa fonction sociopolitique
conservatrice.

On peut maintenant tenter d’opérer une synthèse sur la


valeur politique d’une production artistique « engagée » selon
le type de production : populaire, pop ou savante (cf. tableau
1.2)70.

69
Yvon Quiniou rappelle à propos de Marx que les sciences sociales sont
normatives ce qui n’empêche pas la réalisation de travaux objectifs : « Toute
l’analyse sociale et économique de Marx est, pour une part, pleinement
scientifique ou positive : les processus qu’il a décryptés et expliqués, comme
celui de l’exploitation, sont réels, ils existent en dehors de la représentation
spontanée que nous en avons, qui est anti-scientifique, idéologiquement
conditionnée et qui nous les masque. Mais en même temps (si j’ose dire !), il
les critique (…) sur la base de normes universelles à caractère moral (même
s’il dénie souvent ce point) qui inspirent ou sous-tendent son idéal
d’émancipation de tous les hommes. (…) Et cela n’enlève rien à l’objectivité
du constat et de l’analyse précédents, que seuls l’esprit partisan ou la
mauvaise foi peuvent nier. C’est dire que son discours est théorico-critique,
théorique sans cesser d’être critique et inversement » (Yvon Quiniou, « Un
faux débat : sociologie positive ou sociologie critique », 25 novembre 2017,
blog personnel, en ligne).
70
On déduira facilement du tableau 1.2 la valeur politique d’une production
artistique qui n’est pas « engagée ».

32
Type de production Valeur Valeur Valeur
politique politique politique
artistique « engagée »
explicite implicite globale

Populaire + + ++

Pop (« art de masse ») + - 0

Savante + - 0

Tableau 1.2 : Valeur politique de l’art « engagé »

Étant donné qu’il s’agit d’art « engagé », le contenu


(message/représentation) est progressiste, donc sa valeur
politique explicite est positive. Quant à sa valeur implicite, on
peut la juger positive pour l’art populaire « engagé », étant
consubstantiellement lié aux instruments de lutte politique
(syndicats, groupes politiques, manifestation, etc.) dont la
fonction est l’émancipation sociale (construction d’un monde
plus juste ou vivable), en revanche elle est négative pour l’art
pop ou savant « engagé », étant donné qu’il contribue à la
reproduction de l’ordre social tel qu’il est. Au final, si l’on
accepte le principe selon lequel la valeur politique globale
d’une production artistique est la somme de ses valeurs
politiques explicite et implicite (ce qui est évidemment
discutable71), celle d’une production populaire engagée est très
positive, elle est nulle dans le cas d’une production pop ou
savante engagée72. Mais comment devons-nous tenir compte de
71
On pourrait penser que la valeur implicite est plus importante que la valeur
explicite. En effet, il est difficile de savoir si un message politique véhiculé
par une œuvre peut produire des effets sur les récepteurs, en revanche on peut
aisément constater l’efficacité de sa fonction sociopolitique.
72
On pourrait trouver ce jugement un peu sévère à l’égard de la production
savante progressiste, si l’on pense aux effets réels produits par certaines
œuvres de philosophie ou de science sociale, notamment celles des Lumières
ou de Marx. Mais ne s’agit-il pas d’exceptions à la règle ? Et les textes les
plus influents n’ont-ils pas été produits et diffusés (dans un premier temps)
hors des institutions dominantes ? J’ajoute qu’une autre manière de voir les
choses est de faire le constat suivant : la valeur politique d’une production

33
cette valeur dans l’évaluation d’une production artistique ? Est-
elle centrale ou secondaire ? Je tenterai de répondre à cette
question dans la partie suivante.

savante « engagée » est peut-être nulle, mais au moins elle n’est pas négative
comme pour le reste des productions savantes !

34
L’usage conflictuel des productions artistiques

Dans cette partie, nous allons nous intéresser aux problèmes


que peut éventuellement poser l’usage ou l’appropriation d’une
production artistique. Cela concerne en premier lieu les
questions d’appréciation ou d’évaluation d’une œuvre. Ces
deux termes sont plus ou moins synonymes, mais dans la suite
du texte, je vais réserver l’usage du terme « évaluation » à la
seule appréciation consciente d’une œuvre et la formulation
d’un jugement sur celle-ci. En effet, lorsque l’on danse une
valse, on apprécie la musique d’accompagnement sans
nécessairement formuler un jugement sur la musique (pendant
que l’on danse ou après). En revanche, si l’on regarde un film
avec des amis ou, a fortiori, lorsqu’on est critique de cinéma, on
peut éventuellement exprimer (ou penser à) une évaluation sous
la forme d’un jugement : « c’est un très bon film » par exemple.
Et cette évaluation peut susciter des débats (entre amis ou entre
critiques notamment). Précisons également que l’évaluation (et
plus largement l’appréciation) n’est pas la seule forme
d’appropriation d’une œuvre. Un réalisateur peut se servir d’un
extrait d’une musique préexistante pour son film (Bach dans
plusieurs films de Tarkovsky par exemple) : il s’agit ici d’un
usage particulier d’une production artistique qui n’a rien à voir
avec une question d’évaluation (ou d’appréciation). Bref,
l’appréciation (qui donne lieu parfois à une évaluation) n’est
pas le seul usage possible d’une production artistique.
Nous distinguerons deux sortes d’usage d’une production
artistique : l’usage attendu et l’usage inattendu. Par usage
attendu, j’entends l’usage conforme aux attentes du producteur
(l’artiste ou l’écrivain), à ce qu’il propose ; l’usage inattendu
étant à l’inverse celui qui ne répond pas aux attentes du
producteur. Un usage attendu est l’appréciation d’une œuvre
pour ce pour quoi elle est faite : utiliser une musique de danse

35
pour danser ou regarder un film comique pour rire par exemple.
À l’inverse, travailler en écoutant une symphonie de Beethoven
n’est pas un usage attendu par le compositeur. Après avoir
défini plus précisément ce que j’entends par usage attendu et
expliqué ce qui peut être source de désaccords entre récepteurs
à ce niveau, je m’attarderai sur les usages inattendus. Il y en a
deux sortes d’après moi : un usage sélectif (on apprécie une
partie seulement des propriétés et fonctions de l’œuvre) et un
usage imprévu (on ajoute d’autres propriétés ou fonctions à
l’œuvre utilisée). Ces usages inattendus peuvent déconcerter le
producteur (l’artiste) et diviser les récepteurs entre eux. Dans la
deuxième section, nous nous attarderons sur trois types d’usage
(et plus exactement d’appréciation) inattendu(e) pouvant poser
problème : l’appréciation mal-informée (on se trompe sur les
intentions de l’auteur), l’appréciation formaliste/esthétique (on
s’intéresse surtout voire exclusivement aux qualités esthétiques
de l’œuvre) et l’appréciation politique (on s’intéresse surtout
voire exclusivement au contenu politique de l’œuvre). Ce
dernier type d’appréciation nous conduira à rediscuter de la
valeur politique d’une production artistique et en particulier de
la place – centrale ou secondaire – de cette valeur dans
l’évaluation globale d’une œuvre.

Usages attendus/usages inattendus

Comme le rappelle Pierre Bourdieu, « tout objet culturel,


une statue dogon comme un ordinateur, est porteur d’une sorte
d’attente implicite de la réception légitime. (…) À Beaubourg,
si vous voyez un tas de sable [qui est en fait l’œuvre d’un artiste
contemporain] et qu’un gosse va y jouer – c’est arrivé -, il y a
un malentendu, l’objet culturel n’étant pas reconnu, au double
sens du terme : il n’est pas reconnu comme objet culturel et, du
même coup, comme objet culturel appelant l’attitude conforme,
c’est-à-dire le respect. »73. Je ne parlerai pas d’usage
73
Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 2. Cours au Collège de
France, 1983-1986, Paris, Raisons d’agir & Seuil, 2016, p. 297. Bourdieu
ajoute que « toute œuvre culturelle renferme une sorte de définition implicite
de l’appropriation légitime. Une œuvre culturelle dit : "Je suis ce que je suis et
je demande à être regardée de telle manière, donc à être reconnue comme

36
« légitime » mais d’usage attendu pour la raison suivante. Le
terme « légitime » en sociologie signifie conforme aux attentes
(ou exigences) des institutions dominantes (l’École ou les
institutions du monde de la culture par exemple) dans un
contexte bien déterminé. Mais l’attitude légitime peut changer
au cours du temps : en l’occurrence, l’attitude légitime à
adopter lorsqu’on apprécie l’art sacré (une messe de J.-S. Bach
par exemple) n’est plus la même aujourd’hui qu’au 18e siècle
(c’est la valeur esthétique de l’œuvre que l’on doit apprécier en
premier lieu et non plus sa valeur religieuse). J’utiliserai donc le
terme « attendu » pour l’usage conforme aux attentes, non pas
des institutions dominantes d’hier ou d’aujourd’hui, mais du
producteur de l’œuvre.
Dans cette perspective, l’appréciation attendue est
l’appréciation de l’œuvre telle qu’elle est et pour ce pour quoi
elle est faite, autrement dit, l’appréciation de ses propriétés et
fonctions. L’appréciation attendue par J.-S. Bach de ses
compositions de musique sacrée (Messe en Si mineur par
exemple) est celle qui s’inscrit dans un cadre religieux : on doit
apprécier notamment le contenu religieux de l’œuvre.
Aujourd’hui, il est plus légitime d’écouter l’œuvre de Bach en
appréciant surtout, voire exclusivement, ses qualités
esthétiques. Cette appréciation est légitime aujourd’hui mais
inattendue, c’est-à-dire non conforme aux attentes du
producteur (Bach, cf. Annexe 3).
Précisons que par appréciation attendue, il s’agit de faire
usage de la production artistique pour ce pour quoi elle est
faite ; mais cela ne signifie nullement que l’appréciation sera à
la hauteur des espoirs du producteur quant à la valeur de son
œuvre ! Un artiste peut avoir une très haute estime de son
œuvre alors que la réalité peut être bien différente (et très
décevante). L’appréciation attendue d’une musique de danse est
de l’écouter pour danser, mais rien ne garantit que la musique
fasse effectivement danser (son rythme beaucoup trop rapide ou
trop irrégulier peut ne pas convenir à la danse). On pourra
également parler d’évaluation attendue pour un jugement

œuvre culturelle", avec les conséquences pour le spectateur en matière de


posture (…). » (Ibid., p. 301).

37
reposant sur les propriétés et fonctions de l’œuvre, même si
cette évaluation peut ne pas plaire au producteur !
Mais précisons un peu plus ce que l’on entend concrètement
par appréciation/évaluation attendue. Toute production
artistique a une fonction principale (ou peut-être plusieurs
fonctions principales, au moins dans certains cas). Par exemple
dans le cinéma, en simplifiant les choses, on pourrait distinguer,
d’un côté, le « film de divertissement », qui a pour fonction
principale de divertir, et plus précisément de faire peur dans le
cas d’un film d’horreur74, et, d’un autre côté, le « film
d’auteur », qui a pour fonction principale d’être apprécié pour
ses qualités esthétiques (la beauté des plans, la qualité des
dialogues et de la bande son, l’originalité du montage, etc.)75.
Une appréciation attendue sera de regarder un film d’horreur
pour se faire peur. On pourra apprécier également les autres
valeurs du film (sa valeur esthétique notamment), mais c’est
avant tout pour se faire peur que l’on regarde un film d’horreur
(les qualités esthétiques étant secondaires pour ce type de
production). Et son évaluation attendue (répondant à la question
« est-ce un bon film ? ») reposera sur le constat facile à établir

74
Certains genres cinématographiques ont une fonction principale précise
(faire peur pour un film d’horreur, faire rire pour un film comique ou exciter
pour un film érotique), d’autres n’en ont pas. Ainsi les films « d’action », de
« science-fiction » ou les « westerns » proposent un spectacle divertissant, qui
suscite certainement l’étonnement et d’autres émotions, mais qui ne se donne
pas pour tâche de provoquer une même réaction (comme le rire ou la peur)
tout au long du film. Plus généralement, on pourrait penser que la valeur
principale d’un art de masse (ou l’une de ses valeurs premières) est sa valeur
psychologique (les effets psychologiques qu’il procure). On peut penser en
particulier au « feel-good movie », le film qui fait du bien, et plus largement
au « happy end », de norme dans le cinéma hollywoodien et les séries télé
grand public. À l’inverse, les arts savants exigent plus de réflexion et de
concentration, ils sont plus « intellectuels » (ce qu’on leur reproche souvent
d’ailleurs), même s’ils procurent également de très fortes émotions…
75
La valeur esthétique est centrale dans tout film dit « artistique », mais il
faudrait distinguer un continuum de types de films artistiques, du pôle
esthétique pur, avec les films dont la seule fonction est esthétique (comme
certains films expérimentaux), au pôle représenté par le cinéma d’auteur dont
la fonction esthétique est en concurrence avec d’autres fonctions, à
commencer par la fonction éducative pour les films qui se rapprochent du
documentaire (et nous apprennent des choses).

38
du sentiment de peur ressenti ou non pendant le film (on pourra
dire d’un film d’horreur qui nous a fait peur qu’il est bon, même
si ses qualités esthétiques laissent à désirer). Ce principe
d’appréciation (et d’évaluation) attendue est résumé dans le
tableau 2.1. Pour en saisir la lecture, rappelons la distinction
faite en philosophie de l’art entre deux types de valeurs (ou
fonctions76) : la valeur/fonction instrumentale (ou utilitaire),
c’est-à-dire l’utilité d’une production artistique (comme la
valeur politique ou morale), et la valeur/fonction esthétique, à
savoir les qualités esthétiques (formelles notamment) d’une
œuvre. Cette dernière valeur/fonction (esthétique), la plus
évoquée sans doute dans une discussion sur l’art, n’est pas
nécessairement la valeur/fonction principale d’une production
artistique. Un grand nombre d’œuvres sont faites en premier
lieu, non pas pour être contemplées, mais pour remplir une
autre fonction (faire danser par exemple)77.

Fonction Fonctions Appréciation/évaluation


principale secondaires

Instrumentale 1 Esthétique + Valeur instrumentale 1 >


instrumentales 2-x valeur esthétique +
valeurs instrumentales 2-x

Esthétique Instrumentales Valeur esthétique >


Valeurs instrumentales

Tableau 2.1 : Appréciation/évaluation attendue d’une production


artistique

76
J’emploie ici indistinctement les termes valeur et fonction, car dès qu’une
production a une fonction, elle a une valeur liée à cette fonction.
77
Notons qu’il ne faut pas confondre « évaluation attendue » et « jugement
esthétique objectif ». En effet, un jugement portant sur les propriétés
esthétiques d’une œuvre d’art peut être objectif (si les propriétés sont telles
qu’elles sont décrites) mais inattendu s’il ne porte que sur une partie
seulement de ces propriétés ou s’il ne tient pas compte de la distinction entre
fonction principale et fonctions secondaires. Par exemple, si je dis que telle
œuvre est belle sans évoquer ses autres propriétés ou, a fortiori, si la valeur
esthétique n’en est pas la valeur principale, je formule un jugement esthétique
objectif (si l’œuvre est effectivement belle) mais une évaluation inattendue...

39
Une cause de désaccords entre récepteurs (ou entre le
producteur et certains récepteurs) est de ne pas tenir compte de
la fonction principale de la production dans son évaluation.
Lorsque l’on se demande si un couteau de cuisine est un « bon »
couteau, on veut savoir s’il coupe bien, autrement dit, c’est sa
fonction tranchante qui nous intéresse avant tout. Dire que ce
couteau n’est pas « beau » est peut-être vrai (la valeur
esthétique de cet objet est peut-être faible), mais il s’agit d’une
valeur secondaire (qui ne fera que modifier sensiblement notre
jugement global sur la production). Si l’on souhaite évaluer cet
objet pour ce pour quoi il est fait, alors ce que l’on souhaite
savoir en tout premier lieu est s’il remplit ou pas sa fonction
principale. Juger un couteau de cuisine ou, pour prendre un
exemple qui nous intéresse un peu plus ici, un film « de
divertissement », en premier lieu pour ses qualités esthétiques,
c’est formuler une évaluation inattendue. D’où le possible
désaccord entre ceux qui formulent une évaluation attendue
d’un côté, inattendue de l’autre78. Aucun accord n’est possible
dans ce cas, la critique portant principalement sur des valeurs
distinctes. Il me semble que cet écart entre évaluation attendue
et évaluation inattendue explique bon nombre de dialogues de
sourds entre récepteurs. C’est d’ailleurs souvent le cas
lorsqu’on évalue la culture populaire et on la compare à la
culture savante.

78
Et déterminer la fonction principale d’une œuvre peut être crucial pour sa
diffusion dans certains cas, en particulier pour les films à caractère sexuel :
« Dans l’affaire Baise-moi, le film de Virginie Despentes qui fut d’abord
classé X avant d’être interdit aux moins de 18 ans à la suite d’une
modification de la loi, le Conseil d’État, tenant compte de la qualité globale
du film, l’a déclaré "non pornographique" en dépit du fait qu’il "enchaîne sans
interruption des scènes de sexe d’une crudité appuyée" (juin 2002). Bref,
l’auteur d’une œuvre à caractère sexuel peut toujours souligner sa "qualité" ou
sa "valeur artistique" pour lui éviter d’être classée "pornographique" (et
sanctionnée à ce titre). » (Ruwen Ogien, La panique morale, Paris, Grasset,
2004, p. 108). On voit très bien ici qu’en raison de sa fonction/valeur
principale (sexuelle ou artistique), une production cinématographique
présentant des scènes de sexe peut être exposée ou non à la censure.

40
Incompréhensions sur la valeur de la culture populaire

Comment apprécier et plus précisément évaluer la culture


populaire (l’art de masse en particulier) ? Son évaluation attendue
ne devrait-elle pas reposer avant tout sur sa valeur principale qui est
instrumentale (ou utilitaire) dans la plupart des cas ? Pourtant
certains philosophes critiquent cette culture pour sa faible valeur
esthétique, à l’instar de Theodor Adorno (cf. Annexe 2) ou de
Roger Scruton (qui affirme qu’un « goût pour la musique rock
comme celle de Nirvana ou R.E.M. oblitère le jugement
esthétique »79). À l’inverse, d’autres auteurs soulignent sa valeur
esthétique, comme Richard Shusterman dans L’art à l’état vif :
« L’art, la vie et la culture populaire souffrent aujourd’hui de cette
identification restrictive de l’art aux seuls beaux-arts. Si je défends
la légitimité esthétique de l’art populaire et si j’analyse l’éthique
comme un art de vivre, c’est pour tendre vers une définition plus
démocratique de l’art. »80. Le philosophe opère ainsi un travail de
valorisation esthétique, en s’appuyant sur l’exemple du rap : il
évoque notamment la « virtuosité du DJ à sélectionner et à
synthétiser la musique appropriée » et la « virtuosité verbale » des
rappeurs81. Face aux attaques radicales de certains philosophes, il
n’est peut-être pas inutile de rappeler que la valeur esthétique des
musiques (et plus largement des cultures) populaires n’est jamais
nulle. Mais on pourrait faire remarquer qu’en règle générale, la
valeur esthétique n’étant pas la valeur principale d’une production
populaire, la valorisation esthétique de cette production est une
évaluation inattendue. Les producteurs culturels populaires ont
généralement peu de prétentions au niveau esthétique ; ce qui les
intéresse avant tout c’est de savoir si leur production est utile ou
efficace, si elle fera danser ou chanter le public de concert dans le
cas des artistes de rap.
Il semble donc plus pertinent (ou plus attendu) de défendre la
culture populaire non pas pour sa valeur esthétique mais pour sa
valeur instrumentale. C’est ce que fait Bernard Lahire à propos de

79
Theodor Gracyk, Listening to Popular Music, Ann Arbor, The University of
Michigan Press, 2007, p. 157. Scruton tient des propos d’une rare violence sur
la pop music : il a parlé notamment de « tyrannie de la musique pop » et de
« pollution sonore ».
80
Richard Shusterman, L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique
populaire, Paris, Minuit, 1991, p. 11.
81
Ibid., p. 186.

41
la musique populaire : « Aujourd’hui encore le malentendu
persiste : la simplicité des rythmes et des mélodies, la pauvreté des
textes de chansons sont brocardées ou méprisées par les esthètes ou
critiques qui évaluent les productions musicales du rock, des
variétés nationales et internationales, du rap ou de la techno.
Réduites à leurs structures formelles (textes et musiques) ces
productions ne pèsent forcément pas lourd face à la complexité des
compositions classiques qui sont tournées vers l’enrichissement
formel et le travail spécifique sur cette complexité. Mais
inversement, replacées dans des contextes de sociabilité, rattachées
à des fonctions sociales diverses (établir des liens, partager des
moments collectifs de plaisir, permettre l’engagement corporel dans
la danse et la participation directe à l’évènement, etc.), les musiques
classiques ont moins de saveur et un autre type de pauvreté ou de
déficit se fait jour. Qui oserait aujourd’hui, en plein concert de
musique classique ou durant un opéra, se lever, taper des mains,
sauter sur place, chanter l’air en même temps que le ténor, crier de
joie, danser avec d’autres personnes proches ou inconnues ? »82.
Pour le sociologue, il ne fait aucun doute que la valeur esthétique
de la musique savante est plus haute que celle de la musique
populaire. C’est donc la valeur instrumentale des musiques
populaires qui est ici soulignée. Dans cette perspective, Lahire
distingue la « culture chaude » (populaire) et la « culture froide »
(savante) : « La culture chaude peut être désignée aussi comme une
culture de la participation et de l’engouement qui ne dissocie pas le
texte du hors-texte, l’image du hors-image ou la musique du hors-
musique et qui, au contraire, associe l’ensemble de ces
dimensions. »83. Précisons que les conditions d’appréciation de la
culture savante (aussi froides soient-elles84) sont idéales pour
apprécier sa valeur esthétique (par exemple, le silence imposé dans
une salle de concert permet de se concentrer sur la musique). Et
retenons que chaque culture a une valeur principale qui lui est

82
Bernard Lahire, La culture des individus, dissonances culturelles et
distinction de soi, Paris, La découverte, 2004, p. 75.
83
Ibid., p. 76.
84
Il ne faudrait peut-être pas exagérer la froideur de la culture savante. Ainsi,
la compositrice Michèle Reverdy écrit que les auditeurs, qui se rendent au
concert, trouvent « un apaisement et une joie sublimes », et « le concert reste
festif, même s’il suit un certain rituel » (Michèle Reverdy, Composer de la
musique aujourd’hui, Paris, Klincksieck, 2007, p. 68-69). La valeur festive
d’un concert classique est donc bien réelle même s’il s’agit d’une valeur
secondaire.

42
propre : une valeur instrumentale (festive) pour la culture populaire,
la valeur esthétique pour la culture savante85.
Mais la défense (ou valorisation) de la culture populaire est loin
de faire l’unanimité aujourd’hui, y compris parmi les auteurs
progressistes. Ainsi, l’universitaire américain Walter Benn
Michaels se demande quel est son but : s’il s’agit de s’opposer au
mépris social, selon lui cela ne changera en rien les conditions
matérielles d’existence des pauvres. Il s’oppose donc aux discours
dont l’objet n’est pas de dénoncer la pauvreté et les inégalités mais
de « respecter les pauvres » : « si nous parvenons à nous convaincre
que les pauvres ne sont pas des personnes qui manquent de
ressources mais des individus qui manquent de respect, alors c’est
notre "attitude" à l’égard des pauvres, et non leur pauvreté, qui
devient le problème à résoudre. Nous pouvons dès lors concentrer
nos efforts de réforme non plus sur la suppression des classes, mais
sur l’élimination de ce que nous, Américains, appelons "classisme".
Le "truc", en d’autres termes, consiste à cesser de voir la pauvreté
comme un désavantage pour n’avoir plus besoin de chercher à la
combattre. »86. Nombre d’universitaires se donneraient désormais
pour tâche non plus de changer les conditions de vie et de travail
des pauvres, mais de valoriser leur culture et leur histoire. Et,
toujours selon Michaels, la valorisation de la culture populaire
conduirait à l’abandon de la lutte progressiste pour l’égalité socio-
économique. On pourrait penser que l’auteur ignore la fonction
sociale bien réelle du mépris de classe (fonction de distinction
jouant un rôle dans la reproduction de la domination, comme je l’ai
rappelé précédemment). Mais la valorisation actuelle de la culture
populaire (et surtout de l’art de masse) n’a effectivement en rien
changé les conditions de vie des pauvres…
Pour lutter contre le mépris social sans renoncer à une critique
des inégalités socio-économiques, on pourrait défendre
simultanément les positions suivantes :
1/ La culture populaire a sa valeur (instrumentale) propre, et il
n’y a aucune raison de la mépriser en constatant éventuellement sa
faible valeur esthétique87. Plus généralement, la comparaison

85
Il faut préciser que la valeur esthétique n’a pas toujours été la valeur
principale de la culture savante (pensons à l’art savant religieux)…
86
Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir,
2009 [2006], p. 15-16.
87
Du reste, dans une société où la pauvreté aurait disparu et tout le monde
pourrait avoir accès à la culture savante, n’aurait-on pas encore besoin des
productions dites « populaires » pour faire la fête ou se divertir ?

43
globale des cultures populaire et savante semble absurde : si on
peut comparer certaines propriétés (esthétiques ou politiques
notamment), il semble impossible d’en tirer un jugement global sur
les deux cultures (autrement dit, de les hiérarchiser).
2/ On peut constater des différences de valeur esthétique entre
une production savante et une production populaire, et les expliquer
par des différences de conditions de production. C’est ce que j’ai
montré à propos de la musique dans mes ouvrages précédents88 : en
l’occurrence, les compositeurs savants bénéficient de conditions
autrement plus privilégiées que celles des musiciens populaires
(apprentissage précoce et intensif, temps disponible pour la
composition, usage de cet outil très particulier qu’est la notation
musicale, etc.), ce qui explique la valeur esthétique de leur
production (la complexité de l’écriture notamment). À conditions
sociales inégales, valeurs esthétiques inégales89.
3/ Si l’on veut comparer la valeur politique de la culture
populaire avec celle de la culture savante, il faut distinguer la
culture pop, c’est-à-dire la culture populaire produite par les
industries culturelles, de la culture populaire produite hors de ces
industries. Comme je l’ai défendu dans la partie précédente, la
valeur politique de la culture pop n’est pas différente de celle de la
culture savante (elle est nulle si l’œuvre est « engagée », négative si
elle ne l’est pas), en revanche, la valeur politique de la culture
populaire – lorsqu’elle est engagée – est très positive90. Les
productions artistiques (chansons, poésies, dessins, etc.) ayant joué
un rôle dans les luttes sociales qui ont rendu la société plus juste et
plus vivable, ont sans doute une valeur esthétique négligeable mais
une valeur politique immense !

L’évaluation de la « culture populaire » est sans doute un


peu plus difficile depuis le 20e siècle, certaines productions
« populaires » (on devrait plutôt dire pops) étant plus

88
Notamment Les terres fertiles de la création musicale et La valeur des
Beatles, cf. bibliographie.
89
Je ne me suis intéressé ici qu’à la culture au sens restreint de production
artistique. Il va de soi que les conditions imposées aux classes populaires
produisent des effets sur d’autres dimensions de leur existence, à commencer
par la santé (cf. Emmanuelle Cambois, Caroline Laborde & Jean-Marie
Robine, « La "double peine" des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein
d’une vie plus courte », Population & Sociétés, n°441, 2008).
90
Il va de soi que la valeur politique de la culture populaire qui n’est pas
engagée est nulle.

44
ambitieuses au niveau esthétique. À cet égard, il faudrait
distinguer les productions dont on ne sait plus trop si la fonction
principale est instrumentale ou esthétique (sans doute les deux
pour certaines d’entre elles), à l’instar de la chanson française
de qualité (pensons à Brassens, Brel ou Ferré), et les
productions dont la fonction principale est clairement
esthétique, à l’exemple du « rock progressif » (cf. encadré
suivant). De fait, aujourd’hui, on ne peut pas opposer
simplement la « culture populaire » (dont la fonction principale
serait instrumentale) à la « culture savante » (dont la fonction
principale serait esthétique)91, ce qui brouille un peu les cartes
(et les critiques)…

À quoi sert la musique rock ?

Le rock est-il une musique festive (de danse notamment) ou une


musique faite pour être écoutée attentivement ? Cette question s’est
posée à partir de la fin des années 1960 lorsqu’apparaît un style de
musique que l’on appelle « rock progressif », représenté par les
groupes anglais Pink Floyd, King Crimson, Yes ou Genesis. Pour
comprendre ce qui pose problème, nous devons revenir aux origines
du rock. Le « rock’n’roll » naît aux États-Unis au début des années
1950. Comme toutes les musiques populaires du 20e siècle, la
chanson de rock’n’roll se caractérise par sa durée très courte (2 ou 3
minutes), une forme simple et répétitive (forme strophique
couplet/refrain notamment), harmonie tonale très simple (accords
de 3 ou 4 sons, peu d’accords différents par chanson), le rythme
régulier et le plus souvent binaire (4/4), la mélodie principale
(chant) est accompagnée par quelques instruments (3 ou 4 le plus
souvent). Il en va tout autrement des compositions de rock
progressif qui s’éloignent des bases traditionnelles de la chanson
rock et plus globalement de la chanson populaire : durée plus
longue des compositions (jusqu’à 20 minutes), formes plus
élaborées, longs développement instrumentaux (le chant peut
parfois devenir secondaire voire disparaître complètement),
harmonie plus riche et variée, rythme plus complexe et plus varié
également, multiplication des thèmes mélodiques, et plus grande
diversité des instruments utilisés. On voit ainsi monter d’un cran la

91
Pour les productions « populaires » à prétention esthétique, à mi-chemin
entre production populaire et savante, on peut parler de « culture moyenne ».

45
qualité des chansons (la complexité de l’écriture) ; autrement dit, la
valeur esthétique des compositions de rock progressif semble plus
haute que celle du tout venant de la chanson rock. Les musiciens
(comme les amateurs) de rock progressif ont d’ailleurs pleinement
conscience de la valeur esthétique de cette musique. Ainsi, le
musicologue Christophe Pirenne, auteur d’un ouvrage sur le rock
progressif, a fait remarquer que « le courrier des lecteurs des grands
périodiques a montré que le public et les artistes partagent la
conviction que le rock se confond avec la musique classique
contemporaine. »92. À cet égard, un commentaire entendu dans un
documentaire sur le rock progressif est très révélateur :
« S’appropriant un privilège jusque-là réservé au jazz et autres
musiques savantes, les morceaux de prog s’allongent jusqu’à
dépasser le quart d’heure, toucher les vingt minutes, voire envahir
le temps d’un disque complet, c’est-à-dire une quarantaine de
minutes à l’époque. Pas de quoi séduire immédiatement le public le
moins à l’aise avec l’effort de concentration. Comme la prog ne se
danse pas, on ne peut pas l’utiliser pour faire des rencontres sympas
en boite de nuit. Elle ne présente donc aucun intérêt pour les prolos
en âge de l’écouter. Les structures musicales deviennent de plus en
plus complexes, se coulant volontiers dans celles de la musique
classique. Ainsi, de véritables musiciens envahissent les scènes,
souvent réservées auparavant à de vagues gratouilleurs du
dimanche. Son déluge de notes ne rassure pas les nombreux
auditeurs pour qui la musique ne sert à rien d’autre qu’à meubler le
silence. Le rock échappe ici à son statut de simple divertissement,
pour accéder à celui de véritable vecteur de création artistique. »93.
Dans la suite du documentaire, on parle de projets
« monumentaux » qui laissent la critique sceptique et font passer le
rock progressif pour une musique « prétentieuse », réputation
qu’elle aurait encore de nos jours. On comprend d’ailleurs qu’une
telle production ait pu dérouter certains critiques ou fans de rock.
En effet, la musique rock, depuis ses origines, a pour objet principal
de faire danser (ou, tout au moins, de divertir). On n’était pas
insensible à ses qualités esthétiques (formelles), mais sa valeur
principale était instrumentale/utilitaire. Contrairement au
rock’n’roll, le rock progressif n’est pas composé pour faire danser
mais pour être écouté attentivement. Si bien que, dans les années
1970, les auditeurs assistent souvent aux concerts assis. Ainsi, la

92
Christophe Pirenne, Le rock progressif anglais (1967-1977), Paris, Honoré
Champion, 2005, p. 313.
93
Rock progressif : une petite histoire, 2014 [en ligne].

46
naissance du rock progressif marque une élévation de la valeur
esthétique du rock, mais également le passage d’une musique dont
la fonction est principalement instrumentale à une musique dont la
fonction est principalement esthétique. Ce n’est pas simplement un
changement de style, mais un nouveau rapport à l’appréciation de la
musique94.
Peut-on donner des raisons sociologiques pouvant expliquer
cette évolution assez radicale dans l’histoire de la musique rock95 ?
Même s’il s’agit dans les deux cas (rock traditionnel et rock
progressif) d’une « musique de masse » diffusée
internationalement, le contexte d’apparition (lieu d’origine, milieu
social et éducation des musiciens) est différent. Penchons-nous tout
d’abord sur les pionniers du rock96. On constate qu’ils sont issus
des classes populaires ou du bas des classes moyennes, leurs études
scolaires ne les mènent (dans le meilleur des cas) pas plus loin que
le lycée, ils débutent l’apprentissage d’un instrument de musique à
l’adolescence qu’ils apprennent seul, ils ne savent pas lire la
musique et n’ont généralement pas été en contact avec la musique
savante. Tous sont nés dans le Sud des États-Unis (ou dans l’État
du Michigan), loin des centres culturels du pays que sont New York
et Boston. Du côté des musiciens de rock progressif, avant de
souligner les différences, remarquons un point commun : ce ne sont
pratiquement que des hommes ! Ceci étant noté, passons à une
première différence d’ordre géographique : le rock progressif est un
phénomène qui apparait surtout au sud-est de l’Angleterre (Londres
notamment), centre de la culture anglaise. Edward Macan indique
également que ce courant musical n’a jamais été un « style propre à
la classe ouvrière (a working-class style) » ; les musiciens de rock
progressif appartiennent généralement à « la classe moyenne
cultivée (middle-class intelligentsia) »97. Le niveau social est donc

94
Notons cependant qu’il arrive dans certains concerts de rock « traditionnel »
qu’un musicien (guitariste ou batteur) fasse un long solo, faisant ainsi la
démonstration de ses compétences techniques. On pourrait parler ici d’un
« moment esthétique » (appréciation de la musique avant tout pour sa valeur
esthétique) qui interrompt le concert comme fête (pas de participation possible
du public, qui prend son mal en patience…).
95
Cette évolution est comparable à celle du jazz, qui est au départ une
musique de danse, avant d’être progressivement (à partir des années 1940) une
musique que l’on écoute attentivement.
96
Cf. David Szatmary, Rockin’ in Time. A Social History, New Jersey,
Prentice-Hall, 2000 [1987].
97
Edward Macan, Rocking the Classics. English Progressive Rock and the
Counterculture, New York, Oxford University Press, 1997, p. 144.

47
nettement plus élevé que celui des musiciens de rock traditionnel.
Leur niveau d’études également : en effet, les musiciens de rock
progressif sont généralement passés par l’Université ou d’autres
institutions d’éducation supérieure. Cependant, peu d’entre eux ont
terminé leurs études universitaires, qu’ils ont abandonnées pour se
consacrer à la musique98. Même si les musiciens de rock progressif
n’ont pas suivi le même apprentissage (précoce et intensif au
conservatoire) que les musiciens savants, leur milieu familial et leur
scolarité leur ont permis de se familiariser avec la musique
classique (ce qui explique pourquoi le rock progressif s’en inspire
autant). Finalement, Christophe Pirenne note que « les musiciens de
rock progressif sont bien moins instruits que les instrumentistes
d’orchestres classiques, mais plus compétents (techniquement
s’entend), que la moyenne des musiciens de rock »99.
On le voit, les conditions de production du rock progressif,
comme la valeur esthétique des productions elles-mêmes, se situent
entre celles de la « culture savante » et celles de la « culture
populaire ». Et l’on comprend pourquoi cela peut déplaire voire
irriter les amateurs de culture « populaire » qui n’acceptent pas ce
basculement d’une musique dont la fonction principale est de
divertir à une musique dont la fonction principale est d’être écoutée
attentivement.

Passons maintenant aux usages inattendus d’une production


artistique (cf. tableau 2.2). J’en distingue deux sortes : un usage
sélectif de l’œuvre, c’est-à-dire l’ignorance (volontaire ou non)
de certaines de ses propriétés/fonctions, et un usage imprévu,
c’est-à-dire l’ajout de nouvelles propriétés/fonctions. Dans le
premier cas, on apprécie certaines propriétés/fonctions de la
production mais pas toutes, dans le second cas, on en ajoute de
nouvelles. Dans les deux cas, la réception de l’œuvre n’est pas
celle qui était attendue par le producteur. En gros, ce dernier,
s’il observait l’usage qui est fait de sa production pourrait dire :
dans le premier cas, « vous avez loupé certaines de ses
caractéristiques ! », et, dans le second cas, « ce n’est pas pour
ça que je l’ai conçue ! ». Il pourrait même être plus surpris
encore de l’usage imprévu de son œuvre, que l’on pourrait dire
créatif, fait par un autre producteur qui l’intègre dans une

98
Ibid., p. 147-148.
99
Christophe Pirenne, Le rock progressif anglais, op. cit., p. 252.

48
nouvelle production artistique (musique de concert utilisée pour
accompagner un film de cinéma par exemple)100.

Fonction Usage sélectif Usage imprévu


principale
d’origine

Instrumentale1  Instrumentale1 
Instrumentale2 Instrumentale2
Instrumentale
(film pornographique (film d’horreur
(art premier ou
utilisé pour l’éducation regardé pour rire)
préhistorique,
sexuelle)
artisanat, art
fonctionnel)
Instrumentale Instrumentale
Esthétique Esthétique
(messe de Bach jouée (mélodie populaire
en concert) utilisée dans une
composition savante)

Esthétique Esthétique
Instrumentale Instrumentale
Esthétique
(poème utilisé dans un (musique pure
(peinture
cours de philosophie) utilisée pour
moderne, film
travailler)
d’auteur, musique
de concert,
Esthétique Esthétique
chorégraphie)
Esthétique Esthétique
(tableau de Courbet (orchestration d’une
apprécié uniquement composition pour
pour ses qualités piano)
formelles)

Tableau 2.2: Usages inattendus des productions artistiques selon


leur fonction principale

100
Mais un usage imprévu peut également être sélectif si en ajoutant une
fonction on en supprime une, comme les ready-made, objets manufacturés qui
perdent leur fonction principale d’origine pour en remplir une autre.

49
Le tableau 2.2 distingue 8 sortes d’usage inattendu d’une
production artistique :
1/ Un usage sélectif d’une production artistique dont la
fonction principale d’origine est instrumentale et où l’on
s’intéresse en premier lieu à une valeur instrumentale
secondaire de l’œuvre (négligeant ainsi sa fonction principale).
C’est le cas des adolescents qui s’intéressent à la valeur
cognitive/éducative101 d’un film pornographique (il s’agit de
s’informer sur la sexualité, ou en tout cas sur l’une de ses
représentations) au détriment de sa fonction principale
(excitation sexuelle)102.
2/ Un usage imprévu d’une production artistique dont la
fonction principale d’origine est instrumentale et la fonction
nouvelle attribuée a posteriori est également instrumentale.
Contrairement au cas précédent, l’usage ne correspond à aucune
fonction offerte par la production d’origine. Ainsi le producteur
d’un film d’horreur qui s’attend à terroriser l’audience serait
certainement déconcerté s’il constatait que le public riait, en
raison notamment de la grossièreté du scénario ou de la nullité
du jeu des acteurs (le film devenant comique malgré lui !).
3/ L’usage principalement esthétique des productions
artistiques dont la fonction principale d’origine était
instrumentale. Cette catégorie concerne les passionnés d’art qui
s’intéressent avant tout aux qualités esthétiques de productions
artistiques « fonctionnelles » comme la peinture religieuse de
Michel-Ange ou la musique sacrée de Jean-Sébastien Bach (cf.
Annexe 3). Cet usage est très répandu aujourd’hui. On visite
désormais les églises comme s’il s’agissait de musées et l’on
écoute les enregistrements de musique sacrée comme s’il
s’agissait de musique pure. La fonction principale (religieuse
notamment) est ignorée, seules les propriétés esthétiques de la
production sont appréciées.

101
On parle de valeur cognitive lorsqu’une production culturelle permet de
comprendre quelque chose, de valeur éducative lorsqu’elle permet
l’acquisition de savoirs ou compétences (ces valeurs sont donc très proches).
102
Cf. Ludivine Demol, La consommation pornographique dans la
construction identitaire genrée des adolescentes, Thèse de doctorat en
Sciences de l'information et de la communication, Paris 8.

50
4/ Il s’agit de l’utilisation pour une nouvelle production
artistique dont la fonction première est esthétique d’une
production préexistante dont la fonction d’origine était
instrumentale. Autrement dit, on ajoute ici des propriétés
esthétiques à une production fonctionnelle. On peut penser ici à
l’usage qui est fait par un compositeur savant de mélodies
populaires. Ce type d’usage semble assez rare.
5/ L’usage sélectif d’une production artistique dont la
fonction première est esthétique mais qui présente également
d’autres intérêts retenant l’attention du récepteur. J’ai donné
l’exemple de l’usage d’un poème (c’est valable également pour
un roman ou un film) pour ses réflexions pertinentes dans le
domaine de la philosophie (morale ou politique par exemple).
Dans ce cas, ce ne sont plus les qualités esthétiques de l’œuvre
qui retiennent l’attention en premier lieu, mais sa valeur
cognitive/éducative.
6/ L’attribution d’une fonction aux productions artistiques
« pures » (l’art pour l’art) comme la musique instrumentale
écoutée en travaillant (afin de couvrir les bruits extérieurs). Le
pauvre Mozart n’avait sans aucun doute pas prévu que l’on
pourrait faire usage de sa musique à cette fin ! On peut aussi
évoquer l’usage, plus créatif, consistant à intégrer une
production artistique existante dans une nouvelle production (la
musique de Ligeti dans un film de Kubrick par exemple).
7/ Cet usage est le même que l’usage 3 pour les productions
dont la fonction principale d’origine est esthétique. On ignore
ses valeurs instrumentales secondaires, par exemple on ne
s’intéresse pas au contenu du livret d’un opéra d’Alban Berg ou
au sujet d’un tableau de Courbet. Dans ces deux exemples, on
apprécie les qualités esthétiques de l’œuvre (ce qui était attendu
par le producteur), mais on ignore ses propriétés (artistiques)
secondaires (la critique sociale chez Courbet par exemple).
8/ Ce dernier usage (qui est créatif) est sans doute assez rare:
il s’agit d’ajouter des qualités esthétiques à une production
dont la fonction principale d’origine est esthétique. On peut
penser ici à l’orchestration de compositions pour clavier ou petit
nombre d’instruments (L’offrande musicale de Bach arrangée
pour orchestre par Anton Webern par exemple).

51
Certains usages inattendus peuvent être critiqués (on pourrait
ainsi les considérer comme « mauvais »). Par exemple, utiliser
une musique pour une séance de torture (comme on le fait déjà
dans certains camps de prisonniers103) devrait être condamné
avec force. Mais je ne vois pas très bien pour quelle raison on
devrait condamner (ou déconsidérer) l’ensemble des usages
inattendus et privilégier l’usage attendu, qui serait alors le seul
légitime. À cet égard, il faut saluer le travail d’un philosophe
comme Éric Dufour104 qui contribue à la réhabilitation de la
diversité des usages possibles d’une même production
artistique, et plus particulièrement d’un film de cinéma. Ainsi,
dans La valeur d’un film, Dufour affirme que « toutes les
appréciations sont légitimes dans la mesure où elles sont
différents usages »105. Cependant, dans le même ouvrage, le
philosophe défend des positions qui me semblent moins
convaincantes : en l’occurrence, on ne peut pas affirmer selon
lui qu’il y a de « bons » films et défendre que les spécialistes de
cinéma sont les mieux placés pour en juger, au moins dans
certains cas.
Dufour écrit ainsi qu’il « n’y a pas de "bons films" ou de
"beaux films", c’est-à-dire qui posséderaient une valeur alors
que d’autres n’en auraient pas, parce que tous les films
possèdent une valeur dès qu’on en trouve un usage. »106. On ne
peut être que d’accord avec lui sur la valeur de l’usage de
n’importe quel film (à condition de préciser que cet usage peut
être considéré comme « bon » ou « mauvais »). Cependant, le
philosophe semble confondre ici deux types d’évaluation ou de
valeur : la valeur du film lui-même et la valeur de l’usage qui
est fait de ce film. À propos de l’usage d’une musique
(Beethoven par exemple) pour torturer des prisonniers, on ne va
pas juger négativement la production elle-même mais
uniquement l’usage particulier qui en est fait. On voit bien ici la

103
Juliette Volcler, Le son comme arme. Les usages policiers et militaires du
son, Paris, La découverte, 2011.
104
Éric Dufour, La valeur d’un film. Philosophie du beau au cinéma, Paris,
Armand Colin, 2015. Cf. également Laurent Jullier, Qu’est-ce qu’un bon
film ?, Paris, La dispute, 2012.
105
Éric Dufour, La valeur d’un film, op. cit., p. 6.
106
Idem.

52
nécessité de distinguer clairement les deux types d’évaluation
ou de valeur (d’un côté, la valeur de la musique de Beethoven,
de l’autre, celle de l’usage de cette musique). On pourrait dire
dans ce cas que l’on fait un « mauvais » usage d’une musique
qui, par ailleurs, pourrait être considérée comme « bonne ».
Mais qu’est-ce qu’une « bonne » musique ou, pour revenir
au cinéma, un « bon » film ? On pourrait de nouveau défendre
l’idée qu’un bon film est un film qui remplit (bien) les fonctions
qu’il se donne pour but de remplir : faire rire pour un film
comique ou susciter l’admiration de ses qualités esthétiques
pour un film d’auteur. Un spectateur qui regarde un film
comique et rit aux larmes affirmera sans hésiter qu’il s’agit d’un
« bon film ». Une production artistique réussie serait donc celle
qui remplit bien sa fonction principale (sa valeur globale étant
sensiblement augmentée ou diminuée par ses valeurs
secondaires)107.
Qui est le mieux placé pour juger si c’est le cas ou non, si un
film est bon ou pas ? Dufour s’oppose à la position qu’il
considère élitiste selon laquelle « l’appréciation légitime est
celle du spécialiste » ; cette « conception dépossède les
individus (…) de la légitimité de ce pouvoir de juger »108. On
peut penser que, pour une production artistique
« fonctionnelle », c’est-à-dire dont la fonction principale est
instrumentale/utilitaire (comme un film de divertissement), tout
le monde est capable de juger si elle remplit bien sa fonction.
Mais pour les productions dont la fonction principale est
esthétique (comme les films d’auteur)109, l’évaluation (attendue)
semble un peu plus difficile à produire. À cet égard, les
conditions offertes à la critique spécialisée (formation
spécifique et temps disponible notamment) semblent les
meilleures possibles pour évaluer les qualités esthétiques d’une
œuvre. Ainsi, pour juger si un film est original ou non, il faut

107
On dira peut-être plus facilement d’un film de divertissement (dont la
valeur principale est instrumentale) qu’il est « bon » et d’un film d’auteur
(dont la valeur principale est esthétique) qu’il est « beau ».
108
Ibid., p. 70.
109
Mais également pour les productions fonctionnelles dont la valeur
esthétique est considérée comme haute (en particulier les œuvres qui
retiennent l’attention des historiens de l’art, de la musique, du cinéma, etc.).

53
avoir une bonne connaissance de l’histoire du cinéma et de la
production contemporaine, connaissance réservée à ceux qui
ont le privilège de pouvoir y consacrer beaucoup de temps110.
En d’autres termes, pour les productions dont l’intérêt principal
sont les qualités esthétiques, les spécialistes du cinéma semblent
les mieux placés pour produire une évaluation attendue
correcte. Mais libre aux spectateurs de ne pas en tenir compte et
d’apprécier n’importe quel film comme bon il leur semble !

Trois types d’appréciation conflictuelle (mal-informée,


esthétique, politique)

On se rend compte (en lisant le tableau 2.2) que


l’appréciation non-conforme aux attentes du producteur est très
répandue ! En règle générale, cela ne pose pas problème, car cet
usage se fait en privé ou le producteur n’est plus de ce monde.
Mais il semble que trois types d’appréciation inattendue d’une
production artistique provoquent bien des débats voire des
conflits : une appréciation mal-informée, formaliste/esthétique
ou politique.
Commençons par l’appréciation mal-informée. Pour
apprécier ce que le producteur désirait faire apprécier, certaines
connaissances sont indispensables. En particulier, la
connaissance du contexte (artistique, social, politique, etc.) qui
a donné naissance à l’œuvre est nécessaire pour l’apprécier de
façon attendue, par exemple pour apprécier l’originalité de
l’œuvre ou son contenu politique. En principe, c’est le rôle de la
critique (ou du spécialiste) d’étudier et de rappeler l’existence
de ces propriétés contextuelles. Mais il n’est pas toujours
possible de le faire. La production peut être très ancienne, le
contexte mal-connu. Une réception mal-informée peut résulter
de l’impossibilité d’avoir accès aux informations pertinentes
pour l’appréciation attendue de l’œuvre. S’ajoute à cela, la
possible difficulté d’interpréter les intentions de l’auteur de la
production artistique. Le sens d’une œuvre n’est pas toujours
très clair. Et il y a des exemples d’incompréhension complète

110
Les spécialistes sont généralement des professionnels, comme les critiques
ou historiens, mais parfois également des amateurs passionnés de cinéma.

54
du message que le producteur souhaitait faire passer aux
récepteurs. On peut penser par exemple à la réception de la
chanson « Born in the USA » (1984) de Bruce Springsteen.

La réception mal-comprise de « Born in the USA »

Cette chanson raconte l’histoire d’un soldat américain qui a


combattu au Vietnam et la grande difficulté de sa réinsertion à son
retour. Mais Hugues Barrière rappelle que « beaucoup se seront
lourdement mépris sur le sens de cette chanson, croyant y entendre,
au cœur des années Reagan, l’expression militante d’un patriotisme
triomphant, alors que les paroles sans équivoque racontent au
contraire le sort accablant d’un vétéran du Vietnam rejeté dans et
par son propre pays. »111. La chanson sort en effet dans un contexte
très particulier qui est celui « de la renaissance d’une certaine fierté
américaine, l’avènement d’un patriotisme ambiant soutenu par un
retour en force de l’économie et du rayonnement américains »112.
Mais le chanteur est peut-être partiellement responsable d’une telle
mésentente. En effet, certains éléments de sa production peuvent
prêter à confusion, en particulier le texte dont le sens ne devient
compréhensible qu’au troisième couplet, et la pochette du disque
montrant le chanteur devant le drapeau américain, symbole
patriotique. L’incompréhension a été totale par le président (très
conservateur) Ronald Reagan qui évoque le chanteur lors d’une
campagne électorale (en 1984) : « Le futur de l’Amérique réside
dans le message d’espoir des chansons d’un homme que tant de
jeunes américains admirent, l’enfant du New Jersey Bruce
Springsteen. Vous aider à réaliser tous ces rêves, c’est de ça qu’il
s’agit dans mon boulot. »113. Springsteen a été très déconcerté par
cette interprétation contraire à ses propres positions politiques...

Passons maintenant à l’appréciation formaliste/esthétique


d’une production artistique. Si dans le cas précédent,
l’appréciation n’est pas conforme à ce qui est attendu par erreur
ou manque d’information semble-t-il, ici il s’agit d’une
réception non-conforme tout à fait volontaire. Par appréciation
formaliste/esthétique, j’entends l’appréciation des seules

111
Hugues Barrière, Born in the U.S.A., op. cit., p. 11.
112
Ibid., p. 67.
113
Ibid., p. 73.

55
qualités esthétiques d’une production artistique, les différentes
valeurs instrumentales (en particulier religieuses, morales ou
politiques) étant volontairement laissées de côté. De fait, il
s’agit de l’appréciation de norme aujourd’hui dans les
institutions du monde de l’art, musées et salles de concert
notamment. Les présentations des œuvres exposées ou
interprétées sont réduites au minimum (voire absentes) et
l’attitude exigée en ces lieux est, en règle générale, l’admiration
des propriétés esthétiques des œuvres. On ignore ainsi les
valeurs instrumentales des productions « fonctionnelles », qui
ne sont pourtant pas faites pour être appréciées en premier lieu
(voire exclusivement) pour leurs qualités esthétiques. Une
œuvre d’art sacrée par exemple est faite pour être appréciée
dans un cadre religieux (une cantate sacrée de Bach n’a pas été
écrite pour être jouée en concert ou écoutée sous la forme d’un
enregistrement). Les producteurs d’œuvres fonctionnelles dont
on apprécie la production avant tout pour ses qualités
esthétiques ne sont généralement plus là pour se plaindre et
personne ne tente de s’opposer à ce type d’appréciation (qui est
même encouragée par les institutions culturelles). Il y a
toutefois des exceptions notoires à cette règle.

La réception formaliste controversée de l’art brut et l’art primitif

Prenons deux exemples d’appréciation formaliste/esthétique qui


ont suscité des débats : l’art brut et l’art primitif. L’art brut114, à
partir des années 1970, a été reconnu par les institutions artistiques
dominantes. Il y a eu alors un « conflit de valeurs » selon Delphine
Dori115 ; on a mis en valeur les propriétés esthétiques des
productions exposées, ignorant leurs propriétés contextuelles, à

114
L’art brut est défini ainsi par Jean Dubuffet : « Des productions de toute
espèce – dessins, peintures, broderies, figures modelées ou sculptées, etc. –
présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible
débitrices de l'art coutumier et des poncifs culturels, et ayant pour auteur des
personnes obscures ou étrangères aux milieux artistiques professionnels. »
(Jean Dubuffet, Notice sur la Compagnie de l'art brut, 1963).
115
Delphine Dori, « L’art brut et la question des valeurs. Études d’un cas-
limite artistique », in Danielle Lories & Ralph Dekoninck (dir.), L’art en
valeurs, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 200-202.

56
commencer par la détestation de la culture dominante et des
institutions officielles : « La contextualisation de l’œuvre perd de sa
visibilité au profit de l’objet seul, érigé au rang d’œuvre d’art à part
entière, dont on privilégie les qualités formelles » ; mais
« l’assimilation d’objets de nature et d’intentions différentes sur le
même plan dans un même espace d’exposition est contestée, dans la
mesure où la dissolution des frontières entre art brut et art "officiel"
ou "dominant" a pour effet de brouiller le sens originaire de ces
objets et neutraliser la spécificité de l’art brut. »116. On comprend
ici que l’appréciation formaliste/esthétique des productions d’art
brut supprime la fonction critique de telles productions, ce qui ne
dérangera nullement les institutions elles-mêmes visées par cette
critique. L’enjeu d’une appréciation formaliste/esthétique n’est
donc pas toujours celui de l’amour de l’art et la défense du seul
plaisir esthétique, il peut aussi être d’ordre politique.
Un autre exemple d’appréciation formaliste/esthétique qui a fait
l’objet d’un conflit est celui des productions artistiques de sociétés
dites primitives. Pour le philosophe Theodore Gracyk, quand on
s’approprie une production culturelle d’une autre société, on altère
ce qui est transféré117. Et on peut reprocher à cette appropriation de
ne pas être « respectueuse » ou même de causer des « torts »
(critique éthique). Pour illustrer ses propos, Gracyk évoque le cas
d’Amérindiens mécontents de voir certains de leurs objets sacrés
considérés comme de l’« art » et appréciés pour leurs seules
qualités esthétiques. À leurs yeux, la seule appréciation légitime de
ces objets est celle qui a cours dans leurs rituels. On pourrait peut-
être considérer ce cas comme un exemple d’« appropriation
culturelle », forme d’appropriation qui suscite bien des discussions
depuis quelques années. On reproche en effet à certains
représentants de la « culture dominante » (c’est-à-dire euro-
américaine) de piller les « cultures dominées » (amérindiennes ou
africaines notamment), en particulier de reprendre certains objets
(statuettes) ou signes distinctifs (motifs décoratifs ou styles de
coiffure). Il est difficile de se positionner par rapport à une lutte qui
peut sembler légitime à bien des égards (opposition à une forme de
domination entre sociétés ou groupes sociaux), mais peut laisser
craindre l’abandon des luttes sociales (contre les dominations
économique et militaire notamment) au profit de conflits culturels
(qui n’améliorent en rien les conditions d’existence des dominés).

116
Ibid., p. 204-205.
117
Theodore Gracyk, The Philosophy of Art. An Introduction, Malden, Polity
Press, 2016 [2012], p. 89-93.

57
Venons-en à l’appréciation politique d’une production
artistique. Il n’est pas rare que sa valeur politique explicite
passe complètement inaperçue auprès des récepteurs (y compris
des critiques), lorsque l’on ne fait pas attention aux paroles
d’une chanson engagée par exemple118. À l’inverse, il arrive que
l’on se focalise presque exclusivement sur le contenu politique
d’une œuvre (à l’exemple du film American Sniper dont le sujet
a fait polémique en France, cf. partie précédente). Et même
lorsque la production est clairement « engagée », le producteur
(l’artiste) peut regretter une réception focalisée sur le contenu
(politique) de son œuvre, ignorant ainsi sa forme.

L’esthétique ignorée dans la réception de Mélancolie ouvrière

Gérard Mordillat a réalisé en 2017 un très beau téléfilm (qui


adapte l’ouvrage éponyme de l’historienne Michelle Perrot) portant
sur Lucie Baud (1870-1913), ouvrière tisseuse, syndicaliste et
féministe, qui a mené deux grèves (en 1905-1906) pour
l’amélioration des conditions de travail. Mordillat réagit à la
réception critique de son film ainsi : « Je veux cependant revenir
sur la réception de Mélancolie dans les médias ; surtout la presse
papier. Cette réception est frustrante dans la mesure où le sujet
apparent (Lucie Baud) efface le cinéma. Les commentaires – y
compris les commentaires laudateurs – ne font que reprendre les
données historiques sur le personnage. (…) En revanche, on ne peut
que regretter de ne pas lire un mot sur l’interprétation, la lumière,
les costumes, le montage du film. Et plus étonnant encore, rien sur
sa construction, sur le récit mené, les chants traités à part égale des
dialogues. Pour les commentateurs, le cinéma n’existe pas. (…)
Une fois de plus, la tyrannie du sujet impose sa loi. »119. Le
réalisateur regrette que l’on néglige la valeur esthétique du film,
mais également que l’on ne voit pas le lien entre la forme et le fond,
autrement dit entre l’esthétique et le sens politique de l’œuvre :
« Parler du cinéma, c’est aussi comprendre les choix et les enjeux

118
Cela pose d’ailleurs la question de l’efficacité d’une production politique,
qui peut être mise en doute pour deux raisons : 1/ on ignore (ou on ne
comprend pas) le message ; 2/ même si on le reçoit, cela peut ne produire
aucun effet, c’est-à-dire que cela ne change en rien nos positions politiques.
119
Gérard Mordillat, « Succès de "mélancolie ouvrière" : Mordillat critique
les critiques ! », Là-bas si j’y suis, 3 septembre 2018, [en ligne].

58
esthétiques d’un film, fût-il produit par la télévision. (…) Or, dans
les commentaires sur Mélancolie, on ne trouve rien sur les choix
artistiques, sur la beauté des visages et des corps, sur l’harmonie
des couleurs des costumes de Cyril Fontaine, la lumière de François
Catonné, les décors d’Henri Labbé, le maquillage, la coiffure ; rien
non plus sur la musique de Jean-Claude Petit ni sur la conception
générale du son pensé comme une seule et unique partition
intégrant paroles, bruits d’usine, chants, silence des campagnes, etc.
Tout cela a un sens. Un sens artistique bien sûr, mais aussi un sens
politique à partir du moment où il s’agit de mettre en scène le
monde du travail. À travers ses combats, d’en montrer la beauté
contre l’idée qu’il ne serait voué qu’à la laideur et à la
veulerie. »120. Notre auteur s’attend à ce que la critique
professionnelle décrive toutes les propriétés et fonctions d’un film,
et regrette donc qu’elle se soit visiblement arrêtée à son contenu
(politique ici).

L’appréciation exclusive du contenu politique d’une


production artistique ou au contraire l’ignorance de ce contenu
sont deux usages inattendus d’une œuvre ayant trait à sa valeur
politique explicite. Existe-t-il des usages comparables pour sa
valeur politique implicite ? S’il est fort possible de ne pas avoir
connaissance de l’existence de la fonction sociopolitique de
l’art (contribution éventuelle à la reproduction de la
domination), cela ne change rien au fait qu’il remplisse
efficacement cette fonction. Est-ce qu’elle peut être supprimée
par certains usages ? Il me semble qu’il y a nombre d’exemples
de tels usages inattendus pour les productions d’art de masse et,
dans une moindre mesure, pour les productions populaires ou
savantes. Ainsi, il est courant de faire un usage non capitaliste
(c’est-à-dire qui ne cherche pas à faire du profit) d’une
production d’art de masse, par exemple en l’empruntant (dans
une bibliothèque) ou en la volant121. À l’inverse, il arrive que
certaines productions populaires soient commercialisées, des
chants politiques repris (ou « récupérés ») par des vedettes de la
chanson par exemple. Quant aux productions savantes, il

120
Idem.
121
Mais l’exemple du piratage auquel on pourrait penser spontanément n’est
pas valable : s’il ne bénéficie pas au producteur, il permet à certaines
entreprises (sites internet ou fabricants de disques vierges) de faire du profit.

59
semble plus difficile de se débarrasser de leur fonction
sociopolitique liée à la reproduction de la domination
(distinction/capital culturel). L’École a certainement contribué à
rendre accessible au plus grand nombre une partie de la culture
savante (la littérature, le théâtre, la poésie, etc.)122. Mais cette
institution contribue également à la reproduction de l’ordre
établi, comme le rappelle Alain Accardo : « Celle-ci [l’École]
assure effectivement dans la mesure des moyens qui lui sont
donnés, un travail de formation basique qui profite aussi aux
classes populaires, auxquelles elle apporte, cahin-caha, un
indispensable viatique de connaissances positives élémentaires.
À ce titre elle peut toujours être regardée comme un instrument
de progrès démocratique et de promotion sociale. Mais on sait
bien maintenant que l’élévateur scolaire n’apporte qu’une
contribution assez limitée à la mobilité sociale et que la
fonction principale du système scolaire et universitaire, qui est
de sélectionner et de former les élites dirigeantes, bénéficie
essentiellement aux classes dominantes (bourgeoisie et petite
bourgeoisie aisée et cultivée) dont la reproduction ou la
promotion passent largement par ses verdicts et ses
classements »123. Certains chercheurs (comme Pierre
Bourdieu124) ont proposé de réformer l’institution scolaire pour
faciliter la démocratisation de la culture savante tout en limitant

122
Il y a eu d’autres tentatives de démocratisation de la culture savante,
comme le Théâtre National Populaire, dirigé par Jean Vilar (de 1951 à 1963),
dont la mission était d’offrir un « théâtre élitaire pour tous » (Antoine Vitez) :
« Programme si brillamment mené par Jean Vilar, et avec un succès tel auprès
des classes populaires qu’on ne l’imagine plus possible aujourd’hui que par le
biais de l’arsenal des industries de la culture de masse et de la
spectacularisation de la culture. » (Daniel Vander Gucht, L’expérience
politique de l’art, op. cit., p. 55). Précisons que cette forme de
démocratisation culturelle ne se confond pas avec l’éducation populaire (à la
Franck Lepage) qui défend une pratique ayant un sens (ou un objectif)
politique, dont la valeur esthétique importe peu. La culture (artistique)
savante, souvent dépolitisée ou conservatrice, a au contraire pour intérêt
premier une haute valeur esthétique.
123
Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la
société, Marseille, Agone, 2009, p. 52.
124
Cf. Pierre Bourdieu, « Quelques indications pour une politique de
démocratisation », in Interventions, 1961-2001, Marseille, Agone, 2002, p.
68-72.

60
sa fonction conservatrice. Mais ce n’est pas du tout dans cette
direction que l’on semble s’orienter aujourd’hui. On a plutôt
l’impression que l’on renonce progressivement à enseigner la
culture savante au profit de la culture pop125, renoncement qui
ne change en rien la contribution de l’École à la reproduction de
l’ordre établi.

La place de la valeur politique dans l’évaluation d’une


œuvre

La réception focalisée sur la valeur politique de l’œuvre a le


mérite de souligner une valeur qui passe souvent inaperçue. Elle
nous oblige également à nous poser la question de la place de la
valeur politique dans l’évaluation attendue d’une production
artistique : est-elle centrale ou secondaire ? Lorsque la fonction
principale d’une production est politique (à l’instar d’une
chanson protestataire ouvrière), son évaluation attendue repose
en premier lieu sur sa valeur politique. Pas de risque de
discorde à ce niveau, semble-t-il. Qu’en est-il pour les
productions dont la fonction principale n’est en principe pas
politique ? Ici se posent deux questions : 1/ la valeur politique
implicite doit-elle être considérée comme une valeur secondaire
de l’œuvre ? ; 2/ si l’on considère la valeur politique comme
une valeur secondaire, est-elle une valeur secondaire parmi
d’autres ?
Pour les tenants d’une réception politique, la valeur politique
est la valeur principale de l’œuvre. Et, de fait, pour quelle

125
Au début de cette partie, j’ai défendu l’idée que la culture pop avait sa
valeur propre (valeur instrumentale festive) et qu’il était déplacé de la
déconsidérer pour ce qu’elle ne prétendait pas offrir (une haute valeur
esthétique). Cependant, il semble discutable de vouloir l’enseigner à l’École,
pour trois raisons : 1/ la culture pop est facilement accessible, nul besoin
d’enseignants pour la connaître ou la maîtriser ; 2/ elle a généralement pour
but de divertir ce qui n’est pas la vocation première de l’École me semble-t-il ;
3/ si l’on se donne pour objectif de diffuser les productions culturelles dont la
valeur esthétique est la plus remarquable, la culture savante semble la mieux
placée pour remplir cet objectif. Et même si l’on trouve un intérêt à enseigner
la culture pop, pour quelle raison devrait-on renoncer à enseigner également la
culture savante ? Pour sa fonction conservatrice ? Mais la culture pop a
également une fonction conservatrice (liée aux institutions capitalistes) !

61
raison devrions-nous considérer cette valeur – en particulier la
valeur politique implicite – comme secondaire ? Par fonction
principale, j’entends ce pour quoi l’œuvre est faite (faire danser
pour une musique de danse par exemple). Mais toute production
artistique n’est-elle pas faite également (même si ce n’est pas
volontaire ou conscient) pour remplir une fonction
sociopolitique ? Ainsi, lorsqu’on évalue une musique de danse,
on pourrait considérer qu’elle a deux valeurs principales : une
valeur dansante et une valeur politique implicite. Son évaluation
attendue reposerait alors principalement sur ces deux valeurs. Il
est donc tout à fait possible de défendre que la valeur politique
(implicite) devrait être au cœur de toute évaluation attendue
d’une production artistique !
Mais admettons que la valeur politique (explicite +
implicite) soit considérée comme une valeur secondaire de
l’œuvre. Dans ce cas, doit-on la considérer comme d’égale
importance avec toutes les autres ? Prenons le cas du rock :
lorsque sa fonction principale est de divertir et faire danser,
doit-on considérer sa valeur politique comme étant d’égale
importance avec une autre valeur secondaire, sa valeur
esthétique notamment ? Ce qui a trait aux conditions
d’existence des individus (et à leur éventuelle amélioration
grâce à l’action politique) est-il à mettre sur le même plan que
le plaisir tiré de l’appréciation des qualités formelles d’une
production artistique ? J’aurais tendance à répondre
négativement et à hiérarchiser les valeurs en fonction de ce qui
est plus ou moins vital pour l’humanité. Mais cette position est
bien entendu soumise à la discussion.

Que faire des « grandes » œuvres réactionnaires ?

Il n’est pas rare que certains producteurs culturels de premier


plan défendent des idées réactionnaires : on peut penser par exemple
aux écrivains Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) et Louis-
Ferdinand Céline (1894-1961). Si la valeur esthétique de leurs
œuvres était faible, celles-ci seraient sans doute tombées dans
l’oubli… Mais les spécialistes pensent que l’on aurait tort de se
priver de ces « grandes » œuvres en raison de prises de position
politiques détestables. Dans ce cas, comment apprécier aujourd’hui

62
de telles productions ? Pour tenter de répondre à cette question,
prenons deux exemples très discutés : les films de Leni Riefenstahl
(1902-2003) réalisés pour le gouvernement nazi, notamment le
Triomphe de la volonté (1935) et les Dieux du stade (1936), et les
opéras de Richard Wagner (1813-1883), en particulier la tétralogie
du Ring (1848-1874), dont on peut penser qu’ils sont antisémites.
Quelle est la fonction principale des films de Riefenstahl ? La
réponse à cette question est d’importance si nous voulons formuler
une évaluation attendue correcte aujourd’hui et elle a été cruciale du
vivant de la réalisatrice dont le sort en dépendait après la guerre (elle
risquait la prison dans un premier temps, puis l’exclusion du monde
de l’art dans un second temps). Précisons tout d’abord qu’il ne faut
pas confondre un film de propagande (dont la fonction principale est
politique) avec un documentaire ou reportage (dont la fonction
principale est cognitive ou éducative)126. Une ligne de défense
adoptée par Riefenstahl et ses partisans a été de dire qu’elle a produit
des documentaires. Elle aurait donc simplement filmé le réel sans
prendre position sur le sujet filmé (le nazisme). Mais plusieurs
commentateurs avisés pensent que ses films financés par le régime
nazi ne font pas que montrer le réel mais en donnent une
représentation bien particulière. Ainsi, à propos du Triomphe de la
volonté l’un de ses biographes, Jérôme Bimbenet, écrit ceci : « Ce
film n’est pas, contrairement à ce qui a été dit et à ce que certains
déclarent encore, un reportage. Leni Riefenstahl n’est pas une
journaliste, elle ne témoigne pas. Elle participe à l’élaboration de la
vision hitlérienne du régime. Elle fabrique l’image du national-
socialisme. Ce film fut pensé, préparé longtemps à l’avance. (…) Le
Congrès de 1934 fut organisé en fonction des impératifs de tournage
et des caméras de Leni Riefenstahl, mis en scène dans un but
didactique : montrer et démontrer l’impact du régime nazi sur les
foules (…). »127. Pour ce faire, Riefenstahl innove techniquement :

126
Il va de soi que tout reportage/documentaire adopte un point de vue situé
politiquement et a donc une valeur politique, mais, en principe, ce n’est pas sa
valeur/fonction principale. De plus, il faudrait distinguer, d’un côté, les
simples « reportages » dont la fonction est presque exclusivement
cognitive/éducative, et, de l’autre, les films « documentaires » dont la fonction
cognitive/éducative peut être plus ou moins concurrencée par la fonction
esthétique. L’œuvre de Chris Marker (1921-2012) est un cas limite : on ne sait
pas trop si la fonction principale de ses films documentaires est
cognitive/éducative ou esthétique…
127
Jérôme Bimbenet, Leni Riefenstahl. La cinéaste d’Hitler, Paris, Tallandier,
2015, p. 122-123.

63
elle creuse des fosses pour filmer Hitler en contre-plongée, elle
utilise un dirigeable avec caméra pour filmer l’ensemble des
manifestants, elle place des caméras sur des échelles coulissantes,
etc. « Elle ne se contente pas de filmer, de "témoigner", elle recrée le
mythe, elle amplifie le culte par son regard, la position de ses
caméras (les contre-plongées sur Hitler et les plongées sur la masse,
l’Aigle hitlérien apparaissant contre le ciel, à la fois fascinant et
effrayant…). »128. Autrement dit, il ne fait guère de doute que ses
films avaient une fonction bien précise : la diffusion des idées et
représentations nazies (que l’on est en droit de considérer comme
réactionnaires) et ce, par des moyens importants, financés par un des
régimes les plus autoritaires et meurtriers qui soit. L’évaluation
attendue des films de Riefenstahl devrait donc reposer
principalement sur leur valeur politique (explicite et implicite) qui
est clairement négative, et ces productions devraient terminer leur
course dans les poubelles de l’histoire du cinéma. Le problème est
leur valeur esthétique considérée comme exceptionnelle. Susan
Sontag pense ainsi que « le triomphe de la volonté et les Dieux du
stade sont sans aucun doute de superbes films »129. On aurait peut-
être tort de se priver de productions artistiques ayant une aussi haute
valeur esthétique. Mais Susan Sontag déplore leur appréciation
formaliste/esthétique actuelle : « l’astuce consiste à écumer ses films
de leur idéologie politique nocive, pour ne leur conserver que leurs
mérites "esthétiques". »130. Sontag écrit également ceci : « La
position adoptée par les défenseurs de Riefenstahl, qui comptent
aujourd’hui parmi eux quelques-unes des voix les plus écoutées de
l’avant-garde cinématographique, consiste à dire que son seul souci
fut la beauté. Et c’est bien évidemment ce que Riefenstahl soutient
depuis quelques années. »131. Il est intéressant de noter que cette
réception formaliste a été encouragée par la réalisatrice elle-même,
qui n’avait pas intérêt à rappeler la fonction principale d’origine de

128
Ibid., p. 128.
129
Susan Sontag, « Fascinant fascisme » (1974), in Sous le signe de Saturne,
Paris, Christian Bourgois, 2013, p. 117-118. Jérôme Bimbenet parle même
d’une « cinéaste révolutionnaire » (Jérôme Bimbenet, Leni Riefenstahl, op.
cit., p. 12). Selon lui, « l’héritage cinématographique de Leni Riefenstahl est
immense. (…) toute l’esthétique médiatique moderne vient de Leni
Riefenstahl. » (Ibid., p. 287). Elle aurait également inspiré nombre de
cinéastes hollywoodiens (comme Steven Spielberg, Paul Verhoeven, Ridley
Scott ou George Lucas)…
130
Susan Sontag, « Fascinant fascisme », art. cit., p. 118.
131
Ibid., p. 105.

64
ses films. Mais cette réception est critiquable non pas seulement
parce qu’on tente de faire oublier la participation de la réalisatrice à
la diffusion des idées nazies, mais également parce que cela nous
empêche de percevoir les « tendances fascisantes parmi
nous » comme le défend Susan Sontag : « La puissance de son œuvre
réside justement dans la continuité de ses idéaux politiques et
esthétiques. L’intéressant est que cela, semble-t-il, fut un jour perçu
avec beaucoup plus de lucidité qu’à présent où l’on soutient que l’on
est attiré par les images de Riefenstahl à cause de la beauté de la
composition. Dégagée d’un contexte historique, une telle façon
d’apprécier ouvre la voie à une acceptation curieusement distraite de
la propagande en faveur de toutes sortes de sentiments destructeurs –
sentiments dont on refuse de prendre au sérieux les
implications. »132. Autrement dit, il est difficile (si ce n’est
impossible) de faire une lecture purement esthétique de l’œuvre de
Riefenstahl, mais de surcroît c’est sans doute un mauvais calcul
politique. Si l’on suit Susan Sontag, on aurait intérêt à regarder ces
films pour mieux comprendre le fascisme ou tout au moins les
tendances fascisantes qui peuvent se perpétuer aujourd’hui. Il
s’agirait alors d’un usage pédagogique, qui consisterait à en
détourner la fonction d’origine pour faire de ce poison artistique un
antidote au fascisme !
Passons au cas des opéras de Wagner, dont la fonction principale
est, en principe, non pas politique mais esthétique. Il me semble que
l’immense valeur esthétique de l’œuvre de Wagner n’est plus à
démontrer, notamment son importance historique (il est avec Liszt
l’un des compositeurs les plus originaux de son temps). Cette très
haute estime portée à l’égard de ce compositeur est cependant
écornée par la réputation d’être un penseur préfasciste et plus
particulièrement antisémite. Et l’amour que lui ont porté certains
hauts représentants de l’État nazi (à commencer par Hitler) n’a rien
fait pour améliorer cette réputation. Qu’en est-il véritablement ?
L’antisémitisme de Wagner est-il un fait bien établi ou une réception
mal-informée ? Le discrédit total de son œuvre pour cette raison
(morale ou politique) est-il justifié ? On a longtemps admis que
l’antisémitisme de Wagner ne faisait aucun doute (notamment dans
certains textes comme « La judéité dans la musique ») mais qu’il
n’apparaissait nulle part dans son œuvre artistique. Pour le
musicologue Jean-Jacques Nattiez, qui a consacré un ouvrage à ce
sujet, l’antisémitisme de Wagner est également évident dans certains

132
Ibid., p. 120.

65
livrets d’opéra de la Tétralogie (notamment le personnage
d’Alberich qui vole l’or) et il trouve même une traduction dans sa
musique133. Dans ce cas, la valeur globale de l’œuvre de Wagner
devrait être revue à la baisse pour ses idées détestables. En principe,
la valeur morale ou politique d’une production artistique dont la
fonction principale est esthétique, ne fait que diminuer sensiblement
sa valeur globale. Nattiez se demande cependant si l’on peut encore
jouer Wagner aujourd’hui et pose la question en particulier de
l’exécution de ses opéras en Israël. En effet, pour beaucoup de
rescapés de la Shoah, la musique de Wagner est associée au
nazisme : « Le problème a été déplacé du contenu même des opéras
vers l’utilisation qui en a été faite, avec des nuances, par Hitler ou
par les sbires du Troisième Reich. »134. Cette réception politique n’a
plus grand-chose à voir avec l’œuvre elle-même, qui est ici
« instrumentalisée comme symbole d’un événement historique »135.
Condamner le contenu moral détestable de l’œuvre est une chose, ne
plus la jouer est tout autre chose… Et c’est pourtant ce qui s’est
passé après la guerre, en Israël, où la musique de Wagner a été
absente des programmes de concert jusqu’en 2001, année durant
laquelle le chef d’orchestre Daniel Barenboïm « brise le tabou
Wagner »136. Remarquons que le scandale provoqué par l’exécution
d’un extrait d’opéra de Wagner était indépendant de la question du
contenu antisémite de l’œuvre, puisqu’il s’agissait de Tristan und
Isold, qui ne fait pas partie des œuvres considérées comme
antisémites par Nattiez. Du reste, pour nombre de critiques de
l’époque, l’antisémitisme des opéras de Wagner n’était pas encore
évident137. C’était donc uniquement parce que Wagner était le
compositeur préféré d’Hitler que son œuvre n’était pas jouée dans ce
pays… Si l’analyse de Nattiez est exacte, la question qui se pose

133
Ainsi Nattiez relève « les traductions musicales de la démarche "typique"
des Juifs », par exemple une « musique boitillante et saccadée » (Jean-Jacques
Nattiez, Wagner Antisémite, Paris, Christian Bourgois, 2015, p. 296). Il note
également « l’usage anormalement aigu de la voix d’Alberich et de Mime » :
« Wagner confie à Mime et à Alberich des mélodies trop aiguës pour leur
registre et il faut leur opposer le style de ce que chanteront Siegmund et
Siegfried. J’accepte volontiers l’idée qu’il s’agit là d’une manière de
confronter musicalement le chant des personnages sémites du Ring à celui des
Allemands. » (Ibid., p. 305).
134
Ibid., p. 546.
135
Ibid., p. 547.
136
Edward Saïd, « Barenboïm brise le tabou Wagner », Le monde
diplomatique, octobre 2001, p. 24-25.
137
Idem.

66
désormais (et pas seulement en Israël) est de savoir si l’œuvre
antisémite de Wagner (le Ring) peut être jouée sans mise en garde
sur son contenu proprement réactionnaire. L’admiration de ses
qualités esthétiques n’empêcherait alors nullement l’expression d’un
profond mépris pour les idées que l’on réprouve moralement, comme
le suggère Jean-Jacques Nattiez : « On peut très bien reconnaître la
grandeur d’un génie musical et s’interroger sur ce que sa musique
pouvait signifier, même s’il y a quelque raison, une fois qu’on le sait,
de le regretter et d’en être écœuré. »138. Notons qu’il n’est nulle part
fait mention dans ces discussions de la valeur politique implicite de
l’œuvre de Wagner. Ainsi, Nattiez n’évoque pas la fonction
sociopolitique de la musique savante (fonction de distinction vis-à-
vis des classes laborieuses) et sa contribution à la reproduction de
l’ordre établi. En conclusion, la valeur politique (explicite mais
également implicite) du Ring est donc négative : elle diminuera
sensiblement la valeur globale de l’œuvre si on la considère comme
secondaire, et plus nettement encore si sa valeur politique implicite
est considérée comme d’égale importance à sa valeur esthétique.

Ce qui est commun à tous les exemples donnés dans cette


partie est leur dimension politique. La partie suivante porte sur
la définition de l’art, une question technique que l’on pourrait
croire réservée aux spécialistes, et plus particulièrement aux
philosophes de l’art. Mais nous verrons que, là également,
l’enjeu proprement politique n’est jamais loin.

138
Jean-Jacques Nattiez, Wagner Antisémite, op.cit., p. 290.

67
Débats autour de la définition de l’« art »

Dernière source importante de désaccords à propos de l’art :


sa définition. À ce sujet, le philosophe Peter Lamarque fait la
remarque suivante : « Il ne s’agit pas simplement de dire, tant il
s’agit d’une chose évidente, que toutes les successions de sons
ne sont pas de la musique, toutes les suites de mots, de la
littérature, toutes les configurations de lignes, des images ou
toutes les formes produites dans des blocs de marbre, des
sculptures. Si toutefois une telle condition ne suffit pas, en vertu
de quoi décide-t-on alors qu’une chose est une œuvre
d’art ? »139. Les réponses apportées par les spécialistes sont très
diverses et il est impossible ici de toutes les évoquer. Je vais me
concentrer sur ce qui me paraît être le plus sujet à discussion, en
particulier le rapport entre définition et évaluation d’une œuvre
d’art.

L’art comme production technique

Pour déterminer l’origine de certains désaccords à propos de


la définition des productions artistiques, il me semble pertinent
de revenir à la très ancienne définition de l’art comme technique
ou habileté. Cette définition, qui remonte au moins à
l’Antiquité, est d’ailleurs toujours en usage aujourd’hui lorsque
l’on parle de « l’art de la médecine », « l’art de la guerre » ou
« l’art de la conversation ». Toute production réalisée grâce à
une technique (ou habileté), toute production technique donc
(mais on pourrait aussi parler d’« artefact »), a une valeur
instrumentale (c’est-à-dire qu’elle peut produire des effets ou
avoir une utilité). Cette valeur peut être positive, nulle ou

139
Peter Lamarque, « Propriétés des œuvres et propriétés des objets », in Jean-
Pierre Cometti, Les définitions de l’art, Bruxelles, La lettre volée, 2004, p. 27.

69
négative (telle technique médicale qui soigne efficacement a
une valeur instrumentale positive, si elle est sans effets sa
valeur est nulle, et si elle rend les patients plus malades encore,
sa valeur est négative)140. En réalité, toutes les productions
humaines ou presque pourraient probablement être considérées
comme de l’art au sens de technique : cette définition est donc
immensément large !
Par ailleurs, dans toutes les sociétés humaines connues, nous
constatons que l’on est souvent attentif à la dimension
esthétique des productions techniques, à leurs qualités formelles
en particulier. Nombre de productions techniques ont des
propriétés esthétiques et donc une valeur esthétique. Ce n’est
peut-être pas le cas lorsqu’on se livre à l’art d’écrire une liste de
courses, à l’art de produire des sons avec son klaxon en voiture,
à l’art de peindre des motifs signalétiques sur les routes, ou à
l’art de produire des images comme une radio médicale… Mais
il faut très peu de choses pour que ces différentes formes d’art
au sens de technique (écriture, production de sons, peinture ou
production d’image) deviennent esthétiques141. Pour certaines
productions techniques, on a été particulièrement attentif à leurs
qualités formelles et leur valeur esthétique peut être considérée
comme haute.
La dimension esthétique des productions humaines a pris
une telle importance à partir du 18e siècle en Europe, qu’elle est
devenue l’objet principal de certaines de ces productions.
Autrement dit, la fonction principale de certaines productions
techniques n’est plus instrumentale mais esthétique. On
apprécie (ou on contemple) ces productions avant tout pour
leurs qualités formelles. C’est le cas de ce que l’on appelle

140
Notons que, si la valeur instrumentale peut être positive, nulle ou négative,
la valeur esthétique peut être nulle ou plus ou moins positive (c’est-à-dire
faible, moyenne ou haute) mais pas négative me semble-t-il.
141
Même les productions dont on peut douter qu’elles aient des propriétés
esthétiques, comme une peinture murale ordinaire, peuvent très facilement
avoir une valeur esthétique : pour le comprendre, il suffit de voir le temps que
l’on consacre au choix de la couleur de la peinture qui va recouvrir le mur
d’une pièce de son logement ! Il serait donc tentant de soutenir que toutes les
productions techniques ont des propriétés esthétiques.

70
« l’art pour l’art » (la peinture abstraite notamment) ou de la
musique « pure » (une symphonie ou un quatuor à cordes).
On peut ainsi opérer une première classification des
productions techniques (cf. tableau 3.1) selon deux variables : la
valeur esthétique (absente, faible ou haute) et la fonction
principale (instrumentale ou esthétique142).

Fonction principale

Instrumentale
Production
technique (klaxon, imagerie médicale, langage
sans propriétés informatique, peinture signalétique)
esthétiques

Instrumentale
Production (culture populaire, artisanat, voiture,
technique téléphone portable)
sans grande valeur
esthétique Esthétique
(dessin d’enfant, sculpture amateur)

Instrumentale
Production (cathédrale, château, messe de Bach,
technique peinture de Michel-Ange)
à haute valeur
esthétique Esthétique
(symphonie, film d’auteur, peinture
moderne, danse contemporaine)

Tableau 3.1: Classification des productions techniques selon leur


fonction principale et leur valeur esthétique

142
On pourrait dire que Fonction esthétique d’une œuvre = être appréciée
pour ses propriétés esthétiques ou procurer une satisfaction par
l’appréciation de ses propriétés esthétiques. Il s’agit en fait, dans notre
discussion sur l’art, d’accorder un statut tout particulier à la fonction
esthétique.

71
Le tableau 3.1 distingue 5 types de productions techniques :
1/ Les productions techniques sans propriétés esthétiques.
Leur(s) fonction(s) est (sont) donc uniquement instrumentale(s).
Elles se distinguent des quatre types suivants qui sont des
productions techniques ayant des propriétés esthétiques, que
l’on pourrait appeler « productions techniques esthétiques ».
2/ Les productions techniques ayant une valeur esthétique
qui n’est pas considérée comme spécialement grande et dont la
fonction principale est instrumentale. Les exemples de
productions de ce type sont innombrables. L’art populaire (et,
depuis le 20e siècle, l’art de masse qui en est issu), dans
l’écrasante majorité des cas, est « fonctionnel » (sa fonction est
souvent festive). On peut également classer dans cette catégorie
l’artisanat, c’est-à-dire tout objet utilitaire (le mobilier
notamment) dont les qualités esthétiques ne sont pas
spécialement remarquées (même si elles ne sont pas absentes).
3/ Les productions techniques ayant une valeur esthétique
non considérée comme spécialement grande et dont la fonction
principale est esthétique. Il s’agit de toutes les formes de
productions « artistiques » dont les qualités esthétiques sont
considérées comme faibles. Le cas le plus typique est le dessin
d’enfant.
4/ Les productions techniques dont on pense qu’elles ont une
haute valeur esthétique et dont la fonction principale est
instrumentale. Cette catégorie regroupe pratiquement tout l’art
savant européen jusqu’au 18e siècle, en particulier l’art
religieux.
5/ Les productions techniques dont on pense qu’elles ont une
haute valeur esthétique et dont la fonction principale est
esthétique. C’est ce que l’on regroupe sous la bannière de « l’art
pour l’art », comme la musique instrumentale « pure », la danse
contemporaine ou les arts plastiques qui intéressent en premier
lieu pour leurs qualités formelles.

Une remarque importante à propos de ce tableau : bien des


exemples, voire tous, sont sujets à discussion. Ainsi, on pourrait
être attristé de trouver (toute) la culture populaire dans la
catégorie « productions techniques sans grande valeur
esthétique ». Il ne s’agit pas ici de prendre position sur la valeur

72
esthétique de telle ou telle production, mais simplement de
proposer une classification.

Dans cette classification, je ne tiens pas compte de la


distinction entre pratique artistique (comme l’improvisation),
c’est-à-dire une production qui n’est pas fixée (oralement, sur
papier ou par un enregistrement audio ou vidéo), et produit
artistique (ou « œuvre »), c’est-à-dire une production dont les
propriétés sont fixées (à l’oral ou sur support), cf. tableau 3.2143.

Pratique Produit
(« Œuvre »)

Production technique klaxon, sirène, enregistrement de


morse, toquer à bruitages
sans propriétés
la porte
esthétiques

Production technique exercice sur un comptine, sonnerie


instrument militaire, chanson
à faible valeur
(gamme), populaire
esthétique
improvisation
simple

Production technique improvisation symphonie, quatuor


de jazz, musique à cordes, sonate
à haute valeur
aléatoire (Cage) pour piano
esthétique

« chef d’œuvre » --- symphonie de


Beethoven

Tableau 3.2 : Classification des productions techniques (sonores)


selon leur mode d’existence et leur valeur esthétique

143
Autrement dit, l’art au sens de technique est une pratique, la production de
cette pratique est une production technique, mais certaines productions
techniques sont encore des pratiques tandis que d’autres sont des produits.

73
Le tableau 3.2 distingue 6 types de productions techniques :
1/ Les productions techniques sans propriétés esthétiques
qui sont des pratiques ; dans le domaine de la production de
sons, nous nous livrons à ce type de pratique quotidiennement
lorsque l’on frappe à une porte ou l’on klaxonne en voiture.
2/ Les productions techniques sans propriétés esthétiques
qui sont des produits. Je pense ici aux enregistrements de sons
non musicaux comme les bruitages que l’on utilise au cinéma.
3/ Les productions techniques ayant une valeur esthétique
plutôt faible et qui sont des pratiques. Tout apprenti musicien
qui fait ses gammes ou débute l’improvisation se livre à ce type
de pratique.
4/ Les productions techniques ayant une valeur esthétique
plutôt faible et qui sont des produits. On peut faire entrer ici
pratiquement tout l’art populaire dont les propriétés sont fixées,
comme les chansons (transmises oralement de génération en
génération, notées sur papier musique ou enregistrées).
5/ Les productions techniques ayant une haute valeur
esthétique et qui sont des pratiques. Ce sont les productions qui
ne cherchent pas à fixer leurs propriétés, comme
l’improvisation (jazz) ou la composition aléatoire (John Cage),
mais dont on reconnaît la haute valeur esthétique.
6/ Les productions techniques ayant une haute valeur
esthétique et qui sont des produits. Il s’agit ici de l’art savant
dont les propriétés sont fixées (par écrit ou grâce à un
enregistrement). J’ai ajouté la sous-catégorie « chef-d’œuvre »
qui ne concerne pas les pratiques artistiques (par définition) et
qui est réservée aux œuvres retenues par les historiens de l’art.

Notons qu’il y a aussi des productions qui sont à la fois une


pratique et un produit. Par exemple ce que l’on appelle une
« œuvre ouverte » (comme la Troisième sonate de Pierre
Boulez) : il y a des éléments fixés (notés sur partition) mais
l’ordre de succession des éléments est laissé à la libre décision
de l’interprète (la forme varie donc en principe à chaque
exécution de l’œuvre). On peut aussi penser aux improvisations
enregistrées (et pouvant donc être reproduites), qui peuvent
acquérir ainsi le statut de produit ou « d’œuvre ». À ma
connaissance, les productions de ce type sont plutôt l’exception.

74
Définitions de l’art controversées

Depuis la Renaissance (et tout spécialement le 16e siècle),


émerge en Europe un monde de l’art, qui devient relativement
autonome (vis-à-vis notamment des pouvoirs politique et
religieux) aux 18e-19e siècles. Il est le produit d’un double
processus multiséculaire au sein de notre société : celui d’une
différenciation et d’une hiérarchisation des activités. Autrement
dit, les individus se spécialisent dans des activités plus ou moins
valorisées. Et autour de chaque activité (surtout les activités les
plus prestigieuses) a émergé un monde social, rassemblant tous
ceux qui sont chargés de la réalisation de cette activité, de la
formation des spécialistes, de la diffusion des produits de leur
travail, etc. Ainsi, le monde de l’art regroupe les « artistes »,
individus spécialisés dans la production d’œuvres d’art, mais
également les enseignants des écoles des beaux-arts ou des
conservatoires, les critiques d’art, et tous ceux qui travaillent
dans les institutions spécialisées dans la diffusion des
productions artistiques (musées, opéras, salles de concert, etc.).
L’art n’est pas seulement une activité spécifique qui a ses
institutions propres, c’est également une activité valorisée que
l’on distingue des activités, pourtant très proches, mais moins
bien considérées, que sont l’artisanat et la culture populaire : on
oppose dès lors « l’artiste » à « l’artisan », l’Art (avec un grand
A) à l’artisanat (avec un tout petit a). Autrement dit, « l’art » est
désormais une activité à la fois spécifique et hautement
valorisée. Le terme lui-même prend un sens nouveau, qui n’est
plus celui d’habileté ou de technique, mais de production
technique à haute valeur esthétique (désignant ainsi les « beaux-
arts »). Par ailleurs, l’intérêt croissant porté aux qualités
formelles des œuvres et l’apparition de nouvelles formes d’art
« pur » (comme la musique « pure ») s’accompagnent de la
production de nouvelles théories de l’art, que l’on peut appeler
« formalistes », qui considèrent l’art comme une production
dont la fonction principale (voire exclusive) est esthétique144.

144
Jean-Marie Schaeffer défend que, déjà dans l’Antiquité, on produisait de
l’art dont la fonction principale est esthétique (Jean-Marie Schaeffer, Adieu à
l’esthétique, Paris, Mimésis, 2016, p. 61). Cette thèse est discutable : on

75
Au final, trois (types de) définitions de l’art (dont je donne une
version très simplifiée dans le tableau 3.3) sont couramment en
usage aujourd’hui : les définitions technique, évaluative et
formaliste145.

Définition technique L’art est une technique ou une


habileté

Définition évaluative L’art (ou une « œuvre d’art ») est


une production technique à haute
valeur esthétique

Définition formaliste L’art (ou une « œuvre d’art ») est


une production technique dont la
fonction principale est esthétique

Tableau 3.3 : Définitions courantes de l’art

Voici deux exemples relativement récents de définition


évaluative de l’art (ou plus précisément d’une « œuvre d’art ») :
-Selon Theodore Gracyk, « les artefacts esthétiquement
riches depuis un passé lointain ont toujours été classés comme
de l’art »146.
-Pour Theodore Adorno, « le concept d’œuvre d’art implique
celui de réussite » et « les œuvres non réussies ne sont pas des
œuvres d’art »147.

pourrait penser que l’on accorde à cette époque une importance croissante à la
valeur esthétique de certaines formes d’art dont la fonction principale reste
utilitaire (religieuse notamment). De plus, à la Renaissance et surtout à partir
des 18e et 19e siècles, on ne défend pas seulement que la fonction esthétique
est la fonction principale de l’art mais qu’elle peut être sa fonction exclusive.
145
Notons que les définitions évaluative et formaliste ne sont pas
incompatibles entre elles. Certains commentateurs adoptent les deux en
parlant « d’œuvres d’art » à propos des productions dont la fonction principale
est esthétique (quelle que soit leur valeur esthétique) et de celles dont les
qualités esthétiques sont remarquables (même si leur valeur principale n’est
pas la valeur esthétique)… En fait, dans les deux types de définitions, on
accorde une place centrale à la valeur esthétique (soit haute, soit principale).
146
Theodore Gracyk, The Philosophy of Art. An Introduction, Malden, Polity
Press, 2016, p. 123.

76
Deux exemples également de définition formaliste de l’art :
-Pour Roger Scruton : « Les œuvres d’art (…) ont une
fonction dominante. Ce sont des objets dont l’intérêt est
esthétique (they are objects of aesthetic interest). »148.
-Pour Kathryn Coe, il faut trois conditions pour qu’un objet
appartienne à la catégorie « arts visuels » : ce doit être une
production humaine, qui fait usage de lignes et couleurs, d’un
pattern et/ou d’une forme, et n’a pas d’autre fonction que de
retenir l’attention (« no function other than to attract
attention »)149.

En réalité, les définitions évaluative et formaliste ne sont pas


sans poser problème.
La définition évaluative pose (au moins) les deux problèmes
suivants : 1/ elle semble arbitraire car elle repose sur le
jugement des experts (qui décident seuls de ce qui a une haute
valeur esthétique et donc de ce qui relève de l’art150) ; 2/ elle
exclut la culture populaire et les arts premiers (dont la valeur
esthétique peut être considérée comme faible), ce qui l’expose à
l’accusation d’élitisme et d’ethnocentrisme151.
La définition formaliste de l’art pose également (au moins)
deux problèmes : 1/ elle exclut les objets à haute valeur
esthétique mais « fonctionnels » comme l’art savant religieux (à
l’exemple de la peinture de Michel-Ange) ; 2/ elle inclut en
principe des objets à faible valeur esthétique que personne ou
presque ne considère aujourd’hui comme de l’art (à l’exemple
d’un dessin d’enfant).

147
Theodore Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974, p. 196,
cité in Roger Pouivet, Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, Paris, Vrin, 2012, p.
13. Notons que par « réussite » on peut entendre ici une valeur esthétique
haute mais également une haute valeur artistique (comprenant donc d’autres
valeurs que la seule valeur esthétique).
148
Roger Scruton, Beauty. A Very Short Introduction, Oxford, Oxford
University Press, 2011, p. 83.
149
Stephen Davies, The Artful Species, op. cit., p. 28.
150
Mais un expert dirait qu’il ne décide pas de ce qui a une valeur esthétique,
il ne fait que le constater…
151
Nous verrons plus loin que cette définition (comme la définition
formaliste) exclut possiblement une partie de l’art contemporain, l’art
conceptuel, dont on peut penser qu’il est dépourvu de propriétés esthétiques.

77
L’art premier/préhistorique, est-ce bien de « l’art » ?

Nous allons discuter ici de deux sortes de productions


techniques esthétiques dont la fonction principale est
instrumentale : l’art premier (celui des sociétés dites primitives) et
l’art préhistorique (peintures murales des grottes de Lascaux ou de
Chauvet notamment). Pour Michel Onfray, les peintures des grottes
de Lascaux sont des « signes religieux » mais pas des « signes
esthétiques » ; il ne s’agit pas d’« art » selon lui152. Cette vision des
choses n’est pas partagée par Eric Fromm : « il y a plus de 30 000
ans déjà, l’homme a développé l’activité artistique. À ce propos, on
dit volontiers qu’elle servait uniquement à des buts magiques.
Pensez aux peintures rupestres avec les merveilleuses images
d’animaux aux mouvements si gracieux. Ils tirent leur origine du
fait que les hommes pensaient, grâce à ces dessins, s’assurer une
chasse plus fructueuse. Admettons-le. Mais avons-nous pour autant
expliqué la beauté ? Les buts magiques ne requéraient pas une
peinture et une ornementation des grottes et des vases d’une si
grande qualité artistique ; cette beauté qu’aujourd’hui encore nous
percevons pour notre plaisir était un ajout gratuit. »153. Autrement
dit, pour Fromm, non seulement les peintures préhistoriques ont des
propriétés esthétiques mais elles ont également une haute valeur
esthétique, ce qui permet de parler sans hésiter d’art (ou « d’activité
artistique »).
Qu’en est-il de « l’art primitif », c’est-à-dire des productions
techniques esthétiques que l’on trouve dans les sociétés dites
primitives ? Prenons l’exemple d’un masque africain, dont la
fonction principale d’origine est de dissimuler le visage d’un
homme (généralement dans le cadre d’une pratique rituelle), et dont
les qualités esthétiques retiennent l’attention de nombre d’amateurs
d’art (en Europe notamment). S’agit-il d’une « œuvre d’art » ? Si ce
n’est pas déjà le cas lorsqu’il est fabriqué et utilisé dans sa société
d’origine, le devient-il lorsqu’il est exposé dans un musée ? Pour
Roger Pouivet, « sous certaines conditions, ce qui n’a pas été pensé
comme chose d’une certaine sorte peut le devenir. Les masques
africains ne sont-ils pas "devenus" des œuvres d’art ? »154. On

152
Michel Onfray, conférence intitulée « Faut-il brûler l’art contemporain ? »,
Cannes, 2011 [en ligne].
153
Erich Fromm, Aimer la vie, Paris, Desclée de Brouwer, 1988, p. 63.
154
Roger Pouivet, Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, op. cit., p. 16. Mais le
philosophe ajoute en note : « Nous sommes cependant tentés de penser qu’ils
[les masques africains] étaient déjà des œuvres d’art, même si cela n’aurait

78
pourrait imaginer qu’un voleur utilisant un masque africain pour
dérober des objets exposés dans le même musée nous rappellerait
que l’objet en question n’a nullement perdu sa propriété (ou
fonction) la plus essentielle (qui le définit en tant que « masque »),
à savoir dissimuler le visage d’un homme (même s’il n’est pas
utilisé ici pour un rituel mais pour un cambriolage). Il s’agit bien du
même objet mais utilisé différemment : un masque africain est une
production technique esthétique dont la fonction principale est
instrumentale, et l’exposer dans un musée en est un usage sélectif
(la mise en valeur de ses seules propriétés esthétiques). Mais il n’y
a aucune raison de ne pas considérer ce masque (exposé dans un
musée ou utilisé dans son contexte d’origine) comme une « œuvre
d’art » si on adhère à une définition évaluative de l’art et l’on pense
que sa valeur esthétique est remarquable155.
Pour terminer cette brève discussion sur l’art
préhistorique/primitif, j’aimerais évoquer un argument utilisé pour
dire que ce n’est pas vraiment de « l’art » : comme il est contestable
de parler « d’artiste » dans le contexte d’une société
préhistorique/primitive, s’il n’y a pas « d’artiste » il n’y a pas non
plus « d’art ». Il est vrai que les sociologues (de Durkheim à
Bourdieu) ont bien identifié le processus de différenciation, qui
distingue les sociétés dites primitives (indifférenciées) des sociétés
étatiques où l’on constate une spécialisation des tâches156. Mais ce
n’est pas parce qu’une activité fait l’objet dans nos sociétés d’une
spécialisation qu’elle n’existait pas auparavant. Prenons un exemple
simple : s’il est vrai qu’il y a aujourd’hui des « cuisiniers » de
profession, il est tout aussi vrai que l’activité consistant à préparer
un repas est universelle ; autrement dit, la cuisine (l’activité) peut
exister même lorsqu’il n’y a pas de « cuisiniers » (que l’on trouve

pas grand sens de dire qu’un sculpteur africain traditionnel avait l’intention de
faire une œuvre d’art. ».
155
Au même titre que les objets liturgiques de la messe catholique (bénitier,
chandelier, calice, etc.) que l’on est en droit de trouver jolis. En revanche, si
l’on adhère à la définition formaliste, alors tout objet liturgique (aussi beau
soit-il) ne peut être considéré (dans le cadre d’un rituel ou dans un musée)
comme une « œuvre d’art ».
156
« L’état primitif d’indivision se caractérise par le fait que les diverses
fonctions (la religion, le droit, l’art, etc.) sont déjà là, mais "à l’état de
confusion" : la vie religieuse, par exemple, mêle le rite, la morale, le droit,
l’art, et même une science commençante. L’évolution va de cet état primitif
d’indivision à ce qu’il [Durkheim] appelle la séparation progressive de toutes
ces fonctions diverses et pourtant primitivement confondues (…). » (Pierre
Bourdieu, Sociologie générale. Volume 2, op. cit., p. 1004).

79
uniquement dans les sociétés différenciées). C’est la même chose
pour l’art me semble-t-il. En conséquence, si l’on a sans doute tort
d’utiliser le terme « artiste » pour désigner celui qui produit des
objets ayant des propriétés esthétiques notables (dont la valeur
esthétique est parfois considérée comme haute) dans les sociétés
indifférenciées157, pourquoi ne pourrions-nous pas considérer cette
activité (développer les qualités esthétiques d’une production
technique) comme un « art » ?

Depuis le 20e siècle, les définitions évaluative et formaliste


sont mises en question (par des philosophes158 ou des artistes).
Je vais me concentrer sur la critique d’une définition évaluative
de l’art, définition qui est celle du sens commun aujourd’hui159.
À ce propos, Roger Pouivet nous dit de « nous méfier de la
fâcheuse tendance à utiliser le concept d’œuvre d’art en termes
d’évaluation »160. Il écrit également ceci : « Dans une définition
évaluative, on renonce à la distinction entre classement et
évaluation. Un classement sépare des collections spécifiques
d’entités. Par exemple, dans une pièce, on peut distinguer des
tables, des chaises, des fauteuils, des lampes, etc. (…). En
revanche, une évaluation suppose généralement un classement
préalable. Pour être un meilleur X, il convient déjà d’en être un.
Une définition évaluative a ce défaut d’exclure de l’ensemble
des œuvres d’art des entités, du seul fait qu’elles ne satisfont
pas à une certaine exigence, qui, paradoxalement, supposerait
pourtant qu’elles soient des œuvres d’art. »161. Pouivet critique
les philosophes comme Theodore Adorno qui ne distinguent pas
le « descriptif et l’évaluatif » et soutiennent des théories qui ont
pour objet de « sacraliser l’Art en ancrant l’usage du terme dans
un champ valorisé et valorisant »162. Il pose la question

157
Ou alors il faudrait élargir le sens du mot « artiste » à tout individu
pratiquant un art, sans qu’il soit nécessairement spécialisé dans cette pratique.
158
Certains philosophes pensent même qu’il faut abandonner le projet de
définir l’art…
159
Pour une critique des théories formalistes de l’art, cf. les ouvrages de Noël
Carroll (Philosophy of Art) et Stephen Davies (The Philosophy of Art).
160
Roger Pouivet, Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, op. cit., p. 65.
161
Ibid., p. 12-13.
162
Ibid., p. 12.

80
suivante : « Pourquoi la valeur, artistique ou esthétique, d’une
œuvre déterminerait-elle son identité ? »163.
Pouivet et d’autres philosophes critiques à l’égard de la
définition évaluative de l’art proposent différentes définitions
axiologiquement neutres. On peut retenir en particulier la
définition fonctionnelle de l’art (ou de l’œuvre d’art), qui trouve
son origine dans les travaux du philosophe Nelson Goodman
qui, au lieu de se poser la question « Qu’est-ce que l’art ? »,
préfère se demander « Quand y a-t-il art ? »164. La philosophe
Julia Beauquel applique cette manière de penser à la danse :
« Plutôt que de chercher à définir la danse au moyen de critères
spécifiques, intrinsèques ou extrinsèques, en fonction desquels
des œuvres appartiennent ou non à cet art, peut-être est-il plus
enrichissant d’analyser les modes de fonctionnement du
mouvement et de défendre qu’il peut parfois fonctionner
esthétiquement comme de la danse, et parfois non. »165. Pouivet
s’inspire également de l’idée de Goodman pour proposer la
définition suivante : « une œuvre d’art est un artefact dont le
fonctionnement esthétique détermine la nature spécifique. »166.
Cette définition a l’avantage d’inclure les productions
techniques dont la fonction principale n’est pas esthétique (l’art
dit « fonctionnel », comme l’art premier) ou la valeur esthétique

163
Roger Pouivet, L’art et le désir de Dieu. Une enquête philosophique,
Rennes, PUR, 2017, p. 50.
164
Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » [1977], in Nelson Goodman,
Manières de faire des mondes, Folio « essais », 2006, p. 87-105.
165
Julia Beauquel, Esthétique de la danse. Le danseur, le réel et l’expression,
Rennes, PUR, 2015, p. 95.
166
Roger Pouivet, L’ontologie de l’œuvre d’art, Paris, Vrin, 2010, p. 27. On
pourrait penser que « fonctionner esthétiquement » signifie simplement
posséder des propriétés esthétiques, ce que l’on pourrait comprendre en lisant
« qu’une œuvre d’art est un artefact fonctionnant esthétiquement parce qu’il
possède des propriétés esthétiques » (Roger Pouivet, L’art et le désir de Dieu,
op. cit.,p. 26). Mais Pouivet précise que les œuvres d’art sont des artefacts qui
ont des propriétés signifiantes. Cela élimine un grand nombre de productions
techniques ayant des propriétés esthétiques mais dépourvues de propriétés
signifiantes, comme les belles voitures : « L’œuvre d’art signifie ou veut dire
quelque chose. Une table ou une voiture ont une fonction, mais ne signifient
pas, à la différence d’un tableau ou d’un roman. Les œuvres d’art sont ainsi
des artefacts possédant des propriétés symboliques (signifiantes)
esthétiques. » (Ibid., p. 64).

81
n’est pas considérée comme haute (l’art de masse notamment).
En revanche, il n’est pas certain qu’elle inclut toutes les
productions d’art contemporain, en particulier celles de Marcel
Duchamp ou l’art conceptuel (dont on peut douter qu’elles aient
des propriétés esthétiques, cf. encadré suivant). Ces productions
ont particulièrement retenu l’attention des philosophes qui ont
proposé une définition institutionnelle de l’art, à l’instar de
George Dickie, pour qui, « une œuvre d’art est un artefact d’une
certaine sorte, créé pour être présenté devant un public du
monde de l’art »167. Ainsi, tout objet exposé dans une galerie
d’art ou un musée est de ce fait considéré comme de l’art (et
plus précisément une « œuvre d’art »). Cela résout le problème
de l’art contemporain le plus radical (reconnu par le monde de
l’art), cependant, cela pose problème168 pour l’art produit dans
un contexte où n’existe pas un « monde de l’art » (comme l’art
des sociétés dites primitives).

L’art de philosopher sur l’art, de Duchamp à l’art conceptuel

Les philosophes qui tentent de définir l’art, et plus exactement


une « œuvre d’art », sont très perplexes lorsqu’ils se penchent sur
certaines productions d’art contemporain comme celles de Marcel
Duchamp (en particulier Fontaine, simple urinoir signé par l’artiste
sous un pseudonyme, 1917) ou l’art conceptuel (qui s’inscrit, à
partir des années 1960, dans la continuité de l’œuvre de Duchamp).
Les productions de ce type sont en quelque sorte des performances
(ou des pratiques) visant à susciter diverses interrogations,
notamment sur les notions traditionnellement admises dans le
monde de l’art (celles d’« œuvre d’art » et d’« artiste » en premier
lieu). On peut alors définir l’art conceptuel (ou Fontaine de
Duchamp) comme l’art de produire des idées/réflexions
(notamment sur l’activité artistique) dans le monde de l’art169.
Certains philosophes pensent qu’il ne s’agit pas d’« art » à

167
George Dickie, « The Institutional Theory of Art », in Noël Carroll,
Theories of Art Today, Madison, University of Wisconsin Press, 2000, p. 99.
168
Pour une critique de la définition institutionnelle, cf. Stephen Davies,
Definitions of Art, New York, Cornell University Press, 1991, p. 78-114.
169
La valeur principale de ce type de productions est sa valeur cognitive, ce
qui explique sans doute pourquoi, lorsque nous les apprécions, nous disons
plus facilement que « c’est intéressant » plutôt que « c’est beau ».

82
proprement parler. L’une des raisons évoquées est que ces
productions ne possèdent aucune propriété esthétique170, l’une des
conditions pour être considérées comme de l’« art » pour nombre
de philosophes. Qu’en est-il véritablement ? On peut penser que les
productions artistiques dont il est question ont au moins les
propriétés esthétiques des objets utilisés (comme les ready-made de
Duchamp171) ou reproduits (comme les Boîtes Brillo de Warhol,
1964). Mais on pourrait objecter que ce qui caractérise les
productions de Duchamp et ses confrères, ce ne sont pas les objets
utilisés ou reproduits eux-mêmes, mais les réflexions reposant sur
l’introduction de tels objets dans le monde de l’art. Et les idées ou
réflexions possèdent-elles des propriétés esthétiques ? On est en
droit d’en douter172. Les philosophes ne pouvant concevoir une
production artistique sans propriétés esthétiques ont alors raison de
penser que ce n’est pas de « l’art ». Toutefois, si l’on retient la
définition technique du terme « art », il n’y a aucune difficulté
particulière à considérer la production de Duchamp ou l’art
conceptuel (avec ou sans propriétés esthétiques) comme une forme
d’art au sens de production technique. Dans cette perspective, on
peut conclure que l’on trouve aujourd’hui dans les musées
différentes sortes de productions techniques : certaines sont des
productions proches de la philosophie de l’art, possiblement sans
propriétés esthétiques (leur valeur est donc principalement voire
exclusivement instrumentale), tandis que d’autres sont (plus
traditionnellement) des productions techniques esthétiques dont la
valeur esthétique est considérée comme haute173.

170
D’ailleurs pour Arthur Danto, l’œuvre de Duchamp « est dense sur le plan
philosophique – notamment son rejet de la beauté qui, depuis des siècles, était
considérée comme inhérente au concept d’art. (…) En vérité, la contribution
de Duchamp, c’était d’avoir créé une œuvre d’art dépourvue d’esthétique. »
(Arthur Danto, Ce qu’est l’art, op. cit., p. 41).
171
On pourrait d’ailleurs parler à propos des ready-made d’usage créatif de
productions techniques existantes.
172
Il est vrai que l’on peut parler d’une « belle idée », mais cela signifie
certainement une idée juste ou bonne, et c’est sa formulation qui peut être
belle ou élégante, pas l’idée elle-même, me semble-t-il. On pourrait également
considérer une idée comme étant « originale », et l’originalité est le premier
critère du jugement dans l’art contemporain, mais dans ce cas il semble que ce
sont non pas des propriétés esthétiques qui sont originales mais des propriétés
sémantiques (dont l’intérêt est cognitif).
173
En d’autres termes, les premières sont des pratiques et non des produits (ce
qui est cohérent avec le rejet par certains artistes contemporains de la notion
« d’œuvre »), tandis que les secondes sont des « œuvres d’art » (pour les

83
Les définitions axiologiquement neutres n’ont visiblement
pas convaincu tous les tenants d’une définition évaluative de
l’art, en particulier Rainer Rochlitz qui affirme ceci : « Si la
notion d’œuvre d’art était indépendante de tout jugement de
valeur, tout homme, dès lors qu’il exercerait une activité d’une
manière ou d’une autre susceptible d’être classée comme
artistique (faire un dessin, écrire un poème, modeler ou tailler
un objet, etc.), non seulement créerait une œuvre au plein sens
du terme, mais encore deviendrait du même coup artiste. »174. Il
critique la position qui consiste à donner une définition la plus
large possible aux notions d’art et d’artiste, et préfère une
définition évaluative de l’œuvre d’art : « En proposant une
définition technique et intentionnelle de son activité et par son
extension à des activités jusqu’ici exclues de l’histoire des arts,
il [l’empiriste] souhaite banaliser le concept d’artiste,
traditionnellement investi par les conceptions romantiques du
génie. (…) Or, plus clairement que le concept d’art, qui peut
sembler neutre, ou celui d’œuvre d’art, plus litigieux, le concept
d’artiste suggère que l’artistique n’est pas une notion
axiologiquement neutre. »175. Cette définition est celle du sens
commun aujourd’hui : « Dans la société, on n’appelle pas non
plus artiste toute personne qui, à l’occasion, produit un objet ou
un texte destiné à plaire. Si tout artefact caractérisé par son
intention de plaire et par son genre était automatiquement une
œuvre d’art, tout le monde ferait de l’art comme M. Jourdain
fait de la prose. »176. Rochlitz ajoute ceci : « Le fait d’être
"reconnu comme" artiste permet d’opérer une distinction entre
exercices d’amateurs et œuvres d’auteurs aux compétences
avérées. »177.
Comme je l’ai rappelé très brièvement plus haut, le mot
« artiste » apparaît avec la spécialisation et la valorisation de
l’activité artistique. Il s’agit d’un titre honorifique que l’on ne

tenants d’une définition évaluative de l’art) ou des « œuvres d’art à haute


valeur esthétique » (pour les tenants d’une définition fonctionnelle de l’art).
174
Rainer Rochlitz, L’art au banc d’essai. Esthétique et critique, Paris,
Gallimard, 1998, p. 43.
175
Ibid., p. 44.
176
Ibid., p. 44-45.
177
Ibid., p. 46.

84
décerne pas à n’importe qui. Comme le rappelle le sociologue
Jean-Marc Leveratto : « L’attribution à un individu des qualités
caractéristiques d’un artiste représente aujourd’hui un enjeu
économique et social important. Être reconnu comme un artiste
ouvre, par exemple, à l’individu qui bénéficie de cette
reconnaissance, la possibilité de recevoir des subventions
publiques, de faire une carrière professionnelle, de bénéficier
d’une protection sociale particulière. »178. On comprend que les
batailles à propos de la définition de l’art ne sont pas anodines :
il s’agit d’inclure ou d’exclure certains objets du domaine de
« l’art » et d’accorder ou non le statut hautement valorisé
« d’artiste » à certains producteurs culturels. Cette question de
définition est aussi une question sociale (ou politique).

178
Jean-Marc Leveratto, La mesure de l’art, sociologie de la qualité
artistique, Paris, La dispute, 2000, p. 333.

85
Conclusion

Le philosophe Alain a soutenu l’idée suivante : « On dit bien


qu’il ne faut pas disputer des goûts, et cela est vrai si l’un
préfère une rose et l’autre un cheval ; mais sur ce qu’est une
belle rose ou un beau cheval, on peut disputer parce que l’on
peut s’accorder. »179. Il semble particulièrement optimiste quant
à la possibilité de s’accorder sur un jugement esthétique. On est
en droit d’en douter en ce qui concerne la nature et plus encore
à propos de l’art. Les obstacles qui se présentent à nous pour
s’entendre à ce sujet sont assez redoutables.

Nous avons retenu les difficultés suivantes180 :


-Lorsque l’on cherche à établir la valeur politique d’une
production artistique, il ne va pas toujours de soi de saisir si son
contenu politique est plutôt conservateur ou progressiste.
Ensuite, on oublie facilement de tenir compte de sa valeur
politique implicite (fonction sociopolitique de l’œuvre). Enfin,
il est difficile d’établir la valeur politique globale d’une œuvre
dans le cas où sa valeur politique explicite est positive et sa
valeur politique implicite négative. C’est tout le problème des
œuvres d’art de masse ou savantes « engagées »…
-Si l’on souhaite évaluer une production artistique pour ce
pour quoi elle est faite (évaluation attendue), on se demandera

179
Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Folio essais [Gallimard], 1928, p. 201.
180
Je rappelle que j’ai volontairement laissé de côté tout ce qui est lié à la
subjectivité d’une évaluation : une évaluation peut éventuellement être
déterminée par le parcours singulier de chaque individu et le relatif hasard
des découvertes artistiques ; on a les goûts de son milieu social, mais les
différences individuelles de goût sont réelles (par exemple, dans la musique
classique, certains préfèrent le piano, d’autres la voix, certains le style baroque
d’autres le style romantique, etc.) ; une œuvre peut aussi être attachée à un
souvenir personnel (on aime les chansons que nos parents nous chantaient
enfant par exemple).

87
si l’œuvre remplit bien sa fonction principale, ses valeurs
secondaires modifiant sensiblement (à la hausse ou à la baisse)
son évaluation globale. Nul accord n’est possible entre deux
récepteurs qui évaluent l’œuvre de façon attendue pour l’un,
inattendue pour l’autre.
-Les usages inattendus d’une production artistique peuvent
parfois provoquer des conflits, en particulier lorsque
l’appréciation est mal-informée, ou lorsque les récepteurs ne
s’intéressent qu’à la valeur esthétique ou politique de l’œuvre.
Dans quelle mesure (ou dans quels cas) devrait-on respecter les
attentes du producteur ? Se pose ici une question éthique (ou
politique) que je laisse ouverte.
-Enfin, il semble difficile de s’accorder sur une définition de
l’art. Suivant celle qui est adoptée, on inclut ou exclut certaines
productions artistiques, en particulier les productions
populaires, primitives ou préhistoriques, et certaines formes
d’art contemporain (celles de Duchamp ou l’art conceptuel). On
comprend ici que cette question de définition est également une
question sociale (enjeux socio-économiques liés au statut
d’artiste notamment) dont on voit mal comment elle pourrait
être tranchée uniquement par les philosophes de l’art…

En explicitant le plus clairement possible les origines de


certains malentendus ou désaccords, on pourrait peut-être
contribuer à les dissiper ou les résoudre. Comme l’écrit très
justement Steven Lukes (à propos des normes morales) :
« certains désaccords peuvent parfois être résolus par une
simple clarification des normes, et dans certains cas les conflits
ne sont dus qu’à des disputes sur les faits ou à des erreurs
logiques »181. Mais il ne faut pas surestimer ce qu’une
discussion rationnelle pourrait apporter à cet égard. En effet, les
intérêts (socio-économiques notamment) qui motivent certaines
prises de position sont certainement trop importants pour que
l’on y renonce par une simple discussion rationnelle. Il y a donc
de fortes chances pour que ces désaccords ou malentendus aient
de beaux jours devant eux…

181
Steven Lukes, Le relativisme moral, Genève, Markus Haller, 2015, p.52.

88
Annexes

Annexe 1 : Les critères du jugement politique

Lorsque l’on souhaite établir la valeur politique d’une


production artistique (c’est-à-dire sa contribution positive ou
négative à l’organisation plus juste ou plus vivable de la
société), quels critères sont retenus ? Il semblerait que quelques
principes moraux simples orientent le jugement politique182. Je
ne serai pas très original (en France en tout cas), en retenant les
trois principes élémentaires de la politique que sont la fraternité
(ou solidarité), l’égalité et la liberté183. Si l’on voulait même
identifier ce qui les unit tous, on pourrait les réduire à un ultime
principe moral qui pourrait être celui énoncé (dans La liberté)
par John Stuart Mill : « Ne pas (laisser) faire de mal/tort à
autrui »184. Il doit être compris à la fois comme l’interdiction
d’actes négatifs (comme le meurtre) et l’obligation d’actes
positifs (comme porter secours à une personne en détresse).
Chacun des trois principes élémentaires de la politique
(fraternité, égalité et liberté) peut être ainsi réduit à des

182
Yvon Quiniou met bien en évidence le lien entre morale et politique :
« parce qu’elle touche à nos rapports avec autrui, la morale débouche, de
droit, sur la politique, à savoir sur la détermination des conditions non
seulement politiques (au sens étroit du terme qui vise les institutions), mais
sociales et économiques d’un "vivre ensemble" juste. » (Yvon Quiniou,
Nouvelles études matérialistes sur la morale, Paris, Kimé, 2018, p. 18-19).
183
Précisons que ces critères/principes permettent de justifier nos jugements
politiques, mais ils n’expliquent nullement nos actions (pourquoi nous nous
impliquons dans telle activité politique notamment).
184
« La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de
force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. » (John
Stuart Mill, De la liberté, Independently Published, 2017 [1859]). On trouve
déjà ce principe dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de
1789, article 4, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à
autrui ».

89
déclinaisons particulières du principe énoncé par Mill qu’il
applique à la seule liberté (cf. Tableau 4.1).
La question que l’on pourrait se poser à ce stade de la
discussion est la suivante : qu’est-ce qui justifie le choix de ces
critères moraux/politiques ? On décrète ces principes universels
ou universellement applicables à l’humanité toute entière, mais
de quel droit ? Que répondre à l’accusation d’ethnocentrisme
(ce seraient des valeurs « occidentales » ou « françaises ») ? Les
principes repris ici ont effectivement une histoire, ils ne sont
pas retenus partout dans le monde et ne le seront peut-être
jamais. Mais rien n’interdit de les utiliser aujourd’hui comme
base d’une discussion rationnelle sur la politique. Cette idée est
défendue notamment par Noam Chomsky : « Les arguments
moraux ne se résument pas à s’invectiver. Il peut y avoir une
recherche rationnelle de fondements communs, et une étude
minutieuse des différentes situations. Cela ne conduit pas
forcément à un accord, mais il peut y avoir un progrès, et ainsi
une convergence dans le futur est rendue possible. »185. Par
définition, les principes moraux concernent les actions ou
situations dont on pense qu’elles pourraient être universalisées
(c’est-à-dire s’appliquer à tous). Ce qui veut dire qu’ils ne
concernent pas les activités humaines qui font l’objet d’une
éthique spécifique186 : en l’occurrence, tel comportement ou tel
mode de vie particulier n’a pas à être condamné s’il ne nuit pas

185
Noam Chomsky & Jean Bricmont, Raison contre pouvoir, le pari de
Pascal, Paris, L’Herne, 2010, p. 35.
186
Yvon Quiniou distingue bien éthique et morale : « Il y a d’abord les
valeurs éthiques, que nous sommes peu nombreux à distinguer, comme je le
fais, des valeurs morales. Désignant par-là les valorisations spontanées issues
de la vie, particulières et facultatives (je résume) et que les différentes
sagesses (les "éthiques") ont rationalisées, je soutiens que la politique, pour
l’essentiel, n’a pas à se fonder sur elles, même si, en fait, elle est influencée
par elles et a à les gérer : accepter qu’elle le fasse serait s’interdire de
concevoir la politique valant pour tous les hommes et s’imposant à eux, et
donc vouer la politique au conflit des éthiques, à ce que Weber a appelé "la
guerre des dieux". » (Yvon Quiniou, L’ambition morale de la politique, op.
cit., p. 13). Il ajoute ceci : « Il y a aussi et surtout les valeurs morales que
notre époque a tendance à récuser depuis la critique que Nietzsche en a
opérée. Universelles et obligatoires, elles définissent la morale telle que Kant
l’a conceptualisée en la centrant sur le critère de l’Universel : est moral ce qui
peut être universalisé. » (Ibid., p. 13-14)..

90
à autrui. Ceci étant accepté, on peut défendre les trois principes
élémentaires que sont la fraternité, l’égalité et la liberté, et leur
attribuer une valeur politique positive. Ce sont d’après moi les
principes sur lesquels pourraient reposer (et reposent
effectivement souvent aujourd’hui) nos jugements politiques.

Principe moral Application politique

Non-agression
Fraternité
(condamnation du meurtre ou de la
guerre)
Entraide
(assistance à une personne en danger
ou aux victimes d’une catastrophe
naturelle)

Égalité des conditions matérielles


Égalité
d’existence
(partage des richesses et du travail)
Partage des responsabilités et prises de
décision
(lutte contre le pouvoir et la
domination)

Défense des libertés individuelles


Liberté
(liberté d’opinion et d’expression,
liberté de circulation)
Défense des libertés collectives
(liberté d’association, autonomie d’une
société)

Tableau 4.1 : Les trois principes élémentaires de la politique

91
Les trois principes moraux sur lesquels reposent nos
jugements politiques sont donc les suivants :
1/ La fraternité : On peut interpréter ce principe
négativement comme l’interdiction de se livrer à quelque
violence que ce soit, au niveau individuel (agression physique)
ou collectif (guerre), ou l’interpréter positivement comme
l’obligation d’aider un individu ou un groupe humain en
détresse. Du point de vue positif, il faut préciser qu’il s’agit
d’aider et non nécessairement d’aimer son prochain (comme
l’interprétation chrétienne du terme le suggère) : on peut
détester son voisin et malgré tout lui porter secours.
L’interprétation négative du principe est sans doute plus
respectueuse des libertés individuelles et collectives, car au nom
de la fraternité on peut très vite être intrusif (voire moraliste) et
vouloir aider son prochain malgré lui. En outre, j’ai pris
l’exemple de la guerre, transgression la plus évidente selon moi
du principe de fraternité, mais il s’agit bien souvent également
(même si c’est rarement présenté ainsi) d’une question de
domination et donc de la transgression du principe d’égalité.
2/ L’égalité : Le principe d’égalité concerne selon moi la
question des conditions d’existence des individus ainsi que la
hiérarchie sociale (pouvoir, domination d’une classe sur une
autre). On voit ici que l’égalité peut s’appliquer dans des
champs différents (économique ou politique), on peut donc
adhérer à ce principe sans nécessairement vouloir l’appliquer
partout… Comme nombre de commentateurs éclairés (Bertrand
Russell par exemple) l’ont fait remarquer depuis fort longtemps,
la lutte contre les inégalités s’est surtout attaquée à l’injustice
économique, négligeant les inégalités de pouvoir (hiérarchie),
qui ont pu rester intactes tant dans les organisations politiques
que dans les sociétés dites « communistes »187.
3/ La liberté : J’ai mentionné une liste (assez classique) de
libertés individuelles (liberté de pensée, d’opinion, ou

187
Comme la fraternité, la notion d’égalité peut être dévoyée et détournée du
sens qu’on lui a donné pour légitimer de nouvelles formes d’injustices.
Pensons à l’idée d’« égalité des chances » : cela signifie une égalité de
moyens au départ d’une compétition où à l’arrivée on obtiendra des positions
inégales (on sera plus ou moins riche notamment) ; ce n’est pas autre chose
qu’une belle formule pour légitimer les inégalités sociales existantes.

92
d’expression, mais également liberté de circulation au sein
d’une société ou en dehors) et de libertés collectives (droit
d’association mais également respect de l’autonomie d’une
société). Bien entendu, on n’est pas libre de faire tout et
n’importe quoi, en l’occurrence d’enfreindre les principes de
fraternité ou d’égalité.

Une première remarque importante à propos de ces principes


et leur application : on comprend à la lecture du tableau 4.1 que
la critique porte moins sur les actes individuels que l’on
réprouve moralement, que sur les systèmes sociaux qui
produisent de tels actes188. Ce qui a pour conséquence d’orienter
l’action politique vers la transformation globale de la société et
non la répression des individus (considérés à tort comme seuls
responsables de leurs actes).
Il y a sans doute encore un très long chemin (peut-être est-il
sans fin ?) avant d’espérer établir une société dont
l’organisation respecterait ces trois principes. C’est tout l’enjeu
des luttes progressistes de nous en rapprocher. On pourrait
d’ailleurs qualifier un combat (ou un individu qui milite avec
constance) pour la fraternité d’humaniste, pour l’égalité de
(combat ou militant de) gauche189 et pour la liberté de libéral.
Les militants qui peuvent se consacrer à toutes les formes de
luttes que l’on juge progressistes sont sans doute peu nombreux.
Et il n’est pas rare de défendre une lutte progressiste tout en

188
Cette perspective trouve ses origines chez Marx. Yvon Quiniou souligne
ainsi « que le matérialisme historique opère à la fois un renversement de
perspective et un déplacement de responsabilité par rapport à l’approche
morale habituelle des problèmes socio-historiques : il renverse l’ordre de la
causalité puisque c’est la société qui apparaît comme produisant l’individu et
ses comportements, et non l’inverse, quel que soit le rôle joué par l’activité
individuelle : celle-ci n’est pas libre, mais déterminée en amont par les
conditions objectives ; et il déplace le chef d’accusation puisque c’est la
structure sociale qui doit être alors déclarée responsable des maux sociaux
dont le sujet individuel n’est, en quelque sorte, que le support ou le lien
d’effectuation, ou encore la victime (…). » (Ibid., p. 105).
189
Certains ne se contentent pas de militer pour plus d’égalité économique et
mettent en question les hiérarchies sociales ou inégalités de pouvoir (ce sont
de vrais démocrates, favorables notamment à la démocratie directe et plus
proches de l’anarchisme que du communisme autoritaire).

93
étant conservateur par d’autres aspects. Par exemple, on peut
être humaniste (pacifiste opposé à l’entrée en guerre de son
pays) et de droite (conservateur au niveau des politiques
économiques)190…
Par ailleurs, il convient de distinguer les luttes pour
l’extension du champ d’application d’un principe (défendre une
plus grande liberté par exemple) et l’universalisation des
conquêtes politiques, c’est-à-dire l’application des acquis à la
partie de la population qui n’en bénéficie pas encore. Prenons
l’exemple du féminisme : on se bat à la fois contre les violences
faites aux femmes (principe de fraternité), pour l’égalité des
salaires (principe d’égalité) ou pour la liberté d’expression
(principe de liberté)191. Ce qui est exigé dans toutes ces luttes ce
n’est pas autre chose que d’obtenir les mêmes droits que les
hommes. Autrement dit, on ne demande pas de nouveaux droits
mais leur application aux femmes comme aux hommes192.
L’universalisation d’un droit est donc à distinguer d’une
conquête politique à proprement parler : dans le premier cas, on
distribue à tous, les fruits de la conquête politique, dans le
second cas on la poursuit193. Bien entendu, dans les deux cas, il
s’agit d’un progrès politique.

190
C’est d’ailleurs une réalité qui est difficilement acceptable pour certains
militants, qui aimeraient que tous ceux qui se réclament de la gauche soient
des progressistes dans tous les domaines. Et il est sans doute assez
déconcertant pour eux de devoir partager un combat politique ponctuel
(opposition à la guerre par exemple) avec des personnes qui ne partagent pas
toutes leurs convictions politiques (une manifestation pacifiste rassemblant
des gens de gauche et de droite par exemple).
191
Certain(e)s féministes luttent pour un droit spécifique tandis que d’autres
luttent pour l’ensemble des droits, on peut parler alors de lutte transversale
(qui concerne tous les principes élémentaires de la politique).
192
Il n’est pas surprenant d’ailleurs que l’on considère l’ensemble des femmes
comme une « minorité » parmi d’autres (comme les homosexuels qui se
battent également pour l’obtention des mêmes droits que tout le monde, cf.
« mariage pour tous »), alors qu’elles sont numériquement aussi nombreuses
que les hommes ; mais elles partagent avec d’autres groupes minoritaires le
fait d’être privées d’une partie des droits déjà acquis par la « majorité » c’est-
à-dire le reste de la population.
193
On remarque d’ailleurs, depuis une trentaine d’années, une avancée dans
l’universalisation des droits/acquis mais un arrêt (voire une régression) des
conquêtes politiques, en particulier pour l’égalité économique.

94
Enfin, on pourrait être tenté de hiérarchiser les principes et
donc les luttes politiques. En effet, il peut sembler raisonnable
de penser que tout ce qui est vital (lorsque la vie humaine est en
jeu) pour un individu est prioritaire ; c’est le cas de la guerre ou
des conditions de vie (la misère conduisant à la mort). Dans ce
cas, il faudrait hiérarchiser les principes ainsi : 1/ la fraternité
(la survie même de l’humanité est en jeu, en raison du risque de
guerre nucléaire ou d’effondrement écologique) ; 2/ l’égalité
(l’espérance de vie d’un individu en bonne santé en dépend194) ;
3/ la liberté (qui dépend de l’égalité, pas de liberté d’expression
sans moyens de s’exprimer par exemple). Mais un mouvement
progressiste (ou « révolutionnaire ») pourrait très bien avoir
pour tâche de faire progresser simultanément les trois principes
élémentaires de la politique (fraternité, égalité & liberté), tout
en s’assurant de l’universalisation de chacun de ces principes195.

Lorsque l’on évalue une pratique (ou organisation) politique,


on peut rencontrer un problème lié à la tension qui peut exister
entre principes distincts (conflit de valeurs). Agir selon un
principe progressiste peut se faire au détriment d’un autre
principe ! Trois cas de figure peuvent se présenter (cf. tableau
4.2).

194
Ce n’est pas qu’une question de conditions matérielles d’existence
déplorables pour les plus pauvres, c’est un problème de rapport social,
l’inégalité (ou la subordination) est mauvaise pour la santé : « les sociétés où
l’on observe peu de différences de revenus entre riches et pauvres ont
généralement un taux de mortalité plus faible et une espérance de vie plus
longue. Sans doute cela est-il dû au fait que les sociétés les plus égalitaires
offrent des conditions de vie moins stressantes : plus susceptibles de nouer des
rapports de confiance réciproque, les individus se montrent moins hostiles et
moins violents les uns envers les autres. » (Richard Wilkinson, L’inégalité
nuit gravement à la santé, Paris, Cassini, 2002 [2000], p. 9).
195
C’est d’ailleurs de cette façon que l’on peut interpréter la révolution russe
de 1917. En effet, en novembre-décembre 1917, le gouvernement communiste
prend les mesures suivantes : paix (fraternité), redistribution des terres aux
paysans et contrôle des usines par les ouvriers (égalité économique/pouvoir),
droits divers (liberté), droits des femmes (universalisation). Reste à savoir si
toutes ces mesures ont été réellement appliquées…

95
Valeurs en conflit Illustrations

Fraternité vs. égalité Construction de l’Union européenne


(paix/politiques néolibérales)

Fraternité vs. liberté Interdiction de faire la guerre entre


nations

Égalité vs. liberté Liberté de l’accumulation illimitée des


richesses

Tableau 4.2 : Conflit de valeurs morales/politiques

Pour bien comprendre ce qui peut poser problème, prenons


l’exemple de l’interdiction de la guerre entre les nations. Dans
un livre publié en 1924, le philosophe Bertrand Russell espère
l’avènement d’un « État mondial » pour éviter la guerre entre
les nations, qui menace la survie de l’espèce humaine. Il
imagine qu’au début le pouvoir serait certainement très
autoritaire (ne serait-ce que parce que chaque nation, devenant
une région de « l’État mondial », perdrait son autonomie), mais
progressivement, en absence de menace extérieure, il
deviendrait moins tyrannique : « Je crois qu’à cause de la folie
des hommes, le gouvernement mondial sera établi par la force
et sera donc au début cruel et despotique. Mais je crois aussi
que cela est nécessaire à la conservation de la civilisation
scientifique et qu’une fois mis en place, ce gouvernement
donnera progressivement naissance aux autres conditions
nécessaires à une existence tolérable. »196. Cette proposition de
Russell est difficile à évaluer car elle est à la fois progressiste
selon le critère de la fraternité (paix et survie de l’espèce
humaine) et conservatrice (voire réactionnaire) suivant celui de
la liberté (cela passe par l’avènement d’une tyrannie mondiale
et la privation de certaines libertés)197.

196
Bertrand Russell, « Icare ou l’avenir de la science » (1924), in John
Haldane & Bertrand Russell, Dédale & Icare, Paris, Allia, 2015, p. 94-95.
197
D’ailleurs, on a un cas un peu comparable actuellement avec la
construction européenne qui, au motif d’assurer la paix entre les nations

96
En conclusion du texte précédemment cité, Bertrand Russell
écrit ceci : « Le seul espoir ferme semble résider dans la
possibilité d’une domination mondiale par un seul groupe,
disons les États-Unis, ce qui mènerait à la formation
progressive d’un gouvernement économique et politique
ordonné à l’échelle mondiale. Mais vu la stérilité de l’Empire
romain, peut-être l’écroulement de notre civilisation s’avérerait-
il finalement préférable à cette alternative. »198. Cette question
d’un État mondial est difficile : on sent bien qu’encourager la
domination d’un seul État, c’est encourager une forme
d’impérialisme (américain en l’occurrence), c’est-à-dire la
domination par la violence (car obtenir le monopole de la
violence ne peut se faire que par la force), ce qui contredit très
directement le principe de fraternité. Autrement dit, dans
l’espoir d’une plus grande fraternité à long terme, on enfreint ce
même principe à court terme ! Ici se pose un nouveau
problème : enfreindre un principe pour (mieux) le défendre. Il
est vrai que l’on peut admettre que, pour empêcher un individu
ou un collectif de faire du mal à autrui, on doive employer tous
les moyens, y compris la force… C’est précisément l’idée de
« légitime défense » : contre un individu qui veut nous faire du
mal, on a le droit de se défendre, ce qui peut nous amener à
faire du mal à notre agresseur. Il est légitime d’user de la force
pour empêcher un individu (ou un groupe) de nuire à autrui.
Tout le problème est donc de savoir si l’on n’utilise pas cette
dérogation légitime au respect des principes élémentaires, en
particulier la fraternité, pour des motifs illégitimes. On l’a vu,
dans la propagande de guerre (cf. partie 1), on prétend
systématiquement que l’agresseur est le camp adverse et que
l’on est obligé de se défendre. Il n’est donc pas facile de
distinguer la transgression légitime d’un principe d’une
transgression illégitime. Plus généralement, on voit qu’il n’est

européennes, impose des politiques (néolibérales) inégalitaires (les riches


devenant toujours plus riches et les pauvres plus pauvres). En effet, les
politiques néolibérales défendent en principe une extension souhaitable des
libertés, notamment celle de commercer sans intervention de l’État, mais en
pratique il s’agit surtout d’obtenir le droit d’exploiter les classes laborieuses
ou d’accumuler richesses et pouvoir sans limites !
198
Ibid., p. 109.

97
pas toujours aisé d’établir la valeur politique d’une action ou
position politique.

Pour illustrer les critères du jugement politiques retenus ici,


prenons des exemples tirés du cinéma. Les œuvres citées ci-
dessous défendent clairement un principe, plus rarement les
trois, et certaines défendent leur universalisation, c’est-à-dire
l’application des droits existants à tous ceux qui en étaient
privés auparavant.

Fraternité

-Le pacifisme est défendu dans un film tiré du roman d’Erich


Remarque (publié en 1929) A l’Ouest rien de nouveau (Lewis
Milestone, 1930) ; l’horreur de la guerre (et les terribles blessures
des soldats) est particulièrement bien montrée dans Johnny s’en va-
t-en guerre (Donald Trumbo, 1971) ; les effroyables effets qu’une
bombe atomique peut produire sur une population sont montrés
dans Pluie noire (Shohei Imamura, 1989) et La bombe (Peter
Watkins, 1965) ; le film Le jour où la terre s’arrêta (Robert Wise,
1951) a tenté de nous convaincre (visiblement sans succès) que
l’humanité court à sa perte si elle ne met pas fin à la guerre.
-Le film Le Havre (Aki Kaurismäki, 2011) est l’un des rares films
traitant de l’entre-aide, sujet certainement difficile à traiter sans
tomber dans une certaine naïveté ; le cinéma d’animation soviétique
l’aborde parfois avec succès, comme dans Le hérisson dans le
brouillard (Yuri Norstein, 1975) ou Il était une fois un chien
(Édouard Nazarov, 1982).
Égalité

-Les conditions de vie et de travail de la classe laborieuse sont


abordées dès le début du 20e siècle dans nombre de films
soviétiques (Eisenstein pour ne parler que du réalisateur le plus
célèbre) mais également parfois dans le cinéma américain, dans Les
temps modernes (1936) de Chaplin par exemple ; plus récemment
les politiques néolibérales et la violence produite contre la classe
ouvrière sont des thèmes abordés dans plusieurs films français,
notamment Ressources humaines (Laurent Cantet, 2000) et
Violence des échanges en milieu tempéré (Jean-Marc Moutout,
2004) ; les films de Ken Loach et Peter Watkins prennent fait et
cause pour les classes laborieuses ; il est plus rare de voir des

98
fictions sur une lutte sociale, une grève ou une manifestation
notamment, comme c’est le cas dans La grève (Eisenstein, 1924) ou
Le sel de la terre (Herbert Biberman, 1954) ; notons également
l’existence de films biographiques sur les grandes figures
politiques, comme Rosa Luxemburg (Margarethe von Trotta, 1986),
Che (Steven Soderbergh, 2008) ou Le jeune Karl Marx (Raoul
Peck, 2017).
-L’inégalité de pouvoir est traitée par Orwell dans La ferme des
animaux (1945) dont il existe une version (contestable car réduite à
une critique du communisme) en dessin animé (1954).
Liberté

-La liberté d’expression est un thème abordé notamment dans le


film Larry Flint (Milos Forman, 1996), présentant un personnage
hors-norme produisant notamment une revue érotique qui attire les
foudres de la critique moraliste.
-Le film Le vent se lève (Ken Loach, 2006) traite la question de la
lutte d’indépendance d’une petite nation (Irlande) contre une grande
puissance (Grande-Bretagne) ; c’est également le sujet de
Lumumba, (Raoul Peck, 2000), premier ministre de la République
démocratique du Congo qui a lutté victorieusement pour
l’indépendance de son pays avant d’être victime des politiques
néocoloniales.
Œuvres illustrant les trois principes

Le film de Jean Renoir La Marseillaise (1938), qui évoque la


Révolution française, défend les trois principes (fraternité entre les
peuples, égalité des droits et libertés individuelles). De même pour
le film de Peter Watkins, La commune (Paris, 1871) (2000) qui
aborde de surcroît la question féministe (et donc l’universalisation
de ces principes). Mais les exemples de ce type sont rares à ma
connaissance.
Universalisation des principes politiques

-Certains réalisateurs célèbres sont connus pour leur féminisme,


comme Kenji Mizoguchi (La rue de la honte, 1956), Zhang Yimou
(Épouses et concubines, 1991) ou Agnès Varda (L’une chante,
l’autre pas, 1977).
-Le film Boys Don’t Cry (1999) montre la violence extrême subie
par des personnes en raison de leur sexualité hors des normes
dominantes (transsexualité/homosexualité) ; les réalisateurs Pedro
Almodovar, Patrice Chéreau et Xavier Dolan (pour ne citer que

99
quelques-uns) ont contribué à modifier positivement la
représentation de l’homosexualité et à combattre les préjugés sur
cette question (ce qui rend inacceptable toute privation de droits en
raison de sa sexualité).
-Les films traitant du racisme, en particulier aux États-Unis, ne sont
pas rares depuis les années 1970 ; on peut penser aux films de
Spike Lee, en particulier Malcom X (1992), ou au film sur le
Mouvement des droits civiques, Selma (Ava DuVernay, 2014).

100
Annexe 2 : Les critères du jugement esthétique

Quotidiennement ou presque nous formulons des jugements


esthétiques sur une production artistique ou même sur la nature
(« le ciel est beau », « cette montagne est magnifique », etc.). Et
reconnaissons que nous les justifions rarement. Mais comment
justifier un jugement tel que « ce tableau est beau » ou « cette
musique est très originale » ? Disons-le clairement : en règle
générale, il semble difficile de justifier de façon rigoureuse un
jugement esthétique. Ceci pour deux raisons. Tout d’abord, nos
critères de jugement, même s’ils sont acceptés par beaucoup,
sont sélectionnés de façon arbitraire (autrement dit, on ne peut
prouver que l’on a raison de choisir tel ou tel critère). Prenons
l’exemple de l’originalité : rien ne permet de justifier la
valorisation d’une production artistique pour son originalité
plutôt que pour sa conformité aux règles de la tradition. Et les
critères ici retenus, même s’ils me semblent être acceptés par
beaucoup, ne font sans doute pas l’unanimité. Vient ensuite une
seconde difficulté, autrement plus redoutable, celle de donner
des justifications précises à son évaluation. Comment justifier
en effet nos jugements sans proposer une analyse détaillée de
l’œuvre jugée ? C’est un problème valable pour tout jugement
esthétique mais qui se complique selon le critère sélectionné,
certains critères étant moins faciles à justifier que d’autres.
Quels sont aujourd’hui les principaux critères du jugement
esthétique199 ? Les termes utilisés pour exprimer ces jugements
sont innombrables. Mais il me semble qu’on peut les regrouper
autour de trois critères principaux : la beauté, la qualité et
l’originalité200. La beauté renvoie à une propriété un peu vague
(une « jolie mélodie » ou un « beau plan » de cinéma) et
difficilement justifiable (si elle n’est pas entièrement

199
Sur les critères du jugement esthétique, cf. Laurent Denave, La valeur des
Beatles, op. cit., p. 35-44.
200
On dira que ce n’est plus valable pour l’art contemporain, mais je ne le
pense pas. Les critères de qualité et d’originalité sont encore très présents dans
les jugements sur les productions artistiques contemporaines. Ces critères sont
certainement très vagues et sujets à discussion, mais la sélection des
productions repose bien sur des critères esthétiques (l’originalité en tout
premier lieu aujourd’hui).

101
subjective). La qualité désigne une propriété plus précise (un
rapport entre répétition/unité et variation/diversité, une certaine
complexité de l’écriture ou de la structure d’une œuvre), mais
dont il semble peu évident d’en donner la preuve (pour justifier
la complexité d’une œuvre musicale par exemple, il faudrait
analyser précisément toute la partition, mesure après mesure, ce
qui serait un travail considérable à réaliser). Enfin, l’originalité
est le critère à la fois le plus précis (traits novateurs dans une
production artistique) et facilement justifiable (il suffit de faire
la liste des éléments de l’œuvre inédits à son époque). On ne
s’étonnera pas d’ailleurs de trouver dans les livres d’histoire de
l’art (ou d’histoire du cinéma, de la musique, de la danse, etc.),
surtout des arguments précis reposant sur le critère de
l’originalité (tel artiste a innové en inventant telle technique ou
telle méthode d’écriture)201.
Quand on sait que les spécialistes s’accordent difficilement
entre eux (sauf pour les plus grands artistes qui font à peu près
l’unanimité), on ne s’étonnera pas de voir les récepteurs
ordinaires s’entre-déchirer sur telle œuvre ou tel artiste. Cela
étant dit, ce n’est pas parce qu’il est très difficile de justifier un
jugement esthétique que ce jugement est toujours subjectif.
Soulignons simplement ici la grande difficulté à justifier un
jugement esthétique (même lorsqu’on est en droit de penser
qu’il est objectif), raison pour laquelle les désaccords sont
souvent difficiles à trancher (il est difficile de convaincre en
l’absence d’arguments précis).

201
Comme le note très justement Richard Shusterman les critères esthétiques
prennent des formes différentes selon les arts, les genres ou les styles : « Bien
que certains esthéticiens aient parlé de canons évaluatifs généraux, comme
l’unité, la complexité et l’intensité, ces canons renvoient en fait à des critères
très différents dans les différents arts, et même dans les différents genres d’un
même art. La complexité et l’intensité d’un poème lyrique religieux sont
incontestablement très éloignés de la complexité et de l’intensité d’une satire
sociale en prose ; en outre, les critiques n’évaluent pas ces œuvres d’après les
mêmes normes. Hurd (…) a montré que l’unité gothique est différente de
l’unité classique, sinon incompatible avec elle. Il serait difficile de nier que
l’unité d’un sonnet est différente de celle d’une épopée, ou encore que l’unité
de différents sonnets peut être de nature très différente ; il peut y avoir une
unité de ton, d’argument, ou d’imagerie. » (Richard Shusterman, L’objet de la
critique littéraire, Paris, Questions théoriques, 2009 [1984], p. 75-76).

102
Désaccord sur la valeur esthétique du jazz

Le philosophe Theodor Adorno a écrit plusieurs textes contre le


jazz et la « musique légère », en particulier « A propos du jazz »
(1936) et « Sur la musique populaire » (1941). Il propose une
critique très radicale de ce type de musique, critique à la fois
musicologique, politique et psychologique. Nous nous intéresserons
ici uniquement à ses analyses musicales et à ses jugements
esthétiques sur le jazz.
À ma connaissance, le critère de beauté n’est pas évoqué par
Adorno. Il est vrai qu’une discussion rationnelle à son propos est
difficile, un désaccord peut très vite être expliqué en termes de
goûts subjectifs : dire qu’une mélodie est belle ne serait qu’une
autre manière de dire qu’on l’aime, fin de la discussion. Toujours
est-il que si l’on pense que ce critère ne se réduit pas entièrement à
une manière de percevoir une production artistique et de la juger à
son goût, on pourrait peut-être reconnaître que certains
compositeurs de jazz sont des mélodistes de talent.
Le critère de qualité est très vite évacué, Adorno faisant
remarquer la grande simplicité qui caractérise en général la
musique populaire. Selon le philosophe, « il est nécessaire que le
matériau de base d’une chanson – c’est-à-dire la mélodie et les
harmonies secondaires – soit extrêmement simple, ce qui une fois
encore limite toute forme de créativité »202. Ce qui caractérise en
effet une musique populaire c’est la répétition : on trouve un ou
deux thèmes répétés en boucle, l’accompagnement (harmonie,
rythme, timbre) variant très peu. Cependant, dans le jazz on trouve
un peu plus de variation que dans une chanson populaire ordinaire
grâce à l’improvisation. Jusqu’à quel point cette complexité peut
être comparée à ce que l’on rencontre dans la musique savante ?
Comment parvenir ici à une démonstration convaincante (grâce à
l’analyse d’une partition ou d’un enregistrement) alors qu’il est déjà
particulièrement difficile de comparer la complexité de deux
œuvres savantes ?
Laissons ces questions en suspens et passons au critère qui est
de loin le plus commenté par Adorno : celui de l’originalité. À ce
niveau, le philosophe critique la « standardisation » des morceaux

202
Theodor Adorno, Current of Music, Éléments pour une théorie de la radio,
Paris, MSH, 2010, p. 268.

103
de jazz qui reposeraient sur des formes identiques (même nombre
de mesures et schéma standard203). A l’opposé, la musique savante
est définie ainsi : « Chaque détail tient son sens musical de la
totalité du morceau qui, en retour, est constitué par la relation
vivant qu’entretiennent les détails et non par la seul imposition d’un
schéma musical »204. Cela étant dit, Adorno ne nie pas une certaine
standardisation dans la musique savante : il épingle ainsi « la
musique sérieuse de piètre qualité, qui peut être tout aussi rigide et
mécanique que la musique populaire »205. On peut effectivement
constater que tous les compositeurs savants ne personnalisent pas
toujours les formes sur lesquelles reposent leurs œuvres et que bien
des compositions peuvent être considérées comme standardisées.
La standardisation des formes musicales n’est donc pas un
argument très solide que l’on peut opposer au jazz. Ce n’est de
toute façon pas au niveau de la forme mais du contenu que certains
n’hésitent pas à parler de la « modernité » du jazz (on utilise parfois
même le terme « révolution »). Pour Adorno, les tendances les plus
récentes du jazz dans les années 1930 (lorsqu’il écrit son article le
plus fouillé sur cette musique), comme la musique de Duke
Ellington, s’inspirent directement de l’impressionnisme (Debussy),
style qui remonte au tout début du 20e siècle. Adorno pense
que, « jusqu’à aujourd’hui, la musique légère n’a guère participé à
l’évolution du matériau survenue depuis plus de cinquante ans dans
la musique supérieure. Certes, elle ne fait pas barrage aux
nouveautés. Mais elle leur ôte fonction et libre déploiement en les
appliquant comme de pures taches de couleurs, comme rajouts
décoratifs à la langue rigidement traditionnelle, y compris les
dissonances apparemment risquées de nombreuses tendances du
jazz. Ces nouveautés n’ont pas de pouvoir sur elle, ni même ne s’y
intègrent. C’est pourquoi le verbiage sur la parenté de nombreuses
musiques légères avec la musique moderne est si inepte. »206. Dans
un ouvrage sur Adorno et le jazz, Christian Béthune met en
question la validité du jugement du philosophe sur le jazz et parle
même de sa « surdité »207. Il défend au contraire la « révolution

203
Ibid., p. 210.
204
Ibid., p. 211.
205
Ibid., p. 213.
206
Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, Genève,
Contrechamps, 1994 [1962], p. 30-31.
207
Christian Béthune, Adorno et le jazz, Analyse d’un déni esthétique, Paris,
Klincksieck, 2003, p.11.

104
coltranienne » et la « modernité du jazz »208. Mais Béthune oppose
aux analyses musicologiques d’Adorno des arguments sans
justifications précises. Par exemple, il n’indique pas ce qu’il entend
exactement par « révolution coltranienne » (aucun argument
musicologique n’est avancé). L’originalité du jazz reste donc
largement à être démontrée…
En résumé, si l’on évalue la valeur esthétique du jazz, on
pourrait certainement défendre sa beauté (même si elle est difficile
à prouver), peut-être également la qualité de certaines compositions
ou arrangements (Bethume parle ainsi des « subtilités d’un coloriste
comme Ellington »209), quant à son originalité, à ma connaissance,
elle reste à être prouvée. Mais la question que l’on pourrait se poser
est de savoir si cela est très pertinent d’attaquer ou de défendre le
jazz pour sa valeur esthétique. En effet, jusqu’à un stade avancé de
son histoire (années 1940), il s’agit principalement voire
exclusivement d’une musique de danse. Ainsi, ce qui intéresse les
producteurs et récepteurs, c’est de savoir si tel morceau de jazz est
efficace pour danser. Pour Adorno, la musique légère encourage la
passivité de l’auditeur210. Mais si l’écoute est inattentive, on ne peut
douter du fait qu’au niveau corporel, le récepteur est actif : il
danse ! Et pour cette raison, il est nécessaire que la musique
d’accompagnement soit relativement simple et répétitive. Bref, la
question que l’on est en droit de se poser à propos du jazz
dansant211 est la suivante : remplit-il sa fonction ? Nous retrouvons
ici le problème soulevé dans la deuxième partie sur l’évaluation
attendue d’une œuvre qui devrait reposer en premier lieu sur sa
fonction principale.

On voit qu’il est très difficile d’établir la valeur esthétique


d’une production artistique : les critères retenus (beauté, qualité
et originalité) ne font probablement pas l’unanimité (y compris
parmi les spécialistes) et il est de surcroît très difficile d’en
justifier l’usage.

208
Ibid., p. 31-35.
209
Ibid., p. 31.
210
Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, op. cit., p. 35.
211
La problématique serait différente à propos du jazz qui est fait pour être
écouté attentivement (le jazz expérimental par exemple)…

105
Annexe 3 : Valeur religieuse vs. valeur esthétique :
le cas de J.-S. Bach

Le mercredi 11 mars 1829, à Berlin, le compositeur et chef


d’orchestre Félix Mendelssohn (1809-1847) interprète la
Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach (1685-
1750). Comme l’explique Denis Laborde, dans une très
intéressante étude sur la réception de l’œuvre, Mendelssohn « a
alors annexé la partition de Bach à l’horizon d’attente d’une
esthétique romantique : concert d’un mercredi après-midi. »212.
Durant ce concert, on apprécie principalement (voire
exclusivement) les propriétés esthétiques de l’œuvre : « Au
concert, la passion devient oratorio, et l’intérêt se déplace du
récitatif vers l’aria, du récit évangélique vers le commentaire
poétique, du cultuel vers l’esthétique. A la limite, le texte
n’importe guère. Le système musical est seul contraignant. »213.
Denis Laborde ajoute que « la jouissance esthétique est bien
désormais enjeu unique de l’énonciation »214. Il s’agit donc d’un
usage esthétique/formaliste d’une œuvre religieuse, usage
courant depuis le 19e siècle. A propos d’une autre composition
de Bach, Roger Pouivet écrit ceci : « On écoute la Messe en si
mineur en comparant des interprétations ; c’est affaire
d’appréciation, non de dévotion. Ce n’est donc pas l’expérience
esthétique qui devient religieuse, mais l’art religieux qui
s’esthétise. La religion nous aurait laissé de quoi nous procurer
des jouissances subtiles. Que les cathédrales sont belles une fois
devenues des lieux de plaisir esthétique. »215. On pourrait finir
par penser que l’esthétique a toujours été la fonction principale
de l’art. Mais le philosophe Arthur Danto écrit qu’il est « faux
de dire que l’esthétique est le but de l’art visuel. Ce n’est
absolument pas l’objet de la majeure partie de l’art mondial.
(…) L’esthétique est devenue l’un des objectifs de l’art à la
Renaissance ; puis, au 18e siècle, les principaux acteurs du

212
Denis Laborde, De Jean-Sébastien Bach à Glenn Gould. Magie des sons et
spectacle de la passion, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 56.
213
Idem.
214
Ibid., p. 57.
215
Roger Pouivet, L’art et le désir de Dieu. Une enquête philosophique,
Rennes, PUR, 2017, p. 83.

107
monde de l’art ont pu soutenir que le but de l’art était de
dispenser du plaisir. »216. Danto rappelle cependant que le but
des « images pieuses » n’était pas l’appréciation esthétique :
« Les images étaient priées et adorées pour les miracles qu’elles
accomplissaient »217. Pouivet défend également qu’il y a des
œuvres « qui sont religieuses en tant qu’œuvres, et non pas des
œuvres qui se trouvent, dans un certain contexte, avoir une
signification supposant de tenir compte d’aspects de la vie
religieuse. (…) Certaines œuvres sont religieuses en ce sens :
elles ne sont pas religieuses en plus d’être des œuvres, mais
elles sont des œuvres-d’art-religieuses. Leur fonction est alors
vraiment affaire de dévotion. Les appréhender et les
comprendre, c’est adopter l’attitude qui leur est appropriée : la
prière, l’action de grâce, le rituel, le culte. Cependant, je
n’hésiterais pas à affirmer que la Messe en Si Mineur de Bach
ou, disons, la cathédrale de Norwich sont religieuses en ce sens-
là. (…) Appréhender certaines œuvres d’art comme des œuvres-
d’art-religieuses serait alors l’unique façon de les comprendre
correctement, et de les apprécier comme il convient. »218. Pour
ma part, je ne vois aucune raison de considérer l’appréciation
attendue de l’art religieux comme plus légitime (ou
« convenable ») qu’une appréciation inattendue comme
l’appréciation formaliste/esthétique. Cependant, si l’on souhaite
apprécier l’art religieux pour ce pour quoi il est fait, alors il
convient effectivement de tenir compte de sa fonction
religieuse. Et c’est bien de cette façon que l’art religieux est
encore apprécié dans certains contextes. Même si une église est
devenue pour beaucoup un lieu culturel (proche du musée) où
l’on apprécie les qualités esthétiques de son architecture et des
œuvres d’art (tableaux et vitraux) qui y sont présentées, elle
reste cependant un lieu de culte où l’art religieux peut être
apprécié de façon attendue. Pensons aux observations de Pierre
Bourdieu, qui s’est rendu en 1982 à l’église Santa Maria

216
Arthur Danto, Ce qu’est l’art, Paris, Post-Éditions & Questions théoriques,
2015 [2013], p. 176.
217
Ibid., p. 177.
218
Roger Pouivet, L’art et le désir de Dieu, op. cit., p. 83.

108
Novella (Florence)219 : dans le transept et les chapelles,
circulent des amateurs d’art (des touristes visiblement) qui
apprécient les œuvres exposées pour leurs qualités esthétiques,
mais devant certaines œuvres situées dans les travées, on allume
des cierges et on prie. Ce second usage de l’art religieux est
bien une appréciation attendue qui tient compte de sa fonction
religieuse, et son évaluation attendue devrait reposer en premier
lieu sur sa valeur religieuse220.

La valeur religieuse de l’art est-elle positive ou négative ?

Par valeur religieuse d’une production artistique, j’entends sa


contribution à la diffusion et légitimation des récits (ou croyances)
et pratiques (ou institutions) d’une religion. Elle dépend donc
directement de la valeur de la religion elle-même. Pour l’établir, je
traiterai séparément récits/croyances et pratiques/institutions, et
retiendrai les valeurs cognitive, éducative, sociologique, sociale,
psychologique, éthique, morale et politique de la religion221.

219
Pierre Bourdieu, « Piété religieuse et dévotion artistique. Fidèles et
amateurs d’art à Santa Maria Novella », ARSS, Vol. 105, 1994, p. 71-74. Ces
observations sont l’occasion pour Bourdieu de réaffirmer que la disposition
esthétique est le produit de conditions sociales d’existence spécifiques (et
privilégiées). Une thèse discutable : je pense en effet que la disposition à
apprécier les qualités esthétiques de la nature ou la culture est universelle,
même s’il est vrai que l’appréciation (que j’appelle formaliste) d’un objet
avant tout pour ses qualités esthétiques est le produit d’un contexte particulier
et reste une disposition réservée au public dit cultivé. En d’autres termes, il
vaudrait mieux parler de disposition esthétique universelle et de disposition
formaliste cultivée.
220
Dans les années 1970, certains musiciens passionnés par la musique
« ancienne », que l’on a surnommé les « baroqueux », ont interprété les
œuvres de Bach et ses contemporains sur des instruments d’époque. Les
mélomanes se sont alors divisés entre ceux qui appréciaient les sonorités
d’époque et ceux qui ne les appréciaient guère. Mais tous (ou presque) étaient
d’accord sur le fait que l’intérêt principal des œuvres était esthétique. Gustav
Leonhardt, l’un des interprètes baroqueux de la Passion selon saint Matthieu,
est sans doute l’un des rares à regretter « le manque de sens religieux chez la
plupart des gens » (cf. Le Monde de la musique, n°391, mars 1993, p. 28).
221
Il est fort possible que j’en oublie ! On pourrait en particulier me reprocher
d’ignorer la valeur « spirituelle » de la religion. Mais à quoi renvoie
concrètement cette valeur ? À l’âme et donc à une « réalité » distincte de la
matière ? Il s’agirait dans ce cas de valoriser la religion en adoptant son point

109
Commençons par la valeur des récits (ou croyances) religieux :
-leur valeur cognitive : a-t-on appris quoi que ce soit sur le
monde grâce à la religion ? on est en droit d’en douter ; certaines
croyances ne peuvent pas être prouvées (comme l’existence d’un ou
plusieurs dieu[x] ou la vie après la mort), on doit donc suspendre
notre jugement jusqu’à ce qu’on nous amène la preuve de leur
véracité, d’autres croyances sont clairement fausses (dans la Bible,
la date de la création du monde ou le fait que la Terre serait plate et
au centre de l’univers, etc.) ;
-leur valeur sociologique222 : les religions donnent des
explications fausses aux problèmes sociaux, ce qui nous empêche
de les comprendre et les résoudre (la cause du malheur de la
population est à chercher du côté de l’organisation sociale et non du
côté des croyances surnaturelles) ;
-leur valeur psychologique : c’est sans doute la valeur la plus
évoquée pour défendre la religion, qui contribuerait au bien-être des
croyants, en limitant le sentiment de peur (peur de la mort
notamment, réduite par la promesse d’un au-delà) et en
encourageant celui d’amour, mais la même religion peut aussi
susciter la peur (de l’enfer par exemple) et encourager la haine ;
-leur valeur morale : la défense de certains principes (comme
l’interdiction du meurtre) par une religion peut certainement être
considérée comme un point positif, même si la transgression de ces
mêmes principes peut être également (et contradictoirement)
encouragée (comme la mise à mort des incroyants).
Passons à la valeur des pratiques (ou institutions) religieuses :
-leur valeur éducative : l’histoire nous apprend que les
institutions religieuses ont pu favoriser la diffusion du savoir, en
particulier au sein des classes aisées, mais les contre-exemples sont
fort nombreux (suspicion à l’égard des nouvelles connaissances
scientifiques223, comme l’astronomie ou la théorie de l’évolution, et
opposition à leur diffusion par l’Eglise catholique jusqu’à très

de vue, ce qui me paraît difficilement acceptable dans un cadre rationaliste


comme celui de cet ouvrage.
222
On pourrait tout à fait considérer la valeur sociologique comme une
composante de la valeur cognitive.
223
On comprend facilement pourquoi d’ailleurs : les nouvelles découvertes
scientifiques invalident certaines thèses soutenues dans les récits religieux
(date de la création du monde par exemple), pourtant présentées comme des
« vérités révélées » (par Dieu ou les dieux)…

110
récemment, créationnisme aux Etats-Unis aujourd’hui, etc.) ;
-leur valeur sociale : la religion relie les hommes (ce qui permet
différentes formes d’entre-aide) mais divise l’humanité (ce qui peut
mener à des conflits violents224) ;
-leur valeur éthique225 : au nom du respect de certaines
croyances (dont la genèse peut remonter à plusieurs
siècles/millénaires), les autorités religieuses peuvent condamner
certaines pratiques de la vie quotidienne (pratiques sexuelles
notamment) ce qui peut nuire au bonheur des hommes (contraintes
et privations de toutes sortes) voire contribuer à leur malheur
(lorsque la condamnation s’accompagne de châtiments) ;
-leur valeur politique : la sociologie a bien montré le rôle
conservateur des institutions religieuses (le pouvoir spirituel donne
une légitimité au pouvoir temporel, en affirmant par exemple que la
monarchie est de droit divin226), même si des membres du clergé
ont pu participer à certains mouvements politiques à titre individuel
(prêtres ouvriers dans les années 1960-1970) ou collectivement
(« Théologie de la libération » en Amérique latine).
Au final, cette rapide évaluation, qui tente d’être la plus honnête
possible en s’appuyant sur la lecture d’ouvrages critiques227, laisse
à penser que la valeur globale de la religion est négative228. Il
faudrait certainement corriger/nuancer cette évaluation générale en

224
Je pense aux assassinats par des fanatiques religieux, pas nécessairement
aux « guerres de religion » qui sont généralement liées à la défense d’intérêts
politico-économiques (enjeux de pouvoir notamment)...
225
Par « valeur éthique » j’entends les valorisations/obligations ou
dévalorisations/interdictions qui découlent de l’interprétation des récits/textes
religieux et produisent des effets dans la vie quotidienne (au niveau des tenues
vestimentaires, des pratiques alimentaires, du type de biens consommés, etc.),
contribuant ainsi au bonheur ou au malheur des individus.
226
Cf. les travaux de Max Weber ou Pierre Bourdieu.
227
En particulier ceux de Bertrand Russell, Pourquoi je ne suis pas chrétien
(Québec, Lux, 2011 [1957]), Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la
religion ? (Marseille, Agone, 2011), et Yvon Quiniou, Critique de la religion,
Une imposture morale, intellectuelle et politique (Paris, La ville brûle, 2014).
228
Mais reconnaissons qu’il est très difficile de l’établir avec exactitude.
Certaines composantes de la valeur religieuse (comme sa valeur
psychologique) semblent difficilement mesurables. A ce niveau, on ne peut
faire que de simples suppositions. Par ailleurs, on peut se demander si toutes
les valeurs retenues ici sont d’égale importance (par exemple, la valeur
cognitive est-elle aussi importante que la valeur politique ?). Doit-on les
hiérarchiser et selon quels principes ? Il serait nécessaire de répondre à ces
questions pour établir de façon précise la valeur de la religion.

111
fonction du type de religion et du contexte (religieux) particulier
dans lequel l’œuvre est produite, pour déterminer à quel point sa
valeur religieuse est négative. Quoi qu’il en soit, dans une
évaluation attendue de l’œuvre, suivant la centralité ou non de sa
fonction religieuse, la valeur religieuse diminuera plus ou moins
fortement sa valeur globale.

Le vendredi 15 avril 1729, à Leipzig, est créée la Passion


selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach : « A Leipzig en ce
début de 18e siècle, les fidèles qui se rendent chaque année à
l’office des vêpres du Vendredi Saint ne vont pas écouter un
concert. Ils vont entendre lecture de l’Evangile de la passion du
Christ et prendre part à la prière commune. Avant d’être un
oratorio, la Passion selon saint Matthieu que Bach compose en
1727 est donc bien une passion, c’est-à-dire un récit des
souffrances et de la Crucifixion du Christ. Elle n’est pas alors
destinée à être reçue comme une œuvre d’art telle que nous la
considérons aujourd’hui. C’est avant tout un instrument
cultuel. »229. La Passion de Bach est un élément du culte parmi
d’autres : « L’on retiendra ici que la composition de Bach
participe d’un ensemble cultuel plus vaste qui l’englobe : le
culte du vendredi saint. Par conséquent les chanteurs du chœur
et les musiciens de l’orchestre sont auteurs de l’office liturgique
au même titre que les fidèles de l’assemblée qui chantent les
cantiques et le supérius de ces chorals qu’ils connaissent bien,
et que Bach a harmonisés. »230. Mais l’œuvre de Bach provoque
le mécontentement d’une partie des fidèles ; un témoin rapporte
qu’une dame quitte brusquement l’église en s’exclamant :
« Préserve, Seigneur, tes enfants, c’est comme si nous étions
dans un opéra ou une comédie »231. Denis Laborde commente
cette réaction : « Un opéra ? Serait-ce que l’expérience
esthétique convoquée par Bach à l’appui de la profération
rituelle se superpose à l’activité cultuelle au point de la
masquer ? »232. Pourtant, Bach désirait mettre son art au service
du message religieux : « Politique par excellence, l’art oratoire

229
Denis Laborde, De Jean-Sébastien Bach à Glenn Gould, op. cit., p. 33.
230
Ibid., p. 37.
231
Ibid., p. 54.
232
Idem.

112
permet de persuader. Au service du culte, Bach en use pour
nourrir une stratégie de la persuasion. L’attitude esthétique du
fidèle doit permettre d’amplifier la puissance suggestive du
drame, rendre plus efficace son appel conatif à suivre
l’exemple. »233. Cette stratégie ne convainc visiblement pas tout
le monde et, pour certains, « ce qui devait être un instrument du
culte du vendredi saint devient alors une parodie ludique
outrageante, un opéra, et l’on crie au sacrilège. »234. Rappelons
que les autorités religieuses ont dû modérer l’ambition d’ordre
esthétique de certains artistes à leur service, en particulier de
compositeurs (dont Bach) produisant des œuvres de très haute
qualité, qui risquaient de transformer le culte en concert ou
représentation théâtrale ! Comme le fait remarquer Françoise
Escal : « Depuis les origines, l'Église a voulu légiférer en ce
domaine (je rappellerai ici la décrétale de 1322 dans laquelle
Jean XXII fustigeait les musiciens de la "nouvelle école" : "ils
enivrent les oreilles et ne soignent pas les esprits [...] à tel point
que la dévotion nécessaire s'oublie et que seul apparaît un
relâchement haïssable.") L'opinion l'a plus ou moins suivie. (…)
Mais Bach ne sert-il pas mieux l'Église avec sa musique
dramatique et expressive ? Tel est, pour l'Église même, le
dilemme. »235. Toujours est-il que, pour certaines productions
artistiques religieuses (comme la Passion de Bach), il existe un
doute sur la fonction/valeur principale de l’œuvre : est-elle
religieuse comme exigée (par les autorités religieuses) ou
esthétique ? La réponse n’allant pas de soi pour certaines

233
Idem. Denis Laborde ajoute ceci : « En annexant l’expérience esthétique à
son dispositif rhétorique (fondement même de l’activité du compositeur),
Bach entend induire une proximité, cette connivence d’un partenariat propre à
façonner une attitude commune à l’assemblée des fidèles, une idiosyncrasie
dont on attend qu’elle se manifeste par une adhésion sans faille au dogme.
Mais en tant qu’instance critique, la perception esthétique vient troubler
l’activité première de jugement moral. L’élément du désir déstabilise
l’adhésion au dogme. (…) "Sacrilège !", s’écrie-t-on alors. Et ce qui devait
être un instrument du culte du vendredi saint devient une parodie ludique
outrageante : un opéra. » (Ibid., p. 55).
234
Ibid., p. 16.
235
Françoise Escal, « Compte-rendu du livre de Denis Laborde, De Jean-
Sébastien Bach à Glenn Gould. Magie des sons et spectacle de la passion
[Paris, L'Harmattan, 1997] », in L'Homme, 145/1998, p. 288-289.

113
d’entre elles, on peut hésiter sur la façon attendue de les
apprécier ou les évaluer236.

236
Si elle remplit sa fonction religieuse comme espéré par les autorités
religieuses et le compositeur lui-même (donc si elle est une « bonne œuvre
religieuse »), alors son évaluation attendue devrait reposer principalement sur
sa valeur religieuse, qui est globalement négative pour sa contribution à la
diffusion et légitimation des récits (ou croyances) et pratiques (ou institutions)
d’une religion. Comme pour les films de Riefenstahl, la question serait alors
de savoir comment apprécier ce type de production aujourd’hui : en faire un
usage esthétique/formaliste (en ignorant son contenu religieux) ou pourquoi
pas un usage pédagogique (pour lutter contre les croyances irrationnelles et les
institutions qui les propagent) ?

114
Bibliographie sélective

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118
Table des matières

Introduction ..............................................................................5

Peut-on s’accorder sur la valeur politique d’une production


artistique ?.................................................................................9
Art conservateur versus art progressiste .............................10
L’art « engagé » : une contradiction entre les moyens et les
fins ? .....................................................................................21

L’usage conflictuel des productions artistiques ...................35


Usages attendus/usages inattendus ......................................36
Trois types d’appréciation conflictuelle (mal-informée,
esthétique, politique) ............................................................54
La place de la valeur politique dans l’évaluation d’une
œuvre ....................................................................................61

Débats autour de la définition de l’« art » ............................69


L’art comme production technique ......................................69
Définitions de l’art controversées ........................................75

Conclusion ...............................................................................87

Annexes....................................................................................89
Annexe 1 : Les critères du jugement politique .....................89
Annexe 2 : Les critères du jugement esthétique .................101
Annexe 3 : Valeur religieuse vs. valeur esthétique : le cas de
J.-S. Bach ...........................................................................107

Bibliographie sélective..........................................................115

119
Structures éditoriales
du groupe L’Harmattan

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