VENDREDI 3 MAI 2024
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DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
MAYA ANGELOU
RÉINVENTER LE RÉCIT DE SOI
Economies à l’école : la volte-face du gouvernement
▶ Matignon et le ministère
de l’éducation ont annoncé
le 1er mai annuler pour
2024 les économies de-
mandées deux jours plus
tôt aux collèges et lycées
ÉTATS-UNIS
DES UNIVERSITÉS EN EFFERVESCENCE
▶ Apparue à New York, la protesta-
tion contre la guerre à Gaza s’étend
▶ Les républicains se déchaînent
contre le « chaos » sur les campus
▶ En France, les IEP se mobilisent
et la droite s’en mêle
PAGES 2 - 3
Des étudiants propalestiniens manifestent à New York, le 30 avril. SPENCER PLATT/GETTY IMAGES/AFP
Enfance Disparition Paul Auster,
Le rapport la plume et l’âme de New York
sur les écrans
interpelle les
parents et l’école
La commission d’experts
sur l’usage précoce des
écrans a remis à Emma-
nuel Macron un rapport
dont les préconisations
sont difficiles à appliquer
PAGE 1 1
Economie
Sevrée de gaz
russe, l’Europe face
à l’énergie chère
Dans la bataille de
la réindustrialisation,
le poids de la facture de
l’énergie est un handicap
que n’affrontent ni
les Etats-Unis ni la Chine
PAGES 1 2 - 1 3
JONATHAN LITTELL
Supplément
LE MONDE
« SÉPARONS LES AUTEURS UKRAINIENS ET RUSSES » DES LIVRES
▶ En début de semaine, des ▶ La manœuvre visait ▶ Cette suppression de ▶ La colère est très
rectorats avaient exigé que à récupérer 100 millions crédits aurait stoppé net rapidement montée dans
tous les établissements d’euros sur les 683 deman- le soutien, les remplace- les établissements face
rendent les heures supplé- dés à l’éducation, dans le ments de courte durée à cette mesure prise
mentaires attribuées cadre de la baisse de 10 mil- ou l’aide aux devoirs, sans concertation
pour l’année scolaire liards du budget 2024 y compris en REP PAGE 1 0
L’UBÉRISATION DE LA DROGUE
REBAT LES CARTES DU TRAFIC
offres promotionnelles pour province. Aujourd’hui, ces
la Saint-Valentin ou Halloween, « centrales » supplantent large-
échantillons gratuits d’un pro- ment les lieux de vente fixes et
duit nouveau… L’imagination sont si nombreuses qu’il leur
n’a pas de limites dans le faut se démarquer en adoptant
monde parallèle de la distribu- les pratiques marketing des en-
tion des drogues à domicile. treprises classiques. Le troi-
Ce business model, calqué sur la sième volet de la série « Over-
livraison des repas, est né au dose » vous emmène au cœur
début des années 2010 en Ile- de cet univers opaque.
de-France, avant d’essaimer en PAGE S 1 6 - 1 7
Nucléaire Européennes
La dissuasion La liste
française évolue des candidats RN
pour la défense draine son lot
de l’Europe de polémiques
Selon les experts, Personnalités contestées,
la volonté du chef de l’Etat députés pro-Kremlin
tient compte du possible ou antivaccins se présen-
retour de Donald Trump tent pour l’extrême droite
PAGE 4 PAGE 9
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Opéra de Paris
Gustavo Dudamel :
« Pas d’autre choix
que de partir »
PAGE 1 8
A New York, en 1994. BRUCE DAVIDSON/MAGNUM PHOTOS
1
ÉD I TO RI AL
LE PLUS GRAND ESPACE TABLES ET CHAISES
DE REPAS À PARIS
mardi 30 avril, dans la soirée,
Paul Auster est mort, à 77 ans, dans
dans l’art de la narration, ce fran-
cophile laisse derrière lui une LA GÉORGIE AU CŒUR ©
sa maison de Brooklyn. Poète,
critique, romancier, essayiste et
quarantaine de livres, traduits
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scénariste, il était devenu célèbre Une œuvre aux multiples visages RUSSIE-UE 145 et 147 rue Saint-Charles Paris 15e, 01 45 75 02 81, M° Boucicaut
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INTERNATIONAL
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VENDREDI 3 MAI 2024

É TAT S - U N I S

Gaza : les universités

américaines
en effervescence
La contestation contre la guerre se propage, malgré
les évacuations. Le mouvement demande aux
institutions de l’enseignement supérieur de renoncer
à leurs investissements liés, de près ou de loin, à Israël
new york et san francisco - correspondants avaient bravé l’ultimatum fixé par la prési-
dente de l’université pour retirer leurs tentes

S
oudain, un campement de sou-
tien à Gaza a éclos dans une uni-
versité de Salt Lake City, au cœur
de l’Utah. Aucune manifestation
ayant trait au Proche-Orient
n’avait eu lieu jusque-là sur un
campus réputé comme l’un des moins actifs
politiquement des Etats-Unis. L’occupation a
été suivie d’incidents. Lundi 29 avril, dans la
nuit, la police antiémeute a chargé et pro-
cédé à dix-neuf arrestations.
Le gouverneur républicain de l’Etat, Spen-
cer Cox, a énuméré la liste des actes non
protégés par le premier amendement de la
Constitution sur la liberté d’expression (vio-
lence, dégâts matériels, camping dans les
établissements), mais l’American Civil Liber-
ties Union a répondu que le rôle des univer-
sités n’est pas de « réprimer les protes-
tations », même si elles sont « bruyantes, gê-
nantes et offensives aux yeux des autres ».
Illustration surprenante d’une contesta-
tion – jusque-là confinée à l’est du pays et à
Austin, au Texas, où elle est sévèrement ré-
primée par le gouverneur républicain, Greg
Abbott – qui s’étend désormais à tout le pays.
Ses promoteurs évoquent la guerre du Viet-
nam ou la lutte contre l’apartheid, mais la
mobilisation, amplifiée par les réseaux so-
ciaux, concerne encore des effectifs réduits
et la police a procédé à « seulement » 1 500 ar-
restations sur une trentaine de campus, se-
lon la chaîne CNN. Partout, les autorités sont
sur le fil du rasoir entre maintien de l’ordre,
liberté d’expression et dérapage antisémite.
Columbia, à New York, reste l’épicentre de
la contestation. Mardi, l’établissement avait
été bouclé avant son évacuation musclée par
la police dans la soirée et son cortège d’arres-
tations. Non seulement les protestataires
(quelques centaines sur 36 000 étudiants)
d’une pelouse au cœur du campus, mais ils
avaient investi le bâtiment Hamilton, célè-
bre pour avoir été occupé en 1985 lors des
appels au boycott de l’Afrique du Sud encore
en plein apartheid. Le bâtiment a été briève-
ment rebaptisé « Hind’s Hall » en l’honneur
de Hind Rajab, 6 ans, tuée le 29 janvier à Gaza
aux côtés de sa famille.
Cette humiliation de la direction de Colum-
bia était inacceptable pour Joe Biden. « Le
président respecte le droit à la liberté d’expres-
sion, mais les manifestations doivent être pa-
cifiques et légales. S’emparer de bâtiments par
la force n’est pas pacifique – c’est mal », affir-
mait mardi la Maison Blanche, précisant que
le président américain condamnait « les dif-
famations antisémites » ainsi que l’« usage du
mot “intifada” », « soulèvement » en arabe… sémitisme. Ce sont les mêmes qui refusent de compliquée », déplore Dan Abrahams, ancien
« CELA POURRAIT condamner le rassemblement Unite the Right étudiant de Columbia venu contre-manifes-
DES REMISES DE DIPLÔME ANNULÉES
Les débordements sont-ils profonds ou
COÛTER L’ÉLECTION à Charlottesville [en août 2017, quand des af-
frontements avec l’extrême droite ont fait
ter. Se sent-il en danger ? « Non », répond-il
sans hésiter. Un des leaders étudiants, Khy-
s’agit-il d’un effet de zoom, accentué par À JOE BIDEN. un mort parmi les contre-manifestants] », mani James, a contribué à déconsidérer le
les réseaux sociaux ? Mardi, devant les por- poursuit Nadia Abu El Haj, qui ajoute : « Cela mouvement : dans une vidéo datant de jan-
tes fermées de Columbia, une enseignante IL A COMPLÈTEMENT pourrait coûter l’élection à Joe Biden. Il a com- vier, il dit que « les sionistes ne méritent pas
de 58 ans, Ann Miller, accusait les médias
de donner une image déformée de la réalité :
PERDU LE VOTE plètement perdu le vote des jeunes. »
Le changement de l’Amérique est profond, à
de vivre ». L’étudiant a été exclu de Columbia.
Les professeurs tentent de tempérer le
« Dire que ces manifestations sont disrup- DES JEUNES » en croire Madeleine Dobie, professeure de sentiment d’insécurité de certains étu-
tives ? Soyons sérieux ! » français à Columbia : « Les jeunes ont changé, diants, juifs ou non juifs : « Je ne dis pas à
Les professeurs de Columbia tentent de dé- NADIA ABU EL HAJ mais Israël aussi a changé », dit-elle, évoquant 100 % qu’il n’y a pas eu d’incidents, mais je
crypter le mouvement. « L’accusation d’anti- anthropologue américaine une puissance nucléaire, dirigée par Benya- n’en connais pas beaucoup », témoigne
sémitisme a été instrumentalisée pour inter- min Nétanyahou avec l’extrême droite et qui Jennifer Wenzel, professeure de littérature,
dire toute parole propalestinienne », estime ne négocie aucune paix avec les Palestiniens. spécialisée dans le postcolonialisme
Nadia Abu El Haj, anthropologue améri- La présence d’étudiants juifs parmi les pro- Une des revendications essentielles des
caine, dont le père était palestinien. Elle dé- testataires est très forte. « L’association Jewish étudiants porte sur la fin des investissements
nonce un « effort concerté » pour « conserver Voice for Peace est au moins aussi puissante liés à la guerre à Gaza, les universités ayant
un récit hégémonique profondément favora- sur les campus que celle de Students for Justice un portefeuille boursier et immobilier consi-
ble à Israël ». « Les républicains se sont alignés in Palestine. Il s’agit de jeunes adultes qui, pour dérable : 50 milliards de dollars pour Harvard
sur des mégadonateurs [des universités amé- la plupart, ont grandi dans des familles très (Massachusetts), 40 pour Yale (Connecticut),
ricaines] et certains membres démocrates du sionistes », renchérit Nadia Abu El Haj, qui es- 36 pour Stanford (Californie), 14 pour Colum-
Congrès qui soutiennent que la politique pro- time que ces jeunes revisitent leur éducation. bia. Mardi, les étudiants de Brown, dans le
palestinienne est intrinsèquement antisé- « Certains manifestants sont antisémites, Rhode Island, (6 milliards de dollars de
mite, mais ils ne sont pas intéressés par l’anti- certains sont manipulés, c’est une situation fonds) ont démantelé leur campement, la di-

Le front uni des républicains contre le « chaos » sur les campus

Sous prétexte de dénoncer l’antisémitisme, les élus du Grand Old Party s’en prennent aux démocrates et à l’administration Biden

washington - correspondant soufflent sur les braises de l’antisé- vigoureuses contre Donald Joe Biden maintient une ligne très n’avez pas le droit de réquisitionner
mitisme ». Selon M. Miller, les PARTICIPER À DE TELS Trump, lorsque celui-ci avait dîné favorable à l’Etat hébreu, malgré une pelouse sur un campus univer-

L a mobilisation sur de nom-

breux campus américains
contre la guerre à Gaza a
rempli d’aise les républicains :
l’épouvantail woke est de retour. A
leurs yeux, rien ne vaut la guerre
culturelle classique permettant
d’attaquer les démocrates sur leur
laxisme et leur tolérance supposés
envers l’extrême gauche violente.
Au moment même de l’évacuation
du campement sur le site de l’uni-
versité Columbia, à New York, dans
la soirée du 30 avril, les trois prin-
cipales chaînes d’information se
trouvaient en édition spéciale.
CNN disposait même de trois re-
porters sur le campus. Mais c’est
Fox News qui semblait la plus ins-
pirée par l’événement.
Le bandeau à l’écran évoquait
des manifestants « anti-Israël ». A
l’antenne, Stephen Miller, con-
seiller de l’ombre de Donald
Trump, affirmait que « tout cela est
à cause de Joe Biden. Lui et son parti
campus seraient tombés « dans la
tyrannie et l’anarchie ». Le présen-
tateur Sean Hannity avait la voix
grave des jours tragiques. « L’Amé-
rique ne semble pas avoir de clarté
morale », disait-il, au moment
d’accueillir au téléphone un invité
inattendu, occupé ce jour-là dans
un tribunal de Manhattan en tant
que prévenu : Donald Trump. « Je
pense vraiment qu’il y a beaucoup
d’agitateurs payés », affirmait
l’ancien président. La preuve, se-
lon lui : les pancartes aux slogans
identiques.
Pressé de tourner la page de la
nouvelle aide militaire à l’Ukraine,
qu’il avait contribué à promou-
voir, le speaker de la Chambre des
représentants, Mike Johnson, a été
le premier à s’emparer du sujet. Le
24 avril, il s’est rendu dans l’uni-
versité Columbia pour appeler sa
présidente, Nemat Shafik, à la dé-
mission, si elle ne parvenait pas
« immédiatement à mettre fin au
CAMPEMENTS RELÈVERAIT
D’UNE « MALADIE
MENTALE », A OSÉ LE
SÉNATEUR RÉPUBLICAIN
DE L’OHIO J. D. VANCE
chaos ». Mercredi, par 320 voix
contre 91, les élus à la Chambre ont
adopté un texte visant à lutter
contre l’antisémitisme et le néga-
tionnisme sur les campus.
Tandis que Joe Biden cherche
une position d’équilibre, défen-
dant la liberté d’expression tout
en dénonçant les actes et les pro-
pos haineux, les républicains ne
s’embarrassent pas de nuance.
Participer à de tels campements
relèverait d’une « maladie men-
tale », a osé le sénateur républicain
de l’Ohio J. D. Vance. On ne se sou-
vient pas de condamnations aussi
à Mar-a-Lago, en novembre 2022,
avec le suprémaciste et antisémite
Nick Fuentes. Depuis, l’ancien pré-
sident n’a cessé de mettre en cause
la loyauté des juifs américains.
« Tout juif qui vote pour un démo-
crate ou qui vote pour Biden de-
vrait se faire examiner la tête », di-
sait-il, le 10 avril.
Limites de leurs slogans
Les républicains se réjouissent
d’autant plus de la situation ac-
tuelle qu’ils affichent un front uni,
alors que les démocrates sont frac-
turés. Les conservateurs ont bien
noté la part importante des votes
blancs de protestation contre l’ad-
ministration Biden, en lien avec la
guerre à Gaza, au cours des primai-
res démocrates dans plusieurs
Etats. La pression monte aussi
parmi les élus de gauche au Con-
grès pour remettre en question le
caractère inconditionnel de l’aide
militaire à Israël. Alors même que
les crimes de guerre commis mas-
sivement à Gaza, le voilà attaqué
pour son manque d’engagement
par certains républicains.
Dans les Etats concernés par la
mobilisation étudiante, les élus
républicains sont confrontés aux
limites de leurs propres slogans.
Au Texas, le gouverneur Greg Ab-
bott a organisé l’intervention des
forces de l’ordre sur le campus
d’Austin. Une centaine de jeunes
ont été arrêtés, puis remis en li-
berté, en l’absence de base juridi-
que. En Floride, son collègue Ron
DeSantis a suggéré d’expulser les
étudiants franchissant la ligne
rouge en matière de liberté d’ex-
pression. L’ancien candidat aux
primaires républicaines a fustigé
la « faiblesse » des recteurs d’uni-
versités prestigieuses de la Côte
est. En revanche, la réaction des
directions de campus en Floride
lui convient. « Vous avez le droit
d’exprimer vos opinions. Vous
sitaire. Vous n’avez pas le droit de
harceler d’autres personnes. »
Mais où s’arrête cette liberté
d’expression que les républicains
ont passé des années à défendre
lorsqu’il s’agissait de combats
idéologiques conservateurs ? Greg
Abbott, par exemple, a signé une
loi allant en ce sens au Texas, en
juin 2019, supposément en ré-
ponse à la domination de l’idéolo-
gie woke sur les campus. Le pro-
blème, aux yeux de ces élus répu-
blicains, réside-t-il dans les
moyens employés par les cam-
peurs sauvages, dans les éventuels
dérapages physiques ou verbaux,
ou dans le fait d’exprimer une soli-
darité avec les civils gazaouis ?
L’ambiguïté demeure. « La place de
ces manifestants est en prison, a
écrit le gouverneur Greg Abbott,
sur X, le jour de l’intervention poli-
cière à Austin. L’antisémitisme ne
sera pas toléré au Texas. Point. » p
piotr smolar
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VENDREDI 3 MAI 2024
rection ayant accepté de discuter du retrait
des fonds des entreprises liées à l’armée is-
raélienne. A Columbia, les étudiants ont une
interprétation large de la participation à la
guerre, qui inclut des géants de la tech
comme Google, Amazon et Microsoft. Accep-
ter de gérer un tel désengagement est délicat.
De son côté, l’Université de Californie du
Sud a annulé les cérémonies de remise de
diplômes prévues le 10 mai après une con-
troverse : elle a refusé de laisser la parole,
comme c’est de coutume, à la major de la
promotion, officiellement pour des raisons
de sécurité, l’étudiante en question se trou-
vant être propalestinienne.
LIGNE DE NON-INTERVENTION
Du côté des universités publiques, la direc-
tion du système universitaire (UC California)
qui regroupe dix campus, dont Berkeley, près
de San Francisco, et UCLA, à Los Angeles, avait
choisi de temporiser, d’autant que, dans la
plupart des établissements, les cours sont ter-
minés. Mais dans la nuit de mardi à mercredi,
à Los Angeles, l’université a dû abandonner sa
position d’arbitre lorsqu’un groupe de
contre-manifestants pro-israéliens a violem-
ment attaqué le campement des étudiants
propalestiniens. La police antiémeute a fina-
lement été déployée pour mettre fin aux af-
frontements. Mercredi soir, les autorités uni-
versitaires ont demandé l’évacuation du cam-
pement et la police s’apprêtait à intervenir.
A Berkeley, en revanche, la direction pour-
suit sur sa ligne de non-intervention. A l’ini-
tiative de la UC Berkeley Divestment Coali-
tion, les étudiants ont planté les douze pre-
mières tentes le 22 avril sur les marches du
Sproul Hall. Un lieu symbolique depuis 1964
et l’arrestation de l’étudiant Jack Weinberg
militant pour les droits civiques. Les mili-
tants de Free Palestine ont prévu d’occuper
les marches jusqu’à ce que l’université se
débarrasse de ses investissements dans des
industries de l’armement et d’autres
entreprises dont ils considèrent qu’elles pro-
fitent de la guerre à Gaza, comme BlackRock,
Lockheed Martin ou Boeing.
De son côté, l’organisation Jewish Commu-
nity Relations Council Bay Area a jugé « abo-
minable » le langage de certains manifestants
propalestiniens, mais reconnu qu’il était cou-
vert par la liberté d’expression. Elle a relevé
que l’administration s’était engagée à assurer
la sécurité des étudiants juifs. L’atmosphère
restait pacifique à Berkeley, le 30 avril, avec
des ateliers sur le désinvestissement ou sur
l’histoire de la région, assurés par des profes-
seurs venus afficher leur solidarité. Débordés
par les gestes de soutien, les étudiants propa-
lestiniens ont demandé à leurs sympathi-
sants de cesser de leur apporter des vivres. p
arnaud leparmentier
et corine lesnes
A Washington, « on est là maintenant pour
faire du bruit, pour crier, pour sensibiliser »
A l’université GWU, où une cinquantaine de tentes ont été dressées, le mouvement
rassemble des militants Black Lives Matter, des LGBTQ et des défenseurs des droits civiques
REPORTAGE « ON EST LÀ POUR PARLER
washington - correspondant
G eorge Washington a
mauvaise mine. Il a des
autocollants de la tête
aux pieds, un keffieh et un dra-
peau palestinien autour du cou.
Le socle de la statue en bronze a
été couvert de tags. Le calme rè-
gne tout de même au cœur du
campus de l’université Washing-
ton (GWU), portant le nom du
premier président des Etats-
Unis. Situé dans le centre de la ca-
pitale, à quelques minutes de la
Maison Blanche, c’est l’un des
lieux de la mobilisation étu-
diante contre la guerre à Gaza.
Une cinquantaine de tentes y
ont été dressées. Sous le titre
« Pas de sionisme ! », un panneau
récapitule les consignes pour les
participants. Certaines concer-
nent la propreté et les règles de
comportement, « Pas de relations
sexuelles », « Pas de substances »,
« Hydratez-vous ». D’autres sont
plus stratégiques : « Ne parlez pas
aux médias sauf si vous êtes for-
més », « Ne parlez pas aux flics ».
Un manifestant Un stand achalandé propose des
propalestinien plats et des sandwichs. A proxi-
(en haut mité, un point médical est as-
à gauche) lors suré, au cas où.
d’affrontements La mobilisation a pris de l’am-
avec des contre- pleur lorsque sept étudiants
manifestants, ont été sanctionnés par la direc-
sur le campus tion de l’université. Le campe-
de l’UCLA, dont ment réclame l’abandon de ces
l’entrée a été mesures disciplinaires. Les voi-
bloquée (en tures de police, à proximité,
haut, à droite), restent feux éteints. Il n’y a pas
à Los Angeles, de débordements. Les barrières
le 1er mai. métalliques qui avaient été dis-
Des étudiants posées pour réduire le périmètre
devant l’entrée du campement sont dorénavant
du bâtiment empilées au milieu de la place,
Hamilton (en comme un trophée de guerre.
bas, à gauche), « Par sécurité », ils sont nom-
à l’université breux à refuser de parler. Ils por-
Columbia, à New tent des masques chirurgicaux,
York, le 30 avril. pensant échapper à une identifi-
Un campement cation. Un étudiant noir a écrit
(en bas, à droite) sur une pancarte une citation de
à l’université l’écrivain James Baldwin, préten-
de Berkeley, dant que l’Etat hébreu aurait été
en Californie, créé « pour la préservation des
le 25 avril. intérêts occidentaux ». Serrés par
DAVID SWANSON/REUTERS
– ETHAN SWOPE/AP – EMILY
BYRSKI/AFP – JOSE CARLOS
FAJARDO/AP
La présidente de Columbia, au parcours atypique,
apparaît fragilisée par les événements
Nemat Talaat Shafik, économiste, a provoqué la révolte des élèves et du corps professoral
sur le campus, sans apaiser pour autant les foudres des républicains
new york - correspondant
A l’image des Trois Mous-
quetaires, elles étaient
quatre. Après le témoi-
gnage des présidentes de Harvard,
du MIT (toutes les deux au Massa-
chusetts) et de Pennsylvanie
(Penn), ce fut au tour de celle de
l’université Columbia (Etat de New
York), Nemat Talaat Shafik, de ré-
pondre, le 17 avril, à la commission
du Congrès sur les allégations de
propos antisémites tenus sur les
campus en marge des manifes-
tations contre la guerre à Gaza.
Quatre femmes, toutes nommées
dans la foulée des mouvements
Metoo et Black Lives Matter, favo-
rables aux démocrates et entrées
en fonctions seulement en 2023.
Mme Shafik, dite « Minouche »
Shafik, a tenté d’éviter les foudres
DU PEUPLE PALESTINIEN
DANS SON ENSEMBLE,
POUR FAIRE TOMBER LES
MURS DU COLONIALISME
ET DE L’IMPÉRIALISME »
MIRIAM S.
étudiante
terre, en couleurs vives, des mes-
sages à la craie ont été tracés sur
le sol en brique, en plusieurs lan-
gues, hommage aux révolutions
du monde : « La solidarité est un
verbe », « Mondialiser l’Intifada »,
« La libération ou la mort ».
Rawala Al Jariri, 21 ans, a chaud
au cœur devant cette mobilisa-
tion bigarrée, qui rassemble des
militants Black Lives Matter, des
LGBTQ et des défenseurs des
droits civiques. « Les gens s’enga-
gent avec leur expérience, ce
sont tous des victimes d’oppres-
sion », dit-elle. Etudiante en
psychologie à GWU, elle est la
fille de Palestiniens exilés. Son
père, entrepreneur dans le bâti-
ment, a fui en Jordanie, avant de
se réfugier aux Etats-Unis.
Rawala se souvient d’un jour où
sa sœur aînée fut corrigée à
l’école. C’était la Journée de la
culture mondiale ; chacun pou-
vait présenter son pays d’origine.
« Palestine, ça n’existe pas », avait
dit l’enseignante.
« Impardonnable »
Au fil des ans, Rawala a accompa-
gné ses sœurs et son père aux
manifestations propalestinien-
nes. Ces derniers mois, à l’en
croire, l’université a exercé de
fortes pressions sur les étudiants
mobilisés. Dans un sourire dé-
sarmant, l’étudiante se revendi-
que obstinée. A ses yeux, Israël
« n’est pas un Etat légitime à cause
des conditions de sa création ».
Quant au slogan « La Palestine
sera libre du fleuve à la mer »,
Rawala assure qu’il n’est pas anti-
des républicains du Congrès,
mais a provoqué la révolte sur son
campus des élèves et du corps
professoral. Comme les patron-
nes de Harvard et Penn, démis-
sionnaires, elle va sortir
« broyée » de l’épreuve. A 61 ans,
cette économiste à la triple natio-
nalité égyptienne, américaine et
britannique a un parcours ori-
ginal : née en 1961 à Alexandrie au
sein d’une famille dépossédée par
Nasser, elle a étudié aux Etats-
Unis et au Royaume-Uni, à Ox-
ford notamment.
Mme Shafik n’est pas qu’une aca-
démique, elle a longtemps tra-
vaillé pour la Banque mondiale
avant de diriger le département
d’aide humanitaire et au dévelop-
pement du gouvernement britan-
nique. Après un passage dans les
équipes dirigeantes du Fonds mo-
international | 3
sémite. Il serait question de
coexistence. Elle-même admet
ne connaître ni le fleuve ni la
mer. « Je ne suis pas très culti-
vée en géographie. »
Le coût des études à GWU s’élève
à 87 000 dollars (81 000 euros) par
an pour Rawala, qui en paie envi-
ron 20 000. Elle souligne la prin-
cipale revendication du campe-
ment : obtenir la transparence
sur les investissements de
l’université dans des entreprises
en relation avec Israël. Puis leur
arrêt, dès lors qu’ils participe-
raient au « génocide » en cours.
« Beaucoup sont énervés par ces
investissements, alors que la direc-
tion ne s’occupe pas de problèmes
sur le campus, comme nos
logements », dit-elle.
En cette matinée du 1er mai, sur
la place, certains s’offrent une
sieste prolongée. D’autres révi-
sent sur leur ordinateur ou sui-
vent un cours à distance. Une
dizaine de militants organisent
un atelier yoga. A la mi-journée,
quelques croyants se tournent
vers La Mecque. « Allah Akbar ! »,
lance un jeune homme dans un
mégaphone, pour démarrer la
prière. Enfin, il y a les artistes
en herbe, ceux qui continuent de
décorer le camp.
Estelle A., par exemple, es-
quisse une jolie colombe blan-
che sur un carton. Etudiante
depuis un an en relations inter-
nationales, cette jeune Améri-
caine est la fille de juifs maro-
cains qui s’étaient réfugiés en
France. Estelle s’était déjà enga-
gée dans le mouvement Black
Lives Matter. L’attaque du Ha-
mas, le 7 octobre 2023 ? « C’était
évidemment horrible. Mais on
peut ensuite regarder l’histoire
des injustices faites aux Palesti-
niens. A un moment, ça n’a plus de
sens de se laisser faire. »
On la questionne sur l’usage du
mot « antisioniste », en vogue
sur les campus, son ambiguïté.
« Il ne s’agit pas de discuter le droit
des juifs à l’autodétermination,
mais d’être contre l’Etat d’Israël
aujourd’hui. » Le gouvernement
israélien, plutôt ? « Oui, exacte-
nétaire international, elle est deve-
nue, en 2014, vice-présidente de la
Banque d’Angleterre, qu’elle a quit-
tée prématurément pour devenir
présidente de la London School of
Economics. Elevée au rang de ba-
ronne par la reine Elizabeth II, elle
est devenue, en 2020, membre à
vie de la Chambre des lords.
Audition catastrophique
A Washington, son audition de-
vant le Congrès déclenche la ca-
tastrophe : la présidente ne dé-
fend pas la liberté académique,
laisse entendre que le campus est
un foyer d’antisémitisme et évo-
que des sanctions individuelles
prises contre des étudiants. De re-
tour à New York, elle alimente une
surenchère, avec un campus bou-
clé, la police de New York appelée
à intervenir à deux reprises en
ment. Ce que fait le gouvernement
israélien à Gaza est impardonna-
ble. » La difficulté à distinguer les
deux est généralisée, même chez
cette jeune femme aspirant à de-
venir diplomate. Comme elle, la
plupart des étudiants expriment
un mélange de sincérité dans
leur indignation devant les mas-
sacres à Gaza et d’ignorance sur
la complexité du conflit.
Chris H., 20 ans, étudiant en
neurosciences, d’origine salva-
dorienne, lit un roman de Ray-
mond Carver. Cheveux longs ti-
rés sous une casquette, il parle
d’une voix presque éteinte. « Je
sais ce que c’est, d’appartenir à
une minorité. Toutes les minorités
doivent se serrer les coudes. Les vi-
déos de la guerre m’ont brisé le
cœur. On est là maintenant pour
faire du bruit, pour crier, pour que
d’autres personnes soient sensibi-
lisées à ces événements. »
Des militants plus politiques
Il y a aussi les militants plus rom-
pus à l’exercice oral, plus politi-
ques, parfois étrangers à GWU.
Miriam S., 19 ans, vient du cam-
pus de Georgetown, dans un
autre quartier de la ville, où elle
étudie la psychologie. « On veut la
fin des investissements universi-
taires dans des entreprises partici-
pant au génocide. Georgetown,
par exemple, a investi dans Ama-
zon, qui fournit des technologies
dans le cloud, permettant de sur-
veiller le peuple palestinien. »
Miriam parle de « 34 000 mar-
tyrs » à Gaza, sans faire la distinc-
tion entre les civils et les combat-
tants du Hamas parmi les morts.
« On n’est pas là pour parler de ça,
on est là pour parler du peuple
palestinien dans son ensemble,
pour faire tomber les murs du colo-
nialisme et de l’impérialisme. » Mi-
riam ne veut rien dévoiler sur sa
famille, si ce n’est que ses parents
sont juifs. Elle porte un keffieh.
On lui demande si elle aimerait
aller en Israël, un jour. « Non ! Je ne
veux pas participer à une industrie
touristique qui finance le génocide
d’un autre peuple. » p
piotr smolar
une semaine, des ultimatums ba-
foués par les étudiants... Mme Sha-
fik n’a donné aucune conférence
de presse alors que les politiques,
de droite comme de gauche, du
speaker républicain de la Cham-
bre des représentants, Mike John-
son, aux égéries de la gauche, les
représentantes Alexandria Oca-
sio Cortez et Ilhan Omar, para-
dent sur son campus comme s’il
s’agissait d’une estrade électorale.
Mme Shafik semble cernée, par
les républicains, qui demandent
sa démission, et par le corps pro-
fessoral, qui se dit « humilié ». La
lecture de son CV affiché sur le site
de Columbia a un goût d’amer-
tume : « Tout au long de sa carrière,
Mme Shafik a été au centre des ef-
forts pour relever certains des défis
les plus complexes du monde. » p
ar. le.
4 | international 0123
VENDREDI 3 MAI 2024

Quand Macron fait évoluer la dissuasion française

La volonté du chef de l’Etat d’« européaniser » la capacité de dissuasion nucléaire de la France ouvre un débat

C
ette fois, les petites
phrases d’Emmanuel
Macron n’ont pas sus-
cité de polémique inter-
nationale, mais plutôt une série
d’interrogations sur ses inten-
tions. Une semaine après le dis-
cours de la Sorbonne, prononcé le
25 avril par le chef de l’Etat, les
partenaires de la France se de-
mandent toujours ce qu’il a bien
voulu dire, lorsqu’il a souligné
que la dissuasion nucléaire fran-
çaise était « un élément incontour-
nable de la défense du continent
européen ».
Sur ces sujets délicats, surtout
en pleine guerre d’Ukraine, il est
rare qu’un chef d’Etat se laisse al-
ler à des propos improvisés. Deux
jours après son discours, Emma-
nuel Macron a d’ailleurs tenu à
préciser ses vues dans un entre-
tien avec une douzaine de jeunes,
à Strasbourg, publié par le groupe
de presse régional Ebra.
Interrogé, lors de cette rencon-
tre, sur la volonté éventuelle de la
France d’« européaniser sa capa-
cité de dissuasion nucléaire »,
M. Macron a répondu qu’il était
« pour ouvrir ce débat », avant
d’ajouter que cette réflexion de-
vait « inclure la défense antimis-
sile, les tirs d’armes de longue por-
tée » et « l’arme nucléaire pour
ceux qui l’ont ou qui disposent sur
leur sol de l’arme nucléaire améri-
caine ». « Mettons tout sur la table
et regardons ce qui nous protège
véritablement de manière crédi-
ble », a-t-il lancé.
Des paroles cryptiques qui n’en
ont pas moins immédiatement
provoqué, en France, des réac-
tions enflammées de la part des
oppositions. « Un chef de l’Etat
français ne devrait pas dire ça »,
s’est emporté François-Xavier
Bellamy, tête de liste Les Républi-
cains aux élections européennes
de juin. Ces propos sont d’une
« gravité exceptionnelle parce que
là, nous touchons au nerf même de
la souveraineté française », a-t-il
ajouté lors du « Grand Rendez-
Vous Europe1-CNews-Les Echos ».
Les déclarations présidentielles
répondent toutefois à plusieurs
objectifs, aux yeux des spécialis-
tes. L’enjeu est d’abord électoral.
« C’est le bon moment pour faire
vivre un sujet avec un camp prési-
dentiel qui a du mal à exister », ob-
serve ainsi Héloïse Fayet, cher-
cheuse à l’Institut français des
relations internationales (IFRI),
spécialiste des questions de dis-
suasion. « Mais c’est aussi une
volonté louable de faire vivre un
débat au-delà des cercles des
habitués, étant donné que cette di-
mension européenne de la dissua-
sion française est un sujet qui re-
vient régulièrement depuis les an-
nées 1970 », précise-t-elle – même
si M. Macron est le président qui
Emmanuel Macron, lors d’une rencontre avec les lecteurs du groupe Ebra, à Strasbourg, le 26 avril. JEAN-MARC LOOS/PHOTOPQR/L’ALSACE/MAXPPP
a poussé le plus loin l’affichage
sur le sujet.
Depuis son élection, en 2017, le
chef de l’Etat n’a, en effet, eu de
cesse de souligner cette évolution
de la posture française. « Soyons
clairs : les intérêts vitaux de la
France ont désormais une dimen-
sion européenne », avait-il indiqué
à l’occasion d’un discours fonda-
teur sur la stratégie de défense à
l’Ecole de guerre, en février 2020,
marquant de son sceau la doc-
trine publique française.
« Priorité stratégique »
« Il n’y a rien de fondamentale-
ment nouveau sur le plan de la
doctrine nucléaire. L’appréciation
des intérêts vitaux ne varie pas, et
le président envoie de nouveau le
signal que l’Europe constitue bien
une priorité stratégique de la
France, analyse Thomas Gomart,
le directeur de l’IFRI. En revanche,
parler de nucléaire maintenant
est nécessaire compte tenu de la
gravité de la situation, en raison
de la guerre d’Ukraine, de la néces-
sité de doter d’une nouvelle archi-
tecture de sécurité pour se proté-
ger de la menace russe, et de la
possibilité d’un changement de
nature de la relation transatlanti-
que après les élections américai-
nes de novembre. »
Le retour possible de Donald
Trump à la Maison Blanche, en
janvier 2025, risque d’affaiblir,
voire de rompre, le lien transat-
lantique face à la Russie, s’accor-
dent à dire tous les experts.
Le contexte stratégique s’est
donc fortement durci, au point de
conforter le locataire de l’Elysée
dans sa posture de 2020, même
s’il se garde de proposer de par-
tager l’arme nucléaire française.
Emmanuel Macron entend plu-
tôt, et c’est là la nouveauté de sa
part, élargir le débat aux outils
conventionnels de la dissuasion
et ce, en faisant le lien entre arme
nucléaire d’un côté, missiles à
longue portée et défense anti-
missile de l’autre. Ses prédéces-
seurs à l’Elysée ont longtemps été
très méfiants vis-à-vis d’options
de défense antibalistique du
territoire, considérées comme en
mesure d’entrer en concurrence
avec la dissuasion et, partant, de
l’affaiblir.
Esquissé, ce changement doctri-
nal est de nature à atténuer les
fortes tensions survenues depuis
octobre 2022 entre Français et Al-
lemands sur le projet de bouclier
Berlin accueille avec prudence les « impulsions » du chef de l’Etat
berlin ne ferme pas la porte.
« Nous suivons de très près et
avec intérêt la discussion sur la
politique de sécurité euro-
péenne et les impulsions don-
nées par le président français »,
déclare au Monde une porte-
parole du gouvernement alle-
mand en réaction à la propo-
sition faite par Emmanuel
Macron dans son discours de la
antimissile lancé par Berlin dans
le cadre de l’OTAN − l’European
Sky Shield Initiative, à laquelle se
sont ralliés une vingtaine de pays,
au grand dam de Paris. Ce groupe-
ment prévoit l’achat commun de
systèmes allemands (pour la
courte portée), américains (pour
la moyenne portée) et israéliens
(pour la longue portée), mais pas
de matériels français.
« Cette évolution de la doctrine
française est une vraie invitation
au dialogue, assez nouvelle »,
constate une source allemande,
qui se réjouit que « la France soit
prête à discuter de la dissuasion
dans un sens plus global ». Des
consultations sont d’ailleurs
discrètement engagées pour ten-
ter de rapprocher les positions
entre Paris et Berlin, même si des
résultats tangibles dans ces do-
maines sensibles ne sont sans
doute pas à attendre pour la visite
d’Etat d’Emmanuel Macron en
Allemagne, à la fin du mois de
mai. Contact est pris aussi avec les
Britanniques.
bonne, auquel le gouverne-
ment allemand, alors dirigé par
Angela Merkel, avait répondu
par un silence assourdissant
qui avait beaucoup déçu Paris,
celui d’Olaf Scholz a décidé de
ne pas répéter ce faux pas. « La
France et l’Allemagne veulent
ensemble que l’Europe reste
forte. Ton discours contient de
bonnes impulsions pour pou-
« Ce discours, c’est à la fois une vi-
sion et une proposition que nous
faisons à tous nos partenaires
européens. Nous disposons de la
dissuasion nucléaire, et nous la
mettons sur la table. Mais c’est du
donnant-donnant, explique une
source française. Nous souhai-
tons engager la discussion politi-
que. Nous mettons cela à disposi-
tion et nos partenaires mettent en
place d’autres éléments, comme le
Dôme de fer européen [système de
défense aérienne]. Cela créerait
un continuum défensif, du dôme à
la dissuasion. »
« Etre plus engagés dans l’OTAN »
Un éventuel « partage » de la dis-
suasion française apparaît toute-
fois très improbable à ce stade et
risquerait de buter sur de nom-
breuses questions opération-
nelles, estiment les spécialistes.
« Le stockage à l’étranger d’armes
nucléaires françaises comme le
missile air-sol moyenne portée
amélioré ASMP-A, qui peut em-
porter la charge nucléaire de nou-
et, à l’époque, le gouvernement
allemand, pourtant consulté
en amont, avait répondu tardi-
vement et sans enthousiasme.
Quatre ans plus tard, le
contexte n’est plus le même. En
Allemagne, les déclarations fai-
tes en février par l’ancien prési-
dent Donald Trump, laissant
entendre que l’Europe pourrait
ne plus être protégée par le « pa-
Le retour
possible
de Donald Trump
à la Maison
Blanche risque
d’affaiblir le lien
transatlantique
face à la Russie
velle génération, paraît impossi-
ble, détaille Héloïse Fayet. En re-
vanche, on peut envisager le pré-
positionnement de porteurs à
l’étranger, mais lesquels ? Des Ra-
fale ? Qui financerait cela ? Les
pays hôtes ? Ces porteurs se-
raient-ils prélevés sur le format
actuel français ? »
La sortie d’Emmanuel Macron
n’est pas sans évoquer, enfin, un
rapprochement, en creux, avec
« le triptyque de la dissuasion de
l’OTAN », remarque Mme Fayet. Un
triptyque qui allie, lui, dissuasion
nucléaire, défense antimissile ba-
listique et dissuasion conven-
tionnelle.
Mais, alors que 2024 marque le
15e anniversaire de la réintégra-
tion, par la France, du commande-
ment intégré de l’OTAN − en 2009,
pendant le mandat de Nicolas
Sarkozy −, nul n’est en mesure de
dire si cette manœuvre est une
simple façon, pour le chef de
l’Etat, de crédibiliser ses propo-
sitions pour l’Europe de la dé-
fense. Ou s’il s’agit des premiers
pas publics concernant la finalisa-
tion de la réintégration de la
France à l’Alliance otanienne qui
devrait passer, concrètement, par
l’entrée de Paris au sein du groupe
des plans nucléaires.
Ces derniers jours, le chef de
l’Etat n’a toutefois fait aucune
allusion en ce sens. « La question
risque de se poser, car les ambi-
tions françaises en matière de
dissuasion et de leadership euro-
péen impliqueront d’être davan-
tage engagés dans l’OTAN, ob-
serve Thomas Gomart. Il arrivera
un moment où la position fran-
çaise pourrait être revisitée, car
pour la totalité des Européens, la
défense du continent se conçoit
d’abord au sein de l’OTAN. » Même
dans l’hypothèse d’une victoire
de Donald Trump. p
philippe ricard
et élise vincent
Major, spécialiste des questions
de défense à l’Institut allemand
des affaires internationales et
de sécurité de Berlin. Pour l’Alle-
magne, le fait que la France ne
fasse pas partie du groupe des
plans nucléaires de l’OTAN [qui
permet aux pays non dotés de
l’arme atomique de participer à
l’élaboration de la stratégie de
l’Alliance en matière de dissua-

CULTURES Sorbonne, le 25 avril, de bâtir

une « défense européenne crédi-
ble ». Une ambition qu’il a pré-
voir y arriver », a tweeté – en
français – le chancelier alle-
mand, deux heures après le
rapluie américain » s’il revenait
au pouvoir, ont suscité de vives
inquiétudes et ouvert un débat.
sion] ne facilite pas les choses. »
Dans son discours de la Sor-
bonne, M. Macron a bien pris

MONDE. du lundi
au vendredi
cisée, deux jours plus tard, dans
un entretien au groupe de
presse Ebra : il a expliqué que la
réflexion doit « inclure la dé-
nouveau discours de la Sor-
bonne du président français.

11H – 12H fense antimissile, les tirs d’armes
de longue portée » et « l’arme
Julie Gacon nucléaire pour ceux qui l’ont ou
Mélanie qui disposent sur leur sol de
l’arme nucléaire américaine »,
Chalandon ce qui est le cas de l’Allemagne.
© Radio France/Ch. Abramowitz
« Assurance-vie »
Ce signal d’ouverture ne doit
cependant pas faire illusion.
Sur les questions de défense
comme sur d’autres, Paris et
Berlin sont loin d’être alignés,
comme l’a rappelé la réaction
Mais celui-ci a vite tourné
court, comme en témoigne le
tollé qu’a provoqué Katarina
Barley, tête de liste du Parti so-
cial-démocrate (SPD) aux élec-
tions européennes, en propo-
sant la création d’un arsenal
nucléaire européen. « La der-
nière chose dont nous avons be-
soin aujourd’hui est un débat
soin de préciser que « le pilier
européen au sein de l’OTAN (…)
est essentiel ». Reste que, pour
les Allemands, le président
français est aussi celui qui a
déclaré à l’hebdomadaire bri-
tannique The Economist, en no-
vembre 2019, que l’OTAN était
en état de « mort cérébrale ».
Dans un pays qui considère

En partenariat avec
Sur ces trois points, Berlin se
dit ouvert à la discussion. « Le
gouvernement allemand veut
continuer, avec la France et le
Royaume-Uni, à renforcer le pi-
lier européen [de l’OTAN] en ma-
tière de dissuasion et de défense,
L'esprit ce qui inclut la défense aérienne,
d'ouver- les armes de précision à distance
et la dissuasion nucléaire »,
ture explique la porte-parole.
Sept ans après le premier dis-
cours de M. Macron à la Sor-
très sèche de M. Scholz aux
propos de M. Macron sur un
possible envoi de troupes au
sol en Ukraine, fin février.
En proposant aujourd’hui
d’« européaniser » la capacité
de dissuasion nucléaire de la
France, M. Macron sait qu’il
touche un point sensible en
Allemagne. Dans un discours
prononcé le 7 février 2020 à
l’Ecole de guerre, le président
français avait déjà avancé l’idée
sur le nucléaire », lui a notam-
ment répondu le ministre de la
défense, Boris Pistorius, pour-
tant membre, lui aussi, du SPD.
« Les Allemands considèrent
l’OTAN comme leur assurance-
vie. Pour cette raison, ils sont
très réticents à l’idée de s’enga-
ger dans un débat qui pourrait
laisser penser qu’ils remettent
en cause le rôle de l’OTAN et des
Etats-Unis en matière de dissua-
sion nucléaire, explique Claudia
l’Alliance atlantique comme
l’horizon indépassable de sa
propre sécurité, ces propos ont
fortement marqué les esprits.
Pour cette raison, il n’est guère
étonnant que la proposition de
M. Macron d’« européaniser » la
capacité de dissuasion nu-
cléaire de la France n’ait reçu,
jusqu’à présent, qu’un accueil
prudent outre-Rhin. p
thomas wieder
(berlin, correspondant)
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Géorgie : la répression après le virage antioccidental
La police est intervenue violemment contre les manifestants opposés au projet de loi sur l’« influence étrangère »
C
ette fois, ils sont venus
des quatre coins du pays.
Des milliers de Géor-
giens ont convergé vers
Tbilissi, mercredi 1er mai au soir,
pour manifester contre le projet
de loi sur l’« influence étrangère »,
défendre les valeurs démocrati-
ques et l’avenir européen de cette
ex-république soviétique du Cau-
case du Sud, plus menacée que ja-
mais. Le texte, calqué sur une loi
russe visant à briser la société ci-
vile et les médias indépendants, a
été voté au Parlement, le même
jour, à 83 voix pour et 23 contre.
Il doit encore passer en troi-
sième lecture, et la présidente,
Salomé Zourabichvili, a affirmé
qu’elle y mettrait son veto, mais le
parti au pouvoir, Rêve géorgien,
dispose d’assez de voix pour ne
pas en tenir compte.
Après trois semaines de mani-
festations pacifiques, les forces de
l’ordre ont adopté la méthode
forte, dans la nuit de mardi
30 avril à mercredi 1er mai, en ré-
primant violemment les rassem-
blements à coups de canon à eau
et de gaz lacrymogène. Les vidéos
et témoignages montrent égale-
ment l’usage de balles en caout-
chouc, ce qu’a nié le gouverne-
ment. Des affrontements ont
éclaté. Au moins soixante-trois
personnes ont été arrêtées ; qua-
tre manifestants et six policiers
ont été blessés, selon les autorités.
Signe inquiétant, le président du
Mouvement national uni, le prin-
cipal parti d’opposition, Levan
Khabeishvili, a été violemment
battu par la police antiémeute.
Mercredi soir, tandis que réson-
nait l’Ode à la joie, l’hymne de
l’Union européenne (UE), la police
a délogé à l’aide de gaz poivre et de
canons à eau un groupe de mani-
festants qui tentaient de bloquer
l’entrée latérale du Parlement.
Canons à eau
Les condamnations se multi-
plient après les violences policiè-
res. Le département d’Etat améri-
cain a dénoncé un « recours à la
force inacceptable » et sévèrement
condamné le « discours menson-
ger » et « antioccidental » des auto-
rités pour défendre leur projet de
loi : « Les déclarations et les actions
du gouvernement géorgien sont
incompatibles avec les valeurs dé-
mocratiques qui sous-tendent l’ad-
hésion à l’UE et à l’OTAN. »
Le haut représentant de l’UE
pour les affaires étrangères, Josep
Borrell, a lui aussi dénoncé le
recours « inacceptable » à la vio-
En Argentine, Javier Milei remporte sa première victoire législative
A l’issue d’une séance fleuve, les députés ont approuvé le paquet de lois présenté par le président d’extrême droite qui dérégule l’économie
buenos aires - correspondance
J avier Milei et son gouverne-
ment ont appris de leurs er-
reurs. Mardi 30 avril, à l’issue
d’une séance fleuve qui aura
duré près de vingt-cinq heures,
les députés ont approuvé le pa-
quet de lois appelé « bases et
points de départ pour la liberté
des Argentins ». S’il reste au gou-
vernement à passer l’épreuve du
Sénat, l’adoption du texte par la
Chambre des députés représente
la toute première victoire législa-
tive depuis l’arrivée au pouvoir du
président d’extrême droite le
10 décembre 2023.
Le projet voté a été présenté
comme une version allégée de
celui d’origine, la fameuse loi
« omnibus » proposée par l’exé-
cutif argentin dans la foulée de
l’investiture de Javier Milei, mais
l’esprit du texte reste identique. Il
a notamment pour objectif une
vaste dérégulation de l’écono-
« Nous assistons
à la formalisation
et à la
consolidation
d’un régime
autoritaire »
DAvit ZeDelASHvili
spécialiste du droit
constitutionnel
lence. « La Géorgie est un pays can-
didat à l’UE, a-t-il rappelé. J’en ap-
pelle les autorités à garantir le droit
de réunion pacifique. » La prési-
dente de la Commission euro-
péenne, Ursula von der Leyen, dit
suivre la situation avec une
« grande inquiétude ». De son côté,
l’eurodéputée Viola von Cramon-
Taubadel a appelé à des « consé-
quences concrètes », dont le retrait
du statut de candidat à l’UE, que la
Géorgie a obtenu fin 2023.
Ignorant ces avertissements, le
premier ministre géorgien, Irakli
Kobakhidze, a imputé les violen-
ces aux partis et aux ONG « radi-
calisés », ainsi qu’aux responsa-
bles politiques étrangers, accusés
de les nourrir. Il a regretté de sim-
ples « épisodes isolés » de violen-
ces policières, mais promis des
conséquences « morales et juridi-
ques » à ceux qu’il accuse d’avoir
organisé les affrontements.
La réintroduction du projet de
loi sur les agents de l’étranger sus-
cite le scandale, non seulement en
Géorgie, mais aussi à l’internatio-
nal. Face à la pression, l’oligarque
milliardaire et ancien premier mi-
nistre Bidzina Ivanichvili, qui di-
rige le pays dans l’ombre, est sorti
du silence lundi. Pendant vingt
minutes, le fondateur et président
honoraire du parti au pouvoir,
Rêve géorgien, s’est violemment
attaqué à la fois aux Occidentaux,
à l’opposition et à la société civile
géorgiennes, regroupés sous la
même étiquette, celle d’un sup-
posé « parti mondial de la guerre »,
qui fomenterait une révolution
pour renverser l’actuel gouverne-
ment et déstabiliser le pays.
La diatribe de M. Ivanichvili,
menaçante et conspirationniste,
marque un tournant pour ce petit
pays de 3,7 millions d’habitants,
qui tente depuis des années de
sortir du giron de Moscou pour
se rapprocher de l’UE. « C’était un
manifeste ouvertement antiocci-
dental, résume Davit Zedelashvili,
spécialiste du droit constitution-
mie, un régime spécial et fiscale-
ment très avantageux pour les
grands investissements étran-
gers et la privatisation des entre-
prises publiques. « Il s’agit d’un
premier pas fondamental pour
sortir l’Argentine du bourbier dans
lequel elle se trouve depuis plu-
sieurs décennies », s’est félicité le
président sur X.
Lors de sa première tentative, il
s’était vu contraint de retirer,
le 6 février, son emblématique loi
« omnibus » de 664 articles après
une séquence parlementaire
marquée par l’amateurisme de
l’exécutif et de ses 38 députés, sur
les 257 que compte le Congrès.
Cette fois, le gouvernement s’est
assuré le soutien des élus de
l’opposition dits « dialoguistes »
(ouverts au dialogue) avant de
soumettre le texte au vote.
Ces députés, principalement les
34 de l’Union civique radicale
(centre droit), jouent les arbitres
dans un Parlement polarisé, entre
Manifestation contre le projet de loi sur les agents étrangers, à Tbilissi, jeudi 2 mai. IRAKLI GEDENIDZE/REUTERS
nel et chercheur au groupe de ré-
flexion indépendant Gnomon
Wise, à Tbilissi. Cela entérine clai-
rement la réorientation complète
de la politique étrangère du pays
depuis l’arrivée au pouvoir de Rêve
géorgien, il y a douze ans : l’éloi-
gnement de l’Europe et le rappro-
chement avec la Russie, mais aussi
la Chine, considérée comme une
alternative à l’Occident » et avec la-
quelle Tbilissi a noué un partena-
riat stratégique, en 2023.
En Géorgie, plusieurs analystes
dressent le parallèle entre l’oligar-
que géorgien et l’ancien président
prorusse ukrainien Viktor Ia-
noukovitch, chassé du pouvoir
par la révolution de Maïdan
en 2014, après avoir trahi sa pro-
messe de rapprochement avec
l’UE. M. Ivanichvili y a manifeste-
ment songé, lui aussi. Dans son
discours, il a mis en garde : « La
Géorgie d’aujourd’hui n’est ni la
Géorgie d’[Edouard] Chevardna-
dze [président géorgien de 1992 à
2003] ni l’Ukraine de Ianouko-
vitch, [mais un pays] gouverné par
une équipe solide et unie (…). Il est
les péronistes (du nom de l’ancien
président Juan Domingo Peron,
centre gauche) et la gauche d’un
côté, qui ont rejeté le texte en
bloc, et la droite, qui accompagne
les mesures proposées par le pré-
sident libertarien.
« Par rapport à ce qu’il s’était
passé en février, il y a eu une amé-
lioration de la part du gouverne-
ment en matière de négociation
parlementaire, explique Patricio
Mouche, consultant politique. Il
arrivera plus en position de force
au Sénat, où l’attend un autre type
de négociation, qui va dépendre de
sa relation avec les gouverneurs. »
Pour s’assurer d’emporter cette
nouvelle manche, le gouverne-
ment a pris soin de faire voter le
nouveau projet chapitre par cha-
pitre, et non article par article,
comme cela avait été le cas en fé-
vrier. Cette modalité, réclamée en
vain par l’opposition, aurait per-
mis de limiter, du moins partielle-
ment, la portée du texte.
donc impossible aujourd’hui pour
le Mouvement national uni, qui
bénéficie d’un taux de soutien nul,
et les ONG de provoquer un chan-
gement de gouvernement. »
Fin de l’ambivalence
Jusqu’ici, les autorités géorgien-
nes prenaient soin de maintenir
un double discours pour ménager
à la fois Bruxelles, et Moscou dont
les troupes occupent 20 % du terri-
toire depuis la guerre avec la Géor-
gie, en 2008. Pour la première fois,
lundi, M. Ivanichvili a mis fin
à cette ambivalence, en assimilant
les Occidentaux à des ennemis.
Furieux contre le Parlement euro-
péen, qui a appelé, le 25 avril, à
prendre des sanctions contre lui, il
a affirmé que l’institution n’était
qu’un « instrument » utilisé par le
« parti global de la guerre ».
L’oligarque, qui a fait fortune en
Russie, a justifié le retour surprise
du projet de loi controversé sur les
agents de l’étranger, abandonné
un an plus tôt sous la pression po-
pulaire et internationale, en affir-
mant défendre la souveraineté du
L’emblématique société pétro-
lière publique YPF a par ailleurs
été retirée de la liste des entrepri-
ses privatisables, et les futures
privatisations seront soumises
au contrôle du Congrès au tra-
vers d’une commission. Le texte
adopté par les députés ouvre tout
de même la voie à la privatisa-
tion, totale ou partielle, de
onze entreprises, sur les qua-
rante et un initialement prévues,
dont la compagnie aérienne Ae-
rolineas Argentinas, la radio et
télévision publiques et l’opéra-
teur national ferroviaire.
Une opposition désunie
Dans le projet initial, le gouverne-
ment prétendait déclarer un état
« d’urgence » dans onze domai-
nes de la vie publique, qui aurait
permis que l’exécutif légifère par
décret, sans passer par le Congrès.
Ce nombre est finalement réduit
à quatre domaines – administra-
tif, économique, financier et
international | 5
pays. « La vérité, c’est que le finan-
cement opaque des ONG est le prin-
cipal outil avec lequel vous pouvez
nommer les autorités géorgiennes
de l’étranger », a-t-il assuré.
Le sort réservé à l’opposition et à
la société civile est scellé. Bidzina
Ivanichvili a annoncé qu’après
les élections législatives, prévues
en octobre, il infligerait aux ONG
et au Mouvement national uni,
dirigé par l’ancien président
Mikheïl Saakachvili, emprisonné,
le « jugement politique et juridique
sévère qu’ils méritent ».
« C’est très alarmant, souligne
M. Zedelashvili, car Bidzina Ivani-
chvili prépare le terrain juridique
pour réprimer de manière systémi-
que. Nous assistons à la formalisa-
tion et à la consolidation d’un ré-
gime autoritaire avec des manipu-
lations dans le style de [Vladimir]
Poutine et [d’Alexandre] Louka-
chenko », les dirigeants russe et
biélorusse. A la fin de son discours,
l’oligarque a promis, contre toute
évidence, « qu’après avoir sur-
monté ces difficultés, avec une sou-
veraineté et une dignité intactes,
énergétique – pour une du-
rée d’un an. Une partie des propo-
sitions d’un « décret de nécessité
et d’urgence » sur une réforme du
droit du travail a également été
habilement repris dans le texte
adopté mardi. Ce décret, promul-
gué le 20 décembre 2023 par Ja-
vier Milei, avait donné lieu à d’im-
portantes mobilisations et avait
été freiné par la justice.
Il a également fait passer une ré-
forme partielle des retraites, qui
devrait principalement affecter
l’âge du départ des femmes. Le
tout sans aucune consultation
des partenaires sociaux.
Le même jour, les députés ont
en outre approuvé une batterie
d’avantages fiscaux pour les clas-
ses sociales les plus aisées, ainsi
que le retour de l’impôt sur le re-
venu – qui avait été pratiquement
éliminé en pleine campagne par
le précédent gouvernement (de
centre gauche). Une mesure éton-
nante de la part d’un président
en 2030, la Géorgie rejoindra l’UE ».
Son discours a soulevé une va-
gue d’indignation en Géorgie.
Giga Lemonjava, du parti d’oppo-
sition Droa, a fustigé un « discours
ouvertement russe, dont le but est
d’isoler la Géorgie sur le plan inter-
national et de la laisser seule avec
la Russie ». « Nous savons très bien
comment de tels scénarios se ter-
minent… », a-t-il ajouté.
« Les gens sont conscients qu’ils
font face à un régime d’inspiration
russe, et les plus vieux ont déjà eu
l’expérience du totalitarisme, ex-
plique M. Zedelashvili. Mais la plu-
part des Géorgiens, qui veulent
l’Europe et la liberté, ne sont pas du
tout préparés à ce genre de menace
et croient qu’ils sont toujours en
démocratie. » Le chercheur avertit
les Européens : « C’est un tournant.
Il faut que [ces derniers] prennent
des mesures fortes avant qu’il ne
soit trop tard. » Le projet de loi sur
les agents de l’étranger doit être
adopté définitivement d’ici au
17 mai, avant l’entrée en vigueur
du texte, au plus tard en juin. p
faustine vincent
qui considère que les impôts
« sont un vol ». « Ce vote est symp-
tomatique d’une opposition qui ne
parvient pas à s’unir contre le gou-
vernement, une fragmentation
dont ce dernier sait tirer profit, es-
time Patricio Mouche. L’opposi-
tion n’a pas su, non plus, trouver
un message fort qui lui aurait per-
mis de mobiliser la société [contre
le projet de loi] et d’être plus ferme
à l’heure du vote. »
La veille de la Journée interna-
tionale des travailleurs, le gouver-
nement a pu se vanter d’avoir
remporté cette première manche
sans que la Confédération géné-
rale du travail argentine ne s’en
offusque. La centrale syndicale,
qui a tout de même défilé dans les
rues de Buenos Aires le 1er mai et a
confirmé la grève générale pré-
vue pour le 9, s’est contentée d’un
communiqué qui ne fait même
pas mention du texte fraîche-
ment adopté. p
anaïs dubois
6 | planète
Bien-être animal: les pistes de Les pays du G7 s’engagent
à fermer leurs centrales
l’Anses pour un nouvel étiquetage à charbon avant 2035
L’agence recommande de prendre en compte l’ensemble des étapes
de la vie des animaux d’élevage ainsi que celle des ascendants
L
a notion de bien-être ani-
mal repose sur des bases
scientifiques fortes. » C’est
l’un des messages de
l’Agence nationale de sécurité sa-
nitaire des aliments (Anses), qui
publie, jeudi 2 mai, un avis et un
rapport sur l’étiquetage du bien-
être des animaux. En s’appuyant
sur trois ans d’expertise collective,
l’Anses conclut que le bien-être
doit s’évaluer sur l’ensemble des
étapes de la vie des animaux d’éle-
vage – à la ferme, lors du transport
et à l’abattoir –, et doit aussi tenir
compte des conditions de vie des
ascendants. Cette dernière dimen-
sion est souvent négligée et mé-
connue, alors que de nombreuses
filières (poules pondeuses, porcs,
poulets de chair) reposent sur des
étapes de sélection et de reproduc-
tion très intensifiées.
L’autorité sanitaire française
s’était saisie du sujet de l’étique-
tage en septembre 2021. La Com-
mission européenne s’était alors
engagée, dans le cadre de la décli-
naison agricole du pacte vert, à
présenter une large révision de la
réglementation sur le bien-être
animal, datant de plus de vingt
ans, incluant la mise en place d’un
étiquetage. L’agence constatait
aussi la multiplication d’initia-
tives privées de notation du
bien-être animal, susceptibles
d’entraîner une confusion du
consommateur.
Trois ans plus tard, l’avis de
l’Anses, qui a mobilisé une qua-
rantaine d’experts, est publié
dans un contexte politique nette-
ment moins porteur. La Commis-
sion européenne a ajourné son
projet de réforme du bien-être
animal, notamment son engage-
ment à interdire l’élevage en
cages, se contentant de présenter
Au Canada, l’oléoduc contesté
Trans Mountain entre en service
Long de 1 150 kilomètres, le pipeline agrandi permettra de tripler les exportations de brut
québec - correspondance
C’ est une victoire de l’in-
dustrie pétrolière cana-
dienne en dépit des
alertes des écologistes : mercredi
1er mai, le pétrole a commencé à
couler dans les nouvelles canali-
sations de l’oléoduc Trans Moun-
tain. Ce vaste projet de dédouble-
ment et d’extension de l’infras-
tructure existante, datant de 1953,
aura mis douze ans à se réaliser,
suscitant plusieurs polémiques,
manifestations et recours en jus-
tice au Canada. « Nous arrivons au
bout, c’est une raison d’être fiers et
nous faisons quelque chose de bien
pour le pays », se réjouit la société
d’Etat qui l’exploite, la Trans
Mountain Corporation, dans un
courriel au Monde.
Conçu à l’origine pour transpor-
ter l’équivalent de 300 000 barils
de pétrole par jour, le pipeline
agrandi va permettre d’acheminer
près de 900 000 barils de brut
quotidiennement lorsqu’il fonc-
tionnera à son plein potentiel, d’ici
quelques semaines. Il prend sa
source à côté d’Edmonton (la capi-
tale de l’Alberta) et s’étend sur
1 150 km pour rejoindre la ville de
Burnaby, près de Vancouver, sur la
côte Pacifique. Pour le Canada,
quatrième exportateur mondial
de pétrole brut, cet oléoduc va per-
mettre de tripler les exportations
de pétrole et de sables bitumineux
fin 2023 une révision minimale
des règles en matière de trans-
port. Et en début d’année 2024, la
crise agricole européenne, qui
s’est en partie cristallisée autour
de revendications contre l’« excès
de normes », a fait souffler un vent
d’hostilité contre les mesures du
pacte vert et son versant agricole.
Les experts de l’agence sanitaire
veulent toutefois rassurer sur la
réception politique de leurs tra-
vaux : « La science sait être pa-
tiente, philosophe Matthieu
Schuler, directeur général délé-
gué du pôle sciences pour
l’expertise à l’Anses. On n’est pas
là pour imposer un mécanisme ou
expliquer la recette à appliquer,
mais pour poser les bases scientifi-
ques du bien-être animal. Cons-
truire un outil, cela prendra du
temps, mais les professionnels au
contact des animaux veulent pou-
voir valoriser ce à quoi ils sont at-
tentifs, et les Européens y accor-
dent de l’importance. »
Une obligation de résultat
Dans son avis, l’agence sanitaire
propose une classification en plu-
sieurs niveaux : quatre en cas
d’étiquetage obligatoire, ou cinq
si le principe est volontaire – le
cinquième niveau correspondant
alors au simple respect de la régle-
mentation. L’Anses insiste sur la
progressivité des indicateurs re-
tenus : « L’étiquetage ne doit pas
être vu comme un outil de sanc-
tion, mais comme un outil de pro-
grès pour les parties prenantes »,
estime Julie Chiron, coordinatrice
de cette expertise.
L’autorité sanitaire met en avant
quelques grands principes, parmi
lesquels la nécessité d’évaluer le
niveau de bien-être en le mesu-
rant directement sur les animaux,
en provenance de l’Alberta – une
province dont l’économie repose
en majeure partie sur les énergies
fossiles – vers l’Ouest américain et
le marché asiatique. « Le pétrole
des sables bitumineux est le pétrole
le plus polluant qui existe », souli-
gne Jean-Philippe Sapinski, profes-
seur en études environnemen-
tales à l’université de Moncton
(Nouveau-Brunswick), qui rap-
pelle aussi que l’exploitation pé-
trolière compte déjà pour un peu
plus du quart des émissions de gaz
à effet de serre canadiennes.
Risques de marée noire
Depuis qu’il a été annoncé en 2012
par la compagnie pétrolière Kin-
der Morgan, ce projet d’agrandis-
sement a été décrié par les écolo-
gistes et certaines communautés
autochtones qui se trouvent sur
son tracé. Mais aussi par des sim-
ples habitants. A Burnaby, par
exemple, les riverains craignent
pour leur sécurité alors qu’un
dépôt pétrolier a été construit
près de quartiers résidentiels. De
plus, près de 400 navires-citernes
pourraient transiter chaque an-
née par le terminal maritime
Westridge et naviguer dans l’étroit
passage de la baie Burrard. Un pre-
mier bateau chargé de pétrole de-
vrait d’ailleurs quitter ce terminal
à la mi-mai.
Des associations et des experts
dénoncent également les consé-
Il reste
à convaincre
les politiques.
Pour l’heure,
le gouvernement
s’engage
timidement
sur le sujet
et non seulement sur les condi-
tions d’élevage. En d’autres ter-
mes, un étiquetage doit se fonder
sur une obligation de résultat, pas
sur une obligation de moyens. « Si
je mets un perchoir à des poules,
mais qu’il est mal positionné et
qu’elles ne l’utilisent pas, cela ne va
pas améliorer leur bien-être », ex-
plique ainsi Julie Chiron. Une telle
approche est en rupture avec la
majorité des allégations présentes
en rayon, comme le Label rouge
ou Agriculture biologique, ga-
rants de modes d’élevage mieux-
disants, mais pas du bien-être
animal directement.
Les experts de l’Anses ont identi-
fié huit facteurs déterminants,
parmi lesquels les techniques
d’élevage, l’alimentation, le suivi
de la santé des animaux ou encore
la limitation des pratiques dou-
loureuses (comme la coupe des
queues ou le meulage des dents
en élevage porcin). Pour chacun
de ces facteurs, l’agence liste des
dizaines d’indicateurs mesura-
bles : capacité de mouvement et
de déplacement de l’animal, accès
à l’abreuvement, état mental, in-
teractions avec les congénères,
l’environnement et les humains…
La France est plutôt en avance
sur d’autres pays européens en
quences que ce trafic va avoir
pour les orques, une espèce me-
nacée, qui chassent et se nourris-
sent à proximité des routes mari-
times. D’autres animaux voient
aussi leurs milieux naturels mis
en péril : le saumon, le colibri, le
pic à poitrine rouge ou bien
encore l’escargot forestier de
l’Oregon. « Cet oléoduc va entraî-
ner la destruction des cours d’eau,
des écosystèmes et va avoir un im-
pact sur les nations autochtones
qui en dépendent », souligne Jean-
Philippe Sapinski.
Mais le principal danger en ma-
tière d’environnement est celui
de risques de fuites le long du
tracé du pipeline ou de marées
noires le long des côtes. « La ques-
tion n’est pas de savoir si ça va arri-
ver, mais quand cela va arriver. Et
en quelle quantité », affirme Keith
Stewart, spécialiste de ce dossier
chez Greenpeace Canada.
Une fuite de 4 800 litres de pé-
trole en 2018 et une autre re-
présentant l’équivalent de
1 195 barils en 2020 ont déjà fait
les gros titres. De son côté, la
Trans Mountain Corporation
rappelle que son objectif est
d’« avoir le moins d’impact possi-
ble et, en cas d’impact, de veiller à
ce que les terres retrouvent une
fonction similaire à celle qu’elles
avaient initialement ».
Outre ces craintes locales pour
les populations et la préservation
matière d’étiquetage. Une démar-
che lancée il y a cinq ans par plu-
sieurs associations de protection
animale, dont Compassion in
World Farming (CIWF) et La Fonda-
tion droit animal, avec des produc-
teurs et distributeurs, a permis de
mettre au point une « étiquette ni-
veau bien-être animal » (de cou-
leur verte) pour les poulets de
chair, qui recoupe en grande partie
les indicateurs retenus par l’Anses.
L’initiative couvre aujourd’hui
40 % des éleveurs de poulets en
France, pour 15 % de la production,
et est en cours d’extension à
d’autres filières – porcs et œufs.
Les associations de protection
animale sont convaincues que
l’étiquetage peut avoir des retom-
bées bénéfiques pour les éle-
veurs. « En grande partie, on valo-
rise de l’existant, fait valoir Agathe
Gignoux, chargée d’affaires pu-
bliques pour CIWF France. En
France, par exemple, la filière lait a
accès au pâturage à 80 % ; c’est
loin d’être le cas en Allemagne ou
aux Pays-Bas par exemple. Dans
un contexte de concurrence diffi-
cile, il ne s’agit pas de rajouter une
couche de contrôle, mais d’ajouter
de la valeur au bien-être animal,
qui est une externalité positive. »
Reste à convaincre les politiques.
Face à des syndicats réticents à
l’idée d’introduire une différencia-
tion entre modes d’élevage, le gou-
vernement français s’engage timi-
dement sur le sujet. Le ministère
de l’agriculture dit simplement
être favorable à un étiquetage sur
une base volontaire. « Les lignes di-
rectrices proposées par l’Anses
pourront éclairer les travaux des
parties prenantes qui voudront
mettre en place un tel étiquetage »,
indique au Monde le ministère. p
mathilde gérard
des milieux naturels, plusieurs ex-
perts notent la contradiction qu’il
y a entre l’aboutissement de ces
travaux et la promesse du gouver-
nement de Justin Trudeau de ré-
duire les émissions de gaz à effet
de serre de 40 % à 45 % d’ici 2030.
« Il va falloir voir comment Ottawa
chiffre ces émissions puisque celles
issues du pétrole exporté ne ren-
trent pas dans le décompte natio-
nal. C’est un tour de passe-passe »,
estime Jean-Philippe Sapinski.
Justin Trudeau est lié à ce dos-
sier : c’est lui qui, en 2018, s’est
porté à la rescousse du pipeline
lorsque le projet de Kinder Mor-
gan battait de l’aile, en le rache-
tant pour 4,5 milliards de dollars
canadiens (3,06 milliards
d’euros). La facture de l’expansion
dépasse aujourd’hui les 34 mil-
liards de dollars canadiens, soit
près de cinq fois plus que les
estimations initiales. « Avec cet
argent, le Canada aurait pu mettre
en œuvre un programme d’éner-
gies vertes massif », regrette Keith
Stewart, pour Greenpeace Ca-
nada.
Outre ce coût financier, Trans
Mountain représente aussi un
danger politique pour Justin Tru-
deau : la question climatique est
un enjeu qui préoccupe de plus en
plus de Canadiens tandis que le
pays a connu la pire saison des
feux de son histoire en 2023. p
olivier mougeot
Cette avancée pour le climat masque
la difficulté de s’attaquer au pétrole et au gaz
C’ était un premier test
pour concrétiser les
promesses de la COP28
sur les énergies fossiles. Et il est
partiellement réussi. En décem-
bre 2023, à Dubaï, les Etats du
monde s’étaient engagés, de ma-
nière inédite, sur une « transi-
tion » hors de ces combustibles
majoritairement responsables du
dérèglement climatique. Mardi
30 avril, les ministres du climat,
de l’énergie et de l’environne-
ment du G7 ont commencé les
travaux pratiques : ils se sont en-
gagés à fermer leurs centrales à
charbon « au cours de la première
moitié des années 2030 », c’est-à-
dire avant 2035. Une avancée im-
portante pour le climat, puisqu’il
s’agit de la plus polluante des
énergies, qui masque toutefois
une difficulté à s’attaquer au pé-
trole, et surtout au gaz.
Depuis le palais royal de Venaria,
à Turin (Italie), où elles étaient réu-
nies depuis samedi, les sept gran-
des puissances (Allemagne, Ca-
nada, Etats-Unis, France, Italie, Ja-
pon et Royaume-Uni) ont énoncé,
pour la première fois collective-
ment, une date de fin du charbon
lorsqu’il n’est pas adossé à des dis-
positifs de captage et de stockage
du CO2. Ce progrès a été arraché
après des années de bataille avec le
Japon, le seul pays du G7 sans véri-
table plan national de sortie de
cette énergie, qui représente un
tiers de son mix électrique. Les
autres Etats ont déjà tous fixé des
échéances, au plus tôt en 2024 au
Royaume-Uni, en 2027 en France
et au plus tard en 2035 aux Etats-
Unis − selon l’engagement de l’ad-
ministration Biden d’atteindre la
neutralité carbone dans le secteur
électrique à cette échéance.
« Un verrou qui saute enfin »
Le résultat est moins ambitieux
que la proposition initiale de la
France, soutenue par le Royaume-
Uni, qui poussait pour une sortie
du charbon en 2030, une date
alignée avec l’objectif de l’accord
de Paris de limiter le réchauffe-
ment climatique à 1,5 0C. « Mais
les négociations ont été très dures,
et être parvenus à fixer une
échéance est historique. Cela
amorce véritablement la sortie des
énergies fossiles, se félicite le Quai
d’Orsay. Le G7 veut montrer
l’exemple et espère entraîner les
grands émergents en 2040. »
« C’est un verrou qui saute enfin »,
salue Arnaud Gilles, chargé de
plaidoyer climat-énergie au WWF
France. Cette date butoir envoie
un signal important aux pays du
G20, « qui attendaient des pays les
plus riches qu’ils fassent le premier
pas », en particulier de la Chine, le
premier émetteur mondial de gaz
à effet de serre, qui représente les
deux tiers des nouvelles installa-
tions de charbon dans le monde.
Plus largement, à Turin, les
sept pays se sont engagés à plani-
fier la sortie des énergies fossi-
les. Le communiqué les appelle à
« opérationnaliser leur contribu-
tion à la transition hors des éner-
gies fossiles », en l’incluant dans
leurs plans pour le climat de court
terme et leurs stratégies de long
terme. « Tous les pays vont se fixer
un calendrier, ce qui est essentiel »,
poursuit-on au ministère des
affaires étrangères.
La France n’est cependant pas
parvenue à convaincre les autres
membres du G7 d’adopter le
Le G7
est responsable
de 21 % des
émissions de gaz
à effet de serre
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Les sept grandes
puissances
restent frileuses
sur un point de
tension majeur :
les financements
du climat
calendrier proposé par Emma-
nuel Macron en 2023. Outre le
charbon, le chef de l’Etat français
défendait une sortie du pétrole
en 2045 et du gaz en 2050.
« Cela fait déjà deux ans que le G7
a promis de décarboner la majo-
rité de son secteur électrique d’ici à
2035, et rien n’a été fait jusqu’à
présent », regrette Maria Pas-
tukhova, responsable de la diplo-
matie de l’énergie au cercle de ré-
flexion E3G. Le G7, qui représente
38 % de l’économie mondiale et
est responsable de 21 % des émis-
sions de gaz à effet de serre, ne de-
vrait parvenir à réduire celles-ci
« au mieux que de la moitié de ce
qui est nécessaire » d’ici à 2030, se-
lon une analyse de l’institut Cli-
mate Analytics, publiée le 23 avril.
Comme en 2023, le texte du
G7 ouvre la porte à de nouveaux
investissements publics dans le
gaz, les considérant comme une
« réponse temporaire » dans les
« circonstances exceptionnelles »
d’élimination progressive de
l’énergie russe, du fait de la guerre
en Ukraine. Le développement de
cette énergie fossile n’est pour-
tant pas compatible avec une limi-
tation du réchauffement à 1,5 0C
selon les climatologues.
« L’avancée obtenue à Turin sur le
charbon permet de laisser le gaz
dans l’ombre, notamment parce
que l’Italie essaie de se positionner
comme un hub européen du gaz »,
décrypte Lola Vallejo, conseillère
spéciale sur le climat de l’Institut
du développement durable et des
relations Internationales.
Sur un sujet moins polémique, le
G7 a confirmé un progrès impor-
tant de la COP de Dubaï : l’objectif
de triplement de la production
d’énergies renouvelables, pour
atteindre une capacité de 1 500 gi-
gawatts, et de doublement de l’ef-
ficacité énergétique d’ici à 2030.
Apres débats
Les sept grandes puissances res-
tent particulièrement frileuses sur
un point de tension majeur dans
les négociations climatiques : les
financements climat. De manière
vague, elles soulignent l’« impor-
tance d’augmenter la finance publi-
que » pour aider les pays en déve-
loppement, alors que l’objectif de
mobiliser 100 milliards de dollars
par an, qui court jusqu’en 2025,
doit maintenant être remplacé par
une enveloppe plus ambitieuse. Le
montant futur de ce « nouvel ob-
jectif chiffré collectif » fait l’objet
d’âpres débats et risque d’occuper
la scène de la COP29 de Bakou
(Azerbaïdjan), en novembre, où il
doit être approuvé.
Tous les pays doivent présenter,
d’ici à mars 2025, une révision
ambitieuse de leurs plans de ré-
duction des émissions, actuelle-
ment insuffisants puisqu’ils met-
tent la planète sur une trajectoire
de réchauffement de 2,5 0C à
2,9 0C d’ici à la fin du siècle, selon
les calculs de l’ONU. Une majorité
de pays en développement veu-
lent conditionner leurs efforts au
déblocage, par les économies
développées, de l’argent néces-
saire à leur transition énergéti-
que et à leur adaptation à un
monde plus chaud. La présidence
de la COP29 aura la difficile tâche
de trouver un compromis. p
audrey garric
 FRANCE
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Tensions au gouvernement sur le cas Thevenot
La porte-parole et ministre du renouveau démocratique a essuyé le départ de huit collaborateurs en avril
L
a valse des conseillers est
un classique des gouver-
nements d’Emmanuel
Macron. Mais le cabinet
de Prisca Thevenot, porte-parole
du gouvernement, vient de battre
un record : à peine quatre mois
après leur arrivée, huit collabora-
teurs ont déjà quitté le navire, au
terme de semaines houleuses.
« Ça va, tu tiens ? », s’est inquiété
auprès d’elle le premier ministre,
Gabriel Attal, lundi 29 avril au
soir, au téléphone. « Ça va, je re-
dors depuis quinze jours », l’a ras-
suré la ministre déléguée.
Mi-avril, ses trois principaux
conseillers – directeur, directrice
adjointe et cheffe de cabinet – ont
claqué la porte en même temps.
Quelques jours plus tard, un ar-
rêté publié le samedi 27 avril au
Journal officiel indiquait qu’il
avait été « mis fin aux fonctions »
de la conseillère spéciale de
Mme Thevenot, de sa conseillère
parlementaires et élus locaux,
ainsi que de son conseiller chargé
de l’argumentaire. Un chargé de
mission leur a emboîté le pas,
portant à sept le nombre de dé-
parts dans l’équipe en deux se-
maines, sur neuf membres de ca-
binet. Auxquels il faut ajouter la
démission, le 2 avril, d’Alexis Bé-
temps, le conseiller discours de la
porte-parole, qui a quitté le cabi-
net juste avant la publication
d’une enquête de Mediapart fai-
sant état de son « attirance » pour
les idées de l’essayiste d’extrême
droite Alain Soral.
« C’est comme en amour, la vie
des cabinets est ainsi faite », philo-
sophait la ministre le 17 avril, alors
qu’elle était interrogée sur ces dé-
missions en série lors du compte
rendu du conseil des ministres.
« Il y a des personnes qui partent
en faisant du bruit et d’autres qui
restent en silence, et d’autres qui
reviennent en silence », ajoutait-
elle. Une allusion à la publicité
autour de ces deux vagues de dé-
parts, inhabituelle dans le petit
monde des cabinets ministériels.
Situation « intenable »
De fait, s’ils requièrent l’anony-
mat, les démissionnaires parlent
volontiers, excédés par le « narra-
tif » de la ministre. « Ce sont des
amis et je les salue », dit Prisca
Thevenot de ses anciens collabo-
rateurs, dans une vidéo postée le
28 avril sur le compte X du journa-
liste Hugo Couturier. L’entourage
actuel de la ministre décrit une
« bande de gens qui se connais-
sent, qui sont arrivés ensemble et
qui repartent ensemble ». Et qui
auraient fomenté leur coup.
Un récit qui ne résiste pas à
l’examen des parcours de ces ré-
fractaires. Si certains d’entre eux
se sont croisés en cabinet depuis
2017 au gré des remaniements,
seuls le directeur de cabinet,
William Elman, et son adjointe,
Samira Jemaï, avaient déjà œuvré
de concert à la tête de cabinets
ministériels. « Je suis une collabo-
ratrice, je ne bosse pas avec des
“potes” , s’indigne une conseillère
chevronnée. Je n’ai pas démis-
sionné “par amitié” ». « On ne
passe pas en bande à France Tra-
vail », fait observer une autre, en
recherche d’emploi comme ses
ex-collègues.
Les six démissionnaires qui ont
accepté de parler au Monde racon-
tent une situation « intenable »
derrière la façade XVIIIe de l’hôtel
Six
démissionnaires
racontent
le « harcèlement
moral » et des
« humiliations
répétées »
|7
de Rothelin-Charolais, rue de Gre- l’acte » déjouée pendant le week- une ministre très présente sur les des relations avec le Parlement,
nelle à Paris. Du « harcèlement end de Pâques « grâce à la mobili- réseaux sociaux, mais guère pas-
Les langues proche de Gabriel Attal.
moral », des « humiliations répé- sation » des forces de l’ordre en sionnée par ses dossiers, qui se délient au sein De fait, les qualités de « pun-
tées ». Une ministre « manipula- France à la suite de l’attentat « vient en touriste » aux réunions, cheuse » sur les plateaux télé de
trice », poussant ses conseillers à djihadiste de Moscou. « Ce pas- selon un directeur de cabinet, et
de l’exécutif, cette militante de la première
se confier « pour ensuite utiliser sage à l’acte a été évité le week-end appelle directement les ministres décrivant une heure, qui n’a pas froid aux yeux,
[leurs] points faibles contre [eux] ». dernier », dit-elle, sans plus de pré- pour s’enquérir des « éléments de sont régulièrement mises en
Capable d’encenser les membres cisions. « Aucun attentat n’a été langage » sur leurs sujets, à l’en-
ministre guère avant pour justifier son ascension
de son cabinet en public, puis de déjoué ce week-end », doit démen- contre du « process » habituel. « Tu passionnée en Macronie. L’Elysée n’a cepen-
ne plus leur adresser la parole tir son entourage auprès de as en charge le grand âge ?, décou- dant pas apprécié de lire dans Le
pendant des jours, voire de les me- l’Agence France-Presse peu après, vre-t-elle un jour auprès de Fadila
par ses dossiers Canard enchaîné cette semaine
nacer de les « coller au mur » à la expliquant que la ministre faisait Khattabi, ministre déléguée char- que l’une des conseillères qui a re-
première contrariété. De dire à référence à un projet d’attaque re- gée des personnes âgées et des mis sa démission, ancienne colla-
l’extérieur qu’ils sont « trop jeunes montant à début mars. « Je me personnes handicapées, alors que de cabinet du premier ministre, boratrice d’Emmanuel Macron,
et trop bien payés », comme de les suis loupée sur une date et j’ai dû celle-ci défend auprès d’elle l’idée lui rapportant notamment les in- aurait « fait son temps », selon un
inviter à « prendre un verre à la rectifier, ça ne me dérange pas. La d’une convention citoyenne sur le jures proférées. « Les mots de la proche collaborateur de Gabriel
maison » ou leur proposer d’aller sincérité, c’est important dans ce sujet. Je ne savais pas… » ministre ont dépassé sa pensée », Attal. « Ce n’est pas très élégant et
faire du shopping. rôle », relativisait trois semaines leur a répondu en substance Ma- on ne tape pas sur les collabora-
Plus grave, ils rapportent des plus tard Prisca Thevenot en petit Des qualités de « puncheuse » tignon, qui soutient la ministre teurs, qui font un métier difficile.
propos injurieux, que Prisca The- comité, rappelant que d’autres Les anciens collaborateurs de dans la tourmente. « Le porte-pa- Surtout quand ce sont des histori-
venot nie auprès du Monde avoir porte-parole avant elle ont com- Prisca Thevenot ont fait un si- rolat, ça reste un job difficile et ques de la Macronie », sermonne
tenus. La diplômée de l’EM Lyon mis des erreurs. gnalement sur le comportement Prisca n’a pas fait trop de fau- un conseiller du président. Rap-
Business School contre-attaque Mais ces couacs de communica- de la porte-parole auprès de la di- tes jusque-là. Il faut aussi recon- pelant que le porte-parole du
en assurant avoir été la « cible » tion la fragilisent au sein de l’exé- rection des services administra- naître qu’elle est capable de mon- gouvernement, « c’est toujours un
d’une « attaque en meute » de la cutif. Et les langues se délient au tifs et financiers de Matignon et ter au créneau », la défend Marie choix du premier ministre ». p
part de son équipe, alors qu’elle sein du gouvernement, décrivant adressé une lettre à la directrice Lebec, ministre déléguée chargée nathalie segaunes
était « en situation de faiblesse ».
Si elle « assume d’avoir des rela-
tions humaines » avec ses colla-
borateurs, la ministre accuse la
direction de son cabinet de lui
avoir « fait vivre un enfer » depuis
quatre mois. Le même, estime-t-
elle, que celui qu’auraient tra-
versé avant elle Elisabeth Mo-
reno (2020-2022) et Isabelle
Rome (2022-2023) au ministère
de l’égalité entre les femmes et
les hommes.
De fait, un mois avant le rema-
niement de juillet 2023, le cabinet
d’Isabelle Rome, conduit par le
même duo, était au bord de la dé-
mission collective. « Ils disaient
non à tout ce que la ministre
proposait, rapporte un ancien
collaborateur de l’ex-magistrate,
écartée du gouvernement Borne,
ils l’ont isolée du reste de son cabi-
Écrans en veille,
net ». Prisca Thevenot établit un
parallèle entre son expérience
ministérielle et celle de ces deux
ex-ministres. « Aucun homme
[ministre] n’a subi ce qu’on a
subi », dénonce-t-elle.
enfants en éveil.
La porte-parole du gouverne-
ment a connu des déboires avant
même de prendre la succession
d’Olivier Véran. Nommée en
juillet 2023 secrétaire d’Etat char-
gée de la jeunesse et du service
national universel (SNU), elle dé-
clare le mois suivant qu’il « n’y
aurait rien de pire que de forcer un
jeune à aller faire le SNU, ce serait
contre-productif ». Alors même
que le président de la Républi-
que a toujours défendu la géné-
ralisation du SNU. « Donc du
coup, tu es contre mon arbi-
trage ? », lui écrit par SMS Emma-
nuel Macron, furieux. La secré-
taire d’Etat devra rectifier le tir.
pod c as t s jeu n e s se,
+ de 3500
Sa directrice de cabinet, Camille
Tubiana, le directeur adjoint et la
cr an !
conseillère en communication
remettent leur démission quel-
10 0 % s a n s é
garantis
ques mois plus tard.
tir de 2 ans
Au gouvernement, la réputa-
nfants à par
pour tous les e
tion de Prisca Thevenot en souf-
fre. « Apparemment circule forte-
ment le bruit que c’est infernal de
bosser avec moi (d’où le départ de
Camille) et que je ne suis pas heu-
reuse en tant que membre du
gouv…, écrit la ministre à ses colla-
borateurs le 30 novembre. Faut
vraiment que vous alliez un peu
porter la bonne parole dans les
couloirs du pouvoir. »
Sa réputation ne va pourtant
pas s’améliorer par la suite. Le
13 mars, elle annonce à l’issue du
conseil des ministres, à la surprise
générale du gouvernement, que
le chef de l’Etat recevra les syndi- La surexposition des enfants aux écrans peut être dommageable à leur développement.
cats agricoles à l’Elysée, alors À Radio France, nous avons une solution : le podcast.
illustrations : @ Julien Mougnon / Radio France
qu’Emmanuel Macron vient de
Rendez-vous sur le site et l’appli Radio France pour accéder à une ofre de loisirs
dire le contraire en conseil des
ministres. Son cabinet prendra la 100% gratuite et 100% sans écran, adaptée à chaque âge de la vie.
foudre de l’Elysée et de Matignon.
Mélange détonant d’aplomb et
de légèreté, Prisca Thevenot fait
encore sensation, lors de son
compte rendu du conseil des mi-
nistres le 3 avril, en annonçant
une « tentative de passage à
8 | france
Un 1er-Mai pour
« la justice sociale
et la paix »
Les manifestations ont attiré
121 000 personnes, soit presque
sept fois moins qu’en 2023,
selon le ministère de l’intérieur
U
ne affluence en très
nette baisse et des
mots d’ordre entrant
en résonance avec l’ac-
tualité internationale. Placées
sous le signe de la « justice sociale
et de la paix », les manifestations
du 1er-Mai ont attiré beaucoup
moins de monde que celles de
2023, tout en renouant avec un ni-
veau de mobilisation comparable
à celui des « éditions » antérieures.
L’envie d’investir l’espace public,
mercredi, n’a pas été aussi ardente
qu’il y a un an, lorsqu’un puissant
mouvement social tentait – vaine-
ment – d’empêcher l’entrée en vi-
gueur de la réforme des retraites.
Cette moindre combativité tient
aussi, un peu, à l’effritement de
l’unité syndicale, plusieurs confé-
dérations ayant fait bande à part
(Force ouvrière) ou s’étant abste-
nues de participer (CFE-CGC). Sur
le pavé ont défilé une partie du
peuple de gauche et beaucoup de
militants, engagés dans des causes
multiples : celle des travailleurs,
mais aussi celle de la Palestine.
ISILD
LE BESCO
L’ACTRICE ET
RÉALISATRICE
PUBLIE
“DIRE VRAI”
PODCASTS
Le goût de M
EN VENTE DÈS DEMAIN
D’après la Préfecture de police
de Paris, quelque 18 000 person-
nes ont marché, de la place de la
République à celle de la Nation,
soit six fois moins qu’en 2023. Des
sources syndicales, elles, préten-
dent qu’il y avait 50 000 manifes-
tants dans la capitale, mercredi.
Sur l’ensemble du territoire, le
ministère de l’intérieur dit avoir
dénombré 121 000 femmes et
hommes dans la rue contre
800 000 l’année dernière. Là en-
core, la CGT avance un autre bilan,
plus flatteur : « Plus de 210 000 »
« Président des riches »
Dans le cortège parisien, cinq or-
ganisations de salariés (CFDT,
CGT, FSU, Solidaires et UNSA) et
plusieurs mouvements de dé-
fense de la jeunesse occupent le
« carré de tête ». Leurs responsa-
bles redisent tout le mal qu’ils
pensent de l’action du pouvoir en
place. « La casse sociale, ça suffit »,
s’insurge Sophie Binet, la secré-
taire générale de la CGT, en met-
tant en avant la réforme de l’assu-
LA PRISE
DE CONSCIENCE
INSTAGRAM
@M_magazine
Dans le cortège de la manifestation du 1er-Mai, à Paris. ÉRIC BRONCARD/HANS LUCAS VIA AFP
rance-chômage, qui est « vio-
lente » et « injustifiée ». Même si
les intentions gouvernementales
demeurent floues, sur le plan des
modalités techniques, elles se
traduiront, in fine, par des droits
réduits pour les demandeurs
d’emploi : « Il faut y renoncer »,
exhorte-t-elle.
Dans la manifestation, les ban-
deroles, les pancartes, les chants
expriment cette hostilité à la poli-
tique de l’exécutif, avec Emma-
nuel Macron, le « président des
riches », comme cible privilégiée
#METOO DU
CINÉMA
FRANÇAIS
des critiques. « Même si l’on n’at-
tend pas grand-chose d’une jour-
née comme ça, c’est important de
montrer que le 1er-Mai reste un
symbole et qu’il y a toujours un
souffle pour s’opposer aux projets
du gouvernement », confie Fabien
(les personnes citées par leur pré-
nom ont souhaité rester anony-
mes), 38 ans, en faisant référence
à la réforme de la fonction publi-
que, qui entend promouvoir la ré-
munération au mérite et « lever le
tabou du licenciement ».
« Solidarité avec les Gazaouis »
Enseignante en Seine-Saint-De-
nis, Flore est dans le même état
d’esprit. « On est venus
aujourd’hui, car on participe à
tous les 1er-Mai, pour le principe »,
explique la jeune femme, qui
marche avec son compagnon et
leur fillette de 5 mois, installée
dans une poussette. C’est l’occa-
sion, poursuit-elle, « de faire le
lien avec les luttes du moment »,
celles, en particulier, qui sont me-
nées dans les établissements de
son département pour obtenir
davantage de moyens.
L’intervention militaire israé-
lienne à Gaza est l’autre sujet qui
Entre Glucksmann et Mélenchon, le
«remake des gauches irréconciliables»
Pris pour cible en marge d’une manifestation du 1er-Mai, le candidat
socialiste aux européennes a fustigé La France insoumise
R aphaël Glucksmann avait
jusque-là décidé de ne pas
répondre. Mais après un
1er-Mai chahuté, l’eurodéputé a
décidé de contre-attaquer. Alors
qu’il devait rejoindre à Saint-
Etienne le cortège de la fête du tra-
vail, la tête de liste du Parti socia-
liste (PS) et de sa formation, Place
publique, aux élections euro-
péennes de juin, a été prise pour
cible par une cinquantaine de per-
sonnes lui hurlant « Casse-toi ! »,
« Palestine vivra », « PS salaud », et
lui jetant projectiles et peintures.
Interrogé à chaud, M. Glucks-
mann a commencé par accuser
« les Jeunes Communistes, Révolu-
tion permanente et La France in-
soumise [LFI] ». Le groupuscule
trotskiste et le mouvement de
Jean-Luc Mélenchon ont immé-
diatement démenti toute impli-
cation, même si des témoins ont
bien identifié des drapeaux et des
militants de LFI. Sur LCI, un mani-
festant, équipé d’un drapeau aux
couleurs du mouvement, assu-
mait « faire partie des gens qui
l’ont expulsé ». « Les imposteurs ne
doivent pas faire partie de nos
rangs », ajoutait-il, sans donner
Ont défilé des
militants,
engagés dans
des causes
multiples : celle
des travailleurs,
mais aussi celle
de la Palestine
revient fréquemment dans les
conversations et dans les slogans.
« Je suis là avant tout pour dénon-
cer le massacre en cours [dans le
territoire palestinien], affirme
Isabelle, 27 ans, infirmière de pro-
fession. Comme le gouvernement
passe son temps à interdire les
manifestations propalestiniennes,
le 1er-Mai nous permet d’exprimer
notre solidarité avec les Gazaouis
en toute liberté. »
A l’arrière du cortège, derrière
une banderole du collectif Ur-
gence Palestine, on scande : « Is-
raël assassin, Macron complice. »
Quelques minutes après, à hau-
teur de la place de la Bastille, les
esprits s’échauffent. Un homme,
son nom. Les Jeunes Communis-
tes de la Loire ont, de leur côté, ad-
mis avoir orchestré l’opération.
« Je ne suis pas d’accord avec l’ex-
pulsion organisée de M. Glucks-
mann à Saint-Etienne par le
groupe qui le revendique, la Jeu-
nesse Communiste, mais je note
qu’il aurait dû réfléchir avant de
parler et d’accuser LFI », a pro-
clamé Jean-Luc Mélenchon, de-
puis la place de la République,
à Paris, où il manifestait. Tout en
réprouvant les violences qui ont
visé M. Glucksmann, Manon
Aubry, tête de liste LFI aux euro-
péennes, a, elle, fustigé les « men-
songes contre LFI », qui « ne font
pas honneur à la démocratie ».
« Campagnes de calomnie »
Raphaël Glucksmann est ensuite
revenu sur l’incident lors d’une
conférence de presse organisée
en amont d’un meeting qui se
tenait mercredi après-midi à Vil-
leurbanne (Rhône). Voilà des
mois qu’il est la cible des « insou-
mis ». La Franco-Palestinienne
Rima Hassan, en septième posi-
tion sur la liste LFI, et la députée
de Seine-Maritime Alma Dufour
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
avec un drapeau palestinien
planté dans son sac à dos, s’égo-
sille contre un petit groupe de jeu-
nes qui s’éloignent après avoir
chahuté un syndicaliste : « Vous
êtes finis ! », tonne-t-il en s’adres-
sant à ceux qu’il présente comme
des « sionistes ».
Comme les années précédentes,
mais avec une ampleur peut-être
atténuée, des incidents ont éclaté
à Paris. Des petits groupes d’indi-
vidus, masqués et habillés en
noir, s’en sont pris à des banques,
à des commerces, à un restaurant
McDonald’s et à du mobilier ur-
bain. Selon un bilan provisoire,
établi mercredi à 18 h 15, par la
Préfecture de police de Paris, les
forces de l’ordre ont procédé à
45 interpellations. Treize policiers
et gendarmes ont, par ailleurs, été
blessés et transportés « en ur-
gence relative » à l’hôpital. Le cen-
tre de Nantes a également été le
théâtre de violences et de dégra-
dations, que la maire (Parti socia-
liste) de la ville, Johanna Rolland,
a dénoncées, en les imputant à
« quelques casseurs, en marge de
la manifestation du 1er-Mai ». p
bertrand bissuel
et thibaud métais
multiplient, par exemple, les atta-
ques à son endroit, l’accusant de
complaisance vis-à-vis d’Israël et
faisant comme s’il ne demandait
pas, lui aussi, le cessez-le-feu.
Loin de dédouaner le mouve-
ment de gauche, l’eurodéputé a
donc expliqué que ces violences
étaient « le résultat de campagnes
de calomnie, orchestrées sur les ré-
seaux sociaux par certains partis
et dirigeants politiques », qui « ont
décidé de cibler, non pas l’extrême
droite, mais notre campagne »,
a-t-il poursuivi, révélant aussi
qu’il recevait une avalanche de
« messages de haine, très souvent
à connotation antisémite ».
Pour M. Glucksmann, Jean-Luc
Mélenchon n’est pas étranger à la
polarisation du climat politique.
Le leader de LFI doit, selon son ri-
val, « arrêter la brutalisation du
débat public » et cesser « d’utiliser
la violence verbale », qui finit tou-
jours par se « traduire par de la
violence physique ». Sur X, l’euro-
député écologiste David Cormand
s’est désolé de cette passe d’armes
en forme de « remake des gauches
irréconciliables ». p
sandrine cassini
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Au meeting de
Jordan Bardella, 2027
dans toutes les têtes
Le candidat du RN a consacré son discours
du 1er-Mai, à Perpignan, à la course
pour l’Elysée plutôt qu’au scrutin de juin
perpignan – envoyé spécial
J ordan Bardella caracole en
tête des sondages, mais il
voit des ennemis partout
autour de lui. Abstention,
dispersion des voix, obsession
présumée d’Emmanuel Macron
pour l’extrême droite, audiovi-
suel public soucieux d’enquêter
sur un parti cerné par les affaires
judiciaires : le président du Ras-
semblement national (RN) a con-
sacré une bonne partie de son
discours du 1er-Mai, délocalisé à
Perpignan, à cibler les obstacles à
l’accession au pouvoir de l’ex-
trême droite. Avec, à l’esprit et
dans les mots, 2027 et l’Elysée en
ligne de mire, bien plus que le
mois de juin et l’hémicycle de
Strasbourg.
L’élection européenne appro-
che et Jordan Bardella préfère dé-
sormais parler de tout sauf
d’Union européenne. Le dauphin
de Marine Le Pen n’a jamais dis-
serté sur les équilibres subtils qui
gouvernent au Parlement euro-
péen. Mais au moins prenait-il
soin, en début de campagne, de
s’étendre sur l’avènement rêvé
d’une « Europe des nations », à re-
bours d’un modèle personnifié
par la présidente de la Commis-
sion, Ursula von der Leyen, accu-
sée « d’organiser l’effacement des
peuples et des nations ».
A moins de quarante jours du
scrutin, les enjeux communau-
taires ont définitivement été re-
légués en arrière-plan par la tête
de liste du Rassemblement na-
tional, obsédée par la « mobilisa-
tion générale » de ses troupes
dans une élection qu’il considère
avant tout comme un marche-
pied décisif vers la prochaine
présidentielle.
« Pour tout patriote français, la
participation à ce scrutin est un
devoir, un commandement », a
lancé l’eurodéputé, craignant
que les bons augures des sonda-
ges – 32 %, selon la quatrième va-
gue de l’enquête électorale con-
duite par Ipsos, en partenariat
avec le Centre de recherches poli-
tiques de Sciences Po (Cevipof),
l’Institut Montaigne, la Fonda-
tion Jean Jaurès et Le Monde – ne
démobilisent certains électeurs.
Pour ceux-là, a-t-il estimé, « ne
pas voter, c’est voter Macron ».
Deux promesses
Jordan Bardella a surtout tendu
la main à la quasi-totalité du
spectre politique français. Aux
électeurs d’Eric Zemmour, le pré-
sident de Reconquête ! : « La
France n’a plus le temps de regar-
der ses voix patriotes se disperser.
Vous craignez la submersion mi-
gratoire, alors votez pour ceux qui
peuvent l’arrêter. » Aux sympa-
thisants de droite : « Vous êtes at-
tachés au travail, au mérite, à
l’autorité, à l’ordre, à une certaine
idée de la France : regardez qui a
repris le flambeau. »
Le patron du RN en a même ap-
pelé aux « Français qui ont eu le
cœur à gauche pendant long-
temps et qui désespèrent de voir
la gauche perdre sa boussole
républicaine », dépeignant Jean-
Luc Mélenchon en « ingénieur
des chaos ». Une reprise incon-
grue du titre de l’ouvrage de Giu-
liano da Empoli (JC Lattès, 2019),
dans lequel l’écrivain italo-suisse
analyse les divers profils – infor-
maticiens, activistes politiques,
communicants, blogueurs, polé-
mistes – à l’œuvre pour surfer sur
les colères des électeurs et porter
au pouvoir quelques-uns des
amis ou modèles du RN, en Hon-
grie (Viktor Orban), aux Etats-
A quarante jours
des élections,
les enjeux
communautaires
ont été relégués
en arrière-plan
par la tête
de liste du RN
Unis (Donald Trump) ou en Italie
(Matteo Salvini).
Au Palais des congrès de Perpi-
gnan, personne, parmi les mil-
liers de présents, n’avait vrai-
ment besoin d’être convaincu.
Pour raviver leur enthousiasme,
Jordan Bardella a rappelé deux
promesses sans lien avec la pro-
chaine élection : réserver les pres-
tations sociales aux Français et
renvoyer automatiquement les
bateaux qui accosteraient illéga-
lement. Puis il s’est fait un plaisir
de raconter les « coulisses » d’une
scène politique qui intriguerait
contre son camp.
Plutôt qu’une percée dans les
lieux de pouvoir, le conseiller ré-
gional d’Ile-de-France a offert
aux sifflets l’« équipe de mili-
tants » de l’émission de France 2
« Complément d’enquête », qui a
eu l’outrecuidance d’envisager
une deuxième enquête sur son
parti, et les « associations promi-
grants d’extrême gauche » – en
fait la Ligue des droits de
l’homme et Utopia 56 – qui ont
déposé plainte pour complicité
de crime contre l’humanité et
complicité de crime de torture
contre Fabrice Leggeri, troisième
de la liste du Rassemblement na-
tional et ancien directeur de
l’Agence européenne de gardes-
frontières et de gardes-côtes.
« Emblèmes »
Pour entendre parler d’Europe,
les près de 3 000 spectateurs ont
dû attendre le discours de Ma-
rine Le Pen. La triple candidate à
la présidentielle a tancé Emma-
nuel Macron et la présidente de
la Commission européenne Ur-
sula von der Leyen, architectes
désignés d’une Union qui « sacri-
fierait les ménages français »,
Bruxelles étant coupable à ses
yeux de tous les déboires écono-
miques et sociaux du pays.
« L’Union européenne, ce n’est
pas l’Europe ; l’Union européenne
est un marché quand l’Europe est
une civilisation, a insisté la dépu-
tée du Pas-de-Calais. Il n’y a pas
de nation européenne, car il n’y a
pas de peuple européen. » Une
affirmation qui déplaira aux
identitaires présents sur la liste,
son plus proche conseiller (Phi-
lippe Olivier) ou celui de Jordan
Bardella (Pierre-Romain Thion-
net) en tête.
Une liste que clôturera symbo-
liquement l’hôte du jour et maire
de la ville, Louis Aliot. « Perpi-
gnan est devenue, grâce à toi, l’un
des emblèmes d’une gestion mu-
nicipale RN (…), une gestion saine
de l’argent public », l’a félicité son
président de parti.
Jordan Bardella compte-t-il
Fréjus parmi ces « emblèmes » ?
L’absence, de nouveau, de son
ami et maire de la commune du
Var, David Rachline, visé par une
enquête du parquet de Dragui-
gnan pour des soupçons d’« attri-
butions de marchés publics » ir-
régulières, de « prises illégales
d’intérêts » et de « favoritisme »,
lui a évité un hommage plus déli-
cat à rendre. p
corentin lesueur
Européennes : au RN, une liste
qui draine son lot de polémiques
Le parti d’extrême droite sera incarné par des personnalités contestées,
issues de la société civile, et par des députés sortants affichant leur
sympathie pour le Kremlin ou diffusant des thèses vaccino-sceptiques
U
n large renouvelle-
ment, quelques re-
casages d’élus régio-
naux, des recrues de la
société civile et aucune prise de
guerre politique : Jordan Bardella a
dévoilé, mercredi 1er mai, sa liste
pour les élections européennes du
9 juin, où les sondages lui prédi-
sent une imposante délégation.
Seuls sept eurodéputés sortants
du Rassemblement national (RN)
semblent garantis de retrouver le
Parlement européen, à l’issue d’un
mandat particulièrement discret
pour les vingt-trois élus de 2019.
Parmi les renouvelés, Thierry
Mariani, dont la flatteuse neu-
vième place souligne à quel point
son expérience politique vaut ab-
solution de ses positions proches
de celles du Kremlin ou du dicta-
teur azéri Ilham Aliev. Ou une
autre « observatrice » d’un référen-
dum de Vladimir Poutine en 2021
(« Un événement historique pour
les Russes », avait-elle jugé), Virgi-
nie Joron (seizième sur la liste).
Avec elle, l’extrême droite envoie
un clin d’œil appuyé aux cercles
complotistes et vaccino-scepti-
ques, dont elle a relayé les soup-
çons avec assiduité durant son
mandat, devenant une figure con-
troversée du Parlement européen.
Avec possiblement une tren-
taine d’élus, Jordan Bardella avait
de quoi faire plaisir à tout le
monde. Certains seront quand
même déçus, comme le premier
protecteur de Jordan Bardella au
RN, Jean-Lin Lacapelle (hors liste),
les proches de Marine Le Pen An-
dré Rougé et France Jamet, dépu-
tés européens sortants, respecti-
vement 31e et 30e de liste, ou le
porte-parole du parti, Andrea Ko-
tarac (35e). A l’inverse, des noms
méconnus dans le mouvement
ont la quasi-certitude de décou-
vrir le Parlement européen : ils
ont été choisis pour leur implan-
tation locale, dans le Nord, la Saô-
ne-et-Loire, la Gironde, La Réu-
nion ou la Guadeloupe.
Indifférence de l’état-major
La liste permet aussi de garantir
une rémunération généreuse et
net d’impôts à des personnalités
de second rang du parti battues
aux élections législatives, ou des
cadres comme Gilles Pennelle, di-
recteur général du RN au parcours
très radical, et Julien Sanchez,
qui devrait donc quitter la mairie
de Beaucaire (Gard) conquise
en 2014, comme il l’a annoncé
dans une lettre à ses administrés.
Les personnalités extérieures
doivent, en quasi-totalité, leur
présence à Marine Le Pen. La
patte de Jordan Bardella sur la
liste n’apparaît pas de manière
spectaculaire. Parmi ses quel-
ques proches, le jeune président
du RN a garanti une belle place à
Mathilde Androuët, eurodéputée
sortante, mais son conseiller
Pierre-Romain Thionnet, prési-
dent du mouvement de jeunesse
du parti, ne figure qu’en 23e posi-
tion. Gaëtan Dussausaye, un
autre de ses collaborateurs, est en
charnière, à la 29e place.
Les eurodéputés
et collaborateurs
du parti misent
sur le temps
que mettra
la deuxième
de liste, Malika
Sorel-Sutter, à
claquer la porte
france | 9
Contrairement à 2019, lorsque Le risque, toutefois, est double.
deux figures de la droite républi-
La patte de Le parti à la flamme pourrait y
caine, Thierry Mariani et Jean- Jordan Bardella perdre le caractère anti élites qu’il
Paul Garraud, avaient rejoint la
liste de Jordan Bardella, l’extrême
droite n’a cette fois convaincu per-
sonne de franchir le Rubicon. La
liste aura toutefois une coloration
sur la liste
n’apparaît pas
de manière
a toujours revendiqué. Et être,
comme souvent, déçu par leur
implication dans le parti, le travail
parlementaire ou des prises de
parole un peu trop libres.
« société civile » avec sept candi- spectaculaire Les prises du monde culturel,
dats n’exerçant aucun mandat ni Franck De Lapersonne, comédien
fonction au RN – mais deux avo- relativement méconnu, ou Jean
cats ayant déjà travaillé pour lui. dire, écarte Philippe Olivier. Une Roucas, pilier du « Bébête show »,
Jusqu’à présent, les ralliements polémique est née, il fallait clore le une émission des années 1980,
successifs de personnalités ont sujet. Point. » furent vite oubliées. Les médiati-
rapporté à Jordan Bardella plus Officiellement, le parti se ré- ques Gilbert Collard et Robert Mé-
d’ennuis que de satisfaction. La jouit toujours de ces prises à la nard se distinguèrent par leurs fi-
dernière session plénière du Par- notoriété relative. Elles visent délités changeantes et des provo-
lement européen, fin avril à Stras- à accréditer l’idée que le mouve- cations peu conformes à la vo-
bourg, a donné lieu à un curieux ment a les ressources humaines lonté de normalisation et de
pari au sein de la délégation lepé- nécessaires pour gouverner le dissimulation du mouvement.
niste : les eurodéputés et collabo- pays – l’un de ses points faibles Au palmarès des prises de
rateurs du parti d’extrême droite pour l’élection présidentielle. Il guerre ayant tourné à la déroute,
ne misent pas sur le score de Jor- est vrai que, casseroles mises à les hommes présentés comme
dan Bardella, mais sur le temps part, les CV de ces nouveaux « intellectuels » ou « conseillers
que mettra sa deuxième de liste, candidats sont inhabituels au économiques » trustent le po-
Malika Sorel-Sutter, à claquer la RN. Après Fabrice Leggeri, un dium : de Laurent Ozon à Bruno
porte du mouvement. Présentée deuxième énarque a rejoint la Lemaire (un homonyme), de Da-
comme une « grande intellec- liste en la personne de Pierre Pim- vid Mascré à Hervé Juvin (écarté
tuelle » par le favori du scrutin, pie, 53 ans, directeur général ad- en cours de mandat européen,
l’essayiste au discours identitaire joint de l’établissement public de en 2022, après une condamnation
a d’abord été épinglée pour avoir sécurité ferroviaire, déjà au ser- définitive pour violences conju-
proposé ses services à Emmanuel vice de Marine Le Pen depuis gales), aucun n’a tenu bien long-
Macron et pour avoir nettement 2021, de manière souterraine. temps dans la maison frontiste.
embelli son CV. Lors de son pre- La palme revient toutefois à un
mier meeting, dans le Nord, elle Le risque de déroutes « grand serviteur de l’Etat »,
déroule un discours plus « scien- Autre ralliement : Pascale Piera, comme le qualifiait Marine Le
cepiste » que lepéniste et plonge ancienne avocate en droit des af- Pen : l’ancien préfet Christophe
la salle dans la perplexité. Puis re- faires devenue magistrate – elle Bay, directeur de campagne pour
fuse une invitation à débattre à fut successivement substitut du la présidentielle 2022, épinglé par
Sciences Po Paris, pourtant gage procureur, juge d’instruction puis Le Monde pour ses comporte-
de la notabilisation du parti. vice-présidente de tribunal –, briè- ments dans la préfectorale. Parce
Sur Europe 1 et CNews, le 21 avril, vement conseillère municipale de qu’on ne se sépare pas comme cela
l’ancienne membre du Haut Con- Senlis (Oise), ville dont la maire est d’une personne ayant occupé un
seil à l’intégration se déclare « en Pascale Loiseleur (Renaissance). tel poste, l’énarque a été recasé
guerre » contre les « cosmopoli- « L’idée est de montrer que des ser- avec un salaire généreux de con-
tes », terme aux relents antisémi- viteurs de l’Etat se rassemblent seiller au sein du groupe du RN
tes dont elle affuble notamment autour du RN, explique Renaud La- au Parlement européen. Il a aussi
le candidat du Parti socialiste, Ra- baye, bras droit de Marine Le Pen à trouvé une place sur la liste de Jor-
phaël Glucksmann, sans la moin- l’Assemblée nationale. On est loin dan Bardella, en 33e position. p
dre réprimande publique du RN. de la liste “vue sur CNews” que cer- clément guillou
N’avait-elle pas déjà reproché à tains avaient annoncée. » et corentin lesueur
Eric Zemmour d’être, « jusque
dans ses choix intimes, resté cloi-
sonné dans sa communauté de
naissance » (Les Dindons de la
farce, Albin Michel, 2022), poin-
tant ainsi l’origine juive des deux
compagnes successives de l’es-
sayiste, lui-même issu d’une fa-
mille séfarade ?
Bilan de ses premières semaines
de campagne : ses futurs collè-
gues au Parlement européen esti-
ment, en moyenne, que deux
mois suffiront à provoquer es-
clandres et, in fine, rupture.
Ainsi a été le dévoilement des
premiers colistiers de Jordan Bar-
della. Chaque nouveau nom, ou
presque, drainait son lot de polé-
miques dont l’exhumation suscite
l’indifférence de l’état-major. La
plainte pour complicité de crime
contre l’humanité et complicité de
crime de torture déposée par deux
associations contre Fabrice Leg-
geri (troisième place sur la liste),
ancien directeur de l’Agence euro-
péenne de garde-frontières et de
garde-côtes (Frontex) ? « Un brevet
de lutte contre l’immigration »,
vante l’eurodéputé Philippe Oli-
vier, conseiller spécial de Marine
Le Pen. Le blâme infligé par sa hié-
rarchie au commissaire Matthieu
Valet (septième place) après avoir
détourné des bons d’achat de plu-
sieurs collègues, affaire révélée par
Le Canard enchaîné ? « Il reste un
professionnel reconnu par ses an-
ciens collègues, populaire. »
En revanche, le RN n’a eu d’autre
choix que d’écarter fin avril le
candidat mahorais Saidali Boina
Hamissi, prévu en position non
éligible puis mis en cause pour des
propos racistes et conspirationnis-
tes tenus sur les réseaux sociaux et
révélés par Libération. « Je ne suis ni
juge ni le bon Dieu, je me fous de ce
que [Saidali Boina Hamissi] a pu
10 | france
Education : volte-face sur les heures supplémentaires
Face au tollé provoqué par la réduction des moyens dans les collèges et les lycées, le ministère a reculé, mercredi
L
e ministère de l’éducation
nationale n’avait pas
communiqué sur la ré-
duction des enveloppes
d’heures supplémentaires dans
les établissements à partir de
cette fin d’année scolaire, que plu-
sieurs rectorats avaient annon-
cée, lundi 29 et mardi 30 avril.
Mais, face au tollé retentissant,
c’est bien lui qui a promptement
fait savoir, dans un communiqué
envoyé mercredi 1er mai, que la
ministre Nicole Belloubet avait
« donné instruction pour que, dès
[jeudi], les académies recouvrent
les moyens budgétaires initiale-
ment notifiés afin de poursuivre
l’attribution d’heures supplémen-
taires dans les établissements ».
« Conformément à la priorité
donnée à l’éducation nationale
par le gouvernement, le premier
ministre et la ministre de l’éduca-
tion nationale et de la jeunesse ont
souhaité que les établissements
scolaires continuent à disposer des
moyens de mener à bien leurs mis-
sions », fait valoir le communi-
qué, signifiant que Matignon – et
donc le chef du gouvernement et
ancien ministre de l’éducation
nationale Gabriel Attal – avait
pesé dans ce revirement.
La décision ne concerne pas seu-
lement la fin de l’année scolaire.
Alors que l’objectif était de ré-
duire le budget des heures sup-
plémentaires d’un tiers (soit envi-
ron 100 millions d’euros) sur
2024, il n’en est plus question, cer-
tifie, mercredi soir, le ministère
de l’éducation nationale. Cette
coupe est annulée et la nouvelle
consigne passée aux recteurs est
de ne plus toucher aux heures
supplémentaires « sur l’année ci-
vile ». Les chefs d’établissement
disent qu’ils y seront particulière-
ment vigilants.
« Ligne rouge franchie »
L’information, donnée à plu-
sieurs représentants syndicaux et
relayée par la presse, d’une réduc-
tion des heures supplémentaires
à disposition des collèges et des
lycées pour les deux derniers
mois de l’année scolaire, suivie,
dans plusieurs académies, de la
suspension de l’application de
gestion de ces moyens, avait pro-
voqué, mardi 30 avril, un torrent
d’indignation dans les établisse-
ments scolaires.
Cet arbitrage s’inscrivait dans le
cadre du plan d’économies an-
noncé par Bercy de 10 milliards
d’euros pour 2024, dont 683 mil-
lions d’euros pour le ministère de
La mobilisation pour un cessez-le-feu à Gaza s’étend dans les IEP
Alors qu’une majorité des instituts d’études politiques ont été touchés par des actions d’étudiants, Sciences Po Paris organise un débat, jeudi
D e Columbia à Sciences Po,
et partout en France, les
étudiants se mobilisent en
solidarité ! » Le slogan, inscrit en
lettres rouges et vertes sur le
compte Instagram du Comité Pa-
lestine Sciences Po, encadre une
carte de France où sont épinglées
les actions en cours dans l’ensei-
gnement supérieur français. Dans
les cortèges du 1er-Mai, de nom-
breux jeunes ont défilé à l’appel
des « comités Palestine » de Scien-
ces Po et des instituts d’études po-
litiques (IEP). Ces collectifs, qui re-
vendiquent des centaines de
membres, se sont constitués en
novembre 2023 lors de l’intensifi-
cation de l’offensive d’Israël sur
Gaza à la suite de l’attaque du Ha-
mas du 7 octobre.
Depuis l’installation du premier
campement à Sciences Po Paris le
24 avril − évacué dans la nuit sui-
vante par les CRS − et en écho à
l’occupation de l’université Co-
lumbia (New York), le mouvement
Le premier ministre, Gabriel Attal, et la ministre de l’éducation, Nicole Belloubet, à Chartres, le 14 mars. GUILLAUME SOUVANT/AFP
l’éducation nationale. Celui-ci
avait, par conséquent, demandé à
chaque académie de réduire la
voilure sur, entre autres, les heu-
res supplémentaires d’ici à la fin
de l’année civile. Dans les acadé-
mies de Paris, Créteil, Versailles,
Lyon ou encore Toulouse et Bor-
deaux, les rectorats avaient an-
noncé un retrait de ces moyens
dès la fin de cette année scolaire.
Les heures concernées rémunè-
rent les enseignants qui assurent
des stages de remise à niveau du-
rant les vacances, des actions de
soutien, des remplacements de
courte durée ou encore de l’aide
aux devoirs (le dispositif baptisé
« Devoirs faits ») au collège. Il était
également question de rogner sur
les « indemnités pour mission
particulière », dévolues au paie-
ment de missions accomplies
hors du temps d’enseignement
aux élèves, comme la coordina-
tion d’activités sportives ou artis-
tiques ou la fonction de référent
numérique ou handicap.
A deux mois de la fin des cours,
de nombreuses actions pédagogi-
a pris de l’ampleur. Mardi 30 avril,
les IEP sont entrés dans l’action,
de Rennes à Toulouse en passant
par Strasbourg, Lyon et Saint-Ger-
main-en-Laye (Yvelines). Avec
quelques universités (à Paris, Gre-
noble et Saint-Etienne), ils ont été
le théâtre de rassemblements,
voire de blocus, dans le sillage des
mobilisations, la veille, à la Sor-
bonne. A la demande du premier
ministre, Gabriel Attal, qui sou-
haitait « une réaction rapide », les
forces de l’ordre étaient interve-
nues pour déloger les étudiants.
En une semaine, la police est en-
trée à plusieurs reprises dans des
enceintes universitaires. La tradi-
tion de « franchise universitaire »,
selon laquelle le maintien de l’or-
dre est de la compétence de
l’autorité universitaire à moins
d’un danger imminent, n’avait
pas connu pareille remise en
cause depuis longtemps.
Pour éviter de recourir une nou-
velle fois à la force en vue de lever
ques se trouvaient ainsi mena-
cées par cette décision inédite.
Privés de leur enveloppe d’heures
supplémentaires, plusieurs pro-
viseurs avaient commencé,
mardi, à adresser des messages
aux familles leur annonçant l’in-
terruption, du moins temporaire,
de dispositifs tels que l’aide aux
devoirs ou les heures de soutien
à la préparation du brevet des col-
lèges ou du baccalauréat.
« Je vais recommander aux équi-
pes enseignantes de ne plus pren-
dre de missions en dehors de leurs
heures de cours, car on ne peut
plus s’engager sur rien faute de sa-
voir ce que le rectorat pourra nous
rendre », anticipait, mardi, Nicolas
Bonnet, proviseur d’un lycée pro-
fessionnel en Gironde, représen-
tant du syndicat SNPDEN-UNSA.
L’un de ses homologues dans
l’académie de Versailles, Alex Be-
rasategui, fulminait contre la dé-
cision annoncée par le rectorat, la
veille par courriel : « Les stages de
remédiation, les heures de devoirs
faits au collège en mai et juin,
les activités culturelles… Tout ça
un deuxième blocage, l’adminis-
trateur provisoire de Sciences Po,
Jean Bassères, avait négocié un ac-
cord avec eux dans le 26 avril. Il
avait annoncé la tenue d’un débat
sur la question israélo-palesti-
nienne, jeudi 2 mai, au cours du-
quel « toutes les questions pour-
ront être posées » en présence de
« l’ensemble des parties prenantes
de l’institution », étudiants, cher-
cheurs, enseignants ou salariés.
« Capitulation » pour la droite
L’événement, intitulé « town
hall » – un grand débat tel que
ceux pratiqués dans les établisse-
ments anglo-saxons –, correspon-
dait à une demande du Comité
Palestine Sciences Po. En revan-
che, M. Bassères n’avait pas ac-
cédé à une autre requête : mettre
fin aux partenariats académiques
avec les universités israéliennes.
Cette « voie étroite » du compro-
mis, selon ses mots dans un en-
tretien au Monde, mardi, va être
est mis en suspens. On met les
établissements en hibernation sur
le troisième trimestre ! » « On ne
parle pas de fonds de tiroir, on ne
parle pas de chiffres abstraits, on
parle d’heures qu’on retire aux élè-
ves ! », tonnait également Sébas-
tien Volpoët, secrétaire académi-
que du SNPDEN dans l’académie
de Créteil. Dans son lycée du
Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne),
le dispositif de lutte contre le dé-
crochage scolaire qui accompa-
gne une soixantaine d’élèves, fi-
nancé avec des heures supplé-
mentaires, se trouvait en balance.
Ces annonces avaient provoqué
l’ire des représentants des ensei-
gnants et de toutes les organisa-
tions syndicales des personnels
de direction. Mardi soir, ces der-
niers évoquaient, dans des dis-
cours particulièrement virulents,
une « ligne rouge franchie » et
alertaient sur les conséquences
délétères de ces mesures d’écono-
mies pour toute la communauté
éducative. Ils déploraient égale-
ment une « rupture de confiance »
et envisageaient – fait rare – des
scrutée, car de son issue pourrait
dépendre la suite du mouvement,
notamment au sein des IEP et des
campus délocalisés de Sciences
Po, au nombre de sept.
La direction a indiqué que la dé-
légation de Menton (Alpes-Mari-
times) n’était finalement plus
conviée. En cause : une rupture de
l’accord due à une nouvelle occu-
pation du site, spécialisé sur la
Méditerranée et le Moyen-Orient,
par une trentaine d’étudiants.
Pour tenter de renouer le dialo-
gue sur les campus, l’Union des
étudiants juifs de France a donné
pour sa part rendez-vous ven-
dredi 3 mai place de la Sorbonne.
Syndicat étudiant classé à
droite, l’UNI estime qu’on assiste
à « l’embrasement des universités
françaises ». « Ces actions ne sont
pas spontanées, elles se font à l’ap-
pel des différentes organisations
d’extrême gauche : l’Union étu-
diante, Le Poing levé et, évidem-
ment, La France insoumise (LFI) »,
« actions » pour manifester leur
opposition. Au sein de plusieurs
établissements, les équipes ensei-
gnantes prévoyaient des grèves,
dans un contexte déjà tendu par
la contestation des groupes « de
niveau », qui doivent entrer en vi-
gueur à la rentrée 2024.
« Pression du terrain »
Rue de Grenelle, on nie toutefois
que la fronde ait conduit à un « re-
virement » sur ce sujet, qui a fait
l’objet d’âpres négociations avec
Bercy. Mardi soir, le ministère
confirmait pourtant au Monde
les économies demandées aux
académies. « Nous travaillons de-
puis des semaines à desserrer la
contrainte budgétaire [sur les
heures supplémentaires] », assu-
re-t-on dans l’entourage de Nicole
Belloubet, où l’on précise qu’il
n’avait jamais été exigé des rec-
teurs de suspendre toutes les heu-
res supplémentaires sur la fin de
l’année scolaire, mais plutôt de
« freiner » les attributions.
Parmi les représentants des
personnels de l’éducation natio-
affirme-t-il dans un communi-
qué. Le coordinateur de LFI, Ma-
nuel Bompard, a bien déclaré,
lundi : « Je souhaite que prennent
de l’ampleur toutes les mobilisa-
tions qui vont permettre de faire
pression sur le pouvoir en place »,
afin que le « drame humain qui se
joue à Gaza s’arrête le plus rapide-
ment possible ». Mais il affirme
que « les étudiants ne sont pas ma-
nipulés ni instrumentalisés »,
quand bien même élus et candi-
dats LFI aux élections européen-
nes participent à ces rassemble-
ments, à l’image de Rima Hassan,
présente vendredi à Sciences Po.
Pour Les Républicains (LR) aussi,
la campagne des européennes
passe par la rue Saint-Guillaume.
« Capitulation », la droite n’a que
ce mot pour dénoncer l’accord
entre la direction et les étudiants
propalestiniens. « On donne une
légitimité à des gens qui détour-
nent l’enceinte universitaire pour
défendre des politiques extrémis-
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
De nombreuses
actions
pédagogiques
se trouvaient
menacées par
cette décision
inédite
nale, le soulagement était palpa-
ble, mercredi. « Face à la pression
du terrain, Bercy a plié ! », s’est fé-
licitée Sophie Vénétitay, du SNES-
FSU, premier syndicat ensei-
gnant du secondaire. « Après une
journée d’intenses pressions tous
azimuts sur l’institution de la
part du SNPDEN, Matignon et
Bercy rouvrent l’accès aux moyens
(…) sans les réductions prévues »,
a réagi le syndicat majoritaire
des personnels de direction sur le
réseau social X, louant la « force
collective face à ce hold-up insup-
portable ». ID-FO, deuxième force
syndicale de la profession, a éga-
lement salué que « le bon sens
[ait] prévalu ».
La prudence reste toutefois de
mise après une séquence qui a
sans conteste nourri la défiance
vis-à-vis du ministère de l’éduca-
tion nationale lequel, plus de
deux mois après la parution du
décret annulant 683 millions
d’euros du premier budget de
l’Etat, n’a toujours pas fait la
transparence sur les « gisements
d’économie » qu’il envisageait.
« On tourne une page sur cet épi-
sode, mais ça ne règle pas tout,
avertit Bruno Bobkiewicz, secré-
taire général du SNPDEN-UNSA,
qui attend, comme ses collègues,
la réouverture de l’application de
gestion des heures supplémentai-
res. La tension immédiate va re-
descendre, mais ça ne veut pas dire
que la colère est éteinte. »
Une colère partagée par les re-
présentants de parents d’élèves de
la FCPE, dont le président, Gré-
goire Ensel, est moins soulagé que
stupéfait : « Le renoncement est
bienvenu, mais avoir ne serait-ce
que pensé à supprimer ces heures
était en soi une folie et le signe
d’une totale inconscience ! Il serait
temps que le gouvernement réalise
le niveau de colère des parents sur
le terrain. » Nombreux sont ainsi
ceux qui s’accordent à dire que,
même clos, l’épisode laissera des
traces parmi les membres de la
communauté éducative. p
éléa pommiers
tes, accuse la tête de liste LR, Fran-
çois-Xavier Bellamy. Et puis c’est
quoi ce “town hall” ? On est en
France, pas dans un campus amé-
ricain. » Il exhorte même le gou-
vernement à arrêter de subven-
tionner l’école, tandis que Valérie
Pécresse, présidente LR d’Ile-de-
France, a annoncé la suspension
des aides de la région, dénonçant
« une minorité radicalisée appe-
lant à la haine antisémite et instru-
mentalisée par LFI ».
L’ennemi, LFI, est tout désigné :
« La stratégie de LFI est de faire
campagne sur Gaza pour capter
les voix des Français musulmans
dans la perspective de la prochaine
présidentielle pour Jean-Luc Mé-
lenchon », accuse Pierre-Henri
Dumont. Passé par Sciences Po
Paris en 2006 et 2011, le député LR
du Pas-de-Calais appelle le gou-
vernement à mettre « sous tu-
telle » son ancienne école. p
soazig le nevé
et alexandre pedro
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Enfants et
écrans : les effets
négatifs font
« consensus »
Le rapport de la commission voulue
par Emmanuel Macron émet
des préconisations pour les parents
et les établissements scolaires
S
on rapport était attendu.
La commission d’experts
chargée en janvier par
Emmanuel Macron d’éva-
luer l’impact de l’exposition des
jeunes aux écrans a présenté ses
conclusions mardi 30 avril, après
plus de trois mois de travail. L’om-
niprésence des écrans et leurs ef-
fets sur la santé inquiètent, y
compris au plus haut niveau de
l’Etat. Le président de la Républi-
que a donné un mois au gouver-
nement, mercredi 1er mai, pour
« examiner [c]es recommanda-
tions et les traduire en actions ».
Dans ce rapport intitulé « A la re-
cherche du temps perdu », les dix
spécialistes ont passé en revue la
littérature scientifique, réalisé une
centaine d’auditions d’experts et
de praticiens, rencontré des jeu-
nes. S’ils rappellent en préambule
« les avantages de ces outils, capa-
bles d’émanciper les enfants, leur
permettant d’accéder plus facile-
ment à la connaissance », ils s’in-
quiètent et préviennent d’emblée :
« On doit assumer un discours de
vérité pour décrire la réalité de l’hy-
perconnexion subie des enfants et
des conséquences pour leur santé,
leur développement, leur avenir,
pour notre avenir aussi… »
Des alertes guère entendues
« Un consensus scientifique net se
dégage sur les conséquences né-
fastes des écrans sur plusieurs as-
pects de la santé somatique des en-
fants et des adolescents », résume
le rapport. Il insiste sur la néces-
sité d’une réflexion collective :
« Parents, enseignants, créateurs
de contenus, administrations, c’est
l’ensemble de la société qui doit
s’engager. » S’ils disent être dans
la nuance, leurs mots sont sou-
vent forts, leurs propositions-
chocs veulent marquer les esprits.
Le numérique est partout, avec
pas moins de dix écrans par foyer
en moyenne. Si des règles de bon
usage ont été édictées depuis
longtemps par des experts, elles
ne sont pas toujours connues et le
temps d’exposition des enfants
est bien supérieur aux recom-
Les préconisations sur les réseaux sociaux, une faiblesse du rapport
Très critiques, les experts proposent des mesures chocs peu applicables et l’émergence de plates-formes « éthiques »
S’ attaquer avec force aux
conceptions addictogè-
nes et enfermantes de
certains services numériques,
pour les interdire » ou encore « as-
sumer un rôle plus injonctif sur le
design des produits et services dis-
ponibles, en particulier pour les
enfants ». Parmi les mesures pré-
conisées par le rapport sur les en-
fants et les écrans, certaines des
plus contraignantes concernent
les réseaux sociaux. Estimant
qu’ils sont, au moins en partie, la
cause de différents problèmes de
santé physique ou psychologi-
que, même si « les données pro-
bantes devront être renforcées », il
recommande d’interdire les ré-
seaux sociaux aux moins de
15 ans, contre 13 aujourd’hui, avec
l’accord parental.
« Nous avons été
bousculés [face
aux] stratégies
de captation
de l’attention
des enfants »
AMINE BENYAMINA
psychiatre addictologue
et coprésident
du groupe d’experts
mandations émises. L’étude 2024
sur les jeunes et la lecture réalisée
par l’institut Ipsos pour le Centre
national du Livre, citée, montre
que les 7 à 19 ans passent en
moyenne 3 h 11 min sur les écrans
chaque jour. Un temps volé au
jeu, à la lecture…
La commission s’inquiète des
conséquences sur la santé, décri-
tes par la littérature scientifique
et de nombreux experts. Mais ces
alertes ne sont guère entendues.
« Nous avons été bousculés [face
aux] stratégies de captation de
l’attention des enfants, devenus
une marchandise à monétiser », a
insisté le psychiatre addictologue
Amine Benyamina, coprésident
du groupe d’experts.
Au total, vingt-neuf propositions
ont été formulées. Il est d’abord
préconisé « de renforcer la recom-
mandation en vigueur de ne pas
utiliser l’écran avant 3 ans », de le
déconseiller jusqu’à 6 ans, ou de
permettre son usage de façon oc-
casionnelle, et avec un adulte.
« L’enfant n’est pas un “petit adulte”,
il a besoin d’interactions », insiste
la neurologue Servane Mouton,
coprésidente du groupe d’experts.
S’agissant des téléphones porta-
bles, la commission préconise de
ne pas en donner jusqu’à 11 ans, et
de permettre un accès à Internet à
partir de 13 ans. A cet âge, elle pro-
pose de privilégier un smartphone
sans accès aux réseaux sociaux,
puis d’ouvrir cet accès à partir de
15 ans, uniquement sur des ré-
seaux « éthiques », comme Masto-
Mais le rapport estime aussi
qu’il faut interdire une liste de
mécanismes courants sur ces ré-
seaux, à commencer par le fait de
pouvoir faire défiler des conte-
nus sans fin. Un outil utilisé par
la totalité des grands réseaux,
tout comme les recommanda-
tions de contenus « sur la base du
comportement antérieur » d’un
utilisateur, que le rapport préco-
nise de proscrire.
Interdire, mais comment ? Les
recommandations de contenus et
les flux infinis sont la cible d’un
grand nombre de critiques depuis
longtemps, mais font désormais
partie intégrante du quotidien des
internautes. En 2019, aux Etats-
Unis, un projet de loi qui allait en
ce sens et porté par le sénateur
républicain Josh Hawley avait
Dans un lycée d’Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), le 11 mars. FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »
don. Pas simple. Elle préconise
aussi de bannir ordinateurs et télé-
viseurs des crèches et appellent à
des « actions renforcées » auprès
des assistantes maternelles.
Dans le cadre scolaire, la com-
mission propose là aussi une ap-
proche progressive avec l’inter-
diction des écrans à l’école mater-
nelle, et déconseille l’équipement
individuel en élémentaire. Un su-
jet qui ne fait pas forcément con-
sensus. Les experts appellent
ainsi « à une plus grande cohé-
rence » et notamment à un enca-
drement du déploiement d’outils
à vocation pédagogique et à une
formation des enseignants.
Mais avant même le rôle des pa-
rents et de l’éducation nationale,
les auteurs pointent l’importance
de celui joué par les industriels.
« Pour nous, ce sont eux les pre-
miers responsables, ils jouent sur
la captation de l’attention, et doi-
vent mettre en place des mesures
Une loi limitée
à la France
aurait peu
de chances
d’être applicable
échoué à rassembler un soutien
suffisant pour être soumis au vote.
Une loi limitée à la France aurait
peu de chances d’être applicable ;
au niveau européen, les eurodé-
putés ont adopté, fin 2023, un
rapport appelant à une interdic-
tion, ou au moins à un contrôle
renforcé, des pratiques jugées dé-
loyales, appelées dark patterns,
conçues pour maintenir l’atten-
tion des utilisateurs.
pour lutter contre les contenus
hyperviolents, modérer correcte-
ment les réseaux sociaux, etc. », af-
firme Mme Mouton.
S’ils reconnaissent les limites de
certaines de leurs préconisations,
qui relèvent du champ européen
ou de la sphère privée, les experts
veulent susciter une « prise de
conscience » et « être dans une ap-
proche progressive ». Le rapport se
veut avant tout « un guide ».
Dette de sommeil
Surtout, ses recommandations
s’appuient sur un constat établi à
partir d’études scientifiques. « Il
se dégage un consensus très net
sur les effets négatifs, directs et in-
directs, des écrans sur le sommeil,
la sédentarité, le manque d’activité
physique et les risques de surpoids
voire d’obésité, avec en cascade les
pathologies qui en découlent », ré-
sume le rapport. Ainsi les écrans
réduisent le temps de sommeil et
Le rapport propose aussi une
autre voie : encourager l’émer-
gence de réseaux sociaux « éthi-
ques », accessibles plus tôt que
les autres aux adolescents − le
texte suggère l’âge minimal de
15 ans pour les réseaux sociaux
« éthiques » contre 18 ans sur les
réseaux classiques. Ces proposi-
tions ont provoqué de vives réac-
tions, d’aucuns critiquant des
préconisations décorrélées du
vécu des ados, dont une large
part de la vie sociale passe par les
réseaux sociaux.
La définition de ce qu’est un ré-
seau social « éthique », et l’éven-
tuel établissement d’une liste,
est prudemment renvoyée à
autrui par les auteurs. Les noms
de Bluesky et de Mastodon, men-
tionnés auprès de l’Agence Fran-
sa qualité. En France, 16 % des en-
fants de 11 ans et 40 % de ceux de
15 ans présentaient un déficit de
plus de deux heures de sommeil
par jour, en semaine, en 2020,
note le rapport. Or, le sommeil est
un élément-clé de la santé, quel
que soit l’âge, une dette favori-
sant de nombreuses pathologies.
De plus, « les données françaises
soulignent que les mineurs sont
insuffisamment actifs physique-
ment, trop sédentaires », souli-
gnent les experts, les liens avec les
écrans étant « manifestes ». Autre
effet : « L’utilisation des écrans joue
un rôle établi dans l’apparition et la
progression de différents troubles
ou pathologies de l’œil et de la vi-
sion », les enfants et les ados étant
particulièrement vulnérables.
Le rapport se penche aussi sur le
concept de « technoférence » – les
interférences dans la relation pa-
rent-enfant-adolescent, générées
par l’usage de l’écran – qui peu-
ce-Presse, sont très loin de rem-
plir toutes les obligations recom-
mandées par le rapport, notam-
ment en matière de modération.
Un bloc uniforme
C’est aussi l’une des grandes fai-
blesses du rapport, qui agglo-
mère « les réseaux sociaux »
comme s’ils formaient un bloc
uniforme. Les acteurs ont pour-
tant des règles, des moyens et
des attitudes très différents face
aux demandes des pouvoirs pu-
blics : X (ex-Twitter) autorise les
contenus pornographiques et a
taillé dans ses effectifs de modé-
ration depuis son rachat par Elon
Musk. Meta ou TikTok interdi-
sent les contenus sexuellement
explicites et ont mis en place des
outils de contrôle familial criti-
france | 11
vent avoir « un retentissement sur
le développement socioémotion-
nel de l’enfant ». Une synthèse
d’études de 2020 montrait que
« plus le temps d’écran est limité et
l’âge de première exposition tardif,
meilleures sont les compétences
langagières ». De nombreux ex-
perts, pédiatres, orthophonistes…
alertent depuis des années.
Le temps d’exposition nuit au
langage et à l’attention jusqu’à
6 ans. De même, « de 6 à 17 ans, un
temps d’écran supérieur à deux
heures par jour pourrait être asso-
cié pour certains usages à de moin-
dres capacités attentionnelles et à
de moindres performances en lec-
ture et scolaires, mais cela reste à
confirmer », indique le rapport. Et
« entre 15 et 18 ans : un usage à
haute fréquence du smartphone
(plusieurs fois par jour) a été asso-
cié à une augmentation des symp-
tômes de type inattention, impulsi-
vité et hyperactivité ».
Quant à un autre point qui fait
débat, les troubles du neurodéve-
loppement « ne peuvent pas être
imputables à l’usage d’un écran »,
estime le rapport. Toutefois, « une
exposition excessive peut aggraver
des symptômes liés à ces troubles ».
Pour la commission, « l’utilisation
des réseaux sociaux semble être un
facteur de risque lorsqu’il y a une
vulnérabilité préexistante, notam-
ment dans le domaine de la dépres-
sion et ou l’anxiété ». La santé men-
tale des jeunes, malmenée depuis
la crise du Covid-19, préoccupe.
« Contenus choquants »
Ce lien avec les écrans n’est toute-
fois pas univoque. « La commu-
nauté scientifique s’accorde pour
dire que les médias sociaux ont le
potentiel de tout à la fois créer des
bénéfices aux adolescents, et nuire
à leur santé mentale », observe le
rapport, le bien-être mental étant
lié à de nombreux facteurs – indi-
viduels, familiaux, environne-
mentaux… « Il manque d’études
scientifiques pour établir un lien de
causalité », relèvent les experts,
appelant à plus de recherche.
Le niveau d’exposition des en-
fants et des adolescents à des con-
tenus inappropriés est aussi alar-
mant… sept jeunes sur dix âgés de
11 à 18 ans considéraient avoir déjà
été exposés à des « contenus cho-
quants sur Internet ou sur les ré-
seaux sociaux : contenus porno-
graphiques, violents, haineux…
auxquels ils ne devraient pas être
soumis ». Plus préoccupant, leur
sécurité peut être mise en péril :
cyberharcèlement, risque de pé-
docriminalité… Pour autant, « les
expériences numériques ne sau-
raient jamais, à elles seules, expli-
quer des faits graves de violence,
mais elles pourraient contribuer à
une forme de désensibilisation qui
doit appeler à la vigilance ».
Que retiendra le gouverne-
ment ? Parmi les mesures envisa-
gées, l’Elysée évoque l’interdiction
de la vente de smartphones aux
moins de 11 ans au niveau natio-
nal, conscient toutefois que « la
bonne échelle pour agir, c’est
l’échelle européenne ». p
pascale santi
quables, mais fonctionnels. Tele-
gram, dont le rapport note avec
justesse qu’il se rapproche plus
d’un réseau social que d’une
messagerie, ne modère quasi-
ment pas les contenus et refuse
de répondre à la plupart des ré-
quisitions judiciaires.
Il reste une inconnue de taille :
la manière dont l’Elysée compte
faire siennes, ou non, ces recom-
mandations. A quelques heures
près, Emmanuel Macron aurait
pu en débattre avec l’un des prin-
cipaux concernés : lundi 29 avril,
il accueillait à l’Elysée Mark Zuc-
kerberg, le patron de Meta (Insta-
gram, Facebook), avec d’autres in-
vités. Sollicités pour savoir quels
sujets avaient été abordés, ni l’Ely-
sée ni Meta n’ont donné suite. p
damien leloup
12 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
ÉLECTIONS EUROPÉENNES
Sevrée du gaz russe,
l’Europe dans le piège
de l’énergie chère
LES DÉFIS ÉCONOMIQUES D’UNE EUROPE FRAGILISÉE 3|5 Si le Vieux Continent
est parvenu à réduire sa dépendance aux hydrocarbures
russes, il paie encore son énergie au prix fort, contrairement
aux Etats-Unis ou à la Chine. Au risque de perdre la bataille
de la réindustrialisation et des technologies propres
bruxelles - bureau européen
L
es Européens ne peuvent pas dire
qu’ils n’étaient pas conscients du
problème. En 2006, 2009 et 2014,
Moscou avait déjà interrompu
ponctuellement ses livraisons de
gaz, sur fond de différends avec le
gouvernement ukrainien. Une « brutale prise
de conscience », affirmait la Commission
en 2014. Elle préparait alors une stratégie
pour la sécurité énergétique, qui n’a mani-
festement… servi à rien. Les Vingt-Sept ont
continué à importer ce gaz russe, si abondant
et si bon marché, qui a longtemps dopé la
compétitivité de l’industrie allemande. Il
aura fallu que la Russie envahisse l’Ukraine,
le 24 février 2022, et leur coupe par la suite le
robinet des gazoducs Nord Stream et Yamal
pour que les choses changent. Emmanuel
Hache, économiste à l’Institut de relations
internationales et stratégiques, dénonce la
« faillite » de l’Europe de l’énergie.
Ce manque d’anticipation, les Européens
l’ont payé très cher. Politiquement, d’abord :
s’ils ont, pour le charbon et le pétrole, décidé
d’eux-mêmes d’un embargo sur les livrai-
sons russes, pour le gaz, ils se sont privés
d’un instrument de sanction contre Moscou.
Economiquement, surtout. Les factures
d’énergie des ménages et des entreprises se
sont brutalement envolées à des niveaux
stratosphériques. Les Etats ont, en urgence,
ouvert le portefeuille pour les aider à passer
ce moment difficile, ce qui a affecté leurs fi-
nances publiques.
De Paris à Berlin, en passant par La Haye ou
Rome, les gouvernements ont surtout eu
très peur de devoir, à l’hiver 2022-2023, ra-
tionner leur économie. D’autant qu’une
bonne part du parc nucléaire français était à
l’arrêt, immobilisé par des problèmes de
corrosion sur certains réacteurs. Berlin et
Varsovie ont, dans l’urgence, décidé de re-
mettre en service des mines de charbon,
mais cela ne pouvait suffire.
Les citoyens allaient-ils pouvoir se chauf-
fer ? Les usines pourraient-elles tourner sans
encombre ? A l’été 2022, l’Allemagne, qui
redoutait plus que tout des ruptures d’ap-
provisionnement, ramassait tout ce qu’elle
pouvait trouver sur les marchés, faisant
s’envoler encore un peu plus les cours pour
ses partenaires européens.
A Bruxelles, les conseils des ministres de
l’énergie se sont succédé pour essayer d’éviter
le pire. Finalement, après des nuits de négo-
ciations, les Vingt-Sept se sont entendus sur
un plan de riposte, qui, deux ans plus tard, a
porté ses fruits. Réduction de la consomma-
tion de gaz, diversification massive des ap-
provisionnements, achats de gaz en com-
mun, remplissage des réserves de stockage,
levée des contraintes réglementaires pour fa-
ciliter la montée en puissance des énergies
renouvelables : aucun angle d’attaque n’a été
ignoré. Quelle est la situation, aujourd’hui ?
Cinq grands constats s’imposent.
Les livraisons russes
se poursuivent
Les Européens importent encore du gaz de
Moscou. Car les Russes ont interrompu
seulement leurs livraisons qui passaient par
Nord Stream et Yamal, pas les autres. Les ga-
zoducs Brotherhood (qui passe par l’Ukraine
et alimente l’Autriche et la Hongrie) et Turk-
stream (par la Turquie, notamment à desti-
nation de la Bulgarie) continuent ainsi de
desservir l’Union européenne (UE).
Surtout, les Vingt-Sept ont augmenté leurs
achats de gaz naturel liquéfié (GNL) russe.
Ces importations par navire représentaient
13,5 milliards de mètres cubes en 2021 et sont
montées, en 2023, à près de 18 milliards de
mètres cubes, selon un rapport publié, le
19 avril, par l’Agence de coopération des ré-
gulateurs européens de l’énergie. La France
reçoit à elle seule 29 % de ces livraisons, ce
qui en fait le deuxième pays de destination
derrière l’Espagne (37 %).
« Malgré les beaux discours, dans les faits, il
existe encore des contradictions dans les po-
litiques européennes », convient Phuc-Vinh
Nguyen, chercheur pour l’Institut Jacques
Delors. C’est un fait, l’Europe ne s’est pas to-
talement débarrassée du gaz russe. Mais,
même si un pays comme l’Autriche reste
massivement dépendant des livraisons rus-
ses, l’UE, dans son ensemble, a bel et bien été
contrainte de réduire drastiquement ses ap-
provisionnements.
En 2023, les importations de gaz livré par
Moscou s’élevaient à près de 43 milliards de
mètres cubes (15 % des importations de cet
hydrocarbure par les Vingt-Sept), contre plus
de 150 milliards de mètres cubes (45 % des im-
portations gazières) en 2021, avant la guerre.
La Suède, la Finlande et les Etats baltes mili-
tent aujourd’hui pour un embargo sur le GNL
russe. Mais les sanctions nécessitent l’unani-
mité des Vingt-Sept, et leur proposition ne
fait, pour l’heure, pas consensus. Certains
pays, à commencer par la Hongrie, refusent
de se priver d’une ressource qui reste chère.
D’autant que Kiev a annoncé son intention
de ne pas renouveler l’accord sur le transit du
gaz entre l’Ukraine et la Russie, qui avait été
conclu en 2019 et doit expirer le 31 décembre.
Les approvisionnements
se sont diversifiés
Pour compenser la chute des livraisons de
gaz russe, les Européens sont allés chercher
d’autres fournisseurs, notamment aux
Etats-Unis. Les livraisons de GNL américain
ont, en effet, été multipliées par trois entre
2021 et 2023 et les Etats-Unis sont désormais
le premier fournisseur de GNL en Europe et
le deuxième fournisseur gazier tout court,
derrière la Norvège, mais devant la Russie,
l’Algérie et le Qatar.
Ces pays ont certes permis à l’UE d’éviter
des ruptures d’approvisionnement, mais ils
ne lui ont pas pour autant fait de cadeau.
« On va dire avec beaucoup d’amitié à nos
amis américains, nos amis norvégiens : “Vous
êtes super, vous nous fournissez du gaz”, mais
il y a un truc qui ne peut pas marcher très
longtemps, c’est qu’on ne peut pas payer,
nous, le gaz quatre fois plus cher que vous
vous le vendez à vos industriels », déclarait
Emmanuel Macron, le 6 octobre 2022.
Surtout, d’un point de vue géopolitique,
cette stratégie n’est pas forcément la plus
audacieuse : en se tournant très largement
vers son partenaire américain, avec lequel
elle a négocié des contrats à long terme, l’UE a
créé une nouvelle dépendance dont certains
redoutent les conséquences en cas de retour
de Donald Trump à la Maison Blanche.
Enfin, les associations de défense de l’en-
vironnement regrettent le remplacement
d’une énergie fossile (le gaz classique) par une
autre énergie fossile (sous forme liquéfiée).
D’autant que ce type de marchandise s’avère
encore plus nocif pour la planète lorsqu’il
s’agit de gaz de schiste, produit aux Etats-
Unis par fracturation hydraulique – méthode
interdite en France depuis 2011.
L’usage du solaire, de l’éolien
et de l’hydraulique s’est accru
Les Européens ont accéléré, à l’occasion de
cette crise majeure, leur recours aux éner-
gies renouvelables. La part du solaire, de
l’éolien ou de l’hydraulique a également
progressé dans la consommation énergéti-
que des Européens. Elle représentait 23 %
en 2022, selon Eurostat, contre 21,9 %
en 2021, et les Vingt-Sept, dans le cadre du
pacte vert, qui doit leur permettre d’attein-
dre la neutralité carbone en 2050, ont prévu
qu’elle s’élèverait à 42,5 % en 2030.
Dans le domaine plus spécifique de l’électri-
cité, la part des renouvelables est déjà montée
« MALGRÉ LES BEAUX à 44 % en 2023, d’après le cercle de réflexion
DISCOURS, britannique Ember. A l’inverse, celle du gaz
diminue (16,8 %), l’éolien la dépassant pour la
DANS LES FAITS, première fois, tout comme celle du charbon
(12,3 %). « [En 2023], l’Union européenne a été
IL EXISTE ENCORE capable de produire, pour la toute première
DES CONTRADICTIONS fois, davantage d’énergie à partir d’éoliennes
qu’à partir du gaz », s’est félicitée, le 23 avril,
DANS LES POLITIQUES Ursula von der Leyen, la présidente de la
Commission, devant le Parlement de Stras-
EUROPÉENNES » bourg, louant « une magnifique réussite ».
PHUC-VINH NGUYEN
Le recours croissant aux énergies renouve-
chercheur pour l’Institut lables, s’il a l’immense mérite d’être bénéfi-
Jacques Delors que d’un point de vue climatique, crée de
nouvelles dépendances. Car la Chine domine
largement la chaîne de valeur pour la fabrica-
tion des panneaux solaires, ainsi que pour les
métaux stratégiques servant à construire les
éoliennes et les batteries des voitures électri-
ques. Les Européens, qui cherchent à relancer
leur industrie verte, en ont bien conscience.
Mais, à ce stade, ils n’ont pas encore trouvé la
recette qui leur permettra d’éviter cet écueil.
Le nucléaire connaît
un regain d’intérêt
Emmanuel Macron, qui, deux semaines
avant le début de la guerre, avait annoncé
son intention de lancer le chantier d’au
moins six nouveaux réacteurs nucléaires
français, a trouvé, avec l’invasion russe, de
nouveaux arguments pour en faire l’article
sur la scène européenne. Des mois durant, la
France a lutté contre l’Allemagne pour que
l’atome puisse bénéficier des mêmes avan-
tages que les énergies renouvelables. Elle
compte aujourd’hui aller plus loin.
A l’occasion de son second discours de la
Sorbonne, jeudi 25 avril, Emmanuel Macron a
appelé les Vingt-Sept à « assumer de cons-
truire l’Europe de l’atome ». Paris compte faire
avancer sa cause en s’appuyant sur l’« alliance
du nucléaire » qui rassemble, autour de la
France, onze pays, dont cinq avec des réac-
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
teurs de conception soviétique (Bulgarie, Ré-
publique tchèque, Hongrie, Finlande et Slova-
quie). Face à elle, un autre groupe informel
(« les amis des renouvelables »), qui rassemble
treize pays, dont l’Allemagne, l’Autriche et le
Luxembourg, ne compte pas se laisser faire.
L’atome reste la première source électrique
de l’UE (22,9 % au cours de l’année écoulée),
malgré la fermeture, en avril 2023 des trois
derniers réacteurs allemands. Pour Fatih
Birol, directeur de l’Agence internationale de
l’énergie, l’« abandon » du nucléaire par l’UE
ces dernières années a constitué l’une de ses
« erreurs monumentales » en matière d’éner-
gie, comme il l’a répété, le 16 avril, à Bruges,
au Collège d’Europe.
Le prix du gaz est retombé
Après un emballement qui était antérieur à la
guerre, dû à une forte demande mondiale, les
tarifs du gaz sont repartis à la baisse. Au pre-
mier trimestre, le mégawattheure s’échan-
geait à moins de 30 euros sur le marché de
gros néerlandais, référence continentale. Soit
dix fois moins qu’au plus fort de la crise, à l’été
2022. Outre des températures anormalement
douces, « la consommation de gaz en Europe
[incluant l’UE, le Royaume-Uni, la Norvège et
la Turquie] est tombée en 2023 à son plus bas
niveau en dix ans », explique l’Institute for
Energy Economics and Financial Analysis,
établissement américain, dans une étude pré-
sentée en février. Soit 452 milliards de mètres
cubes en 2023, contre 472 milliards en 2014.
Par ailleurs, compte tenu des investisse-
ments massifs qui ont été faits pour aug-
menter la production de GNL depuis deux
ans, ajoute Ursula von der Leyen, « nous
pourrions bientôt, au niveau mondial, passer
d’un déficit à une abondance de GNL ». Ce qui
pourrait tirer les prix vers le bas. A l’inverse,
si la Chine, qui tourne aujourd’hui au ralenti,
renouait avec des niveaux de croissance
comparables à ceux d’avant-Covid-19, cela
aurait un effet inflationniste.
Si le Vieux Continent est donc parvenu à
éviter le rationnement et à stabiliser les prix,
il paye encore son énergie très cher, bien
plus en tout cas que les Etats-Unis ou la
Chine. « Les coûts de l’énergie continuent de
peser sur notre compétitivité, notamment
celle des industries à forte intensité énergéti-
que », ajoute Ursula von der Leyen.
Dans son rapport sur le marché intérieur,
publié le 18 avril, l’ex-premier ministre italien
Enrico Letta se félicite de l’unité dont les
Vingt-Sept ont fait preuve dans la crise éner-
gétique. Mais, passé l’imminence du danger,
« il existe un risque réel de (…) retour en ar-
rière », de réglementations fragmentées et
0123
VENDREDI 3 MAI 2024 économie & entreprise | 13

L’Italie se rêve en « hub

énergétique » méditerranéen
La Péninsule aspire à devenir un pont entre l’Afrique et l’Europe pour
les importations de gaz. Une stratégie qui laisse les experts sceptiques

rome - correspondant des partenaires du géant italien et devenir des actifs bloqués, obso-
des hydrocarbures. ALGER A REMPLACÉ lètes, avant d’avoir été amortis »,

complexes dont se plaignent les industriels,
poursuit-il. L’UE sait qu’elle doit à tout prix, si
elle ne veut pas perdre la bataille des techno-
logies propres, faire baisser le prix de l’énergie
sur son sol. La Chine a déjà laminé une partie
de l’industrie européenne, et le précédent des
panneaux solaires, qui l’a vue tuer toute con-
currence alors que l’Europe faisait figure de
pionnière au début des années 2000, est dans
toutes les têtes. Les Etats-Unis, eux, tentent
d’attirer les industriels européens, à coups de
subventions massives, faisant craindre aux
Vingt-Sept une vague de délocalisations. p
virginie malingre
et adrien pécout (à paris)
Prochain article Face à la concurrence
de la Chine et des Etats-Unis,
l’Europe cherche sa voie
A LA RUSSIE COMME
vec une carte du bassin
méditerranéen sous
les yeux, l’idée frappe
comme une évidence
géopolitique. Au sud, les immensi-
tés africaines avec leurs ressources
en hydrocarbures et leur potentiel
en matière d’énergies renou-
velables. Au nord, des économies
européennes condamnées à se se-
vrer du gaz russe depuis l’invasion
de l’Ukraine par Moscou, en fé-
vrier 2022. Au centre, la péninsule
italienne, qui s’élance tel un pont
entre les deux continents, comme
appelée par la géographie à se pla-
cer au cœur de la nouvelle donne
énergétique en Méditerranée.
Un appel d’autant plus intense
que l’Italie, qui dépendait à 40 %
de la Russie pour ses fournitures
en gaz avant la guerre, a dû diver-
sifier d’urgence ses sources d’ap-
provisionnement, le méthane re-
présentant la moitié de son mix
énergétique. Dans les mois qui
ont suivi l’invasion, Rome et l’en-
treprise italienne d’hydrocarbu-
res ENI ont mené de concert et
sous l’égide de Mario Draghi,
Le méthanier alors président du conseil, une
« Höegh campagne effrénée auprès des
Esperanza », pays producteurs.
au terminal GNL Depuis son arrivée au pouvoir,
de Wilhelmshaven en octobre 2022, la présidente du
(Basse-Saxe), conseil italien, Giorgia Meloni, a
en Allemagne, le fait siennes ces ambitions. Elle
2 septembre 2023. veut faire de l’Italie un « hub
STEFAN RAMPFEL/PICTURE énergétique », en misant notam-
ALLIANCE VIA GETTY IMAGES ment sur le transport de gaz,
quitte à retarder la sortie des
énergies fossiles. Pour cela, elle a
reconduit Claudio Descalzi à la
tête d’ENI, artisan du développe-
ment des activités de l’entreprise
en Afrique. Avec lui, elle a pour-
suivi les efforts entamés par son
prédécesseur en matière de di-
plomatie gazière. Des sept pays
africains qu’elle a visités depuis le
début de son mandat, six sont
Rome s’est tourné vers l’Algérie
pour accroître les volumes pas-
sant par le gazoduc Transmed, qui
relie les deux pays via la Tunisie.
Alger a ainsi remplacé la Russie
comme premier exportateur de
méthane vers l’Italie. ENI a aussi
signé en Libye un contrat à 8 mil-
liards de dollars (7,5 milliards
d’euros) impliquant une augmen-
tation des livraisons via le gazo-
duc Greenstream. Au Qatar, l’en-
treprise a conclu un accord pré-
voyant la fourniture de 1,5 mil-
liard de mètres cubes de GNL à
partir de 2026, pour une durée de
vingt-sept ans.
Pour l’exécutif italien, augmen-
ter la capacité des gazoducs qui
relient le pays aux champs algé-
riens, libyens mais aussi azer-
baïdjanais via le gazoduc trans-
adriatique, tout en diversifiant
rapidement les sources d’appro-
visionnement, fera de l’Italie une
plaque incontournable vers des
marchés européens sevrés du gaz
russe. « Dans des pays-clés, ENI est
le premier opérateur internatio-
nal et joue un rôle dans la réali-
sation de cette vision », fait-on
savoir au sein de l’entreprise na-
tionale des hydrocarbures.
D’une dépendance à l’autre
Au service des ambitions du gou-
vernement, la société nationale
de transport de gaz (SNAM) est
engagée dans le renforcement du
réseau national pour faciliter le
transit du sud au nord le long des
gazoducs de la ligne adriatique,
jouissant pour cela de fonds
européens. « D’un point de vue
commercial, un hub est l’endroit
où convergent plusieurs sources
d’approvisionnement et où un
prix est fixé, explique Simone Ta-
gliapietra, expert en énergie au
centre de recherche européen
Bruegel. Dans le cas italien, les
PREMIER EXPORTATEUR
DE MÉTHANE
VERS LA PÉNINSULE.
ET L’ÉNERGÉTICIEN ENI
A SIGNÉ DES CONTRATS
EN LIBYE OU AU QATAR
autorités utilisent en fait le terme
pour parler d’une plate-forme de
transit, ce qui a plus à voir avec
une volonté de projection géos-
tratégique qu’avec une logique
économique. »
« On a remplacé la dépendance
envers la Russie par une dépen-
dance envers plusieurs pays désta-
bilisés comme la Libye ou poten-
tiellement instables comme l’Algé-
rie ou l’Egypte », juge un ancien
haut responsable d’ENI, sceptique
quant au futur « hub » italien.
D’autant qu’en Algérie comme en
Libye les infrastructures existan-
tes réclament par ailleurs des in-
vestissements lourds pour que les
exportations soient optimisées.
En outre, dans son plan national
intégré pour l’énergie et le climat,
qui doit être validé par la Com-
mission européenne en juillet,
l’Italie mise sur un maintien de la
demande en gaz dans une logique
de substitution au charbon et
n’envisage pas de scénario de
sortie de l’utilisation de cette res-
source énergétique.
A plus long terme, les marchés
du gaz européens sont pourtant
voués à se contracter considéra-
blement selon les scénarios de la
transition énergétique. « Il y a un
risque élevé de voir se construire
des infrastructures trop importan-
tes qui pourraient s’avérer inutiles
prévient Pier Paolo Raimondi,
chercheur du programme éner-
gie, climat et ressources de l’Isti-
tuto Affari Internazionali, à
Rome. « Les responsables politi-
ques aiment se mettre en face
d’une carte, tracer des lignes du
sud au nord et se dire que cela suf-
fit pour faire un hub. Mais cela re-
lève davantage du récit politique
que d’un plan concret », juge pour
sa part Simone Tagliapietra.
« Ambition géopolitique »
La SNAM et ENI, comme le gou-
vernement italien, assurent que
ces infrastructures pourront être
utilisées pour transporter vers le
nord du biométhane puis de l’hy-
drogène, produit grâce aux éner-
gies renouvelables en Afrique du
Nord. Cela, en parallèle du câble
sous-marin Elmed devant relier la
Tunisie et l’Italie, et susceptible
d’être alimenté par de futures ca-
pacités de production d’électricité
renouvelable. « Pour produire de
l’hydrogène, il faut du soleil, des
panneaux solaires et de l’eau. Pour
cela, il y a le Sahara et la mer Médi-
terranée », résume-t-on au minis-
tère italien de l’environnement et
de la sécurité énergétique.
La faisabilité d’une conversion
des infrastructures de transport
de gaz pour l’acheminement
d’hydrogène suscite cependant le
scepticisme parmi les experts.
« La logique mise en avant par le
secteur pétrogazier, qui a acquis
une influence considérable sur les
décisionnaires politiques depuis la
crise liée à la guerre en Ukraine,
sert à justifier des investissements
voués à retarder la sortie du gaz,
tout en offrant à l’exécutif une am-
bition géopolitique à faire valoir »,
conclut Matteo Leonardi, expert
en énergie et directeur du centre
de recherche ECCO Climate. p
allan kaval

L’UE ne veut plus se laisser distancer dans les renouvelables

Confrontés au dumping chinois et au protectionnisme américain, les Européens tentent de préserver leurs turbiniers et de relancer le solaire

E n finir avec une dépen-

dance, sans replonger
dans une autre : voilà
toute la gageure, pour les pays de
l’Union européenne (UE), s’ils
veulent atteindre la neutralité
carbone à la moitié du siècle.
Pour remplacer les importations
d’énergies fossiles (charbon, gaz
et pétrole), nocives pour le cli-
mat, les Vingt-Sept comptent
bien accélérer le développement
de technologies « vertes ». Or, ne
serait-ce qu’en 2022, l’UE a dé-
pensé 22,6 milliards d’euros pour
importer des panneaux solaires,
dont la quasi-totalité (96 %) en
provenance de constructeurs chi-
nois. C’est plus du double par rap-
port au montant de 2021, selon
l’agence publique Eurostat – les
chiffres consolidés pour 2023
n’ont pas encore été publiés.
A l’inverse, dans l’éolien, le solde
de l’exercice 2022 s’avère positif
pour les Européens : les exporta-
tions de turbines (1,3 milliard
d’euros) ont dépassé les importa-
tions (0,8 milliard d’euros). Mais
plus le marché des éoliennes en
mer est appelé à croître, plus il
suscitera de convoitises.
Pour l’industrie européenne,
l’enjeu est double : préserver ses
turbiniers mais aussi relancer sa
filière solaire après l’avoir long-
temps négligée. C’était là une « er-
reur monumentale » d’un point de
vue stratégique, selon Fatih Birol,
directeur exécutif de l’Agence in-
ternationale de l’énergie. Il a eu
l’occasion de le redire, le 16 avril,
au Collège d’Europe, à Bruges,
en Belgique.
Un objectif non contraignant
Comme s’il lui avait fallu des an-
nées pour retenir la leçon, l’Eu-
rope amorce seulement mainte-
nant une réponse. Le 25 avril,
pour leur dernière session plé-
nière avant les élections de juin,
les eurodéputés ont adopté un
règlement pour une industrie
« zéro net ». La Commission euro-
péenne avait présenté ce texte,
The Net-Zero Industry Act (NZIA),
au premier trimestre 2023. Il vise
à « renforcer l’écosystème euro-
péen » des technologies bas car-
bone. Dit autrement, c’est une ré-
ponse à l’Inflation Reduction Act
(IRA), ce vaste plan américain,
promulgué à l’été 2022, pour fa-
D’ICI À 2030,
LES PAYS DE L’UE DOIVENT
PRODUIRE 40 % DE LEURS
PROPRES BESOINS
EN TECHNOLOGIES
STRATÉGIQUES POUR LA
DÉCARBONATION, SELON
LE RÈGLEMENT EUROPÉEN
voriser l’industrie « verte » aux
Etats-Unis.
L’IRA prévoit de mobiliser une
somme considérable sur dix ans,
de l’ordre de 369 milliards de dol-
lars (346 milliards d’euros envi-
ron) en subventions et en crédits
d’impôt. Difficile, en revanche,
de chiffrer l’impact à venir du
NZIA. « Ce n’est pas un instrument
de financement, réplique au
Monde un porte-parole de la
Commission européenne, sans
préciser le montant des aides
prévues, par ailleurs, dans le ca-
dre d’autres dispositifs. Son ob-
jectif est de créer un environne-
ment réglementaire simplifié et
propice à la fabrication de techno-
logies propres dans l’UE. »
Sans interdire les importations,
le règlement européen fixe plu-
tôt un objectif indicatif, donc
non contraignant : faire en sorte
que, d’ici à 2030, les pays de l’UE
produisent 40 % de leurs propres
besoins en technologies stratégi-
ques pour la décarbonation (so-
laire, éolien, batterie, pompe à
chaleur, hydrogène, biogaz mais
aussi nucléaire). Dans cette opti-
que, il prévoit de simplifier les
octrois de permis pour la cons-
truction de sites. Dans les appels
d’offres, au moins 30 % (ou, au
moins, 6 gigawatts) des volumes
annuels de chaque pays membre
devront aussi inclure des critères
dits « de résilience », comme la
provenance des composants ou
le respect de normes sociales
et environnementales. Objectif
officieux : compliquer l’accès des
industriels chinois.
« Le NZIA réoriente les marchés
publics, mais la réponse reste en-
core faible par rapport à l’IRA »,
juge Neil Makaroff, directeur du
cercle de réflexion Strategic Pers-
pectives et contributeur pour la
Fondation Jean Jaurès. « Le NZIA
marque déjà un changement de lo-
gique dans l’histoire libre-échan-
giste de l’Union européenne. Ce pre-
mier pas en appelle d’autres », ap-
précie Jules Nyssen, président du
Syndicat des énergies renouvela-
bles, fédération professionnelle. Si
les industriels européens saluent
un premier signal fort, beaucoup
craignent cependant que la mise
en œuvre ne traîne en longueur.
Deux gros projets en France
De son côté, le gouvernement
français entend soutenir deux
projets de giga-usines – un crédit
d’impôt vert, depuis mars, peut
s’élever à 200 millions d’euros.
A Fos-sur-Mer, dans les Bouches-
du-Rhône, comme près de Sarre-
guemines, en Moselle, la produc-
tion de panneaux et de cellules
photovoltaïques n’est attendue
qu’à partir de 2026.
Mais pour la PME Systovi, près
de Nantes, qui compte 87 salariés,
sans la même échelle et sans aide
de l’Etat, c’est déjà fini. Créé
en 2008, ce fabricant de pan-
neaux a annoncé la fin de ses acti-
vités, le 17 avril. C’était l’un des
derniers d’Europe encore en acti-
vité. Un symbole.
Dans son discours sur l’Europe,
le 25 avril, à la Sorbonne, à Paris,
Emmanuel Macron a appelé l’UE
à cesser d’être « naïve ». Le chef de
l’Etat considère que les Chinois et
les Américains « ont décidé de ne
plus respecter les règles mondiales
du commerce ». Les uns par du
dumping (vente à prix cassés), les
autres par des mesures protec-
tionnistes. La Commission euro-
péenne soupçonne plusieurs en-
treprises chinoises d’avoir bénéfi-
cié d’un soutien déloyal de la part
de Pékin. Elle a annoncé, durant
la première quinzaine d’avril,
l’ouverture d’enquêtes antisub-
ventions dans le solaire et l’éo-
lien. « Nous ne comprenons pas
comment la Commission peut me-
ner des politiques “vertes”, d’une
part, et des opérations protection-
nistes, d’autre part », réplique le
ministre chinois du commerce,
Wang Wentao, cité par l’AFP, le
12 avril, à l’occasion d’un déplace-
ment en Italie. p
bastien bonnefous et a. pt
14 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 3 MAI 2024

PERTES & PROFITS | DÉMOGRAPHIE

p a r p hil ip p e e s ca nde Les pays riches coupent dans leurs
L’Asie devient âgée budgets d’aide au développement
avant d’être aisée
Les 75 nations les plus pauvres décrochent. La moitié sont surendettées
L’image frappe le voyageur suivis médicalement, et 94 %
quand il arrive en Asie : ces des plus de 65 ans travaillent

vieillards fragiles et courbés s’ac-
tivant dans les rues, en plein tra-
vail. Le continent le plus dynami-
que du monde vieillit à toute al-
lure. En 2000, près de 8 % de sa
population avait plus de 60 ans.
Une proportion qui devrait at-
teindre 25 % d’ici à 2050. Il a fallu
vingt ans à la Thaïlande pour que
le nombre de ses seniors de plus
de 65 ans double, passant de 7 %
à 14 % de la population, quand
les Européens ont mis un siècle
pour y parvenir. Pour ces der-
niers, le vieillissement est venu
avec la prospérité. Même chose
au Japon, qui était cinq fois plus
riche que la Thaïlande quand
ce seuil a été atteint, en 1994.
Thaïlande, Vietnam, Indonésie,
Philippines, Cambodge… Tous
ces pays sont en train de vieillir
avant d’être riche. Un défi finan-
cier, budgétaire, social et humain
considérable. C’est pourquoi la
Banque asiatique de développe-
ment (BAD) a choisi de tirer le
signal d’alarme, à l’occasion de
son assemblée générale annuelle
(du 2 mai au 5 mai), à Tbilissi,
en Géorgie.
Faible protection sociale
Le sujet est rarement en tête des
préoccupations, mais ses consé-
quences sont extrêmement sen-
sibles pour les populations. Se-
lon la BAD, 40 % des plus de
60 ans en Asie n’ont aucune pen-
sion de retraite, 60 % ne sont pas
dans l’économie informelle
sans protection sociale.
Comment sortir de ce piège
qui menace le développement
économique, le budget des Etats
et le bien-être des populations ?
Les solutions sont connues,
mais elles ne sont pas forcément
bonnes à entendre ou à appli-
quer. La première est le recul de
l’âge de la retraite, ne serait-ce
que pour éviter le basculement
dans l’économie informelle.
La deuxième est le maintien de
cette population en bonne santé,
alors que, selon la BAD, un tiers
est malade et dépressif. La troi-
sième mesure concerne les
femmes, principales victimes
de cette paupérisation. En Inde,
seulement 24 % d’entre elles
sont intégrées dans le monde
du travail officiel.
La dernière concerne la politi-
que migratoire. Elle doit être or-
ganisée. En octobre 2023, l’hebdo-
madaire The Economist citait
l’exemple du sous-continent in-
dien. Dans les riches Etats du sud,
le nombre de seniors a déjà dé-
passé 15 %, mais la croissance est
maintenue par les 450 millions
de migrants, venus notamment
des régions pauvres du nord-est
du pays.
Mais, en Asie comme dans le
reste du monde, il faut, en ce mo-
ment, un sacré courage et du ta-
lent politique pour l’admettre
et le mettre en œuvre. p
U
n moment historique
pour la solidarité inter-
nationale. » Ces paro-
les du président ké-
nyan, William Ruto, prononcées
lundi 29 avril, à Nairobi, lors du
sommet consacré à la reconstitu-
tion du fonds de l’Association in-
ternationale de développement
(AID), donnent la mesure des at-
tentes des pays pauvres en ma-
tière d’aide, alors que leur situa-
tion économique ne cesse de se
dégrader. Ce fonds, réservé aux
75 pays les plus pauvres de la pla-
nète, est la première source d’aide
au développement au monde. En
vue du tour de table prévu en dé-
cembre pour reconstituer le fonds
sur une durée de trois ans, Ajay
Banga, le président de la Banque
mondiale, a dit espérer une col-
lecte de fonds de 100 milliards de
dollars (93,7 milliards d’euros),
contre 93 milliards en 2021.
Dans un rapport publié mi-avril,
la Banque mondiale alertait sur la
« grande inversion » de la trajec-
toire des pays les plus pauvres.
Pour la première fois depuis le dé-
but du siècle, ces derniers sont en
plein décrochage, c’est-à-dire que
l’écart de leur produit intérieur
brut (PIB) avec celui des pays les
plus riches s’est creusé au cours
des cinq dernières années. Le tiers
d’entre eux est plus pauvre
qu’en 2020 et ne s’est toujours pas
remis de la crise liée au Covid-19.
La moitié est en situation de su-
rendettement, avec une charge
de la dette alourdie, à la suite de
la hausse des taux d’intérêt dans
le monde, ce qui les oblige à ré-
duire leurs dépenses. « Ils font
face à des difficultés à la fois natio-
nales et extérieures », explique
Ayhan Kose, économiste en chef
adjoint à la Banque mondiale.
Le commerce mondial, qui a été
à l’origine du décollage de nom-
breux pays d’Asie, devrait connaî-
tre en 2024 une croissance infé-
rieure de moitié à ce qu’elle était
avant la pandémie. Le ralentisse-
ment chinois pèse sur le cours
des matières premières, dont les
pays pauvres sont des exporta-
teurs, sans oublier les conséquen-
ces du réchauffement climatique.
Les catastrophes naturelles leur
coûtent 1,3 % de leur PIB chaque
année, un chiffre qui a doublé en
à peine dix ans.
« La situation est inquiétante »
Malgré cette situation, les nations
les plus riches coupent dans leurs
budgets d’aide au développe-
ment. « La situation est inquié-
tante », estime Clemence Landers,
chercheuse au think tank améri-
cain Center for Global Develop-
ment. La France a annoncé, le
22 février, une coupe de 742 mil-
lions d’euros de son aide publique
au développement pour 2024. Il
s’agit de la ligne budgétaire qui a
enregistré la baisse la plus impor-
tante (13 %), sur un total de 10 mil-
liards d’euros d’économies an-
noncées par le gouvernement.
Au ministère des affaires étran-
gères, on minimise cette réduc-
tion en expliquant que le budget
n’avait jamais autant augmenté
depuis l’arrivée d’Emmanuel Ma-
cron à l’Elysée. Celui-ci est passé
de 10,3 milliards d’euros, en 2018,
à 15,2 milliards d’euros, en 2022.
Une hausse en partie due à l’envoi
de vaccins pendant la pandémie
de Covid-19 et à l’accueil de réfu-
giés ukrainiens en France, comp-
tabilisés dans l’aide publique au
développement. « Cette coupe
budgétaire démonétise les paroles
et les promesses d’Emmanuel Ma-
cron sur la solidarité internatio-
nale », regrette Cécile Duflot, la di-
rectrice générale d’Oxfam France.
« Cet effort pour la maîtrise des
comptes publics est normal, relati-
vise Rémy Rioux, le directeur de
l’Agence française de développe-
ment (AFD). C’est supportable et
cela nous incite à trouver d’autres
sources de financement. »
En 2023, L’AFD a perçu 2,5 mil-
La France
a annoncé,
le 22 février,
une baisse
de 742 millions
d’euros de son
aide publique au
développement
pour 2024
liards d’euros de l’Etat, sur une ac-
tivité financière globale d’envi-
ron 14 milliards d’euros.
Difficile de solliciter les pays ri-
ches à un moment où ces der-
niers se serrent la ceinture et sont
particulièrement sollicités, alors
que le Fonds vert pour le climat,
l’alliance mondiale des vaccins
Gavi ou l’Organisation mondiale
de la santé doivent boucler leurs
tours de table d’ici à la fin de 2024.
« C’est un moment difficile pour
les pays donateurs, qui sortent
d’une pandémie et ont aussi leurs
problèmes comme l’inflation ou
les tensions géopolitiques, ajoute
Dirk Reinermann, responsable de
la levée de fonds à l’AID. Mais nous
ne leur demandons pas de la cha-
rité, ils comprennent que lors-
qu’un système de santé est fragile,
les pandémies se propagent plus
rapidement dans le monde, et que
si on ne s’occupe pas des millions
de jeunes qui arrivent sur le mar-
ché du travail, comme en Afrique,
la pression migratoire vers l’Eu-
rope s’accentuera. »
La Banque mondiale met en
avant l’impact des contributions
qu’elle reçoit avec, pour 1 euro
reçu, 3,50 euros de financements
distribués aux pays les plus vulné-
rables, grâce à ses emprunts sur
les marchés à des taux très bas.
« Non seulement l’aide au déve-
loppement a tendance à diminuer
dans le monde mais elle va de plus
en plus aux pays émergents et
moins aux pays pauvres », re-
grette Mme Landers. Une tendance
qui s’explique, selon la cher-
cheuse, par la mobilisation de
l’aide en direction de l’Ukraine,
notamment l’accueil de ses réfu-
giés, mais aussi vers la lutte con-
tre le réchauffement climatique,
qui fait passer au premier plan les
pays les plus émetteurs de CO2,
donc les plus développés.
Signe des temps, les donateurs
ne veulent plus entendre parler
d’« aide » mais d’« investissement
solidaire », comme si l’aide sans
contrepartie ne suffisait plus à jus-
tifier les efforts financiers. Lors
de son audition devant le Sénat, le
3 avril, Rémy Rioux a même souli-
gné son effet bénéfique pour l’éco-
nomie de l’Hexagone : « Les entre-
prises françaises que nous accom-
pagnons, nous leur avons rapporté
plus de 6 milliards d’euros de con-
trats ces trois dernières années. »
Entre le remboursement des
créanciers des pays riches qui leur
coûte de plus en plus cher et un
assèchement des financements
étrangers, les pays pauvres souf-
frent d’une hémorragie de capi-
taux. « Ces sorties nettes des pays à
faible et moyen revenus (…) attei-
gnent des sommets jamais atteints
depuis plusieurs décennies, s’est
inquiété, le 11 avril, le sous-secré-
taire du Trésor américain aux af-
faires internationales, Jay Sham-
baugh. Une incongruité, alors qu’il
est nécessaire et urgent de répon-
dre à leurs besoins en matière de
développement et de climat. »
Une crise des liquidités s’ajoute
à celle de la dette. Pour Théo Ma-
ret, de la société de conseil Global
Sovereign Advisory, « il ne reste à
ces pays que deux options : em-
prunter sur les marchés domesti-
ques, mais à des taux souvent bien
plus élevés, et au risque de mettre
les banques locales sous pression,
ou réduire leurs dépenses budgé-
taires ». Bien souvent, ce sont les
dépenses dans les infrastructures,
ou dans les secteurs de la santé et
de l’éducation qui sont touchées
en premier. En mars, le gouverne-
ment du Kenya a fait savoir qu’il
devait retarder le paiement des sa-
laires des fonctionnaires de plu-
sieurs mois pour rembourser la
dette. « Le paiement des salaires ou
le défaut de paiement ? Faites votre
choix », a ainsi écrit sur le réseau
social X David Ndii, un conseiller
du président, le 8 avril.
Le remboursement de la dette
absorbe environ 60 % des recet-
tes de l’Etat kényan. Les 75 pays
les plus pauvres, qui abritent
pourtant 2,5 milliards d’habi-
tants, ne représentent qu’une
fraction de l’économie mondiale.
« C’est sans doute là le problème,
relève Mme Landers. Leur faillite
n’aurait quasiment aucune consé-
quence sur le système financier
mondial. Or c’est quand les pays
riches sont confrontés à une crise
existentielle qu’ils trouvent facile-
ment de l’argent. » p
julien bouissou

L’OCDE table sur une reprise progressive

de l’économie mondiale
avec une inflation en baisse et une activité
qui se maintient, malgré la hausse des taux
d’intérêt, l’horizon de l’économie mondiale
commence à s’éclaircir. Selon les prévisions de
l’Organisation de coopération et de développe-
ment économiques (OCDE), publiées jeudi
2 mai, la hausse du produit intérieur brut (PIB)
mondial devrait atteindre 3,1 % en 2024, au
même rythme qu’en 2023, avant de légèrement
s’accélérer, à 3,2 %, en 2025. Les experts de
l’OCDE constatent d’abord que certaines écono-
mies ont mieux résisté que prévu au durcisse-
ment des politiques monétaires. C’est le cas des
Etats-Unis, dont la croissance a été « portée par
la vigueur de la consommation des ménages et
[par] une politique budgétaire plus expansion-
niste que prévu ». Elle devrait se hisser à 2,6 %
en 2024, avant de ralentir à 1,8 % en 2025.
Les grandes économies émergentes affichent
également une santé insolente, à l’instar de
l’Inde, de l’Indonésie, du Brésil et du Mexique.
La zone euro a, en revanche, été atone à la fin de
2023, mais, grâce à un tassement des prix de
l’énergie et à une baisse des taux d’intérêt, la
croissance devrait s’accélérer, passant de 0,7 %
en 2024 à 1,5 % en 2025.
Ces prévisions sont plus incertaines que ja-
mais en raison de la situation géopolitique pré-
caire. L’OCDE évoque le risque pesant sur la stabi-
lité financière, si les taux d’intérêt directeurs di-
minuent plus lentement que prévu et que les dé-
faillances d’entreprises continuent d’augmen-
ter, fragilisant les banques. L’organisation note
que, « dans certains pays, notamment au Canada,
en France et au Royaume-Uni, le nombre de failli-
tes est maintenant plus élevé qu’avant la pandé-
mie » et qu’il « continue d’augmenter ».
Au chapitre des recommandations, l’OCDE
préconise « d’améliorer la coopération interna-
tionale », de « mieux coordonner les progrès ac-
complis en matière de décarbonation et de con-
tribuer à alléger le fardeau de la dette dans les
pays à faible revenu ». Même si elle envisage des
baisses des taux directeurs dès l’été dans la
zone euro, et en fin d’année aux Etats-Unis, elle
estime que l’« orientation de la politique moné-
taire devrait être restrictive pendant un certain
temps » pour garantir la désinflation.
Elle s’inquiète, enfin, de la hausse de la dette
publique qui dans les pays de l’OCDE, devrait at-
teindre 117 % du PIB en moyenne d’ici à la fin de
2025, contre 75 % avant la crise financière mon-
diale de 2007-2008. Parmi les pistes envisagées
pour augmenter les recettes fiscales, elle évo-
que l’impôt sur le patrimoine et les taxes envi-
ronnementales qui ont le mérite, selon elle, de
« ne pas peser sur la croissance économique ». p
j. bo.
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Aux Etats-Unis, des taux
inchangés, à un haut niveau
La banque centrale américaine n’envisage pas de réduction du loyer
de l’argent, tant que l’inflation ne refluera pas plus nettement
new york - correspondant
N
e pas jouer en Bourse
les jours où la Réserve
fédérale (Fed, banque
centrale américaine)
intervient : ainsi va l’adage à Wall
Street, et il se vérifie particulière-
ment sous la présidence de Je-
rome Powell. Le banquier central a
l’habitude de trébucher et de con-
tredire les communiqués de sa
propre institution en faisant faire
le yo-yo aux marchés financiers.
Ce mercredi 1er mai n’a pas
échappé à la règle, même si le pré-
sident de la Fed n’a pas gaffé et s’il
s’est efforcé, dans sa conférence
de presse, de protéger la Bourse
du pire, repoussant le scénario ca-
tastrophe d’une nouvelle hausse
des taux : « Je pense qu’il est peu
probable que le prochain mouve-
ment des taux directeurs soit une
hausse », a-t-il déclaré, faisant s’en-
voler les indices de Wall Street en
cours de séance − de 1,2 % pour le
S&P 500 et de 1,7 % pour le Nasdaq,
riche en valeurs technologiques.
Toutefois, l’inflation aux Etats-
Unis s’accroche (encore + 3,5 % sur
douze mois, en mars, sur un an),
et l’heure n’est donc plus à un ra-
pide reflux des taux, comme l’es-
comptait encore la Fed, en dé-
cembre 2023, prévoyant à l’épo-
que au moins trois baisses du
loyer de l’argent en 2024. « Nous
ne pensons pas qu’il sera appro-
prié de réduire les taux, tant que
nous n’aurons pas acquis une plus
grande confiance dans le fait
que l’inflation évolue durable-
ment vers 2 % », a mis en garde
M. Powell. Celui-ci a annoncé lais-
ser inchangés, comme prévu, les
taux de l’institution monétaire
(ils sont au plus haut depuis plus
de vingt ans, entre 5,25 % et 5,5 %),
déplorant que les statistiques
récentes aient été « supérieures
aux attentes » sur le front de la
hausse des prix et notant « l’ab-
sence de progrès » récent en la ma-
MÉD I AS
Jean-Christophe Thiery,
PDG par intérim
de Lagardère
Jean-Christophe Thiery,
président du conseil de sur-
veillance du Groupe Canal+,
a pris provisoirement le
poste de PDG de Lagardère,
après l’abandon de ses
fonctions de son dirigeant,
Arnaud Lagardère. Celui-ci y
avait renoncé, mardi 30 avril,
après avoir été mis en exa-
men dans le cadre d’investi-
gations sur le financement
de dépenses personnelles
par ses sociétés. – (AFP.)
SAT ELLI T ES
L’opérateur
luxembourgeois de
télécoms SES acquiert
l’américain Intelsat
Fusion majeure dans la
course à l’accès à Internet de-
puis l’espace : après un an de
discussions, l’opérateur
luxembourgeois de télécom-
munications par satellite SES
a mis la main, mardi 30 avril,
sur son rival américain Intel-
sat, déboursant 2,8 milliards
d’euros afin de rivaliser avec
les constellations de satellites
des milliardaires Elon Musk
(Starlink) et Jeff Bezos (Kui-
per), mais aussi celle du fran-
çais Eutelsat (OneWeb). Cette
fusion montre l’essor du sec-
teur de l’Internet spatial à
haut débit en orbite basse, no-
tamment utile pour desservir
les régions isolées dépour-
vues de fibre optique. – (AFP.)
tière. « Il est probable qu’il faudra
plus de temps que prévu pour ac-
quérir une telle confiance », a
ajouté le banquier central.
Résultat, Wall Street a décru,
comprenant que les taux
étaient fixés au-delà de 5,25 %,
sans doute pour longtemps. L’in-
dice S&P 500 et le Nasdaq ont
alors fini tous les deux la séance
de mercredi en baisse de respecti-
vement 0,34 % et 0,33 %. « Voilà la
hausse du marché qui est partie
dans le caniveau », a ricané le tra-
deur Mark Minervini. Depuis le
début de l’année, les taux d’inté-
rêt à dix ans – le rendement des
emprunts d’Etat – se sont, pour
leur part, fortement tendus, pas-
sant de 3,93 % à 4,63 %, mercredi.
Pendant sa conférence, Jerome
Powell a insisté sur le fait que la
politique monétaire était « restric-
tive », que le marché du travail
s’était « refroidi » avec la baisse
des démissions et des offres d’em-
ploi, et d’ajouter : « Nous pensons
qu’avec le temps, cela deviendra
suffisamment restrictif. Ce sera une
question à laquelle les données de-
vront répondre. » « [Mais] 3 %, ce
n’est pas un chiffre dont nous pou-
vons nous satisfaire. Nous allons
donc ramener l’inflation à 2 % au fil
du temps », a-t-il précisé.
Quelques signes inquiétants
Faute de baisser les taux de la
Fed, M. Powell a décidé de don-
ner un peu d’air aux marchés en
agissant sur la manière dont
l’institution monétaire revend
ses bons du Trésor. Pour fixer
les taux à bas niveau après la
grande crise financière de 2008,
puis pendant la pandémie liée au
Covid-19, elle avait acheté des
milliards de titres, faisant explo-
ser son bilan, qui atteint aujour-
d’hui 7 400 milliards de dollars
(6 900 milliards d’euros). Puis la
Fed avait voulu réduire la voilure
en 2014, provoquant une nou-
velle crise financière.
La France toujours aussi attractive pour les investisseurs
L’Hexagone a continué de dominer le classement européen en 2023, devant le Royaume-Uni et l’Allemagne
D ans un contexte de recul
des investissements in-
ternationaux, la France a
préservé ses positions en 2023. Se-
lon le traditionnel baromètre de
l’attractivité, établi chaque année
depuis vingt ans par le cabinet EY,
et publié jeudi 2 mai, l’Hexagone
est resté en tête du classement
européen pour la cinquième an-
née de suite, devant le Royaume-
Uni et l’Allemagne.
Sur les 5 694 projets d’investis-
sements internationaux annon-
cés en 2023 – un chiffre en baisse
de 4 % par rapport à 2022, et loin
derrière le record de 2017, lorsque
6 663 avaient été recensés –, la
France en a accueilli 1 194, soit un
sur cinq. Le Royaume-Uni en a at-
tiré 985 (+ 6 %). L’Allemagne, du
fait de la crise touchant son mo-
dèle économique et énergétique,
a perdu des points, avec 733 pro-
jets (− 12 %).
L’exécutif tire grande satisfac-
tion de ce bilan, à quelques jours
de la septième édition du som-
met Choose France, qui se tiendra
lundi 13 mai et est censé vanter la
destination tricolore aux investis-
seurs du monde entier.
Selon l’Elysée, « cette nouvelle ex-
trêmement importante vient vali-
der tous les efforts et toutes les ré-
formes qui ont été conduites depuis
2017 ». En l’espèce, celle du code du
Le président
de la Fed
a balayé l’idée
que le pays
pourrait entrer
dans une période
de stagflation
Dans la période post-Covid-19,
elle veille à ne pas créer de nouvel-
les difficultés. « Il s’agit de garantir
que le processus de réduction du bi-
lan se déroule sans heurts et qu’il
n’entraîne pas des turbulences sur
les marchés financiers, comme cela
s’est produit la dernière fois », a pré-
cisé Jerome Powell. Ainsi, à partir
de juin, la Fed va réduire le plafond
de remboursement mensuel des
titres du Trésor, de 60 milliards de
dollars à 25 milliards de dollars.
Sur le front économique, quel-
ques signes inquiétants sont ap-
parus, notamment la baisse de
l’activité par restaurant des chaî-
nes de restauration, comme Mc-
Donald’s, Starbucks, Pizza Hut et
KFC. Et la croissance en rythme an-
nuel est tombée à 1,6 % au premier
trimestre contre 3,4 % pour les
trois derniers mois de 2023.
La banque centrale reste opti-
miste. M. Powell a balayé l’idée
que les Etats-Unis pourraient en-
trer, comme dans les années 1970,
dans une période de stagflation,
faite de stagnation conjuguée à
de l’inflation. « J’étais là, à l’époque
de la stagflation, c’était 10 % de
chômage et une inflation proche
de deux chiffres. [Aujourd’hui], Je
ne vois ni le “stag” ni le “flation” »,
a-t-il déclaré, soulignant que, se-
lon certaines mesures, la crois-
sance économique est de 3 %, et
l’inflation est inférieure à 3 %. Le
banquier central a d’ailleurs ex-
pliqué qu’il était « également prêt
à réagir à un affaiblissement inat-
travail, la réduction de l’impôt sur
les sociétés et sur le capital, la
baisse des prélèvements de pro-
duction, la loi Pacte (Plan d’action
pour la croissance et la transfor-
mation des entreprises) ou encore
la mise en place des plans France
Relance et France 2030…
« Réindustrialisation »
« Tout cela se fait de plus dans un
contexte international tendu »,
rappelle Laurent Saint-Martin,
directeur général de Business
France, l’établissement public
chargée d’accompagner les pro-
jets d’investissement et d’expor-
tation. D’après la Conférence des
Nations unies sur le commerce et
le développement, les projets
d’investissements étrangers di-
rects en Europe ont chuté de 20 %
en 2023. A titre de comparaison,
ils ont progressé de 2 % aux Etats-
Unis, de 8 % en Chine et de 17 %
dans l’ensemble de l’Asie.
Autre motif de réjouissance
pour l’exécutif français, le poids
pris par l’implantation ou l’exten-
sion des sites de production
dans le total des projets. « La réin-
dustrialisation est en marche », se
félicite-t-on à l’Elysée. En 2023,
44 % des investissements effec-
tués dans l’Hexagone ont été de
nature industrielle. La hausse, si
elle est réelle, n’est toutefois pas
économie & entreprise | 15
tendu du marché du travail », c’est-
à-dire à baisser ses taux si le scé-
nario d’une contraction de l’éco-
nomie se traduisant par du chô-
mage se matérialisait.
En pleine campagne électorale,
le Wall Street Journal s’est montré
dubitatif, s’inquiétant que l’infla-
tion soit plus durable que ne le
laisse augurer le discours rassu-
rant du patron de la Fed. « Le prési-
dent Biden a besoin de taux plus
bas pour renforcer la confiance des
consommateurs, et la secrétaire au
Trésor, Janet Yellen, en a besoin
pour financer l’énorme dette fédé-
rale. Espérons que la confiance de
la Fed en matière d’inflation ne soit
pas aussi transitoire qu’elle l’était
en 2021 », écrit le quotidien. Cette
évolution est une déconvenue
pour Joe Biden, qui comptait sur
une baisse des taux avant l’élec-
tion de novembre. Jerome Powell
pourrait ne pas pouvoir la lui don-
ner et assure ne pas tenir compte
de la période électorale.
Le chemin s’annonce encore
plus chaotique si Donald Trump
est élu. Selon le Wall Street Journal,
le candidat républicain envisage-
rait de destituer Jerome Powell
avant la fin de son mandat, prévue
pour 2026. Certains de ses con-
seillers souhaiteraient même sup-
primer de facto l’indépendance de
la banque centrale. Les candidats
à la présidence de la Fed devraient
ainsi accepter par avance de discu-
ter « en privé » de leur politique
monétaire avec M. Trump.
« Des recherches récentes ont
montré qu’une plus grande indé-
pendance des banques centrales
est associée à une plus grande sta-
bilité des prix, ce qui contribue de
manière significative à la crois-
sance à long terme », dira, selon
l’Agence France-Presse, la secré-
taire au Trésor, Janet Yellen, ven-
dredi 3 mai, lors d’un discours
dans l’Arizona, dont des extraits
ont été publiés mercredi. p
arnaud leparmentier
spectaculaire. En 2022, en effet,
cette part était de 43 %.
De surcroît, le nombre de postes
créés ou maintenus par projet de-
meure plus faible que chez nos
voisins : chaque investissement
draine en moyenne 35 emplois en
France contre 49 en Allemagne,
61 au Royaume-Uni… et 299 en
Espagne. Au total, près de
40 000 emplois ont été créés
en 2023 en lien avec un investisse-
ment étranger dans l’Hexagone
contre plus de 52 000, par exem-
ple, au Royaume-Uni ou plus de
42 000 en Espagne. « Pour entraî-
ner davantage l’emploi, la France
doit notamment améliorer sa
compétitivité-coût », souligne EY
dans son enquête.
L’exécutif voit une explica-
tion supplémentaire à ce moin-
dre résultat en matière d’em-
plois : « La France accueille plus de
petits et de moyens projets que
d’autres, estime Franck Riester,
Sur 5 694 projets
internationaux
annoncés, le pays
en a accueilli
1 194, soit
un sur cinq
Le gouvernement veut
faciliter l’implantation
de centres de données
Leur installation sera simplifiée en vue de
favoriser l’essor de l’intelligence artificielle
L a commission de l’intelli-
gence artificielle (IA) l’a pro-
posé, le gouvernement le
fait. L’exécutif reprend l’idée de fa-
voriser l’implantation de centres
de données − ou data centers −
préconisée par cette instance dans
son rapport rendu à Matignon, le
13 mars. La mesure a été introduite
dans le projet de loi sur la simplifi-
cation de la vie des entreprises,
qui devrait être examiné au Sénat
à partir de juin. La proposition a
aussi été exposée lors de la présen-
tation du plan d’action Simplifica-
tion ! à Bercy, le 24 avril.
Pour le gouvernement, le déve-
loppement de l’IA en France passe
par l’accroissement de sa capacité
de calcul informatique, nécessaire
pour entraîner et faire fonction-
ner les modèles capables notam-
ment de générer du texte ou des
images, dans les services comme
ChatGPT, Gemini (Google), etc. Il
faudrait donc multiplier les cen-
tres de données, dont les ordina-
teurs sont capables d’effectuer
ces calculs.
« La France est exportatrice nette
de données, c’est-à-dire que nous
ne disposons pas des capacités, sur
notre territoire, pour le stockage et
le traitement de nos données », dé-
plore-t-on au cabinet de la secré-
taire d’Etat chargée du numéri-
que, Marina Ferrari. La France ac-
cueille 250 centres de données
contre 2 109 aux Etats-Unis.
Or, « le déploiement des centres
de données ne fait, à ce jour, l’objet
d’aucun cadre favorable spécifi-
que, alors qu’il est essentiel de pou-
voir sécuriser leur implantation
rapide sur le territoire », regrette
Bercy dans son plan d’action Sim-
plification ! Concrètement, la me-
sure proposée ouvre la possibilité
de considérer des centres de don-
nées comme des « projets d’inté-
rêt national majeur », un statut fa-
vorable créé par la loi sur l’indus-
trie verte de 2023, dans le but de
hâter les projets liés à la transition
énergétique. Les centres retenus
ministre délégué auprès du mi-
nistre de l’Europe et des affaires
étrangères, chargé du commerce
extérieur, de l’attractivité, de la
francophonie et des Français de
l’étranger. Mais ce n’est pas parce
que l’on a moins de gros projets. »
EY évoque un autre bémol : le
Royaume-Uni, qui avait pâti du
Brexit ces dernières années, se
redresse nettement par rapport
à l’Europe continentale. Parmi
le trio de tête – France, Royaume-
Uni et Allemagne –, c’est même
le seul pays à avoir enregistré
une progression de ses implanta-
tions en 2023. « Quand on dit
que la France a gagné la bataille
du Brexit, ce n’est pas tout à fait
vrai, observe Marc Lhermitte, as-
socié chez EY. Il reste encore
500 000 emplois liés à la finance
dans le Grand Londres, et ils sont
également très forts dans l’indus-
trie numérique et le tertiaire. »
A cela l’exécutif répond qu’une
proposition de loi destinée à ren-
forcer l’attractivité financière de
la place de Paris est actuellement
en discussion à l’Assemblée na-
tionale. Et la France a pris sa re-
vanche dans le domaine de l’in-
telligence artificielle (IA) : le pays,
Paris en tête, a attiré dix-sept pro-
jets liés à l’IA en 2023, et la dyna-
mique se poursuit en 2024, puis-
que Google a inauguré, en février,
« bénéficieront ainsi de mesures
d’accélération du projet d’implan-
tation », explique Bercy.
La délivrance de leur permis de
construire sera accordée par
l’Etat, et non plus par le maire de
la commune concernée. De plus,
ces projets auront droit à une
« mise en compatibilité accélérée,
par l’Etat, des documents locaux
d’urbanisme et des documents de
planification régionale » et à des
« procédures de raccordement
électrique accélérées ». Enfin, leur
obtention d’une dérogation « es-
pèces protégées », dont l’habitat
ne peut être artificialisé qu’à cer-
taines conditions, sera facilitée.
Quels centres seront concer-
nés ? Ceux « dont l’objet ou l’enver-
gure revêt une importance parti-
culière pour la transition numéri-
que, la transition écologique ou la
souveraineté nationale », spécifie
le projet de loi. Ils seront dési-
gnés, au moyen d’un décret, par
le gouvernement.
Sujet sensible
Cela représentera « un faible nom-
bre de centres de données, en parti-
culier ceux qui seront dévolus au
calcul pour l’IA », quand « ces pro-
jets risquent d’être retardés » avec
les procédures existantes, fait-on
valoir au cabinet de Mme Ferrari.
Les services de la secrétaire d’Etat
assurent aussi que le gouverne-
ment sera soucieux du fait que les
centres de données se préoccu-
pent de l’environnement.
Le développement des centres
de données et de l’IA est en effet
un sujet sensible : selon l’Agence
internationale de l’énergie, leur
consommation d’électricité pour-
rait passer de 460 térawattheures
(TWh) en 2022, soit 2 % de la de-
mande mondiale, à 1 050 TWh. Ils
suscitent déjà des tensions loca-
les, comme à Marseille, confron-
tée à onze projets en plus des cinq
centres actuels. La ville envisage
un moratoire. p
alexandre piquard
son nouveau centre pour l’IA
dans la capitale.
Paris et l’Ile-de-France, qui cap-
tent nombre d’implantations, ne
sont pas les seuls territoires
convoités par les investisseurs. En
raison notamment du poids de
l’industrie, un projet sur deux at-
territ dans une zone rurale ou
une agglomération moyenne,
souvent marquées par une forte
identité industrielle, un savoir-
faire éprouvé et une réserve de
main-d’œuvre. L’Auvergne-Rhône-
Alpes, le Grand Est et les Hauts-de-
France sont ainsi les principales
collectivités ciblées par les inves-
tisseurs, après la région capitale.
Plus largement, EY constate que,
sur fond de réorganisation des
chaînes d’approvisionnement et
de relocalisations, les pays du sud
et de l’est de l’Europe affichent des
performances insolentes. Dans
l’industrie, trois Etats connaissent
une percée spectaculaire : la Ser-
bie (+ 30 %), la République tchè-
que (+ 70 % ) et la Hongie (+ 70 % ).
Des pays qui bénéficient d’une
large réserve de foncier et d’une
main-d’œuvre bon marché. En Po-
logne, le salaire horaire dans l’in-
dustrie est trois fois moins élevé
qu’en France : il ne dépasse pas
15 euros contre près de 45 euros
pour l’ouvrier hexagonal. p
béatrice madeline
16 |
L’ubérisation
de la drogue
rebat les cartes
du trafic
La livraison de stupéfiants à domicile s’est
développée presque partout en France. Service
après-vente, franchises, innovations marketing :
les méthodes de ces « plates-formes » sont
calquées sur celles des entreprises légales
A
u printemps 2022, un rensei-
gnement anonyme parvient
au premier district de police
judiciaire (DPJ) de Paris : un
certain Nessim O., 33 ans (les
prénoms des trafiquants ont
été modifiés), piloterait des livraisons à
domicile de stupéfiants, principalement de la
cocaïne, mais aussi de la 3-MMC, un produit
de synthèse psychostimulant de la famille
des cathinones, et de la MDMA, le principe
actif des pilules d’ecstasy. Les commandes de
cette « centrale d’achat » d’un genre particu-
lier s’appuieraient sur trois lignes WhatsApp,
et rapporteraient chaque mois 65 000 euros.
La même source anonyme précise que le
chiffre d’affaires sera probablement moins
élevé au mois d’avril, plusieurs livreurs – sur
les six recensés – ayant annoncé une
« pause » pour le ramadan.
Forts de ces renseignements, les enquê-
teurs du premier DPJ se mettent au travail.
Les centres d’appels n’ont rien d’inédit pour
eux : il en existe des centaines en région pari-
sienne, où ce business model supplante large-
ment en nombre celui des « fours », les lieux
de vente fixe. Ces « centrales », dont le fonc-
tionnement est calqué sur celui de la livrai-
son de repas à domicile, sont nées au début
des années 2010 en Ile-de-France, avant d’es-
saimer en province. Leur développement
s’est accéléré avec l’irruption du Covid-19,
en 2020, mais également à la faveur de la
stratégie policière de pilonnage des « fours »,
dont le nombre a décru d’un quart ces trois
dernières années. Conséquence : l’ensemble
du pays est désormais touché, de Besançon à
Caen en passant par Le Creusot et Albi.
Les policiers du premier DPJ repèrent vite les
allées et venues de plusieurs scooters autour
du domicile de Nessim O., dans le 15e arrondis-
sement. De filatures en surveillances, deux
autres sites attirent bientôt leur attention : un
parking dans le 20e arrondissement et la cave
d’une résidence à Clichy (Hauts-de-Seine).
Mais comme ils n’ont pas accès aux échan-
ges entre le gérant et ses livreurs, qui passent
par l’application de messagerie cryptée Si-
gnal, beaucoup d’interrogations demeurent.
Il est rare, dans de telles enquêtes, que les
réquisitions adressées aux responsables de
messagerie permettent d’enfreindre la confi-
dentialité des communications. Les policiers
doivent donc compter avant tout sur les mé-
thodes traditionnelles : les « planques » et les
nuits blanches. « Contrairement à ce qu’on
pourrait penser, les nouvelles technologies
n’ont pas supprimé les anciens dispositifs de
surveillance, confirme Stéphanie Cherbon-
nier, cheffe de l’Office antistupéfiants (Ofast).
Car le produit, lui, reste réel. On peut le suivre,
du stockage aux livraisons. »
Les policiers se sont tout de même adaptés
aux pratiques commerciales innovantes des
trafiquants. Ainsi, le statut d’« enquête sous
pseudonyme », créé il y a dix ans, leur per-
met d’infiltrer, sous le contrôle d’un magis-
trat, les réseaux de livraison en se faisant
passer pour des clients. C’est d’ailleurs en
s’appuyant sur ce procédé que l’Ofast a percé
le secret de nombreuses plates-formes. L’une
d’elles, spécialisée dans la vente de cocaïne
sur Telegram, était particulièrement bien
structurée : elle disposait d’un service après-
vente et d’un système de livraison géré par
des « bots », ces applications capables d’exé-
cuter des tâches automatisées.
LA CENTRALE QUI RENAÎT DE SES CENDRES
Revenons à l’enquête sur Nessim O. Les équi-
pes du premier DPJ interceptent des messa-
ges que ses livreurs lui envoient imprudem-
ment sur des canaux non cryptés. « Ça car-
bure ce soir, pas le temps de manger ! », se
plaint l’un d’eux. « Vais bientôt tomber en
panne, recharge urgente », avertit un autre.
Les enquêteurs parviennent bientôt à établir
un schéma de la centrale et de ses trois lignes
WhatsApp, baptisées « Pépito », « Fantômas »
et « Goldo ». Chacune d’elles, dont les numé-
ros circulent entre clients cooptés, est servie
par deux coursiers et dispose de son propre
point de ravitaillement en cocaïne et 3-MMC :
l’appartement de Nessim O. pour « Fantô-
mas », la cave de Clichy pour « Pépito » et une
« voiture tampon » (un véhicule toujours
garé au même endroit) dans le parking du
20e pour « Goldo ».
Ces trois lignes WhatsApp (des « cabines »,
dans le jargon des trafiquants) et leurs livreurs
respectifs couvrent curieusement la même
aire de vente. Chaque coursier sert sa « ca-
bine », et non un secteur – système qui per-
mettrait pourtant de réduire les délais de li-
vraison en répartissant les commandes par
zones géographiques. Avantage pour Nes-
sim O. : si les enquêteurs repèrent une ligne,
les autres – censées être indépendantes –
échappent à leur surveillance. Un atout théo-
rique bien souvent compromis par les exigen-
ces de la clientèle. Les entorses au protocole de
la flotte « Pépito » en témoignent. Ses livreurs
demandent régulièrement à ceux de « Fantô-
mas » de les dépanner en cocaïne ou en
3-MMC, quand ils ne se répartissent pas les
commandes par secteur dans le dos du gérant.
A Paris, les « cocaïne call-centers » les mieux
gérés sont ceux tenus par des Albanais. Délais
de livraison imbattables. Offre d’un « cadeau »
en cas de retard. Peu de variations dans la qua-
lité du produit. Certains clients félicitent
même ces gérants pour leur respect de l’envi-
« LE TRAFIC ronnement, les livreurs se déplaçant unique-
ment à vélo. « Ces plates-formes sont très struc-
NUMÉRIQUE N’A turées, mais à côté de ça, on trouve un peu de
tout, observe le commandant Patrick N., chef
RIEN DE PACIFIQUE. de groupe à la brigade des stupéfiants de
LE NOMBRE Paris. Nous avons un jour démantelé une petite
centrale familiale : le père prenait les comman-
DE RÈGLEMENTS des, les enfants faisaient les livraisons… »
Plus récemment, l’unité du commandant N.
DE COMPTES a interpellé un fils de médecin qui distribuait
LIÉS AUX des produits de synthèse à domicile en s’ap-
puyant sur des sous-traitants. Chaque mois, il
STUPÉFIANTS remettait un stock et un fichier clients à jour à
une flotte de livreurs indépendants. Charge à
NE CESSE eux de lui reverser ensuite une commission
DE PROGRESSER » fixe. « Avec les plates-formes, le profil des trafi-
quants s’est diversifié, confirme le commis-
STÉPHANIE CHERBONNIER saire Guillaume Batigne, patron de la brigade
cheffe de l’Office des stups de Paris. Aujourd’hui, même une
antistupéfiants bande d’amis bien insérés peut lancer sa pro-
pre ligne. Or ces personnes n’auraient jamais
pu tenir un point de deal dans la rue. »
Un gérant de centrale avisé ne touche ni au
produit ni à l’argent. Détenteur de la « puce
Le projet « Overdose »
« L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse
toutes les fictions. » Ainsi s’exprimait, en 2022, la procureure
de Paris, Laure Beccuau, pour qualifier la situation en matière
de trafic de drogue en France. Deux ans plus tard, le tableau
s’est encore assombri. Avec toujours de nouveaux records
de saisies de drogue pour la police, et de profits réalisés
pour les organisations criminelles. Le Monde a enquêté
plusieurs mois durant sur l’emprise du narcotrafic en France,
de l’importation à la vente, de la corruption au meurtre,
des bancs de la justice aux programmes de désintoxication…
Douze grands formats, à paraître d’ici au 11 mai et à retrouver
dans ces colonnes et sur Lemonde.fr.
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
clients » (un listing qui peut compter plu-
sieurs centaines de numéros), il reçoit les
commandes sur une ligne et les relaie aux li-
vreurs sur une autre. Ces derniers sont appro-
visionnés en produits stupéfiants par un cir-
cuit parallèle : des ravitailleurs auxquels ils re-
mettent l’argent des ventes après avoir déduit
leur salaire. Ce schéma étanche permet au
gérant de travailler à distance, parfois même
depuis l’étranger, comme le faisait celui de
Caliweed depuis Marrakech jusqu’en 2021.
Cette centrale tentaculaire, la plus célèbre de
France, a survécu à toutes les opérations poli-
cières, renaissant à chaque fois de ses cendres.
Depuis 2019, elle s’impose comme une vérita-
ble marque, nouant des partenariats et déve-
loppant des franchises en province.
Nessim O., le gérant de « Pépito », « Fantô-
mas » et « Goldo », n’a pas les moyens de faire
tourner ses lignes à distance. Cet homme de
33 ans, méfiant et casanier, qui ne semble pas
avoir de patron au-dessus de lui, manque à
l’évidence de personnel. Deux à trois fois par
semaine, toujours la nuit et en VTC, il doit en
personne approvisionner les points de re-
charge et collecter l’argent que les livreurs y
déposent. Charge à lui, également, de condi-
tionner les pochons de cocaïne et de 3-MMC.
Nessim O. doit enfin tenir les feuilles de
comptes, des tableaux Excel sur lesquels il
note les « bonus » alloués aux coursiers moti-
vés. Trouver du personnel fiable est pour lui
un défi permanent, comme le prouvent les
messages repérés par les enquêteurs sur les
réseaux sociaux : « Recherche livreurs sérieux,
si possible avec permis 125. »
« PRÉSENCE ACCRUE DES FEMMES »
Il faut dire que ses effectifs tournent à plein
régime, sept jours sur sept, de 13 heures à
1 heure. Les policiers en savent quelque
chose : des balises ont été posées sur les
scooters de cette centrale. En deux semaines,
l’un des véhicules de la flotte de Nessim O.
accomplit pas moins de 344 livraisons, de
Maisons-Alfort (Val-de-Marne) à Boulogne-
Billancourt (Hauts-de-Seine) en passant par
le centre de Paris. Vingt-cinq transactions
par jour. Pour chacune d’elles, le livreur per-
çoit entre 15 et 20 euros, soit un salaire quoti-
dien de 400 euros. Les enquêteurs s’intéres-
sent de plus près à l’un d’eux, très motivé :
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Mody O., 20 ans. Domicilié dans l’Essonne, le
jeune homme a neuf frères et sœurs, une
mère femme de ménage, un père aveugle et
sans emploi. Les policiers découvrent qu’il
enchaîne les livraisons pour « Fantômas »,
alors qu’il porte un bracelet électronique à la
cheville : il a déjà été condamné à plusieurs
reprises, en particulier pour des courses au
service d’une autre centrale.
Ces derniers temps, les enquêteurs voient
apparaître dans les rangs des centres d’ap-
pels des profils différents de celui de Mody
O., des personnes sans antécédents judiciai-
res ni difficultés financières. « Les livreurs qui
comparaissent au tribunal sont parfois des
étudiants, certains sont même inscrits dans
de très bonnes écoles, indiquent les magis-
trats de la section “délinquance organisée”
du parquet de Paris. Pour eux, c’est souvent
une manière de se faire de l’argent de poche.
Mais ces recrues font encore figure d’excep-
tion. » Plus inquiétant : il arrive que les cour-
siers soient des mineurs, une garantie de
discrétion pour les trafiquants. Le Monde a
ainsi demandé à Laurent T., un lycéen de
16 ans, ce qui l’incitait à parcourir Paris en
trottinette pour vendre de la cocaïne après
les cours. « Vous croyez que j’ai le choix ? a-t-il
répondu avec une pointe d’agressivité. Les
livraisons, c’est pour remplir le frigo à la
maison, pas pour le kif [le plaisir]. »
Autre évolution notable au sein des plates-
formes : la féminisation du personnel, cen-
sée elle aussi représenter un gage de discré-
tion, les contrôles de la police ciblant davan-
tage les hommes. Astou C., née en 1998 à
Clichy (Hauts-de-Seine), a commencé à faire
des livraisons de cocaïne pour payer son
loyer. « Avant, j’étais manageuse de bar, expli-
quait-elle lors de son procès, en février, au
tribunal judiciaire de Paris. Je vivais en colo-
cation avec mon frère. Quand il a quitté la ré-
gion parisienne, les factures sont devenues
trop lourdes. Je me suis mise à livrer de la
cocaïne en dehors des heures de travail. » Un
soir de l’hiver 2022, elle vend 2 grammes à
une prostituée brésilienne, qui succom-
bera dans la nuit à une overdose. Jugement à
la fin de l’audience : Astou C., sans antécé-
dents judiciaires, employée aujourd’hui en
CDI dans un restaurant, est condamnée à
huit mois d’emprisonnement avec sursis.
« Depuis cinq ans, on remarque une présence
accrue des femmes dans les effectifs des cen-
trales, confirme Ivana Obradovic, directrice
adjointe de l’Observatoire français des dro-
gues et des tendances addictives (OFDT). Et
elles ne sont plus toujours cantonnées à des
fonctions subalternes de nourrices ou de
conditionneuses. » Jenny, une trentenaire
domiciliée à Aubervilliers (Seine-Saint-De-
nis), prétend avoir été, en 2018, la première
femme à gérer une plate-forme en région pa-
risienne, même si elle devait rendre des
comptes à un patron chapeautant plusieurs
centres d’appels. Cette trafiquante à l’accent
gouailleur continue aujourd’hui de prendre
les commandes de cocaïne et de MDMA pour
la même centrale, appelant ses clients « mon
loup » et ses clientes « ma chérie ». « Je n’ai ja-
mais rencontré aucun d’entre eux, précise-t-
elle au Monde. Et pourtant, je sais tout de leur
intimité : le boulot, les divorces, le parcours des
enfants… A force de m’appeler, de m’envoyer
des messages, ils finissent par se confier. Le fait
que je sois une femme les rassure… »
SPOTS PUBLICITAIRES ET OFFRES PROMO
Jenny est chargée de garder le bien le plus pré-
cieux de la plate-forme : le « fichier clients »,
soit près de 300 numéros. Ces répertoires se
monnaient fréquemment d’un centre d’ap-
pels à l’autre. La valeur d’un client actif est esti-
mée à une centaine d’euros. Certains fichiers
peuvent ainsi se céder pour 50 000 euros.
D’autres peuvent être loués, en particulier
lorsque l’équipe d’une centrale est en déten-
tion. L’avantage est double : le « listing » conti-
nue à rapporter de l’argent et les clients
n’oublient pas la plate-forme. Encore faut-il
récupérer le fichier en sortant de prison…
En 2022, un certain Yacine S., 25 ans, a failli
perdre le répertoire de « Tyson », la centrale
qu’il gérait pour un patron résidant à l’étran-
ger. La ligne WhatsApp du centre d’appels
étant adossée à une puce prépayée, le jeune
homme devait régulièrement recharger la
carte SIM pour conserver le même numéro.
Accaparé par les servitudes du trafic, il a un
jour oublié d’accomplir cette formalité. La li-
gne a été réattribuée par l’opérateur à un
autre client. Yacine S. a aussitôt appelé le
nouveau titulaire du numéro, un retraité
surpris de recevoir d’étranges messages. Le
gérant a pu récupérer une partie du réper-
toire, mais pas l’ancienne ligne.
Même si les trafiquants ne s’arrachent pas
ces fichiers à coups de kalachnikov, la vio-
lence n’épargne pas l’économie ubérisée de
la drogue. Les conflits les plus fréquents sont
les « doublettes » de livreurs, autrement dit
les manœuvres des coursiers pour s’émanci-
per. A force de voir passer beaucoup d’argent
entre leurs mains, certains sont en effet ten-
tés de se mettre à leur compte et de court-
circuiter la hiérarchie en promettant des ta-
rifs préférentiels aux clients. A la suite d’une
de ces « doublettes », Zamir, un Albanais à la
tête d’une florissante centrale parisienne, a
vu l’un de ses livreurs – un compatriote –
prendre le large avec la moitié de sa clientèle.
L’affaire s’est réglée en Albanie, où l’impru-
dent coursier était de passage. Zamir l’a fait
séquestrer et battre à coups de batte de base-
ball. Il a ensuite diffusé les images sur les
réseaux sociaux, histoire de décourager
toute velléité d’émancipation.
Quant à Yacine S., le gérant de « Tyson », c’est
seulement après son interpellation, et en li-
sant la procédure judiciaire, qu’il a découvert
que deux de ses livreurs ne se contentaient
pas de vendre la cocaïne de sa plate-forme. Ils
proposaient aussi aux clients de la MDMA. Les
deux associés cachés se procuraient cette
poudre cristalline en Belgique. Le jour de leur
procès, sous le regard courroucé de Yacine S.,
ils ont beaucoup bafouillé en essayant de mi-
nimiser l’importance de cette affaire parallèle.
« Le trafic numérique n’a rien de pacifique, in-
siste Stéphanie Cherbonnier. Alors que l’ubéri-
sation de la drogue se généralise, le nombre de
règlements de comptes et d’homicides liés au
trafic de produits stupéfiants ne cesse de pro-
ANNE-GAËLLE AMIOT gresser. » Mais c’est surtout l’accroissement
global de ce trafic qui explique l’augmenta-
tion des violences. Et il n’est pas rare que les
trafiquants gèrent à la fois des plates-formes
et des « fours », utilisant la même marque sur
les réseaux sociaux pour communiquer avec
leurs clients. Ainsi, la fameuse centrale
Caliweed a vu le jour comme une extension
du point de deal de la rue Henri-Barbusse, à
Villejuif (Val-de-Marne). Quant à la plate-
forme la plus structurée de Gagny (Seine-
Saint-Denis), elle est née à la suite d’une
condamnation interdisant au gérant d’un
« four » de se rendre sur son point de deal. Il a
placé un lieutenant au pied des tours et s’est
DANS LEUR QUÊTE lancé, de son côté, dans le trafic numérique.
PERMANENTE Autre exemple de « modèle hybride »,
comme disent les policiers : en 2020, lorsque
D’INNOVATION, la PJ parisienne interpelle les responsables du
« four » de la cité des Chaufourniers (19e arron-
LES PLATES-FORMES dissement), les téléphones saisis révèlent
PROPOSENT DES l’existence d’un réseau parallèle de vente or-
ganisé autour d’une plate-forme. Ces systè-
SUBSTANCES MAL mes mixtes permettent de toucher une clien-
tèle plus large : selon l’OFDT, les livraisons à
IDENTIFIÉES, COMME domicile ciblent d’abord les classes moyennes
et supérieures, tandis que les « fours » attirent
LA « TUCIBI », UN des consommateurs du voisinage aux reve-
MÉLANGE ALÉATOIRE nus plus modestes.
Quel que soit le mode de distribution, la
DE PLUSIEURS violence rôde toujours autour des produits
stupéfiants. Lors de la perquisition au domi-
STUPÉFIANTS cile de Nessim O., gérant des lignes « Pépito »,
« Fantômas » et « Goldo », les enquêteurs ont
découvert un pistolet de calibre 7,62 mm.
« C’est pour me protéger, a fait valoir le trafi-
quant lors de son audition. J’ai été séquestré il
y a trois ans. » Dans son appartement et sa
cave, les policiers ont également saisi une ba-
lise, un détecteur de micros espions et
76 000 euros en espèces, sans oublier deux
cartes bancaires, dont le jeune homme a re-
connu être le titulaire. Les mouvements sur
ses comptes ont révélé un système de blan-
chiment : Nessim O. recevait des virements
réguliers en provenance d’une constellation
de quatorze sociétés à façade légale, elles-mê-
mes approvisionnées par l’argent du trafic.
Les fouilles des points de recharge ont
conduit à la découverte de 1,5 kilo de cocaïne,
1 kilo de 3-MMC, 40 grammes de kétamine et
400 grammes de haschisch. Elles ont aussi
permis de placer sous scellés les téléphones de
la plate-forme, qui gardaient en mémoire les
messages de relance envoyés aux clients : « Y a
| 17
du top neuf en c [cocaïne] et 3m [3-MMC], livrai-
sons 7j/7, de 13h à 1h. Merci. »
Si ces messages restent relativement so-
bres, les centres d’appels rivalisent d’inno-
vations marketing pour fidéliser la clien-
tèle : photos et spots publicitaires, offres
promotionnelles pour la Saint-Valentin ou
Halloween, échantillons gratuits, jeux à
gratter, cadeaux bonus ou produits déri-
vés. Les centrales sont désormais si nom-
breuses qu’il leur faut investir pour se
démarquer de la concurrence. Certaines se
choisissent une « égérie », à l’image du rap-
peur français Mister You, qui vantait dès
2019 les produits de Caliweed sur son
compte Snapchat. D’autres organisent des
jeux concours. « La 100e personne qui com-
mandera gagne un iPhone 15 Pro Max et la
200e la Playstation avec un jeu au choix »,
annonce par exemple le gérant d’une plate-
forme parisienne. Les clients les plus fidèles
reçoivent, eux, des offres sur mesure. Sébas-
tien, 36 ans, directeur artistique d’une
agence de publicité, confie au Monde s’être
vu proposer une « fellation pour l’achat
groupé de 20 grammes de produit ».
La cocaïne saisie sur les points de recharge
de la petite entreprise de Nessim O. – dont
une partie était conditionnée en sachets – a
fait l’objet d’analyses en laboratoire. Résul-
tat : la teneur en principe actif s’échelonnait
de 69 % à 90 %, soit un degré de qualité parti-
culièrement élevé. De fait, le taux de pureté
de la cocaïne vendue au détail a doublé en
France en une décennie. D’un côté, l’abon-
dance du produit sur le marché n’incite pas
les trafiquants à l’altérer ; de l’autre, la
concurrence entre plates-formes les encou-
rage à maintenir des teneurs élevées afin de
fidéliser la clientèle. Autant d’évolutions pré-
judiciables à la santé des consommateurs : en
France, le recours aux urgences pour usage
de cocaïne a triplé entre 2010 et 2022.
« NOUVELLES ADDICTIONS »
« Plus le produit est dosé, plus l’effet est sou-
dain, plus la dépendance s’accroît, rappelle
Grégory Pfau, docteur en pharmacie et direc-
teur de l’association Analyse ton prod (ATP) en
Ile-de-France. Les pratiques commerciales des
centrales favorisent aussi le développement de
nouvelles addictions, car elles proposent une
variété croissante de molécules, offrant sou-
vent en bonus des substances inconnues des
consommateurs. » Les trafiquants ont de quoi
élargir leurs offres : plus d’une vingtaine de
nouvelles molécules apparaissent chaque an-
née sur le marché national. La dépendance à
ces produits s’installe d’autant plus facile-
ment que les relances marketing agissent
comme autant de stimuli sur les usagers.
Cette recherche permanente d’innovation
conduit par ailleurs les plates-formes à propo-
ser des substances mal identifiées, à l’image
de la « tucibi », apparue sur le marché en 2022.
Aussi appelée « cocaïne rose », cette poudre est
un mélange aléatoire de plusieurs stupéfiants.
Contrairement à ce que suggèrent ses appella-
tions, elle ne contient ni cocaïne et ni 2-CB
(produit de synthèse hallucinogène). Les ana-
lyses révèlent le plus souvent la présence de
kétamine et de MDMA dans sa composition.
« C’est, à ma connaissance, le premier mélange
de produits actifs qui s’impose sur le marché,
indique le pharmacien Sevag Chenorhokian,
de l’association ATP. Son nom trompeur et sa
composition hasardeuse rendent cette subs-
tance particulièrement dangereuse. »
Nessim O. ne pouvait ignorer, quant à lui, les
risques auxquels il exposait ses clients, alors
qu’en 2013, il s’était trouvé mêlé à une livrai-
son de cocaïne ayant entraîné un décès par
surdose. En décembre 2023 – autre époque,
mêmes pratiques –, c’est pour répondre de la
gestion des lignes « Pépito », « Fantômas » et
« Goldo » qu’il a comparu devant le tribunal
judiciaire de Paris. A 35 ans, sans profession,
sans enfants, il a reconnu ne pas avoir de
projet précis pour l’avenir. A la différence de
son meilleur coursier, Mody O., qui a déjà en-
tamé une reconversion professionnelle : à la
barre, celui-ci a confié avoir trouvé une place
de livreur dans une société de transports. p
alexandre kauffmann
18 |
CULTURE
A l’Opéra Garnier, à Paris, le 15 avril 2021. STÉPHANE DE SAKUTIN/AFP
ENTRETIEN
barcelone (espagne) - envoyée spéciale
L
e 25 mai 2023, Gustavo Dudamel
quittait son poste de directeur musi-
cal de l’Opéra de Paris, deux ans
après le début d’un mandat qui cou-
rait jusqu’en 2027. Un coup dur pour l’insti-
tution lyrique parisienne, qui avait fait de
son chef de renommée internationale la fi-
gure de proue d’une politique ouverte sur le
monde. De multiples interrogations subsis-
tent face à une décision dont la soudaineté a
surpris. C’est pourquoi le maestro vénézué-
lien, âgé de 43 ans, qui sera à la Philharmonie
de Paris, les 30 et 31 mai, avec l’Orchestre phil-
harmonique de Los Angeles, a souhaité met-
tre les choses au point.
Une formule sibylline accompagnait
le communiqué de presse annonçant
votre démission. Il y était fait mention
de « raisons personnelles ».
Que vouliez-vous dire ?
J’étais arrivé à un point où je n’avais pas le
temps matériel de digérer tout ce qui se pas-
sait au niveau professionnel et dans ma vie
personnelle. Je n’étais pas heureux, et je
crois, au fond, que c’est la raison essentielle
qui explique la décision que j’ai prise. La pan-
démie a changé les choses pour moi aussi, at-
tisé l’envie de faire moins de choses, mais de
manière plus intense. A la toute fin des fins,
qu’est-ce qui vous reste ? La famille.
Pourquoi parler maintenant ?
Je pensais avoir été transparent en invo-
quant mon désir d’être plus présent auprès
de ma famille. Mais ma décision a provoqué
beaucoup de spéculations, certains évo-
quant de mystérieuses raisons cachées. On
est parfois amené à assumer seul des déci-
sions qui ont des répercussions sur un nom-
bre important de personnes. Je comprends
que cela soit difficile à accepter, mais je ne
veux pas que l’on pense qu’il s’agit d’un sim-
ple coup de tête et que j’ai pris ce parti de
gaieté de cœur.
Quelle place l’annulation de la tournée
d’orchestre programmée fin avril 2023
– après un désaccord entre la direction
et les musiciens sur la question de la
rémunération des temps de trajet – tient-
elle dans votre décision ?
Si je vous disais que ça n’a eu aucun impact,
je mentirais. Oui, c’est peut-être la goutte
d’eau qui a fait déborder le vase. J’avais de
grandes ambitions pour l’Orchestre de
l’Opéra. Mes amis du Barbican Centre, à Lon-
dres, ou du Carnegie Hall, à New York, qui ont
eu la générosité de nous offrir des débuts
prestigieux, ont été déçus. Nous avions aussi
reçu une invitation de l’Orchestre philhar-
« Je n’avais pas d’autre choix
que de quitter l’Opéra de Paris »
Démissionnaire, en mai 2023, de son poste de directeur musical de l’Opéra
de Paris après deux saisons, le chef d’orchestre Gustavo Dudamel revient
sur les raisons qui l’ont conduit à rompre un contrat qui le liait jusqu’en 2027
monique de Los Angeles pour une résidence
de dix jours, afin de célébrer la relation entre
villes olympiques. L’organisation des tour-
nées et la garantie des conditions de voyage
avec les syndicats de l’Orchestre de l’Opéra ne
sont pas de mon ressort. La maison est très
lourde. Il y a beaucoup de gens, avec de bon-
nes intentions. Mais à vouloir trop bien faire,
cela vire parfois au négatif et au conflit. J’ai
acquis le sentiment que je ne pourrais pas
réaliser mon ambition artistique.
On vous a reproché d’avoir averti le
directeur de l’Opéra, Alexander Neef,
par e-mail. Est-ce vrai ?
Non. Mon départ de Paris a été l’aboutisse-
ment d’un processus commencé fin 2022 –
cinq mois de déjeuners, réunions et discus-
sions informelles avec Alexander. On a es-
sayé de trouver une solution, mais on n’a pas
réussi. Je sais que certains médias ont pré-
senté les choses autrement : ma décision n’a
rien eu de précipité. Mais c’est moi qui ai ef-
fectivement fini par la prendre.
Quelles solutions Alexander Neef a-t-il
proposées pour vous garder à Paris ?
Cette question est au cœur de ma décep-
tion. Lorsque j’ai quitté Paris après la fin de
Nixon in China, de John Adams, en avril 2023,
je devais honorer une semaine avec l’Orches-
tre philharmonique de Berlin, puis avec celui
de New York. J’ai alors demandé à Alexander
de poursuivre nos délibérations à Berlin,
New York et Los Angeles. Mais son emploi du
temps ne lui permettait pas de quitter Paris,
et notre dialogue s’est arrêté là. J’ai eu le sen-
timent que, bien que de nombreuses idées
aient été mises sur la table, aucune n’était ac-
ceptable. Aussi est-il devenu évident pour
moi que je n’avais d’autre choix que de quit-
ter mon rôle de directeur musical, autant
pour le bien de la maison que pour le mien.
C’est alors que je lui ai envoyé la lettre expo-
sant les raisons précises de ma démission.
Une période d’intérim avait été prévue.
Or, deux jours plus tard, tout était fini…
S’il y a une chose que je regrette, c’est de ne
pas avoir eu le temps de parler directement
avec les musiciens. Cette communication di-
recte a été entravée par deux choses. Le fait
que je devais d’abord rendre compte de ma
décision auprès du directeur, et surtout,
alors que je souhaitais disposer de trois mois
pour revenir gérer ce moment délicat, la di-
rection a choisi de mettre fin à mon emploi
« Mon départ avec effet immédiat. J’ai été surpris et déçu,
de Paris a été mais, encore une fois, il s’agissait d’un choix
administratif indépendant de ma volonté.
l’aboutisse-
ment d’un Depuis quand connaissiez-vous
Alexander Neef ?
processus Depuis Toronto, où il était en poste à l’Opéra
commencé du Canada. Je m’y étais rendu plusieurs fois
avec le Philharmonique de Los Angeles ou
fin 2022. l’Orchestre symphonique Simon-Bolivar,
On a essayé en 2010 et 2011. On est devenus plus proches
quand il est venu me rendre visite, juste
de trouver avant la pandémie, pour me parler de la direc-
une solution, tion musicale à l’Opéra de Paris. Il y avait déjà
eu un premier contact à ce propos juste après
mais on n’a que j’ai dirigé La Bohème, à l’Opéra Bastille,
pas réussi » en décembre 2017. Un lien formidable s’était
créé avec les musiciens, un coup de foudre,
qui a été un moment-clé dans ma vie.
Est-ce la raison qui a motivé votre
décision d’accepter ce poste à Paris ?
Pouvoir travailler avec cet orchestre a été
moteur. J’étais excité aussi qu’Alexander soit
venu me chercher et par l’importance du
défi. L’Opéra de Paris est une grande maison,
avec une histoire prestigieuse, une com-
plexité aussi. C’était un gros morceau.
Un « gros morceau » dont vous,
qui n’aviez jamais dirigé de maison
d’opéra, avez sous-estimé la charge ?
Je ne me suis pas d’emblée posé la question.
C’est avec le temps que les doutes sont venus.
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Quand j’ai vu que mon temps de présence al-
lait croissant, j’ai commencé à m’interroger
sur mes priorités d’artiste et à me demander
si j’étais la personne adéquate. Le plus im-
portant, pour moi, a toujours été la qualité de
l’instant musical, à toutes les étapes, que ce
soit dans la préparation avec l’orchestre, le
concert ou la représentation.
Cette charge de travail n’était-elle pas
l’objet d’un accord avec l’Opéra ?
Notre accord stipulait un nombre fixe et
minimum de représentations et de semai-
nes par saison, pendant toute la durée de
l’engagement. Or, pendant les deux années
de mon directorat musical, j’ai dépassé le
nombre de représentations que je devais di-
riger et consacré à la maison plus de temps
que le minimum requis, à tous égards, tant
sur le plan musical qu’administratif. J’étais
d’accord avec mes obligations, mais la pro-
grammation de semaines supplémentaires a
provoqué des discussions sur ma capacité à
respecter les projets dans le futur.
Quelles sont les activités qui vous ont
pris plus de temps que prévu ?
Le travail d’un directeur musical ne con-
siste pas seulement à monter sur le podium,
à répéter et à diriger des spectacles. Cela
comprend des réunions du comité d’orches-
tre, de planification dramaturgique, des ren-
contres avec les bibliothécaires et les équi-
pes techniques, des collectes de fonds, les re-
lations avec les médias, la planification
d’événements éducatifs. J’ai participé à tou-
tes ces activités avec le plus grand plaisir. Je
suis fier du nombre et de la qualité des audi-
tions organisées, malgré la période difficile
de la pandémie, ainsi que de l’intensité du
travail consacré à l’élaboration de projets pé-
dagogiques.
Avez-vous gardé des contacts
avec les musiciens ?
0123
VENDREDI 3 MAI 2024 culture | 19

« S’il y a une
chose que je
Mobilisation pour Toomaj
regrette, c’est de
ne pas avoir eu le
temps de parler
Salehi, condamné à mort en Iran
directement avec En France, en Europe et aux Etats-Unis, des voix s’élèvent pour dénoncer
les musiciens »
la peine capitale, prononcée le 24 avril, contre le rappeur contestataire
Bien sûr, certains échanges se sont mainte-

nus et sont restés sympathiques. Il y a eu, par
exemple, un beau moment lorsque des mem-
bres du programme Académie sont venus au
Venezuela pour travailler avec moi, après la
fin de mon contrat. J’ai également exprimé au
comité d’orchestre ma volonté de les garder
dans ma vie, avec ou sans rôle formel à
l’Opéra de Paris. La direction le sait aussi.
Est-ce à dire que vous êtes prêt à diriger
de nouveau à l’Opéra de Paris ?
Je suis parti pour des raisons pratiques, qui
allaient du hiatus entre ce qu’était l’institu-
tion et ce que je recherchais en tant qu’artiste.
Mais je n’ai pas du tout fermé la porte. On
m’invite, j’y retourne avec grand plaisir. J’ai
un véritable amour, une admiration et un res-
pect pour l’Opéra de Paris. J’ai même un senti-
ment de manque, ces techniciens qui me di-
saient bonjour, le café où je déjeunais tous les
jours. J’ai l’espoir qu’au moment où cela sera
opportun je reviendrai.
Fin mai, vous serez à la Philharmonie
de Paris avec votre Los Angeles
Philharmonic pour deux concerts,
dont un « Fidelio » de Beethoven pas
comme les autres…
Ce projet est né en 2020, au moment des
250 ans de la mort de Beethoven, que la pan-
démie n’a pas permis de célébrer. J’étais parti
faire des conférences à l’université de Prince-
ton, dont la bibliothèque possède un carnet
de Beethoven gribouillé de motifs thémati-
ques. En le voyant, j’ai pris conscience qu’il a
composé ses plus grands chefs-d’œuvre alors
qu’il était déjà sourd. J’ai réfléchi au moyen
de réunir les mondes de ceux qui entendent
et de ceux qui sont privés d’ouïe. Le génie de
Beethoven symbolise la liberté, la révolu-
tion, l’intégration. J’ai pensé à l’opéra Fidelio.
Nous avons convié le chœur vénézuélien
Manos blancas [« mains blanches »], né
en 1996, dans le cadre d’El Sistema, le projet
éducatif et social vénézuélien. A côté de ces
enfants sourds, il y a un chœur avec des aveu-
gles, des trisomiques, ou toute autre forme
de handicap. Les gants blancs, c’est parce
qu’ils font passer la musique à travers la lan-
gue des signes. Tous les personnages ont un
double qui « traduit » ce qui est chanté.
L
a condamnation à mort
du rappeur iranien Too-
maj Salehi, qui a été la
voix du mouvement de
contestation Femme, vie, liberté,
a suscité une vague d’indignation
en Occident. En France, le Quai
d’Orsay a, dans un communiqué,
condamné « avec vigueur cette
décision qui s’ajoute aux nom-
breuses autres condamnations à
mort et exécutions injustifiables
liées aux manifestations de
l’automne 2022 en Iran ».
Un collectif d’artistes, d’écri-
vains et de militants des droits
humains, dont la comédienne
Golshifteh Farahani, la dessina-
trice Marjane Satrapi et le chan-
teur Gaël Faye, demande, dans
une tribune au Monde, au prési-
dent de la République, Emma-
nuel Macron, d’agir pour sauver
l’artiste. La scène rap française ne
s’est pour l’heure pas manifestée.
Aux Etats-Unis, Jake Sullivan, le
conseiller à la sécurité nationale
de la Maison Blanche, a égale-
ment dénoncé la condamnation
à mort du rappeur. « Sa voix am-
plifie les aspirations du peuple ira-
nien et de tous ceux que le régime
réduit au silence. Nous deman-
dons sa libération immédiate », a-
t-il posté sur X.
A la Villa Médicis, l’art brut en majesté
L’Académie de France à Rome présente 180 œuvres issues de la collection Bruno Decharme
EXPOSITION
rome (italie)
Le chanteur de 33 ans a été con-
damné à la peine capitale, le
24 avril, pour « corruption sur
terre », charge utilisée fréquem-
ment par le régime iranien contre
ses opposants. L’artiste est égale-
ment condamné à deux ans d’in-
terdiction de quitter l’Iran et
d’exercer toute activité artistique.
L’un de ses avocats, Amir Raisian,
a fait part de leur intention de
faire appel de ce jugement.
Tortures dénoncées
Toomaj Salehi a été arrêté, le
30 octobre 2022, après deux mois
de vie clandestine. L’Iran était
alors traversé par le mouvement
de contestation le plus puissant
de l’histoire de la République isla-
mique à la suite de la mort, en
septembre 2022, de la jeune
Mahsa Amini à l’issue de sa garde
à vue pour une apparence jugée
« pas assez islamique ». Comme
beaucoup de jeunes Iraniens,
Toomaj Salehi était descendu
dans la rue, réclamant le renver-
sement du régime iranien. Le rap-
peur postait des images et des vi-
déos en soutien au soulèvement.
Quelques semaines après son
arrestation, les médias iraniens
ont publié une vidéo du rappeur,
assis à terre, les yeux bandés,
membre de l’Académie des scien-
ces (Gustave Pierre Marie Le Goa-
rant de Tromelin, 1850-1920), et
alors qu’il semblait tenter de se
protéger d’un coup. Il disait re-
gretter ses actes contre le régime
iranien. Pour ses soutiens, il n’y a
pas de doute : il avait été torturé et
forcé de faire ces déclarations.
En novembre 2023, Toomaj Sa-
lehi a été libéré sous caution après
plus d’un an d’emprisonnement
et plusieurs mois passés dans une
cellule d’isolement. Profitant de
ce moment de liberté, il a rap-
porté, dans une vidéo, les tortures
subies lors de sa détention et dé-
posé une plainte à ce sujet. Il a été
arrêté moins de deux semaines
après sa libération et accusé cette
fois-ci de « mensonges » contre le
pouvoir. Comme dans de nom-
breux cas similaires, aucune suite
n’a été donnée à sa plainte contre
ses interrogateurs pour tortures.
Bien que chanteur under-
ground, Toomaj Salehi est depuis
des années une figure en Iran, où
le rap est un genre très populaire.
Celui qui a travaillé, jusqu’à son
arrestation, à forger des pièces de
métal dans l’atelier de son père à
Ispahan, est pour beaucoup un
symbole de non-compromission
avec le régime des mollahs.
Les tubes du rappeur, bien que
publiés sur les plates-formes de
musique bloquées en Iran,
Et si les pensionnaires de l’Aca-
démie de France à Rome ou les
visiteurs peuvent prendre une le-
comme Spotify, SoundCloud et
YouTube, sont largement écoutés
et appréciés dans son pays. Too-
maj Salehi y dénonce les injustices
infligées notamment à la classe
défavorisée – qu’il connaît très
bien – et fait écho au ras-le-bol des
jeunes qui, comme lui, rejettent
tout ce que représentent le régime
iranien et ceux qui le soutiennent.
Depuis sa condamnation à
mort, ses avocats ont, dans une
lettre ouverte adressée au sys-
tème judiciaire iranien, protesté
contre le traitement de son cas,
dénonçant « la procédure la plus
étrange et la plus inhabituelle » ré-
servée au rappeur.
Depuis septembre 2022, au
moins neuf personnes en lien
avec le mouvement de contesta-
tion ont été exécutées. Quelque
500 civils ont été tués pendant ces
manifestations. Comme Toomaj
Salehi, une dizaine d’Iraniens, ar-
rêtés pendant le soulèvement,
sont menacés de la peine capitale.
Depuis le 27 avril, ses geôliers le
privent de toute conversation
téléphonique, à laquelle les pri-
sonniers politiques ont pourtant
droit, une fois par semaine. La rai-
son avancée : la médiatisation de
sa condamnation à mort. p
ghazal golshiri
Epopées célestes. Art brut
dans la collection Decharme.
Villa Médicis, Académie de France

Vous y célébrerez aussi, en janvier 2025,

les 50 ans d’El Sistema…
Je n’ai jamais cessé de diriger l’Orchestre Si-
V ous remarquerez que les
petites filles nues dessi-
nées par Henry Darger
ont des zizis. Tout simplement
parce qu’il n’en avait jamais vu
même un dessinateur et graveur
académique (Fernand Desmou-
lin, 1853-1914), qui vivra deux ans
durant une crise mystique avant
de revenir sagement à sa produc-
çon de cette exposition, c’est bien
celle-là. p
harry bellet
à Rome, Viale della Trinita
dei Monti, 1, Rome.
Jusqu’au 19 mai.

mon-Bolivar, à qui je dois mes débuts, il y a
vingt-cinq ans, et dont je suis toujours direc-
teur artistique. En continuant à créer des for-
mations comme l’Orchestre du futur, avec
des musiciens des cinq continents, ou l’Or-
chestre symphonique des enfants du Ve-
nezuela, je ne fais que mettre en œuvre les
valeurs avec lesquelles j’ai grandi. C’est une
mission qui fait corps avec moi et qui m’in-
cite à multiplier ces espaces d’inspiration et
d’intégration qui passent par la beauté, la
autrement qu’habillées, et pensait
qu’elles étaient faites comme les
petits garçons. Voilà qui devrait
suffire à éteindre les polémiques
sur ses prétendues obsessions
sexuelles… » Désarmant, Bruno
Decharme : en trois phrases, il
recadre son auditoire. L’art brut,
dont il est un des plus importants
collectionneurs au monde, n’est
pas comme les autres.
tion de salon.
Ce qui unit la plupart d’entre
eux, c’est ce dernier point. Paysans
illettrés ou fils de famille, ils ont
souvent eu des expériences spiri- UN HORS-SÉRIE
tes, se sont considérés comme vi-
sionnaires ou dessinaient sous in-
fluence, certains de songes,
d’autres d’apparitions, les plus
chanceux inspirés par des anges
(Augustin Lesage, 1876-1954, y HORS-SÉRIE

musique, les arts. Si on veut que la musique
classique continue d’exister, il faut donner à
tous cette ouverture.
En 2017, vous aviez pris position contre
la politique menée par le président
vénézuélien, Nicolas Maduro. Vous
aviez alors été déclaré persona non grata
au Venezuela. Où en sont vos rapports
avec votre pays, alors que le président
est candidat à un troisième mandat ?
Je n’ai pas changé d’opinion et continue à
défendre l’idée que la démocratie reste la
seule voie possible. C’est pourquoi j’ai attendu
cinq ans avant de retourner au Venezuela, en
novembre 2022. Quand je suis revenu, j’ai
revu les enfants et les jeunes du Sistema. J’ai à
la fois rallumé cette flamme et rechargé mes
batteries. Cet échange a été extrêmement
émouvant et enthousiasmant.
Les orchestres sont au cœur des
réflexions qui parcourent la société.
Pourtant, il l’introduit au milieu
d’un temple, comme on place le
loup dans la bergerie : à l’Académie
de France à Rome, la Villa Médicis,
avec une exposition intitulée
« Epopées célestes », 180 œuvres (il
en a accumulé plusieurs milliers,
dont 961 ont été données en 2021
au Centre Pompidou). Et, tout en
étant réticent – avec raison – à défi-
nir l’art brut, il tente cependant
une classification dans son expo-
sition et le catalogue qui l’accom-
pagne : « Journaux du monde » ;
« Anarchitectures » ; « Rencontres
avec les fantômes » ; « Hétéroto-
pies scientifiques » ; « “Je” est un
autre » ; « Cartographies menta-
les » sont les six sections d’une ex-
position dont l’accrochage n’a pas
dû être simple, placée qu’elle est
dans l’escalier latéral de la villa, qui
fut conçu pour être gravi à cheval…
ajoutant la présence utile de Léo-
nard de Vinci et d’un artiste ano-
nyme de l’Egypte ancienne).
Nombreux sont ceux qui ont été
internés pour cela. Certains
étaient des psychopathes avérés,
la schizophrénie étant le cas le
plus fréquent. D’autres de ceux L'histoire
la BD
derrière
par
que jadis on qualifiait de « sim- racontée
ur
son aute
plet », ou d’« idiot du village », et
qui étaient parfaitement intégrés
à la vie communautaire. Sauf que
tous avaient leur jardin secret : le
dessin, pour la plupart, et plus ra-
rement, mais spectaculairement,
la photographie.
« L’art est une nécessité inté-
rieure », écrivait Kandinsky
(1866-1944), un des pères de l’art
moderne. « Une nécessité com-
pulsive où l’inconscient est passé
aux commandes », ajoute Bruno
Decharme. On comprend que la En partenariat avec

Quel est pour vous leur rôle ?
D’être un espace où les gens peuvent se
nourrir. L’intégration, par exemple, ne mar-
che que s’il y a des actions concrètes. Quand
il a été question de bâtir un mur entre les
frontières américaine et mexicaine, le Los
Angeles Philharmonic a mis en place un fes-
tival avec Mexico, pour créer un échange en-
tre les publics. Nos institutions culturelles
sont là pour garantir que l’identité de chaque
citoyen est représentée. Sinon, cela ressem-
ble à des lieux de loisir pour une élite. p
propos recueillis par
marie-aude roux
L’art brut est-il devenu un aca-
démisme ? Quand il le définissait
vers 1945, Jean Dubuffet (1901-
1985), un des premiers à le pro-
mouvoir, disait qu’il désignait la
création de marginaux « indem-
nes de toute culture ». La collec-
tion Decharme est plus com-
plexe. Y figurent, par exemple,
un ingénieur des Ponts et Chaus-
sées (Jean Perdrizet, 1907-1975),
un universitaire (le biologiste
Eugène Gabritschevsky, 1893-
1979), un officier de marine
chose ait fasciné les surréalistes,
car jamais sans doute cela
n’avait été éprouvé aussi intensé-
ment que par ces gens singuliers. LE CHAT DU RABBIN, UN HYMNE À LA TOLÉRANCE
Les coulisses de la création de cette série avec un félin taquin, doté d’une
parole libre et impertinente, qui travaille à sa façon à plus de fraternité.
Une œuvre personnelle pour Joann Sfar, qui cristallise beaucoup de ses
Paysans illettrés préoccupations d’homme, de citoyen et d’artiste, à laquelle s’ajoutent de
ou fils de famille, nombreuses autres voix au fil des pages (historiens, philosophes, artistes…).
ces artistes
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
dessinaient ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE - 116 PAGES - 10,99 €
sous influence
20 | télévision
Le clan Belmondo arpente,
avec gourmandise, la Botte
Un périple gastronomique avec le petit-fils Alessandro et sa mère, Luana
MYCANAL
VENDREDI 3 - A LA DEMANDE
DOCUMENTAIRE
L
e retour aux racines fami-
liales est un grand classi-
que du documentaire cu-
linaire – notamment
pour ce qui concerne l’Italie, fa-
meuse terre gastronomique. L’un
des exemples récents, Searching
for Italy (2021-2022), sur CNN, fil-
mait l’acteur Stanley Tucci, cuisi-
nier amateur mais compétent,
parti pour la Péninsule afin d’y
faire la tournée des producteurs
et restaurateurs.
On ne quitte pas tout à fait le ci-
néma avec Belmondo, l’Italie en
héritage, puisqu’il y est souvent
question de l’acteur Jean-Paul
Belmondo, dont les films étaient
aussi connus en France qu’en Ita-
lie, où il tourna au début des an-
nées 1960 et où étaient nés ses
grands-parents. Mais c’est de son
petit-fils, Alessandro Belmondo
(né en 1991), devenu chef de cui-
sine, qu’il est principalement
question dans le film de Marius
Doicov pour Canal+.
Du côté maternel d’Alessandro,
l’Italie est à une seule génération
de distance : Luana Belmondo
(née Tenca), une Romaine à l’ac-
cent chantant bien connue des té-
léspectateurs (elle fut l’une des
animatrices de feu la chaîne Cui-
sine TV et cheffe invitée récur-
rente des premières années de « C
à vous », sur France 5), accompa-
gne son fils pour cette virée ultra-
montaine.
Ricotta et pâtes fraîches
La mère et le fils s’étaient déjà
pliés à un tel exercice en 2019, avec
la série documentaire en cinq épi-
sodes Italia Mia : Luana cuisine
Rome (disponible sur Facebook
ou RMC BFM Play) : entre deux ba-
lades en ville dans une Fiat
500 rouge (clin d’œil à la Peugeot
304 cabriolet de la même couleur
de Julie Andrieu dans ses « Car-
nets de Julie » ?), ils faisaient du
quatre mains au piano de cuisson.
Pourtant, dans Belmondo, l’Ita-
lie en héritage, Luana tient à préci-
ser à propos de son fils : « Il est
chef, je suis cuisinière. » En 2018,
GRILLE N° 24 - 104
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V Aigreur née d’une injustice. IX. Rom-
VI
VII
VIII
IX
X la France et la Belgique. 4. Mettent à
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 103
HORIZONTALEMENT I. Transparence. II. Coteurs. Péan. III. Hutte. Thaï.
IV. Ale. Duraille. V. Tenterais. Ir. VI. Cata. Ign. Cri. VII. Huera. Aérien.
VIII. Et. Tu. Luette. IX. Uélé. Mes. Eté. X. Ressasse. Ses.
VERTICALEMENT 1. Tchatcheur. 2. Rouleautée. 3. Attente. Ls. 4. Net.
Tartes. 5. Suède. Au. 6. PR. Uri. Ms. 7. Astragales. 8. Haineuse. 9. Epais.
Ré. 10. Neil. Cités. 11. Ça. Lirette. 12. Entérinées.
Luana Belmondo et son fils Alessandro. FABIEN ECOCHARD/ADLTV
Alessandro a en effet ouvert à Pa-
ris son propre restaurant après
avoir été formé chez Hélène Dar-
roze (amie de sa mère et fameuse
jurée de l’émission « Top Chef »)
au restaurant triplement étoilé de
l’Hôtel Connaught, à Londres.
L’émission passe par à peu près
toutes les figures obligées des us
Luana tient
à préciser
à propos de son
fils : « Il est chef,
je suis cuisinière »
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
culinaires italiens, avec un temps
d’arrêt prolongé en Sicile, terre
d’origine des Belmondo (à Cefalu
notamment où est née « la grand-
mère de mon papy », dit Ales-
sandro), en passant par Venise
(où Jean-Paul Belmondo tourna
des scènes acrobatiques pour Le
Guignolo, de Georges Lautner,
en 1980), la Toscane et Rome.
On apprend à cueillir les pista-
ches et les amandes, à faire de la
ricotta, des pâtes fraîches (par « le
seul homme à Rome qui sache les
faire », affirme Luana). On déplore
la disparition de la pêche artisa-
nale du calamar sur petit bateau,
mais on se réjouit que la pâtisse-
rie connue par la petite Luana
HORIZONTALEMENT
I. L’art de penser à l’action, quand elle
n’a plus la cote. II. Paciique et tran-
quille. Passent avant les autres.
III. Nécessaire pour ne pas rester
12
sur place. Capitaux et fortunes.
IV. Patinent sur piste et en ville. En ré-
alité. V. Passée d’un timbre à un autre.
Malin mal aimé. VI. Doublé romain.
Protecteur des espèces. Touche
en profondeur. VII. En in de compte.
Début avril. VIII. Cours asiatique.
pit tous ses liens. X. Araignées
en sous-sol. Réserves d’énergie.
VERTICALEMENT
1. Fait obstacle aux générations fu-
tures. 2. Se lancer et agir en grand dé-
sordre. 3. 22, elle fait des dégâts. Relie
l’abri des courants. Travaille à l’usine.
5. Encore plus mauvais. Travaille en
bordure. 6. Fermerais solidement.
7. Laissés en plan. Possessif. La in du
Titanic. 8. Devenu stupide. A l’opposé
des pieds. 9. Entre en piste. Venu
de Polynésie ou de Nouvelle-Zélande.
10. Prise en considération. Sortie
des bras de Morphée. 11. Naturel.
Bien fatigué. 12. Prépareras le terrain.
propose toujours les mêmes mi-
nipizzas et biscotti.
Alessandro fait semblant de ne
pas savoir faire les pâtes cacio e
pepe (qu’il a pourtant vu cuisiner
dans l’épisode 3 de Italia Mia :
Luana cuisine Rome) afin de lais-
ser le chef d’un restaurant que fré-
quentait son grand-père (mais
aussi Woody Allen dont on aper-
çoit une photo au mur) expliquer
au téléspectateur la méthode de
ce plat de la région romaine, sim-
ple mais technique.
On visite Sant’Erasmo, « le pota-
ger de Venise », dit Luana, puis le
domaine de Venissa, sur l’île de
Mazzorbo, à quelques encablures
de la place Saint-Marc, qui pro-
duit un vin ambré qui semble li-
quoreux à l’œil, mais est sec au
gosier. Sa typicité provient du fait
que le cépage – importé d’une île
voisine – a fait sien la forte
composante iodée du sol en
s’adaptant bon an mal an à l’ac-
qua alta (la montée des eaux dans
la lagune).
Plus tard, une vieille amie de la
famille, qui n’a pas revu Ales-
sandro depuis son enfance, cui-
sine l’acquacotta, une soupe-ra-
goût paysanne à base de légumes,
de pain rassis, de sauce tomate et
d’œufs. Avec Luana, qui en sem-
ble surprise, on apprend qu’il faut
saler avec du gros sel « qui pénètre
mieux et a plus de saveur ».
Suit la visite d’un restaurant qui
cuisine le crabe bleu, une espèce
invasive venue des Etats-Unis. La
jeune cheffe de cuisine, écores-
ponsable et francophone, livre
une information sur les restau-
rants vénitiens : le feu y est inter-
dit, seule l’induction est permise.
Et l’on termine la balade véni-
tienne par une séance de photos
où Alessandro réplique les poses
de son « papy », dans les mêmes
lieux. La séquence n’était pas in-
dispensable, mais, comme le
reste du film, joliment réalisé, elle
est mue par la bonne humeur et
la tendre entente qui lie le jeune
chef et sa cuisinière de mère. p
renaud machart
Belmondo, l’Italie en héritage,
documentaire réalisé par Marius
Doicov (Fr., 2024, 78 min.).
SUDOKU
N°24-104
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La symphonie inachevée
d’Amy Winehouse
A l’occasion du biopic « Back to Black », retour
sur le documentaire d’Asif Kapadia, en 2015
CSTAR
VENDREDI 3 – 21 H 15
DOCUMENTAIRE
R
emarqué en 2011 pour
Senna, portrait du pilote
automobile Ayrton Senna
mort à 34 ans, en mai 1994, au vo-
lant de sa Williams-Renault au
Grand Prix de Saint-Marin, sur le
circuit d’Imola, le documenta-
riste anglais Asif Kapadia remet
d’une certaine façon son ouvrage
sur le métier en s’attaquant à la
chanteuse Amy Winehouse, dis-
parue en 2011, à 27 ans.
En dépit du talent indéniable du
réalisateur, qui vaut pour l’un et
l’autre films, il n’échappera à per-
sonne que le deuxième semble
vouloir rééditer les recettes qui
ont fait le succès du premier.
Même tropisme vers la star pré-
cocement foudroyée, même goût
pour les images d’archives pa-
tiemment dénichées, même dex-
térité à organiser un récit à la fois
sensible et sensationnel à partir
de ce matériau.
Si d’aventure Asif Kapadia tri-
plait la mise, il s’exposerait proba-
blement à se voir épinglé pour la
brillante morbidité de ses sujets.
En attendant, tous ceux qui ont
aimé Amy Winehouse, qui ont
admiré son talent, qui ont été cha-
virés par sa voix rageuse, qui ont
goûté son intensité vitale et qui
ont été, in fine, bouleversés par
son destin tragique, peuvent et
doivent voir ce film. Moins pour
l’histoire, hélas très prévisible,
que nous raconte le film (nais-
sance, assomption, déchéance et
chute d’une rockstar), que pour la
richesse du matériau qui la nour-
rit, non moins que la fluidité de
son agencement.
Le petit ami et le père
Refusant la voie traditionnelle du
documentaire comme assem-
blage de « têtes qui parlent », Ka-
padia a réalisé un film qui donne
l’illusion d’éviter la reconstitu-
tion et la médiation, et d’être en
prise directe avec la vie, et consé-
quemment avec la mort du per-
sonnage.
Il s’est servi, pour ce faire, de
nombreuses images d’archives
inédites, notamment privées, n’a
sélectionné en matière musicale
8 5 9 2 7 6
1 4 6 8 9 3
2 7 3 1 4 5
4 5 9 8 4 2 1 6
6 2 1 3 8 7
2 5 4 3 7 5 6 9
9 1 2 7 5 8
3 8 4 6 1 2
7 6 5 9 3 4
8 Difficile
Complétez toute la
6 grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
7 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
3 par colonne et par
carré de neuf cases.
0123
VENDREDI 3 MAI 2024
Tous ceux
qui ont aimé
Amy Winehouse
et qui ont goûté
son intensité
vitale peuvent
et doivent
voir ce film
que les enregistrements live, et a
cantonné les multiples témoi-
gnages (de proches, de collabora-
teurs, d’amis) qui nourrissent la
narration, non filmés pour beau-
coup d’entre eux au demeurant, à
la seule bande sonore.
Il en ressort un film total, qui
embrasse la question aussi bien
esthétique que biographique, et
en poursuivant sans relâche la
question insoluble de la mort
d’une toute jeune femme à ce
point douée et couronnée de suc-
cès, mais porteuse d’une souf-
france dont personne n’aura le
dernier mot. A cet égard, on peut
se demander si le film a raison de
mettre en cause aussi continû-
ment les deux hommes qui furent
ses plus proches aimés en même
temps que ses mauvais génies.
Il s’agit de Blake Fielder, le petit
ami de la chanteuse, qui l’initie à
la drogue puis souffle sur les brai-
ses quand la maison brûle. Et de
Mitch Winehouse, père long-
temps absent, père longtemps
manquant, puis soudain hyper-
présent, s’immisçant dans la ges-
tion de la carrière de sa fille lors-
que la gloire est au rendez-vous.
Arguant du soutien qu’il aurait
apporté même tardivement à sa
fille, l’homme a contesté, y com-
pris par la voie juridique, cette in-
terprétation qu’il juge fallacieuse
de son rôle.
Qui dira l’ultime vérité de cette
affaire ? Refusant le rôle peu en-
viable de l’arbitre, le spectateur
sera plus sûrement touché par
l’immense sentiment de gâchis et
de perte que suscite la mort de
cette jeune chanteuse. p
jacques mandelbaum
Amy, documentaire d’Asif
Kapadia (RU, 2015, 128 min).
est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 €.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
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5 2 7
Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
(prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
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7 3
Par courrier électronique :
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1 8 2 Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 €
3 4 6
Courrier des lecteurs
7 9 5
2 1 8
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Origine du papier : UK, France.
Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0,0083 kg/tonne de papier
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VENDREDI 3 MAI 2024
Paul Auster
Ecrivain américain
C
omment naît un écri-
vain ? Pour Paul Auster,
l’affaire s’est jouée à
8 ans. Passionné de ba-
se-ball, il est alors en dévotion
devant l’« incandescent » Willie
Mays, un des « Giants » de New
York. Un jour, à la sortie d’un
match, il croise son idole et lui de-
mande un autographe. « Bien sûr,
fiston, répond Mays. T’as un
crayon ? » Le garçon n’a rien pour
écrire. Ni son père. Ni personne.
« Désolé, fiston » : pas de crayon,
pas d’autographe. Auster fond en
larmes, raconte-t-il dans Pour-
quoi écrire ? (Actes Sud, comme
l’ensemble de son œuvre traduite
en France). « Depuis ce soir-là, j’ai
toujours eu un crayon sur moi, où
que j’aille. Et je le dis volontiers à
mes enfants, c’est comme ça que je
suis devenu écrivain. »
Près de sept décennies plus tard,
le gamin au crayon est mort, dans
sa maison de Brooklyn, à New
York, mardi 30 avril dans la soirée,
a annoncé le New York Times. Il
avait 77 ans, et une quarantaine
de livres derrière lui, traduits
dans plus de 40 langues. Roman-
cier, mais aussi poète, traducteur,
critique, essayiste et scénariste,
l’auteur de Moon Palace (1990),
Léviathan (1993), Seul dans le noir
(2009) ou encore Baumgartner
(2024) avait noirci des milliers de
pages, jusqu’à devenir un im-
mense écrivain américain.
L’un des plus brillants de sa gé-
nération, le plus francophile
aussi. Un orfèvre dans l’art du ré-
cit, plongeant dans son enfance,
son histoire, ce qu’il appelait sa
« zone intérieure », pour nourrir
des textes romanesques, auto-
biographiques ou même politi-
ques d’une intelligence et d’une
sensibilité extrêmes. Il savait re-
tracer comme nul autre la vie de
ses personnages ou la sienne
dans toute leur amplitude, leurs
contradictions, leurs sinuosités,
leurs bifurcations liées parfois à
d’apparents hasards.
Son épouse, Siri Hustvedt, écri-
vaine elle aussi, avait annoncé en
mars 2023 qu’il souffrait d’un can-
cer, diagnostiqué en décembre
après plusieurs mois de maladie.
Paul Auster était soigné au Me-
morial Sloan Kettering Cancer
Center, à New York. « Je vis dans un
endroit que j’ai fini par appeler
Cancerland », écrivait Siri Hus-
tvedt : « Vivre avec quelqu’un qui a
un cancer et qui est bombardé de
chimiothérapie et d’immunothé-
rapie est une aventure de proxi-
mité et de séparation. »
« L’invisible frontière »
En 1982, c’est par le récit d’une
autre séparation, le décès brutal
de son père, trois ans plus tôt,
que Paul Auster était entré sur la
scène littéraire. La mort, « on
peut l’accepter avec résignation
au terme d’une longue maladie »,
écrivait-il dans le premier para-
graphe de son premier livre,
L’Invention de la solitude, où il
tentait de cerner qui était son
père. « Mais qu’un homme meure
sans cause apparente, qu’un
homme meure simplement parce
qu’il est un homme, nous voilà si
près de l’invisible frontière entre
la vie et la mort que nous ne sa-
vons plus de quel côté nous nous
trouvons. La vie devient la mort,
et semble en avoir fait partie de-
puis le début. »
Ses débuts à lui s’étaient dérou-
lés à Newark, dans le New Jersey.
C’est dans cette ville à 30 kilomè-
tres de New York qu’il naît en fé-
vrier 1947. Ses parents se sont ma-
riés l’année précédente, sans bien
se connaître. Ils descendent l’un
et l’autre d’immigrants juifs d’Eu-
rope centrale ou de l’Est. Une pe-
tite sœur, Janet, arrive trois ans
plus tard. Une enfance améri-
caine dans les fifties, sur fond de
guerre froide et de conquête spa-
tiale. Le jeune Paul s’enthou-
siasme pour le football américain
et surtout pour le base-ball, un fu-
tur thème-clé de son œuvre. Il re-
garde avec passion des films
comme La Guerre des mondes. Et,
assez tôt, il découvre la très riche
bibliothèque d’un de ses oncles,
traducteur de Virgile et Homère
en anglais. A 12 ans, il se met à
composer des poèmes, « de petits
récits stupides ». L’idée d’être écri-
vain commence à le fasciner.
Ses parents divorcent en 1964.
Fou de littérature, notamment
française, qu’il étudie à l’univer-
sité Columbia (New York), Paul
Auster prend le large. Après deux
premiers séjours assez rapides à
Paris en 1965 et 1967, le grand
brun aux cheveux tirés en arrière
s’installe en France en 1971 et y
reste quatre ans.
Il vit de petits boulots, rencon-
tre des peintres et des poètes
comme Jacques Dupin et André
du Bouchet, en traduit certains,
écrit lui-même des poèmes. De
retour à New York, en 1974, il
continue à rédiger des articles
de critique littéraire, quelques
pièces de théâtre, à traduire Sté-
phane Mallarmé, Jean-Paul Sar-
tre ou encore Georges Simenon.
3 FÉVRIER 1947
Naissance à Newark
(New Jersey) Il se cherche. Malgré la naissance
1971-1974 Long séjour de son fils, Daniel, en 1977, la
en France période est éprouvante. Son
1979 Mort de son père mariage avec l’écrivaine Lydia Da-
1981 Rencontre avec vis se désagrège, l’argent man-
l’écrivaine Siri Hustvedt que, le roman policier sur une ex-
1982 Premier livre publié, star du base-ball qu’il veut pu-
« L’Invention de la soli- blier sous pseudonyme est re-
tude » (Actes Sud) fusé. Il touche le fond.
1993 Prix Médicis étran-
ger pour « Léviathan » Les rues de Brooklyn
(Actes Sud) Survient la mort subite de son
2018 « 4 3 2 1 » (Actes père. Un choc, et un déclic. Trois
Sud) semaines plus tard, il couche sur
2022 Mort de son fils, le papier les premières phrases
Daniel, d’une overdose de L’Invention de la solitude. La
d’héroïne prose coule comme naturelle-
30 AVRIL 2024 Mort ment. Lui-même sort peu à peu
à New York du brouillard. En 1981, il rencon-
tre une jeune Américaine, Siri
Hustvedt, lors d’une lecture dans
une librairie, un coup de foudre
qui durera jusqu’à sa mort. Ils se
marient l’année suivante, et
auront ensemble une fille, So-
phie, quelques années plus tard.
C’est aussi en 1982 que sont pu-
bliés L’Invention de la solitude, le
roman policier Fausse balle signé
Paul Benjamin, et un recueil de
textes critiques, L’Art de la faim.
Le succès n’est pas immédiat, et
son premier roman sous son pro-
disparitions | 21
En 1998, à Paris.
LUDOVIC CARÈME/AGENCE VU
pre nom, Cité de verre, est refusé
par dix-sept éditeurs. Mais Paul
Auster s’obstine et s’installe pro-
gressivement dans le paysage lit-
téraire. Tout en obtenant un poste
de professeur d’écriture puis de
traduction à Princeton, il publie
ses premières fictions, trois récits
dont les personnages enquêtent
sur eux-mêmes à la manière de
détectives. Ils seront ensuite ras-
semblés sous le titre Trilogie new-
yorkaise. Suivent Le Voyage
d’Anna Blume, Moon Palace, qui
lui apporte enfin la reconnais-
sance américaine, et La Musique
du hasard. En 1993, Paul Auster
obtient une consécration en
France, son « deuxième pays », où
le prix Médicis étranger cou-
ronne Léviathan.
Année après année, Paul Auster
s’impose dès lors comme un
auteur américain majeur, recon-
naissable à sa langue limpide,
ses personnages souvent margi-
naux, flottants, ses intrigues
étonnantes, et les rues de Broo-
klyn qui lui servent de décor.
C’est aussi dans ce quartier aux
mille et une langues, celui où il
habite une jolie maison de pierre
brune avec Siri Hustvedt, leurs
enfants et leur chien, qu’il aide
Wayne Wang à tourner deux
films coup sur coup, Smoke (Ours
d’argent à Berlin en 1995) et Broo-
klyn Boogie (1995), dont il signe
les scénarios. Lui qui, à Paris, avait
tenté sans succès d’entrer à l’Ins-
titut des hautes études cinémato-
graphiques, devient officielle-
ment réalisateur en 1998, avec
Lulu on the Bridge. Il réalise en-
core La Vie intérieure de Martin
Frost en 2007.
Les œuvres de Paul Auster frap-
pent surtout par la maîtrise de la
narration dont il fait preuve. Qui,
mieux que lui, sait raconter des
histoires ? Ses premières phrases
sont des modèles du genre. D’em-
blée, il immerge le lecteur dans le
grand bain de la fiction ou de
l’autobiographie, et lui pose un
défi, une énigme, qu’il faudra des
centaines de pages pour résou-
dre… ou non : « C’est un faux nu-
méro qui a tout déclenché, le télé-
phone sonnant trois fois au cœur
de la nuit » (Cité de verre, 1987),
« J’avais douze ans la première fois
que j’ai marché sur l’eau » (Mr Ver-
tigo, 1994), ou encore « Tout le
monde le croyait mort » (Le Livre
des illusions, 2002).
Secret de famille
Ecrire, trouver le mot juste, n’a
rien de facile pour lui : « C’est
comme si on m’arrachait une dent
tous les jours », confie-t-il, lui qui
passe une bonne part de ses jour-
nées devant son antique ma-
chine à écrire des années 1950,
son crayon à portée de main,
comme un moine copiste « dans
le scriptorium » (2008). Mais sa
technique lui permet des projets
audacieux. A l’image de 4 3 2 1, son
plus long texte (plus de 1 000 pa-
ges), dans lequel il raconte les
quatre vies possibles d’un certain
Archie Ferguson, né comme lui
en 1947 et petit-fils d’un juif russe
arrivé à New York le 1er jan-
vier 1900. Un vertigineux roman
gigogne sur l’identité, le hasard et
les jeux du destin, trois obses-
sions de l’écrivain.
Dans Pays de sang (2023), un
essai historique et politique
contre la violence par arme à feu
aux Etats-Unis, illustré par des
photos de son gendre Spencer
Ostrander, c’est avec sa propre
histoire familiale que ce démo-
crate engagé capte l’attention. Il y
raconte comment sa grand-mère
paternelle a assassiné son mari
en 1919, un secret de famille dé-
couvert tardivement. L’arme du
crime était cachée sous le mate-
las du père de Paul Auster. La
mort faisait bien partie de la vie,
« depuis le début ».
Elle se rappelle violemment à
Paul Auster en 2022. En avril, son
fils photographe, Daniel, est ar-
rêté et accusé d’homicide invo-
lontaire à la suite du décès de sa
fille de 10 mois par intoxication
au fentanyl et à l’héroïne. Il meurt
dix jours plus tard d’une « over-
dose accidentelle » d’héroïne. Puis
c’est l’écrivain lui-même, grand
amateur de cigarillos, qui doit af-
fronter un cancer.
Pourquoi écrire ? Pour mille rai-
sons. Pour exister, « faire ressen-
tir ce que c’est qu’être vivant »,
suggérait Auster : « La vie est à la
fois merveilleuse et horrible, et
ma tâche est de capturer ces
moments-là. » Mais aussi pour
mesurer l’impact des mots.
Frappé par l’anecdote sur l’auto-
graphe raté de Willie Mays, un
lecteur avait ainsi fini par trans-
mettre à Paul Auster une balle
de base-ball dédicacée par le
champion américain, rapporte
Gérard de Cortanze dans Paul
Auster’s New York (Le livre de po-
che, 2004). Comme un message
qui aurait mis des dizaines d’an-
nées à parvenir à destination. Ce
qu’un crayon peut produire,
même absent… p
denis cosnard
22 | carnet 0123
VENDREDI 3 MAI 2024

Marie-Claire Chabal, née Périllier, Hélène, Cécile et Olivier, Florence, Frédéric et Fabienne, A notre enfant chérie
Véronique Chabal-Emery, Catherine ses enfants, Annie et Olivier, Olivier (†),
Chabal, Jean-Paul Chabal, et leurs conjoints, ses enfants et leurs conjoints, Marion.
Noé, Eolia, Ruby, Zélie et Ilana, Claire et Antoine, Natacha et Dorian,
en vente Ses petits-enfants
ses petits-enfants, Samuel, Gabrielle, Louis, Paul,
Et ses arrière-petits-enfants,
actuellement Le Carnet La famille Pierrot, ses petits-enfants et leurs conjoints, Avec tellement de peine.
Alice, Mathilde et Abby,
ont la tristesse de faire part du décès ont la très grande tristesse d’annoncer ses arrière-petites-illes, Avis de messe
En kiosque de leur époux, père, grand-père et le décès, survenu le 18 avril 2024, de
Vous pouvez nous faire arrière-grand-père, âgé de quatre- ont la profonde tristesse de faire part Le 7 mai 2009,
Françoise DOUBRE, du décès de
parvenir vos textes vingt-quatorze ans, née QUIGNARD,
professeure de Lettres modernes Julie
HORS-SÉRIE

M. Jean CHABAL. Mme Denise RISLER,

soit par e-mail :
1944
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
DES DÉBARQUEMENTS
À LA LIBÉRATION DE LA FRANCE d’abonné ou de membre
Il repose au cimetière protestant
de Lasalle (Gard).
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
dans sa quatre-vingt-unième année,
en lycées de banlieues,
inlassable militante en faveur
survenu dans sa quatre-vingt-treizième nous a quittés, terrassée par la
des droits de l’homme,
année, le 25 avril 2024. maladie, à l’âge de quatorze ans.
de l’égalité femmes-hommes,
du progrès social,
ancienne élue de gauche La famille rappelle à votre souvenir Depuis quinze ans, malgré
de la municipalité de Palaiseau, son époux, l’absence, Julie demeure chaque jour
avec nous.
Pierre RISLER,

de la SDL) M Marie-Claire Chabal,

me
Pour Julie Bancel, nous nous
Un dernier hommage lui sera et leur ils,
88, rue de Bagnolet, retrouverons tous par la pensée et la
Hors-série 75020 Paris.
rendu en l’église Saint-Martin de
messe sera dite en l’église Saint-
soit sur le site : Palaiseau (Essonne), le vendredi Olivier.
3 mai, à 15 h 15, suivi de l’inhumation Jacques-du-Haut-Pas, 252, rue Saint-
HORS-SÉRIE
https://carnet.lemonde.fr Frédérick, au cimetière de la commune. Une cérémonie a eu lieu le jeudi Jacques, Paris 5e, le mardi 7 mai 2024,
son ils, 2 mai, au temple Saint-Jean à Belfort, à 19 heures.
L’équipe du Carnet La famille, les amis, seront ensuite suivie de l’inhumation à Mulhouse.
Johana,
accueillis au 7, boulevard Nicolas-
Dominique Farge et Jean-Louis
L'histoire
derrière
la BD
par reviendra vers vous sa petite-ille, Samson, à Palaiseau. Cet avis tient lieu de faire-part et
Bancel,
racontée r

André Obis
son auteu

dans les meilleurs délais de remerciements.

Et l’équipe du théâtre de la Dons bienvenus au profit du ses parents,
pour vous confirmer Huchette, Secours populaire français, du famillerisler@gmail.com Baptiste Bancel,
Planning familial ou de la FCPE. son frère,
la parution. ont le chagrin de faire part du décès Jeanine Porte,
Alain Salles et Isabel Salles-Malsang,
En partenariat avec
de Les familles Essevaz-Roulet, Sylvie Salles-Mancebo et François sa marraine,
Wallon, Thiard, Guffond, David, Mancebo, Ses ami(e)s de Sévigné.
Hors-série carnet@mpublicite.fr Baudier, Martin et Lavenne,
Roger DEFOSSEZ, ses enfants,
https://carnet.lemonde.fr Marguerite et Suzanne Salles,
ont la douleur de faire part du décès
ses petites-illes,
Signature
survenu à l’âge de quatre-vingt-onze de
ans. Les éditions du Canoë publient
AU CARNET DU «MONDE» Agnès ESSEVAZ-ROULET, ont la tristesse d’annoncer le décès
« Soixante-huit » de Gil Ben Aych.
née WALLON, de
Acteur et auteur de nombreuses Signature le 14 mai 2024, chez
LE Naissance pièces de théâtre, il est l’acteur qui Simone SALLES, Delamain, libraire à Paris.
FASCINANT survenu le 27 avril 2024, à Saint-Rémy-
a joué plus de six mille fois le rôle lès-Chevreuse, à l’âge de soixante-
NOMBRE Dès ma naissance, le 22 avril 2024, survenu le vendredi 26 avril 2024,
VIVANTE ÉNIGME
de M. Smith dans la pièce de Ionesco dix-neuf ans. Communication diverse
MATHÉMATIQUE
je vous envoie mon premier sourire La cantatrice chauve. à Paris,
Les obsèques auront lieu au à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Isaure DELPUECH. cimetière de Poisy (Haute-Savoie), le
Ses obsèques ont eu lieu le 25 avril
samedi 4 mai, à 10 h 30. Sa famille
2024, en présence de sa famille et de
Hors-série Félicitations à ses parents, ses amis. Contact : ber@ruevisconti.com
a le regret d’annoncer le décès de
Faustine et Pierre DELPUECH.
HORS-SÉRIE
Michèle Delattre, Geneviève, Pierre André URSAULT,
son épouse son épouse,
UNE VIE, UNE ŒUVRE

ÉDITION
Maryvonne SALUN,
2024
Émile Patricia et Guy DELPUECH, Ainsi que ses enfants, Aurélie, Cécile, Florence, survenu le 28 avril 2024, dans sa Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Zola ses illes, quatre-vingt-dix-huitième année, à
Les combats
d’un écrivain sont comblés. Noam, Milan, Marthe, Avril, Céleste,
ont la tristesse de faire part du décès son domicile. Les bénévoles de SOS Amitié
ses petits-enfants
de et leurs papas, écoutent
Décès Plutôt que des fleurs et des
par téléphone et/ou par internet
couronnes, vous pouvez faire un don
Sa famille M. Michel DELATTRE, ont le chagrin d’annoncer le décès de à Eau et Rivière de Bretagne. ceux qui soufrent de solitude,
Vu par Clemenceau, Jaurès, Aragon, Mendès France, Taubira…
de mal-être et peuvent avoir
survenu le 25 avril 2024, au Crès, M. Alain LABÉ, des pensées suicidaires.
Hors-série a l’immense tristesse de faire part de professeur Anniversaires de décès
la disparition de dans sa quatre-vingt-sixième année. d’histoire-géographie érudit,
chevalier Il y a dix ans, le 3 mai 2014, Nous recherchons des écoutants
Une cérémonie civile a eu lieu ce de l’ordre des Palmes académiques, disparaissait bénévoles
Jacquie AVEZOU,
HORS-SÉRIE

2 mai, à 11 h 30, au funérarium de maire d’Orange sur toute la France.

LES SECRETS DU PHARAON née BOS-ALESSANDRI, et président des Chorégies
Montpellier. Gabriel AUER. L’écoute peut sauver des vies
de 1989 à 1995,
et enrichir la vôtre !
survenue le 21 avril 2024. humaniste passionné d’arts Que ceux qui l’ont aimé aient une
Neuilly-sur-Seine. Marseille. et de culture Choix des heures d’écoute,
pensée pour lui.
et nourri par le goût formation assurée.
Elle repose auprès de sa ille, de la transmission,
Les familles Deluy-Kermiche, Deluy,
Lefrançois, Albinet, En IdF RDV sur
Ludivine, survenu à Montélimar, le 25 avril 2024, Pierre VERDURON, www.sosamitieidf.asso.fr
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à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. 12 mars 1936 - 3 mai 2017.

édition spéciale
font part du décès de En région RDV sur
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Hors-série Monique,
Mme Annik DELUY, sa compagne, tu serais toujours là.
Sabine et Emmanuelle, née PETTIER, Elise et Bertrand,
ses illes, épouse de ses enfants, Hoon. Société éditrice du « Monde » SA
100 GRILLES
Judith, Pierre et Pérel, Maurice DELUY Ariane et Victor, Président du directoire, directeur de la publication
ses petits-enfants, Louis Dreyfus
ses petits-enfants, (1915-2001), Souvenirs Directeur du « Monde », directeur délégué de la
Marie-Hélène et Olivier,
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 9

Emmanuel Collé, publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio

son gendre,
ont le regret d’annoncer le décès de
Mayotte BOLLACK,
latiniste, helléniste, traductrice,
Magazine
survenu à l’âge de quatre-vingt-quinze
survenu à Marseille, le 27 avril 2024,
à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Les obsèques auront lieu le
vendredi 3 mai, à 14 h 15, en l’église
de Saint-Mitre, à Marseille 13 e,
suivie de l’inhumation à 17 heures,
au cimetière de Mallemort (Bouches-
du-Rhône).
sa sœur et son beau-frère,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Alain MIGNOT,
professeur de droit
à l’université de Poitiers,
survenu à l’âge de soixante-dix-sept
ans.
Le 2 mai 1984, à l’âge de vingt ans, Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard,
Bruno HUBERT Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis
Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
quittait la vie. Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services
Nicole et Étienne-Alain Hubert, abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
ses parents,
Agnès Pezzana,
Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
sa sœur, Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel

Collection
ans. Denis Hubert, Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
Un moment de recueillement aura son frère,
« Depuis ses jeunes années où Direction artistique Emmanuel Laparra
L’inhumation aura lieu le 4 mai lieu le lundi 6 mai 2024, à 14 h 30, au Infographie Delphine Papin
elle travaillait dans la presse, elle a espèrent que ceux qui l’ont connu et Directrice des ressources humaines du groupe
cimetière de Chilvert, à Poitiers.
CHEFS -D’OEUVRE 2024, à 15 heures, au cimetière du eu Le Monde puis La Provence à lire aimé ne l’oublient pas. Emilie Conte
EN M I N I AT U R E Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Montparnasse, 3, boulevard Edgar- jusqu’au dernier jour », Alain-Marc, Cet avis tient lieu de faire-part et Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
Quinet, Paris 14e. son ils. de remerciements. etiennealainhubert@wanadoo.fr présidente, Gilles Paris, vice-président

vos dédicaces
Dès mercredi 1er mai,
le volume n° 13 se signent dans les pages
Carnet du
THÉRÈSE RAQUIN

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 | 23
IDÉES
0123
VENDREDI 3 MAI 2024

A
la veille de son accession au
poste de secrétaire général du
Parti communiste chinois (PCC)
[en 2012], les libéraux mettaient
tous leurs espoirs en Xi Jinping. En effet,
pour la première fois, un membre de la
génération des jeunes instruits, le fils
d’un dirigeant réprimé par Mao Zedong
en 1962, accédait au pouvoir suprême.
Dans une interview donnée au journal
Zhonghua er nü en 2000, celui qui n’était
alors que le gouverneur de la province
du Fujian racontait ses persécutions
pendant la Révolution culturelle :
« J’avais été expulsé du lycée pour enfants
de hauts cadres du parti et attrapé par des
gardes rouges (…) qui m’accusèrent de
toutes sortes de mauvaises choses. On me
qualifia de chef de gang parce que j’étais
têtu et parce que je disais que je n’avais
rien fait de mal. » Envoyé à la campagne,
il s’enfuit à Pékin, puis y fut de nouveau
renvoyé. Fils de contre-révolutionnaire,
il a connu les souffrances des familles de
« catégories noires » ; sa demi-sœur s’est
suicidée pour échapper aux persécu-
tions. Son père, ferme partisan de
l’ouverture, aurait condamné l’interven-
tion de l’armée contre le peuple en 1989.
De là la bonne image dont il jouissait
dans les milieux libéraux. Ajoutons que
l’une de ses premières actions consista à
supprimer la « rééducation par le tra-
vail », que demandaient nombre d’intel-
lectuels progressistes. Quelle ne fut donc
pas leur surprise dans les mois qui suivi-
rent son installation au pouvoir ! Un peu
à la manière de Staline, Xi Jinping avait
été promu parce qu’il semblait inoffensif
et semblait ne guère avoir de caractère.
Chaque faction pensait pouvoir facile-
ment le manipuler et éviter un affronte-
ment fratricide. C’était une erreur : de
fait, Xi avait compris que pour arriver au
sommet de l’appareil il fallait éviter d’af-
firmer des opinions claires. Mais, une
fois nommé secrétaire général, il n’hésita
pas à s’affirmer. S’inspira-t-il de la politi-
que populiste du chef de la municipalité
de Chongqing, Bo Xilai ? En lançant une
grande campagne contre la corruption
(da hei) et en chantant la vocation révolu-
tionnaire du PCC (avec les chansons
« rouges » chang hong), ce dernier avait,
en effet, acquis une grande popularité.
Jean-Philippe Béja
Xi Jinping ressemble bien plus
à Staline qu’à Mao Zedong
Avant la visite d’Etat du président de la République populaire de
Chine, prévue en France les 6 et 7 mai, le sinologue analyse comment
Xi Jinping a renforcé son contrôle de l’appareil d’Etat en s’appuyant
sur la bureaucratie et sur une surveillance accrue de la population
Ainsi, tandis que les libéraux pensaient
que Xi Jinping suivrait la politique de
Wang Yang – le secrétaire du Guangdong
qui avait négocié avec des paysans révol-
tés et tolérait l’existence d’ONG –, c’est
bien plutôt de Bo Xilai qu’il semble s’être
inspiré. Et, depuis, il est même allé beau-
coup plus loin que Bo : pendant son pre-
mier mandat, il a notamment lancé une
campagne contre la corruption qui lui a
permis de se débarrasser de ses éven-
tuels rivaux en même temps que des di-
rigeants qui avaient provoqué le discré-
dit du PCC dans la population en raison
de leur enrichissement. Il a confié la di-
rection de ce combat à la commission
centrale d’inspection de la discipline du
parti, devenue une véritable Tchéka, qui
ne se gêne pas pour arrêter de hauts diri-
geants et les enfermer sans procès.
Fascisme à la chinoise
Pour renforcer son contrôle sur le PCC, il a
créé d’innombrables commissions qui
chapeautaient ses institutions et qu’il
présidait, marginalisant le gouvernement
dirigé par Li Keqiang et allant à l’encontre
de la politique de Deng Xiaoping, qui in-
sistait sur la division du travail entre le
parti et le gouvernement pour éviter les
errements de la Révolution culturelle.
Aujourd’hui, les organes du gouverne-
ment n’ont pratiquement plus de pou-
voir, et ce sont les comités du parti qui
élaborent et mettent en œuvre les politi-
ques décidées par le nouveau timonier.
Pour être sûr d’imprimer sa marque à la
Chine, Xi a élevé sa pensée (la pensée de
Xi Jinping sur le socialisme aux couleurs
de la Chine pour la nouvelle ère) au ni-
veau d’idéologie directrice, et l’on n’en-
tend plus un discours qui ne commence
par une citation du nouveau timonier.
DES CITOYENS
SONT DESCENDUS
DANS LES RUES
POUR DÉNONCER
LA CENSURE
IMPITOYABLE
QUI EMPÊCHE TOUTE
EXPRESSION LIBRE
Enfin, s’émancipant des directives de
Deng Xiaoping, qui avait souhaité limiter
le nombre de mandats du secrétaire gé-
néral à deux afin d’éviter le retour d’un
Grand Timonier, il s’est accordé un troi-
sième mandat au 20e congrès du PCC,
en 2022. Le culte de la personnalité qu’il a
mis en œuvre est inédit depuis Mao.
Il s’est également attaqué au mouve-
ment des droits civiques en organisant
en juillet 2015 une rafle d’avocats, dont
bon nombre ont été condamnés à de
lourdes peines de prison. En 2016, une loi
sur les ONG leur a pratiquement interdit
de recevoir des fonds de l’étranger, et
leur a imposé de telles conditions juridi-
ques pour s’enregistrer qu’il n’en reste
presque plus. Les grands entrepreneurs
privés comme Jack Ma, le fondateur d’Ali-
baba (prédécesseur d’Amazon), ont été
intimidés et sommés d’exprimer leur
soutien au PCC et au nouveau chef. De-
puis l’arrivée au pouvoir de Xi, les entre-
prises privées doivent d’ailleurs compor-
ter une cellule du PCC ; dans les entrepri-
ses d’Etat, le secrétaire du comité du
parti exerce à nouveau l’essentiel du
pouvoir, marginalisant le directeur. Des
centres d’étude de la pensée de Xi Jinping
ont été créés dans les universités. Ce pou-
voir arbitraire s’est enfin manifesté le
plus clairement pendant la période du
Covid-19, provoquant de sérieuses pro-
testations en novembre 2022 : n’en pou-
vant plus de l’omniprésence du parti,
des citoyens sont descendus dans les
rues des grandes villes en brandissant
des feuilles blanches pour dénoncer la
censure impitoyable qui empêche toute
expression libre, tandis que certains re-
vendiquaient leurs droits et deman-
daient la démission du numéro un.
On compare souvent Xi Jinping à Mao
Zedong. De fait, Xi ressemble bien plus à
Staline qu’au Grand Timonier : quand
Mao faisait appel aux « masses » pour éli-
miner ses rivaux sans craindre de provo-
quer le chaos, Xi établit son contrôle par
les voix bureaucratiques, s’appuie sur les
institutions et sur une surveillance de la
population renforcée par les nouvelles
technologies. Comme Staline, il n’hésite
pas à réprimer l’usage des langues des
minorités nationales en envoyant des
centaines de milliers de suspects dans
des camps de rééducation (pardon, de
formation professionnelle) et en répri-
mant l’enseignement de leur langue,
sans parler de leur pratique religieuse. Xi
est même parvenu à provoquer des
manifestations nationalistes dans une
Mongolie-Intérieure qui n’avait pas
connu de révoltes depuis 1949.
Aujourd’hui, la Chine semble calme.
Pourtant, l’épisode du Covid-19 a con-
duit une grande partie des citoyens à
perdre toute confiance dans les capaci-
tés du parti et du nouveau timonier à
résoudre les défis posés au pays. Le ren-
forcement du contrôle du PCC sur la
société, en éliminant tout espace d’auto-
nomie sociale et en instaurant une sorte
de fascisme à la chinoise fondé sur le na-
tionalisme et l’exaltation d’une culture
traditionnelle rêvée, ne saurait suffire à
calmer les attentes d’une population
qui, quoi qu’on en pense, aspire à parler
librement et à vivre en paix. p
Jean-Philippe Béja est sinologue
et politologue, directeur de recherche
émérite au CNRS-CERI/Sciences Po.

Monsieur Macron, agissez pour faire lever la peine de mort

de Toomaj Salehi prononcée par la République islamique d’Iran
Un collectif d’artistes, écrivains et militants des droits humains, dont l’actrice Golshifteh Farahani et la dessinatrice Marjane Satrapi,
interpelle le président de la République pour sauver le rappeur condamné pour son soutien au mouvement Femme, vie, liberté

M
onsieur le Président de
la République, le
24 avril, les autorités ju-
diciaires de la Républi-
que islamique d’Iran annon-
çaient la condamnation à mort
de Toomaj Salehi, rappeur con-
testataire et militant du mouve-
ment Femme, vie, liberté.
« La vraie mort est celle de se ré-
signer au désespoir », nous dit
Toomaj Salehi dans ses textes.
Aussi, nous demandons à la
France de réagir et de porter sa
voix. Le mouvement Femme,
vie, liberté, né après la mort de la
jeune Mahsa Jina Amini, vous le
connaissez, monsieur le Prési-
dent, car vous l’avez soutenu, no-
tamment le 12 novembre 2022,
en accueillant à l’Elysée qua-
tre militantes iraniennes des
droits humains : Masih Alinejad,
Ladan Boroumand, Shima Ba-
baei et Roya Pirayi.
Le même jour, lors de l’entretien
accordé à France Inter, vous avez
dit votre admiration, votre respect
et votre soutien au combat des
Iraniennes et Iraniens, car ce com-
bat est celui des valeurs de notre
devise, celui d’un universalisme
de liberté auquel nous croyons en
France. La réponse de la Républi-
que islamique à ce mouvement
pacifiste et universel a été une ré-
pression cruelle et sans limites.
L’ONG Iran Human Rights a réper-
torié 537 manifestants tués et de
nombreux autres arbitrairement
emprisonnés et torturés. L’une
des armes du régime iranien pour
faire taire les dissidents est la con-
damnation à la peine de mort.
Selon le rapport de l’association
Ensemble contre la peine de mort,
au moins 834 personnes ont été
exécutées en Iran en 2023, mar-
quant ainsi une augmentation de
la peine de mort de 43 % en un an,
le taux le plus élevé depuis 2015.
Le rap, outil politique
Toomaj Salehi, artiste populaire
en Iran, est l’une des figures mar-
quantes de Femme, vie, liberté.
Ce chanteur de rap a pris le risque
de manifester, mais a surtout été
catalyseur des idéaux de cette po-
pulation iranienne avide de li-
berté et de démocratie.
Le rap, que Toomaj manipule
avec ardeur, s’est révélé être un
formidable outil politique dé-
nonçant le totalitarisme du ré-
gime et sa corruption, encoura-
geant le peuple à ne faire qu’un et
à se soulever pour la liberté.
Pour ses prises de position,
Toomaj Salehi a été arrêté le
30 octobre 2022 et sévèrement
torturé dès les premiers jours
de sa détention avant d’être
placé à l’isolement durant plu-
sieurs mois.
Libéré sous caution le 19 no-
vembre 2023, il publie immédia-
tement une vidéo pour dénoncer
les tortures physiques et psychi-
ques dont il a été victime. Avec
un courage inouï, il accuse la cor-
ruption de la justice, qui l’a con-
damné à six ans et trois mois de
prison pour « corruption sur
terre ». Toomaj est de nouveau
LA FRANCE DOIT
ASSUMER SON
RÔLE DE GARANTE
DES VALEURS
DÉMOCRATIQUES ET
ABOLITIONNISTES DE
LA PEINE DE MORT
violemment arrêté le 30 novem-
bre 2023 et condamné, le 24 avril,
à la peine de mort pour les mê-
mes faits qui lui étaient repro-
chés un an plus tôt. A ses côtés,
d’autres opposants sont sous le
coup d’une condamnation à
mort pour avoir pris part aux
manifestations nationales en
soutien au mouvement Femme,
vie, liberté.
Fausses accusations
Ces peines sont un signal de ter-
reur envoyé par la République is-
lamique, qui s’ancre dans une
systématisation de la violence
contre son peuple, mais égale-
ment à l’égard des pays prônant
les valeurs démocratiques. Con-
tre son peuple d’abord, car, de-
puis le mois de mars, la Républi-
que islamique a massivement
redéployé la police des mœurs
dans tout le pays, celle-là même
qui a assassiné Mahsa Jina
Amini, menant ainsi une guerre
acharnée contre les femmes non
voilées, de plus en plus nom-
breuses dans les rues.
Contre les pays démocratiques
aussi, par la « diplomatie des ota-
ges », qui consiste à emprison-
ner des ressortissants occiden-
taux pour en faire une monnaie
d’échange. Ce que vous aviez dé-
noncé en août 2023, alors que
notre pays déplore quatre otages
français innocents détenus dans
les geôles iraniennes : Cécile
Kohler, Jacques Paris, Louis Ar-
naud et Olivier.
Au même titre que la popula-
tion iranienne, nos otages fran-
çais font l’objet de fausses accu-
sations, d’arrestations, de déten-
tion arbitraire, de simulacres
de procès et de condamnations
injustifiées. Or, cette politique
indigne du marchandage d’ota-
ges mène la France à se soumet-
tre au chantage honteux orches-
tré par la République islamique,
muselant ainsi la prise de posi-
tion qui doit être celle de notre
pays prônant le respect des
droits humains.
La France doit désormais assu-
mer son rôle de garante des va-
leurs démocratiques et abolition-
nistes de la peine de mort. Le res-
pect des droits humains ne peut
être une valeur négociable.
Nous, artistes, chanteurs, dessi-
nateurs, musiciens, acteurs, réali-
sateurs, écrivains, militants des
droits humains et personnalités
de la société civile, estimons que
nous avons un rôle à jouer pour
éveiller les consciences.
Nous vous demandons, mon-
sieur le Président, de prendre fer-
mement position contre la politi-
que totalitaire de la République is-
lamique d’Iran en agissant par
tous les moyens politiques et di-
plomatiques pour faire lever défi-
nitivement la condamnation à
mort de Toomaj Salehi et celle des
autres prisonniers politiques con-
damnés au même titre, et pour
obtenir leur libération.
Si la République islamique
d’Iran viole et bafoue les
droits humains, la France, elle,
ne peut s’en accommoder, car
ils sont l’essence même de sa
devise. p
Premiers signataires :
Catherine Deneuve, actrice ;
Golshifteh Farahani,
comédienne ; Gaël Faye,
chanteur ; Agnès Jaoui,
comédienne ; Marjane
Satrapi, dessinatrice. Retrou-
vez la liste complète des signa-
taires sur Lemonde.fr
24 | idées 0123
VENDREDI 3 MAI 2024

Daniel Ludet et Jean-Louis Nadal doivent servir l’objectif de mettre à la dis-

position de la justice, et des citoyens qui
en sont les usagers, des femmes et des
hommes déployant un professionna-
lisme où la liberté est essentielle.

Améliorer la formation initiale des élèves Une loi organique du 20 novem-

bre 2023 a étendu aux magistrats l’appli-
cation de dispositions du statut général
des fonctionnaires relatives à la lutte
contre le harcèlement sexuel ou moral

magistrats face aux possibles abus et les agissements sexistes et concer-

nant les lanceurs d’alerte. Un magistrat
ne devrait dès lors pas subir des situa-
tions de harcèlement ou d’agissements
sexistes ni être réprimé d’une manière
quelconque pour avoir signalé de bonne
« Nous attendons du juge qu’il agisse en femme ou en homme libre », constatent les hauts magistrats foi de telles situations.
après le signalement de « comportements dégradants » par des stagiaires de l’Ecole nationale de la magistrature Des dispositions doivent rendre cette
protection effective. La mise en place
dans les juridictions de référents char-
gés de recueillir, dans la confidentialité,

D
es étudiants magistrats dénon-
cent des abus ». Le Monde du
10 avril faisait ainsi état de ré-
ponses d’élèves (auditeurs de jus-
tice) de l’Ecole nationale de la magistra-
ture (ENM) à un questionnaire du Syndi-
cat de la magistrature sur leur stage en
juridiction. Elles évoquaient en nombre
significatif des difficultés sous la forme
d’un « comportement humiliant ou dé-
gradant » du maître de stage, parfois de
« violences verbales » ou de comporte-
ments « racistes, sexistes, validistes ou
homophobes », de harcèlement, d’un cas
d’« abus sexuel ».
En stage juridictionnel, l’auditeur se fa-
miliarise concrètement avec chacune
des fonctions de juge ou de magistrat du
parquet qu’il pourra exercer à l’issue de
la formation. Il accomplit progressive-
ment les actes que comporte chaque
fonction dans des procédures réelles
avec de « vrais justiciables », leurs avo-
cats, des témoins, sous la supervision du
magistrat chargé de ces procédures, maî-
tre de stage, qui signe les actes et en en-
dosse la responsabilité. C’est essentiel
pour acquérir la maîtrise et l’habileté
nécessaires à un exercice satisfaisant des
fonctions du siège ou du parquet.
Dans chaque juridiction de stage,
l’ENM désigne un magistrat comme di-
recteur de centre de stage. Il affecte les
auditeurs successivement auprès des
maîtres de stage exerçant les différentes
UNE FORMATION
OÙ LES FUTURS
MAGISTRATS
ÉPROUVERAIENT DE
LA PEUR ET TAIRAIENT
DES COMPORTEMENTS
PROBLÉMATIQUES,
CELA INTERPELLE
fonctions judiciaires, veillant à mobili-
ser ses collègues les plus disponibles
quant à leur charge de travail et leur
intérêt pour la formation, leur aptitude
à la relation pédagogique.
La dernière promotion de l’ENM
compte 459 auditeurs. Les « centres de
stage » doivent simultanément ac-
cueillir des futurs magistrats issus
d’autres modes de recrutement. Il faut
aujourd’hui mobiliser des milliers de
maîtres de stage, à la charge de travail
déjà lourde. Comment garantir, alors,
un stage aux apprentissages « techni-
ques » inscrits dans une relation péda-
gogique dense, ouverte aux échanges,
au dialogue ?
L’ENM, contrainte d’élargir son choix
des maîtres de stage, devra veiller au ca-
dre déontologique de la relation de for-
mation. Le respect, par les magistrats, de
leur déontologie exposée dans le recueil
des obligations déontologiques établi
par le Conseil supérieur de la magistra-
ture (CSM) implique des relations em-
preintes de délicatesse avec les justicia-
bles, les témoins, les auxiliaires de jus-
tice notamment, et un comportement
respectueux de la dignité des personnes
et attentif à l’écoute de l’autre. Ces princi-
pes ne peuvent être délaissés dans la
relation de formation.
Selon l’article du Monde, les auditeurs
« ont peur des conséquences sur leurs
évaluations finales, et préfèrent donc se
taire ». Une formation où les futurs ma-
gistrats éprouveraient de la peur et tai-
raient des comportements problémati-
ques, cela interpelle. Voudrions-nous,
en tant que citoyens, potentiels justicia-
bles, être face à des juges qui ont peur,
des magistrats craintifs ?
Dans son livre Les Libertés à l’abandon
(Seuil, 1975), Roger Errera, conseiller
d’Etat qui sera membre du CSM et du
conseil d’administration de l’ENM après
avoir, dans sa jeunesse, dialogué avec
Hannah Arendt, disait : « La liberté du
juge est fondamentale parce qu’elle con-
tribue à protéger les autres libertés. » For-
mer un magistrat, particulièrement un
juge, c’est le préparer à l’exercice de
cette liberté.
Nous attendons du juge qui doit déci-
der sur nos situations personnelles,
familiales, économiques, sociales, sur la
protection de notre vie privée et de notre
liberté individuelle, qu’il agisse en
femme ou en homme libre. Cette liberté
doit, certes, s’accompagner de prudence,
mais au sens que lui donnent, selon le
philosophe André Comte-Sponville, les
anciens : la prudence comme « vertu du
risque et de la décision » (Petit traité des
grandes vertus, PUF, 1995).
Recueillir les informations sur des abus
Des auditeurs rattachent leur peur, le si-
lence qu’ils gardent sur des abus, au fait
d’être évalués en permanence, et aux
possibles conséquences d’une libre pa-
role pour leurs évaluations finales. Ils
pointent l’absence, en stage, de « per-
sonnes à qui se confier de manière libre »,
l’impossibilité de s’adresser à quelqu’un
de « neutre ».
La suppression du classement final
gouvernant le choix du premier poste de
magistrat n’est pas un sujet tabou, mais
elle ne ferait pas disparaître toute évalua-
tion. La formation initiale des magistrats
est, selon leur statut, probatoire. Elle
comporte in fine la vérification de l’apti-
tude à exercer les fonctions de magistrat.
Mais les modalités d’évaluation retenues
les informations sur des abus pourrait y
contribuer et offrir ainsi aux auditeurs
la ressource d’une écoute neutre de leur
parole libérée.
De possibles abus dans le déroule-
ment de la formation des futurs magis-
trats questionnent sur la façon dont
nous seront assurées, en tant que justi-
ciables, la garantie de nos droits, celle
de notre liberté individuelle, principes
constitutionnels. Cela appelle, de la part
de l’ENM, de son conseil d’administra-
tion présidé par les deux plus hauts ma-
gistrats de notre pays, et du CSM, sur
lequel repose l’effectivité de la garantie
de l’indépendance judiciaire, vigilance
et imagination pour apporter les correc-
tions, les améliorations, voire les inno-
vations que peut appeler la formation
initiale des magistrats. p
Daniel Ludet est conseiller honoraire
à la Cour de cassation, ancien direc-
teur de l’Ecole nationale de la magis-
trature et ancien membre du Conseil
supérieur de la magistrature ; Jean-
Louis Nadal est procureur général
honoraire près la Cour de cassation.
Il a été, entre 2014 et 2020, le premier
président de la Haute Autorité pour
la transparence de la vie publique

Vincent Filhol et Raphaël Gauvain Donnons enfin une véritable

impulsion politique à la lutte contre la corruption
Alors que le coût de la corruption en France est estimé à 120 milliards d’euros par an selon l’association Anticor, l’ancien vice-procureur
au Parquet national financier et l’ancien député proposent la création d’un comité interministériel dévolu à cet « enjeu démocratique majeur »

L’
Agence française anticor-
ruption (AFA) est sur le
point de rendre public son
nouveau plan national plu-
riannuel de lutte contre la corrup-
tion pour la période 2024-2027.
Ce plan doit fixer les objectifs
à atteindre, en les assortissant
de mesures concrètes et d’indica-
teurs permettant d’en suivre
l’évolution. Quels que soient ses
qualités et le volontarisme dont
elle fait preuve aujourd’hui,
l’AFA ne peut porter, à elle seule,
la stratégie de la France en ma-
tière de lutte contre la corruption.
Les organisations internationales
et la société civile demandent à
notre pays depuis de nombreuses
années que la lutte contre la cor-
ruption soit portée comme une
politique publique à part entière,
relevant de la responsabilité du
gouvernement.
L’Organisation de coopération
et de développement économi-
ques et le Groupe d’Etats contre la
corruption (Greco) l’ont très ré-
cemment rappelé, à l’occasion de
deux nouveaux rapports sévères
publiés ces dernières semaines
demandant à la France de donner
une impulsion politique plus
forte à ce sujet, à travers une ap-
proche globale. A cette fin, l’une
des premières mesures à prendre
est de mettre en place un comité
interministériel consacré à la
lutte contre la corruption, ainsi
que le proposait le rapport parle-
mentaire de 2021 sur l’évaluation
de la loi Sapin 2. Il devra être pré-
sidé par le premier ministre, et
réunir les différents ministres, di-
recteurs d’administration et
autorités administratives concer-
nées. Outre le portage politique,
le comité interministériel per-
mettra une meilleure coordina-
tion administrative et un partage
régulier d’informations entre les
principaux acteurs publics.
Actuellement, l’AFA a un champ
d’action strictement défini, tan-
dis que d’autres administrations
sont chargées de lutter contre
la corruption dans le cadre de
leurs compétences respectives.
Ce maillage administratif com-
plexe nuit à l’efficacité de l’action
publique, et empêche l’identifi-
cation de la lutte contre la cor-
ruption comme une politique
publique à part entière, mise en
œuvre par le gouvernement, et
dont il doit rendre compte de-
vant le Parlement.
Que l’on observe les stratégies
déployées par des pays affichant
une ambition similaire en la ma-
tière : le sujet de la lutte contre la
corruption est porté au plus haut
niveau politique, et coordonné
au niveau national indépendam-
ment des contingences internes
propres à chaque Etat.
Cette nouvelle impulsion poli-
tique est d’autant plus indispen-
LA CORRUPTION
EST UN CANCER
QUI RONGE
LA CONFIANCE
DES CITOYENS
DANS L’ACTION
PUBLIQUE
sable à l’heure actuelle que la
priorité doit désormais être don-
née au renforcement des obliga-
tions des acteurs publics, tout
particulièrement pour le gouver-
nement, le Parlement et les col-
lectivités locales.
Attitude passive
L’évaluation parlementaire de la
loi Sapin 2 de 2021 avait tiré la
sonnette d’alarme sur ce point,
faisant le constat que la corrup-
tion constituait toujours un sujet
très sensible pour les acteurs pu-
blics (parfois de l’ordre du tabou)
avec une faible mise en œuvre
des mesures de prévention, per-
çues comme une surcharge ad-
ministrative inutile.
Cette attitude passive, qui s’ac-
compagne d’affaires largement
médiatisées et judiciarisées, est
un terreau favorable aux forma-
tions extrémistes et populistes.
Elle nourrit leurs discours de rejet
d’une classe dirigeante qui serait
corrompue et abreuvée d’avanta-
ges indus. Maire, conseiller dé-
partemental ou régional, député
ou sénateur, tous sont touchés et
interpellés quotidiennement.
La corruption est un cancer qui
ronge la confiance des citoyens
dans l’action publique. Elle nuit
aux plus fragiles, réduisant l’ac-
cès aux services essentiels. Il faut
y mettre un terme, et enfin don-
ner une véritable impulsion poli-
tique au plus haut niveau de l’Etat
à la lutte contre la corruption.
Le coût de la corruption en
France serait de 120 milliards
d’euros par an, selon l’association
Anticor. Si des progrès considéra-
bles ont été réalisés en dix ans
avec la création du Parquet natio-
nal financier et de la Haute Auto-
rité pour la transparence de la vie
publique, puis l’adoption de la
loi Sapin 2, ils ne sont pas suffi-
sants. La France n’a guère pro-
gressé depuis, demeurant à la
20e place de l’indice de percep-
tion de la corruption de Transpa-
rency International.
La création de ce comité inter-
ministériel spécifique devra né-
cessairement s’accompagner de
nouvelles mesures législatives
renforçant les obligations de
transparence et de conformité du
secteur public. Un effort budgé-
taire significatif au profit de la
justice financière est également
indispensable. Enquêteurs et ma-
gistrats l’ont récemment légiti-
mement réclamé. Il y a urgence.
L’affermissement de la probité
constitue un enjeu démocratique
majeur pour notre pays. Sans
incarnation politique forte dans
une stratégie ambitieuse et cohé-
rente, cet affermissement pro-
clamé restera lettre morte. p
Raphaël Gauvain est avocat
depuis 2001, et ancien député
(2017-2022). Il est l’auteur
du rapport d’information sur
l’évaluation de la loi Sapin 2
dans le cadre de son mandat ;
Vincent Filhol est avocat.
Il a commencé sa carrière
comme magistrat en 2007
et a exercé comme vice-procu-
reur au Parquet national
financier. Il a récemment été
le chef de la délégation fran-
çaise auprès du Groupe d’Etats
contre la corruption du Conseil
de l’Europe
0123
VENDREDI 3 MAI 2024 idées | 25

L’autorité à l’école passe par un contrat social plutôt que répressif

ANALYSE sciences de l’éducation à l’université Jean-
Monnet-Saint-Etienne.
exercée pleinement et sans accroc. L’idée
fait sourire l’historien de l’éducation Claude
laires et sociales dans certains établisse-
ments nuit à la gestion de classe et au climat

LA CONCENTRATION
DES DIFFICULTÉS
SCOLAIRES
ET SOCIALES
DANS CERTAINS
ÉTABLISSEMENTS
NUIT À LA GESTION
DE CLASSE ET AU
CLIMAT SCOLAIRE
T
u casses, tu répares. Tu salis, tu net-
toies. Tu défies l’autorité, on t’ap-
prend à la respecter. » Gabriel Attal
a fait de cette phrase, prononcée
une première fois lors de son discours de
politique générale, fin janvier, et une se-
conde fois, à Viry-Châtillon (Essonne), pour
ses cent jours à Matignon, à la mi-avril,
l’un des slogans de son action. Le « sursaut
d’autorité » qu’exige le premier ministre
face à la violence de certains adolescents
passe par l’éducation. Mais, même s’il parle
d’« école du civisme » ou de l’autorité
comme « condition d’émancipation », M. At-
tal se place quasi exclusivement sur le
champ répressif. Il met l’accent sur les
sanctions à mettre en œuvre, dès l’école pri-
maire, ou sur une mention à apposer au
dossier Parcoursup d’un élève perturbateur.
Une stratégie de communication qui a tout
du calcul politique à quelques semaines des
élections européennes, où l’extrême droite
est donnée favorite dans les sondages.
Du côté des acteurs éducatifs, le rapport de
force que veut instaurer l’ancien ministre
de l’éducation nationale avec les jeunes
« sur la mauvaise pente » irrite et inquiète.
« Cette vision risque d’avoir un effet inverse à
celui escompté et de créer un fossé encore
plus grand entre éducateur et éduqué. L’auto-
rité se fonde sur une relation de confiance
à instaurer entre l’enseignant et l’élève », juge
Marie Beretti, enseignante-chercheuse en
Demandeurs d’autorité qu’ils savent con-
substantielle à l’acte d’enseigner, les ensei-
gnants en retiennent une autre définition
que celle de Gabriel Attal. Bruno Robbes, pro-
fesseur en sciences de l’éducation à l’univer-
sité Cergy-Paris et spécialiste du sujet, l’expli-
cite : « L’autorité n’a rien à voir avec l’autorita-
risme, qui envisage la relation éducative
dans un rapport domination-soumission.
L’influence de celui qui détient l’autorité tient
précisément au fait que celui sur lequel elle
s’exerce consent à obéir, car il y reconnaît son
intérêt. C’est ainsi que se fonde sa légitimité. »
« Vieille rengaine »
Dans cette perspective, exiger que les élèves
se lèvent à l’arrivée d’un enseignant, comme
le souhaite le premier ministre, fait figure
de mesure cosmétique, voire de remède illu-
soire. L’autorité éducative se construit dans
le temps et avec l’expérience. Les formations
demandées par les enseignants, même che-
vronnés, témoignent de leur besoin d’analy-
ser leurs pratiques à ce sujet, alors que le
temps qui y est alloué dans la formation ini-
tiale s’est réduit au fil des réformes.
Gabriel Attal n’est pas le premier responsa-
ble gouvernemental à prôner un « retour » de
l’autorité à l’école. Son discours rappelle celui
de l’ancien chef de l’Etat Nicolas Sarkozy. Ce
marqueur des politiques de droite repose
sur une vision fantasmée de l’école de la
IIIe République, où cette autorité aurait été
Lelièvre : « C’est une vieille rengaine, particu-
lièrement instrumentalisée. Or, l’autorité à
l’école n’est jamais allée de soi. Sous Jules Ferry,
à la fin du XIXe siècle, bonapartistes et royalis-
tes accusaient l’école républicaine de donner
trop de droits aux élèves. »
Près de cent cinquante ans plus tard, ce dé-
bat surgit une nouvelle fois. Mais plutôt que
d’incriminer sans cesse la jeunesse, il con-
vient de s’interroger sur les évolutions de
la société qui conduisent à troubler l’autorité
à l’école. Ainsi, avec Internet et les réseaux
sociaux, où chacun peut trouver des infor-
mations – vraies ou fausses –, et face à l’émer-
gence de l’intelligence artificielle, l’ensei-
gnant ne peut plus fonder son autorité uni-
quement sur la détention des savoirs.
De même, la société de consommation et
la montée de l’individualisme pèsent sur les
relations entre les parents et les enseignants,
les premiers étant plus enclins à demander
des comptes aux seconds. Enfin, la crise que
traverse l’école publique, le manque d’attrac-
tivité du métier d’enseignant au premier
chef mais aussi le « prof bashing », dont se
plaignent les intéressés, contribuent à un
certain affaiblissement de l’autorité de la
profession. Autant d’éléments qui donnent
parfois l’impression aux équipes éducatives
de ramer à contre-courant.
Outre ces changements sociétaux, l’orga-
nisation même du système éducatif est en
cause. La concentration des difficultés sco-
scolaire. Le sujet a tout d’un impensé social
pour Gabriel Attal, qui n’aborde jamais ces
questions.
Le dernier recensement des incidents gra-
ves dans les établissements scolaires par le
ministère de l’éducation nationale est pour-
tant éloquent : si 7 % des collèges et lycées so-
cialement favorisés en déclarent au moins
dix sur l’année scolaire 2022-2023, cette pro-
portion passe à 45 % pour ceux socialement
défavorisés. Ces établissements rassemblent
aussi des enseignants souvent plus jeunes
et moins expérimentés que la moyenne.
L’âge médian des professeurs des collèges
d’éducation prioritaire est de 40 ans, alors
qu’il est de 46 ans hors éducation prioritaire.
Les enseignants restent également moins
longtemps dans ces établissements.
Ces indicateurs établissent le lien entre
autorité et lutte contre les inégalités, un rap-
port dont les politiques publiques ne peu-
vent s’abstraire si elles veulent atteindre leur
objectif et accroître le sentiment de justice.
Alors, plutôt qu’un contrat « de droits et
d’obligations » à signer par les élèves et leurs
familles à chaque rentrée scolaire, comme
le propose le premier ministre, c’est bien
d’un contrat social dont l’école a besoin pour
soutenir l’autorité de ses enseignants. Un
chantier autrement plus complexe que les
mesures proposées à Viry-Châtillon. p
sylvie lecherbonnier
(service société)

CHRONIQUE | PAR ELSA CONESA HONGKONG : HISTOIRE D’UN LENT DÉSAMOUR

Un trou de 21 milliards LIVRE une année à peine pour écraser
Hongkong, en 2019 », écrit-il.
complexe qu’on l’imagine.
En 1991, alors que les médias inter-

dans les caisses de l’Etat P arcourant l’Asie depuis

près d’une quarantaine
d’années, Dorian Malovic,
journaliste à La Croix, est un
amoureux déçu. Comme nombre
Comme souvent dans ce genre
d’ouvrage, les souvenirs les plus
anciens sont les savoureux et
les plus éclairants. Ainsi de ces
Ouïgours croisés dans les années
nationaux ne parlent que de la ré-
pression et de la surveillance poli-
cière, Dorian Malovic – on ne peut
le soupçonner de complaisance
avec le régime communiste – est

L es finances publiques ne sont

pas une science exacte, mais
pas non plus une science oc-
culte. Les phénomènes inexpliqués y
sont rares. C’est pourtant ce qui s’est
produit fin 2023 lorsque les équipes
de Bercy ont dû se résoudre à dévoiler
l’existence d’un trou de 21 milliards
d’euros dans la caisse. Des impôts qui
ne sont pas rentrés comme ils
auraient dû. Ou, du moins, comme
eux l’avaient prévu.
Un décalage de prévision de 21 mil-
liards d’euros, cela reste un fait iné-
dit hors période de crise. C’est à peu
près autant que ce que l’exécutif est
contraint d’économiser cette année.
Cet écart explique le dérapage du dé-
ficit public en 2023 à 5,5 % du PIB
contre 4,9 % prévus, provoquant une
tempête politique à quelques mois
des élections européennes, et ali-
mentant un dangereux procès en
incompétence.
Le ministre de l’économie, Bruno
Le Maire, a promis d’enquêter, et
blâmé pêle-mêle le ralentissement
de l’inflation, qui a pesé sur les recet-
tes de TVA et les cotisations sociales ;
les banques, qui auraient payé
moins d’impôts sur les sociétés ; les
énergéticiens, qu’il n’a pas réussi à
taxer autant que prévu ; leur régula-
teur, qui avait mal estimé ce que se-
raient leurs « superprofits » ; la crise
de l’immobilier, qui a pénalisé les
droits de mutation…
Pour les oppositions, c’est en-
tendu : le gouvernement a ignoré les
alertes de ses propres services, et cel-
les d’experts comme le Haut Conseil
des finances publiques, qui jugeait,
par exemple, que la situation du
marché immobilier aurait un impact
sur les finances publiques supérieur
à ce que le gouvernement anticipait.
Peut-être. Les mêmes reprochaient
ces dernières années à la direction
du Trésor, à Bercy, de sous-estimer
volontairement ses prévisions de re-
cettes fiscales, à la fois pour fabri-
quer de bonnes surprises a poste-
riori, et pour se laisser la possibilité
LES BAISSES D’IMPÔTS,
COMME LES HAUSSES
D’IMPÔTS, PRODUISENT
DES EFFETS QU’IL EST
TRÈS DIFFICILE D’ANTICIPER
de financer discrètement de nouvel-
les dépenses en cours d’année, sans
creuser le déficit. Dont acte.
Le Trésor a bâti ses prévisions de
recettes 2023 sur la base de celles qui
d’Occidentaux de sa génération,
il a longtemps espéré l’ouverture
et la démocratisation de la Chine.
Or, c’est l’inverse qui se produit.
« Je me sens trahi », reconnaît-il.
1990 à l’est de la Chine, et qui,
« profitant de leur statut de mino-
rité et de la crainte qu’ils suscitent
auprès des Chinois, car ils portent
toujours sur eux un long poignard
surtout frappé, lors d’un voyage
dans le sud du pays, par le busi-
ness « légal et illégal » qui domine
tout. Une dynamique qui touche
tous les secteurs de la société et
ont été observées en 2022 et 2021, en Contrairement à ce que le titre de à lame courbe, ont le monopole qui durera une trentaine d’an-
les corrigeant un peu. Le problème, REQUIEM POUR son dernier livre laisse penser, des banques des rues ». Une scène nées. Commentant une visite
c’est que ces deux années se sont HONG KONG. Requiem pour Hong Kong (Bayard, inimaginable aujourd’hui. dans les bas-fonds interlopes de
avérées exceptionnelles, combinant COMMENT LA CHINE « Bayard Récits », 272 p., 19 €) ra- Dalian (province du Liaoning),
un très fort rebond de l’activité A TUÉ HONG KONG conte moins le déclin de cette ré- « L’argent a corrompu les cœurs » en 2012, il conclut : « Le commu-
(6,4 % de croissance en 2021 et 2,5 % de Dorian Malovic, gion administrative spéciale que Mais la Chine a-t-elle « trahi » les nisme est mort, mais l’argent a
en 2022) et une inflation inhabituel- Bayard, 272 pages, ce lent désamour. Occidentaux ou ceux-ci ont-ils corrompu les cœurs. »
lement élevée, très propice aux re- 19 euros Reprenant les notes griffonnées refusé de voir la réalité ? Ainsi, le Un constat que Xi Jinping, au
cettes fiscales. Manque de chance, au cours de ses innombrables re- jour même de la rétrocession de pouvoir depuis 2012, n’est peut-
2023 s’est révélée moins faste. La portages, Dorian Malovic nous re- Hongkong à la Chine, dans la nuit être pas loin de partager. D’où la
puissante direction de Bercy est plonge dans le Hongkong d’avant du 1er au 2 juillet 1997, le tout nou- reprise en main qu’il opère impi-
aujourd’hui accusée d’avoir été trop et d’après la rétrocession, en 1997, veau Conseil législatif, nommé toyablement. Qu’en pensent les
optimiste. S’y est sans doute ajouté mais aussi la Chine de l’après-Tia- par Pékin, vote treize lois restrei- Chinois ? Se sentent-ils trahis ?
un peu de procrastination politique. nanmen, le Tibet de 2013 et le Xin- gnant les libertés, rappelle M. Ma- Ceux-ci « endurent », note pru-
jiang, où le journaliste s’est rendu lovic. Des décisions passées ina- demment l’auteur, ne se faisant
Coup de frein en 2015. Des lieux évidemment perçues à l’époque, mais qui, avec plus aucune illusion. Aucune per-
Ce qui pose une seconde question, pas choisis au hasard. « La Chine a le recul, prennent tout leur sens. sonnalité politique chinoise n’est
plus complexe : est-ce que cet acci- mis cinquante ans pour assassiner L’autre intérêt du livre est de re- aujourd’hui à même de lancer
dent de parcours en est bien un, ou le Tibet, une vingtaine d’années connaître que, dans ce pays-conti- une réforme politique en Chine. p
bien est-ce un nouvel étiage ? En clair, pour massacrer le Xinjiang et… nent, la réalité est toujours plus frédéric lemaître
est-ce que l’argent rentrera mieux
cette année, ou bien les recettes se-
ront-elles durablement plus basses ?
Certains économistes en sont con-
vaincus : ce coup de frein traduit en Criminalité précoce | par sergueï
fait les 55 milliards d’euros de man-
que à gagner annuel pour les caisses
de l’Etat, provoqués par les baisses
d’impôts adoptées depuis 2017, équi-
valent à 2 points de PIB.
Les baisses d’impôts rapportent, ex-
pliquait encore le gouvernement il y
a un an. La preuve, les recettes fiscales
sont supérieures aux prévisions !
L’épisode de la fin 2023 tend plutôt à
montrer que, si les baisses d’impôts
ont un effet sur l’économie, elles ne
s’autofinancent pas.
La réalité, c’est que les baisses d’im-
pôts, comme les hausses d’impôts,
produisent des effets qu’il est très dif-
ficile d’anticiper. Car les entreprises
et les ménages s’adaptent. La gauche
en a fait, elle aussi, l’expérience il y a
un peu plus de dix ans. Son embléma-
tique réforme de la fiscalité du capital
devait rapporter 3 milliards d’euros
par an. Elle a provoqué un mouve-
ment de colère chez les entrepre-
neurs, qui l’a contrainte à y renoncer.
De la même façon, les grands insti-
tuts économiques peinent à montrer
les bénéfices de la suppression de
l’ISF sur l’investissement ou la réo-
rientation de l’épargne. Reste le signal
politique, bien réel. Mais les baisses
d’impôts rapportent-elles politique-
ment ? Sans doute davantage que
20 milliards d’économies. p
26 | 0123 0123
VENDREDI 3 MAI 2024

INTERNATIONAL | CHRONIQUE LA GÉORGIE

AU CŒUR DE
par p hil ip p e r icar d
source étrangère. En Russie, ce dispositif a Européens ne peuvent pas non plus igno-

L’AFFRONTEMENT permis d’éliminer la quasi-totalité des orga- rer que le projet de loi controversé contre-

UE : vingt ans d’un RUSSIE-UE

nisations de la société civile prodémocratie.
Le gouvernement géorgien a réintroduit
ce projet de loi il y a trois semaines, provo-
dit directement leur demande de réformes.
Un haut responsable de la Commission
européenne, Gert Jan Koopman, a été op-
élargissement historique quant la même réaction de rejet d’une par-
tie de la population dont 80 %, selon les
sondages, est favorable à l’adhésion à
portunément dépêché à Tbilissi mercredi
pour le rappeler au premier ministre géor-
gien, Irakli Kobakhidze, avec lequel il a eu
l’Union européenne. Mardi 30 avril, la po- un entretien tendu.
lice antiémeute est violemment intervenue L’influence de Moscou dans cette affaire

L’ LE 1ER MAI 2004, DIX

anniversaire est passé
presque inaperçu, tant
le continent est ébranlé
par le retour de la
guerre sur son sol. L’invasion à
grande échelle de l’Ukraine par la
Russie a de quoi occulter l’un des
succès les plus inespérés et struc-
turants de l’Union européenne :
le grand élargissement de 2004,
qui vient de fêter ses 20 ans. Le
conflit qui s’enlise souligne toute
l’importance de cet événement.
Ce 1er mai 2004, dix pays, dont
trois anciennes républiques so-
viétiques et la plupart des Etats de
feu le bloc de l’Est font leur entrée
dans le club communautaire : la
Pologne, la Hongrie, la Républi-
que tchèque, la Slovaquie, la Slo-
vénie, l’Estonie, la Lettonie, la Li-
tuanie, ainsi que Chypre et Malte,
achèvent un long processus d’ad-
hésion entamé aux surlende-
mains de la fin de la guerre froide.
Roumanie et Bulgarie suivront
en 2007. Dans ces pays, l’enthou-
siasme est réel, tandis que les an-
ciens membres cultivent des sen-
timents ambivalents.
Soutenu par les Etats-Unis, ce
grand élargissement consacre la
victoire de l’Europe de l’Ouest sur
les défunts régimes communis-
tes jadis sous tutelle de l’Union
soviétique, désormais démante-
lée. Il n’en marque pas moins le
début d’un long, et parfois dou-
loureux, processus de réunifica-
tion du Vieux Continent, dans la
foulée de celle de l’Allemagne,
PAYS, DONT TROIS
EX-RÉPUBLIQUES
SOVIÉTIQUES,
ENTRENT
DANS LE CLUB
COMMUNAUTAIRE
Sept. Les différences culturelles et
politiques restent prononcées en-
tre « anciens » et « nouveaux »
membres – des qualificatifs heu-
reusement tombés en désuétude
–, comme l’ont montré depuis
une quinzaine d’années les dé-
bats sur les questions migratoires.
Rares sont les Etats d’Europe
centrale qui ont par ailleurs re-
joint l’euro et l’union monétaire,
pourtant considérée comme
l’étape ultime de l’intégration
européenne. Quelques-uns, à
commencer par la Hongrie de
Viktor Orban, sont au contraire
accusés de dérives illibérales et de
violation de l’Etat de droit.
Mais la Pologne démontre que
cette pente n’a rien d’irréversible.
Depuis le retour au pouvoir de
Donald Tusk en décembre 2023,
après la défaite de la précédente
majorité ultraconservatrice et
europhobe, Varsovie se fait
même un devoir de redoubler
d’ardeur européenne : son minis-
P our la deuxième fois en un peu plus
d’un an, un projet de loi ouverte-
ment antidémocratique jette dans
les rues de la capitale de la Géorgie, Tbilissi,
des dizaines de milliers de manifestants et
menace d’opposer la Russie et l’Union
européenne (UE) sur l’avenir de cette an-
cienne république soviétique du Caucase.
En mars 2023, le gouvernement géorgien,
dominé par le parti Rêve géorgien, fondé
par un oligarque prorusse, l’ex-premier mi-
nistre Bidzina Ivanichvili, avait tenté de
faire adopter un projet de loi sur l’« in-
fluence étrangère », puis l’avait retiré sous
la pression populaire. Ce texte, directement
inspiré de la législation russe, exige des
ONG et associations qu’elles se déclarent
comme « agent de l’étranger » dès lors que
20 % de leur financement provient d’une
HORS-SÉRIE
pour disperser les manifestants rassem-
blés, comme chaque soir depuis le 9 avril,
dans le centre de Tbilissi. Mercredi, sur fond
de nouvelles manifestations, le projet de loi
a été voté au Parlement en deuxième lec-
ture ; un troisième vote doit encore interve-
nir. La présidente de la Géorgie, Salomé
Zourabichvili, très engagée dans la promo-
tion de la vocation européenne de son pays,
a l’intention d’y mettre son veto, mais ce-
lui-ci peut être contourné par le Parlement.
Ce nouvel épisode de tension place
Bruxelles dans une situation délicate. L’UE
a accordé à la Géorgie, en décembre 2023, le
statut de pays candidat qu’elle lui avait re-
fusé en 2022 lorsque ce statut avait été oc-
troyé à l’Ukraine et à la Moldavie. Des con-
ditions portant sur l’introduction de réfor-
mes, notamment dans le domaine
judiciaire et dans celui des médias, ont été
posées pour l’ouverture de négociations
d’adhésion. Soucieux de ne pas voir retom-
ber la Géorgie dans l’orbite russe contraire-
ment aux souhaits de sa population, les
n’est un secret pour personne : M. Ivani-
chvili reste très lié à la Russie, d’où provient
sa fortune. Dans un discours qui aurait pu
être signé par Vladimir Poutine, le 29 avril, il
a accusé l’opposition, caricaturée en « parti
mondial de la guerre », d’être le cheval de
Troie des agences de renseignement occi-
dentales supposées vouloir prendre le pou-
voir à Tbilissi.
La proximité des prochaines élections,
prévues en octobre, explique en partie ce
durcissement. Bruxelles souhaite éviter un
scénario à l’ukrainienne, lorsque, en no-
vembre 2013, le refus du président prorusse
de l’époque, Viktor Ianoukovitch, de signer
le traité d’association avec l’UE avait provo-
qué la révolution de Maïdan, une répres-
sion meurtrière, le renversement du régime
et, finalement, l’annexion de la Crimée et
l’intervention de la Russie en Ukraine. L’en-
jeu de cette nouvelle épreuve géorgienne
est clairement géopolitique ; l’UE, cette fois,
en est consciente et doit activer tous ses le-
viers de négociation à Tbilissi. p

tant la « vieille » et la « nouvelle »
Europe ont d’abord eu du mal à se
redécouvrir.
Il suffit de se rappeler des déchi-
rements suscités par la guerre en
Irak : en 2003, les Etats postulants
à l’Union, par ailleurs candidats à
l’Organisation du traité de l’Atlan-
tique Nord (OTAN), se soudent
derrière les Etats-Unis pour ren-
verser Saddam Hussein, contre
l’avis de la France et de l’Allema-
gne. « Ils ont manqué une bonne
occasion de se taire », lâchera l’an-
cien président Jacques Chirac, un
jour de sommet européen à
Bruxelles : « Ces pays ont été à la
fois, disons le mot, pas très bien
élevés et un peu inconscients des
dangers que comportait un trop
rapide alignement sur la position
américaine », précisa alors le pré-
sident français.
Endiguer la menace russe
Cette saillie a non seulement pris
de court l’entourage de l’ancien
chef de l’Etat, mais surtout dura-
blement altéré les relations entre
les « nouveaux membres » et la
France, elle-même longtemps
très réservée face à cette accéléra-
tion de l’histoire. Deux ans plus
tard, en 2005, la polémique sur le
« plombier polonais », accusé de
« dumping social », allait, dans
l’Hexagone, précipiter la victoire
du non au référendum sur la
Constitution européenne. Et met-
tre en lumière tout à la fois les ris-
ques de concurrence entre deux
Europe aux niveaux de vie sou-
vent disparates, et le spectacu-
laire rattrapage économique en-
gagé par ces pays.
Deux décennies plus tard, le
grand élargissement n’est pas en-
tièrement digéré, même si les
échanges se sont considérable-
ment approfondis entre les Vingt-
C’EST LE DÉBUT
D’UN LONG,
1944
tre des affaires étrangères, le très
atlantiste Radoslaw Sikorski, ne
vient-il pas de plaider pour faire
de l’Europe une « puissance géo-
politique » ? Un discours qui fait
écho aux appels à l’« Europe puis-
sance » formulés par Emmanuel
Macron.
L’influence désormais reven-
diquée par la Pologne donne une
idée du poids que les pays d’Eu-
rope centrale sont susceptibles de
prendre, en particulier depuis le
déclenchement de la guerre en
Ukraine. L’invasion menée par la
Russie a, en effet, validé leur très
grande fermeté à l’égard de la
menace russe, tout en écornant
sérieusement l’autorité de Berlin
et de Paris, accusés d’indulgence
à l’égard du Kremlin de Vladimir
Poutine. Un fossé qu’Emmanuel
Macron cherche à surmonter :
« Nous avons également perdu
une occasion de vous écouter »,
estimait-il à Bratislava, voici
bientôt un an, pour prendre le
contre-pied des lointains propos
de Jacque Chirac : « Ce temps est
terminé. »
La guerre en Ukraine est
d’ailleurs venue changer la na-
ture de l’élargissement, en accen-
tuant sa dimension géopolitique.
Cet enjeu n’est pas nouveau,
tant l’intégration des pays post-
DES DÉBARQUEMENTS
communistes est allée de pair À LA LIBÉRATION DE LA FRANCE
avec l’élargissement de l’OTAN
dans les années de l’après-guerre
froide. C’est désormais un
objectif affiché pour endiguer la
menace impérialiste russe.
L’Ukraine, la Moldavie et les Balk-
ans occidentaux sont candidats,
tout comme la Géorgie, qui se
déchire sur ses aspirations euro-
péennes, le pouvoir jouant la lls arrivent.... A l’aube du 6 juin 1944, les troupes anglo-américaines débarquent
carte anti-occidentale et pro-
russe.
sur les plages de Normandie pour ouvrir un second front face à l’armée nazie.
« La relance du processus d’inté- Les Alliés, soutenus par la Résistance, vont libérer la France et lui permettre de
gration est clairement guidée
par la situation en Ukraine, qui
retrouver son honneur après l’infamie du régime de Vichy. Le général de Gaulle
met en avant une importante sortira en grand vainqueur de cette année décisive.
question : dans quelle mesure
l’élargissement peut-il apporter de

1944
la sécurité pour les Etats du voisi-
ET PARFOIS nage, tout en renforçant la sécu-
rité des Etats membres de l’UE ? »,
DOULOUREUX, observe Piotr Buras, chef du bu-
reau polonais du Conseil euro- Un hors-série du «Monde»
PROCESSUS péen pour les affaires étrangères. 100 pages - 11,50 €
DE RÉUNIFICATION A Kiev, comme à Varsovie, Bruxel- Chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique
les, Berlin ou Paris, la réponse va
DU VIEUX CONTINENT désormais de soi. p

Maya Angelou, enfin elle-même
Un tome inédit de
l’autobiographie
de la poète et militante
afro-américaine,
morte en 2014, paraît.
C’est un ravissement
que ce récit des 20 ans
d’une femme qui se
cherche, d’une artiste
en devenir, écrit dans
une langue unique
gladys marivat
L 10
ire Maya Angelou, c’est écou-
ter un morceau de jazz. Dès
l’abord de Chanter, swinguer,
faire la bringue comme à Noël,
une voix intime, immédiate-
ment amie, enveloppe le lec-
teur. Il n’y a plus que cette voix et vous.
« La musique était mon refuge (…), je met-
tais un disque et entourais de mes bras
les épaules de la chanson. Nous dansions,
collées l’une à l’autre, j’enfouissais ma tête
dans son cou, je posais mes lèvres sur sa
peau, et ma joue caressait la sienne. »
Corps et musique sont les fils de ce récit
mené tambour battant, centré sur la re-
naissance, à San Francisco, de Marguerite
Johnson en Maya Angelou.
Faut-il encore la présenter ? Née en
1928, morte en 2014, poète, dramaturge,
scénariste, actrice et professeure, l’écri-
vaine a milité pour les droits civiques
aux côtés de Malcolm X et de Martin
Luther King. Elle a été l’amie de James
Baldwin, a vécu au Ghana et lu un poème
à la cérémonie d’investiture de Bill Clin-
ton, en 1993. On pourrait aussi dire que
Maya Angelou a eu sept vies, tels les sept
tomes de son autobiographie. Commen-
cés en 1969 avec Je sais pourquoi chante
l’oiseau en cage (Belfond, 1990 ; rééd. Les
Allusifs, 2008) – récit d’une enfance
au cœur de l’Arkansas ségrégationniste,
marquée par un viol à l’âge de 8 ans –, ces
Mémoires sont publiés en France dans
le désordre.
La réédition en 2020 de Rassemblez-
vous en mon nom (Notabilia), le
deuxième tome, a permis à une nou-
velle génération de lecteurs de découvrir
une mère célibataire de 17 ans, témé-
raire et culottée, osant tous les métiers
(de conductrice de tramway à proxé-
nète) pour s’en sortir avec son fils. Dans
Chanter, swinguer, faire la bringue
comme à Noël, le troisième tome, paru
en 1976 et inédit en français jusqu’à ce
jour, Marguerite Johnson, la vingtaine,
se bat toujours. Danseuse et chanteuse
de calypso, elle embarque pour la tour-
née de l’opéra de George Gershwin Porgy
and Bess (1954-1955). Sur scène, avec son
corps – 1,80 mètre exposé au désir du
public et au « dégoût » de ses compatrio-
tes blancs, dont elle se méfie. Que veut
cette blonde souriante qui lui propose
un job dans son magasin de disques ? En
travaillant dans la boutique, elle ren-
contre Tosh, un marin grec. Ils se ma-
rient. L’autrice lutte cette fois contre un
Cahier du « Monde » No 24675 daté Vendredi 3 mai 2024 - Ne peut être vendu séparément
« mélange explosif d’angoisses et de rigi-
dités » à l’idée d’être avec un « athée de
mari blanc ».
Face à la peur du déracinement, la bre-
bis égarée fait la tournée des paroisses
pour prier avec les siens. Elle a une crise
mystique – une vision du prophète Ezé-
chiel – en subissant un exorcisme (« Hors
de cette enfant, Satan ! »). En écho à ce que
décrit James Baldwin dans La Conversion
(Rivages, 2017), ce moment l’interroge :
pourra-t-elle jamais trouver sa place au
sein d’une Eglise noire qui à la fois l’ins-
pire et la condamne ?
D’où elle vient, où elle va
Count Basie, Billie Holiday, Paul Robe-
son, Duke Ellington, Nina Simone. La
musique jouera ce rôle de maison que la
religion échoue à endosser. Les gospels
de l’enfance et le jazz du passage à l’âge
adulte s’infiltrent dans
chanter, swinguer, faire chaque page de ce
la bringue comme à noël roman de formation,
(Singin’ and Swingin’ rappelant à Maya An-
and Gettin’ Merry gelou d’où elle vient,
Like Christmas), où elle va. Cette recher-
de Maya Angelou, che constante imprè-
traduit de l’anglais (Etats- gne la prose de l’écri-
Unis) par Sika Fakambi, vaine, qui a révolu-
Notabilia, 448 p., 24,50 €, tionné l’écriture de
numérique 18 €. soi. A une époque où
l’on demandait aux
auteurs noirs de défendre leur commu-
nauté, elle impose sa singularité. Chaque
lieu qu’elle pénètre grâce à son corps et à
sa voix – cabarets, salles de théâtre, clubs
de strip-tease – aiguise sa connaissance.
Dans les cercles d’artistes, on la traite
comme une égale. « Colère et morgue,
orgueil et préjugés, mes quatre bonnes
2
HISTOIRE
LITTÉRAIRE
v Erotisme au féminin
3
TRIBUNE
v La bibliothèque
ukrainienne idéale
de Jonathan Littell
4 |5
LITTÉRATURE
vMathieu Belezi,
Edouard Louis, Arpad
Soltesz, Evgueni
Vodolazkine
Mathieu Belezi.
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
v « Plein ciel »,
de Cécile Wajsbrot
7
ESSAIS
v L’anthropologue
Tim Ingold tisse des
liens avec la nature
RENCONTRE
v Emilienne Malfatto :
arpenter le monde
et donner voix
aux disparus
Maya Angelou,
en 1974.
WAYNE MILLER/
MAGNUM PHOTOS
vieilles défenses, ne me seraient d’aucune
utilité pour affronter ce nouveau défi. »
Alors, Maya Angelou abandonne « la Gallimard
présente
posture de la victime », sa « vertu » et sa
« commodité ».
Toutefois, cette prise de conscience ne
l’aveugle pas. A Paris, on la distingue des
Africains issus des anciennes colonies ; HERVÉ LE TELLIER
en Egypte, elle se réjouit de fouler la
LE NOM
terre de ses ancêtres, mais réalise aussi SUR LE MUR
ce qui la sépare de ses « frères » africains ;
Photo F. Mantovani © Gallimard
dans la Yougoslavie de Tito, elle est
confrontée d’un bloc au racisme pri-
maire des passants, à la cour drolatique
d’un amoureux obsédé par ses lèvres, au
blues d’un vendeur de mandolines fre-
donnant Old Man River. Aux Etats-Unis, GALLIMARD
elle, arrière-petite-fille d’esclaves, fustige
les artistes blancs qui imitent l’accent
des Noirs du Sud, puis admet avoir eu
HERVÉ
LE TELLIER
honte des amis de sa mère venus assis-
ter à un spectacle.
Accepter tout cela – ses erreurs, la com-
plexité du monde et la sienne – exige du
Le nom sur le mur
courage. Pour l’écrire, Maya Angelou a
créé une langue unique où Evangiles,
poèmes de Countee Cullen, couplets de
jazz, argot et tournures élégantes dialo- «Après L’anomalie, Hervé Le Tellier nous
guent sur le même plan. Son récit se renvoie au réel, sur les traces d’un jeune
déploie par métaphores inattendues – sa résistant tombé sous les balles allemandes.
manière à elle de toucher juste, loin des Un texte superbe dont découle une beauté
idées toutes faites et des assignations. bouleversante, humaine, qui nous atteint
« La voix du chanteur gémissait un man- en plein cœur.» Alexis Brocas, Lire
que qu’il me semblait avoir connu toute
ma vie », dit-elle au sujet d’Arthur Cru-
Par l’auteur de L’anomalie
PRIX GONCOURT
dup. Cette image révèle combien la quête
d’amour rejoint chez Maya Angelou la
quête de soi. Dans Chanter, swinguer…,
elle les mène de concert avec un assem-
blage d’humour, de légèreté et de lucidité
qui remet tout d’équerre. p
2 | Histoire littéraire 0123
Vendredi 3 mai 2024

Erotisme au féminin : atteint. Près de quarante ans après le travail

fondateur de Claudine Brécourt-Villars
(Ecrire d’amour, Ramsay, 1985), les quelque
sept cents textes de plus de deux cents autri-
ont usé de pseudonymes. A l’image de Loui-
se-Marguerite de Lorraine (1588-1631), alias
Jean Baudoin. Ou de Catherine Robbe-
Grillet, renommée Jean de Berg pour son

le voile pudique soulevé ces réunis prouvent que les femmes aussi sa-
vent de longue date parler d’amour et de
sexe. Cinq siècles avant Virginie Despentes,
Louise Labé s’enflammait déjà : « Baise m’en-
cor, rebaise-moi et baise/ Donne m’en un de
Une anthologie, doublée d’un passionnant appareil critique, tes plus savoureux/ Donne m’en un de tes plus
met en lumière d’audacieuses écrivaines souvent occultées amoureux/ Je t’en rendrai quatre plus chauds
que braise. »
Cette anthologie montre cependant à quel
point les écrivaines se sont longtemps co-
gnées ici à un plafond de verre triple épais-
seur. Première paroi, les femmes n’étaient
denis cosnard délicieux texte libertin ? Et qui a entendu guère admises dans le monde des auteurs
parler de son audacieuse inventrice, la com- – George Sand est la première à avoir vécu de
roman sadomasochiste, L’Image (1956).
D’autres se sont frayé un chemin sous es-
corte masculine, comme Dominique Aury,
dont Histoire d’O (1954), signé Pauline Réage,
est préfacé par Jean Paulhan.
Dans leur passionnant appareil critique,
les deux agrégés de lettres soulignent égale-
ment la propension de nombre de femmes,
avant le XIXe siècle, à inscrire le plaisir char-
nel dans le cadre de la passion amoureuse,
ce qui rend leurs récits moins scandaleux.
De même, « avant la grande inflexion des
années 1970 », les textes féminins « affichent
un érotisme moins cru, moins direct, moins

E
n haut de la couverture, sous le ti-
tre Julie, ou J’ai sauvé ma rose, le nom
de l’autrice se limite à « Madame de
C*** ». De l’éditeur, rien n’est dit non
plus, sinon qu’il se trouve « à Hambourg ».
Est-ce ce double mystère ? L’interdit men-
tionné dès la première page : « La mère en dé-
fendra la lecture à sa fille » ? La teneur épicée
du récit ? Parues en 1807, ces aventures d’une
jeune femme qui parvient à conserver sa
virginité tout en satisfaisant de puissants
désirs sexuels connurent en tout cas un
grand succès.
Rééditées plusieurs fois, elles finirent par
être mises à l’index, puis détruites sur ordre
de la justice en 1827. Quelques exemplaires
ont bravé le temps. Pourtant, qui connaît ce
tesse Félicité de Choiseul-Meuse (1767-1838) ?
Le même voile est tombé sur Mme de Tenain
et sa Religieuse intéressée et amoureuse
(1695). Ou encore sur Henriette de Man-
noury d’Ectot (1815-1899), dont le Roman de
Violette constitue l’un des premiers récits
franchement érotiques écrits par une
femme.
Sortir de l’ombre un pan de la littérature,
tel était le but de Romain Enriquez et Camille
Koskas en préparant leur anthologie Ecrits
érotiques de femmes. Pour la plupart, les re-
cueils de textes osés restent en effet ultra-
dominés par les auteurs masculins, comme
si, de Sade à Genet, seuls les hommes avaient
autorité pour écrire le désir. Avec ce volume
remarquable et très riche, l’objectif est
sa plume. Deuxième obstacle, rédiger des
textes érotiques revenait à sortir des domai-
Les quelque nes littéraires qui leur étaient dévolus,
sept cents comme la lettre ou le journal intime. C’était
textes réunis aussi « revendiquer une sexualité découplée
de la procréation et orientée vers le plaisir »,
prouvent que et « non pas enfanter, mais faire œuvre », ana-
les femmes lysent Enriquez et Koskas. Autant dire une
« transgression majeure par rapport à la ma-
aussi savent ternité à laquelle la fatalité sociale assigne
de longue date la femme ». Troisième couche de verre :
parler d’amour une fois écrits, faire publier ces textes puis
les préserver de la censure n’avait rien
et de sexe d’évident.
Pour fendiller ce plafond, les autrices, sou-
vent issues de milieux privilégiés, ont dé-
ployé mille moyens. Nombre d’entre elles
grivois que les audaces de certaines plumes
masculines », notent-ils. Il n’en est pas
moins fort ni moins original pour autant,
comme le prouve la comtesse de Choiseul-
Meuse, dont la fiction osée se double d’un
hymne aux lectures érotiques. « Dans les
bras d’un amant je n’aurais joui qu’une fois,
avec mon livre je jouissais mille », confie
son héroïne. p
écrits érotiques de femmes.
une nouvelle histoire du désir.
de marie de france
à virginie despentes,
anthologie de Camille Koskas
et Romain Enriquez,
Bouquins, « La collection », 1 332 p., 34 €.

La Pléiade, cristallisation Octavia E. Butler,

HOMMAGE À LA PLÉIADE, le plus célèbre des groupes poéti-
ques ? Ou retour aux sources pour une collection placée sous
aux origines de l’afrofuturisme
le signe des sept nymphes devenues étoiles dans la mytholo-
gie ? La Pléiade. Poésie, poétique (édité par Mireille Huchon,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 616 pages, Superbe réflexion sur le métissage, l’une des grandes œuvres de l’écrivaine
69 euros), beau volume consacré aux plus grands poètes – du
moins aux yeux de Ronsard, certain d’y occuper la première américaine de SF est traduite, trente-cinq ans après sa parution originale
place – du règne d’Henri II (1547-1559), s’avère de plus grande
portée que la simple réunion d’œuvres sophistiquées savam-

A
ment commentées par l’universitaire Mireille Huchon. vec la parution d’Imago, ainsi que du courant afrofutu- sexe des Oankalis, clé de voûte de
De la liste des élus n’existent que de rares mentions (non voici la trilogie Xeno- riste. Imago en constitue un ex- leur civilisation et maître ultime
concordantes) sous la plume de Ronsard. Bien plus : les inté- genesis, d’Octavia E. Butler cellent exemple. des codages et recodages d’ADN.
ressés eux-mêmes ne se sont jamais revendiqués de ce qui ne (1947-2006), un classique de la La trilogie Xenogenesis relate la L’existence même de Jodahs, qui
fut ni un cénacle ni une école littéraire. Voyons-y plutôt une science-fiction, enfin intégrale- rencontre, après la destruction de pousse la fusion des deux espè-
cristallisation de notre histoire littéraire, due à la coïncidence ment disponible en français. Pu- la Terre dans un conflit nucléaire, ces à un point jamais envisagé,
entre quelques poètes qui s’estimaient et s’émulaient. bliée à l’origine entre 1987 et 1989, entre les Humains et les Oankalis, constitue un risque majeur pour
Car Pierre de Ronsard, Joachim Du Bellay ou cette série majeure de la grande des extraterrestres bienveillants, les extraterrestres, mais peut-
Se trouve réuni Pontus de Tyard ne sont pas les seuls à avoir écrivaine afro-américaine pousse experts en génie génétique, qui être aussi une chance rare de
chanté l’amour et ses erreurs, dans un style dans ses retranchements sociaux, mêlent sans cesse leurs propres faire émerger une relation diffé-
en un volume où la galanterie le dispute aux clins d’œil éru- politiques et psychologiques la gènes à ceux d’autres espèces, un rente entre les deux espèces. Du
tout un imaginaire dits. Il faut compter aussi avec Etienne Jo- question du métissage et des dif- moins si l’humanité parvient à
delle, qui acclimata pour la première fois en férentes formes d’acceptation de surmonter sa contradiction
national de français deux grands genres antiques, la tra- l’autre. En utilisant toutes les Des extraterrestres fondamentale, celle d’une très
la littérature, gédie et la comédie. Ou avec Jacques Peletier imago. ressources de la science-fiction, le bienveillants grande intelligence mise au ser-
dont on mesure du Mans, qui s’illustra par un art poétique et xenogenesis 3, récit postapocalyptique aussi
mêlent sans cesse vice d’un besoin de hiérarchie et
un essai sur « l’orthographe/ », objet d’inten- d’Octavia E. Butler, bien que la rencontre extraterres- de domination.
l’exceptionnalité ses débats (ce « e » barré en est un simple traduit de l’anglais tre, la Californienne offre un ro- leurs propres gènes Octavia E. Butler analyse ainsi
exemple). En un peu plus d’une décennie et (Etats-Unis) man fort, intense et débridé. à ceux d’autres les composantes sociales, politi-
sous l’aile protectrice de Marguerite de par Jessica Shapiro, Morte brutalement à 58 ans, ques et psychologiques du métis-
France, sœur du roi, tous s’adonnèrent en théorie comme en Au diable vauvert, alors même que son travail ga- espèces sage, comme les questions de
pratique à une Deffence, et illustration de la Langue Françoyse 378 p., 23 €, gnait la reconnaissance du public communauté et d’intégration.
(célèbre traité de Du Bellay en 1549). numérique 13 €. et de ses pairs, et qu’elle avait Elle parcourt les dilemmes éthi-
Se trouve ici réuni en un volume tout un imaginaire été notamment la première travail pour eux « aussi naturel et ques de l’exercice du pouvoir et
national de la littérature, dont on mesure l’exceptionnalité : autrice de science-fiction à rece- indispensable que le fait de res- de l’éveil à la conscience, indivi-
alors, un recueil pouvait valoir les faveurs de la cour, et un voir, en 1995, l’une des prestigieu- pirer ». Après L’Aube et L’Initiation duelle et collective, pour surmon-
Livret de folastries inspiré par les licences du poète latin ses (et substantielles) bourses Ge- (Au diable vauvert, 2022 et 2023), ter d’éventuelles prédispositions
Catulle, bien des attaques. Une époque où un roi, « tant soit il nius de la fondation MacArthur, Imago clôt ce cycle en beauté par génétiques délétères. Et c’est avec
grand en terre ou en proüesse », pensait que la Muse, mieux Octavia E. Butler a laissé un en- la voix de Jodahs, premier hybride un art immense du récit qu’elle
que ses « bâtiments » ou ses « fontes de cuivres » (ses statues), semble décisif de fictions mar- humain-oankali. emprunte ce chemin sinueux,
le protégerait de l’oubli. p quantes. Des textes précurseurs A l’adolescence, Jodahs est de- hors de toute tentation mani-
jean-louis jeannelle de toute une littérature féministe, venu un « ooloi », le troisième chéenne. p hugues robert

CORRESPONDANCE ESSAI COLLOQUE

Dans le laboratoire
de Cioran
D’UNE AMBITION FOLLE et d’un constant mépris
à l’égard de ses compatriotes roumains, Emil
Cioran (1911-1995) a cultivé dans ses lettres ce
qu’il nommait un « sentiment asthénique de la
manie vie », sûr qu’on ne peut « comprendre le destin
épistolaire. que dans la maladie ». Son enthousiasme initial
lettres pour le régime nazi et le parti fasciste roumain,
choisies la Garde de fer, de même que son antisémitisme
(1930-1991), lui apparaîtront, après la guerre, comme l’effet
de Cioran, d’un délire collectif. Converti au français, Cioran
édité par Nicolas fit alors des mots ses « véritables dieux ». Déver-
Cavaillès, soir d’un cynisme érigé en système – « La seule
Gallimard, erreur est celle de naître » –, sa correspondance
320 p., 21 €, constitue aussi le laboratoire d’une pratique de
numérique 15 €. l’aphorisme ciselé. D’une sensibilité à vif éma-
nent quantité de formules célèbres, telle, dans
une lettre à un ami, cette leçon de lucidité pous-
sée au paroxysme : « Personne ne se rend compte
que l’on peut nier le progrès de l’humanité parce
qu’on a mal au pied. » p j.-l. j.
Grands personnages
NE VOUS FIEZ PAS AU TITRE, un peu raco-
leur, ni à l’avant-propos, balourd et raté. Ce
premier tome d’une série consacrée aux
grands héros de romans français se révèle as-
sez captivant. Dans un style alerte, Christo-
phe Hardy passe au crible cinq personnages
l’incroyable majeurs : d’Artagnan, Cosette, Julien Sorel,
destin Emma Bovary et le capitaine Nemo. Cet
des héros ouvrage rend leur complexité, leurs contra-
de roman. dictions parfois. Pour chacun, Christophe
d’artagnan, Hardy raconte comment ils ont été inventés,
cosette, et analyse finement leur place dans l’œuvre
julien sorel, de leur créateur. Le cas de Nemo se révèle
emma bovary, particulièrement passionnant. Le héros de
capitaine Vingt mille lieues sous les mers s’est trouvé au
nemo, cœur d’affrontements épiques entre Jules
de Christophe Verne et son éditeur. Hetzel faisait pression
Hardy, pour adoucir cette figure de justicier impla-
Novice, 232 p., cable. Verne a refusé, puis révélé dans un
19,90 €, autre livre, L’Ile mystérieuse, les raisons de
numérique 14 €. cette vindicte. Du grand art, décrypté ici de
façon ramassée et pédagogique. p de. c.
La faille de Guyotat
DES FICTIONS Tombeau pour cinq cent mille
soldats et Eden, Eden, Eden (Gallimard, 1967 et
1970), qui l’ont imposé comme un des plus
grands créateurs de formes de la littérature
contemporaine, à Idiotie (Grasset, 2018), son
dernier livre, l’œuvre de Pierre Guyotat (1940-
pierre guyotat 2020) n’a cessé d’être hantée par l’Algérie.
et l’algérie, L’expérience qu’à 20 ans, appelé du contin-
sous la direction gent, il y fit de la colonisation et de la guerre,
de Catherine avant de connaître le cachot militaire pour
Brun, Guillaume rébellion, s’est transformée en scène tout
Fau et Donatien ensemble fantasmatique, politique, ethnogra-
Grau, phique, transposée, électrisée, malaxée jus-
Diaphanes, que dans la langue nouvelle, inouïe, de Prosti-
320 p., 35 €. tution ou Progénitures (Gallimard, 1975 et
2000). C’est cet axe central, ou cette faille
brûlante, qu’explore ce volume collectif issu
d’un colloque tenu à la Bibliothèque natio-
nale de France, qui avait réuni, moins de deux
ans après la mort soudaine de l’écrivain, des
chercheurs et auteurs de France, d’Algérie et
d’ailleurs. p florent georgesco
0123
Vendredi 3 mai 2024
Pour l’écrivain Jonathan Littell, l’invasion russe, qui est aussi une guerre contre
la culture ukrainienne, impose de cesser de confondre les littératures d’Ukraine
et de Russie. Il s’est donc appliqué à constituer la bibliothèque ukrainienne idéale
« Séparer les écrivains ukrainiens
des écrivains russes est un
processus non seulement délicat,
mais franchement politique »
jonathan littell
écrivain
E
n février 2023, lors d’un
déjeuner officiel organisé à
Kiev entre les ministres de la
culture ukrainien et français,
quelqu’un a abordé la ques-
tion de la maison-musée de
Boulgakov. Plusieurs des artistes ukrai-
niens présents estimaient qu’elle devait
être fermée, une position répandue dans
la société ukrainienne. Mikhaïl Boul-
gakov (1891-1940), le génial auteur du
Maître et Marguerite, est né (d’une fa-
mille ethniquement russe) dans cette
maison et y a grandi, fréquentant un
lycée d’élite de la ville. Il a écrit sur Kiev.
Mais il n’acceptait pas l’idée que
l’Ukraine puisse être indépendante et,
dans sa pièce Les Jours des Tourbine, il
écrit, à propos de la tentative de l’het-
man Symon Petlioura d’imposer la lan-
gue ukrainienne : « Qui a terrorisé la po-
pulation russe avec cette langue ignoble,
qui n’existe même pas dans le monde ? »
La question de savoir qui considérer
comme un écrivain ukrainien s’était
imposée à moi quelques mois plus tôt,
après l’invasion russe, lorsque je m’étais
retrouvé à contempler mes étagères de
littérature « russe » et à me demander si
je ne devais pas ranger les auteurs ukrai-
niens à part. Mais qui, au juste, devrais-je
considérer comme un écrivain « ukrai-
nien » ? Sur quels critères ? La langue
seule ne suffirait pas, ni la géographie,
ni même l’opinion de l’écrivain. En étu-
diant les biographies des uns et des
autres, j’en suis venu à comprendre que
séparer les Ukrainiens des Russes serait
un processus non seulement délicat,
mais franchement politique. Car ce laby-
rinthe d’histoires personnelles en dit
long sur la nature des empires et de leurs
habitants multilingues, sur les guerres
et les frontières mouvantes, sur la cons-
truction d’une nation et sa répression.
Il faut bien commencer quelque part,
et j’ai commencé par m’asseoir en regar-
dant le dos des livres. Les livres rédigés
en ukrainien auraient été un point de dé-
part évident. Mais, à ma grande honte, je
me suis rendu compte que je n’en possé-
dais qu’un, une traduction de poèmes de
Taras Chevtchenko (1814-1861), le fonda-
teur de la langue littéraire ukrainienne
moderne. Il y en a tant d’autres que je
n’ai pas encore lus. L’Ukraine indépen-
dante a produit des dizaines d’écrivains
merveilleux, tels Iouri Androukhovytch
(né en 1960), que feu mon éditeur cata-
lan, Jaume Vallcorba, avait bien connu
et publié ; Serhiy Jadan (né en 1974), que
j’ai vu lire ses poèmes à Kharkiv en
mai 2022, alors que les Russes bombar-
daient la ville ; ou Victoria Amelina
(1986-2023), assassinée par une frappe
ciblée à Kramatorsk, quelques jours
après que j’aie partagé la scène avec elle
lors d’un festival littéraire à Kiev.
Quant aux époques antérieures, par où
commencer ? Les écrivains ukrainiens
du XIXe siècle les plus aimés après Chev-
tchenko sont Ivan Franko (1856-1916) et
Lessia Oukraïnka, née Laryssa Kossatch
(1871-1913). Comment se fait-il que leurs
livres ne soient jamais tombés entre mes
mains au cours de mes études, ou plus
tard ? Les universités, à l’époque où j’étais
étudiant et aujourd’hui encore, ensei-
gnent la littérature russe et peut-être
celle d’Europe de l’Est, mais combien de
départements, en Amérique ou en Eu-
rope, inscrivent ne serait-ce qu’un seul
écrivain de langue ukrainienne à leurs
programmes ?
La vie et le destin des écrivains ukrai-
niens du XXe siècle sont intimement liés
à l’histoire du pouvoir soviétique. Nom-
bre d’entre eux ont fait partie de ce que
l’on appelle aujourd’hui la « Renaissance
fusillée » : la grande floraison de prose,
de poésie et de théâtre en langue ukrai-
nienne des années 1920, lorsque la Répu-
blique socialiste soviétique d’Ukraine
s’est brièvement vue accorder une large
autonomie politique et linguistique,
avant que ne s’abattent les répressions
de Staline.
Certains, comme Pavlo Tytchyna (1891-
1967) ou Maksym Rylsky (1895-1964),
s’en sont sortis en se coulant dans le
moule du réalisme socialiste imposé par
le régime ; d’autres, comme Ostap Vysh-
nya (1889-1956), le « Mark Twain ukrai-
nien », ont purgé de nombreuses années
au goulag, mais ont survécu. D’autres
encore ont eu moins de chance. Mykola
Khvyliovy (1893-1933), considéré comme
l’écrivain le plus doué de sa génération,
s’est suicidé alors que les répressions
s’accéléraient ; Valerian Pidmohylny
(1901-1937) a été fusillé à Sandarmokh, en
Carélie, avec trois cents autres poètes, ro-
manciers, dramaturges, peintres et artis-
tes ukrainiens ; le grand poète Mykola
Zerov (1890-1937), figure de proue du
mouvement néoclassique, a lui aussi été
fusillé. Combien d’entre eux sont tra-
duits, publiés et enseignés en dehors de
leur pays d’origine ?
Parmi les écrivains ukrainiens sovié-
tiques plus tardifs, le plus célèbre est
Vassyl Stous (1938-1985), probablement
le plus grand poète ukrainien du XXe siè-
cle, mort des suites d’une grève de la
faim dans le tristement célèbre camp
Perm-36. Leonid Kisselev (1946-1968)
aurait peut-être égalé Stous s’il n’était
pas mort prématurément d’une leucé-
mie. Ce n’est qu’au cours de la dernière
année de sa brève existence qu’il s’est
tourné vers la langue ukrainienne ; l’un
de ses vers les plus célèbres a toutefois,
« L’Ukraine est
un pays multinational
et multilingue,
et sa littérature
l’est tout autant »
assez ironiquement, été écrit en russe :
« Je me tiens au bord de l’abîme/ Et sou-
dain je réalise, brisé par l’angoisse,/ Que le
monde entier n’est qu’un chant/ En lan-
gue ukrainienne. »
Nous devons encore, en Occident, dé-
couvrir ces trésors ; peut-être la guerre
et les projecteurs qu’elle braque sur
l’Ukraine favoriseront-ils leur diffusion.
Mais il était évident pour moi, quand je
regardais mes étagères, que la littérature
ukrainienne dans son ensemble ne pou-
vait être réduite à la littérature en langue
ukrainienne. L’Ukraine est un pays mul-
tinational et multilingue, et sa littérature
l’est tout autant. Je ne possède aucune
œuvre de Sholem Aleichem (1859-1916),
le grand écrivain de langue yiddish,
originaire du cœur de l’Ukraine. Mais si
je regarde mon étagère polonaise, j’y
trouve le merveilleux Bruno Schulz
(1892-1942), né (tout comme Ivan Franko,
qui a choisi d’écrire en ukrainien) dans la
ville polonaise de Drohobycz, l’actuelle
Drohobytch ukrainienne, et assassiné là
sous l’occupation allemande ; parmi mes
Austro-Hongrois, Leopold von Sacher-
Masoch (1836-1895), originaire de Lem-
berg, aujourd’hui Lviv, ainsi que Gregor
von Rezzori (1914-1998) et Paul Celan
(1920-1970), tous deux nés dans l’actuelle
Tchernivtsi, qui était la Czernowitz autri-
chienne lorsque von Rezzori est venu au
monde, et la Cernauti roumaine à la
naissance de Celan. Que faire d’eux ? Les
lieux où ils ont vécu n’appartenaient pas
à l’Ukraine à l’époque, mais ils en font
partie aujourd’hui et, dans une certaine
mesure, ils devraient aussi relever de son
histoire littéraire.
La Crimée appartient à l’Ukraine. La lit-
térature en langue turque des Tatars de
Crimée également. Ses fondements ont
été posés en 1883 par l’homme politique
et intellectuel panturc Ismail bey Gas-
prinski (1851-1914) lorsqu’il a fondé le
journal Terciman, qui a favorisé l’émer-
gence d’une génération d’écrivains ta-
tars de Crimée. En 1944, l’ensemble de ce
peuple, accusé de collaboration collec-
tive avec les nazis, fut déporté en Asie
centrale ; la majorité n’a pu retourner
en Crimée qu’après l’indépendance de
l’Ukraine en 1991. Des écrivains contem-
porains comme Cengiz Dagci (1919-2011)
et Sakir Selim (1942-2008) appartenaient
à cette génération qui a connu à la fois
la déportation et le retour dans leur
patrie. Tous deux sont morts avant que
l’annexion de la Crimée par la Russie
n’oblige la plupart des intellectuels et
écrivains tatars à fuir vers l’Ukraine
continentale.
Un grand nombre d’écrivains ukrai-
niens ont bien sûr écrit en russe. Malgré
l’agonie de la guerre et le contrecoup
qu’elle a provoqué envers la langue des
envahisseurs, c’est encore le cas d’Andreï
Kourkov (né en 1961), le romancier ukrai-
nien contemporain le plus connu et le
plus largement traduit. Il en va de même
pour la plupart des écrivains juifs ukrai-
niens. Les juifs n’ont évidemment, que
ce soit dans l’Empire tsariste ou dans
l’Empire soviétique, jamais été considé-
rés comme des Russes (ni comme des
Ukrainiens, d’ailleurs). Mais cela n’em-
pêche pas la plupart des encyclopédies
et des programmes universitaires de
qualifier Isaac Babel (1894-1940), un juif
d’Odessa fusillé sous Staline, ou Vassili
Grossman (1905-1964), un juif de Berdy-
tchiv (où sa mère fut assassinée par les
nazis), que je considère comme le plus
grand écrivain produit par l’Union sovié-
tique, d’écrivains « russes » ou « russo-
juifs », ce qu’ils auraient sans doute
trouvé assez étrange. Il serait plus juste
de parler d’écrivains soviétiques. Cepen-
dant, ils sont tous nés en Ukraine,
l’Ukraine dans toute sa variété sauvage a
nourri leur travail et, en 2024, il n’y a
aucune raison de ne pas les appeler écri-
vains ukrainiens.
C’est lorsque nous arrivons au cœur du
canon « russe » que les choses se compli-
quent le plus. En effet, dans le réseau
complexe des identités de l’Empire
russe, un grand nombre d’écrivains de
langue russe nés en Ukraine, quel que
soit leur héritage, ont souvent choisi de
se considérer et de se présenter comme
des Russes, et comme des écrivains
russes. Mauvaise conscience de l’intel-
lectuel colonisé ? Volonté de s’élever au-
dessus d’un statut provincial en s’identi-
fiant au groupe dominant ? C’est certai-
nement le cas, parmi beaucoup d’autres,
de Nikolaï Gogol (ou, selon l’orthographe
ukrainienne, Mykola Hohol, 1809-1852),
de loin l’écrivain le plus célèbre et le plus
aimé à avoir vu le jour en Ukraine.
Tribune | 3
Son père écrivait des poèmes d’ama-
teur en russe et en ukrainien, et à la mai-
son, dans une petite ville cosaque de la
gubernia de Poltava, la famille parlait in-
différemment les deux langues. Mais le
désir de gloire littéraire du jeune Gogol
lui fit choisir le russe comme langue
d’écriture. Ses premiers contes ukrai-
niens, tel Soirées du hameau, sont loin
d’être aussi connus que ses contes
pétersbourgeois ultérieurs – Le Nez, Le
Manteau – ou que son chef-d’œuvre, Les
Ames mortes ; ils ont un temps conduit
ses pairs à le considérer comme un écri-
vain certes de talent mais régional, un
Maloross ou « petit-Russe », comme on
appelait alors les Ukrainiens. Cependant,
Gogol est vite devenu un ardent slavo-
phile, obsédé par la mission divine du
tsar et de l’Eglise orthodoxe russe ; et la
Russie, à son tour, l’a adopté comme l’un
des siens. Ce n’est pourtant pas une rai-
son pour le laisser du côté russe de l’éta-
gère, et les Ukrainiens devraient le récla-
mer sans équivoque.
Il y en a beaucoup d’autres. Qui sait que
la poète Anna Akhmatova
(1889-1966), dont le père, Andrii
Horenko, était issu de la no-
blesse cosaque ukrainienne, est
née à Odessa, a été scolarisée à
Kiev et a étudié le droit à l’uni-
versité de Kiev ? Et pourquoi
Vladimir Maïakovski (1893-
1930), né près de Koutaïssi, en
Géorgie, d’un père d’origine co-
saque russe et zaporozhien et
d’une mère qui s’appelait Pav-
lenko, un nom ukrainien, de-
vrait-il être considéré comme
« russe » ? C’était l’Empire, les
gens étaient mélangés, ils se dé- Jonathan Littell. FRANCESCA
plaçaient beaucoup. Même s’ils MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE.PHOTO
ne mettaient pas en avant leurs
racines, ou ne les chantaient pas ouver-
tement, ils ne les oubliaient pas, aussi
complexes fussent-elles.
Après le déjeuner dont je parlais plus
haut, j’ai discuté (en russe) de la question
du Musée Boulgakov avec Myroslav
Layouk, un jeune écrivain ukrainien. Lui
aussi pensait que le musée devait être
fermé. « Boulgakov était un impérialiste
russe, affirmait-il. Son œuvre est pleine de
mépris pour les Ukrainiens, pour les Ma-
loross. – Peu importe ce qu’il pensait, ai-je
répondu, peu importe qu’il ait été un
salaud d’impérialiste. Il est à vous. En
France, nous avons aussi beaucoup de sa-
lauds dans notre littérature, des racistes,
des antisémites, comme Céline, mais
personne ne dira que ce ne sont pas des
écrivains français. »
Layouk comprenait mon point de vue :
« Mais nous devrons attendre l’après-
guerre pour avoir cette discussion sur
Boulgakov. » D’accord. Ce n’est la priorité
de personne en ce moment. Reste que
la guerre de la Russie contre l’Ukraine
est aussi, comme nous le montrent le
saccage des musées et la destruction
massive du patrimoine ukrainien, une
guerre contre la culture ukrainienne. Et
lorsqu’une nouvelle Ukraine émergera
de ce conflit, et que son identité sera à la
fois remise en cause et renforcée par les
années de guerre, la question de savoir
quelle Ukraine veulent les Ukrainiens
– et donc de son histoire culturelle et lit-
téraire – sera cruciale. La Russie déclare
avoir annexé de larges pans du territoire
ukrainien, des déclarations qui, nous
l’espérons tous, ne tiendront pas. Pour-
quoi l’Ukraine ne pourrait-elle pas, en
retour, annexer de larges pans de la
« littérature russe » ? p
Traduit de l’anglais par Lise Vermont
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 3 mai 2024

L’écrivain publie « Moi, le

glorieux » et « Le Temps des
crocodiles », remaniement
Djian insulaire
fiévreux des « Vieux Fous » (2011). Chaque nouveau roman de Philippe
Où la geste de l’Algérie française Djian provoque le même effet : on s’y
sent immédiatement en terrain
connu, familiarisé avec une forme par-
est incarnée par Albert Vandel, ticulière d’humour et d’étrangeté, et
pourtant épaté à chaque fois par la
terrible colon hypertrophié capacité d’invention et de renouvelle-
ment, pour ne pas dire d’expérimen-

Mathieu
tation de l’écrivain. Faites vos jeux ne
fait pas exception, dès son titre pres-
que absurde au regard de l’intrigue :
nous sommes sur une île (évidem-
ment non nommée), au large d’une

Belezi réveille côte Atlantique, où vit le vieillissant et

peu commode Victor, qui feint la séni-
lité pour embêter sa fille, Edith, fâchée
avec lui depuis de nombreuses années,

l’ogre colonial
et son fils, Jonas, qui doit, sans grand
enthousiasme, se remarier pour la
troisième fois…
Tous les ingrédients du meilleur Djian
sont là : une famille pour le moins tor-
due, des pulsions sexuelles récurrentes
(le vieux Victor s’acoquine avec la
prostituée locale) et une météo qui se
déchaîne, puisqu’une formidable tem-
rion, 2011 et 2015), a récemment pête va s’abattre sur l’île et rythmer la
été transformée en tétralogie avec progression générale du roman. L’ori-
l’ajout d’Attaquer la terre et le so- ginalité tient cette fois à la mise en
leil (Le Tripode, prix littéraire Le place d’un dispositif narratif savam-
Monde 2022), avant d’être, une ment morcelé, par lequel l’écrivain
pierre-édouard peillon nouvelle fois, soumise aux forces s’amuse à passer d’un protagoniste à
de la dispersion, avec le remanie- l’autre : ce puzzle psychologique lui

D
eux tendances s’obser-
vent chez Mathieu
Belezi. La première est
une obsession pour la
fin comme agonie programmée.
La seconde tient dans la forme
que prend cette hantise : une
sorte de pointillisme de la débâ-
cle, la fin s’annonçant dès le
début, comme avec le « Finis-
sons-en » qui ouvre Le Petit Roi
(Phébus, 1998 ; rééd. Le Tripode,
2023), s’égrenant tout au long du
récit. En découle une structure
fragmentaire faite d’enchevêtre-
ments de voix et d’époques dans
laquelle la forme n’apparaît plus
que comme le rafistolage d’une
chose informe – d’un désastre
confus. Dans un registre intime,
c’était l’histoire d’un enfant pré-
nommé Mathieu, abandonné par
sa mère chez son grand-père, qui
entremêlait les sensations de l’en-
fance aux souvenirs des disputes
des parents avant l’abandon.
Cette volonté de saisir les choses
dans leur éparpillement convole
avec une pratique du regroupe-
ment littéraire et qui – rien de
plus logique – se brise aussi en
éclats. La trilogie sur la guerre
d’Algérie, composée de C’était
notre terre (Albin Michel, 2008),
Les Vieux Fous et Un faux pas dans
la vie d’Emma Picard (Flamma-
ment des Vieux Fous, scindé en
deux romans qui paraissent
aujourd’hui, Le Temps des croco-
diles et Moi, le glorieux.
On retrouve, dans ces deux tex-
tes, une même figure – si l’on peut
parler ainsi, car ce personnage
vaut pour plusieurs, tel un mons-
tre de Frankenstein fait de la chair
de tous les colons : Albert Vandel
est le capitaine démoniaque de
l’armée française en Algérie au
milieu du XIXe siècle dans Le
Temps des crocodiles et le colon
monstrueux dans Moi, le glorieux,
ogre acculé par les derniers com-
bats pour l’indépendance algé-
rienne en 1962 et retranché dans
un fort en compagnie de ses
« vieux fous », ses derniers fidèles,
cramponnés, comme lui, à ce qui
reste de leur empire.
La colonisation
à lui tout seul
Moi, le glorieux se présente
comme un long monologue, fié-
vreux, ordurier, grotesque, donc
volontairement éreintant, dudit
Albert Vandel. L’homme est
conforme à sa faconde boursou-
flée : lourd de 140 kilos et vieux de
130 ans. Il incarne la colonisation
à lui tout seul, le colon hypertro-
phié : le plus riche, le plus violent,
le plus puissant. Alors, hors de
Mathieu Belezi, à Rome, en 2022. EDOARDO DELILLE
question de fuir. L’Algérie colo-
niale, française, lui est consubs-
tantielle et il ne pourrait survivre
à un départ. Retranché au bordj
Saint-Léon, la dernière forteresse
qui lui reste, il se replie également
dans ses souvenirs, qui lui remon-
tent comme des rots et dans
lesquels on le voit forniquer à
outrance, se bâfrer sans retenue,
torturer pour l’exemple et le plai-
sir, recevoir le président Gaston
Doumergue en 1930, chasser le
lion puis combattre des insurgés
en 1871…
Au milieu des délires postillon-
nés d’Albert Vandel, Mathieu
Belezi révèle en fin d’ouvrage
avoir inséré des « discours pro-
noncés par des personnalités de
tous bords » en 1930. Moi, le glo-
rieux semble si irréel que l’irrup-
tion de l’authenticité ne rend
cette dernière que plus violente.
Les illustrations de Kamel Khélif
pour Le Temps des crocodiles té-
moignent de la même disso-
nance. Ces monochromes, tour à
tour sablonneux ou charbon-
neux, tendent vers la matérialité
permet de mettre en scène les petites
stratégies interpersonnelles et les
grandes manœuvres de la mauvaise
foi, dans un huis clos où cherchent à
poindre certaines vérités du passé. Dès
les premières pages, absolument ré-
poussiéreuse des archives tout jouissantes, Djian nous prend ainsi au
autant que vers un onirisme piège de sa drôle de microcomédie hu-
poisseux de cauchemar. maine, conçue avec la maestria méti-
Dans cette manière de faire culeuse d’un styliste décidément hors
bouillir ensemble le concret et norme. p fabrice gabriel
l’abstrait transperce un autre a Faites vos jeux, de Philippe Djian,
couple de contraires Julliard, 240 p., 20 €, numérique 15 €.
travaillés par Mathieu moi
Belezi : l’excès et le le glorieux,
vide. L’auteur semble de Mathieu
se demander, par le Belezi,
biais du déferlement Le Tripode,
entêté d’Albert Vandel, 336 p., 21 €.
sur quoi reposait toute
l’énergie déployée par le temps des
les colons et à quoi crocodiles,
elle a bien pu servir. de Mathieu
Réponse : sur rien, à Belezi,
rien. L’immense déper- illustré
dition d’énergie se lit par Kamel Khélif,
dans le motif de l’infer- Le Tripode,
tilité : les « couilles cou- 160 p., 25 €.
pées », l’incapacité du
narrateur à éjaculer tant il a déjà
Une mort en paix
joui, les « champs assoiffés »… Jus- Il ne faut rien dire, annonce le titre du
qu’aux phrases radotées face à deuxième roman de Marielle Hubert,
une interlocutrice qui lui intime et l’on songe en retour à la phrase de
de se taire (car elle dort), Valère Novarina : « Ce dont on ne peut
tout n’est qu’une déflagration. parler, c’est cela qu’il faut dire. » Voilà
Pour rien. p précisément à quoi s’attelle Marielle
Hubert dans ce deuxième roman aux
évidentes allures autobiographiques,

Edouard Louis se met en quatre pour sa mère
« Monique s’évade », un vibrant récit sur le prix à payer pour échapper à l’oppression – quelle qu’elle soit
raphaëlle leyris
préparer la suite. Il n’était plus temps de
modifier le texte sur le point d’être pu-
blié. Est ainsi paru, en avril 2021, un livre
dont les dernières pages laissaient Moni-
que à l’aube d’un avenir radieux, alors
même que sa protagoniste était occupée
à livrer un nouveau combat, à traverser
donner une suite à Combats et métamor-
phoses d’une femme : « J’ai encore beau-
coup changé. Il faudra que tu l’écrives un
jour ! » Monique s’évade revendique ainsi
d’être un texte que l’on pourrait dire de
commande. Mais pas de doute : à l’écri-
ture, celui qui tient la barre est bien
l’enchaînement d’événements et cir-
constances qui mène à l’oppression ou
la reconduit – ainsi quand le fait de vivre
en concubinage prive Monique d’une
aide sociale, et la rend dépendante de
l’homme avec lequel elle habite.
Edouard Louis ne vise pas le beau
mais qui recourt ouvertement à la
fiction pour combler les blancs et,
surtout, se dresser contre le silence
et les mensonges.
Le déni a toujours été le refuge de
Sylvette, sans doute la condition de sa
survie. Et à l’heure où un cancer multi-
métastasé la consume – maladie
qu’elle euphémise par la formule « J’ai
quelque chose » et dont elle refuse de
mentionner l’issue fatale –, ce déni
semble être ce qui la maintient debout
au-delà de toutes les prédictions médi-
cales. C’est « pour [la] faire mourir en

E
douard Louis venait de renvoyer
à son éditeur les épreuves de
Combats et métamorphoses
d’une femme (Seuil, 2021) quand
il a reçu un appel de sa mère, Monique.
Celle-ci, dont le manuscrit tout juste
finalisé retraçait l’émancipation, confia à
son fils que l’homme avec lequel elle
vivait l’humiliait et l’insultait, comme
l’avaient fait ses précédents compa-
gnons
Immédiatement, Edouard Louis, qui
était en résidence d’écriture à Athènes, a
exhorté sa mère à partir au plus vite. Dès
le lendemain, il l’a aidée à organiser sa
fuite, a mis son appartement parisien à
sa disposition, lui a commandé taxis et
repas, s’est concerté avec sa sœur pour
une métamorphose supplémentaire.
Celle-ci fait aujourd’hui l’objet d’un
autre livre. Monique s’évade s’ouvre sur
le coup de fil nocturne de l’héroïne à son
fils. Lequel, retraçant la fuite de sa mère,
n’écrit rien de la dissonance entre ce qui
advenait dans la vie et ce que racontait
alors son livre. Interrogé à ce sujet par
« Le Monde des livres », Edouard Louis
explique qu’il avait commencé par l’évo-
quer, puis a renoncé, parce que cela
« coupait l’élan » du texte qu’il espérait
d’« un souffle », et parce que cela semblait
les placer, lui et ses préoccupations
d’auteur, au centre, quand il voulait y
installer sa seule mère, se « mettre au
service » de celle-ci et de son histoire.
C’est elle, du reste, qui lui a suggéré de
Edouard Louis. Il
monique fait droit à la singu-
s’évade, larité de la person-
d’Edouard Louis, nalité et de l’his-
Seuil, 180 p., 18 €, toire de Monique
numérique 14 €. tout en continuant,
inlassablement, à
mettre au jour le système de domination
de classe et de genre dans lequel cette
dernière s’inscrit.
Locutions conjonctives
Ennemi déclaré de l’implicite qui pour-
rait servir à jeter un voile pudique sur les
logiques de violence à l’œuvre, il recourt
volontiers aux locutions conjonctives :
le texte abonde en « parce que », « puis-
que », « donc », manière de mettre à plat
style, mais aspire à une sorte de préci-
sion mathématique. Il raconte avoir
d’ailleurs envisagé de « marquer dans les
marges du récit de la fuite de [sa] mère les
sommes d’argent qui avaient été néces-
saires à son évasion » – et qu’il a payées,
avec l’argent issu des livres que Moni-
que désapprouvait. Il y a renoncé : « Ces
chiffres donnaient l’impression bizarre
que je [lui] reprochais ces sommes. »
Monique s’évade se révèle ainsi un texte
concret et vibrant sur le prix de la
liberté. Plus souterrainement, il y est
question de la lutte entre les bonnes in-
tentions, la honte et la mauvaise cons-
cience. Des dettes qui circulent à l’inté-
rieur des familles, et que l’on ne finit
jamais, peut-être, de payer. p
paix » que Marielle Hubert écrit Il ne
faut rien dire. Il tourne obstinément
autour de l’événement qui a probable-
ment eu lieu l’année des 5 ans de
Sylvette, sur lequel elle s’est confiée
une seule fois à sa fille, avec interdic-
tion formelle d’y revenir. Alors le texte
y revient, tente d’en imaginer les cir-
constances, tout en donnant à lire les
questions que l’autrice se pose sur la
forme à donner à son récit, ce texte
d’une densité remarquable, d’une
force abrupte. Sylvette est morte une
semaine après que Marielle Hubert
en a rendu le manuscrit. p r. l.
a Il ne faut rien dire,
de Marielle Hubert, P.O.L, 190 p., 19 €
numérique 14 €.
0123
Vendredi 3 mai 2024
Critiques | Littérature | 5
L’île Russie battue par
les vents de l’histoire
« Histoire de l’île », d’Evgueni Vodolazkine,
est un foisonnant roman philosophique
qui interroge la destinée russe

Mais quelle est donc cette île ? La

Russie, bien sûr – c’est de son his-
toire que sont faites les « chroni-
ques ». Et le livre lui-même, est-il
un roman historique ? Un pasti-
elena balzamo che ? Une parabole ? Certaine-
ment tout à la fois, mais c’est, sur-

L
e titre original d’Histoire
de l’île pourrait aussi bien
être traduit par « justifi-
cation de l’île » que par
« acquittement de l’île ». Il s’agit
donc, dans ce roman, autant
d’une explication que d’un ver-
dict. Invention de l’écrivain russe
Evgueni Vodolazkine, l’île en
question est un espace imagi-
naire dont plusieurs chroni-
queurs racontent l’histoire, de-
puis la nuit des temps jusqu’à
l’époque moderne.
Hiver en Slovaquie. GUILLAUME HERBAUT/AGENCE VU Luttes fratricides, calamités, fa-
mines, invasions, émeutes, atten-
tats… De temps à autre, la paix
revient, les éléments se calment,
la vie reprend. Voici la première
bibliothèque de la Ville. C’est là
L’écrivain et journaliste Arpad Soltesz remonte aux origines des que, outre les livres, sont conser-
vées les fameuses « chroniques »
tout, une réflexion philosophique
sur l’histoire. Sans didactisme,
Vodolazkine combine une narra-
tion classique avec des éléments
fantastiques qui transforment les
anecdotes en paradigmes.
La fameuse « troisième voie »
Une question essentielle surgit
au cours de la lecture : que signi-
fie cette image métaphorique de
la Russie comme une île ? Est-ce
l’enchaînement d’événements
qui « insularisent » le pays ? Ou la
conscience innée de son « insula-
rité » qui en fait une « île » ? « L’iso-
lement naturel [du] pays, affirme
le sage prince Parthène, était le si-
gne que lui est destiné un chemin
particulier. » On pense à la fa-
meuse « troisième voie » russe,
ce courant intellectuel né dans les

relations entre l’Etat et le crime dans son pays. « Colère », très noir au cœur du roman – celles, du
moins, qui n’ont pas été détruites
sur l’ordre de régents qui espé-
raient ainsi contrôler le passé.
années 1920 selon lequel, l’origi-
nalité russe étant irréductible
aux modèles occidentaux, le pays
devait suivre sa propre « voie ».

Une vendetta à la slovaque Œuvre des moines, elles sont dis-

A Kosice, donc, les ex-appara-
tchiks convertis au libéralisme
se sont acoquinés avec Bandi
Farkas, parrain rom de la ville,
grand amateur de joggings en
antoine albertini polyester et de bolides vrombis-
sants. Entre deux lampées de
Ainsi Miki se transforme-t-il en
un « dingue total qui a déclaré la
guerre à tout le système ». Flanqué
d’un policier à la retraite au
surnom évocateur – Valent « le
Barje » –, il mène sa vendetta pen-
dant des années, ne reculant de-
pression européenne. En remon-
tant aux origines de cette déli-
quescence annoncée, Colère ap-
paraît comme un avertissement
rétrospectif, formulé par le pro-
priétaire véreux d’une usine : « Si
vous concevez un mode de priva-
cutées et commentées par un cou-
ple princier, Parthène et Xénie.
Mais suffit-il d’avoir des régents
exemplaires pour qu’une société
soit exempte de secousses ? Visi-
blement non, répond en filigrane
Evgueni Vodolazkine. Car l’his-
toire de l’île se révèle turbulente.
Selon l’auteur, historien, le mal
ne vient pas nécessairement des
dirigeants, il a des causes plus
profondes.
Si le roman ne propose pas de
réponse univoque, il fournit des
éléments de réflexion à foison.
La publication du livre en Russie
date de 2020, avant le début de la
guerre à l’Ukraine, qui marque la
grande dérive de la Russie loin du
continent européen – une dérive
qui ne fait que s’accroître dans
tous les domaines. Le lire aujour-
d’hui, c’est s’étonner de sa teneur
visionnaire, et admirer l’art du
romancier. Car la profondeur de

I
l y a quelque chose de pourri
dans la toute jeune Républi-
que de Slovaquie du début
des années 1990. Avec Colère,
son nouveau roman, Arpad Sol-
tesz, ancien journaliste indépen-
dant connu pour ses enquêtes
sur les privatisations sauvages et
les relations entre mafia et pou-
voir, nous plonge dans le fumet
de corruption qui s’insinue jus-
que dans les locaux de la police
de Kosice, deuxième ville du
pays. Il nous montre de quelle
façon, rendu à la démocratie, le
gouvernement s’est attelé à « la
création d’une nouvelle classe ca-
pitaliste » sur les débris de l’an-
cienne économie collectiviste,
sans égards superflus pour la loi
gnôle locale et trois bouffées de vant aucune transgression pour tisation équitable, je ferai appel Qu’est-ce, alors, que l’histoire ? la pensée va ici de pair avec une
Sparta, les cigarettes du cru, les accomplir sa vengeance. Ses ci- à tous mes contacts personnels « La lutte entre le Bien et le Mal construction originale. Servie par
noces du crime et du monde bles : voyous, oligarques et « sis- pour qu’on vous propose le prix par l’intermédiaire des hommes », une écriture d’une rare plasticité,
économique se renouvellent à kars », sicaires stipendiés des ser- Nobel d’économie. » Une leçon à affirme un chroniqueur, et der- la réflexion combine ironie et ly-
chaque arrangement douteux vices de renseignement, transfor- méditer, dans la pure tradition rière sa voix on devine celle de risme et fait d’Histoire de l’île une
conclu au Lolita, un sordide bar à més en supplétifs quasi officiels du roman noir. p l’auteur. Les différentes formes des œuvres marquantes de la
strip-teaseuses qui fait office de de la pègre. Car, « dans l’Etat poli- que l’histoire revêt au cours des littérature contemporaine. p
QG pour la bande de Farkas. cier, c’est la police qui organis[e] colère. siècles seraient réductibles à des
Mais, lorsque le truand commet le crime ; en démocratie, c’est le dans l’est, jadis mécanismes similaires, mais le histoire de l’île
une erreur, s’en prendre à Igor crime qui organise la police ». (Hnev), fait que l’homme ne peut guère (Opravdanie ostrova),
Molnar, jeune chien fou de la Dans cet univers de friches in- d’Arpad Soltesz, influer sur son cours ne le dis- d’Evgueni Vodolazkine,
dustrielles et de bars cradin- traduit du slovaque pense pas d’une responsabilité : à traduit du russe
Dans cet univers gues – que viennent parfois par Barbora Faure, chacun de choisir ce qu’il veut y par Anne-Marie Tatsis-Botton,
éclairer les traits d’un hu- Agullo, « Noir », 448 p., 22,50 €, apporter, apaisement, violence Les Syrtes, 232 p., 23 €,
de friches industrielles mour forcément noir –, les numérique 14 €. ou malheur. numérique 15 €.
et de bars cradingues, femmes ne sont que sil-
houettes évanescentes, à
les femmes ne sont l’image des pensionnaires
que silhouettes du Lolita, qui « savent sou-
évanescentes vent quand il ne faut rien sa-

Institute for Ideas & Imagination

et la morale. voir, ni voir, ni entendre ». Ré-
Arpad Soltesz creuse une veine duites à la valeur marchande
comportementaliste servie par police, expert en liqueurs fortes de leurs corps esquintés, elles
une écriture sèche, au présent : la et en coups de boule, un grain de sont le réceptacle des turpitudes
psychologie de ses personnages sable vient enrayer cette méca- masculines : le fils d’un oligarque est heureux d’annoncer la promotion 2024–25
se révèle par leurs actes et par nique du profit. Mauvaise pio- n’a-t-il pas contraint le club à fer- Kamal Aljafari João Gonzalez Guadalupe Nettel
leurs mots ; l’état de la ville, par che : le mentor du jeune policier, mer ses portes après avoir refilé sa Cinéaste director’s council fellow Écrivaine
des formules percutantes. Nul un certain Mikulas Miko, dit chaude-pisse à toutes les filles ? Ce Allemagne/Palestine Cinéaste/animateur Mexique
besoin de connaître la répartition « Miki », est le genre de flic à trai- scandale, comme les autres, sera Portugal
politique des sièges au conseil ter la loi « d’une façon créative et étouffé en dépit de la pugnacité Jana Ndiaye Berankova Mae Ngai
municipal de Kosice pour se faire flexible », lui-même expert de d’un des personnages, Pali Schle- Architecture Will Harris Histoire
une idée du degré d’attachement l’arnaque à l’assurance-automo- singer, reporter esseulé et double République Tchèque/France Poète Columbia University
à l’intérêt général qui y prévaut : bile – péché véniel en comparai- probable de l’auteur. Au bout du Royaume-Uni
dans cette ville, « l’éclairage ur- son des standards de ses collè- compte, après bien des cadavres Hiba Bou Akar Lauren Robertson
bain ne fonctionne que dans les gues policiers, professionnels du et autant de reniements, « la dé- Urbanisme Daniel Levin Becker Renaissance
artères principales ». tabassage et du racket. cennie tumultueuse des années Columbia University Traducteur Columbia University
1990 s’achèv[e] », écrit Soltesz, et États-Unis
Miki « ne verserait pas une larme Kate Daudy Tomas van Houtryve
sur elle ». abigail r. cohen fellow George Lewis Photographe
EXTRAIT Rien n’indique que les années Artiste plasticienne abigail r. cohen fellow Belgique
suivantes aient causé davantage Royaume-Uni Musique
« [Igor Molnar] ne respectait ni les ordres de ses supérieurs ni de regrets au flic vengeur. Ou à Columbia University Lynn Xu
leurs arrangements. Une ou deux fois, il avait arrêté des gens son créateur. En 2018, un jeune Zohar Elmakias abigail r. cohen fellow
qui versaient honnêtement leur protection aux chefs. Il ne confrère de Soltesz, Jan Kuciak, et Anthropologue Poète
pouvait pas ignorer que c’était inutile, mais cela l’occupait. Il les sa compagne, Martina Kusnirova, Israël Columbia University
amenait menottés toujours avec des preuves. De bonnes ont été assassinés, et le comman-
preuves. Propres, légales, utilisables dans un procès. Ce n’était ditaire présumé, mafieux no- Situé à Reid Hall, siège du Columbia Paris Global Center, le Columbia Institute for Ideas and Imagination accueille une
pas un problème, les enquêteurs n’étaient pas débiles. Ils sa- toire, a été acquitté par la justice communauté de chercheurs et chercheuses, écrivains et écrivaines, et artistes de toutes disciplines. Consultez notre site
vaient où glisser quelques fautes pour être obligés de les relâ- dans un pays qui, depuis, n’en internet pour plus d’informations sur nos Fellows et leurs travaux, l’Institut et sa mission, et la SNF Public Humanities Initiative:
cher aussitôt. Ce n’était pas un problème, mais c’était emmer- finit pas de sombrer : le chef ideasimagination.columbia.edu
dant. Ils auraient même toléré quelque temps cette paperasserie du renseignement y est accusé
inutile et ce travail supplémentaire de la part de leur collègue d’avoir formé une organisation Le Columbia Institute for Ideas and Imagination tient à remercier la Stavros Niarchos Foundation (SNF), la Areté Foundation, la Andrew W.
hyperactif. Il était jeune et enthousiaste. Un type de crétin rare, criminelle, un président prorusse Mellon Foundation et Daniel Cohen pour leur soutien généreux, ainsi que Judith Ginsberg et Paul LeClerc, Olga et George Votis, la EHA
mais pas vraiment unique. C’en est ainsi : le travail de policier a été élu le 6 avril, et la sup- Foundation, la Fondation Louis Roederer, Tom et Maarit Glocer, Gerald Rosberg, et Mel et Lois Tukman.
attire inexorablement de temps en temps un idiot qui vient pression du bureau du procureur
pour nettoyer la ville du crime. » spécial, créé spécialement pour
lutter contre la corruption, a
colère, page 23 échoué de justesse sous la
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 3 mai 2024

Replacer l’absente au firmament AUTEURS DU « MONDE »

Géopolitique
Depuis longtemps, Cécile Wajsbrot songeait à « Plein ciel ». Il lui fallait retrouver du Hezbollah
l’amie de la famille disparue dans un accident d’avion quand elle avait 5 ans de Christophe Ayad,
PUF, « Géopolitiques », 210 p., 15 €,
numérique 12 €.
Le Hezbollah (« parti de Dieu ») est-il
une milice, un Etat dans l’Etat, une
organisation terroriste ? « Tout cela à
la fois. Et plus encore », écrit Christo-
phe Ayad, grand reporter au Monde,
au début de la mise au point qu’il
fabrice gabriel consacre au mouvement chiite liba-
nais, dont le poids régional, depuis le

D
ans La Légende des 7 octobre, semble
siècles, on se souvient encore accru, autant
peut-être que Victor comme relais de
Hugo faisait se succé- l’Iran que comme
der les poèmes Pleine mer et Plein force structurante
ciel, le premier achevant son de la politique liba-
tumulte d’alexandrins sur une naise. Raison de
invitation à se tourner vers la plus pour essayer
promesse du second : « Regardez de cerner cet
là-haut »… Cécile Wajsbrot a-t-elle « objet politique
suivi la suggestion du poète ? Elle insaisissable ». p
le donne à penser dans son nou-
veau livre, Plein ciel, deux ans
après la réunion d’un précédent
cycle romanesque sous le titre
de… Haute mer (Le Bruit du Faire la paix
temps, 2022). De Waterloo à la Bosnie,
Plein ciel est en réalité un projet six façons de mettre fin à une guerre,
plus ancien, lié en tout cas à une de Jérôme Gautheret et Thomas Wieder,
expérience lointaine, qui a mar- Novice, 154 p., 12,90 €, numérique 9 €.
qué l’enfance de l’écrivaine : la Les guerres durent toujours trop
disparition d’une amie de ses pa- longtemps, mais elles se finissent.
rents, hôtesse de l’air, dans le Comment ? Avec quelles chances
crash du vol AF 406 Brazzaville- d’aboutir à une paix durable ? Pour
Paris, le 10 mai 1961, dans le désert répondre à ces questions que l’actua-
algérien. « C’était quelqu’un que lité a rendues plus cruciales que
j’aimais beaucoup, explique Cécile jamais, Jérôme Gautheret, de la
Wajsbrot au “Monde des livres”, direction de la rédac-
qui représentait le voyage, l’aven- tion du Monde,
ture dans ma vie d’enfant, et tout à et Thomas Wieder,
coup plus de nouvelles. Je ne com- Un Super-Starliner d’Air France, du même type que celui du crash du 10 mai 1961, à Orly, en 1957. KEYSTONE-FRANCE correspondant en Al-
prenais pas ce qui se passait, ou lemagne, racontent
peut-être ai-je trop bien compris, je six cas d’espèce, du
ne sais pas… En tout cas, j’ai essayé traité de Vienne, qui,
de raconter le dévoilement de la époque, et j’ai trouvé un numéro en 1815, redessina
vérité comme il s’est déroulé, avec de Paris Match… Je ne sais plus ce l’Europe, à la fin
les mêmes souvenirs et les mêmes que j’en ai fait, je voulais le relire EXTRAIT des guerres d’ex-
trous dans la mémoire. » pendant que j’écrivais Plein ciel, Yougoslavie. p
Fondé sur un fait réel, et un trau- mais impossible de remettre la « Je porte les disparus quelle que soit leur disparition, je dialogue
matisme authentiquement vécu main dessus ! C’est là en tout cas avec celles ou ceux qui les gardent en mémoire. Vous qui me sou-
– « Tout est vrai », insiste malicieu- que j’ai vu qu’il s’agissait probable- tenez, vous dont je suis issue, vous qui formez cette communauté
sement la romancière –, Plein ciel ment d’un attentat et non d’un in- provisoire qui se dispersera à la fin de la pièce, du spectacle, à la
n’est pas pour autant un simple cident technique, comme je l’avais fin de l’histoire comme les passagers d’un avion se séparent dès Le Blanc des cartes
récit autobiographique, ou une toujours cru. » l’arrivée, dès leurs bagages récupérés et vont chacun vers leur Quand le vide s’éclaire,
stricte enquête documentaire, Cécile Wajsbrot a également été destination – vers leur vie. Le chœur aussi retournera vers la ville de Sylvain Genevois et Matthieu
même si le livre s’appuie sur en relation épistolaire avec la et, moi, je le suivrai ou je le précéderai. Où irai-je ? Et surtout que Noucher, cartes de Xemartin Laborde,
d’abondantes recherches au sujet sœur de la disparue, mais cela n’a ferai-je ? Mais ce n’est pas encore la fin, et je ne peux pas, je ne Autrement « Géographie », 128 p., 29 €
pas vraiment abouti à une ren- sais pas imaginer ce qui suivra. Le futur m’est un temps interdit. numérique 20 €.
contre… Plus importante est peut- Je vis maintenant et maintenant la femme sans âge, devant moi, Par définition, les cartes ne recoupent
« Les recherches être la part de son éditeur, An- veut me raconter… » pas les territoires. Ne serait-ce que
ont débuté quand toine Jaccottet, fondateur de la pour être lisibles, il est nécessaire d’y
j’ai compris que belle maison Le Bruit du temps, plein ciel, page 98 faire droit au blanc, en sélectionnant
qui semble vouloir accompagner ce qui sera visible de ce qui ne le sera
je voulais écrire son œuvre sous tous ses aspects : pas. L’ouvrage de Sylvain Genevois et
non cette histoire, il a ainsi tenu à publier un recueil Matthieu Noucher, cartographié par
d’essais, Le Jour d’après, en même tiens au roman, à la fiction, expli- voulais écrire un roman avec un Xemartin Laborde, rédacteur au ser-
mais autour de temps que Plein ciel, en insistant que l’écrivaine, mais je cherche chœur. J’ai beaucoup lu sur les vice Infographie
cette histoire » sur la cohérence d’ensemble du d’autres voies qu’un récit tradi- chœurs avant de commencer à du Monde, inter-
travail de la romancière. Même si tionnel. La narration existe, il y a écrire, j’en ai beaucoup écouté roge les « choix
cette dernière ne lui montre son un fil qui la parcourt, mais elle est aussi. Sans doute est-ce d’ailleurs politiques, so-
de ce crash dont on n’a jamais su manuscrit qu’une fois qu’elle le enrichie d’autres apports, un peu la première idée que j’ai eue sur la ciaux ou cultu-
les raisons exactes. Ainsi le livre juge fini, on devine entre eux un comme des affluents qui viennent forme que prendrait ce roman, rels » derrière
est-il conçu selon un dispositif climat de confiance particulier, et nourrir le fleuve. Avec l’espoir que avec la difficulté, cependant, d’uti- les vides graphi-
textuel et poétique original, qui sans doute cela a-t-il favorisé le tout se fonde dans un même flux. » liser des moyens très anciens – le ques, afin de
mêle un chœur antique à un riche déclenchement du projet : « Les Ce flux nous emporte, en effet, chœur, “la” coryphée (je l’ai fémi- « diversifier les
réseau de références – musicales, recherches ont débuté quand j’ai dans un mouvement qui est nisée…) – dans une narration manières de voir
littéraires, cinématographiques… compris que je voulais écrire non d’abord celui des voix, essentiel- contemporaine, où il est question le monde ». p
– sans jamais perdre le fil d’une cette histoire, mais autour de les dans la respiration plurielle, d’avions, de voyages dans l’espace,
histoire pleine de mystère, et cette histoire. » presque chantée, du livre : « Je tra- d’Internet ou de Facebook. »
même de suspense. « Cette his- Ecrire « autour de cette histoire », vaille toujours à l’oreille, le rythme C’est précisément cette asso-
toire a régulièrement refait sur- cela signifiait trouver une forme est important. Avant, je faisais une ciation du contemporain et de
face, explique l’autrice. Il y a plus qui ne soit pas linéaire, mais par- relecture à haute voix, mais elle l’immémorial qui donne sa force C’est là que
d’une trentaine d’années, dans une vienne à intégrer les éléments n’est plus nécessaire, c’est comme spéciale au livre, où les interro- vous disparaissez
foire aux livres, m’était venue l’idée d’une enquête authentique, fût- si j’avais incorporé ce rythme… gations sur un destin singulier
de chercher un journal de cette elle sans conclusion sûre : « Je Et cela faisait longtemps que je rencontrent les échos tragiques de Chloé Aeberhardt,
de toute vie, sans emphase, avec Denoël, 384 p., 21 € numérique 15 €.
l’espèce de naturel que confère Journaliste célèbre travaillant pour
également au texte le motif des La Société, un quotidien de référence,
L’illusion de l’envol, la chute inévitable oiseaux, qui ne cessent poétique- Charlie Archambault découvre l’op-
ment de le traverser. On devine probre quand sont révélés les men-
PLEIN CIEL, le nou- France, en 1961, dans le Sud algérien. que de présenter ainsi un roman qui que ce naturel a dû être très songes dont elle s’est mise à constel-
veau livre de Cécile La petite Cécile a 5 ans : on ne lui dit glisse avec le plus grand naturel de travaillé, et Cécile Wajsbrot le ler ses articles. Pour échapper au
Wajsbrot, est tout pas tout de suite ce qui est arrivé, mais Gloria Gaynor à Franz Kafka, de Face- confirme : « J’ai tout repris au bout scandale, elle part en Suisse, direc-
traversé d’oiseaux, lorsqu’elle l’apprendra, ce sera un book au poète latin Lucien, du chœur de la troisième version et, alors que tion la clinique autrefois fréquentée
de souvenirs, traumatisme dont les effets ne s’effa- antique à la vidéo contemporaine, depuis une dizaine d’années je tra- par son auteur favori, Robert Walser
d’autres livres aussi : ceront plus… Et c’est après une œuvre pour dire la présence des absents vaille directement à l’ordinateur, là (1878-1956), où officie le psychiatre
c’est un roman sa- abondante, déjà, qu’elle se décide parmi nous, et cette expérience du j’ai repris, comme avant, un cahier, Joseph Merveille… Il ne faut pas en
vant et bouleversant, aujourd’hui à livrer le récit d’une passage que nous transmet leur si- un stylo, et j’ai tout réécrit. Bien sûr, dire plus sur le pre-
qui multiplie les références sans ces- enquête très personnelle : pour lence même, nous obligeant à réinven- il y a des passages entiers que j’ai mier roman de
ser de demeurer simple, d’une évi- essayer de comprendre les raisons ter leur voix : à faire littérature. C’est recopiés, mais il fallait réécrire Chloé Aeberhardt,
dence aérienne. Son point de départ de ce crash jamais vraiment élucidé, simplement superbe. p fa. ga. ceux-là aussi, littéralement, pour rédactrice au ser-
est un épisode réellement vécu par mais surtout pour tenter d’éclairer peut-être les éprouver physique- vice Economie,
l’écrivaine, lorsqu’elle était enfant : le sens intime d’un tel événement, plein ciel, ment à travers l’écriture manus- qui questionne
une amie de ses parents, hôtesse de et donner peut-être quelque chose de Cécile Wajsbrot, crite… » C’est bien au partage de avec une originalité
l’air, qui fut pour elle comme une comme la clé de nos existences Le Bruit du temps, 174 p., 19 €. cette expérience sensible que fantasque les liens
marraine, ou une fée, et lui adressait communes, vouées à l’illusion de Signalons, de la même autrice, chez le nous invite alors Plein ciel, ouvert d’appartenance
des cartes postales du monde entier, l’envol, à la chute inévitable. même éditeur, la parution du Jour d’après magnifiquement à l’infinie rêve- et le désir de se
disparaît dans le crash d’un vol Air Mais c’est encore réduire les choses et autres essais 2001-2023, 316 p., 24 €. rie de toute disparition. p réinventer. p
0123
Vendredi 3 mai 2024
« Correspondances »,
un ensemble fascinant de textes
où l’anthropologue brise les
barrières entre mots et monde
Tim Ingold
tisse des liens
avec la nature
david kirchner
T
im Ingold dit de son
nouveau livre qu’il est
construit à la manière
d’un nid d’oiseau. Fait de
« fragments qui n’étaient pas
conçus pour être assemblés », il
installe pourtant, de façon irrégu-
lière, une stabilité, une cohérence.
Au cours de la dernière décennie,
le chercheur britannique, l’une
des voix les plus inventives de
l’anthropologie contemporaine,
s’est souvent retrouvé sur un
banc près d’un rocher, en Fin-
lande. Equipé d’un stylo et d’un
carnet, il y réfléchissait, en s’im-
mergeant dans les diverses for-
mes de vie qui l’entouraient, aux
sensations et lignes de pensée qui
constituent la matière des vingt-
sept courts textes réunis dans
Correspondances.
Ecrits dans le cadre de Knowing
from the Inside (« connaître de
l’intérieur »), un vaste projet de
recherche mené à l’université
d’Aberdeen, en Ecosse, dont Ingold
est professeur émérite, ces textes
lui permettent d’ouvrir un dialo-
gue avec l’environnement afin de
prouver qu’il n’y a pas de « barrière
ontologique infranchissable entre
les mots et le monde ». Pour Ingold,
une voie centrale consiste à pen-
ser avec l’art, notamment à travers
des évocations d’œuvres du
sculpteur Giuseppe Penone, un
des fondateurs de l’arte povera.
Mais ses chemins passent aussi
par une pierre dans les ruines d’un
ancien temple en Sicile, qui ra-
conte son envie de béton. Ou par
une analyse de la coutume d’ori-
gine finlandaise consistant à faire
fondre des fers à cheval miniatu-
res le soir du Nouvel An, et de son
rapport avec les quatre éléments.
Le mouvement freudien en Israël, épopée
Guido Liebermann retrace la réception de la psychanalyse dans la Palestine mandataire puis dans l’Etat hébreu
élisabeth roudinesco
I
ssu de parents juifs argentins,
l’un émigré d’Allemagne, l’autre
d’Ukraine, Guido Liebermann prit,
lui aussi, le chemin de l’exil en 1979.
Il quitta Buenos Aires pour Israël afin
d’échapper à la dictature du général
Videla. C’est en France qu’il se forma à la
psychanalyse et à son histoire avant de
s’installer définitivement près de Tel-
Aviv. Polyglotte, il a dépouillé depuis des
années un nombre considérable d’archi-
ves sur l’épopée des fondateurs du mou-
vement freudien en terre d’Israël.
Dans Freud en Israël, son troisième
livre, il étudie la réception de l’œuvre de
Sigmund Freud (1856-1939) en Israël ainsi
que la relation de celui-ci avec sa judéité.
Aux yeux de Freud, qui n’est pas sioniste,
Ce livre est une image foison-
nante de la pensée d’Ingold, qu’il
décrit lui-même comme une
sorte d’« écophénoménologie » ou
d’« écologie de la vie », utilisant
la méthode phénoménologique
qui vise à décrire les données
telles qu’elles apparaissent à la
conscience. L’originalité de cette
pensée, qui a plus d’un point
commun avec celle de Bruno La-
tour (1947-2022), se trouve dans
l’indissociabilité de la méthode,
un tissu qu’il fabrique continuel-
lement, et de son objet d’étude :
l’enchevêtrement de l’homme et
de son environnement, y compris
les arbres et les surfaces urbaines, « Ta, Da, Ça ! », d’Emile Kirsch (2017). ÉMILE KIRSCH
qu’une petite manipulation suffit
à créer, comme l’a montré l’ar-
tiste Emile Kirsch dans son instal-
lation Ta, Da, Ça ! (2017) – des brin-
dilles accrochées au creux de tu-
bes d’acier aimantés à des objets
métalliques.
Etonnement
Dans un des textes les plus amu-
sants du volume, Ingold exprime
son étonnement devant une re-
marque faite par « un alpiniste de
renommée mondiale » lors d’un
symposium auquel ils étaient l’un
et l’autre invités. Il n’y a plus de
montagnes à découvrir, se plai-
gnait l’alpiniste : tous les som-
mets ont déjà été gravis. Ingold se
demande quelle perception de la
EXTRAIT
« Les correspondances (…) ne sont pas solitaires
mais évoluent entre et parmi les participants.
C’est de ces engagements dialogiques que la
connaissance émane continuellement. Corres-
pondre, c’est être constamment attentif à ce
moment où la réflexion est sur le point d’épouser
les formes de la pensée. C’est attraper les idées
au vol, dans l’effervescence de leurs balbutiements,
de peur qu’elles ne soient emportées par le courant
et perdues à jamais. »
correspondances, page 28
aucun territoire ne peut préserver les
juifs de l’antisémitisme, raison pour la-
quelle il revendique son identité de juif
de la Diaspora, à laquelle il doit, dit-il, sa
capacité de résistance à tous les préjugés.
En 1897, Freud adhère à la loge interna-
tionale du B’nai Brith, organisation juive
humanitaire. Vingt ans plus tard, il sou-
tient la déclaration de Lord Balfour en
faveur de la création d’un foyer national
juif en Palestine. Enfin, en 1924, il ac-
cepte, avec Einstein et Bergson, de deve-
nir membre du conseil d’administration
de l’Université hébraïque de Jérusalem.
Cependant, en 1930, il s’oppose à l’idée
de la fondation d’un Etat juif, convaincu
qu’elle conduirait à une guerre perpé-
tuelle, nationaliste et religieuse, autour
de la possession des Lieux saints.
Liebermann montre que Freud fut l’un
des penseurs les plus discutés en Pales-
tine durant l’entre-deux-guerres, puis
en Israël après la Shoah. Adulé par les
pédagogues progressistes, qui voyaient
en lui l’initiateur d’une révolution des
nature se cache derrière une telle
complainte et se souvient du fa-
meux « On ne peut jamais entrer
deux fois dans le même fleuve »
d’Héraclite.
Il en va de même pour la monta-
gne. Mais l’alpiniste, lui, la croit
toujours identique à elle-même.
Il l’aborde comme « un soldat qui
se lance dans une offensive » pour
obtenir une victoire qu’il ima-
gine définitive, alors qu’il n’est
pour la montagne qu’« une mou-
che sur le bout de son nez ». Nous
devons habiter « dans » la nature,
dit au contraire l’anthropologue,
nous intéresser aux chemins tou-
jours changeants que nous em-
pruntons pour nous mêler à elle,
et apprendre à percevoir ce flux
incessant, qui ne se domine pas
mais s’éprouve. C’est à cette
condition, insiste-t-il, que nous
pourrons « commencer à résou-
dre la crise de notre habitation
du monde ».
Un processus ouvert
Pour Ingold, l’image de l’habi-
tation va de pair avec ce que tous
les textes ici rassemblés ont en
commun dans leur forme et leur
contenu : un geste de correspon-
consciences, admiré par le président de
l’Organisation sioniste mondiale, Chaim
Weizmann, il ne cessa pas, en revanche,
d’être critiqué par les marxistes, qui le
jugeaient conservateur, et haï par les
partisans de Zeev Jabotinsky, fondateur
du parti de la droite nationaliste, les-
quels voulaient en finir avec l’idée d’une
exceptionnalité des juifs de la Diaspora
au point, parfois, de les traiter d’« assimi-
lationnistes malades ».
Face aux antisémites
Quant à l’historien Gershom Scholem,
il reprochait à Freud de ne rien compren-
dre à Moïse et à la mystique juive, tandis
que le philosophe Martin Buber lui pré-
féra toujours le psychologue Kurt Lewin,
jugé plus scientifique. Parmi les débats
les plus savoureux exhumés par Lieber-
mann, on trouvera l’échange au long
cours qui opposa Freud le mécréant à
Max Grunwald, rabbin attaché à la
nécessité pour l’homme juif d’une
expérience religieuse.
Critiques | Essais | 7
dance, un processus ouvert qui
« renvoie aux chemins le long des-
quels [nous vivons], dans [nos]
perpétuels déploiements et deve-
nirs ». Il considère sa discipline
comme « une pratique de l’art »
dans le sens où l’anthropologue,
à l’instar de l’artiste, enquête
sur « les possibilités et les condi-
tions de la vie dans un environne-
ment » (entretien à Multitudes,
2017).
Dans ce qui est correspondances.
le tronc intellec- accompagner
tuel du livre, Tim le vivant
Ingold nous de- (Correspondences),
mande : et si le de Tim Ingold,
corps était aérien traduit de l’anglais
et le souffle fait par Sylvain Griot,
de chair ? Et si Actes Sud, « Voix de
l’arbre nous ser- la Terre », 270 p., 23 €,
rait la main lors- numérique 17 €.
que nous cares-
sons son écorce ? En écho au
monde sens dessus dessous de
Giuseppe Penone, il nous invite
à renverser nos perceptions des
« conditions les plus fondamen-
tales » de nos expériences afin
de nous mettre à la place de la
nature. Et d’en retomber amou-
reux, pour pouvoir finalement
la sauver. p
Le fondateur de la psychanalyse n’a pas
de mots assez durs pour fustiger le ju-
daïsme, religion tout juste bonne, selon
lui, à fabriquer des illusions, tout en
ajoutant aussitôt que, face aux antisémi-
tes, les juifs doivent revendiquer fière-
ment leur judéité. Et Grunwald d’affir-
mer, quelques années plus tard, que
Freud était retourné « dans sa maison pa-
ternelle » et qu’il soutenait la langue hé-
braïque, celle que l’on parle dans Eretz
moladetenu, « notre Patrie ancestrale ».
Fort bien écrit, l’ouvrage est passion-
nant à lire. Malgré une légère surestima-
tion de l’accueil positif réservé à l’œuvre
freudienne en Israël, due à son enthou-
siasme, Guido Liebermann reste pour
l’essentiel un historien impartial, sou-
cieux de donner au lecteur les moyens
de se faire sa propre opinion sur un sujet
d’une grande complexité. p
freud en israël,
de Guido Liebermann,
Imago, 350 p., 24 €, numérique 16 €.
Vérités du léninisme
Publié pour la première fois en 1975,
au Sagittaire, La Terreur sous Lénine
représentait, selon Jacques Baynac
(1939-2024), son maître d’œuvre, une
réponse au choc qu’avait provoqué la
publication en français, un an aupa-
ravant, de L’Archipel du goulag. Non
qu’il s’agît de contester sa puissance
de dévoilement de la réalité soviéti-
que : tout est vrai dans l’œuvre de
Soljenitsyne, soulignait au contraire
l’historien. Mais cette « vérité était
accessible de longue date » et ce choc,
en lui-même, pouvait étonner. C’est
ce que montrent avec éclat les textes
réunis dans ce recueil, écrits dès les
années 1920 par des membres des di-
verses oppositions de gauche au Parti
bolchevique – anarchistes, bundis-
tes… – pour dénoncer la terreur poli-
tique et policière instaurée par
Lénine après octobre 1917. Docu-
ments, témoignages, premières ana-
lyses historiques, ces plongées dans
la réalité concrète d’un pouvoir orga-
nisé autour de la Tcheka, la police po-
litique créée fin 1917, contribuent,
note Baynac, à établir à quel point
« Staline était dans Lénine ». Une le-
çon dont l’historien Charles Jacquier,
dans un avant-propos percutant à
cette réédition augmentée, souligne
l’actualité, à l’heure où certains, de
Frédéric Lordon à Andreas Malm, en-
tendent fonder un « néoléninisme »
pour revivifier la gauche, oubliant
cette autre gauche, et son regard
implacable sur la naissance du tota-
litarisme. p florent georgesco
a La Terreur sous Lénine,
anthologie de Jacques Baynac, avec
Alexandre Skirda et Charles Urjewicz,
avant-propos de Charles Jacquier,
L’Echappée, « Poche », 380 p., 14 €.
Contre la violence
Que la violence soit partout, qu’elle
s’accroisse et s’exacerbe, qu’elle ap-
partienne à la nature humaine ou à
l’ordre des choses : voilà des convic-
tions dangereuses. Elles incitent en
effet à consentir au pire, à considérer
qu’il faudrait endurer l’intolérable. Il
faut donc combattre ces propos dé-
mobilisateurs, montrer en quoi ils se
fourvoient. Pour y parvenir, il est né-
cessaire de rappeler en quoi consis-
tent exactement l’expérience de la
violence et ses différentes modalités.
Tels sont les points de départ de ces
Sept leçons sur la violence, au cours
desquelles Marc Crépon, prolongeant
ses derniers ouvrages sur cette
question centrale, s’interroge sur les
caractéristiques spécifiques de la
violence en général, et celles des
violences politiques et domestiques
en particulier.
Le philosophe, directeur de recherche
au CNRS, examine de près, dans ce
livre, la question de l’emprise, sous
l’angle des abus sexuels et des violen-
ces intimes, mais aussi à travers les
pratiques sectaires d’assujettisse-
ment et d’asservissement. Il conclut
en plaidant une nouvelle fois pour
un engagement absolu contre la vio-
lence, sous toutes ses formes et en
toutes circonstances. La seule ma-
nière possible de lutter contre la vio-
lence, à ses yeux, est de ne jamais
accepter de « vivre avec ». Pour éviter
de la justifier, la première attitude
consiste à ne pas se laisser raconter
d’histoires. p roger-pol droit
a Sept leçons sur la violence,
de Marc Crépon, éd. Odile Jacob, 224 p.,
21,90 €, numérique 18 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 3 mai 2024

LE FEUILLETON
TIPHAINE SAMOYAULT distance dont il ne reste que quelques
moments frappants, des pays décou- LES YEUX
verts et traversés, des visages entrevus, DANS LES POCHES
des scènes. Enfin, à mesure que l’on

Explosions de mémoire vieillit, ce sont les derniers instants des

personnes aimées qui flashent la mé-
moire. La discontinuité ne rend pas la
vie moins banale, au contraire. Elle mon-
FRANÇOIS ANGELIER

LE 8 MAI PROCHAIN, la célébration du

LES MÉTAPHORES DE LA MÉMOIRE en
font presque toujours un espace de dé-
pôt, du plus simple (le cône de sédi-
ments) au plus trivial (le magasin), du
plus commode (la chambre meublée de
tiroirs et de rayonnages) au plus somp-
tueux (le palais). Comme tout contenant,
ces lieux posent des problèmes de ran-
gement, d’accumulation et d’enfouisse-
ment. Ainsi, les écrivains sont souvent
plus sensibles aux mouvements imper-
ceptibles de remontée des souvenirs (ré-
miniscence, anamnèse) qu’aux gestes
affairés de récupération consciente : le
surgissement soudain d’un moment
du passé, l’effort pour retrouver, sans
l’agrandir ni le transformer, un
sur l’instant, souvenir précis et ténu, enrobé
de Laurent Jenny, du temps qui l’a vu naître.
Verdier, 126 p., 16,50 €. C’est ce que Laurent Jenny
appelle « les instants ». Ils ont
des contours flous avant que la phrase ne
les prenne en charge et ne les contienne.
Ils sont des « éclosions de présent » qui
« trouvent leur lumière toujours jeune
dans les contours des phrases, instants si-
tôt éteints à chaque retour au blanc de la
page mais prêts à revivre à chaque relec-
ture. D’un temps qui jamais n’eut lieu
ailleurs que dans ces phrases et ne fut ja-
mais vécu tel ». La mise en forme et le
classement des souvenirs se font, pour
celui qui écrit, dans des lieux clairs : non
plus dans les sombres dépôts de la
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
TOM HAUGOMAT
mémoire, mais dans le travail de la lan-
gue sur la page et dans le livre.
Avec Sur l’instant, Laurent Jenny pour-
suit une autobiographie fragmentaire
commencée avec Le Lieu et le Moment
(Verdier, 2015), fondée sur la collecte
d’expériences sensibles, d’images nettes
et frappantes, qui rejouent le passé à
neuf. D’un livre à l’autre, les souvenirs
changent, mais les instants sont décou-
pés dans la même vie, comme si nous
avions, pour une même personne, deux
albums photo la montrant de sa nais-
sance à son âge mûr dans les mêmes éta-
pes de son existence, mais avec des pho-
tos différentes. Les instants de l’enfance,
souvenirs de cauchemars ou d’école, de
vacances au Pays basque, des petits com-
merçants chez lesquels on va régulière-
ment chercher de quoi faire le dîner ;
l’eau de Cologne d’une tante ; le grand-
père ordonné et sinistre mangeant une
tranche de jambon cérémonieusement
apportée par une bonne avec des cou-
verts plaqués argent : la vérité de tout
cela, c’est que le flux a disparu. Ce qui
liait les petits faits entre eux n’est plus.
La jeunesse, elle, est explosion d’ins-
tants : les grands départs, les voyages, les
hallucinogènes, les manifestations. En-
suite, il y a encore des « instants flashs »,
des « noyaux énergétiques secrets » dans
la vie plus rangée, donc plus continue,
de l’âge adulte : une histoire d’amour à
domaines sont déjà relativement
accessibles en traduction fran-
çaise, mais d’autres beaucoup
moins, et de vastes corpus
brillent par leur absence.
L’illusion et la délivrance
tre que le cœur des vies ordinaires est 80e anniversaire « des débarquements, de
constitué d’éclats. la Libération et de la Victoire » risque fort
Au continu du récit de vie, cousant les de capter l’essentiel de la mémoire fran-
souvenirs par un phrasé qui est ici rejeté, çaise et de ne laisser qu’une bien modeste
s’oppose la liaison par association, place à un autre 8 mai, 70e anniversaire du
comme dans la mémoire, « à partir d’une dernier message expédié depuis le camp
ressemblance d’émotion, d’humeur, de retranché de Dien Bien Phu : « Sortie man-
thème ». Laurent Jenny a beaucoup écrit quée stop ne peux plus communiquer avec
sur la photographie, sur la façon parti- vous stop et fin. » Quelques mots pour si-
culière dont elle donne forme au temps gnifier qu’après moins de deux mois de
et au silence. L’instant est bien une combats (13 mars-7 mai 1954), le rideau
forme, qui se rapproche du haïku ou de tombe sur la guerre d’Indochine (1946-
l’épiphanie, liée au surgissement, à la 1954) et que va prendre fin, après soixante-
ténuité et à la capacité de la langue litté- sept années de colonisation intensive, la
raire de le retenir. Il est aussi le travail sur présence française en Asie.
soi d’un intellectuel qui se méfie des D’ailleurs, que faire d’une défaite, si ce
formes héritées. n’est la traiter comme un encombrant et
Il est frappant que deux autres théori- l’abandonner au bord du trottoir, en médi-
ciens de la littérature aient, avant lui, ter la leçon, ce que l’on fait rarement, ou
adopté cette manière fragmentaire de re- en tirer un mythe vengeur ou une légende
venir sur leur vie. A la retraite, ou débar- sacrificielle, ce qui se pratique volontiers.
rassés des contraintes institutionnelles Dien Bien Phu concentre dans sa cuvette
par une décision assumée, ils délaissent détrempée tout cela
la théorie pour une pratique littéraire à la fois, avec ses
qui ne paraisse pas trop grandiloquente, 31 000 morts français
ouverte au doute et au blanc. Barthes, et vietnamiens, ses
d’abord, le fait librement, plaçant l’écri- 11 000 prisonniers,
ture personnelle au cœur de la critique. ses fortins aux pré-
Les « anamnèses » de Roland Barthes par noms de jeune fille
Roland Barthes (Seuil, 1973), les « inci- (Isabelle, Eliane, Hu-
dents » relevés lors de ses voyages au Ma- guette), ses conflits
roc ou dans les rues de Paris sont très de chefs de guerre (le
proches des « instants » de Laurent Jenny. froid et méthodique
Autre grand théoricien, Gérard Genette Navarre face au
renonce à la fin de sa vie les monuments bouillant et lyrique
rigoureux de la critique et de l’esthétique Cogny), son gentle-
pour constituer une collection de nota- man cavalier, Christian de Castries, sa
tions et de souvenirs donnant à lire une reporter courage, Brigitte Friang, et son
existence par bribes, dont le décalage ange à la Croix-Rouge, Geneviève de
repose aussi sur l’humour. Commencée Galard.
avec Bardadrac (Seuil, 2006), la série se Qui veut nous narrer pareille aventure
ne peut que nous promettre « du sang, des
Laurent Jenny abréviations, des larmes et de la sueur »,
s’engageant à être dans le même temps
poursuit une Alfred Sauvy et Pierre Schoendoerffer.
autobiographie C’est ce que parvient à faire le correspon-
dant de guerre, politologue et spécialiste
fragmentaire fondée de l’Asie franco-autrichien Bernard Fall
sur la collecte (1926-1967), résistant, homme de terrain,
d’expériences sensibles, avec ce classique de l’histoire militaire au
titre clair : Dien Bien Phu. Un coin d’enfer.
d’images nettes, qui Aucune douille perdue dans la boue,
rejouent le passé à neuf aucun village dévasté n’est oublié. Il pleut
autant de sigles que d’obus de mortier :
« Z.O.N.O. », « G.O.N.O. », « R.A.L.P. »,
déploie en quatre autres volumes jus- « D.B.L.E. ». Ne donnons que le dernier : de-
qu’en 2016 (Genette meurt en 2018). mi-brigade de Légion étrangère. Et pour-
Comme ses prédécesseurs, Laurent tant, c’est une guerre d’hommes, et les
Jenny, longtemps professeur de littéra- portraits, en pied ou de groupe, vibrent et
ture à l’université de Genève, a publié abondent. En matière de récit militaire, le
d’importants essais théoriques, sur le lyrisme est dans la précision, la vision
style (La Parole singulière, Belin, 1990) et dans la clarté : dont acte.
sur les avant-gardes (La Fin de l’intério-
rité, PUF, 2002 ; Je suis la révolution, Belin, LÀ OÙ DIEN BIEN PHU offre l’apparence
2008). Il choisit sur le tard le témoignage d’une cuvette bouillonnante, la retraite de
personnel. Entrant dans l’écriture sur la Russie, entre Moscou et Königsberg, du
pointe des pieds, craignant le déballage 19 octobre au 20 décembre 1812, offre celle
et l’artificialité des récits prétendument d’un interminable serpent, de l’écoule-
naturels, il privilégie la puissance du dé- ment sans fin d’une Amazone où tout se
tail, l’évidence des traces, l’excès des ima- mêle et se confond, humains, bêtes et ma-
ges. Les instants sont inépuisables. p tériels. L’incendie de Moscou, mi-septem-
bre 1812, oblige en effet Napoléon Ier à quit-
ter la cité des tsars, emportant la croix
des moyens de la libérer de géante qui surplombe la ville depuis les
cette servitude. hauteurs du Kremlin,
Les textes, choisis parmi les et à tenter de rejoindre
œuvres les plus importantes, par- Smolensk à l’ouest.
tagent un souci constant de dé- S’engage alors sur les
monstration logique et de réfuta- routes de l’Empire
tion rationnelle des positions ad- russe, hétéroclite (de-

La philosophie indienne Il faut donc se réjouir de la publi-

dans le texte
LE TEMPS N’EST PLUS où l’on pro-
clamait, avec une belle assurance,
l’inexistence de toute philoso-
phie indienne. On a vu s’estom-
per avec joie le fabuleux mélange
cation, à prix modique, de ce vo-
lume rassemblant neuf textes,
représentatifs d’écoles différen-
tes, traduits pour la première
fois par d’éminents spécialistes
contemporains. Marc Ballanfat,
des écoles de pensée opposées, professeur agrégé de philosophie
des disputes logiques dont la ri- et traducteur du sanskrit, a dirigé
chesse conceptuelle et la ce collectif. Auteur notamment
philosophie subtilité argumentative d’un Vocabulaire des philosophies
indienne. sont uniques. de l’Inde et d’une Introduction aux
verses. Pareille volonté de damer
logiquement le pion à ses interlo-
cuteurs, présents ou virtuels, ca-
puis les jeunes filles
au pair française jus-
qu’aux grenadiers de la
ractérise les joutes intellectuelles garde, en passant par
et spirituelles indiennes, en parti-
culier au cours des siècles les plus
féconds, qui coïncident à peu près
certain fonctionnaire,
tel Stendhal), interna-
tionale (la Grande Ar-
avec notre Moyen Age. Brahma- mée l’étant d’abord par
nistes, bouddhistes et jaïns se dis- ces éléments militaires cosmopolites), car-
putent alors sans fin, sans oublier navalesque (pour contrer le froid grandis-
les écoles de logique comme le sant, tout, de la peau d’ours au déshabillé
Nyâya. L’ensemble est toujours de soie, est mobilisable) et incessamment
PHOTOS BÉNÉDICTE ROSCOT/SEUIL, ANNIE CIVARD, BRUNO LEVY

d’ignorance crasse, de mauvaise
foi et d’arrogance qui nourrissait
cette contre-vérité. Personne ne
soutient plus, comme le faisait
naguère Martin Heidegger (1889-
1976), que « philosophie indienne »
est une expression contradic-
toire, comme « acier en bois »,
sous prétexte qu’il n’y aurait de
philosophie « que chez les Grecs ».
Un vaste public sait désormais ce
que des spécialistes répètent de-
puis bientôt deux siècles : la civili-
sation indienne a engendré des
débats métaphysiques multiples,
illusion et Reste à lire les textes, et à
réalité, ordre s’immerger dans les dé-
du monde et bats… ce qui est une autre
libération, affaire. Ce ne sont certes pas
anthologie les bons ouvrages d’initia-
dirigée par tion qui manquent. Récem-
Marc Ballanfat, ment, l’excellent volume de
multiples Vincent Eltschinger et Isa-
traducteurs belle Ratié, Qu’est-ce que la
du sanskrit, philosophie indienne ?, paru
Vrin, « Textes clés », directement au format de
428 p., 15 €. poche (Folio, 2023), a su re-
nouveler le genre. En fait, ce
sont les œuvres représentatives
qui manquent le plus. Quelques
philosophies de l’Inde (Ellipses,
2003 et 2017), il a centré cette an-
thologie autour de deux ques-
tions typiques, l’illusion et la déli-
vrance. L’Inde philosophique ne
demande pas, comme l’Europe,
« pourquoi y a-t-il quelque chose
plutôt que rien ? », mais plutôt :
« Pourquoi donc croyons-nous
qu’il y a quelque chose, alors que ce
n’est qu’un mirage ? » Cette inter-
rogation se combine à un exa-
men minutieux de la misère de
l’existence humaine quand elle
demeure rivée à l’apparence, et
instructif, car « la valeur de la réfu- harcelée par des essaims de cosaques,
tation implique que l’on prenne au cette armée en retraite dont la Bérézina
sérieux la doctrine que l’on désire sera le Dien Bien Phu. Michel Bernard, fon-
combattre », comme le souligne dant avec grand art tous ces témoignages,
Marc Ballanfat. Chaque texte ex- donne de ce moment hallucinant une
pose donc, avec un luxe de détails, vision exemplaire. p
les thèses qu’il entend réfuter.
Sans doute faudra-t-il encore du a Dien Bien Phu. Un coin d’enfer (Hell in a
temps pour voir ces œuvres étu- Very Small Place. The Siege of Dien Bien Phu), de
diées au même titre que celles de Bernard Fall, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par
la philosophie occidentale. Toute- Michel Carrière, révisé par Michel Désiré, préfaces
fois, une évidence, déjà, s’impose : de Roger Lévy et Nathaniel L. Moir, Les Belles
ce qu’on disait ne pas exister Lettres, « Le goût de l’histoire », 722 p., 19,50 €.
se révèle aisément d’une rare a Hiver 1812. Retraite de Russie, de Michel
richesse. Il suffit de lire. p Bernard, La Petite Vermillon, 296 p., 8,90 €.
0123
Vendredi 3 mai 2024
Mélange des genres | 9
Toutes les photos du grand reporter prises aux côtés des soldats POLAR

américains entre 1942 et 1945, ponctuées par Alexis Jenni. Emotion

Quand Robert Capa était «embedded» Fausses pistes

LORSQU’ILS DÉBARQUENT en Lombar-
die pour aider leurs collègues, la colé-
rique policière sarde Mara Rais, sa
PHOTOGRAPHIE coéquipière milanaise Eva Croce et le
criminologue Vito Strega pensent deve-
nir fous : comment un crime peut-il se
répéter, alors que son auteur initial est
en prison ? Sous leurs yeux gît le
denis cosnard cadavre d’une jeune fille, dont la mise en scène rappelle une série
de crimes survenus en Sardaigne des années plus tôt. Ont-ils af-

L
a grande histoire et celui qui l’a
saisie au vol, intimement mêlés.
Tel est le parfait cocktail que
propose l’album Libérations,
soixante-dix ans après la mort du grand
reporter d’origine hongroise. De Robert
Capa (1913-1954) restent, imprimées dans
les rétines, quelques images célébrissi-
mes, notamment celles de l’assaut des
troupes américaines sur Omaha Beach,
le 6 juin 1944, prises dans l’eau froide de
la Manche et « légèrement pas nettes »,
comme s’en excusa le magazine qui les
publia. Celle, aussi, de la « tondue de
Chartres », cette femme au crâne rasé,
exhibée dans les rues de la ville, le
16 août 1944, portant dans les bras un
bébé conçu avec un soldat allemand.
Le symbole entre tous de l’épuration
sauvage.
Ces clichés historiques, ce magnifique
volume les reproduit avec cent cin-
quante autres, parfois inédits, pris entre
1942 et 1945 par Capa aux côtés des
soldats américains envoyés pour libérer
l’Europe et l’Afrique du Nord. Mais l’ori-
ginalité de ce livre tient au texte capti-
vant d’Alexis Jenni qui ponctue ces pho-
tos. Sous la plume de l’écrivain, l’envoyé
spécial devient un prodigieux héros
de roman.
« Réalité augmentée »
Le personnage s’y prête. Son nom, Ro-
bert Capa ? « Une pure fiction », rappelle
Jenni : une invention d’André Fried-
mann, son véritable patronyme, et de sa
compagne Gerta Pohorylle, « deux réfu-
giés d’Europe centrale qui apportaient
aux journaux leurs propres photos et les
faisaient passer » pour celles d’un pré-
tendu excentrique américain les ven-
dant très cher. Ses images ? Des mises en
scène, parfois, comme sans doute pour le
fameux soldat qui tombe, mortellement
blessé, cette icône de la guerre d’Espagne
probablement reconstituée par Capa, un
jour où il n’avait « rien à prendre, rien à
Libération de Paris, 25 août 1944. ROBERT CAPA/INTERNATIONAL CENTER OF PHOTOGRAPHY
envoyer à la presse alors que c’était de ça
qu’il vivait ». Il aurait alors demandé à un
milicien républicain de se jeter à terre
comme s’il avait reçu une balle. Une
forme de « réalité augmentée » avant
l’heure, écrit Jenni.
Le récit débute comme un
libérations, conte : « Alors qu’il pensait
de Robert Capa n’avoir aucune raison de sortir
et Alexis Jenni, de son lit, couché dans la seule
postface pièce de son studio new-yorkais
de Clara avec un téléphone comme
Bouveresse, seul autre meuble, trois lettres
Seuil, 192 p., furent glissées sous sa porte. »
39,90 €. La suite, un courrier du maga-
zine Collier’s expédiant Capa de
l’autre côté de l’Atlantique, débouche
sur trois années épiques emplies de re-
portages, de batailles, de poussière, de
cadavres, de raids aériens, de sauts en
parachute et de parties de poker.
Au fil des pages, une forme de mimé-
tisme se met en place. Jeune photogra-
phe intrépide, Capa accompagnait les GI
comme un frère affectueux mais un
peu distant, observateur plus qu’acteur.
A son tour, Alexis Jenni suit Robert Capa
de près, admiratif, mais aussi prêt à le
chambrer gentiment. Le romancier, cou-
ronné par le Goncourt pour L’Art français
de la guerre (Gallimard, 2011), raconte le
« courage physique insensé » de son aîné,
la chance qui lui sourit, son sens de la
photo-choc, sa curiosité plus forte que
tout, son imagination, « et puis l’humour
de celui qui passe près de la mort et va
en tirer une bonne histoire qui va faire
hocher les têtes puis éclater de rire ».
Huit décennies plus tard, le lecteur rit
parfois, lui aussi. Mais il hoche surtout la
tête, et sent bien souvent son cœur se
serrer devant ces images qui montrent
avec tant de force le violent dénouement
d’une tragédie. p
faire à un imitateur ? A-t-on voulu les attirer ici ? La Septième Lune,
troisième enquête de Rais, Croce et Strega, semble être la suite du
premier livre où apparaît le trio, L’Ile des âmes (Gallmeister, 2021). Il
n’en est rien. Piergiorgio Pulixi multiplie les fausses pistes pour
approfondir sa critique de la société du spectacle à l’italienne, où
les faits divers occupent une place centrale. Pour l’occasion, il fait
référence à une sombre affaire très médiatisée, survenue en 2007,
le meurtre de la jeune Chiara Poggi. Derrière le thriller à l’intrigue
efficace et aux multiples rebondissements se cache un livre émi-
nemment politique. p abel mestre
a La Septième Lune (La settima luna), de Piergiorgio Pulixi,
traduit de l’italien par Anatole Pons-Reumaux,
Gallmeister, 528 p., 25,90 €, numérique 18 €.
NOIR
Une disparition
UNE PLACE au pied d’une cité HLM
d’une ville fictive, Monzelle : avec Et
puis on aura vu la mer, Tristan Saule
s’installe pour la quatrième fois dans ce
décor de banlieue, et la force de son ré-
cit ne se dément pas. Son attachement
à des personnages issus de la France la-
borieuse non plus. L’écrivain campe ici
une Atsem, auxiliaire des enseignants
en maternelle, au bord de l’épuisement.
D’une écriture ciselée, le roman raconte
ces vies faites de galères et de solidari-
tés, sur fond de campagne présiden-
tielle en France et de guerre en Ukraine.
Sabrina jongle entre les heures passées
à l’école, son quotidien de mère célibataire, un ex encombrant, et
l’œil à garder sur ses deux ados. Quand une jeune Ukrainienne dé-
barque dans la cité, pourchassée par deux hommes d’un réseau de
trafic d’êtres humains, Sabrina décide de la cacher. Mais la jeune
fille disparaît. La mère de famille se lance alors à sa poursuite avec
deux copines du quartier. Le début d’une folle traque, mêlant criti-
que sociale, humour grinçant et petits moments aussi lumineux
que touchants. p sylvia zappi
a Et puis on aura vu la mer, de Tristan Saule,
Le Quartanier, « Parallèle noir », 352 p., 23 €, numérique 19 €.

SCIENCE-FICTION BEAU LIVRE

La cité L’inspiration sportive

des rescapés
LES EAUX ONT MONTÉ, plus que prévu.
Une civilisation a été balayée, ne laissant
que vestiges et traces disparates. Une
autre se reconstruit lentement sur l’ar-
chipel Koinè, un lieu bizarre où s’entend
encore la rumeur des colères et des frustrations du passé. Tel est le
DE LOIN, l’œil discerne un simple ballon de foot. De plus près, sur-
prise : à la surface, la balle couleur chair est constellée de mamelons
masculins. Piquante façon, pour l’Argentine Nicola Costantino, de
détourner un symbole universel, et d’interroger le rapport du sport
au corps. Des statues grecques aux installations contemporaines en
passant par Pieter Bruegel et David Hockney, les artistes ont souvent
rendu compte des affrontements et des défis corporels. Certains pour
montrer les muscles bandés et les chevaux galopant, d’autres pour
Littérature
valoriser les coups de lance, sublimer les sportifs en action, suggérer

cadre de Koinè, de Mélanie Fievet, premier roman magnifique de
poésie et d’intelligence.
L’autrice avait été remarquée pour plusieurs nouvelles, notamment
une fiction située dans l’univers de La Horde du Contrevent, d’Alain
Damasio (La Volte, 2004). Avec ce court roman, joliment sous-titré
La conquête du plein, en écho à La Conquête du pain, du théoricien
anarchiste Pierre Kropotkine (1892), Mélanie Fievet fait preuve
JEAN
l’exploit presque irréalisable, témoigner d’une simple partie de ten-
nis, mais aussi questionner certaines pratiques. C’est tout cet éventail
que présente Le Sport dans l’art, somme intelligente, parfois un peu
JUIN 2024
BIRNBAUM
trop savante, mais toujours magnifiquement illustrée dirigée par
Yann Descamps et Georges Vigarello, deux spécialistes de l’histoire
du sport et des corps. Une excellente lecture pour décrypter ces
prochains mois toute l’imagerie des Jeux olympiques. p de. c.

Le Monde des livres

d’une écriture rusée, construisant une véritable polyphonie dans
un mouchoir de poche. Elle compose ici une fable aux frontières de
la science-fiction douce, de la poésie et de la politique, en remontant
aux sources mêmes de la vie en société : la koinè est, en grec ancien,
le langage commun, celui qui permet de faire cité.
Sur l’archipel Koinè, de hauts plateaux devenus des îles, les rescapés
vivent frugalement, mais plutôt bien, débarrassés des encombrantes
avidités du monde ancien. Dans une ville presque abandonnée sub-
siste une vieille pension de famille où se croisent en s’ignorant des
personnes dont la mémoire ne veut pas totalement s’effacer, pour le
meilleur ou pour le pire. Le tout, sous l’œil que l’on jurerait impassi-
ble d’un réceptionniste à l’ancienne.
Dans ce nouveau monde restera-t-il une place pour ceux qui ne
partagent pas le rêve commun de reconstruction ? Comment existe-
ront ceux qui ne peuvent ou ne souhaitent pas intégrer le chœur de
Koinè, chantant et écrivant au fur et à mesure l’avenir dessiné par la
collectivité ? Mélanie Fievet constate les dégâts de l’égoïsme, instille le
doute quant à certaines bonnes intentions et interroge subtilement
la notion de dissension acceptable, dans un texte qui prête à rêver
autant qu’à s’interroger. p hugues robert
a Koinè. La conquête du plein, de Mélanie Fievet,
La Volte, 116 p., 9 €, numérique 6 €.
a Le Sport dans l’art, sous la direction de Yann Descamps et Georges Vigarello,
Citadelles & Mazenod, 400 p. sous coffret, 179 €.
C O U R S D U S O I R
La nuance mode d’emploi.
À travers ce cycle de 5 séances, Jean Birnbaum vous propose une
libre excursion en compagnie de cinq auteurs dont l’expérience
peut aider à survivre par gros temps idéologique. Envisager le réel
dans sa complexité ; appeler les choses par leur nom ; se méfier
de soi-même au point d’admettre qu’un adversaire a raison ;
refuser de voir le monde en noir et blanc, autant d’idées que
vous explorerez dans le sillage de George Orwell, Hannah Arendt,
Georges Bernanos, Roland Barthes et Albert Camus. La nuance
nous permet de fonder une position plus loyale, une politique plus
fructueuse aussi. S’en remettre à elle, c’est à la fois tenir bon et
se tenir bien.
« Paysage d’hiver avec patineurs », d’Hendrick Avercamp (vers 1608).
CITADELLES & MAZENOD/AMSTERDAM, RIJKSMUSEUM
10 | Rencontre
Emilienne Malfatto
Arpenter
le monde et
donner voix
aux disparus
A 35 ans, elle est une journaliste, photoreporter
et écrivaine remarquée. Conversation à Paris, où cette
globe-trotteuse était de passage pour son livre
inclassable sur les victimes de la dictature argentine,
« L’absence est une femme aux cheveux noirs »
ariane singer
I
l y a un avantage à détester l’en-
droit où l’on a grandi : l’envie folle
d’aller voir ailleurs et, qui sait, la
possibilité de faire éclore son ta-
lent à l’abri des regards trop fami-
liers ou trop hostiles. Comme
Rimbaud fuyant Charleville ou Stendhal
tournant le dos à Grenoble, Emilienne
Malfatto a quitté, tout juste majeure, la
ville de Haute-Loire où elle est née
en 1989 – elle préfère qu’on en taise le
nom –, pour aller arpenter le monde et
écrire. « C’était un peu compliqué d’être
différente des autres », confie pudique-
ment au « Monde des livres » la journa-
liste, écrivaine et photoreporter, lors
d’un récent passage à Paris. Tout juste
revenue d’une remise de prix à Venise
pour l’ensemble de son travail, cette glo-
be-trotteuse repartait dès le lendemain
à Montpellier, où elle est actuellement
hébergée, non loin de sa région de cœur,
les Cévennes.
Seize ans après son grand départ, Emi-
lienne Malfatto affiche une vie d’aven-
turière et d’autrice déjà bien remplie :
un prix Goncourt du premier roman,
en 2021, pour Que sur toi se lamente le
Tigre (Elyzad), histoire du meurtre d’une
jeune femme tombée enceinte hors
EXTRAIT
« C’est un pays qui ment qui
ne veut pas se souvenir/ Une
ville de mensonge/ Buenos
Aires aux longues avenues et
aux relents/ humides/ où
l’espagnol a l’accent italien/
où le fleuve ressemble à la
mer/ où on prétend avoir
oublié/ C’est un pays étrange
où il manque des gens/ c’est
comme ça/ comment le dire
autrement/ il en manque
quelques milliers/ on les a
emmenés et ils ne sont
jamais revenus/
Et quelque part/ une femme
teint ses cheveux de noir/
pour garder le même visage/
pour que le frère disparu
puisse la reconnaître/ dans
la foule/ si un jour il revient/
Et ici dans la grande ville de
la furie sur les vitres des bus/
les affiches du recensement/
comment compte-t-on ceux
qui manquent/ ils ne sont
pas là/ ils ne sont pas là
avait dit le dictateur lui-
même/
on ne sait pas où ils sont/
c’est leur caractéristique
majeure ils sont nulle part
et/ partout/ à la fois »
l’absence est une femme
aux cheveux noirs,
pages 12-13
mariage en Irak, et le prix Albert-Londres
du livre de reportage, la même année,
pour Les serpents viendront pour toi
(Les Arènes), fascinante enquête en Co-
lombie sur l’assassinat d’une défenseuse
des droits sociaux. Portée par la même
fougue, elle signe aujourd’hui son qua-
trième livre : L’absence est une femme aux
cheveux noirs, envoûtante « déambula-
tion littéraire » en Argentine sur les tra-
ces des disparus de la dictature militaire
(1976-1983) et de leurs enfants.
De ce parcours Emilienne Malfatto
semble être la première étonnée. « J’ai eu
de la chance, de faire ce métier », s’excuse-
rait presque cette trentenaire pétillante,
à la voix profonde et au rire facile.
A 18 ans, le bac en poche, elle met le cap
sur la Colombie. C’est là, dans ce qui de-
viendra son « deuxième pays », qu’elle dé-
couvre le journalisme, lors d’un stage au
grand quotidien El Espectador. Rentrée
en France se former à l’école de journa-
lisme de Sciences Po, elle est recrutée par
l’AFP, envoyée en poste à Chypre, au bu-
reau Afrique et Moyen-Orient. C’était en
mai 2014, un mois avant l’autoproclama-
tion du califat de l’Etat islamique. Dépê-
chée en renfort en Irak, alors en guerre,
elle se prend de passion pour le pays. Et
s’offre le luxe, à la fin de son CDD de
huit mois, de décliner un poste à
Washington pour rester sur place, mais
en free-lance. « Je me suis dit que c’était le
moment ou jamais d’aller sur le terrain. »
A Erbil, capitale du Kurdistan irakien,
où elle s’installe en 2015, elle reste dix-
huit mois et choisit de « prendre son
temps », s’immergeant dans la vie locale.
Une façon de débusquer des angles origi-
naux, qui la conduit par exemple à racon-
ter l’histoire de migrants, candidats au
départ vers la Turquie, du point de vue…
d’un banc. Ce parti pris, où le récit est
porté par une première personne imagi-
naire, sans rien céder à l’exactitude scru-
puleuse des faits, lui ouvre des portes in-
soupçonnées : celles de la littérature. « Je
n’aurais jamais imaginé en écrire, même
pas des nouvelles dans le journal du col-
lège », jure-t-elle. Ce qui l’a menée à sau-
ter le pas ? Elle ne se l’explique toujours
pas. « J’associe cela à un processus “vomi-
tif”. J’ai l’impression que le texte était déjà
écrit et qu’il est sorti déjà tout fait », dit-
elle de Que sur toi se lamente le Tigre, récit
polyphonique traversé par des séquen-
ces en prose poétique inspirées par l’anti-
que épopée de Gilgamesh, dont elle a eu
l’idée une nuit d’insomnie, et qu’elle a
rédigé… en quatre jours. La même magie
opère pour son deuxième roman, Le co-
lonel ne dort pas, récit d’un tortionnaire
hanté par les sévices qu’il a infligés à des
ennemis sous un régime dictatorial, sorti
de ses doigts en à peine une semaine.
« Mais j’évite de le dire, sinon on me prend
pour une mythomane. »
Si elle n’avait jamais écrit de fiction, elle
reconnaît qu’elle a « toujours beaucoup
lu », et de tout : romans, BD, poésie… Et ce,
en partie grâce à la bibliothèque éclecti-
que de ses parents – une mère dentiste,
Emilienne Malfatto, à Paris, en 2022. PHILIPPE MATSAS/LEEXTRA VIA OPALE.PHOTO
issue d’un milieu paysan, assoiffée de
culture, et un père agenceur de bureaux,
fils d’immigrés italiens, des « rouges »
ayant fui le fascisme. Au panthéon de ses
auteurs, Emilienne Malfatto cite en pre-
mier lieu Aragon : « Les poèmes, pour leur
côté dur et désespéré », mais aussi Blaise
Cendrars, Gabriel Garcia Marquez, Joseph
Kessel, la romancière argentine Mariana
Enriquez ou encore Sorj Chalandon.
De ses parents elle loue aussi la curio-
sité et l’ouverture d’esprit, qui les pous-
saient à emmener leurs deux filles en
voyage hors des sentiers battus : Equa-
teur, Iran, Ouzbékistan… Autant de péré-
grinations qui ne sont sans doute pas
étrangères à sa passion pour l’Amérique
latine et pour l’Orient au sens large.
Si elle a été formée à l’école de l’AFP,
Emilienne Malfatto aime recourir à diffé-
rents moyens d’expression. En plus de
l’écriture, la photographie a vite occupé
une place importante dans sa vie. « C’est
une autre façon de raconter une histoire,
grâce à la lumière. » Autodidacte en la
matière, elle a parfait sa technique jus-
qu’à se faire un nom dans ce domaine
convoité. Collaborant à des médias
anglo-saxons (The New York Times,
The Washington Post), elle poursuit de-
puis 2017 un travail documentaire, déjà
primé, auprès de deux petites filles du
sud de l’Irak, notamment grâce à sa par-
faite maîtrise de l’arabe dialectal (en plus
de l’espagnol, de l’italien et de l’anglais).
Dans les brumes de l’histoire argentine
C’EST À UNE MARCHE LENTE au
milieu des fantômes que nous
convie ici Emilienne Malfatto. Un
exercice d’équilibriste entre les
morts et les vivants, ceux qui ont
disparu et ceux qui les attendent.
Plutôt que de revenir sur l’histoire
des quelque 30 000 personnes vo-
latilisées lors de la dictature mili-
taire argentine (1976-1983), la jour-
naliste et romancière a choisi de
dépeindre, avec une touche très
personnelle, l’atmosphère dans la-
quelle baigne le pays, quarante ans
après le retour de la démocratie.
Cette « brume » d’incertitude
quant au devenir de ces anciens
« ennemis » du régime a gagné
toute une génération d’enfants,
Parcours
1989 Emilienne Malfatto
naît en Haute-Loire.
2015 Elle s’installe en Irak.
2021 Prix Goncourt du
premier roman pour Que
sur toi se lamente le Tigre
(Elyzad, 2020) et prix Albert-
Londres du livre pour Les
serpents viendront pour toi.
Une histoire colombienne
(Les Arènes, 2021).
2022 Le colonel ne dort pas
(Le sous-sol).
L’absence est une femme aux cheveux
noirs, son nouveau livre, est encore une
nouvelle forme d’écriture. « Un ovni »,
s’amuse-t-elle. Un mélange entre textes
poétiques à la première personne, enre-
gistrements, témoignages, textes jour-
nalistiques, le tout en « conversation »
avec des photographies. Non pas les
siennes, mais celles du documentariste
colombien Rafael Roa. Ce qui devait être
une série d’articles, commandés par des
journaux, est devenu tout autre chose le
beaucoup d’entre eux (500 environ)
ayant été kidnappés en bas âge pour
être confiés à des couples stériles,
proches du pouvoir. Emilienne Mal-
fatto les fait apparaître, disparaître
et réapparaître dans un splendide
récit fragmentaire en prose poéti-
que, porté par un flux de conscience
où les images abondent, réminis-
cences d’un passé jamais révolu.
Dans les rêves, les témoignages de
parents ou de grands-parents, et les
enregistrements de l’autrice-enquê-
teuse, reproduits tels quels, surgis-
sent des voix bouleversantes :
Mercedes, sœur de disparu, qui
continue de teindre ses cheveux de
noir pour que son frère la recon-
naisse, s’il revient. Maria Sol, née
0123
Vendredi 3 mai 2024
jour où ceux-ci se sont désistés. Qu’à cela
ne tienne, elle a su transformer le tout en
une matière littéraire de toute beauté,
qui n’en finira pas de nous hanter.
La jeune femme a, auparavant, effectué
de longs séjours en Argentine, entre Bue-
nos Aires et la frontière bolivienne, to-
qué à des portes qui sont restées long-
temps fermées. Puis tiré des fils qui ont
fini par la conduire jusqu’aux témoins
des atrocités de la dictature, ou à leurs
enfants. « Je ne savais pas si j’avais la légi-
timité pour m’emparer de ce sujet. Sur-
tout, j’avais peur de rouvrir des traumatis-
mes », se souvient-elle. Elle a pourtant
continué sa quête, certaine qu’il y avait
urgence à raconter ce qui subsiste
aujourd’hui de cette époque sombre
dans la mémoire collective et indivi-
duelle, à l’heure où le nouveau président,
Javier Milei, minimise, voire nie, les cri-
mes de la dictature. « Sur le fond, j’ai fait
quelque chose de très personnel, où se
pose, en filigrane, l’histoire de ma famille.
Comme de nombreux Italiens, certains
ont dû émigrer en Argentine, même si
cette mémoire s’est perdue. »
Après ce livre hybride, Emilienne Mal-
fatto compte explorer d’autres formes de
narration encore : un podcast avec Rafael
Roa sur les proches du photographe qui
ont immigré illégalement aux Etats-
Unis. Une autre partie du monde à ar-
penter, loin des espaces parfois trop
étroits de l’enfance. p
Victoria, qui ne peut s’empêcher
d’aimer son père, lequel l’a pourtant
ravie à ses parents biologiques.
Avec les photos troublées et trou-
blantes de Rafael Roa qui lui répon-
dent comme en écho, ce subtil objet
littéraire souligne l’urgence de
garder vive la mémoire d’un pays
meurtri autant par ses crimes que
par ses silences. p ar. s.
l’absence est une femme
aux cheveux noirs,
d’Emilienne Malfatto
et Rafael Roa,
Le sous-sol, 172 p., 22 €, numérique 16 €.
Signalons, d’Emilienne Malfatto,
la parution en poche du Colonel ne dort
pas, J’ai lu, 120 p., 7 €.