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SCAN de Ponguito et OCR de Nefertiti

Jackie MERRITT

Brûlant retour
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
THE BACHELOR TAKES A WIFE
Traduction française de
DENISE NOËL

Ce roman a déjà été publié dans la collection ROUGE


PASSION 1274 sous le même titre en mai 2004

et HARLEQUIN sont les marques déposées de


Harlequin Enterprises Limited au Canada
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Harlequin Enterprises Limited.

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constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code
pénal.
©2002, Jackie MERRITT. © 2004, Traduction française : Harlequin S.A.
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 Paris — Tél. : 01 42 16 63 63
ISBN 978-2-2802-3494-8 — ISSN 0993-4448
Prologue

Keith Owens était conscient de l'expression satisfaite


qu'affichait Jason Windover, alors qu'en compagnie de
trois autres de leurs amis ils dégustaient un excellent
café dans un des salons du Royal. Le palace abritait le
Cattleman's Club, un des cercles les plus prisés du Texas,
créé au siècle précédent par les éleveurs et marchands
de bestiaux, et composé à présent, en majeure partie, de
puissants hommes d'affaires. Avec son humour habituel,
Jason s'amusait des quolibets que suscitait son voyage
de noces avec Merry. Le couple était revenu la veille et
les langues allaient bon train.
Dernier célibataire de la petite bande d'amis, Keith se
disait qu'après cette dernière salve réservée au jeune
marié, les prochaines flèches seraient pour lui. D'une
voix nonchalante, Jason conforta ses prévisions.
— Mon cher, à moins qu'une fiancée ne t'attende
pour te passer la corde au cou, tu risques de devenir la
cible de leurs railleries, dit-il avec un sourire amusé en
désignant les trois hommes assis autour de la table.
Outre Jason et Keith, il y avait là Sébastian Wescott,
William Bradfort et Robert Cole. Magnats du pétrole, de
l'informatique, ou de l'élevage intensif, tous étaient
aussi riches que séduisants. Le plus âgé n'avait pas
quarante ans. Ils arboraient le même large sourire.
— Autant vous prévenir tout de suite, déclara Keith,
je ne serai jamais votre victime. Vous pourrez ironiser
aussi longtemps que vous le voudrez sur ma condition
de célibataire, vos railleries se heurteront à ma cuirasse
d'indifférence. Après une expérience désastreuse, j'ai
décidé de rester célibataire toute ma vie, et ce ne sont
pas vos plaisanteries qui me feront changer d'avis.
— Dire que, nous aussi, nous avons été jeunes et
fous! remarqua Robert d'un ton rêveur.
Tout le monde rit. Robert encore plus fort que les
autres car, cinq mois plus tôt, il avait cédé aux charmes
du mariage. A présent, à part Keith, tous avaient fondé
une famille, soit par amour, soit par intérêt. Ils étaient
encore jeunes et n'avaient jamais été vraiment fous.
Le club comprenait plusieurs centaines de membres
qui, à l'occasion, savaient se montrer généreux. Chaque
année, ils organisaient un souper suivi d'un grand bal
dont les bénéfices étaient consacrés à une œuvre
charitable. Cette année, ils avaient décidé d'en verser le
montant au Nouvel Espoir, une fondation créée pour
venir en aide aux malheureux et où s'activait
bénévolement Andréa O'Rourke. Au temps où il était
encore au collège, Keith avait aimé Andréa, une flamme
vite éteinte et que, quinze ans plus tard, il croyait avoir
oubliée. Pourtant, même s'il n'avait conservé aucune
relation avec Andréa, il veillait à ce que des dons fussent
régulièrement versés à l'œuvre dont elle s'occupait
Ce sujet-là n'étant pas à l'ordre du jour, chacun
continuait de taquiner Jason sur son voyage de noces à
Venise. Keith décida de mettre fin à ce badinage.
— Contentons-nous de souhaiter beaucoup de
bonheur à notre ami, dit-il, et si vous le voulez bien,
revenons au motif qui nous réunit aujourd'hui. Le sujet
n'en est-il pas Dorian Brady ?
Aussitôt, les sourires s'effacèrent car les cinq amis
soupçonnaient un membre de leur club, Dorian Brady,
d'avoir assassiné Eric Chambers, le chef comptable de la
Wescott Oil, le groupe industriel que dirigeait Sébastian.
Aucune preuve n'étant encore venue étayer leurs
soupçons et la police n'ayant pas trouvé le coupable, ils
avaient décidé d'épier celui qu'ils soupçonnaient. Un
jour ou l'autre, ce dernier commettrait sûrement une
erreur qui le perdrait. Entre eux, les cinq amis se
surnommaient les Beaters, du nom des rabatteurs qui,
en vénerie, débusquent le gibier pour le pousser vers les
chasseurs.
S'adressant à Jason, Keith poursuivit du même ton
empreint de gravité :
— Pendant que tu roucoulais à Venise, nous gardions
un œil sur Dorian, mais aucun de nous n'a pu repérer la
moindre faute dans son comportement.
— Il sue pourtant la culpabilité par tous ses pores,
remarqua Jason. Ce n'est pas ton avis, Sébastian?
— C'est vrai que, depuis la mort d'Eric, jamais Dorian
n'a été aussi bizarre, admit Sébastian avec calme.
Tout en rondeurs, au point que ses amis disaient en
riant qu'ils pourraient faire son portrait rien qu'avec des
cercles, Sébastian était encore plus affecté que les
autres, car Dorian était son demi-frère. Il ajouta, pensif :
— Je l'ai même vu piquer une colère lorsque j'ai
voulu vérifier quel avait été son emploi du temps à
l'heure où notre chef comptable a été assassiné. Comme
vous le savez, Dorian est très susceptible. De ce côté-là,
nous nous ressemblons. Pourtant, pas un instant je
n'avais douté de l'histoire qu'il avait racontée sur sa
soirée le jour du crime... Au fond, nous n'aurions jamais
dû le prendre comme consultant dans notre société.
Personnellement, j'ai commis là une erreur regrettable.
Ma seule excuse était que je voulais l'aider.
— Personne ne te le reproche, dit doucement Keith.
Avant toi, bien des honnêtes gens se sont laissé berner
par ce serpent de Dorian. Ton demi-frère est un révolté
qui cherche constamment à saper toute autorité, ou à
ternir les bonnes réputations. Personne ne te tient pour
responsable de sa conduite, rassure-toi.
Jason ajouta :
— Avant d'entrer dans ton entreprise, il avait déjà agi
comme un mufle avec la sœur de Merry. Salaud il était,
salaud il est resté. Tu n'y peux rien.
Personne ne le contredit et la conversation repartit
de plus belle sur un autre sujet qui les intriguait tous :
pour quelle raison le chef comptable avait-il été
assassiné? Aurait-il découvert des détournements de
fonds? Etait-il devenu le complice de Dorian ? Un
complice gênant, dont le demi-frère de Sébastian aurait
voulu se débarrasser?...
William Bradfort les rappela à plus de logique :
— Vous oubliez que le soir du crime, Dorian avait un
solide alibi. Peut-être pourrions-nous questionner Laura
Edwards, afin de vérifier si, au moment du meurtre,
Dorian dînait bien dans son restaurant ?
— Laura a déjà répondu à ce genre de question,
objecta Sébastian. Pourquoi aurait-elle menti ? Comme
vous, je cherche en vain des motifs à ce meurtre. Une
idée m'a traversé l'esprit, et toi seul, Jason, tu pourrais
apporter la réponse à la question que je me pose. Dès le
début, en employant Dorian, j'ai compris que tu
réprouvais mon initiative. Pourquoi ?
— Nous avons déjà discuté de tout cela, protesta
Keith.
— Exact, mais si nous nous sommes réunis
aujourd'hui, c'est pour tenter d'y voir plus clair, objecta
Sébastian en fronçant les sourcils. Dis-moi la vérité,
Jason.
— Eh bien... Alors qu'elle n'était encore que ma
fiancée, Merry avait intercepté un curieux message sur
le Net. Elle avait cru comprendre que Dorian faisait
chanter Eric.
— Elle avait cru comprendre... Donc ce n'était qu'une
simple hypothèse, remarqua Sébastian. Je suppose que
c'est pour cette raison que tu n'en avais jamais parlé. Le
pauvre Eric aurait-il découvert quelque chose dans notre
comptabilité qui pouvait nuire à Dorian? Après tout, je
connaissais bien peu Eric. Si je suis capable de vous
donner le montant de son salaire, en revanche, je
continue de tout ignorer de la vie qu'il menait en
quittant son bureau. Je sais qu'il habitait une modeste
maison, seul avec son chat. Il avait divorcé avant
d'entrer chez nous et personne ne connaissait son ex-
épouse. Avec ce qu'il gagnait, il aurait pu s'offrir une plus
belle maison.
— Peut-être avait-il de gros besoins d'argent?
suggéra Keith. Son ex-femme avait dû exiger une
confortable pension alimentaire.
— Je ne le crois pas. Ils n'avaient pas d'enfant et je
sais que, de son côté, elle travaillait.
— Chacun agit selon ses goûts et dépense comme il
le veut ses revenus, dit sentencieusement Jason.
Cette réflexion souleva chez les cinq hommes de
nombreuses considérations sur la manière d'utiliser ses
revenus. Comme la plupart des membres du club, tous
gagnaient plus de dollars qu'ils ne pouvaient en
dépenser. Si Sebastian soupçonnait son demi-frère
d'avoir tué un homme, en revanche, l'idée que Dorian ait
agi pour une question d'argent lui semblait impensable.
Mais ce pouvait être tout de même un indice et,
après maintes discussions, tous les cinq se promirent de
poursuivre dans cette voie leurs discrètes investigations.
1.

Andréa O'Rourke apprit la bonne nouvelle au début


de juin : cette année, le Nouvel Espoir, une œuvre qui lui
tenait à cœur, serait le principal bénéficiaire des
sommes récoltées au cours de la soirée donnée par le
Cattleman's Club. Aussitôt, la jeune femme avait rejoint
un groupe de bénévoles qui, comme elle, avaient été
avisées de la décision du club. Pour discuter de la
manière dont l'œuvre emploierait cette manne, toutes
s'étaient réunies dans la grande et belle vieille maison
qui abritait le siège de la fondation.
Andréa essayait de se montrer aussi joyeuse que les
femmes qui l'entouraient. Elle ne mettait pas en doute
leur dévouement, mais alors que les bavardages allaient
bon train, elle ne pouvait s'empêcher de songer qu'un
monde la séparait des autres bénévoles. Elle travaillait
pour vivre et sacrifiait à la fondation toutes ses heures
de liberté, alors que les femmes qui papotaient en ce
moment devant leur tasse de thé ou de café n'avaient
pas besoin de gagner leur vie. En sacrifiant à une œuvre
charitable un peu de leur temps et de leurs
compétences, elles se donnaient surtout bonne
conscience.
Les raisons qui avaient amené Andréa à s'intéresser à
la fondation n'étaient pas seulement philanthropiques.
Soulager la souffrance des autres l'avait aidée à oublier
la sienne. Naturellement, elle n'avait jamais rien livré de
ses états d'âme à ces dames qui parlaient en ce moment
avec admiration de Keith Owens, l'initiateur de
l'exceptionnelle générosité du Cattleman's Club à l'égard
du Nouvel Espoir. Comment pourrait-elle leur faire
comprendre que, depuis quinze ans, avec application,
elle s'efforçait de ne jamais croiser le chemin de cet
homme !
« Puisqu'il le faut, j'irai à cette soirée, se disait-elle.
Et, en ma qualité de trésorière de la fondation, je
recevrai le chèque des mains de Keith et devrai même
trouver le courage de prononcer devant l'assistance un
petit discours de remerciements. J'ai déjà parlé en public
en d'autres circonstances, mais jamais sous le regard
arrogant d'un Keith Owens. Comment pourrai-je
supporter son petit sourire suffisant? Oh, mon Dieu,
pourquoi est-ce justement cet homme-là que les autres
membres du club ont choisi comme porte-parole ! »
Non, elle ne se sentait pas le courage de l'affronter.
Mais, naturellement, elle savait qu'elle le trouverait,
ce courage, même si la soirée devait être pour elle la
pire des corvées...
Elle observait la vingtaine de dames charitables, plus
ou moins jeunes, qui bavardaient autour d'une longue
table encombrée de dossiers. A leurs yeux, elle n'était
rien d'autre qu'une bénévole efficace qui se dévouait
pour une bonne cause comme elles-mêmes le faisaient.
Au fond, Andréa se félicitait de leur manque de curiosité
à son égard. Ainsi avait-elle pu préserver la quiétude de
sa vie privée. Depuis la mort de son mari, cinq ans plus
tôt, elle vivait seule et n'avait conservé qu'un petit
groupe d’amis, avec lesquels elle aimait discuter de
littérature, de musique ou de la dernière mode, tout en
partageant un repas.
Keith Owens n'avait jamais fait partie de ce cercle, de
même qu'Andréa n'avait jamais mis les pieds dans les
salons du Royal, que louaient pour leurs réunions les
membres du Cattleman's Club.
Tout en écoutant d'une oreille distraite les
discussions de ses voisines, Andréa se demandait à quoi
pouvait ressembler le bal annuel du club le plus huppé
du comté. Elle se disait aussi que, parmi toutes les
femmes réunies là, aucune, elle en était sûre, ne
connaissait son ancienne idylle avec Keith. A l'époque,
tous deux étaient encore des adolescents. Les années
avaient passé et, s'ils s'étaient parfois croisés, jamais
plus ils ne s'étaient adressé la parole.
Soudain, Andréa en eut assez d'être restée si
longtemps assise à écouter des discussions, stériles pour
la plupart. Elle se leva et sourit aimablement au groupe.
— Je suis désolée, annonça-t-elle, je viens juste de
me souvenir d'un rendez-vous important. Je suis obligée
de m'y rendre.
Personne n'ayant mis son excuse en doute, elle serra
des mains, promit d'assister à la prochaine réunion, puis
quitta la salle. Au moment où elle fermait la porte
derrière elle, elle entendit les discussions reprendre sur
la meilleure façon d'utiliser le don providentiel qui
tomberait bientôt dans l'escarcelle de la fondation,
après la soirée du Cattleman's Club.
Alors qu'en toute autre occasion, elle se serait réjouie
de la manne qui allait contribuer à soulager de
nombreuses misères, Andréa éprouvait de
l'appréhension. Mon Dieu, après tant d'années,
pourquoi risquait-elle maintenant de voir sa tranquille
existence perturbée par un homme qu'elle s'était
efforcée de chasser de sa mémoire ?

Keith entretenait sa forme dans une salle de culture


physique aménagée dans sa propre maison. Deux fois
par semaine, un masseur venait lui assouplir les muscles.
Les autres jours, il s'obligeait à courir pendant une heure
chaque matin. Cet exercice lui permettait de se sentir
bien dans sa peau, d'avoir l'esprit clair et d'oublier
provisoirement ses soucis quotidiens.
Le lendemain du jour où il avait avisé par lettre Le
Nouvel Espoir que, cette année, la fondation avait été
choisie pour bénéficier des dons récoltés au cours du bal
annuel du Cattleman's Club, Keith n'avait rien changé à
ses habitudes. Tôt le matin, il avait effectué son jogging.
Revenu chez lui, il s'était préparé un café bien serré puis,
sa tasse pleine à la main, il était allé s'installer dans son
salon avec la dernière édition du New York Times.
Il apprécia le café, mais fut incapable de se
concentrer sur les nouvelles du jour. Les yeux dans le
vague, les sourcils légèrement froncés, il s'interrogeait.
Habituellement, son jogging lui vidait l'esprit de toute
pensée dérangeante. Alors, quel souci continuait donc
de l'obséder?
Il ne mit que peu de temps à trouver la réponse.
Depuis la veille, il se demandait si, en sa qualité de
trésorière de la fondation caritative Le Nouvel Espoir,
Andréa se croirait obligée d'assister au grand bal annuel
du Cattleman's Club.
Pendant des années, ils s'étaient ignorés l'un l'autre
ou, du moins, affectaient-ils de s'ignorer. Car, habitant
tous deux Colter, une ville de soixante mille habitants, il
leur était difficile de ne jamais se rencontrer... Les rares
fois où leurs chemins s'étaient croisés, ils avaient
échangé un « Hello » poli mais glacial, tandis qu'Andréa
détournait vivement les yeux. Puisque manifestement
elle cherchait à l'éviter, il ne voyait pas pourquoi lui-
même se serait forcé à être aimable.
Il se souvenait d'elle comme d'une fille attachée aux
convenances. En outre, il avait appris qu'elle se montrait
très dévouée à la cause qu'elle défendait. Son
dévouement irait-il jusqu'à venir à la soirée, afin de
remercier elle-même les généreux donateurs ?
En y réfléchissant, Keith se rendait compte qu'il
souhaitait la présence de la jeune femme dans les salons
du Royal, la nuit du bal. Au fond, il voulait que les choses
fussent différentes entre eux. Pourquoi n'essaierait-il
pas d'abattre le mur de glace qui les séparait depuis si
longtemps? Andréa devait le voir tel qu'il était et non
pas comme un ennemi.
Cette soirée leur offrirait-elle enfin l'occasion de
modifier la nature de leurs relations ?
Probablement pas, conclut-il avec un bon sens teinté
de pessimisme, mais il serait tout de même heureux de
saisir cette opportunité pour se réconcilier enfin avec
son ancienne amie d'enfance.
Il cessa soudain de se demander si Andréa viendrait
ou non au bal, car ses pensées se concentrèrent sur un
autre problème : la culpabilité de Dorian Brady, une
culpabilité qu'aucun de ses amis n'avait encore réussi à
établir. Keith trouvait aberrant le fait d'acquérir une
conviction et d'être ensuite incapable de l'expliquer. Au
cours de la dernière réunion avec Sébastian, Robert,
Jason et William, aucun des cinq hommes n'avait exposé
de solides arguments, capables d'étayer leurs soupçons.
Il reprit son journal. Son regard accrocha le titre d'un
article sur la Silicon Valley et, aussitôt, une idée le
traversa. Il posa tasse et journal sur une petite table, se
leva et se dirigea vers l'appareil téléphonique posé sur
un bureau aux lignes futuristes. Rapidement, il composa
un numéro. Le correspondant décrocha au bout de deux
sonneries.
— Hello, Sébastian ? Ravi de te trouver encore chez
toi... Non, non, rassure-toi, je vais bien. Je t'appelle en
tant que Beater de l'affaire qui nous préoccupe.
J'aimerais examiner l'ordinateur dont Eric se servait. Je
sais que la police a déjà mené son enquête de ce côté-là,
mais sans mettre en doute leurs compétences, je pense
que quelque chose a pu échapper aux inspecteurs.
Souviens-toi de ce que Jason nous a dit : alors que Merry
n'était encore que sa fiancée, elle avait, par hasard,
découvert sur son écran un e-mail émanant d'Eric et
ressemblant à une « note perso » déguisée. Peut-être
s'agit-il d'une précieuse information? Si tel est le cas,
mieux que la police, je serai en mesure de la décoder.
Ce n'était pas une vantardise. Pour Keith,
l'informatique n'avait pas seulement été une passion, il
en avait fait son métier. L'entreprise qu'il avait créée
était même devenue si performante qu'il exportait
maintenant ses logiciels dans le monde entier, à l'instar
des fabricants de la Silicon Valley.
— Excellente idée! approuva Sébastian d'un ton
enthousiaste. Je te connais. Question décodage, tu
damerais le pion au plus futé des agents de la C.I.A.
L'appareil est à ta disposition. Examine-le quand tu le
veux.
— Alors, je passerai à la Wescott Oil dans le courant
de la journée, promit Keith.
Après avoir reposé le combiné sur son socle, Keith se
frotta les mains. La question de savoir si Andréa
assisterait ou non au bal passait maintenant au second
rang de ses soucis. La journée s'annonçait enfin fertile en
découvertes et il s'étonnait même de n'avoir pas pensé
plus tôt à éplucher le disque dur de l'ordinateur du
malheureux Eric.
En attendant, il allait prendre une douche, se mettre
en tenue de ville, puis il irait expédier les affaires
urgentes qui l'attendaient à son bureau. Ensuite, il se
rendrait dans l'entreprise de son ami, Sébastian
Wescott.

Niché dans la verdure d'un immense parc, le Royal


était un luxueux complexe comprenant un hôtel cinq
étoiles et des résidences particulières.
Ce soir, des spots éclairaient les arbres et les
buissons. D'autres, au ras du sol, mettaient en valeur le
velours vert des pelouses. L'imposante façade
victorienne du palace était illuminée et, derrière les
hautes baies des salons, les lustres brillaient de tous
leurs feux.
Assise sur la banquette arrière d'une limousine,
Andréa soupirait d'impatience. Elle avait l'impression de
s'être laissé piéger. Le secrétariat du Cattleman's Club
avait insisté pour qu'elle assiste au bal et, en outre, sur
le carton d'invitation, il était précisé qu'une voiture avec
chauffeur viendrait la prendre lui siège de la fondation.
Elle n'avait pu que se conformer aux directives, mais ne
se sentait pas à l'aise dans ce milieu au luxe ostentatoire.
Devait-elle pour autant en vouloir à Keith Owens?
Elle le supposait à l'origine de cette initiative, mais sans
en être vraiment sûre. Parce que, souvent, lorsqu'elle le
croisait, elle affectait de ne pas le voir, avait-il voulu se
venger de son dédain en la menant dans une situation
gênante? Elle aurait aimé lui dire ce qu'elle pensait, mais
l'heure n'était pas aux ressentiments. Ce soir, elle allait
devoir sourire et répondre aimablement à ceux qui
daigneraient lui adresser la parole.
Depuis le temps du collège, chaque fois qu'elle
apercevait Keith, elle sentait monter sa tension, en
même temps que se ranimait dans son esprit le souvenir
d'une nuit lointaine où elle avait perdu ses illusions...
Cette nuit-là, alors qu'elle était très jeune, naïve et
confiante, elle s’était imaginé que Keith l'aimait et
voulait l'épouser. Mais, au lieu d'une demande en
mariage, il lui avait proposé de devenir, plus tard... son
associée en affaires. Quelle épouvantable déception!
Déjà, à dix-huit ans, Keith ne pensait qu'à la richesse et à
la célébrité. Pour lui, le business passait avant les
sentiments.
Elle gardait de cette nuit une pénible impression
d'humiliation et elle continuait d'en vouloir à celui qui la
lui avait infligée.
Le monde des affaires n'avait jamais intéressé Andréa
et elle ne voyait pas de quel droit Keith l'aurait obligée à
modifier ses projets. Toute jeune déjà, elle voulait
s'occuper d'enfants, devenir professeur ou, tout au
moins, institutrice. Il s'était moqué d'elle et de son peu
d'ambition. Andrea s'était fâchée. Qu'il aille donc au
diable avec son arrivisme ! Elle ne changerait rien à ses
plans!
Depuis, Keith avait créé sa propre entreprise de
logiciels et il avait fait fortune. De son côté, Andrea avait
suivi la voie choisie depuis toujours et elle en était fière.
Peu importait ce qu'en pensait Keith! Ce dernier ne
comprendrait jamais qu'en accomplissant avec bonheur
ce qu'on avait rêvé de faire, on pouvait être heureux ; et
que cette joie-là n'avait rien à voir avec le montant d'un
compte bancaire...
La limousine venait enfin de s'arrêter devant l'aile du
palace réservée aux réceptions privées. Andrea cessa de
ressasser ses souvenirs. Un valet en uniforme s'était
approché et, après avoir ouvert la portière arrière de la
voiture, il tendait une main gantée de blanc vers la
passagère pour l'aider à sortir.
Il y avait du monde partout : aux abords de l'entrée,
sur les marches menant au large perron et dans
l'immense hall. Les sons assourdis d'un orchestre
accompagnaient le brouhaha des conversations. Comme
d'habitude dans ce genre de réception, les hommes
étaient en smoking et leurs compagnes en robe longue.
La plupart des femmes arboraient de splendides bijoux.
Diamants, rubis ou émeraudes scintillaient à leur cou, à
leurs doigts, à leurs oreilles et, pour certaines, jusque
dans leurs cheveux artistiquement coiffés.
Vêtue d'une longue tunique, toute simple, de soie
ivoire, Andrea ne se sentait nullement complexée. Elle
regarda repartir la limousine qui l'avait amenée, puis elle
se décida à monter les marches menant aux portes
grandes ouvertes.
En atteignant le perron, elle sursauta lorsque
quelqu'un saisit son bras. Elle tourna la tête et reconnut
Keith.
— Bonsoir, Andrea, dit-il en se penchant vers l'oreille
de la jeune femme. Je vous attendais en me demandant
si vous viendriez seule ou accompagnée. Puisque vous
n'avez pas d'escorte, je suis tout désigné pour la
remplacer.
La voix impérieuse prouvait que Keith aurait trouvé
impensable qu'Andréa refuse une offre aussi flatteuse.
Refoulant sa contrariété, la jeune femme ne put
s'empêcher d'admirer l'élégance de Keith. Il portait avec
une aisance princière un smoking admirablement coupé,
dont les revers en satin chatoyaient de la même nuance
caramel que sa chevelure sombre. Le petit sourire qui,
jadis, avait ravagé le cœur d'Andréa, était toujours aussi
malicieux. Et, sous les épais sourcils bruns, les yeux noirs
étaient toujours aussi envoûtants.
Du temps où il était au collège, Keith avait suscité
bien des passions; comme les autres filles, Andréa avait
succombé à son charme. Depuis, avec les années, elle
s'était endurcie et se disait que l'un des privilèges de la
maturité était de savoir n'accorder d'importance qu'à ce
qui en valait la peine. Cette évidence lui était apparue
après son mariage avec Jerry. Aussi séduisant que Keith,
Jerry n'aurait pourtant jamais eu l'arrogance de se croire
le seul qualifié pour accompagner Andréa à une soirée
de gala...
Elle essaya de se libérer de l'emprise de Keith, mais il
resserra l'étau de sa main en précisant :
— Pour votre image de marque, il est préférable que
vous arriviez au bal avec un cavalier.

Il la détailla tout en parlant. Elle était devenue très


belle, songea-t-il, surpris. Au collège, il la trouvait certes
mignonne, avec ses longs cheveux noirs, ses yeux bleus
et son petit visage chiffonné. Mais elle n'était alors que
le bouton de la superbe fleur épanouie d'aujourd'hui! La
longue robe de soie ivoire moulait un corps élancé aux
courbes parfaites. Fendue sur les côtés, la jupe laissait
entrevoir deux jambes fuselées. A présent, les longs
cheveux étaient coupés et leurs mèches, délicieusement
coiffées, encadraient un visage en forme de cœur aux
traits fins.
Elle protesta.
— Vos idées sont périmées, mon cher. De nos jours,
une femme peut sortir seule. Si j'avais voulu me faire
accompagner, j'aurais choisi un de mes amis. S'il vous
plaît, lâchez mon bras!
— Je ne le lâcherai que si vous prenez le mien.
— Pour me débarrasser de vous, dois-je vous lancer
un coup de pied dans les tibias ?
— Déjà des menaces? plaisanta-t-il.
D'une secousse, elle se libéra, puis continua
d'avancer, consciente d'avoir Keith sur ses pas. Mais,
quelle que fût la rudesse de l'accueil, il n'était pas
homme à renoncer aussi facilement à ce qu'il avait
décidé. Elle soupira. La soirée promettait d'être aussi
pénible qu'elle le redoutait...
L'immense hall s'emplissait d'une foule que Keith
avait l'habitude de fréquenter. Andréa connaissait
seulement de vue plusieurs des invités, car aucun de ses
propres amis n'était membre de ce club réservé aux
puissants de la région.
Pendant que Keith s'entretenait avec les arrivants,
Andréa, un peu à l'écart, serrait quelques mains et
répondait avec amabilité aux paroles de bienvenue. En
même temps, elle examinait avec curiosité le cadre de la
réception.
Cette partie du palace, réservée aux clubs lui
paraissait masculine, voire macho. Au-delà de la grande
salle de bal, elle apercevait des petits salons de style
anglais. Les trophées de chasse et les photos de cow-
boys qui ornaient les murs lambrissés d'acajou
évoquaient le Far West et prouvaient que non
seulement les hommes d'affaires, mais aussi des
éleveurs étaient membres de ce club prestigieux. Pour
en faire partie, il fallait appartenir à la haute société
texane.
Etaient-ce les marchands de bestiaux qui avaient
programmé les airs que l'orchestre jouait en ce
moment? Andréa trouvait cette musique plutôt
sirupeuse avec, parfois, un rappel de chansons
folkloriques.
Silencieusement, elle se morigéna. « Qu'espérais-tu
entendre? Du Mozart, du Beethoven, du Schubert et
pourquoi pas du Chopin? »
Une dame âgée s'approcha d'elle.
— Je suis Janice Morrison, dit-elle en lui serrant
chaleureusement la main. Ravie de vous accueillir,
Andréa. Tous ici, nous nous réjouissons que, cette
année, le club ait privilégié votre œuvre de charité.
Ses cheveux étaient neigeux, son sourire, avenant.
Elle était vêtue d'une longue robe de dentelle noire
parsemée de fils d'argent. A son cou, à ses oreilles et à
ses doigts scintillaient rubis et diamants.
Andréa la remercia tout en se disant que des femmes
comme Janice Morrison n'avaient pas beaucoup de
mérite à se montrer généreuses. Rien que la valeur des
bijoux qu'elle exhibait ce soir aurait pu assurer, pendant
cinq ans, le financement du Nouvel Espoir.
Andréa, elle, s'était contentée d'une bague à
l'annulaire gauche : une perle entourée de petits
diamants et sertie dans un anneau d'or. Une perle
semblable ornait le lobe de ses oreilles.
— Au Nouvel Espoir, continuait Andréa, nous
sommes toutes très heureuses de la décision du club. Et
soyez certaine que vos dons seront judicieusement
employés.
— Je n'en doute pas, dit Mme Morrison.
Et subitement attendrie, elle ajouta en englobant
d'un seul regard Andréa et Keith, lequel se tenait
derrière la jeune femme :
— Quel joli couple vous faites, tous les deux !
Sans laisser à Andréa le temps de commenter cette
réflexion, Keith lit un pas en avant.
— Nous sommes seulement de vieux amis, précisa-t-il
en souriant à Janice.
Mais celle-ci n'était pas convaincue et, avant de se
retourner pour aller s'entretenir avec d'autres invités,
elle lança un regard réprobateur à Keith.
— Racontez ça à d'autres, Keith Owens ! Moi, je ne
suis pas née de la dernière averse.
Andréa se sentait bouillir. Mme Morrison, qui avait
toujours vécu à Colter, se rappelait sûrement l'époque
où les parents d'Andréa, les Vances, et ceux de Keith se
fréquentaient et habitaient le même quartier. En ce
temps-là, Keith et Andréa n’étaient que des enfants et,
déjà, ils se promenaient souvent en ville, main dans la
main. Alors, Andréa soupira en se demandant combien
de fois, au cours de cette soirée, elle allait encore se
trouver confrontée à un passé qu'elle cherchait à
oublier.
— Navré de cette méprise, murmura Keith en se
penchant vers elle.
— Une méprise que vous avez provoquée en me
suivant comme mon ombre. Avez-vous une idée du
nombre de regards qui se braquent sur nous en ce
moment?
— Oui, et c'est normal. Beaucoup de nos membres
habitent Colter depuis longtemps et je suis sûr qu'ils
s'imaginent que nous couchons ensemble.
Elle en resta un moment bouche bée. Puis, maîtrisant
difficilement son agacement, elle marmonna :
— Vous êtes fou. Même au moment où nous étions
proches, nous n'avons jamais couché ensemble. Même
pas dormi.
— Ce n'était vraiment pas ma faute, railla-t-il.
— Je sais. Vous n'aviez pas plus de moralité qu'un
chat de gouttière.
— Ne parlez pas de sujets qui vous font encore
rougir, Andréa. J'ai l'impression que, comme autrefois,
les questions relatives au sexe vous coincent. Allons
plutôt déguster une coupe de Champagne.
— Si je refuse votre offre, me laisserez-vous enfin
tranquille?
— Non.
— Alors, d'accord pour la coupe, dit-elle d'un ton
résigné. Du reste, j'adore le Champagne.
Cette fois, elle ne regimba pas quand il prit son bras
pour la guider à travers la foule.
Keith trouvait si délicieux le contact de cette peau
douce sous sa paume, qu'il ressentait des picotements
dans tout son corps. Il conduisit la jeune femme jusqu'à
la salle, encore à peu près déserte, où serait servi le
souper plus tard dans la soirée. A l'entrée avait été
dressé un long buffet derrière lequel une armée de
serveurs se tenaient prêts à satisfaire les invités. Il
commanda deux coupes de Champagne et en tendit une
à Andréa. D'un tacite accord, ils allèrent à l'écart des
quelques invités qui bavardaient entre eux un verre à la
main.
— C'est du brut français, vous appréciez ? demanda-
t-il en lui décochant un de ses irrésistibles sourires.
Elle approuva d'un hochement de tête. Il reprit d'une
voix enjôleuse.
— Mon petit cœur, je dois vous avouer que je vous
trouve non seulement ravissante mais dangereusement
sexy.
Andréa sentit monter une chaleur à ses joues. Elle se
rebiffa.
— Vous dites n'importe quoi. D'abord, je ne suis pas
votre « petit cœur ». Ensuite, je préfère que nous nous
en tenions à des banalités.
— Les banalités m'ennuient. Parfois, je fais des
compliments sans y penser, par pure politesse, mais là,
je suis sincère.
Elle le gratifia d'un regard acéré.
— Pensez-vous que je vais vous croire? Déjà, au
collège, je n'appréciais pas vos compliments, exagérés,
crus... Vous faisiez preuve d'une suffisance
insupportable ! Vous n'avez pas changé, Keith.
— Vous, si, riposta-t-il en riant, et je vous adore.
— Oh, de grâce, soyez un peu sérieux ! dit-elle d'une
voix lasse.
Il l'agaçait comme au bon vieux temps et, cependant,
elle subissait son charme et sentait son cœur battre plus
vite. Elle tenait Keith pour le roi des menteurs. Des
déclarations flatteuses, il en faisait autrefois à toutes les
filles, rien que pour observer leurs réactions et s'en
moquer par la suite. Non seulement briser les cœurs
était une de ses spécialités, mais il aimait se vanter de
ses conquêtes, sans jamais se préoccuper des dégâts
qu'il provoquait.
Andréa se félicitait secrètement d'être devenue aussi
lucide.
Tandis qu'elle dégustait le contenu de sa coupe, il la
scrutait de ses yeux noirs, qu'il veloutait à plaisir et qui
en avaient fait chavirer plus d'une avant et
probablement après elle.
Il dit, songeur :
— Je deviendrai sérieux à une condition.
— Quel genre de condition?
— Cessez de vous hérisser comme une pelote
d'épingles à chacune de mes paroles. Je me souviens de
vous comme d'une fille rieuse et spirituelle. D'être
devenue l'une des plus belles femmes de Colter n'a tout
de même pas altéré votre personnalité au point que
vous vous sentiez constamment sur vos gardes et
obligée de vous tenir sur la défensive, si? Détendez-vous
et contentez-vous de passer quelques heures agréables
en ma compagnie. Je vis seul depuis quatre ans et me
réjouissais à la pensée de bavarder enfin avec une
femme intelligente. Que cette femme-là soit devenue
une superbe créature me ravit au point que je n'ai pas
pu résister au désir de lui montrer à quel point elle
m'intéresse. Où est le mal ?
Andréa en soupira d'indignation.
— Ainsi, d'après vos propres termes, je devrais « me
contenter de passer une soirée en votre compagnie »!
Mais vous êtes-vous demandé si, de mon côté, je suis
intéressée? Décidément, malgré vos trente-deux ans,
vous êtes resté aussi vaniteux qu'au temps du collège...
Elle vida sa coupe avant d'ajouter :
— J’en ai assez entendu, Keith Owens. Dites-moi
seulement où sont les toilettes pour dames...
Au même instant, elle réalisa qu'elle n'avait plus son
sac : une pochette en satin du même blanc cassé que sa
robe.
— Oh, mon Dieu, je l'ai oublié dans la limousine.
— Vous avez oublié quoi ?
— Mon sac.
Elle ne perdait jamais rien et si elle ne s'était pas
tellement énervée dans cette voiture qui n'avançait que
par à-coups, elle n'y aurait certes pas laissé son sac avec
tous ses papiers d'identité.
— Je dois absolument le récupérer, dit-elle. Où se
trouve le parking?
— Je vous y conduis.
Au même moment, une voix d'homme s'éleva
derrière eux.
— Enfin, j'ai retrouvé notre invitée d'honneur !
Bienvenue à vous, Andréa O'Rourke !
Andréa et Keith pivotèrent. Un homme s'approchait
d'eux. Grand et blond, élégant dans son smoking bien
coupé, il regarda Keith.
— Présentez-moi, mon cher, voulez-vous? demanda-
t-il d'une voix étrangement douce.
Keith semblait contrarié. Andréa s'en étonna
secrètement, autant que de son silence. L'homme eut un
rire bref.
— Apparemment, notre ami a donné sa langue au
chat. Pourtant, nous appartenons au même club...
Il s'inclina vers Andréa.
—... Alors, madame, permettez-moi de parler à sa
place. Je m'appelle Dorian Brady et je suis très honoré
de faire votre connaissance.
Elle lui tendit machinalement la main. L'homme baisa
respectueusement le bout des longs doigts fins. Andréa
retint un geste de recul. Ce Dorian ne lui était pas
sympathique. Elle trouvait sa voix mielleuse et son
regard bizarrement fuyant.
Keith s'était rembrunit et elle sentait une tension
presque palpable entre les deux hommes. Elle ordonna
d'un ton précipité :
— S'il vous plaît, Keith, montrez-moi la direction du
parking.
— J'ai l'impression d'avoir interrompu une
intéressante discussion, remarqua Dorian Brady en les
observant l'un après l'autre. Alors, je vous laisse à vos
problèmes. A bientôt, madame O'Rourke. Nous nous
reverrons sûrement avant la fin de la soirée.
— J'espère que non, grommela Keith alors que Brady
se dirigeait vers la sortie. Andréa, à l'avenir, évitez cet
individu.
— C'était mon intention, mais ce n'est pas vous qui
me l'avez inspirée. Je fais encore ce que je veux, Dieu
merci ! Et maintenant, le parking.
Les sourcils toujours froncés, Keith lui fit signe de le
suivre. L'arrivée de Dorian Brady l'avait contrarié. Jason
et sa femme Merry étaient fâchés à mort avec Brady et
Keith avait espéré que ce dernier s'abstiendrait d'assister
à la soirée, afin de s'épargner une rencontre déplaisante.
Keith regrettait que ses amis ne l'aient pas écouté
lorsqu'il avait suggéré de rayer Brady de la liste des
membres du club. De l'avis de Sébastian, une telle
radiation était impossible aussi longtemps que resterait
vierge le casier judiciaire de l'homme qu'ils
soupçonnaient, à tort ou à raison, d'être le meurtrier
d'Eric Chambers.
Accompagné d'Andréa, Keith traversa le hall en
direction des portes-fenêtres à l'opposé de l'entrée
principale, puis il ouvrit une des baies. Sur le seuil, il
proposa à la jeune femme de rester avec les invités
pendant qu'il irait, seul, à la recherche de son sac.
Elle refusa sèchement.
— Montrez-moi seulement la direction et je me
débrouillerai sans vous.
— Comme vous voudrez.
Il jeta un coup d'œil sur le parc, éclairé de ce côté par
de simples lampadaires et à peu près désert. Seuls
quelques couples s'y promenaient. Il n'aurait pas aimé
voir Dorian guetter la jeune femme. Peut-être celui-ci
s'était-il contenté d'une simple apparition au Royal pour
prouver à tous qu'il était toujours libre, mais... avec ce
genre de vipère, se disait Keith, on ne prenait jamais
assez de précautions. Il se tourna vers Andréa.
— Longez l'allée bordée de rosiers, conseilla-t-il. Dès
que vous apercevrez la piscine, avant de l'atteindre, vous
tournerez à droite et vous découvrirez les voitures des
invités alignées plus loin sur un parking. Un des gardiens
postés à l’entrée vous conduira à votre limousine.
Il insista de nouveau pour l'accompagner et, sur son
refus toujours aussi sec, il se contenta de hausser les
épaules et resta sur le seuil. Il l'observa alors qu'elle se
dirigeait vers l'allée bordée de rosiers. Pas une fois elle
ne tourna la tête vers lui.

Andréa marchait aussi vite que le lui permettaient les


hauts talons de ses escarpins. Ses pensées se
concentraient sur Keith. A l'admiration qu'elle ne
pouvait s'empêcher d'éprouver pour les traits virils et
l'élégance de l'homme, se mêlait une impression
d'exaspération pour l'outrecuidance dont il continuait de
faire preuve. En ce moment, parce que l'exaspération
l'emportait sur tous ses autres sentiments, elle
considérait que le subit intérêt que Keith lui portait était
un danger pour sa tranquillité d'esprit.
Elle savait qu'il attirait les femmes comme le nectar
attire les abeilles. Jadis, lorsqu'il lui affirmait qu'elle était
la plus mignonne, la plus intelligente et la plus spirituelle
du collège, elle l'écoutait avec ravissement et le croyait
— parce que, dès le jardin d'enfants, il avait été son
dieu. Toute petite, elle se sentait flattée lorsqu'il daignait
lui faire partager ses jeux. Il avait été le premier garçon à
l'embrasser en un temps où échanger des baisers n'avait
pas plus d'importance que déjouer au ballon.
Puis le collège avait quelque peu modifié leurs
relations. Keith était devenu une sorte de superstar qui
focalisait sur lui tous les regards féminins. Cette
popularité l'avait grisé au point de le rendre vaniteux et
infatué de lui-même. Pourtant... Pourtant Andréa avait
continué de l'admirer parce qu'il lui affirmait, et elle le
croyait, qu'elle était la seule élue de son cœur.
Naturellement, il avait exigé d'échanger avec elle des
baisers de plus en plus passionnés. Elle s'était volontiers
pliée à ses exigences... Jusqu'à cette nuit, pendant
laquelle ses yeux s'étaient enfin dessillés.
Elle était venue le rejoindre car, disait-il, il avait une
proposition sérieuse à lui faire. Toute frémissante
d'amour et excitée par avance, elle était prête à se
donner à celui qui allait sûrement lui annoncer qu'il
l'avait choisie pour fiancée.
Hélas, il lui avait avoué que s'il l'avait élue entre
toutes, ce n'était pas pour se marier avec elle... mais
pour utiliser à son profit les qualités dont elle faisait
preuve! Par l'acuité de son intelligence, elle l'aiderait à
réaliser les ambitions qui le dévoraient, expliquait-il en
somme. Une offre de collaboration future, purement
commerciale.
Elle s'était révoltée. Et cette nuit-là avait sonné le glas
de leur longue amitié amoureuse.
Puis Keith, qui avait deux ans de plus qu'elle, était
parti pour l'université d'Arlington. Pour l'oublier, Andréa
s'était plongée à corps perdu dans les études. Ses
diplômes en poche, elle avait rencontré Jerrold
O'Rourke, son cher Jerry ! Elle s'était mariée avec lui; et
même encore maintenant, elle restait endeuillée par sa
mort brutale cinq ans plus tôt.
Après tant d'années, Keith conservait-il encore le don
de l'émouvoir ? Non, sûrement pas, se disait la jeune
femme. Elle lavait chassé de son esprit et de son cœur
depuis longtemps. Il appartenait à un monde différent
du sien et elle ne le laisserait plus jamais revenir dans sa
vie.
Lorsqu'elle atteignit le parking, sa décision était prise.
Ce soir, elle s'efforcerait de rester loin de Keith, quitte à
accepter pour cavalier ce Dorian Brady qui, pourtant, lui
avait déplu.
Elle s'arrêta, surprise par la quantité de voitures dont
les carrosseries luisaient sous les lampadaires. En outre,
elle n'apercevait aucun gardien dans les parages.
Comment retrouver la luxueuse limousine qui l'avait
amenée jusqu'au Royal? Elle n'avait prêté aucune
attention à sa marque. Etait-ce une Mercedes, une
Bentley, une Cadillac ? Elle l'ignorait. Elle savait
seulement qu'il s'agissait d'une longue berline blanche
— mais devant elle, il y avait des dizaines de longues
berlines blanches.
Angoissée autant que mécontente, elle s'apprêtait à
rebrousser chemin lorsqu'elle aperçut Keith. Il l'avait
suivie. Pour la première fois, elle éprouva à sa vue un
sentiment de bonheur. Il serait sûrement capable
d'identifier la voiture de louage qui lavait amenée à la
réception, lui !
— Quelque chose ne va pas? demanda Keith, soulagé
de n'avoir pas croisé Dorian sur son chemin. Où est votre
voiture ?
— Je l'ignore. Oh, mon Dieu, elles se ressemblent
toutes et je n’ai pas noté le numéro d'immatriculation de
la mienne! Je me souviens seulement qu'elle était
blanche. Il n'y a aucun gardien pour me renseigner.
— Les gardiens, comme les chauffeurs, sont
probablement en train de dîner à l'office. Venez avec
moi, nous allons nous passer d'eux. Quand vous êtes
arrivée, la plupart des invités étaient déjà là, donc votre
voiture doit se trouver dans la dernière file.

Ils traversèrent tout le parking avant d'atteindre


l'endroit où, selon les déductions de Keith, le chauffeur
risquait d'avoir garé la limousine. Il y avait là quatre
longues berlines blanches. Andréa se précipita vers la
première et regarda à l'intérieur à travers la vitre.
— Je ne vois pas mon sac, gémit-elle.
Keith, lui, s'était dirigé vers la dernière de la file. Il
regarda à l'intérieur.
— J'aperçois quelque chose de blanc, dit-il.
— C'est sûrement ma pochette! s'exclama
joyeusement Andréa.
Elle bondit vers lui et regarda à son tour à travers la
vitre.
— Non, je ne vois rien, dit-elle, dépitée.
Il lui entoura les épaules d'un bras protecteur et, de
sa main libre, désigna une tache claire sur le plancher.
— Votre sac est tombé. Ce doit être pour cette raison
que vous l'avez oublié.
Elle sentait le sang lui battre les tempes. Etait-ce le
soulagement d'avoir retrouvé son bien, ou le grand
corps si près du sien qui subitement l'enfiévrait?
Elle préférait de pas répondre à ce genre de question.
Aussi, dès que Keith eut ouvert la portière arrière, elle
s'engouffra à l'intérieur, s'assit sur la banquette et se
pencha pour ramasser son précieux sac. Elle prit le
temps de s'assurer que ses papiers et sa carte de crédit
étaient toujours là. Alors seulement, elle découvrit que
Keith ne s'était pas contenté de l'attendre dehors. Il était
maintenant assis à côté d'elle.
— Mais... que faites-vous là ? demanda-t-elle d'un
ton sec.
— Je vous regarde. J'en ai le droit, non ? Souvenez-
vous que je vous ai aidée à récupérer votre sac.
— Eh bien, maintenant que je l'ai retrouvé, il est
temps pour nous de retourner au Royal.
— Attendez, j'ai une bien meilleure idée.
II ferma la portière, s'approcha d'Andréa dans un
mouvement presque félin et, comme elle ne le
repoussait pas, il déclara d'un ton câlin :
— Le souper ne sera servi que dans une vingtaine de
minutes. Cela nous donne largement le temps de refaire
connaissance. Vous n'êtes pas de mon avis ?
2.
L'initiative de Keith avait piqué la curiosité d'Andréa,
sans toutefois inquiéter la jeune femme qui n'avait
aucune raison d'avoir peur de Keith. Il n'avait jamais été
violent ni désaxé. Refaire connaissance? Après tout,
pourquoi pas? Cet aparté lui donnerait peut-être
l'occasion de lui dire ce qu'elle gardait sur le cœur...
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle.
— Evoquer des souvenirs et, notamment, celui de
notre dernière rencontre.
Elle haussa les sourcils, surprise que cette entrevue,
qui remontait à un an environ, ait laissé un souvenir
inoubliable à Keith. Ce jour-là, ils s'étaient rencontrés
d'une manière fortuite. Andréa déjeunait dans un
restaurant où elle avait invité une très jolie femme,
Rebecca Todman, qui subissait des maltraitances de son
compagnon et voulait en parler ailleurs que dans les
locaux du Nouvel Espoir. L'œuvre ne soulageait pas que
les misères matérielles; elle venait également en aide à
des femmes dont la vie de couple était devenue
insupportable. Rebecca était l'une de ces malheureuses
au bord du désespoir.
Au cours du repas, alors qu'Andréa écoutait d'une
oreille attentive et compatissante, elle avait vu entrer
dans le restaurant Keith accompagné de deux hommes.
Plus tard, elle avait appris qu'il s'agissait de Robert Cole,
dit Bob, un ami de Keith, et du détective privé engagé
par la compagnie Wescott Oil pour enquêter sur le
meurtre d'un certain Eric Chambers, chef comptable de
cette même société. A l'époque, le crime, toujours
impuni, occupait la une des journaux.
Le trio s'était installé à une table voisine de celle des
deux femmes et une sorte de miracle s'était alors
produit. Alors qu'Andréa évitait les regards de Keith,
ceux de Rebecca et de Robert Cole s'étaient comme
aimantés.
Et un jour, Rebecca avait fait part à Andréa de son
mariage avec Robert Cole...
Mais pourquoi Keith tenait-il à évoquer cette
rencontre, au cours de laquelle tous deux avaient paru
plus gênés qu'heureux de se revoir?
Devant son mutisme, Keith insista.
— Rappelez-vous, Andréa, vous déjeuniez avec
Rebecca, lorsque...
Elle l'interrompit.
— Naturellement que je m'en souviens. Et alors ?
— Alors, depuis ce jour-là Je n'ai cessé de penser à
vous. L'intérieur de la limousine n'était éclairé que par la
vague lueur des lampadaires du parking. Lueur
insuffisante pour qu'Andréa pût lire dans les yeux de
Keith. Au son de sa voix, en revanche, elle avait bien
compris qu'il cherchait à l'émouvoir. Mais, et depuis
longtemps, elle s'était cuirassée contre ce genre
d'attendrissement.
Keith et elle appartenaient maintenant à deux
mondes différents. Devenu un puissant chef
d'entreprise, il menait grand train, possédait une
superbe résidence et se déplaçait aux quatre coins du
globe pour traiter ses affaires.
Andréa, elle, vivait confortablement, certes, mais
partageait son temps entre ses élèves, le Nouvel Espoir
et sa modeste maison. Cette existence, qui lui convenait,
aurait profondément ennuyé Keith. Or, elle ne voulait
rien changer à ses habitudes, ni s'encombrer d'une
liaison qui, elle le savait, ne lui apporterait que des
déceptions. Keith était sorti de son cœur et il n'y
entrerait plus, même par effraction.
Pour le décourager, elle continua d'adopter une
attitude glaciale.
— Cessez de proférer des sottises, voulez-vous?
— Je ne mens pas, Andy... Vous vous rappelez,
autrefois, c'était ainsi que je vous appelais ! Depuis notre
dernière rencontre, je ne cesse de ressasser des
souvenirs et, en ce moment, si près de vous, j'ai
l'impression d'avoir la fièvre.
— Dans ce cas, dit-elle froidement, je vous conseille
d'aller, dès demain, consulter votre médecin.
Il réprima un sourire.
— Ouille, vous n'êtes pas tendre !
— J'ai seulement le sens des réalités... N'est-il pas
temps de retourner au Royal ?
Il n'avait pas l'intention de lui laisser le dernier mot ni
d'avouer sa défaite. Puisqu'elle était insensible aux
souvenirs, il emploierait un argument plus concret.
Glissant un bras autour des épaules nues de la jeune
femme, sans lui laisser le temps de réagir, il la serra
contre lui et... l'embrassa.
Elle eut un bref sursaut, certes, mais ne le repoussa
pas et, apparemment, sans éprouver le moindre trouble,
elle le laissa butiner sa bouche.
Au contact des lèvres douces et humides, Keith
sentait «les tourbillons de désir l'enflammer. Toutefois,
parce qu'Andréa se prêtait à son baiser sans y répondre,
il arrêta rapidement l'expérience.
— Aussi délicieuse qu'un bonbon, la bouche de mon
Andy, murmura-t-il en s'écartant d'elle.
Elle ouvrit la portière de son côté et bondit hors de la
voilure. Il la rattrapa quelques mètres plus loin et
marcha à côté d'elle en ajustant son pas au sien.
Au bout d'un moment, pour briser un silence qui
devenait pesant, il dit, vaguement moqueur :
— Au lieu de bouder votre plaisir, avouez donc que
vous auriez pu aimer ce baiser, si vous vous étiez laissée
aller.
Elle s'arrêta sous un lampadaire et dévisagea Keith,
glaciale.
— Du plaisir? Quel plaisir? Ne jouez pas à ce petit jeu,
Keith, car je ne l'apprécie pas du tout.
— Il vous plaisait, pourtant, autrefois.
Elle reprit sa marche vers le palace et jeta du bout
des lèvres :
— Je préfère oublier le passé, le temps des illusions
et des espoirs déçus. J'ai mûri, Keith, et maintenant, je
n'aspire plus qu'à conserver ma tranquillité d'esprit.
— Alors que vous avez à peine dépassé trente ans ?
Vous parlez comme si vous aviez atteint l'âge de la
retraite! J'ai l'impression d'entendre une grand-mère en
pantoufles, se balançant tristement dans son rocking-
chair.
— Merci.
— Mais de rien, railla-t-il.
Il rit et ajouta d'un ton toujours léger :
— Je sais que je suis un Texan vexant.
— Et vous vous en flattez! s'exclama-t-elle.
Décidément, vous êtes un pauvre type.
— Là, vous devenez méchante, Andy, et vous me
décevez, car je ne retrouve pas la délicieuse image que
j'avais gardée de vous.
Ils approchaient de l'entrée arrière du palace. Par la
baie restée ouverte leur parvenaient un brouhaha de
voix et l'écho assourdi de l'orchestre. Les invités se
dirigeaient maintenant vers la grande salle où étaient
dressés le buffet de rafraîchissements, ainsi que les
nombreuses tables du souper.
Keith prit le bras d'Andréa et, la sentant se raidir, il
dit très vite :
— Pensez à tous les regards qui vont se braquer sur
nous. Ne leur donnons pas le spectacle de nos
dissensions. Ce soir, vous représentez une œuvre
caritative. Aussi, quelles que soient les circonstances,
vous devenez afficher un visage souriant.
— Je sais ce que j'ai à faire! riposta-t-elle à mi-voix.
Mais elle savait aussi qu'il avait raison. Cessant donc de
regimber, elle laissa Keith la conduire à la table qui leur
était réservée, une table ronde où étaient déjà installés
deux couples qui se levèrent à leur approche.
— Je pense que vous avez déjà rencontré mes amis,
dit Keith à Andréa, mais je vais tout de même vous les
présenter. Voici Will et Diane Bradfort, Bob et Rebecca
— qui n'est pas une inconnue pour vous. A la table près
de la nôtre, les couples qui nous sourient sont Sébastian
Wescott et sa femme, Susan, ainsi que Jason et Merry
Windover...
Il adressa un regard à ses amis et ajouta en souriant :
— Pour votre information à tous, la charmante dame
qui m'accompagne s'appelle Andréa O'Rourke et assume
les fonctions de trésorière à la fondation du Nouvel
Espoir.
Des paroles aimables et des poignées de main furent
échangées, puis chacun s'assit et grignota sans façon les
olives et les délicieux petits-fours salés disposés dans des
coupelles sur les tables.
Les gens autour d'elle étant bien moins snobs qu'elle
ne l'avait d'abord cru, Andréa se détendit et participa
bientôt à leurs conversations. Elle connaissait déjà
Rebecca qui lui semblait à présent complètement
épanouie. Les femmes parlaient du dernier best-seller
ou du prochain défilé de mode. Moins futiles, les
hommes préféraient discuter entre eux du cours de la
Bourse ou de celui du pétrole.
Pour commencer, du foie gras et du caviar furent
servis, accompagnés d'une salade verte et craquante.
Naturellement, la seule boisson était du Champagne.
Andréa, qui se sentait déjà un peu ivre n'en abusa pas.
Elle restait tout étourdie depuis le moment où le
baiser de Keith l'avait surprise. Il lui avait fallu en appeler
à tout son sang-froid pour dissimuler le plaisir qu'elle
avait éprouvé au contact des lèvres de son ancien
amoureux. Il embrassait toujours aussi bien et ce baiser
avait soulevé en elle des ondes voluptueuses qu'elle
avait eu toutes les peines du monde à maîtriser. Dieu
seul savait ce qui serait advenu si Keith avait soupçonné
quoi que ce soit! Il aurait sûrement poussé plus loin son
avantage et exigé ce qu'elle lui avait refusé quinze ans
plus tôt...
Elle qui, depuis la mort de Jerry, n'avait jamais
cherché à attirer le regard d'un homme ni souffert de
l'abstinence sexuelle qu'elle s'imposait... Voilà que, par
le seul pouvoir de son baiser, Keith avait réveillé en elle
des pulsions qu'elle croyait éteintes à jamais. Andréa
sentait vibrer ses sens, avec l'impression qu'une
symphonie confuse et bruyante l'étourdissait.
Trouverait-elle en elle assez de volonté pour continuer
de résister au charme de ce diabolique Keith ?
Au même instant, elle sentit un genou presser le sien
sous la table. Sans rien montrer de l'indignation qu'elle
éprouvait, elle replia vivement les jambes sous sa chaise
puis, d'un geste furtif, pinça le cuisse de son voisin. Elle
le regardait en souriant, mais la lueur dans ses yeux
bleus riait éloquente : « Ne recommencez pas, sinon, je
fais un scandale ! »
Il répondit par un sourire ravageur et, profitant du
moment où ses amis s'engageaient dans une discussion
bruyante, il se pencha vers Andréa et lui dit à l'oreille :
— Je vous signale que le photographe du club
s'apprête à prendre un cliché de notre table. Continuez à
sourire, Andy, même si vous avez envie de me gifler.
— Rassurez-vous, je sais donner le change.
— Est-ce au cours de votre mariage que vous vous
êtes entraînée à ce genre de comédie ?
Elle eut un hoquet de stupeur, tandis qu'une brève
expression de tristesse éteignait la lumière de ses yeux.
— Comment osez-vous ? Mon mariage a été une
période merveilleuse.
— Comme le mien avec Candice. C'est pour ça que
j'ai divorcé, railla-t-il.
— Moi, je ne me serais jamais séparée de Jerry. Il est
mort ! Je pense que vous le savez.
Oui, Keith le savait. A Colter, tout se savait et, en leur
temps, les nouvelles du mariage d'Andréa avec un
éleveur, puis de la mort de ce dernier, lui étaient
parvenues. Aussitôt, il regretta son extrême maladresse
et les paroles blessantes qu'il venait de prononcer dans
son ignorance de ce qu'avait été la vie conjugale
d'Andréa.
— Je suis désolé, murmura-t-il humblement.
Pardonnez-moi, Andy.
Elle lui décocha un coup d'œil vaguement méprisant.
— Vous pardonner quoi? Votre habitude de blesser
les autres ? Chez vous, c'est une maladie incurable qui
remonte à votre plus jeune âge. Vous ne changerez
jamais, mon pauvre Keith !
Et tournant la tête vers ses plus proches voisins, elle
s'efforça de participer à leur conversation.
Le plat principal était un délicieux canard à l'orange
qui fut très apprécié des convives. Dès que le plateau de
fromages arriva, après avoir demandé l'autorisation à
leur entourage, les hommes commencèrent à fumer des
cigares dont la grosseur, se disait Andréa, devait être
proportionnelle au montant de leur chiffre d'affaires.
Elle détestait l'odeur du cigare et se demandait comme
s'éloigner sans vexer ses voisins.
Douché par les rebuffades de la jeune femme, Keith
avait entamé une discussion avec Diane, l'épouse de
William Bradfort, un magnat du pétrole. Andréa, qui
regardait vers l'immense salle, aperçut soudain une
serveuse qui ne lui était pas inconnue.
Mais oui! Il s'agissait de Laura! Elle dirigeait un
restaurant — Chez Edwards — dans une des rues
commerçantes de Colter. Son mari en était le cuisinier.
« Pour que Laura s'astreigne un samedi soir à faire un
extra au Royal, se disait Andréa, c'est que son affaire bat
de l'aile. »
Pourtant, elle se souvenait d'avoir dégusté au Chez
Edwards les meilleurs hamburgers de toute la ville et,
chaque fois, la salle de restaurant était pleine.
Elle observa un moment Laura qui, avec une armée
de serveurs, s'affairait autour des tables. Un serre-tête
blanc disciplinait ses cheveux roux. Son visage
habituellement rieur était fermé, soucieux, méfiant, et
Andréa y décelait l'expression d'angoisse qu'elle
découvrait habituellement sur les traits des
malheureuses qui venaient chercher un peu de réconfort
au Nouvel Espoir.
Quand elle la vit repartir vers l'office en poussant un
chariot d'assiettes sales, Andréa se leva et s'adressa à
ses voisins de table.
— Excusez-moi un instant, voulez-vous?
Ils inclinèrent la tête en signe d'assentiment. Andréa
quitta la table et se dirigea à son tour vers l'office. Elle
rattrapa la serveuse au moment où celle-ci s'engageait
dans un couloir.
— Bonsoir, Laura! J'aimerais vous parler. Pouvez-vous
m'accorder dix minutes ?
— Oh, madame O'Rourke, dix minutes c'est
beaucoup trop! Comme vous le voyez, je suis très
occupée...
Elle hésita, puis finalement se décida.
— Laissez-moi juste me débarrasser de ce chariot.
Andréa lui désigna un panonceau discret, qu'elle venait
de repérer et qui indiquait : Salon et toilettes pour
dames.
— Rejoignez-moi dans le salon, proposa-t-elle.
— En principe, le personnel n'a pas le droit d'y entrer,
objecta Laura, mais je vais prévenir le boss qu'une des
clientes de mon restaurant m'y attend pour une
communication de la plus haute importance, ainsi, cela
coupera court aux ragots. A tout de suite, madame
O'Rourke !
Andréa se dirigea vers les toilettes. Leur luxe la
surprit. Un petit boudoir somptueusement meublé
précédait une pièce aux murs et aux vasques de marbre
rose.
Elle achevait de souligner sa bouche d'un trait de
rouge à lèvres, lorsque le haut miroir encadré de
moulures dorées lui renvoya l'image de Laura entrant
dans le boudoir. Elle rejoignit la jeune femme et l'obligea
à s'asseoir, à son côté, sur un des canapés.
— J'ai vu dans vos yeux que quelque chose vous
tracasse, dit-elle doucement. Vous connaissez mes liens
avec Le Nouvel Espoir. L'œuvre ne vient pas seulement
en aide aux nécessiteux, elle s'occupe également des
femmes malheureuses en ménage. Confiez-moi vos
soucis, Laura, je ne les répéterai à personne, sauf à notre
avocat — si toutefois ce dernier peut vous rendre
service.
Visiblement gênée, Laura ne tenait pas en place sur
son siège.
— Ce n'est pas ce que vous supposez, madame
O'Rourke.
— Appelez-moi Andréa. Je sais combien c'est parfois
difficile pour une femme de confier quel calvaire elle vit.
Mais quel que soit votre problème, soyez certaine que
Le Nouvel Espoir y trouvera une solution. Alors, n'hésitez
plus à me parler.
Tout en s'efforçant de la mettre à l’aise, Andréa la
regardait avec des yeux de clinicienne. Elle ne décelait
aucune meurtrissure sur le visage piqueté de taches de
rousseur, mais les yeux verts restaient élargis, comme
effrayés.
Comprenant qu'elle ne réussirait pas à vaincre les
réticences de Laura, elle sortit de son sac une carte
qu'elle tendit à la femme.
— Dès que vous aurez envie de me parler, appelez-
moi, dit-elle. Sous le numéro de téléphone de l'œuvre, il
y a le mien. Vous pouvez me joindre le soir, à partir de
18 ou 19 heures.
Laura prit la carte et la glissa dans une des poches de
sa veste d'uniforme, puis elle se leva.
— Merci, mad... Merci, Andréa, se reprit-elle.
Maintenant, excusez-moi, je dois absolument reprendre
mon service.
— Je comprends votre impatience, mais promettez-
moi de m'appeler. Je veux voir vos yeux pétiller de joie
comme autrefois.
Laura se força à lui sourire.
— J'ai toujours su que vous étiez quelqu'un de bien,
madame O'Rourke. On vous dit bonne et compréhensive
et je vois qu'on ne se trompe pas. A bientôt, Andréa !
Et elle sortit en se hâtant.
Andréa soupira. Ce sourire pâlot, sans gaieté, l'avait
émue et elle souhaitait réellement venir en aide à cette
malheureuse. Peut-être était-elle battue par son mari,
ou trompée, ou les deux à la fois ?
Quittant à son tour le salon des dames, Andréa
retourna, pensive, reprendre sa place au milieu des
invités.
Quatre heures plus tard, tandis que la réception
battait son plein, Andréa se dirigeait vers la limousine
que, sur sa demande, Keith avait fait appeler, et qui
l'attendait au bas des marches du large perron. Le bal
continuerait jusqu'à l'aube, mais la jeune femme,
rompue de fatigue, préférait regagner sa maison.
A la fin du souper, après avoir demandé le silence,
Keith avait solennellement remis à la trésorière du
Nouvel Espoir un chèque dont le montant, qui dépassait
de loin le chiffre espéré par toutes les bénévoles de
l'œuvre, soulagerait bien des misères. Andréa avait
improvisé un petit discours de remerciements, très
applaudi. Ensuite, avec Keith pour cavalier, hélas, elle
avait ouvert le bal.
Pendant plus de trois heures, elle avait joué les
papillons mondains, acceptant avec grâce l'offre
d'inconnus qui lui proposaient leur bras. Elle devait se
l'avouer, elle avait pris plaisir à narguer Keith. Il avait
paru particulièrement mécontent, lorsqu'elle s'était
envolée sur la piste avec Dorian Brady. Bien que
l'homme lui fût antipathique, Andréa n'avait eu aucune
raison de lui refuser une danse. Il s'était révélé
charmeur, intelligent et aussi bon danseur que Keith.
A présent, ce dernier ne semblait plus lui tenir
rigueur de l'avoir délaissé. Il la tenait par le coude et lui
proposait de l'accompagner jusque chez elle.
— Le chauffeur me reconduira ensuite au Royal,
disait-il. Je ne serai rassuré que lorsque je vous saurai en
sûreté dans votre maison.
Il avait détesté la voir danser avec Dorian, mais ce
n'était pas seulement par dépit. Il se méfiait de cet
homme, qu'il soupçonnait maintenant d'être tapi
quelque part dans l'ombre, prêt à saisir quelque
occasion de nuire. Son inquiétude était réelle, pourtant
Andréa n'y vit qu'une insistance déplacée.
— Je vous en prie, ne vous croyez pas obligé de me
chaperonner. Je suis fatiguée et, après une si longue
soirée, j'ai hâte d'aller me reposer.
— Vous habitez un quartier désert...
—... Désert et tranquille, coupa-t-elle avec un
soupçon d'impatience. J'y circule même la nuit, sans
avoir jamais été importunée.
Et gentiment mais fermement, elle s'opposa à ce qu'il
l'accompagne.
Lorsque la limousine s'engagea dans la large allée
menant aux grilles, Andréa se retourna et regarda par la
vitre arrière. Keith était resté debout, au pied des
marches, et paraissait vraiment inquiet.
Elle haussa les épaules avec désinvolture, puis se
carra confortablement au creux des moelleux coussins.
Pourquoi Keith serait-il soucieux à son sujet ? Ils
n'étaient ni amant ni amis, et ne se reverraient sûrement
pas avant... des semaines? des mois? des années? Leurs
modes de vie ne pouvaient pas s'accommoder l'un de
l'autre et elle espérait lui avoir fait comprendre que la
frontière qui les séparait était désormais infranchissable.

Keith resta immobile jusqu'au moment où les feux


arrière de la voiture eurent disparu de sa vue. Dans le
palace, la fête continuait mais elle n'avait plus aucun
attrait pour lui et il préféra se diriger vers le parking,
réservé aux membres du club, où il avait garé sa Bentley.
S'il exceptait l'apparition déplaisante de Brady, la
soirée s'était déroulée comme il l'avait espéré.
L'ambiance y avait été chaleureuse, le souper, parfait et,
surtout, Andréa avait honoré le club de sa présence.
Pourtant, il ne pouvait se défendre d'une pénible
impression d'amertume.
Il en devinait la raison.
Pas un instant Andréa n'avait accepté de baisser sa
garde. Alors qu'elle offrait à tous un visage souriant, dès
qu'il croisait son regard bleu, il y voyait luire un bref
éclat d'hostilité. C'était comme si elle avait édifié entre
eux un mur. Il avait en vain cherché une brèche, et cet
échec l'attristait.
A présent, il doutait même qu'elle eût été amoureuse
de lui au collège. En ce temps-là, il avait la tête pleine de
rêves ambitieux et, honnêtement, il croyait qu'Andréa
les partageait ou, du moins, qu'elle l'aimait assez pour
vouloir les partager. Il s'était trompé et, au cours d'une
nuit orageuse, elle ne s'était pas privée de lui lancer au
visage ses quatre vérités. Pourtant, il en était sûr, la
jeune fille le désirait et le lui prouvait par l'ardeur avec
laquelle elle répondait à ses baisers. Mais élevée dans un
milieu puritain, Andréa avait toujours manifesté de la
retenue. Un jour où il se montrait particulièrement
entreprenant, elle l'avait repoussé en lui avouant qu'elle
voulait rester vierge jusqu'au mariage. Il se souvenait
d'avoir répondu à cet aveu par un éclat de rire.
Par la suite, il avait regardé ailleurs et s'était cru
amoureux d'autres filles... Mais ces liaisons avaient
toutes été des échecs et, cinq ans plus tôt, son mariage
avec la belle Candice n'avait duré que quelques mois.
Peut-être, sans même en être conscient, avait-il, une
fois pour toutes, donné son cœur à Andréa?
Ce soir, il l'avait retrouvée, plus belle encore que
jadis, mais toujours aussi intransigeante. Son ancienne
passion pour elle s'était réveillée avec d'autant plus
d'ardeur qu'Andréa se montrait inflexible. Même son
humour taquin, qu'elle appréciait autrefois, n'avait plus
aucune prise sur elle, ce qui le vexait profondément et
attisait son désir de la reconquérir. Il avait compris que
l'évocation des souvenirs d'enfance la laissait de glace.
Eh bien, il ne resterait pas sur cet échec et chercherait
une autre voie pour se rapprocher d'elle! En ce moment,
il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait inventer pour
parvenir à ses fins, mais il se promettait d'y réfléchir.
Revoir Andy et retrouver avec elle la complicité
amoureuse et sensuelle qui les avait unis pendant si
longtemps devenait pour Keith une priorité, un besoin
plus exigeant encore que celui d'apporter à la justice la
preuve de la culpabilité de Dorian Brady.

Cette nuit-là, Andréa eut beaucoup de mal à trouver


le sommeil.
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu'elle se
réveilla. Pendant plus d'une heure, lasse et triste, elle
resta encore allongée sur son lit.
Elle connaissait la raison de sa fatigue. Danser jusqu'à
3 heures du matin n'était pas dans ses habitudes. Ses
horaires étaient réguliers. Elle se couchait avant minuit
pour être en forme le lendemain. A 7 heures, elle
commençait sa journée par un jogging à travers la
campagne. Après avoir parcouru un minimum de trois
kilomètres, elle rentrait chez elle, se douchait et, après
un rapide petit déjeuner, elle partait pour son école. Les
jours où elle n'avait pas cours, elle les consacrait, en
partie, à l'œuvre du Nouvel Espoir. Il lui arrivait, bien sûr,
de dîner avec des amis, mais ceux-ci menant, comme
elle, une vie bien remplie, les soirées ne se
prolongeaient jamais tard.
Si elle ne s'inquiétait pas pour sa lassitude, en
revanche, la mélancolie qui noyait son âme la surprenait.
D'habitude, dès son réveil, elle éprouvait une intense
joie de vivre, avec des projets plein la tête. Or, ce matin,
elle n'avait même pas envie de se lever et ressentait une
impression de solitude et d'abandon semblable à celle
qu'elle avait éprouvée après la mort de Jerry.
Il lui avait fallu beaucoup de temps et de courage
pour surmonter le chagrin de son deuil. A l'époque, ses
parents vivaient encore et ils lui avaient conseillé de ne
pas se complaire dans les souvenirs mais de regarder
bravement vers l'avenir.
Sans rien conserver de leur ancien mobilier, elle avait
alors vendu le ranch où Jerry et elle avaient été heureux.
Ensuite, quittant le pays des vastes prairies, elle était
revenue dans le comté de Colter. Une occasion de
maison s'étant présentée dans Pine Valley, elle l'avait
saisie. La villa s'appelait la Roseraie. Petite — seulement
trois belles pièces en rez-de-chaussée —, mais construite
en pierre et entourée d'arbres et de fleurs. Andréa
l'avait décorée puis meublée à son goût, en recherchant
chez les antiquaires et les brocanteurs les fauteuils et la
bibliothèque de style anglais dont elle avait toujours
rêvé. Cette longue quête lui avait redonné le courage de
vivre et, à présent, elle appréciait son nouveau cadre.
Deux siècles plus tôt, la Pine Valley appartenait à
l'immense domaine vallonné et boisé du Royal qui, en ce
temps-là, n'était pas un hôtel mais la prestigieuse
demeure d'un richissime planteur de coton et de canne
à sucre. Situé à Test du Texas, vaste comme une
province, c'était un domaine d'une splendeur sauvage et
verdoyante, une véritable oasis dans cet Etat où les
plaines s'étendent à l'infini et où les champs sont,
maintenant, grignotés par les puits de pétrole.
Ici, il faisait encore bon vivre et si, au cours des
siècles, le domaine avait été morcelé et que,
maintenant, des résidences privées y étaient construites,
il avait conservé partout sa beauté originelle.
Quand elle avait acheté la Roseraie, Andréa savait
que Keith habitait, lui aussi, la Pine Valley mais à des
miles de chez elle, car la zone boisée, devenue
constructible, s'étendait sur des centaines d'hectares. Le
quartier de Keith s'appelait Castle's Row parce qu'on y
rencontrait les plus belles maisons de la région. Leurs
propriétaires y possédaient piscines, tennis et terrains
de golf. Des pistes de footing leur étaient même
réservées.
Plus modeste et plus populaire, le quartier qu'habitait
Andréa n'avait pas de nom. Parlant de lui, les gens de
Colter disaient « le faubourg » avec un brin de
condescendance, ce qui n'enlevait rien à son charme
bucolique.
Mais ce matin, ce charme n'agissait pas sur Andréa.
Ni le gazouillis des oiseaux ni le parfum des pins qui
entraient par la fenêtre entrebâillée de sa chambre ne
ranimaient son courage.
Une fois levée, elle traîna lamentablement sa
mélancolie de la cuisine à la salle de bains, sans même
éprouver l'envie d'aller faire son jogging quotidien. Elle
rêvassait, repassait sans cesse dans son esprit les images
de la soirée, notamment celles du bal où, contrairement
à ses prévisions, elle avait pris beaucoup de plaisir.
Elle se revoyait valsant dans les bras de Keith ou dans
ceux de Dorian Brady. Alors qu'elle avait offert au
second un visage souriant et des paroles aimables tandis
qu'il lui adressait des compliments, elle s'était efforcée,
en revanche, de repousser farouchement les avances de
Keith, masquant par des mots secs et méprisants le
trouble qu'elle éprouvait.
Elle ne regrettait pas son attitude, elle s'en inquiétait.
Tous ces efforts pour refouler une attirance, cela
démontrait, certes, sa force de caractère mais aussi que,
quelque part dans son inconscient, son ancien amour
n'était pas éteint.
Un peu avant midi, elle se décida enfin à téléphoner à
plusieurs des bénévoles qui, comme elle, se dévouaient
à l'œuvre du Nouvel Espoir. Elle leur communiqua le
montant du chèque. Toutes furent ravies et,
naturellement, elles chargèrent Andréa d'organiser une
prochaine réunion au cours de laquelle seraient
discutées les meilleures manières d'utiliser le don.
Ensuite, Andréa brancha son répondeur et décida de
rester sourde aux appels de ses amis. Elle se doutait que
ceux-ci voudraient savoir comment s'était déroulée la
soirée au Royal. Or, elle n'avait pas envie d'en parler...
du moins pas maintenant. Ce qu'elle voulait, c'était
recouvrer la paix de son esprit en chassant le souvenir
de Keith.
Elle passa le reste de la journée à nettoyer sa maison
de fond en comble. Aller jusqu'au bout de sa résistance
physique devait être un excellent remède contre les
obsessions car, ce soir-là, rompue de fatigue, Andréa se
coucha tôt et dormit d'un sommeil profond jusqu'au
matin.

Ce même dimanche, Keith, lui, ne se complut pas


dans des exercices d'introspection, ni d'analyse de
sentiments. Dès le réveil, son esprit méthodique avait
trouvé la solution à l'un des problèmes qui, cette nuit,
l'avaient préoccupé. Il savait maintenant comment
contacter de nouveau Andréa et il ne doutait pas de
l'heureuse issue de son initiative. A présent, il pouvait
passer à un autre de ses soucis : la recherche d'une
preuve qui lui permettrait de confondre cette vipère de
Dorian Brady.
Le dimanche étant le jour de congé de son personnel,
Keith était seul dans sa grande demeure et il ne
redoutait pas d'indiscrétions.
L'ordinateur d'Eric Chambers n'ayant pas été mis sous
scellés par les enquêteurs, Keith l'avait transporté jusque
chez lui. Passionné d'informatique, il ne se contentait
pas de disposer du bureau de recherches installé dans
son usine et dans lequel, constamment, il améliorait les
performances des logiciels qu'il fabriquait; il avait aussi
aménagé un laboratoire dans sa propre maison et il y
consacrait une grande partie de ses loisirs.
Il étudia d'abord les fichiers stockés sur le disque dur
de l'appareil du malheureux chef comptable. Après avoir
examiné rapidement, et sans y trouver rien
d'intéressant, ceux qui concernaient les clients de la
Wescott Oil, il examina les sous-fichiers et découvrit
qu'en dépit de sa grande conscience professionnelle, Eric
utilisait l'ordinateur de l'entreprise pour son usage
personnel. Il y avait là des quantités de messages,
indéchiffrables à première vue. Keith les étudia un long
moment sans réussir à percer leur secret. Il les
enregistra sur son propre ordinateur avec l'intention
d'approfondir, plus tard, ses recherches.
Dût-il y passer tout son temps libre, il trouverait
sûrement le code inventé par Eric. Ce soir, il était trop
fatigué pour continuer.
Il éteignit donc son appareil avant d'aller s'installer
dans un des confortables fauteuils de son salon et il se
délassa en regardant un match de base-ball à la
télévision.
3.

Le lendemain, Andréa reprit ses activités habituelles


avec le seul regret d'avoir gâché son dimanche. Jamais
encore elle n'avait manqué le service religieux ni effacé
des messages sur son répondeur sans même les avoir
écoutés.
Mais heureusement, ce matin, son bon sens et sa joie
de vivre semblaient revenus ; et ce fut avec une
décontraction totale qu'elle se livra au plaisir du jogging.
Elle avait choisi d'aller se dégourdir les jambes dans les
allées d'un parc public, aménagé au siècle dernier par la
municipalité après le démembrement du vaste domaine
du Royal.
Elle fit le tour du lac en prenant le temps d'admirer
les cygnes, puis traversa le jardin botanique où
voisinaient pins, cèdres, vieux chênes et palmiers, mais
aussi des cattleyas, des tulipiers et des magnolias en
fleur. Le soleil matinal irisait les gouttes de rosée sur les
pelouses. L'air était tiède et parfumé.
Après une grande demi-heure de course, Andréa
revint vers sa maison. Elle était en sueur mais se sentait
en paix avec elle-même. Une bonne douche acheva de la
détendre. Elle enfila une robe d'été à rayures bleues et
blanches, des sandales de cuir et, d'un coup de brosse,
remit en place ses mèches courtes. Ensuite, elle s'installa
dans sa cuisine — une grande pièce ouverte sur le jardin
de façade et qui lui servait aussi de salle à manger.
Tout en savourant son bol de céréales et son café,
elle parcourait les titres du journal qu'un porteur avait
déposé, comme chaque matin, sous son porche. Elle
espérait y trouver le compte rendu de la soirée au Royal,
mais la feuille locale, imprimée au début de la nuit, ne
publiait qu'un court article sur le succès du bal annuel.
Son petit déjeuner avalé, Andréa rangea sa cuisine,
puis sa chambre. Elle détestait le désordre et aimait
laisser derrière elle une maison impeccable.
Après avoir soigneusement fermé portes et fenêtres,
elle passa dans son garage, accolé à la buanderie, et
s'installa au volant de son Austin.
Parce qu'elle conduisait lentement, elle mit plus de
vingt minutes pour atteindre le centre-ville. Elle s'arrêta
devant une banque pour y déposer le chèque destiné à
l'œuvre caritative, puis elle se dirigea vers son école
située dans le même quartier que celui du siège du
Nouvel Espoir.
Après avoir obtenu ses diplômes, Andréa avait
enseigné dans une école primaire. Ses élèves avaient
entre neuf et douze ans. La majorité travaillaient
consciencieusement mais, souvent, des chahuteurs
paresseux, violents et grossiers, perturbaient les cours.
Ces incivilités avaient eu raison de la patience d'Andréa.
Ayant toujours eu envie de s'occuper de jeunes enfants,
elle avait cherché un poste dans une maternelle. Une de
ses amies lavait alors recommandée à Nancy Pringle.
Nancy avait créé et dirigeait un jardin d'enfants privé
dont la réputation s'étendait bien au-delà du comté.
Ainsi, à sa grande satisfaction, depuis deux ans,
Andréa avait la charge des petits de quatre et cinq ans.
Elle les retrouvait chaque jour dans une grande et belle
maison ancienne. A l'intérieur, des cloisons avaient été
abattues pour transformer les trois étages en salles de
classe vastes et bien éclairées. Derrière le bâtiment, à
l'ombre de chênes séculaires, une grande cour-jardin
offrait balançoires, toboggan et aires de jeux.
Bien que son salaire fût moins élevé que dans le
secteur public, Andréa ne pouvait être plus heureuse. Sa
classe réunissait une quinzaine de bambins, tout aussi
avides d'apprendre que déjouer. Elle s'efforçait d'ouvrir
leur esprit à la connaissance et à la beauté.
Son seul regret, c'était de ne pas avoir eu d'enfant.
Jerry en désirait tout autant qu'elle mais, après un an de
mariage, des tests médicaux avaient révélé qu'il était
stérile. Ils en avaient pris leur parti, se promettant
d'avoir recours un peu plus tard à l'adoption. Andréa
s'était surtout inquiétée des autres résultats des
examens. Car Jerry, son cher Jerry, avait le cœur fragile.
Or, en Irlandais entêté, il avait refusé de lever le pied...
L'inévitable était arrivé. Un infarctus l'avait emporté en
quelques minutes.
Depuis cinq ans, si Andréa avait réussi à dominer sa
peine, c'était en grande partie grâce à son travail
d'éducatrice...
Quand elle gara sa voiture sur le parking de la
maternelle, ses premiers élèves arrivaient, amenés soit
par un des parents soit par une nurse. Elle les accueillit
chacun par son prénom et, une demi-heure plus tard,
enfin assis devant leur petite table, tous écoutaient
sagement leur maîtresse dans une classe aux murs ornés
de dessins malhabiles et colorés. Des cubes et des jeux
de toutes sortes s'empilaient dans des casiers peints.
Andréa commençait la leçon du jour lorsque la porte
donnant sur le couloir s'ouvrit. Sur le seuil se profila la
silhouette de Keith, en polo et jean blancs.
Andréa en fut si saisie qu'elle en resta un moment
bouche bée, incapable de trouver un seul mot de
protestation.
Keith souriait, tandis que ses yeux noirs pétillaient
d'amusement. Sans lui demander la permission, il
traversa la salle, caressa au passage quelques têtes, puis
alla s'asseoir dans le fond, sur un banc qu'occupaient
parfois des parents désireux d'assister aux premiers
cours de leur enfant. Naturellement, auparavant, ils
avaient obtenu l'accord de la directrice. Keith paraissait
si sûr de lui qu'Andréa le soupçonna même d'être un ami
de Mlle Pringle,
L'idée l'effleura alors qu'il pouvait avoir un neveu ou
une nièce parmi les élèves. Il était fils unique, mais elle
savait qu'il avait été marié pendant quelques mois avec
une certaine Candice, une fille d'industriel. Peut-être
avait-il conservé des liens avec son ex-femme?
Mais tout aussitôt, elle rejeta cette hypothèse. Keith
avait croisé les bras et la dévisageait maintenant avec
une expression de défi.
Les enfants ne paraissaient pas autrement surpris.
Souvent, ils avaient vu un ou plusieurs adultes venir
s'installer dans le fond de la classe et assister aux cours.
Ils furent seulement étonnés lorsque leur maîtresse
interpella sèchement le nouveau venu.
— Que faites-vous ici, monsieur Owens ?
— Vous le voyez. Je suis sagement assis et aussi
attentif que vos élèves, répondit-il en lui décochant une
œillade diabolique.
— Vous êtes une distraction pour ma classe.
— Tant mieux. C'est dans la joie que l'enseignement
doit être dispensé aux plus jeunes...
Et aux têtes blondes, brunes ou rousses qui s'étaient
retournées pour le regarder, il lança :
— N'est-ce pas, les enfants, que vous aimez bien vous
amuser?
— Ouiiii ! répondirent-ils tous d'une seule voix.
Andréa sentit que sa classe lui échappait. Avec son allure
de papa cool, Keith dégageait un tel charme que si elle
continuait de s'opposer à lui, elle risquait de perdre son
autorité. Aussi choisit-elle d arrêter les hostilités. D'un
ton plus aimable, quoique vaguement sarcastique, elle
répliqua :
— Bon, si vous vous contentez d'écouter, monsieur
Owens, je vous autorise à rester. Du reste, comme je
commence toujours la matinée par une leçon de savoir-
vivre et de civisme, mon cours ne peut que vous être
profitable.
« Un bon point pour elle », se dit Keith.
Et sans rien perdre de son flegme, il lui adressa un
petit salut ironique. Toutefois, il se promit de prendre sa
revanche dès qu'il en trouverait l'occasion.
Andréa fit ensuite de son mieux pour ignorer Keith.
Mais qu'elle lût à haute voix une histoire ou qu'elle
guidât des petites mains qui recopiaient les lettres
qu'elle avait tracées sur le tableau, elle restait
consciente de la présence silencieuse de l'homme qui
l'observait
L'heure de la récréation sonna et elle emmena les
enfants jouer dans la cour.
Lorsqu'elle revint avec eux dans la salle, Keith avait
disparu.
Bizarrement, elle en éprouva un petit serrement de
cœur et jugea sa déception complètement stupide.
Elle s'attendait presque à le retrouver dans le petit
restaurant qu'elle fréquentait à l'heure du déjeuner. Il
avait découvert l'école où elle travaillait, alors pourquoi
n’aurait-il pas également repéré la modeste cantine qui
évitait à la jeune femme de retourner chez elle à midi ?
Mais Keith n'était pas dans le restaurant.
Elle aurait dû s'en féliciter; elle s'en irrita.
Décidément, la brève incursion de Keith dans sa classe
lavait perturbée et elle aurait aimé lui demander des
explications. Que cherchait-il? Au cours de la soirée au
Royal, n'avait-il pas compris qu'elle ne tenait pas à le
revoir?
Quinze ans plus tôt, elle avait pleuré la fin de son
amour et de ses illusions. Aussi refusait-elle de renouer
avec un homme qui ne pourrait que la faire souffrir de
nouveau.
En fin de journée, de retour chez elle, Andréa
téléphona à quelques amis. A chacun d'eux, elle décrivit
brièvement la soirée au Royal, puis elle les invita à venir
dîner chez elle. Pourquoi pas vendredi prochain ? Ce
jour-là, elle n'avait cours que le matin, ce qui lui
permettrait d'avoir le temps de préparer de bons petits
plats.
L'invitation était plutôt insolite — en général, ils se
réunissaient dans un restaurant —, mais tous
l'acceptèrent avec plaisir.
Sa dernière communication terminée, Andréa
raccrocha avec la satisfaction d'avoir chassé Keith de ses
préoccupations. Elle recevait rarement chez elle; lorsque
cela lui arrivait, elle y pensait pendant des jours. Elle
changeait constamment le menu, se promettait
d'essayer de nouvelles recettes et établissait
mentalement la liste de tous les produits qu'elle devrait
acheter... En fait, pour la solitaire qu'elle était devenue,
recevoir était un événement exceptionnel.
A présent, elle était certaine de ne plus être obsédée
par les questions qu'elle se posait sur Keith.
Hélas, le matin suivant, son estomac se noua de
nouveau.
Car Keith l'avait précédée dans la classe et il
l'attendait, assis dans le fond de la salle.
A l'entrée du groupe, il se leva et salua Andréa d'un
cérémonieux :
— Bonjour, madame O'Rourke !
Et parce qu'il avait retenu le prénom de tous les
élèves, il adressa à chacun un petit mot gentil.
Comme si, par sa seule présence silencieuse, il
appartenait maintenant à leur environnement scolaire,
les enfants ne paraissaient pas surpris de le revoir.
Lorsqu'ils furent installés à leur place habituelle,
Andréa s'aperçut qu'ils s'intéressaient davantage au
nouveau spectateur qu'à la leçon quotidienne de
civisme. Alors, de la voix douce mais ferme qu'elle
employait avec eux, elle les rappela à l'ordre.
— Les enfants, s'il vous plaît, regardez-moi !
Tous les petits visages se retournèrent. Alors, elle
expliqua, faussement attristée :
— A votre âge, monsieur Owens n'a pas eu votre
chance. Il ne fréquentait pas de kindergarten et
s'ennuyait beaucoup avec de sévères précepteurs. S'il
est revenu aujourd'hui parmi nous, c'est pour écouter et
apprendre toutes les choses intéressantes que je vous
enseigne. Vous devez penser à lui seulement comme à
un élève supplémentaire, un peu âgé, un peu « retardé
», bien sûr, mais très attentif. En outre, souvenez-vous
que c'est très impoli de dévisager quelqu'un comme
vous le faisiez.
Le « retardé » retint à grand-peine un éclat de rire.
Non seulement Andréa n'avait rien perdu de sa malice
d'antan, mais elle conservait cet esprit de repartie qu'il
appréciait tellement au temps du collège.
Bon sang! Plus que jamais elle l'excitait! Il avait
diablement envie de la reconquérir!
Andréa avait repris tranquillement son cours. Après la
leçon de civisme, elle avait entrepris de raconter une
histoire inspirée du Livre de la jungle. De toute évidence,
les aventures du petit garçon élevé par une louve
passionnaient les jeunes élèves; Keith comprit que la
jeune femme leur distillait, chaque jour, quelques
épisodes du roman qu'elle adaptait à leur imagerie
enfantine. Il eut la satisfaction de constater que sa
présence devait la troubler car, à un moment, après que
leurs regards se furent croisés, elle hésita, se trompa et
rougit, tandis que plusieurs doigts se levaient pour
l'interrompre.
— Non, m'dame, le tigre, c'est pas Tabaqui. Il
s'appelle Shere Kahn.
Andréa s'était aussitôt reprise.
— Très bien. Jim, Paulo, Harry et Violaine, vous avez
raison, approuva-t-elle en souriant Je voulais seulement
m'assurer que vous aviez retenu le nom de tous les
animaux.
Keith n'avait pas l’habitude des enfants. Non
seulement il n'en voyait pas dans son entourage, mais il
les tenait pour des petits personnages encombrants,
bruyants et mal élevés. Ni lui ni Candice n’avaient
souhaité en avoir. Or, depuis la veille, il était stupéfait de
constater à quel point les bambins pouvaient être
attachants.
Jouant le jeu que lui avait imposé Andréa, il se leva et
demanda d'un ton faussement naïf :
— Et le petit garçon, comment s'appelle-t-il ?
— Mowgli, répondit la classe d'une seule voix.
Tous les visages s'étaient de nouveau retournés vers
ce pauvre monsieur qui ne connaissaient pas un conte
aussi passionnant...
Andréa passa l'heure suivante à éviter le regard de
Keith. Elle fut soulagée quand sonna le moment de la
récréation.
Quand la classe regagna la salle, Andréa constata
que, comme hier, Keith avait disparu.
Le soir, elle s'attarda dans le hall à bavarder avec
quelques collègues. Apparemment, aucune d'elles
n'avait eu vent de la présence de Keith dans
l'établissement, car personne ne lui en parla.
Sur le chemin du retour, tout en s'en voulant
d'accorder autant d'importance aux faits et gestes de
Keith, elle ne cessait de s'interroger sur les intentions de
celui-ci.
Agacée, elle haussa les épaules.
« Après tout, si ça lui plaît de perdre son temps dans
une classe de maternelle, c'est son problème, mais je me
demande quelles raisons il a pu exposer à Mlle Pringle
pour obtenir un droit réservé d'habitude aux parents
d'élèves et aux inspecteurs de l’hygiène et de la sécurité
scolaires... »
Elle essaya de penser à autre chose, à sa prochaine
réception, par exemple, mais c'était impossible... De
nouveau, la haute et élégante silhouette occupait son
esprit et, lorsqu'elle évoquait le souvenir des yeux noirs,
une flamme s'allumait en elle.
Agacée, elle chercha une raison à son inhabituel émoi
et conclut qu'il était tout simplement d'ordre
physiologique. C'était son corps qui réagissait. Son cœur,
lui, restait de marbre. « Je suis chaste depuis trop
longtemps, décida-t-elle. Je suppose qu'un jour ou
l'autre, toutes les femmes dans mon cas doivent
ressentir ce genre de trouble. »
Pourtant, cette conclusion ne la satisfaisait pas.
Depuis cinq ans, elle avait rencontré bien des hommes
séduisants. Certains lui avaient même fait une cour
discrète. Or, aucun d'entre eux n'avait éveillé en elle le
moindre frisson sensuel...
Le mercredi, elle n'avait pas de cours. Le jeudi matin,
lorsque la jeune femme pénétra dans le parking de
l'école pour y garer son Austin, son cœur cessa de
battre, puis repartit en s'emballant tandis qu'une
brusque chaleur l'enfiévrait.
Non, elle ne se trompait pas. L'homme en saharienne
et pantalon beige qui s appuyait nonchalamment contre
la carrosserie d'une luxueuse Bentley, c'était bien Keith.
Dès qu'elle ouvrit sa portière, il s'avança vers elle.
— Enfin ! s'exclama-t-il en lui souriant. J’avais peur
que vous ne veniez pas le jeudi. Je dois vous parler.
— Moi aussi, ça tombe bien. Je voulais vous
demander pour quelles raisons...
Il l'interrompit
— Croyez-vous qu'un parking soit le lieu idéal pour
s'expliquer? Je vous propose de dîner ce soir avec moi.
— Quoi?
— Vous m'avez très bien compris. Dînons ensemble.
Je vous laisse le choix du restaurant et, naturellement,
vous serez mon invitée.
Elle respira à fond avant de répliquer d'un ton amer :
— Vous ne me demandez pas si je suis libre ce soir,
pas plus que vous ne vous étiez inquiété de savoir si
votre intrusion dans ma classe pouvait me gêner.
Comme autrefois, vous imposez vos volontés. Vous
n'avez pas changé, Keith. Toujours aussi égoïste !
Il parut sincèrement étonné.
— Egoïste, moi ? C'est bien la première fois qu'on
m'accuse de ce défaut J'en ai beaucoup, mais je ne me
croyais pas affligé de celui-là. Pourquoi êtes-vous si
injuste et si dure avec moi, Andy? Si je vous ai blessée
autrefois, j'espérais que quinze années d'éloignement
auraient atténué les vieilles rancunes. Essayez de ne
vous souvenir que des bons moments et évoquons-les
ensemble autour d'une table de restaurant. Si nous
avons des reproches à nous faire, abattons franchement
nos cartes, et que chacun attende les explications de
l'autre.
— Je n'ai aucune carte à abattre, Keith, et je n'ai pas
du tout l'intention de revenir sur le passé. Nous menons
chacun notre vie et elles sont à l'opposé l'une de l'autre.
Alors, n'allons pas plus loin, s'il vous plaît, et ne
m'importunez plus!
Sans s'occuper de savoir s'il la suivait ou non, elle
quitta le parking et se dirigea vers l'entrée de l'école.
Très vite, elle regretta d'avoir cédé à la colère.
N'avait-elle pas été injuste? Avant de tourner les talons,
elle avait vu une expression de tristesse ternir les yeux
noirs de Keith. En refusant son invitation, l'avait-elle
vraiment blessé? Ou était-il seulement vexé de se
heurter à une résistance qu'il ne réussissait pas à
vaincre? Et puis, au fond, que cherchait-il ? Une
aventure? Il devait pourtant savoir depuis longtemps
qu'elle n'était pas le genre de femme avec qui un
homme, fût-il le plus séduisant du monde, pouvait
s'amuser...
Mais elle avait beau chercher des arguments
justifiant son refus de dîner avec lui, elle se sentit mal à
l’aise pendant le reste de la journée. Son cœur restait
lourd et un vague regret la taraudait. Pourquoi s'était-
elle montrée aussi intransigeante? se demandait-elle
encore en fin d'après-midi en se dirigeant vers le parking
pour y récupérer sa voiture. Après tout, dîner avec Keith
lui aurait fourni l'occasion de dire ce qu'elle pensait de
cette impardonnable intrusion au milieu de ses élèves...
Mais en se souvenant de la gentillesse presque
paternelle avec laquelle, la veille, il avait accueilli chaque
enfant, elle sentait sa gorge se serrer et des larmes
picoter ses paupières. Son ressentiment envers lui
fondait maintenant comme neige au soleil. Dans la
journée, plusieurs petits élèves s'étaient étonnés.
Pourquoi le monsieur n'était-il pas revenu ? avaient-ils
demandé.
A l'évidence, Keith avait su établir un courant de
confiance entre lui et les jeunes enfants. C'était là un
aspect de sa personnalité qu'elle découvrait et qui la
touchait.
« Ah, non, pas de sentimentalisme!, s'ordonna-t-elle
en s’installant au volant. Je me fais des illusions. Keith
n'a pas changé. Il est resté le même homme que celui
qui m'a brisé le cœur au collège et je ne dois pas lui
chercher des qualités qu'il ne possède pas. Il est
comédien dans l'âme. En venant me relancer dans mon
école, il n'avait qu'un but : me séduire et m'asticoter. S'il
avait voulu renouer sereinement avec moi, il ne m'aurait
pas embrassée, dans la limousine, le soir du bal. Il a
toujours été un coureur et, ce matin, j'ai eu raison de le
remettre à sa place... »
Mais elle avait beau tenter de se justifier, elle
continuait de regretter de s'être montrée aussi sèche.
Mécontente, elle claqua sa portière et sortit du
parking.

Ce même jeudi, Keith revint chez lui vers 4 heures de


l'après-midi. Il avait eu une journée harassante. Le
matin, après avoir travaillé depuis l'aube sur les
messages retrouvés dans l'ordinateur du malheureux
Eric, il était allé attendre Andrea devant son école. Le
camouflet qu'elle lui avait infligé l'avait autant peiné que
vexé, mais il s'était rapidement consolé. Un rendez-vous
important l'attendait. Il avait convié ses amis à le
rejoindre dans le salon du Royal réservé aux réunions du
club.
Jason, Sebastian, Robert et William étaient venus,
persuadés que Keith avait enfin découvert la preuve de
la culpabilité de Dorian Brady.
En réalité, Keith les avait appelés à son aide. Avec son
imprimante, il avait tiré quatre copies des messages et
les leur avait remises en les priant de plancher sur ces
énigmes comme il le faisait depuis bientôt une semaine.
Tous avaient accepté sans toutefois promettre de
réussir. Même s'ils avaient été de brillants étudiants, ils
ne se jugeaient pas pour autant aptes à décrypter ces
lignes, faites de chiffres et d'icônes, apparemment sans
aucun lien les uns avec les autres, et qui n'étaient peut-
être que les élucubrations d'un cerveau dérangé. Certes,
William avait une formation de matheux. Dans l'armée,
Robert avait travaillé au chiffre pendant trois ans. Tout
comme Keith, Sebastian et Jason s'amusaient souvent à
résoudre les rébus les plus compliqués; mais, à première
vue, ce qu'ils avaient sous les yeux leur paraissait
incohérent.
Pourtant, ils promirent à Keith de passer leurs
prochaines heures de loisir à essayer des centaines de
combinaisons sur leur propre ordinateur. Peut-être que,
de l'une d'entre elles, apparaîtrait soudain une logique
qui leur livrerait la clé de l'énigme?
Ils avaient déjeuné ensemble dans un des restaurants
du palace. Ensuite, Keith était passé à son bureau
d'entreprise pour régler plusieurs litiges en cours.
A présent, il se prélassait dans un des fauteuils de son
salon. Tout en sirotant un verre de cognac, il pensait de
nouveau à Andréa.
Les rebuffades de la jeune femme, sa froideur le
peinaient, et il découvrait à quel point il tenait à elle...
Autrefois, il l'avait sincèrement aimée et il se
demandait maintenant si ses sentiments pour elle
n'avaient pas été pour quelque chose dans le ratage de
son union avec Candice. Inconsciemment, il avait
recherché à travers toutes les femmes l'image d'Andréa.
Or, Candice était l'antithèse d'Andréa. Coquette, futile,
elle lavait séduit par une ambition égale à la sienne et il
avait été fier de l'exhiber à son bras comme une preuve
de sa réussite. A l'époque, l'entreprise de Keith, en plein
essor, commençait à rapporter d'énormes bénéfices à
son créateur, et le couple avait passé les premières
semaines de son mariage à installer la superbe maison
que Keith venait d'acheter dans le quartier de Castle's
Row, là où des portiques équipés de surveillance
électronique protégeaient les plus belles demeures de la
Pine Valley. Très snob, Candice recherchait les
décorateurs en vogue, les meubles design, les toiles
abstraites. Keith s'était plié à ses goûts et, bientôt, la
grande demeure aux larges baies avait eu les honneurs
de figurer dans les revues d'art contemporain.
Mais très vite, l'un et l'autre s'étaient lassés de la vie
superficielle qu'ils menaient ensemble. Paraître et
éblouir était leur devise alors qu'en fait, ils
n'éblouissaient qu'eux-mêmes. Peut-être qu'un enfant
aurait cimenté leur union ? Cependant, comme ni l'un ni
l'autre n'en voulait, ils avaient divorcé...
Keith s'était souvenu dernièrement d'Andréa en
lisant un article sur le travail qu'accomplissait la
fondation Le Nouvel Espoir. On y vantait le dévouement
des bénévoles, et le nom de la trésorière était
mentionné. Cinq ans plus tôt, c'était déjà par le même
journal qu'il avait appris la mort brutale de Jerry
O'Rourke. Il avait adressé à Andréa un petit mot de
condoléances. Sans plus. A cette époque, il croyait filer
le parfait amour avec Candice; alors, très vite, il avait
chassé la triste nouvelle de son esprit et oublié de
nouveau Andréa...
Jusqu'à la lecture de l'article dans le journal local sur
l'œuvre dont elle s'occupait. C'était le moment pour le
Cattleman s Club de fixer la date de son bal annuel. Keith
avait insisté auprès du conseil d'administration pour que
le bénéfice de la soirée soit entièrement reversé à la
fondation caritative.
D'avoir revu Andréa lui avait causé un choc... Et
maintenant, il pensait avoir commis une grave erreur en
ne comprenant pas plus tôt qu'elle était la femme de sa
vie, l'unique, la plus belle, la plus intelligente et la plus
spirituelle. Une rapide et discrète enquête lui avait
appris qu’elle enseignait dans le jardin d'enfants créé par
une ancienne amie de sa mère, Nancy Pringle. Obtenir
l'autorisation d'assister à ses cours ne lui avait posé
aucun problème...
Plissant les yeux, il regarda pensivement le liquide
ambré restant dans son verre. Son initiative d'aller
surprendre Andy sur le lieu de son travail n'avait pas été
une réussite.
Quoique...
Certes, elle lui avait témoigné la même froideur
distante qu'à la soirée au Royal, mais de s'introduire
dans un milieu enfantin avait été pour lui une expérience
enrichissante. En outre, il avait découvert une autre
facette de la jeune femme : sa tendresse presque
maternelle pour ses petits élèves. Elle en était
récompensée par l'adoration respectueuse que ceux-ci
lui vouaient. Keith se rappelait avoir éprouvé une
curieuse bouffée de bonheur lorsqu'il s'était senti
adopté par tous ces adorables bambins. Cette
impression, totalement nouvelle pour lui, continuait de
l'étonner et s'accompagnait à présent d'une vague
nostalgie.
Il but le reste de son cognac, hélas l'alcool ne lui
apporta pas le réconfort espéré. Au contraire, sa
mélancolie s'avivait. Il se revoyait à l'âge des élèves
d'Andréa. Son premier souvenir remontait à une
certaine promenade dans le jardin public en compagnie
de sa nurse. Il avait à peine cinq ans et consolait une
petite fille qui pleurait parce que, sans le vouloir, il lui
avait envoyé son ballon dans les jambes.
La petite fille s'appelait Andréa Vances. Son père était
le pasteur du quartier, et sa mère, qui surveillait ses
jeux, tenait seule sa maison. Keith, lui, était élevé par
des parents fortunés, au milieu d'une foule de
serviteurs. La différence de situations, de mentalités et
de coutumes entre les deux familles n'avait jamais été
un obstacle à leur rapprochement et, rapidement, elles
étaient devenues amies. Dans leur jeune âge, Keith et
Andy avaient été aussi liés que s'ils étaient frère et sœur.
Devenus des adolescents, leur amitié avait évolué en se
teintant de sensualité. Une brouille avait rompu les liens.
Mais, en réalité — et Keith s'en apercevait maintenant
—, ces liens-là n'étaient que distendus. Et il brûlait
d'envie de les raffermir et même de les rendre plus
solides qu'autrefois.
« Bon sang ! Andy ne pouvait pas avoir oublié ce
temps-là tout de même ! »
Pour se rapprocher d’elle, il avait pris la mauvaise
voie. Il était sûr que l'évocation de leurs années
d'enfance ne la laisserait pas indifférente. Alors, une
idée le traversa. Se levant d'un bond, il posa son verre
vide sur une desserte.
Dix minutes plus tard, il avait quitté sa maison.
4.

Ce soir-là, Andréa ne rentra pas directement chez


elle. Elle fit un détour par une grande surface, afin d
acheter quelques-uns des produits dont elle aurait
besoin pour son dîner avec ses amis. Ensuite, elle
commanda chez un poissonnier les coquilles Saint-
Jacques, les moules, les crevettes et les soles de la
timbale qui était une de ses spécialités. Elle passerait
prendre sa commande le lendemain matin.
Arrivée devant chez elle, l'esprit toujours préoccupé,
elle ne vit pas la Bentley, arrêtée un peu plus loin sur le
bas-côté de l'avenue.
Elle obliqua dans l'allée privée, bordée de pelouses et
de lauriers-roses, qui menait à sa maison. Elle descendit
de voiture pour déverrouiller son garage, puis y entra
son Austin.
En se retournant pour sortir du coffre les sacs en
papier kraft qui contenaient ses achats, elle faillit crier
de surprise.
La haute silhouette de Keith se découpait sur le seuil.
En polo clair, les pouces dans la ceinture de son jean, il
affichait une allure décontractée.
Ils restèrent un moment à se dévisager, puis Keith
réagit le premier. Il franchit la distance qui les séparait
et, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde,
il déchargea Andréa des sacs qu'elle avait sortis du
coffre.
Toujours figée de stupeur, elle ne put que balbutier :
— Pou... pourquoi m'avez-vous suivie? De... de quel
droit vous permettez-vous de... de venir m'importuner
jusque chez moi ?
— Je ne vous ai pas suivie. Je vous attends depuis
près d'une heure en me demandant si vous allez enfin
rentrer chez vous ce soir. Rassurez-vous, je n'ai
nullement l'intention de vous importuner.
Mais elle poursuivait sur sa lancée et, cette fois,
d'une voix coléreuse :
— Non content d'envahir ma classe, vous vous
introduisez maintenant chez moi ! Mais qu'avez-vous
derrière la tête, Owens?
— Ne le prenez pas sur ce ton, Andy, et cessez de me
soupçonner de je ne sais quel dessein machiavélique. Je
voulais seulement retrouver avec vous un peu de la
complicité qui nous unissait autrefois...
Comme elle avait détourné la tête pour éviter son
regard, il se sentit moins sûr de lui et ajouta d'une voix
lasse :
— C'était ma dernière tentative de réconciliation.
Hélas, une fois de plus, j'ai bien l'impression que je m'y
prends maladroitement. Si vous l'exigez, je repars et
vous ne me trouverez plus jamais sur votre chemin.
Quelque chose dans sa voix émut Andréa. Elle le
regarda. Leurs yeux se prirent. Elle baissa vivement les
siens.
— Je ne vous comprends pas, murmura-t-elle. Après
tant d'années...
— Justement, fit-il remarquer, oublions-les, ces
années, et essayons de nous retrouver. Essayons d'être
au moins... au moins amis.
Elle le dévisagea de nouveau. Il souriait de ce sourire
qui irradiait une lumière dans ses yeux noirs et le rendait
irrésistible. En un éclair se réveilla en elle la ferveur
admirative de ses jeunes années, alors que Keith était
encore le centre de son univers. A son tour, elle lui
sourit.
Comprenant qu'il avait rattrapé la situation, il se fit
suppliant.
— Faites-moi visiter votre maison, Andy et, en signe
de réconciliation, offrez-moi un verre d'eau. Je meurs de
soif.
Complètement vaincue, elle rit.
— Suivez-moi, dit-elle.
Elle referma la porte du garage et emmena Keith chez
elle.

Keith aima le petit pavillon à l'instant où il y pénétra.


La cuisine, où il déposa les paquets, était chaleureuse,
avec son carrelage de tomettes, ses chaises paillées, ses
éléments en chêne et sa grande table ronde. Un ancien
comptoir de saloon, acajou et barre de cuivre, la séparait
du living, meublé de bergères et de deux canapés
Chippendale qui se faisaient face devant une cheminée.
Des étagères de livres couvraient tout un panneau entre
deux fenêtres habillées de doubles rideaux en chintz
fleuri. Il y avait encore une très belle commode
ancienne, un secrétaire et des petites tables à café.
L'ensemble était ravissant, un peu désuet, mais
tellement plus intime que l'intérieur glacé de la grande
maison de Castle's Row.
Il n'osa pas demander à Andy de lui montrer sa
chambre, qu'il imaginait aussi romantique que celle de
Scarlett O'Hara.
Après avoir été jeter un coup d'œil sur les titres de la
bibliothèque, il revint dans la cuisine.
— Superbe, de bon goût et très intime, commenta-t-
il.
— Merci. Vous ne dites pas ça pour me faire plaisir?
— Pas du tout, je le pense.
Elle resta silencieuse le temps de ranger dans les
placards et dans le réfrigérateur ce qu'elle avait rapporté
du supermarché.
— Puis-je avoir un verre d'eau? demanda Keith
presque timidement.
Elle sortit du réfrigérateur un pichet de thé glacé et le
posa sur la table.
— Vous trouverez un verre dans l'élément au-dessus
de l'évier, dit-elle.
Elle le regarda se servir, boire, puis laver ensuite sans
façon son verre vide et l'essuyer avant de le remettre en
place. Alors, l'image de Keith à douze ans, accomplissant
les mêmes gestes lorsqu'elle l'invitait chez ses parents,
surgit dans son esprit. Chez lui, il était servi comme un
prince, mais chez elle, la fille du pasteur, il adoptait tout
naturellement la vie simple de ses voisins.
Un flot de souvenirs la submergea et ce fut presque
malgré elle qu'elle proposa :
— Que diriez-vous d'un dîner impromptu? Je peux
vous offrir une omelette aux champignons et une salade.
Il pivota et lui sourit avec la tendresse d'autrefois.
— Ce serait super. Puis-je vous aider?
— Inutile. J'en ai pour un instant, asseyez-vous.
Il obéit et, tout en la regardant dresser vivement le
couvert, puis préparer la salade et battre les œufs, il
remarqua, l'œil rêveur :
— Cela me rappelle nos dînettes dans la cabane au
fond du jardin de mes parents. Nous en avions fait notre
domaine avec l'impression que, derrière ces murs en
rondins, nous ne courions aucun danger. Vous vous en
souvenez?
— Comment pourrais-je avoir oublié ! C'est toute
mon enfance.
— Très influencés par le dernier roman que nous
avions lu, nous faisions de cette cabane une forteresse,
un bunker ou un vaisseau spatial. Nous étions doués
d'une sacrée imagination.
— Comme tous les enfants.
— Alors, nous avons grandi trop vite.
— C'est le temps qui passe trop vite, Keith. Lorsqu'il
s'est écoulé et qu'on regarde en arrière, on s'aperçoit
que, pressés d'aller toujours plus loin, on n'a pas su
apprécier à sa juste valeur ce que le destin nous
accordait. C'est du moins l'impression que je ressens.
Pas vous?
— Si, quelquefois. Mais j'avoue que lorsque je
regarde en arrière, comme vous dites, je constate que,
tous deux, nous avons eu une enfance merveilleuse.
— C'est vrai, admit-elle en souriant. Je ne renie pas
ces quinze années de bonheur.
— Seulement quinze années ? Vous oubliez votre
mariage avec Jerry.
Le sourire d'Andréa s'effaça.
— S'il vous plaît, Keith, parlons d'autre chose, dit-elle
d'un ton bref. Je ne suis pas prête à évoquer avec
légèreté cette période de ma vie.
Keith sentit que leur réconciliation ne tenait qu'à un
fil, si ténu qu'une maladresse risquait de le briser. Il resta
silencieux, admirant secrètement l'aisance et le talent de
la jeune femme. En moins de dix minutes, elle avait
assaisonné une salade composée de laitue, de tomates
et d'olives, puis préparé une appétissante omelette,
qu'elle versa dans un grand plat en faïence bleue.
Après l'avoir félicitée d'un air gourmand, ne sachant
plus quel sujet aborder pour consolider leur amitié
retrouvée, il céda à une vieille manie et s'amusa à la
taquiner.
— Pourquoi portez-vous une jupe plissée et un
chemisier comme au temps de vos dix ans?
Surprise, elle haussa les sourcils.
— En quoi ma tenue vous dérange-t-elle ?
— En rien, mais ce genre d'uniforme vous donne
l'air... sévère.
— Keith ! Je suis un professeur d'école et je ne peux
pas m'habiller d'un deux pièces bain de soleil pour
enseigner à de jeunes enfants !
— Je ne vous ai jamais vue en deux pièces bain de
soleil, même lorsque vous aviez dix ans. Je crois que
l'éducation trop sévère de vos parents vous a mûrie
avant l'âge et privée de beaucoup de petits bonheurs.
De nouveau sur la défensive, elle protesta.
— Mes parents étaient merveilleux et j'ai eu un
immense chagrin lorsque je les ai perdus.
— J'ai eu le même à la mort des miens. Je me
demandais même si je pourrais rire de nouveau. Puis la
vie a repris ses droits. Mais ce chagrin-là ne s'est jamais
complètement effacé... pas plus que celui que j'ai
ressenti après notre brouille.
— C'est le passé, Keith.
— Depuis quinze ans, je n'ai pas retrouvé une...
amitié comme celle qui nous liait. Je suis seul, Andy,
désespérément seul.
— Mais toujours aussi menteur, railla-t-elle,
incrédule.
— Non, je dis la vérité. Certes, j'ai une foule de
relations et la considération de tout un comté. J'ai créé
avec succès une affaire qui me rapporte de substantiels
bénéfices. J'appartiens au club le plus huppé de la
région... N'empêche. Malgré cette apparence de
réussite, j ai l'impression d'avoir un trou, là...
Il tapa du poing contre sa poitrine et précisa :
—... Oui, là, je sens un vide impossible à combler,
— Alors, reprenez une portion de salade et vous le
comblerez, ironisa-t-elle.
Keith hocha la tête, tandis qu'une lueur amusée
éclairait ses yeux sombres.
— Vous n'avez pas perdu votre sens de la repartie, ni
celui de la dérision, hélas ! Je crois que je ne réussirai
pas à vous convaincre du poids de ma solitude.
— Un jour ou l'autre, chacun subit sa traversée du
désert, Keith, vous n'êtes ni le premier ni le seul à en
souffrir. Mais pour briser cette sensation d'abandon,
vous avez frappé à la mauvaise porte. Les déceptions, les
chagrins et les épreuves ont asséché mon cœur au point
que je suis maintenant incapable d'éprouver de la vraie
sympathie pour qui que ce soit.
— C'est faux. Je vous ai vue avec vos élèves. Vous
leur donnez ce qu'il y a de meilleur en vous. Votre
énergie, votre affection, vous la leur réservez. C'est sans
danger d'aimer les enfants, n'est-ce pas?
Elle faillit riposter que c'était sûrement moins
dangereux que de donner son cœur à un businessman
dont l'unique préoccupation était de se tailler la part du
lion dans le monde des affaires. Mais à quoi bon
discuter? Elle avait compris depuis longtemps que Keith
et elle n'avaient pas le même idéal. Jadis, des étoiles
plein les yeux, elle croyait encore à la romance, à
l'amour, à la fidélité et elle voyait en Keith le père de ses
futurs enfants. Or, il avait brisé ses rêves, la laissant à
jamais désenchantée.
Ne voulant pas lui exposer ses états d'âme, elle alla
dans l'office chercher une corbeille de fruits, qu'elle posa
sur la table.
Ils choisirent une poignée de cerises qu'ils
dégustèrent distraitement. Rompant un silence qui
s'éternisait. Andréa décida d'obtenir enfin la réponse à
la question qui l'obsédait.
— A présent, Keith, je veux la vérité. Depuis que nous
nous sommes revus au Royal, qu'attendez-vous de moi ?
— Je vous l'ai dit.
— Autant vous prévenir tout de suite : je ne serai
jamais votre maîtresse, déclara-t-elle avec sa redoutable
franchise.
Il parut choqué.
— Je le sais depuis longtemps et l'idée ne m'en a pas
traversé l'esprit.
— Encore un mensonge. Si c'était vrai, samedi, dans
le parking du Royal, vous ne m'auriez pas embrassée.
— Ce n'était qu'un baiser, Andy, et j'ai eu
l'impression que vous y preniez autant de plaisir que
moi.
Elle haussa les épaules et, préférant interrompre ce
genre de discussion, elle se leva et prépara le café, qu'ils
burent ensuite en silence.
En juin, les jours sont longs et, à 9 heures du soir, le
soleil n'a pas encore basculé sous l'horizon. Andréa
espérait que Keith repartirait avant la nuit. Mais en
même temps, une autre musique se jouait, à son insu,
dans son corps. Elle avait beau s'en défendre, elle
subissait le charme envoûtant de son hôte. La lueur
miroitante des yeux noirs avait sur elle le même pouvoir
qu'autrefois. Durant le repas, elle avait eu soin d'éviter
tout contact physique avec lui, car elle n'était pas sûre
de lui résister s'il la prenait dans ses bras. Sa féminité
était en émoi, alors que, mentalement, elle continuait de
refuser farouchement toute relation, même amicale,
avec Keith.
Elle protesta quand il voulut l'aider à débarrasser la
table. Il insista en rétorquant que, à deux, la corvée
serait plus vite terminée.
Quelques minutes plus tard, couverts, assiettes et
plats étaient rangés dans le lave-vaisselle et la cuisine
avait recouvré son aspect habituel.
— Pendant que la machine fait son travail, dit Keith,
j'aimerais faire un tour dans votre jardin. Tout à l'heure,
je n'ai admiré que les rosiers de sa façade, mais à travers
les fenêtres du living, j'ai découvert qu'il s'étendait assez
loin derrière la maison. Quelqu'un vous l'entretient ?
— Non. Jardiner est mon hobby. Lorsque j'ai acheté
la villa, le terrain autour n'était qu'une friche ombragée
par quelques pins et un magnolia. Je venais de perdre
mon mari et, pour ne pas sombrer dans la déprime,
j'avais besoin de me dépenser physiquement.
L'aménagement de ma maison et la transformation de la
friche en jardin d'agrément m'ont servi de thérapie. Je
suis assez fière du résultat.
Tout en parlant, suivie de Keith, elle avait traversé le
living et ouvert une des deux portes-fenêtres. Il en
franchit le seuil et fut à bon droit ébloui par ce qu'il
découvrait.
Cerné par les haies de lauriers-roses des propriétés
voisines, le jardin était un éden vibrant de couleurs. Son
exposition sud-ouest, donc très ensoleillée, avait permis
à Andréa d'y aménager une rocaille où s'épanouissaient
euphorbes et cactées. Plus loin, des hibiscus aux tons de
dragées côtoyaient des flamboyants aux fleurs pourpres.
Le gazon soigneusement tondu encadrait des massifs, où
le rouge des géraniums se mêlait harmonieusement au
bleu des ageratums et à l'or des œillets d'Inde.
— Une vraie palette de peintre, murmura Keith.
Félicitations, Andy, tout comme la décoration de votre
maison, ce jardin est une réussite. Vous avez là un
domaine où il doit faire bon vivre.
Un sourire amusé frémit sur les lèvres d'Andréa.
— Un domaine? N'exagérez rien. Je suis sûre que ce
domaine-là tiendrait facilement dans un des salons de
votre manoir. Mais c'est vrai que je m'y sens
parfaitement à l'aise.
— Comme une nonne dans son cloître?
Elle se planta devant lui et, le regardant dans les
yeux, elle annonça d'un ton décidé, mais dépourvu
d'acrimonie :
— Ecoutez-moi bien, Keith, et, une fois pour toutes,
menez-vous ça dans la tête : je suis seule parce que je le
veux. Après la mort de Jerry, j'ai décidé de ne plus avoir
d'homme dans ma vie. C'est un choix et il est définitif.
Vous prétendez vouloir renouer avec notre complicité
d'autrefois ; en fait, ce que vous cherchez, c'est à
coucher avec moi, rien d'autre.
Il en fut si abasourdi qu'il en resta coi un moment.
Quand il eut recouvré sa voix, il s'indigna.
— Jamais vous ne m'aviez parlé aussi crûment.
— Vous aviez besoin que je vous mette les points sur
les i. Maintenant, vous êtes prévenu, non?
— Je suis surtout choqué. Au fond, depuis que je vous
connais, vous êtes éprise d'absolu. Or, cette quête ne
vous conduira jamais au bonheur, Andy, il serait temps
que vous vous en aperceviez...
D'un geste presque machinal, il passa un bras autour
de ses épaules, avant de continuer d'un ton vaguement
gouailleur.
— Je vous prouverai que nous pouvons redevenir
amis. Elle n'avait retenu que son projet de la revoir.
— Vous avez l'intention de me rencontrer de
nouveau ?
— Chaque fois que je le pourrai, Andy chérie...
Elle se dégagea vivement. Il parut n'attacher aucune
importance à son geste de recul et poursuivit du même
ton ironique :
—... J'essaierai de me comporter comme un homme
qui traite avec respect l'objet de son admiration et,
surtout, se retient de l'embrasser. Demain vendredi, je
ne viendrai pas à votre école, car j'ai plusieurs rendez-
vous importants au bureau, mais nous nous reverrons
bientôt, je vous le promets...
Avant de faire demi-tour pour la quitter, il ajouta,
malicieux :
— Merci pour ce succulent dîner. Merci également
pour la leçon d'austérité que vous avez cru devoir
m'infliger. A bientôt, chérie !
Il traversa le jardin de façade en sifflotant. Au milieu
de l'allée, il se retourna et lui adressa un baiser du bout
des doigts.
Elle restait figée sur le seuil avec l'impression vexante
qu'il avait eu le dernier mot En même temps, à la pensée
de le revoir, elle sentait bondir son cœur et s'en voulait
d'être aussi sensible qu'au temps lointain de ses
illusions. Au fond, elle n'avait pas changé. Un sourire de
Keith et elle tombait en miettes, sans pouvoir recoller les
morceaux.
« Mais quel besoin ai-je donc eu de l'inviter à dîner? »
songea-t-elle, navrée.

Le lendemain, pendant ses cours, son regard se porta


souvent avec nostalgie sur le banc vide au fond de la
salle, ce qui la conforta dans l'idée que le retour de Keith
dans sa vie n'était qu'une source d'ennuis et de
déséquilibre. Pour la première fois depuis qu'elle
enseignait, elle devait se forcer pour sourire à ses petits
élèves et, à la fin de la matinée, ce fut avec soulagement
qu'elle les confia à la surveillante qui les emmenait vers
la cantine.
Au jardin d'enfants de Mlle Pringle, le vendredi après-
midi était réservé à la détente : promenade ou piscine
sous la conduite de monitrices spécialisées, ce qui
libérait les professeurs.
Andréa se félicitait d'avoir invité des amis à dîner. La
préparation de sa soirée l'empêcherait de concentrer
toutes ses pensées sur Keith.
Elle recevait rarement, mais lorsque cela lui arrivait,
par besoin de perfection — d'absolu, avait dit Keith —,
elle ne négligeait aucun détail pour que tout fût réussi.
Elle revint chez elle après avoir acheté les derniers
ingrédients de son dîner. Elle déjeuna rapidement d'un
sandwich, puis s'efforça de ne plus songer qu'à ses
devoirs de maîtresse de maison.
Elle prépara une jolie table dans la cuisine. La pièce,
presque aussi vaste que le living, servait également de
salle à manger. Ensuite, elle alla cueillir une brassée de
roses, qu'elle disposa avec goût dans plusieurs vases.
Elle mit au frais deux bouteilles de vin rosé, puis s'activa
à la préparation du repas.
A 18 h 30. sachant que ses amis, toujours ponctuels,
seraient là dans une vingtaine de minutes, elle prit une
douche, puis revêtit une longue robe d'hôtesse en fin
coton, imprimé de larges fleurs bleues. D'un simple coup
de brosse, elle remit en place ses mèches courtes, avant
de maquiller légèrement ses paupières et ses lèvres.
Cinq minutes plus tard, elle accueillait ses invités :
deux couples d'une quarantaine d'années, un peu
bohèmes, professeurs, l'un à la faculté, l'autre au
collège. Ils étaient accompagnés de Jane, une grande
blonde, amie d'enfance d'Andréa et encore célibataire.
Jane tenait une librairie au centre-ville.
Après une pause dans le living pour déguster les
cocktails, préparés par Andréa, et les petits-fours salés,
achetés dans la meilleure pâtisserie de Colter, ils
s'installèrent autour de la grande table ronde et
continuèrent les discussions commencées à l'apéritif.
Tout au long du repas, Andréa se demandait avec
humour si tous les efforts qu'elle avait déployés pour
que sa réception fût parfaite n'avaient pas été une perte
de temps. Ses amis intellectuels puisaient leur bonheur
dans le seul fait de se réunir et de palabrer sans fin sur le
dernier best-seller, ou sur la pièce de théâtre en vogue.
La timbale de poissons qui leur était servie, digne d'un
restaurant quatre étoiles, valait mieux que le « Mais
c'est bon, ça ! » de Jane. Ils en reprenaient, certes, mais
mangeaient d'un air distrait, comme si les arguments
qu'ils développaient avaient beaucoup plus
d'importance que le contenu de leur assiette.
Andréa se sentait un peu déçue. Elle se souvenait de
la mine gourmande de Keith, hier soir, lorsqu'il s'était
extasié sur ses talents de cordon-bleu en savourant sa
première bouchée d'omelette. Elle se disait que c'était
peut-être le seul moment où il avait été sincère.
Et de nouveau, ses pensées retournèrent vers lui,
tandis qu'autour d'elle, les discussions allaient bon train.
Elle y participait, bien sûr, mais avec la bizarre
impression de se dédoubler. En apparence, elle agissait
en parfaite hôtesse, soucieuse du bien-être de ses
invités. A l'intérieur, une sourde nostalgie faisait ses
ravages. Andréa comprenait maintenant ce que Keith
voulait dire lorsqu'il tapait sa poitrine en prétendant y
sentir un vide qu'il ne réussissait pas à combler.
Après le dessert, alors que le groupe s'était, de
nouveau, confortablement installé dans le living, où
Andréa avait servi le café, la conversation roula sur une
exposition de peinture contemporaine qui venait d'avoir
lieu dans le musée de la ville. Andréa n'aimait pas l'art
abstrait. C'était en vain qu’elle cherchait une
signification aux lignes et aux taches qui semblaient
avoir été jetées au petit bonheur sur la toile. Ses amis
essayèrent de la convaincre que l'Op art était le sommet
du génie, car il concrétisait la pensée de l'artiste. Elle
riposta que les assemblages géométriques de Vasarely
lui donnaient la migraine. Sa concession à l'art moderne
s'arrêtait au fauvisme. En même temps, toujours par ce
même effet de dédoublement, elle se revoyait à la table
du dîner offert par le Cattleman's Club.
Au cours de cette soirée, à un moment, les
conversations avaient tourné autour du même sujet, et
Merry, l'épouse de Jason, avait félicité Keith pour son
flair de s'être rendu acquéreur de plusieurs toiles
représentant des illusions d'optique. La cote de ces
peintres montait en flèche et atteignait maintenant des
sommes vertigineuses.
Une fois de plus, elle constatait tristement que Keith
et elle avaient des goûts diamétralement opposés. Et
quelle différence entre ses amis et ceux de Keith î Les
premiers s'intéressaient uniquement à l'art et à ce qu'il
éveille dans l'esprit. Les seconds ne voyaient dans les
tableaux que leur valeur marchande. Oui, décidément,
un gouffre infranchissable séparait son propre monde de
celui des spéculateurs du Cattleman's Club !
A 22 h 30, ses invités repartirent, ravis de leur soirée.
Andréa les accompagna jusqu'à leurs voitures, puis elle
revint dans sa maison, qu'un ouragan semblait avoir
dévastée.
Planant au-dessus des contingences matérielles,
aucun de ses invités, pas même Jane, n'avait eu l'idée de
rapporter son verre vide du living dans la cuisine et,
encore moins, de débarrasser la table. Au cours du
dîner, à chaque changement de plats, Andréa avait
empilé les assiettes sales dans l'évier et sur toutes les
surfaces disponibles.
Oubliant sa fatigue, elle décida de faire sa vaisselle et
de tout remettre en ordre avant de se coucher. Elle alla
dans la salle de bains ôter sa robe d'hôtesse. Elle retira
également ses sous-vêtements et se contenta d'enfiler
un léger peignoir en coton fleuri. En traversant le living,
elle prit au passage quelques verres vides qu'elle
emporta dans la cuisine, puis elle commença à emplir le
lave-vaisselle...
Ses mains habiles s'activaient presque
machinalement aux besognes coutumières, mais au lieu
de se remémorer les heures qui venaient de s'écouler,
son esprit retournait sans cesse vers Keith. Des souvenirs
d'enfance, qu'elle croyaient effacés, surgissaient soudain
avec netteté et l'attendrissaient.
Elle achevait de vider le lave-vaisselle, lorsque la
sonnette de la porte d'entrée retentit.
Qui pouvait venir chez elle à 11 heures du soir ? Elle
pensa qu'un de ses amis avait oublié dans le living
quelque chose d'important, peut-être un trousseau de
clés, qui aurait échappé à ses investigations.
Elle alluma la lampe du vestibule, puis les appliques
sous le porche et regarda à l'extérieur à travers
l'œilleton. Sa gorge se serra et son cœur fit un bond dans
sa poitrine.
Keith ? Mais que diable venait-il faire au milieu de la
nuit?
Un second coup de sonnette retentit, plus impérieux
encore que le précédent.
Respirant à fond, elle entrebâilla la porte sans
toutefois en décrocher la chaîne de sécurité.
— Il est tard, dit-elle, que voulez-vous?
— Parler... seulement vous parler. Tout à l'heure, je
suis passé devant votre maison, mais toutes les fenêtres
étaient éclairées et deux voitures stationnaient dans
votre allée. J'en ai déduit que vous receviez des amis.
Puis-je entrer?
La lumière des appliques avait attiré une nuée
d'insectes. Elle vit Keith claquer des deux mains, puis se
donner une tape sur la joue. Comme elle restait
silencieuse, il insista.
— S'il vous plaît, Andy, délivrez-moi de ces
moustiques avant qu'ils ne m'aient complètement
dévoré.
A contrecœur, elle décrocha la chaîne, ouvrit en
grand la porte et s'écarta pour le laisser entrer.
— Vous avez un fameux toupet, protesta-t-elle.
Aucun de mes amis n'aurait votre arrogance. Avant de
sonner à ma porte, ils m’auraient appelée sur leur
portable pour me demander si j étais disponible.
— Et vous ne l'êtes pas ? Elle haussa les épaules.
— Je suis fatiguée.
— Fatiguée par vos amis ? Ils ont été ennuyeux ?
— Mes amis ne sont jamais ennuyeux et, ensemble,
nous avons passé une soirée agréable. Maintenant,
annoncez vite ce que vous avez de si important à me
dire et repartez, afin que j'aille me reposer.
Il avança une main vers son visage et écarta
doucement une mèche brune qui lui barrait la joue. Elle
ne regimba pas, mais ne put retenir un frémissement.
Keith le perçut et en déduisit qu'elle était plus troublée
par sa présence qu'elle ne voulait le montrer. Il
s'enhardit.
— Vous ne m'offrez pas un café ?
— Un café à 23 heures? protesta-t-elle.
Il affecta l'air confus et peiné du petit garçon à qui on
refuse un gâteau. Andréa eut l'impression de reculer
dans le temps. Résignée, elle soupira et lui fit signe de la
suivre.
Keith se percha sur un des tabourets du bar, pendant
qu'elle préparait un expresso. Elle posa ensuite la tasse
devant lui sur le comptoir d'acajou. Très vite, elle avait
resserré les deux pans de son peignoir, mais Keith avait
eu le temps de voir qu'elle était nue sous le fin tissu. Le
désir qu'il avait d'elle s'en aviva.
Il était venu sans intention précise, simplement parce
que, depuis la veille, elle n'avait guère quitté ses
pensées. Il espérait bavarder un moment avec elle et
raffermir ainsi les liens de leur amitié retrouvée.
Mais de la découvrir si belle, si tentante, il ne pouvait
empêcher des images érotiques de lui traverser l'esprit.
— Vous vous souvenez de ce que vous m avez avoué
hier soir? demanda-t-il entre deux gorgées de café, qu'il
savourait avec un plaisir évident.
— Oui et non. Qu'ai-je donc avoué de si important?
— Vous avez évoqué l'éventualité de dormir avec
moi. Elle fit un bond de brûlée, tandis que son regard
bleu prenait la couleur d'un ciel d'orage.
— Vous perdez l'esprit. Je n'ai jamais rien dit de
semblable. Il lui décocha un de ses irrésistibles sourires.
— Pas de cette manière, c'est vrai. Vos paroles
étaient beaucoup plus crues et, en fait, avec une
habileté diabolique, vous m'accusiez d'avoir eu cette
idée. Or, elle venait de vous, pas de moi.
Son audace stupéfia Andréa. Elle aurait voulu riposter
par une repartie cinglante. Or, aucun mot assez blessant
ne lui venait à l'esprit. Elle n'avait pas baissé les yeux et
se sentait prise au piège du regard de velours, tout
pétillant d'étincelles. Keith plaisantait-il ? Elle ne savait
jamais s'il était sérieux ou non.
Elle choisit de battre en retraite. Saisissant la tasse à
présent vide, elle alla la rincer sous le robinet de levier,
puis la posa dans l’égouttoir.
Quand elle se retourna pour décrocher un torchon,
elle se heurta à Keith qui l'avait suivie et lui bloquait le
passage de son grand corps.
Deux solutions s'offraient à elle : la gifle ou la
reddition.
Pendant un bref instant, le temps resta comme
suspendu. Keith était si près d'elle qu'elle respirait son
odeur d'homme et croyait même entendre son cœur
battre sous l'oxford de la chemise. Une force étrange
émanait de lui et rendait soudain Andréa aussi désarmée
qu'un nouveau-né. Ses jambes ne la portaient plus.
Envoûtée par le sourire qui éclairait le visage viril, elle se
sentait rougir jusqu'à la racine des cheveux.
Elle leva enfin les deux mains pour le repousser. Trop
tard ! Il l'avait prise dans ses bras et baissait, lentement,
son visage vers le sien. L'instant d'après, il l'embrassait.
Elle gémit et, en même temps, eut l'impression que
tout son corps flambait. Ce n'était pas un « simple »
baiser. Keith avait pris sa bouche et s'y désaltérait avec
un plaisir évident.
Elle répondit alors à son baiser avec fougue. En
même temps, la honte d'être aussi faible l'étouffait, mais
c'était plus fort qu'elle. Des vagues de plaisir la
submergeaient et elle défaillait sous les tendres assauts
des lèvres exigeantes. Sa sensualité, trop longtemps
refoulée, s'épanouissait de nouveau et exigeait
davantage encore. Pourquoi s'était-elle privée de ces
joies? D'autres veuves s'étaient affligées, comme elle, de
la perte d'un époux, mais le temps aidant, elles avaient
recommencé à vivre ! Alors pourquoi se priver
maintenant d'une telle jouissance?

Andréa étreignit Keith contre sa poitrine au point que


la violence de sa passion le surprit. Il rejeta légèrement
la tête en arrière et scruta le visage empourpré aux
lèvres entrouvertes. Ce qu'il vit le déçut, éteignit son
désir et lui redonna sa lucidité. Le regard bleu ne
reflétait qu'une fièvre purement charnelle. Or, ce n'était
pas ainsi qu'il voulait Andy. II n'était pas venu assouvir
ses pulsions, mais renouer avec le passé et, bien sûr, si
l'occasion s'en présentait, sceller l'amitié retrouvée par
quelques tendres baisers.
Or, il avait allumé un incendie et, à présent, la froide
et distante Andréa était prête à se donner dans l'élan le
plus animal qui soit... pour regretter son abandon et en
vouloir à mort à son partenaire dès que le feu serait
éteint.
En un éclair, Keith comprit qu'il jouait là sa dernière
carte. Ou bien il allait jusqu'au bout de ses pulsions,
possédait charnellement Andy et, par contrecoup,
détruisait à jamais tout espoir de réconciliation. Ou bien
il mettait de côté son orgueil de mâle, simulait une
soudaine fatigue et renonçait à son plaisir. Ainsi
permettrait-il à Andréa de se reprendre et de conserver
l'estime qu'elle avait d'elle.
Il choisit le renoncement et s'écarta.
— Vous aviez raison, il est vraiment très tard,
murmura-t-il en lui caressant la joue. Merci pour le cale,
Andy. Je vous appellerai demain.
Elle le regarda traverser la cuisine, puis le vestibule.
Paralysée de stupeur, elle était bien trop secouée pour
parler. Une question la taraudait. Pourquoi avait-il arrêté
brusquement de l'embrasser?
— Bonne nuit, chérie ! lui lança-t-il avant de refermer
la porte derrière lui.
Elle eut tout juste la force d’aller jusqu'à la chaise la
plus proche et de s'y effondrer. Un voile brouillait sa vue
et son esprit, tandis que le sang continuait de marteler
ses tempes.
Que lui était-il arrivé et qu'avait-elle donc fait pour
mériter une telle humiliation ? Elle avait l'impression
d'émerger d'une crise pendant laquelle le contrôle de
ses actes lui avait échappé.
Elle se releva, alla verrouiller la porte d'entrée,
éteignit toutes les lampes avant de courir se jeter, en
larmes, sur son lit.
Quelques minutes plus tard, le sommeil
l'engloutissait.
5.

Le samedi était le jour où, au Nouvel Espoir, Andrea


écoutait les confidences de femmes battues et répondait
à des demandes de secours financier. Tôt le matin, elle
se rendait à son bureau de trésorière de l'œuvre, après
s'être cuirassée contre l'émotion. Mais c'était plus fort
qu'elle, la souffrance des autres la touchait toujours au
plus profond d'elle-même.
Ce matin-là, prête à quitter sa maison pour aller
accomplir son bénévolat hebdomadaire, elle se rendait
compte que son énergie l'avait abandonnée. Non
seulement elle avait peu dormi mais, depuis son réveil,
elle ne cessait de s'interroger sur son comportement de
la nuit dernière et sur les raisons qui avaient pu
contraindre Keith à s'éloigner d'elle, alors qu'elle était
toute brûlante de l’ardeur qu'il avait su lui
communiquer.
Elle était consciente que ce genre d'introspection la
coupait du monde extérieur et risquait de lui ôter sa
capacité d'écoute. Or, dans son bureau du Nouvel
Espoir, elle allait être confrontée à des problèmes
autrement plus graves et plus douloureux que ceux qui
la tourmentaient depuis la veille.
Au lieu de prendre sa voiture, elle décida de se
rendre à pied au siège de la fondation, distante de chez
elle d'environ quatre kilomètres. Une bonne marche lui
remettrait les idées en place. Comme elle était en
avance, elle choisit même d'allonger son trajet par un
détour dans le jardin public.
Il était encore à peu près désert. Quelques habitués y
faisaient leur jogging. C'était l'heure où les jardiniers
ratissaient les allées et arrosaient les plates-bandes. Une
bonne odeur de terre mouillée se mêlait au parfum des
Jacarandas. Le lac miroitait sous le soleil. Les oiseaux
pépiaient dans les arbres. Pourtant, toute cette paix
n'apportait pas à Andrea le réconfort escompté. Elle se
sentait si lasse que, au milieu du parc, elle tituba vers un
des bancs, soulagée de pouvoir s'y reposer. La tristesse
noyait son âme au point qu'elle sentait des larmes
gonfler ses paupières.
Elle les essuya d'un revers de main rageur. Quelque
chose n'allait vraiment pas dans sa tête. Cette nuit, elle
avait embrassé et désiré Keith avec une coupable
impudence et, ce matin, elle était sur le point de pleurer
dans un lieu public. Deux attitudes qui, à ses yeux,
étaient presque aussi blâmables l'une que l'autre.
Elle respira à fond, puis rassembla ses forces afin de
terminer son trajet et de pouvoir assumer ensuite une
charge que, les autres semaines, elle effectuait avec
autant de compassion que d'efficacité.
Ce samedi-là, elle fut confrontée à tant de misère et
de cas douloureux que, très vite, elle oublia ses propres
soucis. Elle consola, distribua des aides, en promit
d'autres après enquête, tout cela avec la douce fèrmeté
qui la caractérisait et contribuait à sa réputation parmi
les déshérités. De toutes les bénévoles, c'était Mme
O'Rourke que les malheureux préféraient.
Le climat dans lequel elle évolua tout au long de la
journée lui fit oublier ses problèmes, mais il était si
déprimant que le soir, en rentrant chez elle, Andréa se
sentait complètement démoralisée.
Les voyants rouges de son répondeur étaient
allumés. Elle brancha le haut-parleur et écouta les
messages. Les trois premiers émanaient de ses amis qui
la remerciaient pour la soirée de la veille.
Le quatrième était de Keith.
« Désolé de vous avoir manquée, disait-il. J'avais
oublié que le samedi était le jour de votre B.A. J'aimerais
que vous me réserviez une de vos prochaines soirées
pour que nous dînions ensemble, chez vous ou au
restaurant, à votre choix. Téléphonez-moi votre
préférence sur mon portable. Si vous avez un papier à
portée de la main, notez-en le numéro... »
Elle eut tout juste le temps de l'écrire avant la fin du
message.
Ensuite, elle alla s'asseoir à son petit bureau, un
secrétaire ancien qu'elle avait payé un prix exorbitant
dans une vente aux enchères. Elle en aimait la douceur
soyeuse du bois de rose. Elle y posa les deux coudes et
plongea la tête dans ses mains.
Revoir Keith? Elle y songeait depuis la veille en
sachant que leur prochaine rencontre risquait d'être
explosive. Hier soir, l'un comme l'autre étaient allés trop
loin. Keith avait été sur le point de concrétiser ses
intentions de coucher avec elle et, même s'il s'était
repris, elle ne pouvait nier le plaisir qu'elle avait éprouvé
à ses baisers et l'impression de frustration qui avait suivi.
Aucun homme, pas même Jerry, n'avait allumé en elle
cette flamme dévorante, purement sensuelle et
impossible à éteindre. Et c'était Keith, l'auteur de
l'incendie, ce même Keith qui, quinze ans plutôt, avec
une dédaigneuse inconscience, lui avait offert un job au
lieu d'une bague de fiançailles.
Hier soir, les baisers de Keith avaient éveillé en elle
un tourbillon de sensations inconnues et enivrantes.
Mais pourquoi s'était-il brusquement écarté, la laissant
insatisfaite et humiliée?
Elle se disait qu'une autre soirée avec lui l'exposerait
de nouveau à la tentation de céder aux avances de ce
trop séduisant personnage. Mais si elle refusait de le
rencontrer, ne la tiendrait-il pas pour une coquette qui
joue à se faire désirer?
De toute façon, parce qu'elle estimait avoir droit à
des explications, elle comprenait que la rencontre était
inévitable. Alors, comment résoudre ce dilemme ?
Une idée la traversa. Et si elle donnait à Keith rendez-
vous dans un lieu public, dans un endroit où ils
pourraient bavarder librement, mais où la bienséance les
contraindrait à conserver une attitude réservée?
Quelques minutes de réflexion lui suffirent pour se
décider. Elle revint près du téléphone pose sur une
tablette dans l'entrée et composa le numéro du portable
de Keith. Après quatre sonneries, elle entendit sa voix et
se présenta.
— Hello, c'est Andréa ! J'ai trouvé votre message en
rentrant du Nouvel Espoir et je suis d'accord pour que
nous nous rencontrions ce soir.
— Ce soir? Mais il est déjà 19 heures !
— C'est bien ce que votre message sous-entendait,
non?
— Heu... Enfin, oui, et où voulez-vous dîner?
— Pas chez moi. Vous connaissez mon souci de
respectabilité. Je préfère que mon voisinage, si prompt
aux critiques, ne voie pas trop souvent votre Bentley
arrêtée près de ma maison. Keith ne put retenir un petit
rire avant de riposter;
— Alors, venez dans ma propre maison. Je laisserai
ouvertes les portes de mon garage. Ainsi, vous pourrez y
entrer directement votre voiture. Personne de votre
entourage ne saura que vous êtes venue rejoindre un
homme, et votre souci de respectabilité ne sera pas
bafoué.
Elle soupira.
— S'il vous plaît, cessez de vous moquer de moi !
— Je ne me moque pas, mais je me demande si, un
jour, vos idées évolueront. Je vous croyais libérée de
toutes les conventions qui ont brimé votre adolescence
et je constate que vous êtes toujours aussi collet monté
qu’au temps de vos quinze ans
— Si je l'étais, je ne vous aurais pas rappelé. Alors, de
grâce, parlons sérieusement. Au fond, à part ce que les
journaux racontent sur le succès de votre entreprise et
ce que j'ai pu constater le soir du dîner au Royal, je ne
sais plus grand-chose de vous et j'aimerais mieux vous
connaître. Je suppose que c'est réciproque et que, de
votre côté, vous êtes curieux d'en apprendre un peu plus
sur moi, sur ma vie actuelle, sur mes goûts et sur mes
projets. Alors, nous pourrions nous rencontrer tout à
l'heure, après le dîner, vers 22 heures, dans le jardin
public.
— Quel jardin public?
— Celui du Royal. Au cas où vous l'ignoreriez, je vous
signale que le samedi ses grilles ne ferment qu'à minuit.
— Il est si vaste que nous risquons de ne pas nous
retrouver. Vous pensez à un endroit précis?
— Oui : la terrasse au vieux canon.
Ce qu'elle appelait ainsi était une esplanade au faîte
d'une petite colline, où un canon datant de la guerre de
Sécession était exposé. On y accédait par une volée de
marches. Dans leur enfance, l'endroit avait été l'un de
leurs terrains de jeux préférés.

D'un ton amusé, Keith lui demanda si elle avait choisi


ce lieu de rencontre parce qu'il lui rappelait des jours
heureux.
— Non, dit-elle. C'est une idée plus pratique que
romanesque qui a guidé mon choix. Cette partie du parc
est proche de chez moi et je pourrai m'y rendre à pied.
En revanche, comme elle est assez loin du quartier que
vous habitez, vous serez obligé de prendre votre voiture,
mais rassurez-vous, un parking existe maintenant
presque au bas des marches de l'esplanade, juste
derrière les grilles. Dans la journée, il est toujours
complet, mais à 22 heures, je serais étonnée que vous
n'y trouviez pas une place pour vous garer.
Après un court silence, Keith se décida.
— O.K. ! A tout à l'heure, Andy.
Elle raccrocha le combiné. Elle disposait de trois
grandes heures avant son rendez-vous, cela lui laissait
largement le temps de dîner, de se changer, puis d'aller
tranquillement à pied jusqu'au parc.
Elle se restaura avec les restes de la veille, puis elle
remit soigneusement sa cuisine en ordre avant de se
diriger vers sa salle de bains.
Une fois douchée, elle choisit une robe d'été à
manches courtes, en toile kaki et de style saharienne.
Les poches lui permettraient de se passer de sac et,
ainsi, de ne pas offrir de tentation à un rôdeur en quête
de larcin. Des sandales à talons plats rendraient sa
marche aisée.
Dehors, elle se rendit compte que la soirée était
somptueuse. En se couchant, le soleil irradiait le ciel d'or
et de pourpre. L'air était tiède. Sur l'allée piétonne qui
menait au parc, une foule de gens déambulaient en
famille. Andréa n'en était pas surprise, car en été c'était
ainsi tous les samedis. « Le faubourg », comme
l'appelaient les habitants de Colter, profitait des longues
soirées du week-end pour faire un tour avec les plus
jeunes, pendant que les ados allaient danser dans les
discothèques de la ville. Andréa reconnut plusieurs
personnes, qu'elle salua au passage. Elle marchait sans
hâte en se demandant s'il y aurait autant de monde à
l'intérieur du parc que sur la route qui y menait.
Curieusement, elle avait recouvré toute son énergie.
Lorsqu'elle atteignit la terrasse au vieux canon,
quelques bancs étaient occupés par des couples plutôt
âgés qui partirent pour profiter des dernières lueurs du
crépuscule, avant que I obscurité ne rende la descente
difficile, car les marches pour accéder à l'esplanade
étaient assez mal éclairées. La nuit, la terrasse elle-
même ne recevait que la lueur indirecte des spots qui
illuminaient le vieux canon.
Du banc où elle s'était assise, Andréa ne pouvait
apercevoir le parking en contrebas, masqué par les
frondaisons. Le soir, l'esplanade n'attirait pas grand
monde et, maintenant, le silence n'était troublé que par
le frémissement de la brise nocturne dans les arbres.
Bien que la jeune femme ne fût pas peureuse, elle ne
pouvait s'empêcher de scruter l'obscurité avec une
certaine appréhension. Certes, la ville de Colter avait un
taux de délinquance plus bas qu'ailleurs, mais l'an
dernier un crime y avait mis la population en émoi. Un
certain Eric Chambers, chef comptable à la compagnie
pétrolière Wescott Oil, avait été sauvagement assassine
par deux balles de revolver, alors qu'il rentrait le soir à
son domicile. L'auteur du meurtre n'avait jamais été
retrouvé, ce qui ne laissait pas d'inquiéter la population
qui ne croyait pas à la version de la police. Après une
vaine enquête, celle-ci avait conclu que le crime avait
probablement été commis par un rôdeur étranger au
comté.
Pendant plusieurs mois, les pires hypothèses avaient
circule en ville, au point que les gens en arrivaient à se
méfier les uns des autres. Puis, le temps aidant, ils
avaient à peu près oublié un drame qui avait pourtant
fait la une des journaux pendant des semaines.
Seule sur cette esplanade isolée, Andréa se
remémorait ce qu'elle avait lu dans la presse. Elle n'avait
pas connu la victime, pas plus que les dirigeants de la
firme qui employait le malheureux Eric Chambers. Aussi,
au cours de la soirée au Royal, avait-elle été surprise
lorsque Keith lui avait présenté Sébastian Wescott, le
président de la Wescott Oil. Ce garçon, au demeurant
fort sympathique, avait été son voisin de table. Mais
Andréa était trop discrète pour se permettre d'évoquer
devant lui un drame qui remontait maintenant à
plusieurs mois et que ce puissant chef d'entreprise avait
probablement oublié depuis longtemps...
— Andy?
Elle sursauta. La haute silhouette de Keith se
découpait dans la lumière fantomatique diffusée par les
spots. Il s'assit près d'elle sur le banc.
— Excusez mon retard, dit-il. Je suis désolé de vous
avoir fait attendre mais, au moment de partir, j'ai reçu
un coup de fil qui s'est éternisé. Impossible d'y mettre
fin rapidement, car il concernait une importante affaire.
— Je comprends, dit Andréa. Les affaires avant tout,
n'est-ce pas ?
Keith avait discerné une légère amertume dans sa
voix, mais il ne pouvait pas expliquer à Andy que, en
réalité, la communication émanait d'un de ses meilleurs
amis et concernait une affaire qui n'avait rien à voir avec
son entreprise. Sébastian venait d'apprendre par Jason
que Dorian Brady semblait sur le point de quitter Colter.
«... Ce n'est pas certain, avait ajouté Sébastian, mais
d'après Jason, qui l'a à l'œil par l'intermédiaire d'un
nouveau détective privé, Brandy paraît décidé à
déménager. » « Alors, ne relâchons pas notre
surveillance, avait dit Keith. Nous sommes des Beaters,
ne l'oublions pas. Je vous verrai tous lundi, comme
prévu... »
Il étendit un bras sur le dossier du banc et posa la
main sur l'épaule d'Andréa en ripostant :
— Les affaires sont importantes, certes, mais vous
l'êtes aussi pour moi. La preuve : je suis venu vous
rejoindre. Je crois bien que je n'avais pas remis les pieds
sur cette esplanade depuis mon enfance.
— Moi, j'y viens souvent. Le jardin public étant mon
terrain de jogging, il m'arrive, sur ma lancée, de grimper
jusqu'ici. Et vous, Keith, emporté par le tourbillon de
votre vie de businessman, prenez-vous encore le temps
de faire du sport? Au collège, vous étiez un champion en
natation et en course à pied.
— Je ne suis plus un champion, mais j'ai repris
l'entraînement depuis mon divorce. Chaque matin, je
cours sur les pistes de Castle's Row.
— Seulement depuis votre divorce, pourquoi ?
— Candice détestait le sport et ne m'encourageait
pas à pratiquer ce genre d'activité. Nous n'étions pas
mariés depuis une heure que, déjà, elle m'imposait ses
goûts et s'efforçait de changer les miens.
— Vous exagérez, non ?
— A peine. Et vous, Andy, avez-vous essayé de
prendre de l'ascendant sur votre mari au point de
modifier sa personnalité ?
Elle se souvenait de son incessant combat pour
convaincre Jerry d'écouter les conseils des médecins et
de mettre un bémol à sa vie de rancher et de sportif de
haut niveau. Elle l'avait harcelé jusqu'à la tombe... Mais
elle refusait d'évoquer une des périodes les plus
douloureuses de sa vie.
— Oh, quelle conversation morbide! s'exclama-t-elle.
Parlons d'autre chose, voulez-vous?
— Ma question vous a gênée ?
— Oui
— J'en conclus que, vous aussi, vous avez essayé
d'influencer votre mari et de lui imposer votre volonté.
Décidément, depuis leur émancipation, les femmes sont
devenues encore plus autoritaires que les hommes...
— Assez de poncifs sur l'évolution des mœurs, Keith !
Ce n'est pas pour entendre ce genre de banalité que je
vous ai donné rendez-vous ce soir.
— Votre mariage, ainsi que le mien, ont pourtant
marqué notre existence, non?
— Certes, mais c'est le passé...
Elle avait hâte d exposer les raisons qui l'avaient
poussée à le rencontrer dès ce soir. La nuit dernière, son
attitude et celle de Keith restaient pour elle des énigmes
qui la tourmentaient. Jusqu'à présent, des digressions
l'avaient éloignée de ce sujet. Elle voulait y venir, mais
ne savait pas comment l'aborder.
— Le présent m'inquiète, reprit-elle d'une voix mal
assurée. Depuis que nous nous sommes revus, je... je ne
suis plus moi-même. C'est terrible de ne pas se
reconnaître.
— Et je suis le responsable de cette métamorphose?
— Oui. Je croyais diriger ma vie. Or, je découvre
qu'en tait, je ne dirige rien du tout. Depuis la soirée au
Royal, je suis à la dérive, Keith. Votre insistance à me
revoir a réveillé en moi des souvenirs oubliés, ainsi
qu'une vieille blessure que je croyais guérie.
— Je ne vous savais pas si rancunière.
— D'habitude, je ne le suis pas et je pardonne
volontiers à ceux qui m'ont fait du mal mais, comme je
vous l'ai avoué, je ne me reconnais plus. Depuis une
semaine, quand je pense à vous, je passe en alternance
de la colère à l'attendrissement, sans pouvoir me
décider sur le parti à prendre.
— Choisissez sans hésiter le second, Andy chérie...
Il accentua la pression de sa main sur l'épaule de la
jeune femme et la sentit frémir. De toute évidence, elle
était troublée par sa présence. Cette constatation
engagea Keith à insister d'un ton convaincant.
— Redevenons amis, cela m'épargnera de me creuser
la tête pour trouver un stratagème qui me permettrait
de vous approcher. Oh, bien sûr, je peux toujours aller
m’installer dans votre classe et vous adorer en silence !
Il la sentit se raidir.
— Keith, je désirerais vraiment que vous cessiez cette
comédie.
— Je m'en doute et je vous promets de ne plus aller
troubler vos cours... A mon grand regret, ajouta-t-il
après un bref silence, car vos bambins sont vraiment
mignons. Cela a été pour moi une découverte. Avant
cette expérience, je ne m'intéressais pas aux enfants. A
présent, je regrette presque de ne pas en avoir. Candice
n'en voulait pas, et moi, je ne pensais qu'à faire fructifier
mon entreprise...
Il avait l'impression que, comme Andy, il tournait
autour du principal sujet sans oser l'aborder. Il se doutait
de la raison qui avait poussé la jeune femme à le
retrouver sans plus attendre. La veille au soir, elle n'avait
sûrement pas compris pourquoi, après l'avoir embrassée
avec passion, il s'était détaché d'elle et l'avait
brusquement quittée sans la moindre explication. Avait-
elle été blessée, furieuse, vexée? Tout à l'heure, en
arrivant, il aurait dû s'excuser mais, craignant de
déclencher une avalanche de reproches bien sentis, il
avait attendu qu'elle parle la première de cet incident.
Or, apparemment, elle hésitait autant que lui à
l'évoquer. Il chercha par quel biais y faire allusion.
Andréa pensait à la réflexion de Keith sur les enfants.
Elle ne l'avait pas commentée car, pour elle, c'était un
sujet douloureux. Lorsqu'elle avait appris que Jerry était
stérile, elle avait été cruellement déçue, certes, mais
l'affection qu'elle vouait à son mari n'en avait pas été
diminuée pour autant. D'un commun accord, ils avaient
décidé d'adopter un petit orphelin. La vie ne leur en
avait pas laissé le temps, hélas ! Keith se méprit sur son
silence.
— A quoi pensez-vous? demanda-t-il.
— A rien.
Il vit là l'occasion de la pousser enfin dans ses
retranchements.
— Vous mentez, dit-il. On pense toujours à quelque
chose et je devine ce qui vous contrarie.
— Vraiment?
— Oui. Vous revoyez la soirée d'hier et vous vous
interrogez sur la raison de mon départ précipité.
Elle tourna la tête pour le regarder, mais ne distingua
qu'un profil volontaire qui se découpait dans le reflet
indirect des spots. Les traits restaient dans l'ombre.
— C'est vrai que votre altitude m'a intriguée, admit-
elle... Non, intriguée n'est pas le terme exact. En réalité,
je me suis sentie rejetée, humiliée, comme punie d'avoir
cédé à un élan incontrôlé.
— Et vous le regrettez, cet élan ?
— Je ne sais pas. J'étais, et je suis encore,
complètement désorientée.
— Vous voulez dire, insatisfaite?
— Arrêtez de m'attribuer des mots que je n'ai pas
prononcés. Ceux que j'emploie sont déjà assez
troublants...
Il s'inclina vers elle au point que son front toucha
bientôt une joue de la jeune femme, la peau lui en
sembla anormalement chaude. Andréa ne regimba pas,
mais soupira avant d'ajouter :
— Cette nuit, je ne sais vraiment pas ce qui m'a pris.
— Moi, si. Le temps d'un baiser, vous avez découvert
que vous m'aimiez autant que je vous aime et...
Elle s'écarta de lui avant de se lever d'un bond.
— Laissez les sentiments de côté, Keith ! coupa-t-elle.
Je ne suis tout de même pas assez naïve pour croire que,
subitement, vous avez découvert que vous m'aimez ! Je
penche plutôt pour une flambée des sens, une flambée
que vous avez su mieux maîtriser que moi.
Il y avait comme un reproche dans sa voix.
— Je n ai rien maîtrisé du tout, protesta Keith.
Il s'était levé, lui aussi, et, tout en la retenant par les
épaules, il continua d'expliquer d'un ton bourru.
— J'ai seulement craint que votre brusque
revirement à mon égard ne soit qu'une des
conséquences de votre fatigue ou d'une inhabituelle
euphorie. Vous veniez de recevoir des amis. Peut-être
aviez-vous bu davantage que de coutume et cette légère
ivresse avait aboli vos défenses. J'ai eu peur, oui, je
l'avoue, j'ai eu peur d'abuser de votre faiblesse. Voilà,
c'est aussi simple que ça.
— Non, ce n'est pas aussi simple, murmura-t-elle. En
dépit de ce que vous vous imaginez, je n'avais pas bu et
je conservais toute ma lucidité.
— Quel magnifique aveu ! s'exclama-t-il. Andy, ma
chérie, vous rendez-vous compte de ce que vous venez
de dire?
— Je me croyais à l'abri de ce genre de mésaventure
et voilà que, par votre faute...
Elle ne put continuer. Il avait resserré ses bras autour
d elle et la plaquait contre lui avec une telle vigueur
qu’elle en perdait la respiration.
Alors qu'elle levait les deux mains pour le repousser,
il prit ses lèvres entrouvertes. Dans un baiser ardent,
passionné, sa bouche se nourrit de la sienne. Sa langue
l'explora, brûlante. Par le seul pouvoir de ses baisers, il
sentit que, comme la veille, il anéantissait en elle toute
résistance.
Andrea lui avait répondu, d'abord presque malgré
elle, puis avec une ardeur égale à la sienne. Elle devenait
toute molle, tandis que des vagues voluptueuses
ondulaient de sa gorge jusqu'à ses reins. Elle
redécouvrait la même plénitude de sensations que cette
nuit. Mais lorsqu'il commença à déboutonner le haut de
sa robe et, d'une paume impatiente, lui caressa la
naissance des seins, elle eut un sursaut et un ultime
réflexe de défense.
— Non, Keith, pas ici, pas dans un jardin public. A
tout instant, un gardien pourrait nous surprendre.
II ne discuta pas et, tandis qu'elle reboutonnait sa
robe, il la prit par la main et l'entraîna vivement à
l'extérieur du parc.
L'instant suivant, elle se retrouvait avec lui dans le
parking, où il ne restait plus que la Bentley. Keith en
déverrouilla les portières. En un clin d'œil, il bascula les
sièges avant en couchettes. Sans trop savoir comment,
étourdie par la violence de son désir, Andréa se retrouva
allongée sur de moelleux coussins, avec Keith à côté
d'elle, dans l'habitacle que des vitres teintées
protégeaient des regards curieux.
Tandis qu'il la dénudait, elle lui déboutonnait
fiévreusement sa chemise, afin de sentir sous ses doigts
la chaleur et la peau du torse musclé. Dévorée par la
flamme que Keith avait allumée, elle mêlait ses jambes
aux siennes et aurait voulu se fondre en lui.
— Andy, Andy, murmurait-il entre deux baisers.
— Keith... Keith, ne me quitte pas...
Il était vraiment l'enivrante aventure de sa vie. A
quinze ans, déjà, elle en avait eu l'intuition. A trente ans,
elle savourait enfin avec lui ce que, inconsciemment, elle
avait refoulé au plus profond d'elle-même et qui,
maintenant, explosait avec une violence dévastatrice.
Un bref instant, la voix de la raison lui souffla qu'elle
avait passé l'âge de faire l'amour sur les coussins d'une
voiture. Elle refusa de l'écouter. Elle ne pensait plus,
avait perdu toute notion de cette dignité à laquelle elle
tenait tellement. Elle gémit lorsque Keith lui mordilla le
bout d'un sein et, parce qu'elle exigeait bien davantage,
elle glissa une paume vers son sexe dur qu'elle caressa
avec volupté.
— Non, chérie, non, protesta-t-il d'un ton rauque en
écartant la main trop impatiente.
Il réalisait seulement à cet instant qu'il n'avait pas eu
l'idée de se munir de protection. C'était parfaitement
irresponsable. Il aurait dû prévoir... Mais c'était trop tard
pour reculer. Il se rassura en se rappelant ce qu'il avait lu
dans une revue médicale : les femmes ne sont fécondes
que quelques jours par mois. En somme, le risque était
relativement réduit. Se fiant à sa bonne étoile, il décida
de le courir.
Et ouvrant les cuisses d'Andy, il la posséda de toute
sa puissance.
C'était trop intense. Andréa aurait voulu arrêter le
temps. Elle se cramponna à la tête de Keith en soupirant
de bonheur. Jamais, non, jamais, elle n'avait ressenti un
plaisir aussi sauvage.
Elle ne vivait plus que par le milieu de son corps, où
les va-et-vient de Keith, de plus en plus profonds, de plus
en plus rapides, étaient en train d'allumer un soleil
ardent.
Puis dans un spasme plus violent encore que les
autres, elle eut l'impression d'exploser en mille éclats de
lumière qui s'éparpillèrent dans le firmament. Et elle se
cambra en criant de bonheur.
Un long soupir rauque lui répondit, et Keith, haletant
et sans forces, retomba à son côté.

La paix enfin revenue dans son corps, Andréa mit


encore un moment avant de recouvrer le sens des
réalités.
Elle ne voguait pas sur une étoile ou sur un nuage.
Plus prosaïquement, elle se retrouvait dans une Bentley,
arrêtée dans un des parkings du jardin public.
6.

Après avoir déposé Andréa devant chez elle, Keith


reprit la direction de Castle's Row, le quartier de l'autre
côté du parc, où il demeurait. Le trafic était fluide et, un
quart d'heure plus tard, passant la main par la vitre
ouverte, il dirigeait vers la porte de son garage le boîtier
électronique qui en commandait l'ouverture.
Quelques instants plus tard, les portes se refermaient
derrière la Bentley. Keith quitta sa voiture et poursuivit
son chemin en longeant, à pied, l'allée bordée de
palmiers qui conduisait à sa grande villa.
Tout à l'heure, en s'arrêtant devant la maison
d'Andréa, il avait été presque soulagé que la jeune
femme refuse qu'il l'accompagne jusque chez elle. A
présent, il s'étonnait de sa propre réaction. Il avait enfin
possédé la femme de sa vie. Il l'avait également
comblée, car elle n'avait pu retenir soupirs et
gémissements prouvant le plaisir qu'elle prenait à leurs
ébats. Alors, pourquoi le refus d'Andréa de passer le
reste de la nuit avec lui ne l'avait-il ni déçu ni vexé?
Et Andréa? Pourquoi avait-elle paru si impatiente de
le quitter? Après un bref « au revoir » et sans même
songer à l'embrasser, elle était sortie de voiture. Il l'avait
vue courir dans son allée privée comme si elle avait hâte
de se réfugier dans le nid douillet de sa propre maison.
Keith fronça les sourcils. Quelque chose n’allait pas
dans leur attitude à tous les deux. Après la fusion torride
et réussie de leurs corps, ils avaient agi comme si,
brusquement, ils avaient peur.
Mais peur de quoi ?
« Absurde » ! décréta Keith en haussant les épaules.
Il approchait de sa somptueuse demeure, dont le toit
en terrasse se découpait sur un ciel bleuté de lune. Ses
sentiments pour Andréa étaient uniques. Il n avait jamais
éprouvé les mêmes pour Candice ni pour aucune des
femmes qu'il avait séduites avant ou depuis son
mariage.
Peut-être était-ce là qu'il devait chercher le nœud de
son malaise actuel. Il se découvrait follement et presque
douloureusement amoureux d'Andy et se demandait si
leur merveilleuse étreinte marquait pour lui
l'aboutissement et la fin d'une course éperdue au
bonheur, ou si c'était le début d'une belle histoire
romanesque comme on n'en trouve que dans les livres...
La suite des événements apporterait peut-être une
réponse à la question qu'il se posait. De toute manière, il
était conscient que, ce soir, sa vie avait basculé et, en
même temps, il s'étonnait de se sentir si peu sûr de lui,
car dans quelque domaine que ce fût, le doute était une
impression qu'il avait rarement éprouvée.
Il avait besoin d'un peu de temps pour voir clair en
lui. Du fond du cœur, était-il sincèrement épris, ou
n'avait-il cédé qu'à une irrésistible pulsion physique ?
Dans le dernier cas, l'amour qu'il croyait éprouver ne
serait que le fruit de son imagination.
Dès qu'il pénétra dans l'immense hall dallé de marbre
de sa maison, il sut ce qu'il devait faire : s'accorder un
long temps de réflexion qui lui permettrait de reprendre
ses esprits.
Il se dirigea vers son bureau, écrivit une petite note à
l'intention de son majordome qui arrivait tôt le matin,
puis il laissa un message sur le répondeur de chacun de
ses amis : Sébastian, Jason, Bob et William. Les cinq
Beaters avaient prévu de se réunir lundi prochain, dans
un des salons du club, pour confronter leurs travaux sur
le décryptage des rébus découverts sur l'ordinateur du
malheureux Eric. Keith prétexta qu'une affaire urgente
l'appelait loin de Colter, l'empêchant d'assister à la
réunion. Il leur téléphonerait ultérieurement. Il laissa
également un message à son directeur de production
afin que celui-ci le remplace pendant plusieurs jours à la
tête de la Software Owens.
Ensuite, au lieu de rejoindre sa chambre, il alla dans
le dressing room, en sortit les quelques vêtements
indispensables à un voyage, y ajouta sa trousse de
toilette et empila le tout dans une valise. Il n'oublia pas
de ranger dans un porte-documents, qu'il prendrait avec
lui, son ordinateur portable ainsi que les dossiers qu'il
s'était promis d'étudier pendant le week-end.
A minuit trente, il s'installait, non pas dans sa
Bentley, qu'il réservait aux déplacements dans la région,
mais au volant d'une puissante Mercedes, dont le
réservoir permettait de parcourir une longue distance
sans obliger le conducteur à s'arrêter en route pour en
refaire le plein.
Une demi-heure plus tard, il s'engageait sur
l'autoroute fédérale qui relie le Texas au Mexique.

Dès qu'elle eut posé la tête sur l'oreiller, Andrea


plongea dans un sommeil réparateur. Mais à 5 heures du
matin, elle ouvrit brusquement les yeux avec la
conviction qu'un bruit insolite l'avait réveillée.
Elle resta un moment sans bouger, tendant l'oreille
avec appréhension.
La maison était silencieuse. Les volets de la chambre
n'ayant pas été fermés, elle voyait à travers les vitres le
ciel pâlir peu à peu. Bientôt, elle perçut les premiers
gazouillis des oiseaux. En somme, rien que de très
habituel. Elle en conclut que ce qui l'avait brutalement
tirée de sa quiétude ne pouvait être qu'un affreux
cauchemar, dont elle ne gardait cependant aucune
image.
Toujours allongée sur son lit, elle croisa les mains sur
sa nuque et laissa son esprit dériver vers Keith et,
naturellement, vers la scène torride qui s'était déroulée
cette nuit dans la Bentley.
Dix jours plus tôt, ce genre d'ébats lui aurait paru
inimaginable, du moins en ce qui la concernait. Il avait
fallu que son amour d'enfance réapparaisse dans sa vie
pour que ses principes et ses repères volent en éclats.
Elle ne regrettait rien, cela dit, car leur étreinte avait
été magique. Rien qu'en l'évoquant, elle sentait son
cœur s'emballer. Mais en même temps, elle ne pouvait
se défendre d'une sourde mélancolie : et si elle n'était
qu'une pièce de plus au tableau de chasse d'un
séduisant conquérant habitué aux succès faciles? Keith
n'avait pas dû changer beaucoup depuis le collège.
Séducteur il avait été, séducteur il était resté. Elle l'avait
adoré, puis haï et presque oublié. A présent, elle
s'interrogeait sur ses propres sentiments à son égard.
Le sommeil l'ayant complètement désertée, elle
éprouva soudain le besoin de remonter le temps et de
revoir les images île leur longue histoire.
L'aube naissante redonnait leur forme aux meubles.
Andréa se leva, traversa la chambre et ouvrit les portes
d'acajou d'une lourde armoire ancienne. Sur la planche
la plus haute étaient rangées les reliques qu'elle
conservait pieusement. Il y avait là entre autres objets,
un épais album de photos, dont les clichés avaient été
classés chronologiquement en leur temps par Mme
Vances, aussi soigneuse et méthodique que sa fille.
Andréa le prit, l'emporta dans le living, s'installa sur
un des deux confortables canapés, alluma un lampadaire
et commença à le feuilleter.
Elle passa rapidement sur les premières pages et
arriva à l'époque de ses trois ans. Sur tous les clichés
apparaissait alors, à côté d'elle, un petit garçon brun,
aux yeux rieurs, qui la tenait par la main, nattait ses
longs cheveux, ou lui faisait des grimaces.
En ce temps-là, c'était Mme Vances qui photographiait
les enfants. Quelques pages plus loin, ceux-ci avaient
grandi et Keith, à qui ses parents avaient offert un Leica,
prenait à son tour les photos et prêtait parfois son
appareil à Andy.
Elle revit la cabane en rondins au fond du parc des
Owens. Keith posait alors en cow-boy, chapeauté d'un
Stetson, ou bien, un bandeau noir sur l'œil, il se
métamorphosait en pirate.
En tournant les pages, Andréa le voyait devenir un
adolescent qui aimait s'exhiber le torse nu en faisant
saillir ses muscles de sportif. A côté de lui, Andréa
paraissait fluette, voire maigrichonne. Elle retrouvait le
sentiment d'admiration qui l'animait en ce temps-là et
que trop de filles à son goût éprouvaient, comme elle,
pour Keith.
Mais Dieu qu'il était beau !
« Dommage qu'il n'ait pas eu d'enfant avec Candice !
» pensa-t-elle.
Aussitôt, un souvenir la traversa et elle sentit monter
un peu de sueur à son front.
Cette nuit, ils avaient fait l'amour comme des
adolescents inconscients. Keith ne s’était pas protégé.
Les recommandations de protection sexuelle, Andréa les
lisait dans la presse et n'y prêtait guère attention, car
cette pratique n'avait jamais été utilisée par Jerry.
Andréa trouvait même que la presse et la publicité en
parlaient beaucoup trop.
Elle ferma l'album et, rêveuse, s'amusa à faire un
petit calcul.
Pour avoir consulté plusieurs spécialistes au moment
où son mari et elle s'inquiétaient de ne pas avoir d
enfant, Andréa connaissait parfaitement les jours de
fertilité des femmes. Ayant un cycle menstruel régulier,
il lui était facile de savoir si, cette nuit, elle était ou non
en état de stérilité physiologique.
Eh bien, non, elle n'avait même pas bénéficié de
cette protection de la nature !
Cette fois, la sueur colla à son dos sa veste de
pyjama. Elle mesurait les conséquences que pouvait
avoir eues leur folle étreinte. Mon Dieu, elle courait le
risque d'avoir un enfant de Keith !
Elle en resta un moment si stupéfaite que ses
pensées semblaient s'être arrêtées.
— Un enfant de Keith ! répétait-elle à mi-voix comme
un leitmotiv.
Mon Dieu, elle revivait ses rêves d'adolescente,
lorsqu'elle se voyait au milieu d'une nichée de bambins,
dans le foyer qu'elle aurait fondé avec l'homme qu'elle
aimait!
Un enfant de Keith !
Mais, de son propre aveu, Keith ne s'intéressait pas
aux enfants. Du reste, n'avait-il pas refusé d'en avoir au
temps de son mariage avec Candice? Alors quelle serait
sa réaction s'il apprenait...?
Elle se frotta les yeux. Rêvait-elle? Perdait-elle la
tête? Pour l'instant, elle envisageait seulement une
hypothèse, pas une certitude. Elle devrait attendre une
dizaine de jours avant de savoir si son étreinte avec
Keith avait eu des conséquences qu'il n’apprécierait
probablement pas. Et encore, pour en être absolument
sûre devrait-elle à ce moment-là se soumettre à des
tests médicaux.
Mais curieusement, un instinct la confortait dans
l'idée que germait en elle la petite graine que Keith avait
semée. Elle se souvenait de la réflexion d'une de ses
amies : « Après avoir fait l'amour avec mon nouvel
époux, j'ai su que j'étais enceinte... »
A présent, Andréa partageait cette certitude, sauf
que ce n’était pas avec un époux qu'elle avait fait
l'amour, mais avec un homme qui, autant qu’elle, tenait
par-dessus tout à son indépendance.
Elle respira à fond et se posa une nouvelle question.
Si les tests étaient positifs, devrait-elle avertir Keith
qu'elle attendait un enfant ?
Après un moment de réflexion, elle opta pour la
négative, pensant qu'en apprenant la nouvelle, Keith se
croirait obligé de l'épouser ou, au moins, de reconnaître
l'enfant et d'aider matériellement.
Or, forte de son expérience au Nouvel Espoir, Andréa
savait qu'une union, même libre, contractée par
obligation morale, était vouée à l'échec et n'engendrait
souvent que des souffrances pour l'enfant, tiraillé entre
son père et sa mère après le divorce des parents.
Elle décida donc d'être une mère célibataire et de
réserver tout son amour au petit être qu'elle mettrait au
monde. Au diable les conventions et le souci du qu'en-
dira-t-on ! Elle se sentait assez forte pour affronter les
regards, voire les réflexions de ses amis et des voisins.
Ses parents lui avaient légué un confortable capital et,
en outre, elle exerçait un métier qui n'était pas
incompatible avec des obligations maternelles.
Oui, elle garderait son enfant et relèverait seule.
Sa décision lui apporta une bouffée de joie
qu'entachait cependant un arrière-goût de tristesse. Elle
aurait tellement préféré que son bébé ait été conçu dans
un élan d'amour partagé ! Or, elle était consciente que,
cette nuit, les sentiments n'avaient guère eu leur place
dans l'ardeur charnelle qui les avait unis, Keith et elle.
Certes, elle continuait d'admirer et d'aimer secrètement
son ami d'enfance, mais cet amour-là n'était pas
partagé.
Elle s'efforça de ravaler les larmes qui, brusquement,
l'aveuglaient. C'était ridicule. Au fond, elle fantasmait
sur des chimères. Désormais, elle devrait mieux tenir la
bride à son imagination.
Bien que L'envie de dormir l’eut abandonnée, elle se
sentait très lasse. Depuis l'avant-veille, trop d'émotions
la secouaient et avaient perturbé son sommeil.
Aujourd'hui dimanche, rien ne l'empêchait de retourner
se coucher et de faire la grasse matinée. Mais Andréa
était une femme d'habitudes. Le dimanche, elle
commençait toujours la matinée en apportant tous ses
soins à son jardin. Après le petit déjeuner et une bonne
douche, elle s'habillait sobrement et se rendait à l'office
dominical, où elle rencontrait la plupart de ses voisins.
Elle suivit donc le programme coutumier jusqu'au
moment où elle ferma la porte de sa maison pour
prendre à pied le chemin du temple. Subitement, elle
n'avait pas envie de bavarder avec les gens et n'aspirait
plus qu'à l'anonymat d'une foule. Elle prit alors la
décision de délaisser exceptionnellement sa paroisse et
d'aller jusqu'au centre-ville assister à l'office de 11
heures dans ce que les habitants de Colter appelaient un
peu pompeusement « la cathédrale » et qui n'était en
fait qu'une très belle église de style baroque andalou.
Elle prit sa voiture. Vingt minutes plus tard, après
avoir trouvé à se garer sur la place du Marché, elle
entrait dans une nef à peu près pleine. Elle réussit à
trouver une place et s'absorba un moment dans la
contemplation des retables et des fresques qui
décoraient les murs de pierre. La sérénité de l'endroit, la
ferveur de la foule et la beauté des hymnes chantés par
une manécanterie parfaitement entraînée apaisèrent
l'esprit tourmenté de la jeune femme.
A la fin de l'office, détendue, elle décida d'aller
déjeuner au restaurant et jeta son dévolu sur celui de
Laura. Elle se dirigea à pied et sans se presser vers une
des rues les plus commerçantes de la cité, en se
demandant si l'établissement Chez Edwards existait
encore, car elle n'avait pas revu Laura depuis le dîner au
Royal. Le fait que Laura fit des extra prouvait que les
affaires n'allaient pas tort. Le restaurant était peut-être
en faillite?
II existait toujours et, en s'approchant, Andréa
découvrit un petit écriteau derrière la vitre : « Fermé le
samedi ».
La salle, assez petite, de style rustique, était telle
qu'Andréa l'avait toujours connue. Des alcôves la
prolongeaient sur deux côtés en formant de petites
salles à manger intimes pour les familles ou les réunions
d'amis. Des chapelets de piments pendaient toujours des
poutres. Les tables étaient toujours couvertes de nappes
à carreaux rouges et blancs et elles étaient toutes
occupées par de fidèles clients, prêts à oublier la lenteur
du service afin de se régaler de succulentes brochettes
ou des meilleurs hamburgers de la ville.
En robe noire et tablier blanc, Laura était venue au-
devant d'Andréa, comme elle le faisait pour tous ses
clients. Elle conduisit la nouvelle arrivante jusqu'à une
petite table encore libre près du bar.
— Soyez la bienvenue chez nous, madame, dit-elle
assez fraîchement en tendant une carte protégée par
une feuille de cellophane.
Elle semblait toujours aussi soucieuse et ses yeux
verts fuyaient le regard d'Andréa.
« L'endroit ne se prête guère aux confidences, ce qui
explique peut-être sa réserve », se dit Andrea. Un peu
surprise, elle ne put se retenir de demander :
— Vous vous souvenez de moi ?
— Bien sûr, madame O'Rourke. Désirez-vous
commander tout de suite, ou préférez-vous étudier un
moment le menu?
— Servez-moi un hamburger et une salade.
— Je vous apporte ça tout de suite.
C'était évident qu'elle était pressée de s'éloigner.
Redoutait-elle des questions comme celles qu'Andréa lui
avait posées dans le salon pour dames du Royal ?
En attendant son retour, Andrea se demandait ce qui
n'allait pas chez Laura. Elle se souvenait d'une grande
rousse, épanouie et rieuse. Que lui était-il donc arrivé
pour qu'en quelques mois, une expression de biche
traquée eût remplacé le rire, et que l'accorte serveuse
fût devenue une femme amaigrie avec des cernes sous
les yeux ?
Avait-elle des soucis financiers? Sa prestation au
Royal pouvait le laisser croire. Mais après tout, puisque
le samedi était le jour de fermeture de son restaurant,
ce n'était peut-être pas la première fois que Laura allait
servir au palace. Elle trouvait là-bas une ambiance de
luxe bien différente de la rusticité de son modeste
établissement. A l'inverse d'Andréa, Laura devait
apprécier d'évoluer dans un cadre somptueux. Recevoir
un cachet substantiel après s'être amusée discrètement
à observer le comportement des riches pouvait être une
sorte de divertissement jubilatoire pour l'épouse d'un
cuisinier.
Mais Andréa n'y croyait pas. Les soucis de Laura
avaient une autre cause que des problèmes financiers.
L'expression apeurée de la jeune femme, Andréa l'avait
trop souvent remarquée sur le visage des femmes qui
venaient demander de laide au Nouvel Espoir. Toutes
avaient été victimes de violences conjugales ou
d'agressions sexuelles.
Mais alors, pourquoi Laura s'était-elle abstenue de
venir se confier à l'œuvre, comme Andréa le lui avait
conseillé?
Lorsque la jeune femme rousse revint avec le
hamburger, qu'accompagnaient des petites pommes de
terres dorées à point, Andréa ne put se retenir de lui
demander à mi-voix :
— Avez-vous toujours le bristol que je vous avais
remis?
— Heu... Je crois l'avoir oublié dans la veste
d'uniforme du Royal.
Andréa fouilla dans son sac, en sortit un petit carton,
sur lequel elle griffonna le numéro de son portable.
— N'hésitez pas à m'appeler, dit-elle en lui tendant le
carton, et vous pouvez me confier vos soucis. Je sais
garder un secret.
Après un coup d'œil inquiet autour d'elle, Laura prit
l'objet qu'elle enfouit rapidement dans la poche de son
tablier.
— Merci, Andréa... Excusez-moi, nous ne sommes
que deux au service et c'est vraiment le coup de feu.
Comme d'habitude, la viande était délicieuse. Andréa
termina son repas par une glace à la vanille que lui
apporta l'autre serveuse, puis elle alla régler l'addition à
la caisse. Le patron y remplaçait provisoirement Laura,
occupée probablement ailleurs. Avec son visage tout
rond et son regard clair, il avait l'air d'un brave type,
mais Andréa continuait de se demander si cette
apparence bon enfant ne dissimulait pas un caractère
brutal. Elle continuait de croire que Laura souffrait de
violences conjugales. Certes, elle savait que les conseils
qu'elle pourrait lui prodiguer n'allégeraient pas son
fardeau, mais elle avait déjà vu des femmes dans son cas
éprouver un réel soulagement à trouver une oreille
attentive et compatissante pour les écouter.
Le cas de Laura la tourmenta jusqu'à son retour à la
Roseraie. Alors seulement, elle pensa de nouveau à ses
propres soucis.
Dès qu'elle eut garé sa voiture, elle se précipita à
l'intérieur avec le secret espoir que Keith avait appelé et
laissé un message sur le répondeur.
Hélas, le voyant de l'appareil était éteint!
Keith n'avait pas cherché à la joindre. Peut-être
même l'avait-il déjà oubliée? Cette pensée lui assécha la
gorge et fit monter des larmes à ses yeux. Curieusement,
elle sentait de nouveau sa fatigue.
Elle alla dans la cuisine, se versa un verre d'eau et le
but en laissant les larmes couler sur ses joues.
Ainsi, elle avait été lucide. Keith avait seulement
obtenu d'elle ce qu'il voulait et elle avait eu raison de le
soupçonner de mentir lorsqu'il lui affirmait que, depuis
leurs retrouvailles au Royal, il l'adorait en silence.
Mais pourquoi la confirmation de ce soupçon lui
faisait-elle maintenant aussi mal ?
7.

Pendant les jours qui suivirent, Andréa dirigea sa


petite classe comme elle en avait l'habitude : avec
douceur, compétence et fermeté. Mais tout en
s'occupant des bambins qui lui avaient été confiés, elle
ne pouvait s'empêcher, par moments, de regarder le
banc vide au fond de la salle. Chaque fois, elle sentait
son cœur se serrer.
Depuis dix jours, elle n'avait aucune nouvelle de
Keith. Elle en éprouvait du dépit et avivait même sa
déception en n'évoquant plus que les bons moments
passés avec lui depuis qu'ils s'étaient retrouvés à la
soirée donnée par le club. Des bons moments qu'elle
avait toujours gâchés par des remontrances outrées. Elle
le revoyait au Royal, cherchant avec elle le sac oublié
dans la limousine, ou dans sa classe alors qu'il assistait à
ses cours avec une fausse naïveté qui enchantait ses
petits élèves. Elle pensait aussi au soir où elle l'avait
invité à dîner chez elle et où il l'avait félicitée pour ses
talents de cuisinière, puis pour l'harmonie colorée de
son jardin.
Dans la journée, elle réussissait à chasser de son
esprit le plus brûlant de tous ses souvenirs : leur étreinte
passionnée dans la Bentley. En revanche, cette image-là
revenait la hanter dès qu'elle retrouvait la solitude de la
Roseraie.
Depuis presque deux semaines, elle passait en
alternance du chagrin à la colère, tandis que son esprit
restait préoccupé par la plus angoissante des questions :
« Suis-je enceinte, oui ou non ? »
Ce jour-là avant de rentrer chez elle. Andréa s'arrêta
dans une pharmacie et acheta deux tests de grossesse,
des tests assez simples, qu'elle pouvait pratiquer elle-
même sans passer par un laboratoire.
Ce fut avec anxiété que, deux heures plus tard, elle
en regarda le résultat.
Elle ne s'était pas trompée. Les tests confirmaient ce
qu'elle soupçonnait depuis deux semaines.
Elle avait toujours souhaité avoir un enfant. Eh bien,
elle était comblée.
Dans l'instant qui suivit, sa joie fut si intense qu'en
dépit de ses résolutions de n'en rien dire à Keith, elle
ressentit le besoin de partager ce bonheur avec lui.
Mais tout aussitôt, le ressentiment effaça cette
poussée d’euphorie. Le silence de Keith était révélateur
d'un déplaisant état d'esprit. Alors, avait-elle perdu
toute dignité pour vouloir relancer un homme qui, après
avoir satisfait ses pulsions, ne lui avait plus donné signe
de vie?
Pendant le reste de la soirée, elle entretint contre lui
une colère qui ne s'apaisa qu'au moment où elle
s'allongea sur son grand lit pour essayer de trouver le
sommeil.
Andréa avait hérité de sa mère un esprit méthodique
qui ne laissait que peu de place à l'improvisation. Elle
commença par dresser des plans pour l'avenir le plus
proche. D'abord, consulter un gynécologue. Certes, les
tests étaient fiables et elle en doutait d'autant moins
que, depuis quelques jours, d'inhabituelles nausées lui
soulevaient parfois l'estomac. Mais elle avait dépassé la
trentaine et ce serait son premier enfant. Elle allait
sûrement devoir modifier son hygiène de vie, prendre
des précautions pour que sa grossesse se déroule sans
dommage pour le bébé. Aurait-elle encore le droit de
courir, d aller nager en piscine? Seul un spécialiste
pourrait lui donner ce genre de conseils. D'autre part,
elle devait programmer autrement sa carrière. Après les
vacances d'été qui commençaient dans quelques jours,
elle choisirait d'enseigner à mi-temps...
Elle se demanda alors quelle explication elle
donnerait de son état à Mlle Pringle. Elle ne se voyait pas
lui annoncer qu'elle avait fait l'amour dans une Bentley
avec Keith Owens et que ce dernier s'était ensuite
empressé de l'ignorer.
Elle réalisait qu'elle ne pourrait parler de cette nuit
torride à personne. En fait, elle n'avait pas d'amis, rien
que des relations. Même Jane, son ancienne camarade
d'école, n'était pas et n'avait jamais été sa confidente.
Elle eut un petit sourire amer. Alors qu'au Nouvel
Espoir, elle recevait les doléances de toutes les femmes
en détresse, Andréa n'avait personne dans son
entourage, ni mère, ni tante, ni cousine, ni amie à qui se
confier.
Elle haussa les épaules, refusant de s'apitoyer sur son
sort. Il existait tellement de femmes plus malheureuses
qu'elle, des femmes battues, trompées, violées,
humiliées. Or, elle n'avait subi aucun de ces sévices...
Eh bien, si ! se reprit-elle après un court moment de
réflexion. Elle se sentait profondément humiliée par le
silence méprisant de Keith. En somme, il l'avait traitée
comme une fille des rues, un objet qu'on prend puis
abandonne quand il a cessé de plaire. C'était
insupportable et profondément vexant.
Ce soir-là, elle décida qu'une telle attitude de la part
d'un homme en qui elle avait eu confiance était
inadmissible et méritait une sanction. Demain, elle
appellerait Keith. Dès qu'elle l'aurait au bout du fil, elle
lui dirait tout le mépris qu'il lui inspirait et, sans lui
laisser le temps de riposter, car elle le connaissait, il
avait sûrement une excuse toute prête à servir—, elle
raccrocherait le combiné... pour le décrocher tout de
suite après, afin que sa ligne paraisse occupée.
La pensée d'un Keith furieux et vexé lui apporta une
sorte de satisfaction. Ses muscles crispés se détendirent
et elle sombra rapidement dans un sommeil réparateur.
La nuit porte conseil, dit le proverbe. Pourtant, le
lendemain matin, Andréa conservait le même esprit
vengeur que la veille.
Après avoir arrosé son jardin, puis s'être douchée et
habillée, elle chercha dans l'annuaire le numéro de
téléphone du domicile de Keith. Dans un moment de
colère, elle avait, quelques jours plus tôt, jeté le papier
sur lequel elle avait inscrit le numéro de son portable.
Au bout de quatre sonneries, elle entendit une voix
masculine, plutôt compassée.
— Ici la résidence Owens.
Sachant qu'un majordome dirigeait la maison de
Keith, elle demanda à parler à M. Owens.
— Monsieur Owens n'est pas ici, madame. Désirez-
vous lui laisser un message ?
— Non. Je rappellerai plus tard.
Elle raccrocha en se maudissant de n'avoir pas
réfléchi que, à 8 heures du matin, Keith n'était sûrement
plus chez lui mais au bureau.
Nouvelles recherches dans l'annuaire. La Software
Owens était située dans une zone industrielle aux
environs de Colter.
Cette fois, ce fut une voix féminine qui lui répondit,
une voix aussi suave que celle des hôtesses d'aéroport.
— Bonjour ! Ici, le standard de la Software Owens.
Vers quel secteur dois-je vous diriger?
— Je désire parler à M. Owens.
— Je suis désolée, M. Owens n'est pas là.
— A quelle heure pourrai-je le rappeler?
— Je l'ignore, madame. Voulez-vous laisser un
message? Andrea raccrocha sans répondre. Si, un
vendredi, Keith n'était ni chez lui ni dans son entreprise,
où pouvait-il être, sinon avec ses amis? Au cours du
dîner au Royal, à travers des bribes de conversation,
Andrea avait cru comprendre qu'il rejoignait souvent
Jason, Sebastian, Robert et William dans les salons du
palace réservés aux membres du club.
Cela ne lui prit que quelques minutes pour trouver le
numéro de l'hôtel.
— Ici, la réception du Royal, dit une voix masculine.
Je vous écoute.
— Bonjour, dit poliment Andrea. Le club tient-il, ce
matin, une réunion chez vous? Dans l'affirmative,
pouvez-vous appeler un de ses membres ? Je cherche à
joindre M. Owens pour une communication urgente.
— Désolé, madame, mais ce matin, aucun club ne
tient de réunion chez nous. Toutefois, comme il arrive
souvent que ces messieurs se rejoignent au bar à l'heure
de l'apéritif, je peux afficher votre appel à la réception.
Laissez-moi votre nom et votre numéro de téléphone,
s'il vous plaît.
— Non, inutile, je vous remercie.
La pensée que son nom et ses coordonnées
pourraient s'étaler au su et au vu de tous les clients du
palace lui mettait la sueur au front.
Pour la troisième fois, elle raccrocha en se
demandant où était Keith. Avait-il laissé des consignes
pour ne pas être dérangé? Avait-il été appelé au loin
pour ses affaires ou, tout simplement, prenait-il du bon
temps avec une nouvelle conquête?
Elle opta pour cette dernière hypothèse et son
animosité contre lui s'en aviva.

Même en utilisant largement des crèmes de


protection solaire, en deux semaines, Keith était devenu
aussi bronzé que les autochtones.
Depuis son divorce, il aimait venir se reposer au bord
du golfe du Mexique, dans la Casa Maria, une vieille
demeure héritée d'un oncle et qui dominait une des
rares plages encore épargnées par la pollution. Trois
siècles plus tôt, elle avait abrité une mission. De ce passé
religieux ne subsistaient qu'une chapelle, transformée
en vaste salle de séjour, et un délicieux cloître, entouré d
arcades et ombragé de palmiers. Là, dans un joyeux
désordre, s'épanouissaient jasmin, Jacarandas et
hibiscus.
Dès qu'il disposait de quelques jours de liberté, c'était
dans ce havre du bout du monde que Keith venait se
ressourcer et puiser de nouvelles forces.
Cette fois, le remède semblait inefficace. Trois jours
après son arrivée, il avait compris que l'éloignement
n'apaiserait pas son esprit. Une question continuerait de
le hanter : pourquoi, après s'être montrée aussi ardente,
Andy lui avait-elle signifié, par son attitude glaciale, qu'il
n'était pas le bienvenu chez elle ? Elle avait refusé qu'il
l'accompagne et, sans même penser à l'embrasser, elle
avait couru se réfugier dans sa maison.
Après avoir tourné en rond dans le cloître pendant
trois jours, Keith s'était alors dit que prolonger son
séjour à la Casa Maria était inutile. Il serait plus avisé de
rentrer à Colter, où d'importants rendez-vous
l'attendaient.
Mais le lendemain matin, en ouvrant les volets de sa
chambre, la vue sur le golfe était si somptueuse, le ciel si
pur, qu'il avait senti fléchir sa résolution. Il ne se lassait
jamais d'écouter le clapotis des vagues sur le sable, ni de
contempler les petits bateaux qui péchaient au large,
escortés d'une nuée de mouettes.
Après tout, quelques jours de repos ne lui feraient
pas de mal et, en même temps, il en profiterait pour
rendre visite à certains de ses clients qui habitaient au-
delà de la frontière, dans le nord-est du Mexique.
Il organisa sa vie comme il le faisait à chacun de ses
séjours, retrouvant à quelques minutes de la Casa Maria
le petit village de pêcheurs où il achetait le poisson frais
et les légumes qu'une brave femme du pays lui cuisinait
à la mode mexicaine, avec force chiles, ces petits
piments rouges aussi brûlants que le feu.
Et les jours avaient passé, mais sans lui apporter la
paix de l'âme, car à ses questions torturantes il ne
trouvait aucune réponse. Keith en concluait maintenant
que son amie d'enfance et lui n'étaient vraiment pas
faits pour vivre ensemble. Il n'avait pas retrouvé
l'Andréa d'autrefois, toujours béate d'admiration devant
lui. Non seulement elle avait appris à sortir ses griffes,
mais tout dans le comportement de la jeune femme lui
prouvait qu'elle n'avait cédé à ses avances que dans une
brusque flambée des sens. Il valait mieux l'oublier et,
surtout, rayer de ses pensées le souvenir d'une certaine
nuit.
Et dire que cette nuit-là, il avait cru tenir dans ses
bras la femme de sa vie !
Cette image-là ne cessait de le hanter et il ne
réussissait à l'oublier que lorsqu'il travaillait. Grâce à son
ordinateur portable, il se tenait au courant de ses
affaires. D'autre part, en quinze jours, il avait rendu une
visite de courtoisie à deux de ses clients et décroché un
important marché avec une grosse entreprise mexicaine.
Mais surtout, à force d'étudier le message chiffré du
malheureux comptable de son ami Sébastian, il avait
enfin réussi à le décrypter.
Dès son entrée dans la société dirigée par son demi-
frère, cette vipère de Dorian Brady avait allègrement
puisé dans la caisse, mais ce n'était pas le pire de ses
méfaits. Eric Chambers avait découvert que Brady était à
la tête d'un gang et trouvait le moyen, grâce à un réseau
de fausses factures, de faire transiter par la société
l'argent sale qu'il recevait.
Les messages d'Eric dénonçaient l'escroquerie. Keith
avait alors appelé ses amis pour leur faire part de sa
découverte. De leur côté, Jason et Robert étaient arrivés
au même résultat. Il suffisait de mettre un nom sur
chaque pictogramme, de n’en retenir que la première
lettre et de former ensuite une phrase en commençant
par la fin.
Jason avait objecté que le message ne constituait pas
la preuve que Dorian Brady était le meurtrier. Au
contraire, la police pourrait soupçonner la victime
d'avoir monté de toutes pièces une accusation pour
couvrir ses propres malversations.
Keith avait été d'accord et les cinq amis s'étaient
promis de se revoir avant les fêtes de l’Independence
Day.
Keith décida alors de repartir au plus tôt. Le soir, il fit
un dernier tour dans le village et assista à l'accostage des
barques qui rentraient au port, leurs cales pleines de
poissons. Il revint à la Casa Maria en suivant la plage. Du
côté des terres, le soleil couchant incendiait le ciel, mais
à l'est, la mer devenait d'un bleu sombre presque violet.
Un vent tiède s'était levé et retroussait les vagues, dont
l’écume paraissait phosphorescente. Le spectacle était si
beau que Keith eut brusquement envie de le contempler
avec Andréa. Après tout, pourquoi n'essaierait-il pas une
ultime tentative de conciliation ? Ils avaient en commun
tellement de souvenirs ! Si chacun d'eux acceptait les
défauts de l'autre, peut-être pourraient-ils trouver un
terrain d'entente ?
En outre, il y avait eu cette inoubliable nuit, dont la
brûlure l'avait profondément marqué. Andréa ne
pouvait pas y être restée insensible. Il la connaissait
assez bien pour savoir qu'elle n'était pas du genre à
banaliser l'amour...
Il décida de l'appeler pour lui demander de le
rejoindre, ici, dans ce petit paradis tropical. Peut-être
qu'un week-end au milieu des enivrants parfums du
cloître enchanterait Andy et lui ferait abandonner sa
froideur pour recouvrer le ton de joyeuse complicité qui
avait été le sien autrefois... ?
De toute manière, la revoir apporterait sûrement la
réponse à toutes les questions qu'il se posait depuis
deux semaines.
*
* *
Allongée sur un des canapés du salon, Andréa lisait
un livre, ou du moins essayait de s'intéresser au roman
qui arrivait en tête du box-office. Elle avait branché la hi-
fi et un disque de musique romantique meublait le
silence de la nuit.
Ce soir, elle se sentait détendue, car la gynécologue
consultée dans l'après-midi avait confirmé un début de
grossesse et trouvé la jeune femme en excellente santé.
Du moins pendant les premiers mois, Andréa n'aurait
pas à modifier son style de vie. Elle pourrait continuer à
courir et à nager, sans toutefois pousser jusqu'à
l'épuisement.
Elle s'efforçait de ne plus penser à Keith, car chaque
fois quelle évoquait son image, une bouffée de colère
l'enfiévrait et Andréa craignait que cet agacement ne
soit néfaste au bébé. D'autant qu'après chaque poussée
d'exaspération, elle plongeait dans un état d'abattement
proche de la déprime.
A 22 heures, ce soir-là, Andréa referma le livre qui,
décidément, ne l'intéressait pas, et décida d'aller se
coucher.
Au moment où elle traversait la pièce pour aller
débrancher la hi-fi, le téléphone sonna.
Elle courut dans l'entrée en se demandant qui
pouvait l'appeler à une heure aussi tardive. Elle décrocha
en se disant qu'il s'agissait sûrement d'une erreur.
Une voix trop connue résonna dans l'écouteur.
— Hello. Andy, comment allez-vous?
Elle eut un hoquet de surprise et resta coite, tandis
que son pouls s'accélérait au point de lui couper la
respiration.
— Eh bien, Andy, vous ne répondez pas ? C'est moi,
Keith. Elle déglutit et recouvra un filet de voix.
— At... Attendez une minute. Je... J'ai quelque chose
sur le feu.
Elle avait dit n'importe quoi pour se donner le temps
de se reprendre. Elle serrait le combiné sur sa poitrine
en s'en voulant d'être aussi bouleversée. Keith n'avait
pas donné signe de vie depuis quinze jours et,
maintenant, il se manifestait à plus de 10 heures du soir.
Mais qu'espérait-il ? Venir la rejoindre et la séduire de
nouveau ?
Une vague de colère et de fierté lui mit le feu aux
joues. Elle avait là l'occasion de se défouler de tout le
ressentiment qu'elle nourrissait contre lui depuis deux
semaines ! Les idées défilaient dans son esprit à une
vitesse diabolique. Elle pouvait mettre son projet à
exécution et lui raccrocher au nez, mais elle pouvait
aussi se venger d'une manière plus subtile en blessant sa
vanité de macho.
Portant l'écouteur de nouveau à son oreille, elle dit
d'un ton raffermi :
— Désolée, mais je devais aller éteindre le gaz sous
une sauce qui ne doit pas bouillir.
— Vous cuisinez à 10 heures du soir? s'étonna Keith.
Elle avait recouvré toute son assurance. Avant de
répondre à la question, elle tendit le combiné vers le
salon pour que la musique qui continuait d'emplir la
pièce arrivât jusqu'au micro, puis elle décida de donner à
son interlocuteur l'impression qu'elle s'adressait à
quelqu'un d'autre.
— Le dîner est presque prêt et je suis à vous dans un
instant. Servez-vous. J'ai préparé les cocktails et des
verres sur une petite table à café.
Elle remit l'écouteur à son oreille et attendit la
réaction de Keith.
— Vous recevez des amis ?
— Un ami, rectifia-t-elle, un ami très cher, pour qui
j'ai préparé un dîner aux bougies. A présent, j'attends
que vous m'annonciez la raison de votre appel.
Le silence qui suivit donna une nouvelle suée à
Andréa. Elle avait été trop loin et s'attendait presque à
ce que Keith lui raccroche au nez. La vexation serait pour
elle.
Mais il reprit d'un ton altéré.
— Je m'étais fait des illusions et vous appelais pour
vous demander si un week-end à la frontière du
Mexique, dans une maison de rêve, serait de votre goût.
L'étonnement élargit le regard d'Andréa. Mais prise à
son propre piège, elle se devait déjouer la comédie
jusqu'au bout.
— Quand partez-vous ?
— Mais je suis déjà parti ! Depuis quinze jours. Ne
l'aviez-vous pas remarqué? demanda-t-il, légèrement
railleur.
— Oh, vous savez, le temps passe si vite ! rétorqua-t-
elle, affectant l'indifférence.
— Vous me faites marcher, non ?
— Pourquoi ferais-je cela?
— Je l'ignore. Vous n'avez pas répondu à ma
question. Acceptez-vous de venir me rejoindre à la Casa
Maria, une belle vieille maison, située au bord du golfe
du Mexique et qu'un de mes oncles m'a léguée.
Le rêve, pensa Andréa, mais un rêve rendu
impossible par la petite comédie qu'elle venait
stupidement déjouer. Si elle avouait qu'aucun invité
n'était chez elle, il lui demanderait pourquoi elle avait
menti. Aurait-elle voulu le rendre jaloux et pour quelle
raison?
Elle ne se sentait pas le courage de discuter au
téléphone de son état d'esprit.
— Alors? s'impatienta Keith. Vous prenez demain
matin l'avion pour Corpus Christi ? Je vous attendrai à
l'aéroport avec la voiture. Nous pourrons...
Il s'interrompit pour éclaircir sa voix. Andréa en
profita pour protester.
— Impossible. Keith. J'ai d'autres projets pour le
week-end.
— Vous me décevez et j'ai l'impression que vous vous
moquez bien de ce que je peux ressentir, dit-il avec
rancœur.
Elle fronça les sourcils, tandis que la colère
l'envahissait de nouveau.
— Pourquoi vos sentiments me toucheraient-ils ?
rétorqua-t-elle d'un ton vif. Si je comprends bien, vous
vous prélassez là-bas depuis plus de quinze jours, sans
même vous soucier de ce que je deviens et subitement,
parce qu'un petit coup de blues vous perturbe, je devrais
me rendre à votre chevet? Vous ne manquez pas d'air,
Keith Owens. Et maintenant, excusez-moi, mais je me
dois à mon invité...
— Attendez, Andy, ne raccrochez pas, vous vous
trompez complètement! Je ne suis venu ici que pour
trouver un endroit propice à la méditation. J'avais besoin
de réfléchir, de voir clair en moi. Mais quand on est seul,
on ne trouve pas toujours la bonne réponse aux
questions qu'on se pose. Pouvez-vous comprendre cela?
Oh oui, elle comprenait ! Et d'autant mieux que,
depuis le moment où elle était sortie de la Bentley,
encore toute chavirée par leur étreinte et un peu
confuse de s'être abandonnée avec autant d'impudeur,
elle-même ne cessait de s'interroger sur les sentiments
de Keith à son égard. N'avait-elle été qu'une conquête
de plus pour ce séducteur? Quand on est amoureux,
c'est normal de s'inquiéter des sentiments de l'autre...,
mais, apparemment, avec son égoïsme habituel, Keith
ne s'était posé ce genre de question que pour lui-même.
Il analysait ses états d'âme sans jamais se demander, ni
ce qu'Andréa éprouvait pour lui ni si, après leurs ébats
passionnés, aussi fougueux qu'incontrôlés et qui les
avaient envoyés jusqu'aux étoiles, il n'avait pas laissé un
impérissable souvenir à sa partenaire. Amère, elle
répliqua :
— Non, je ne vous comprendrai jamais, Keith. Mon
invité m'attend. Adieu ! Et elle raccrocha.
Elle aurait dû se sentir satisfaite d'avoir eu le dernier
mot, mais au lieu du soulagement attendu, elle
n'éprouvait qu'une immense détresse. Elle alla éteindre
le poste hi-fi qui continuait de déverser ses flots de
musique, puis elle courut se jeter sur son lit, enfouit son
visage dans l'oreiller et sanglota jusqu'à ce que le
sommeil ait raison de son chagrin.
Tout de suite après qu'elle eut coupé la
communication, Keith, aussi furieux que vexé, composa
de nouveau le numéro d'Andréa, mais avant d'entendre
la lointaine sonnerie, il coupa et referma son portable.
Andréa ne venait-elle pas de lui fournir la réponse aux
questions qu'il se posait? Jamais il n'aurait imaginé que
cette pudique jeune femme ait un amant... Or, si elle
recevait à 10 heures du soir un homme pour un souper
aux chandelles, ce n'était sûrement pas pour parler de la
pluie et du beau temps. Se serait-il trompé sur elle ?
Andy serait-elle devenue aussi insouciante et volage ?
Alors, dans la Bentley, ce qu'il avait pris pour une
reddition amoureuse n'aurait été pour elle qu'un banal
assouvissement des sens ?
La pointe aiguë d'une souffrance le transperça, le
laissant aussi endolori que s'il venait de recevoir un coup
de couteau. C'était curieux, car il avait toujours
considéré la jalousie comme une faiblesse et méprisé
ceux qui y succombent. Mais il avait beau se raisonner,
l'idée qu'un inconnu serrait Andréa dans ses bras le
torturait.
Il sortit de la Casa Maria et marcha à grands pas le
long de la plage. D'habitude, ce genre de promenade
l'apaisait. Or, cette fois, ni le clair de lune ni le clapotis
des vagues sur le sable n'avaient d'effet sédatif sur ses
nerfs.
Il rentra une demi-heure plus tard, toujours aussi
fébrile et de plus en plus furieux contre Andréa.

Le lendemain matin, en s'éveillant, Andréa ne


comprit pas tout de suite pourquoi elle s'était endormie
toute habillée sur son lit ni pourquoi son oreiller était
trempé. Puis, reprenant ses esprits, elle se souvint de la
scène qu'elle avait jouée au téléphone et elle se jugea
stupide. A quoi rimait cette comédie ? Elle pouvait
refuser la proposition de Keith sans inventer une histoire
aussi ridicule. Certes, il méritait d'entendre ses quatre
vérités, mais sans plus. A quoi bon lui mentir et donner
d'elle l'image dévalorisante d'une évaporée qui reçoit un
homme à 10 heures du soir pour un souper intime ?
A son avis, elle avait manqué de courage et s'était
réfugiée dans l'artifice pour ne pas affronter la réalité.
Mais quelle réalité ? Sa grossesse ? Elle avait décidé de
n'en pas parler ou, du moins, d'en repousser l'aveu le
plus tard possible. De toute manière, dans une petite
ville comme Colter, un jour ou l'autre, la nouvelle
viendrait aux oreilles de Keith, mais ce jour-là, elle aurait
rompu avec lui depuis longtemps...
Elle se leva et, jusqu'à midi, elle se dépensa dans le
jardin avec l'espoir qu'en se donnant à fond à son
activité préférée, elle oublierait ses griefs contre Keith.
A midi, alors qu'elle s'apprêtait à déjeuner, le
téléphone sonna. Persuadée que c'était Keith, elle se
précipita dans le vestibule, décrocha le combiné et fut
déçue en reconnaissant la voix de son amie Jane. Son
ancienne camarade de classe lui proposait de venir la
rejoindre à l'heure du goûter. La librairie étant fermée le
dimanche, Jane aimait recevoir ses amis à la campagne.
Elle avait retapé une ancienne ferme à quelques
kilomètres de Colter. Le seul luxe de cette résidence
rustique était une piscine presque aussi vaste qu'un
bassin de compétition.
Andréa n'hésita pas. La seule idée de s'ébattre dans
l'eau par cette chaleur caniculaire était rafraîchissante.
Quatre heures plus tard, après avoir fourré maillot et
drap de bain dans un sac de sport, Andréa venait de
prendre une douche, lorsque la sonnette de la porte
d'entrée retentit. Elle enfila rapidement un peignoir en
éponge, glissa ses pieds nus dans des mules et alla dans
l'entrée regarder à travers l'œilleton qui était le visiteur.
Tout d'abord, elle ne le reconnut pas. L'homme qui
gardait maintenant le doigt sur le bouton de sonnette
avait le teint basané, le bout des cils et des cheveux
décoloré par le soleil.
Quand elle comprit que c'était Keith, son cœur
manqua un battement et repartit en s'affolant. Inutile de
refuser d'ouvrir, car Keith semblait décidé à lui vriller les
tympans jusqu'à ce qu’elle accepte de le recevoir.
Le vacarme s'arrêta dès qu'elle commença à tourner
le verrou. Elle entrebâilla le vantail sans toutefois
débloquer la chaîne de sécurité, puis regarda Keith. En
polo et pantalon blanc, bronzé comme un Mexicain, il
était superbe, beaucoup trop beau pour sa tranquillité
d'esprit, car elle se sentait de nouveau fascinée.
— Qu'attendez-vous pour m'inviter à entrer ?
demanda-t-il d'un ton bourru.
— Je... je ne suis pas dans une tenue décente.
Il glissa un œil vers ce qu'il pouvait entrevoir.
Effectivement, elle paraissait nue sous un peignoir.
D'une main, elle essayait d'en maintenir serrés les deux
pans.
Keith sentit le sang monter à son front. Bon sang,
avait-elle gardé près d'elle l'invité de la veille? Des idées
de meurtre lui traversèrent l'esprit. S'ils étaient tous les
deux, il se sentait capable...
La voix d'Andréa mit fin à ses cogitations.
— Navrée, Keith, mais des amis m'ont invitée à les
rejoindre. Ils m'attendent et j'étais en train de me
préparer.
— Accordez-moi tout de même quelques minutes.
— Non, je risquerais d'arriver en retard.
— Je ne resterai pas longtemps, je vous le promets.
Ouvrez-moi ! Sous votre porche il n'y a pas un souffle d
air et il fait une chaleur à tomber raide d'insolation. C'est
ma mort que vous voulez?
Elle décrocha la chaîne et s'effaça pour le laisser
entrer.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle en resserrant
vivement le peignoir, dont un des pans s'était écarté et
lui dénudait un sein.
— Je veux seulement vous parler, murmura-t-il.
Ses yeux noirs la déshabillaient sans vergogne et
Andréa croyait sentir les longues mains viriles sur son
corps. Elle soupira tout en s efforçant de recouvrer une
animosité en train de s'effilocher.
— Je vous croyais au bord du golfe du Mexique.
— J'en suis revenu en fin de matinée. Dommage que
vous ayez refusé de me rejoindre. Hier soir, j'ai douté de
votre excuse, mais je vois qu'effectivement vous aviez
d'autres projets pour le week-end. Je connais vos amis?
— Je ne crois pas. Ils n'ont rien à voir avec votre
monde des affaires. Aucun d'eux n'est membre de ces
clubs sélects et snobs qui tiennent leurs assises au Royal.
— Si c'est une pique, elle est mal venue, Andy, car
c'est grâce à cette soirée au Royal que nous nous
sommes enfin retrouvés.
— Pour mon plus grand malheur, hélas !
Il avança d'un pas, la prit aux épaules et la sentit
frémir.
— Pourquoi parlez-vous de malheur? Entre nous,
rappelez-vous, ça n'a pas trop mal recommencé.
Elle s'efforça de lui échapper, mais il la tenait
solidement. Elle protesta alors d'un ton bref.
— Laissez-moi ! Je dois m'habiller pour partir et je
n'ai vraiment pas le temps de discuter avec vous.
Il l'attira contre lui et prit soudain ses lèvres dans un
baiser plus punitif que tendre, un baiser dur, implacable,
qui la laissa chancelante.
— Je reviendrai dans la soirée, promit-il. Nous avons
besoin de mettre les choses au point, tous les deux.
8.

En arrivant près de chez Jane, Andréa fut soulagée de


découvrir une double file de voitures dans l'allée privée
conduisant à la ferme. Ne se sentant pas d'humeur
festive, elle se disait qu'après s'être ébattue dans la
piscine, ce serait facile pour elle de s'isoler au milieu
d'une foule sans être obligée, comme cela se passait
souvent, de participer à une partie de bridge ou
d'échecs.
Sa première déception fut de constater que la piscine
était envahie par plusieurs jeunes qui disputaient une
partie de water-polo. Elle n'avait pas envie d'aller se
mêler à leurs jeux.
Sa seconde déception fut de ne pouvoir s'isoler. Il y
avait beaucoup de monde à l'ombre des arbres du grand
jardin et comme elle connaissait presque tous les amis
de Jane pour les avoir déjà rencontrés à plusieurs
reprises, elle se contraignit à aller de groupe en groupe,
paraissant s'intéresser soit à la péroraison d'un
professeur de philosophie sur les dangers du
matérialisme, soit à une discussion entre un juge et deux
édiles municipaux qui déploraient la montée de la
criminalité dans certaines villes du Texas. Tous ces gens
étaient sympathiques, certes, mais tellement sérieux
qu'ils en devenaient assommants.
A l'heure du goûter, les jeunes abandonnèrent la
piscine pour rejoindre leurs parents qui les avaient
précédés devant un grand buffet campagnard, installé
sous un auvent. Jane y offrait des jus de fruits aux
enfants, du punch aux adultes et, à tous, les tartes et les
biscuits au gingembre qu'elle avait préparés pendant
toute la matinée et qui seraient engloutis en moins de
vingt minutes.
Andréa n'avait pas faim. Elle ne se sentait pas très
bien et attribuait son mal-être à la chaleur. Avant le
goûter, elle avait profité d'un moment où les discussions
allaient bon train pour s'éclipser à l'intérieur de la ferme
et enfiler son maillot. A présent, elle n'avait qu'à faire
glisser les bretelles de sa robe pour se retrouver en
tenue de bain et aller rejoindre dans la piscine les
quelques invités qui y nageaient.
Elle prit le grand verre de punch que lui tendait Jane,
en avala quelques gorgées et s'exclama :
— Ouch ! Tu n'as pas lésiné sur le rhum.
En même temps, elle se demandait si l'alcool n'était
pas contre-indiqué dans son état. Mais la boisson était si
fraîche qu'elle la but jusqu'à la dernière goutte.
Elle se sentit soudain beaucoup mieux et, décidant
d'aller faire quelques brasses, elle rejoignit un couple,
Jim et Maud Vartan qui, comme elle, se dirigeait vers la
piscine. Jim était juge au tribunal. Maud travaillait à
l'hôpital de Colter. D'habitude, elle les trouvait
pontifiants et ne se sentait guère d'affinités avec eux.
Mais là, ils l'amusaient. Le fait de n'avoir presque rien
sur le corps devait modifier le caractère, car Jim sautillait
d'un pied sur l'autre comme un gamin heureux d'aller
s'ébrouer dans l'eau. Le torse nu, il portait un short de
bain trop large qui découvrait ses genoux cagneux et il
agitait ses bras maigres pour inciter sa femme à le suivre
sur le plongeoir.
« Un vrai moulin à vent », se disait Andréa qui, dans
son esprit, remplaça aussitôt cette image ridicule par
celle du sculptural Keith.
Elle soupira. Elle ne devait plus penser à Keith.
Maud refusait en riant la proposition de son mari. Elle
expliqua à Andréa qu'elle détestait plonger. En même
temps, elle s'efforçait de protéger ses cheveux roux en
les couvrant d'un affreux bonnet en caoutchouc, hérissé
de petites marguerites en plastique jaune.
Jim exécuta un plongeon parfait et nagea ensuite vers
les deux femmes encore debout au bord de la piscine.
— On y va? proposa Maud.
— D'accord, approuva Andréa.
Mais au moment où elle prenait son élan pour sauter
dans l'eau, elle eut l'impression de devenir sourde,
tandis qu'un brusque étourdissement lui brouillait la
vue. Elle tourbillonna sur elle-même et perdit
connaissance.
Quand elle rouvrit les yeux, elle ne vit d'abord que le
bonnet aux marguerites, puis elle découvrit en dessous
les yeux verts de Maud qui la regardaient avec anxiété.
Andréa comprit alors qu'elle était allongée sur l'herbe.
Jim lui tapotait les joues. Jane agitait au-dessus de son
visage un éventail japonais. D'autres personnes se
penchaient sur elle avec inquiétude.
— Elle revient à elle, dit une voix.
— Il faut la transporter à l'ombre, ordonna Maud.
Andréa les regarda tous d'un œil encore égaré, puis
recouvrant un reste de forces, elle demanda ce qui lui
était arrivé.
— Vous êtes tombée dans l'eau comme une pierre,
dit Maud. Sur le moment, j'ai cru à une plaisanterie, mais
quand je vous ai vue couler, j'ai compris que vous étiez
victime d'un malaise. Jim et les autres nageurs sont
accourus et m'ont aidée à vous hisser jusqu'à la pelouse.
— C'est très gentil à vous tous et je vous en remercie,
dit Andréa qui repoussa doucement la main tenant
l'éventail. Maintenant, je vais bien.
Elle se souleva sur un coude. Maud la plaqua de
nouveau sur l'herbe en protestant.
— Ne vous relevez pas toute seule. Attendez qu'on
vous apporte un fauteuil !
— Mais non, je vous assure que je vais beaucoup
mieux. Je ne sais vraiment pas ce qui m'a pris, car je n'ai
jamais eu d'étourdissement.
— C'est la chaleur, décréta Jim.
Une confortable chaise longue arriva, tirée par des
bras d'adolescents jusqu'à l'ombre d'un grand chêne.
Soutenue par des mains compatissantes, Andréa se
résigna à aller s'y installer.
« Les amis de Jane ont raison », pensa-t-elle. La
chaleur était sûrement la cause de sa perte de
conscience. Elle était restée trop longtemps au soleil. Et
maintenant, alors qu'elle ne souhaitait rien d'autre que
de repartir chez elle, Andréa devait remercier et rassurer
tous ces gens qui ne cessaient de venir lui demander de
ses nouvelles.
— Je vais très bien, disait-elle en s'efforçant de leur
sourire. Mais un mal de tête lui serrait les tempes et il
devenait si lancinant qu'elle en avait presque des
nausées. Elle doutait maintenant que la chaleur fût à
l'origine de son malaise. Elle n'aurait jamais dû avaler le
grand verre de punch, alors qu'elle savait que deux
doigts de vin suffisaient à la griser.
Une heure plus tard, profitant du départ de quelques
invités, elle se leva, alla remercier Jane et saluer les amis
qui restaient. Elle leur annonça qu'elle rentrait chez elle.
Jim et Maud trouvèrent que ce n'était pas une bonne
idée.
— Prendre le volant après avoir failli vous noyer, c'est
dangereux, disait Jim qui avait interrompu la partie de
bridge qu'il disputait avec trois professeurs.
— N'exagérez rien, protesta Andréa, je ne me suis
pas noyée et je me sens parfaitement capable de
conduire.
— Un nouveau vertige peut vous priver de vos
réflexes et ce sera l'accident, décréta Maud. Je vais vous
emmener chez vous au volant de notre berline. Demain,
avec Jim qui me suivra, je reconduirai votre voiture
jusqu'à votre maison. Croyez-moi, c'est beaucoup plus
prudent.
Andréa eut beau protester, Maud eut le dernier mot.
Devant l'avis d'une des surveillantes d'un hôpital qui
recevait de trop nombreux blessés de la route, Andréa
n'avait plus qu'à s'incliner.
Dans la voiture, à chaque ralentissement, elle sentait
sur elle le regard perçant de Maud.
Un peu avant d'atteindre la Pine Valley, alors qu'elles
étaient arrêtées à un feu rouge, Maud demanda tout de
go à sa passagère si elle n'était pas enceinte.
Andréa sursauta et haussa les sourcils.
— Qu'est-ce qui vous fait soupçonner une chose
pareille ?
— Un certain comportement qui ne vous ressemble
pas. Nous nous sommes souvent rencontrées chez Jane
et je vous ai connue ouverte aux autres et plus sportive
que la plupart d'entre nous. Aujourd'hui, vous êtes
soucieuse et le fait d'avoir été victime de ce malaise au
bord de la piscine prouve que vous n'êtes pas dans votre
assiette. Alors, l'idée d'une grossesse non désirée m'est
venue à l'esprit. Me suis-je trompée?
— En partie, oui, dit Andréa qui appréciait la brutale
franchise de Maud et savait pouvoir compter sur sa
discrétion. J'ai désiré cet entant, vous pouvez me croire.
D'un geste amical, Maud lui tapota le genou.
— Alors, un bon conseil, dit-elle en souriant. A
l'avenir, quand Jane vous invitera, buvez de préférence
un jus de fruit. Son punch est délicieux, mais elle a
tendance à y verser plus de rhum blanc que de jus
d'orange. Je suis sûre que vous avez maintenant un
satané mal de crâne.
— Vous avez raison. Il est même si violent que je me
demande s'il cédera à l'aspirine.
Maud étendit le bras vers la boîte à gants et en
rabattit le couvercle, découvrant ainsi un vrai rayon de
pharmacie. Elle expliqua que les laboratoires lui
envoyaient beaucoup d'échantillons, puis elle choisit une
petite boîte et la tendit à sa voisine.
— Evitez l'aspirine. Prenez plutôt cette spécialité ;
elle est efficace et tout à fait inoffensive pour le bébé.
Dès votre retour chez vous, avalez un comprimé avec un
peu d'eau et allongez-vous. Vous verrez, ça ira très vite
beaucoup mieux.
Andréa la remercia. Elle avait l'impression d'avoir
jusqu'alors méjugé Maud. Celle-ci se comportait comme
une véritable amie. Elle n'avait pas posé d'autres
questions et Andréa lui en était secrètement
reconnaissante.
Alors que la voiture s'arrêtait devant l'allée privée de
la Roseraie, Maud demanda :
— Vous êtes sûre de n'avoir besoin de personne ? Si
vous le désirez, je peux rester un moment avec vous.
— Non, non, rassurez-vous. Tout ira très bien.
Elle la remercia de nouveau. Arrivée sous le porche,
elle se retourna et lui adressa un dernier petit signe
d'amitié.
Puis elle déverrouilla sa porte et rentra chez elle.
Cinq minutes plus tard, après avoir été au-delà des
prescriptions en avalant deux comprimés au lieu d'un,
elle se réfugia dans sa chambre.
Avant de partir, elle avait coupé l'air conditionné,
comptant sur l'épaisseur des murs en pierre pour
conserver dans la maison un peu de fraîcheur. Elle
détestait passer brusquement de la touffeur de la
température extérieure à la glacière des pièces
réfrigérées.
Il faisait tout de même très chaud dans la chambre,
orientée au sud-ouest, et dont les volets étaient restés
ouverts. Andréa se dépouilla de sa robe et du maillot
encore humide, qu'elle abandonna en vrac sur la
moquette. Puis, dédaignant le peignoir en coton fleuri,
négligemment jeté sur le dossier d'une bergère, elle
s'allongea sur le lit, après avoir eu soin de replier la
courtepointe en satin blanc.
Elle étendit le bras et mit en route le petit ventilateur
posé sur la table de chevet. Chaque fois que l'air brassé
par l'hélice tournante caressait sa peau moite de sueur,
Andréa soupirait d'aise.
Le remède de Maud semblait relever du miracle, car
la migraine disparaissait progressivement, laissant la
place à une somnolence qui donnait à la jeune femme
l'impression de planer sur un nuage.
Le bruit de la sonnette de la porte d'entrée ne réussit
même pas à percer le brouillard dans le lequel elle
s'ensevelissait avec délices. Elle crut rêver et ne bougea
pas.
Elle ne réagit pas davantage lorsque, quelques
minutes plus tard, une haute silhouette se profila
derrière une des portes-fenêtres. Comme le living, la
chambre donnait sur le jardin derrière la maison. Andréa
avait atteint maintenant un tel degré de béatitude que
tout événement insolite lui paraissait normal.
« Mais c'est Keith, se dit-elle. Je me demande ce qu'il
fait dans mon jardin. S'il continue de cogner du doigt sur
la vitre, il va la briser... »

Personne n'ayant répondu à son coup de sonnette,


Keith en avait d'abord déduit qu'Andréa n'était pas
encore rentrée de chez ses amis. Pour être sûr que la
Roseraie était déserte, il l'avait contournée en
approchant son visage de chaque fenêtre, afin de jeter
un coup d'œil à l'intérieur.
En même temps, il déplorait l'absence de sécurité.
Alors que, dans Castle's Row, portails, grilles et caméras
de surveillance protégeaient les domaines, ici, non
seulement les maisons n'étaient séparées les unes des
autres que par de simples haies, ou des pelouses, mais
apparemment Andréa ne se souciait même pas de
fermer ses volets lorsqu'elle s'absentait. Un rôdeur
pouvait aisément se glisser dans son jardin et
s'introduire ensuite chez elle...
Il en était là de ses réflexions lorsque, soudain, son
regard s'élargit. Non, il ne rêvait pas. C'était bien Andréa
qu'il apercevait à travers la vitre. Après avoir jeté un
coup d'œil dans le living désert, il avait atteint les portes-
fenêtres de la chambre, une pièce telle qu'il l'avait
imaginée, avec lit à colonnes, commode, bergères et
psyché à l'ancienne.
Et allongée sur le lit, cette superbe Vénus à la peau
laiteuse, mais oui, c'était Andréa complètement nue.
Apparemment, elle s'était enfin libérée de ses
complexes car, la tête tournée vers la fenêtre, c'était
impossible qu'elle ne l'eût pas vu. Certes, il se tenait à
contre-jour, mais Andréa devait tout de même
apercevoir une présence derrière les vitres. Or, elle ne
bougeait pas.
Il essaya de manœuvrer le bec-de-cane, mais celui-ci
était bloqué de l'intérieur.
— Andy, ouvrez-moi ! Elle n'eut aucune réaction.
Inquiet, cette fois, il tapa plus fort en élevant la voix.
— Andy, êtes-vous souffrante ? Si vous n'ouvrez pas
immédiatement, je casse la vitre ou j'appelle la police.
Le dernier mot traversa l'esprit d'Andréa. La police?
Keith avait perdu l'esprit. Qu'est-ce que la police
viendrait faire chez elle ?
Elle se leva et, sans se presser, toujours dans le plus
simple appareil, elle traversa la chambre et débloqua la
porte-fenêtre.
— Allez-vous bien? demanda Keith en entrant. L'idée
le traversa qu'elle était ivre. Aussi ajouta-t-il :
— J'ai l'impression que vous ne vous êtes pas
ennuyée chez vos amis.
— Mes amis ? Que... quels amis ? bégaya-t-elle.
Et soudain, un éclair de raison dissipa en partie les
brumes de son esprit et lui redonna le sens des réalités.
Dans un réflexe de pudeur, elle saisit le peignoir sur la
bergère et l'enfila précipitamment.
Keith avait refermé la porte-fenêtre derrière lui.
Debout au milieu de la chambre, il la contemplait de cet
air supérieur, vaguement ironique, qui avait le don
d'horripiler la jeune femme.
— Que faites-vous chez moi ? demanda-t-elle en
fronçant les sourcils.
— Souvenez-vous, je devais revenir dans la soirée,
alors je tiens mes promesses. Lorsque j'ai sonné,
pourquoi n'avez-vous pas répondu ?
— Je dormais.
Il fit un pas vers les vêtements épars sur le sol, se
pencha, palpa le maillot encore humide, puis se tourna
vers Andréa.
— La réception a eu lieu autour d'une piscine, n'est-
ce pas ? Apparemment, elle a été bien arrosée.
Elle se raidit.
— Qu'êtes-vous en train d'insinuer?
— Je n'insinue rien, je constate que vous n'êtes pas
dans votre état normal, donc j'en déduis que vous avez
bu plus que de raison.
— J'ai bu un verre de punch, pas davantage. Et
d'abord, en quoi cela vous regarde-t-il ? Vous
disparaissez pendant une éternité, sans vous soucier de
moi et, dès que vous revenez, c'est pour me faire la
morale. Allez-vous-en, Keith !
Il ne bougea pas.
— Vous n'avez pas entendu ? insista-t-elle.
Pour toute réponse, il la saisit aux épaules et la serra
contre lui. Elle ne regimba pas. Alors, connaissant le
pouvoir de ses baisers, il pencha la tête et l'embrassa.
Andréa se sentit faiblir; cette fois, le baiser de Keith
n'était pas la seule cause de son trouble. Ses oreilles
recommençaient à bourdonner, exactement comme au
moment où, prise d'étourdissement, elle avait basculé
dans la piscine. Dans la crainte d'un nouveau malaise,
elle repoussa Keith.
— Laissez-moi, j'ai besoin d'une douche. A mon
retour, je ne veux plus vous voir ici, c'est compris ?
Et elle courut jusque dans la salle de bains. Là, elle
emplit le lavabo et, se cramponnant aux bords de
faïence, elle plongea le visage dans l'eau froide, soulagée
de sentir que son vertige se dissipait.
Elle se redressa et s'essuya avec une serviette puis,
tout en remettant ses mèches brunes en place, elle
s'examina dans la glace et se trouva affreuse, pâle, les
traits tirés, les yeux cernés.
Etait-ce cela, le « masque de grossesse » dont parlait
la brochure médicale que la gynécologue lui avait
remise? « Non, se dit-elle, c'est tout de même un peu
tôt. J'ai tout simplement la tête d'une femme qui dort
mal depuis plusieurs jours et qui a bu un verre de trop
cet après-midi. Keith avait raison, je ne suis pas dans
mon état habituel... »
Keith ?... Au fait, où était-il ? Elle l'avait si sèchement
renvoyé qu'il était peut-être parti définitivement. L'idée
la chagrina sans toutefois lui serrer douloureusement le
cœur. Les comprimés de Maud continuaient leur effet
euphorisant.
Elle haussa les épaules avec insouciance.
— Qu'il aille donc au diable ! maugréa-t-elle.
Quelques minutes plus tard, en sortant de la salle de
bains, elle comprit que Keith n'avait tenu aucun compte
de ses injonctions, car un arôme de café embaumait la
maison.
Elle le trouva en train de disposer deux tasses et des
cuillers sur le comptoir du bar qui séparait la cuisine du
living.
Il la regarda et Andréa reçut l'impact des yeux noirs
qui la retenaient, la sondaient, la jugeaient.
Sans lui laisser le temps de protester, Keith lui
conseilla gentiment de s'asseoir et, en même temps, il
lui décochait un de ses lumineux sourires, auxquels
Andréa était incapable de résister.
Abandonnant provisoirement le combat, elle se jucha
sur un des tabourets, tandis que son compagnon
retournait dans la cuisine pour chercher cafetière et
sucrier.
— Du café à 8 heures du soir, c'est idiot, bougonna-t-
elle dans un dernier sursaut de rancune.
— C'est le meilleur remède quand on a un peu forcé
sur l'alcool, répliqua-t-il en revenant vers le bar.
Il s'assit en face d'elle, emplit les deux tasses et la
regarda porter la sienne à ses lèvres.
— Vous sentez-vous mieux? demanda-t-il.
— Je ne suis pas malade, riposta-t-elle en posant sa
tasse encore à demi pleine sur le comptoir. A présent,
expliquez-moi pourquoi vous avez quitté votre thébaïde
mexicaine.
— Pour vous parler. Et si vous me demandez
pourquoi je m'incruste ici après que vous m'avez montré
la porte dans un mouvement de colère, je vous
répondrai que, tout à l'heure, quand vous avez couru
vers la salle de bains, un souvenir m'est revenu à l'esprit
— Quel souvenir?
— La scène remonte à notre enfance. Je crois que
vous aviez huit ou neuf ans. Je vous attendais à
l'intérieur de la cabane, après avoir chapardé un bocal
de cerises à l'eau-de-vie dans la cave à liqueurs de mes
parents. J'étais fier de mon exploit, mais connaissant
votre rigueur, je vous ai alors raconté que c'était un
cadeau de ma mère. Vous avez mangé quelques cerises
sans tellement les apprécier, tandis que moi, pour vous
prouver que j'étais un homme, j'ai avalé tout l'alcool du
bocal. Un quart d'heure plus tard, malade comme un
chien, je vomissais avec l'impression que j'allais rendre
l'âme, en même temps que cette eau-de-vie que mon
estomac d'enfant refusait. Vous vouliez appeler mes
parents. Je vous en ai empêchée en vous avouant la
vérité : j'avais volé ce flacon...
— J'ai dû vous houspiller comme vous le méritiez.
— Eh bien, non, vous m'avez soigné. Vous êtes
retournée à la cure et, à l'insu de votre mère, vous avez
apporté à la cabane une brassée de torchons et un broc
d'eau. Je vous revois encore me laver, puis nettoyer le
plancher souillé, afin que ne subsiste aucune trace de ce
qui était devenu un drame à nos yeux...
Andréa souriait, le regard lointain. Oui, elle se
souvenait de l'événement, d'autant mieux que celui-ci
avait modifié ses projets d'avenir. Toute petite, elle
répétait à qui voulait l'entendre que, plus tard, elle serait
infirmière. Ce jour-là, elle avait joué son rôle avec
application, maîtrisant ses haut-le-cœur pour soigner
son dieu de l'époque, un dieu en bien piteux état. En
même temps, dégoûtée, elle avait compris que le métier
d'infirmière était plus difficile qu'elle ne l'avait imaginé
et, par la suite, elle avait radicalement modifié ses
projets. Quand elle serait grande, elle serait institutrice...
Keith continua en enveloppant un des poignets de la
jeune femme d'une paume réconfortante.
—... Alors, tout à l'heure, en voyant votre petite
mine, j'ai décidé que les rôles étaient inversés. C'était
maintenant à moi de vous soigner.
— Vous faites l'amalgame entre un comportement
d'enfant et celui d'un adulte.
— Pourquoi pas? Nous avons grandi, mûri, vécu des
existences séparées, mais dans le fond, nous ne sommes
pas tellement différents de ce que nous étions au temps
de nos dix ans. Une profonde amitié et une complicité
de tous les instants nous unissaient. Ces deux
sentiments-là ne sont pas taris, que je sache ! En ce qui
me concerne, ils ont resurgi lorsque nous nous sommes
revus et, avec eux, tous les souvenirs de notre enfance.
C'est pourquoi, maintenant, je veux vous aider à dissiper
votre gueule de bois.
— Je vous répète que je ne suis pas ivre.
— Vous en affichiez pourtant tous les signes, à
commencer par l'étalage de votre superbe nudité dans
une chambre aux volets ouverts, alors que n'importe qui
pouvait vous contempler à travers les fenêtres.
Elle eut un bref froncement de sourcils et dégagea
vivement sa main, qu'il emprisonnait toujours sous la
sienne. Choisissant de revenir au passé, elle objecta :
— Je ne suis pas comme vous et je préfère ne plus
évoquer certains souvenirs d'enfance, j'étais alors votre
ombre et ne le suis heureusement plus depuis
longtemps.
— Mon ombre? Quelle idée ! Vous étiez ma meilleure
amie, celle que j'ai gravée à jamais dans mon cœur.
— Arrêtez, Keith ! La gravure ne devait pas être bien
profonde car, au cours d'un certain soir, dans notre
cabane, une terrible dispute nous a dressés l'un contre
l'autre, mettant fin à des années de complicité. Ce soir-
là, vous n'avez pas parlé d'amitié et encore moins
d'amour. Avec un cynisme presque inconscient, vous
m'avez fait comprendre que je n'étais pour vous qu'un
instrument, dont les compétences vous seraient utiles
pour réaliser vos projets.
Keith la regarda avec une stupeur amusée. Ainsi,
c'était là l'explication de l'attitude glaciale qu'elle lui
témoignait depuis qu'ils s'étaient retrouvés! Un jour,
sans le vouloir, il l'avait mortifiée et elle ne lui avait
jamais pardonné cette blessure-là.
Avec près de seize années de retard, il tenta de
plaider sa cause.
— Je ne me rappelle pas exactement les termes que
j'ai employés, dit-il. A l'époque, c'est vrai que l'ambition
me dévorait et que, en outre, je devais être
passablement idiot et infatué de moi-même. Mais je
vous aimais, Andy, et je voulais bien davantage que des
caresses et des baisers. Ce soir-là, excité par ceux que
nous venions d'échanger, je vous croyais prête à
m'accorder enfin ce que je n'avais jamais pu obtenir de
vous. J'ai voulu aller plus loin. Vous m'avez repoussé. Je
me rappelle seulement avoir été fou de rage, capable de
toutes les violences. Pour les maîtriser, j'ai dû dire
n'importe quoi.
— Non, pas n'importe quoi, Keith. Ce soir-là, vous
avez dévoilé votre véritable personnalité et brisé toutes
mes illusions. Je me suis sentie humiliée, trahie, et je
vous ai alors rayé de mes pensées...
Elle but le reste de son café et ajouta d'un air rêveur :
—... Jusqu'au moment où je me suis sentie obligée de
répondre à l'invitation de votre club, j'avais réussi à
construire ma vie sans vous. A présent, si j'avais le
pouvoir de remonter le temps, je refuserais cette
invitation.
— Pourquoi?
— Depuis la soirée au Royal, vous m'avez harcelée au
point que je n'ai plus recouvré ma tranquillité d'esprit.
Il avait rétréci son regard et l'observait avec intensité,
cherchant la vérité au-delà des mots. Il remarqua, amer :
— Harcelée, dites-vous? Pourquoi pas aussi séduite
et abandonnée, pendant que vous y êtes? C'est à cela
que vous pensez, n'est-ce pas?
— Oui.
— Vous oubliez le moment divin que nous avons vécu
ensemble, un moment que j'aurais volontiers prolongé
le reste de la nuit. Mais vous avez couru vous réfugier
dans votre maison comme si, regrettant soudain ce qui
venait de se passer entre nous, vous aviez hâte de me
fuir.
— Je ne regrettais rien, oh, non ! Mais j'étais lucide et
me doutais que, pour vous, je n'étais qu'une victoire de
plus à votre palmarès de séducteur. Mes intuitions me
trompent rarement. La preuve : pendant plus de deux
semaines, vous ne m'avez pas donné signe de vie.
— J'avais besoin de réfléchir loin du tumulte de mes
affaires, besoin d'analyser les sentiments qui me
bouleversaient. Ne pouvez-vous comprendre cela?
— Non. Un coup de fil pour me rassurer n'aurait pas
troublé votre méditation, que je sache !
— Et ce coup de fil est venu trop tard, remarqua-t-il
d'une voix subitement altérée. Non seulement trop tard,
mais bien mal à propos puisqu'il a dérangé un tendre
tête-à-tête avec votre ami.
Elle faillit demander « Quel ami ? », mais se souvint à
temps de sa petite comédie de la veille. Elle regarda
Keith. Ses yeux noirs avaient perdu leur éclat et son
visage paraissait maintenant empreint d'une gravité et
d'une tristesse inhabituelles.
Elle haussa les sourcils. A la fois surprise et toute
vibrante d'espoir, elle demanda :
— Seriez-vous jaloux?
— Je ne sais pas si c'est de la jalousie, mais sur le
moment, j'ai eu si mal que j'ai brusquement éprouvé le
besoin de quitter la Casa Maria, ce havre de paix où je
m'étais réfugié. Au volant, pendant tout le trajet du
retour, je me répétais que je n'étais qu'un imbécile
vaniteux. Je croyais vous avoir comblée, or, je me
trompais. Vous aviez recherché ailleurs un plaisir que je
n'avais pas su vous donner.
— Oh, assez, Keith !
Elle se leva, prit les tasses vides et les cuillers pour les
laver. Tout en se dirigeant vers l'évier, elle continuait de
protester en élevant le ton.
—... Le plaisir, le plaisir, il n'y a donc que cela qui
compte pour vous? Pendant notre union, je croyais que,
comme moi, vous éprouviez quelque chose qui allait
bien au-delà du plaisir. Ce soir-là, je vous ai aimé, Keith,
et pas seulement avec mon corps. Mon âme, mon cœur
participaient aussi à la fête. Le lendemain, j'ai espéré
follement un écho à mon amour. Il n'y a plus rien eu de
vous que le silence et le mépris. Je me suis sentie
oubliée, voire rejetée...
Il l'interrompit, sarcastique.
— Et vous vous êtes consolée dans les bras d'un
autre.
— Non, Keith, non, ce n'est pas mon genre.
— Mais pourtant, hier soir...
— Hier soir, je me suis vengée. Oh, je n'en suis pas
particulièrement fière ! Mais c'est vrai que, soudain, j'ai
eu envie de vous faire du mal.
Elle avait essuyé les tasses et les rangeait maintenant
dans un placard en tournant le dos à Keith. Pour elle,
c'était plus facile de parler dans avoir le regard noir,
inquisiteur, fixé sur elle.
— Et qui était ce garçon ? demanda Keith d'un ton
rauque. Est-ce que je le connais?
— Hier soir, il n'y avait personne chez moi, avoua-t-
elle dans un accès de franchise. Lorsque vous avez
téléphoné, j'étais seule et je lisais, allongée sur un des
canapés du salon, en écoutant un Nocturne de Chopin.
Keith s'était levé et approché d'elle sans qu'elle l'eût
entendu. Brusquement, elle sentit deux bras lui entourer
la taille et l'obliger à se retourner.
Leurs corps se touchèrent. Bien qu'Andréa fût résolue
à camper sur ses positions et à maîtriser les pulsions
qu'éveillait en elle la proximité de Keith, elle se sentit
devenir toute molle et douce, alors que son cœur battait
de nouveau la chamade.
Elle leva les yeux. Le regard noir pétillait, tandis qu'un
étincelant sourire de dents blanches illuminait le visage
bronzé.
— Quel délicieux aveu! s'exclama-t-il. Vous vous
rendez compte qu'il met fin à mes doutes et à mes
tourments?
Il l'enlaça tendrement et l'embrassa dans le cou.
Déchirée entre le désir brûlant, charnel, qui se levait
en elle et le besoin d'aller jusqu'au bout de la vérité,
Andréa se contentait de savourer le tendre paradis de
deux bras solides. Keith l'embrassa sur les lèvres et elle
défaillit de bonheur. A lors, remettant à plus tard l'autre
aveu, elle lui rendit ses baisers avec tant de passion qu'il
lui chuchota à l'oreille :
— Et si nous allions dans ton lit, mon petit cœur?
Sans attendre la réponse, craignant une ultime
protestation, il la souleva comme si elle ne pesait rien.
Son fardeau dans les bras, il traversa le living, puis alla
jusqu'au seuil de la chambre. Là, il marqua une
hésitation.
— Tu le veux, toi aussi, n'est-ce pas? murmura-t-il en
l'embrassant.
— Oui.
Alors, il entra dans la pièce, remit Andréa sur ses
pieds, lui retira son peignoir et la fit pivoter en la tenant
à bout de bras. Le crépuscule éclairait un corps superbe,
aux seins hauts, ronds et fermes, au ventre plat et aux
longues jambes.
— Tu es belle... Oh, que tu es belle ! répétait-il,
ébloui.
Il la reprit contre lui, la souleva de nouveau et alla
rallonger sur le lit.
Elle le laissait faire, passive, heureuse, toujours un
peu dolente. La migraine qui, tout à l'heure, avait
recommencé à lui battre les tempes, s'était
miraculeusement dissipée. Elle se sentait détendue et
prête à toutes les folies.
Keith qui s'était déshabillé en un tour de main
s'allongea près d'elle pour la regarder encore et encore.
En même temps, il caressait la peau laiteuse, plus douce
que la plus fine des soies. Il se pencha, mordilla la pointe
d'un sein qui durcit aussitôt sous sa langue.
Andréa gémit de plaisir. Elle aurait voulu le toucher à
son tour, lui dire de nouveau qu'elle l'aimait et ajouter
qu'elle attendait un enfant de lui. Mais une curieuse
apathie la paralysait. Les comprimés de Maud
continuaient leur effet sédatif, sans toutefois réussir à
éteindre le feu que les caresses de Keith allumaient dans
tout son corps. Elle était seulement incapable de
prendre des initiatives, trouvant merveilleux de jouer les
odalisques et follement agréable de sentir les mains et
les lèvres de Keith éveiller en elle des joies qui lui
arrachaient soupirs et gémissements.
Toutefois, lorsque la langue trop gourmande s'égara
plus bas, vers la petite vallée qui abritait sa féminité,
Andréa sentit sa pudeur protester. Des deux mains, elle
prit la tête de Keith, la ramena au niveau de son visage
et lui embrassa les lèvres avec passion.
— Viens, murmura-t-elle. Viens, mon amour!
Il entra en elle et elle eut l'impression qu'il
l'emplissait jusqu'aux limites de son corps. Pourtant,
cette fois, il ne l'avait pas pénétrée en conquérant. Il
bougeait lentement, après avoir gardé pendant quelques
secondes ses lèvres sur les siennes. C'était une
communion totale, pendant laquelle il lui donnait tout
son amour.
Haletante et soudain impatiente, Andréa, qui s'était
d'abord pliée à son rythme, l'obligea à accélérer ses
poussées. Elle bougeait rapidement sous lui et tous deux
se laissaient maintenant emporter dans un océan de pur
plaisir charnel. Des vagues de plus en plus hautes, de
plus en plus violentes, les projetèrent soudain jusqu'au
paroxysme de l'extase.
Ensemble, ils exhalèrent le même cri de bonheur.
Puis peu à peu, la paix envahit leurs corps. Keith se
retira d'Andréa et l'embrassa doucement sur les lèvres.
Elle ne réagit pas. Il comprit qu'elle s'était endormie
et souriait dans son sommeil.
9.

Quand elle ouvrit les paupières, il faisait jour. La place


à côte d'elle dans le lit était vide, mais un bruit d eau
résonnait dans les profondeurs de la maison.
Intriguée, encore hébétée, elle se frotta les yeux. Elle
avait dû dormir d'un sommeil de plomb qui ne lui était
pas habituel, car elle mit un certain temps pour
recouvrer la mémoire.
Ainsi, Keith était revenu et, en dépit de toutes les
résolutions quelle avait prises pour l'oublier, elle avait de
nouveau fait l’amour avec lui.
Elle s'assit, s'adossa confortablement à son oreiller,
croisa les mains sous sa nuque et évoqua la soirée de la
veille. Les images en étaient parfois un peu floues, mais
elle se souvenait d'avoir ressenti un plaisir encore plus
aigu que dans la Bentley. Toutefois, parce qu'hier elle les
avait probablement vécues sous l'effet du calmant de
Maud, les prémices de cette jouissance s'étaient
effacées de son esprit.
Elle ne put s empêcher de sourire. Elle s'était
sûrement privée de beaucoup de délicieux petits
bonheurs. Keith avait-il été conscient de tenir dans ses
bras une femme à moitié groggy ?
Oui, sûrement, car elle se souvenait que, la croyant
ivre, il lui avait fait une tasse de café pour la réveiller.
En tout cas, elle était sûre d'une chose : elle ne lui
avait pas avoué qu’elle attendait un enfant.
Et maintenant, quelle allait être leur attitude à l'un
comme à l'autre?
Elle aimait Keith de toutes les fibres de son être. Hier,
il s'était montré tendre et attentionné mais le
connaissant aussi bien, elle savait que, tôt ou tard, le
naturel reprendrait le dessus. Keith avait toujours été
arrogant et dominateur. Or, d'un caractère indépendant,
Andréa refusait de vivre dans son ombre comme au
temps du collège. Il était donc prévisible que leur
réconciliation actuelle volerait en éclats à leur première
brouille.
Parce qu'il avait le sens du devoir, si elle lui avouait sa
grossesse, il revendiquerait immédiatement ses droits
sur l'enfant et la brouille risquait de survenir plus vite
que prévu.
Elle se demanda si elle ne serait pas plus sage en
s'accordant encore un répit avant de tout avouer. Ils
pourraient alors se rencontrer quand ils le voudraient,
passer la nuit ensemble et avoir encore des moments
divins. Après tout, sa grossesse ne serait pas visible
avant quelques mois, et d'ici là...
Le bruit d'une porte qui s'ouvre l'arracha à sa
méditation. Elle bondit hors du lit et, recouvrant ses
réflexes habituels, elle couvrit précipitamment sa nudité
en enfilant le peignoir en tissu fleuri resté sur le dos
d'une bergère. Elle en nouait la ceinture lorsque Keith
apparut sur le seuil de la chambre. Andréa le trouva
toujours aussi beau, malgré le début de barbe qui lui
noircissait le menton et les joues. Nu-pieds, dans son
polo et son pantalon blancs de la veille, il avança vers
Andréa en souriant.
— Enfin réveillée, ma chérie ? Bien dormi ?
Il constatait plus qu'il n'informait et son sourire
reflétait une indulgence amusée, voire légèrement
moqueuse. Il était clair qu'il regrettait qu'elle eût dormi
aussi profondément, les privant l'un et l'autre de
nouvelles félicités voluptueuses.
Il l'étreignit et l'embrassa tendrement. Elle se sentit
fondre mais, en même temps, son esprit restait lucide
avec une vision très nette de l'image peu séduisante
qu'elle devait offrir, au saut du lit, avec ses mèches en
bataille et sa mine chiffonnée. Andréa n'était pas
particulièrement coquette, mais sa fierté lui interdisait le
laisser-aller et, parce qu'elle était femme, elle essayait
toujours de paraître sous son meilleur jour.
— Excuse-moi, Keith, mais j'ai besoin d'une douche,
dit-elle en s'arrachant à ses bras.
— Veux-tu que je prépare le petit déjeuner ? Il éclata
d'un rire bref et ajouta :
—... Amusant! J'ai l'impression que notre dialogue est
déjà celui d'un vieux couple.
Andréa se figea sur le seuil de la chambre. Un couple?
Il pensait vraiment à un couple? Mais jamais ils ne
pourraient former un couple.
Elle se retourna lentement et le regarda, incrédule.
Les yeux noirs miroitaient sans qu’elle devine si c'était
l'ironie ou la joie qui les faisait briller.
A ce moment, un souvenir d'enfance remonta à sa
mémoire. Un jour d'adoration, elle lui avait dit que ses
prunelles avaient la couleur du chocolat. Du tac au tac, il
lui avait répondu que chaque fois qu'il regardait les
siennes, il croyait voir la mer bleue des Caraïbes, où le
yacht de son père était ancré. Ce n'était pas une
vantardise de gosse de riches et il n'y avait eu aucune
intention ostentatoire dans sa réflexion. Le fils unique
des Owens considérait comme naturel le train de vie de
ses parents.
Pourtant, si ce souvenir était resté aussi vivace dans
l'esprit d'Andréa, c'était parce qu'à l'époque, elle avait
soudain pris conscience du gouffre qui, en dépit d'un
apparent nivellement, la séparait des riches. Et lorsque,
des années plus tard, au lieu de lui offrir une bague de
fiançailles, Keith lui avait exposé sa vision de l'avenir, elle
s'était dit qu'elle avait été folle d'espérer de lui bien
davantage qu'une participation comme employée dans
ses affaires...
— Keith, dit-elle enfin, sois réaliste ! Tu sais très bien
que toi et moi, nous ne formerons jamais un couple.
— L'idée hérisserait-elle la féministe que tu semblés
être devenue ?
— Non. Je la trouve aberrante, c'est tout. Et elle fila
s'enfermer dans la salle de bains.
Cette pièce s'ouvrait à l'est, sur le jardin de façade,
comme la cuisine. Les autres matins, le soleil l'inondait.
Or, il y faisait à peine clair. Andréa ouvrit la fenêtre aux
vitres dépolies et scruta le ciel que de gros nuages noirs
obscurcissaient. Des éclairs zébraient l'horizon et le
grondement encore lointain du tonnerre était presque
continu. Cette région du Texas, au relief accidenté,
semblait attirer les orages qui y étaient souvent plus
violents qu'ailleurs.
Andréa referma la fenêtre, puis alla entrebâiller la
porte et cria :
— Keith, un grain se prépare ! Si tu veux mettre ta
voiture à l'abri, tu peux utiliser mon garage. Il est vide.
La porte n'est pas verrouillée. De l'extérieur, tu n'auras
qu'à en tourner la poignée pour pouvoir la basculer.
— Bof ! répondit Keith du living.
— Comme tu voudras.
Elle repoussa le battant en haussant les épaules.
Après tout, s'il ne craignait pas de voir les grêlons
cabosser sa carrosserie, c'était son affaire !
Elle prit tranquillement sa douche, puis passa dans
une petite pièce contiguë qui servait de dressing.
Comme la température était toujours étouffante, elle
choisit une robe légère, en voile de coton bleu roi.
Elle l'enfilait lorsque les premières gouttes
fouettèrent les vitres. Très vite, la pluie, mêlée de grêle,
tomba à torrents en rebondissant sur les tuiles du toit
avec un bruit assourdissant de tambour.
Tout en se recoiffant, Andréa pensait à ses fleurs que
ces cataractes allaient saccager.
Dès qu'elle fut prête, elle parcourut la maison à la
recherche de Keith. II n'était ni dans la cuisine ni dans le
living, où elle trouva le gros album de photos ouvert sur
un canapé, alors qu'elle se rappelait l'avoir posé sur son
secrétaire. Elle en conclut que Keith l'avait feuilleté.
S'avançant jusqu'à l'une des fenêtres, elle regarda le
jardin avec tristesse. Des pétales et des branches cassées
jonchaient les pelouses. Poussé vers l'ouest par un vent
de tempête, le grain faiblissait, laissant derrière lui un
spectacle de désolation.
Elle entendit la porte d'entrée s'ouvrir. Se précipitant
dans le vestibule, elle accueillit un Keith ruisselant. Les
filets d'eau qui dégoulinaient de ses vêtements
formaient une petite mare à ses pieds chaussés de
mocassins blancs.
Tout penaud, il expliqua :
— J'aurais dû t'écouter plus tôt. Je me suis précipité
dehors au plus fort de l'averse, craignant qu'elle
dégénère en tempête de grêle. Le temps que j'ouvre la
porte du garage et que je revienne m'installer au volant,
j'étais trempé. Si tu dispose d'un séchoir à linge, je serais
heureux d'y essorer mes vêtements.
— Bon, déchausse-toi d'abord et suis-moi.
Au passage, elle se munit d'un drap de bain, puis elle
emmena Keith dans la buanderie.
— Tu trouveras là ce qu'il te faut. Débrouille-toi.
Pendant que tes habits sécheront, tu t'envelopperas
dans ce drap. Moi, je vais préparer le breakfast.
Il la retint par un bras.
— Chérie, attends ! Comment fonctionne ce séchoir?
— Probablement de la même manière que le tien,
ironisa-t-elle.
— Mais Andy, chez moi, je ne mets jamais les pieds
dans la buanderie. Il y a du personnel pour s'occuper du
linge.
Elle le dévisagea un bref instant avec amusement.
— La différence entre nous deux, Keith, c'est qu'ici, je
n'ai pas de personnel...
Elle rit et ajouta :
— Mais comme je suis bonne fille et que mon métier
est d'enseigner, je veux bien te donner ta première
leçon.
Elle lui expliqua comment effectuer le chargement et
lui montra les boutons à enclencher.
— Mets la minuterie sur quinze. Pour sécher des
sous-vêtements, un pantalon, un polo et des
chaussettes, un quart d'heure suffira. N'oublie surtout
pas de tourner la manette « anti-froissage ». Dès que tu
seras rhabillé, viens me rejoindre dans la cuisine. A tout
à l'heure, Keith !
Il la regarda s'éloigner et quitter la buanderie de son
pas léger de ballerine. Il la trouvait ravissante dans sa
robe vaporeuse du même bleu que ses yeux. Mais
pourquoi continuait-elle d'employer avec lui ce ton
distant, voire moqueur? Pourquoi aussi, lorsqu'il avait
parlé de couple, avait-elle eu une réaction de surprise,
puis de rejet ? Il l'avait tenue dans ses bras et lorsqu'ils
avaient fait l'amour, tous deux avaient pris autant de
plaisir l'un que l'autre. Alors, puisqu'ils s'entendaient si
bien au lit, n'avait-elle pas, comme lui, le désir de
transformer leur nouvelle entente en liaison durable ?
Tout en préparant le breakfast, Andréa évoquait la
réflexion de Keith trouvant que leur dialogue au réveil
était celui d'un vieux couple. Il avait raison. Le scénario
se déroulait exactement comme s'ils étaient mariés
depuis des années. Keith séchait ses vêtements dans la
buanderie, pendant qu'elle lui mitonnait les œufs
brouillés et le lard frit dont il raffolait autrefois.
Ce qui leur arrivait aurait dû la réjouir. Keith semblait
amoureux et elle attendait un enfant de lui. En somme,
le rêve qu'elle avait fait, adolescente, se réalisait avec
plus de quinze ans de retard...
Mais pendant toutes ces années, de l'eau avait coulé
sous les ponts et leurs routes avaient divergé ; elles
s'étaient croisées de nouveau et se côtoyaient, mais
pour combien de temps ? De toute sa volonté, Andréa
s'efforçait de ne pas céder à l'euphorie du moment.
Connaissant bien Keith, elle pensait que leur liaison ne
pouvait être qu'éphémère. Ils n'avaient pas la même
conception de la vie, ni les mêmes goûts ni les mêmes
ambitions. Pendant près de seize ans, ils s'étaient
ignorés et si, depuis qu'ils s'étaient revus, non seulement
leur ancienne amitié était intacte, mais il s'y ajoutait une
parfaite entente sexuelle, aux yeux d'Andréa, ce n'était
pas suffisant pour cimenter un couple.
A présent, elle refusait de se leurrer avec des
chimères. Toutefois, pragmatique, elle ne boudait pas
son plaisir et se disait qu'après tout, avant la brouille
inévitable et définitive, et à condition que Keith renonce
à ses habitudes de macho et ne se montre pas
exagérément protecteur, ils pourraient encore passer
ensemble quelques bons moments.
Malgré toutes ses préventions contre lui, elle aimait
Keith. Ses vacances avaient commencé l'avant-veille.
N'ayant aucun projet de voyage, elle se promit de lui
suggérer qu'ils pourraient partir quelques jours,
n'importe où pourvu que ce fût loin des regards curieux
des gens de Colter.
Lorsqu'il revint, le couvert était dressé sur la grande
table avec un soin méticuleux. Les toasts grillés étaient
maintenus au chaud sous une serviette. Il y avait du
beurre, du miel et des confitures. Une délicieuse odeur
de lard frit flottait dans l'air et se mêlait à l'arôme du
café. L'orage avait fui vers l'ouest et la pièce était de
nouveau ensoleillée.
En chaussettes, Keith cherchait ses mocassins.
— Je les ai mis dehors, dit Andréa. Ils n'ont sûrement
pas encore eu le temps de sécher. Tu les enfileras après
avoir déjeuné.
Il alla humer le contenu d'une poêle puis, les yeux
rieurs, il contempla Andréa en s'exclamant :
— Mon petit cœur s'est souvenu de mon plat
préféré! Je t'adore, Andy.
Il voulut l'embrasser. Elle le repoussa gentiment.
— Va plutôt t'asseoir, Keith. Les œufs seront à point
dans une minute. Que mangeais-tu dans ta thébaïde
mexicaine ? Au fait, comment l’appelles-tu ?
— La Casa Maria. Elle est proche de la frontière du
Mexique, mais encore dans notre Etat. A part les chiles,
ces petits piments qui parfument là-bas tous les
aliments, la nourriture n'est pas différente de celle qu'on
trouve dans les restaurants texans.
Tout en versant les œufs brouillés dans un plat,
Andréa demanda :
— Qui te préparait tes repas?
— Manolita, une femme du pays qui servait déjà mon
oncle... Mmm! Tes œufs sont délicieux. Malgré ses
talents, Manolita n'a jamais su m'en préparer d'aussi
savoureux. La Casa Maria est un vrai petit paradis et je
regrette que tu n'aies pas voulu m'y rejoindre...
Elle faillit objecter que s'il lui renouvelait son
invitation, elle serait prête, cette fois, à l'accepter. Mais
il avait commencé la description du cloître et de sa
végétation tropicale, aussi n'osait-elle l'interrompre.
Après tout, elle s'était peut-être de nouveau monté la
tête. Keith avait lancé l'idée de couple comme une
boutade et rien ne lui prouvait que son esprit avait suivi
le même chemin que le sien. Elle se disait que tous deux
n'avaient sûrement pas de l'amour la même notion.
Keith confondait ce sentiment avec le désir, alors que,
pour Andréa, l'amour était une communion entre deux
êtres profondément attachés l'un à l'autre par les sens,
le cœur et l'esprit. Elle avait été heureuse avec Jerry,
tout en regrettant parfois de ne pouvoir tout partager
avec cet homme honnête, bon, intelligent mais sans
culture. Avec lui, les conversations se limitaient aux
problèmes d'élevage ou de bonne gestion du ranch, et
leurs distractions consistaient le plus souvent à regarder
un match de base-ball à la télévision.
— A propos de jardin, dit soudain Keith en se versant
une tasse de café, pendant que j'attendais que mes
vêtements sèchent, j'ai jeté un coup d'œil à l'extérieur.
Quel gâchis ! L'orage a étêté les rosiers et saccagé tes si
jolis parterres. Demain, je t'enverrai mon jardinier.
Andréa tiqua.
— Quelle idée ! Je n'ai pas besoin de ton jardinier et
suis parfaitement capable de réparer, moi-même, les
dégâts d'un orage.
Elle avait parlé d'un ton bref. Connaissant sa
susceptibilité, Keith n'insista pas. Il devinait qu'Andréa
n'avait pas encore complètement réussi à démolir le mur
qui les avait séparés pendant si longtemps. Même après
qu'elle s'était donnée à lui corps et âme, quelque chose
en elle restait inaccessible. C'était comme si elle
maintenait fermée une porte sur ses secrets. A lui de
découvrir la clé de la serrure ! Enfant, elle avait toujours
été têtue comme une mule, mais à force d'adresse et de
persévérance, en général, il réussissait à la faire céder.
S'il voulait obtenir d'elle ce qu'il voulait — car il la voulait
pour compagne, cette femme aussi raffinée
qu'indépendante et fière —, il allait devoir se montrer
fin diplomate.
« L'idée de couple est saugrenue », avait-elle
rétorqué tout à l'heure dans la chambre. Pourtant, un
jour, elle avait dit oui à Jerrold O'Rourke.
« Qu'est-ce que cet Irlandais avait donc de plus que
moi ? » se demandait Keith. Il avait cru qu'Andy s'était
mariée par dépit. Or, il savait maintenant qu'elle avait
aimé Jerry. Restait-elle traumatisée par son veuvage ? Si
c'était le cas, Keith lui démontrerait, à force de
tendresse et d'attentions, qu'ils pourraient, ensemble,
trouver le chemin d'un certain bonheur, même s'ils
devaient vivre chacun chez soi.
Pendant le repas, ils n'abordèrent que des sujets
parfaitement anodins, comme si chacun d'eux reculait le
moment de parier de celui qui les préoccupait. Keith
s'était légèrement déplacé parce qu'un rayon de soleil
l'éblouissait et l'empêchait de contempler Andréa à son
aise. Chaque fois qu'il croisait le regard bleu, il y lisait
une interrogation.
Après avoir bu une dernière tasse de café, parce que
le silence s'éternisait, il allongea un bras par-dessus la
table, enveloppa de sa paume une des mains de la jeune
femme et, n'y tenant plus, bien qu'il jugeât ridicule ce
genre de question, il demanda :
— Chérie, à quoi penses-tu ? Naturellement, comme
il s'y attendait, elle biaisa.
— Je ne pense à rien et me contente de t'admirer. Il
fit mine de se rengorger.
— Alors ? Tu me trouves beau ?
— Pas autant que tu le penses, dit-elle en souriant,
mais c'est vrai que le bronzage te va bien.
— Toi, tu n'as pas besoin de se genre d'artifice pour
être belle. Tu es la plus jolie femme que j'aie jamais
rencontrée.
Elle haussa les épaules.
— Un compliment exagéré est insignifiant et peu
crédible.
— Mais je ne dis que la vérité, chérie. Tu es
magnifique et même les petits cernes de fatigue sous tes
yeux n'enlèvent rien à ta beauté...
Et voyant là un enchaînement pour revenir sur ce qui
lui tenait à cœur, il demanda :
— Tu te souviens de la réflexion de Mme Morrison le
soir de la réception au Royal ?
— Mme Morrison ?
— Mais oui, rappelle-toi, la femme du banquier.
Quand nous étions enfants, elle habitait près de chez
nous.
Andréa s'était levée et débarrassait la table en
empilant la vaisselle sale sur un plateau. Elle fit
l'étonnée, alors que le souvenir était net dans son esprit.
— Et qu'a dit Mme Morrison ? demanda-t-elle en se
dirigeant vers l'évier.
— Elle s'est extasiée devant le couple que nous
formions. Ce soir-là, parce qu'Andréa cultivait une vieille
rancune contre Keith, la méprise de leur ancienne
voisine l'avait scandalisée. Elle le dit à Keith qui rétorqua
en se levant à son tour :
— A présent, je pense que la remarque de cette
vieille pythie était prémonitoire. Depuis la soirée du bal,
toi et moi, nous nous sommes revus plusieurs fois et ça
n'a pas trop mal marché entre nous. C'est même bien
plus qu'une réconciliation. A deux reprises, nous avons
fait l'amour et les deux fois avec le même bonheur. C'est
un début de relation plutôt prometteur, non ?
Il l'avait suivie et elle le sentait maintenant derrière
elle, si près qu'elle devait en appeler à ce qui lui restait
de volonté pour ne pas céder à la tentation de se blottir
contre lui.
Elle posa le plateau au bord de l'évier et se retourna.
— Qu'entends-tu par « relation », Keith? Je suis
devenue ta maîtresse, certes, mais on ne peut pas
qualifier de liaison ces deux moments d'abandon.
— Pourquoi pas ?
— Mais nous avons tout à réapprendre l'un de
l'autre. Toi et moi, nous avons beaucoup changé depuis
le collège. Même si nous nous aimons, nous menons des
vies totalement différentes et chacun de nous ignore les
habitudes de l'autre. Avant de parler de liaison, essayons
de mieux nous connaître.
— D'accord, chérie...
Et tout joyeux, il l'embrassa au coin des lèvres avant
de poursuivre :
— ... Viens t'installer chez moi. Je me rappelle
qu'autrefois, dans notre cabane, je t'appelais souvent «
ma petite princesse ». Eh bien, dans ma maison, tu seras
servie comme une reine et...
Andréa le bâillonna d'une main légère pour
l'interrompre.
— J'ai beaucoup mieux à te proposer, Keith chéri. Je
suis en vacances, donc libérée de mes contraintes
professionnelles. Partons ensemble pour ta thébaïde
mexicaine et passons là-bas quelques jours d'intimité,
loin des commentaires de notre petite ville.
Keith se rembrunit. Il devait rester à Colter jusqu'au 4
Juillet. Ses amis et lui s'étaient juré de démasquer Dorian
Brady avant de fêter l’Independence Day. Celui qu'ils
tenaient pour un criminel menait maintenant grand
train. Il avait déménagé pour s'installer dans une
superbe maison. De toute évidence, Brady continuait
d'escroquer en toute impunité la puissante entreprise de
son demi-frère. Tout comme ses amis, Keith savait que le
message chiffré laissé par le malheureux Eric Chambers
n'avait aucune valeur juridique. D'autre part, un
commissaire aux comptes, engagé récemment par la
Wescott Oil, n'avait relevé aucune anomalie dans la
comptabilité du groupe. Sébastian n'avait donc même
pas la possibilité d'accuser son demi-frère de
malversations, alors qu'il le soupçonnait de meurtre.
Ce soir, les Beaters, comme s'étaient surnommés les
cinq amis, devaient se réunir au Royal pour essayer de
trouver le moyen de mettre cette vipère de Brady hors
d'état de nuire. Keith se doutait que ce ne serait pas en
une seule séance qu'ils découvriraient une solution au
problème qui les préoccupait.
Mais le motif de leurs réunions avait toujours été un
secret. Jamais Sébastian, Robert, Jason ou William n'en
avaient dévoilé un seul mot à leur entourage, pas même
à leur épouse. Malgré la confiance absolue qu'il
accordait à Andréa, Keith s'interdisait de parler à la
jeune femme de la mission que lui et ses amis s'étaient
promis d'accomplir jusqu'au bout. Il ne pouvait quitter la
ville et devait trouver à cette contrainte une autre raison
que celle qui le liait à ses camarades.
Andréa qui l'observait avec une attention aiguë avait
perçu son léger froncement de sourcils. En un éclair, elle
avait compris qu'il ne partageait pas ses rêves d'évasion
romanesques. Cruellement déçue, elle était maintenant
décidée à réfuter toutes les raisons qu'il invoquerait
pour repousser sa suggestion.
— Ma proposition n'a pas l'air de t'emballer,
remarqua-t-elle après un silence.
— Détrompe-toi, elle me plaît, mais pour l'instant, je
ne peux pas m'absenter. Mes affaires...
— Toujours les affaires ! coupa-t-elle avec une amère
véhémence. Ce sont elles seules qui comptent pour toi.
Or, tu les as dirigées de loin pendant quinze jours, sans
faire faillite pour autant, que je sache! Tu prétends
m'aimer et, déjà, tu me refuses le seul cadeau que je te
demande : un peu de ton temps. J'avais oublié que pour
un cœur sec, la devise est « Time is money. » Pour toi, le
temps, c'est toujours de l'argent, n'est-ce pas?
Il la prit dans ses bras et, bien qu'elle se raidît, il la
serra tendrement contre lui.
— Je t'aime, Andy, et tu as tort d'en douter. Si tu
veux une preuve de mon amour, je suis prêt à te la
donner. Marions-nous.
Elle s'écarta de lui et le regarda, incrédule.
— Tu dis n'importe quoi.
— Mais non. Bien que je me sois promis de ne plus
jamais passer devant le maire, je t'offre ma liberté.
Marions-nous, Andy. Ensuite, nous irons où tu voudras
en voyage de noces.
Elle hocha négativement la tête en le contemplant,
cette fois, avec une tendresse amusée.
— Non, Keith, je tiens trop à ma propre liberté pour
accepter que tu aliènes la tienne. On ne se marie pas
comme ça, sur un coup de cœur ou de tête. Auparavant,
si on se plaît, on prend le temps de se connaître.
— Comme si toi et moi, nous ne nous connaissions
pas! riposta-t-il, vexé. C'est vrai que je ne comprends
plus rien à ton caractère...
Il regarda sa montre et se força à sourire.
— ... Nous reparlerons de ça plus tard. Il est temps
que je parte pour le bureau. Chérie, où sont mes
chaussures ? Elle alla les lui chercher.
II s'assit pour les enfiler. Andréa ne le quittait pas des
yeux. Il avait l'air vraiment malheureux. La pensée la
traversa qu'elle n'avait pas été complètement honnête
avec lui. II lui avait proposé le mariage, alors que, de son
côté, elle continuait de lui dissimuler sa grossesse. Si elle
la lui avouait, quelle serait sa réaction ? Après tout, ce
pourrait être un test qui, plus que les «je t'aime », la
renseignerait sur les véritables sentiments de Keith à son
égard. Mais comment lui annoncer cette nouvelle qu'elle
s'était pourtant juré de garder secrète? Il était prêt à
partir pour son entreprise, elle ne pouvait pas lui dire
tout de go : « J'attends un enfant de toi. »
Il se leva. Son visage affichait la même expression de
contrariété que tout à l'heure, mais Andréa y déchiffrait
en plus un soupçon d'anxiété.
— Aurais-tu eu un accident ? s'inquiéta-t-il. J'ai
remarqué que ta voiture n'était ni dans l'allée ni dans le
garage.
— Je l'ai laissée chez mes amis.
— Et hier soir, comment es-tu rentrée chez toi ?
— Une des invitées m'a reconduite jusqu'ici...
Elle hésita, puis voyant là un moyen de lui annoncer
la vérité, elle précisa :
— ... C'est une amie, une infirmière qui a jugé que ce
serait dangereux pour moi de prendre le volant après un
malaise.
Un petit sourire ironique frémit sur les belles lèvres
de Keith.
— Je reconnais bien là ton habituel souci de
bienséance. Un malaise ! Bel euphémisme pour qualifier
l'ivresse.
— J'avais bu un peu de punch, c'est vrai, mais je
n'étais pas ivre au point de ne pouvoir conduire. J'avais
failli me noyer après m'être évanouie au bord de la
piscine.
Elle le vit pâlir sous son hâle.
— Cela t'arrive souvent de t'évanouir?
— Non. C'était la première fois. Il fronça les sourcils.
— Tu devrais consulter un médecin.
— C'est fait... Keith, j ai quelque chose à te dire.
— Tu m'inquiètes, chérie. Serais-tu malade?
— Ce n'est pas une maladie. Je suis enceinte. Il
écarquilla des yeux ahuris.
— Tu... tu es...
Sa bouche arrondie n'arrivait plus à former les mots
et sa glotte montait et descendait le long de son cou.
Andréa se doutait qu'il allait être surpris, mais tout de
même pas à ce point, car il semblait paniqué. Il respirait
vite comme si l'air n'arrivait plus à ses poumons.
« Au fond, se disait-elle en sentant son cœur peser
une tonne, il réagit comme je m'y attendais. Il n'est pas
seulement stupéfait. La nouvelle le contrarie. »
Keith s'efforçait de recouvrer un minimum de raison.
— Co... Comment peux-tu en être sûre. Ce... ce n'est
peut-être qu'une hypothèse.
— Après plus de quinze jours, ce n'est plus une
hypothèse, mais une certitude que des tests médicaux
ont confirmée.
Il reprenait peu à peu ses esprits. La nouvelle l'avait
assommé, le laissant hébété, mais à présent, il réalisait
qu'ils allaient avoir un bébé. C'était comme si des portes
de lumière s'ouvraient soudain devant lui.
Des portes qu'Andréa se chargea de refermer
brusquement.
— Je ne voulais pas t'en parler parce que lorsque j'ai
été sûre d'être enceinte, tu t'étais déjà enfui au loin
comme un lapin effrayé. Aussi, mon intention était
d'élever seule cet enfant comme le font d'autres mères
célibataires.
— Et maintenant?
— Quoi, maintenant ?
— J'espère que tu as changé d'avis...
Les mains dans le dos, il s'était mis à tourner dans la
pièce comme un fauve en cage et continuait de parler en
élevant le ton.
— ... Cet enfant est aussi le mien et, non seulement, il
doit porter mon nom, mais nous l’élèverons ensemble.
Alors, renonce à tes idées stupides. L'indépendance a
des limites. Ne les franchis pas, tête baissée, pour ton
malheur et celui de ton enfant... De notre enfant,
rectifia-t-il.
— Arrête de crier. Je ne suis pas sourde.
Il se planta devant elle, l'œil toujours sévère.
— Et toi, cesse de jouer les féministes arrogantes.
Nous avons fait ce bébé ensemble et, ensemble, nous
l’élèverons.
— Tu n'avais pourtant pas l'air particulièrement
heureux lorsque je t'ai annoncé la nouvelle.
— J'étais à bon droit surpris.
— Et subitement, tu te découvres la fibre paternelle ?
Allons donc, je ne te crois pas! Tu veux donner ton nom
à l'enfant par devoir, pour perpétuer la lignée des
Owens, mais en réalité tu ne l'aimes pas plus que tu ne
m’aimes...
Sa voix se brisa. Tout à coup, elle mesurait à quel
point elle était odieuse. Ils auraient dû se réjouir
ensemble, rire, au besoin pleurer de joie, mais tout au
moins, établir des plans d'avenir. Au lieu d'agir comme
un couple d'amoureux l'aurait fait, ils se chamaillaient,
se disputant presque la possession du futur bébé. Keith
avait repris son agaçant va-et-vient. A bout de nerfs,
Andréa fondit soudain en larmes.
L'instant suivant, Keith la prenait dans ses bras et la
berçait contre lui.
— Andy, mon cœur, ne pleure pas, c'est ridicule...
Non, c'est moi qui suis stupide. Je n'ai jamais su
comment m'y prendre avec toi et je t'ai blessée. Tu sais
pourtant que je t'aime. Dis-moi que tu le sais.
Elle hocha négativement la tête et sanglota de plus
belle.
Keith attrapa le premier torchon à sa portée et
essuya tendrement le visage trempé de larmes, tout en
insistant d'un ton persuasif :
— Ecoute, chérie, nous avons à nous deux plus de
souvenirs que ne peut en avoir un couple de
sexagénaires. C'est déjà un gage de bonheur, non? Je
t'aime et j'aime déjà ce bébé. Je t'en supplie, sois
réaliste, abandonne tes doutes à mon sujet, ainsi que tes
théories ridicules. Je sais que l'idée du mariage te
hérisse. Aussi, je te propose une solution provisoire. A
toi de la rendre plus tard définitive.
— Que... Quelle solution ? hoqueta-t-elle en ravalant
un dernier sanglot.
— A partir d'aujourd'hui, nous consacrerons l'un à
l'autre le plus de temps possible. Dès que je serai libre,
j'accourrai vers toi. Je ne te propose plus de venir
habiter chez moi, car j'ai compris que ce n'était pas de
ton goût. Mais en nous rencontrant souvent, en
partageant nos repas, ici ou au restaurant, en passant
souvent nos nuits ensemble, nous finirons par tout
connaître l'un de l'autre, nos amis respectifs, comme nos
habitudes, nos défauts comme nos qualités. Disons que
ce sera une période probatoire, une sorte d'essai de vie
à deux.
Andréa renifla avant d'objecter :
— Et si l'essai ne se transforme pas ?
— Il réussira, j'en suis sûr... A condition toutefois que
chacun de nous accepte de faire un effort. Qu'en penses-
tu ?
— J'accepte, dit-elle sans hésiter. Et elle lui sourit
tendrement.
10.

Les jours qui suivirent, Andrea les savoura dans une


sorte de rêve éveillé. Elle venait de vivre pendant près
de trois semaines dans un état de tension permanente,
passant du désespoir à la colère, avant de décider qu'en
tant que femme libérée, elle assumerait, seule, sa
condition de mère. Puis Keith était revenu et, bien
qu'elle s'en fût d'abord défendue, elle avait mesuré à
quel point elle était attachée, corps et âme, à son ami
d'enfance. Le contraste entre ce qu'elle avait enduré et
son existence actuelle était si intense, si inespéré, qu'elle
ne pouvait croire à la pérennité d'un tel bonheur.
Oh, le chemin qu'ils parcouraient ensemble n'était
pas toujours jonché de fleurs ! Il y avait bien quelques
épines, mais Andrea s'efforçait de ne pas les voir et de
respecter à la lettre l'engagement pris :
« Si chacun de nous accepte de faire un effort... »,
avait dit Keith.
Et elle le faisait, cet effort. A présent, elle réprimait
ses petits agacements, s'abstenant de regimber,
notamment lorsque Keith se montrait un peu trop
protecteur avec elle.
Parce qu'ils n'habitaient pas sous le même toit, ils
s'étaient mutuellement promis de ne rien se cacher des
activités que tous deux continuaient de pratiquer en
dehors de leurs rencontres. Andrea jouait le jeu avec
une totale sincérité.
En revanche, Keith gardait encore pour lui quelques
secrets. Lorsqu'il lui parlait de ses réunions au Royal avec
ses amis Jason, Robert, William et Sebastian, il se
contentait d'expliquer que c'était une vieille habitude
chez les hommes d'affaires de se retrouver entre
membres du même club pour discuter entre eux des
cours de la Bourse, ou de la situation économique des
Etats-Unis. Parce qu'elle trouvait cette coutume
parfaitement naturelle, Andréa n'avait pas quêté
d'autres explications. Elle se souvenait qu'autrefois Jerry
aimait retrouver ses copains, ranchers comme lui,
autour d'une table de café, pour parler avec eux des
fluctuations du marché mondial des bovins, ou
simplement pour prendre l'apéritif.
Keith emmena plusieurs fois Andréa déjeuner à
l'extérieur. Il choisissait les luxueux établissements qu'il
avait l'habitude de fréquenter, là où le personnel
connaissait sa table préférée et était aux petits soins
pour lui. Un soir, il appela Andréa pour l'inviter à le
rejoindre dans un des restaurants du Royal, où ses amis
et lui avaient décidé de dîner ensemble, après une
réunion. Robert. William, Jason et Sébastian, qu'Andréa
avait déjà rencontrés le soir du bal, se montrèrent avec
elle d'une délicieuse courtoisie, mais, fine mouche, elle
discerna entre eux quelques sourires entendus lorsque
Keith se montrait particulièrement empressé avec elle.
Toutefois, personne ne fit allusion à une éventuelle
liaison entre les deux amis d'enfance.
Un jour, elle proposa à Keith d'aller dîner chez Laura,
dont elle était sans nouvelles. Keith refusa en prétextant
ne pas apprécier l'atmosphère rustique et bon enfant de
la salle. Les serviettes et les nappes en papier, non, ce
n'était pas son genre.
En réalité, ce qu'il se garda bien de dire à Andréa,
c'était qu'il savait que Dorian Brady fréquentait souvent
ce restaurant. Or, il ne voulait pas prendre le risque de
rencontrer celui que les cinq Beaters considéraient
comme un gibier de potence et qu'ils espéraient bien
remettre un jour dans les mains de la justice.
Andréa trouva Keith un peu snob. Mais bon, elle se
contenta d'en rire. Ne s'étaient-ils pas engagés à faire
l'impasse sur leurs petits travers? Elle n'insista pas et se
promit d'aller déjeuner seule Chez Edwards, un jour où
Keith serait occupé ailleurs avec un client.
Il l'avait emmenée visiter son entreprise, ainsi que sa
maison de Castle's Row. Andréa avait admiré les
installations ultramodernes de la première. En revanche,
la seconde ne l'avait pas éblouie, loin de là. Elle s’était
même demandé comment on pouvait se sentir à l'aise
dans un salon vaste comme un hall de gare, où
dominaient le marbre, le verre et l'acier. En outre, elle
avait toujours été allergique au style Design. Keith lui
avait du reste avoué que lui-même, au début, avait eu
un peu de difficulté à s'y habituer.
Elle avait cependant accepté de passer une nuit chez
lui. Ce fut la seule où elle resta inerte dans les bras
tendrement possessifs de Keith. La pensée que Candice
avait peut-être couché autrefois dans ce lit bas de plus
de deux mètres de large l'avait paralysée.
Même le parc à la française, avec ses buis taillés, ses
parterres géométriques et ses allées soigneusement
ratissées, ne l'avait pas enchantée. Elle préférait le
désordre coloré des jardins à l'anglaise. Devant sa
déception, Keith avait proposé :
— Si, comme je l'espère, nous décidons de nous
marier, nous chercherons, dans ce quartier ou dans un
autre, une maison à ton goût, mais suffisamment vaste
pour y donner des réceptions et y installer une nursery
pour notre bébé et pour tous ceux que nous aurons
ensuite.
Comment ne pas se sentir fondre en l'entendant faire
de si merveilleux projets ?
Andréa découvrait avec ravissement que Keith
envisageait, comme elle, d'avoir une nombreuse famille.
Et dire qu'elle l'avait cru profondément égoïste et
accroché à son statut de célibataire !
Par ailleurs, il avait accepté sans barguigner les
conditions qu'elle lui avait posées concernant sa propre
carrière. Le fait d'être mariée à un des hommes les plus
riches du comté ne devrait pas l'empêcher, à la rentrée,
d'exercer ce métier d'institutrice qui lui plaisait tant.
— D'accord, avait-il répondu sans ajouter de
commentaire. Il l'avait vivement approuvée de vouloir
également continuer son bénévolat à l'œuvre caritative
du Nouvel Espoir.
Un vendredi en fin de soirée, alors que, le corps
apaisé après des ébats particulièrement ardents et
variés, elle se reposait dans le grand lit à colonnes, la
tête nichée contre l'épaule aimée de Keith, celui-ci lui
proposa soudain d'aller passer la journée du lendemain
à Dallas, où devait se dérouler un concours hippique.
Elle se redressa sur un coude et le regarda en
souriant.
— Impossible, chéri. Souviens-toi, le samedi est le
jour de ma permanence à la fondation.
— Tu ne peux pas t'y faire remplacer?
— Si, bien sûr, mais demain, je n'y tiens pas,
— Pourquoi justement demain?
— J'attends une visite. Puisque, sans toutefois
l'apprécier, tu connais le restaurant Chez Edwards, tu te
rappelles peut-être la patronne, Laura, une grande
rousse qui accueille les clients et aide à l'occasion la
serveuse.
— Oui, vaguement, et alors?
— Je ne devrais pas t'en parler car, par respect pour
les malheureuses qui viennent me trouver, je ne
divulgue jamais rien de leur visite. Tu n'imagines pas le
nombre de femmes maltraitées par leur conjoint que je
reçois et...
Keith l'interrompit.
— Ne me dis pas que la grande rousse de Chez
Edwards est martyrisée par son cuisinier d'époux. Celui-
ci a plutôt la tête d'un mari trompé que celle d'un
tortionnaire.
— Je n'ai rien dit de tel. J'ignore encore ce qui
préoccupe Laura, mais depuis des mois quelque chose la
ronge. Je l'avais à peine reconnue à la soirée du Royal,
où elle servait pendant le souper.
— Une patronne de restaurant qui aurait été engagée
comme serveuse? Tu m'étonnes.
— C'est pourtant la vérité ; et ton étonnement
prouve que tu ne l'avais même pas reconnue. Le samedi
étant le jour de fermeture de son établissement, Laura
éprouve peut-être le besoin, par nécessité financière ou
autre, de s'engager ailleurs comme extra. Ce soir-là, j'ai
essayé en vain d'en savoir davantage. La voyant
tellement soucieuse, je lui avais offert de venir me
rendre visite au Nouvel Espoir. Jusqu'à présent, murée
dans ses secrets, comme terrorisée, elle n'avait pas
répondu à ma proposition. Or, ce matin, elle m'a
téléphoné pour me demander un rendez-vous. Elle doit
me rappeler demain, en début d'après-midi, pour me
confirmer sa visite à la fondation car, a-t-elle précisé,
elle se sent surveillée, épiée au point de ne plus être
libre de ses mouvements.
Keith resta silencieux un long moment II pouvait ne
pas apprécier les hamburgers, l'atmosphère bon enfant
et surtout certain client de Chez Edwards, mais à l'instar
de toute la population de Colter, il considérait les
propriétaires de ce restaurant comme des gens
parfaitement honorables qui étaient estimés à des
kilomètres à la ronde. Il ne les connaissait pas
particulièrement, mais il savait qu'après le meurtre
d'Eric Chambers, les enquêteurs, pas plus que ses amis,
n'avaient mis en doute la déposition de Laura qui
confirmait celle de Dorian Brady. Le soir, à l'heure du
crime, ce dernier dînait, comme les soirs précédents,
dans le restaurant Chez Edwards, où, à l'époque, une
table lui était réservée en permanence.
Keith se sentait moite d'appréhension. C'était comme
si l'ombre maléfique de ce serpent de Dorian planait
soudain au-dessus d'Andy. Pourquoi cette Laura
éprouvait-elle le désir de se rendre au Nouvel Espoir?
Son époux la battait-il comme semblait le penser
Andréa? C'était possible, après tout Keith se souvenait
qu'en d'autres temps, par sa gentillesse et sa
compréhension, Andréa avait su remonter le moral
d'une femme, à qui elle avait également insufflé le
courage de rompre avec un concubin irascible et brutal.
Par la suite, cette femme — qui s'appelait Rebecca —
avait épousé Robert Cole, l'un de ses quatre meilleurs
amis.
Mais les tourments de Laura pouvaient aussi avoir
d'autres causes que les mauvais traitements. Keith
ignorait le genre de révélations que la femme s'apprêtait
à faire, mais une curieuse intuition l'avertissait que ses
aveux risquaient de mettre Andy en danger...
Rompant avec un silence qui s'éternisait, Andréa
murmura :
— Ne sois pas aussi fâché, mon chéri. En été, des
manifestations équestres ont lieu dans toutes les villes
du Texas. Plus tard, nous n'aurons que l'embarras du
choix pour en trouver une autre à notre goût
— Je ne suis pas fâché, mais contrarié. A force de
recueillir les doléances de victimes, un jour ou l'autre
celui qu'elles accusent se retournera contre toi pour se
venger.
— Se venger de quoi ?
— Par exemple, d'avoir conseillé à sa femme de le
quitter.
— Depuis plus de quatre ans que je travaille à la
fondation avec une équipe d'une dizaine de bénévoles,
aucune d'entre nous n'a encore jamais été importunée.
— Cela peut tout de même arriver, Andy, et
maintenant, quand je te saurai là-bas, je ne serai plus
tranquille. Pour commencer, demain, j'irai te chercher à
la sortie de ta permanence. A quelle heure la quittes-tu?
— Je n'en sais rien, ça dépend de la longueur et du
nombre des consultations et je t'interdis de venir faire le
guet devant la porte. Ce serait ridicule.
Elle avait parlé plus sèchement qu'elle ne l'aurait
voulu, mais c'était plus fort qu'elle. Toute entrave à sa
liberté l'irritait. Or, depuis plusieurs jours, Keith avait de
plus en plus tendance à jouer les anges gardiens.
Aussitôt, elle regretta son impatience. C'était par
amour que Keith se faisait du souci pour elle et pour le
bébé. Même si parfois il l'agaçait, elle devait ne penser
qu'à l'intention qui le motivait.
— J’ai été injuste, chéri, pardonne-moi, dit-elle après
un bref silence. Mais vois-tu, j'ai tellement l'habitude de
me débrouiller seule, qu'il m'arrive de repousser la main
qui se tend pour m'aider.
— La mienne sera toujours tendue vers toi, affirma-t-
il en l'embrassant au coin des lèvres. N'hésite pas à la
saisir dès que tu en auras besoin. Fais tout de même
attention! Secourir les autres, c'est bien, mais ne
t'implique pas trop dans leurs histoires, car non
seulement c'est démoralisant, mais ça risque de devenir
dangereux.
Un peu plus tard, avant de repartir chez lui comme la
plupart des autres soirs, il l'invita à dîner, le lendemain,
dans un restaurant mexicain des environs de Colter.
— Sois gentille, ajouta-t-il, avant de quitter la
fondation, appelle-moi sur mon portable. A ce moment-
là seulement, je partirai pour La Quinta, où nous nous
retrouverons. Cela nous épargnera à toi comme à moi
d'attendre l'autre, assis tout seul à une table de
restaurant.
— Tu as raison, c'est la meilleure solution. A demain,
mon amour !
Et ils se quittèrent après un long et tendre baiser.
*
* *
Le matin suivant, Keith appela ses amis et leur
demanda de venir le rejoindre, d'urgence, au bureau de
son entreprise. Il avait une importante nouvelle à leur
communiquer.
Une demi-heure plus tard, ils étaient là tous les
quatre. La secrétaire avait ajouté des fauteuils, offert le
café puis, sur un signe de Keith, elle les avait laissés. Dès
qu'elle eut refermé derrière elle les portes capitonnées
de cuir, quatre questions fusèrent en même temps en
direction de Keith.
— Que se passe-t-il ?... Le prix du baril de brut serait-
il en train de flamber?... La Bourse s'effondre-t-elle?...
Seul Jason conservait un brin d'humour :
— Les petits hommes verts auraient-ils envahi notre
planète?
— Mes amis, ce sont les Beaters que j'ai appelés, dit
Keith. Il s'agit de Laura, du restaurant Chez Edwards.
Aussitôt, les mines devinrent graves. Laura avait
confirmé l'alibi de Dorian Brady. Pas plus que les
policiers, aucun des cinq hommes dans le bureau n'avait
douté de sa parole.
Keith leur raconta ce qu'il avait appris et parla de
l'hypothèse d'Andréa : probablement malheureuse en
ménage, Laura avait besoin de se confier à une oreille
compatissante. Toutefois, il conclut son récit en
exposant ses propres doutes.
— Parce que Laura se dit épiée, surveillée en
permanence, un soupçon a germé dans mon esprit. Et si
c'était le remords qui ronge cette femme?
— Le remords d'avoir fait un faux témoignage,
précisèrent les quatre Beaters d'une seule voix.
— Personne n'y avait pensé, ajouta Robert.
— On va peut-être enfin confondre cette crapule de
Brady, soupira William.
— Attendez, ne vous réjouissez pas trop vite, dit
Sébastian. Je connais mon demi-frère. S'il se sent aux
abois, il est capable de supprimer Laura avant qu'elle ne
parle. Croyez-moi, ce sera un crime parfait, de nouveau
inexpliqué, et le meurtrier continuera de nous narguer
en toute impunité.
Jason se tapotait le menton en fronçant les sourcils. Il
dit d'un ton légèrement pontifiant :
— La ville entière sait que les femmes qui choisissent
d'aller au Nouvel Espoir trouvent là-bas non seulement
une aide morale, mais aussi tout un arsenal juridique
pour les défendre ou les protéger. Le fait que Laura se
dise épiée confirme nos soupçons. Ce n'est pas son
brave homme d'époux qui la surveille. Admettons que
nous ayons vu juste et que les remords la taraudent. Si
Brady la voit prendre le chemin de la fondation, il
comprendra aussitôt que ses carottes sont cuites et il
s'arrangera, comme le dit si justement Sébastian, pour
qu'elle n'arrive pas à bon port : accident de voiture ou
autre, Laura n'aura pas le temps de parler. Mais si elle se
rend chez une amie, il n'aura aucune raison de se méfier
et il attendra une autre occasion pour se débarrasser
d'elle. Keith, tu nous as dit que Laura devait rappeler la
fondation cet après-midi pour confirmer sa visite. Alors,
téléphone à ton amie Andréa, et conseille-lui de fixer le
rendez-vous, non pas au Nouvel Espoir, mais chez elle.
— Au restaurant?
— Non, chez elle, chez Andréa. Nous savons qu'elle
demeure dans une banlieue paisible. Si le guetteur est
Brady, il voudra savoir où va Laura et il la suivra.
— Très malin, mais dangereux, objecta Robert. Ce
serait mettre deux femmes en danger au lieu d'une.
— Les policiers appellent ça « le coup de la chèvre »,
expliqua William. La chèvre, c'est bien connu, attire le
loup.
— Mais les chasseurs ne seront pas loin rétorqua
Robert en s'esclaffant. Excellente idée ! Cette fois, on le
tient, notre gibier de potence.
Soudain, tous quatre sursautèrent. Keith venait
d'abattre ses poings sur son bureau avec une telle force
que des dossiers qui s'y trouvaient s'ouvrirent en laissant
échapper leurs feuillets.
— Etes-vous tombés sur la tête? rugit-il. Renoncez à
vos idées tordues, car jamais je ne ferai courir le
moindre risque à Andréa.
— Mais nous serons là pour veiller au grain, objecta
Robert visiblement surpris par la véhémence de son ami.
— C'est non, leur asséna Keith. Brady est rusé comme
un renard et, même si vous aviez planqué vos voitures,
d'un seul coup d'œil, il flairerait le traquenard. Dès lors,
il aurait non seulement Laura dans son collimateur, mais
aussi Andy...
Il saisit au vol le rapide regard qu'échangèrent entre
eux les quatre hommes. En prononçant le diminutif
d'Andréa, il venait de dévoiler les tendres sentiments qui
l'unissaient à la jeune femme. Avec un mouvement
faussement résigné des épaules, il ajouta plus bas :
— Eh, oui, c'est comme ça ! Je suis probablement à la
veille de perdre mon statut de célibataire...
Et de nouveau impérieux :
— Abandonnez votre projet et trouvez un autre
moyen de confondre ce salaud de Brady. Moi, je refuse
de mettre Andy en danger. Point final.
— C'était pourtant le stratagème rêvé, remarqua
Jason. Bon, on te laisse, mais réfléchis encore.
— N'oublie pas que la ville respirerait mieux si le
meurtrier d'Eric était sous les verrous, ajouta William.
— Tiens-nous au courant, dit Robert.
— Et pense que tu as peut-être le pouvoir de sauver
la vie de cette pauvre Laura, ajouta perfidement
Sébastian avant de quitter la pièce avec ses acolytes.
Jamais Keith n'avait été devant un tel cas de
conscience. Pendant le reste de la matinée et jusqu'au
milieu de l'après-midi, il eut l'impression de se
dédoubler. Une partie de lui-même, impassible,
assumait les tâches habituelles d'un directeur général.
L'autre se torturait à l'idée que ses amis avaient peut-
être raison et qu'en conseillant à Andy de recevoir Laura
à la Roseraie, il enverrait en même temps le loup dans le
piège.
Mais l'instant d'après, tout son être se révoltait. Non,
il n'avait pas le droit de faire courir le moindre risque à la
femme qu'il aimait et qui attendait un enfant de lui.
A 15 heures, ce fut Andréa elle-même qui résolut le
problème qui le tourmentait.
Elle l'appelait pour le prévenir qu'elle ne pourrait pas
dîner avec lui, ce soir, dans le restaurant mexicain
comme ils en étaient convenus. Laura venait de lui
téléphoner pour lui dire de ne pas l'attendre au Nouvel
Espoir. Se rendre au siège de la fondation était trop
dangereux pour elle. Le plus raisonnable pour toutes les
deux serait de se parier à l'intérieur d'une voiture.
Andréa roulerait lentement à travers la ville, pendant
que Laura lui confierait ses soucis. Et pour mettre toutes
les chances de son côté, Laura avait conseillé à Andréa
de venir la prendre à 20 heures, devant la porte de
service du restaurant, dans une voie déserte parallèle à
la rue principale.
Soulagé, Keith fit alors une foule de
recommandations à Andy. Elle devrait rouler les portes
verrouillées, choisir les quartiers les plus fréquentés,
surveiller dans son rétroviseur si une voiture les suivait...
— Oui, mon chéri, oui, disait Andy, mais sois
tranquille, tout se passera bien.
— Je t'aime tant, mon amour.
— Je t'aime aussi, Keith.
A 21 heures, alors qu'il faisait encore jour, Andréa
rentra chez elle, tout abasourdie par le récit de Laura.
Ce n'était pas pour se plaindre de son mari que celle-
ci voulait lui parler, mais pour soulager sa conscience et
lui demander conseil.
Pendant qu'Andréa conduisait dans les rues
encombrées, comme chaque samedi, par les citadins
partant pour la campagne, sa passagère, l'œil fixé sur le
rétroviseur extérieur, l'obligeait à se replonger dans un
fait divers datant de près d'un an.
A l'époque, sans même savoir pourquoi son amant lui
demandait de mentir — eh, oui, Laura avait un amant!
— la belle rousse avait affirmé aux enquêteurs que
Dorian Brady avait dîné chez elle, ce soir-là comme les
autres soirs. Deux jours plus tard, elle apprenait le crime
par les journaux, mais comme Brady lui avait juré
ensuite qu'il n'était pour rien dans ce meurtre, et que
c'était pour se protéger des accusations probables de
son faux jeton de demi-frère qu'il lui avait demandé de
mentir, elle n'avait pas mis sa parole en doute. En ce
temps-là, elle était follement amoureuse de lui. Les deux
amants se retrouvaient le samedi dans une garçonnière
que Brady possédait à Garden Lake, une ville thermale à
une trentaine de kilomètres de Colter.
Les mois avaient passé et, parce que Brady s'était
lassé de sa jolie rousse et que les disputes ne cessaient
de les dresser l'un contre l'autre, il devenait méchant,
affirmant qu'il la tuerait si elle avait le malheur de
dénoncer son alibi à la police, comme clic l'en menaçait.
— Achetait-il votre silence? avait demandé Andréa.
— Non, je n'ai jamais reçu un seul cent de lui. Au
contraire, je plongeais souvent dans la caisse du
restaurant pour le dépanner. Je l'ai aimé, mais
maintenant mes yeux se sont dessillés et je le vois tel
qu'il est : malfaisant et cruel. Il joue avec moi comme un
chat avec une souris et je suis à bout de nerfs sans
même pouvoir me confier à mon mari, car notre ménage
bat de l'aile et, depuis longtemps, nous faisons chambre
à part...
Andréa avait passé ensuite une grande heure à
essayer de la persuader d'aller avouer son faux
témoignage à la police. Laura avait promis de lui obéir,
mais Andréa n'était pas certaine de l'avoir convaincue.
L'enjeu lui paraissait d'une telle importance que, pour
la première fois, elle décida de transgresser la loi qu'elle
s'était imposée de ne jamais divulguer les secrets qui lui
étaient confiés. Dès ce soir, elle en parlerait à Keith...
Après les encombrements de la ville, elle soupira
d'aise en retrouvant le calme de son quartier. Sa rue
était déserte et seuls les gazouillis des oiseaux
troublaient le silence. Elle rentra sa voiture au garage
puis, avant d'appeler Keith, comme elle avait la gorge
sèche, elle se rendit dans sa cuisine pour se désaltérer.
Elle savoura son jus d'orange en regardant à travers
la fenêtre ses rosiers, dont les boutons qui avaient
survécu à l'orage s'épanouissaient. Une berline aux
vitres teintées passa sur la route. Andréa y fit à peine
attention, car au même moment, elle se souvint d'avoir
oublié son portable dans sa voiture.
Elle termina son verre et, toujours méticuleuse, le
lava ensuite et le rangea avant de se diriger de nouveau
vers la porte d'entrée.
Elle l'ouvrit et ne put retenir un cri de surprise. Un
homme blond, mince, élégant, se tenait sous le porche.
— Monsieur Brady ? s'exclama-t-elle. Que faites-vous
ici? Sans répondre, il la repoussa brutalement à
l'intérieur. Du pied, il referma la porte, puis il sortit de sa
poche un pistolet, qu'il braqua sur la jeune femme en
l'obligeant à reculer jusqu'au fond du vestibule. Ses yeux
clairs brillaient comme des couteaux.
— Je vous ai suivie depuis le moment où vous avez
embarqué votre passagère, gronda-t-il. Je veux savoir ce
qu'elle vous a raconté.
Tremblante de terreur, le regard fixé sur le canon du
pistolet à un mètre de sa poitrine, Andréa était
incapable de répondre.
Alors, après avoir attendu quelques secondes, Brady
leva lentement l'arme vers le visage blêmi.
Andréa ferma les yeux, sentant déjà la balle lui
traverser le crâne.
Le bruit de la détonation fut assourdissant et, comme
il s'accompagnait d'un brouhaha de voix, Andréa se crut
dans l'autre monde.
Un étourdissement lui fit perdre conscience.

Quand elle rouvrit les paupières, elle était allongée


sur un des canapés du living. Toutes les lampes étaient
allumées. Penché sur elle, Keith lui tapotait les joues.
Derrière lui se profilaient les visages de Robert, de
William et de Jason.
— Ma chérie, c'est fini, tout va bien aller, maintenant,
disait Keith d'une voix altérée.
Avec l'impression d'émerger d'un cauchemar, Andréa
passa une main sur son front, s'étonna de n'être pas
blessée et demanda :
— Où est votre ami, Dorian, qui a voulu me tuer?
— Etendu par terre dans le vestibule, dit Keith. Il n'a
jamais été notre ami. Sébastian le surveille après avoir
appelé la police.
— Mais le coup de feu... Je n'ai pas rêvé, j'ai bien
entendu un coup de feu.
Robert prit la parole.
— Nous avons bondi sur votre agresseur au moment
où il cherchait à vous intimider. Peut-être n'aurait-il pas
tiré, mais lorsqu'on lui a tordu le bras, le coup est parti
et la balle est allée se loger dans le plafond.
— C'est un moindre mal, remarqua Jason. Andréa
écarquillait des yeux effarés.
— Mais pourquoi et comment vous étiez-vous
introduits chez moi ?
— Pourquoi ? dit Keith, c'est une longue histoire et
Laura a dû t'en raconter une partie. Mes amis et moi,
nous soupçonnions Brady depuis longtemps; et souvent,
en secret, nous nous réunissions au Royal pour chercher
ensemble comment le démasquer...
Rapidement, il résuma leur longue traque et ses
piètres résultats, avant d'aborder la dernière phase.
— Quand j'ai su que Laura voulait te parler, je me suis
douté que ce n'était pas pour te raconter ses déboires
conjugaux et, prévoyant que ses aveux te mettraient en
danger, j'ai alerté mes amis. Comment nous nous
sommes introduits chez toi ? Grâce à ton insouciance,
ma chérie. Sachant que, malgré mes conseils, tu ne
fermais pas tes volets quand tu t'absentais, j'ai cassé un
carreau de ta chambre, passé ma main par l'ouverture,
débloqué l'espagnolette intérieure et ouvert la porte-
fenêtre comme l'aurait fait n'importe quel cambrioleur.
Ignorant combien de temps durerait ta promenade avec
Laura, j'avais donné rendez-vous à 20 heures à mes
amis. Après avoir garé nos voitures loin d'ici, nous
sommes passés par ton jardin de derrière pour ne pas
alerter le voisinage.
— A votre retour, reprit Robert, nous étions terrés
dans la buanderie en souhaitant que vous n'ayez pas
besoin d'entrer dans cette pièce.
— Et le scénario s'est déroulé comme prévu, dit
William. Nous avons vu arriver la voiture de Brady. Dès
que vous êtes allée ouvrir la porte d'entrée, nous nous
sommes glissés silencieusement dans votre cuisine. La
suite, vous la connaissez.
— Ce salaud de Brady a été si surpris, renchérit Jason,
qu'il a dû croire que le ciel lui tombait sur la tête. Cinq
paires de bras le ceinturaient...
— Quatre, rectifia Robert. Fou d'inquiétude, Keith
s'était précipité vers vous au point d'en oublier son rôle
de Beater.
— De quoi ? demanda Andréa, ahurie.
— En vénerie, expliqua William, un Beater est un
rabatteur de gibier. Depuis le meurtre d'Eric, c'est le
surnom que nous nous étions donné, tous les cinq, pour
faire sortir ce malfaisant renard de son terrier et...
Le bruit des sirènes l'interrompit. Deux voitures de
police, dont celle du shérif, ainsi qu'une ambulance
avaient répondu à l'appel de Sébastian.
Andréa laissa les Beaters se débrouiller avec les
nouveaux envahisseurs. Un peu plus tard, elle résuma au
shérif ce que Laura lui avait confié, mais elle comprenait
que son récit avait moins d'importance que l'arme et
surtout la balle qu'un inspecteur avait extraite du
plafond et qui, disait-il, était probablement la même que
celle qui avait tué le malheureux chef comptable.
Toujours allongée, les yeux clos et, en apparence, mal
remise du choc, alors qu'elle avait complètement
récupéré ses facultés, elle réfléchissait en attendant que
cesse le branle-bas dans sa maison. De cette histoire,
elle retenait surtout que Keith lui avait dissimulé la
véritable raison de ses réunions avec ses amis. Il lui avait
menti, alors qu'ils s'étaient promis l'un à l'autre de ne
rien se cacher de leurs activités réciproques.
Ce manque de confiance soulevait en elle des vagues
de rancune et de désillusion.
Mais depuis quelque temps, elle avait beaucoup
évolué et appris à ne pas se fier seulement aux
apparences. Peu à peu, ses griefs contre Keith
s'effilochaient, laissant la place à une indulgence
amusée.
Au fond, se disait-elle, comme ses quatre amis, Keith
avait gardé une âme de collégien. Au lieu de laisser à la
police le soin de découvrir le coupable, ces cinq hommes
d'affaires à l'emploi du temps surchargé avaient passé
leurs loisirs à jouer les détectives, formant un petit clan
secret, s'affublant entre eux d'un surnom et se creusant
les méninges pour découvrir le code d'un message
chiffré. S'il n'y avait pas eu en filigrane un meurtre et un
faux témoignage qui enverrait probablement Laura en
prison, toute cette histoire serait à pleurer de rire. Keith,
que, depuis quelques semaines, elle regardait de
nouveau avec des yeux éblouis, lui apparaissait
maintenant comme un grand enfant. Elle se sentait
tellement plus mûre que lui !
Puis elle se souvint que son initiative venait de lui
sauver la vie et, immédiatement, elle le replaça sur son
piédestal. Il était l'homme fort, plein de sagesse, qui lui
avait tendu la main au bon moment et sur qui elle
pourrait s'appuyer. Elle était sûre qu'il serait aussi bon
père que bon époux. De nouveau, son cœur déborda de
tendresse.
Après que la maison eut recouvré son calme, lorsque
Keith revint près d'elle, Andréa souriait.
Il la prit dans ses bras et l'étreignit avec passion.
— J'ai eu tellement peur pour toi, mon amour,
murmura-t-il... Tu ne dis rien. A quoi penses-tu ?
— A notre mariage. Tu ne crois pas qu'il est temps
d'en fixer la date?
Fou de joie, il l'embrassa comme un fou en répétant :
— Je t'aime... Oh, que je t'aime !
Et elle délirait de bonheur en sentant la fièvre
l'enflammer de nouveau.

Deux semaines plus tard, le célibataire endurci du


club se laissait passer l'alliance au doigt par une Andy
resplendissante dans une robe longue en dentelle
blanche. Ils avaient souhaité un mariage dans l'intimité,
mais avaient changé leurs plans devant les protestations
de leurs amis. Alors, ils étaient tous là, ceux d'Andréa
comme ceux de Keith, et ils sympathisaient devant les
somptueux buffets dressés dans un des salons du Royal.
La réception déroula ses fastes jusqu'au moment où
les invités découvrirent que les jeunes mariés avaient
disparu. Nul ne savait où ils allaient passer leur lune de
miel.
— A Venise, bien sûr, affirmait Jason d'un air
entendu.
En réalité, après être allés jeter un dernier coup d'œil
à la grande maison de style victorien qu'ils avaient
récemment achetée dans Castle's Row, ils roulaient vers
la Casa Maria, en se chicanant sur le prénom qu'ils
donneraient à leur futur enfant.
Cette nuit-là, dans le cloître tout bleu de lune, enivrés
par les parfums de jasmin et d'orangers en fleur, ils se
reprirent avec une passion renouvelée. Les doutes et les
chagrins étaient oubliés. Devant eux s'ouvrait un chemin
de lumière, sur lequel ils s'engageaient, étroitement
unis.

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