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Cahiers d'économie politique

La baisse tendancielle du taux de profit chez Marx (pertinence et


limites d'un pronostic)
Philippe Adair

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Adair Philippe. La baisse tendancielle du taux de profit chez Marx (pertinence et limites d'un pronostic). In: Cahiers d'économie
politique, n°10-11, 1985. L'hétérodoxie dans la pensée économique. Marx - Keynes - Schumpeter. pp. 305-322;

doi : 10.3406/cep.1985.1015

http://www.persee.fr/doc/cep_0154-8344_1985_num_10_1_1015

Document généré le 02/06/2016


Résumé
Le statut de loi que Marx confère à son énoncé s'avère ambigu dans la mesure où il se déploie au sein
de différents espaces relativement étanches (ceux des biens, des valeurs, et des prix).
Les controverses portent sur les principales contre tendances — la croissance du taux d'exploitation
(pl/v) et la constance de la composition organique du capital (c/v) — qui relèvent de la théorie de la
répartition (la thèse du prof it squeeze) et de celle de la concurrence (le théorème d'Okishio).
L'analyse empirique, fondée sur la cas de la France depuis la dernière guerre mondiale, aboutit à une
information assez paradoxale : pl/v et c/v exprimés en termes monétaires demeurent constants jusqu'à
l'ouverture de la crise. La baisse du taux de profit apparaft donc comme une conséquence et non
comme une cause de la crise.

Abstract
Marx's statement lays down, as a law, in various and rather impervious spaces (those of physical
goods, value concepts and monetary ratios) ; therefore, it seems ambiguous.
Controversies take place about the main contrary influences — growing rate of exploitation (pl/v) and
constant organic composition of capital (c/v) — dealing with distribution theory (the profit squeeze
interpretation and competition theory (Okishio's theorem).
An empirical study, based on the case of France since World War II, brings paradoxical evidence : both
pl/v and c/v, considered as monetary ratios, remain constant until the crisis occurs. Thus, if the fa/ling
rate of profit results from the crisis, it cannot provide it.
CRISES ET DEVENIR DU CAPITALISME

LA BAISSE TENDANCIELLE DU TAUX


DE PROFIT CHEZ MARX
(Pertinence et limites d'un pronostic)

par Philippe AD AIR

Selon une thèse fréquemment avancée, la crise apparue en 1974


résulterait de la baisse du taux de profit qui, jusqu'alors latente^
deviendrait effective.
L'analogie avec la deuxième loi de la thermodynamique suggère
que la loi de la baisse tendancielle manifeste l'entropie croissante
inhérente au mode de production capitaliste qui, par delà les effets^
contraires, se vérifie aujourd'hui dans les faits. L'entropie prend le
pas sur la néguentropie : le MPC est éphémère, il est condamné à
terme.
Cette puissante intuition de Marx s'inscrit dans une appréhension
dynamique des contradictions que recèle l'accumulation du capital
et s'affranchit à cet égard de la vision classique d'un univers méta-
stable1 .
La loi de la baisse du taux de profit soulève plusieurs questions^
L'énoncé de Marx repose sur des hypothèses bien spécifiées, mais sa
formulation est ambiguë, la loi est définie dans l'espace physique et
dans l'espace des valeurs, les contre-tendances relèvent également
d'espaces hétérogènes et néanmoins différents (valeurs, prix)
(première partie).
Cette ambiguïté est au principe des controverses portant sur le
statut de la loi. Selon ceux qui défendent la loi, l'énoncé de Marx est
purement axiomatique; il s'agit d'une loi déterministe : «loi
immanente » selon P. Mattick (p. 279), «elle a le statut des principes de la;
mécanique » selon A. Iipietz (p. 310). Les critiques font valoir, an
contraire, l'indétermination de la loi. La controverse est nourrie par
deux tentatives de reformulation : la première relève d'une approche
néo-ricardienne de la répartition (le « profit squeeze »), la seconde
est fondée sur une interprétation microéconomique de la
concur ence et du progrès technique (le théorème d'Okishio) (deuxième partie).
L'existence simultanée de la tendance à la baisse du taux de pro-

1. N. Georgescu-Roegen : op. cité. L'auteur lui-même ne formule pas cette analogie,


mais celle-ci nous semble tout à fait compatible avec son approche. L'analogie n'a pas valeur
d'explication mais recouvre ici une fonction heuristique.
Cahiers d'Economie Politique, n° 10 et n° 1 1
306 Philippe Adair

fit et de contre tendances implique que le statut de l'énoncé de


Marx est précaire au regard du long terme dont on ignore la
dimension. La loi n'aurait qu'un caractère probabiliste qui appelle une
vérification empirique. Les tests portant sur l'exemple des USA et de
la France suggèrent que l'explication de la crise fondée sur la baisse
tendancielle du taux de profit n'est pas convaincante (troisième
partie).

I. LA LOI DE LA BAISSE TENDANCIELLE


DU TAUX DE PROFIT

1 . Nature de la loi

Marx illustre à «l'aide d'un exemple numérique une relation


fonctionnelle entre l'élévation de la composition organique du
capital (C/V) et la baisse du taux de profit général (PL/C + V), sous
l'hypothèse d'un taux d'exploitation constant (PL/V).
Cette relation fonctionnelle qui apparaît comme un tautologie
arithmétique constitue une « loi historique » du MPC :
l'accroissement de la composition organique s'inscrit dans la logique
fondamentale du capitalisme : celle d'une tendance à accumuler (Livre I).
L'augmentation plus rapide du « travail mort » que du « travail
vivant » exprime le progrès de la « productivité du travail social » ;
ce rapport « travail mort »/« travail vivant » (C/V) est appréhendé
ici sous l'angle de la composition technique.
Graduelle, la baisse du taux de profit se réalise à long terme ;
sa manifestation dépend en fait des « causes qui contrecarrent la
loi».

2. Les influences contraires

Celles-ci sont extérieures au champ de la loi. De nature


hétérogène, elles induisent essentiellement une modification de la
composition-valeur du capital. Marx en dénombre six.
1. L'accroissement du taux d'exploitation.
Plusieurs modalités mettent en oeuvre le mécanisme de la plus-
value absolue, sans que le volume du capital engagé s'en trouve
modifié (p. 1017). Il s'agit de :
— la prolongation de la journée de travail ,
— l'intensification du travail ;
— l'emploi massif des femmes et des enfants ; il implique par
contre une variation du volume de capital engagé. Toutefois,
l'accroissement des effectifs est plus que proportionnel à celui de la
masse salariale : ceci traduit une réduction du salaire réel qui renvoie à la
La baisse tendancielle du taux de profit chez Marx 307

rubrique suivante.
2. L'abaissement du salaire au-dessous de la valeur de la force
de travail.
L'argument est cité pour mémoire , Marx indique toutefois qu'il
s'agit là d'une des causes majeures qui contrecarrent la baisse du
taux de profit.
Marx se réfère en général à l'hypothèse (implicite) de la stabilité
du salaire réel au niveau du minimum de subsistance ; la thèse de la
« paupérisation absolue » semble donc étrangère à son analyse. La
variation du salaire est commandée, à court terme, par les
fluctuations du cycle.
3. Diminution du prix des éléments du capital constant.
Il s'agit de la valeur de C, identifiée ici à son prix.
« Dans certains cas, la masse des éléments du capital constant
augmente bien que sa valeur reste constante ou même diminue »
(p. 1019).
La hausse de la composition organique est freinée par le fait
que l'élévation de la composition technique ne se réfléchit pas dans
la composition valeur. L'argument est ambivalent dans la mesure où
tout dépend si cet effet se diffuse aux seuls biens capitaux (fixes
et/ou circulants) ou bien s'étend également aux biens-salaires. En
d'autres termes, l'argument appelle une hypothèse complémentaire
en ce qui concerne la répartition entre les sections I et IL
L'argument est d'ailleurs repris et mieux explicité en 5).
4. La surpopulation relative («chômage déguisé»)
La mise en oeuvre de techniques labour-intensive dans les
industries de biens de luxe se traduit par une productivité inférieure à celle
des autres branches dont la composition technique est plus élevée.
Par contre, la rémunération de la force de travail dans ces industries
s'avère plus faible ce qui induit un accroissement (de la masse et) du
taux de plus-value.
5 . Le commerce extérieur
II exerce un double effet ; tant en ce qui concerne
l'approvisionnement en inputs (valorisation) qu'en ce qui concerne les débouchés
pour les marchandises (réalisation).
Au regard du premier effet, le commerce extérieur favorise la
dépréciation (i.e. la dévalorisation) des éléments du capital constant et
du capital variable. Il en résulte un accroissement du taux
d'exploitation et une modification de la composition valeur. A cet égard,
Marx semble envisager la possibilité d'une distorsion des prix relatifs
de C et de V : cf. supra 3).
Les capitaux placés dans le commerce extérieur, dans les colonies
en particulier, obtiennent un taux de profit plus élevé (surprofit de
monopole). Celui-ci tend à relever le taux de profit général. Cet as-
308 Philippe Adair

pect sort toutefois, selon Marx, du cadre de l'analyse (p. 1021).


6. L'accroissement du capital-actions
L'argument ne vise pas ici la répartition du profit brut entre
intérêt et profit d'entreprise, mais les modalités de la péréquation.
Les dividendes distribués (dans les chemins de fer par exemple)
n'entrent pas dans le mouvement d'égalisation du taux de profit. Si cela
était le cas, le taux de profit de ces entreprises étant faible, le taux
de profit général s'en trouverait abaissé.

3. Les contradictions internes

Le développement de la productivité sociale du travail se


manifeste d'une part par la réduction du temps de travail socialement
nécessaire à la reproduction de la force de travail (i.e. la hausse du
taux d'exploitation), d'autre part par la réduction de la quantité de
force de travail employée à la mise en oeuvre du capital (i.e. la hausse
de la composition organique).
Ce double mouvement pèse de manière contradictoire sur
l'évolution du taux de profit : il se produirait « un effondrement de la
production capitaliste si des tendances contraires n'agissaient pas
continuellement» (p. 1028).
Toutefois, la hausse du taux d'exploitation est bornée, au regard
de la plus-value absolue, par les limites physiques à l'usage de la force
de travail. La dévalorisation de la force de travail implique
l'accroissement de la plus-value relative ; mais celui-ci ne peut, à terme,
compenser l'élévation de la composition organique résultant en
particulier de la réduction de la force de travail employée.
La poursuite de l'accumulation exige donc que la baisse
tendancielle du taux de profit soit enrayée : la crise, procédant à la «
dépréciation périodique du capital existant», assure cette fonction
purgative...

4. Remarques sur le statut de la loi

1 . La Valeur et prix : une question préalable ?


Marx identifie valeur et prix : il utilise indifféremment l'une ou
l'autre de ces deux mesures selon les hypothèses envisagées (cf supra).
Le taux de profit général s'inscrit dans l'espace des prix, mais il
est défini au regard de la valeur, tant en ce qui concerne la
composition organique qu'en ce qui concerne le taux d'exploitation. L'espace
de la valeur ne se confond pas avec celui des prix : l'identité du taux
de profit (r = PL/C + V) s'avère illégitime dans la mesure ou le
problème de la transformation des valeurs en prix n'est pas résolu.
Admettre ce préalable méthodologique conduit à s'interdire
La baisse tendancielle du taux de profit chez Marx 309

d'appréhender l'articulation entre capitaux individuels et capital


social, c'est-à-dire à occulter le mouvement même de l'accumulation
du capital (P. Salama).
Le bien-fondé de la critique n'est pas ici en cause : il est vrai que
l'agencement du Livre I et du Livre III soulève en effet un réel
problème. Faute de pouvoir l'aborder ici, nous nous proposons de la
contourner provisoirement en raisonnant en valeur (deuxième
partie), puis en prix (troisième partie). Il s'agit bien entendu de
conventions différentes, non seulement du point de vue de la mesure
proprement dite des phénomènes, mais au regard du principe même de la
démarche empruntée qui autorise plusieurs interprétations possibles ;
ainsi, par exemple, « le concept de valeur est métaphysique... la
transformation se fait des prix vers les valeurs » (J. Robinson, p. XIII).
2. Le problème de la réalisation
L'accumulation du capital exige que la valeur créé soit réalisée.
L'insuffisance des débouchés (i.e. la surproduction) est donc une
entrave à la reproduction élargie. Faut-il en conclure que la baisse
tendancielle du taux de profit ne constitue plus la contradiction
majeure de l'accumulation du capital (J.M Gillman) ? Si oui, l'enjeu
théorique change : l'accent est mis sur le problème de la « demande
effective » ; la crise relève alors d'une analyse (marxo— ) keynésien-
ne(M. Dobb, J. Robinson...).
Ainsi, P.A. Baran et P.M Sweezy substituent àla loi de la baisse
du taux de profit la loi de la hausse tendancielle du surplus. Cette
approche déplace le problème en modifiant l'angle de la réflexion
de l'amont vers l'aval. Or, il ne semble pas que l'analyse de Marx
procède d'une problématique « sous-consommationniste », dans la
mesure ou la baisse du taux de profit postule la réalisation de la
valeur1 .

II. DETERMINISME DE LA LOI

L'accumulation du capital implique, toutes choses égales par


ailleurs, c'est-à-dire au regard des conditions ceterisparibus, la baisse
tendancielle du taux de profit. Si ces conditions ne sont pas
respectées, la proposition est indéterminée (M Blaug, 1980).
A rencontre de l'argument selon lequel « les influences
contraires » sont extérieures au champ d'action de loi, il s'agit de montrer
que celles-ci sont parties prenantes de la loi et lui confèrent le
caractère d'une « proposition indécidable ». La controverse porte donc
sur les deux hypothèses fondamentales, la variation du taux d'exploi-

1. Toutefois les influences contraires alimentent la thèse de la disproportionnalité


des sections I et II, qui n'est qu'une variante extrême de la «sous-consommation».
310 Philippe Adair

tation d'une part, la variation de la composition organique d'autre


part.

1 . La variation du taux d 'exploitation

1. Les critiques (P.M. Sweezy ; J. Robinson ; J.M. Gillman;


C. Castoriadis ; M. Blaug...) convergent vers l'argumentation
suivante : l'accroissement du taux d'exploitation s'inscrit dans la logique
même du procès d'accumulation du capital décrit au Livre I ;
l'hypothèse d'un taux d'exploitation constant énoncée au Livre III
(chap. IX) est donc contradictoire. D'autant que Marx envisage, au
titre des «influences contraires», une augmentation du taux
d'exploitation ; celle-ci relève de la loi et peut vraisemblablement
compenser la hausse de la composition organique. Il en résulte alors que
la variation du taux de profit est indéterminée. Selon les critiques
la loi n'est pas axiomatique : elle appelle en conséquence une
vérification empirique.
2. La réponse à cette argumentation fait valoir que le taux
d'exploitation constant n'est qu'une « hypothèse d'école » (P. Mattick,
p. 78). Elle s'avère d'ailleurs superflue : l'exégèse du texte montre
que Marx envisage également que le taux d'exploitation soit
croissant, ce qui restaure la cohérence entre le Livre I et le livre II (R.
Rosdolsky).1
Le mécanisme de la plus-value absolue est borné en longue
période : la journée de travail ne compte au plus que 24 heures,
l'augmentation des cadences se heurte à un seuil infranchissable...
Réciproquement, la plus-value relative est limitée par le temps de
travail nécessaire à la reproduction de la force de travail : seuil
incompressible, ce temps ne peut être nul.
PL/ V tend vers une limite finie lorsque C/ V tend vers l'infini :
il en résulte que PL/C + V tend vers 0. (M. Gogoy, 1974 ; D.S.
Yaffe ; A. lipietz...). La loi est, à cet égard, axiomatique.

2. La variation de la composition organique

1 . Même au regard des hypothèses (implicites) de Marx : plein


emploi des capacités de production et rotation constante du capital
(J. Robinson, p. 7), la hausse de la composition technique n'implique
pas ipso facto celle de la composition valeur, compte tenu de la
dévalorisation de C et de V. Si, par exemple, cette dévalorisation est
homothétique, il s'ensuit que PL/C + V ne baisse pas nécessairement.

3. Cf. également K. Marx : «Grundrisse », tome 4 (pp. 13-35).


La baisse tendancielle du taux de profit chez Marx 311

Cette critique en appelle incidemment une autre qui pose le


problème de la mesure du capital. La critique consiste en ce que Marx
use d'agrégats distincts au Livre I de ceux du livre III. Au livre III,
la composition technique est définie par le stock de capital rapporté
aux effectifs employés (le capital par tête, soit K/L) ; le capital est
appréhendé comme flux au Livre I (capital fixe et circulant engagé
dans la production1 . Autrement dit, la critique ne porte pas sur le
choix de telle ou telle convention, mais sur le défaut de cohérence.
2. La critique précédente provient de ce que Marx lui-même
n'énonce pas les conditions auxquelles le taux de profit devrait
baisser lorsque C/V augmente (R.L. Meek).
La hausse de la composition organique procède soit :
— d'un accroissement de C
— d'une dévalorisation de V
— d'une variation inverse de C et de V (M. Cogoy).
Le premier cas est envisagé par Marx au titre des « influences
contraires » (cf. supra) : l'accroissement de la masse de C
s'accompagne d'une dévalorisation non proportionnelle, sans que le taux de
plus-value s'en trouve affecté (R. Meek).
La dévalorisation de V est plus lente que celle de C, qui a pour
effet de ralentir la hausse du taux d'exploitation et accélère donc la
baisse du taux de profit. Ceci renvoie à des hypothèses spécifiques
traitant de la diffusion des gains de productivité dans les sections
I et II (H.D. Dickinson). La question du rythme, l'introduction du
temps, justifient la pertinence de la critique faite a Marx à propos
de l'absence de définition du long terme (R.L. Meek).
En réalité, ces deux réponses ne peuvent être considérées
séparément ; elles ne sont présentées que pour illustrer les hypothèses
spécifiques qui les sous-tendent. Le mouvement de la composition
organique procède à la fois d'une variation de C et de V. De plus
tant les critiques que les réponses qui y sont apportées invoquent
l'articulation entre l'accroissement du taux d'exploitation et la
variation de la composition organique.
Cette relation fonctionnelle peut être interprétée de deux
manières : la première consiste à éliminer l'effet de dévalorisation (ou
de dépréciation) en raisonnant dans l'espace physique (P. Sraffa) ;
la seconde vise à intégrer la dévalorisation de V et de C en
modifiant les notations employées par Marx (M. Cogoy ; D.S. Yaffe ;
A. Iipietz).

1. A propos des différentes définitions que donne Marx du capital constant


Castoriadis (pp. 220-222), J. Robinson (pp. 6-7), A. Lipietz (pp. 298-300).
312 Philippe Adair

3. La première interprétation repose sur l'utilisation du système


étalon de P. Sraffa }
soit R tel que R = r, lorsque w = o
R = VA/K
r = VA/K (I - w), pour L = I
r = R (I - w)
L'écriture en système-étalon permet de faire apparaître que la
baisse du taux de profit (« r ») ne peut résulter que d'un
accroissement de w ou d'une chute de R.
— L'accroissement de w peut provenir : soit d'un conflit de
répartition, soit de l'effet des rendements décroissants dans
l'agriculture.
La thèse du « profit squeeze » appréhende le problème de la
répartition sous l'angle de la lutte des classes : la lutte aboutit à un
partage salaires-profit (dans la valeur ajoutée) qui s'avère
défavorable aux capitalistes ; en conséquence, le taux de profit diminue.
La hausse de la part des salaires s'expliquerait par la diminution de
l'armée de réserve industrielle ; les salaires augmenteraient plus
rapidement que la productivité du travail, celle-ci étant d'ailleurs
freinée sous l'effet d'une résistance ouvrière accrue à l'intensification
du travail. Cette thèse, qui au demeurant semble étrangère à l'analyse
de Marx, est discutable dans la mesure où la hausse des salaires
nominaux peut se traduire par l'inflation sans affecter le taux de
profit (T.E. Weisskopf, R. Boyer/J. Mistral).
L'argument des rendements décroissants, s'il est recevable,
conduit logiquement à identifier l'analyse de Marx à celle de Malthus
(ou de Ricardo) : la loi de la baisse tendancielle du taux de profit
constitue en ce cas une loi naturelle !2- En d'autres termes, la valeur
accrue de la force de travail refléterait la difficulté de production
croissante de biens de subsistance, due à la mise en culture de
terrains moins fertiles... Malgré les dénégations explicites de Marx
sur ce point, l'ambiguïté du statut de l'agriculture dans « Le Capital »
autorise implicitement une telle interprétation3 .
— La chute de R implique une diminution de «l'efficacité
technique » du capital (VA/K) dont l'inverse représente la composition
technique du capital (K/VA, cf. infra) : celle-ci, en conséquence

1 . R est le taux de profit maximum, r est le taux de profit, w est la part des salaires
dans le produit net (valeur ajoutée = VA), K est la matrice des inputs et L est le vecteur
des quantités de travail.
2. Loi naturelle qui ne serait rien d'autre que la loi de l'entropie. Celle-ci s'impose
comme contrainte à l'égard de l'humanité : elle recèle donc toujours un présupposé
anthropologique
3 K. Marx/F. Engels : «Critique de Malthus», Maspéro (1978); S. Latouche : op.
cité, pp. 195-197.
La baisse tendancielle du faux de profit chez Marx 313

s'accroît. Ainsi, la répartition étant supposée constante, une


relation fonctionnelle est établie entre la baisse du taux de profit « r »
(résultant de celle de R) et la hausse de la composition technique.
La loi semble donc validée. Toutefois, la loi ne se déploie qu'au sein
de l'espace des valeurs d'usage et non dans celui des valeurs, ni dans
celui des prix qui sont seuls pertinents au regard de l'énoncé de Marx.
Aussi, l'argument présenté supra (i.e. la distorsion entre composition
technique et composition valeur) n'est pas réfuté. Par ailleurs, que
représente l'augmentation de la composition technique ? S'agit-il
d'un accroissement quantitatif, en volume ? Quel est le statut de
progrès technique, et quel en est l'effet sur le taux de profit dans
l'espace des prix ? (cf. infra : le théorème d'Okishio).
La seconde interprétation consiste à remplacer la notation
défectueuse de Marx (A. Lipietz, p. 299), soit C/V, par la notation
CV + PL : celle-ci exprime le rapport de l'ensemble du travail mort
à l'ensemble du travail vivant et non à la seule valeur de la force de
travail. Cette écriture semble mieux correspondre à la définition du
concept de composition organique présentée au Livre I, et assure
ainsi la conformité du Livre III1 .
Le taux de profit varie alors en raison inverse de la composition
organique. Lorsque celle-ci est croissante, ce qui correspond à la
reproduction élargie, il s'avère que la hausse du taux d'exploitation
(i.e. la dévalorisation de la force de travail) ne saurait empêcher,
à terme (à la nieme période) la chute du taux de profit (M. Cogoy,
D.S. Yaffe).
Cette interprétation n'est qu'une formalisation élégante de
l'argument de Marx. Elle n'a pas valeur de démonstration puisqu'elle
postule l'accroissement de la composition organique sans relation
explicite à une quelconque dévalorisation de C ! En d'autres termes,
le problème posé par les contre-tendances se trouve occulté au sein
de l'espace des valeurs (sans bien comprendre par quel miracle la
frontière entre les espaces se trouve ipso facto abolie...). Ainsi,
de nouveau réputée axiomatique, la formalisation algébrique étant
sans faille, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit est
toujours vraie !

4. La dévalorisation procède de la productivité du travail social


inhérente à l'accumulation du capital. Ceci implique l'existence
d'une relation fonctionnelle entre la composition organique et le
progrès technique. Cette relation est elle univoque ? C'est ce que
tente d'établir le théorème d'Okishio.

1. Auquel cas C/V + PL ne se distingue guère de K/L exprimé en heures de travail.


Ceci ne fait toutefois que déplacer le problème : qu'il s'agisse de stock ou de flux, il s'agit
de calculer la dépréciation, il faut «dater » le travail...
314 Philippe Adair

Le théorème d'Okishio illustre en quelque sorte l'hypothèse du


crible : la concurrence intercapitaliste joue le rôle d'un filtre qui
éliminerait toute modification d'une technique de production
susceptible de faire chuter le taux de profit. Le salaire réel étant
considéré comme constant, l'introduction, dans une branche, d'un
progrès technique qualifié de « viable » vise à réduire les coûts de
production unitaires et ainsi à accroître le taux de profit unitaire
(i.e. le taux de marge). A l'échelle du capital social, c'est-à-dire de
l'ensemble des branches, le taux de profit moyen demeure constant
si la branche innovatrice produit des biens de luxe, ou même
s'accroît si celle-ci produit des biens salaires1 .
Le théorème est établi en l'absence de tout capital fixe et
identifie le taux de marge et le taux de profit moyen. Il a été généralisé
par l'introduction du capital fixe (J.E. Roemer), auquel cas le taux
de marge et le taux de profit divergent, sans toutefois que le taux de
profit ne s'abaisse en deçà d'un seuil minimum.
Les hypothèses sont bien entendu discutables : ainsi la constance
des salaires réels2 ; c'est toutefois la démarche elle-même qui pose
problème au regard du statut de la concurrence et de la nature du
progrès technique. Okishio s emploie à fonder l'analyse de Marx sur le
plan microéconomique : auquel cas, la concurrence ne s'impose
pas aux capitalistes comme le présupposait Marx, mais résulte d'un
choix optimal. L'optimisation ne décrit pas pour autant un processus
dynamique mais reflète un état réalisé ; pourquoi le progrès
technique serait-il introduit ? (A. Shaikh). Par ailleurs, le progrès technique
induit un accroissement de la productivité du travail et une
réduction du prix des biens salaires : faut-il supposer que cette
dépréciation implique une baisse du salaire et/ou une diminution du niveau
de l'emploi ? Rien n'interdit alors d'envisager un «retour des
techniques» !
La relation entre le progrès technique et la composition
organique du capital n'est pas univoque : l'évolution du taux de profit
est, en réalité, fonction de la valeur respective des divers paramètres :

1. Le théorème est présenté in A. Shaikh ; J. Attali ; A. Lipietz, 1982. La


démonstration et la validation se trouvent in I. Steedman ; S. Bowles...
2. A. Lipietz (1932, pp. 208-209) fait valoir à juste titre d'ailleurs que la
dévalorisation des biens salaires peut s'accompagner d'un accroissement des salaires réels :
l'argument renvoie au problème de la répartition évoqué infra. Il observe d'autre part que la
haus e des salaires réels permet d'offrir des débouchés comme l'illustre le rôle du rapport salarial
de type « fordiste ». Ce nouvel argument n'a pas le même statut que le précédent : il
constitue un glissement vers le problème de la réalisation qui n'entre pas dans le cadre de
l'énoncé de Marx, ni dans celui du théorème d'Okishio. Si l'argument est « réaliste», il s'applique
autant à Marx qu'à Okishio. De plus, invoquant «le réalisme des hypothèses», A. Lipietz
fait appel aux données empiriques : est ce à dire qu'il rejette implicitement le caractère
axiomatique dos énoncés ? Auquel cas, ceci vaut aussi bien pour Marx que pour Okishio !
tendancielle du taux de profit chez Marx 315

trend du progrès technique, trend de dévalorisation du capital


constant, trend de dévalorisation du capital variable. La baisse du
taux de profit ne relève pas d'une nécessité logique, elle n'est pas
inéluctable (G. Abraham-Frois, C. Castoriadis).

III. UNE LOI PROBABILISTE ?

La loi peut être qualifiée de probabiliste au sens où elle s'avère


statistiquement fondée comme l'est la mécanique quantique en
physique, ou les « structures dissipatives » en chimie. Parler de loi est
toutefois ambigu : la fonction des statistiques est de tester
empiriquement (de «falsifier» plutôt que de «corroborer» dirait Popper)
les fondements d'une loi et non d'en inférer l'existence par la seule
observation des phénomènes. Les travaux présentés infra
constituent bien des tests empiriques, mais ceux-ci visent généralement
à « corroborer» la loi et non à la « falsifier».
L'examen des données empiriques traitant de l'évolution du taux
de profit soulève plusieurs problèmes. Au regard du long-terme,
quel est l'intervalle de temps significatif et quelle périodicité faut-il
retenir : le cycle décennal (S. Kuznetz), le « cycle long » (Kondra-
tieff) ? Faute d'une définition du long terme (qui exigerait que la
date de l'effondrement final du système capitaliste puisse être
prédite), le choix du mode de découpage est parfaitement
conventionnel. On peut retenir l'hypothèse du « cycle long », à l'instar de
nombre d'auteurs, afin d'appréhender la phase de forte croissante
de l'après-guerre , mais l'existence de régularités, de corrélations qui
caractérise le cycle ne constitue pas celui-ci en facteur explicatif1 .
L'analyse des pays capitalistes développés en longue période
montre que le taux de profit tend à décroître au 1 9ème et au début
du 20ème siècle : cette tendance s'accompagne de fluctuations
cycliques assez marquées, parfois désynchronisées entre les divers pays
(S. Kuznets). Ultérieurement, le taux de profit se stabilise, voire
même s'élève : le point d'inflexion est atteint dès la fin de la 1ère
guerre mondiale (selon les calculs de J.M Gillman portant sur les
USA au cours de la période 1923-1952) ou à partir de 1946 (S.
Kuznets). Dans l'après-guerre, la période ouverte par la reconstruction
et qui s'achève au seuil des années 1970 correspondrait à la phase
ascendante du « cycle long» (E. Mandel, pp. 257-259). Au cours de
1 . Nombre d'auteurs se réfèrent aujourd'hui aux « cycles longs » (E. Mandel, I. Wallers-
tein, P. Boccara, P. Dockès/B. Rosier...)- Ceux-ci confèrent aux cycles un statut
déterministe qui paraît usurpé , ce qu'il s'agit tout d'abord d'expliquer, ce sont les cycles eux-mêmes.
Ils ne rendent pas compte, en effet, des caractères singuliers de la crise de 1930 distincts
de ceux de la crise actuelle (R. Boyer/J. Mistral). Or la propriété scientifique d'un test
empirique, érigé en corroboration, tient à ce qu'il puisse être répété dans les mêmes
conditions, sans qu 'il parvienne à réfuter la théorie.
316 Philippe Adair

cette phase, la composition organique du capital s'élève plus


rapidement que le taux d'exploitation : le taux de profit, d'abord
croissant, tend à diminuer lentement. A partir de 1967 le mouvement
s'inverse : le taux d'exploitation se stabilise, la composition
organique s'élève et la baisse du taux de profit s'accentue...

1 . Le cas des USA

L'étude de l'exemple américain portant sur la période 1946-


1975 (ou 1949-1975) fait apparaître que le taux de profit, par delà
d'amples fluctuations cycliques, amorce un trend déclinant. La chute
du taux de profit est plus ou moins marquée selon la convention
retenue, mais si les mesures diffèrent, la tendance est identique1 .
Il reste à expliquer pourquoi la baisse du taux de profit
accompagne sans la troubler, la période de forte croissance de l'après-
guerre. L'explication fondée sur les « cycles longs » suggère que le
taux de profit atteint un point de rupture qui marque l'ouverture
de la crise. Autrement dit, les contre tendances auraient épuisé
leurs effets compensateurs, donnant ainsi libre cours à la
manifestation de la loi. Il faut alors chercher dans la crise elle-même la
manifestation de la loi...
A cet égard, T.E. Weisskopf a successivement testé (sur la période
1949-1975) trois variantes de l'explication des crises : la hausse
de la composition organique, «le profit sueeze », la
sous-consommation et la disproportionnalité. Les tests sont très positifs en ce qui
concerne le « profit squeeze », et assez positifs au regard de la sous-
consommation et de la disproportionnalité ; ils s'avèrent par contre
peu concluants en ce qui concerne la hausse de la composition
organique.
Il semblerait donc que la baisse du taux de profit n'est pas
l'explication de la crise. Celle-ci résulterait d'une insuffisance de la
« demande effective » et/ ou d'une répartition défavorable aux
capitalistes. Bien entendu, l'analyse de T.E. Weisskopf peut être
critiquée sur plusieurs points : les variantes ne sont pas corrélées de
manière satisfaisante, les sources statistiques sont imprécises...2.

2. Le cas de la France

Selon certains auteurs, il ne semble pas se dégager entre 1955 et


1970 un trend bien net de l'allure sinueuse du taux de profit R. Boyer,

1. Le déclin annuel du trend varie de 1,2 % à 0,6 %, suivant qu'il s'agisse : du taux
de profit brut avant impôts (T.E. WeisskopOi du taux de profit net après impôts (C. Goux),
du taux de profit brut ou net deflate (W.D. Nordhaus, cit, in E. Mandel op. cité, p. 420).
2. Cf. R. Hahnel/H. Sherman.
La baisse tendancielle du taux de profit chez Marx 7T7

p. 77). D'autres analyses, traitant de la période 1959-1972 (ou


1966-1972), montrent que le taux de profit brut1 tend à s'élever :
à la phase de baisse (1960-1964) succède une phase d'expansion
jusqu'en 1969, suivie d'une décélération... (INSEE, 1974; M.
Bernard et E. Cohen-Skalli, 1974).
Si on considère, par contre, le taux de profit net, celui-ci chute
régulièrement entre 1959 et 1973 (P. Temple, 1974).
En d'autres termes, suivant la convention adoptée — net ou
brut - le taux de profit connaît une évolution plus ou moins
prononcée et présente une courbe plus ou moins lisse.
En réalité le problème n'est pas là : s'il paraît justifié, à l'échelle
macroéconomique, de privilégier l'emploi de ratios bruts2, le
problème du choix d'un indicateur pertinent demeure posé ; de même,
la durée de la période étudiée constitue un critère décisif...
Inscrits dans le prolongement de la « Fresque », les travaux
récents de l'INSEE (1981) couvrent la période 1967-1979. A cet égard,
le taux de profit brut1 ne rencontre pas de point d'inflexion en
1969 : il croît continûment jusqu'en 1974, puis diminue ; il atteint
un nouveau pic, inférieur il est vrai, en 1979 (INSEE, 1981 : pp.
305 et 348).
Considérant la période 1959-1979, il apparaît que le taux de
profit connait un essor continu entre 1964 et 19743 .
Toutefois, le ratio retenu ne correspond pas au taux de profit
général tel que Marx le définit ; une mesure approchée serait fournie
EBE 4
par le rendement du capital avancé, soit : __ •
'

L'évolution de ce ratio entre 1967 et 1979 est fluctuante : elle


se traduit par un pic en 1969, puis par un nouveau pic (de loin le plus
élevé) en 1974, enfin par un troisième pic en 1979 (INSEE, 1981,
p. 348).
La batterie des divers ratios financiers connaît la même tendance
(INSEE, 1981, p. 305 et 348), sans que l'on puisse tirer du profit de

1. Il s'agit du taux de rendement du capital fixe productif (à prix constants). Le


capital fixe peut être approximé par les immobilisations brutes (IB) qui recouvrent une
définition plus large. Soit, l'excédent brut d'exploitation (EBE) rapporté aux immobili-
EBE EBE w VA
sations ; — —— = ,,A X
IB VA IB
2. Compte tenu de la distorsion qu'introduit le régime fiscal de l'amortissement.
Pour le capitaliste individuel, seul importe le «net»...
3. Toutefois , le «lissage » de la courbe provient en partie d'un artefact statistique dû
au changement de base des séries commtables.
4. W = salaires. CI = consommations intermédiaires, Kf = capital fixe cf. Cohen-
Skalli, 1974. Il s'agit en effet d'un ratio financier et non d'une mesure en valeur au sens de
Marx.
318 Philippe Adair

ces courbes une conclusion tranchée. La chute du taux de profit


est incontestable, mais n'apparaît pas inéluctable. Ce phénomène
traduit-il une modification du taux d'exploitation et/ ou de la
composition organique ?

1 . Le taux d'exploitation

Le mécanisme de la plus-value absolue n'est pas susceptible


d'opérer en ce qui concerne le durée du travail.
— la durée hebdomadaire du travail diminue, faiblement au cours
de la période de croissance — le niveau de 1946 est atteint en 1971 —
de manière accélérée depuis lors (INSEE, 1981, pp. 272-274).
— la durée annuelle fléchit nettement avec l'extension des
périodes de congés payés. Vraisemblablement, les heures ouvrées (en
moyenne annuelle) ont baissé.
Par contre, l'intensification du travail —l'essor du taylorisme
et du travail en équipe— a permis d'élever la productivité : en l'occu-
rence, l'accroissement de la valeur ajoutée par tête (VA/N). La masse,
ainsi que le taux de plus-value ont augmenté.
La hausse du taux d'exploitation suppose que les salaires réels
soient constants ou tout au moins s'élèvent moins rapidement que
la productivité apparente du travail1 .
Le salaire réel s'élève en moyenne de 5,3 % par an entre 1950
et 1980, ce qui renvoie à la «norme de consommation » propre au
fordisme (R. Boyer, 1979). La productivité (horaire) du travail
augmente en moyenne de 5,6 % entre 1952 et 1972 (INSEE, 1974,
pp. 37 et 63-64), la productivité (horaire) dans l'industrie
manufacturière augmente de 5,3 % entre 1950 et 1979 (INSEE, 1981, p. 35).
Il semble donc que le taux d'exploitation soit demeuré à peu
près constant notamment au cours de la période de forte
croissance. Toutefois, le ralentissement de la croissance économique
depuis 1974 se manifeste par une contraction de la valeur ajoutée
dont la répartition s'opère à l'avantage des salaires (R. Boyer, 1979).
Ainsi, le « profit squeeze » résulte de la crise et ne l'explique pas !
La même constatation vaut d'ailleurs pour la crise de 1930 (R.
Boyer/J. Mistral).

1. « apparente », la productivité ne peut être directement appréhendée : elle se


déduit, mais ne s'explique pas. Le salaire est une rémunération ex post dont les variations ne
rendent pas compte de l'exploitation, même si la force de travail est par définition payée
à sa valeur. La convention comptable enregistre la création de valeur, mais n'en dévoile
pas l'origine. A supposer que l'espace des prix reflète celui des valeurs, l'image est bien
pâle !
La baisse tendancielle du taux de profit chez Marx 319

2. La composition organique

Faute de pouvoir disposer d'une mesure adéquate de la


composition technique, une approximation grossière est fournie par le ratio
capital fixe productif par tête (K/N)1 . L'évolution du ratio au cours
de la période 1952-1972 dessine un trend croissant : soit 5 % par an
à prix constants pour l'ensemble des branches (INSEE, 1974, pp.
54, 59, 73 : A. Granou et alii, pp 212-213).
A partir de 1974, le ralentissement de l'accumulation du capital
tend à freiner l'essor du capital fixe : ceci n'implique pas
nécessairement que le ratio diminue. Les (maigres) investissements réalisés
sont essentiellement destinés à élever la productivité et
s'accompagnent donc d'une substitution capital-travail plus prononcée2 .
La composition valeur reflète-t-elle la composition technique ?
Dans l'affirmative, cela pourrait signifier que l'essor de la
productivité est plus rapide dans la section II que dans la section I : la
dévalorisation de V plus que proportionnelle à celle de C traduisant
l'hystérésis des gains de productivité. L'analyse « sectionnelle »
montre que ce décalage se résorbe à la fin années 1960 (H.
Bertrand). Dans la mesure où la diffusion des gains de productivité est
uniforme, rien n'interdit d'envisager l'existence d'une distorsion
entre la composition technique et la composition valeur : encore
faut-il que ce problème ait un sens ce qui paraît douteux : comment
mesurer des grandeurs physiques... sinon par leurs prix ! Exprimée
par C/V + P, la composition organique n'est rien d'autre que la
composition technique en valeur : ce qui supprime ipso facto la
distorsion évoquée... et fait, du même coup disparaître une bonne part de
l'argumentation de Marx !
La composition organique peut être approximée par le ratio
K/VA, ainsi désagrégé en K/N (composition technique) et VA/N

(productivité du travail; c'est-à-dire : ,,/, (A. Lipietz, pp. 314


315). VA/JN
La composition technique et la productivité du travail tendent
à évoluer au même rythme, quoique cette dernière connaisse un
fléchissement à partir de 1973 (INSEE, 1981, pp. 35 et 37).. Ainsi,
paradoxalement, la composition valeur serait à peu près stable en

1. L'évaluation de K est conventionnelle : elle dépend d'hypothèse sur la durée


de vie des équipements (cf. supra note 15). N devrait être pondéré par la moyenne annuelle
des heures ouvrées. K IN n'est pas une mesure physique : le ratio exprime un rapport de prix
et non de volumes.
2. Le chômage et la population active employée augmentent simultanément tandis
que la durée du travail diminue : le capital mis en oeuvre par unité de travail s'élève donc.
320 Philippe Adair

longue période (1950-1974, voire 1950-1979)1 .


Compte tenu de la stabilité du taux d'exploitation, il résulterait
de tout ceci que le taux de profit lui-même serait à peu près
constant !
Bien entendu, aucune preuve indiscutable n'émerge de l'analyse
empirique. L'ambiguïté, le caractère paradoxal des résultats
proviennent tout d'abord de l'imperfection de la mesure statistique : ainsi
l'indicateur retenu supra ne rend pas compte de la composition
organique, le capital (K) ne représentant qu'une fraction du capital
constant (C), la rotation n'est pas appréhendée... On pourrait penser
qu'une construction plus sophistiquée permettrait une meilleure
approximation des concepts de Marx par des conventions
comptables
On peut également penser, au contraire, qu'il ne saurait y avoir
aucune conclusion probante dans l'espace des prix2. Auquel cas,
la loi de la baisse tendancielle du taux serait purement axiomatique.
Faute d'une impossible validation empirique, l'énoncé de Marx
s'avère alors «infalsifîable».
En l'absence d'un consensus méthodologique, les controverses
relèveront avant tout du domaine de la doctrine : il n'y a donc
aucune raison pour qu'elles prennent fin...

Université de Picardie
(France)

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1 . Si on retient par contre l'indicateur de la productivité horaire dans la seule


industrie manufacturière, celle-ci croît d'environ 3 % entre 1960 et 1979 (INSEE, 1981, p. 37),
la composition valeur aurait vraisemblablement augmenté, conformément à
l'argumentation de A. Lipietz (1979, 1982).
2. Ce point de vue est paradoxalement défendu par A. lipietz : « la loi de la baisse
tendancielle du taux de profit n'est donc que la transformée mathématique, dans le système
des prix et des revenus, de la loi de la hausse tendancielle de la composition organique,
telle qu'elle est énoncée dans le livre I du Capital. Celle-ci, en revanche, ne se démontre
pas. Elle exprime, dans le système des valeurs, une tendance fondamentale du mode de
production capitaliste : la séparation des producteurs et des moyens de production...» (A.
Lipietz, 1982, p. 204 ; nous soulignons).
La baisse tendancielle du taux de profit chez Marx 32 1

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