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Michel BOUSSEYROUX

Liège, 18 septembre 2010

Le Neubo de Lacan
Vue d’ensemble sur la clinique borroméenne

Dans le séminaire Le sinthome du 11 mai 1976, Lacan dit que


son nœud-bo est bien fait pour évoquer le mont Neubo où Joyce
dit que fut donnée la Loi. En fait, il s’agit du mont Nébo situé en
Jordanie dans les montagnes de Moab et d’où, à 817 m, l’on peut
voir la Mer Morte, Jéricho et au loin par temps clair Jérusalem.
S’y trouve dressé un immense serpent d’airain en mémorial de
Moïse, dont il est dit à la fin du Deutéronome qu’après avoir
embrassé du regard la Terre promise il y mourut à cent vingt ans
et qu’il y est enseveli sans que nul n’ait découvert sa tombe.

Quant à l’espace topologique sur lequel ouvre le nœud-bo de


Lacan, il ne fait promesse que du trou, du vrai trou de Dieu où
s’abîme la jouissance de l’Autre barré. En fait, ce que promettent
les nœuds borroméens c’est le casse-tête des embrouilles du vrai
et du réel. Tout l’effort de Lacan, perceptible dès la fin d’Encore
et qui se poursuit et se précise à travers les six séminaires
borroméens suivants, aura été de chercher quelle Loi le nœud-bo
impose au réel et comment cette Loi des nouages borroméens
permet de s’orienter nouvellement dans la structure et dans la
clinique. C’est à une vue d’ensemble de cette nouvelle
orientation que je voudrais ici vous introduire.

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Topologie générale et topologie des nœuds

Tout commence avec le séminaire Encore. Au début, Lacan en


appelle à la Topologie générale de Bourbaki pour rendre compte de
l’espace du s’étreindre au lit de plein emploi. À la fin d’Encore,
Lacan en appelle au nœud borroméen pour rendre compte du
mystère du corps parlant, c’est-à-dire de l’inconscient réel. Le
saut est considérable, car la topologie borroméenne n’a rien à
voir avec la topologie ensembliste.

Le début d’Encore est l’aboutissement, l’accomplissement de la


doctrine du mathème promue dans « L’étourdit », comme
reposant sur la logique mathématique littérale bourbakiste. Alors
que le champ borroméen dont la fin d’Encore inaugure la
conquête destitue le mathème en détournant la mathématique
des noeuds du formalisme de la lettre. Car, comme il le dit page
116 d’Encore, « aux nœuds ne s’applique jusqu’à ce jour aucune
formalisation mathématique ». Si bien qu’avec l’aventure
borroméenne Lacan renonce à réduire, comme il l’avait un
temps espéré, la psychanalyse à la théorie des ensembles.

La topologie générale ou topologie ensembliste traite, à partir


des concepts de filtre, de point adhérent, d’ouvert et de fermé,
d’infinitésimal et de continu, c’est-à-dire l’ensemble des nombres
réels que Cantor appelle aleph un : c’est une théorie de l’infini
massif, compact. Lacan y recourt pour expliquer les propriétés
de l’espace topologique dans lequel nous plonge l’étreinte
sexuelle. Avec la topologie borroméenne on passe d’une
topologie de l’ensemble vide à une topologie du trou qui ne soit
pas imaginaire. Or la notion de trou n’a rien à voir avec l’infini
massif, avec l’infinitésimal et le continu. Avec la topologie
borroméenne on passe aussi d’une topologie du voisinage à une
topologie du coincement.

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La topologie ensembliste reste cependant présente dans la
topologie borroméenne avec D.I., la droite infinie, que Lacan
avec Desargues fait strictement équivaloir avec le cercle des
ronds de ficelles. La D.I. écrit le trou réel, un trou que rien ne
cerne et qui est celui auquel on ne pense pas car nous sommes
dedans, ce trou étant tout ce qu’il y a autour de la droite infini et
donc autour de l’infini des nombres réels.

La D.I. et le trou

Ainsi, la rupture d’un cercle de la chaîne borroméenne ne la


défait pas si on fait de ce cercle ouvert une droite infinie.
D’ailleurs, a façon la plus simple de présenter le nœud
borroméen à trois est de dessiner un cercle avec deux D.I. en
croix qui le coincent.

Fig 1 : le nœud borroméen le plus simple

C’est ainsi que Lacan, tout à la fin du séminaire Le sinthome,


finit par considérer que Joyce en arrive à reconstituer un nœud
borroméen à quatre, par transformation des deux ronds du Réel
et de l’Inconscient en deux droites infinies, alors que le nouage à
quatre ronds par l’ego corrigeant la faute de nouage due à la
démission paternelle, à sa Verwerfung de fait (qui fait qu’un point
S passe sur R au lieu de passer dessous), n’est pas borroméen, les
deux ronds S et R restant enlacés.

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Fig 2 : Le nœud borroméen restauré de Joyce

Charles Melman a proposé dans son séminaire de 1988, La névrose


obsessionnelle, de chiffrer le nouage de la névrose obsessionnelle comme se
caractérisant par l’ouverture du rond du Symbolique en une droite infinie
qui traverse le rond de l’Imaginaire, le Réel (la mort) étant par
l’obsessionnel repoussé à l’infini du Symbolique (si bien que, par cette
mise en continuité à l’infini, la folie est aux confins de l’obsession).

Couleurs, orientation, lettres : combien de nœuds ?

De la topologie générale à la topologie borroméenne on passe


aussi du général au particulier, de la définition à la présentation et
de la démonstration à la monstration. Il s’agit moins de
démontrer des impossibilités que de montrer des possibilités de
configurations, la question étant de savoir quand on présente un
nœud de plusieurs façons si c’est ou non du même objet qu’il
s’agit. C’est d’ailleurs ce qu’explore d’emblée Lacan avec le nœud
borroméen à trois ronds lors des séminaires Les non dupes errent et
R.S.I. D’abord il attribue à chaque rond l’initiale de ses trois
registres, R, S, I, et distingue les six combinaisons possibles de
l’ordre de ces 3 lettres et selon la giration lévo ou dextro de la
partie centrale du nœud mis à plat. Il fait correspondre aux 3
nœuds orientés de façon dextrogyre centripète ISR, SRI et RIS
l’amour divin, l’amour masochiste et l’amour courtois de
transfert et aux 3 nœuds orientés de façon lévogyre centrifuge
RSI, SIR et IRS, la vraie religion, la topologie et la psychanalyse.
Le nouage SIR de la topologie avec l’imaginaire de celle-ci pour

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moyen lui apparaîtra finalement la meilleur façon de présenter
l’inconscient (cf. l’ouverture de La topologie et le temps à Sainte
Anne chez le Pr. Deniker). Et pourtant, c’est le nouage RSI avec
le symbolique pour moyen que Lacan va privilégier et retenir
pour les deux séminaires R.S.I. et Le sinthome. C’est qu’il y
réexamine la question du Nom-du-Père et de sa fonction de
quatrième rond. En fait il y a 16 façons de dessiner un nœud
borroméen orienté aplati mais elles correspondent à un seul et
même objet. La figuration est donc trompeuse. On croit que
c’est pas le même alors que c’est le même. Par contre, si on
différencie les 3 ronds par une couleur et si on oriente ne serait-
ce qu’un rond, on peut distinguer deux objets borroméens à 3
ronds, impossibles à confondre (on dit non automorphes).

La non auto-consistance du borroméen à trois

Ceci indique que la seule marque distinctive de la couleur ne


suffit pas à faire auto-consister le nœud borroméen à trois ronds
de ficelles. Ce défaut d’auto-consistance du borroméen à trois,
qui tient à l’impossibilité que ses trois consistances puissent
s’autonommer, constitue l’inconvenance majeur du nœud R.S.I. qui
va amener Lacan à poser la nécessité d’un nouage à quatre à
défaut de laquelle le borroméen à trois régresse au nœud trèfle
d’une seule corde, que Lacan appelle aussi le nœud à trois,
obtenu par mise en continuité des trois cordes de R.S.I. (Lacan
appelle nœud à trois le nœud de trèfle et préfère parler pour les
nœuds borroméens de chaînœuds). Ce nœud à trois va revenir
souvent dans les séminaires suivants, car c’est le plus simple des
nœuds toriques, c’est-à-dire produits par un trajet sur le tore,
lesquels sont aussi appelés par Vappereau des « nœuds
coupures », en ceci qu’ils sont des accomplissements de la
coupure du dire. Le trèfle est le premier des nœuds coupures de
parité impaire. Ce nœud va donc ouvrir à Lacan un frayage de sa
topologie borroméenne vers la topologie de la coupure sur le

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tore, soit la topologie de la passe qu’il avait proposé dans
« L’étourdit ». Mais quand Lacan introduit ce noeud dans Le
sinthome du 16 décembre 1975 c’est pour le présenter comme le
nœud de la paranoïa : « En tant qu’un sujet noue à trois
l’imaginaire, le symbolique et le réel, il n’est supporté que de leur
continuité. L’imaginaire, le symbolique et le réel sont une seule et
même consistance, et c’est en cela que consiste la psychose
paranoïaque. »

Fig 3 : le nœud à trois de la paranoïa et le nœud trèfle coupure

Le nœud à trois : de la paranoïa à l’Ics réel

En même temps qu’il définit ainsi la paranoïa, Lacan corrige


l’intitulé de sa thèse qu’il avait accepté non sans réticence de faire
publier en mai 75. Entre la psychose paranoïaque et la personnalité il n’y
a pas de rapport, pour la simple raison que c’est la même chose,
qu’il y a stricte équivalence. Entre les trois dit-mensions du parlêtre
il y a dans la paranoïa consubstantialité, homoousios, même
substance, comme dans la Trinité selon le symbole de Nicée. La
psychose paranoïaque pousse même le Trois en Un jusqu’à
l’hérésie de Sabellius, qui défendait que l’unité de leur substance
absorbe la distinction des trois Personnes.

On voit bien toute la différence qu’il y a dans l’usage que fait


Lacan du nœud à trois en 75 comme nœud de la psychose et en
78 comme nœud de la passe. En 78, Lacan n’utilise ce nœud que
comme bord de la bande triple de Möbius dont la découpe du

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tore produit la doublure, alors qu’en 75 il lui donne consistance,
substance d’Un.

Fig 4 : le nœud de bord de la bande triple

Que le nœud à trois serve à présenter à la fois le réel de


l’Inconscient et la psychose paranoïaque est remarquable (n’est-
ce pas pour cela qu’on parle d’inconscient à ciel ouvert ?), mais
cette homologie ne doit pas nous cacher que, dans le premier
cas, c’est en tant qu’il est dans la discontinuité produite par la
coupure du tore de la névrose, alors que dans l’autre cas, c’est en
tant qu’il est produit par une suture ou un raboutage deux à deux
des trois consistances borroméennes qui les met en continuité.
L’homoousios du nœud à trois de la psychose paranoïaque consiste
en une surface d’empan qui a la même structure que
l’Inconscient, à savoir le ruban de Möbius à trois demi-torsions,
organisé en trois lobules autour du trou moebien où s’inscrit
l’objet a, qui, dans la paranoïa, peut être qualifié d’objet
criminogène. Cet objet est triplement coincé entre le lobule du
sens, qui, pour le paranoïaque, est éminemment double du fait
de la relation en miroir, le lobule de la jouissance phallique JΦ0
qui peut pousser à la femme et le lobule de JA, la jouissance de
l’Autre qui chez lui n’est pas barré du fait de la forclusion P0.

Schizophrénie, mélancolie, manie et chaîne du fantasme

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Une clinique borroméenne des psychoses serait donc à
concevoir à partir de là comme une clinique des indistinctions
produites par mise en continuité des consistances boroméennes,
la perte de réalité dans la psychose étant borroméennement à
concevoir comme perte du « borroméen pépère », soit la
chaînœud borroméenne au quatrième rond qui seule assure que
le borroméen à trois ne tombe pas dans le trèfle de la psychose.
Car ce nœud à quatre que Lacan dit pépère, c’est le nœud de la
Realität dite par Freud psychique et par Lacan religieuse, d’être
celle que fait tenir le quatrième rond du Nom-du-Père par lequel
Freud soutient l’hypothèse de l’inconscient.

De là on peut généraliser l’axiome de la psychose comme


perte du borroméen par régression à un nouage non borroméen
en envisageant les régressions moindres, par mises en continuité
de seulement deux des trois consistances de R.S.I. La définition
que donnait Lacan en 1954 du schizophrène (« pour lui tout le
symbolique est réel ») nous ouvre la voie. La schizophrénie ce
serait la mise en continuité du Symbolique et du Réel, comme
indistinction du mot et de la chose qui produit un nœud à deux
consistances, le raboutage de R à S produisant le huit intérieur de
RS par lequel le dit-schizophrène s’enlace avec son corps I.

Fig 5 : le nœud de la schizophrénie

De même qu’il y a homologie entre paranoïa et inconscient


réel, il saute ici aux yeux qu’il y a homologie entre schizophrénie
et fantasme, puisque le nœud obtenu par cette mise en continuité

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est celui de la chaîne de Withehead que Lacan présente dans
Encore comme celui du fantasme. Cette chaîne a pour propriété
l’interchangeabilité par déformation continue de sa consistance
en forme de huit (le sujet divisé) avec sa consistance en forme de
rond (l’objet).

Dans la schizophrénie donc, tout le symbolique est réel et est


interchangeable avec l’imaginaire de l’objet. Que le schizophrène soit le
dit démétaphorisé de lalangue et que, comme dit réellement
symbolique, il se noue à l’imaginaire d’une jouissance d’organe,
d’un œil qui jouit, est bien ce que confirment nombre de cas
cliniques, comme le rapporte Lacan dans le séminaire L’angoisse
où il parle du dessin d’une schizophrène qui venait d’être
présenté au congrès d’Anvers par le Professeur Jean Bobon, qui
travaillait à Liège, à la clinique Notre Dame des Anges, et venait
d’avoir la chaire de psychiatrie. Cette schizophrène, prénommée
Isabella, avait dessiné un arbre avec trois yeux sur son tronc et
accrochée à ses branches une guirlande de mots qui, chez elle
restée longtemps sans mots pour le dire, était la clé de son
délire : io sono sempre vista, vista signifiant à la fois le participe passé
de voir, le fait de regarder, ce qui est vu (un panorama, le fait
d’être en vue) et l’ouverture, la fenêtre, la vue qui permet de se
représenter. Cette phrase écrite c’est la guirlande du huit intérieur
du Réel-Symbolique qui s’enlace dans le monocle de l’Imaginaire.

Restent les deux autres possibilités de mise en continuité, soit


du Réel et de l’Imaginaire, soit de l’Imaginaire et du Symbolique.
Là où tout l’imaginaire est réel et est interchangeable avec la
mortification symbolique c’est bien dans la mélancolie. Mise en
continuité du Réel de Thanatos avec l’Imaginaire du moi, qui
s’enlace avec le cercle vicieux de l’Idéal-du-Moi et du Surmoi, tel
est le mélancolique, ce rei capitalis reus, cet accusé d’une faute
capitale pour qui le Réel de la faute s’enfonce, se fond dans son
image comme dans les miroirs de Jean Cocteau par où se fait le

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va-et-vient de la Mort. Et qu’en est-il de la mise en continuité de
l’Imaginaire et du Symbolique ? Là où tout le symbolique est
imaginaire, là où tout le langage est jouissance du sens et est
interchangeable avec le réel de la vie, n’est-ce pas dans la manie,
comme irréelisation du fantasme ?

Perversion et borroméen généralisé

On retrouve ce procédé de mise en continuité à la fin de La


topologie et le temps où elle permet à Lacan de trouver avec
Vappereau, en mars 1979, la solution du borroméen généralisé
en raboutant deux des consistances du bon nœud pépère à
quatre : le symptôme et le réel. Cette mise en continuité fait
repasser de la chaînœud à 4 à la chaînœud à 3, mais ce n’est plus
le nouage type R.S.I. (i. e. typique du coinçage de l’objet a) que
l’on retrouve, mais un tout nouveau nouage à trois qui peut, du
simple fait de l’homotopie de sa consistance intermédiaire ΣR, se défaire.
Vappereau l’interprète comme le nœud (généralisé) de la
perversion, en ce sens, du moins il me semble, qu’il chiffre la
jouissance du sinthome (celle à la fin tenue permise) par mise en
continuité ΣR et que son déchiffrage homotopique en effectue la
dévalorisation.

Fig 6 : le nœud borroméen généralisé de la perversion

Remborroméaniser la psychose

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J’ai jusqu’ici abordé la structure des psychoses en terme de
perte du borroméen par mises en continuité, mais celle-ci n’est pas la
seule façon de penser la psychose, pour laquelle d’ailleurs Lacan
n’exclut pas un retour au borroméen, non seulement comme on
l’a vu pour Joyce mais aussi pour le paranoïaque. Il examine en
effet la possibilité d’emborroméaniser le trèfle paranoïaque en
l’ouvrant en une natte à 2 fils qu’il tresse borroméennement avec
trois autres (Le sinthome, p. 47). Ainsi tressés à quatre, trois
paranoïaques peuvent être noués par un quatrième qui se spécifie
d’être sinthome névrotique On pourrait ainsi concevoir certaines
guérisons ou rémissions de délires paranoïaques à trois ou folies
simultanées, comme disait déjà Lacan avec Claude, et Mignault
en 1931, grâce à leur emborroméanisation par la fonction-
sinthome d’un proche. C’est à cette place de fonction-sinthome
névrotique, comme l’expose fort bien Jean Allouch, qu’est
venue, dans la paranoïa à trois d’Aimée (Marguerite Anzieu) avec
sa mère et sa tante, la sœur aînée d’Aimée, Élise, auprès de
laquelle elle alla vivre à 18 ans et qui, loin d’être la véritable
persécutrice qu’en fait Lacan dans sa thèse, para un temps au
rapport sexuel avec la mère, jusqu’au moment où, en 1921,
Aimée tomba enceinte d’une fille dont elle accouche mort-née et
déclencha un délire d’infanticide d’abord cristallisé sur M elle C. de
la N. Par la suite, Lacan prendra pour Marguerite, par l’acte de la
nommer Aimée dans sa thèse, cette fonction de sinthome
jusqu’en 1953 où, Didier Anzieu rompant son analyse avec
Lacan, c’est le Christ qui en assura la fonction, si bien que
Marguerite ne re-délirera plus.

Il y a donc moyen de remborroméaniser la psychose. Comme


il y a d’autres moyens de déborroméaniser le nœud R.S.I. que
celui de la mise en continuité. C’est le cas pour Joyce où, je le
redis, la forclusion de fait du père se traduit par un « lapsus »
d’écriture du nœud, à savoir une inversion du dessus-dessous au
niveau de l’un des deux passages, sur R.S.I. mis à plat, du rond

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du Réel par dessus celui du Symbolique, la fonction d’exception
de l’Au-moins-un assurant avec S de A barré cette primauté
structurale de R sur S. La preuve qu’il y a bien ce point d’erreur de
la structure chez Joyce, Lacan va la chercher avec Jacques Aubert.
Et il la trouve. Il en trouve le signe clinique dans son récit de la
raclée qu’il reçut d’un nommé Héron et où il dit avoir ressenti le
dégoût de son corps qui foutait le camp comme une pelure :
c’est à ce lâchage du rond de l’Imaginaire que l’ego d’artiste de
Joyce est venu suppléer.

Le point d’erreur de la structure chez Freud

Chez Freud, dans la relecture critique qu’en fait Lacan dans


R.S.I. le 14 janvier 1975, il y a aussi un point et même deux
points d’erreur : Freud rate le nouage R.S.I. en laissant le Réel le céder
au Symbolique, de sorte que R se retrouve sous I qui est sous S.
C’est pourquoi Freud a eu besoin, pour que la structure tienne,
de la « Réalité psychique » de l’Œdipe pour effectuer le nouage
au quatrième rond, celle-ci suppléant au défaut de primauté du
Réel sur le Symbolique en le nommant. La Réalité psychique fait
chez Freud fonction de nomination nouante correctrice de la
théorie de la séduction et de ce qui dans celle-ci place le Réel
sous la coupe du Symbolique. C’est pourquoi Lacan dit que
Freud n’était pas lacanien : il n’a pas mis le Réel à la place qui est
la sienne par rapport au Symbolique et pour que le nœud R.S.I.
se fasse.

Le choix lacanien de la nomination par le symptôme

Ceci amène Lacan à définir ce qu’est le Nom-du-Père


borroméen dans sa fonction nouante soit de symptôme, soit
d’inhibition, soit, encore, d’angoisse. Mais pour le démontrer,
pour démontrer que le Nom-du-Père n’est rien d’autre que le
nœud, rien d’autre que ce qui effectue le nœud, il faut, se rend

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compte Lacan le 11 mars 75, supposer ses ronds dénoués. Le nouage
au quatrième du Père-symptôme présuppose que le nœud R.S.I. soit
défait, c’est-à-dire que les trois ronds soient libres et empilés pour qu’un
quatrième les renoue. Et qu’il soit défait pas n’importe comment, pas
comme chez Freud où R est sous I et I sous S qui les domine.
Lacan choisit le 11 mars 57 Ŕ et ce sera décisif pour la suite,
jusqu’à Joyce Ŕ de défaire R.S.I., de le faire rater en ne faisant
plus passer S deux fois devant I, de sorte que S se retrouve tout
au dessous avec, empilés dessus, R, puis I. Moyennant quoi, il
place une quatrième corde Σ qui, en passant sous S, sur R et sous
I, refait le nœud à quatre, le nœud fait de la façon que Lacan dit
« pépère » : celui du symptôme comme suppléant à ce ratage choisi,
voulu du Symbolique comme ne primant pas sur l’Imaginaire.
Lacan choisit donc comme point d’erreur de la structure la
défaillance du symbolique à primer sur l’imaginaire et pose le
symptôme comme ce qui nomme le Symbolique là où il défaille.

Fig 7 : la nomination du symbolique par le symptôme Σ

Le symptôme se spécifie ici d’être la nomination du symbolique.


Et le nouage à quatre que ça produit se spécifie de coupler le
Symbolique S avec le Symptôme Σ, de leur faire faire « la ronde »
autour d’un trou par lequel passe et fait aussi la ronde le couple
du Réel R avec l’Imaginaire I. Lors de sa conférence au M.I.T.
(Massachusetts Institute of Technology) en 1975, Lacan parle de
cette « circularité de Σ+S » comme étant ce dont a à jouer
l’interprétation analytique : « en interprétant, nous faisons avec le

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Σ circularité, nous donnons son plein exercice à ce qui peut se
supporter de lalangue ».

Fig 8 : la ronde de S+Σ et de R+I l’un dans l’autre

Combien de façons y a-t-il de refaire « le bon nœud


borroméen pépère » à partir des trois ronds empilés et libres de
R.S.I. défait ? Dans le texte manuscrit reproduit dans le catalogue
de l’exposition de François Rouan au Musée Cantini en 1978, qui
y présentait des peintures sur bandes et à qui il dit « si j’osais, je
lui conseillerai de modifier ça et de peindre sur tresses », Lacan
montre qu’il y en a quatre. Pour chacune Lacan en fait deux
dessins, un mis à plat et un en perspective. Or, de la présentation
en perspective il ressort que les quatre positions possibles du
quatrième rond se ramènent à deux seulement. Il y a en tout et pour
tout deux nominations possible au quatrième rond.

La nomination de l’Imaginaire : le cas Gödel

La première est celle que j’ai montré de la nomination du


Symbolique par le symptôme comme quatrième rond. La
seconde est celle de la nomination de l’Imaginaire par l’inhibition
comme quatrième rond : là, c’est le couple de l’Imaginaire avec
l’Inhibition qui font la ronde dans le trou que forme le couple du
Réel avec le Symbolique, et vice versa.

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J’ai fait l’hypothèse ailleurs, dans une conférence à Naples, que
cette nomination de l’imaginaire avait opéré chez Kurt Gödel.
On sait qu’il était en proie à un délire paranoïaque, avec un
thème récurrent d’empoisonnement, et que son invention du
théorème d’incomplétude lui a permis, contre la régression au
trèfle de sa paranoïa, de maintenir une chaînœud borroméenne à
trois, comme le soutient Gabriel Lombardi. Et puis, dès 1939, et
alors qu’il consulte à New York un psychanalyste, ancien
dadaïste et proche de Arp, le Dr Hulbeck, Gödel pose dans un
cours de logique à une université catholique près de Chicago,
parmi quarante propositions, celle-ci : « Il existe des anges ».
Comme nos corps habitent le monde sensible, les anges, êtres
incarnés dans les idéalités mathématiques, habitent le monde
mathématique où ils survolent toute l’extension des ensembles
infinis et leurs puissances. Car les ensembles infinis exigent, pour
exister, ce survol. Dans une conversation avec Wang, Gödel en
pose l’axiome : « Pour tout ensemble, il y a quelque esprit qui
peut le survoler dans le sens le plus strict ». Donc, les anges
existent : ils vivent dans la réalité mathématique où ils parcourent
du regard, passent en revue, grâce à un organe incorporel qu’il
appelle l’œil mathématique, les différents infinis que nous, qui
avons un corps, ne pouvons parcourir !

Il faut, c’est une nécessité logique, si nous voulons être


rigoureusement ensembliste, que nous imaginions le survol des
ensembles infinis par un ange ! Sans les anges, la théorie des
ensembles serait incomplète ! J’avance que cet axiome des anges
a servi de nomination nouante à Gödel. Grâce aux anges, Gödel
a réussi à inhiber ce dans quoi sa paranoïa l’engluait. Les anges
ont eu pour lui, comme nominateurs de l’imaginaire, la fonction du
quatrième rond que Lacan accorde à l’Inhibition comme
pouvant effectuer à quatre le nœud qui, à trois, venait de céder.

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Fig 9 : les anges nominateurs de l’Imaginaire mathématique de Gödel

L’Imaginaire que Gödel nomme par les anges est celui de la


mathématique, de l’Idéalité mathématique de la théorie des
ensembles infinis qu’ainsi il a pu continuer à nouer au
Symbolique et au Réel, avant que le démon de sa paranoïa ne le
tire vers son trèfle mortel.

Les deux nominations du Réel

Et la nomination du Réel comme angoisse dont parle Lacan à


la fin de R.S.I. ? Elle ne peut se faire au quatrième rond, du
moins tel que Lacan le fait en choisissant pour point erreur de la
structure celui qui défait R.S.I. en ne faisant plus passer S devant
I. Par contre, la nomination du Réel peut se faire si sur R.S.I. on
ne fait plus passer R sur S : c’est ce qui, d’après Lacan, se passe
chez Freud, comme je l’ai dit. Dans le choix que fait Lacan et
qu’il maintiendra ensuite, la nomination du Réel n’est pas
possible à quatre. Il en faut cinq. La nomination du Réel comme
angoisse, par l’angoisse, se fait au cinquième rond , quand
flanchent le couple du Réel avec l’Imaginaire dans le nouage au
quatrième du symptôme ou bien le couple du Réel avec le
Symbolique dans le nouage au quatrième de l’inhibition.

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Et si d’aventure, c’était ce nouage au cinquième rond de
l’angoisse qui venait à péter, il y aurait encore la possibilité d’un
nouage borroméen au sixième rond du fantasme, qui alors peut
venir faire couple avec le Réel dans le dessin qu’en présente
Lacan le 20 décembre 1977 dans Le moment de conclure.

Ce que nomme le loup du fantasme

Un tel nouage à six consistances par le loup du fantasme qui


nomme Esanetor le Réel de sa séduction par sa sœur Anna, et, au
delà, le Réel de la séduction paternelle, me semble avoir été celui
qui a, dès sa prime enfance et jusqu’au Wolfsmann de son auto-
nomination lorsqu’il écrivit ses Mémoires, fait suppléance anti-
psychotique chez l’Homme aux loups. À part quelques épisodes
où en 1924-26, en 1938, en 1951 et en 1972, toujours assez
passagèrement, il lâcha, ce nœud l’a fait se tenir hors du délire
hypochondriaque et hors de la mélancolie qui, sans ce nouage
que l’analyse avec Freud a grandement contribué à renforcer,
auraient pris le dessus.

Les loups sur l’arbre de son cauchemar que dessina pour


Freud l’Homme aux loups avaient beau n’être que cinq, son
inconscient savait compter jusqu’à six ! Il le savait depuis le jour où,
identifié au septième caché, pour échapper à Kronos, dans
l’horloge arrêtée au fatidique V, il trembla pour ces six chevreaux
du conte de Grimm, Le loup et les sept chevreaux, qui par le ventre
du loup étaient passés. Au sixième chevreau dévoré, le loup repu
peut roupiller la panse pleine de pierres, aussi inconscient que le
père quand le manque du manque le fait réel : l’affaire du
fantasme d’incorporation (cf. Nicolas Abraham) de celui que,
pour changer un peu, j’appellerai l’Homme aux six chevreaux
était bel et bien dans le sac !

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Fig 10 : L’Homme aux six chevreaux

Variation stochastique synchrone du nouage

Avec ces trois sortes de nominations du Symbolique par le


symptôme, de l’Imaginaire par l’inhibition et du Réel par
l’angoisse ou le fantasme, on peut concevoir qu’à un pétage de
nœud à quatre puisse répondre un nouage au cinquième et qu’à
un pétage de nœud à cinq puisse suppléer un nouage au sixième.
Bien sûr, cette extension de la nomination nouante, comme ne se
réduisant pas au seul sinthome et pouvant relever d’une
nomination de l’imaginaire par le quatrième rond de l’inhibition
ainsi que d’une nomination du réel par le cinquième rond de
l’angoisse ou par le sixième du fantasme, élargit le champ
clinique des suppléances et donc du traitement possible des
psychoses tel que Joyce a permis à Lacan de le repenser.

Certaines psychoses dissociatives arrivent même à faire jouer ces


trois nominations en alternance et en simultané, assurant par le
dédoublement alterné et simultané de chaque consistance une
transformation dans la diachronie et la synchronie de la chaîne
borroméenne qui, en dépit de la dissociation, est maintenue par
la structure stochastique automatique du nouage. C’est

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l’hypothèse fort intéressante qu’avance Marcel Czermak dans
Patronymies (Masson, 1998) à propos du cas extraordinairement
complexe de celui qu’on pourrait appeler « l’homme aux paroles
imposées et au nom d’oiseau rare », avec lequel Lacan s’était
entretenu à Sainte Anne, le 12 février 1976, et dont il parla
comme d’une « psychose lacanienne, enfin vraiment
caractérisée ».

Nomination du réel et nœud de fin d’analyse

Il faut bien voir aussi que ce nouage par une nomination du


réel au cinquième (ou au sixième ) peut être un réel recours
quand, dans une analyse sur le point de finir, le bouchon du réel
a mis à mal le nouage pépère organisateur de la réalité psychique,
ce qui permettrait de repenser en terme de nouages borroméens de fin
la satisfaction de fin dont parle Lacan pour la fin d’analyse, en
particulier Ŕ mais je ne ferai qu’évoquer ce point qui mériterait
d’être développé tant il pose de questions sur le réel après la
passe et l’au-delà de l’analyse Ŕ quand cette satisfaction vient
d’une nomination d’ICSR, pour reprendre les quatre lettres par
lesquelles Colette Soler désigne l’inconscient réel, autrement dit
quand la satisfaction finale vient de la nomination du mystère du
corps parlant par l’angoisse .

J’en présente ici l’ex-sistence sous la forme de D.I., la droite


infinie (qui, en topologie générale, est l’espace compact de la
droite numérique achevée, soit le corps des nombres réels
auquel on ajoute Ŕ et + ), comme rétablissant à cinq la chaîne
à quatre dont, l’esp d’un laps, le réel de l’inconscient a rompu la
ronde.

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Fig 11 : la satisfaction de fin comme nomination d’ICSR par

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