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Pierre Parlebas, Jeu, sports, sociétés :

lexique de praxélogie motrice, 1999.

PRAXÉOLOGIE MOTRICE
44■ Science de l’action motrice*, notamment des conditions, des modes de
fonctionnement et des résultats de la mise en œuvre de celle-ci.

45Cette science de la praxis motrice se propose de mener une étude cohérente et


unitaire regroupant toutes les données pertinentes concernant cet objet
spécifique. Elle vise à constituer un champ, le champ de l’action motrice,
singulièrement délaissé par les recherches scientifiques contemporaines. Elle
s’affirme face au morcellement que l’on constate aujourd’hui : les différents
aspects de la motricité* sont en effet traités de façon parcellaire par des
disciplines hétérogènes, par exemple sous l’angle de l’espace par la proxémie*,
sous l’angle de la communication* par la kinésique*, sous l’angle du travail par
l’ergonomie. Une étude fondamentale et unitaire semble aussi légitime que ces
études fragmentaires. L’action motrice représente l’objet instaurateur de cette
recherche scientifique originale.

UNE SCIENCE DE L’ACTION


Une technologie pour l’agent
46La première utilisation du terme « praxéologie » semble être due à Alfred
Espinas dans un article intitulé « Les origines de la technologie » paru en 1890
dans la « Revue philosophique ». Commentant ce néologisme, Roger Daval (5)
précise que le sens du terme, ainsi que le suggère d’ailleurs le titre de l’article, est
proche de celui de « technologie » : Espinas envisage les conditions et les règles
de l’efficacité de l’action.

47Les premiers à avoir proposé une problématique rigoureuse de l’action-décision


assortie de solutions concrètes sont certainement les mathématiciens. Et
paradoxalement, sous cet angle, ils se retrouvent eux aussi du côté de l’efficacité
technologique : ils conseillent joueurs et hommes d’action. En réfléchissant sur les
jeux de hasard, en fondant le calcul des probabilités et la notion d’espérance
mathématique (le règlement des joueurs doit être « proportionné à ce qu’ils
avaient le droit d’espérer » lit-on dans le « Traité du triangle arithmétique » ((6),
p. 115)), Pascal a jeté les bases d’une véritable « praxéologie mathématique » pour
reprendre une expression de Marc Barbut (1). Cette étude de l’aléatoire et de l’art
de conjecturer a mobilisé de nombreux « géomètres » de grand renom : Fermat,
les Bernoulli, Laplace, Poisson, Gauss, Borel... C’est dans cette perspective, par
exemple, que l’encyclopédiste mathématicien Condorcet fonda sa « Mathématique
sociale ». Tout le courant moderne de la théorie des jeux* s’inscrit dans le droit fil
d’une mathématique de l’action et de la décision.

Une science de l’action


48Une ambition plus vaste s’est manifestée en psychologie : placer le concept
d’action au foyer de toute réflexion. Le psychanalyste Charles Baudouin s’est
interrogé à ce sujet dès 1941 : « En demandant quel est l’objet de la
psychologie, écrit-il, on pourra dire (...) qu’aujourd’hui la psychologie tend à
devenir la science de l’action » ((2), p. 524). Il souligne combien est nécessaire la
reconnaissance d’un phénomène qui servirait de « commune mesure à beaucoup
d’autres » ; ce « phénomène-étalon » (p. 522) lui paraît être l’action. À la source
de cette conception, il n’hésite pas à reconnaître des auteurs tels Ribot, Janet et
Freud. Plus près de nous, on peut considérer l’œuvre de Piaget comme une étude
de l’action en tant que celle-ci est à l’origine de la connaissance.

49Encore plus englobantes, certaines tentatives vont poser le concept d’action au


centre de l’ensemble des sciences sociales. C’est le point de vue développé par T.
Parsons et E. Shills dans leur ouvrage « Vers une théorie générale de l’action » paru
en 1951. Ces auteurs avancent les prémisses d’une conception unitaire regroupant
à l’aide de concepts communs les connaissances foisonnantes, mais éparses et
cloisonnées, des sciences humaines. Cette perspective à dominante sociologique
peut être interprétée comme une théorie de l’action qui se propose avant tout
d’unifier le champ des sciences sociales. À vrai dire, nombreux sont les
sociologues qui ont abordé des thèmes sociologiques majeurs sous l’angle de
l’action, de Vilfredo Pareto à Alain Touraine. Tout récemment, Raymond Boudon ne
définit-il pas la sociologie comme « une théorie générale de l’action » ((3), p. 257,
288) ?

Un double point de vue nécessaire


50Dégageant l’intérêt du concept d’action dans le développement de la
psychologie sociale moderne, Roger Daval insiste sur « la très nécessaire
distinction entre science de l’acteur et science pour l’acteur » (5). Cette distinction
semble en effet capitale : dans le premier cas, on étudie de l’extérieur des
phénomènes d’action comme le ferait une science de la nature ; dans le second
cas, on tente de prévoir les moyens d’agir les plus efficaces au profit d’un individu
engagé dans une situation précise.

51Il est frappant de retrouver cette dualité au cœur des difficultés éprouvées par la
réflexion dans le domaine des activités physiques et sportives. Le rapide survol
précédent a évoqué ces deux grandes orientations possibles. On peut concevoir
une science générale de l’action dans l’optique de Parsons : il y correspond une
praxéologie motrice recherchant l’intelligibilité de tout le champ de la motricité,
sans le souci lancinant de l’application pratique immédiate. On peut aussi
envisager une science ou une technologie scientifique au service du sujet en
situation comme le proposent Espinas ou Pascal : il y correspond les règles
d’entraînement sportif et de comportement* praxique* liées à l’efficacité d’une
intervention concrète ; et cela aussi bien pour le pratiquant que pour l’entraîneur
ou le motricien*.

52Ces deux perspectives sont différentes mais chacune renvoie à l’autre. Ainsi que
l’affirme Roger Daval, il conviendra de « conserver à la fois ces deux centres de
perspective » ((4), p. 49) et « il faudra nous résigner à passer plusieurs fois, selon
la nature des questions psychosociologiques traitées, d’un point de vue [à
l’autre] » ((4), p. 98). Cette ligne de partage épistémologique est fondamentale ;
nous la retrouverons constamment lors de l’analyse des pratiques motrices. Loin
d’opposer une fin de non-recevoir au développement d’une praxéologie motrice,
elle en précise les conditions de validité.

UNE SCIENCE DE L’ACTION MOTRICE


53D’entrée de jeu, soulignons que la praxéologie motrice est beaucoup moins
ambitieuse que les théories de Baudouin ou de Parsons. Elle ne nourrit pas le
projet de couvrir toutes les actions humaines et encore moins d’unifier les
sciences sociales. Plus simplement, elle envisage d’étudier l’action spécifiquement
motrice, celle qui prend sens et réalité dans une mise en jeu corporelle, dans
l’actualisation de conduites motrices*. Si le champ est vaste – situations motrices*
de jeu, de loisir, de travail – il a ses limites.

54Il n’en reste pas moins que les deux perspectives dégagées par Roger Daval vont
ici aussi entrer en concurrence : une science de l’action motrice étudiant les
phénomènes de l’extérieur comme le ferait un physicien et une science au service
de l’individu agissant aux prises avec les exigences d’une tâche concrète. C’est
bien cette dualité, fort mal perçue, qui sous-tend le violent conflit opposant, dans
le domaine du sport* et de l’éducation physique*, la théorie à la pratique.

55En réalité, ces deux perspectives sont complémentaires et tout progrès réalisé
dans l’une peut être bénéfique à l’autre. Cependant, il faut en prendre son parti :
ces deux points de vue ne seront jamais superposables. Jouer au volley-ball ou à
la Balle au but, intervenir sur un terrain de basket-ball ou entraîner des gymnastes
n’est pas réductible à la stricte application d’un corps de connaissances traitant de
la motricité. Chaque situation du terrain est différente des autres, possède ses
propres variations de paramètres, est médiée par des relations inter-personnelles
uniques, bref détient une originalité imposant des réponses particulières. Une
synthèse pragmatique nouvelle est toujours requise. Les pratiques motrices et les
pratiques pédagogiques ne sont pas strictement déductibles d’un corpus
théorique général.

56Pratique d’influence visant à modifier les conduites motrices des participants


dans un sens jugé désirable, l’éducation physique impose sur le terrain la
perspective de l’individu en situation. Elle ne se confond donc aucunement avec la
praxéologie motrice proprement dite dont la construction théorique la déborde
largement ; elle peut cependant s’inspirer avec un immense profit du corps de
connaissances fourni par cette recherche. Les connaissances praxéologiques
éclairent en effet les modalités de fonctionnement des situations motrices
soumises à des normes et à des contraintes de tout type ; elles peuvent donc,
entre autres, s’intéresser de façon privilégiée au fonctionnement des situations
motrices dont les normes sont de type pédagogique. Et il conviendra bien sûr de
repenser ces données générales dans le cadre d’une technologie d’intervention
s’insérant dans une situation motrice toujours particulière.

57Les pratiques suscitées par le sport, pratiques régies par des normes
institutionnelles de temps, d’espace et d’interaction, offrent, par leur clôture et
leur limitation même, un champ d’étude praxéologique de choix. Mais elles ne
représentent qu’un sous-ensemble restreint du vaste ensemble des situations qui
ressortissent à la praxéologie motrice ; jeux sportifs institutionnels*, jeux sportifs
traditionnels*, expression corporelle, certaines situations de travail et de la vie
quotidienne, activités physiques libres.

58Parmi d’autres termes éventuellement disponibles tels que « kinologie* » ou


« motorologie » par exemple, le vocable « praxéologie » a été préféré dans la
mesure où il n’est pas lesté des pesanteurs bio-mécaniques du corps-machine et
donc davantage disponible pour une synthèse originale qui pourra prendre en
compte l’ensemble des données de la personne agissante en relation avec le
milieu.

59Centré sur la pertinence* praxique, ce lexique amorce des réponses aux


questions qui interpellent ce champ praxéologique à l’état naissant. Il tente de
dégager une problématique commune et une intelligibilité propre aux situations
de mise en jeu corporelle définissant l’action motrice.

60► Action motrice, conduite motrice, pertinence, éducation physique,


théorie des jeux.

ACTION MOTRICE
1■ Processus d’accomplissement des conduites motrices* d’un ou de
plusieurs sujets agissant dans une situation motrice* déterminée.

 1 Il est rappelé qu’afin de distinguer les jeux sportifs traditionnels des jeux sportifs
institution (...)

2Un athlète qui lance le javelot, deux épéistes qui s’affrontent, un barreur et un
focquier qui manœuvrent leur voilier, des enfants qui jouent au basket ou à la Balle
au chasseur1 accomplissent une action motrice. Celle-ci se manifeste par des
comportements moteurs* observables, liés à un contexte objectif, comportements
qui se déploient sur une trame crépitante de données subjectives : émotion,
relation, anticipation*, décision*.

3Le hasard de l’ordre alphabétique place « action motrice » en tête de ce lexique.


Cette position semble justifiée dans la mesure où ce concept joue un rôle
fondateur, instaurant la spécificité* de la praxéologie motrice. Mais c’est aussi une
place redoutable pour un concept encore peu exploré et qu’il s’agit précisément ici
de construire. Car nos ignorances à propos de l’action motrice sont à l’origine
même de la constitution de ce lexique. On reconnaîtra par là que le signifié de ce
concept ne peut être qu’effleuré par sa définition : en profondeur, l’ensemble des
termes du lexique en éclaire le contenu.

4Dans l’univers de l’action motrice, on peut discerner des points de vue très
variés, par exemple considérer l’accomplissement physique de la tâche*, les
aspects techniques et tactiques déployés sur le terrain ; on peut aussi prendre en
compte les mécanismes de préaction* sollicités ou bien encore les interactions
motrices* et le réseau de communication* mis en jeu. La décision motrice est à
coup sûr l’un des thèmes majeurs de cette problématique ; elle peut être
appréhendée au niveau du sujet agissant, mais aussi au niveau d’une équipe ou
encore du système constitué par l’affrontement de plusieurs groupes. On peut
également envisager les conditions sociales de production de l’action motrice,
dont l’un des aspects principaux est le système de norme imposé par le code de
jeu. S’ensuivront des modélisations* très diverses.

5La mise en évidence de la logique interne* de la situation, qui définit les


contraintes et les possibilités du système d’interaction global dans lequel se
manifeste l’action motrice, est au centre de notre réflexion. Dans le cas du jeu
sportif, cette logique interne détermine les propriétés de l’espace d’intervention,
les modalités du contact et de la communication, les catégories praxiques* dont
dispose le participant, les types de messages moteurs échangés... Sont ainsi mis
en évidence les universaux* du jeu sportif dont on recherchera une représentation
rigoureuse, si possible mathématique, sous forme de modèles opérationnels.


6Le concept d’action motrice est plus large que celui de conduite motrice,
directement associé aux caractéristiques subjectives de la personne agissante (ce
qui est capital dans l’approche des situations concrètes d’éducation physique*,
mais trop orienté pour aborder tous les angles d’attaque possibles de la
motricité*). Le point de vue du sujet agissant symbolisé par la notion de conduite
motrice est à coup sûr au cœur de la problématique de l’action motrice ; mais la
perspective de l’action-phénomène, de Faction-système observée de l’extérieur
est tout aussi capitale. À vrai dire, ces deux approches sont profondément
solidaires et indissociablement complémentaires pour qui souhaite appréhender
de façon non restrictive l’action motrice. On comprendra que la position de fond
ainsi choisie rejette tout à la fois l’attitude psychologiste qui sacralise le vécu
subjectif au détriment des conditions du contexte, et l’attitude sociologiste qui
réduit la conduite humaine à une pure résultante de mécanismes de pressions
socio-institutionnels.

7Une partie des termes du lexique porte l’accent soit sur la perspective de la
personne agissante (conduite motrice, empathie*, inconscient moteur*, ludivité*,
anticipation motrice...), soit sur la perspective de l’action-phénomène
(domestication/sauvagerie*, logique interne, ethnomotricité*, duel*, universaux,
modèle...), mais chaque dominante est toujours compatible avec la prise en
compte complémentaire de l’autre pôle. L’association de ces deux points de vue
devient centrale dans la présentation de nombreux concepts dont le sens impose
de ces deux pôles une saisie simultanée : décision motrice, stratégie*, rôle
sociomoteur*, décentration*, décodage sémioteur*, indice*, praxème*... La
subjectivité, le projet et l’initiative individuels sont d’évidence sur le devant de la
scène mais ne s’expriment que dans la mesure même où ils s’accordent aux
contraintes objectives du système d’interaction. Les termes « décision » et
« stratégie motrice », par exemple, privilégient manifestement l’autonomie et la
capacité d’auto-détermination du sujet ; cependant, ce pouvoir de choix ne prend
sens que replacé dans le contexte extérieur qui définit précisément les conditions
« systémiques » qui président aux choix individuels. Tout le champ de la
sémiotricité* en est l’éclatante illustration. Se dessine ainsi un troisième niveau
d’étude omniprésent dans ce lexique : le niveau de l’interaction motrice qui, dans
l’effervescence, ici et maintenant, de la rencontre ludomotrice, accorde la conduite
subjective du joueur au canevas commun de la logique objective du jeu.

8Un point d’épistémologie* semble important à souligner : Faction motrice peut


être reliée aux déterminants biomécaniques, psychologiques et sociaux qui
conditionnent son déploiement, mais ne doit en aucun cas, sous peine de perdre
sa spécificité*, s’abolir en eux. Une science de l’action motrice semble autorisée,
de façon légitime, à proposer son propre principe de pertinence*.

9► Praxéologie motrice, conduite motrice, pertinence, spécificité, logique


interne.
CONDUITE MOTRICE
105■ Organisation signifiante du comportement moteur*. La conduite
motrice est le comportement moteur en tant qu’il est porteur de
signification.

106Il s’agit donc de l’organisation signifiante des actions et réactions d’une


personne agissante dont la pertinence* de l’expression est alors de nature
motrice. Une conduite motrice ne peut être observée qu’indirectement ; elle se
manifeste par un comportement moteur dont les données observables sont
investies d’un sens, vécu de façon consciente ou inconsciente par la personne
agissante. Quand on filme par exemple un joueur de volley-ball, on enregistre ses
immobilités, ses actes de déplacement, de saut, de frappe de balle, bref ses
comportements moteurs ; on parle de conduite motrice quand on envisage de
saisir, conjointement à ces manifestations objectives, la signification du vécu qui
leur est directement associé (intention, perception, image mentale, projet,
motivation, désir, frustration...).

107La conduite motrice n’est en effet réductible ni à une séquence de


manifestations observables, ni à une pure conscience détachée des faits. Elle
répond à la totalité de la personne agissante, à la synthèse unitaire de l’action
signifiante ou, si l’on préfère, de la signification agie. Cette double perspective
conjuguant le point de vue de l’observation extérieure (le comportement
observable) et le point de vue de la signi-fication intérieure (le vécu corporel :
perception, image mentale, anticipation*, émotion...) permet à la notion de
conduite motrice de jouer un rôle focal en éducation physique*.


108Le terme « mouvement », souvent invoqué en éducation physique – encore de
nos jours – est notoirement inadéquat et témoigne d’une conception ancienne qui
prend en compte le produit et non pas l’agent producteur. La notion de
mouvement répond à l’idée d’un corps bio-mécanique défini par des
déplacements appréhendés de l’extérieur ; elle se préoccupe en quelque sorte de
décrire des « énoncés » gestuels d’où le sujet est exclu en tant que tel (et dont
l’aboutissement est « la » technique, le geste-modèle abstrait et dépersonnalisé).
Or, en éducation physique, l’énonciation importe autant que l’énoncé, le sujet
producteur autant que le produit. La notion de mouvement renvoie à un énoncé
gestuel, la conduite motrice à une énonciation, c’est-à-dire à une production
motrice accomplie par une personne précise dans les conditions concrètes d’un
contexte daté et situé ; dans le premier cas, on met l’accent sur le produit, dans le
second sur l’agent producteur, sur la personne agissante insérée dans une
histoire.

109La notion de conduite motrice permet, en toute rigueur d’analyse, de prendre


pleinement en compte, dans le déroulement même de l’action, les éléments de
type cognitif, affectif, relationnel ou sémioteur. Ici s’amorce un changement de
centre en éducation physique, une décentration qu’on peut qualifier de
« révolution copernicienne », à l’instar de la décentration accomplie de longue date
par les mouvements d’éducation nouvelle (décentration qui caractérise aussi
l’évolution récente des disciplines linguistiques dont le déplacement opéré de
l’énoncé vers l’énonciation présente de fortes analogies avec le déplacement qui
mène de la technique sportive à la conduite motrice).

110Étant donné que toute séquence de vie prend corps dans un comportement
moteur, on peut être tenté de penser que finalement tout est conduite motrice.
Ainsi, quand un animateur présente une émission radiophonique, il mobilise ses
organes de la parole, il effectue certains gestes, il adopte certaines postures :
s’agit-il d’une situation motrice* ? Fondamentalement, non ; bien entendu, on
observe à cette occasion des manifestations motrices, mais celles-ci ne font
qu’accompagner une conduite qui est essentiellement de nature verbale. La
pertinence de la conduite se réfère ici au linguistique et non au moteur. De même,
les Échecs et le Bridge ne sont pas des situations motrices*, même si le corps y est
impliqué. La pertinence est alors de type combinatoire ; on peut remarquablement
jouer aux Échecs tout en étant fort maladroit de ses mains, on peut même y jouer
par correspondance, par simple désignation des cases. L’expression motrice n’y
est pas pertinente. Inversement, le linguistique et le combinatoire, en tant que tels,
sont secondaires au saut en hauteur, aux agrès, au hand-ball ou à la Balle assise,
dont la pertinence a son ancrage dans l’action motrice*.

111Cette spécificité* praxique* dote l’éducation physique de son originalité et est


au fondement de la science de l’action motrice.

112► Comportement moteur, action motrice, éducation physique, pertinence,


situation motrice.

ÉDUCATION PHYSIQUE
11■ Pédagogie* des conduites motrices*.

12L’éducation physique est une pratique d’intervention qui exerce une influence
sur les conduites motrices des participants en fonction de normes éducatives
implicites ou explicites. L’exercice de cette influence normative provoque
généralement une transformation des conduites motrices, processus qui place la
question du transfert d’apprentissage* au cœur des préoccupations du motricien*.

UNE PERTINENCE : LA CONDUITE


MOTRICE
13Les finalités générales poursuivies, qui dépendent de la politique de la Cité,
présentent de fortes divergences selon les époques et selon les pays : en fonction
des circonstances, on souhaitera former de bons soldats, de solides travailleurs,
des citoyens en bonne santé, des personnes épanouies corporellement et
disponibles pour leurs loisirs. Ces différences, constitutives des disparités
culturelles et sociopolitiques, sont inéluctables et aucun décret épistémologique
ne saurait prétendre les niveler. La recherche d’une identité de l’éducation
physique sur le plan des finalités générales est manifestement un leurre. En
revanche elle peut aboutir au niveau de l’objet.

14C’est la raison pour laquelle l’enjeu de la définition est d’importance. Ainsi que
le souligne avec force Jacques Ulmann : « C’est pourtant cette légitimité [de
l’éducation physique] qui est en cause, ce droit à l’existence. Et il en va ainsi parce
qu’on n’a pas vu ou pas osé voir le problème majeur de l’éducation physique :
qu’est-ce que l’éducation physique ? » ((2), p. 406). Quel contenu reconnaître en
effet à cette discipline ? Les tentatives qui la posent en l’opposant au sport*, celles
qui, à l’inverse, l’assimilent à ce dernier, celles qui la confinent dans les pratiques
parcellisées d’une « méthode », fut-elle très ingénieuse, font certainement fausse
route. Elles restent à la surface des choses et des finalités générales, perpétuent
de très anciens schémas et persévèrent à leur insu dans une conception du passé.
Il convient de poser le problème différemment.

15Toutes les techniques corporelles, quelles qu’elles soient, peuvent être analysées
en termes de conduite motrice : aussi bien les situations d’Épervier ou de Balle au
chasseur que de lancer du disque, de ski ou d’expression corporelle. Dans cette
perspective, ce n’est plus le mouvement qui est central, mais la personne qui se
meut, la personne agissante, ses décisions motrices*, ses élans affectifs, son goût
du risque, ses stratégies* corporelles, son décodage sémioteur*... La notion de
conduite motrice représente le dénominateur commun de toutes les activités
physiques et sportives. Quels que soient le lieu et l’époque, chaque pratique
d’éducation physique met en œuvre une intervention visant à influencer les
conduites motrices des participants. Voilà la pierre angulaire de l’éducation
physique : dans tous les cas, il s’agit bien d’une pédagogie des conduites
motrices.

16L’identification de la conduite motrice comme objet spécifique dote l’éducation


physique d’une pertinence* qui lui permet de se distinguer des autres disciplines
et de trouver ainsi son identité. Il y a là une fondamentale exigence d’intelligibilité,
tant sur le plan de la réflexion que sur celui de l’action (1).

ÉDUCATION PHYSIQUE ET SCIENCE


17L’éducation physique, en tant que telle, n’est pas une science, mais une
pratique ; elle peut cependant, d’une part s’inspirer de résultats scientifiques et,
d’autre part, susciter elle-même des recherches expérimentales ou cliniques.

18En premier lieu, les recherches en sciences de l’homme ont abondamment


montré que les conduites motrices engagent massivement l’individu agissant dans
ses dimensions biologique, affective, cognitive et relationnelle. Aussi, l’éducation
physique, qui intervient électivement sur ces conduites, semble-t-elle en mesure,
de par sa nature même, de jouer un rôle non négligeable dans l’épanouissement
de la personnalité de l’enfant et de l’adolescent. Il ne semble pas déraisonnable de
penser par exemple que la dynamique interindividuelle qui s’exprime sur le champ
de jeu, les stratégies* d’affrontement de la pente neigeuse ou de la rivière et tous
les processus de préaction* et d’engagement affectif qui leur font cortège exercent
une influence sur le développement de l’enfant.

19En second lieu, les situations d’éducation physique peuvent susciter une
recherche en vraie grandeur. Elles relèvent en effet de la praxéologie motrice* dont
le propos est d’étudier l’action motrice* dans ses différentes modalités et
transformations. On retrouve alors un schéma d’investigation classique : s’étant
donné un objet, toute discipline scientifique observe et analyse les modifications
de cet objet en fonction des facteurs et conditions qui jouent sur lui. Dans ce droit
fil, la praxéologie motrice se propose d’étudier l’action motrice dans les relations
qu’elle entretient avec ses facteurs d’influence (conditions biologiques,
matérielles, organisationnelles, sociales...). Il semble difficile de nier que les
facteurs d’influence de type pédagogique entrent de plain-pied dans cette
problématique.

20Il serait naïf de prétendre que le champ pédagogique est incompatible avec un
statut scientifique sous prétexte qu’il représente un lieu où pèse la norme. Comme
si tout champ social quel qu’il fût (celui par exemple de la sociologie, de l’histoire,
de l’ethnologie...) n’était pas constitutivement l’enjeu de multiples valeurs ! Il y a
belle lurette que la psychologie sociale, avec Elton Mayo, Jean-Louis Moreno, Kurt
Lewin et Musafer Sherif, pour ne citer que quelques pionniers, a précisément pris
comme objet, et sur le mode expérimental, l’influence des normes sur la
modification des conduites. Dans cette lignée, les situations d’éducation motrice,
indissociables de leur faisceau de normes et de contraintes (logique interne* des
jeux sportifs*, conditions matérielles, finalités recherchées...) ressortissent à la
praxéologie motrice. L’éducation physique est et restera une pratique ; mais lui
est-il interdit d’éclairer rationnellement ses démarches ?

LES GRANDES CATÉGORIES DE


SITUATIONS MOTRICES
21On peut schématiquement regrouper les différentes situations motrices* relevant
de l’éducation physique en quatre grands sous-ensembles dont l’union restitue
l’ensemble des possibles (figure 12) :

 le sous-ensemble des situations motrices où règnent la compétition* et


l’institutionnalisation (c’est-à-dire le sport*) ;
 la classe des pratiques codifiées compétitives mais non
institutionnalisées(jeux sportifs traditionnels*, grands jeux de pleine nature) ;
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Figure 12
Les différentes classes de situations motrices qui relèvent de l’éducation physique.

 la catégorie des situations didactiques cadrées par des consignes, des


conseils, des suggestions : exercices-problèmes, situations aménagées, exercices
préparatoires, « éducatifs » divers, séances d’exercices à orientation variée
(relaxation, yoga, expression corporelle, eutonie...) ;
 la classe des situations motrices non compétitives et non
institutionnalisées dans lesquelles le pratiquant agit « librement », sans
contraintes codifiées. C’est le champ des activités « libres », notamment des
pratiques nouvelles de pleine nature où l’on bénéficie de certains acquis dus au
développement du sport (particulièrement en ce qui concerne le matériel) mais où
la compétition n’est plus la règle (randonnées, parcours à l’aventure). Il y a
ludisation* des pratiques sportives. Dans certaines de celles-ci, dites « sauvages »,
l’affrontement du milieu peut parfois être plus intense et même plus risqué que
l’affrontement proposé par le sport (canoë-kayak, ski, alpinisme, nage en rivière,
deltaplane...). Ce dernier cas répond à ce qu’on peut appeler un tourisme ou un
loisir « de performance » non compétitif.

22Les méthodes d’éducation physique se caractérisent notamment par l’attitude


qu’elles adoptent vis-à-vis des quatre classes de situations motrices précédentes.
La méthode sportive valorise à outrance le premier sous-ensemble et n’accorde
crédit aux autres que dans la mesure où ils ont une valeur de préparation à ce
sous-ensemble ; les méthodes « construites » (méthodes hygiéniques, médicales,
psychomotrices, techniques d’apaisement) donnent le primat à la classe didactique
(situations et exercices sur consigne) ; le courant d’éducation nouvelle met l’accent
sur l’importance du jeu traditionnel et des nouvelles pratiques de pleine nature
non compétitives. Ces choix renvoient à des normes sous-jacentes. Les passions
suscitées par ces conflits d’options sont certainement le signe que la pédagogie
des pratiques corporelles engage profondément les systèmes de valeurs politiques
et idéologiques.

23Se fondant sur la conduite motrice qui définit la pertinence de l’éducation


physique, on démasque le caractère arbitraire de certaines affirmations
péremptoires. On constate par exemple clairement que la classe des sports est en
réalité partie constitutive des situations d’éducation physique, au même titre
d’ailleurs que plusieurs autres sous-ensembles. Exclure le sport de l’éducation
physique ou réduire celle-ci à celui-là n’est pas justifiable de façon interne et
spécifique : pourquoi faudrait-il rejeter toutes ces pratiques motrices favorisées
par l’institution ou, à l’opposé, pourquoi faudrait-il restreindre les immenses
possibilités d’expression motrice de l’individu aux seules situations consacrées par
les instances sociales ?

24Privilégier ou récuser le sous-ensemble « sport » n’est pas une opinion qui va de


soi ; aucun de ces deux choix n’est innocent. La place qu’on accorde au sport n’est
pas issue d’une évidence scientifique mais d’un système de valeurs souvent
inavoué et des liaisons présumées entre la pratique sportive et l’actualisation de
ces valeurs.


25Afin d’éclairer les choix pédagogiques, il semble souhaitable d’analyser avec
sérénité les grandes classes de situations motrices, de mettre à découvert la
logique propre de leur fonctionnement, de dévoiler l’influence qu’elles exercent
sur les conduites motrices des participants. En dernière analyse, toute pratique
pédagogique est à replonger dans le système de valeurs qui lui assigne ses
finalités. Les choix pédagogiques correspondant à ces finalités précises ne
méritent-ils pas d’être effectués en toute connaissance de cause et en toute
connaissance d’effet ? L’approfondissement de la logique interne des différentes
situations motrices permettra d’apprécier avec plus de lucidité dans quelle mesure
chacune de celles-ci peut satisfaire aux finalités retenues.

26L’éducation physique trouvera sans doute grand bénéfice à assortir ses


pratiques de terrain des procédures d’investigation méthodologiques et critiques
qui caractérisent la démarche scientifique.

27► Pédagogie, conduite motrice, pertinence, praxéologie motrice, action


motrice.

SITUATION COMOTRICE ❀
102■ Situation motrice* qui met en présence, éventuellement en
concurrence, plusieurs individus agissants, mais sans provoquer
d’interactions motrices* opératoires constitutives de l’action à accomplir.
103Les situations comotrices surabondent dans la vie quotidienne (marche dans la
rue, activités domestiques, travail en atelier ou en usine...), dans la vie de loisir
(jogging, ski, surf, bicyclette, roller, randonnées...) ou dans la vie du sport* (tir à
l’arc ou à la carabine, courses d’athlétisme en couloir, natation, sauts et lancers
d’athlétisme, course cycliste contre la montre...). En traitant
l’entrée comotricité*, il a été souligné que ces pratiques pouvaient être accomplies
en simultanéité ou en alternance.

104À vrai dire, les situations comotrices font souvent illusion sur le plan des
liaisons interindividuelles. On a tendance à les percevoir comme des situations
sociomotrices* mais il n’en est rien : ce ne sont pas des pratiques de coopération
ou d’opposition au cours desquelles l’action de chacun dépend de celle des autres.
Il s’agit d’activités exécutées en compagnie mais que l’on pourrait dans leur
intégralité accomplir seul, comme par exemple une course de 110 mètres haies,
une descente en canoë-kayak ou un parcours en VTT. L’interaction motrice ne fait
pas partie de la logique interne* de l’activité. Ainsi que l’indique la figure ci-
contre, nous sommes en présence d’un sous-ensemble des situations
psychomotrices* (et non des situations sociomotrices). La co-présence d’autrui, lui
aussi agissant, parfois même concurrent, ne va pas sans exercer une influence de
type affectif mais, encore une fois, l’interaction éventuellement suscitée n’est pas
partie constitutive de la tâche motrice* engagée pouvant être menée à bien
indépendamment de cette intervention. En bref, dans une situation comotrice, les
participants agissent ensemble tout en étant séparés.

Dans l’ensemble des situations motrices, les situations comotrices constituent


un sous-ensemble des situations psychomotrices.
Ne sollicitant pas d’interactions motrices nécessaires à l’accomplissement de
l’action entreprise, les situations comotrices appartiennent aux situations
psychomotrices et non aux situations sociomotrices.

105► Situation motrice, comotricité, interaction motrice, psychomotricité,


sociomotricité.
SITUATION MOTRICE
106■ Ensemble de données objectives et subjectives caractérisant l’action
motrice* d’une ou de plusieurs personnes qui, dans un milieu physique
donné, accomplissent une tâche motrice*.

107Certaines données, de type objectif, sont directement associées à la tâche


considérée : caractéristiques de l’espace, des engins et des sujets, nombre de
participants, règlement... ; d’autres, de type subjectif, renvoient aux caractères des
conduites motrices* mises en jeu : motivations et perceptions des joueurs,
attentes et anticipations motrices*... Un athlète qui prend son élan sur le sautoir,
une phase précise de basket ou de volley, un assaut d’épée, une partie d’Épervier
représentent des situations motrices. Par extension, on dira que « le » football,
« le » lancer du disque, « le » canoë-kayak, « la » Balle au chasseur ou une
baignade sont des situations motrices.

108L’analyse conduit à effectuer une distinction capitale entre les situations


psychomotrices* et les situations sociomotrices* (figure 25).

109► Tâche motrice, conduite motrice, fonction praxique, situation


psychomotrice, jeu sportif.
Figure 25
Les grandes catégories de situations motrices.

SITUATION PSYCHOMOTRICE
110■ Situation motrice* ne mettant pas en jeu d’interaction motrice
essentielle*.

CARACTÉRISTIQUES
111Par définition, ces situations sont totalement dénuées de communication
praxique*. L’individu y agit en isolé, sans nouer d’interaction opératoire avec un
autre intervenant (lancer de javelot, barres asymétriques, ski, vol à voile,
construction de châteaux de sable, glissade sur une mare gelée, parcours à
l’aventure...). Dans ce cas, la co-motricité* fait défaut : tout au plus peut-on
parfois observer des interactions motrices inessentielles*, par exemple quand
l’athlète tient compte de la position de ses concurrents dans une course en couloir
ou quand il subit l’influence du comportement gestuel de son entraîneur et du
public. Mais ces interactions inessentielles, contingentes et inconstantes, ne font
pas partie de la définition de la tâche* : la co-motricité n’est pas réductible à une
co-présence.

112Ignorant le contact entre sujets agissants, les situations psychomotrices se


caractérisent par le contact qu’elles provoquent avec l’environnement. Ce dernier
impose des obstacles objectifs dont la nature va profondément influencer l’activité
perceptive et décisionnelle du pratiquant. La logique interne* de la situation est
liée au degré de stabilité des différents obstacles du milieu : en fonction des règles
qui fixent le niveau de codification de l’environnement, chaque jeu psychomoteur*
peut être situé sur une dimension domestication/sauvagerie*. Lorsque l’espace est
totalement stabilisé, il n’est plus porteur d’incertitude* et l’imprévu disparaît : le
décodage sémioteur* du milieu perd sa fonction et la situation psychomotrice tend
alors à engendrer un stéréotype moteur* hautement performant (athlétisme,
gymnastique au sol et aux agrès, natation...). Lorsque le milieu est, par contre,
effervescent et chargé d’incertitude, le participant doit faire preuve d’adaptabilité :
il doit « lire » l’environnement, déceler les indices* pertinents qui lui permettront
d’adopter les conduites* d’anticipation motrice* les plus efficaces (spéléologie,
alpinisme, descente de rivière, plongée sous-marine, ski, vol libre, voile...). Bien
que souvent méconnu, ce décodage sémioteur joue alors un rôle capital : il est
partie prenante dans les décisions motrices* qui mettent en œuvre sur le champ la
stratégie* du pratiquant. Sollicitant l’intelligence psychomotrice*, très perfectible
avec l’apprentissage, la sémiotricité* est au cœur de l’adaptabilité.

IMPORTANCE SOCIALE
113Les pratiques psychomotrices sont innombrables dans la vie quotidienne, dans
le monde du travail et dans les activités de loisir. L’institution sportive leur accorde
une place privilégiée : 46 % de l’ensemble des épreuves des Jeux Olympiques de
1976 leur ont été consacrés (figure 4), et deux de leurs grandes catégories,
l’athlétisme et la natation ne sont-elles pas habituellement qualifiées
d’« épreuves-reines » de ces mêmes Jeux Olympiques ?

114Les activités psychomotrices spontanées de l’enfant et de l’adulte sont


pléthoriques ; aussi se retrouvent-elles nombreuses dans les jeux sportifs
traditionnels* : Toupie, Cerceau, jonglages, tir à l’arc, patinage, lancers divers,
parcours multiples... Cependant, les jeux psychomoteurs aux règles partagées et
socialement répandues sont aujourd’hui essentiellement des sports*. Ceux-ci ont
peu à peu absorbé certains jeux traditionnels qui les précédaient en les
transformant et en les soumettant à leur propre système de règles ; le cas est
flagrant dans les sports de pleine nature qui, dès qu’ils atteignent une certaine
audience, sont coiffés par une fédération : canoë-kayak, sports sous-marins,
surfing, vol libre, planche à voile (il est à remarquer qu’une partie non négligeable
des participants refuse de plus en plus aujourd’hui de passer sous les fourches
caudines des fédérations et pratique librement en retrouvant l’esprit des activités
traditionnelles).

115Le contrat ludique* des jeux psychomoteurs institutionnels* impose un cadre


rendant précises et constantes les contraintes de l’épreuve : la codification de
l’environnement et l’uniformisation des règles de pratique rendent comparables
des lancers de poids ou des triples sauts, qu’ils aient lieu à Tokyo ou à Montréal,
en 1964 ou en 1976. L’institution tente ainsi de dépasser les aspects anecdotiques
et locaux de chaque épreuve pour déboucher sur une conception universelle du
sport. Le contrat ludosportif*, expressément conçu pour autoriser la comparaison
des épreuves et la mise en mémoire des résultats (les « tablettes »), aboutit
inéluctablement à la mise en valeur des performances, à la prise en compte des
records, à une valorisation de la comptabilité.

116Les situations psychomotrices « arrêtées » par l’institution constituent des


situations d’action exceptionnelles et offrent de véritables laboratoires
d’expérimentation des performances motrices humaines. Rendues pures et dures
par l’ascèse de la règle, elles exaltent l’homme seul qui vainc le monde et se vainc
lui-même. La logique de la situation ne pouvait manquer de donner naissance, un
peu hâtivement, à une psychologie du « dépassement » et à une sociologie du
« progrès de l’homme ».

117Sans doute serait-il sage d’éviter des propositions aussi hasardeuses pour ne
pas dire naïves. À moins que ces affirmations, dont le propos est d’assimiler le
progrès de l’homme à l’amélioration de ses performances sportives chiffrées, ne
deviennent elles-mêmes l’objet d’une prise de recul critique. En effet, ne voit-on
pas sourdre ici, à l’occasion des exploits des dieux du stade, un des éléments
majeurs de la vaste fresque qui accorde au sport une place de choix dans la
mythologie moderne ?

118► Situation motrice, interaction motrice essentielle, psychomotricité,


indice, domestication/sauvagerie.

SITUATION SOCIOMOTRICE
119■ Situation motrice* mettant en jeu une interaction motrice essentielle*
(ou communication praxique *).
120Celle-ci peut se manifester directement sous forme de communication motrice*
entre partenaires (cordée d’alpinisme, couple de patinage, équipage de voilier,
équipe de relais...), sous forme de contre-communication motrice* entre
adversaires (assaut d’escrime, tennis en simple, sports de combat...), ou encore en
entremêlant ces deux formes (sports collectifs, jeux traditionnels* tels les Barres,
le Drapeau, la Délivrance...). Elle peut aussi se manifester indirectement sous
forme de gestèmes* et de praxèmes* qui préparent, orientent et pré-organisent
ces interactions directes* de co-motricité*.

121La distinction entre situations psychomotrice* et sociomotrice est capitale tant


dans l’analyse différenciée des phénomènes techniques et tactiques que dans les
conséquences pédagogiques très variables entraînées respectivement par ces deux
catégories si différentes l’une de l’autre. En effet, l’intervention de la
communication praxique bouleverse la motricité* (codage et décodage* des
comportements* d’autrui, projets et décisions* des autres joueurs, anticipation*
d’anticipation, réseau de communication*, relations affectives,
métacommunication motrice*, agression corporelle...).

122► Interaction motrice, communication praxique, sociopraxie,


sociomotricité, métacommunication motrice.

SOCIOMOTRICITÉ
123■ Champ et caractéristiques des pratiques correspondant aux situations
sociomotrices*.

124Le trait fondamental de ces situations est la présence d’une interaction


motrice*, partie prenante nécessaire dans l’accomplissement de la tâche* engagée
(sports de combat, escrime, tennis, tous les jeux sportifs* collectifs, construction
de cabanes en équipe, activités collectives multiples...). Cette interaction, trait
distinctif qui oppose sociomotricité à psychomotricité*, souligne le caractère
central du rapport que la personne agissante entretient avec les autres
intervenants ; elle est l’un des critères majeurs de classification* de l’ensemble des
situations motrices* (figures 1, 2, 3, 25).

UNE DISTINCTION FONDAMENTALE


125On pourrait objecter que toute conduite est enracinée dans le social, façonnée
par un milieu culturel, et en conclure que toute conduite psychomotrice est de ce
fait aussi sociomotrice. La première partie de cette remarque est bien entendu
fondée et renvoie au concept d’ethnomotricité* qui rend compte des poids socio-
culturels s’exerçant sur les activités motrices, tant individuelles que collectives.
Mais la confusion entre psychomotricité et sociomotricité révélerait une nette
incompréhension de la démarche méthodologique suivie. Ce qui oppose en effet
ces deux concepts ne tient pas à de vagues considérations générales sur la nature
ou l’origine des conduites humaines mais se réfère, dans des pratiques de terrain
bien définies, à la présence ou à l’absence de communication praxique*. Trait
distinctif opposant les deux concepts, cette communication praxique prend corps
dans des comportements* observables et reproductibles sur le terrain ; elle peut
ainsi donner lieu à une étude différentielle rigoureuse des différentes situations
motrices. C’est bien là le caractère majeur des définitions opérationnelles.

126La distinction entre psychomotricité et sociomotricité s’avère fondamentale. Les


conduites motrices* qu’elles mettent respectivement en jeu sont de nature
radicalement différente. L’interaction corporelle est génératrice d’une sémiotricité*
originale dont ne peuvent être que totalement dépourvues les situations
psychomotrices*. Intervient en effet la communication praxique qui bouleverse
l’action motrice* : le sujet agissant doit alors affronter d’autres centres de
signification et de décision*. Tout est changé : l’incertitude* issue des conduites
d’autrui et celle provenant du milieu physique inerte et déterministe ne sont pas
du même type. Les processus de décodage sémioteur* diffèrent considérablement
d’un cas à l’autre : les échanges de signification, les feintes, les
métacommunications*, les relations paradoxales ne peuvent se manifester qu’en
situation d’intermotricité.

127Les phénomènes sémioteurs et socio-affectifs suscités par la sociomotricité


sont originaux et irréductibles à la simple addition des phénomènes observables
en isolé. Il y a surgissement de nouveauté. L’anticipation* de l’anticipation d’un
adversaire est qualitativement différente de l’anticipation concernant un contre-
courant de rivière, une ascendance thermique ou la résistance d’une croûte
neigeuse. Les décisions et les stratégies motrices* du pratiquant qui doit
composer avec les choix d’autrui sont irréductibles aux décisions et stratégies
motrices mises en œuvre dans le cadre du monde inerte de la nature.

VARIÉTÉ ET RICHESSE DE
L’INTERACTION MOTRICE
128L’interaction motrice n’est pas monolithique. D’une part elle admet deux
grandes variétés opposées, la communication* et la contre-communication
motrices* ; d’autre part elle autorise, pour chacune de celles-ci, des modalités de
pratique très diversifiées selon les normes du contrat ludique* (distances de
charge*, modes de contact, prises en compte des réussites et des scores,
possibilités de coalitions...). Dans les jeux sportifs, ces caractéristiques sont
directement liées à la logique interne* du jeu, laquelle s’inscrit dans des
universaux* précis : réseaux de communication*, systèmes des scores*, réseaux
des rôles sociomoteurs*... La nature du réseau de communication, la part
respective qu’il accorde à l’antagonisme et à la solidarité interviennent ici pour une
part prépondérante.
129Ce type d’analyse semble autoriser l’hypothèse selon laquelle les pratiques
d’intermotricité déclenchent et développent chez l’enfant des processus socio-
cognitifs originaux. La connivence et/ou l’affrontement des volontés qui prennent
corps sur le terrain suscitent de multiples coordinations et symbolisations,
opérations dont le contenu diffère de celui des actions en isolé. À ce titre, on peut
envisager une intelligence sociomotrice*, distincte de l’intelligence
psychomotrice*. Cette différenciation entre situations motrices possède des
prolongements en éducation physique*. Le motricien* souhaitant développer les
phénomènes de communication et d’échange avec autrui risque fort de se payer
de mots s’il concentre son intervention sur l’athlétisme, la gymnastique, la
natation ou le ski, activités toutes dépourvues d’interaction. Il apparaît clairement
que le motricien doit prendre en compte les mécanismes mis enjeu par les
différentes pratiques afin d’adapter à son projet pédagogique les situations
proposées à ses élèves.

130On peut penser que la coopération et/ou l’affrontement sociomoteurs, par les
métacommunications et les codages sémioteurs qu’ils provoquent, par les
décisions et les stratégies motrices qu’ils suscitent, par les expériences variées
d’échanges et de conflits qu’ils organisent, fertilisent de façon non négligeable le
développement de l’enfant, tant du point de vue socio-affectif que socio-cognitif.

131► Interaction motrice, psychomotricité, communication praxique,


sémiotricité, jeu sociomoteur.

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