Vous êtes sur la page 1sur 15

Communication et langages

Qu'est-ce que le Kitsch ?


Abraham A. Moles

Résumé
Kitsch : voilà un mot qui n'est pas encore dans le langage courant, bien qu'il désigne une catégorie d'objets si courants eux-
mêmes qu'on peut parler d'un phénomène kitsch. C'est, au premier abord, un phénomène qui caractérise notre civilisation de
masse. Mais si l'on va plus loin, il pourrait caractériser l'esprit humain lui-même. Abraham Moles le dit dans cet ouvrage dont
nous publierons un extrait « [...] Il n'est pas d'être humain, d'artiste, d'ascète ou de héros qui n'ait quelque chose de kitsch dans
la mesure où il est quotidien [...] et plus loin, [...] nul ne peut, saut par intervalles, vivre sur les hauteurs : d'où le totalitarisme du
kitsch. » A la limite, donc, tout est kitsch, sauf quelques cas rares de création absolue échappant à toute société, tout milieu,
toute détermination, toute règle normative et qui ne peut être démonté et expliqué qu'a posteriori, l'acte créateur étant achevé.
Mais l'esthétique des dieux n'est pas pour les hommes et la métacréation des dieux qui se mettent au service des hommes
reste, sinon entre parenthèses, en tout cas en marge ».

Citer ce document / Cite this document :

Moles Abraham A. Qu'est-ce que le Kitsch ?. In: Communication et langages, n°9, 1971. pp. 74-87.

doi : 10.3406/colan.1971.3856

http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1971_num_9_1_3856

Document généré le 05/01/2016


QU'EST-CE QUE

LE KITSCH?

par Abraham Moles

Kitsch : voilà un mot qui n'est pas encore dans le langage courant, bien qu'il
désigne une catégorie d'objets si courants eux-mêmes qu'on peut parler d'un
phénomène kitsch l. C'est, au premier abord, un phénomène qui caractérise
notre civilisation de masse. Mais si l'on va plus loin, il pourrait caractériser
l'esprit humain lui-même. Abraham Moles le dit dans cet ouvrage dont nous
publierons un extrait2 « [...] Il n'est pas d'être humain, d'artiste, d'ascète ou
de héros qui n'ait quelque chose de kitsch dans la mesure où il est quotidien
[...] et plus loin, [...] nul ne peut, saut par intervalles, vivre sur les hauteurs :
d'où le totalitarisme du kitsch. » A la limite, donc, tout est kitsch, sauf
quelques cas rares de création absolue échappant à toute société, tout milieu,
toute détermination, toute règle normative et qui ne peut être démonté
et expliqué qu'a posteriori, l'acte créateur étant achevé. Mais ■ l'esthétique
des dieux n'est pas pour les hommes et la métacréation des dieux qui se
mettent au service des hommes reste, sinon entre parenthèses, en tout cas
en marge ».

« Poésie ist Leben


Pros a ist der Tod
Engelein umschweben
x. Unser tâglich Brot »
« La poésie c'est la vie
Mais la prose est la mort
Des angelots s'envolent
Autour du pain quotidien »
F. Kempner

LE MOT ET LA CHOSE
^ Le terme de « Kitsch » est mal connu en français ; il n'a été
> employé qu'accidentellement dans la littérature scientifique, en
S) particulier par E. Morin (Esprit du Temps). Concept universel,
| familier, important, il correspond d'abord à une époque de la
-2 genèse esthétique, à un style d'absence de style, à une fonction
« de confort surajoutée aux fonctions traditionnelles, à un « rien
§ de trop » du progrès.

"2
"co3
o Marc
1. VoirHeld).
Communication et Langages n° 5 (mars 1970, « Qu'est-ce que le design ? », par
S 2. Le Kitsch, l'art du bonheur, par Abraham Moles, directeur de l'Institut de psychologie
o£ sociale de l'Université de Strasbourg (Editions Maure).
O
Sociologie 75

Le mot Kitsch apparaît dans le sens moderne à Munich vers


1860 ; c'est un mot de l'allemand du sud bien connu : kitschen,
bâcler, et en particulier faire de nouveaux meubles avec des
vieux est une expression familière ; verkitschen, c'est refiler en
sous-main, vendre quelque chose à la place de ce qui avait été
exactement demandé : il y a là une pensée éthique subalterne,
une négation de l'authentique.
Le Kitsch, c'est la camelote (Duden), c'est une sécrétion
artistique due à la mise en vente des produits d'une société, dans
ses magasins qui en deviennent, avec les gares, les véritables
temples.
Le Kitsch est lié à l'art d'une façon indissoluble, de la même
façon que l'inauthentique est lié à l'authentique. « II y a une
goutte de Kitsch dans tout art », dit Broch, puisque dans tout
art il y a un minimum de conventionalisme, d'acceptation du faire-
plaisir au client et qu'aucun Maître n'en est exempt.
Si le Kixsch est éternel, il a, pourtant, ses périodes de
prospérité, liées, entre autres choses, à une situation sociale, à l'accès
à l'affluence : le mauvais goût y est l'étape préalable du bon
goût réalisée par l'imitation des Olympiens dans un désir de
promotion esthétique qui s'arrête en chemin.
Le monde des valeurs esthétiques n'y est plus dichotomise
entre le « beau » et le « laid » : entre l'art et le conformisme
s'étend la vaste plage du Kitsch. Le Kitsch se révèle avec force
au cours de la promotion de la civilisation bourgeoise, au
moment où elle adopte le caractère d'affluence, c'est-à-dire d'excès
des moyens sur les besoins, donc d'une gratuité limitée, et dans
un certain moment de celle-ci où cette bourgeoisie impose ses
normes à une production artistique.

Le Kitsch est donc un phénomène social universel, permanent,


de grande envergure, mais c'est un phénomène latent à la
conscience des langues latines, faute de terme adéquat pour le
définir. Ainsi l'approcherons-nous d'abord et essentiellement par
des exemples.
Ce n'est pas un phénomène dénotatif sémantiquement explicite,
c'est un phénomène connotatif intuitif et subtil ; il est un des
types de rapport que l'être entretient avec les choses, une
manière d'être plus qu'un objet, ou même un style. Certes, nous
parlerons souvent du « style Kitsch », mais en tant qu'un des
supports objectivables de l'attitude Kitsch, et nous verrons ce
style se formaliser dans une époque artistique. Il deviendra une
catégorie lui donnant accès aux anthologies et, bientôt, aux
collections d'art. Mais le Kitsch précède et outrepasse ces
supports, c'est un état d'esprit, qui, éventuellement, se cristallise
dans les objets.
Une méthode originale se propose ainsi pour cerner un phéno-
Qu'est-ce que le Kitsch ?

mène social : après avoir soigneusement mis en place les


modifications du cadre économique de notre vie quotidienne, nous
présenterons des exemples divers de Kitsch, dans les aspects les
plus disparates de la culture de masse : arts visuels, peinture,
sculpture, littérature, objets* musique, architecture, tout peut
être support de Kitsch (Kitschtrager).
L'extraordinaire convergence des exemples que nous
présenterons définit donc avec une grande netteté le phénomène,
indépendamment de ses supports, même si aucune définition formelle
n'en est donnée.
Mais le rôle d'un livre est précisément de faire passer d'une
connotation intuitive, si importante soit-elle, jusqu'au statut
scientifique de l'explicite. Si le Kitsch est un facteur esthétique latent,
il s'agit de le révéler, comme l'image latente d'une pellicule
photographique, dans le tissu ou l'écume des jours. L'émergence
dans les langues germaniques d'un terme précis pour le désigner
les a conduites à une première prise de conscience : à travers
le mot, le concept devient apprehensible, manipulate ; c'est la
méthode que nous suivrons désormais : la démarche
scientifique, pour connaître, commence par nommer et cherche à définir.
Pour y parvenir, nous fixerons d'abord la nature de ce cadre
quotidien sur le plan économique et social et nous en
esquisserons les changements récents, qui servent de conditions
nécessaires à l'ambiance Kitsch.

LE MONDE BOURGEOIS ET LES CHOSES


Le rôle des sciences sociales est de réfléchir sur l'image du
monde dans lequel nous sommes amenés à vivre. De ce monde,
l'Extrême-Occident nous offre un cas surdéveloppé, destiné, que
cela lui plaise ou non, à servir de modèle de développement
aux autres contrées.
Ce monde est caractérisé par l'intervention, entre l'homme et
cette société, de médiateurs de plus en plus envahissants qui
transforment la nature même de ses relations. Les rapports de
l'individu avec le milieu social passent désormais, et
fondamentalement, par les objets et produits devenus les expressions
o, les plus tangibles de la présence de la société dans son environ-
"g" nement, à partir du moment où ils prennent la place des ■ choses
|» naturelles ». La psychologie de la vie sociale s'orientera vers
c* l'étude des relations de l'individu avec les choses, puisque ces
■^ choses sont des produits sociaux bien plus caractérisés et plus
« actuels que les êtres humains qui les ont réalisés. Ces êtres, à
§ leur tour, reculent à l'arrière-plan derrière l'aménagement d'une
is civilisation mécanique des biens et des services.
*£ II est normal d'appeler culture cet environnement artificiel que
1 l'homme s'est créé par l'intermédiaire du corps social. Marquons
| d'abord Yextension de ce terme. L'environnement artificiel outre-
o
Sociologie 77

passe en effet infiniment ce que nos défunts professeurs


d'histoire appelaient Y Art et la Science : pour eux, la « culture » était,
essentiellement, ce qu'il y a dans les bibliothèques, dans les
musées et dans les codes. Désormais, elle comporte
essentiellement tout un inventaire d'objets et de services qui portent la
marque de la société, sont des produits de l'homme et dans
lesquels il se réfléchit : la forme de l'assiette ou de la table sont
l'expression même de la société ; ils sont porteurs de signes
tout comme les mots du langage et doivent être considérés à ce
titre. Or, par tradition, nous sommes peu habitués à une
psychologie des verres à bordeaux, et la sociologie des objets reste à
constituer.
Pourtant, il s'agit d'un phénomène universel : jusqu'à présent,
l'homme s'est habitué à penser les catégories de
l'environnement comme ressortissant tantôt de la Nature, tantôt de
l'existence de Y Autre, et il pense encore ainsi son entourage ; or, dans
la quasi-totalité de sa vie quotidienne, la « Nature » dont parlait
Vigny :
« l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied des acteurs »
s'est évanouie, pour laisser place à un décor artificiel de
plastique, d'acier et de verre : l'objet, la maison, la ville, les images
des communications de masse occupent une telle proportion de
notre cadre psychologique que l'existence même de la « Nature »,
comme l'imaginaient les philosophes d'il y a 2 000 ans, peut être
à son tour légitimement mise en question et qu'elle apparaît,
phénoménologiquement, comme un produit de l'artifice ; pensons
aux « espaces verts » fabriqués avec de la graine de gazon
Vilmorin 6d et les soins diligents d'un grand nombre de manœuvres
et d'arrosoirs, produits hautement sophistiqués de la conscience
fabricatrice. En d'autres termes, la « Nature » n'est plus naturelle,
elle est, tout comme l'objet ou la maison, le produit de l'artifice.
Disons mieux: la Nature est une erreur (historique).
Quant à l'Autre, le partenaire du Moi, le témoin de la société,
certes, jamais il n'a été aussi présent dans notre environnement
de citadins : la ville est créée pour augmenter les échanges
sociométriques fonctionnels. Mais on peut se demander si son
essence phénoménologique n'a pas subi une mutation faisant de
l'Autre soit l'agent de services, soit l'ouvrier anonyme et
compartimenté, soit le représentant de la force sociale, en tout cas
un être étrange, auquel Je me sens étranger. « L'homme
quelconque » n'existe guère pour nous, à quelques exceptions près,
qu'à travers les mass media qui projettent et hypostasient les
images des Olympiens, des entertainers ou des personnages de
la politique : c'est banalité qu'accuser la multiplicité de leurs
rôles.
Disons, en bref, que l'homme connaît la société bien moins par
Qu'est-ce que le Kitsch ?

le contact affectif avec une image concrète de celle-ci : l'Autre,


que, de plus en plus intensément, à travers les produits fabriqués,
qui prennent la place de la nature, reléguée dans ces espaces
ruralisés au-delà des villes, espaces auxquels on a donné
autrefois le nom de campagnes, maïs auxquels correspondent bien
mieux les dénominations de « parcs nationaux » ou « d'industries
agricoles ».
On conçoit qu'il devienne plus adéquat, pour étudier les rapports
entre l'être et la société, d'étudier ceux que l'individu entretient
avec les médiateurs de cette société dans la « coquille
spatiotemporelle» de sa vie quotidienne et de construire le réel social
à travers les messages qu'il envoie à l'individu, parmi lesquels
les signes du langage et les images télévisées ne sont qu'un
aspect important.

En bref, nous poserons pour cadre de ce livre :


1. L'intérêt à la vie quotidienne comme élément statistiquement
majeur d'une « proxémique » ou « science du proche » ;
2. L'importance du cadre matériel de celle-ci, comme témoin et
message de la société à l'individu ;
3. L'universalité de fait de l'artificiel par rapport à ce qu'il était
convenu autrefois d'appeler « naturel » et qui n'est plus guère
qu'un terme de référence, ou d'opposition ;
4. Le besoin d'une étude psychologique des rapports de l'homme
avec son environnement comme déterminant social.
C'est dans ce réseau de lignes directrices que nous situerons le;
problème du Kitsch, rapport quotidien avec l'environnement.

L'HOMME ET LES CHOSES


Que fait l'homme avec les objets de l'environnement qu'il
produit et qu'il consomme ? i
La consommation comme valeur régissant les modes de l'être1
n'est certes pas un élément nouveau de la vie, mais, vers la fin
du xixe siècle, elle a été promue, à partir du rôle trivial et
contingent qu'elle occupait dans les cultures passées, à une|
signification essentielle. Le phénomène Kitsch est fondé sur une
gj civilisation consommatrice qui produit pour consommer et crée)
"% pour produire, dans un cycle culturel où la notion fondamentale
|> est celle d'accélération. Disons que l'homme consommateur est
g> lié aux éléments matériels de son entourage et que la valeur de
■2 toutes choses subit une altération, du fait de cet assujettis-;
« sèment.
i

§ La philosophie nous fait connaître une série de modes de relation


'■§ de l'homme avec son entourage matériel :
;

•5 — L'appropriation de l'objet, caractérisée par ce Jus uti et abuti,


| défini par le droit romain ;
| — Le fétichisme de l'objet, pratiqué par le collectionneur ;

o
Sociologie 79

— L'insertion dans un ensemble, pratiquée par le décorateur ;


— L'esthétisme de l'objet, qui inspire l'amateur d'art ;
— L'accélération consommatrice, qui voit dans l'objet un moment
transitoire de l'existence d'un multiple pris à un certain moment
de sa vie entre la fabrique et la poubelle, comme l'homme entre
le berceau et la tombe ;
— L'aliénation possessive, faisant de l'être le prisonnier de la
coquille d'objets qu'il passe sa vie à sécréter autour de lui, dans
l'intimité de son espace personnel.
— L'attitude Kitsch, qu'il nous faut maintenant définir, sera l'un
de ces modes de relations avec le cadre de la vie matérielle,
mélange spécifique des modes précédents, caractéristique d'une
forme de la société émergée au cours du xixe siècle sous le nom
de civilisation bourgeoise. Celle-ci, transformée sous nos yeux
en une société de masse faisant du milieu quotidien un flux
permanent plutôt qu'un sédiment durable, développe la relation
Kitsch comme un type stable de rapport entre l'homme et son
milieu, milieu désormais artificiel, tout plein d'objets et de formes
permanentes à travers leur éphémère : générations de frigidaires
ou de fers à repasser, jeunes et vieux, beaux et laids, froids ou
chauds, roses ou blancs, valorisés par le désir et le chérir dans
ce nouveau cycle économique si bien dessiné par Galbraith et
Packard.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme », et quels
sentiments l'homme entretient-il pour le monde des choses ? Le Kitsch
est-il une forme pathologique de l'art, un aspect de l'aliénation
contemporaine, un gradus ad Parnassum, un style esthétique ?
Pour y répondre, voyons d'abord quelques éléments disparates
de son omniprésence, examinons ces images, ces textes, ces
formes décoratives, mises pêle-mêle dans un décor de vie
quotidienne et voyons si de tout cet ensemble se dégage un élément
commun, une attitude, un parfum, un « style » : le Kitsch c'est
cela.
L'INSERTION DU KITSCH DANS LA VIE
! Ayant défini sommairement notre sujet, nous avons dès le départ
construit un cadre économique du fait social Kitsch. Nous avons
vu d'abord « la source de production », le travail, stérilisée par
la copie en masse qui détache totalement l'être, l'abstrait par
rapport à une fabrication d'objets ou produits copiés indéfiniment
sur un modèle créé par d'autres. Le temps de travail productif
n'apparaît désormais que comme un prélude, nécessaire mais
provisoire, à l'automation totale du processus. Cela nous a amené
à chercher où se situe V activité personnalisée de l'être : nous
l'avons trouvée d'une part, pour une mince « élite » au sens de
Pareto, dans l'acte créateur, réservé à une minorité agissante
plus ou moins large, ou ségrégée de la société de masse (micro-
II y a, au moins à certaines époques,
des formes adoptées de préférence par
les objets Kitsch. On peut résumer de
la façon suivante les propriétés de ces
formes :
1. Les courbes qui régissent les
contours et les éléments appartiennent
généralement à des familles d'équations
différentielles d'ordre relativement
complexe à de nombreux points
d inflexion. A ce titre, le « style nouille »
est significatif ; la courbe de base vient
du Modem Style et les courbes se
présentent par familles répétitives et
redondantes. Ces critères s'appliquent
spécialement à la « grande époque » du
style 1900 ou Kitsch première manière.
2. Les surfaces sont ininterrompues :
elles sont remplies et enrichies. C'est
l'idée d'ornementation à outrance. Porte d'entrée
José F. Hoffman (1898)
3. Les couleurs sont souvent un
élément intrinsèque de la gestalt Kitsch.
Les contrastes de couleurs pures
complémentaires, les tonalités des
blancs, en particulier le passage du
rouge au rose bonbon fondant, au violet,
au lilas laiteux, les combinaisons de
toutes les couleurs de l'arc-en-ciel qui
se mélangent les unes aux autres sont Illustration non autorisée à la diffusion
un caractère fréquent du colorisme
Kitsch.
4. Les matériaux incorporés se
présentent rarement pour ce qu'ils sont.
3 Ils sont déguisés : bois peint en
imitation de marbre, colonnes de fonte
simulant le stuc, etc.
O
O
Sociologie 81

Dans le Kitsch, il y a l'idée d'entassement dans la décoration


l'ornement est une règle imperative du jeu créateur,
dans un mouvement souvent très figuratif.

1960

Voici une étude comparée de l'évolution du goût à


propos de cafetières entre 1956 et 1960. La question
posée était : « Voici diverses cafetières ; laquelle
trouvez-vous la plus jolie ? »
Les pourcentages de goût varient notablement en 4 ans.
On notera la décroissance du goût orné (3* modèle)
par rapport à un style rond et pansu (1er modèle)
traduisant cette évolution lente du choix des formes
qui caractérise le Kitsch : un peu de progrès, mais pas trop.
Qu'est-ce que le Kitsch ?

milieu). D'autre part, et essentiellement, nous la trouvons dans


une immense activité consommatrice — téléguidée, dirait Ries-
man, mais ayant un caractère personnalisé à l'opposé même de
l'action de production et de la tâche massive. Cette activité
consommatrice s'étend aux formes de l'environnement matériel
et promeut l'idée de biens et services consommables, tout comme
la culture elle-même, avec laquelle elle se confond largement.
Le message est matérialisé et consommable, the medium is the
message (McLuhan), il est objet de consommation de messages
à travers le système concret des moyens de consommation, et,
réciproquement, l'objet est porteur de culture.

DE LA CONSOMMATION UNIVERSELLE
Consommer est la nouvelle joie de masse, on consomme du
Mozart, du musée, ou du plein soleil, on consomme les îles
Canaries, on a fait l'Espagne en huit jours (Morin). C'est la
nouvelle spontanéité, même si elle est structurée et conditionnée
par la plus grande part de la société globale. Consommer, c'est
bien plus que la simple acquisition où l'homme prétend s'inscrire
dans l'éternel, et par là s'aliène éventuellement aux éléments
de son entourage, comme le faisait le père Goriot à ses
possessions ; c'est bien plutôt exercer une fonction qui fait défiler à
travers la vie quotidienne un flux toujours accéléré d'objets entre
la fabrique et la poubelle, le berceau et la tombe, dans une
condamnation nécessaire au transitoire, au provisoire. Au rebours
du xix* siècle, l'objet est perpétuellement provisoire, l'objet
devient produit, c'est la nouvelle modalité Kitsch. Ici se construit
un nouveau type d'aliénation de l'homme à son environnement.
C'est le cadre dans lequel se situe ce Kitsch dont nous percevons
par des exemples les contenus et les formes.
Cela amène à distinguer dans celui-ci deux grandes périodes :
la première est liée à la montée de la société bourgeoise, à la
prise de conscience d'une société sûre d'elle-même, imposant
ses cuillères à café et ses pinces à sucre dans les déserts du
Mexique et les steppes de l'Asie centrale, société symbolisée
par le grand magasin, lié à la manufacture, et constructrice d'un
"g"
o> art de vivre
L'autre période,
— avec
c'est
lequel
cellenous
qui vivons
s'amorce
encore,
sous nos yeux, c'est
g» le néo-Kitsch du consommable, de l'objet comme produit, de la
c? densité d'éléments transitoires, symbolisée par l'émergence du
^
^0 '" supermarché
du
vivre
commerce
en créant
et
deun
dudistribution
«prisunic,
Art » tout
qui
de
court.
s'épanouit
détail) etdans
qui notre
changeviel'art
(40 de
%

1 DE L'INADEQUATION COMME FACTEUR PSYCHOLOGIQUE


| Après cette mise en place économique nécessaire, nous trai-
O
oS terons d'une psychologie du Kitsch comme dimension des objets
Sociologie 83

dans leurs rapports avec l'être, qui se surajoute aux


fonctionnalités traditionnelles : l'objet était en effet essentiellement
défini par une fonction d'usage dans les civilisations passées,
fonction qui lui donnait sa signification fondamentale, sur laquelle
les autres se greffent. Or, il tend à passer au statut d'une valeur
connotative. Si la pince à sucre était faite pour ne pas souiller
de ses doigts pollués par le vaste monde le sucre de la dame
chez laquelle on prend le thé, si la sirène du Queen Mary est
faite pour avertir les bateaux en mer par temps de brouillard, la
pince à sucre peut être promue au statut de révélateur de niveau
social et de critère d'éducation, de même que la sirène du Queen
Mary peut être utilisée (à faible puissance) pour appeler au
déjeuner les convives de la villa, et donner, un instant, le frisson
du large dans l'appartement. Et puis, c'est un si bel objet !
Le Kitsch s'oppose à la simplicité : tout art participe de l'inutilité
et vit de la consommation du temps ; à ce titre, le Kitsch est un
art puisqu'il agrémente la vie quotidienne d'une série de rites
ornementaux qui la décorent et lui donnent cette exquise
complication, ce jeu élaboré, témoignage des civilisations avancées.
Le Kitsch est donc une fonction sociale surajoutée à la fonction
significative d'usage qui ne sert plus de support mais de prétexte.
Et si, par hasard, le mécanisme de la si-rène du Queen Mary est
détraqué, elle ne se trouvera pas automatiquement déclassée
au niveau des greniers, elle conservera une place honorable au
titre de la décoration, dans le display de l'environnement
quotidien : un si bel objet nickelé sur le manteau de la cheminée.
Les objets Kitsch ne se laissent pas déduire rationnellement,
mais en y incorporant un degré élevé de gratuité et de jeu qui
leur donne une sorte d'universalité hétérogène.
LE PETIT HOMME EST LA MESURE DE TOUTES CHOSES
Le mot « Kitsch » est comblé en allemand de connotations
défavorables. Dans la littérature esthétique, depuis 1900, il est
toujours art
pop' jugé
quenégativement
la mise entre et
parenthèses
ce n'est que
de l'aliénation
depuis l'époque
du Kitsch
du
permet à des artistes de le reprendre en charge au titre d'une
distraction esthétique (Le Kitsch, c'est amusant), première
étape d'une récupération dans l'histoire de l'art qui est en train
de se produire. Kitsch universel, style et manière d'être,
tendance permanente liée à l'insertion dans la vie d'un certain
nombre de valeurs bourgeoises, le Kitsch sera aussi un processus
de production, une attitude de l'artiste appliqué, une révérence
au consommateur roi.
Le Kitsch est donc lié à un art de vivre, et c'est peut-être en
ce domaine qu'il a trouvé son authenticité, car il est difficile de
vivre en intimité avec les chefs-d'œuvre de l'art tout court, ceux
de l'habillement féminin comme ceux des plafonds de Michel-
Qu'est-ce que le Kitsch ?

L'APPARTEMENT COMPLE

Innovation
Envoi gratuit
de sur IMT.
demande
C'EST
OELH
LAà FIN
tousDES
nos MÉMOIRES
A C, duI -
lecteurs petit
CESA Ibum
PRIX SONT
illustréNETS
de laF

SALON MODERNE STYLE — 77© francs.


(M. Alfred ORLHAC, Tapissier, 91, rue Saint-Lazare). — Voir plus loin la nomenclature.

SALLE A MANGER HENRI H — 665 francs.


(H. Alfred ORLHAC, Tapissier, 91, rue Saint-Lazare). — Voir plus loin la nomenclature.
M. Alfred ORLHAC désire seulement indiquer ici ce que sa maison (une des plus réputées de Paris pour le
c en province et à l'étranger les installations complètes, meubles de style, tentures, tapis, objets d'art, etc., des p,
5o,ooo fr., 1 oo.noo fr. cl au dessus.
I Lui demander son petit Album illustré, contenant croquis d'installations, qu'il enverra gratuitement sur
,

I
Sociologie 85

. FORFAIT pour 2,630 Fr.

teur,
30HPTF,
•rlhac, contenant
ILS91,
NE COMPRENNENT
les r-u.e
croquis deSt-Lazare,
nombreuses
NI LE PORT installations.
NI L'EMBALLAGE
:PJk.I?IS
— LE .RÉCLAMER
(Téléphone 157-44)

CHAMBRE A COUCHER LOUIS XV — 1,195 francs.


(H. Alfred ORLHAC, Tapissier, 91, rus Saint-Lazare). — Voir plus loin la nomenclature.

BÉTAIL DES TROIS PIÈCES COMPOST L'APPARTEMENT COMPLET BS 2,630 FRANCS


J. — 1SALON Banquette,
MODERNE
En bois STYLK,
laqué oucomposé
acajou, comert
de : 1 Canapé
en velours,
2 plaças.
moderne
— 3sl\lc.
Fauteuils.
— 1 Table
— 2 àChaises.
thé. —
1 fitagèro. — 1 Fenêtre en étoffe pareille aux sièges, ornements laqués ou acajou,
pas ementerie, doublure. — i Storo Jupon. — 2 Brise-bise.
LE TOUT 770 FRANCS
If. — CHAMBRE A COUCHER LOUIS XV, EN NOYER CIRÉ FRISÉ OU PALISSANDRE,
composée de : i Armoire ii glaco biscauléc. — t Lit de milieu. — 1 Table de nuit wagon ou
chiffonnier. — i Fauteuil confortable, recouvert étoffe. ••— 1 Chaise Louis XV, noyer ciré ou
palissandre cire. — 4 Fenêtre, rideaux, draperies et chutes en éloJTe ciselée, doublure,
passementerie assortie. — i Décor de lit, mfrne étoffe que la fenêtre, doublure et fond de lit assortis
aux rideaux.
LE TOUT 1,195 FRANCS
M. — SALLE A MANGER HENRI H, EN NOYKR CIRÉ, composée de : i Buffet à deux orps,
panneaux sculptés ou glaces biseautées. — 1 Table 3 allonges. — 6 Chaises en cuir.— 1 Decor
fcniHre en éloffo verdure, passementerie cl doublure.
LE TOUT 665 FRANCS
Tout ces Meubles, toutes ces Tentures sont fabriqués avec le plus frandsoin ;la clientèle
de province et de l'étranger n'aura qu'à envoyer, pour les Rideaux et Tentures? les mesures •
exactes des Portes et Fenêtres à décorer, après avoir choisi les Étoffes sur échantillons .
La Maison Alfred ORLHAC est une des premières Maisons d'Ameublements de Paris ; elle
tient à justifier sa réputation en ne faisant que des livraisons absolument irréprochables.
Adressez-vous à M. Alfred ORLHAC pour tout ce qui concerne l'Ameublement et la
Décoration de vos intérieurs ; il établira tous les devis et croquis qui pourront vous intéresser. —
Installations complètes d'Hôtels, d'Appartements, de Bureaux, etc.
exquis qui est la marque caractéristique de son excellente fairication) tst à même défaire. Il entreprend à Paris,
x appartements et des plus vastes hôtels. Il étallit, tree croquis à l'appui, des devis de 10,000 fr., ao,ooofrr,
tous nos lecteurs.
Qu'est-ce que le Kitsch ?

Ange. Au contraire, le Kitsch est à la mesure de l'homme, du


petit homme (Eick) puisqu'il est créé par et pour l'homme moyen,
le citoyen de la prospérité, qu'un mode de vie émerge plus
' spontanément du rituel de la fourchette à poisson et du couvert
bien plus que ceux-ci ne sont émergés d'une fonctionnalité
profonde. On vit mieux avec l'art de Saint-Sulpice qu'avec l'art roman
et c'est un problème qui a préoccupé les théologiens (Richard
Egenter).
Au terme de ces divers éclairages du mot, nous isolerons deux
types de définitions :
— Les définitions qui déterminent le Kitsch par des propriétés
formelles des objets ou des éléments de l'environnement.
— Les définitions considérant le Kitsch à partir de relations
spécifiques qu'entretient l'homme, qu'il soit créateur ou
consommateur, avec les objets.

UNIVERSALITE DU KITSCH
II y a donc un art Kitsch ou plutôt un Kitsch de l'Art qui se relie
soit à des objets d'art au sens classique du terme, soit à un
assemblage de ceux-ci dans un environnement et leurs relations :
on parlera d'une œuvre Kitsch (statue de Saint-Sulpice ou châ-
' teau de Bavière), de même qu'on parlera d'un environnement
Kitsch (salon 1895 ou grands-magasins d'antiquités).
Il y a une littérature Kitsch, un mobilier Kitsch, un décor Kitsch,
une musique Kitsch, un « grand art » Kitsch (Louis de Bavière)
et l'on peut se servir du mot Kitsch comme d'un préfixe, comme
d'une préposition, modifiant un « état » : Kitsch-grec, Kitsch-
romain, Kistch-Henri II, Kitsch-roman, Kitsch-gothique, Kitsch-
.j rococo, et, pourquoi pas, Kitsch-kitsch.
Kitsch apparaît ici comme mouvement permanent à l'intérieur de
l'art, dans le rapport entre l'original et le banal. Le Kitsch, c'est
l'acceptation sociale du plaisir par la communion secrète dans
un « mauvais goût » reposant et modéré. In medio stat virtus : le
Kitsch est une vertu qui caractérise le milieu. Le Kitsch est le
mode et non pas la Mode dans le progrès des formes.
^ Le Kitsch est donc une direction plutôt qu'un but : chacun le
"£• fuit — Kitsch, c'est une injure artistique — tout le monde s'y
|> ramène : l'artiste qui concède au goût du public, estimé avec
g> plus ou moins de justesse, le spectateur qui déguste et apprécie :
-2 « Dégustez, ne dévorez pas. » Pointe de bon goût dans l'absence
"S de goût, d'art dans la laideur, petite branche de gui sous la lampe
§ de la salle d'attente du chemin de fer, glace nickelée dans un
"•g lieu où l'on passe, fleur artificielle égarée dans Whitechapel,
■g boîte' à ouvrage avec sapin des Vosges, Gemûtlichkeit du cadre
| quotidien, art adapté à la vie, et dont la fonction d'adaptation
S outrepasse la fonction novatrice, Kitsch, vice caché, vice tendre
o
Sociologie 87

et doux, qui peut vivre sans vices ? C'est de là que part sa force
insinuante, et son universalité.
Nous chercherons à capter l'élément essentiel du Kitsch, comme
dénominateur commun de ses teintes roses et pâles et de ses
accords parfaits, de ses héroïnes évanescentes et de ses pères
paternels, en y saisissant cette Gemûtlichkeit, sentiment
dominant du Kitsch qui oppose les valeurs du bonheur à celles de la
beauté transcendante, et par là même encombrante.
Ce livre voudrait être le révélateur d'une image Kitsch latente
de l'univers contemporain, et, pour cela, il cherchera à mordre
par l'acide critique sur cette image. La distanciation de l'humour
ne doit donc pas nous faire illusion : il y a du Kitsch au fond de
chacun de nous. Le Kitsch est permanent comme le péché : il y
a une théologie du Kitsch.
Abraham Moles.

Vous aimerez peut-être aussi