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(Œuvres completes

LIVRES, TEXTES, ENTRETIENS

SEUIL
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ROLAND BARTHES
Œuvres complètes

TOME III
1968 - 1971

Nouvelle édition revue, corrigée et présentée

par Éric Marty

ÉDITIONS DU SEUIL
ISBN 2-02-056728-8
(ISBN édition complète 2-02-056731-8)
(ISBN première édition complète 2-02-017363-8)

© Éditions d'art Albert Skira, Genève, pour L'Empire des signes (1970, 1993).
© Éditions du Seuil : S/Z (1970) ; Sade, Fourier, Loyola (1971).
© Éditions du Seuil, novembre 1994, pour les autres textes et
novembre 2002 pour la présentation et la composition du volume.

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Présentation

Il n’a pas été indifférent à Barthes d’être un moderne. Enten-


dons par là deux postures qui ne se recoupent pas nécessaire-
ment. Etre moderne a pu signifier tout d’abord pour Barthes, être
«actuel », avoir des contemporains, leur parler, partager avec eux
le souci du présent. Cette dimension-là, on peut dire, qu’en effet,
elle s’accomplit pleinement en cette période 1968-1971. Barthes,
dans le petit tableau du Roland Barthes par lui-même qui nous
sert de référence, se donne pour cette « phase », comme «inter-
texte », c’est-à-dire comme réseau d'influence et de dialogue,
Lacan, Sollers, Kristeva, et Derrida -, des vivants pour la pre-
mière fois. Etre moderne, c’est cesser d’être seul, c’est être dans
l'histoire, et à la meilleure, la plus juste des places.
Si Barthes confère à des contemporains un rôle qu’il n’accor-
dait jusque-là qu'aux morts, c’est en fonction d’une conjoncture
historique particulière -— la période 1968-1971 — qui fut, d’une cer-
taine manière, le triomphe de la modernité. Rien, dans le champ
culturel français, n’a alors semblé résister à la radicalité d’un
discours dont la violence, la force et la séduction, tenait à sa
puissance théorétique et à la domination de la theoria. Cette puis-
sance, on s’en souvient, s’est traduite par l’influence d’un cer-
tain style, d’un certain vocabulaire, par l'émergence de certains
mots en qui se condensaient soudain des visions du monde, des
intuitions intimes, des révélations brutales, des existences : ces
mots sont: pli, dissémination, texte, polyphonie, phallus, signi-
fiant, différance, signifiance, textualité, signe, langage etc. Très
étrangement, le concept dans ce qu’il a de plus abstrait, est
devenu alors, pour tout un ensemble humain, la langue de tous
les jours, la seule langue susceptible de rendre compte d’expé-
riences quotidiennes et subjectives. Aujourd’hui encore quelques
personnes — de plus en plus rares — en ont gardé quelques tics.
Sans doute en est-il toujours de même, dans le milieu littéraire
ou intellectuel, pendant les périodes de mutations, de fractures
où quelque chose comme une croyance en l'intelligence se cris-
tallise autour d’une épistéméê. A cette aventure, Barthes non seu-
PRATIOSNUENINT
ANTETN ON

lement a participé, mais il a contribué au lexique contemporain :


scripteur, texte, logothète, écrivance, biographème, sens obvie/
sens obtus, lexie etc., termes qui, comme les autres, sont pour
la plupart aujourd’hui oubliés.
On l’a vu, dans la présentation du second tome, l’aventure
structuraliste s’achève pour Barthes à la veille de 1968, avec la
publication de ce «poème scientifique », le Système de la mode.
D'une certaine manière, le programme structuraliste est accom-
pli. Le concept de structure a fait ses preuves : tout phénomène
est descriptible en termes de différence; le signe linguistique et
sa loi de commutation est le modèle absolu de capture et d’in-
telligibilité de toute chose. Pourtant, étrangement, l’édifice com-
mence à se fissurer, et l’extraordinaire et excessive efficacité
d’une épistémologie si minimale inquiète ceux-là même qui s’en
étaient fait les principaux promoteurs. Pratiquement au même
moment, les gourous structuralistes disent ne pas ou ne plus
l’être, ou prétendent même ne l’avoir jamais été. La linguistique,
source originaire de la révolution structurale, a opéré, il faut le
dire, une révolution dans la révolution avec la linguistique géné-
rative de Chomsky, qui n’enchante que très éphémèrement ceux
qui avait pourtant fait du langage l’alpha et l’oméga de la pen-
sée : le retour à Descartes, prôné par Chomsky, n’est peut-être
pas le chemin le plus enchanteur.
D’une certaine manière alors, les penseurs qui fondaient leurs
catégories conceptuelles sur des opérations de type structural
(d’Althusser à Lacan), abjurent une épistémologie qui se révèle
un peu courte et qui les indispose par les clôtures qu’elle
implique, peut-être aussi par les conséquences inanalysables et
imprévisibles qu’entraîne toute appartenance. Mais il y aussi sans
doute ceci : le structuralisme, parce qu’il n’est au fond qu’un for-
malisme empirique, ne peut étancher la soif et la demande inal-
térable de theoria, de cérébralité, d’abstraction théorique, qui
dominent cette époque. Il faut aller plus loin que le bricolage
proposé, avec peut-être un peu de perversité par Lévi-Strauss,
comme horizon de la méthode.
Le structuralisme, qui dans les années 60 a pu correspondre
à la modernité sociologique brusquement apparue en Europe,
se révèle précisément d’une modernité éphémère, superficielle,
complaisante ; et qu’il ait pu n'être qu’une mode, très vite défunte,
n’étonne pas. Outre son déficit théorétique, quelque chose
manque au structuralisme pour être absolument moderne, c’est
la transgression, la dramatisation intellectuelle des enjeux, dont

La
PRÉ S E NT A TDON

le maître mot, qui régnera comme «signifiant-Maître » de ces


années-là, est /a Politique. Demeurer structuraliste au-delà de
la simple expérimentation d’un formalisme très efficace sur des
objets locaux ou régionaux (le texte, le langage du rêve, le dis-
cours de la folie, l’'épistémê marxiste, les systèmes de parenté...)
aurait peut-être pu paraître comme un signe d’immaturité ou
de naïveté.
Prolonger l’expérience, et c’est alors une image, inquiétante
et envoûtante, qui se dessine, celle du chapitre sept d'Alice au
pays des merveilles où le Lièvre de mars et le Chapelier — deux
pervers déglingués — tentent de convaincre la petite fille qu’elle
n’est que le prédicat du principe de symétrie. Si cette question,
hermétiquement abordée par Gilles Deleuze dans La Logique
du sens, a pu fasciner certains, nul doute pourtant qu’elle était
étrangère à Barthes et avait tout pour le faire fuir.
Etre moderne, en effet, signifie sans doute aussi, dans le cas
de Barthes, que derrière cette présence visible dans le temps et
l’espace actifs du monde, au cœur de réseau (revues, colloques,
interventions), le sujet moderne se situe en-avant de ce monde.
Etre moderne, cela ne veut pas dire seulement participer à l’ani-
mation du spectacle intellectuel ou artistique de la société
contemporaine (cela c’est l’apparence), c’est également et sur-
tout construire des significations, des mots, des façons d’être, des
champs culturels, textuels qui précèdent ce qui est disponible.
Ainsi, être moderne, ce n’est pas se contenter de l’euphorie d’un
bien-être communautaire, mais c’est faire que son désir advienne
au langage — bref, emporte les choix, les doctrines, les mots
d'ordre, les paroles des contemporains.

La modernité historique de Barthes se manifeste d’abord par


la rupture brutale et déclarée avec le structuralisme. Dès la pre-
mière page de S/Z (1970), Barthes, à l’abri d’une citation de Rim-
baud, renverse radicalement le propos qui était le sien dans son
Introduction à l’analyse structurale des récits: selon Barthes, «les
premiers analystes du récit » auraient bien voulu « voir tous les
récits du monde dans une seule structure : nous allons, pensaient-
ils, extraire de chaque conte son modèle, puis de ces modèles
nous ferons une grande structure narrative, que nous renverse-
rons (pour vérification) sur n'importe quel récit : tâche épuisante
(« Science avec patience. Le supplice est sûr ») et finalement indé-
sirable car le texte y perd sa différence.» Certes le propos de
Barthes n’était pas tout à fait celui-là puisque le modèle était un

1 1
P'RRÉVS
IE NM A TU OUN

modèle fourni a priori par la phrase, elle-même modèle de tout


récit, mais, ce qui est néanmoins visé c’est le concept même de
structure, dévalué, rendu indésirable. Un concept a chassé l’autre.
Celui d'écriture tout d’abord qui est entièrement remanié par
rapport à ce qu’il signifiait dans Le Degré zéro, puis, ou en même
temps et débordant sur le premier, le concept de textualité, plus
ouvert, moins immédiatement définissable.
Avant de publier S/Z, en 1970, qui est la réélaboration d’un
séminaire tenu à l'Ecole pratique des Hautes études, commencé
en 1967-1968, sur la nouvelle de Balzac intitulée « Sarrasine »,
Barthes a écrit quelques textes importants qui sont autant d’in-
terventions délibérément en rupture avec les travaux sémiolo-
giques des années précédentes. Il s’agit de «L'effet de réel »
(1968), de «La Mort de l’auteur» (1968) et de «Ecrire, verbe
intransitif ? » (1969). A ces trois textes, on peut rattacher un cer-
tain nombre d'interventions comme « Le troisième sens » (1970)
ou « Ecrivains, intellectuels, professeurs » (1971).
Dès « L’effet de réel», il s’agit pour Barthes d'envisager, dans
le texte, ce qui se soustrait à la structure, et c’est alors qu’il
esquisse les premières réflexions autour de la notation, du
notable, de la signification de l’insignifiance qu’il reprendra lon-
guement en 1979, lors de son dernier cours au Collège de France,
sur «La Préparation du Roman». C’est dans «La mort de l’au-
teur » que Barthes lance le mot de scripteur. L’enjeu n’est pas
alors pour lui, dans une sorte de puritanisme théorique, de sub-
stituer à l’auteur, comme personne psychologique et substan-
tielle, une sorte d’automate mallarméen à la manière de certains
théoriciens du Nouveau Roman, mais tout d’abord de poser que
la personne même de l’auteur est un obstacle au texte. Proust
est retenu comme une figure majeure pour avoir su «brouiller
inexorablement, par une subtilisation extrême, le rapport de
l'écrivain et de ses personnages ». S’il y a un modèle théorique,
il faut alors le chercher du côté des théories de l’énonciation en
tant que celle-ci est un « processus vide », et s’il y a une issue à
ce vide, c’est en déclarant alors que «tout texte est écrit éter-
nellement ici et maintenant», c’est aussi en privilégiant l’idée
d’une textualité labyrinthique où, comme chez Borges, elle ouvre
un immense dictionnaire dans lequel elle puise une écriture qui
ne peut connaître aucun arrêt, c’est enfin en affirmant sa poly-
phonie essentielle et le caractère incertain des instances qui la
constituent, instances de Personne, d’un Nemo qui ne se ras-
semblent qu’en un lieu qui est le lecteur. Barthes ajoute alors
PARPELSS
RUNV MAUR ON

pour conclure un thème qui va féconder le renouvellement de


manière même d’abord le texte : « La naissance du lecteur doit
se payer de la mort de l’auteur!.» C’est dans «Ecrire, verbe
intransitif ? », que Barthes inscrit ces réflexions — autour de la
temporalité, de la personne — dans un propos sur les écritures
immédiatement contemporaines (notamment Sollers) où, « la dis-
tance du scripteur et du langage diminue asymptotiquement. »
S/Z est le livre dans lequel Barthes va tenter de rassembler et
de fonder ces ruptures particulières en un propos plus ambitieux.
Ce n’est sans doute pas pourtant le livre de Barthes qui a eu le
plus d'influence. On lui a reproché l’apparente proximité formelle
qu’il pouvait avoir avec le Système de la mode dont il se sépare
pourtant si nettement dans le fond, et également le fait qu’il ne
s’agissait pas tout à fait d’un livre, mais d’un séminaire recom-
posé et qui reproduisait l’effet rébarbatif du jargon linguistique,
cette fois-ci par les abréviations, les sigles, les chiffres qui ponc-
tuent le texte ou plutôt les textes, car S/Z fait le pari d’un com-
mentaire intégral de la nouvelle de Balzac reproduite en frag-
ments minutieusement découpés et analysés. On a parfois le
sentiment d’avoir à faire à une sorte de sur-exégèse qui fait res-
sembler son livre à certaines Bibles de la Renaissance où le texte
de la révélation est comme encerclé par les commentaires phi-
lologiques, théologiques des clercs. Mais alors qu’il s’agit dans
lexégèse religieuse d'établir le texte comme un, le travail de
Barthes consiste à le déconstruire.
Cette déconstruction opère principalement par le travail d’écla-
tement du flux narratif au travers des cinq codes au crible des-
quels «Sarrasine» est soumis : le code herméneutique où se
condensent les différents termes au gré desquels une énigme se
formule et se dénoue, le code sémique ou sémantique où se consti-
tuent ce que Barthes appelle des particules de sens, soit encore
l’espace des connotations (par exemple la féminité connotée par
le nom même du héros Sarrasine), le code symbolique, c’est-à-
dire en fait les grandes structures de symbolisation comme celle,
essentielle, de l’antithèse par exemple, le code proaïrétique consti-
tué par les actions, les comportements, les séquences événe-
mentielles, et enfin le code culturel où l’intertexte, les citations,
les références intralittéraires sont distribuées. Ces cinq codes ont

1. Voir sur ce point Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris,


Seuil, 2000.
P RÉ S E N D AUT TI ON

plusieurs fonctions pour Barthes. Ils sont d’abord un encodage


cybernétique du texte qui est censé le traverser intégralement
sur un mode multiple, mais ils sont en même temps le contraire
d’un encodage : «Ce qu’on appelle Code, ici, n’est donc pas une
liste, un paradigme qu’il faille à tout prix reconstituer. Le code
est une perspective de citations, un mirage de structures. »
Et c’est là que se situe l’ambiguïté de l’entreprise. D’un côté
une ambition totalisatrice qui la fait ressembler, au travers des
cinq codes, aux cinq fonctions du langage élaborées par Roman
Jakobson, et de l’autre une sorte de jeu de l’oie où il s’agit de se
perdre. L’ambiguïté se redouble avec l’un des enjeux de la nou-
velle de Balzac qui est la figure de la castration et du leurre
sexuel. Barthes manipule avec une étrange, mais sans doute
salubre désinvolture, le discours psychanalytique dont il use
comme d’une phénoménologie clinique mais qu’il ne suit pas
dans ses conséquences archétypales ou structurales. La castra-
tion, autour de laquelle Barthes va faire jouer le monogramme
S/Z, est un pôle symbolique qui le fascine dans le lien qu’il arti-
cule au Neutre. Barthes ainsi analyse de manière très vive le
thème du contact de la Femme et du castrat : «Le contact phy-
sique de ces deux substances exclusives, la femme et le castrat,
linanimé et l’animé, produit une catastrophe : il y a choc explo-
sif, conflagration paradigmatique, fuite éperdue des deux corps
indûment rapprochés : chaque partenaire est le lieu d’une véri-
table révolution physiologique : sueur et cri: chacun par l’autre,
est comme retourné ; touché par un agent chimique d’une extra-
ordinaire puissance (la Femme pour le castrat, la castration pour
la Femme), le profond est expulsé comme dans un vomissement. »
Ou encore lorsqu'il décrit Zambinella, le castrat, comme la « Sur-
Femme, la Femme essentielle » et comme le «sous-homme »,
retrouvant quelques accents déjà apparus, bien auparavant, dans
le Michelet.
En réalité, à mesure que l’on se rapproche du centre du livre
où trône le monogramme qui lui sert de titre, on s’éloigne de ce
qui a pu sembler être un pari analytique — à la manière du Lacan
de La Lettre volée: produire la lecture d’un texte qui soit allégo-
rique de sa méthode — pour s’approcher d’une forme surprenante
de lecture. Barthes, en quelque sorte, propose une méditation
poétique sur une double lettre S/Z qui semble, au lieu d’éclair-
cir quoi que ce soit, recouvrir une énigme supplémentaire. «Z
est la lettre de la mutilation : phonétiquement, Z est cinglant à
la façon d’un fouet châtieur, d’un insecte érinnyque; graphi-

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PRÉ SE NT £ T 1 O N

quement, jeté par la main, en écharpe, à travers la blancheur


égale de la page, parmi les rondeurs de l’alphabet, comme un
tranchant oblique et illégal, il coupe, il barre, il zèbre. » Le S et
le Z, alors, loin d’être l’équation littéralisée de la nouvelle de
Balzac, peuvent peut-être lues comme un mythogramme per-
sonnel, voire le mythogramme de sa propre biographie, à la
manière d’un récit crypté de Borges ou de Georges Perec: les
deux consonnes d'appui du nom propre de l’homme qui fut, après
la mort du père, le compagnon de sa mère : Salzedo. Cette mère
dont il parle dans tous ses livres.
De la sorte S/Z demeure un livre étrange. La dénégation y joue
un rôle central jusqu’à prendre ironiquement la forme anti-
phrastique de l’aveu où Barthes parodie le titre d’un célèbre
tableau de Magritte : «Ceci n’est pas une explication de texte ».
Tout en déniant à son propos un rôle méthodologique général, il
s’emploiera par la suite à appliquer cette « méthode » à d’autres
textes!, tout en s'inscrivant comme seul sujet du livre, il s’efface
sans cesse sous couvert d’une exploration totalisante d’un texte.

D’une certaine manière, on pourrait dire que L'Empire des


signes est le premier livre de Roland Barthes. Jusque-là, il n’a
guère publié que des œuvres qui ne sont en fait que des ras-
semblements d’articles (du Degré zéro à Sur Racine), des textes
institutionnels ou liés à l’institution universitaire (du Système de
la mode à S/2) ou bien, avec le Michelet, un livre dont la struc-
ture est soumise au principe très strict de la collection « Ecri-
vains de toujours ».
Barthes a fait son premier séjour au Japon en 1966 à l’occa-
sion d’une invitation de son ami Maurice Pinguet, alors direc-
teur de l’Institut français de Tokyo. Il y retournera en 1967 puis
en 1968, année à laquelle il publie, dans la revue 7el Quel, un
premier texte autour du Japon, intitulé « Leçon d'écriture » autour
du Bunraku.
On pourrait dire que, bien que paraissant la même année que
S/Z, L'Empire des signes en constitue une figure totalement
contraire. Si Barthes échoue partiellement dans S/Z à rompre
avec une sorte d’académisme intellectuel profondément français,

1. Sur un extrait des Actes de Apôtres (1970), sur un fragment de la Pharsale


de Lucain (1972), sur un fragment de la Genèse (1972), sur un conte d'Edgar
Poe (1973).
P RAP SEL NAT ANTON

il parvient véritablement à s’en détacher véritablement avec cette


œuvre et parler enfin une langue nouvelle.
L'Empire des signes n’est pas un livre sur le Japon, c’est une
œuvre de fiction, mais d’une fiction extrêmement particulière au
sens où le fictum a pour nom un nom réel — le Japon — et en pos-
sède toutes les apparences. Cette coïncidence ressemble assez à
celle qu’on trouve dans les récits utopiques dans lesquels notre
univers sert de décor à une fiction située par exemple dans un
monde parallèle. Les lecteurs japonais de Barthes de même que
les Orientalistes d’ailleurs ont bien perçu la nature étrange de
cette œuvre qui investit de vide, de vide et de signes, un espace
humain et historique, devenu soudain une pure surface muette
qui se déplie dans les séquences extrêmement raffinées d’un livre
constitué d'images, de graphismes, de fragments, de photogra-
phies, de légendes, de poèmes, de traces.
S'il y a rupture avec les années précédentes ce n’est pas parce
qu’à l’unicité de la structure Barthes aurait substitué le pluriel
des signes, car chacun de ses signes demeure «un», mais c’est
que la structure cesse de prétendre à la theoria : Lacan clarifiant
l'inconscient structuré comme un langage, Foucault cartogra-
phiant les grandes discontinuités discursives et dévoilant les
généalogies des maîtres mots de l’occident -— la folie, l'homme,
lenfermement, Althusser discernant par la lecture symptômale
le Marx matérialiste de la vieille métaphysique hégélienne, Lévi-
Strauss par un système de relations et d'opposition établissant
les liens complexes de parenté de telle civilisation moribonde
etc. La structure n’est plus l'outil génial propre à dévoiler et à
clarifier la rationalité organisatrice d'objets apparemment confus.
La structure est là, toute présente et non enfouie sous les couches
complexes de sédiments idéologiques, mythiques ou historiques
qu’il faudrait excaver; la structure cesse d’être un outil de la
science, elle est dévoilée, accessible, toute entière dans la réa-
lité sensible dont il suffit de se laisser saisir. Par exemple, dans
cette admirable photographie d’un demi visage masculin : «Les
yeux, et non pas le regard, la fente et non pas l’âme. », dans cette
scène de courbettes : «Qui salue qui?», dans ce décor absolu-
ment symétrique : « Renversez l’image : rien de plus, rien d’autre,
rien. », dans les baguettes du repas dont la description suit dans
sa simple présence l’être immédiat de ses mouvements, dans un
plan ancien de Tokyo véritablement cartographie du vide. Voilà
le niveau auquel s’opère le véritable détachement à l’égard du
structuralisme, et retourne le concept de structure. Détachement
PRES
E NT À TION

et retournement qu'il est le seul à accomplir sur ce mode — il n’y


a plus de discontinuité entre la structure comme outil de saisie
et ce qui est à saisir — et qui lui évitera cette impasse si carac-
téristique de lPhybris théorique, la recherche d’une anti-philoso-
phie, le désir vain de déconstruire ou d’achever la métaphysique
etc., mais aussi cette autre impasse et qui est généralement le
lieu de décomposition de la philosophie, l'engagement politique.
C’est parce que L'Empire des signes est une fiction, qu’il ne
s’agit pas d’une nouvelle mythologie et qu’enfin Barthes invente
une nouvelle forme d'écrire. Très surprenante et est la déclara-
tion presque liminaire : « l'Orient m’est indifférent ». Barthes en
effet, dans ce livre, déplace, par ce propos, toute une tradition
française du voyage en Orient qui n’est que la pénible répétition
d’un mythe épuisé depuis plus d’un siècle et dont le surréalisme
et Henri Michaux ont été les derniers et contradictoires témoins.
Si d’une certaine manière «l’empire des signes » bouleverse
une forme d’occidentalité, ce n’est pas par antithèse, c’est par
suspension. Le fictum que Barthes investit, suspend l’occident et
ouvre au bonheur d’une «déprise» et non aux impasses de la
contradiction, du conflit ou d’une opposition. Là encore, ce qu’il
faut souligner chez Barthes, c’est la force éthique de la positi-
vité. L’empire des signes ne conteste pas l'Occident, il lévapore
et ouvre pour le sujet occidental qui en accepte les lois, la pos-
sibilité d’un séjour heureux hic et nunc, parce qu’essentiellement
poétique. D’une certaine manière, si le « Japon » est un fictum,
c’est parce qu’il est l’autre nom du mot poème, qui, on le com-
prend maintenant mieux, est réciproquement le synonyme exact
de «l’empire des signes ». Telle est aussi la valeur du déplace-
ment que Barthes opère dans ce livre où d’ailleurs la poésie tient
une place comme en aucun autre livre — à Pexception des Frag-
ments d'un discours amoureux — au travers notamment des très
nombreuses pages consacrées au Haïku.
Parmi les textes du second versant de la période 1968-1971,
sans doute faut-il prêter une attention particulière au texte sur
quelques photogrammes d’Eisenstein, intitulé «Le troisième
sens » (1970) tant il anticipe sur les réflexions de la dernière
œuvre, La Chambre claire. Le «sens obtus » de la photographie,
malgré des grandes différences, s’apparente au punctum: il
trouble et stérilise le métalangage (la critique), il est indifférent
à tout scénario, il ne se remplit pas et «il se maintient en état
d’éréthisme perpétuel; en lui le désir n’aboutit pas à ce spasme
du signifié, qui, d'ordinaire, fait retomber le sujet dans la paix

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PRÉ S E N © A T'ON

des nominations. Enfin, le sens obtus peut être vu comme un


accent, la forme même d’une émergence, d’un pli (voire d’un faux
pli), dont est marquée la lourde nappe des informations et des
significations. » Puis Barthes lui propose un dernier équivalent
textuel : le Haïku japonais et pour rendre alors le troisième sens
qui perce la photographie d’une vieille femme : il propose :

«Bouche tirée, yeux fermés qui louchent,


Coiffe bas sur le front,
Elle pleure. »

Les thèmes insistants des dernières années sont là.


On le voit, la modernité de Barthes ne correspond pas tout à
fait à celle qui règne alors sur les esprits français. Et pourtant
elle passe pour être aussi moderne que les autres. S’il n’est pas
indifférent à Barthes d’être moderne donc, c’est dans une sorte
de passivité étrange à l’intérieur de laquelle il s’autorise des
écarts, des digressions très personnelles, des fugues, bref une
façon marginale d’être moderne.
Sade, Fourier, Loyola (1971) est sans doute l'exemple le plus
accompli de cette forme de marginalité. Barthes réunit ces trois
auteurs autour de la notion de /ogothète, c’est-à-dire comme des
fondateurs de langue, autour de quatre opérations, l'isolement,
les règles de combinaison, le rite ordonné, et la formulation. La
question que nous avons soulevée à propos de L’Empire des signes,
celle de la langue nouvelle, est bien la question centrale pour
Barthes. Il ne s’agit plus comme dans S/Z d’encoder un texte sous
couvert de le déconstruire, il s’agit au contraire d’épouser le plus
totalement son objet, sans souci de se placer à distance de lui, il
s’agit de partager empathiquement son désir.
C’est à partir de ce dernier livre «moderne » que Barthes va
concevoir et lancer un nouveau maître-mot par lequel va s’ou-
vrir pour lui une nouvelle période (la question éthique), celui de
plaisir : « Rien de plus déprimant que d’imaginer le Texte comme
un objet intellectuel (de réflexion, d’analyse, de comparaison, de
reflet etc.). Le texte est un objet de plaisir.» Or le plaisir n’est
pas une notion moderne, elle est trop apparemment subjective,
trop hédoniste. Pire encore, c’est une notion sans radicalité, c’est-
à-dire sans effet de pouvoir, de terreur, d’intimidation. Au « plai-
sir » de Barthes, les modernes opposent leur maître-mot qui est
«jouissance ». Cette notion de plaisir que Barthes élabore très
discrètement dans Sade, Fourier, Loyola, avant d’en faire l’objet
MUR SUR NOT À D DOUN

d’un petit livre aux accents plus polémiques, n’est pourtant pas
un supplément de sensualité propre à adoucir le discours très
abstrait qui règne alors, c’est le point de départ d’un nouveau
renversement. Ainsi dans sa préface, l’auteur de «La mort de
l’auteur » écrit : « Le plaisir du Texte comporte aussi un retour
amical de l’auteur. » Etrange expression que celle de «retour ami-
cal». Certes, et c’est l’évidence, Barthes explique que cet
«auteur » qui fait retour n’est pas le même que celui des «insti-
tutions littéraires », ni le héros des biographies. Barthes main-
tient même les apparences du discours moderne : «Ce n’est pas
une personne (civile, morale), c’est un corps ».
Barthes, en effet, ne revient pas hypocritement au bon sens
des valeurs éternelles, au contraire. Mais, désormais, il s’est forgé
une langue, dont le sens n’a plus que des résonances singulières,
internes à l’œuvre et le mot, par exemple, « corps » s’il appartient
en effet à l’imaginaire des contemporains possède chez lui une
signification très personnelle, fort loin du corps-Artaud ou du
corps-Bataille qui alors sont les références du système moderne.
Le retour amical de l’auteur n’est donc évidemment pas une sou-
daine régression ou une allégeance aux académies, mais s’il est
amical c’est parce que ce retour s’inscrit dans un rapport nou-
veau à l'écriture, au texte, à la littérature qui s'exprime de la plus
éclairante manière dans ce propos de la préface : « Car s’il faut
que par une dialectique retorse il y ait dans le Texte, destructeur
de tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est dispersé, un peu comme
les cendres que l’on jette au vent après la mort [...|: si j'étais
écrivain, et mort, comme j'aimerais que ma vie se réduisit, par
les soins d’un biographe amical et désintéressé, à quelques
détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « bio-
graphèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voya-
ger hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes
épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion. »
Dans ces quelques lignes, Barthes évoque la mort de l’auteur
mais c’est tout d’abord la sienne dont il parle et c’est en plus une
mort qui s'inscrit dans ce temps si particulier qui est le temps
posthume et qui ici possède quelque chose de gidien, ne serait-
ce que par la constitution du lecteur comme « corps futur » et de
la lecture comme étreinte.

1. Le Plaisir du texte (1975). Voir le quatrième tome des Œuvres Complètes.

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P'RRÉLSLEUN 'ANTMNONN

On a alors le sentiment que si en effet, il n’a pas été indiffé-


rent à Barthes d’être moderne, c’est avec l’ambiguïté de ces
agents doubles qui goûtent aux plaisirs éphémères que leur
procure leur couverture mais qui n’en maintiennent pas moins
secrètement les exigences de leur mission.

Eric Marty
Textes

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L'effet de réel

Lorsque Flaubert, décrivant la salle où se tient Mme Aubain, la


patronne de Félicité, nous dit qu’« un vieux piano supportait, sous
un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons !», lorsque
Michelet, racontant la mort de Charlotte Corday et rapportant
que dans sa prison, avant l’arrivée du bourreau, elle reçut la visite
d’un peintre qui fit son portrait, er vient à préciser qu’«au bout
d’une heure et demie, on frappa doucement à une petite porte
qui était derrière elle?», ces auteurs (parmi bien d’autres) pro-
duisent des notations que l’analyse structurale, occupée à déga-
ger et à systématiser les grandes articulations du récit, d’ordi-
naire et jusqu’à présent, laisse pour compte, soit que l’on rejette
de l'inventaire (en n’en parlant pas) tous les détails « superflus »
(par rapport à la structure), soit que l’on traite ces mêmes détails
(lauteur de ces lignes l’a lui-même tenté5) comme des «rem-
plissages » (catalyses), affectés d’une valeur fonctionnelle indi-
recte, dans la mesure où, en s’additionnant, ils constituent
quelque indice de caractère ou d’atmosphère, et peuvent être
ainsi finalement récupérés par la structure.
Il semble pourtant que, si l’analyse se veut exhaustive (et de
quelle valeur pourrait bien être une méthode qui ne rendrait pas
compte de l'intégralité de son objet, c’est-à-dire, en l'occurrence,
de toute la surface du tissu narratif ?), en cherchant à atteindre,
pour leur assigner une place dans la structure, le détail absolu,
l’unité insécable, la transition fugitive, elle doive fatalement ren-
contrer des notations qu'aucune fonction (même la plus indirecte
qui soit) ne permet de justifier : ces notations sont scandaleuses
(du point de vue de la structure), ou, ce qui est encore plus inquié-

1. G. Flaubert, «Un cœur simple», Trois contes, Paris, Charpentier-


Fasquelle, 1893, p. 4.
2. J. Michelet, Histoire de France, La Révolution, t. V, Lausanne, Ed.
Rencontre, 1967, p. 292.
3. « Introduction à Panalyse structurale du récit», Communications, n° 8,
1966, p. 1-27. [O.C., t. II, p. 828-865.]

DS
MERCATAEAS 1 9 6 8

tant, elles semblent accordées à une sorte de /uxe de la narra-


tion, prodigue au point de dispenser des détails « inutiles » et d’éle-
ver ainsi par endroits le coût de l’information narrative. Car, si,
dans la description de Flaubert, il est à la rigueur possible de
voir dans la notation du piano un indice du standing bourgeois
de sa propriétaire et dans celle des cartons un signe de désordre
et comme de déshérence, propres à connoter l’atmosphère de la
maison Aubain, aucune finalité ne semble justifier la référence
au baromètre, objet qui n’est ni incongru ni significatif et ne par-
ticipe donc pas, à première vue, de l’ordre du notable ; et dans
la phrase de Michelet, même difficulté à rendre compte struc-
turalement de tous les détails: que le bourreau succède au
peintre, cela seul est nécessaire à l’histoire; le temps que dura
la pose, la dimension et la situation de la porte sont inutiles (mais
le thème de la porte, la douceur de la mort qui frappe ont une
valeur symbolique indiscutable). Même s'ils ne sont pas nom-
breux, les «détails inutiles» semblent donc inévitables : tout
récit, du moins tout récit occidental de type courant, en possède
quelques-uns.
La notation insignifiante ! (en prenant ce mot au sens fort:
apparemment soustraite à la structure sémiotique du récit) s’ap-
parente à la description, même si l’objet semble n’être dénoté
que par un seul mot (en réalité, le mot pur n’existe pas : le baro-
mètre de Flaubert n’est pas cité en soi; il est situé, pris dans un
syntagme à la fois référentiel et syntaxique) ; par là est souligné
le caractère énigmatique de toute description, dont il faut dire
un mot. La structure générale du récit, celle du moins qui a été
analysée ici et là jusqu’à présent, apparaît comme essentielle-
ment prédictive ; en schématisant à l’extrême, et sans tenir
compte des nombreux détours, retards, revirements et décep-
tions que le récit impose institutionnellement à ce schéma, on
peut dire que, à chaque articulation du syntagme narratif, quel-
qu’un dit au héros (ou au lecteur, peu importe) : si vous agissez
de telle manière, si vous choisissez telle partie de l’alternative,
voici ce que vous allez obtenir (le caractère rapporté de ces pré-
dictions n’en altère pas la nature pratique). Tout autre est la des-
cription : elle n’a aucune marque prédictive ; «analogique », sa

1. Dans ce bref aperçu, on ne donnera pas d'exemples de notations « insi-


gnifiantes », car l’insignifiant ne peut se dénoncer qu’au niveau d’une struc-
ture très vaste : citée, une notation n’est ni signifiante ni insignifiante; il lui
faut un contexte déjà analysé.
TER AIT ES 1 9 6 8

structure est purement sommatoire et ne contient pas ce trajet


de choix et d’alternatives qui donne à la narration le dessin d’un
vaste dispatching, pourvu d’une temporalité référentielle (et non
plus seulement discursive). C’est là une opposition qui, anthro-
pologiquement, a son importance : lorsque, sous l'influence des
travaux de von Frisch, on s’est mis à imaginer que les abeilles
pouvaient avoir un langage, il a bien fallu constater que, si ces
animaux disposaient d’un système prédictif de danses (pour ras-
sembler leur nourriture), rien n’y approchaïit d’une description.
La description apparaît ainsi comme une sorte de «propre » des
langages dits supérieurs, dans la mesure, apparemment para-
doxale, où elle n’est justifiée par aucune finalité d'action ou de
communication. La singularité de la description (ou du « détail
inutile ») dans le tissu narratif, sa solitude, désigne une question
qui à la plus grande importance pour l’analyse structurale des
récits. Cette question est la suivante : tout, dans le récit, est-il
signifiant, et sinon, s’il subsiste dans le syntagme narratif
quelques plages insignifiantes, quelle est en définitive, si l’on peut
dire, la signification de cette insignifiance?
Il faut d’abord rappeler que la culture occidentale, dans l’un
de ses courants majeurs, n’a nullement laissé la description hors
du sens et l’a pourvue d’une finalité parfaitement reconnue par
l'institution littéraire. Ce courant est la rhétorique et cette fina-
lité est celle du « beau » : la description a eu pendant longtemps
une fonction esthétique. L’Antiquité avait très tôt adjoint aux deux
genres expressément fonctionnels du discours, le judiciaire et le
politique, un troisième genre, l’épidictique, discours d’apparat,
assigné à l'admiration de l'auditoire (et non plus à sa persua-
sion), qui contenait en germe — quelles que fussent les règles
rituelles de son emploi : éloge d’un héros ou nécrologie — l’idée
même d’une finalité esthétique du langage ; dans la néo-rhéto-
rique alexandrine (celle du n° siècle après J.-C.), il y eut un
engouement pour l’ekphrasis, morceau brillant, détachable (ayant
donc sa fin en soi, indépendante de toute fonction d'ensemble),
qui avait pour objet de décrire des lieux, des temps, des personnes
ou des œuvres d’art, tradition qui s’est maintenue à travers le
Moyen Age. A cette époque (Curtius la bien souligné?), la des-

1. F. Bresson, « La signification », Problèmes de psycho-linguistique, Paris,


PUF, 1963.
9. E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris,
PUF, 1956, chap. x.
T'EMXIT ES 12946"8

cription n’est assujettie à aucun réalisme ; peu importe sa vérité


(ou même sa vraisemblance); il n’y a aucune gêne à placer des
lions ou des oliviers dans un pays nordique; seule compte la
contrainte du genre descriptif ; le vraisemblable n’est pas ici réfé-
rentiel, mais ouvertement discursif : ce sont les règles génériques
du discours qui font la loi.
Si l’on fait un saut jusqu’à Flaubert, on s’aperçoit que la fin
esthétique de la description est encore très forte. Dans Madame
Bovary, la description de Rouen (référent réel s’il en fut) est sou-
mise aux contraintes tyranniques de ce qu’il faut bien appeler le
vraisemblable esthétique, comme en font foi les corrections
apportées à ce morceau au cours de six rédactions successives !.
On y voit d’abord que les corrections ne procèdent nullement
d’une considération accrue du modèle : Rouen, perçu par Flau-
bert, reste toujours le même, ou plus exactement, s’il change
quelque peu d’une version à l’autre, c’est uniquement parce qu’il
est nécessaire de resserrer une image ou d'éviter une redondance
phonique réprouvée par les règles du beau style, ou encore de
«caser» un bonheur d’expression tout contingent?; on y voit
ensuite que le tissu descriptif, qui semble à première vue accor-
der une grande importance (par sa dimension, le soin de son
détail) à l’objet Rouen, n’est en fait qu’une sorte de fond destiné
à recevoir les joyaux de quelques métaphores rares, l’excipient
neutre, prosaïque, qui enrobe la précieuse substance symbolique,
comme si, dans Rouen, importaient seules les figures de rhéto-
rique auxquelles la vue de la ville se prête, comme si Rouen
n’était notable que par ses substitutions (Les mâts comme une forêt
d'aiguilles, les îles comme de grands poissons noirs arrêtés, les
nuages comme des flots aériens qui se brisent en silence contre une
Jalaise) ; on y voit enfin que toute la description est construite en
vue d’apparenter Rouen à une peinture: c’est une scène peinte
que le langage prend en charge (« Ainsi, vu d’en haut, le paysage
tout entier avait l’air immobile comme une peinture »); lécri-
vain accomplit ici la définition que Platon donne de l'artiste, qui
est un faiseur au troisième degré, puisqu'il imite ce qui est déjà

1. Les six versions successives de cette description sont données par


A. Albalat, Le Travail du style, Paris, Armand Colin, 1905, p. 72 sq.
2, Mécanisme bien repéré par Valéry, dans Littérature, lorsqu'il commente
le vers de Baudelaire : « La servante au grand cœur... » («Ce vers est venu
à Baudelaire... Et Baudelaire a continué. Il a enterré la cuisinière dans une
pelouse, ce qui est contre la coutume, mais selon la rime, etc. »)

2.8
LE GXIT HS 1 296."8

la simulation d’une essence !. De la sorte, bien que la descrip-


tion de Rouen soit parfaitement « impertinente » par rapport à la
Structure narrative de Madame Bovary (on ne peut la rattacher
à aucune séquence fonctionnelle ni à aucun signifié caracté-
riel, atmosphériel ou sapientiel), elle n’est nullement scanda-
leuse, elle se trouve justifiée sinon par la logique de l’œuvre, du
moins par les lois de la littérature : son «sens » existe, il dépend
de la conformité non au modèle, mais aux règles culturelles de
la représentation.
Toutefois, la fin esthétique de la description flaubertienne est
toute mêlée d’impératifs « réalistes »; comme si l’exactitude du
référent, supérieure ou indifférente à toute autre fonction, com-
mandait et justifiait seule, apparemment, de le décrire, ou - dans
le cas des descriptions réduites à un mot- de le dénoter: les
contraintes esthétiques se pénètrent ici-du moins à titre
d’alibi - de contraintes référentielles : il est probable que, si l’on
arrivait à Rouen en diligence, la vue que l’on aurait en descen-
dant la côte qui conduit à la ville ne serait pas «objectivement »
différente du panorama que décrit Flaubert. Ce mélange — ce
chassé-croisé - de contraintes a un double avantage : d’une part,
la fonction esthétique, en donnant un sens « au morceau », arrête
ce que l’on pourrait appeler le vertige de la notation; car, dès
lors que le discours ne serait plus guidé et limité par les impé-
ratifs structuraux de lanecdote (fonctions et indices), plus rien
ne pourrait indiquer pourquoi arrêter les détails de la descrip-
tion ici et non là; si elle n’était pas soumise à un choix esthé-
tique ou rhétorique, toute «vue » serait inépuisable par le dis-
cours : il y aurait toujours un Coin, un détail, une inflexion
d’espace ou de couleur à rapporter; et, d'autre part, en posant
le référent pour réel, en feignant de le suivre d’une façon esclave,
la description réaliste évite de se laisser entraîner dans une acti-
vité fantasmatique (précaution que l’on croyait nécessaire à
l«objectivité » de la relation); la rhétorique classique avait en
quelque sorte institutionnalisé le fantasme sous le nom d’une
figure particulière, l’hypotypose, chargée de «mettre les choses
sous les yeux de l'auditeur » non point d’une façon neutre, consta-
tive, mais en laissant à la représentation tout l'éclat du désir (cela
faisait partie du discours vivement éclairé, aux cernes colorés:
l’illustris oratio) ; en renonçant déclarativement aux contraintes

1. Platon, République, X, 599.


TUE EX TE SEL MAN MGNE

du code rhétorique, le réalisme doit chercher une nouvelle rai-


son de décrire.
Les résidus irréductibles de l’analyse fonctionnelle ont ceci de
commun, de dénoter ce qu’on appelle couramment le «réel
concret» (menus gestes, attitudes transitoires, objets insigni-
fiants, paroles redondantes). La « représentation » pure et simple
du « réel », la relation nue de « ce qui est » (ou a été) apparaît ainsi
comme une résistance au sens; cette résistance confirme la
grande opposition mythique du vécu (du vivant) et de l’intelli-
gible; il suffit de rappeler que, dans l’idéologie de notre temps,
la référence obsessionnelle au «concret» (dans ce que l’on
demande rhétoriquement aux sciences humaines, à la littérature,
aux conduites) est toujours armée comme une machine de guerre
contre le sens, comme si, par une exclusion de droit, ce qui vit
ne pouvait signifier — et réciproquement. La résistance du « réel »
(sous sa forme écrite, bien entendu) à la structure est très limi-
tée dans le récit fictif, construit par définition sur un modèle qui,
pour les grandes lignes, n’a d’autres contraintes que celles de
l’intelligible ;mais ce même «réel» devient la référence essen-
tielle dans le récit historique, qui est censé rapporter « ce qui s’est
réellement passé » : qu'importe alors l’infonctionnalité d’un détail,
du moment qu’il dénote «ce qui a eu lieu»; le «réel concret »
devient la justification suffisante du dire. L’histoire (le discours
historique : historia rerum gestarum) est en fait le modèle de ces
récits qui admettent de remplir les interstices de leurs fonctions
par des notations structuralement superflues, et il est logique que
le réalisme littéraire ait été, à quelques décennies près, contem-
porain du règne de l’histoire «objective », à quoi il faut ajouter
le développement actuel des techniques, des œuvres et des ins-
titutions fondées sur le besoïn incessant d’authentifier le « réel » :
la photographie (témoin brut de «ce qui a été là »), le reportage,
les expositions d'objets anciens (le succès du show Toutankha-
mon le montre assez), le tourisme des monuments et des lieux
historiques. Tout cela dit que le « réel » est réputé se suffire à lui-
même, qu’il est assez fort pour démentir toute idée de « fonction »,
que son énonciation n’a nul besoin d’être intégrée dans une struc-
ture et que l’avoir-été-là des choses est un principe suffisant de
la parole.
Dès l’Antiquité, le « réel » était du côté de l'Histoire : mais c’était
pour mieux s'opposer au vraisemblable, c’est-à-dire à l’ordre
même du récit (de l’imitation ou « poésie »). Toute la culture clas-
sique a vécu pendant des siècles sur l’idée que le réel ne pou-

Gu0
CUBA ET RS 1 9 6 8

vait en rien contaminer le vraisemblable ;d’abord, parce que le


vraisemblable n’est jamais que de l’opinable : il est entièrement
assujetti à l'opinion (du public) ;Nicole disait: «Il ne faut regar-
der les choses comme elles sont en elles-mêmes ni telles que les
sait celui qui parle ou qui écrit, mais par rapport seulement à ce
qu’en savent ceux qui lisent ou qui entendent ! »; ensuite, parce
qu'il est général, non particulier, ce qu’est l'Histoire, pensait-on
(d’où la propension, dans les textes classiques, à fonctionnaliser
tous les détails, à produire des structures fortes et à ne laisser,
semble-t-il, aucune notation sous la seule caution du «réel »);
enfin, parce que, dans le vraisemblable, le contraire n’est jamais
impossible, puisque la notation y repose sur une opinion majo-
ritaire, mais non pas absolue. Le grand mot qui est sous-entendu
au seuil de tout discours classique (soumis au vraisemblable
ancien), c’est : Esto (Soit, Admettons.). La notation « réelle », par-
cellaire, interstitielle, pourrait-on dire, dont on soulève ici le cas,
renonce à cette introduction implicite, et c’est débarrassée de
toute arrière-pensée postulative qu’elle prend place dans le tissu
structural. Par là même, il y a rupture entre le vraisemblable
ancien et le réalisme moderne ; mais, par là même aussi, un nou-
veau vraisemblable naît, qui est précisément le réalisme (enten-
dons par là tout discours qui accepte des énonciations créditées
par le seul référent).
Sémiotiquement, le « détail concret » est constitué par la col-
lusion directe d’un référent et d’un signifiant; le signifié est
expulsé du signe, et, avec lui, bien entendu, la possibilité de déve-
lopper une forme du signifié, c’est-à-dire, en fait, la structure nar-
rative elle-même (la littérature réaliste est, certes, narrative, mais
c’est parce que le réalisme est en elle seulement parcellaire, erra-
tique, confiné aux « détails », et que le récit le plus réaliste qu’on
puisse imaginer se développe selon des voies irréalistes). C’est
là ce que l’on pourrait appeler Pillusion référentielle?. La vérité
de cette illusion est celle-ci : supprimé de l’énonciation réaliste
à titre de signifié de dénotation, le «réel» y revient à titre de

1. Cité par R. Bray, Formation de la doctrine classique, Paris, Nizet, 1963,


p. 208.
2. Illusion clairement illustrée par le programme que Thiers assignait à
l'historien : « Etre simplement vrai, être ce que sont les choses elles-mêmes,
n’être rien de plus qu’elles, n’être rien que par elles, comme elles, autant
qu’elles » (cité par C. Jullian, Historiens français du xIx° siècle, Paris, Hachette,
s.d., p. LXIH).
MEET
ET ENST 14068

signifié de connotation; car, dans le moment même où ces


détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien
d'autre, sans le dire, que le signifier ;le baromètre de Flaubert,
la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que
ceci: nous sommes le réel ; c’est la catégorie du «réel» (et non
ses contenus contingents) qui est alors signifiée ; autrement dit,
la carence même du signifié au profit du seul référent devient
le signifiant même du réalisme : il se produit un effet de réel, fon-
dement de ce vraisemblable inavoué qui forme l’esthétique de
toutes les œuvres courantes de la modernité.
Ce nouveau vraisemblable est très différent de l’ancien, car il
n’est ni le respect des «lois du genre » ni même leur masque,
mais procède de l’intention d’altérer la nature tripartite du signe
pour faire de la notation la pure rencontre d’un objet et de son
expression. La désintégration du signe — qui semble bien être la
grande affaire de la modernité — est certes présente dans l’entre-
prise réaliste, mais d’une façon en quelque sorte régressive, puis-
qu’elle se fait au nom d’une plénitude référentielle, alors qu’il
s’agit au contraire, aujourd’hui, de vider le signe et de reculer
infiniment son objet jusqu’à mettre en cause, d’une façon radi-
cale, l’esthétique séculaire de la «représentation ».

COMMUNICATIONS
mars 1968
Leçon d'écriture

Les poupées du Bunraku ont de un à deux mètres de hauteur.


Ce sont de petits hommes ou de petites femmes, aux membres,
aux mains et à la bouche mobiles; chaque poupée est mue par
trois hommes visibles, qui l’entourent, la soutiennent, l’accom-
pagnent : le maître tient le haut de la poupée et son bras droit;
il a le visage découvert, lisse, clair, impassible, froid comme «un
oignon blanc qui vient d’être lavé !»; les deux aides sont en noir,
une étoffe cache leur visage; l’un, ganté mais le pouce décou-
vert, tient un grand ciseau à ficelles dont il meut le bras et la
main gauches de la poupée; l’autre, rampant, soutient le corps,
assure la marche. Ces hommes évoluent le long d’une fosse peu
profonde, qui laisse leur corps apparent. Le décor est derrière
eux, comme au théâtre. Sur le côté, une estrade reçoit les musi-
ciens et les récitants; leur rôle est d'exprimer le texte (un peu
comme on presse un fruit); ce texte est mi-parlé, mi-chanté;
ponctué à grands coups de plectre par les joueurs de shamisen,
il est à la fois mesuré et jeté, avec violence et artifice. Suants et
immobiles, les porte-voix sont assis derrière de petits lutrins où
est posée la grande écriture qu’ils vocalisent et dont on aperçoit
de loin les caractères verticaux, lorsqu'ils tournent une page de
leur livret; un triangle de toile raide, attaché à leurs épaules
comme un cerf-volant, encadre leur face, en proie, elle, à toutes
les affres de la voix.

L’antithèse est une figure privilégiée de notre culture, sans


doute parce qu’elle correspond bien à notre vision du bien et du
mal, et à cet emblématisme invétéré qui nous fait convertir tout
nom en mot d’ordre contre son antonyme (la créativité contre

1. Haïku de Bash : « Un oignon blanc/qui vient d’être lavé./Impression


de froid. »
ME
X À ES "14968

l'intelligence, la spontanéité contre la réflexion, la vérité contre


l'apparence, etc.). De ces contraires, de cette antonymie qui règle
toute notre morale du discours, le Bunraku se moque; traitant
d’une antilogie fondamentale, celle de l’animé/inanimé (présente
d’ailleurs dans la structure même de la langue japonaise), il la
trouble, l’évanouit sans profit pour aucun de ses termes. Chez
nous, la marionnette (le polichinelle, par exemple) est chargée
de tendre à l’acteur le miroir de son contraire; elle anime l’in-
animé, mais c’est pour mieux manifester sa dégradation, lindi-
gnité de son inertie; caricature de la «vie», elle en affirme par
là même les limites morales et prétend confiner la beauté, la vérité,
Pémotion dans le corps vivant de l’acteur, qui cependant fait de
ce corps un mensonge. Le Bunraku, lui, ne singe pas l'acteur, il
nous en débarrasse. Comment ? précisément par une certaine pen-
sée du corps humain, que la matière inanimée mène ici avec infi-
niment plus de rigueur et de frémissement que le corps animé
(doué d’une « âme »). L’acteur occidental (naturaliste) n’est jamais
beau ; son corps se veut d'essence physiologique, et non plastique :
c’est une collection d'organes, une musculature de passions, dont
chaque ressort (voix, mines, gestes) est soumis à une sorte d’exer-
cice gymnastique ; mais par un retournement proprement bour-
geois, bien que le corps de l'acteur soit construit sur une division
des essences passionnelles, il emprunte à la physiologie lalibi
d’une unité organique, celle de la «vie » : c’est l’acteur qui est ici
marionnette, en dépit du lié de son jeu, dont le modèle n’est pas
la caresse, mais seulement la « vérité » viscérale.
Ainsi, sous ses dehors «vivants » et «naturels », l'acteur occi-
dental préserve la division de son corps, et, partant, la nourri-
ture de nos fantasmes : ici la voix, là le regard, là encore la tour-
nure sont érotisés, comme autant de morceaux du corps, comme
autant de fétiches. La marionnette occidentale, elle aussi, (c’est
bien visible dans le Polichinelle), est un sous-produit fantasma-
tique : comme réduction, reflet grinçant dont l’appartenance à
l’ordre humain est rappelée sans cesse par une simulation cari-
caturée, elle ne vit pas comme un corps total, totalement fré-
missant, mais comme une portion rigide de l’acteur dont elle est
émanée ;comme automate, elle est encore morceau de mouve-
ment, saccade, secousse, essence de discontinu, projection
décomposée de gestes du corps; enfin, comme poupée, rémi-
niscence du bout de chiffon, du pansement génital, elle est
bien la « petite chose » phallique (« das Kleine »), tombée du corps
pour devenir fétiche.
TEXTES 129N618

Il se peut bien que la marionnette japonaise garde quelque


chose de cette origine fantasmatique ;mais l’art du Bunraku lui
imprime un sens diférent ; le Bunraku ne vise pas à «animer»
un objet inanimé de façon à faire vivre un morceau du corps,
une rognure d’homme, tout en lui gardant sa vocation de «par-
tie »; ce n’est pas la simulation du corps qu’il recherche, c’est, si
lon peut dire, son abstraction sensible. Tout ce que nous attri-
buons au corps total et qui est refusé à nos acteurs sous couvert
d’une unité organique, « vivante », le petit homme du Bunraku
le recueille et le dit sans aucun mensonge : la fragilité, la dis-
crétion, la somptuosité, la nuance inouïe, l'abandon de toute tri-
vialité, le phrasé mélodique des gestes, bref les qualités mêmes
que les rêves de l’ancienne théologie accordaient aux corps glo-
rieux, à savoir l’impassibilité, la clarté, l’agilité, la subtilité, voilà
ce que le Bunraku accomplit, voilà comment il convertit le corps-
fétiche en corps aimable, voilà comment il refuse l’antinomie de
l’animé/inanimé et congédie le concept qui se cache derrière
toute animation de la matière, et qui est tout simplement « l’âme ».
Autre opposition détruite : celle du dedans/dehors. Prenez le
théâtre occidental des derniers siècles; sa fonction est essen-
tiellement de manifester ce qui est réputé secret (les «senti-
ments », les «situations », les « conflits »), tout en cachant l’arti-
fice même de la manifestation (la machinerie, la peinture, le fard,
les sources de lumière); la scène à l’italienne est l’espace de ce
mensonge : tout s’y passe dans un intérieur subrepticement
ouvert, surpris, épié, savouré par un spectateur caché ; cet espace
est théologique, c’est celui de la Faute: d’un côté, dans une
lumière qu’il feint d'ignorer, l'acteur, c’est-à-dire le geste et la
parole, de l’autre, dans l’ombre, le public, c’est-à-dire la cons-
cience. Le Bunraku ne subvertit pas directement le rapport de
la salle et de la scène (pas plus que ne la fait Brecht), encore
que les salles japonaises soient infiniment moins confinées,
moins étouffées, moins alourdies que les nôtres; ce qu’il altère,
plus profondément, c’est le lien moteur qui va du personnage à
l’acteur et qui est toujours conçu, chez nous, comme la voie
expressive d’une intériorité. Il faut se rappeler que les agents du
spectacle, dans le Bunraku, sont à la fois visibles et impassibles ;
les hommes en noir s’affairent autour de la poupée, mais c’est
sans aucune affectation d’habileté ou de discrétion, et, si l’on peut
dire, sans aucune démagogie publicitaire; silencieux, rapides,
élégants, leurs actes sont éminemment transitifs, opératoires,
colorés de ce mélange de force et de subtilité, qui marque le ges-

Jen5)
T'FRXATUENS 196 8

tuaire japonais et qui est comme l’enveloppe esthétique de l’ef-


ficacité ; quant au maître, on l’a dit, sa tête est découverte; lisse,
nu, sans fard, ce qui lui confère un cachet civil (non théâtral),
son visage est offert à la lecture des spectateurs ;mais ce qui est
si soigneusement, si précieusement donné à lire, c’est qu’il n’y
a rien à lire; on retrouve ici cette exemption du sens qui illu-
mine véritablement tant d'œuvres de l'Orient, et que nous pou-
vons à peine comprendre, puisque, chez nous, attaquer le sens,
c’est le cacher ou l’inverser, mais jamais l’absenter. Avec le Bun-
raku les sources du théâtre sont exposées dans leur vide. Ce qui
est expulsé de la scène, c’est l’hystérie, c’est-à-dire le théâtre lui-
même ; et ce qui est mis à la place, c’est l’action nécessaire à la
production du spectacle : le travail se substitue à l’intériorité.
Il est donc vain de se demander, comme le font certains Euro-
péens, dont Claudel, si le spectateur peut ou non oublier la pré-
sence des manipulateurs. Le Bunraku ne pratique ni l’occulta-
tion ni la manifestation emphatique de ses ressorts; de la sorte,
il débarrasse l’animation du comédien de tout relent sacré, et
abolit le lien métaphysique que l’Occident ne peut s'empêcher
d'établir entre l’âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et
la machine, l'agent et l’acteur, le Destin et l’homme, Dieu et la
créature !: si le manipulateur n’est pas caché, pourquoi, com-
ment voulez-vous en faire un Dieu ? Dans le Bunraku, la marion-
nette n’est tenue par aucun fil. Plus de fil, partant plus de méta-
phore, plus de Destin ; la marionnette ne singeant plus la créature,
l’homme n’est plus une marionnette entre les mains de la divi-
nité, le dedans ne commande plus le dehors.
Enfin, entreprise encore plus radicale, le Bunraku s'attaque à
l’écriture du spectacle. Cette écriture implique, chez nous, une
illusion de totalité. «Il n’est pour nous rien de plus malaisé, dit
Brecht, que de rompre avec l'habitude de considérer une pro-
duction artistique comme un tout?.» C’est sans doute pour cela
que périodiquement, de la choréia grecque à l’opéra bourgeois,
nous concevons l’art lyrique comme la simultanéité de plusieurs
expressions (jouée, chantée, mimée), dont l’origine est unique,

1. «Le Bunraku.. est, le plus simplement du monde, du théâtre méta-


physique... La marionnette, c’est l’homme. Le manipulateur, c’est Dieu. Les
assistants, ce sont les messagers du Destin » (J.-L. Barrault, « Le Bunraku »,
Cahiers Renaud-Barrault, n° 51, nov. 1960, p. 53).
2. Brecht, «Effets d’éloignement dans l’art du comédien chinois », Ecrits
sur le théâtre, Ed. de L’Arche, p. 121.
P'ERXIT ES 1 9 6 8

indivisible. Cette origine est le corps, et la totalité réclamée a


pour modèle l'unité organique : le spectacle occidental est anthro-
pomorphe !; en lui, le geste et la parole (sans parler du chant)
ne forment qu’un seul tissu, congloméré et lubrifié comme un
muscle unique qui fait jouer l’expression mais ne la divise
jamais : l’unité du mouvement et de la voix produit celui qui joue ;
autrement dit, c’est dans cette unité que se constitue la personne
du personnage, c’est-à-dire l’acteur. En revanche, dans le Bun-
raku, personne n’est sur scène, ou, pour être plus exact, aucune
personne n’y est installée. L’illusion charnelle (personnelle) dis-
paraît, non parce que les acteurs sont en bois, en étoffe (on a vu
que le Bunraku désignait au contraire une certaine amabilité du
corps humain), mais parce que les codes d'expression sont déta-
chés les uns des autres, décollés de l’engluement organique où
les maintient le théâtre occidental.
Le Bunraku pratique en effet trois écritures séparées, qu’il
donne à lire simultanément en trois lieux du spectacle: la
marionnette, le manipulateur, le vociférant : le geste effectué, le
geste effectif, le geste vocal. La voix : enjeu réel de la modernité,
substance particulière de langage, que l’on essaye partout de faire
triompher ;la société moderne croit amener (on l’a assez dit) une
civilisation de l’image ; mais ce qu’elle installe, en fait, partout,
et singulièrement dans ses loisirs, massivement parlés, c’est une
civilisation de la parole. Tout au contraire, le Bunraku a une idée
limitée de la voix; il ne la supprime pas, mais il lui assigne une
fonction bien définie, essentiellement triviale. Dans la voix du
récitant viennent en effet se rassembler : la déclamation outrée,
le trémolo, le ton suraigu, féminin, les intonations brisées, les
pleurs, les paroxysmes de la colère, de la plainte, de la suppli-
cation, de l’étonnement, le pathos indécent, toute la cuisine de
l'émotion, élaborée ouvertement au niveau de ce corps interne,
viscéral, dont le larynx est le muscle médiateur. Encore ce débor-
dement n'est-il donné que sous le code même du débordement :
la voix ne se meut qu’à travers quelques signes discontinus de
tempête; poussée hors d’un corps immobile, triangulée par le
vêtement, liée au livre qui, de son pupitre, la guide, cloutée sèche-
ment par les coups légèrement déphasés (et par là même imper-
tinents) du joueur de shamisen, la substance vocale reste écrite,

1. Aristote (Poétique, 1459 a) : La fable. « étant une et entière comme un


être vivant ».
EVE AXIT ENS 1 9 6 8

discontinuée, codée, soumise à une ironie (si l’on veut bien ôter
à ce mot tout sens caustique); aussi, ce que la voix extériorise,
en fin de compte, ce n’est pas ce qu’elle porte (les « sentiments »),
c’est elle-même, sa propre prostitution ; tout en feignant de livrer
des contenus (anecdotiques, passionnels), le signifiant ne fait astu-
cieusement que se retourner comme un gant.
Sans être éliminée (ce qui serait une façon de la censurer, c’est-
à-dire d’en désigner l’importance), la voix est donc mise de côté
(scéniquement, les récitants occupent une estrade latérale). Le
Bunraku lui donne un contre-poids, ou mieux, une contre-
marche : celle du geste. Le geste est double: geste émotif au
niveau de la marionnette (des gens pleurent au suicide de la pou-
pée-amante); acte transitif au niveau des manipulateurs. Dans
notre art théâtral, l’acteur feint d'agir, mais ses actes ne sont
jamais que des gestes : sur la scène, rien que du théâtre, et cepen-
dant du théâtre honteux. Le Bunraku, lui, (c’est sa définition),
sépare l’acte du geste: il montre le geste, il laisse voir l’acte, il
expose à la fois l’art et le travail, réserve à chacun d’eux son écri-
ture. La voix (et il n’y a alors aucun risque à la laisser atteindre
les régions excessives de sa gamme), la voix est doublée d’un
vaste volume de silence, où s'inscrivent, avec d'autant plus de
finesse, d’autres traits, d’autres écritures. Et ici, il se produit un
effet inouï : loin de la voix et presque sans mimique, ces écri-
tures silencieuses, l’une transitive, l’autre gestuelle, produisent
une exaltation aussi spéciale, peut-être, que l’hyperesthésie intel-
lectuelle que lon attribue à certaines drogues. La parole étant,
non pas purifiée (le Bunraku n’a aucun souci d’ascèse), mais, si
l’on peut dire, massée sur le côté du jeu, les substances empois-
santes du théâtre occidental sont dissoutes : l'émotion n’inonde
plus, ne submerge plus, elle devient lecture, les stéréotypes dis-
paraissent sans que, pour autant, le spectacle verse dans l’origi-
nalité, la «trouvaille ». Tout cela rejoint, bien sûr, l’effet de dis-
tance recommandé par Brecht, qui fut le premier, il faut peut-être
le rappeler, à comprendre et à dire l'importance critique du
théâtre oriental. Cette distance, réputée chez nous impossible,
inutile ou dérisoire, et abandonnée avec empressement, bien que
Brecht Pait très précisément située au centre de la dramaturgie
révolutionnaire (et ceci explique sans doute cela), cette distance,
le Bunraku fait comprendre comment elle peut fonctionner : par
le discontinu des codes, par cette césure imposée aux différents
traits de la représentation, en sorte que la copie élaborée sur la
scène soit, non point détruite, mais comme brisée, striée, sous-

9 8
TEXTES 1 9 6.8

traite à la contagion métonymique de la voix et du geste, de l’âme


et du corps, qui englue notre comédien.
. Spectacle total, mais divisé, le Bunraku exclut bien entendu
l'improvisation : il sait sans doute que retourner à la spontanéité,
c’est retourner aux stéréotypes dont notre «profondeur» est
constituée. Comme Brecht l'avait vu à propos de l'acteur orien-
tal, dont il souhaitait sur ce point encore recevoir et propager la
leçon, ici règne la citation, la pincée d'écriture, le fragment de
code, car aucun des promoteurs du jeu ne peut prendre au
compte de sa propre personne, ce qu’il n’est jamais seul à écrire.
Comme dans le texte moderne, le tressage des codes, des réfé-
rences, des constats détachés, des gestes anthologiques, multi-
plie la ligne écrite, non par la vertu de quelque appel métaphy-
sique mais par le jeu d’une combinatoire qui s’ouvre dans l’espace
entier du théâtre : ce qui est commencé par l’un est constitué
par l’autre, sans repos.

TEL QuELz
été 1968
Ce texte constitue la première version de l’ensemble intitulé
« Les trois écritures » présent dans L'Empire des signes.
Les nombreuses variantes nous ont incilé à reproduire ici ce texte.

1. «A priori, son jeu se réduit à citer le personnage - mais avec quel art!
Il n’a besoin que d’un minimum d’illusion. Ce qu’il montre présente un inté-
rêt même pour celui qui a gardé ses esprits» (texte cité, p. 121); et ailleurs
(« Nouvelle technique d'interprétation », p. 150) : « S'il a renoncé à toute méta-
morphose, le comédien ne dit pas son texte comme une improvisation, mais
comme une citation.»
La mort de l’auteur

Dans sa nouvelle Sarrasine, Balzac, parlant d’un castrat déguisé


en femme, écrit cette phrase : « C'était la femme, avec ses peurs
soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses
audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sen-
timents. » Qui parle ainsi ? Est-ce le héros de la nouvelle, intéressé
à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ? Est-ce l'individu
Balzac, pourvu par son expérience personnelle d’une philosophie
de la femme ? Est-ce l’auteur Balzac, professant des idées « litté-
raires » sur la féminité ? Est-ce la sagesse universelle ? La psycho-
logie romantique? Il sera à tout jamais impossible de le savoir,
pour la bonne raison que l'écriture est destruction de toute voix,
de toute origine. L'écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet
oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute
identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit.

Sans doute en a-t-il toujours été ainsi: dès qu’un fait est
raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directe-
ment sur le réel, c’est-à-dire finalement hors de toute fonction
autre que lPexercice même du symbole, ce décrochage se pro-
duit, la voix perd son origine, l’auteur entre dans sa propre mort,
l'écriture commence. Cependant, le sentiment de ce phénomène
a été variable ; dans les sociétés ethnographiques, le récit n’est
jamais pris en charge par une personne, mais par un médiateur,
shaman ou récitant, dont on peut à la rigueur admirer la « per-
formance » (c’est-à-dire la maîtrise du code narratif), mais jamais
le «génie ». L’auteur est un personnage moderne, produit sans
doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen
Age, avec l’empirisme anglais, le rationalisme français, et la foi
personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de lin-
dividu, ou, comme on dit plus noblement, de la «personne
humaine ». Il est donc logique que, en matière de littérature, ce
soit le positivisme, résumé et aboutissement de l'idéologie capi-

4 0
TE XIT ES 1 9 6 8

taliste, qui ait accordé la plus grande importance à la « personne »


de l’auteur. L’auteur règne encore dans les manuels d'histoire
littéraire, les biographies d’écrivains, les interviews des maga-
zines, et dans la conscience même des littérateurs, soucieux de
joindre, grâce à leur journal intime, leur personne et leur œuvre ;
l’image de la littérature que l’on peut trouver dans la culture cou-
rante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son
histoire, ses goûts, ses passions; la critique consiste encore, la
plupart du temps, à dire que l’œuvre de Baudelaire, c’est l’échec
de l’homme Baudelaire, celle de Van Gogh, c’est sa folie, celle
de Tchaïkovski, c’est son vice : l'explication de l’œuvre est tou-
jours cherchée du côté de celui qui l’a produite, comme si, à tra-
vers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était
toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’au-
teur, qui livrait sa «confidence ».

Bien que l'empire de Auteur soit encore très puissant (la nou-
velle critique n’a fait bien souvent que le consolider), il va de soi
que certains écrivains ont depuis longtemps déjà tenté de l’ébran-
ler. En France, Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu
dans toute son ampleur la nécessité de substituer le langage lui-
même à celui qui jusque-là était censé en être le propriétaire;
pour lui, comme pour nous, c’est le langage qui parle, ce n’est
pas l’auteur; écrire, c’est, à travers une impersonnalité préa-
lable - que l’on ne saurait à aucun moment confondre avec l’ob-
jectivité castratrice du romancier réaliste -, atteindre ce point où
seul le langage agit, « performe », et non « moi » : toute la poétique
de Mallarmé consiste à supprimer l’auteur au profit de l'écriture
(ce qui est, on le verra, rendre sa place au lecteur). Valéry, tout
embarrassé dans une psychologie du Moi, édulcora beaucoup la
théorie mallarméenne, mais, se reportant par goût du classicisme
aux leçons de la rhétorique, il ne cessa de tourner en doute et en
dérision l’Auteur, accentua la nature linguistique et comme
«hasardeuse » de son activité, et revendiqua tout au long de ses
livres en prose en faveur de la condition essentiellement verbale
de la littérature, en face de laquelle tout recours à l’intériorité de
l'écrivain lui paraissait pure superstition. Proust lui-même, en
dépit du caractère apparemment psychologique de ce que lPon
appelle ses analyses, se donna visiblement pour tâche de brouiller
inexorablement, par une subtilisation extrême, le rapport de

4 1
MAR EXATAENST LIFONENS

l'écrivain et de ses personnages : en faisant du narrateur non celui


qui a vu ou senti, ni même celui qui écrit, mais celui qui va écrire
(le jeune homme du roman - mais, au fait, quel âge a-t-il et qui
est-il ? - veut écrire, mais il ne le peut, et le roman finit quand
enfin l'écriture devient possible), Proust a donné à l'écriture
moderne son épopée : par un renversement radical, au lieu de
mettre sa vie dans son roman, comme on le dit si souvent, il fit
de sa vie même une œuvre dont son propre livre fut comme le
modèle, en sorte qu’il nous soit bien évident que ce n’est pas Char-
lus qui imite Montesquiou, mais que Montesquiou, dans sa réa-
lité anecdotique, historique, n’est qu’un fragment secondaire,
dérivé, de Charlus. Le Surréalisme enfin, pour en rester à cette
préhistoire de la modernité, ne pouvait sans doute attribuer au
langage une place souveraine, dans la mesure où le langage est
système, et où ce qui était visé par ce mouvement, c'était, roman-
tiquement, une subversion directe des codes — d’ailleurs illusoire,
car un code ne peut se détruire, on peut seulement le «jouer » — ;
mais en recommandant sans cesse de décevoir brusquement les
sens attendus (c'était la fameuse «saccade » surréaliste), en
confiant à la main le soin d'écrire aussi vite que possible ce que
la tête même ignore (c'était l'écriture automatique), en acceptant
le principe et l'expérience d’une écriture à plusieurs, le Surréa-
lisme a contribué à désacraliser l’image de l’Auteur. Enfin, hors
la littérature elle-même (à vrai dire, ces distinctions deviennent
périmées), la linguistique vient de fournir à la destruction de l'Au-
teur un instrument analytique précieux, en montrant que l’énon-
ciation dans son entier est un processus vide, qui fonctionne par-
faitement sans qu’il soit nécessaire de le remplir par la personne
des interlocuteurs : linguistiquement, Auteur n’est jamais rien
de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre que celui
qui dit je : le langage connaît un «sujet», non une «personne »,
et ce sujet, vide en dehors de lénonciation même qui le définit,
suffit à faire «tenir » le langage, c’est-à-dire à l’épuiser.

L’éloignement de l’Auteur (avec Brecht, on pourrait parler ici


d’un véritable « distancement », Auteur diminuant comme une figu-
rine tout au bout de la scène littéraire) n’est pas seulement un fait
historique ou un acte d'écriture : il transforme de fond en comble
le texte moderne (ou — ce qui est la même chose — le texte est désor-
mais fait et lu de telle sorte qu’en lui, à tous ses niveaux, l’auteur
DATE
ET ANSE TONGS

s’absente). Le temps, d’abord, n’est plus le même. L’Auteur, lors-


qu’on y croit, est toujours conçu comme le passé de son propre
livre: le livre et l’auteur se placent d'eux-mêmes sur une même
ligne, distribuée comme un avant et un après : l’Auteur est censé
nourrir le livre, c’est-à-dire qu’il existe avant lui, pense, souffre, vit
pour lui; il est avec son œuvre dans le même rapport d’antécé-
dence qu’un père entretient avec son enfant. Tout au contraire, le
scripteur moderne naît en même temps que son texte ; il n’est d’au-
cune façon pourvu d’un être qui précéderait ou excéderait son écri-
ture, il n’est en rien le sujet dont son livre serait le prédicat ; il n’y
a d'autre temps que celui de l’énonciation, et tout texte est écrit
éternellement ici et maintenant. C’est que (ou il s’ensuit que) écrire
ne peut plus désigner une opération d'enregistrement, de consta-
tation, de représentation, de « peinture » (comme disaient les Clas-
siques), mais bien ce que les linguistes, à la suite de la philosophie
oxfordienne, appellent un performatif, forme verbale rare (exclu-
sivement donnée à la première personne et au présent), dans
laquelle l’énonciation n’a d’autre contenu (d'autre énoncé) que l'acte
par lequel elle se profère : quelque chose comme le Je déclare des
rois ou le Je chante des très anciens poètes; le scripteur moderne,
ayant enterré l’Auteur, ne peut donc plus croire, selon la vue pathé-
tique de ses prédécesseurs, que sa main est trop lente pour sa pen-
sée ou sa passion, et qu’en conséquence, faisant une loi de la néces-
sité, il doit accentuer ce retard et « travailler » indéfiniment sa forme ;
pour lui, au contraire, sa main, détachée de toute voix, portée par
un pur geste d'inscription (et non d'expression), trace un champ
sans origine — ou qui, du moins, n’a d’autre origine que le langage
lui-même, c’est-à-dire cela même qui sans cesse remet en cause
toute origine.

Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne
de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique
(qui serait le «message » de l’Auteur-Dieu), mais un espace à
dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures
variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de cita-
tions, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécu-
chet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont
le profond ridicule désigne précisément la vérité de lécriture,
l'écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais ori-
ginel; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contra-

4 3
DMEMXATUE,S MO NGNE

rier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui
sur l’une d’elles ; voudrait-il s'exprimer, du moins devrait-il savoir
que la « chose » intérieure qu’il a la prétention de «traduire », n’est
elle-même qu’un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peu-
vent s’expliquer qu’à travers d’autres mots, et ceci indéfiniment :
aventure qui advint exemplairement au jeune Thomas de Quin-
cey, si fort en grec que pour traduire dans cette langue morte des
idées et des images absolument modernes, nous dit Baudelaire,
«il avait créé pour lui un dictionnaire toujours prêt, bien autre-
ment complexe et étendu que celui qui résulte de la vulgaire
patience des thèmes purement littéraires » (Les Paradis artificiels) ;
succédant à l’Auteur, le scripteur n’a plus en lui passions, humeurs,
sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise
une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt : la vie ne fait jamais
qu’imiter le livre, et ce livre lui-même n’est qu’un tissu de signes,
imitation perdue, infiniment reculée.

L’Auteur une fois éloigné, la prétention de « déchiffrer » un texte


devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c’est impo-
ser à ce texte un cran d'arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié der-
nier, c’est fermer l'écriture. Cette conception convient très bien à
la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de
découvrir l’Auteur (ou ses hypostases : la société, l’histoire, la psy-
ché, la liberté) sous l’œuvre : l’Auteur trouvé, le texte est «expli-
qué », le critique a vaincu; il n’y a donc rien d'étonnant à ce que,
historiquement, le règne de l’Auteur ait été aussi celui du Critique,
mais aussi à ce que la critique (fût-elle nouvelle) soit aujourd’hui
ébranlée en même temps que l’Auteur. Dans l'écriture multiple,
en effet, tout est à déméêler, mais rien n’est à déchiffrer ; la struc-
ture peut être suivie, « filée » (comme on dit d’une maille de bas
qui part) en toutes ses reprises et à tous ses étages, mais il n’y a
pas de fond; l’espace de lécriture est à parcourir, il n’est pas à
percer; l'écriture pose sans cesse du sens mais c’est toujours pour
l’'évaporer: elle procède à une exemption systématique du sens.
Par là même, la littérature (il vaudrait mieux dire désormais l’écri-
ture), en refusant d’assigner au texte (et au monde comme texte)
un «secret», c’est-à-dire un sens ultime, libère une activité que
lon pourrait appeler contre-théologique, proprement révolution-
naire, car refuser d'arrêter le sens, c’est finalement refuser Dieu
et ses hypostases, la raison, la science, la loi.

4 4
RS SET ES 1,0% 678

Revenons à la phrase de Balzac. Personne (c’est-à-dire aucune


«personne ») ne la dit: sa source, sa voix, n’est pas le vrai lieu
de l'écriture, c’est la lecture. Un autre exemple fort précis peut
le faire comprendre : des recherches récentes (J.-P. Vernant) ont
mis en lumière la nature constitutivement ambigué de la tragé-
die grecque ; le texte y est tissé de mots à sens double, que chaque
personnage comprend unilatéralement (ce malentendu perpé-
tuel est précisément le «tragique ») ; il y a cependant quelqu'un
qui entend chaque mot dans sa duplicité, et entend de plus, si
l’on peut dire, la surdité même des personnages qui parlent
devant lui : ce quelqu'un est précisément le lecteur (ou ici l’au-
diteur). Ainsi se dévoile l'être total de l’écriture : un texte est fait
d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent
les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contesta-
tion ;mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce
lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est
le lecteur : le lecteur est l’espace même où s'inscrivent, sans
qu'aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écri-
ture; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa
destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle :
le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psy-
chologie ; il est seulement ce quelqu'un qui tient rassemblées dans
un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit. C’est
pourquoi il est dérisoire d’entendre condamner la nouvelle écri-
ture au nom d’un humanisme qui se fait hypocritement le cham-
pion des droits du lecteur. Le lecteur, la critique classique ne
s’en est jamais occupée; pour elle, il n’y a pas d’autre homme
dans la littérature que celui qui écrit. Nous commençons main-
tenant à ne plus être dupes de ces sortes d’antiphrases, par les-
quelles la bonne société récrimine superbement en faveur de ce
que précisément elle écarte, ignore, étouffe ou détruit; nous
savons que, pour rendre à l'écriture son avenir, il faut en ren-
verser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort
de l’Auteur.

MANTEIA
4° trimestre 1968
L'écriture de lévénement

Décrire l’événement implique que l'événement a été écrit.


Comment un événement peut-il être écrit? Qu'est-ce que cela
peut vouloir dire que «l'écriture de l'événement » ?
L'événement de Mai 68 semble avoir été écrit de trois façons,
de trois écritures, dont la conjonction polygraphique forme peut-
être son originalité historique.

1. La parole
Toute secousse nationale produit une floraison brusque de
commentaires écrits (presse et livres). Ce n’est pas cela dont on
veut parler ici. La parole de Mai 68 a eu des aspects originaux,
qu’il faut souligner.
1. La parole radiophonique (celle des postes dits périphé-
riques) a collé à l'événement, au fur et à mesure qu’il se pro-
duisait, d’une façon haletante, dramatique, imposant l’idée que
la connaissance de l’actualité n’est désormais plus l'affaire de
limprimé, mais de la parole. L'histoire « chaude », en train de se
faire, est une histoire auditive !, l’ouïe redevient ce qu’elle était
au Moyen Age : non seulement le premier des sens (avant le tact
et la vue), mais le sens qui fonde la connaissance (comme pour
Luther il fondait la foi du chrétien). Ce n’est pas tout. La parole
informative (du reporter) a été si étroitement mêlée à l’événe-
ment, à l’opacité même de son présent (il suffit de songer à cer-
taines nuits de barricades), qu’elle était son sens immédiat et
consubstantiel, sa façon d'accéder à un intelligible instantané;
cela veut dire que, dans les termes de la culture occidentale, où
rien ne peut être perçu privé de sens, elle était l'événement

1. Il faut se rappeler ces rues remplies d'hommes immobiles, ne voyant


rien, ne regardant rien, les yeux à terre, mais l'oreille collée au transistor
élevé à hauteur du visage, figurant ainsi une nouvelle anatomie humaine.
T EUX IT ES 1968

même. La distance millénaire entre l'acte et le discours, l’évé-


nement et le témoignage, s’est amincie : une nouvelle dimension
de l’histoire, liée désormais immédiatement à son discours, est
apparue, alors que toute la «science» historique avait au
contraire pour tâche de reconnaître cette distance, afin de la
contrôler. Non seulement la parole radiophonique renseignait
les participants sur le prolongement même de leur action (à
quelques mètres d’eux), en sorte que le transistor devenait l’ap-
pendice corporel, la prothèse auditive, le nouvel organe science-
fictionnel de certains manifestants, mais encore, par la com-
pression du temps, le retentissement immédiat de l'acte, elle
infléchissait, modifiait l'événement, en un mot l’écrivait : fusion
du signe et de son écoute, réversibilité de l’écriture et de la lec-
ture qui est demandée ailleurs, par cette révolution de l’écriture
que la modernité essaie d'accomplir.
2. Les rapports de force entre les différents groupes et partis
engagés dans la crise ont été essentiellement parlés, en ce sens
que le déplacement tactique ou dialectique de ces rapports le
long des journées de Mai s’est opéré à travers et par (confusion
de la voie et de la cause qui marque le langage) le communi-
qué, la conférence de presse, la déclaration, le discours. Non seu-
lement la crise a eu son langage, mais encore la crise a été lan-
gage (un peu au sens où André Glucksmann a pu parler du
langage de la guerre): c’est la parole qui a, en quelque sorte,
labouré l’histoire, l’a fait exister comme un réseau de traces,
comme une écriture opérante, déplaçante (ce n’est que par un
préjugé poussiéreux que nous considérons la parole comme une
activité illusoire, tapageuse et vaine, et que nous l’opposons aux
actes) ; la nature « parlée » de la crise est ici d'autant plus visible
qu’elle n’a eu, à proprement parler, aucun effet meurtrier, irré-
médiable (la parole est en effet ce qui peut être «repris»; son
antonyme rigoureux, au point de la définir, ne peut être que la
mort) !.
5. La parole étudiante a débordé si pleinement, fusant de par-
tout, allant et s’inscrivant partout, que l’on aurait quelque droit
à définir superficiellement - mais aussi peut-être essentielle-

1. L’insistance avec laquelle on a répété, de part et d’autre, que, quoi


qu'il arrive, après ne pourrait plus être comme avant traduit sans doute,
dénégativement, la crainte (ou l'espoir) que précisément après redevienne
avant : l'événement étant parole, il peut, mythiquement, s’annuler.

4 7
T EXIT ES 1.19.,6,8

ment — la révolte universitaire comme une Prise de la Parole


(comme on dit : Prise de la Bastille). apparaît rétrospectivement
que Pétudiant était un être frustré de parole; frustré, mais non
privé : par origine de classe, par vague pratique culturelle, l’étu-
diant dispose du langage ; le langage ne lui est pas inconnu, il
n’en a pas (ou n’en a plus) peur; le problème était d’en prendre
le pouvoir, l'usage actif. Aussi, par un paradoxe qui n’est qu’ap-
parent, au moment même où la parole étudiante revendiquait
au seul nom des contenus, elle comportait en fait un aspect pro-
fondément ludique ; étudiant a commencé de manier la parole
comme une activité, un travail libre, et non, malgré les appa-
rences, comme un simple instrument. Cette activité a pris des
formes différentes, qui correspondent, peut-être, à des phases
du mouvement étudiant le long de la crise.
a) Une parole « sauvage », fondée sur l’«invention », rencontrant
par conséquent tout naturellement les «trouvailles » de la forme,
les raccourcis rhétoriques, les joies de la formule, bref le bonheur
d'expression («Il est interdit d'interdire », ete.) ; très proche de l’écri-
ture, cette parole (qui a frappé assez vivement l’opinion) a pris
logiquement la forme de l’ënscription ; sa dimension naturelle a
été le mur, lieu fondamental de l'écriture collective.
b) Une parole «missionnaire », conçue d’une façon purement
instrumentale, destinée à transporter « ailleurs » (aux portes des
usines, sur les plages, dans la rue, etc.) les stéréotypes de la cul-
ture politique.
c) Une parole «fonctionnaliste », véhiculant les projets de
réforme, assignant à l’Université une fonction sociale, ici poli-
tique, là économique, et retrouvant de la sorte certains des mots
d'ordre de la technocratie antérieure («adaptation de l’ensei-
gnement aux besoins de la société», «collectivisation de la
recherche », primauté du «résultat», prestige de «/l'interdisci-
plinaire », «autonomie », « participation », etc. !).
La parole « sauvage » a été assez rapidement éliminée, embau-
mée dans les plis inoffensifs de la «littérature » (surréaliste) et
les illusions de la « spontanéité » ; en tant qu’écriture, elle ne pou-
vait être qu'inutile (en attendant d’être intolérable) à toute forme
de pouvoir, possédé ou revendiqué ; les deux autres paroles res-
tent souvent mêlées : mélange qui reproduit assez bien l’ambi-

1. Si l’on rassemble ces mots d'ordre, dispersés dans bon nombre de


motions comme les morceaux d’un puzzle, on s'aperçoit que l’image finale
qu'ils forment n’est rien d'autre que celle de l'Université américaine.

4 8
DER ES IWINGYE

guité politique du mouvement étudiant lui-même, menacé, en


raison de sa situation historique et sociale, par le rêve d’une
«social-technocratie ».

2. Le symbole
Les symboles n’ont pas manqué dans cette crise, on l’a sou-
vent remarqué ; il en a été produit et consommé avec une grande
énergie ; et surtout, fait frappant, ils ont été entretenus par une
complaisance générale, partagée. Le paradigme des trois dra-
peaux (rouge/noir/tricolore), avec ses associations pertinentes
de termes (rouge et noir contre tricolore, rouge et tricolore contre
noir), a été « parlé » (drapeaux hissés, brandis, enlevés, invoqués,
etc.) par tout le monde, ou presque : bel accord sinon sur les
symboles, du moins sur le système symbolique lui-même (qui,
en tant que tel, devrait être la cible finale d’une révolution occi-
dentale). Même avatar symbolique pour la barricade : symbole
elle-même, dès avant que la première fût construite, de Paris
révolutionnaire, et elle-même lieu d'investissement de tout un
réseau d’autres symboles. Emblème complet, la barricade a
permis d’irriter et de démasquer d’autres symboles; celui de la
propriété, par exemple, loge désormais, pour les Français, à ce
qu’il est apparu, beaucoup plus dans l’auto que dans la maison.
D’autres symboles ont été mobilisés: le monument (Bourse,
Odéon), la manifestation, l’occupation, le vêtement, et bien
entendu le langage, dans ses aspects les plus codés (c’est-à-dire
symboliques, rituels !). Cet inventaire des symboles devrait être
fait; non tellement qu’on doive en attendre une liste très élo-
quente (c’est peu probable, en dépit ou à cause de la «sponta-
néité » qui a présidé à leur libération), mais parce que le régime
symbolique sous lequel un événement fonctionne est étroitement
lié au degré d'intégration de cet événement dans la société dont
il est à la fois l'expression et la secousse : un champ symbolique
n’est pas seulement une réunion (ou un antagonisme) de sym-
boles; il est aussi formé par un jeu homogène de règles, un
recours consenti en commun à ces règles. Une sorte d'adhésion
presque unanime ! à un même discours symbolique semble avoir

1. Par exemple : lexique du travail révolutionnaire («comités », « com-


missions », «motions », «points d'ordre », etc.), rituel de la communication
(tutoiement, prénoms, etc.).
M EX LT. ES 1MOMENE

marqué finalement acteurs et adversaires de la contestation:


presque tous ont mené le même jeu symbolique.

3. La violence
La violence que, dans la mythologie moderne, on rattache,
comme si cela allait de soi, à la spontanéité et à l’effectivité, la
violence, symbolisée ici concrètement puis verbalement par «la
rue », lieu de la parole désenchaînée, du contact libre, espace
contre-institutionnel, contre-parlementaire et contre-intellectuel,
opposition de l'immédiat aux ruses possibles de toute médiation,
la violence est une écriture : c’est (on connaît ce thème derridien)
la trace dans son geste le plus profond. L'écriture elle-même (si
l’on veut bien ne plus la confondre obligatoirement avec le style
ou la littérature) est violente. C’est même ce qu’il y a de violence
dans l’écriture qui la sépare de la parole, révèle en elle la force
d'inscription, la pesée d’une trace irréversible. A cette écriture de
la violence (écriture éminemment collective), il ne manque même
pas un code ; de quelque façon qu’on décide d’en rendre compte :
tactique ou psychanalytique, la violence implique un langage de
la violence, c’est-à-dire des signes (opérations ou pulsions) répé-
tés, combinés en figures (actions ou complexes), en un mot un
système. Profitons-en pour redire que la présence (ou la postu-
lation) du code n’intellectualise pas l'événement (contrairement
à ce qu’énonce sans cesse la mythologie anti-intellectualiste) : l’in-
telligible n’est pas l’intellectuel.

Telles sont à première vue les orientations que pourrait prendre


une description des traces dont se constitue l'événement. Cepen-
dant, ce genre de description risquerait d’être inerte si on ne la rat-
tachait, dès le début, à deux postulats, de portée encore polémique.
Le premier consiste à séparer rigoureusement, selon la pro-
position de Derrida, les concepts de parole et d’écriture. La parole
n’est pas seulement ce qui se parle réellement, mais aussi ce qui
se transcrit (ou plutôt se translitère) de l’expression orale, et qui

1. Le plus important, dans cet inventaire, serait au fond de repérer la


façon dont chaque groupe a joué ou n’a pas joué le jeu symbolique: refus
du drapeau (rouge ou noir), refus de la barricade, etc.

6 0
DE X TES 1 9 6 8

peut très bien s’imprimer (ou se ronéotyper); liée au corps, à la


personne, au vouloir-saisir, elle est la voix même de toute reven-
dication, mais pas forcément de la révolution. L'écriture, elle,
est intégralement « ce qui est à inventer », la rupture vertigineuse
d'avec l’ancien système symbolique, la mutation de tout un pan
de langage. C’est dire, d’une part, que l’écriture (au sens où on
l'entend ici, qui n’a rien à voir avec le beau style ou même le
style littéraire) n’est nullement un fait bourgeois (ce que cette
classe a élaboré, c’est plutôt une parole imprimée), et, d’autre
part, que l’événement actuel ne peut fournir que quelques frag-
ments marginaux d'écriture, dont on a vu qu’ils n'étaient pas for-
cément imprimés; on tiendra pour suspects toute éviction de
l'écriture, tout primat systématique de la parole, parce que, quel
que soit lalibi révolutionnaire, l’une et l’autre tendent à conser-
ver l’ancien système symbolique et refusent de lier sa révolution
à celle de la société.

Le second postulat consiste à ne pas attendre de la description


scripturale un «déchiffrement». Considérer l'événement sous
Pangle des chances de mutation symbolique qu’il peut impliquer,
cela veut dire d’abord rompre soi-même, autant qu’il est possible
(ce n’est pas facile, cela demande un travail continu, commencé,
il faut le rappeler, ici et là, depuis quelques années), avec le sys-
tème de sens que l’événement, s’il se veut révolutionnaire, doit
avoir à charge d’ébranler. Le versant critique de l’ancien système
est l'interprétation, c’est-à-dire l’opération par laquelle on assigne
à un jeu d’apparences confuses ou même contradictoires une
structure unitaire, un sens profond, une explication « véritable ».
A l'interprétation, il faut donc peu à peu substituer un discours
nouveau, qui ait pour fin non le dévoilement d’une structure
unique et «vraie », mais l’établissement d’un jeu de structures mul-
tiples: établissement lui-même écrit, c’est-à-dire décroché de la
vérité de parole; plus précisément encore, ce sont les relations
qui nouent ces structures concomitantes, assujetties à des règles
encore inconnues, qui doivent faire l’objet d’une théorie nouvelle.

COMMUNICATIONS
novembre 1968
Linguistique et littérature

Linguistique et littérature : ce rapprochement paraît aujour-


d’hui assez naturel. N’est-il pas naturel que la science du lan-
gage (et des langages) s'intéresse à ce qui est incontestablement
langage, à savoir le texte littéraire? N’est-il pas naturel que la
littérature, technique de certaines formes de langage, se tourne
vers la théorie du langage ? N’est-il pas naturel qu’au moment
où le langage devient une préoccupation majeure des sciences
humaines, de la réflexion philosophique et de l'expérience créa-
tive, la linguistique éclaire la science de la littérature, comme
elle éclaire l’ethnologie, la psychanalyse, la sociologie des cul-
tures ? Comment la littérature pourrait-elle rester à l'écart de ce
rayonnement dont la linguistique est le centre ? N’aurait-elle pas
dû, même, être la première à s'ouvrir à la linguistique ?
Ce qui paraît naturel aujourd’hui (du moins on l'espère) a dû
cependant se conquérir. Il y a eu pendant longtemps (et il y a
probablement encore aujourd’hui) des résistances à la conjonc-
tion de la linguistique et de la littérature. Ces résistances ont
tenu au statut même de l’une et l’autre discipline dans notre
société moderne. D’un côté, l’œuvre littéraire, pendant long-
temps, du moins en France, a retenu principalement par ses
contenus; postuler (pour en tirer les conséquences) qu’elle est
essentiellement langage — ce qui est matériellement évident —
aurait alors passé pour une provocation formaliste et serait
tombé sous le discrédit attaché, depuis la mort de la Rhétorique
classique, à toute considération un peu soutenue de la forme :
définir la littérature comme « du langage » ç’eût été offenser sa
valeur humaine (et humaniste), nier ou diminuer à la fois son
pouvoir réaliste (protégé par lalibi social et, dans certains cas,
socialiste) et son pouvoir poétique (réputé dépendant d’une com-
munication «intuitive », «sensible »). Aussi a-t-on vu pendant
longtemps l’étude de la littérature (en France) concéder une part
mineure du texte, le «style » ou «la langue de l’écrivain » à un
département marginal de la science des langages, la philologie.
Il est vrai que, pendant la même période, la linguistique elle-

5 2
TERXIT HS LA9VGUE

même, surtout historique, comparatiste, ne songeait pas un ins-


tant que le « contenu » pût faire partie du langage et que la science
des formes d’énonciation eût quelque droit sur les «idées », les
«sentiments » et les «genres ». D’un autre côté, en effet, la lin-
guistique elle-même adhérait parfaitement à l’image séparatiste
que la littérature voulait donner d’elle-même ; soumise à un sur-
moi scientifique très fort, elle ne se reconnaissait pas le droit de
traiter de la littérature, parce que pour elle la littérature se situait
en grande partie en dehors du langage (dans le social, l’histo-
rique, l’esthétique).
Pour se rencontrer, les deux disciplines ont donc dû se vaincre
elles-mêmes, surtout en France, où elles étaient assurément le
plus loin l’une de l’autre. Ce rapprochement a déjà son histoire.
Marquons-en seulement, à première vue, les principaux accents
(mais non forcément les principales étapes).
Pendant des siècles, il y a bien eu, en Occident, une très vaste
discipline chargée de traiter des rapports de l’œuvre et du lan-
gage : la Rhétorique ; mais la Rhétorique, quelle qu’ait été son
évolution, n’avait aucune visée scientifique, ou même analytique,
critique; elle a été d’abord (chez les Grecs) une technique ora-
toire, ensuite, au Moyen Age, l’élément d’une vision du monde
et de la parole, enfin, aux temps classiques, et déjà moribonde,
un code, un corps de règlements destiné à contrôler la création
des œuvres, non à rendre compte de leur structure. La Rhéto-
rique a donc toujours été une très vaste construction des rap-
ports du «réel» et de la parole; sa pérennité, deux fois millé-
naire, a de quoi étonner l’historien et, à ce double titre, elle a
droit à tout notre intérêt. Et puis, chemin faisant, la Rhétorique
a mis à jour des notions, des classements, des problèmes dont
la modernité peut faire — et a déjà fait profit. Relativement à une
science linguistique de la littérature, les intuitions de la Rhéto-
rique ont été souvent profondes : elle a perçu l’œuvre comme un
véritable objet de langage, et en élaborant une technique de la
composition, elle préfigurait fatalement une science du discours.
Ce qui, vu d'aujourd'hui, l’entravait, c’était sa position norma-
tive : code de règles à observer plus que de concepts d'analyse.
Aussi, ce n’est pas à partir de l’ancienne Rhétorique (condam-
née dès le xvi° siècle par l’esprit «moderne ») qu’une science du
discours (appelons ainsi, très généralement, la conjonction de la
linguistique et de la littérature) a pu se faire jour — ou, pour res-
ter prudent, a pu demander à exister. La trouée linguistique vers
le texte littéraire s’est faite, semble-t-il, à partir d’une analyse du
TAF
EX TL ES RL A906ES

message poétique, apparemment le plus formel de tous les lan-


gages construits (tout au moins dans notre civilisation, où la forme
gnomique est peu vivante). On connaît le rôle de Roman Jakob-
son dans cette offensive (sans oublier ses liens antérieurs avec le
groupe des Formalistes russes, au sein duquel les préoccupations
créatives, et non à proprement parler scientifiques, étaient très
fortes — et ceci n’est pas insignifiant). Du point de vue français, il
faut y ajouter l’action d’autres linguistes qui ont apporté des
concepts dont l’étude du discours tire un profit naturel :notam-
ment Hjelmslev avec la forme du contenu et la connotation, Ben-
veniste, dont les réflexions sur l’énonciation (en particulier sur
la personne) se sont révélées très proches de certaines recherches
des écrivains eux-mêmes. Car, à ce compte rendu rudimentaire
d’une rencontre, il faut ajouter — et ce n’est pas la moin-dre des
remarques — l’action de certains écrivains, dont la réflexion et la
pratique ont constitué un véritable travail linguistique : depuis
Mallarmé, dont l’acuité de vues en matière de langage littéraire
paraît aujourd’hui encore indépassable, des écrivains aussi diffé-
rents que Valéry, Lautréamont ou Roussel ont, ou bien souligné
la nature verbale de l’œuvre, ou bien bouleversé les conditions
de sa lisibilité, notion typiquement sémiologique ; dans des styles
très différents et à partir d’idéologies parfois opposées, les uns et
les autres ont mis au premier plan, non plus la composition
(comme aux temps de la Rhétorique), mais plus radicalement la
production même du texte littéraire. Actuellement les écrivains
du groupe Tel Quel mènent une action pratique (en écrivant des
textes) et théorique (en s’informant des développements de la lin-
guistique) qui répond aux efforts des linguistes vers la littérature
et à ceux des critiques littéraires vers le langage.

Les recherches qui sont présentées ici ont une certaine unité
nationale. Quelques chercheurs étrangers ont bien voulu se
joindre à nous, sans parler des grands initiateurs, tels Roman
Jakobson et Mikhail Bakhtine dont la présence nous est parti-
culièrement précieuse ; mais pour l'essentiel, il s’agit plutôt d’un
travail français. Nous savons bien qu’il existe dans le monde de
nombreux chercheurs tournés vers l’analyse linguistique ou
logique du texte littéraire et nous espérons bien développer avec
eux des contacts de travail de plus en plus fréquents et de mieux
en mieux organisés (notamment au gré de Congrès et de Col-
D'EMCET BS 1#9M6 08

loques dont certains sont déjà prévus). La situation française,


cependant, on l’a indiqué, a sa particularité ; contrairement à ce
qui s’est passé dans les pays anglo-saxons et dans l’Europe de
l'Est, aucun formalisme, d'aucune sorte, n’avait pu se dévelop-
per dans les études de la littérature; la tradition critique fran-
çaise est entièrement et exclusivement tournée vers les conte-
nus ou, à la rigueur, les genres, conçus d’ailleurs comme des
objets historiques, dont il faut rechercher l’origine, et non comme
des objets formels, dont il faut rechercher les structures. La ren-
contre de la linguistique a donc pour les chercheurs français
quelque chose de libérateur, et c’est au fond ce qui les unit le
mieux ; il s’agit d’un groupe de jeunes chercheurs, issus princi-
palement du Centre national de la recherche scientifique et de
l'Ecole pratique des hautes études, réunis dans le Centre d'étude
des communications de masse et la section sémio-linguistique
du Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France, ani-
mée par A.-J. Greimas; ils forment une équipe, non une école;
les contributions sont essentiellement des «papiers de travail »
(working papers), les moments d’une recherche qui est en train
de se faire et qui, dans l’état actuel des choses, reste très per-
sonnelle, par conséquent essentiellement diverse.
Cette diversité n’est pas une clause de style, un lieu oratoire
destiné à justifier la relative solitude de chaque chercheur; elle
est l'expression fondamentale du statut actuel de la sémiotique
littéraire. Celle-ci ne peut se constituer que par un travail dia-
lectique : elle ne peut fonder qu’en déplaçant; elle ne peut trai-
ter d’un objet concret (un texte particulier) sans énoncer par là
même, immédiatement, une théorie du sens; elle ne peut
conjoindre la linguistique et la littérature sans finalement sub-
vertir l’idée que nous nous faisons de la littérature et de la lin-
guistique : la recherche sémiotique est diverse, parce qu’elle doit
représenter en même temps plusieurs moments et plusieurs
directions de cette contestation fondatrice ;son mouvement légi-
time est d’accepter d’abord les catégories qu’elle hérite de la lin-
guistique ; puis, par le poids, l'entraînement même de lanalyse,
de se retourner contre ces catégories, de les ébranler, arrivant
ainsi, de proche en proche, à bouleverser le paysage intellectuel
dans lequel nous sommes habitués à ranger les principaux objets
de la culture littéraire. On peut faire l’expérience de ce mouve-
ment (dont quelques moments sont représentés ici, au gré des
différentes contributions) sur trois thèmes, parmi les plus impor-
tants de la sémiotique littéraire.
IN EX UN ENS AT AUNGES

Le premier de ces thèmes est le modèle linguistique lui-


même. Bien que chaque recherche en dérive ne serait-ce qu’en
lui empruntant une part de son vocabulaire), personne n’en-
tend lui être inconditionnellement fidèle. Chacun prend ses dis-
tances, plus ou moins grandes. C’est que le sémioticien doit res-
pecter une double exigence théorique : d’une part, il postule qu’il
existe des formes générales communes à tous les systèmes de
sens et que par conséquent ce qui est mis à jour par la lin-
guistique doit se retrouver, mutatis mutandis, à un autre niveau,
celui de l’œuvre par exemple, puisqu'elle est elle-même le pro-
duit d’un certain procès du sens; mais d’autre part, il sait bien
qu’un ensemble de phrases (un discours) n’est pas une simple
addition de phrases, et que par conséquent quelque chose de
nouveau, d’original, quoique indéfectiblement sémiologique,
s’effectue dès que l’on passe de la phrase au discours. Limiter
la tyrannie (ou le prestige) du modèle linguistique n’est donc
pas une simple clause de prudence ou de distance; c’est dési-
gner le lieu central de la recherche, c’est cerner quelque chose
qui est inconnu et doit être trouvé, c’est affirmer que ce quelque
chose sera à la fois tributaire et dénégateur de la linguistique,
c’est demander une issue véritablement dialectique à l'héritage
scientifique du passé.
Le second thème est celui des genres littéraires. Il paraît très
difficile de commencer une recherche de sémiotique littéraire
sans se référer, au départ, aux genres reconnus par la tradition,
puisqu'il faut travailler sur un texte, et qu’il n’est pas de texte
qui ne dépende d’un genre. On trouvera en conséquence ici des
contributions portant sur le poétique, le dramatique et le narra-
tif (d’autres genres, bien entendu, devront être abordés dans le
même esprit). Cependant le genre, quoique étant apparemment
reconnu, ne se présente déjà plus, ici, comme une catégorie esthé-
tique; on l’amène à l’état d’un type de discours. Ce premier glis-
sement est important ; il permettra par exemple de rendre compte
un jour de certaines productions écrites qui ne rentrent pas dans
un genre répertorié et constituent cependant, incontestablement,
des discours spéciaux, marqués; tels le discours scientifique, le
discours didactique, le discours sapientiel, etc. Autrement dit, le
concept de « discours » excède celui de « genre », il doit permettre
de défaire les limites institutionnelles de la littérature. Ce n’est
pas tout : le genre, au départ, implique fatalement une sorte de
norme que l’on essaye de retrouver par l’analyse, quitte ensuite
à évaluer les textes réels en termes d’écarts. Cette position n’est
& ELIT ES 1968

pas sans dangers. D’un côté, il n’est jamais indifférent de postu-


ler une normalité humaine (fût-elle très formelle) ; on s’en aper-
çoit bien lorsque l’on décide que le poétique n’est qu’un écart
du langage « courant », ce qui est supposer une hiérarchie à la
fois sociale et structurale des codes, et par conséquent un logo-
centrisme, position philosophique qui a beaucoup de consé-
quences. D'un autre côté, développer l’analyse à partir d’un mot
(tels celui de Poésie, ou celui de Récit) comporte un risque de
nominalisme : la définition du genre, quoique en fait purement
lexicographique, finit par passer pour une donnée réelle ; on s’en
aperçoit bien avec le mot «structure », dont la définition «rigou-
reuse » permet d’exclure du structuralisme tous les structura-
listes !Tout cela fait que la notion de genre n’est acceptable que
si elle se détruit, s’abandonne ou se déplace, un peu à la manière
d’un support de fusée. Ce dédoublement de la marche analytique
est d'autant plus prudent qu’il y a dans le recours au modèle lin-
guistique, comme on la vu, une tentation très forte d’universa-
lisme : puisqu'il y a des universaux du langage, pourquoi n’y
aurait-il pas des universaux du poème, du récit ? Il est sans doute
trop tôt pour en décider, et dans l’état actuel de la recherche, le
postulat universaliste est fécond : les genres sont des départs
utiles. Pour préserver la liberté de l’analyse, il suffira — ce qui
est déjà fait par la plupart des chercheurs — de situer la spécifi-
cité du genre, non plus dans des règles très générales de com-
position, dans des macro-structures (à la manière de la poétique
aristotélicienne), mais dans des schémas syntaxiques élémen-
taires : répétition/attente pour le poétique, nom/verbe pour le nar-
ratif; de la sorte, le genre s’identifie à une cellule spécifique de
discours et cette cellule peut très bien essaimer, transiter dans
des œuvres très diverses, relevant de « genres » différents : il peut
y avoir « du récit» dans le poème (même non narratif), du poé-
tique dans l’exposé didactique, du logique (syllogistique) dans le
récit, etc. D’une manière générale, la tâche de la recherche
sémio-littéraire est de définir des types de discours et non des
types d'œuvres.
Le troisième thème de contestation posé par la sémiologie du
discours, c’est le Texte même. Sous la poussée de quelques écri-
vains, comme on l’a rappelé au début, des écrits réputés «illi-
sibles » (Lautréamont, Roussel) sont entrés, bon gré, mal gré, dans
la littérature ; inclassables selon les normes traditionnelles, sub-
vertissant même les notions de poésie ou de récit, ces écrits ne
peuvent être, pleinement, que des textes, des faits complets de

57
LB IX IN ES 1 9 6 8

discours, sans référence possible à des contenus (psycholo-


giques, réalistes) ou à des formes (lyriques, esthétiques). Par leur
seule existence, ces textes ont institué dans le cours séculaire
des œuvres littéraires, une déchirure, une différence : celle pré-
cisément du lisible et de l’illisible. La lisibilité de l'œuvre litté-
raire est donc devenue — ou est en train de devenir — une caté-
gorie, sans doute très vaste, majoritaire, mais théoriquement
relative, historique, contestable, de la production écrite. Il n’est
donc plus possible de ramener en essence le discours littéraire
à une logique monovalente, à un syntagme linéaire; l’écriture
(en voie d’être désormais opposée à la littérature) implique des
logiques nouvelles, propres à rendre compte à la fois de ses rup-
tures et de son espace, puisque, dans certains cas, elle n’est plus
«enchaînement » ni «ligne », et par là même le modèle linguis-
tique s’éloigne, appelant en substitution des modèles plus mathé-
matiques.

Ces quelques ébranlements, placés en germe dans l'exposé de


travaux très concrets, en apparence très positifs, se situent, si
l’on peut dire, à des degrés de subversion très divers, dont les
différences peuvent passer pour de véritables divergences, entre
des chercheurs liés pourtant par un langage commun : les uns
essayent de tourner l’image psychologique de la littérature,
d’autres minent le classement habituel des œuvres, d’autres
encore mettent ouvertement en cause des concepts réputés
essentiels à la littérature. L'intérêt profond et en quelque sorte
dernier de la sémiotique littéraire n’est pas en effet, du moins à
mon avis, d'enrichir d’un nouveau département la science lin-
guistique ou la critique littéraire, non plus que de satisfaire au
mythe actuel de l’«interdisciplinaire » : il ne s’agit pas de faire
communiquer les disciplines, il s’agit de les changer, de dépla-
cer l’image que nous avons de la linguistique et de la littérature,
au point, s’il est nécessaire, de reléguer l’une et l’autre au rang
de systèmes historiquement datés, dont la mutation est, semble-
t-il, largement entamée. Il est en effet très possible que la lin-
guistique, éclatant au moment même où elle est honorée comme
le premier des modèles, apparaisse peu à peu comme une science
liée historiquement à un certain objet, lui-même historique: la
parole ;mais dès lors que l’on considère que l’écriture ne peut
être une simple «transcription » de la parole (il faut renvoyer ici

58
EXT EyS 1.49 162.8

aux travaux de Jacques Derrida), la linguistique, qui n’a jamais


fait la différence, risque d’être emportée, tout au moins canton-
née à une pure science de la communication orale, et non des
inscriptions. Et d’un autre côté, il est très possible que la litté-
rature, en dépit de sa survivance dans la culture de masse, soit
peu à peu privée, par le travail même des écrivains, de son sta-
tut traditionnel d’art réaliste ou expressif, et opère sa propre des-
truction pour renaître sous les espèces d’une écriture, qui ne sera
plus liée exclusivement à l’imprimé, mais sera constituée par tout
travail et toute pratique d'inscription. Le texte périmera la lin-
guistique, comme la linguistique est en train de périmer l’œuvre.
C’est dire que les travaux qui sont présentés ici, dont chacun est
déjà un moment par rapport à son voisin, ne forment à leur tour,
dans leur ensemble, que le départ d’une mutation où l’essentiel
de notre culture est engagé.

LANGAGES
décembre 1968
Société, imagination, publicité

Lorsque notre société s'interroge d’une façon un peu géné-


rale sur la publicité, c’est toujours, semble-t-il, d’un point de vue
moral ou esthétique. Tantôt la publicité est accusée d’avoir par-
tie liée avec le capitalisme et de constituer l’un de ces moyens
abusifs de persuasion que Platon avait déjà dénoncés chez les
Sophistes et les rhéteurs ; tantôt — et ceci n’exclut pas cela — elle
est entraînée dans le discrédit général attaché à toute la culture
de masse, dans la mesure où cette culture, ne choisissant pas,
se désintéresse des impératifs du goût ou de l'intelligence et
ignore l'intolérance qui peut naître de la répétition et de l’en-
vahissement des paroles et des images. Dans ces deux cas, ce
que l’on supporte mal dans la publicité, c’est la présence immé-
diate et comme cynique de l’argent. L’argent, il est bien partout
et même dans les œuvres de «haute culture»; mais il y est
sublimé, distancé, occulté, relayé; en revanche, dans l’œuvre
publicitaire, il est le mobile évident : ce qui définit une image
ou un texte publicitaire, c’est précisément de ne pouvoir mas-
quer son origine commerciale, à savoir l’excellence du produit
illustré, sauf à manquer son but même, qui est de faire connaître
qui paye. Toutes proportions gardées, la publicité est aujourd’hui
aussi suspecte que pourrait l’être un poème composé sur com-
mande et auquel il serait fait obligation d’afficher le nom et les
bienfaits de son commanditaire : pratique normale autrefois,
mais incompatible aujourd’hui avec le mythe de l’art « désinté-
ressé », pur de tout contact avec la chose financière.
Ce procès, moral ou esthétique, ne retiendra pas longtemps
ici. La publicité ne peut se juger en dehors du système général
(capitaliste, technocrate) dont elle n’est qu’un élément ; et ce sys-
tème une fois constaté — ce qui ne veut pas dire : approuvé —, il
est nécessaire de chercher comment la publicité y occupe une
situation ambiguë (c’est le propre de tous les objets culturels
d’être mal à l’aise dans l’organisation capitaliste et de s’y déve-
lopper cependant), comment, né du commerce et retournant au
commerce, le fait publicitaire constitue, pendant ce trajet, un

6 O0
TE XIT ES 1966

exercice général du signe qui dépasse son origine et sa fin; en


un mot comment l'élaboration publicitaire, mêlée de bien et de
mal, de recherches et de complaisances, d’images tantôt confor-
mistes et tantôt poétiques, tantôt superficielles et tantôt profondes
(on verra plus tard ce qu’il faut entendre par la profondeur de
l’image) est un travail à la lettre dialectique, visant à disposer à
l’intérieur des limites draconiennes du contrat commercial
quelque chose de proprement humain.

Le Mur
On dit communément que la publicité est faite pour nous « sau-
ter aux yeux »: il y aurait en elle du déclic, du ressort, du saut,
de l’agression imprévue. Ceci désigne quelque chose de très
général, qui a été, semble-t-il, mal isolé dans l’analyse des socié-
tés et que l’on pourrait appeler le geste culturel. Ce geste est fait
du rapport tout matériel, corporel presque, que le créateur et le
consommateur (on ne saurait les dissocier) entretiennent avec
l’objet culturel, lorsqu'ils le tracent ou le déchiffrent. Car le signe,
la figure, la phrase ne se donnent pas d’une façon abstraite, ils
impliquent une matière qui les soutient et cette matière est tou-
jours vivante, dans la mesure où c’est mon propre corps qui s’y
affronte, la perçoit, l’ignore, la goûte, la délaisse, la tourne, etc.
Cette matière du signe, c’est ce que l’on appelle, avec beaucoup
de justesse, en publicité, le support (presse, radio, télévision,
affiches murales). Or si le geste publicitaire a pu passer pour
agressif dans ses débuts, la diversité croissante des supports (du
papier au mur, en passant par le film et la bande sonore) l’a consi-
dérablement apprivoisé ; la publicité, même dans ses formes les
plus provocantes (de plus en plus rares) est devenue un geste
intégré ; ce geste fait partie de notre rapport quotidien au monde,
tout comme la terre faisait partie de l’horizon du paysan, et c’est
seulement à l’intérieur de cette universalité acquise qu’une cer-
taine différence intervient.
Il semble que la publicité impose à l’homme occidental deux
gestes distincts, qui n’ont ni les mêmes implications ni les mêmes
prolongements. Le premier est, si l’on peut dire, un geste noyé.
Lorsque je parcours mon journal ou lorsque j'écoute mon poste
de radio (si je choisis une chaîne qui admet de diffuser de la
publicité) et que mon œil ou mon oreille capture une annonce,
rien n’est rompu dans la continuité de mon geste : l’image, ou la

6 1
PF BXMILERSS 096678

scène, ou le discours publicitaires me viennent comme une


information égale aux autres. Cette situation est sans doute favo-
risée par la nouvelle technique publicitaire, qui morcèle à l’ex-
trême ses interventions, de façon à faire rejaillir sur l'annonce,
par métonymie, l'intérêt attaché à l’ensemble du message. Mais
il y a plus; si bien souvent en lisant un magazine, nous avons du
mal à distinguer ce qui est publicité de ce qui est actualité, c’est
que précisément notre organisme est en train de s’habituer à un
geste nouveau : nos yeux se forment à une nouvelle vision, plus
formelle, puisqu'elle se maintient à la surface de l’image sans
distinguer fondamentalement ses contenus; devant cette vision
renouvelée, tous les messages s’égalisent en fonction du Loisir
qu’ils libèrent avec une puissance qui ne tient plus à leur sujet
mais à leur art. Tout est désormais image et toute image ren-
voie immédiatement, au-delà — ou en deçà — de son référent, à
ce qu’il faut bien appeler un imaginaire. Il est donc normal que
le geste par lequel nous saisissons une publicité, dans notre jour-
nal, à la radio, soit un geste familier, sans pertinence particu-
lière : passif peut-être, mais surtout tranquille, intime ; ce qui nous
vient de la publicité prend place parmi des objets, des mouve-
ments familiers : le message publicitaire, rangé parmi beaucoup
d’autres messages, glisse ainsi autour de nous, comme nous glis-
sons le long de nos meubles, de nos pièces.
Tout autre est le second geste publicitaire. C’est celui par lequel
nous rencontrons, dans la rue, sur la route, une image agrandie
à la dimension du mur, du panneau, c’est le geste qui capture
l'affiche. Tout d’abord, dans l’affiche, l’image est verticale ; c’est
à ma propre stature que se mesure une image en pied, c’est la
marche qui l’appréhende, plus encore que les yeux; les person-
nages qu’elle représente ont une taille surhumaine, la vertica-
lité leur donne une sorte d'activité ambiguë, bénéfique et mena-
çante; l’affiche participe de la magie complexe du mur, qui est
à la fois obstacle et support, écran qui cache et reçoit, espace où
l'on s’arrête et se projette. Par son environnement, ses supports,
sa taille, son orientation, l’affiche publicitaire a quelque chose
de cosmique, et il est juste qu’on ait évoqué à son sujet ce qui
peut suggérer la plus grande dimension des rêves humains, à
savoir « la bibliothèque des rues » (Maïakovski) ou le «panorama
iconographique de notre temps » (Dorfles). Dans son introduc-
tion au beau livre de Franco Vaccari sur les graffiti muraux, Le
Tracce (Sampietro, éd. 1967), Adriano Spatola a très bien exprimé
la portée anthropologique du geste humain qui inscrit quelque

6 2
TERMES DATA

chose sur un mur; le mur appelle irrésistiblement la trace des


songes profonds, des agressions ou des caresses intimes; le mur,
même (et peut-être surtout) sous son apparence la plus pro-
saïque, la plus déshéritée, c’est déjà la pierre de l’art préhisto-
rique, le bas-relief du sculpteur, le vitrail du verrier, la toile du
peintre, la feuille de lPécrivain, l’écran du cinéaste et comme la
paroi interne de notre crâne, où se tracent nos rêves; comme
support de l'inscription, le mur, le panneau contiennent le geste
même qui incise, divise, met dans la matière pleine un creux
signifiant. Il y a de tout cela dans la publicité murale : nous pro-
menant dans une rue, c’est nous qui écrivons ces Corps, ces nour-
ritures, ces objets, qui deviennent comme la scansion de notre
marche. Différent du geste familier et comme ménager par
lequel nous manions les annonces de la presse et de la radio, le
geste impliqué par laffiche murale nous reporte d’une façon plus
énigmatique à l’acte même par lequel nous existons et qui est,
irréductible à tout autre précédent, de tracer une différence.

Le Langage
Par le mur, objet d'inscription, nous voici au bord du langage.
La publicité en est un (et ici, il faut provisoirement abandonner
la différence des gestes publicitaires, que l’on retrouvera pour
finir), non parce qu’elle définit une certaine façon de dire les
choses (un style), mais parce que, plus essentiellement, elle
impose à ses énoncés une structure originale.
Toute annonce publicitaire comporte trois messages diffé-
rents, imbriqués cependant les uns dans les autres et donnés à
la lecture simultanément. Le premier message est littéral (on peut
dire aussi : dénoté) : c’est l’image ou la phrase brute, mate, réduite
en quelque sorte abstraitement (pour le regard de l’analyste) aux
mots qu’il serait nécessaire de mobiliser pour pouvoir la décrire
a minimo ; au niveau de ce premier message, bien que très pauvre,
le sens n’est pas nul, puisque l’image, la phrase sont cohérentes
et que leur unité peut être nommée; dans le cas de Pannonce
écrite, les mots employés par le publicitaire composent un
ensemble qui a un sens immédiat, et dans le cas de l'annonce
iconique, je puis toujours démarquer la scène par une descrip-
tion simple, en détaillant ce que je vois, non ce qui m’est sug-
géré ; devant telle image, je puis toujours dire qu’elle représente
un berceau recouvert de velours bleu auquel sont attachés par

6 6
JL EAXAT ES 1191608

des rubans deux lévriers blancs en faïence, etc., et c’est là le pre-


mier sens de l’annonce. Le second message est associé (ou si l’on
préfère : connoté) ; il est composé de tous les sens seconds — par-
fois très lointains — que j’associe au premier message, mais qui
ne peuvent se confondre avec lui, car ces associations impliquent
une culture et des dispositions variables selon les lecteurs; ici,
ce sont des idées de sommeil, de rêve, d'élégance, d’euphorie,
d'enfance. Le message associé a des caractères bien particuliers :
il est à la fois diffusé à travers toute l’image (résultant le plus
souvent d’une combinaison de traits dénotés) et cependant ne
peut se confondre avec elle, puisqu'il peut faire l’objet d’une nomi-
nation spéciale ; d'autre part, il est d'ordinaire faiblement analo-
gique ; cela veut dire que les éléments du message associé ne
«copient » pas la chose à signifier mais seulement la suggèrent,
«y font penser »; le lien qui unit le signifiant et le signifié est peu
motivé, il repose sur des associations culturelles fluides. Enfin,
il y a dans l’annonce publicitaire un troisième message, qui est
le message déclaré (on pourrait l'appeler aussi : référentiel) : c’est
la marque, le produit lui-même, dont la mention est la fin même
de la publicité et dont la présence obligée fait toujours de l’an-
nonce publicitaire une communication franche, qui affiche son
sens dernier (ce qu’on ne peut dire de bien des messages de la
culture de masse). Ces trois messages sont simultanés et équi-
valents ; on les lit, on les reçoit en même temps et chacun vaut
pour le suivant : l’image elle-même est « égale » au rêve, au som-
meil euphorique, et le bon sommeil est « égal » au matelas Dun-
lopillo. Par cette structure d'équivalence, bien que l’analyse
désigne clairement tout ce que la publicité a d’artificiel dans son
élaboration, l'annonce est vécue d’une façon suffisamment immé-
diate pour que l'excellence du produit passe toujours pour natu-
relle et la publicité elle-même pour justifiée. Enfin, dernière
remarque concernant ces trois messages, il est évident que struc-
turalement c’est le second message, ou message associé, qui est
le plus important; c’est lui qui articule toute l'annonce et per-
met, comme un pivot, de mettre une relation d'équivalence entre
l’image littérale et le produit. Le sens associé n’est cependant pas
seulement un avantage; dans la mesure où il est fatal (car il
n'existe pas d'images pures, neutres, coupées de tout sens asso-
cié), il oblige à une surveillance, car il risque souvent de resur-
gir de l’image d’une façon incontrôlée, imprévue : dans toute créa-
tion sémantique, le problème n’est pas seulement: comment
inventer le sens ? mais aussi : comment le maîtriser?
TEXTES 1 9 6 8

C’est donc au niveau du message associé que s’établit le centre


du langage publicitaire. Pour élaborer les sens associés, le publi-
citaire dispose essentiellement des deux figures repérées par
R. Jakobson sous le nom de métaphore et de métonymie. Dans la
métaphore, il s’agit, face à un même signifié, de substituer un
signifiant à un autre. Si, par exemple, j’ai à signifier la puissance
d’une automobile, au lieu d'employer le mot «puissance », j’as-
similerai d’une façon ou d’une autre, par la phrase ou par l’image,
l'automobile à un tigre. Dans toutes les publicités par métaphore,
il est toujours possible de rétablir, sous l’image, l’assertion com-
parative qui la fonde : en fait d’automobiles, la Major est har-
monieuse comme un bon musicien, la R4 est chic comme une
Parisienne, les freins de la Giulia sont puissants comme un para-
chute. Il existe parfois des métaphores inversées, l’attribut posi-
tif du produit étant alors signifié, selon un paradoxe visiblement
intentionnel, par son contraire : la Volkswagen n’ayant pas besoin
d’antigel, on la représente ironiquement couverte de glace; en
publicité, l’antiphrase (c’est le nom rhétorique de ces métaphores
inversées) ne peut se manier sans une légende qui redresse la
lecture du paradoxe, et pour cette raison on a longtemps jugé ce
procédé dangereux : montrer une voiture dont un pneu est crevé
pour signifier par contraste la robustesse de son moteur, exige
une certaine gymnastique du raisonnement ;mais il semble pré-
cisément que la publicité se libère de ces peurs logiques: les
figures paradoxales, voire énigmatiques, se multiplient: c’est
l'avènement, en publicité, du genre « farfelu »; les historiens de
notre société devraient bien surveiller l’apparition et le déve-
loppement, dans la culture de masse, de cette nouvelle catégo-
rie, marquée par les signes emphatiques de l’illogisme, et dont
l’origine doit sans doute être cherchée dans certains films amé-
ricains d’avant-guerre.
La métaphore est assez rare en publicité, où elle reste pri-
sonnière de stéréotypes très forts (sauf, comme on l’a dit, à recou-
rir à l’anti-phrase). La métonymie, au contraire, fonde la plupart
des messages publicitaires ; structuralement, elle est fondée sur
la substitution du sens par contiguité : lorsque nous sommes habi-
tués à l’association, naturelle ou traditionnelle, de deux objets,
soit parce qu’ils sont d’ordinaire placés l’un à côté de l’autre, soit
parce que l’un est une partie de l’autre, l’un des deux objets finit,
à nos yeux, par valoir pour l’autre, c’est-à-dire par le signifier.
La forme la plus pure de la métonymie, figure aux variations
nombreuses, est sans doute la synecdoque, selon laquelle le tout
FO XNTAEASE ANIME

signifie la partie ou réciproquement ; la publicité pratique volon-


tiers la synecdoque, qui lui permet d’énoncer l'excellence de tout
le produit en illustrant seulement la perfection de l’un de ses
détails ; ainsi de cette automobile, réduite audacieusement à un
boulon qui la signifie cependant tout entière. Fondée sur la
solidarité impliquée par tout enchaînement, la métonymie per-
met en effet un traitement assez libre du sens, surtout si on lui
adjoint d’autres figures, telles l’antithèse ou l’ellipse. On peut par
exemple postuler une série de contiguités signifiantes (silence,
musique, musicalité, violon, musicien de concert) et ne donner par
raccourci que les termes extrêmes de la chaîne : un violoniste
adossé à une Renault Major signifiera que ce modèle est silen-
cieux ; on peut aussi — et cela arrive souvent —, en exploitant le
caractère réversible de toute chaîne métonymique, établir une
équivalence indécise entre le produit et l’image qui lui est asso-
ciée : fumer devant Venise (pour un Français), c’est gratifier la
cigarette du plaisir du voyage et le lui faire signifier, dans la
mesure seulement où, préalablement, la cigarette est un acces-
soire du loisir : de Venise ou de la cigarette, on ne sait qui a com-
mencé à plaire. C’est que la métonymie installe le long du pro-
cès sémantique une sorte de contagion inorientée, dont c’est
finalement le produit qui profite ; et si la métonymie est impor-
tante en publicité, c’est que la contagion dont elle n’est que la
forme spécifique est celle-là même du désir : désirant la femme
que l’on place à côté du produit, c’est le produit que j’en viens
à désirer; cette automobile au bord d’une rivière, le long d’une
prairie où m’attendent un pique-nique, des boissons fraîches, j'ai
envie de la «manger», de la «boire », de m’y «baigner ». Le pou-
voir de la métonymie est immense : elle donne au désir le moyen
d'accéder au sens, et par là même au récit : beaucoup d'annonces,
fondées sur le procès métonymique, constituent de petites
«scènes », munies de «rôles », de décors, de situations et qui sont
déjà comme le germe dynamique d’une anecdote, que limagi-
nation du lecteur pourrait poursuivre (même s’il ne le fait pas);
de la sorte, l'annonce rejoint très souvent le roman.

L’Imaginaire
Le langage publicitaire ainsi constitué a au moins deux fonc-
tions (qui sont d’ailleurs les fonctions de tout langage). La pre-
mière, élémentaire, c’est évidemment de communiquer aux lec-
DORE TUE SEUL 9 EE

teurs ou aux passants le mobile de l’annonce et l’ensemble de


ses attributs ; à ce niveau, l’annonce publicitaire diffère peu des
messages linguistiques qui forment l’essentiel de nos communi-
cations quotidiennes et que l’on pourrait qualifier de transitifs,
puisqu’ici l'énoncé vise à transformer le réel ou à modifier l’in-
terlocuteur. Le langage a cependant une autre fonction (pour le
moins) : celle de fonder un imaginaire, à travers lequel les usa-
gers du message jouent ce qu’on appelle communément leur
« psychologie », c’est-à-dire l’image qu’ils se donnent et veulent
donner aux autres de leur propre parole. L’imaginaire a long-
temps été défini fort simplement comme une réserve d'images
expressives; on le rattachait au grand mythe romantique de la
«création » artistique, qui lui prêtait tout son prestige bourgeois.
Aujourd’hui, la psychanalyse nous invite à le juger d’une façon
à la fois plus complète et plus neutre : non certes parce qu’il serait
le lieu de dégagement de « pulsions » plus ou moins répréhen-
sibles, mais bien au contraire parce que le langage et les images
qui forment son articulation servent au sujet — fût-il collectif,
comme dans la publicité — à se méconnaître lui-même, en se les-
tant abusivement de connaissances, de raisons et de conforts.
Langage par définition euphorique, ou plus exactement euphé-
mique, la publicité dispose d’abord (on verra que ce n’est pas le
seul) d’un imaginaire rassérénant. Ce premier imaginaire s’ali-
mente à trois grandes réserves. Il y a d’abord le répertoire des
sujets anthropologiques : la vie, les sexes, les âges, le couple, la
famille, le travail, la fête (mais non, bien entendu, la mort - ce
qui n’est d’ailleurs pas sans enlever à cette liste beaucoup de sa
validité structurale). Il ne faut pas confondre les «sujets » (de la
publicité) et ses «thèmes » (dont on parlera plus tard) ; le « sujet »
a ici une valeur très proche du sens que ce mot a en logique ou
en grammaire ; il est ce dont on parle — ou feint de parler; c’est
donc, en somme, une classe formelle, un cadre de classification,
que la société se donne pour acclimater le monde (car rien ne
rassure plus que de classer), bien qu’elle n’en ressente pas le
caractère formel et vive les «sujets » comme pleins de sagesse
et de sentiment: quoi de plus «émouvant» qu’un bel enfant
buvant son jus d'orange, quoi de plus raisonnable que cette grand”
mère donnant un conseil de cuisine pour le bon emploi d’une
marque d'huile ? Les «sujets» auxquels se réfère la publicité
rassurent d'autant plus que, peu nombreux, ils sont très vite
devenus des stéréotypes : le « couple », en publicité, n’est désor-
mais rien de plus qu’un chiffre culturel qui permet de parler de
TEXTES 1 9 6 8

n'importe quel produit, de la cigarette au potage en sachet, en


passant par l’automobile. Les « sujets » fournissent ainsi au con-
sommateur de publicité une sorte de cadre sociologique à bon
marché et lui permettent de se repérer et de s'identifier immé-
diatement comme personne d’une société distribuée, codifiée,
en un mot: normale.
La seconde réserve de l’imagination publicitaire comprend tous
les attributs dont ces sujets peuvent être traditionnellement pour-
vus ; il s’agit donc d'éléments déjà plus concrets. Si, par exemple,
l’on veut parler du travail, il faut bien décider de quel travail il
s’agit et donner au concept des prédicats particuliers (employés
d’un bureau, ouvriers d’une usine, mécanos d’un garage, camion-
neurs d’une entreprise, etc.) ; si l’on veut parler de la jeunesse, il
faut lui donner une contenance : studieuse ? sportive? Et si l’on
parle de sport, il faut dire quel sport : le bateau à voile, le tennis ?
A cet ordre d’imaginaire appartiennent donc la plupart des objets
maniés par les hommes : ustensiles, accessoires, vêtements, etc.
Ces objets ne sont pas de simples éléments nécessaires au réa-
lisme publicitaire : d’une part, ils peuvent faire rêver, car un objet
est toujours beaucoup plus que sa fonction, et d'autre part ils enga-
gent le lecteur, par leur diversité et l’euphorie de leur présenta-
tion, dans une véritable appropriation du monde; le décor qu’ils
contribuent à constituer est une «fenêtre sur le monde », ce qui
explique que, dans un magazine illustré, les pages publicitaires,
comme on la suggéré plus haut, se lisent avec le même senti-
ment d’information que les pages d’actualité. Ce second réper-
toire fait défiler sous les yeux du consommateur publicitaire toute
la diversité du monde : des travaux, des visages, des habits, des
paysages, des villes, des nourritures, des meubles, des gestes, etc. :
la totalité de la représentation publicitaire, même à la simple
échelle de la vie quotidienne d’un individu, constitue ainsi un véri-
table «cinéma », qui ne diffère de la pure information sociolo-
gique que par sa continuelle euphorie. On peut dire plus : par son
recours à des protocoles de présentation très soignés (photogé-
nie, truquage, mise en scène), la publicité impose souvent au lec-
teur une sorte d'essence de l’objet, qui n’est d'ordinaire acces-
sible que par la nomination, c’est-à-dire par le langage articulé:
ces oranges, c’est, à chaque fois, orange en soi, l'équivalent, en
image, d’une rubrique du dictionnaire ; c’est la même abstraction
que l’on trouve dans les livres de lecture, et il n’est pas dit que
devant de telles publicités, l’adulte ne reconnaisse pas incons-
ciemment un certain émerveillement de son enfance.
AR NOM F2S® "El 29)
61 8

Enfin, il est, pour la publicité, une dernière réserve d’images,


sinon pacifiantes, du moins «réconciliantes »: c’est la réserve
des symboles culturels. A tout instant, d’une façon naturelle, la
publicité fait appel à notre savoir et nous propose un lien avec
nos arts, nos littératures, nos mythologies, c’est-à-dire, en défi-
nitive, avec notre passé. Les références sont ici très variées, et
elles correspondent en général au découpage du savoir opéré
par l’enseignement scolaire (qui est, on le sait, le modèle de toute
culture moyenne), Histoire, Géographie (sous forme de tou-
risme), Arts, Mythologies. A travers ces disciplines, ce sont sur-
tout les grands mythes nationaux, au besoin sous leur forme
enfantine, qui servent à la publicité : Napoléon (pour un Fran-
çais), le Chevalier du Moyen Age, le jardin petit-bourgeois, la
gastronomie régionale, quel que soit le produit vanté, relient sans
cesse le lecteur aux signes de son pays: l'imaginaire se trans-
forme ici en imagerie.

Le Corps
L’euphorie installée dans le consommateur par ce premier
imaginaire est essentiellement culturelle ; grâce à ces images,
les hommes se savent intégrés, attirés dans un cadre social et
historique de relations humaines : ils participent à une sagesse
et à un savoir collectifs; bien mieux : puisque ces images leur
sont adressées, ils se sentent reconnus par les institutions qui
distribuent cette sagesse et ce savoir. Il en est différemment d’un
autre imaginaire qui alimente aussi en partie la publicité, mais
beaucoup plus rarement que le premier. Cet imaginaire est celui
des «thèmes » (qu’il faut donc désormais opposer aux « sujets »).
Le thème est une notion critique qui a été bien analysée par Gas-
ton Bachelard en littérature; il désigne une image dynamique
qui relie, par une sorte de mimétisme diffus, le lecteur (d’un
poème ou d’une figure) à un état simple de la matière ; si l’image
est légère, ou vaporeuse, ou brillante, ou plus exactement si elle
se présente comme l'illustration étudiée du Léger, du Vaporeux,
du Brillant, son consommateur se fait lui-même Légèreté, Vapeur,
Brillance. Les thèmes règlent donc un dialogue entre les grandes
substances archétypiques de la matière d’une part et d’autre part
les sens du lecteur, sans oublier le sens interne ou cénesthé-
sique, dont les autres sens (notamment la vue) ne sont souvent
que les relais. On suppose sans peine tout ce que la publicité

6,9
ANR
MT ES MTNONGNE

peut — ou du moins pourrait — tirer d’une imagination des sub-


stances ; tous les procédés techniques qui sont à sa disposition
(photogénie, angles de prise de vue, couleur, truquage) lui per-
mettent de manifester dans un objet représenté, au-delà de son
identité géométrique, toute la richesse de sa matière, ou, pour
être plus exact, tout ce qui, dans sa matière, constitue déjà, pour
le lecteur, un élément consommable, ingérable, source d’un plai-
sir anticipé : dans la bière, ce n’est pas seulement l’apparence
définitionnelle que l’on nous donne, c’est la buée glacée, le
pétillement fauve, la substance souple et brillante qui en fait tout
le prix; de l’orange, c’est la pulpe juteuse; de l’alcool, c’est la
couleur et la transparence. Ce qui est en jeu dans ces images,
ce qui leur donne un pouvoir qui n’est plus d'ordre strictement
culturel, c’est la présence en elles du corps de l’homme, dont les
mouvements, à quelque sens qu’ils appartiennent ou à quelque
niveau du psychisme qu’ils interviennent, sont ainsi reliés, par
toute une série de relais, au produit vanté.
Il faut ici prévenir un malentendu d’analyse. Le corps humain
est très souvent représenté dans la publicité; statistiquement,
c’est certainement le motif le plus fréquent. Ce corps, dans la
mesure où il est entier, donné sous la forme complète et intelli-
gible d’une silhouette, assujetti à des situations, des usages, des
gestes, reste un objet culturel que seul le savoir diffus du lec-
teur peut faire signifier. Il est donc très souvent excessif de par-
ler, comme on le fait, d’un érotisme publicitaire ; ou du moins
cet érotisme est-il entièrement culturel, proposé à partir de
modèles conventionnels : il s’agit du signe de l'érotisme, non de
l'érotisme lui-même. La représentation de femmes belles
et d'hommes virils, même si on les dénude quelque peu, ne
dépasse guère les déterminations de l’euphémie publicitaire, qui
oblige à ne donner du monde qu’une image agréable et confor-
table. L’érotisme, à proprement parler, comme on peut l’ap-
prendre d'auteurs comme Sade ou, aujourd’hui, de la psycha-
nalyse, ne commence — et ne finit - qu’au corps partiel, morcelé,
fragmenté, dont seules certaines parties sont signifiantes : le corps
érotique n’est en quelque sorte jamais rassemblé. En publicité,
ce n’est donc pas au niveau des pin-up girls et des play-boys que
l’on peut trouver quelque trace d’érotisme, mais dans le très dis-
cret fétichisme qui isole parfois tel détail du corps humain, une
bouche, une main, un pied, une jambe, une chevelure.
Il faut aller plus loin, quitte à recourir ici, ne serait-ce que d’une
façon approximative, à la psychanalyse. La fragmentation du

TN0
T EXT ES 1490068

corps, la promotion imaginaire de certaines de ses parties est, on


le sait, constitutive du fantasme, qui est recherche du plaisir ori-
ginel attaché aux premières demandes du corps; cette recherche
s’organise en un « scénario » simple, que l’on peut réduire, disent
les psychanalystes, au rapport d’un verbe et d’un objet (comme
dans le fantasme freudien : «un enfant est battu»). Toutes les
publicités sont loin de contenir un germe fantasmatique, mais
celles qui le possèdent sont sans doute les plus efficaces, tout au
moins les plus vivantes, celles devant lesquelles le lecteur peut
sortir de son indifférence et ressentir son propre corps. Telles
sont les publicités qui offrent la représentation, si métaphorique
soit-elle, des mouvements simples qui fondent le fantasme, inges-
tion ou destruction, et toutes leurs variétés, succion, pénétration,
glissement, fission, dispersion, percussion, éclatement, etc. Ainsi
de deux publicités célèbres, fort rentables, paraît-il : la campagne
Esso, dont le Tigre libère un fantasme, non de puissance ou de
nervosité, comme on le dirait en termes psychologiques (qui sont
trop souvent ceux auxquels recourent les publicitaires), mais de
dilacération; telle encore la campagne Ajax, dont le chevalier
médiéval, symbole à première vue culturel, libère une force bien
plus originelle, dès lors que, par sa lance offensive, il fait surgir,
comme un appel, le mouvement même de la percussion et de la
pénétration. Il ne faut pas s’étonner de ce que la publicité, d’or-
dinaire euphémique (et elle aurait sans doute intérêt à l’être
moins systématiquement), consente ici à des images offensives,
à première vue dysphoriques : c’est que, dans le fantasme, le sujet
n’a pas de place déterminée; il suffit que, devant l’image, il se
situe dans le lieu où est celui qui déchire et qui pourfend — et
non là où est la chose qui subit — pour que l’image garde, en dépit
de sa violence, toute sa séduction.

L’Ironie
Certes, les lieux «profonds » de la publicité sont rares. Très
souvent règne dans l’imagination publicitaire un conformisme
tout entier soumis aux modèles issus d’une sorte de vulgate de
la culture. Cette timidité du langage est accrue, on l’a vu au début,
par l’intimité générale du geste publicitaire, confiné, pour l’es-
sentiel (si l’on excepte la publicité murale), dans une sorte de
lecture ménagère. Cette langue publicitaire qu’on lui propose,
l’homme d’aujourd’hui a tous les moyens pour l'entendre mais

FI 1
TM END FES 1 9 6 8

aucun pour la parler. Ou du moins les moyens que nous avons


de contester le conformisme publicitaire restent-ils épisodiques,
cachés ou furtifs, par définition inconnus; ce ne sont que des
gestes anonymes ; cependant quand, par chance, ils parviennent
au jour, il est facile de voir en eux un acte de véritable création,
l'affirmation d’une contre-parole publicitaire, sans laquelle cette
langue, dans son unilatéralité, serait insupportable. On pense ici
aux découpages et collages que bien des artistes inconnus, dans
l'anonymat de leur chambre, font subir aux pages publicitaires;
on pense aussi aux compositions du Pop Art, à certains films
comme ceux de Godard, qui font référence à la langue publici-
taire ; on pense enfin et surtout, parce que constituant un acte à
la fois anonyme et public, aux altérations, déformations et lacé-
rations, le plus souvent obscènes, d'affiches murales, dont le res-
sort est de «voler » à la langue publicitaire ses clichés, pour les
tourner soit en dérision soit en érotisme (on en trouvera des
exemples dans le livre de Vaccari qu’on a déjà cité). Toutes ces
«prises à partie » de la publicité montrent que la véritable réponse
que l’on peut faire au message publicitaire consiste, non pas à
refuser ou à oblitérer ce message, mais à le dérober, à le falsi-
fier, en combinant d’une façon nouvelle les unités qui le com-
posent d’une façon à première vue naturelle. Ce larcin signe
d’une liberté, constitue un acte d’ironie profonde, qui est aujour-
d’hui le seul moyen que nous ayons de parler à notre tour la
langue des communications de masse. Puisque nous ne pouvons
ni ne devons fermer les yeux devant la publicité, puisque nous
sommes solidaires, et parfois bénéficiaires, de l’imagination
qu’elle mobilise, mettons entre guillemets ses œuvres, vivons la
publicité comme une citation, non comme une fatalité.

Publié en italien sous le titre « Società, immaginazione,


publicità », dans Publicità e televisione, RA7
(Radiotelevizione italiana), Rome, 1968. Inédit en français.
Cours et entretiens

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Analyse structurale d’un texte narratif :
«Sarrasine » de Balzac

Compte rendu d'enseignement :


L'analyse structurale du récit a d’abord été préoccupée, comme
il est naturel, par l’élaboration des premiers concepts et des premiers
inventaires; elle n’a pu, jusqu’à présent, prendre en charge l’inté-
gralité d’un texte écrit, jusque dans ses détails dénonciation les plus
fins et assurer par l’analyse une couverture totale de la chaîne appa-
rente des phrases (du discours). Nous avons pensé qu’il y avait une
certaine urgence à passer de la description des macro-structures nar-
ratives à l'examen exhaustif d’une œuvre, de façon à en repérer toutes
les unités et leurs codes et à rendre compte, de la sorte, des micro-
structures, sans jamais renvoyer un énoncé à un insignifiant narra-
tif que nous mettons en doute. Nous avons choisi pour ce travail une
œuvre classique et courte, une nouvelle de Balzac, extraite des Scènes
de la vie parisienne : Sarrasine.
Nous avons découpé le texte en un certain nombre de lexies (envi-
ron six cents pour une trentaine de pages); ces lexies (ou unités du
signifiant au niveau du discours narratif) sont de taille très variable (d’un
mot à un paragraphe); elles ont été déterminées en fonction de la conno-
tation (ou des connotations) que chacune libère; ces lexies ne sont pas
des fragments rigoureusement discontinus du signifiant, mais plutôt les
zones d’une grille qui permet de diriger pas à pas l’analyse vers l’ob-
servation des sens. Les connotations (ou sens structuralement associés)
peuvent se répartir selon la typologie suivante : 1° les fonctions qui
dépendent du code (ou des codes) de comportement et dont les
séquences (le long du récit) forment chacune, grosso modo, une conduite
humaine (nous avons appelé ces séquences des « proaïrétismes », en
nous référant à la notion aristotélicienne de proaïrésis, élément de la
praæis) ;2° les fonctions du code de déchiffrement de l’énigme ou des
énigmes proposées par la narration; 3° les sens dérivés des différents
codes culturels (psychologique, esthétique, littéraire, sapientiel, etc.),
très fréquents chez Balzac ; 4° les signifiés qui entrent, comme des sèmes
lexicaux, dans la définition — ou le dévoilement — d’un caractère ou d’un
thème ; 5° les sens proprement symboliques, particulièrement riches
dans Sarrasine, texte dont l’objet — ou le sujet — est la castration. Ces
connotations peuvent évidemment se conjuguer sous une même lexie;
tout aussi évidemment, elles sont soumises à répétition le long du texte.
CAONUNRASS CENT EU NET RME TITRE ANS mes

De façon à associer intimement les participants du séminaire à


cette analyse, nous l’avons construite pas à pas, lexie après lexie,
sous leurs yeux; nous n'avons pas livré le résultat d’une recherche,
mais cette recherche elle-même en train de se faire; de plus, sou-
haitant modifier les contraintes du discours didactique, nous nous
sommes permis en bien des points, à travers le pas à pas inflexible
de l’analyse, des digressions très libres. Enfin, persuadé qu’une forme
unique de travail ne peut être imposée à tous les séminaires sans un
grand danger d’arbitraire et de stérilité, que le discours sur la
recherche doit varier avec cette recherche elle-même et qu’il est des
cas où ce qui ne doit être soumis aux participants, ce n’est ni une
discussion d'idées ni un monologue didactique, mais l’élaboration
d’une écriture intellectuelle, cette année, nous avons délibérément
choisi une exposition suivie, présentée d’un bout à l’autre par le direc-
teur d’études, sans appel à des exposés extérieurs.
Nous avons aussi souvent qu’il était possible rappelé aux audi-
teurs qu’en dépit de sa minutie, l'analyse proposée visait fondamen-
talement à approfondir une théorie de la littérature, à décrire le texte
écrit non comme une hiérarchie mais comme un jeu de structures
multiples, dont le centre ne pourrait se fixer que par un arrêt arbi-
traire de l'interprétation (de la critique) et à découvrir les ressorts
de la lisibilité traditionnelle, par référence implicite aux textes-
limites, décrétés illisibles, de la modernité. Notre analyse — qui n’a
pu être terminée cette année — s'inscrit dès lors dans une tentative
plus vaste et plus longue, menée également dans d’autres travaux,
qui a pour but d'élaborer une théorie des grandes mutations sym-
boliques de notre histoire.

Activilé scientifique du directeur d'études :


a) Congrès, conférences, missions scientifiques : 1° Séminaire sur
la méthodologie de la critique littéraire et sur les rapports de la lit-
térature et du langage, en France, depuis Mallarmé (Université Johns
Hopkins, USA, novembre-décembre 1967) ; 2° Participation au Col-
loque de sémio-linguistique tenu à Brou (mars 1968).
b) Publications : « Science versus literature », Times Literary Sup-
plement, 28 septembre 1967, n° 3422 ; « L'analyse rhétorique », in Lit-
térature el sociélé, Institut de sociologie de l'Université libre de
Bruxelles, 1967; « L'effet de réel», Communications, 11, 1968, p. 84-
90; «Semiologia e urbanistica», op. cit., Naples, septembre 1967,
n° 10.

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES


1967-1968
Structuralisme et sémiologie

Ma première question sera en fait une question double, d’une part


parce que, quinze ans après Le Degré zéro de l'écriture, cinq ans
après la publication de vos Eléments de sémiologie, l’année où
vous publiez le Système de la Mode, je crois qu’on peut tenter de
Jaire avec vous, déjà, un bilan de votre activité. Mais, d’autre part,
au moment où nous parlons, en ce début de juillet, il n’est pas
possible d'isoler un tel bilan complètement des événements que
nous venons de vivre. Or, moi, par exemple, en vivant ces événe-
ments, j'ai eu l’impression de diverses façons et à divers moments
que ce que vous aviez réalisé touchait à ces événements. Pour être
précis, disons que, dans la querelle que vous a cherchée Picard,
on a vu affleurer un certain nombre des éléments qui se retrou-
vent au cœur de la crise universitaire. Alors, nous pourrions peut-
être partir, je ne dis pas de cette double question, mais, si vous
voulez, de ce double ordre de préoccupation ?

C’est une façon de poser les problèmes qui me va tout à fait. Il


est évident qu’actuellement on ne peut rien penser sans le penser à
travers ce qui s’est passé en France ces dernières semaines, notam-
ment au niveau de l’université, dans la mesure où l’université touche
de très près aux problèmes du travail intellectuel. Je dois préciser
qu’à l’Ecole des hautes études, je n’ai pas affaire directement à des
étudiants, au sens facultaire du terme. J’ai affaire à des participants
de toutes sortes, de tous âges, de toutes nationalités ; leur seul point
commun, la seule particularité qui leur soit demandée, c’est de s’in-
téresser d'eux-mêmes et pour eux-mêmes (c’est-à-dire sans préoc-
cupation de diplômes) à la recherche sémiologique. C’est de ce point
que je veux partir. J’ai été, en France, l’un des tout premiers témoins
de l'aventure — ou de l'itinéraire sémiologique. Cela a même com-
mencé pour moi avant la lettre, avec Le Degré de l'écriture, dont vous
parliez, et qui était un discours sur les formes du langage littéraire
et une tentative pour mettre en rapport, d’une façon directe, res-
ponsable, ces formes et un type de société. Je voudrais souligner que
cet itinéraire sémiologique a été très rapide, jalonné par des modi-
fications passionnantes qui sont intervenues à un rythme pressé. Il
y à eu, du moins pour moi, une première phase, typiquement saus-
GVO
LU RS NE LM EN NATMR
ET TRE NNS SR SU GS

surienne, avec la naïveté et la simplicité que comporte toute décou-


verte. Il y a eu ensuite une phase qui impliquait comme une sorte de
tentation universaliste, anthropologique, et là, certainement, l’œuvre
de Lévi-Strauss a joué son rôle. Ces références m'éloignaient sans
doute de l’histoire, tout au moins d’un recours déclaré à l’histoire. Il
faut dire que l’histoire était devenue pour les intellectuels une sorte
de grand sur-moi vide, qu’on avait envie et besoin, non de contester,
mais de congédier, tout au moins provisoirement. C’est l’époque où
j'ai fait les Eléments de sémiologie et l’'Introduction à l'analyse struc-
turale du récit (dans la revue Communications). Mais depuis ce
moment-là, les choses ont encore un peu changé, une nouvelle fois,
beaucoup grâce aux travaux de Julia Kristeva, à certaines vues de
Mikhail Bakhtine qu’elle nous a fait connaître, grâce aussi à certaines
formulations, celles de Derrida, de Sollers, qui m’ont aidé à déplacer
certaines notions; j’ai mis en cause plus nettement qu'avant l'aspect
scientiste de la recherche sémiologique. Cette année même, j'avais
l'impression que la sémiologie était en train de réussir toute seule
— car malgré la mode, elle est très isolée — son tournant: c’est-à-dire
qu’elle se rapprochait d’une pensée, d’une théorie de l’histoire et qu’en
même temps elle retrouvait plus clairement une certaine pulsion
éthique, un pouvoir de parti pris, dans la mesure où elle propose des
moyens de plus en plus concrets d'analyser les aliénations du sens,
les aliénations par le sens, rejoignant ainsi une critique de la société
capitaliste, mais allant en quelque sorte plus loin, mettant en cause
l’homme occidental lui-même, défini par son usage des signes.

Quand on dit « sémiologie », il y a bon nombre de gens qui s’en


tiennent à la définition saussurienne de « science des signes ».

J’emploie ici le mot sémiologie dans un sens assez banal, qui est,
en gros, effectivement, le sens saussurien. C’est la science des signes,
mais évidemment le contenu de cette science, la façon dont on com-
prend la «science » et «les signes» ont notablement changé depuis
dix ans, bien qu’il s'agisse toujours d’une tentative de description,
objective, précise, des systèmes de sens, de la façon dont les hommes
fabriquent du sens, de la façon aussi dont ils sont abusés souvent par
le sens. Et c’est ici que l’on retrouve, dans la sémiologie même, un
projet de subversion. Nous sommes plusieurs à penser — et c’est là
où il faut aller, ce pour quoi il faut travailler, combattre — qu’il y a
une responsabilité sociale, historique, je ne dis pas des sens (cela,
on le savait), mais aussi et surtout du sens: la cible, c’est l’aliéna-
tion, non des symboles eux-mêmes, mais des systèmes symboliques ;
l’enjeu, c’est, non pas le remplacement des premiers, mais la muta-
tion des seconds. J'avais effleuré cela dans les Mythologies, où je met-
tais en cause, derrière les mythes pelit-bourgeois d’aujourd’hui, le

NE
CRNUUR SPEED ME MNIEMRME
NT DEUN S 1 ONG 8

système formel à travers lequel ces mythes sont imposés comme


«naturels ». Il m'avait semblé que tout cela était en train, cette année,
de se rassembler, de s'affirmer au niveau du travail, qui n’est pas
forcément celui de la mode.

Et pourquoi en parlez-vous au passé?

J'en parle au passé parce que les événements de mai sont inter-
venus là-dessus. Et ne faut-il pas profiter de tout événement pour
« faire » du passé ? pour faire tomber dans le passé ce qu’on est en
train de penser ? Ces événements, je ne veux pas du tout les juger
dans leur ensemble. Il faudrait du recul, une pratique de l’analyse
politique que je n’ai pas. Pour en rester au niveau des problèmes uni-
versitaires, il me semble qu’il y a eu, dans la contestation étudiante,
des aspects bien différents, parfois contradictoires. J’y ai vu, quant à
moi, trois aspects, qui sont peut-être trois moments. D’abord une
forme que j’appellerai « sauvage », qui est celle qui m’a touché le plus;
cela s’est traduit, au tout début, par ces inscriptions murales qu’on
a vues un peu partout, surtout à la Sorbonne, et qui exprimaient par
Pécriture (ceci me paraît important) une sorte d’explosion de la sub-
jectivité sauvage, du besoin d'imagination, du plaisir du langage, un
refus éperdu des règles, des institutions, des codes. Il y a eu ensuite
— où à côté — un aspect plus ambigu, qui est ce que j’appellerai l’as-
pect «missionnaire » : c’est le moment où les étudiants ont décidé de
faire de la mission politique, en dehors du milieu étudiant, de por-
ter «la parole » parmi les «ouvriers », la «population » (on a même
parlé de missions sur les plages, cet été). Il y à eu enfin - ou mêlé
au reste — un aspect, une tendance technocratique ; dans un certain
nombre de motions élaborées par des étudiants, des chercheurs, on
a vu apparaître, sur le plan de l’organisation des études, de la fonc-
tion de l’université, des mots d’ordre qui ressemblaient étrangement
à ceux de la technocratie antérieure : ajustement de l’université aux
besoins de la société, évaluation de la recherche en termes de « résul-
tats », collectivisation du travail, «interdisciplinaire », «en équipe »,
etc. Ces aspects, ces «voix » pouvaient difficilement rencontrer, tout
au moins directement, le courant sémiologique. La réflexion sémio-
logique (telle que je la conçois) est tout entière tournée vers une
ultra-révolution, celle des systèmes de sens; elle ne croit pas que la
«spontanéité », même si on peut en apprécier la valeur tactique ou
l'invention d’écriture, soit à l’abri des codes, bien au contraire ; dans
le recours aux stéréotypes du langage politique, elle voit une répé-
tition, de nature surtout ludique; et dans la réfection d’une univer-
sité fonctionnelle, adaptée, elle redoute le retour massif aux codes
coercitifs des institutions.
CHOMTIER SRE N MEN MR AEMENTEENINS 1 9 6 8

Oui, mais ma question visait davantage les rapports entre vos


recherches et l’ouverture même de la crise. La sémiologie, dans
son aspect structuraliste, n'est-ce pas une réflexion qui conduit
à se poser des questions sur ce qui se passe quand nous faisons
de l’enseignement littéraire ? ce que nous faisons quand nous fai-
sons de la psychologie, de la sociologie ? c'est-à-dire les questions
mêmes que l’université, disons : traditionnelle, ne voulait pas se
poser. Empêchait de poser. N'avez-vous pas vu surgir ces ques-
tions de la part des étudiants, de leurs professeurs, de l’ensei-
gnement universitaire, au sens strict ou au sens fort ?

Ces questions-là ne peuvent pas être posées dans un climat


d’immédiation apparente, qui fut celui de mai. Ce sont des ques-
tions qui occuperont, je l’espère, le second souffle de la contesta-
tion étudiante, d'autant plus nécessairement que la lutte culturelle
devra se développer à travers et malgré les ruses du pouvoir, ce qui
obligera à un véritable travail, plus patient, plus tactique. J'ai vu par
exemple des motions d'étudiants en français, qui avaient le souci,
très louable, de démystifier les manuels scolaires et universitaires
el de montrer que ces manuels étaient bourrés d’idéologie bour-
geoise. Il est très bon que les étudiants eux-mêmes fassent ce tra-
vail, à condition qu’ils sachent que c’est un problème en fait déjà
très ancien; el aussi très difficile, malgré l'évidence du but, pour
lequel on a déjà cherché bien des méthodes d'analyse ;depuis Marx,
Nietzsche, Freud, la critique, la déchirure des enveloppes idéolo-
giques dont notre société entoure le savoir, les sentiments, les
conduites, les valeurs, est le grand travail du siècle. Il ne faudrait
pas chaque fois repartir à zéro.

À diverses réactions, j'ai eu l'impression qu'un certain nombre de


professeurs, maintenant, en viennent aussi à se poser de telles
questions sur le sens de leur enseignement, questions qu'avant ils
considéraient comme résolues ou allant de soi, enfin qu’ils refu-
saient…

Je crois que le métier du professeur va devenir très difficile. Ce


n’est pas le contenu de son savoir qui sera en cause, mais le contenu
du savoir. Autrement dit, il lui faudra vivre, enseigner continuelle-
ment sous l’image d’une transcendance, celle de son propre métier;
un savoir critique n’est pas un savoir qui critique, mais un savoir
qui se critique comme savoir. J’ai vu une motion de chercheurs qui
fixail au professeur un rôle de «transmission du savoir»; on enten-
dait par là, sans doute, limiter son discours idéologique, humaniste,
EL pourtant on sait très bien que dans les sciences sociales et
humaines tout au moins, les connaissances elles-mêmes sont péné-

(SN)
G OURS ET POMMEIRVE ZT IEIN.S 19 68

trées d'idéologie. Par conséquent, on ne peut pas demander à un


professeur une transmission pure et simple des connaissances. C’est
l'une des possibilités de la sémiologie, en tant que discipline ou dis-
cours sur le sens, que précisément elle donne des instruments
d'analyse qui permettent de cerner l'idéologie dans les formes, c’est-
ä-dire là où on la cherche le moins en général. La portée idéolo-
gique des contenus, c’est une chose aperçue depuis très longtemps,
mais le contenu idéologique des formes, c’est un peu, si vous vou-
lez, l’une des grandes possibilités de travail du siècle. Pour en reve-
nir au problème de enseignement, j'estime que l'Ecole des hautes
études, dont nous avons parlé au début, possède un avantage très
précieux, et j'espère bien que, d’un côté comme de l’autre, on ne le
mettra pas en question. Cet avantage est le suivant: celui qui y
enseigne n'étant astreint à aucune formule didactique, a la possibi-
lité, en même temps qu’apparemment il traite d’un sujet, de faire
de son séminaire une recherche sur la forme même de Penseigne-
ment; avec ses auditeurs, il essaye librement des formes de discours,
d'écriture intellectuelle ; un séminaire, cela peut être, si l’on veut,
une sorte de laboratoire des formes orales, destiné en somme à com-
pliquer, à dialectiser, à jouer, à retourner, au besoin à ironiser la
fameuse «transmission du savoir».

Pour en revenir à ce que je disais au début, je crois que la crise


a aussi manifesté ce qui a été mis au jour dans la querelle avec
Picard. Vous aviez fait sur Racine, un livre qui cherchait, disons
pour être gros, des structures dans Racine ;qui cherchait à fon-
der une nouvelle analyse de l’œuvre racinienne. Et vous inter-
rogiez, à La fin, directement les historiens de la littérature,
sur Le sens de leur travail et sur ce que pourrait être une
histoire réelle de La littérature. Il n'y avait là-dedans rien
qui, à première vue, ait dû provoquer une explosion. Sans doute
vous posiez des questions qu’on n'avait pas l'habitude de poser.
Vous renversiez un certain nombre d’éclairages, mais votre
livre était un livre courtois où vous ne ciliez personne à com-
paraître devant un tribunal même idéologique. La brutalité de
la réaction de Raymond Picard n’en a été que plus étonnante,
et je crois que votre petit livre Critique et vérité a fait avancer
Les choses.

Il serait en effet logique que la critique de l'université ne soit


pas coupée des critiques qui avaient été déjà adressées à son ensei-
gnement. Mais le logique n’est pas toujours sûr. Dans certaines réac-
tions étudiantes, sous l’amoncellement d’un vocabulaire marxiste, j’ai
retrouvé une sorte de poujadisme. Il y a un poujadisme intellectuel
qui est toujours possible : méfiance brutale à l'égard du langage,

8 1
CRONUAR SAMENTITONETER AEMODNTAEMINS 1 9 6 8

congé donné aux formes, réputées toujours sophistiquées, accusa-


tion de «jargon », refus de l’écriture, etc. : on connaît ce vieux mythe
anti-intellectualiste, si tenace en France.

C’est presque une constante chez nous, comme l’anarcho-syndi-


calisme dans la classe ouvrière, comme le goût de la phase gau-
chiste..

Cette tentation anti-intellectualiste, je la crois profondément


nuisible, parce qu’elle empêche toute réflexion théorique; et pour
ma part, je ne veux aller que là où il y a un effort d'analyse
d’une situation, qu’elle soit politique, universitaire ou «littéraire »;
seule la théorie peut faire avancer les choses, seule la théorie peut
détruire.

Vous me conduisez tout naturellement à une dernière question :


sur vos projets.

Parlons seulement d'enseignement, puisque tel a été le thème


de notre entretien, par la force même des choses. J’ai un séminaire,
depuis six ans, auquel j’attache beaucoup d'importance et dont je
tire (ce qui n’est pas négligeable) un grand plaisir. Il y a donc des
projets d'enseignement, de recherche, d'enseignement de recherche
(puisque telle est la fonction de l'Ecole). Cette année qui vient de
se terminer, j’ai commencé l’analyse structurale d’une nouvelle de
Balzac, mais une analyse d’un type un peu nouveau, en ceci qu’elle
se veut exhaustive, du moins au niveau du texte : une sorte de micro-
analyse, très patiente, ouverte à beaucoup de digressions, qui prend
pas à pas toutes les unités de sens, toutes les «connotations », et par
conséquent essaye ou de préciser ou de modifier la vue qu’on a (ou
que moi-même j'avais) de la structure ou plutôt des structures d’un
texte. Je compte bien terminer cette analyse, d’une façon ou d’une
autre, car un travail de fond est toujours actuel. Mais je voudrais
aussi commencer quelque chose de nouveau, qui réponde peut-être
plus directement à certaines questions, à certaines imaginations. Je
veux reprendre une idée que j'avais eue depuis assez longtemps :
l'analyse de ce qu’on pourrait appeler «le texte de la vie ». En ima-
ginant la vie quotidienne, la vie dite «privée », certains acteurs ont
tracé, inscrit dans l’histoire à venir, des formes de vie qui sont en
quelque sorte l’envers, et par conséquent la libération de notre vie
réelle, aliénée. Je voudrais décrire (c’est-à-dire défalquer d’une écri-
ture) certaines de ces utopies domestiques, certains de ces arts de
vivre imaginaires. Je pense les prendre chez deux grands classifi-
cateurs, l’un et l’autre ennemis implacables de la «civilisation » :
Sade et Fourier. Je pense que l'analyse de lutopie permettra une

8 2
CAO QURRASI ex En EN OTER Billy
NeSte r026:F8

fois de plus, non seulement de continuer une critique de notre


culture, mais aussi de préciser une sorte d'imagination du plaisir,
qui me paraît devoir être présente dans ce qui se cherche et se
conquiert aujourd’hui.

LETTRES FRANÇAISES
31 juillet 1968

Entretien avec Pierre Daix.


Japon : l’art de vivre, l’art des signes

Comment se présente votre expérience du Japon ?

C’est une expérience très individuelle, limitée à des problèmes


d’art de vivre...

Est-ce qu’on peut penser qu’un système culturel — incluant le


cinéma -— peut être ressenti, compris, par un public totalement
différent ? S'il y a communication, comment peut-elle se faire ?

Pour moi, il y a trois problèmes : celui de la non-connaissance


occidentale de l'Asie ; celui des rapports entre le Japon vu d'ici et le
Japon tel qu’il est; le problème du cinéma au Japon, qu’on peut
d’ailleurs relier à celui du théâtre.
A Tokyo — car il faut toujours se situer dans le cadre d’une ville
exemplaire à l’échelle mondiale (immense espace géographique
pour lequel le mot ville ne convient pas), ou encore dans d’autres
complexes comme celui qui est formé de Kyoto, Osaka et Kobé, on
peut voir trois types fonctionnels de cinéma. D’abord le type cou-
rant, avec films très largement commerciaux, construits selon des
stéréotypes internationaux, très bien faits souvent, imités de modèles
occidentaux. La variante traditionnelle se situe dans le Japon féo-
dal, avec décors, costumes, etc. Ces derniers films m'ont paru, sur
le plan plastique, d’un goût extrême. l'univers visuel japonais est
admirable de raffinement : une sorte de métaphysique esthétique très
séduisante... Ce sont pourtant des films qui passent dans des salles
de quartiers populaires. Ces films ne sont pas doublés, et je n’ai eu
évidemment accès qu'aux images. J’ai néanmoins eu l’impression
que cela jouait sur des histoires très stéréotypées, fournies par la
liltérature japonaise. La seconde catégorie est constituée par les films
étrangers qui passent dans des salles spécialisées mais qui restent
des salles de quartier. On y voit non seulement des films américains,
mais aussi des films français, russes, toutes les nationalités sont
représentées. Le public japonais a une espèce d’avidité à l'égard de
tous ces films, sans aucun esprit sélectif. On peut voir ainsi dans un
sous-sol douteux d’un quartier de Tokyo, genre Pigalle, des films
français de quatrième ou cinquième zone. J’ai vu ainsi Château en

8 4
GAOMT
ER SUMEMMUIENATIRYE
AT ILE UNS 1 9 6 8

Suède. Cela avait quelque chose d’anachronique de voir cette petite


chose médiocre, acceptée avec une réceptivité naïve, non agressive,
et non judicative à l’égard du film étranger. Cela recoupe tout à fait
l'une des grandes constantes de l’ethnie japonaise qui fait toujours
l’étonnement des Occidentaux : qu’un pays entièrement insulaire,
entièrement fermé sur ses traditions nationales ait été aussi le pays
le plus assimilateur au monde. La force du Japon en tant que nation
vient de son pouvoir d’assimilation : d’abord à l’égard de la culture
chinoise, maintenant à l’égard de la technique. C’est cela qu’on
retrouve au niveau du cinéma. Ils assimilent, absorbent silencieu-
sement toutes sortes de films étrangers. La troisième catégorie,
célèbre du point de vue de la petite mythologie du Japon, c’est le
cinéma érotique, qui dispose d’une liberté d'expression très grande.
Il existe de petites salles spécialisées, qui fonctionnent toute la nuit
et qui ne sont pas censurées. Il s’agit évidemment d’un érotisme codé,
impensable chez nous, à dominante sadique, mais très stéréotypé.
Ce cinéma pourrait ouvrir l'examen du sadisme japonais. Les Japo-
nais, dans la vie quotidienne, témoignent d’une admirable maîtrise
de soi, d’une absence totale d’agressivité. Il semblerait que le cinéma
absorbe le «potentiel sadique », libéré au niveau des fantasmes
d'images. Ma thèse est peut-être spécieuse parce qu’il y a eu des
épisodes de l’histoire du Japon qui paraissent illustrer la « cruauté
japonaise ». Mais il faudrait voir de près si cela ne fait pas partie
d’une mythification tendancieuse des Occidentaux...

Ce qui est frappant, quand on voit beaucoup de films japonais,


c’est La différence dans la conception de la réalisation. Ozu étant
l'exemple type: la caméra reste au niveau du sol et prend des
champs très larges, avec des plans très longs, sans la tendance
occidentale au découpage. Voyez-vous là un effet proprement
japonais ?

Je serais tenté de mettre votre remarque en rapport avec Par-


chitecture de la maison, c’est-à-dire avec l’espace domestique du
Japon. Le Japon a mis au point une civilisation de l’habitabilité, de
la maison au jardin. La maison japonaise est basse, sans meubles ou
presque, et elle semble faite pour se voir d'assez bas et dans toute
sa largeur. Elle implique une sorte d’étendue au niveau du corps.
Elle exclut la verticalité. L’espace est très élaboré, mais sur un plan
qui reste horizontal, avec des perspectives de couloirs, très belles,
de galeries en bois couvertes. C’est le pays de la liaison. Les gestes
sont liés. Il existe une pratique ancestrale du corps humain, profon-
dément imprégnée par le bouddhisme. Le sentiment du corps est dif-
férent du sentiment occidental. Le contrôle extraordinaire du Japo-
nais — de l’Asiatique — sur son corps produit ce «lié » très particulier

SNS
GHOMUER SNMENTEME NAT IR TE SIM
EN SAMIR AGE

non seulement des gestes entre eux, mais du geste avec l’objet. C’est
très difficile à expliquer, mais incontestable. Il serait intéressant de
s'interroger sur le rapport entre la visualité cinématographique mise
en technique par le metteur en scène, et l’espace habité, c’est-à-dire
l’architecture, l'urbanisme...

A votre avis, trouve-t-on dans le cinéma japonais un prolonge-


ment de l’art du signe qui caractérise le théâtre japonais ?

Je ne crois pas. Dans l’expression «cinéma japonais», il me


semble que le fait «cinéma » est beaucoup plus important que le fait
«japonais». Par exemple, la typologie de l’acteur japonais ne paraît
pas représentative de ce qu’on voit au Japon dans la rue. Il y a là des
phénomènes obscurs qu’il faudrait étudier. Je suis très sensible à l’es-
thétique corporelle du peuple japonais et je ne retrouve pas cela du
tout dans le cinéma. Il est très rare qu’un acteur japonais me pro-
cure cette espèce de sympathie physique que j’éprouve mille fois dans
la rue là-bas. Il y a là une espèce de hiatus sur lequel j'aurais voulu
réfléchir. Peut-être y a-t-il chez les Japonais, et particulièrement
dans leur cinéma, une tentation déjaponisante.…. Au théâtre, au
contraire, la «japonité » est entièrement assumée. Pour en terminer
avec ce point, il faut tout de même se demander si les acteurs fran-
çais représentent bien l’ethnie française, ou plutôt il faudrait le
demander à des étrangers. Est-ce que les étrangers ont l’impres-
sion d’une continuité entre la rue française et des acteurs aussi antho-
logiques que Belmondo ou Delon ?.….
Le théâtre c’est autre chose. Ce qu’on appelle théâtre japonais,
c’est un théâtre traditionnel encore en honneur, mais déjà un peu
anachronique. Le Nô est devenu un théâtre particulier, avec peu de
public : un théâtre d’érudits. La masse japonaise ne va pas au Nô.
Le Nô suppose un niveau culturel élevé; il est en rupture avec la
culture de masse qui imprègne maintenant le Japon. Quant au
Kabuki, en principe plus populaire, il est joué effectivement
devant une salle toujours pleine. Mais il n’y a qu’une salle pour tout
Tokyo, et le public n’est pas très jeune. J’ai l'impression que ce qu’on
appelle «la jeunesse » ne va pas à ce théâtre Kabuki, qu’elle a des
goûts plus «américains ». Le théâtre naturaliste, de style occidental,
a un gros public. Il se joue dans d’autres quartiers, l'équivalent de
nos grands boulevards, et là des publics massifs vont voir par
exemple une adaptation du Rouge et le Noir de Stendhal, interprété
par des Japonais.
Le théâtre Kabuki est une admirable leçon de sémantique. C’est
un théâtre de signes, qui n’est pas fondé sur lexpressivité. Il fait du
corps une sorte de répertoire absolument codé. Il suffit de renvoyer
là aux pages maintenant connues de Brecht sur le théâtre chinois,

8 6
COPA SU EI ME ENOTERMENIV IRENNLSE M110%6L8

pages assez prophétiques. Le répertoire du Kabuki est varié et hété-


roclite : des pantomimes de style ancien, des contes légendaires mais
aussi des histoires modernes transportées dans le Kabuki. Par
exemple, l’histoire de La Tosca, japonisée, jouée avec la technique
du Kabuki, les rôles de femmes étant tenus par des hommes. Cela
est extrêmement intéressant d’ailleurs. Le rôle de la prima donna
était tenu par un acteur d’une cinquantaine d'années extrêmement
célèbre. Il jouait ce rôle de jeune femme à la perfection parce que
justement la conception des signes est différente. Il ne copiait pas la
jeune femme au sens naturaliste, occidental, du terme, ce qui aurait
été intolérable. Ce qu’il reproduisait, c’étaient les signes admirable-
ment codés de la féminité. Ce n’était plus du tout gênant, et ça déter-
minait des mouvements d’admiration dans le public, uniquement
parce que le code était bien « performé » comme disent les linguistes.
Le visage de l’acteur dans le Kabuki n’est pas grimé, il n’est même
pas fardé. Il est vraiment peint, avec un masque blane, uni, une «japo-
nité » des veux très accentuée. Toute la philosophie du masque : un
visage impassible par sa morphologie mais en même temps d’une
fragilité extraordinaire. Beaucoup de choses s’y lisent maïs sur une
surface qui reste immobile.
Il y a aussi le théâtre de marionnettes, le Bunraku, qui a à peu
près le même répertoire que le Kabuki. Ce qui est passionnant, c’est
que les manipulateurs sont absolument visibles. Il n’y a aucune espèce
d’imposture sur la manipulation des marionnettes. Chaque marion-
nette a trois manipulateurs, deux d’entre eux ont le visage couvert
d’une grande cagoule noire, et le principal a le visage découvert, un
visage lui-même impassible, non fardé. Le rapport entre ce petit
homme ou cette petite femme d’un mètre de haut et les trois mani-
pulateurs est très impressionnant et va très loin dans la morale du
théâtre, qui n’est plus un art de l'illusion, mais un art des signes affi-
chés, découverts. Toute la signification est dans la visualité, toute
Pémotivité est concentrée dans le rôle des récitants qui transpirent,
pleurent, gémissent. C’est une très belle distribution des fonctions :
toute l’expressivité est concentrée dans la voix, la visualité n’a plus
qu’un rôle sémantique, avec une recherche esthétique d’une extra-
ordinaire finesse.
Je ne sais pas très bien ce que le cinéma a pu faire de tout ça.
Il me paraît impensable qu’il n’y ait pas des éléments du N6, du Kabuki
ou du Bunraku qui ne soient pas passés dans certains films...

Les Japonais ont un goût très prononcé pour la Science-Fiction.


Est-ce que vous pensez que c’est une expression de la modernité,
de l’américanisation du Japon, ou est-ce qu’au contraire ce goût
a des racines dans la tradition ?
CGAOMTMER SAME NTM NP EE NOTE AINNSSMARLLED ME

Je crois qu’il ne faut pas identifier automatiquement haute tech-


nicisation et américanisation. Le Japon peut en donner la preuve.
Les éléments américanisés de la vie japonaise attirent peut-être les
jeunes, sur le plan de la chanson, de la musique, de la danse... Mais
l’imprégnation technique de la vie japonaise, dans ses résultats, n’est
pas du tout américaine. Je supporte très bien la vie au Japon. C’est
peut-être une expérience individuelle, mais il me paraît évident que
le Japon est en train de faire une synthèse dont certains aspects sont
très récents, entre un art de vivre d’origine féodale avec des modes
de vie techniques : deux «aliénations » qui en se combinant cessent
peut-être d’être nocives. Quand je dis «art de vivre », je ne pense pas
du tout aux aspects pittoresques, au folklore. Ce n’est pas un pas-
séisme. J'entends par «art de vivre » une pratique profondément éla-
borée des actes quotidiens, du vêtement, de l’hospitalité, etc.
Quant à la Science-Fiction, je rattacherais cela au fait que les
Japonais ont des jouets admirables, qui sont souvent à modèle de
science-fiction. Il y a le goût de la miniaturisation, de l’automate
— qu’on peut rapprocher du Kabuki ou du Bunraku. C’est une société
de consommation qui a certainement ses aliénations mais qui a réussi
à mettre au rang des valeurs de consommation la vue des choses, et
pas seulement leur possession ou leur usage...
Ilexiste au Japon un art un peu fantasmatique, de la mécanique,
et de la technique...

Est-ce qu’on peut penser qu’il y existe une sorte d’imaginaire spec-
tatoriel anthropologique, traduit par des systèmes sémantiques
différents d’une culture à l’autre, et peut-on parler d’un système
japonais profondément original ?

Depuis Claudel, qui a écrit des pages intéressantes sur le signe


qu’il avait découvert au Japon, «Le signe est un être », «La religion
du signe », elc. et où il a très bien su réinjecter des théories mallar-
méennes, on connaît l'originalité du système sémantique japonais.
Ce qu’il y a d’original, c’est que cette systématique du signe est vide,
c’est pourquoi d’ailleurs elle me touche beaucoup. Les signes sont
vides parce que le Japon est un pays sans religion, au sens occiden-
al du terme. C’est-à-dire, sans monothéisme. Le fait d’être dans un
tel pays se sent profondément dans cette conception et cette pratique
du signe. Là où la religion est vide sur le plan de Dieu, cela veut dire
qu'il n’y a pas de signifié ; que l’on a des signes sans ce signifié ultime
qui est Dieu. Notre sémantique occidentale est liée au fait que nous
sommes une civilisation monothéiste, que nous mettons un signifié
derrière les signes. D’étage en étage, tout notre système de signes
aboutit à remplir un signe dernier par une transcendance, une plé-
nitude, un centre, un sens. l’originalité japonaise est là : une systé-

8 8
COURS EOTAMEANRETAREE
"ET TE ANS 1 916 8

matique extrêmement déliée, très forte, très subtile, très élaborée,


très nette en même temps, mais dont les signes sont finalement vides.
C’est le règne du signifiant, et dans celte mesure le Japon peut repré-
senter l'avènement d’une civilisation du signifiant. Tout cela se rat-
tache fortement à ce qui est en train de se débattre en France à tra-
vers le structuralisme. Ce n’est pas un modèle parce qu’il y a des
zones d'ombre trop fortes. Notamment les problèmes politiques et
économiques puisqu'il s’agit d’un pays capitaliste, et même exem-
plairement capitaliste. Peut-être que ce que je dis du Japon on pour-
rait le dire, et même mieux, de la Chine, qui est le pays de l’idéo-
gramme.

Quelle est à ce propos l'influence de l'écriture idéographique sur


Les arts, et en particulier le cinéma ?

Nous savons maintenant, par certains travaux de Derrida, de


l’école de Lacan, quel est le poids de la littéralité de l'écriture : le fait
que nous ayons une écriture alphabétique et pas idéographique est
d’une extrême importance. l'écriture idéographique imprègne toute
la vie de ce peuple. Elle a des conséquences incalculables sur la posi-
tion de l’homme dans l’espace, sur la pensée, partout. Le fait que
l'écriture ait une dignité égale à celle de la peinture et que la pein-
ture en quelque sorte soit dérivée de l'écriture et non pas le contraire,
est aussi très important. Dans la vie moderne japonaise, malgré ou
à travers la technicisation, reste présente la calligraphie. Les grands
magasins ont tous un rayon important consacré à la calligraphie. Le
geste scriptural, geste absolument corporel, est présent dans toute la
vie. On peut dire que bien d’autres choses que la langue sont écrites.
En arrivant à une meilleure définition de l’écriture en tant que geste,
on pourrait retrouver des problèmes de cinéma. Le stylo feutre qui
nous vient du Japon est élaboré par toute une pratique qui n'aurait
pu donner le stylo à bille. La différence des civilisations passe par
des objets aussi frustes que ceux-là...

Est-ce que vous ne pensez pas que le cinéma, qui est un système
lourdement analogue, offre une résistance à des systèmes signi-
Jiants codés ?

J’allais dire : peut-on faire une écriture avec du mobile — je ne


dis pas avec du mouvement, mais avec du mobile ? Oui, sans doute
puisque c’est le cas du théâtre. Mais l'écriture du théâtre résiste au
mouvement. Le théâtre oriental joue des temps d’immobilité. En
revanche, le cinéma, par la contrainte analogique dont vous parlez
n’a même plus cette liberté. Il enregistre au rythme du réel, alors
que le mouvement dans le Kabuki est ralenti, décomposé... Quant à

8 9
GAOMTARNSS MEME ANMTMRMENSTOTMENNR S 1NOMGUE

voir le cinéma prendre le relais de ces systèmes de signes, je suis


très réservé. Tout ce qui est pratique du signe est guetté par une
esthétisation.. De toute façon, le cinéma est encore tout neuf. Rien
n’est réglé. Peut-on d’ailleurs dire que le cinéma occidental a inté-
gré la culture occidentale ?

IMAGE ET SON
décembre 1968

Entretien avec Guy Gauthier et


Philippe Pilard.
Textes

Cours et entretiens
Textes

1969
Alejandro

Dans un premier temps (qui est celui de l'illusion — ou de la


parodie), les objets peints par Alejandro apparaissent comme des
machines de torture, des cages, des boîtes, des grilles, des pals,
des tampons, des râteaux, des herses, agencées pour enfermer,
lacérer, écraser; ou des rapaces cartilagineux, détenteurs de
horreur la plus profonde, qui est celle de la menace.
Cependant, dès ce premier moment, un certain manque, énig-
matique, subtilise tout cet attirail agressif. D’un côté, l'usage de
ces machines apparaît bizarrement oublié, comme si la méca-
nique de l’agression tournait court : pas de fils pour transmettre
(tout au plus une ficelle), pas d’engrenage pour transformer, pas
de vis implacables (sinon en bois : motifs d’ébéniste plus que d’in-
génieur), pas de métal dur: ces machines, volontairement, ne
partent pas, elles ne se compromettent pas dans le temps, usure,
la maladie. D’un autre côté, l’homme, l’objet ou le sujet humain,
n’y est pas caché (fût-il apparemment absent), comme pourrait
l’être une figure enfouie dans un dessin : ici, point de rébus, point
de situation : ces instruments sont sans agents, ces machines sans
victimes ni tortionnaires.
Ainsi, analogues à ces verbes du vocabulaire oriental, qui ren-
voient à une connaissance sans sujet ni objet, les machines
d’Alejandro sont à la fois intransitives et insubjectives ; elles déçoi-
vent de la sorte la grammaire de la représentation plus effica-
cement que toute imagination surréelle, selon laquelle le sujet
continuerait à rêver. Or ce qui accomplit, chez Alejandro, cette
déprise du sujet, ce n’est pas la chose copiée ou imaginée, c’est
l'instance même de la peinture : parce qu’Alejandro est peintre,
il nous oblige à lire ses machines une seconde fois et à opérer
en nous la déception de la déception. Par exemple, en imposant
l'affirmation d’une substance absolue (la substance en soi, dirait-
on), ces grands objets déçoivent toute substance particulière, dans
le temps même où ils semblent vouloir la suggérer : de la pierre ?
du plâtre ? du stuc ? de la crème ? du carton ? du bois ? L'art énonce
ici sa devise : le nom au bord des lèvres (ou au bout de la langue),

9 ©
INEPXAINER SN 0N600

manifestant le désir de langage qui le constitue. Ainsi pour les


couleurs : l’idée même de couleur est déjouée : on cherche, non
du côté du blanc, mais du côté poreux, non du côté du vert,
mais du côté de cette huile douce qui est dans certaines pein-
tures murales. De ces fausses machines part la grande migra-
tion du signifiant, le lexique infini que ne vient fermer aucun
sens; et de la sorte, les origines culturelles de cette peinture,
passant comme des citations fugitives, sont elles-mêmes infini-
ment reculées : sadisme ? surréalisme ? Les langages s’abolissent :
ils n’étaient qu’une manière d’ouvrir le dictionnaire du monde.
Ainsi le graphisme d’Alejandro (ne disons pas l’art, puisque ce
qui nous importe, c’est l'inscription, picturale ou scripturale) tient
dans son trait à la fois le oui et le non: dialectique (et en cela
foncièrement opératoire, déjouant toute figuration), assertif et
cependant également distant du «réel » et de la « vérité », il dénie
ce qui affirme, détourne ce qu’il pose, déprend ce qu’il offre ; son
amabilité (ce qui fait qu’on l’aime) n’induit à aucune possession :
il déçoit jusqu’au fantasme dont il semble issu, entrant ainsi plei-
nement dans le combat de la modernité.

Prospectus de l'exposition Alejandro, galerie Maya, Bruvelles,


Jévrier 1969. On pouvait lire en note : «Jose Ramon Diaz Alejandro
est né le 16février 1943, à La Havane, Cuba. Etudes aux écoles de
Buenos Aires et de Montevideo, et à l'atelier Friedlander (Paris). »
La peinture est-elle un langage ?

Jean-Louis Schefer, Scénographie d’un tableau,


coll. « Tel Quel», Seuil, 1969

Depuis que la linguistique a pris l’extension que l’on sait, en


tout cas depuis que l’auteur de ces lignes a dit son intérêt pour
la sémiologie (voici maintenant une douzaine d’années), com-
bien de fois lui a-t-on fait cette question: la peinture est-elle un
langage ? Cependant, jusqu’à présent, nulle réponse : on n’arri-
vait pas à établir ni le lexique ni la grammaire générale de la
peinture, à mettre d’un côté les signifiants du tableau, de l’autre
ses signifiés, et à systématiser leurs règles de substitution et de
combinaison. La sémiologie, comme science des signes, ne par-
venait pas à mordre sur l’art : blocage malheureux, puisqu'il ren-
forçait par carence la vieille idée humaniste selon laquelle la
création artistique ne peut être « réduite » à un système : le sys-
tème, on le sait, est réputé ennemi de l’homme et de Part.
A vrai dire, se demander si la peinture est un langage est déjà
une question morale, qui appelle une réponse mitigée, une
réponse morte, sauvegardant les droits de l'individu créateur
(l'artiste) et ceux d’une universalité humaine (la société). Comme
tout novateur, Jean-Louis Schefer ne répond pas aux questions
truquées de l'art (de sa philosophie ou de son histoire); il leur
substitue une question apparemment marginale, mais dont la dis-
tance l’amène à constituer un champ inédit où la peinture et sa
relation (comme on dit: une relation de voyage), la structure, le
texte, le code, le système, la représentation et la figuration, tous
ces termes hérités de la sémiologie, sont distribués selon une
topologie nouvelle, qui constitue «une nouvelle façon de sentir,
une nouvelle façon de penser ». Cette question est à peu près la
suivante : quel est le rapport du tableau et du langage dont fata-
lement on se sert pour le lire — c’est-à-dire pour (implicitement)
l’écrire ? Ce rapport n'est-il pas le tableau lui-même?
Il ne s’agit évidemment pas de restreindre l’écriture du tableau
à la critique professionnelle de peinture. Le tableau, quiconque
l'écrit, il n’existe que dans le récit que j’en donne ; ou encore : dans
la somme et l’organisation des lectures que l’on peut en faire : un
tableau n’est jamais que sa propre description plurielle. Cette tra-

Cie
EN XNTNES 1n0N 609

versée du tableau par le texte dont je le constitue, on voit com-


ment elle est à la fois proche et distante d’une peinture supposée
langage ; comme dit Jean-Louis Schefer : « L'image n'a pas de struc-
ture a priori, elle a des structures textuelles. dont elle est le sys-
tème » ; il n’est donc plus possible (et c’est là où Schefer fait sortir
la sémiologie picturale de son ornière) de concevoir la description
dont est constitué le tableau, comme un état neutre, littéral, dénoté,
du langage ; mais non plus comme une pure élaboration mythique,
le lieu infiniment disponible d’investissements subjectifs : le tableau
n’est ni un objet réel ni un objet imaginaire. Certes, l'identité de
ce qui est «représenté » est sans cesse renvoyée, le signifié tou-
jours déplacé (car il n’est qu’une suite de nominations, comme
dans un dictionnaire), l’analyse est sans fin; mais cette fuite, cet
infini du langage est précisément le système du tableau : l’image
n’est pas l’expression d’un code, elle est la variation d’un travail
de codification : elle n’est pas dépôt d’un système, mais génération
de systèmes. Paraphrasant un titre célèbre, Schefer aurait pu inti-
tuler son livre : L’Unique et sa structure ; et cette structure, c’est la
structuration même.
On voit l’incidence idéologique : tout l'effort de la sémiotique
classique tendait à constituer ou à postuler, face à l’hétéroclite
des œuvres (tableaux, mythes, récits), un Modèle, par rapport
auquel chaque produit pourrait être défini en termes d’écarts.
Avec Schefer, qui prolonge sur ce point fondamental le travail
de Julia Kristeva, la sémiologie sort encore un peu plus de l’ère
du Modèle, de la Norme, du Code, de la Loi — ou si l’on préfère :
de la théologie.
Cette déviation, ou ce retournement, de la linguistique saus-
surienne oblige à modifier le discours même de l’analyse, et cette
conséquence extrême est peut-être la meilleure preuve de sa vali-
dité et de sa nouveauté. Schefer ne pouvait énoncer le déplace-
ment de la structure à la structuration, du Modèle lointain, figé,
extatique, au travail (du système), qu’en analysant un seul
tableau; il a choisi Une partie d'échecs du peintre vénitien Pâris
Bordone (ce qui nous vaut d’admirables «transcriptions », d’un
bonheur d’écriture qui font enfin passer le critique du côté de
l’écrivain) ; son discours rompt exemplairement avec la disser-
lation ; l’analyse ne donne pas ses «résultats », induits ordinai-
rement d’une somme de prélèvements statistiques ; elle est conti-
nûment en acte de langage, puisque le principe de Schefer est
que la pratique même du tableau est sa propre théorie. Le dis-
cours de Schefer met au jour, non point le secret, la vérité de
LEZ
UT DS, 10460)

cette Partie d'échecs, mais seulement (et nécessairement) lacti-


vité par laquelle elle se structure : le travail de la lecture (qui
définit le tableau) s’identifie radicalement (jusqu’à la racine) avec
le travail de l'écriture : il n’y a plus de critique, ni même d’écri-
vain parlant peinture; il y a le grammatographe, celui qui écrit
l'écriture du tableau.
Ce livre constitue, dans l’ordre de ce qu’on appelle commu-
nément l’esthétique ou la critique d’art, un travail princeps ; mais
il faut bien voir que ce travail, il n’a pu le faire qu’en subvertis-
sant le cadre de nos disciplines, le rangement des objets qui défi-
nissent notre « culture ». Le texte de Schefer ne relève en aucune
façon de ce fameux «inter-disciplinaire », tarte à la crème de la
nouvelle culture universitaire. Ce ne sont pas les disciplines qui
doivent s’échanger, ce sont les objets: il ne s’agit pas d’«appli-
‘ quer » la linguistique au tableau, d’injecter un peu de sémiolo-
gie dans l’histoire de l'art; il s’agit d'annuler la distance (la cen-
sure) qui sépare institutionnellement le tableau et le texte.
Quelque chose est en train de naître, qui périmera aussi bien la
«littérature » que la «peinture » (et leurs corrélats métalinguis-
tiques, la critique et l’esthétique), substituant à ces vieilles divi-
nités culturelles une « ergographie » généralisée, le texte comme
travail, le travail comme texte.

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
1 mars 1969
Dix raisons d'écrire

Il
Ecrire n'étant une activité ni normative, ni scientifique, je ne
puis dire pourquoi ni pour quoi on écrit. Je puis seulement énu-
mérer les raisons pour lesquelles j'imagine écrire :
1. pour un besoin de plaisir qui, on le sait bien, n’est pas sans
rapport avec lenchantement érotique;
2. parce que l’écriture décentre la parole, l'individu, la per-
sonne, accomplit un travail dont l’origine est indiscernable ;
3. pour mettre en œuvre un « don», satisfaire une activité dis-
tinctive, opérer une différence;
4. pour être reconnu, gratifié, aimé, contesté, constaté;
5. pour remplir des tâches idéologiques ou contre-idéolo-
giques;
6. pour obéir aux injonctions d’une typologie secrète, d’une
distribution combattante, d’une évaluation permanente ;
7. pour satisfaire des amis, irriter des ennemis;
8. pour contribuer à fissurer le système symbolique de notre
société;
9. pour produire des sens nouveaux, c’est-à-dire des forces
nouvelles, s'emparer des choses d’une façon nouvelle, ébranler
et changer la subjugation des sens;
10. enfin, comme il résulte de la multiplicité et de la contra-
diction délibérées de ces raisons, pour déjouer l’idée, l’idole, le
fétiche de la Détermination Unique, de la Cause (causalité et
«bonne cause »), et accréditer ainsi la valeur supérieure d’une
activité pluraliste, sans causalité, finalité ni généralité, comme
l’est le texte lui-même.

Il
L’« illisible », ou le «contre-lisible », ne peut évidemment pas
constituer une figure pleine. On ne peut ni le décrire ni même

INONO
DELA TUR,S...1, 94650

le souhaiter; il est seulement l'affirmation d’une critique radi-


cale du lisible et de ses compromissions antérieures. On n’est
pas plus tenu de figurer l'écriture de demain, que Marx ne s’est
donné la peine de décrire la société communiste ou Nietzsche
la figure du surhomme. Cela est révolutionnaire parce que cela
est lié, non à un autre régime politique, mais à «une autre façon
de sentir, une autre façon de penser ».

CORRIERE DELLA SERA


29 mai 1969

Paru en italien sous le titre Dieci ragioni


per scrivere, inédit en français.

NOM
« D'un soleil réticent »

Le peintre Eugène Delacroix disait que pour retrouver de nos


jours le vêtement grec dans toute sa noblesse, il fallait aller au
Maroc. Peut-être de la même façon est-ce du Marocain Zaghloul
Morsy que nous recevons quelque chose d’un certain Iyrisme
français et comme la marque superlative de notre propre lan-
gue : le détour qui ramenait le peintre à la Grèce antique à tra-
vers une civilisation étrangère à notre tradition, c’est celui que
Morsy nous oblige à prendre pour considérer notre langue fran-
çaise comme frappée d’extériorité dans son essence même.
Le poème pluriel de Morsy est articulé par la double civilisa-
tion, le double langage, l’islamique et l’occidental, le maghrébin
et le français, mais ce double, Morsy ne le représente pas: il ne
détaille pas le déchirement, il n’en fait pas le bilan, il ne l’inté-
riorise pas, il ne le civilise pas; il se contente continûment de
l’'inscrire dans son langage.
D'une part, une source maghrébine, constante et néanmoins
à peine repérable derrière la métaphore variée du soleil et du
voile (il ne s’agit pas d’une «inspiration » nommée ou d’une nos-
talgie ethnique) : et d'autre part, un style où se mêlent plusieurs
origines, plusieurs références, tout un fond de citations, dont les
guillemets sont ôtés, par ce jeu supérieur et dangereux (ou scan-
daleux) que toute écriture doit assumer.
En un mot, ici se rassemblent plusieurs langues: la langue
française d’abord, dont on dirait qu’en peu de pages elle est par-
courue dans tous ses recoins, reconnue dans ses mots rares,
dans sa frappe spéciale, dans les détours les plus civilisés de sa
syntaxe : la langue poétique ensuite, dépôt de toutes les poésies
antérieures, image fantastique (ou fantasmatique) d’un patri-
moine qui n’est pas celui de l’auteur et qu’il détourne pour mieux
en suspecter la propriété : la langue culturelle enfin, qui réfère
explicitement les poèmes à Héraclite, à Hôlderlin, à Al-Hirrâli,
et leurs lieux d’origine à Marrakech, Florence et Paris.
L'espace citationnel de Morsy (sans lequel il n’y a pas d’écri-
ture) exclut sans doute d’autres modèles : le surréalisme, par
D. Er Xe NU, PS 1, 9 6 9

exemple : mais ces limites-là sont aussi à lire, comme les con-
traintes qui viennent d’une certaine culture (lislamo-occidentale),
inscrites dans toute langue, fût-elle poétique, comme ses rubri-
ques obligatoires.
Ce qui est présent dans le livre de Morsy, ce qui en est
absent, désignent ainsi cela même qui se transpose, se transcrit
ou, au contraire, s’arrête, se tait, en passant d’un pays à l’autre,
d’une langue à l’autre. Le poème nous montre alors comment
Pautre langue (la nôtre) est entendue, opérée de l’autre côté:
cette fois-ci, c’est nous qui sommes en face : nous sommes en.face
à partir de notre propre langue. |

Le Nouvez OBSERVATEUR
17 juin 1969

Sur le recueil de poèmes D'un soleil réticent,


de Zaghloul Morsy, Grasset, 1969.
Un cas de critique culturelle

La ville d’où ces lignes sont écrites est un petit centre de ras-
semblement pour les hippies, principalement anglais, américains
et hollandais ; ils y occupent à longueur de journée une place
très animée de la vieille ville, mêlés (mais non mélangés) à la
population locale qui, soit tolérance naturelle, soit amusement,
soit habitude, soit intérêt, les accepte, les côtoie et les laisse vivre,
sans les comprendre mais sans s’étonner. Cette réunion ma certes
pas la densité et la variété des grands rassemblements de San
Francisco et de New York; mais comme le «hippisme » est ici
sorti de son contexte, qui est celui d’une civilisation riche et
morale, son sens ordinaire se fragmente ; transplanté dans un
pays assez pauvre, dépaysé, non par l’exotisme géographique
mais par l’exotisme économique et social (infiniment plus sépa-
rateur), le hippy devient ici contradictoire (et non plus seule-
ment contrariant), et sa contradiction nous intéresse parce qu’au
niveau de la contestation, elle met en cause le rapport même du
politique et du culturel.
Cette contradiction est la suivante. Oppositionnel, le hippy
prend le contre-pied des principales valeurs qui fondent l’art de
vivre occidental (bourgeois, néo-bourgeois ou petit-bourgeois) ;
il sait bien que cet art de vivre est un art de consommer et c’est
la consommation des biens qu’il entend subvertir. En ce qui
concerne la nourriture, le hippy détruit les contraintes de l’ho-
raire et du menu (il mange peu, n'importe quand, n'importe où)
ou celles du repas individuel (lorsque nous mangeons à plusieurs,
ce n’est jamais que par addition de services individuels, comme
le symbolise maintenant l'usage de ces napperons d’étoffe ou de
paille qui délimitent, sous prétexte d'élégance, le champ nutri-
tif de chaque convive ; les hippies, eux, à Berkeley par exemple,
pratiquent le chaudron collectif, la soupe communautaire). Pour
le logement, même collectivisme (une chambre pour plusieurs),
à quoi s’ajoute le nomadisme, affiché par la sacoche, la besace
que les hippies laissent battre le long de leurs grandes jambes.
Le vêtement (le costume, devrait-on dire) constitue, on le sait,

1 0 4
T EXT ES 19469

le signe spécifique, le choix majeur du hippy; à l’égard de la


norme occidentale, la subversion s’exerce dans deux directions,
parfois combinées : soit dans le sens d’une fantaisie effrénée,
c’est-à-dire dépassant les limites du conventionnel de façon à for-
mer un signe clair de cette transgression même (pantalons de
brocart, manteaux-tentures, longues chemises de nuit blanches,
pieds nus à même le sol), soit dans le sens d’un emprunt indis-
cret aux costumes locaux : djellabas, boubous, tuniques hindoues,
cependant désintégrés par quelque détail aberrant (colliers, tours
de cou en gaze multicolore, etc.). La propreté (hygiène), pre-
mière des valeurs américaines (du moins mythiquement), est
spectaculairement contrariée : crasse corporelle, capillaire, ves-
timentaire, étoffes qui traînent sur le sol, pieds poussiéreux, bébés
blonds jouant dans le ruisseau (cependant qu’un je-ne-sais-quoi
continue à distinguer la crasse authentique, celle de la très
\

ancienne pauvreté, qui déforme le corps, la main, de la crasse


empruntée, vacancière, répandue comme une poussière, non
marquée comme une empreinte). Enfin, par les cheveux longs
des garçons, leur parure (colliers, bagues multiples, boucles
d'oreille), les sexes se brouillent, moins dans le sens d’une inver-
sion que dans celui d’un effacement : ce qui est cherché, par oscil-
lation de traits ordinairement distinctifs, c’est le neutre, le défi
à l’antagonisme «naturel» des sexes.
On ne parle pas ici des contre-valeurs «intérieures » investies
dans le mouvement hippy: pratique de la drogue, absence au
monde, perte de l'agressivité. Sur le seul plan phénoménal, il est
assez évident que les mœurs hippies entendent radicaliser une
réaction : vêtement, logement, nourriture, hygiène, sexualité sont
ici retournés en forces réactives : ce mot devrait être pris dans
un sens nietzschéen; si paradoxal que cela paraisse, le hippy (si
du moins il mettait plus d'intelligence dans son aventure et sa
recherche) pourrait être l’une des pré-figures du sur-homme,
celle que Nietzsche assignait au nihiliste dernier, celui qui tente
de généraliser et de pousser la valeur réactive au point d’empé-
cher qu’elle soit récupérée par quelque positivité; on sait que
Nietzsche a signalé deux incarnations historiques de ce nihi-
lisme : le Christ et le Bouddhiste ; ce sont effectivement deux rêves
hippies : le hippisme est tourné vers l’Inde (qui devient la Mecque
du mouvement) et beaucoup de jeunes hippies (trop pour que
le fait soit insignifiant) tiennent visiblement à se donner une
figure christique - il s’agit là de symboles, non de croyances (Pau-
teur de ces lignes a vu une foule locale entourer et menacer,

1P 10105
IMPETN
PASEINO 69)

avec une véhémence tout orientale, un jeune Christ à longs che-


veux, à figure pâle, accusé d’avoir volé une radio — fait bien incer-
tain, mais qui rentre dans le code local du vol : c’était là un véri-
table tableau évangélique, un pieux chromo digne d’orner le
vestibule d’un pasteur). Tel est lun des sens (direction et signi-
fication) du fait hippy.
Ce sens cependant (et c’est la contradiction dont on a parlé au
début) est récupéré par le contexte où la réalité le contraint de
se développer. Aux Etats-Unis, la contestation culturelle du hippy
est effective (droite, pourrait-on dire) parce qu’elle heurte juste-
ment (aux points sensibles) la bonne conscience des nantis, pro-
priétaires de la morale et de l'hygiène : le hippisme est alors une
étape justifiée (même si elle est un peu courte) de la critique
culturelle, car il dessine avec exactitude le creux même de l’ame-
rican way of life. Mais hors de son contexte originel, la protes-
tation hippy rencontre un adversaire bien plus redoutable que
le conformisme américain, fût-il soutenu par la police des cam-
pus : la pauvreté (là où l’économie dit pudiquement : pays en voie
de développement, la culture, l’art de vivre disent franchement :
pauvreté). Cette pauvreté retourne le choix hippy en copie cari-
caturale de l’aliénation économique, et cette copie, affichée avec
légèreté, se remplit en retour d’une irresponsabilité positive. Car
la plupart des traits inventés par le hippy contre sa civilisation
d’origine (qui est civilisation de richesse) sont ceux-là mêmes
qui marquent la pauvreté, non plus à titre de signe, mais bien
plus sévèrement à titre d'indice ou d'effet : le sous-repas, le loge-
ment collectif, les pieds nus, la saleté, le haïllon sont alors des
forces qui ne servent pas à lutter symboliquement contre la plé-
thore des biens, mais les forces effectives contre quoi il faut lut-
ter; les symboles (dont le hippy fait une consommation effrénée)
ne sont plus alors des sens réactifs, des forces polémiques, les
armes d’une critique que l’on approprie à une civilisation nan-
tie qui résorbe en le parlant son trop-plein de nourriture et tra-
vaille à convertir ses signifiants en nature luxueuse ; passés du
côté de la positivité, ils deviennent, non point jeu, forme supé-
rieure de l’activité symbolique, mais déguisement, forme infé-
rieure du narcissisme culturel: le contexte, en bonne règle lin-
guistique, renverse le sens, et le contexte, ici, c’est l’économie.
Telle est l'impasse d’une critique de la culture coupée de son
argument politique. Mais l’autre voie ? Peut-on concevoir une cri-
tique politique de la culture, une critique active et non plus seu-
lement analytique, intellectuelle, qui s’établirait bien au-delà du

PA0N6
7 000,40! NE D'ACCRNR HRELCIEN

dressage idéologique des communications de masse, dans les


lieux mêmes, subtils, diffus, du dressage consommationnel, là
précisément où le hippy exerce sa clairvoyance (incomplète) ?
Peut-on imaginer un art de vivre, sinon révolutionnaire, du
moins dégagé? Nul, depuis Fourier, n’a produit cette image;
aucune figure, pour les conjoindre, ne se substitue au militant
et au hippy: le militant continue de vivre comme un petit-bour-
geois, le hippy vit comme un bourgeois retourné : entre les deux,
rien : critique politique et critique culturelle ne parviennent pas
à coïncider.

COMMUNICATIONS
novembre 1969

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dés :
Cours et entretiens

1969
Analyse structurale d’un texte narratif:
«Sarrasine » de Balzac

Compte rendu d'enseignement :


L’analyse structurale d’une nouvelle de Balzac, Sarrasine, com-
mencée en février 1968, a été continuée et terminée en 1968-1969,
selon les principes exposés dans le rapport de l’année dernière: il
s’agit d’une analyse minutieuse, progressive, se déplaçant le long du
texte, inventoriant et commentant, au besoin sous une forme digres-
\ sive, les sens simultanés attachés à chaque fragment du texte balza-
cien. La première partie et la fin de la nouvelle ont été de la sorte
intégralement analysées. On a donné pour finir un ensemble de
remarques plus générales, qui ont eu pour objet le texte polysémique
(tel le texte dit classique), la connotation et les codes de référence
qui avaient été repérés.
La recherche qui s’est menée pendant près de deux ans dans ce
séminaire doit être comprise à la fois comme une contribution à l’ana-
lyse structurale du Récit (science qui se développe au gré de
recherches voisines), comme une approche du texte classique, des-
tinée à en manifester la nature polysémique, et comme une tenta-
tive de critique pluraliste.

Exposés d'élèves et travaux pratiques :


Mie Gagnon: «Le discours poétique de Saint-John Perse »;
M. Buffat: «Les romans de Diderot»; M. Pieron: «Analyse dun
film » ; M. Franck : « Le nom propre »; M. Desponds : « Le dessin d’en-
fants » ; M. Smihi : « [L'adaptation cinématographique d’une œuvre lit-
téraire »; M. Dayan : « Le film ethnologique »; M. Gaudet : « L’imagi-
nation de la société chez Stendhal ».

Exposés de conférenciers extérieurs :


M. Gérard Genette : « Le récit stendhalien »; M. Claude Bremond :
«Détermination des rôles d'agents du récit d’après le jeu de leurs
mobiles »; M. Maurice Laugaa : « La digression ».

Activité scientifique du Directeur d’études :


a) Congrès, conférences, missions scientifiques : Exposés, confé-
rences et séminaires auprès des Universités de Londres, Warwick,
Sussex, de la Maison française d'Oxford, de l’Université de Leyde.
CAO ULR Se Etlee Ne Le RO TE Le ES IS tite 06. S

b) Publications : « L'écriture de l’événement», in Communica-


tions, 12, novembre 1968, p. 108-112; Direction du numéro spécial
de Langages, n° 12, décembre 1968, sur « Littérature et linguistique »
et introduction de ce numéro (p. 3-8).

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES


1968-1969
Entretien

1. Que représentent pour vous le Japon et les Japonais ? Avez-vous


jamais lu des œuvres de la littérature japonaise ? Lesquelles ?
Qu'en pensez-vous ? |

J'ai fait récemment trois voyages au Japon pour y prononcer des


conférences dans les Universités et dans les Instituts français de
.- Tokyo et de Kyoto. Ces voyages ont constitué dans ma vie un évé-
nement important, et la découverte du Japon, malgré le caractère
forcément superficiel de mes visites, à travers une séduction et un
plaisir de tous les instants, a modifié notablement le paysage intel-
lectuel dans lequel je vivais. J’ai consigné cette découverte dans un
texte qui doit paraître l’automne prochain aux Editions Skira, mais
je puis dire dès maintenant qu’en fonction de mes préoccupations
antérieures le Japon m'a essentiellement apporté une expérience
radicalement nouvelle des Signes: de lidéographie aux gestes du
corps en passant par les habitudes du vêtement, de nourriture, d’hos-
pitalité et de spectacle, et jusqu’à l’alliance même d’une haute civi-
lisation technique et d’un art de vivre, c’est tout un ordre inconnu
des Signifiants qui m'a été révélé : problème où précisément pour-
rait se lire en creux un certain malaise de l'Occident.
Quant à la littérature japonaise, vous savez qu’en France nous
ne disposons que de très rares traductions. J’ai lu surtout, parce que
je m'y intéresse vivement en raison même des problèmes de sens
qu’ils posent, le plus grand nombre de Haïku que j’ai pu trouver dans
des traductions anglaises ou françaises. De plus, deux livres traduits
m'ont apporté beaucoup : La Tradition secrète du Nô de Zeami et les
Contes d'Akutagawa Ryûnosuké, admirablement traduits par Arimasa
Mori. J'ajoute que je me suis efforcé de m'initier quelque peu à la
langue japonaise, non certes avec la prétention de vouloir la parler,
mais pour me rendre compte de sa structure et par conséquent des
structures de mentalité et de sensibilité auxquelles elle renvoie.

2. Que pensez-vous de l’état actuel de la littérature de votre pays ?

C’est là, me semble-t-il, une question traditionnelle à laquelle


cependant il n’est plus possible de répondre traditionnellement. La

ARTS
CLONES SENEONME AN NTMR AE FRATEEONES 199628

littérature française dans son ensemble ne présente plus aujourd’hui


la même configuration qu'avant la dernière guerre : il n’y a pour ainsi
dire plus de grands rôles littéraires comme ceux qu'ont pu tenir autre-
fois Gide, Claudel ou Valéry. Les genres littéraires tendent à s’abo-
lir et il n’est plus possible dans bien des cas d’opposer la poésie au
roman et le roman à l’essai; de plus, c’est la notion même de litté-
rature qui est ébranlée : un circuit d'échanges mêle dans une même
activité les écrivains, les philosophes, les linguistes, les psychana-
lystes. Ces observations valent évidemment uniquement pour la par-
tie vivante, combative de notre littérature ; à côté, il peut y avoir des
survivances traditionnelles, parfois très fortes.

3. La littérature sert-elle à quelque chose ? Si oui, à quoi sert-elle ?

Il est vrai que pendant longtemps on a pu assigner à la littéra-


ture une fonction précise : au xvii* siècle, en France, il s'agissait de
plaire ou d’instruire. Mais aujourd’hui il me semble que la littéra-
ture ou ce qui est en train de prendre sa place ne peut recevoir une
définition simplement fonctionnelle ou institutionnelle. La véritable
question pour la littérature est une question de place dans l’ensemble
des systèmes de signification d’une civilisation : c’est une question
topologique, et non plus fonctionnelle. La tâche de la littérature, ce
n’est pas directement de figurer le monde ou de militer pour telle ou
telle option qu’il nous impose, mais de travailler à opérer peu à peu
une subversion des systèmes symboliques dans lesquels nous vivons
et qui sont liés à une certaine aliénation politique.

4. Par quels auteurs ou ouvrages avez-vous été influencé le plus ?

L'influence me paraît être une notion psychologique que nous


devons refuser parce que si nous l’acceptons, nous serons obligés de
censurer en nous l’Inconscient qui est le lieu véritable où l’autre nous
rejoint. Cela n'empêche pas bien évidemment de reconnaître que la
plupart des intellectuels qui sont mes aînés ou mes contemporains
m'ont transmis de leur savoir et de leur langage ; toutefois ceux qui
influencent le plus sûrement en moi une pensée, une formulation,
sont souvent des êtres plus jeunes, qui la plupart du temps n’ont pas
encore écril.

ÿ. Quel genre de lecteurs souhaitez-vous pour vos ouvrages ?

Il est difficile pour un écrivain d’avoir une vue sociologique de


ses lecteurs. Je crois qu’on écrit toujours dans la perspective de l’uni-
versalité parce qu’on écrit selon la langue et non selon le public.
CROMMIPRIS ONE SREMRANNTE
RS ENTUI ENS INONGSS

6. Quels sont vos projets immédiats ou futurs ?

J'écris actuellement, à partir d’un séminaire que j'ai donné à


l'Ecole pratique des hautes études de Paris, un commentaire minu-
tieux d’une nouvelle de Balzac. Je souhaiterais ensuite, poursuivant
et variant la même réflexion sur les signes, aborder dans un ouvrage
prochain les problèmes à la fois politiques et éthiques des arts de
vivre.

Uui
juin 1969, Tokyo, Chuokoron-Sha Inc. Publishers

Nous ignorons l'identité de l’interviewer ;un second entretien pour


la même revue a été publié en avril 1973 (voir p. 1699-1709).
Texte inédit en français.
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S/Z

L'Empire des signes

Textes

Entretiens
S/Z

199720

Ce livre est la trace d'un travail qui s’est fait au


cours d’un séminaire de deux années (1968 et 1969),
tenu à l'Ecole pratique des hautes études.
Je prie les étudiants, les auditeurs, les amis qui ont
| participé à ce séminaire de bien vouloir accepter la
| dédicace du texte qui s’est écrit selon leur écoute.
Girodet, «Le Sommeil d'Endymion ».
I L'évaluation
On dit qu’à force d’ascèse certains bouddhistes parviennent à
voir tout un paysage dans une fève. C’est ce qu’auraient bien voulu
les premiers analystes du récit : voir tous les récits du monde (il
y en a tant et tant eu) dans une seule structure : nous allons,
pensaient-ils, extraire de chaque conte son modèle, puis de ces
modèles nous ferons une grande structure narrative, que nous
reverserons (pour vérification) sur n’importe quel récit : tâche
épuisante (« Science avec patience, Le supplice est sûr ») et finale-
ment indésirable, car le texte y perd sa différence. Cette diffé-
rence n’est évidemment pas quelque qualité pleine, irréductible
(selon une vue mythique de la création littéraire), elle n’est pas
ce qui désigne l’individualité de chaque texte, ce qui le nomme,
le signe, le paraphe, le termine; elle est au contraire une diffé-
rence qui ne s'arrête pas et s’articule sur l'infini des textes, des
langages, des systèmes : une différence dont chaque texte est le
retour. Il faut donc choisir : ou bien placer tous les textes dans
un va-et-vient démonstratif, les égaliser sous l’œil de la science
indifférente, les forcer à rejoindre inductivement la Copie dont
on les fera ensuite dériver; ou bien remettre chaque texte, non
dans son individualité, mais dans son jeu, le faire recueillir, avant
même d’en parler, par le paradigme infini de la différence, le sou-
mettre d'emblée à une typologie fondatrice, à une évaluation.
Comment donc poser la valeur d’un texte ? Comment fonder une
première typologie des textes ? L’évaluation fondatrice de tous les
textes ne peut venir ni de la science, car la science n’évalue pas,
ni de l’idéologie, car la valeur idéologique d’un texte (morale,
esthétique, politique, aléthique) est une valeur de représentation,
non de production (l'idéologie «reflète », elle ne travaille pas).
Notre évaluation ne peut être liée qu’à une pratique et cette pra-
tique est celle de l'écriture. Il y a d’un côté ce qu’il est possible
d'écrire et de l’autre ce qu’il n’est plus possible d'écrire : ce qui
est dans la pratique de l'écrivain et ce qui en est sorti : quels textes
SANZ

accepterais-je d'écrire (de ré-écrire), de désirer, d'avancer comme


une force dans ce monde qui est le mien? Ce que l'évaluation
trouve, c’est cette valeur-ci : ce qui peut être aujourd’hui écrit (ré-
écrit) : le scriptible. Pourquoi le scriptible est-il notre valeur ? Parce
que l’enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail),
c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un pro-
ducteur du texte. Notre littérature est marquée par le divorce impi-
toyable que l'institution littéraire maintient entre le fabricant et
l'usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son
lecteur. Ce lecteur est alors plongé dans une sorte d’oisiveté, d’in-
transitivité, et, pour tout dire, de sérieux : au lieu de jouer lui-
même, d'accéder pleinement à l’enchantement du signifiant, à la
volupté de l'écriture, il ne lui reste plus en partage que la pauvre
liberté de recevoir ou de rejeter le texte : la lecture n’est plus qu’un
referendum. En face du texte scriptible s’établit donc sa contre-
valeur, sa valeur négative, réactive : ce qui peut être lu, mais non
écrit: le lisible. Nous appelons classique tout texte lisible.

Il. L'interprétation
Des textes scriptibles, il n’y a peut-être rien à dire. D’abord où
les trouver ? Certainement pas du côté de la lecture (ou du moins
fort peu : par hasard, fugitivement et obliquement dans quelques
œuvres-limites) : le texte scriptible n’est pas une chose, on le
trouvera mal en librairie. De plus, son modèle étant productif
(et non plus représentatif), il abolit toute critique, qui, produite,
se confondrait avec lui : le ré-écrire ne pourrait consister qu’à le
disséminer, à le disperser dans le champ de la différence infi-
nie. Le texte scriptible est un présent perpétuel, sur lequel ne
peut se poser aucune parole conséquente (qui le transformerait,
fatalement, en passé); le texte scriptible, c’est nous en train
d'écrire, avant que le jeu infini du monde (le monde comme jeu)
ne soit traversé, coupé, arrêté, plastifié par quelque système sin-
gulier (Idéologie, Genre, Critique) qui en rabatte sur la pluralité
des entrées, l’ouverture des réseaux, l’infini des langages. Le
scriptible, c’est le romanesque sans le roman, la poésie sans le
poème, l'essai sans la dissertation, l'écriture sans le style, la pro-
duction sans le produit, la structuration sans la structure. Mais
les textes lisibles ? Ce sont des produits (et non des productions),
ils forment la masse énorme de notre littérature. Comment dif-
férencier de nouveau cette masse? Il y faut une opération

12e?
S V3

seconde, conséquente à l’évaluation qui a départagé une pre-


mière fois les textes, plus fine qu’elle, fondée sur l'appréciation
d’une certaine quantité, du plus ou moins que peut mobiliser
chaque texte. Cette nouvelle opération est l'interprétation (au sens
que Nietzsche donnait à ce mot). Interpréter un texte, ce n’est
pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre),
c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait. Posons
d’abord l’image d’un pluriel triomphant, que ne vient appauvrir
aucune contrainte de représentation (d'imitation). Dans ce texte
idéal, les réseaux sont multiples et jouent entre eux, sans qu’au-
cun puisse coiffer les autres; ce texte est une galaxie de signi-
fiants, non une structure de signifiés ; il n’a pas de commence-
ment ; il est réversible ; on y accède par plusieurs entrées dont
aucune ne peut être à coup sûr déclarée principale ; les codes
qu’il mobilise se profilent à perte de vue, ils sont indécidables (le
sens n’y est jamais soumis à un principe de décision, sinon par
coup de dés); de ce texte absolument pluriel, les systèmes de
sens peuvent s'emparer, mais leur nombre n’est jamais clos, ayant
pour mesure l’infini du langage. L'interprétation que demande
un texte visé immédiatement dans son pluriel n’a rien de libé-
ral : il ne s’agit pas de concéder quelques sens, de reconnaître
magnanimement à chacun sa part de vérité ; il s’agit, contre toute
indifférence, d'affirmer l’être de la pluralité, qui n’est pas celui
du vrai, du probable ou même du possible. Cette affirmation
nécessaire est cependant difficile, car en même temps que rien
n'existe en dehors du texte, il n’y a jamais un fout du texte (qui
serait, par reversion, origine d’un ordre interne, réconciliation
de parties complémentaires, sous l’œil paternel du Modèle repré-
sentatif) : il faut à la fois dégager le texte de son extérieur et de
sa totalité. Tout ceci revient à dire que pour le texte pluriel, il
ne peut y avoir de structure narrative, de grammaire ou de
logique du récit; si donc les unes et les autres se laissent par-
fois approcher, c’est dans la mesure (en donnant à cette expres-
sion sa pleine valeur quantitative) où l’on a affaire à des textes
incomplètement pluriels, des textes dont le pluriel est plus ou
moins parcimonieux.

III. La connotation : contre


Pour ces textes modérément pluriels (c’est-à-dire : simplement
polysémiques), il existe un appréciateur moyen, qui ne peut sai-

125
Su 7

sir qu’une certaine portion, médiane, du pluriel, instrument à la


fois trop fin et trop flou pour s’appliquer aux textes univoques,
et trop pauvre pour s'appliquer aux textes multivalents, réver-
sibles et franchement indécidables (aux textes intégralement plu-
riels). Cet instrument modeste est la connotation. Chez Hjelm-
slev, qui en a donné une définition, la connotation est un sens
second, dont le signifiant est lui-même constitué par un signe
ou système de signification premier, qui est la dénotation: si E
est l'expression, C le contenu et R la relation des deux qui fonde
le signe, la formule de la connotation est :(ERC) R C. Sans doute
parce qu’on ne l’a pas limitée, soumise à une typologie des textes,
la connotation n’a pas bonne presse. Les uns (disons : les philo-
logues), décrétant que tout texte est univoque, détenteur d’un
sens vrai, canonique, renvoient les sens simultanés, seconds, au
néant des élucubrations critiques. En face, les autres (disons:
les sémiologues) contestent la hiérarchie du dénoté et du
connoté ; la langue, disent-ils, matière de la dénotation, avec son
dictionnaire et sa syntaxe, est un système comme un autre; il
n’y a aucune raison de privilégier ce système, d’en faire l’espace
et la norme d’un sens premier, origine et barème de tous les sens
associés ; si nous fondons la dénotation en vérité, en objectivité,
en loi, c’est parce que nous sommes encore soumis au prestige
de la linguistique, qui, jusqu’à ce jour, a réduit le langage à la
phrase et à ses composants lexicaux et syntaxiques ; or l’enjeu
de cette hiérarchie est sérieux : c’est retourner à la fermeture du
discours occidental (scientifique, critique ou philosophique), à
son organisation centrée, que de disposer tous les sens d’un texte
en cercle autour du foyer de la dénotation (le foyer: centre, gar-
dien, refuge, lumière de la vérité).

IV. Pour la connotation, tout de même


Cette critique de la connotation n’est juste qu’à moitié ; elle ne
tient pas compte de la typologie des textes (cette typologie est
fondatrice : aucun texte n’existe avant d’être classé selon sa
valeur) ; car, s’il y a des textes lisibles, engagés dans le système
de clôture de l'Occident, fabriqués selon les fins de ce système,
adonnés à la loi du Signifié, il faut bien qu’ils aient un régime de
sens particulier, et ce régime a pour fondement la connotation.
Aussi, dénier universellement la connotation, c’est abolir la valeur
différentielle des textes, refuser de définir l'appareil spécifique

1 2 4
S 24 Z

(à la fois poétique et critique) des textes lisibles, c’est égaler le


texte limité au texte-limite, c’est se priver d’un instrument typo-
logique. La connotation est la voie d’accès à la polysémie du texte
classique, à ce pluriel limité qui fonde le texte classique (il n’est
pas sûr qu’il y ait des connotations dans le texte moderne). Il faut
donc sauver la connotation de son double procès et la garder
comme la trace nommable, computable, d’un certain pluriel du
texte (ce pluriel limité du texte classique). Qu'est-ce donc qu’une
connotation ? Définitionnellement, c’est une détermination, une
relation, une anaphore, un trait qui a le pouvoir de se rapporter
à des mentions antérieures, ultérieures ou extérieures, à d’autres
lieux du texte (ou d’un autre texte) : il ne faut restreindre en rien
cette relation, qui peut être nommée diversement (fonction ou
indice, par exemple), sauf seulement à ne pas confondre la conno-
tation et l’association d'idées : celle-ci renvoie au système d’un
sujet ;celle-là est une corrélation immanente au texte, aux textes ;
ou encore, si l’on veut, c’est une association opérée par le texte-
sujet à l’intérieur de son propre système. Topiquement, les conno-
tations sont des sens qui ne sont ni dans le dictionnaire, ni dans
la grammaire de la langue dont est écrit un texte (c’est là, bien
entendu, une définition précaire : le dictionnaire peut s’agrandir,
la grammaire peut se modifier). Analytiquement, la connotation
se détermine à travers deux espaces : un espace séquentiel, suite
d'ordre, espace soumis à la successivité des phrases, le long des-
quelles le sens prolifère par marcotte, et un espace aggloméra-
tif, certains lieux du texte corrélant d’autres sens extérieurs au
texte matériel et formant avec eux des sortes de nébuleuses de
signifiés. Topologiquement, la connotation assure une dissémi-
nation (limitée) des sens, répandue comme une poussière d’or
sur la surface apparente du texte (le sens est d’or). Sémiologi-
quement, toute connotation est le départ d’un code (qui ne sera
jamais reconstitué), larticulation d’une voix qui est tissée dans
le texte. Dynamiquement, c’est une subjugation à laquelle le texte
est soumis, c’est la possibilité de cette subjugation (le sens est
une force). Historiquement, en induisant des sens apparemment
repérables (même s'ils ne sont pas lexicaux), la connotation
fonde une Littérature (datée) du Signifié. Fonctionnellement, la
connotation, engendrant par principe le double sens, altère la
pureté de la communication: c’est un «bruit», volontaire, soi-
gneusement élaboré, introduit dans le dialogue fictif de l’auteur
et du lecteur, bref une contre-communication (la Littérature est
une cacographie intentionnelle). Structuralement, l'existence de

1 96
Su 7

deux systèmes réputés différents, la dénotation et la connotation,


permet au texte de fonctionner comme un jeu, chaque système
renvoyant à l’autre selon les besoins d’une certaine illusion. Idéo-
logiquement enfin, ce jeu assure avantageusement au texte clas-
sique une certaine innocence : des deux systèmes, dénotatif et
connotatif, l’un se retourne et se marque : celui de la dénotation;
la dénotation n’est pas le premier des sens, mais elle feint de l’être ;
sous cette illusion, elle n’est finalement que la dernière des conno-
tations (celle qui semble à la fois fonder et clore la lecture), le
mythe supérieur grâce auquel le texte feint de retourner à la
nature du langage, au langage comme nature : une phrase, quel-
que sens qu’elle libère, postérieurement, semble-t-il, à son énoncé,
n’a-t-elle pas l’air de nous dire quelque chose de simple, de lit-
téral, de primitif: de vrai, par rapport à quoi tout le reste (qui
vient après, au-dessus) est littérature ? C’est pourquoi, si nous vou-
lons nous accorder au texte classique, il nous faut garder la déno-
tation, vieille déité vigilante, rusée, théâtrale, préposée à repré-
senter l'innocence collective du langage.

V. La lecture, l'oubli
Je lis le texte. Cette énonciation, conforme au «génie» de la
langue française (sujet, verbe, complément) n’est pas toujours
vraie. Plus le texte est pluriel et moins il est écrit avant que je le
lise ; je ne lui fais pas subir une opération prédicative, conséquente
à son être, appelée lecture, et je n’est pas un sujet innocent, anté-
rieur au texte et qui en userait ensuite comme d’un objet à démon-
ter ou d’un lieu à investir. Ce « moi » qui s’approche du texte est
déjà lui-même une pluralité d’autres textes, de codes infinis, ou
plus exactement : perdus (dont l’origine se perd). Objectivité et sub-
jectivité sont certes des forces qui peuvent s'emparer du texte, mais
ce sont des forces qui n’ont pas d’affinité avec lui. La subjectivité
est une image pleine, dont on suppose que j’encombre le texte,
mais dont la plénitude, truquée, n’est que le sillage de tous les
codes qui me font, en sorte que ma subjectivité a finalement la
généralité même des stéréotypes. L’objectivité est un remplissage
du même ordre : c’est un système imaginaire comme les autres
(sinon que le geste castrateur s’y marque plus férocement), une
image qui sert à me faire nommer avantageusement, à me faire
connaître, à me méconnaître. La lecture ne comporte des risques
d’objectivité ou de subjectivité (toutes deux sont des imaginaires)
SPA Z

que pour autant que l’on définit le texte comme un objet expres-
sif (offert à notre propre expression), sublimé sous une morale de
la vérité, ici laxiste, là ascétique. Lire cependant n’est pas un geste
parasite, le complément réactif d’une écriture que nous parons de
tous les prestiges de la création et de l’antériorité. C’est un travail
(ce pourquoi il vaudrait mieux parler d’un acte lexéologique
—lexéographique, même, puisque j'écris ma lecture), et la méthode
de ce travail est topologique : je ne suis pas caché dans le texte,
j'y suis seulement irrepérable : ma tâche est de mouvoir, de trans-
later des systèmes dont le prospect ne s'arrête ni au texte ni à
«moi »: opératoirement, les sens que je trouve sont avérés, non
par « moi » ou d’autres, mais par leur marque systématique: il n’y
a pas d’autre preuve d’une lecture que la qualité et l'endurance
de sa systématique ; autrement dit :que son fonctionnement. Lire,
en effet, est un travail de langage. Lire, c’est trouver des sens, et
trouver des sens, c’est les nommer; mais ces sens nommés sont
emportés vers d’autres noms; les noms s’appellent, se rassemblent
et leur groupement veut de nouveau se faire nommer : je nomme,
je dénomme, je renomme : ainsi passe le texte : c’est une nomi-
nation en devenir, une approximation inlassable, un travail méto-
nymique. — En regard du texte pluriel, Poubli d’un sens ne peut
donc être reçu comme une faute. Oublier par rapport à quoi?
Quelle est la somme du texte ? Des sens peuvent bien être oubliés,
mais seulement si l’on a choisi de porter sur le texte un regard
singulier. La lecture cependant ne consiste pas à arrêter la chaîne
des systèmes, à fonder une vérité, une légalité du texte et par
conséquent à provoquer les « fautes » de son lecteur; elle consiste
à embrayer ces systèmes, non selon leur quantité finie, mais selon
leur pluralité (qui est un être, non un décompte) : je passe, je tra-
verse, j’articule, je déclenche, je ne compte pas. L’oubli des sens
n’est pas matière à excuses, défaut malheureux de performance ;
c’est une valeur affirmative, une façon d'affirmer l’irresponsabi-
lité du texte, le pluralisme des systèmes (si j’en fermais la liste,
je reconstituerais fatalement un sens singulier, théologique) : c’est
précisément parce que j'oublie que je lis.

VI. Pas à pas


Si l’on veut rester attentif au pluriel d’un texte (pour limité qu’il
soit), il faut bien renoncer à structurer ce texte par grandes
masses, comme le faisaient la rhétorique classique et lexplica-
SZ

tion scolaire : point de construction du texte : tout signifie sans


cesse et plusieurs fois, mais sans délégation à un grand ensemble
final, à une structure dernière. D’où l’idée, et pour ainsi dire la
nécessité, d’une analyse progressive portant sur un texte unique.
A cela, semble-t-il, quelques implications et quelques avantages.
Le commentaire d’un seul texte n’est pas une activité contingente,
placée sous l’alibi rassurant du « concret» : le texte unique vaut
pour tous les textes de la littérature, non en ce qu’il les repré-
sente (les abstrait et les égalise), mais en ce que la littérature
elle-même n’est jamais qu’un seul texte : le texte unique n’est pas
accès (inductif) à un Modèle, mais entrée d’un réseau à mille
entrées; suivre cette entrée, c’est viser au loin, non une structure
légale de normes et d’écarts, une Loi narrative ou poétique, mais
une perspective (de bribes, de voix venues d’autres textes, d’autres
codes), dont cependant le point de fuite est sans cesse reporté,
mystérieusement ouvert: chaque texte (unique) est la théorie
même (et non le simple exemple) de cette fuite, de cette diffé-
rence qui revient indéfiniment sans se conformer. De plus, tra-
vailler ce texte unique jusqu’à l'extrême du détail, c’est reprendre
l'analyse structurale du récit là où elle s’est jusqu’à présent arrê-
tée : aux grandes structures ; c’est se donner le pouvoir (le temps,
l’aise) de remonter les veinules du sens, de ne laisser aucun lieu
du signifiant sans y pressentir le code ou les codes dont ce lieu
est peut-être le départ (ou l’arrivée); c’est (du moins peut-on l’es-
pérer et y travailler) substituer au simple modèle représentatif
un autre modèle, dont la progression même garantirait ce qu’il
peut y avoir de productif dans le texte classique; car le pas à pas,
par sa lenteur et sa dispersion même, évite de pénétrer, de retour-
ner le texte tuteur, de donner de lui une image intérieure : il n’est
jamais que la décomposition (au sens cinématographique) du tra-
vail de lecture : un ralenti, si l’on veut, ni tout à fait image, ni tout
à fait analyse ; c’est enfin, dans l’écriture même du commentaire,
jouer systématiquement de la digression (forme mal intégrée par
le discours du savoir) et observer de la sorte la réversibilité des
structures dont est tissé le texte; certes, le texte classique est
incomplètement réversible (il est modestement pluriel) : la lec-
ture de ce texte se fait dans un ordre nécessaire, dont l’analyse
progressive fera précisément son ordre d'écriture; mais com-
menter pas à pas, c’est par force renouveler les entrées du texte,
c’est éviter de le structurer de trop, de lui donner ce supplément
de structure qui lui viendrait d’une dissertation et le fermerait :
c’est étoiler le texte au lieu de le ramasser.

[se [0]
VIL. Le texte étoilé
On étoilera donc le texte, écartant, à la façon d’un menu séisme,
les blocs de signification dont la lecture ne saisit que la surface
lisse, imperceptiblement soudée par le débit des phrases, le dis-
cours coulé de la narration, le grand naturel du langage courant.
Le signifiant tuteur sera découpé en une suite de courts frag-
ments contigus, qu’on appellera ici des lexies, puisque ce sont
des unités de lecture. Ce découpage, il faut le dire, sera on ne
peut plus arbitraire ; il n’impliquera aucune responsabilité métho-
dologique, puisqu’il portera sur le signifiant, alors que l’analyse
proposée porte uniquement sur le signifié. La lexie comprendra
tantôt peu de mots, tantôt quelques phrases; ce sera affaire de
commodité : il suffira qu’elle soit le meilleur espace possible où
l’on puisse observer les sens : sa dimension, déterminée empi-
riquement, au juger, dépendra de la densité des connotations,
qui est variable selon les moments du texte : on veut simplement
qu’à chaque lexie il n’y ait au plus que trois ou quatre sens à
énumérer. Le texte, dans sa masse, est comparable à un ciel,
plat et profond à la fois, lisse, sans bords et sans repères; tel l’au-
gure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour
y interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le com-
mentateur trace le long du texte des zones de lecture, afin d’y
observer la migration des sens, l’affleurement des codes, le pas-
sage des citations. La lexie n’est que l’enveloppement d’un
volume sémantique, la ligne de crête du texte pluriel, disposé
comme une banquette de sens possibles (mais réglés, attestés
par une lecture systématique) sous le flux du discours : la lexie
et ses unités formeront ainsi une sorte de cube à facettes, nappé
du mot, du groupe de mots, de la phrase ou du paragraphe, autre-
ment dit du langage qui en est l’excipient « naturel ».

VTIL Le texte brisé


Ce qui sera noté, c’est, à travers ces articulations postiches, la
translation et la répétition des signifiés. Relever systématique-
ment pour chaque lexie ces signifiés ne vise pas à établir la vérité
du texte (sa structure profonde, stratégique) mais son pluriel (fût-
il parcimonieux) ; les unités de sens (les connotations), égrenées
séparément pour chaque lexie, ne seront donc pas regroupées,

AT
SN Z

pourvues d’un méta-sens, qui serait la construction finale qu’on


leur donnerait (on resserrera seulement, en annexe, certaines
séquences dont le fil du texte tuteur aurait pu faire perdre la
suite). On n’exposera pas la critique d’un texte, ou une critique
de ce texte; on proposera la matière sémantique (divisée mais
non distribuée) de plusieurs critiques (psychologique, psychana-
lytique, thématique, historique, structurale) ; à chaque critique
ensuite (si l’envie lui en prenait) de jouer, de faire entendre sa
voix, qui est écoute de l’une des voix du texte. Ce qu’on cherche,
c’est à esquisser l’espace stéréographique d’une écriture (qui sera
ici écriture classique, lisible). Le commentaire, fondé sur laffir-
mation du pluriel, ne peut donc travailler dans le «respect» du
texte : le texte tuteur sera sans cesse brisé, interrompu sans aucun
égard pour ses divisions naturelles (syntaxiques, rhétoriques,
anecdotiques) ; l'inventaire, l'explication et la digression pour-
ront s'installer au cœur du suspense, séparer même le verbe et
son complément, le nom et son attribut; le travail du commen-
taire, dès lors qu’il se soustrait à toute idéologie de la totalité,
consiste précisément à malmener le texte, à lui couper la parole.
Cependant, ce qui est nié, ce n’est pas la qualité du texte (ici
incomparable), c’est son «naturel ».

IX. Combien de lectures ?


Il faut encore accepter une dernière liberté : celle de lire le texte
comme s’il avait été déjà lu. Ceux qui aiment les belles histoires
pourront certes commencer par la fin et lire d’abord le texte tuteur,
qui est donné en annexe dans sa pureté et sa continuité, tel qu’il
est sorti de l’édition, bref tel qu’on le lit habituellement. Mais pour
nous qui cherchons à établir un pluriel, nous ne pouvons arrêter
ce pluriel aux portes de la lecture : il faut que la lecture soit elle
aussi plurielle, c’est-à-dire sans ordre d'entrée : la version «pre-
mière » d’une lecture doit pouvoir être sa version dernière, comme
si le texte était reconstitué pour finir dans son artifice de conti-
nuité, le signifiant étant alors pourvu d’une figure supplémentaire :
le glissement. La relecture, opération contraire aux habitudes com-
merciales et idéologiques de notre société qui recommande de
«jeter » l’histoire une fois qu’elle a été consommée («dévorée »),
pour que l’on puisse alors passer à une autre histoire, acheter un
autre livre, et qui n’est tolérée que chez certaines catégories mar-
ginales de lecteurs (les enfants, les vieillards et les professeurs),

RTL)
an = n

la relecture est ici proposée d'emblée, car elle seule sauve le texte
de la répétition (ceux qui négligent de relire s’obligent à lire par-
tout la même histoire), le multiplie dans son divers et son pluriel :
elle le tire hors de la chronologie interne («ceci se passe avant
ou après cela») et retrouve un temps mythique (sans avant ni
après) ; elle conteste la prétention qui voudrait nous faire croire
que la première lecture est une lecture première, naïve, phéno-
ménale, qu’on aurait seulement, ensuite, à «expliquer », à intel-
lectualiser (comme s’il y avait un commencement de la lecture,
comme si tout n’était déjà lu : il n’y a pas de première lecture, même
si le texte s'emploie à nous en donner l'illusion par quelques opé-
rateurs de suspense, artifices spectaculaires plus que persuasifs) ;
elle n’est plus consommation, mais jeu (ce jeu qui est le retour du
différent). Si donc, contradiction volontaire dans les termes, on
relit tout de suite le texte, c’est pour obtenir, comme sous leffet
d’une drogue (celle du recommencement, de la différence), non
le « vrai » texte, mais le texte pluriel : même et nouveau.

X. « Sarrasine »
Quant au texte qui a été choisi (pour quelles raisons? Je sais
seulement que je désirais depuis assez longtemps faire l’analyse
d’un court récit dans son entier et que mon attention fut attirée
sur la nouvelle de Balzac par une étude de Jean Reboul!'; Pau-
teur disait tenir son propre choix d’une citation de Georges
Bataille, ainsi je me trouvais pris dans ce report, dont j'allais,
par le texte lui-même, entrevoir toute l’étendue), ce texte est
Sarrasine, de Balzac?.

(1) SARRASINE x Le titre ouvre une question : Sarrasine, qu’est-


ce que c’est que ça ? Un nom commun ? un nom propre ? une chose ?
un homme ? une femme ? A cette question il ne sera répondu que
beaucoup plus tard, par la biographie du sculpteur qui a nom
Sarrasine. Décidons d’appeler code herméneutique (que nous
marquerons dans nos relevés, pour simplifier : HER.) l’ensemble

1. Jean Reboul : «Sarrasine ou la castration personnifiée », in Cahiers pour


l'analyse, mars-avril 1967.
2. Scènes de la vie parisienne. Le texte est celui de : Balzac, La Comédie
humaine, Ed. du Seuil, collection « L'Intégrale » (1966), tome IV, p. 263-272,
présentation et notes de Pierre Citron.

de 5.4
Si ?,Z

des unités qui ont pour fonction d’articuler, de diverses manières,


une question, sa réponse et les accidents variés qui peuvent ou
préparer la question ou retarder la réponse ; ou encore : de formuler
une énigme et d’amener son déchiffrement. Le titre Sarrasine
propose donc le premier terme d’une séquence qui ne sera fermée
qu’en 153 (HER. Enigme { (il y aura en effet d’autres énigmes dans
la nouvelle) : question). xx Le mot Sarrasine emporte une autre
connotation : celle de féminité, perceptible à tout Français, qui reçoit
volontiers le e final comme le morphème spécifique du féminin,
surtout lorsqu'il s’agit d’un nom propre dont le masculin (Sarrazin)
est attesté communément par l’onomastique française. La féminité
(connotée) est un signifié destiné à se fixer en plusieurs lieux du
texte ; c’est un élément migrateur, capable d’entrer en composition
avec d’autres éléments du même genre pour former des caractères,
des atmosphères, des figures, des symboles. Bien que toutes les
unités repérées ici soient des signifiés, celle-ci appartient à une
classe exemplaire : elle constitue le signifié par excellence, tel que
le désigne la connotation, au sens presque courant du terme.
Appelons cet élément un signifié (sans plus spécifier), ou encore un
sème (en sémantique, le sème est l'unité du signifié), et marquons le
relevé de ces unités des lettres SEM., nous contentant de désigner
chaque fois d’un mot (approximatif le signifié de connotation
auquel la lexie renvoie (SEM. Féminité).

(2) J’étais plongé dans une de ces rêveries profondes x La


rêverie qui est annoncée ici n'aura rien de vagabond; elle sera
fortement articulée, selon la plus connue des figures de rhétorique,
par les termes successifs d’une antithèse, celle du jardin et du
salon, de la mort et de la vie, du froid et du chaud, du dehors et du
dedans. Ce que la lexie inaugure, à litre d'annonce, c’est donc une
grande forme symbolique, puisqu'elle recouvrira tout un espace de
substitutions, de variations, qui nous conduiront du jardin au
castrat, du salon à la jeune femme aimée du narrateur, en passant
par l’énigmalique vieillard, la plantureuse Mme de Lanty ou le
lunaire Adonis de Vien. Ainsi, dans le champ symbolique, se
détache un vaste canton, celui de PAntithèse, dont c’est ici l'unité
introductive, qui conjoint pour commencer ses deux termes
adversatifs (A/B) sous le nom de rêverie (on marquera toute unité
de ce champ symbolique des lettres SYM. Ici : SYM. Antithèse : AB).
xx L’élat d'absorption qui est énoncé («J'étais plongé... ») appelle
déjà (du moins dans le discours lisible) quelque événement qui y
mette fin («... quand je fus réveillé par une conversation », n° 14). De
telles séquences impliquent une raison des comportements
humains. Se référant à la terminologie aristotélicienne qui lie la
praæis à la proairésis, ou faculté de délibérer l’issue d’une conduite,

11802
SZ

on appellera proairétique ce code des actions et des comportements


(mais dans le récit, ce qui délibère l’action, ce n’est pas le
personnage, c’est le discours). On signalera ce code des actions par
les lettres ACT. ; de plus, comme ces actions s'organisent en suites,
on coiffera chaque suite d’un nom générique, sorte de titre de la
séquence, et l’on numérotera chacun des termes qui la composent,
au fur et à mesure qu'ils se présenteront (ACT. « Etre plongé » :
1 : être absorbé).

(5) qui saisissent tout le monde, même un homme frivole, au


sein des fêtes les plus tumultueuses. x L'information «il y a fête »
(donnée ici obliquement), jointe bientôt à d’autres informations (un
hôtel particulier au Faubourg Saint-Honoré) est le composant d’un
signifié pertinent: la richesse de la famille Lanty (SEM. Richesse).
xx La phrase n’est que la transformation de ce qui pourrait être
aisément un proverbe : «A fêtes tumultueuses, rêveries profondes. »
L'Ée
L’énoncé est proféré par une voix collective, anonyme, dont
l’origine est la sapience humaine. L'unité est donc issue d’un code
gnomique et ce code est l’un des très nombreux codes de savoir ou
de sagesse auxquels le texte ne cesse de se référer; on les appellera
d’une façon très générale des codes culturels (bien qu’à vrai dire
tout code soit culturel), ou encore, puisqu'ils permettent au
discours de s’appuyer sur une autorité scientifique ou morale, des
codes de références (REF. Code gnomique).

XT. Les cing codes


Le hasard (mais est-ce le hasard ?) veut que les trois premières
lexies (à savoir le titre et la première phrase de la nouvelle)
nous livrent déjà les cinq grands codes que vont maintenant
rejoindre tous les signifiés du texte : sans qu’il soit besoin de
forcer, jusqu’à la fin, pas d’autre code que l’un de ces cinq-là,
et pas de lexie qui n’y trouve sa place. Reprenons-les d’un mot,
dans leur rang d'apparition, sans chercher à les hiérarchiser
entre eux. L’inventaire du code herméneutique consistera à dis-
tinguer les différents termes (formels), au gré desquels une
énigme se centre, se pose, se formule, puis se retarde et enfin
se dévoile (ces termes parfois manqueront, souvent se répéte-
ront; ils n’apparaîtront pas dans un ordre constant). Pour les
sèmes, on les relèvera sans plus — c’est-à-dire sans essayer, ni
de les tenir attachés à un personnage (à un lieu ou à un objet),
ni de les organiser entre eux pour qu’ils forment un même champ
thématique ; on leur laissera leur instabilité, leur dispersion, ce

IN SNS
S A Z

qui fait d’eux les particules d’une poussière, d’un miroitement


du sens. On se gardera encore plus de structurer le champ sym-
bolique ; ce champ est le lieu propre de la multivalence et de la
réversibilité ; la tâche principale reste donc toujours de montrer
qu’on accède à ce champ par plusieurs entrées égales, ce qui
en rend problématiques la profondeur et le secret. Les com-
portements (termes du code proaïrétique) s'organisent en
séquences diverses, que l’inventaire doit seulement jalonner;
car la séquence proaïrétique n’est jamais que l'effet d’un arti-
fice de lecture : quiconque lit le texte rassemble certaines infor-
mations sous quelque nom générique d’actions (Promenade,
Assassinat, Rendez-vous), et c’est ce nom qui fait la séquence; la
séquence n'existe qu’au moment où et parce qu’on peut la nom-
mer, elle se développe au rythme de la nomination qui se
cherche ou se confirme; elle a donc un fondement plus empi-
rique que logique, et il est inutile de la faire rentrer de force
dans un ordre légal de relations; elle n’a d'autre logique que
celle du déjà-fait ou du déjà-lu ; d’où la diversité des séquences
(parfois triviales, parfois romanesques) et celle des termes (nom-
breux ou non); ici encore, on ne cherchera pas à les structu-
rer : leur relevé (externe et interne) suffira à manifester le sens
pluriel de leur texture, qui est l’entrelacs. Les codes culturels
enfin sont les citations d’une science ou d’une sagesse ; en rele-
vant ces codes, on se bornera à indiquer le type de savoir (phy-
sique, physiologique, médical, psychologique, littéraire, histo-
rique, etc.) qui est cité, sans jamais aller jusqu’à construire — ou
reconstruire — la culture qu’ils articulent.

XII. Le tissu des voix

Les cinq codes forment une espèce de réseau, de topique à


travers quoi tout le texte passe (ou plutôt : en y passant, il se fait
texte). Si donc on ne cherche pas à structurer chaque code ni
les cinq codes entre eux, c’est d’une façon délibérée, pour assu-
mer la multivalence du texte, sa réversibilité partielle. Il s’agit
en effet, non de manifester une structure, mais autant que pos-
sible de produire une structuration. Les blancs et les flous de
l'analyse seront comme les traces qui signalent la fuite du texte;
car si le texte est soumis à une forme, cette forme n’est pas uni-
taire, architecturée, finie : C’est la bribe, le tronçon, le réseau
coupé ou effacé, ce sont tous les mouvements, toutes les
Sa 72 Z

inflexions d’un fading immense, qui assure à la fois le chevau-


chement et la perte des messages. Ce qu’on appelle Code, ici,
rest donc pas une liste, un paradigme qu’il faille à tout prix
reconstituer. Le code est une perspective de citations, un mirage
de structures ; on ne connaît de lui que des départs et des retours ;
les unités qui en sont issues (celles que l’on inventorie) sont elles-
mêmes, toujours, des sorties du texte, la marque, le jalon d’une
digression virtuelle vers le reste d’un catalogue (Enlèvement ren-
voie à tous les enlèvements déjà écrits) ; elles sont autant d’éclats
de ce quelque chose qui a toujours été déjà lu, vu, fait, vécu: le
code est le sillon de ce déjà. Renvoyant à ce qui a été écrit, c’est-
à-dire au Livre (de la culture, de la vie, de la vie comme cul-
ture), il fait du texte le prospectus de ce Livre. Ou encore : chaque
code est l’une des forces qui peuvent s'emparer du texte (dont
le texte est le réseau), l’une des Voix dont est tissé le texte. Laté-
ralement à chaque énoncé, on dirait en effet que des voix off se
font entendre : ce sont les codes : en se tressant, eux dont l’ori-
gine «se perd » dans la masse perspective du déjà-écrit, ils déso-
riginent l’énonciation : le concours des voix (des codes) devient
l'écriture, espace stéréographique où se croisent les cinq codes,
les cinq voix : Voix de l’'Empirie (les proaïrétismes), Voix de la
Personne (les sèmes), Voix de la Science (les codes culturels),
Voix de la Vérité (les herméneutismes), Voix du Symbole.

(4) Minuit venait de sonner à l’horloge de l’Elysée-Bourbon.


x Une logique métonymique conduit de PElysée-Bourbon au sème
de Richesse, puisque le faubourg Saint-Honoré est un quartier riche.
Cette richesse est elle-même connotée : quartier de nouveaux
riches, le faubourg Saint-Honoré renvoie par synecdoque au Paris
de la Restauration, lieu mythique des fortunes brusques, aux
origines douteuses ; où l’or surgit diaboliquement sans origine (c’est
la définition symbolique de la spéculation) (SEM. Richesse).

(5) Assis dans l’embrasure d’une fenêtre x Le développement


d’une antithèse comporte normalement l'exposé de chacune de ses
parties (A, B). Un troisième terme est possible : la présentation
conjointe. Ce terme peut être purement rhétorique, s’il s’agit
d'annoncer ou de résumer l’antithèse ;mais il peut être aussi littéral,
s’il s’agit de dénoter la conjonction physique des lieux
antithétiques: fonction dévolue ici à l’embrasure, ligne mitoyenne
entre le jardin et le salon, la mort et la vie (SYM. Antithèse :
mitoyenneté).

= Où or
S 43

(6) et caché sous les plis onduleux d’un rideau de moire,


x ACT. « Cachette » : 1: être caché.

(7) je pouvais contempler à mon aise Le jardin de l’hôtel où je


passais la soirée. x Je pouvais contempler veut dire : je vais décrire.
Le premier terme de lPantithèse (le jardin) est ici annoncé d’un
point de vue (selon le code) rhétorique : il y a manipulation du
discours, non de l’histoire (SYM. Antithèse : À : annonce). On notera
dès maintenant, pour reprendre ce thème plus tard, que la
contemplation, posture visuelle, tracé arbitraire d’un champ
d'observation (le templum des augures) rapporte toute la
description au modèle d’un tableau peint. xx SEM. Richesse (une
fête, le faubourg Saint-Honoré, un hôtel particulier).

XIII. Citar
La Fête, le Faubourg, l'Hôtel sont des informations anodines,
perdues apparemment dans le flux naturel du discours ; en réa-
lité ce sont autant de touches destinées à faire surgir l’image de
la Richesse dans le tapis de la rêverie. Le sème est ainsi plusieurs
fois « cité »; on voudrait donner à ce mot son sens tauromachique :
citar, c’est ce coup de talon, cette cambrure du torero, qui appel-
lent la bête aux banderilles. De la même façon, on cite le signifié
(la richesse) à comparaître, tout en l’esquivant au fil du discours.
Cette citation fugitive, cette manière subreptice et discontinue de
thématiser, cette alternance du flux et de l'éclat définissent bien
l'allure de la connotation; les sèmes semblent flotter librement,
former une galaxie de menues informations où ne peut se lire
aucun ordre privilégié : la technique narrative est impressionniste :
elle divise le signifiant en particules de matière verbale dont seule
la concrétion fait sens : elle joue de la distribution d’un discontinu
(ainsi construit-elle le «caractère » d’un personnage); plus la dis-
tance syntagmatique de deux informations convergentes est
grande, plus le récit est habile ; la performance consiste à jouer
d’un certain degré d'impression : il faut que le trait passe légère-
ment, comme si son oubli était indifférent et que cependant, surgi
plus loin sous une autre forme, il constitue déjà un souvenir; le
lisible est un effet fondé sur des opérations de solidarité (le lisible
«colle »); mais plus cette solidarité est aérée, plus l’intelligible
paraît intelligent. La fin (idéologique) de cette technique est de
naturaliser le sens, et donc d’accréditer la réalité de l’histoire : car
(en Occident) le sens (le système) est, dit-on, antipathique à la

L 35 6
SA 7

nature et à la réalité. Cette naturalisation n’est possible que parce


que les informations significatives, lâchées — ou appelées — à un
rythme homéopathique, sont portées, charriées par une matière
réputée « naturelle » : le langage : paradoxalement, le langage, sys-
tème intégral du sens, a pour fonction de désystématiser les sens
seconds, de naturaliser leur production et d’authentifier la fiction :
la connotation s’enfouit sous le bruit régulier des «phrases », la
«richesse » sous la syntaxe toute « naturelle » (sujet et compléments
circonstanciels) qui fait qu’une fête se donne dans un hôtel, lui-
même situé dans un quartier.

(8) Les arbres, imparfaitement couverts de neige, se


détachaient faiblement du fond grisâtre que formait un ciel
nuageux, à peine blanchi par la lune. Vus au sein de cette
atmosphère fantastique, ils ressemblaient vaguement à des
spectres mal enveloppés de leurs linceuls, image gigantesque de
la fameuse danse des morts. x SYM. Antithèse : À : le dehors.-
*xx La neige renvoie ici au froid, mais ce n’est pas fatal, c’est même
rare : la neige, manteau moelleux, duveteux, connote plutôt la
chaleur des substances homogènes, la protection de l'abri. Le froid
vient ici de ce que la couverture nivale est partielle : ce n’est pas la
neige, C’est l’imparfait qui est froid ; la forme sinistre, c’est
Pimparfaitement couvert : le déplumé, le dépouillé, le par-plaques,
tout ce qui subsiste d’une plénitude rongée par le manque (SEM.
Froid). La lune, elle aussi, contribue à ce manque. Iei franchement
sinistre, éclairant, constituant le défaut du paysage, on la retrouvera
pourvue d’une douceur ambiguë lorsque, par le substitut d’une
lampe d’albâtre, elle éclairera et féminisera l’Adonis de Vien
(n° 111), portrait qui est doublé (et ceci est assez explicite) par
lEndymion de Girodet (n° 547). C’est que la lune est le rien de la
lumière, la chaleur réduite à son manque : elle éclaire par pur
reflet, sans être elle-même origine ; elle devient ainsi Pemblème
lumineux du castrat, manque manifesté par lPéclat vide qu’il
emprunte à la féminité lorsqu'il est jeune (lAdonis) et dont il ne
reste plus qu’une lèpre grise quand il est vieux (le vieillard, le
jardin) (SEM. Sélénité). De plus, le fantastique désigne et désignera
ce qui est hors des limites fondatrices de humain : sur-nature,
extra-monde, cette transgression est celle du castrat, donné à la fois
(plus tard) comme Sur-Femme et sous-homme (SEM. Fantastique).—
xxx REF. L'Art (la danse des morts).

(9) Puis, en me retournant de l’autre côté x Le passage d’un


terme de l’Antithèse (le jardin, le dehors) à l’autre (le salon, le

ST
SAT

dedans) est ici un mouvement corporel; il n’est donc pas artifice du


discours (relevant du code rhétorique) mais acte physique de
conjonction (relevant du champ symbolique) (SYM. Antithèse :
mitoyenneté).

(10) je pouvais admirer la danse des vivants ! x La danse des


morts (n° 8) était un stéréotype, un syntagme figé. Ce syntagme est
ici brisé en deux, un syntagme neuf est constitué (la danse des
vivants). Deux codes sont entendus simultanément : un code de
connotation (dans la danse des morts, le sens est global, issu d’un
savoir codé, celui des histoires de l’Art) et un code de dénotation
(dans la danse des vivants, chaque mot, gardant simplement le sens
du dictionnaire, est additionné à son voisin); cette divergence, cette
sorte de strabisme définit le jeu de mots. Ce jeu de mots est
construit comme un diagramme de l’Antithèse (forme dont nous
savons l’importance symbolique) : un tronc commun, /a danse, se
diversifie en deux syntagmes opposés (les morts/les vivants), tout
comme le corps du narrateur est l’espace unique d’où partent le
jardin et le salon (REF. Le jeu de mots). xx «Je pouvais contempler »
annonçait la première partie (A) de l’Antithèse (n° 7). «Je pouvais
admirer», Syÿmétriquement, annonce la seconde (B). La
contemplation référait à un pur tableau de peinture ; Padmiration,
mobilisant des formes, des couleurs, des sons, des parfums, reporte
la description du salon (qui va suivre) à un modèle théâtral (la
scène). On reviendra sur celle sujétion de la littérature
(précisément dans sa version «réaliste ») à d’autres codes de
représentation (SYM. Antithèse : B : annonce).

(11) un salon splendide, aux parois d'argent et d’or, aux


lustres étincelants, brillant de bougies. Là fourmillaient,
s’agilaient et papillonnaient les plus jolies femmes de Paris, Les
plus riches, les mieux titrées, éclatantes, pompeuses,
éblouissantes de diamants ! des fleurs sur la tête, sur le sein,
dans les cheveux, semées sur Les robes ou en guirlandes à leurs
pieds. C'étaient de légers frémissements, des pas voluptueux qui
Jaisaient rouler les dentelles, Les blondes, la mousseline, autour
de leurs flancs délicats. Quelques regards trop vifs perçaient çà
et là, éclipsaient les lumières, Le feu des diamants, et animaient
encore des cœurs trop ardents. On surprenait aussi des airs de
Lêle significatifs pour les amants, et des attitudes négatives pour
les maris. Les éclats de voix des joueurs, à chaque coup imprévu,
le retentissement de l’or, se mêlaient à la musique, au murmure
des conversations, pour achever d’étourdir cette foule enivrée
par tout ce que le monde peut offrir de séductions, une vapeur
de parfums et l'ivresse générale agissaient sur les imaginations
SZ

affolées. x SYM. Antithèse : B : le dedans. xx Les femmes sont


transformées en fleurs (elles en ont partout) ;ce sème de végétalité
viendra se fixer plus tard sur la femme aimée du narrateur (dont les
formes sont « verdoyantes ») ; d'autre part la végétalité connote une
certaine idée de la vie pure (parce que organique), qui forme
antithèse avec la « chose » morte dont sera fait le vieillard (SEM.
Végétalité). Le frémissement des dentelles, le flottement des
mousselines et la vapeur des parfums installent le sème de
vaporeur, antithétique à l’anguleux (n° 80), au géométrique (n° 76),
au ridé (n° 82), toutes formes qui définiront sémiquement le
vieillard. Ce qui est visé par contraste, dans le vieillard, c’est la
machine : pourrait-on concevoir (du moins dans le discours lisible)
une machine vaporeuse ? (SEM. Vaporeux). xxx SEM. Richesse. #xxx
Allusivement, une atmosphère d’adultère est désignée ; elle connote
Paris comme lieu d’immoralité (les fortunes parisiennes, dont celle
des Lanty, sont immorales) (REF. Psychologie ethnique: Paris).

(12) Ainsi à ma droite, la sombre et silencieuse image de la


mort; à ma gauche, les décentes bacchanales de la vie : ici,
la nature froide, morne, en deuil; là, les hommes en joie.
x SYM. Antithèse : AB : résumé.

(15) Moi, sur la frontière de ces deux tableaux si disparates,


qui, mille fois répétés de diverses manières, rendent Paris La ville
la plus amusante du monde et la plus philosophique, je faisais
une macédoine morale, moitié plaisante, moitié funèbre. Du
pied gauche, je marquais la mesure, et je croyais avoir l’autre
dans un cercueil. Ma jambe était en effet glacée par un de ces
vents coulis qui vous gèlent une moitié du corps, tandis que
l’autre éprouve la chaleur moite des salons, accident assez
fréquent au bal. x La « macédoine » connote un caractère
composite, le mélange sans liaison d'éléments disparates. Ce sème
va émigrer du narrateur à Sarrasine (n° 159), ce qui infirme l’idée
que le narrateur n’est qu’un personnage secondaire, introductif : les
deux hommes sont symboliquement à égalité. Le composite
s’oppose à un état qui aura beaucoup d'importance dans l’histoire
de Sarrasine, puisqu'il sera lié à la découverte de son premier
plaisir : le lubrifié (n° 213). L’échec de Sarrasine et du narrateur est
celui d’une substance qui ne « prend » pas (SEM. Composite).
*xx Deux codes culturels font ici entendre leur voix : la psychologie
ethnique (REF. « Paris ») et la Médecine vulgaire («on attrape
facilement un chaud-froid en restant dans l’embrasure d’une
fenêtre ») (REF. Médecine). xxx La participation du narrateur au
symbolisme profond de l’Antithèse est ici ironisée, trivialisée,
minimisée par le recours à une causalité physique, grossière et

15" 9
S AZ

dérisoire : le narrateur feint de refuser le symbolique, qui est pour


lui «affaire de courant d’air »; il sera d’ailleurs puni de son
incrédulité (SEM. Asymbolisme).

XIV. L’Antithèse I : le supplément


Les quelques centaines de figures proposées, le long des
siècles, par l’art rhétorique constituent un travail classificatoire
destiné à nommer, à fonder le monde. De toutes ces figures, l’une
des plus stables est l’Antithèse ; elle a pour fonction apparente
de consacrer (et d’apprivoiser) par un nom, par un objet méta-
linguistique, la division des contraires et dans cette division, son
irréductibilité même. l’Antithèse sépare de toute éternité; elle
en appelle ainsi à une nature des contraires, et cette nature est
farouche. Loin de différer par la seule présence ou carence d’un
simple trait (comme il se passe ordinairement dans l'opposition
paradigmatique), les deux termes d’une antithèse sont l’un et
l’autre marqués : leur différence n’est pas issue d’un mouvement
complémentaire, dialectique (creux contre plein) : l’antithèse est
le combat de deux plénitudes, mises rituellement face à face
comme deux guerriers tout armés : l’Antithèse est la figure de
l'opposition donnée, éternelle, éternellement récurrente : la figure
de linexpiable. Toute alliance de deux termes antithétiques, tout
mélange, toute conciliation, en un mot tout passage du mur de
l’Antithèse constitue donc une transgression; certes la rhétorique
peut de nouveau inventer une figure destinée à nommer le trans-
gressif; cette figure existe : c’est le paradoxisme (ou alliance de
mots) : figure rare, elle est l'ultime tentative du code pour flé-
chir lPinexpiable. Caché dans l’embrasure, mitoyen au dehors et
au dedans, installé à la limite intérieure de l’adversion, chevau-
chant le mur de l’Antithèse, le narrateur opère cette figure: il
induit ou supporte une transgression. Cette transgression n’a pour
le moment rien de catastrophique : ironisée, trivialisée, natura-
lisée, elle est l’objet d’une parole aimable, sans rapport avec l’hor-
reur du symbole (avec le symbole comme horreur); et cepen-
dant son scandale est immédiatement repérable. Comment ?
Rhétoriquement, l’antithèse du jardin et du salon a été saturée :
l’ensemble (AB) a été annoncé, chaque terme a été ensuite lui-
même introduit et décrit, puis, de nouveau et pour finir, toute
l’'antithèse a été résumée, selon une boucle harmonieusement
close :
nome

Or un élément est venu s'ajouter à cet ensemble (rhétorique-


ment) fini. Cet élément est la position du narrateur (décodée sous
le nom de « mitoyenneté ») :

ae oiLAAeS.e
mitoy. dnneté
mitoy. .
A B
mitoyenneté

La mitoyenneté trouble l’harmonie rhétorique — ou paradig-


matique — de l’Antithèse (AB/A/B/AB) et ce trouble vient, non
d’une carence, mais d’un excès: il y a un élément de trop, et ce
supplément indu est le corps (du narrateur). Comme supplément,
le corps est le lieu de la transgression mise en œuvre par le récit :
c’est au niveau du corps que la barre de l’adversion doit sauter,
que les deux inconciliabilia de l’Antithèse (le dehors et le dedans,
le froid et le chaud, la mort et la vie) sont appelés à se rejoindre,
à se toucher, à se mêler par la plus stupéfiante des figures dans
une substance composite (sans tenue), ici fantaisiste (c’est la
macédoine), plus tard chimérique (ce sera l’arabesque formée
par le Vieillard et la jeune femme assis côte à côte). C’est par ce
trop qui vient au discours après que la rhétorique l’a décemment
saturé, que quelque chose peut être raconté et que le récit com-
mence.

AV. La partition
L’espace du texte (lisible) est en tout point comparable à une
partition musicale (classique). Le découpage du syntagme (dans
son mouvement progressif) correspond au découpage du flot
sonore en mesures (l’un est à peine plus arbitraire que l’autre).
Ce qui éclate, ce qui fulgure, ce qui souligne et impressionne,
ce sont les sèmes, les citations culturelles et les symboles, ana-
logues, par leur timbre fort, la valeur de leur discontinu, aux
cuivres et aux percussions. Ce qui chante, ce qui file, se meut,

P MT
SNA Z

par accidents, arabesques et retards dirigés, le long d’un deve-


nir intelligible (telle la mélodie confiée souvent aux bois), c’est
la suite des énigmes, leur dévoilement suspendu, leur résolution
retardée : le développement d’une énigme est bien celui d’une
fugue ; l’une et l’autre contiennent un sujet, soumis à une expo-
sition, un divertissement (occupé par les retards, ambiguïtés et
leurres par quoi le discours prolonge le mystère), une strette (par-
tie serrée où les bribes de réponse se précipitent) et une conclu-
sion. Enfin, ce qui soutient, ce qui enchaîne régulièrement, ce
qui harmonise le tout, comme le font les cordes, ce sont les
séquences proaïrétiques, la marche des comportements, la
cadence des gestes connus :

Lexies 1 |2 Qt 4 5 (en 0 8 CMPEITE 121

D nonae ha ppp [I
Codes cult. À LD À LOI
Antithèse J J J J À J J |]
Enigme 1

« Plongé » ee | 1 a ET
«Caché » L l L d- D s
le
LA

L’analogie ne s’arrête pas là. On peut attribuer à deux suites


de la table polyphonique (la suite herméneutique et la suite
proaïrétique) la même détermination tonale que détiennent la
mélodie et l'harmonie dans la musique classique : le texte lisible
est un texte tonal (dont l'habitude produit une lecture tout aussi
conditionnée que notre audition : on peut dire qu’il y a un œil
lisible, comme il y a une oreille tonale, en sorte que désapprendre
la lisibilité est du même ordre que désapprendre la tonalité) et
l'unité tonale y dépend essentiellement de deux codes séquen-
tiels : la marche de la vérité et la coordination des gestes repré-
sentés : il y a même contrainte dans l’ordre progressif de la mélo-
die et dans celui, tout aussi progressif, de la séquence narrative.
Or c’est précisément cette contrainte qui réduit le pluriel du texte
classique. Les cinq codes repérés, entendus souvent simultané-
ment, assurent en effet au texte une certaine qualité plurielle
(le texte est bien polyphonique), mais sur les cinq codes, trois
seulement proposent des traits permutables, réversibles, insou-
mis à la contrainte du temps (les codes sémique, culturel, sym-
SDF

bolique) ; les deux autres imposent leurs termes selon un ordre


irréversible (les codes herméneutique et proaïrétique). Le texte
classique est donc bien tabulaire (et non pas linéaire), mais sa
tabularité est vectorisée, elle suit un ordre logico-temporel. Il
s’agit d’un système multivalent mais incomplètement réversible.
Ce qui bloque la réversibilité, voilà ce qui limite le pluriel du
texte classique. Ces blocages ont des noms : c’est d’une part la
vérité et d’autre part l’empirie : ce précisément contre quoi - ou
entre quoi — s'établit le texte moderne.

(14) - {1 n'y a pas fort longtemps que M. de Lanty possède cet


hôtel ?
— Si fait. Voici bientôt dix ans que le maréchal de Carigliano
Le lui a vendu.
- Ah!
— Ces gens-là doivent avoir une fortune immense ?
— Mais il Le faut bien.
— Quelle fête ! Elle est d’un luxe insolent.
— Les croyez-vous aussi riches que le sont M. de Nucingen ou
M. de Gondreville ? x ACT. « Etre plongé » : 2 : ressortir.
xx REF. Code chronologique (dix ans...). xxx La richesse des Lanty
(déjà signalée par la convergence de la fête, de l’hôtel et du
quartier) est ici franchement énoncée ; et comme cette richesse sera
l’objet d’une énigme (d’où vient-elle ?), il faut voir dans la lexie un
terme du code herméneutique : appelons thème l’objet (ou le sujet)
sur quoi portera la question de l’énigme : l'énigme n’est pas encore
formulée, mais le thème en est déjà présenté, ou, si l’on préfère,
d’une manière quelconque : emphatisé (HER. Enigme 2 : thème).

(15) - Mais vous ne savez donc pas ?...


J’avançai la tête et reconnus les deux interlocuteurs pour
appartenir à cette gent curieuse qui, à Paris, s'occupe
exclusivement des Pourquoi ? des Comment? D’où viennent-ils ?
Qu'’y a-t-il ? Qu’a-t-elle fait ? Ils se mirent à parler bas, et
s’éloignèrent pour aller causer plus à l’aise sur quelque canapé
solitaire. Jamais mine plus féconde ne s'était ouverte aux
chercheurs de mystère. x ACT. « Cachette » : 2 : sortir de sa
cachette. xx REF. Psychologie ethnique (Paris, mondain, médisant,
cancanier). xxx Voici deux nouveaux termes du code
herméneutique : la position de l’énigme, chaque fois que le discours
nous dit, d’une manière ou d’une autre, «il y a énigme », et la
réponse éludée (ou suspendue) : car si le discours n’avait pris soin de
faire partir les deux interlocuteurs vers un canapé lointain, nous

LA 45
S À Z

aurions tout de suite connu le mot de l’énigme, l’origine de la


fortune des Lanty (mais il n’y aurait plus eu, alors, d'histoire à
raconter) (HER. Enigme 2 : position et réponse suspendue).

(16) Personne ne savait de quel pays venait la famille Lanty,


+ Nouvelle énigme, thématisée (les Lanty sont constitués
en famille), posée (il y a énigme) et formulée (quelle est leur
origine ?) : ces trois morphèmes sont ici confondus en une seule
phrase (HER. Enigme 3 : thème, position, formulation).

(17) ni de quel commerce. de quelle spoliation, de quelle


piraterie ou de quel héritage provenait une fortune estimée à
plusieurs millions. x HER. Enigme 2 (la fortune des Lanty) :
formulation.

(18) Tous les membres de cette famille parlaient l'italien, Le


français, l'espagnol, l'anglais et l'allemand, avec assez de
perfection pour faire supposer qu'ils avaient dû longtemps
séjourner parmi ces différents peuples. Étaient-ce des
bohémiens ? étaient-ce des flibustiers ? x Un sème est ici
suggéré : l’internationalité de la famille Lanty, qui parle les cinq
langues de culture d'alors. Ce sème est inducteur de vérité (le
grand-oncle est une ancienne vedette internationale et les langues
nommées sont celles de l'Europe musicale), mais il est bien trop tôt
pour qu’il serve à la dévoiler : l'important, pour la morale du
discours, est que, prospectivement, il ne la contredise pas
(SEM. Internationalité). xx Narrativement, une énigme conduit
d’une question à une réponse à travers un certain nombre
de retards. De ces retards, le principal est sans doute la feinte,
la fausse réponse, le mensonge, que nous appellerons le leurre.
Le discours a déjà menti par prétérition en omettant parmi
les causes possibles de la fortune des Lanty (commerce, spoliation,
piraterie, héritage) la cause vraie, qui est le vedettariat d’un oncle,
castrat célèbre et entretenu ; il ment ici positivement par le moyen
d’un enthymème dont la majeure est fausse : 1° Seuls
les bohémiens et les flibustiers parlent plusieurs langues.
2° Les Lanty sont polyglottes. 3° Les Lanty ont une origine
bohémienne ou flibustière (HER. Enigme 5 : leurre, du discours au
lecteur).
(19) - Quand ce serait le diable ! disaient de jeunes politiques,
ils reçoivent à merveille.
- Le comte de Lanty eût-il dévalisé quelque Casauba,
j'épouserais bien sa fille ! s’'écriait un philosophe.
x REF. Psychologie ethnique : Paris cynique.

1 4 4
S / Z

(20) Qui n'aurait épousé Marianina, jeune fille de seize ans,


dont la beauté réalisait les fabuleuses conceptions des poètes
orientaux ! Comme la fille du sultan dans le conte de La Lampe
merveilleuse, elle aurait dû rester voilée. Son chant faisait
palir les talents incomplets des Malibran, des Sontag, des
Fodor, chez lesquelles une qualité dominante a toujours exclu
la perfection de l’ensemble; tandis que Marianina savait unir
au même degré la pureté du son, la sensibilité, la justesse du
mouvement et des intonations, l'âme et la science, la correction
et le sentiment. Cette fille était Le type même de cette poésie
secrète, lien commun de tous les arts, et qui fuit toujours ceux
qui la cherchent. Douce et modeste, instruite et spirituelle, rien
ne pouvait éclipser Marianina, si ce n’était sa mère.
x REF. Chronologie (Marianina avait six ans lorsque son père a
SO
CE acheté l'hôtel Carigliano, etc.). xx REF. Code gnomique («11y a
dans tous les arts », etc.) et code littéraire (les poètes orientaux, Les
Mille et Une Nuits, Aladin). xxx Pourquoi la musicalité de Marianina
est-elle parfaite ? parce qu’elle réunit des traits ordinairement
dispersés. De la même façon : pourquoi la Zambinella séduit-elle
Sarrasine ? parce que son corps unifie des perfections que le
sculpteur n’avait connues que divisées entre ses modèles (n° 220).
C’est, dans les deux cas, le thème du corps morcelé — ou du corps
total (SYM. Le corps rassemblé). xxxx La beauté de la jeune fille
est référée à un code culturel, ici littéraire (il peut être ailleurs
pictural ou seulptural). C’est là un énorme lieu commun de la
littérature : la Femme copie le Livre. Autrement dit: tout corps est
une citation : du déjà-écrit. L'origine du désir est la statue, le
tableau, le livre (Sarrasine sera identifié à Pygmalion, n° 229)
(SYM. Réplique des corps).

XVI. La beauté
La beauté (contrairement à la laideur) ne peut vraiment s’ex-
pliquer : elle se dit, s’affirme, se répète en chaque partie du corps
mais ne se décrit pas. Tel un dieu (aussi vide que lui), elle ne
peut que dire : je suis celle qui suis. I ne reste plus alors au dis-
cours qu’à asserter la perfection de chaque détail et à renvoyer
«le reste » au code qui fonde toute beauté : l’Art. Autrement dit,
la beauté ne peut s’alléguer que sous forme d’une citation: que
Marianina ressemble à la fille du sultan, c’est la seule façon dont
on puisse dire quelque chose de sa beauté; elle tient de son
modèle non seulement la beauté, mais aussi la parole; livrée à
elle-même, privée de tout code antérieur, la beauté serait muette.

1 4 6
S 4 Z

Tout prédicat direct lui est refusé; les seuls prédicats possibles
sont ou la tautologie (un visage d’un ovale parfait) ou la com-
paraison (belle comme une madone de Raphaël, comme un rêve
de pierre, etc.); de la sorte, la beauté est renvoyée à l'infini des
codes : belle comme Vénus ? Mais Vénus? Belle comme quoi?
Comme elle-même ? Comme Marianina ? Un seul moyen d’ar-
rêter la réplique de la beauté : la cacher, la rendre au silence, à
l’ineffable, à l’aphasie, renvoyer le référent à l’invisible, voiler la
fille du sultan, affirmer le code sans en réaliser (sans en com-
promettre) l’origine. Il y a une figure de rhétorique qui restitue
ce blanc du comparé, dont l’existence est entièrement remise à
la parole du comparant c’est la catachrèse (il n’y a aucun autre
mot possible pour dénoter les «ailes » du moulin ou les «bras »
du fauteuil, et pourtant les «ailes» et les «bras» sont, tout de
suite, déjà, métaphoriques) : figure fondamentale plus encore
peut-être que la métonymie, puisqu'elle parle autour d’un com-
paré vide: figure de la beauté.

(21) Avez-vous jamais rencontré de ces femmes dont la beauté


Joudroyante défie les atteintes de l’âge, et qui semblent, à trente-
six ans plus désirables qu’elles ne devaient l'être quinze ans plus
tôt ? Leur visage est une âme passionnée, il étincelle ;chaque
trait y brille d'intelligence; chaque pore possède un éclat
particulier, surtout aux lumières. Leurs yeux séduisants
attirent, refusent, parlent ou se taisent ; leur démarche est
innocemment savante; leur voix déploie les mélodieuses
richesses des tons les plus coquetiement doux et tendres. Fondés
sur des comparaisons, leurs éloges caressent l’amour-propre le
plus chatouilleux. Un mouvement de leurs sourcils, le moindre
jeu de l’œil, leur lèvre qui se fronce, impriment une sorte de
terreur à ceux qui font dépendre d'elles leur vie et leur bonheur.
Inexpériente de l'amour et docile au discours, une jeune fille
peut se laisser séduire; mais pour ces sortes de femmes, un
homme doit savoir, comme M. de Jaucourt, ne pas crier quand,
en se cachant au fond d’un cabinet, la femme de chambre lui
brise deux doigts dans la jointure d’une porte. Aimer ces
puissantes sirènes, n'est-ce pas jouer sa vie ? Et voilà pourquoi
peut-être les aimons-nous si passionnément ! Telle était La
comtesse de Lanty. x REF. Chronologie (Mme de Lanty a trente-six
ans quand... : le repère est ou fonctionnel ou signifiant, ce qui est le
cas ici). «x REF. Les légendes d'amour (M. de Jaucourt) et la
typologie amoureuse des femmes (la femme mûre supérieure à la
vierge inexperte). xxx Marianina copiait Les Mille et Une Nuits. Le

1400
S /.Z

corps de Me de Lanty est issu d’un autre Livre : celui de la Vie


(«Avez-vous jamais rencontré de ces femmes. »). Ce livre a été écrit
par les hommes (tel M. de Jaucourt) qui sont eux-mêmes dans la
légende, dans ce qui doit être lu pour que l’amour puisse être parlé
(SYM. Réplique des corps). xxxx Opposée à sa fille, Mme de Lanty
est décrite de telle sorte que son rôle symbolique apparaisse
clairement : à l’axe biologique des sexes (qui obligerait bien
inutilement à ranger toutes les femmes de la nouvelle dans la
même classe) se substitue l’axe symbolique de la castration
(SYM. Axe de la castration).

XVII. Le camp de la castration


À première vue, Sarrasine propose une structure complète des
sexes (deux termes opposés, un terme mixte et un terme neutre).
Cette structure pourrait alors être définie en termes phalliques :
1° être le phallus (les hommes : le narrateur, M. de Lanty, Sar-
rasine, Bouchardon) ; 2° lavoir (les femmes : Marianina, Mme de
Lanty, la jeune femme aimée du narrateur, Clotilde) ; 3° lavoir
et l’être (les androgynes : Filippo, Sapho) ; ne l’avoir ni l’être (le
castrat). Or cette répartition n’est pas satisfaisante. Les femmes,
quoique appartenant à la même classe biologique, n’ont pas le
même rôle symbolique : la mère et la fille s’opposent (le texte
nous le dit assez), Mme de Rochefide est divisée, tour à tour enfant
et reine, Clotilde est nulle; Filippo, qui a des traits féminins et
masculins, n’a aucun rapport avec la Sapho qui terrifie Sarra-
sine (n° 443); enfin, fait plus notable, les hommes de l’histoire
se placent mal du côté de la virilité pleine : l’un est rabougri
(M. de Lanty), un autre est maternel (Bouchardon), le troisième
assujetti à la Femme-Reine (le narrateur) et le dernier (Sarra-
sine) « ravalé » jusqu’à la castration. Le classement sexuel n’est
donc pas le bon. Il faut trouver une autre pertinence. C’est
Me de Lanty qui révèle la bonne structure : opposée à sa fille
(passive), Mn: de Lanty est entièrement du côté de l'actif: elle
domine le temps (défie les atteintes de l’âge) ; elle irradie (lirra-
diation est une action à distance, la forme supérieure de la
puissance) ; dispensant les éloges, élaborant les comparaisons,
inaugurant le langage par rapport auquel l’homme peut se
reconnaître, elle est l'Autorité originelle, le Tyran dont le numen
silencieux décrète la vie, la mort, l’orage, la paix; enfin et sur-
tout elle mutile l’homme (M. de Jaucourt y perd son «doigt »).
Bref, annoncant la Sapho qui fait tant peur à Sarrasine,

1 4 7
SL 70 7

Mre de Lanty est la femme castratrice, pourvue de tous les attri-


buts fantasmatiques du Père : puissance, fascination, autorité
fondatrice, terreur, pouvoir de castration. Le champ symbolique
n’est donc pas celui des sexes biologiques ; c’est celui de la cas-
tration : du châtrant/châtré, de l’actif/passif. C’est dans ce champ
(et non dans celui des sexes biologiques) que se distribuent d’une
façon pertinente les personnages de l’histoire. Du côté de la cas-
tration active, il faut ranger Mme de Lanty, Bouchardon (qui
retient Sarrasine loin de la sexualité) et Sapho (figure mythique
qui menace le sculpteur). Du côté passif, qui trouve-t-on? les
«hommes » de la nouvelle : Sarrasine et le narrateur, tous deux
entraînés dans la castration que l’un désire et l’autre raconte.
Quant au castrat lui-même, on aurait tort de le placer de droit
du côté du châtré: il est la tâche aveugle et mobile de ce sys-
tème; il va et vient entre l’actif et le passif : châtré, il châtre ; de
même pour Mme de Rochefide : contaminée pas la castration qui
vient de lui être racontée, elle y entraîne le narrateur. Quant à
Marianina, son être symbolique ne pourra être défini qu’en
même temps que celui de son frère Filippo.

(22) Filippo, frère de Marianina, tenait, comme sa sœur, de la


beauté merveilleuse de la comtesse. Pour tout dire en un mot, ce
jeune homme était une image vivante de l’Antinoüs, avec des
Jormes plus grêles. Mais comme ces maigres et délicates
proportions s’allient bien à la jeunesse quand un teint olivâtre,
des sourcils vigoureux et le feu d’un œil velouté promettent pour
l’avenir des passions mâles, des idées généreuses ! Si Filippo
restait dans tous les cœurs de jeunes filles comme un type, il
demeurait également dans le souvenir de toutes les mères
comme le meilleur parti de France. x REF. L'Art (antique).
xx SEM. Richesse (le meilleur parti de France) et Méditerranéité
(un teint olivâtre, un œil velouté). xxx Le jeune Filippo n’existe que
comme copie de deux modèles : sa mère et Antinoüs : le Livre
biologique, chromosomique, et le Livre statuaire (sans lequel il
serait impossible de faire parler la beauté : l’Antinoüs «pour tout
dire en un mot»: mais que dire d'autre ? et que dire alors
d’Antinoüs?) (SYM. Réplique des corps). xxxx SYM. Axe de la
castration. Les traits féminins de Filippo, quoique aussitôt corrigés
par euphémisme («des sourcils vigoureux », « des passions mâles »),
car dire d’un garçon qu’il est beau suffit déjà à le féminiser, le situe
dans le camp des femmes, qui est le côté de la castration active :
Filippo, cependant, n’y participe en rien dans la suite de l’histoire : à
quoi donc, symboliquement, peuvent servir Marianina et Filippo?

1 4 8
XVTIL. Postérité du castrat
Anecdotiquement, ni Marianina ni Filippo ne servent à grand-
chose : Marianina ne fournira que l'épisode mineur de la bague
(épisode destiné à renforcer le mystère des Lanty) et Filippo n’a
d'autre existence sémantique que de rejoindre (par sa morpho-
logie ambiguë, par son comportement tendre et inquiet à l’égard
du vieillard) le camp des femmes. Ce camp, on l’a vu, n’est pas
celui du sexe biologique, mais celui de la castration. Or ni Maria-
nina ni Filippo n’ont de traits castrateurs. À quoi donc, symboli-
quement, servent-ils ? À ceci: féminins tous deux, le frère et la
sœur instituent une descendance féminine de M": de Lanty (leur
atavisme maternel est souligné), c'est-à-dire de la Zambinella (dont
Mme de Lanty est la nièce) : ils sont là pour figurer une sorte d’ex-
plosion de la féminité zambinellienne. Le sens est le suivant: si
la Zambinella avait eu des enfants (paradoxe désignateur du
manque qui la constitue), ils eussent été ces êtres héréditaire-
ment et délicatement féminins que sont Marianina et Filippo:
comme s’il y avait dans la Zambinella un rêve de normalité, une
essence téléologique dont le castrat eût été déchu, et que cette
essence fût la féminité même, patrie et postérité reconstituées en
Marianina et Filippo par-dessus le blanc de la castration.

(25) La beauté, la fortune, l'esprit, les grâces de ces deux


enfants venaient uniquement de leur mère. x D’où vient la
fortune des Lanty ? A cette énigme 2, il est ici répondu : de la
comtesse, de la femme. Il y a donc, selon le code herméneutique,
déchiffrement (au moins partiel), morceau de réponse. Cependant
la vérité est noyée dans une énumération dont la parataxe
l'emporte, l’esquive, la retient et en fin de compte ne la livre pas : il
y a donc aussi feinte, leurre, obstacle (ou retard) au déchiffrement.
On appellera ce mixte de vérité et de leurre, ce déchiffrement
inefficace, cette réponse obscure une équivoque (HER. Enigme 2 :
équivoque). xx (SYM. Réplique des corps) (le corps des enfants
copie celui de la mère).

(24) Le comte de Lanty était petit, laid et grêlé; sombre


comme un Espagnol, ennuyeux comme un banquier. Il passait
d’ailleurs pour un profond politique, peut-être parce qu’il riait
rarement, et citait toujours M. de Metternich ou Wellington.
x REF. Psychologie des peuples et des professions (PEspagnol, le

dd 4 9
S / Z

Banquier). xx Le rôle de M. de Lanty est faible : comme banquier,


dispensateur de la fête, il joint l’histoire au mythe de la Haute
Finance parisienne. Sa fonction est symbolique : son portrait,
dépréciatif, exclut de l’hérédité zambinellienne (de la Féminité) ;
c’est un père négligeable, perdu, il rejoint au rebut les hommes de
la nouvelle, tous châtrés, forclos au plaisir; il contribue à étoffer le
paradigme châtrant/châtré (SYM. Axe de la castration).

(25) Cette mystérieuse famille avait tout l’attrait d’un poème


de lord Byron, dont les difficultés étaient traduites d’une
manière différente pour chaque personne du beau monde : un
chant obscur et sublime de strophe en strophe. x REF. La
Littérature (Byron). xx HER. Enigme 3 : thème et position (« cette
mystérieuse famille »). «xx La famille, sortie du Livre byronien, est
elle-même un livre, articulé de strophe en strophe : l’auteur réaliste
passe son temps à se référer à des livres : le réel, c’est ce qui a été
écrit (SYM. Réplique des corps).

(26) La réserve que M. et Mme de Lanty gardaient sur leur


origine, sur leur existence passée et sur leurs relations avec les
quatre parties du monde n'eût pas été longtemps un sujet
d’étonnement à Paris. En nul pays peut-être l’axiome de
V’espasien n’est mieux compris. Là, les écus même tachés de sang
ou de boue ne trahissent rien et représentent tout. Pourvu que la
haute société sache le chiffre de votre fortune, vous êtes classé
parmi les sommes qui vous sont égales, et personne ne vous
demande à voir vos parchemins, parce que tout le monde sait
combien ils coûtent. Dans une ville où les problèmes sociaux se
résolvent par des équations algébriques, les aventuriers ont en
leur faveur d'excellentes chances. En supposant que cette
Jamille eût été bohémienne d’origine, elle était si riche, si
attrayante, que la haute société pouvait bien lui pardonner ses
petits mystères. x REF. Code gnomique (Non olet, les pages roses
du dictionnaire) et mythologie de l’Or parisien. xx SEM.
Internationalité. xxx HER. Enigme 3 (origine des Lanty) : position
(il y a mystère) et leurre (les Lanty sont peut-être d’origine
bohémienne). xxxx HER. Enigme 2 (origine de la fortune) : position
(on ne sait d’où cette fortune vient).

AIX. L'indice, le signe, l'argent


Autrefois (dit le texte) l'argent «trahissait » : c’était un indice,
il livrait sûrement un fait, une cause, une nature ; aujourd’hui, il

1MouD
Si
ÀZ

«représente » (tout) : c’est un équivalent, une monnaie, une repré-


sentation : un signe. Entre l’indice et le signe, un mode commun,
celui de l'inscription. En passant de la monarchie terrienne à la
monarchie industrielle, la société a changé de Livre, elle est pas-
sée de la Lettre (de noblesse) au Chiffre (de fortune), du par-
chemin au registre, mais elle est toujours soumise à une écriture.
La différence qui oppose la société féodale à la société bourgeoise,
l'indice au signe, est celle-ci : l'indice a une origine, le signe n’en
a pas; passer de l’indice au signe, c’est abolir la dernière (ou la
première) limite, l’origine, le fondement, la butée, c’est entrer dans
le procès illimité des équivalences, des représentations que rien
ne vient plus arrêter, orienter, fixer, consacrer. L’indifférence pari-
sienne à l’origine de l’argent vaut symboliquement pour l’inori-
gine de l’argent ; un argent sans odeur est un argent soustrait à
l’ordre fondamental de l'indice, à la consécration de l’origine : cet
argent est vide comme la castrature : à l’impossibilité physiolo-
gique de procréer, correspond, pour l’Or parisien, l'impossibilité
d’avoir une origine, une hérédité morale : les signes (monétaires,
sexuels) sont fous, parce que, contrairement aux indices (régime
de sens de l’ancienne société), ils ne sont pas fondés sur une alté-
rité originelle, irréductible, incorruptible, inamovible, de leurs
composants : dans l’indice, l’indexé (la noblesse) est d’une autre
nature que l’indexant (la fortune) : il n’y a pas de mélange pos-
sible ; dans le signe, qui fonde un ordre de la représentation (et
non plus de la détermination, de la création, comme l’indice), les
deux parties s’échangent, signifié et signifiant tournent dans un
procès sans fin : ce qui s’est acheté peut de nouveau se vendre,
le signifié peut devenir signifiant, et ainsi de suite. Succédant à
l'indice féodal, le signe bourgeois est un trouble métonymique.

(27) Mais, par malheur, l'histoire énigmatique de la maison


Lanty offrait un perpétuel intérêt de curiosité, assez semblable à
celui des romans d'Anne Radcliffe. x HER. Enigme 3 (d’où
viennent les Lanty ?) : position. xx REF. La Littérature (Anne
Radcliffe).

(28) Les observateurs, ces gens qui tiennent à savoir dans quel
magasin vous achetez vos candélabres, ou qui vous demandent
le prix du loyer quand votre appartement leur semble beau,
avaient remarqué, de loin en loin, au milieu des fêtes, des
concerts, des bals, des raouts donnés par la comtesse,
l'apparition d’un personnage étrange. x REF. Code des
Romanciers, des Moralistes, des Psychologues : l'observation des
S 7 Z

observateurs. xx Une nouvelle énigme est ici posée (un sentiment


d’étrangeté) et thématisée (il s’agit d’un personnage) (HER. Enigme 4 :
thème et position).

(29) C'était un homme. x Le vieillard, en fait, n’est pas un


homme : il y a donc feinte du discours au lecteur (HER. Enigme 4:
leurre).

XX. Le jading des voix


Qui parle? Est-ce une voix scientifique, qui, du genre «per-
sonnage », infère transitoirement une espèce « homme », à charge
ensuite de la spécifier de nouveau en « castrat » ? Est-ce une voix
phénoménale, qui nomme ce qu’elle constate, à savoir le vête-
ment somme toute masculin du vieillard? Impossible, ici, d’at-
tribuer à l’énonciation une origine, un point de vue. Or cette
impossibilité est l’une des mesures qui permettent d'apprécier le
pluriel d’un texte. Plus l’origine de l’énonciation est irrepérable,
plus le texte est pluriel. Dans le texte moderne, les voix sont trai-
tées jusqu’au déni de tout repère : le discours, ou mieux encore,
le langage parle, c’est tout. Dans le texte classique, au contraire,
la plupart des énoncés sont originés, on peut identifier leur père
et propriétaire : c’est tantôt une conscience (celle d’un person-
nage, celle de l’auteur), tantôt une culture (l’anonyme est encore
une origine, une voix : celle que l’on trouve dans le code gno-
mique, par exemple) ;mais il arrive que dans ce texte classique,
toujours hanté pourtant par l’appropriation de la parole, la voix
se perde, comme si elle disparaissait dans un trou du discours.
La meilleure façon d'imaginer le pluriel classique est alors d’écou-
ter le texte comme un échange chatoyant de voix multiples, posées
sur des ondes différentes et saisies par moments d’un /ading
brusque, dont la trouée permet à l’énonciation de migrer d’un
point de vue à l’autre, sans prévenir: l'écriture s’établit à travers
cette instabilité tonale (dans le texte moderne elle atteint l’ato-
nalité), qui fait d’elle une moire brillante d'origines éphémères.

(50) La première fois qu’il se montra dans l'hôtel, ce fut


pendant un concert, où il semblait avoir été attiré vers le salon
par la voix enchanteresse de Marianina. x SEM. Musicalité (le
sème est indicateur de vérité, puisque le vieillard est un ancien
sopraniste, mais il n’a pas encore la force de la dévoiler).
CE

(51) - Depuis un moment, j'ai froid, dit à sa voisine une dame


placée près de la porte.
L’inconnu, qui Se trouvait près de cette femme, s’en alla.
- Voilà qui est singulier ! j'ai chaud, dit cette femme après le
départ de l'étranger. Et vous me taxerez peut-être de folie, mais je
ne saurais m'empêcher de penser que mon voisin, ce monsieur
vêtu de noir qui vient de partir, causait ce froid. x SEM. Froid
(d’abord posé sur le Jardin, le signifié migrateur vient se poser sur le
vieillard). xx SYM. Antithèse: froid/chaud (c’est l’Antithèse du Jardin
et du Salon, de lanimé et de l’inanimé, qui revient une seconde fois).

(52) Bientôt l’exagération naturelle aux gens de la haute


société fit naître et accumuler les idées les plus plaisantes, les
expressions les plus bizarres, les contes les plus ridicules sur ce
personnage mystérieux. x REF. La mondanité. xx HER. Enigme 4
(Qui est le vieillard ?) : fausses réponses :annonce. Comme terme
du code herméneutique la Fausse Réponse se distingue du Leurre,
en ceci que l’erreur y est déclarée comme telle par le discours.

(55) Sans être précisément un vampire, une goule, un homme


artificiel, une espèce de Faust ou de Robin des Bois, il participait,
au dire des gens amis du fantastique, de toutes ces natures
anthropomorphes. x HER. Enigme 4 : fausse réponse n° 1.
**x SEM. Extra-monde et Ultra-temps (le vieillard est la mort même,
qui seule ne meurt pas : dans le mort qui ne meurt pas, il y à
surcharge, supplément de mort).

(54) IL se rencontrait çà et là des Allemands qui prenaient


pour des réalités ces railleries ingénieuses de La médisance
parisienne. x REF. Psychologie ethnique : paradigme d’époque :
PAllemand naïf/ le Parisien railleur.

(55) L’étranger était simplement un vieillard. x HER. Enigme 4:


leurre (l’inconnu n’est pas un vieillard tout «simple »). xx Le
narrateur (ou le discours ?) réduit l’énigmatique au simple; il se fait
défenseur de la lettre, congédie tout recours à la fable, au mythe, au
symbole, rend, par la tautologie (le vieillard était un vieillard), le
langage inutile : le narrateur (ou le discours) se pourvoit ici d’un
imaginaire : celui de l’asymbolie (SEM. Asymbolie).

(56) Plusieurs de ces jeunes hommes, habitués à décider, tous


les matins, l’avenir de l’Europe, dans quelques phrases élégantes,
voulaient voir en l’inconnu quelque grand criminel, possesseur
d’immenses richesses. Des romanciers racontaient la vie de ce
vieillard, et vous donnaient des détails, véritablement curieux,

1h 53 3
Si
/ Z

sur les atrocités commises par lui pendant le temps qu’il était au
service du prince de Mysore. Des banquiers, gens plus positifs,
établissaient une fable spécieuse. - Bah ! disaient-ils en haussant
leurs larges épaules par un mouvement de pitié, ce petit vieux est
une tête génoise / x HER. Enigme 4 : fausses réponses n° 2, 3 et 4 (les
Fausses Réponses sont prélevées dans des codes culturels : les jeunes
gens cyniques, les romanciers, les banquiers). xx SEM. Richesse.

(57) - Monsieur, si ce n’est pas une indiscrétion, pourriez-vous


avoir la bonté de m'expliquer ce que vous entendez par une tête
génoise ? - Monsieur, c’est un homme sur la vie duquel reposent
d'énormes capitaux, et de sa bonne santé dépendent sans doute
Les revenus de cette famille. x Qu'il y ait un lien entre la fortune de
l’ancienne vedette et celle des Lanty, est vrai; que l’empressement
affectueux de la famille à l'égard du vieillard soit intéressé, est
douteux : l’ensemble forme une équivoque (HER. Enigme 4 :
équivoque).

(38) Je me souviens d’avoir entendu chez Me d’'Espard un


magnétiseur prouvant, par des considérations historiques très
spécieuses, que ce vieillard, mis sous verre, était Le fameux
Balsamo, dit Cagliostro. Selon ce moderne alchimiste,
l’aventurier sicilien avait échappé à la mort, et s'amusait à faire
de l’or pour ses petits-enfants. Enfin le bailli de Ferette
prétendait avoir reconnu dans ce singulier personnage le comte
de Saint-Germain. x HER. Enigme 4 : fausse réponse n° 5.
xx SEM. Ultra-temps. Deux connotations accessoires (affaiblies)
se font entendre ici : le sous-verre appelle la répulsion que certains
altachent à la momie, au cadavre embaumé, conservé; et l’or
des alchimistes est un or vide, sans origine (c’est le même que l’or
des spéculateurs).

(39) Ces niaiser'ies, dites avec le ton spirituel, avec l’air railleur
qui, de nos jours, caractérisent une société sans croyances,
entretenaient de vagues soupçons sur la maison Lanty. x REF.
Psychologie des peuples : Paris railleur. xx HER. Enigme 3 : position
et thématisation (il y a énigme et c’est la famille Lanty qui en est
l’objet). xxx HER. Enigme 4 : fausse réponse n° 6. Les Fausses
Réponses forment dans la séquence herméneutique une brique
(configuration élémentaire ou sous-routine, selon le vocabulaire de la
cybernétique) ; cette brique est soumise elle-même à un code
rhétorique (code d'exposition) : une annonce (n° 32), six fausses
réponses, un résumé (n° 39).

{ © 4
AT. L'ironie, la parodie
Déclaré par le discours lui-même, le code ironique est en prin-
cipe une citation explicite d'autrui; mais l’ironie joue le rôle d’une
affiche et par là détruit la multivalence qu’on pouvait espérer
d’un discours citationnel. Un texte multivalent n’accomplit jus-
qu’au bout sa duplicité constitutive que s’il subvertit l’opposition
du vrai et du faux, s’il n’attribue pas ses énoncés (même dans
l'intention de les discréditer) à des autorités explicites, s’il déjoue
tout respect de l’origine, de la paternité,de la propriété, s’il détruit
la voix qui pourrait donner au texte son unité («organique »), en
un mot s’il abolit impitoyablement, frauduleusement, les guille-
mets qui, dit-on, doivent en toute honnêteté entourer une citation
et distribuer juridiquement la possession des phrases, selon
leurs propriétaires respectifs, comme les parcelles d’un champ.
Car la multivalence (démentie par lironie) est une transgres-
sion de la propriété. Il s’agit de traverser le mur de la voix pour
atteindre l’écriture : celle-ci refuse toute désignation de propriété
et par conséquent ne peut jamais être ironique ;ou du moins son
ironie n’est jamais sûre (incertitude qui marque quelques grands
textes : Sade, Fourier, Flaubert). Menée au nom d’un sujet qui
met son imaginaire dans la distance qu’il feint de prendre vis-à-
vis du langage des autres, et se constitue par là d'autant plus
sûrement sujet du discours, la parodie, qui est en quelque sorte
l’ironie au travail, est toujours une parole classique. Que pour-
rait être une parodie qui ne s’afficherait pas comme telle? C’est
le problème posé à l'écriture moderne : comment forcer le mur
de l’énonciation, le mur de l’origine, le mur de la propriété?

(40) Enfin, par un singulier concours de circonstances, les


membres de cette famille justifiaient les conjectures du monde,
en tenant une conduite assez mystérieuse avec ce vieillard, dont
la vie était en quelque sorte dérobée à toutes les investigations.
+ HER. Enigme 4: position. Le « mystère » qui entoure Pidentité du
vieillard va se monnayer en un certain nombre de conduites, elles-
mêmes énigmatiques.

(41) Ce personnage franchissait-il le seuil de l’appartement


qu’il était censé occuper à l'hôtel de Lanty, son apparition
causait toujours une grande sensation dans la famille. On eût
dit un événement de haute importance. Filippo, Marianina,
Me de Lanty et un vieux domestique avaient seuls le privilège

41 © 0
S / Z

d’aider l’inconnu à marcher, à se lever, à s'asseoir. Chacun en


surveillait les moindres mouvements. x SYM. Le camp féminin.
*xx HER. Enigme 4 : position (conduite énigmatique).

(42) IL semblait que ce fût une personne enchantée de qui


dépendissent le bonheur, la vie ou la fortune de tous.
*x SEM. Fascination. Ce signifié pourrait être inducteur de vérité,
s’il est de la nature du castrat d’enchanter, à la façon d’un médium
surnaturel : tel le castrat Farinelli qui, par son chant quotidien
(toujours le même air pendant des années), guérit ou du moins
apaisa la mélancolie morbide de Philippe V d’Espagne.

(45) Etait-ce crainte ou affection ? les gens du monde ne


pouvaient découvrir aucune induction qui les aidât à résoudre
ce problème. x HER. Enigme 4: position et blocage de la réponse.

(44) Caché pendant des mois entiers au fond d’un sanctuaire


inconnu, ce génie familier en sortait tout à coup furtivement,
sans être attendu et apparaissait au milieu des salons comme
ces fées d'autrefois qui descendaient de leurs dragons volants
pour venir troubler les solennités auxquelles elles n'avaient pas
été conviées. x SEM. Fascination. xx REF. Les contes de Fées.

(45) Les observateurs les plus exercés pouvaient alors seuls


deviner l'inquiétude des maîtres du logis, qui savaient
dissimuler leurs sentiments avec une singulière habileté.
x HER. Enigme 4: position (conduite énigmatique).

(46) Mais, parfois, tout en dansant un quadrille, la trop naïve


Marianina jetait un regard de terreur sur le vieillard qu’elle
surveillait au sein des groupes. Ou bien Filippo s’élançait en se
glissant à travers la foule, pour le joindre, et restait auprès de lui,
tendre et attentif, comme si le contact des hommes ou le moindre
souffle dût briser cette créature bizarre. La comtesse tâchait de
s’en approcher, sans paraître avoir eu l'intention de le rejoindre ;
puis, en prenant des manières et une physionomie autant
empreintes de servilité que de tendresse, de soumission que de
despotisme, elle disait deux ou trois mots auxquels déférait
presque toujours le vieillard, il disparaissait emmené ou, pour
mieux dire, emporté par elle. x SEM. Fragilité et Infantilité. xx HER.
Enigme 4: position (conduite énigmatique). xxx Le vieillard étant un
castrat et le castrat étant hors des sexes, il faudrait pouvoir le
nommer au neutre ; mais comme le neutre n’existe pas en français, le
discours, quand il veut bien ne pas «mentir », dénote le castrat par
des substantifs ambigus : morphologiquement féminins,

15% 0
S À 3%

sémantiquement extensifs à la distinction des sexes (englobant à la


fois le masculin et le féminin) : tel le mot créature (et plus loin : cette
organisation féminine) (SYM. Le neutre de la castration).

(47) Si Mme de Lanty n'était pas là, le comte employait mille


stratagèmes pour arriver à lui; mais il avait l’air de s’en faire
écouter difficilement, et Le traitait comme un enfant gâté dont
la mère satisfait les caprices ou redoute la mutinerie.
x HER. Enigme 4: position (conduite énigmatique). xx Le comte est
exclu du camp des femmes : aux conduites élégantes et réussies
des unes s'oppose le comportement besogneux et inefficace
de l'autre : M. de Lanty (l’homme de la famille) ne fait pas partie
de la descendance zambinellienne. Cependant, la distribution
symbolique est ici encore précisée : c’est la femme (Me de Lanty)
qui détient l’autorité efficace, celle du Père; c’est l’homme
(M. de Lanty) qui exerce une autorité brouillonne et irrespectée,
celle de la Mère (SYM. Axe de la castration).

(48) Quelques indiscrets s'étant hasardés à questionner


étourdiment Le comte de Lanty, cet homme froid et réservé
n'avait jamais paru comprendre l'interrogation des curieux.
Aussi, après bien des tentatives, que La circonspection de tous les
membres de cette famille rendit vaines, personne ne chercha-t-il
à découvrir un secret si bien gardé. Les espions de bonne
compagnie, les gobe-mouches et les politiques avaient fini, de
guerre lasse, par ne plus s'occuper de ce mystère. x Le discours
déclare irrésolue l’énigme qu’il a posée : c’est, dans le code
herméneutique, le blocage (fréquent dans le cours du roman
policier) (HER. Enigme 4 : blocage).

(49) Mais, en ce moment, il y avait peut-être au sein de ces


salons resplendissants des philosophes qui, tout en prenant une
glace, un sorbet, ou en posant sur une console leur verre vide de
punch, se disaient :
— Je ne serais pas étonné d'apprendre que ces gens-là sont des
fripons. Ce vieux, qui se cache et n'apparaît qu'aux équinoxes
ou aux solstices, m'a tout l’air d’un assassin...
— Ou d’un banqueroutier….
— C’est à peu près la même chose. Tuer la fortune d’un homme,
c’est quelquefois pire que de le tuer lui-même. x REF. Psychologie
des peuples (Paris) et code gnomique (« Tuer la fortune d'un
homme...»). xx SEM. Fascination (le vieillard est dit, fût-ce
ironiquement, apparaître aux époques magiques de Pannée, telle
une sorcière).
SA Z

(50) - Monsieur, j'ai parié vingt louis, il m'en revient quarante.


- Ma foi, monsieur, il n’en reste que trente sur le tapis.
- Hé ! bien, voyez-vous comme la société est mêlée ici. On n'y
peut pas jouer.
— C’est vrai... Mais voilà bientôt six mois que nous n'avons
aperçu l'Esprit. Croyez-vous que ce soit un être vivant ?
- Hé ! hé! tout au plus...
Ces derniers mots étaient dits, autour de moi, par des
inconnus qui s’en allèrent. x SEM. Sur-nature (Extra-monde et
Ultra-temps). xx Ce qui disparaît dans le jeu comme si l’on soufflait
dessus, équivaut symboliquement à l’or qui apparaît sans que l’on
sache ni se préoccupe de savoir d’où il vient : sans origine el sans
destination, l’Or (parisien) est substitut du vide de la castration
(SYM. L’Or, le vide).

(51) au moment où je résumais, dans une dernière pensée, mes


réflexions mélangées de noir et de blanc, de vie et de mort. Ma
Jolle imagination, autant que mes Yeux, contemplait tour à tour
et la fête, arrivée à son plus haut degré de splendeur, et le
sombre tableau des jardins. x SYM. Antithèse : AB : résumé.

(52) Je ne sais combien de temps je méditai sur ces deux côtés


de la médaille humaine ; x ACT. « Méditer » : 1: être en train de
méditer. xx La médaille est emblème de l’incommunicabilité des
côtés :comme la barre paradigmatique de l’Antithèse, le métal ne
peut en être traversé : il le sera pourtant, l’Antithèse sera
transgressée (SYM. Antithèse : AB : miloyenneté).

(53) mais soudain le rire étouffé d'une jeune femme me


réveilla. x ACT. « Méditer » : 2 : cesser. xx ACT. « Rire » : 1: éclater
de rire.

(54) Je restai stupéfait à l'aspect de l’image qui S'offrit à mes


regards. x L'image : terme générique qui annonce
(rhétoriquement) une troisième version de l'Antithèse : après
l'opposition du jardin et de la fête, celle du chaud et du froid, voici
que se prépare l’opposition de la jeune fille et du vieillard, Comme
les autres formes de l’Antithèse celle-ci sera corporelle : l'image
sera celle de deux corps antithétiques mêlés. Or cette antithèse
charnelle est révélée, appelée par un acte charnel: le rire. Substitut
du cri, agent hallucinatoire, le rire est ce qui ébranle le mur de
l’Antithèse, efface dans la médaille la dualité du revers et du droit,
fait tomber la barre paradigmatique qui sépare «raisonnablement »
le froid du chaud, la vie de la mort, l’animé de l’inanimé. Au reste,
dans la nouvelle même, le rire est lié à la castration : c’est «pour

1 40,46
CF"

rire » que Zambinella se prête à la farce montée par ses camarades


contre Sarrasine ; c'est face au rire que Sarrasine proteste de sa
virilité (SYM. Antithèse : AB : annonce).

(55) Par un des plus rares caprices de la nature, la pensée en


demi-deuil qui se roulait dans ma cervelle en était sortie, elle se
trouvait devant moi, personnifiée, vivante, elle avait jailli comme
Minerve de la tête de Jupiter, grande et forte, elle avait tout à la
fois cent ans et vingt-deux ans, elle était vivante et morte.
x SYM. Antithèse : AB : mélange (le mur de l’Antithèse est franchi).
xx REF. La Mythologie. Le stupéfiant, dans le mythe de Minerve, n’est
pas que la déesse soit sortie de la tête de son père, mais qu’elle en
soit sortie « grande et forte », déjà tout armée, toute formée. l’image
(fantasmatique) dont Minerve est le modèle ne s’élabore pas : on la
trouve brusquement inscrite dans la réalité, dans le salon; quand elle
naît, elle est déjà écrite: il n’y a que translation d’écritures, trans-
scription, Sans maturation, sans origine organique.
*xx REF. Chronologie. La jeune femme a vingt-deux ans, le vieillard
a cent ans. lingt-deux : ce chiffre très précis produit un effet de réel;
métonymiquement, cette exactitude induit à penser que le vieillard a
très précisément cent ans (au lieu d’être un vague centenaire).

(56) Echappé de sa chambre, comme un fou de sa loge, le petit


vieillard s'était sans doute adroitement coulé derrière une haie
de gens attentifs à la voix de Marianina, qui finissait la
cavatine de Tancrède. x SEM. Sur-nature (la folie est hors de la
«nature »). xx SEM. Musicalité. xxx REF, Histoire de la Musique
(Rossini).

(57) IL semblait être sorti de dessous terre, poussé par quelque


mécanisme de théâtre. x SEM. Machine, mécanicité (assimilé à
une machine le vieillard appartient à l’extra-humain, à l’inanimé).

(58) Immobile et sombre, il resta pendant un moment à


regarder cette fête, dont Le murmure avait peut-être atteint à ses
oreilles. Sa préoccupation, presque somnambulique, était si
concentrée sur les choses qu’il se trouvait au milieu du monde
sans voir le monde. x SEM. Sur-nalure, extra-monde.
xx SYM. Antithèse : A: le vieillard.

(59) 11 avait surgi sans cérémonie auprès d’une des plus


ravissantes femmes de Paris, x SYM. Antithèse : AB : mélange des
éléments. Le mélange des corps (la transgression de l’Antithèse) est
signifié, non par la proximité (auprès de), mais par le surgissement.
Ce mode d'apparition implique que l’espace où l’on s’insère ne vous

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S / Z

attendait pas, qu’il était occupé tout entier par l’autre : la jeune
femme et le vieillard se retrouvent tous deux dans le même espace,
l'espace d’un seul.

(60) danseuse élégante et jeune, aux formes délicates, une de


ces figures aussi fraîches que l’est celle d’un enfant, blanches et
roses, et si frêles, si transparentes, qu’un regard d’homme
semble devoir les pénétrer, comme les rayons du soleil
traversent une glace pure. x SYM. Antithèse : B : la jeune femme.
xx Le corps est un double du Livre : la jeune femme prend son
origine dans le Livre de la Vie («une de ces figures. » : le pluriel
réfère à une somme d'expériences consignées, enregistrées)
(SYM. Réplique des corps). xxx Il est prématuré de fixer la jeune
femme dans le champ symbolique : son portrait (sémique) ne fait
que commencer. Au reste, il variera : la femme-enfani,
transparente, fragile, fraîche, deviendra, en 90, une femme
aux formes pleines, drue (dure), irradiante et non plus réceptive,
en un mot active (et l’on sait bien qu’il s’agira alors d’un terme
castrateur) ; pour le moment, sans doute lié aux nécessités
de l’Antithèse, le discours ne peut opposer au vieillard-machine
que la femme-enfant (SYM. La femme-enfant).

(61) ls étaient là, devant moi, tous deux, ensemble, unis et si


serrés, que l’étranger froissait et la robe de gaze, et les
guirlandes de fleurs, et les cheveux légèrement crêpés, et la
ceinture flottante. x Le mélange des deux corps est signifié par
deux connotateurs : d’une part, le rythme serré des syntagmes
courts (tous deux/ensemble/unis/et si serrés), dont l'accumulation
figure diagrammatiquement l’étreinte essoufflée des corps; et
d’autre part, l’image d’une matière souple (gaze, guirlande, crépure
des cheveux, ceinture flottante), offerte à l’enroulement comme
une substance végétale (SYM. Antithèse : AB : mélange).
xx Symboliquement, on assiste ici au mariage du castrat: les
contraires s’étreignent, le castrat saisit la femme (qui d’ailleurs, par
une fascination équivoque dont il sera fait état plus tard, s’enroule à
lui) : métonymie active par laquelle la castration contaminera la
jeune femme, le narrateur et Sarrasine (SYM. Mariage du castrat).

(62) J’avais amené cette jeune femme au bal de M": de Lantry.


Comme elle venait pour la première fois dans cette maison, je
lui pardonnai son rire étouffé, mais je lui fis vivement je ne sais
quel signe impérieux qui la rendit tout interdite et lui donna du
respect pour son voisin. x SYM. La femme-enfant (la jeune femme
est traitée comme un enfant qui vient de faire une bêtise).
xx ACT. « Rire »: 2: cesser.
XXII. Des actions très naturelles
On croit que les grandes structures, les symboles sérieux, les
sens glorieux s’enlèvent à partir d’un fond anodin de menus com-
portements que le discours noterait par acquit de conscience,
«pour faire vrai»: toute la critique repose ainsi sur l’idée que
dans le texte i/ y a de l’insignifiant, c’est-à-dire, en fait, de la
nature : le sens tiendrait sa suréminence d’un hors-sens, cepen-
dant noté, dont le rôle subalterne serait purement contrastif. Or
l’idée de structure ne supporte pas la séparation du fond et du
dessin, de l’insignifiant et du signifiant ;la structure n’est pas un
dessin, un schéma, une épure : tout signifie. Pour s’en convaincre,
il suffit d’observer les proaïrétismes élémentaires (donc appa-
remment très futiles) dont le paradigme uniforme est du type com-
mencer/terminer ou durer/cesser. Dans ces cas, très fréquents (ici
même : rire, s’absorber, se cacher, méditer, se lier, menacer, entre-
prendre, etc.), l'être ou le phénomène institué par la notation se
couronne d’une conclusion et semble dès lors se soumettre à une
certaine logique (cependant que surgit la temporalité : le récit
classique est fondamentalement soumis à l’ordre logico-tempo-
rel). L'inscription de la fin (mot précisément à la fois temporel
et logique) pose ainsi toute chose qui a été écrite comme une
tension qui appelle «naturellement » son terme, sa conséquence,
sa résolution, en un mot comme une crise. Or la crise est un
modèle culturel : ce modèle même qui a marqué la pensée occi-
dentale de l’organique (avec Hippocrate), du poétique et du
logique (catharsis et syllogisme aristotéliciens) et plus récemment
du socio-économique. En se liant à la nécessité d’énoncer la fin
de toute action (conclusion, interruption, clôture, dénouement),
le lisible s’affirme historique. Autrement dit il peut être subverti,
mais seulement au prix d’un scandale, puisque c’est la nature du
discours qui semblera alors transgressée : la jeune femme peut
ne pas cesser de rire, le narrateur peut n’être jamais tiré de sa
rêverie, ou du moins le discours pourrait tout à coup penser à
autre chose, abandonner son obsession du renseignement final,
changer de ligne de façon à mieux construire son réseau ; curieu-
sement, nous appelons nœud (de l’histoire) ce qui veut être
dénoué, nous plaçons le nœud à la hauteur de la crise, non au
bas de son devenir; le nœud est pourtant ce qui ferme, termine,
conclut l’action entreprise, tel un paraphe ; refuser ce mot de la
fin (refuser la fin comme mot) serait en effet congédier scanda-

161
Su 7

leusement la signature dont nous prétendons empreindre cha-


cun de nos «messages ».

(65) Elle s’assit près de moi. x ACT. «Se joindre » : 1: s'asseoir.

(64) Le vieillard ne voulut pas quitter cette délicieuse


créature, à laquelle il s’attacha capricieusement avec cette
obstination muette et sans cause apparente dont sont
susceptibles les gens extrêmement âgés, et qui les fait ressembler
à des enfants. x REF. Psychologie des vieillards. xx SEM. Infantilité.
xxx Le castrat est attiré par la jeune femme, le contraire par son
contraire, l’avers de la médaille par son droit (SYM. Mariage du
castrat).

(65) Pour s’asseoir auprès de la jeune dame, il lui fallut


prendre un pliant. Ses moindres mouvements furent empreints
de cette lourdeur froide, de cette stupide indécision qui
caractérisent les gestes d’un paralytique. Il se posa lentement
sur son siège, avec circonspection, x ACT. «Se joindre »: 2: venir
s'asseoir à côté. xx REF. Physiologie des vieillards.

(66) et en grommelant quelques paroles inintelligibles. Sa


voix cassée ressembla au bruit que fait une pierre en tombant
dans un puits. x Le bruit d’une pierre qui tombe dans un puits n’est
pas un son «cassé »; mais la chaîne connotative de la phrase est
plus importante que l'exactitude de la métaphore ; cette chaîne
rassemble les éléments suivants : inertie inanimée de la pierre,
distance sépulcrale du puits, discontinu de la voix âgée,
antinomique à la voix parfaite, qui est une voix liée, « lubrifiée »: le
signifié est la «chose », artificielle et grinçante comme une machine
(SEM. Mécanicité).

(67) La jeune femme me pressa vivement la main, comme si


elle eût cherché à se garantir d’un précipice, et frissonna quand
cet homme qu’elle regardait, x SEM. Fascination.

(68) tourna sur elle deux yeux sans chaleur, deux yeux
glauques qui ne pouvaient se comparer qu’à de la nacre ternie.
x Pire que le froid : le refroidi (le terni). La lexie connote le cadavre,
le mort qui a forme humaine, en le ramenant à ce qu’il y a de plus
inquiétant en lui: les yeux ouverts (fermer les yeux du mort, c’est
conjurer ce qu'il y a dans la mort de mitoyen à la vie, faire bien
mourir le mort, le faire bien mort). Quant à glauque, il n’a ici
aucune importance dénotative (peu importe la couleur exacte du
S / Z

glauque) ; connotativement (culturellement), c’est la couleur de


l'œil qui ne voit pas, de l’œil mort : une mort de la couleur qui
cependant ne soit pas incolore (SEM. Froid).

(69) —J’ai peur, me dit-elle en se penchant à mon oreille.


* SEM. Fascination.

(70) -— Vous pouvez parler, répondis-je. Il entend très


difficilement.
— Vous le connaissez donc ?
— Oui. x La surdité du vieillard (justifiée par son grand âge) sert à
ceci : elle nous informe (obliquement) que le narrateur possède la
clef des énigmes en suspens : connu jusqu'alors, seulement, comme
« poète » de l’Antithèse, le narrateur est ici énoncé en situation de
narrer. Un proaïrétisme commence : connaître l’histoire/la
raconter/etc. Ce proaïrétisme, pris dans son ensemble, sera doté,
comme on le verra, d’un symbolisme très fort (ACT. « Narrer »:
1: connaître l’histoire).

(71) Elle s’enhardit alors assez pour examiner pendant un


moment cette créature sans nom dans le langage humain, forme
sans substance, être sans vie, ou vie sans action. x Le neutre,
genre spécifique du castrat, est signifié à travers la privation d’âme
(ou d'animation : l’inanimé est, en indo-européen, la détermination
même du neutre): la copie privative (sans...) est la forme
diagrammatique de la castrature, apparence de vie à laquelle il
manque la vie (SYM. Le neutre). xx Le portrait du vieillard, qui
suivra et qui est annoncé ici rhétoriquement, prend son origine
dans un cadrage opéré par la jeune femme («s’enhardir assez pour
examiner »), mais par /ading de la voix originaire, c’est le discours
qui continuera la description : le corps du vieillard copie un modèle
peint (SYM. Réplique des corps).

XXII. Le modèle de la peinture


Toute description littéraire est une vue. On dirait que l’énon-
ciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, non tellement
pour bien voir, mais pour fonder ce qu’il voit par son cadre
même : lembrasure fait le spectacle. Décrire, c’est donc placer
le cadre vide que l’auteur réaliste transporte toujours avec lui
(plus important que son chevalet), devant une collection ou un
continu d’objets inaccessibles à la parole sans cette opération

a
NC
S AZ

maniaque (qui pourrait faire rire à la façon d’un gag) ; pour pou-
voir en parler, il faut que l’écrivain, par un rite initial, transforme
d’abord le «réel» en objet peint (encadré); après quoi il peut
décrocher cet objet, le tirer de sa peinture : en un mot: le dé-
peindre (dépeindre, c’est faire dévaler le tapis des codes, c’est
référer, non d’un langage à un référent, mais d’un code à un
autre code). Ainsi le réalisme (bien mal nommé, en tout cas sou-
vent mal interprété) consiste, non à copier le réel, mais à copier
une copie (peinte) du réel: ce fameux réel, comme sous l’effet
d’une peur qui interdirait de le toucher directement, est remis
plus loin, différé, ou du moins saisi à travers la gangue picturale
dont on l’enduit avant de le soumettre à la parole : code sur code,
dit le réalisme. C’est pourquoi le réalisme ne peut être dit
«copieur » mais plutôt « pasticheur » (par une mimesis seconde,
il copie ce qui est déjà copie) ; d’une facon ou naïve ou éhontée,
Joseph Brideau n’éprouve aucun scrupule à faire du Raphaël (car
il faut que le peintre lui aussi copie un autre code, un code anté-
rieur), pas plus que Balzac n’en éprouve à déclarer ce pastiche
un chef-d'œuvre. La circularité infinie des codes une fois posée,
le corps lui-même ne peut y échapper: le corps réel (donné
comme tel par la fiction) est la réplique d’un modèle articulé par
le code des arts, en sorte que le plus «naturel» des corps, celui
de la Rabouilleuse enfant, n’est jamais que la promesse du code
artistique dont il est par avance issu («Le médecin, assez anato-
miste pour reconnaitre une taille délicieuse, comprit tout ce que
les arts perdraient si ce charmant modèle se détruisait au travail
des champs »). Ainsi, dans le réalisme même, les codes ne s’ar-
rêtent jamais : la réplique corporelle ne peut s’interrompre qu’en
sortant de la nature: soit vers la Femme superlative (c’est le
«chef-d'œuvre »), soit vers la créature sous-humaine (c’est le cas-
trat). Tout cela ouvre un double problème. D’abord, où, quand
cette prééminence du code pictural dans la mimesis littéraire a-
t-elle commencé ? Pourquoi a-t-elle disparu ? Pourquoi le rêve
de peinture des écrivains est-il mort? Par quoi a-t-il été rem-
placé? Les codes de représentation éclatent aujourd’hui au pro-
fit d’un espace multiple dont le modèle ne peut plus être la pein-
ture (le «tableau ») mais serait plutôt le théâtre (la scène), comme
l'avait annoncé, ou du moins désiré, Mallarmé. Et puis : si litté-
rature et peinture cessent d’être prises dans une réflexion hié-
rarchique, l’une étant le rétroviseur de l’autre, à quoi bon les tenir
plus longtemps pour des objets à la fois solidaires et séparés, en
un mot : classés ? Pourquoi ne pas annuler leur différence (pure-

1 6 4
S / Z

ment substantielle) ? Pourquoi ne pas renoncer à la pluralité des


«arts », pour mieux affirmer celle des «textes » ?

(72) Elle était sous le charme de cette craintive curiosité qui


pousse les femmes à se procurer des émotions dangereuses, à
voir des tigres enchaîïnés, à regarder des boas, en s’effrayant de
n’en être séparées que par de faibles barrières. x SEM. Fascination.
xx REF. La Femme et le Serpent.

(75) Quoique le petit vieillard eût le dos courbé comme celui


d’un journalier, on s’apercevait facilement que sa taille avait dû
être ordinaire. Son excessive maigreur, la délicatesse de ses
membres, prouvaient que ses proportions étaient toujours
restées sveltes. x REF. Code rhétorique : prosopographie (le
« portrait » était un genre rhétorique, spécialement en honneur dans
la néo-rhétorique du 1 siècle ap. J.-C. : morceau brillant et
détachable, que le discours va, ici, pénétrer d’intentions sémiques).
xx SEM. Beauté (antérieure).

(74) Il portait une culotte de soie noire, qui flottait autour de


ses cuisses décharnées en décrivant des plis, comme une voile
abattue. x SEM. Vide. l’image de la voile abattue ajoute une
connotation de déshérence, c’est-à-dire de temporalité : le vent, la
vie se sont retirés.

(75) Un anatomiste eût reconnu soudain les symptômes d’une


affreuse étisie en voyant les petites jambes qui servaient à
soutenir ce corps étrange. x SEM. Monstre (Extra-nature).
*x HER. Enigme 4 : thème et position (par son corps, le vieillard est
le sujet d’une énigme).

(76) lV’ous eussiez dit de deux os mis en croix sur une tombe.
x SEM. Mort (le signifiant connote l’anguleux, le géométrique, la
ligne brisée, forme antithétique du vaporeux et du végétal, c’est-à-
dire de la vie).

(77) Un sentiment de profonde horreur pour l’homme


saisissait Le cœur quand une fatale attention vous dévoilait les
marques imprimées par la décrépitude à cette casuelle machine.
*x SEM. Mécanicité.

(78) L’inconnu portait un gilet blanc, brodé d’or, à l’ancienne


mode, et son linge était d’une blancheur éclatante. Un jabot de
dentelle d'Angleterre assez roux, dont la richesse eût été enviée

db 6: 5
S / Z

par une reine, formait des ruches jaunes sur sa poitrine; mais
sur lui cette dentelle était plutôt un haillon qu’un ornement. Au
milieu de ce jabot, un diamant d’une valeur incalculable
scintillait comme le soleil. x SEM. Ultra-âge, Féminité
(coquetterie), Richesse.

(79) Ce luxe suranné, ce trésor intrinsèque et sans goût,


faisaient encore mieux ressortir la figure de cet être bizarre.
x HER. Enigme 4 (Qui est le vieillard ?) : thème et position.
L’absence de goût réfère à un vêtement dont on recherche l'essence
de féminité et de richesse, sans se préoccuper s’il convient
esthétiquement ou socialement à la personne (c’est le «trésor
intrinsèque ») : de la même façon la vulgarité accomplit le vêtement
du travesti plus sûrement que la distinction, parce qu’elle fait
de la féminité une essence, non une valeur; la vulgarité est du côté
du code (ce pour quoi elle peut fasciner), la distinction du côté
de la performance.

(80) Le cadre était digne du portrait. Ce visage noir était


anguleux et creusé dans tous les sens. Le menton était creux; les
tempes étaient creuses; les yeux étaient perdus en de jaunâtres
orbites. Les os maxillaires, rendus saillants par une maigreur
indescriptible, dessinaient des cavités au milieu de chaque joue.
*x REF. Code rhétorique: le portrait. xx L’extrême maigreur du
vieillard est indice de vieillesse, mais aussi de vide, de réduction
par le manque. Ce dernier sème s'oppose sans doute au stéréotype
de l’eunuque gras, gonflé, vide par bouffissure ; c’est que la
connotation est ici prise dans un contexte double :
syntagmaliquement, le vide ne doit pas contredire le ridé de la
vieillesse ; paradigmatiquement, le maigre comme vide s'oppose à
la plénitude drue, végétale, tendue, de la jeune femme (SEM. Vide).

(81) Ces gibbosités, plus ou moins éclairées par les lumières,


produisaient des ombres et des reflets curieux qui achevaient
d'ôter à ce visage les caractères de la face humaine.
*x SEM. Extra-monde.

(82) Puis les années avaient si fortement collé sur les os la


peau jaune et fine de ce visage qu’elle y décrivait partout une
multitude de rides, ou circulaires comme les replis de l’eau
troublée par un caillou que jette un enfant, ou étoilées comme
une fêlure de vitre, mais toujours profondes et aussi pressées que
les feuillets dans la tranche du livre. x SEM. Ultra-âge
(excessivement ridé, la momie).
AI. La transformation comme jeu
La surcharge métaphorique (l’eau, la vitre, le livre) constitue
un jeu du discours. Le jeu, qui est une activité réglée et toujours
soumise au retour, consiste alors, non à accumuler les mots par
pur plaisir verbal (logorrhée), mais à multiplier une même forme
de langage (ici la comparaison), comme si l’on voulait épuiser
l'invention pourtant infinie des synonymes, tout à la fois répéter
et varier le signifiant, de façon à affirmer l’être pluriel du texte,
son retour. Ainsi, dans l’ascenseur de Balbec où le narrateur
proustien veut engager la conversation avec le jeune liftier,
celui-ci ne répond pas «soit étonnement de mes paroles, attention
à son travail, souci de l'étiquette, dureté de son ouie, respect du
lieu, crainte du danger, paresse d'intelligence ou consigne du direc-
teur ». Le jeu est ici d’essence grammaticale (et par conséquent
bien plus exemplaire) : il consiste à ranger acrobatiquement, le
plus longtemps possible, la diversité plurielle des possibles sous
un syntagme singulier, à «transformer » la proposition verbale
de chaque cause («parce qu'il n’entendait pas bien») en double
substantif («la dureté de son ouïe »), bref à produire un modèle
constant, performé à l’infini : ce qui est tenir les contraintes de
la langue à discrétion : d’où la joie même de la puissance.

(85) Quelques vieillards nous présentent souvent des portraits


plus hideux; mais ce qui contribuait le plus à donner
l’apparence d’une création artificielle au spectre survenu
devant nous était Le rouge et Le blanc dont il reluisait. Les
sourcils de son masque recevaient de la lumière un lustre qui
révélait une peinture très bien exécutée. Heureusement pour la
vue attristée de tant de ruines, son crâne cadavéreux était caché
sous une perruque blonde dont les boucles innombrables
trahissaient une prétention extraordinaire. x REF. Le physique
des vieillards. xx SEM. Extra-nature, Féminité, Chose. La beauté,
on l’a vu, ne peut s’induire, par catachrèse, que d’un grand modèle
culturel (écrit ou pictural) : elle se dit, ne se décrit pas. Bien au
contraire, la laideur se décrit, abondamment : elle seule est
« réaliste », affrontée au référent, sans code intermédiaire (d’où
l’idée que le réalisme, en art, ne décrit que des laideurs).
Cependant, il y a ici retournement, reversion du code : le vieillard
est lui-même «une peinture très bien exécutée »; le voilà réintégré
dans la réplique des corps; il est son propre double : comme
masque, il copie de lui-même ce qui est en dessous ;seulement, étant

O7
S / Z

sa propre copie, sa duplication est tautologique, stérile comme celle


des choses peintes.

(84) Du reste, la coquetterie féminine de ce personnage


fantasmagorique était assez énergiquement annoncée par les
boucles d’or qui pendaient à ses oreilles, par les anneaux dont
les admirables pierreries brillaient à ses doigts ossifiés, et par
une chaîne de montre qui scintillait comme les chatons d’une
rivière au cou d’une femme. x SEM. Féminité, Extra-monde,
Richesse.

(85) Enfin cette espèce d’idole japonaise x l’idole japonaise


(peut-être bizarrement, le Bouddha) connote un mélange inhumain
d’impassibilité et de fard; elle désigne l’insensibilité mystérieuse de
la chose, la chose qui copie la vie et fait de la vie une chose
(SEM. Chose).

(86) conservait sur ses lèvres bleuâtres un rire fixe et arrêté,


un rire implacable et goguenard, comme celui d’une tête de
mort. x Le rire arrêté, figé, conduit à l’image de la peau tendue
(comme dans une opération de chirurgie esthétique), de la vie à
laquelle il manque ce peu de peau qui est la substance même de la
vie. Dans le vieillard, la vie est sans cesse copiée, mais la copie
présente toujours le moins de la castration (ainsi les lèvres
auxquelles il manque le rouge franc de la vie) (SEM. Fantastique,
Extra-monde).

(87) Silencieuse, immobile autant qu'une statue, elle exhalait


l’odeur musquée des vieilles robes que les héritiers d’une
duchesse exhument de ses tiroirs pour un inventaire.
x SEM. Chose, Ultra-âge.

(88) Si le vieillard tournait ses yeux vers l'assemblée, il


semblait que les mouvements de ces globes incapables de
réfléchir une lueur se fussent accomplis par un artifice
imperceptible ; et quand les yeux s’arrêtaient, celui qui les
examinail finissait par douter qu’ils eussent remué. x SEM.
Froid, Artifice, Mort (les yeux de la poupée).

XXV. Le portrait
Dans le portrait, les sens « fourmillent », jetés à la volée à tra-
vers une forme qui cependant les discipline : cette forme est à

UN)
S AZ

la fois un ordre rhétorique (l’annonce et le détail) et une distri-


bution anatomique (le corps et le visage); ces deux protocoles
sont eux aussi des codes; ces codes se surimpriment à l’anar-
chie des signifiés, ils apparaissent comme des opérateurs de
nature — ou de raison. L’image finale fournie par le discours (par
le «portrait») est donc celle d’une forme naturelle, imprégnée
de sens, comme si le sens n’était que le prédicat ultérieur d’un
corps premier. En fait la naturalité du portrait vient de ce que,
en se superposant, les codes multiples se décalent : leurs unités
n’ont pas même emplacement, ni même taille, et cette disparité,
entassée selon des plis inégaux, produit ce qu’il faut appeler le
glissement du discours - son naturel: dès que deux codes fonc-
tionnent en même temps mais selon des longueurs d'ondes
inégales, il se produit une image de mouvement, une image de
vie — en l’occurrence : un portrait. Le portrait (dans ce texte-ci)
n’est pas une représentation réaliste, une copie liée, telle que la
peinture figurative pourrait nous en donner l’idée ; c’est une scène
occupée par des blocs de sens, à la fois variés, répétés et dis-
continus (cernés) ; de l’arrangement (rhétorique, anatomique et
phrastique) de ces blocs, surgit un diagramme du corps, non sa
copie (en quoi le portrait reste entièrement soumis à une struc-
ture linguistique, la langue ne connaissant que des analogies dia-
grammatiques : des analogies, au sens étymologique : des pro-
portions) : le corps du vieillard ne se « détache » pas comme un
référent réel sur le fond des mots ou du salon; il est l’espace
sémantique lui-même, il devient espace en devenant sens. Autre-
ment dit, la lecture du portrait «réaliste » n’est pas une lecture
réaliste : c’est une lecture cubiste : les sens sont des cubes, entas-
sés, décalés, juxtaposés et cependant mordant les uns sur les
autres, dont la translation produit tout l’espace du tableau, et fait
de cet espace même un sens supplémentaire (accessoire et ato-
pique) : celui du corps humain : la figure n’est pas le total, le cadre
ou le support des sens, elle est un sens de plus: une sorte de
paramètre diacritique.

XXVI. Signifié et vérité


Tous les signifiés qui composent le portrait sont « vrais », car ils
appartiennent tous à la définition du vieillard: le Vide, lInanimé,
le Féminin, le Suranné, le Monstrueux, le Riche, chacun de ces
sèmes est dans un rapport de congruence avec la vérité dénota-

4 6 9
SLA Z

tive du vieillard, qui est un castrat très âgé, ancienne vedette inter-
nationale fabuleusement fortunée ; tous ces sèmes désignent la
vérité, mais même mis tous ensemble, ils ne suffisent pas à la faire
nommer (et cet échec est heureux, puisqu'il ne faut pas que, selon
l’histoire, la vérité soit connue prématurément). Le signifié a donc,
de toute évidence, une valeur herméneutique : tout procès du sens
est un procès de vérité : dans le texte classique (relevant d’une
idéologie historique), le sens est confondu avec la vérité, la signi-
fication est le chemin de la vérité: si l’on parvient à dénoter le
vieillard, sa vérité (de castrat) est immédiatement dévoilée. Cepen-
dant, dans le système herméneutique, le signifié de connotation
occupe une place particulière : il opère une vérité incomplète,
insuffisante, impuissante à se faire nommer : il est lincomplétude,
l'insuffisance, l'impuissance de la vérité et ce manque partiel a
valeur statutaire ;ce défaut d'accouchement est un élément codé,
un morphème herméneutique, dont la fonction est d’épaissir
l'énigme en la cernant : une énigme forte est une énigme étroite,
en sorte que, moyennant certaines précautions, plus les signes se
multiplient, plus la vérité s’obscurcit, plus le déchiffrement s’ir-
rite. Le signifié de connotation est à la lettre un index: il pointe
mais ne dit pas; ce qu’il pointe, c’est le nom, c’est la vérité comme
nom ; il est à la fois la tentation de nommer et l’impuissance à
nommer (pour amener le nom, l'induction sera plus efficace que
la désignation) : il est ce bout de la langue, d'où va tomber, plus
tard, le nom, la vérité. Ainsi, un doigt, de son mouvement dési-
gnateur et muet, accompagne toujours le texte classique : la vérité
est de la sorte longuement désirée et contournée, maintenue dans
une sorte de plénitude enceinte, dont la percée, à la fois libéra-
toire et catastrophique, accomplira la fin même du discours; et le
personnage, espace même de ces signifiés, n’est jamais que le pas-
sage de l'énigme, de cette forme nominative de l’énigme dont
Œdipe (dans son débat avec le Sphynx) a empreint mythiquement
tout le discours occidental.

(89) loir, auprès de ces débris humains, une jeune femme


x SYM. Antithèse : B (la jeune femme) : annonce.

(90) dont le cou, les bras et le corsage étaient nus et blancs;


dont les formes pleines et verdoyantes de beauté, dont les
cheveux bien plantés sur un front d’albâtre inspiraient l'amour,
dont les yeux ne recevaient pas, mais répandaient la lumière,
qui était suave, fraîche, et dont les boucles vaporeuses, dont

NC
S / Z

l’haleine embaumée, semblaient trop lourdes, trop dures, trop


puissantes pour cette ombre, pour cet homme en poussière :
x SEM. Antithèse : B (la jeune femme). xx SEM. Végétalité (vie
organique). xxx La jeune femme a d’abord été une femme-enfant,
pénétrée passivement par le regard de l’homme (n° 60). Ici, sa
situation symbolique est inversée; la voici dans le champ de l'actif:
«ses yeux ne recevaient pas, mais répandaient la lumière » ; elle
rejoint la Femme castratrice, dont Mme de Lanty a été le premier
exemplaire. Cette mutation peut s'expliquer par les nécessités
purement paradigmatiques de l’Antithèse : en 60, face au vieillard
pétrifié, il fallait une jeune femme fraîche, frêle, florale; ici, face
aux « débris humains » (morne pluriel), il faut une végétalité
puissante, qui rassemble, qui unifie. Ce nouveau paradigme, qui fait
de la jeune femme une figure castratrice, va peu à peu s'installer et
emporter le narrateur lui-même dans sa distribution ; il ne pourra
plus avoir barre sur la jeune femme (comme en 62), mais
retournant lui aussi son rôle symbolique, il se présentera bientôt
dans la position passive d’un sujet dominé (SYM. La femme-reine).

(91) ah! c'était bien la mort et la vie, ma pensée, une


arabesque imaginaire, une chimère hideuse à moitié,
divinement femelle par le corsage. - ILy a pourtant de ces
mariages-là qui s’accomplissent assez souvent dans le monde,
me dis-je. x D’un point de vue réaliste, le vieillard et la jeune
femme étant serrés l’un contre l’autre, l’être fantastique qu’ils
forment devrait être bi-partite horizontalement (comme deux
enfants siamois). Cependant la force symbolique renverse — ou
redresse — ce sens: le bi-partisme devient vertical : la chimère
(moitié lion, moitié chèvre) oppose le haut et le bas — en laissant
bien entendu à sa place anatomique la zone châtrée («femelle par le
corsage ») (SYM. Mariage du castrat).-— xx REF. Code des mariages.

(92) — ZI sent Le cimetière ! s’écria la jeune femme épouvantée,


x SEM. Mort.

(95) qui me pressa comme pour s'assurer de ma protection, et


dont les mouvements tumultueux me dirent qu’elle avait grand-
peur. x SYM. La femme-enfant (la mutation symbolique n’est pas
encore stabilisée : le discours revient de la femme-reine à la
femme-enfant).

(94) —- C’est une horrible vision, reprit-elle, je ne saurais rester


là plus longtemps. Si je le regarde encore, je croirai que la mort
elle-même est venue me chercher. Mais vit-il ? x SEM. Mort.
xx Mais vit-il ? L’interrogation pourrait être purement rhétorique,

1
107
variant simplement le signifié funèbre qui est dans le vieillard. Or,
par un tour imprévu, la question (que la jeune femme se pose à
elle-même) devient littérale et appelle une réponse (ou une
vérification) (ACT. « Question »: 1: se poser une question).

(95) Elle porta la main sur le phénomène x ACT. « Question »:2:


vérifier. xx ACT. « Toucher » : 1: toucher.

(96) avec cette hardiesse que les femmes puisent dans la


violence de leurs désirs ; x REF. Psychologie de la Femme.

(97) mais une sueur froide sortit de ses pores, car aussitôt
qu’elle eut touché le vieillard, elle entendit un cri semblable à
celui d’une crécelle. Cette aigre voix, si c'était une voit,
s’échappa d’un gosier presque desséché. x ACT. « Toucher » : 2:
réagir. xx La crécelle connote un son granuleux, discontinu ; la voix
incertaine, une humanité problématique ; la gorge desséchée, une
carence du caractère spécifique de la vie organique : le lubrifié
(SEM. Extra-nature). xxx SYM. Mariage du castrat (ici : son terme
catastrophique).

(98) Puis à cette clameur succéda vivement une petite toux


d'enfant convulsive et d’une sonorité particulière.
x SEM. Infantilité (le convulsif connote une fois de plus
le discontinu maléfique, funèbre, opposé à la vie liée uno tenore).

XXVI. L’Antithèse Il : le mariage


L’Antithèse, c’est le mur sans porte. Franchir ce mur est la
transgression même. Soumis à l’antithèse du dedans et du dehors,
du chaud et du froid, de la vie et de la mort, le vieillard et la
jeune femme sont en droit séparés par la plus inflexible des
barres : celle du sens. Aussi, tout ce qui rapproche ces deux côtés
antipathiques est-il proprement scandaleux (du plus rude des
scandales : celui de la forme). C'était déjà un spectacle stupé-
fiant («l’un des plus rares caprices de la nature»), que de voir
joints étroitement les deux termes de lantithèse, enroulés l’un
à l’autre, le corps de la jeune femme et le corps du vieillard;
mais lorsque la jeune femme touche le vieillard, il y a paroxysme
de la transgression; celle-ci n’est plus limitée à l’espace, elle
devient substantielle, organique, chimique. Le geste de la jeune
femme est un petit acting out : qu’on le prenne pour une hysté-

dl 1709
S À Z

rie de conversion (substitut de l’orgasme) ou pour le passage du


Mur (de l’Antithèse et de l’hallucination), le contact physique de
ces deux substances exclusives, la femme et le castrat, l’inanimé
et animé, produit une catastrophe : il y a choc explosif, confla-
gration paradigmatique, fuite éperdue des deux corps indûment
rapprochés : chaque partenaire est le lieu d’une véritable révo-
lution physiologique : sueur et cri : chacun, par l’autre, est comme
retourné; touché par un agent chimique d’une extraordinaire
puissance (la Femme pour le castrat, la castration pour la
Femme), le profond est expulsé, comme dans un vomissement.
Voilà ce qui se passe, lorsque l’on subvertit l’arcane du sens,
lorsque l’on abolit la séparation sacrée des pôles paradigma-
tiques, lorsque l’on efface la barre de l’opposition, fondement de
toute « pertinence ». Le mariage de la jeune femme et du castrat
est deux fois catastrophique (ou, si l’on préfère, il forme un sys-
tème à deux entrées) : symboliquement, il est affirmé que le corps
double, le corps chimérique est inviable, voué à la dispersion de
ses parties : lorsqu'un corps supplémentaire est produit, qui vient
s’ajouter à la distribution déjà accomplie des contraires, ce sup-
plément (posé en 13 selon un mode ironique alors destiné à
lexorciser) est maudit: le trop éclate : le rassemblement se
retourne en éparpillement ; et structuralement, il est dit que la
figure majeure issue de la sagesse rhétorique, à savoir l’Anti-
thèse, ne peut se transgresser impunément : le sens (et son fon-
dement classificatoire) est une question de vie ou de mort: de
la même façon, en copiant la Femme, en prenant sa place par-
dessus la barre des sexes, le castrat transgressera la morpho-
logie, la grammaire, le discours, et de cette abolition du sens,
Sarrasine MOUITA.

(99) À ce bruit, Marianina, Filippo et M": de Lanty jetèrent les


yeux sur nous, et leurs regards furent comme des éclairs. La
jeune femme aurait voulu être au fond de la Seine.
x ACT. « Toucher » : 3: la réaction se généralise. xx Le champ
féminin, son rapport exclusif au vieillard, est ici réaffirmé :
Mae de Lanty, Marianina, Filippo, toute la descendance féminine
de la Zambinella (SYM. Axe de la castration).

(100) Elle prit mon bras et m’entraîna vers un boudoir.


Hommes et femmes, tout Le monde nous fit place. Parvenus au
fond des appartements de réception, nous entrâmes dans un
petit cabinet demi-circulaire. x « Toucher » : 4: fuir. xx Sens

TENTE
S / Z

mondain : on s’écarte devant les gaffeurs ;sens symbolique : la


castration est contagieuse : la jeune femme ayant eu contact avec
elle, est marquée (SYM. Contagion de la castration). La demi-
circularité du petit cabinet connote un lieu théâtral, d’où il sera
légitime de «contempler » l'Adonis.

(101) Ma compagne sejeta sur un divan, palpitant d’effroi,


sans savoir où elle était. x ACT. « Toucher » : 5 : se réfugier.

(102) - Madame, vous êtes folle, lui dis-je. x SYM. La femme-


enfant. La jeune femme est morigénée par le narrateur comme un
enfant irresponsable ;mais dans un autre sens, la folie de la jeune
femme est littérale : son geste d’attouchement est bien l’irruption du
signifiant dans le réel par-delà le mur du symbole : c’est un acte
psychotique.

(105) —- Mais, reprit-elle après un moment de silence pendant


lequel je l’admirai, x Le rôle symbolique du narrateur est en train
de muter : d’abord donné comme une sorte de patron de la jeune
femme, le voici qui admire, se tait et désire : il a désormais quelque
chose à demander (SYM. L’homme-sujet).

(104) est-ce ma faute ? Pourquoi Me de Lanty laisse-t-elle


errer des revenanits dans son hôtel ? x SEM. Sur-nature.

(105) - Allons, répondis-je, vous imilez les sots. Vous prenez


un petit vieillard pour un spectre. x L’imaginaire du narrateur,
c’est-à-dire le système symbolique à travers lequel il se méconnaît,
a précisément ce caractère d’être asymbolique : il est, dit-il, celui
qui ne croit pas aux fables (aux symboles) (SEM. Asymbolie).
xx SYM. La femme-enfant.

XXII. Personnage et Jigure


Lorsque des sèmes identiques traversent à plusieurs reprises
le même Nom propre et semblent s’y fixer, il naît un personnage.
Le personnage est donc un produit combinatoire : la combinai-
son est relativement stable (marquée par le retour des sèmes)
et plus ou moins complexe (comportant des traits plus ou moins
congruents, plus ou moins contradictoires); cette complexité
détermine la «personnalité » du personnage, tout aussi combi-
natoire que la saveur d’un mets ou le bouquet d’un vin. Le Nom
propre fonctionne comme le champ d’aimantation des sèmes;

1 7 4
Sv 2

renvoyant virtuellement à un corps, il entraîne la configuration


sémique dans un temps évolutif (biographique). En principe,
celui qui dit je n’a pas de nom (c’est le cas exemplaire du nar-
rateur proustien) ; mais en fait, je devient tout de suite un nom,
son nom. Dans le récit (et dans bien des conversations), je n’est
plus un pronom, c’est un nom, le meilleur des noms; dire je, c’est
immanquablement s’attribuer des signifiés; c’est aussi se pour-
voir d’une durée biographique, se soumettre imaginairement à
une «évolution » intelligible, se signifier comme objet d’un des-
tin, donner un sens au temps. A ce niveau, je (et singulièrement
le narrateur de Sarrasine) est donc un personnage. Tout autre
est la figure : ce n’est plus une combinaison de sèmes fixés sur
un Nom civil, et la biographie, la psychologie, le temps ne peu-
vent plus s’en emparer; c’est une configuration incivile, imper-
sonnelle, achronique, de rapports symboliques. Comme figure,
le personnage peut osciller entre deux rôles, sans que cette oscil-
lation ait aucun sens, car elle a lieu hors du temps biographique
(hors de la chronologie) : la structure symbolique est entière-
ment réversible: on peut la lire dans tous les sens. Aïnsi la
femme-enfant et le narrateur-père, un moment effacés, peuvent
revenir, recouvrir la femme-reine et le narrateur-esclave. Comme
idéalité symbolique, le personnage n’a pas de tenue chronolo-
gique, biographique; il n’a plus de Nom; il n’est qu’un lieu de
passage (et de retour) de la figure.

(106) — Taisez-vous, répliqua-t-elle avec cet air imposant et


railleur que toutes les femmes savent si bien prendre quand elles
veulent avoir raison. x La femme-reine ordonne le silence (toute
domination commence par interdire le langage), elle impose
(aplatissant son partenaire dans la situation du sujet), elle raille
(dénie la paternité du narrateur) (SYM. La femme-reine).
xx REF. Psychologie des Femmes.

(107) Le joli boudoir ! s’écria-t-elle en regardant autour d’elle.


Le satin bleu fait toujours un admirable effet en tenture. Est-ce
frais ! x ACT. « Tableau »: 1: jeter un regard à la ronde. Le satin
bleu, la fraîcheur, ou bien constituent un simple effet de réel (pour
faire « vrai », il faut à la fois être précis et insignifiant), ou bien
connotent la futilité des propos d’une jeune femme qui parle
d'ameublement un moment après s’être livrée à un geste bizarre,
ou bien préparent l’euphorie dans laquelle sera lu le portrait
d’Adonis.
SA 4

(108) Ah! le beau tableau ! ajouta-t-elle en se levant et allant


se mettre en face d’une toile magnifiquement encadrée.
Nous restâämes pendant un moment dans la contemplation de
cette merveille x ACT. « Tableau » : 2 : apercevoir.

(109) qui semblait due à quelque pinceau surnaturel.


x Métonymiquement, l'élément transnaturel qui est dans le référent
(la Zambinella est hors de la nature) passe à la fois dans le sujet du
tableau (lAdonis est «trop beau pour un homme») et dans sa facture
(le «pinceau surnaturel » suggère que la main du peintre a été
relevée par celle de quelque dieu : tel le Christ, au moment du
vernissage, descendait du ciel pour se surimprimer dans l'icône que
venait de colorier le peintre byzantin) (SYM. Sur-nature).

(110) Le tableau représentait Adonis étendu sur une peau de


lion. x Le portrait d’Adonis est le thème (le sujet) d’une nouvelle
énigme (ce sera la cinquième), dont la formulation sera bientôt
énoncée : de qui cet Adonis est-il le portrait ? (HER. Enigme 5 :
thématisation). xx Par sa «peau de lion », cet Adonis prend appui sur
les innombrables représentations académiques de bergers grecs
(REF. Mythologie et Peinture).

(111) La lampe suspendue au milieu du boudoir, et contenue


dans un vase d’albâtre, illuminait alors cette toile d’une lueur
douce qui nous permit de saisir toutes les beautés de la peinture.
x SEM. Sélénité (la lumière de la lampe est douce comme celle de
la lune).

XXIX. La lampe d’albâtre


La lumière diffusée par la lampe est extérieure au tableau;
mais elle devient, métonymiquement, la lumière intérieure à la
scène peinte : l’albâtre (doux et blanc) - matière conductrice mais
non émettrice, reflet lumineux et froid —, cet albâtre du boudoir
n’est autre que la lune qui éclaire le jeune berger. Ainsi Adonis,
dont on nous dira, en 547, que Girodet s’inspira pour peindre
son Endymion, devient amant lunaire. Il y a triple reversion des
codes : Endymion transmet à Adonis son sens, son histoire et sa
réalité : on lit Endymion avec les mêmes mots qui décrivent l’Ado-
nis ; on lit Adonis selon la situation même d’'Endymion. Tout, dans
l’'Endymion-Adonis, connote la féminité (voir la description du
n° 115) : la « grâce exquise », les « contours » (mot qui ne s’applique
qu'aux académies «molles» de la femme romantique ou de
$ 4 Z

l’éphèbe mythologique), la pose alanguie, légèrement tournée,


offerte à la possession, la couleur, pâle et diffuse, blanche (la
belle femme de l’époque était très blanche), les cheveux abon-
dants et bouclés, «tout enfin »; ce dernier attribut, comme n’im-
porte quel et cætera, censure ce qu’on ne nomme pas, c’est-à-
dire ce qu’il faut à la fois cacher et désigner : l’Adonis est placé
au fond d’un théâtre (le boudoir demi-circulaire) et l'Endymion
est découvert, dévoilé par un petit Eros qui tire le rideau de ver-
dure comme un rideau de scène, pointant ainsi le centre même
de ce qu’il faut regarder, inspecter : à savoir le sexe, chez Giro-
det barré par l’ombre, comme il est dans la Zambinella mutilé
par la castration. Amoureuse d’Endymion, Séléné le visite; sa
lumière active caresse le berger endormi, offert, et s’insinue en
lui; quoique féminine, la Lune est active ; quoique masculin, le
- garçon est passif :double inversion qui est celle des deux sexes
biologiques et des deux termes de la castration dans toute la nou-
velle, où les femmes sont castratrices et les hommes châtrés:
ainsi la musique s’insinuera dans Sarrasine, le «lubrifiant », le
portant au dernier plaisir, tout comme la lumière lunaire pos-
sède Endymion, dans une sorte de bain insinuant. Tel est
l'échange qui règle le jeu symbolique : essence terrifiante de la
passivité, la castration est paradoxalement sur-active : elle touche
de son néant tout ce qu’elle rencontre : le manque est irradiant.
Or, par une dernière reversion culturelle — la plus piquante -,
tout cela, nous pouvons le voir (et non plus seulement le lire);
lEndymion qui est dans le texte est ce même Endymion qui est
dans un musée (notre musée : le Louvre), en sorte que, remon-
tant la chaîne duplicative des corps et des copies, nous avons de
la Zambinella la plus littérale des images : une photographie. La
lecture étant une traversée de codes, rien ne peut en arrêter le
voyage ; la photographie du castrat fictif fait partie du texte;
remontant la ligne des codes, nous avons le droit d’arriver chez
Bulloz, rue Bonaparte, et de demander que l’on nous ouvre le
carton (probablement celui des «sujets mythologiques ») où nous
découvrirons la photographie du castrat.

(112) - Un être si parfait existe-t-il? me demanda-t-elle


*x HER. Enigme 5 : formulation (le modèle du portrait appartient-il à
la «nature » ?). xx SEM. Sur-nature (Extra-nature).

4 7
XXX. Au-delà et en deçà
La perfection est un bout du Code (origine ou terme, comme
on veut) ; elle exalte (ou euphorise) dans la mesure où elle met
fin à la fuite des répliques, abolit la distance entre le code et la
performance, entre l’origine et le produit, entre le modèle et la
copie ; et comme cette distance fait partie du statut humain, la
perfection, qui l’annule, se trouve hors des limites anthropolo-
giques, dans la sur-nature, où elle rejoint l’autre transgression,
l’'inférieure : le plus et le moins peuvent être rangés générique-
ment dans une même classe, celle de l'excès, ce qui est au-delà
ne diffère plus de ce qui est en deçà, l'essence du code (la per-
fection) a finalement même statut que ce qui est hors du code
(le monstre, le castrat), car la vie, la norme, l'humanité ne sont
que des migrations intermédiaires, dans le champ des répliques.
Ainsi Zambinella est la Sur-Femme, la Femme essentielle, par-
faite (en bonne théologie, la perfection est l’essence, et la Zam-
binella est un «chef-d'œuvre »), mais en même temps, du même
mouvement, elle est le sous-homme, le castrat, le manque, le
moins définitif ;en elle, absolument désirable, en lui, absolument
exécrable, les deux transgressions se confondent. Cette confu-
sion est juste, puisque la transgression n’est rien d’autre qu’une
marque (Zambinella est marquée à la fois par la perfection et
par le manque); elle permet au discours un jeu d’équivoques :
parler de la perfection « surnaturelle » de l’Adonis, c’est en même
temps parler du manque «sous-naturel» du castrat.

(113) après avoir examiné, non sans un doux sourire de


contentement, la grâce exquise des contours, la pose, la
couleur, Les cheveux, tout enfin. x SEM. Féminité. xx Ainsi
décrit, le tableau connote toute une atmosphère d’épanouissement,
de gratificalion sensuelle : un accord, une sorte de comblement
érotique s’accomplit, de lAdonis peint à la jeune femme, qui
lexprime par «un doux sourire de contentement ». Or, par le jeu
de l’histoire, le plaisir de la jeune femme vient de trois objets
différents, superposés dans l’Adonis : 1° un homme : c’est Adonis
lui-même, sujet mythologique du tableau; c’est sur cette
interprétation du désir de la jeune femme que s’articulera la
jalousie du narrateur ; 2° une femme : la jeune femme perçoit la
nature féminine de l’Adonis et s’y sent accordée, soit complicité,
soit saphisme, de toutes manières frustrant encore ici le narrateur.
rebuté hors du champ prestigieux de la féminité ; 3° un castrat,

1 726
à A À

qui, décidément, ne cesse de fasciner la jeune femme


(SYM. Mariage du castrat).

(114) — ZLest trop beau pour un homme, ajouta-t-elle après un


examen pareil à celui qu’elle aurait fait d’une rivale. x Les corps
de Sarrasine, orientés — ou désorientés — par la castration, ne
peuvent se situer avec sûreté de part et d’autre du paradigme
sexuel : il y a, implicites, un au-delà de la Femme (la perfection) et
un en deçà de l'homme (la castrature). Dire que l’Adonis n’est pas
un homme, c’est à la fois renvoyer à une vérité (c’est un castrat) et à
un leurre (c’est une Femme) (HER. Enigme5 : vérité et leurre:
équivoque).

(115) Oh! comme je ressentis alors les atteintes de cette


jalousie x SYM. Désir du narrateur.

(116) à laquelle un poète avait essayé vainement de mefaire


croire ! la jalousie des gravures, des tableaux, où les artistes
exagèrent la beauté humaine, par suite de la doctrine qui les
porte à tout idéaliser. x REF. Code littéraire de la passion (ou code
de la passion littéraire). xx SYM. Réplique des corps (être amoureux
d’une copie : c’est le thème de Pygmalion, repris explicitement
en 229).

(117) - C’est un portrait, lui répondis-je. Il est dû au talent de


Vien. x SYM. Réplique des corps.

(118) Mais ce grand peintre n’a jamais vu l'original, et votre


admiration sera moins vive peut-être quand vous saurez que
cette académie a été faite d’après une statue de femme.
x SYM. Réplique des corps (la duplication des corps est liée
à l'instabilité du paradigme sexuel, qui fait osciller le castrat entre
le garçon et la femme). xx Le tableau a été fait d’après une statue:
c’est vrai; mais cette statue copiait une femme fausse ;autrement
dit, lénoncé est vrai jusqu’à la statue, faux à partir de la femme ;
le mensonge est emporté par la phrase, rendu solidaire de la vérité
qui l’inaugure, comme le génitif est syntagmatiquement solidaire
de la statue :comment un simple génitif pourrait-il mentir?
(HER. Enigme 5 : équivoque).
XXXI. La réplique troublée
Sans le Livre, sans le Code —- toujours antérieurs — point de désir,
point de jalousie : Pygmalion est amoureux d’un maillon du code
statuaire ; Paolo et Francesca s’aiment à partir de la passion de
Lancelot et de Guenièvre (Dante, Enfer, V) : origine elle-même
perdue, l'écriture devient origine du sentiment. Dans cette dérive
ordonnée, la castration apporte le trouble : le vide affole la chaîne
des signes, l’engendrement des répliques, la régularité du code.
Sarrasine, abusé, sculpte Zambinella en femme. Vien transforme
cette femme en garçon et retourne ainsi au sexe premier du
modèle (un ragazzo napolitain) ; par un dernier renversement, le
narrateur arrête arbitrairement la chaîne à la statue et fait de l’ori-
ginal une femme. De la sorte, trois trajets s’enchevêtrent : un tra-
jet opératoire, producteur «réel» des copies (il remonte de
lhomme-Adonis à la femme-statue, puis au garçon travesti) ;un
trajet mystificateur, tracé mensongèrement par le narrateur jaloux
(il remonte de l’homme-Adonis à la femme-statue, puis, implici-
tement, à la femme-modèle); un trajet symbolique, qui a pour
seuls relais des féminités : celle de l’Adonis, celle de la statue,
celle du castrat: c’est le seul espace homogène, à l’intérieur
duquel personne ne ment. Ce brouillage a une fonction hermé-
neutique : le narrateur déforme sciemment la véritable origine
de l’Adonis; il produit un leurre, destiné à la jeune femme — et
au lecteur; mais symboliquement, ce même narrateur, à travers
sa mauvaise foi, indexe (en la référant à une femme) la carence
de virilité du modèle ; son mensonge est donc inducteur de vérité.

(119) - Mais qui est-ce ?


J’hésitai.
— Je veux le savoir, ajouta-t-elle vivement. x SYM. La femme-
reine (le narrateur désire la jeune femme, la jeune femme désire
savoir qui est l’Adonis : les conditions d’un contrat s’esquissent).
xx HER. Enigme 5 : formulation (qui est le modèle de l'Adonis ?).

(120) —Je crois, lui dis-je, que cet Adonis représente un... un...
parent de Me de Lanty. x ACT. « Narrer » : 2 : connaître l’histoire
(nous savons que le narrateur connaît l'identité du vieillard, n° 70;
nous apprenons ici qu’il connaît également l’origine de l’Adonis : il
est donc en puissance de résoudre les énigmes, de raconter
l’histoire). xx HER. Enigme 5 : réponse suspendue. xxx SYM. Tabou
sur le nom de castrat.
XXXII. Le retard
La vérité est frôlée, déviée, perdue. Cet accident est structu-
ral. Le code herméneutique, en effet, a une fonction, celle-là
même que l’on reconnaît (avec Jakobson) au code poétique : de
même que la rime (notamment) structure le poème selon l’at-
tente et le désir du retour, de même les termes herméneutiques
structurent l’énigme selon l’attente et le désir de sa résolution.
La dynamique du texte (dès lors qu’elle implique une vérité à
déchiffrer) est donc paradoxale : c’est une dynamique statique:
le problème est de maintenir l'énigme dans le vide initial de sa
réponse; alors que les phrases pressent le «déroulement» de
Phistoire et ne peuvent s'empêcher de conduire, de déplacer cette
- histoire, le code herméneutique exerce une action contraire : il
doit disposer dans le flux du discours des retards (chicanes, arrêts,
dévoiements); sa structure est essentiellement réactive, car il
oppose à l’avancée inéluctable du langage un jeu échelonné d’ar-
rêts : c’est, entre la question et la réponse, tout un espace dila-
toire, dont l'emblème pourrait être la «réticence », cette figure
rhétorique qui interrompt la phrase, la suspend et la dévie (le
Quos ego. virgilien). D’où, dans le code herméneutique, com-
parativement à ses termes extrêmes (la question et la réponse),
l'abondance des morphèmes dilatoires : le leurre (sorte de dévoie-
ment délibéré de la vérité), l’éguivoque (mélange de vérité et de
leurre qui, bien souvent, en cernant l'énigme, contribue à l’épais-
sir), la réponse partielle (qui ne fait qu’irriter lattente de la vérité),
la réponse suspendue (arrêt aphasique du dévoilement) et le blo-
cage (constat d’insolubilité). La variété de ces termes (leur jeu
d'invention) témoigne bien du travail considérable que le dis-
cours doit accomplir s’il veut arrêter l'énigme, la maintenir en
état d'ouverture. L’attente devient de la sorte la condition fon-
datrice de la vérité : la vérité, nous disent ces récits, c’est ce qui
est au bout de l'attente. Ce dessin rapproche le récit du rite ini-
tiatique (un long chemin marqué d’embarras, d’obscurités, d’ar-
rêts, débouche tout d’un coup sur la lumière); il implique un
retour à l’ordre, car l’attente est un désordre : le désordre est le
| supplément, ce qui s’ajoute interminablement sans rien résoudre,
sans rien finir, l’ordre est le complément, ce qui complète, rem-
| plit, sature et congédie précisément tout ce qui menacerait de
|
suppléer : la vérité est ce qui complète, ce qui clôt. En somme,
reposant sur Particulation de la question et de la réponse, le récit

NS
SIN

herméneutique est construit selon l’image que nous nous faisons


de la phrase : un organisme sans doute infini dans ses expan-
sions, mais réductible à l’unité dyadique du sujet et du prédicat.
Raconter (à la façon classique), c’est poser la question comme
un sujet que l’on tarde à prédiquer; et lorsque le prédicat (la
vérité) arrive, la phrase, le récit sont terminés, le monde est adjec-
tivé (après qu’on a eu grand-peur qu’il ne le soit pas). Cepen-
dant, de même que toute grammaire, si nouvelle soit-elle, du
moment qu’elle est fondée sur la dyade du sujet et du prédicat,
du nom et du verbe, ne peut être qu’une grammaire historique,
liée à la métaphysique classique, de même le récit herméneu-
tique, dans lequel la vérité vient prédiquer un sujet incomplet,
fondé en attente et désir de sa prochaine clôture, est daté, lié à
la civilisation kérigmatique du sens et de la vérité, de l’appel et
du comblement.

ANNIII. Et/ou
Lorsque le narrateur hésite à nous dire qui est l’Adonis (et
dévoie ou noie la vérité), le discours mêle deux codes: le code
symbolique — d’où se tire la censure du nom de castrat, laphasie
que ce nom provoque au moment où l’on risque de le proférer -,
et le code herméneutique, selon lequel cette aphasie n’est qu’une
suspension de réponse, obligée par la structure dilatoire du récit.
De ces deux codes, référés simultanément à travers les mêmes
mots (le même signifiant), l’un est-il plus important que l’autre?
Ou plus exactement : si l’on veut «expliquer» la phrase (et par-
tant le récit), faut-il décider pour un code ou pour l’autre ? Doit-
on dire que l’hésitation du narrateur est déterminée par la
contrainte du symbole (qui veut que le castrat soit censuré), ou
par la finalité du dévoilement (qui veut que ce dévoilement soit
à la fois esquissé et retardé) ? Personne au monde (aucun sujet
savant, aucun dieu du récit) ne peut en décider. Dans le récit (et
cela en est peut-être une « définition »), le symbolique et l’opéra-
toire sont indécidables, soumis au régime du et/ou. Aussi, choi-
sir, décider d’une hiérarchie des codes, d’une pré-détermination
des messages, comme le fait l'explication de textes, est imperti-
nent, car c’est écraser la tresse de l’écriture sous une voix unique,
ici psychanalytique, là poétique (au sens aristotélicien). Bien
plus, manquer le pluriel des codes, c’est censurer le travail du
discours : l’indécidabilité définit un faire, la performance du

INC
SA Z

conteur : de même qu’une métaphore réussie ne donne à lire,


entre ses termes, aucun ordre et ôte toute butée à la chaîne poly-
sémique (contrairement à la comparaison, figure originée), de
même un «bon» récit accomplit à la fois la pluralité et la circu-
larité des codes : corrigeant sans cesse les causalités de l’anec-
dote par la métonymie des symboles, et inversement la simulta-
néité des sens par les opérations qui entraînent et consument
l’attente vers sa fin.

(121) J’eus la douleur de la voir abîimée dans la


contemplation de cette figure. Elle s’assit en silence, je me mis
auprès d’elle et lui pris La main sans qu’elle s’en aperçût ! Oublié
pour un portrait! x SYM. Le mariage du castrat (l’union de la
jeune femme et du castrat est ici euphorisée : on sait que la
configuration symbolique n’est pas soumise à une évolution
diégétique : ce qui a éclaté catastrophiquement peut revenir
pacifiquement uni). xx SYM. Réplique des corps (être amoureux
d’un portrait, tel Pygmalion d’une statue).

(122) En ce moment le bruit léger des pas d’une femme dont la


robe frémissait retentit dans le silence. x Le court épisode qui
commence ici (et se terminera au n° 137) est une brique (comme on
dit en cybernétique), un morceau de programme inséré dans la
machine, une séquence qui vaut, dans son ensemble, pour un seul
signifié : le don de la bague relance l’énigme 4: qui est le vieillard?
Cet épisode comprend plusieurs proaïrétismes (ACT. « Entrer » : 1:
s’annoncer par un bruit).

(123) Nous vimes entrer la jeune Marianina, plus brillante


encore par son expression d’innocence que par sa grâce et par
sa fraîche toilette; elle marchait alors lentement, et tenait avec
un soin maternel, avec une filiale sollicitude le spectre habillé
qui nous avait fait fuir du salon de musique; x ACT. «Entrer » :
2 : l'entrée proprement dite. xx HER. Enigme 3: position et
formulation (énigmatiques, les rapports du Vieillard et de
Marianina renforcent l'énigme attachée à la famille Lanty : d’où
viennent-ils ? qui sont-ils ?) xxx SEM. Infantilité.

(124) elle Le conduisit en le regardant avec une espèce


d’inquiétude posant lentement ses pieds débiles. x HER. Enigme 3 :
formulation (Quel mobile peut-il y avoir à la sollicitude inquiète
de Marianina, quel rapport entre eux ? Qui sont les Lanty ?).

1.8) 3
SA Z

XXXIV. Le babil du sens


Pour toute action romanesque (relevée par le discours du
roman classique), il y a trois régimes possibles d'expression. Ou
bien le sens est énoncé, l’action nommée, mais non détaillée
(accompagner avec une sollicitude inquiète). Ou bien le sens étant
toujours énoncé, l’action est plus que nommée : décrite (regar-
der avec inquiétude par terre là où la personne que l’on guide
pose ses pieds). Ou bien l’action est décrite, mais le sens est tu:
l’acte est simplement connoté (au sens propre) d’un signifié
implicite (regarder le vieillard poser lentement ses pieds débiles).
Les deux premiers régimes, selon lesquels la signification est
excessivement nommée, imposent une plénitude serrée du sens,
ou, si l’on préfère, une certaine redondance, une sorte de babil
sémantique, propre à l’ère archaïque — ou enfantine — du dis-
cours moderne, marqué par la peur obsessionnelle de manquer
la communication du sens (sa fondation) ; d’où, en réaction, dans
les derniers (ou «nouveaux » romans), la pratique du troisième
régime : dire l'événement sans le doubler de sa signification.

(125) Tous deux, ils arrivèrent assez péniblement à une porte


cachée dans la tenture. x ACT. « Porte L» (il y aura d’autres
« Portes ») : 1: arriver à une porte (de plus, la porte cachée connote
une atmosphère mystérieuse, ce qui est de nouveau poser l’énigme 3).

(126) Là, Marianina frappa doucement. x ACT. « Porte I»: 2:


frapper à la porte.

(127) Aussitôt apparut, comme par magie, un grand homme


sec, espèce de génie familier. x ACT. « Porte I»: 3 : apparaître à une
porte (c’est-à-dire : l’avoir ouverte). xx REF. le romanesque
(apparition d’un « génie »). Le grand homme sec est le domestique
signalé au n° 41, comme associé au clan des femmes, qui protège le
vieillard.

(128) Avant de confier le vieillard à ce gardien mystérieux,


x ACT. « Adieu » : 1: confier (avant de quitter).

(129) La jeune enfant baisa respectueusement le cadavre


ambulant, et sa chaste caresse ne fut pas exempte de cette
câlinerie gracieuse dont le secret appartient à quelques femmes

1 84
À &

privilégiées. x ACT. « Adieu » : 2 : embrasser. xx HER. Enigme 3:


position et formulation (quel type de rapport peut impliquer une
« chaste caresse », une « câlinerie respectueuse » ? parental ?
conjugal ?). xxx REF. code proverbial : les Femmes Supérieures.

(150) — Addio, Addio! disait-elle avec les inflexions les plus


jolies de sa jeune voix. x ACT. « Adieu » : 3 : dire «adieu ».
xx SEM. Italianité.

(151) Elle ajouta sur La dernière syllabe une roulade


admirablement bien exécutée, mais à voix basse, et comme pour
peindre l’effusion de son cœur par une expression poétique.
* SEM. Musicalité.

… XXXV. Le réel, l’opérable


Que se passerait-il, si l’on exécutait réellement l’addio de
Marianina, tel que le discours le décrit ? Sans doute quelque chose
d’incongru, d’extravagant, et non pas de musical. Bien plus : est-
il seulement possible d'accomplir l’événement référé? Ceci
amène à deux propositions. La première est que le discours n’a
aucune responsabilité envers le réel : dans le roman le plus réa-
liste, le référent n’a pas de « réalité » : qu’on imagine le désordre
provoqué par la plus sage des narrations, si ses descriptions
étaient prises au mot, converties en programmes d’opérations,
et tout simplement exécutées. En somme (c’est la seconde pro-
position), ce qu’on appelle «réel » (dans la théorie du texte réa-
liste) n’est jamais qu’un code de représentation (de signification) :
ce n’est jamais un code d'exécution : le réel romanesque n’est pas
opérable. Identifier - comme il serait, après tout, assez « réaliste »
de le faire — le réel et l’opérable, ce serait subvertir le roman à
la limite de son genre (d’où la destruction fatale des romans lors-
qu’ils passent de l'écriture au cinéma, d’un système du sens à
un ordre de l’opérable).

(152) Le vieillard, frappé subitement par quelque souvenir,


resta sur le seuil de ce réduit secret. Nous entendimes alors,
grâce à un profond silence, le soupir lourd qui sortit de sa
poitrine : x SEM. Musicalité (le vieillard se souvient d’avoir été
sopraniste). xx ACT. « Don »: 1: inciter (ou être incité) au don.
SZ

(135) él tira la plus belle des bagues dont ses doigts de


squelette étaient chargés, et la plaça dans le sein de Marianina.
x ACT. « Don » : 2 : remettre l’objet.

(134) La jeune folle se mit à rire, reprit la bague, la glissa par-


dessus son gant à l’un de ses doigts, x ACT. « Don »: 3 : accepter le
don (le rire, le gant sont des effets de réel, des notations dont lin-
signifiance même authentifie, signe, signifie le «réel »).

(135) et s’élança vivement vers le salon, où retentirent en ce


moment les préludes d’une contredanse. x ACT. « Partir »: 1:
vouloir sortir.

(136) Elle nous aperçut :


— Ah! vous étiez là ! dit-elle en rougissant.
Après nous avoir regardés comme pour nous interroger,
x ACT. « Partir » : 2 : suspendre son départ. Comme est bien
l'opérateur fondamental du sens, la elef qui introduit les
substitutions, les équivalences, qui fait passer de l'acte (regarder
pour interroger) à l'air (comme pour interroger), de l’'opérable au
signifiant.

(157) elle courut à son danseur avec l’insouciante pétulance


de son âge. x ACT. « Partir » : 3 : repartir.

XNXVI. Le pli, le dépli


Qu'est-ce qu’une suite d'actions ? le dépli d’un nom. Entrer ?
Je puis déplier en : «s’annoncer » et «pénétrer ». Partir ? Je puis
déplier en: «vouloir», «s’arrêter», «repartir». Donner? «pro-
voquer », «remettre », «accepter». Inversement, constituer la
séquence, c’est trouver le nom : la séquence est la monnaie, le
valant-pour du nom. Par quelles divisions s'établit ce change?
Qu’y a-t-il dans l’« Adieu », la « Porte », le « Don » ? Quelles actions
subséquentes, composantes ? Selon quels plis fermer l’éventail
de la séquence ? Deux systèmes de pli (deux «logiques ») sem-
blent tour à tour requis. Le premier décompose le titre (nom ou
verbe) selon ses moments constitutifs (l'articulation peut être
régulière : commencer/poursuivre, ou troublée : commencer/s’ar-
rêter/repartir). Le second accroche au mot-tuteur des actions voi-
sines (dire adieu/confier, embrasser). Ces systèmes, l’un analy-
tique, l’autre catalytique, l’un définitionnel, l’autre métonymique,

1806
S / Z

n’ont en fait d’autre logique que celle du déjà-vu, déjà-lu, déjà-


Jait :celle de lempirie et de la culture. Le dépli de la séquence,
ou inversement son pli, se font sous l’autorité de grands modèles
ou culturels (remercier pour un don) ou organiques (troubler le
cours d’une action) ou phénoménaux (le bruit précède le phéno-
mène), etc. La séquence proaïrétique est bien une série, c’est-à-
dire «une multiplicité munie d’une règle d’ordre » (Leibniz), mais
la règle d'ordre est ici culturelle (c’est en somme l’«habitude »)
et linguistique (c’est la possibilité du nom, le nom gros de ses
possibles). De la même manière, des séquences peuvent s’ar-
ranger entre elles (converger, s’articuler) de façon à former un
semblant de réseau, une table (ainsi des séquences « Entrer »,
« Porte », « Adieu », « Partir »), mais la « chance » de cette table (nar-
rativement : cet épisode) est liée à la possibilité d’un méta-nom
(par exemple : la méta-séquence de la Bague). Ainsi, lire (per-
cevoir le lisible du texte), c’est aller de nom en nom, de pli en
pli; c’est plier sous un nom, puis déplier le texte selon les nou-
veaux plis de ce nom. Tel est le proaïrétisme : artifice (ou art)
de lecture qui cherche des noms, s’efforce vers eux : acte de trans-
cendance lexicale, travail de classement opéré à partir du clas-
sement de la langue, c’est, comme dirait la philosophie boud-
dhiste, une activité maya : relevé des apparences, mais en ce
qu’elles sont des formes discontinues, des noms.

(158) - Qu'est-ce que cela veut dire ? me demanda ma jeune


partenaire. Est-ce son mari ? x HER. Enigme 3 : formulation (Quel est
le rapport parental des Lanty et du vieillard ?). xx Même fausse,
l'hypothèse donne un nom, c’est-à-dire une issue, au symbole, elle
marie une fois de plus le castrat à la jeunesse, à la beauté, à la vie :
mariage accompli avec la jeune femme ou avec Marianina : le symbole
ne fait pas acception de personnes (SYM. Le mariage du castrat).

(139) Je crois rêver. Où suis-je ?


— Vous ! répondis-je, vous, madame, qui êtes exaltée et qui,
comprenant si bien les émotions les plus imperceptibles, savez
cultiver dans un cœur d’hommee le plus délicat des sentiments,
sans le flétrir, sans Le briser dès le premier jour, vous qui avez
pitié des peines de cœur, et qui à l’esprit d’une Parisienne
joignez une âme passionnée digne de l'Italie ou de l'Espagne...
Elle vit bien que mon langage était empreint d’une ironie
amère; et alors, sans avoir l'air d’yprendre garde, elle
m'interrompit pour dire: - Oh! vous me faites à votre goût.
Singulière tyrannie ! Vous voulez que je ne sois pas moi.

AS 07
S\/n7

— Oh! je ne veux rien, m’écriai-je épouvanté de son attitude


sévère. x Il y a ici deux codes culturels, l’un prenant en charge
l’autre : 1° le «marivaudage », d’autant plus codé qu’il est fort lourd,
soit parodie menée volontairement par le narrateur, soit manière
proprement balzacienne de concevoir la «légèreté » des
conversations mondaines, 2° l'ironie, tout aussi lourde, sans doute
pour les mêmes raisons (REF. Le Marivaudage. L’Ironie).
*xx REF. L'esprit parisien, la passion méridionale. xxx Le narrateur,
d’abord paternel, est ici pleinement soupirant ; la Femme a barre
sur lui, au moindre mot de son maître (dit «sans avoir Pair d’y
prendre garde »), l’homme-sujet bat en retraite, accusant ainsi une
sujétion nécessaire à la suite (immédiate) de l’histoire
(SYM. La Femme-Reine et le narrateur-sujet).

(140) Au moins est-il vrai que vous aimez à entendre raconter


l’histoire de ces passions énergiques enfantées dans nos cœurs
par les ravissantes femmes du Midi ? x Le narrateur connaît
l’histoire du vieillard énigmatique et de l’Adonis mystérieux (n°° 70
et 120) ; de son côté, la jeune femme s’y intéresse (n° 119):
les conditions d’un contrat de narration ont été réunies. On passe
maintenant à une proposition explicite de récit. Cette proposition
vaut d’abord (ici) pour un don propitiatoire destiné à compenser
l’offense faite par le narrateur à la Femme-Reine, qu'il s’agit
d’apaiser. Le récit qui s'annonce est donc constitué dès maintenant
en offrande, avant de devenir marchandise (prise dans un marché
qui sera précisé plus tard) (ACT. « Narrer » : 3 : proposer de
raconter). xx REF. La Passion (délices de l’analogie : un soleil plus
chaud fait des passions brûlantes, puisque l'amour est une flamme).
La méridionalité, connotée déjà par le teint olivâtre du jeune
Filippo, est le genre qui contient à l’avance l’espèce « Italie ».
xxx L’énoncé propose un enthymème mensonger : 1° l’histoire qui
va être racontée est une histoire de femme ; 2° or ce sera l’histoire
de Zambinella ; 3° donc Zambinella sera une femme. Il y a leurre
du narrateur à sa destinatrice (et au lecteur) : avant même
de commencer, l'énigme 6 (Qui est la Zambinella ?) est dévoyée
(HER. Enigme 6 : thématisation et leurre).

XXII. La phrase herméneutique


La proposition de vérité est une phrase « bien faite » ; elle com-
porte un sujet (le thème de l’énigme), l'énoncé de la question
(la formulation de l’énigme), sa marque interrogative (la posi-
tion de l’énigme), les différentes subordonnées, incises et cata-
lyses (les délais de la réponse), qui précèdent le prédicat final

MEN S
Si
ÀZ

(le dévoilement). Canoniquement, l'énigme 6 (Qui est la Zambi-


nella ?) se parlerait ainsi :

Question : « Foici la Zambinella. Qui est-elle ?


(sujet, thème) (formulation) (position)
{_ Je vais vous le dire : une femme, un être hors nature,
(promesse de réponse) (leurre) (équivoque)
BALE un... parent des Lanty,
(réponse suspendue) (réponse partielle)
personne ne peut le savoir.
(réponse bloquée)
Réponse : — un castrat déguisé en femme.
(dévoilement)

Ce canon peut être modifié (tout comme il y a plusieurs ordres


de phrase), pourvu que les principaux herméneutèmes (les
«noyaux ») soient présents à un moment ou à un autre dans le dis-
cours : le discours peut condenser en une seule énonciation (dans
un seul signifiant) plusieurs herméneutèmes, en implicitant les uns
ou les autres (thématisation, position et formulation) ; il peut aussi
inverser les termes de l’ordre herméneutique : une réponse peut
être dévoyée avant que la question ait été posée (on nous suggère
que Zambinella est une femme, avant même qu’elle soit apparue
dans l’histoire) ; ou encore un leurre peut continuer après que la
vérité a été dévoilée (Sarrasine continue à s’aveugler sur le sexe
de Zambinella bien qu’il en ait reçu la révélation). Cette liberté de
la phrase herméneutique (qui serait un peu, toutes proportions gar-
dées, celle de la phrase flexionnelle) vient de ce que le récit clas-
sique combine deux points de vue (deux pertinences) : une règle
de communication, qui veut que les réseaux de destination soient
séparés et que chacun puisse survivre, même si son voisin est déjà
«brûlé » (Sarrasine peut continuer à s’adresser un message men-
songer bien que le circuit du lecteur soit déjà saturé : l’aveugle-
ment du sculpteur devient un nouveau message, objet d’un nou-
veau système dont le lecteur est désormais le seul destinataire) ;
et une règle pseudo-logique, qui tolère une certaine liberté dans
l’ordre de présentation des prédicats, une fois que le sujet a été
posé : cette liberté renforce en fait la prééminence du sujet (de la
vedette), dont l’ébranlement (littéralement: la mise en question)
apparaît ainsi accidentel et provisoire ; ou plutôt : du provisoire de
la question, on induit son accidentel : le sujet une fois pourvu de
son prédicat «vrai», tout rentre dans l’ordre, la phrase peut finir.

TMS MT)
(141) - Oui. Hé! bien ?
- Hé! bien, j'irai demain soir chez vous vers neuf heures, et je
vous révélerai ce mystère. x On pourrait poser, dans la séquence
«Narrer », une sous-séquence ou brique, celle du «Rendez-vous »
(proposé/refusé/ accepté), d'autant que le Rendez-vous est une pièce
usuelle de l’arsenal romanesque (il y en a un autre dans la suite de
la nouvelle, celui que la duègne donne à Sarrasine, au n° 288).
Néanmoins comme ce rendez-vous-ci, dans sa structure spécifique
(refusé/accepté), transcrit diagrammatiquement le marchandage
noué par le narrateur et la jeune femme autour de l’objet « Récit »,
on l’intégrera directement à la séquence « Narrer », dont il
deviendra un terme intermédiaire : ACT. « Narrer » : 4: proposer un
rendez-vous pour raconter tranquillement une histoire (acte assez
fréquent dans le code de la vie courante :je vous raconterai cela...).

(142) - Non, répondit-elle d’un air mutin, je veux l’apprendre


sur-le-champ.
— Vous ne m'avez pas encore donné le droit de vous obéir
quand vous dites : Je veux. x ACT. « Narrer » : 5 : discuter le
moment du rendez-vous. xx La Femme-Reine semble exiger un
récit immédiat par pur caprice — façon de connoter sa domination —,
mais le narrateur lui rappelle la nature exacte — et sérieuse — de la
contestation : vous ne m’avez encore rien donné, je n’ai donc encore
aucune obligation envers vous. Ce qui veut dire : si vous vous
donnez à moi, je vous raconterai l’histoire : donnant, donnant : un
moment d'amour contre une belle histoire (SYM. La Femme-Reine
et le narrateur-sujet).

(145) - En ce moment, répondit-elle avec une coquetterie


désespérante, j'ai le plus vif désir de connaître ce secret. Demain,
je ne vous écouterai peut-être pas. x SYM. La Femme-Reine
(capricieuse). Exiger sur-le-champ la livraison de la marchandise (la
narration du récit demandé), c’est éluder la contrepartie, puisque le
désir du narrateur ne pourrait être, lui, satisfait dans le salon des
Lanty : la jeune femme a quelque envie de «tricher ».

(144) Elle sourit, et nous nous séparâmes ; elle toujours aussi


Jière, aussi rude, et moi toujours aussi ridicule en ce moment
que toujours. Elle eut l'audace de valser avec un jeune aide de
camp ; el je restai tour à tour fâché, boudeur, admirant, aimant,
jaloux. x SYM. La Femme-Reine et le narrateur-sujet. La situation
symbolique des partenaires est ici transcrite, par l’un des intéressés,
en méta-langage psychologique.

1M9N0)
CN

(145) — A demain, me dit-elle vers deux heures du matin,


quand elle sortit du bal. x ACT. « Narrer » : 6 : accepter le
rendez-vous.

(146) — Je n’irai pas, pensai-je, je t’abandonne. Tu es plus


capricieuse, plus fantasque mille fois peut-être... que mon
imagination. x ACT. « Narrer » : 7: refuser le rendez-vous.
Le chassé-croisé du rendez-vous (accepté par l’un, refusé par
l’autre et vice versa) figure diagrammatiquement l’essence même
du marchandage, qui est va-et-vient de propositions et de refus : ce
qui est visé à travers l’épisode du rendez-vous, c’est une économie
très précise de l'échange. — L'histoire de la Zambinella, nous dit en
passant le narrateur, est peut-être fictive, dans la fiction même :
fausse monnaie introduite subrepticement dans le circuit.

(147) Le lendemain, nous étions devant un bon feu,


x ACT. « Narrer »: 8 : avoir accepté le rendez-vous.

(148) dans un petit salon élégant, assis tous deux ; elle sur une
causeuse; moi, sur des coussins, presque à ses pieds, et mon œil
sous Le sien. La rue était silencieuse. La lampe jetait une clarté
douce. C'était une de ces soirées délicieuses à l’âme, un de ces
moments qui ne s’oublient jamais, une de ces heures passées
dans la paix et le désir, et dont, plus tard, le charme est toujours
un sujet de regret, même quand nous nous trouvons plus
heureux. Qui peut effacer la vive empreinte des premières
sollicitations de l'amour ? x SYM. La Femme-Reine et le
narraleur-sujet («presque à ses pieds et mon œil sous le sien»). Le
décor (bon feu, silence, meubles confortables, clarté douce) est
ambivalent : il vaut aussi bien pour la narration d’une bonne
histoire que pour une soirée d'amour. xx REF. Code de la Passion,
du Regret, etc.

(149) — Allons, dit-elle, j'écoute. x ACT. « Narrer » : 9 : ordre


de récil.

(150) - Mais je n'ose commencer. L'aventure a des passages


dangereux pour le narrateur. Si je m’enthousiasme, vous me
ferez taire. x ACT. « Narrer» : 10 : hésiter à raconter. Peut-être
faudrait-il constituer en morphème spécial cette dernière hésitation
du discours à commencer une histoire, sorte de suspense purement
discursif, analogue à la dernière station d’un strip-tease. xx SYM. Le
narrateur et la castration. Risquant, dit-il, de « s’enthousiasmer », le
narrateur s’identifie par avance à la « passion » de Sarrasine pour
Zambinella — et, partant, à la castration qui en est l’enjeu.

(RO
Si À Z

(151) — Parlez. x ACT. « Narrer »: 11: ordre réitéré.

(152) — J’obéis. x ACT. « Narrer » : 12 : ordre accepté. Par ce


dernier mot, le récit qui commence est placé sous le signe de la
Femme-Reine, de la Figure castratrice.

XXXVIIT. Les récits-contrats


A l’origine du Récit, le désir. Pour produire du récit, le désir
doit cependant varier, entrer dans un système d’équivalences et
de métonymies ; ou encore : pour se produire, le récit doit pou-
voir s’'échanger, s’assujettir à une économie. Ainsi dans Sarra-
sine : le secret de l’Adonis vaut pour son corps; connaître ce
secret, c’est accéder à ce corps : la jeune femme désire l’Adonis
(n° 113) et son histoire (n° 119) : un premier désir est posé, qui
en détermine un second, par métonymie : le narrateur, jaloux
de lAdonis par contrainte culturelle (n° 115-116), est obligé de
désirer la jeune femme ; et comme il possède l’histoire de l’Ado-
nis, les conditions d’un contrat sont réunies : A désire B qui désire
quelque chose que possède A; A et B vont échanger ce désir et
cette chose, ce corps et ce récit: une nuit d’amour contre une
belle histoire. Le Récit: monnaie d'échange, objet de contrat,
enjeu économique, en un mot marchandise, dont la transaction,
qui peut aller, comme ici, jusqu’au véritable marchandage, n’est
plus limitée au cabinet de l’éditeur mais se représente elle-
même, en abyme, dans la narration? Telle est la théorie affa-
bulée par Sarrasine. Voilà la question que pose peut-être tout
récit. Contre quoi échanger le récit? Que «vaut» le récit ? Ici, le
récit se donne en échange d’un corps (il s’agit d’un contrat de
prostitution), ailleurs, il peut acheter la vie même (dans Les Mille
et Une Nuits, une histoire de Schéhérazade vaut pour un jour de
survie); ailleurs enfin, chez Sade, le narrateur alterne systé-
matiquement, comme dans un geste d'achat, une orgie contre
une dissertation, c’est-à-dire du sens (la philosophie vaut pour
le sexe, le boudoir) : le récit est, par une astuce vertigineuse, la
représentation du contrat qui le fonde : dans ces récits exem-
plaires, la narration est théorie (économique) de la narration:
on ne raconte pas pour «distraire », pour «instruire » ou pour
satisfaire un certain exercice anthropologique du sens; on
raconte pour obtenir en échangeant; et c’est cet échange qui
est figuré dans le récit lui-même : le récit est à la fois produit

1" 92
S'# 5

et production, marchandise et commerce, enjeu et porteur de


cet enjeu : dialectique d’autant plus explicite dans Sarrasine que
le « contenu » même du Récit-Marchandise (une histoire de cas-
tration) empêchera le pacte de s’accomplir jusqu’au bout: la
jeune femme, touchée par la castration racontée, se retirera de
la transaction sans honorer son engagement.

AANIX. Ceci n’est pas une explication de texte


Puisque le récit est à la fois une marchandise et la relation du
contrat dont elle est l’objet, il ne peut plus être question d’établir
une hiérarchie rhétorique entre les deux parties de la nouvelle,
comme on le fait communément : la soirée chez les Lanty n’est
pas un simple prologue et l’aventure de Sarrasine n’est pas l’his-
toire principale ; le sculpteur n’est pas le héros et le narrateur
n’est pas un simple personnage protatique ; Sarrasine n’est pas
une histoire de castrat, mais de contrat; c’est l’histoire d’une force
(le récit) et de l’incidence de cette force sur le contrat même qui
la prend en charge. Les deux parties du texte ne sont donc pas
déboîtées selon le prétendu principe des récits gigognes (un récit
dans le récit). L’emboîtement des blocs narratifs n’est pas (seu-
lement) ludique, mais (aussi) économique. Le récit n’engendre
pas le récit par extension métonymique (sauf à passer par le relais
du désir), mais par alternance paradigmatique : le récit est
déterminé non par un désir de raconter mais par un désir d’échan-
ger: c’est un valant-pour, un représentant, une monnaie, un
pesant d’or. Ce qui rend compte de cette équivalence centrale,
ce rest pas le «plan » de Sarrasine, c’est sa structure. La struc-
ture n’est pas le plan. Ceci n’est donc pas une explication de texte.

(155) « Ernest-Jean Sarrasine était le seul fils d’un procureur


de la Franche-Comté, repris-je après une pause. Son père avait
assez loyalement gagné six à huit mille livres de rente, fortune
de praticien, qui, jadis, en province, passait pour colossale. Le
vieux maître Sarrasine, n'ayant qu’un enfant, ne voulut rien
négliger pour son éducation, il espérait en faire un magistrat,
et vivre assez longtemps pour voir, dans ses vieux jours, le petit-
fils de Matthieu Sarrasine, laboureur au pays de Saint-Dié,
s’asseoir sur les lis et dormir à l’audience pour la plus grande
gloire du Parlement ;mais le ciel ne réservait pas cette joie au
procureur. x Dans le titre même de la nouvelle (n° 1), une question

195
S 4 Z

avait été posée : Sarrasine, qu'est-ce que c'est que cela ? I est
maintenant répondu à cette question (HER. Enigme 1: réponse).
xx SYM. Le père et le fils : Antithèse : A : le fils béni (il sera maudit
au n° 168). L’antithèse correspond à un code culturel : à Père
magistrat, Fils artiste : par cette inversion se dissolvent les sociétés.
+xxx Dans ce roman familial, une place est vide : celle de la mère
(SYM. Le père et le fils : la mère absente).

(154) Le jeune Sarrasine, confié de bonne heure aux Jésuites,


x ACT. « Pension » : 1: entrer en pension.

(155) donna les preuves d’une turbulence peu commune.


+ SEM. Turbulence. Dénotativement, la turbulence est un trait
caractériel ;cependant, ce trait renvoie ici à un signifié plus vaste,
plus vague, plus formel aussi : l’état d’une substance qui ne
«prend » pas ou ne se purifie pas, et reste défaite, troublée;
Sarrasine est frappé de ce vice profond : il n’a pas l'unification, la
lubrification organique ; et c’est finalement le sens étymologique du
mot turbulence qui est son sens connoté.

(156) Il eut l’enfance d’un homme de talent. x SEM. Vocation


(pour le moment indéfinie).

(157) Il ne voulait étudier qu'à sa guise, se révoltait souvent,


et restait parfois des heures entières plongé dans de confuses
méditations, occupé, tantôt à contempler ses camarades quand
ils jouaient, tantôt à se représenter les héros d’'Homère.
x SEM. Sauvagerie. xx SEM. Vocation (artistique : peut-être littéraire ?).

(158) Puis, s’il lui arrivait de se divertir, il mettait une ardeur


extraordinaire dans ses jeux. Lorsqu'une lutte s'élevait entre un
camarade et lui, rarement le combat finissait sans qu’il y eût du
sang répandu. S’il était le plus faible, il mordait. x SEM. Excès
(ce qui excède la nature). xx SEM. Féminité (mordre, au lieu d’user
du poing phallique, est un connotateur de féminité). L'apparition du
sang dans l’enfance du sculpteur dramatise déjà, par une touche
lointaine, son destin.

(159) Tour à tour agissant ou passif, sans aptitude ou trop


intelligent, son caractère bizarre x SEM. Le composite. Ce sème,
maléfique, a été déjà distribué sous d’autres formes dans la
première partie du texte ; le composite (dans la terminologie
romantique, c’est le bizarre), connoté par le «tour à tour » des
contraires, désigne une impuissance à atteindre lhomogène, l’unité

{ 9 4
S / Z

dont la tenue organique est le modèle, en un mot le /ubrifié


(n° 215); ce n’est pas que Sarrasine manque de virilité (d'énergie,
d'indépendance, etc.), mais cette virilité est instable, et l'instabilité
entraîne le sculpteur hors de l’unité pleine, réconciliée, vers le
défait, le manque (ou le signifie).

XL. Naissance du thématique


Dire que Sarrasine est «tour à tour agissant ou passif», c’est
engager à repérer dans son caractère quelque chose « qui ne prend
pas », c’est engager à nommer ce quelque chose. Ainsi commence
un procès de nomination, qui est l’activité même du lecteur: lire,
c’est lutter pour nommer, c’est faire subir aux phrases du texte
une transformation sémantique. Cette transformation est velléi-
taire ; elle consiste à hésiter entre plusieurs noms : si l’on nous dit
que Sarrasine avait « l’une de ces volontés fortes qui ne connaissent
pas d’obstacle », que faut-il lire? la volonté, l'énergie, Vopiniâtreté,
l'entêtement, etc.? Le connotateur renvoie moins à un nom qu’à
un complexe synonymique, dont on devine le noyau commun,
cependant que le discours vous emporte vers d’autres possibles,
vers d’autres signifiés affinitaires : la lecture est ainsi absorbée dans
une sorte de glissement métonymique, chaque synonyme ajou-
tant à son voisin quelque trait, quelque départ nouveau : le vieillard
qui a pu d’abord être connoté comme fragile est bientôt dit «en
verre» : image dont il faut extraire des signifiés de rigidité, d’im-
mobilité et de brisure sèche, coupante. Cette expansion est le mou-
vement même du sens : le sens glisse, recouvre et avance à la fois ;
loin de l’analyser, on devrait au contraire le décrire par ses expan-
sions, la transcendance lexicale, le mot générique qu’il essaye
toujours de rejoindre : l’objet de la sémantique devrait être la
synthèse des sens, non l’analyse des mots. Or cette sémantique
des expansions, d’une certaine manière, elle existe déjà : c’est ce
qu’on appelle la Thématique. Thématiser, c’est d’une part sortir
du dictionnaire, suivre certaines chaînes synonymiques (turbulent,
trouble, instable, défait), se laisser aller à une nomination en
expansion (qui peut procéder d’un certain sensualisme), et d’autre
part revenir à ces différentes stations substantives pour en faire
repartir quelque forme constante («ce qui ne prend pas »), car la
rentabilité d’un sème, son aptitude à rejoindre une économie thé-
matique dépend de sa répétition: il est utile de dégager dans
l'agressivité de Sarrasine un mouvement (une trace répétée) de

ON
S / Z

déchiquetage, puisque cet élément se retrouvera dans d’autres


signifiants ;de la même manière, le fantastique du vieillard n’a de
valeur sémantique que si le dépassement des limites humaines,
qui est l’un des «composants » primitifs du mot (lun de ses autres
«noms »), peut réessaimer ailleurs. Lire, comprendre, thématiser
(du moins le texte classique), c’est de la sorte reculer de nom en
nom à partir de la butée signifiante (on recule ainsi la violence de
Sarrasine, au moins jusqu'à l'excès, nom maladroit de ce qui
dépasse les limites et sort de la nature). Ce recul est évidemment
codé : lorsque le déboîtement nominal s'arrête, un niveau critique
est créé, l’œuvre se ferme, le langage par lequel on termine la
transformation sémantique devient nature, vérité, secret de
l’œuvre. Seule une thématique infinie, proie d’une nomination sans
fin, pourrait respecter le caractère perpétuel du langage, la pro-
duction de la lecture, et non plus la table de ses produits. Mais
dans le texte classique, la production métonymique du langage
n'est pas postulée : d’où la fatalité d’un coup de dés qui arrête et
fixe le glissement des noms: c’est la thématique.

(160) Le fit redouter de ses maîtres autant que de ses camarades.


x SEM. Danger.

(161) Au lieu d'apprendre les éléments de la langue grecque, il


dessinait le révérend père qui leur expliquait un passage de
Thucydide, croquait le maître de mathématiques, Le préfet, Les
valets, le correcteur, et barbouillait tous les murs d’esquisses
informes. x SEM. Sauvagerie (Sarrasine agit à contresens, hors des
normes, hors des limites de la «nature »). xx SEM. Vocation (le
dessin). Le signifié est prélevé dans un code culturel: le cancre
génial réussit hors des activités réglées de la classe.

(162) Au lieu de chanter les louanges du Seigneur à l’église, il


s'amusail, pendant Les offices, à déchiqueter un banc ;
x SEM, Impiété. L'impiété n’est pas ici une indifférence, mais une
provocation : Sarrasine est (et donc sera) un transgresseur. La
transgression consiste ici, non pas à ignorer Poffice, mais à le
doubler (à le parodier) d’une activité inversée, érotique et
lfantasmatique : celle du déchiquetage. xx SEM. Déchiquetage. La
destruction de l’objet total, la régression (acharnée) vers l'objet
partiel, le fantasme de la mise en pièces, la recherche du fétiche
reparaîtront lorsque Sarrasine ne cessera de déshabiller la
Zambinella en pensée pour dessiner son corps.

1 9 6
XLI. Le nom propre
On parle ici, parfois, de Sarrasine comme s’il existait, comme
s’il avait un avenir, un inconscient, une âme; mais ce dont on
parle, c’est de sa figure (réseau impersonnel de symboles manié
sous le nom propre de Sarrasine), non de sa personne (liberté
morale douée de mobiles et d’un trop-plein de sens) : on déve-
loppe des connotations, on ne poursuit pas des investigations ;
on ne cherche pas la vérité de Sarrasine, mais la systématique
d’un lieu (transitoire) du texte : on marque ce lieu (sous le nom
de Sarrasine) pour qu’il entre dans les alibis de l’opératoire nar-
ratif, dans le réseau indécidable des sens, dans le pluriel des
codes. En reprenant au discours le nom propre de son héros, on
ne fait que suivre la nature économique du Nom: en régime
romanesque (ailleurs aussi ?), c’est un instrument d'échange : il
permet de substituer une unité nominale à une collection de traits
en posant un rapport d'équivalence entre le signe et la somme :
c’est un artifice de calcul qui fait qu’à prix égal la marchandise
condensée est préférable à la marchandise volumineuse. Seule-
ment la fonction économique (substitutive, sémantique) du Nom
est déclarée avec plus ou moins de franchise. D’où la variété des
codes patronymiques. Appeler, comme Furetière, des person-
nages Javotte, Nicodème, Belastre, c’est (sans s’abstraire com-
plètement d’un certain code mi-bourgeois, mi-classique) accen-
tuer la fonction structurale du Nom, déclarer son arbitraire, le
dépersonnaliser, accepter la monnaie du Nom comme pure ins-
titution. Dire Sarrasine, Rochefide, Lanty, Zambinella (sans même
parler de Bouchardon, qui a existé), c’est prétendre que le sub-
stitut patronymique est plein d’une personne (civile, nationale,
sociale), c’est exiger que la monnaie appellative soit en or (et
non laissée au gré des conventions). Toute subversion, ou toute
soumission romanesque commence donc par le Nom Propre : si
précise — si bien précisée — que soit la situation sociale du nar-
rateur proustien, son absence de nom, périlleusement entrete-
nue, provoque une déflation capitale de l'illusion réaliste : le je
proustien lui-même n’est plus un nom (contrairement à la nature
substantive du pronom romanesque, XXVIII), car il est miné,
défait par des disturbances d’âge, il perd par brouillage son temps
biographique. Ce qui est caduc aujourd’hui dans le roman, ce
n’est pas le romanesque, c’est le personnage ; ce qui ne peut plus
être écrit, c’est le Nom Propre.
SIT

(165) ou quand il avait volé un morceau de bois, il sculptait


quelque figure de sainte. Si le bois, la pierre ou le crayon lui
manquaient, il rendait ses idées avec de la mie de pain.
x SEM. Vocation (de sculpteur). Le pétrissage de la mie de pain,
préfigurant le moment où Sarrasine pétrit la glaise dont il copie
le corps de la Zambinella, a une double valeur : informative
(la définition de Sarrasine s’est constituée par restriction du genre
« Artiste » à l'espèce «Sculpteur ») ; symbolique (renvoyant à
l’onanisme du spectateur solitaire, repris lors de la scène du sofa,
au n° 267).

(164) Soit qu’il copiât les personnages des tableaux qui


garnissaient le chœur, soit qu’il improvisât, il laissait toujours à
sa place de grossières ébauches, dont le caractère licencieuz
désespérait les plus jeunes pères ; et les médisants prétendaient
que les vieux Jésuites en souriaient. x SEM. Licencieux (le
pétrissage est une activité érotique). xx REF. Psychologie des âges
(les jeunes sont puristes, les vieux sont laxistes).

(165) Enfin, s’il faut en croire la chronique du collège, il fut


chassé, x ACT. « Pension » : 2 : être chassé.

(166) pour avoir, en attendant son tour au confessionnal, un


vendredi saint, sculpté une grosse bûche en forme de Christ.
L’impiété gravée sur cette statue était trop forte pour ne pas
attirer un châtiment à l'artiste. N'avait-il pas eu l'audace de
placer sur le haut du tabernacle cette figure passablement
cynique ! x SEM. Vocation (de sculpteur). xx SEM. Impiété (la
transgression lie la religion et l’érotique, ef. n° 162).

(167) Sarrasine vint chercher à Paris un refuge contre les


menaces x ACT. « Carrière » : {: monter à Paris.

(168) de la malédiction paternelle. x SYM. Le père et le fils:


Antithèse : B: le fils maudit.

(169) Ayant une de ces volontés fortes qui ne connaissent pas


d'obstacles, il obéit aux ordres de son génie et entra dans
l’atelier de Bouchardon. x SEM. Opiniâtreté (de même Sarrasine
s’entêtera à aimer la Zambinella, puis à se leurrer sur sa nature;
son «opiniâtreté » n’est rien d’autre que la défense de son
imaginaire). xx ACT. « Carrière » : 2 : entrer chez un grand maître.

(170) Il travaillait pendant toute la journée, et, le soir, allait


mendier sa subsistance. x REF. Stéréotype : Partiste pauvre et

1 09 43
S/1Z

courageux (gagnant sa vie le jour, créant la nuit, ou, comme ici,


vice versa).

(171) Bouchardon, émerveillé des progrès et de l'intelligence


du jeune artiste, x SEM. Génie (le génie couronne la vocation de
l'artiste, cén1#5)

(172) devina bientôt la misère dans laquelle se trouvait son


élève; il Le secourut, le prit en affection et le traita comme son
enfant. x Bouchardon ne remplace pas le père, mais la mère, dont
le manque (n° 153) a dévoyé l’enfant dans la licence, l’excès,
l’'anomie ;comme une mère, il devine, recueille, assiste (SYM. La
mère et le fils).

(175) Puis, lorsque le génie de Sarrasine se fut dévoilé


* SEM. Génie. Le génie de Sarrasine est trois fois nécessaire
(«vraisemblable ») : selon le code culturel (romantique), il fait de
Sarrasine un être marqué, hors des normes; selon le code
dramatique, il dénonce la malignité d’un destin qui « échange » la
mort d’un grand artiste contre la vie d’un castrat, c’est-à-dire le tout
contre le rien; selon le code narratif, il justifie la perfection dont
sera empreinte la statue de la Zambinella, origine du désir transmis
à l’Adonis.

(174) par une de ces œuvres où le talent à venir lutte contre


l’effervescence de la jeunesse, x REF. Code des âges et code de l’Art
(le talent comme discipline, la jeunesse comme effervescence).

XLITI Codes de classe


A quoi bon tenter de reconstituer un code culturel, puisque la
règle d'ordre dont il dépend n’est jamais qu’un prospect (selon
le mot de Poussin) ? Cependant l’espace des codes d’une époque
forme une sorte de vulgate scientifique qu’il vaudra un jour la
peine de décrire: que savons-nous «naturellement» de Part?
— «c’est une contrainte »; de la jeunesse ? - «elle est turbulente »,
etc. Si l’on rassemble tous ces savoirs, tous ces vulgarismes, il
se forme un monstre, et ce monstre, c’est l'idéologie. Comme
fragment d’idéologie, le code de culture inverse son origine de
classe (scolaire et sociale) en référence naturelle, en constat pro-
verbial. Comme le langage didactique, comme le langage poli-
tique, qui, eux non plus, ne suspectent jamais la répétition de
leurs énoncés (leur essence stéréotypique), le proverbe culturel

19080
S # Z

écœure, provoque l'intolérance de lecture; le texte balzacien en


est tout empoissé : c’est par ses codes culturels qu’il pourrit, se
démode, s’exclut de Pécriture (qui est un travail toujours contem-
porain) : il est la quintessence, le condensé résiduel de ce qui ne
peut être réécrit. Ce vomissement du stéréotype est à peine
conjuré par l'ironie, puisque, comme on l’a vu (XXI), elle ne peut
ajouter qu’un nouveau code (un nouveau stéréotype) aux codes,
aux stéréotypes qu’elle prétend exorciser. Le seul pouvoir de
l'écrivain sur le vertige stéréotypique (ce vertige est aussi celui
de la « bêtise », de la « vulgarité »), c’est d’y entrer sans guillemets,
en opérant un texte, non une parodie. C’est ce qu’a fait Flaubert
dans Bouvard et Pécuchet : les deux copistes sont des copieurs
de codes (ils sont, si l’on veut: bêtes), mais comme eux-mêmes
sont affrontés à la bêtise de classe qui les entoure, le texte qui
les met en scène ouvre une circularité où personne (pas même
l’auteur) n’a barre sur personne; et telle est bien la fonction
de l'écriture : rendre dérisoire, annuler le pouvoir (lintimida-
tion) d’un langage sur un autre, dissoudre, à peine constitué, tout
métalangage.

(175) le généreux Bouchardon essaya de le remettre dans les


bonnes grâces du vieux procureur. Devant l'autorité du sculpteur
célèbre, le courroux paternel s’apaisa. Besançon tout entier se
Jélicita d’avoir donné le jour à un grand homme futur. Dans le
premier moment d’extase où le plongea sa vanité flattée, le
praticien avare mit son fils en état de paraître avec avantage dans
Le monde. x On a vu le paradigme : béni/maudit. On pourrait concevoir
que l’on dispose ici d’un troisième terme : réconcilié. Ce terme
dialectique n’est cependant pas recevable, car il ma de valeur qu’au
niveau anecdotique, non au niveau symbolique, où la malédiction
(exclusion) est donnée hors du temps. Cette réconciliation vaut par
celui qui en est lartisan et que ce rôle confirme dans sa nature de
mère : comme enjeu, la mère a le pouvoir de détourner le conflit du
père et du fils (comme une mère, on verra bientôt Bouchardon
préserver Sarrasine de la sexualité) (SYM. La mère et le fils).

(176) Les longues et laborieuses études exigées par la


sculpture x REF. Code de l’Art (le dur apprentissage de la
sculpture). La sculpture est réputée lutter avec la matière, non
avec la représentation comme le fait la peinture; elle est un art
démiurgique, art d'extraire, non de couvrir, art de la main qui saisit.
St
#Z

(177) domptèrent pendant longtemps le caractère impétueux


et le génie sauvage de Sarrasine. Bouchardon, prévoyant la
violence avec laquelle les passions se déchaîneraient dans cette
jeune âme, x SEM. Excès (l’excessif, le hors-limites).

(178) peut-être aussi vigoureusement trempée que celle de


Michel-Ange, x REF. Histoire de l’Art, typologie psychologique des
grands artistes (si Sarrasine avait été musicien et si Balzac était né
cinquante ans plus tard, c’eût été Beethoven; en littérature, Balzac
lui-même, etc.).

(179) en étouffa l'énergie sous des travaux continus. Il réussit


à maintenir dans de justes bornes la fougue extraordinaire de
Sarrasine, en lui défendant de travailler, en lui proposant des
distractions quand il le voyait emporté par la furie de quelque
pensée, ou en lui confiant d'importants travaux au moment où
il était prêt à se livrer à la dissipation. x SEM. Excès. xx Telle
une mère bourgeoise voulant que son fils devienne polytechnicien,
Bouchardon veille sur le travail de Sarrasine (mais aussi, comme
cette mère bourgeoise, sur sa sexualité) (SYM. La Mère et le Fils).

(180) Mais, auprès de cette âme passionnée, la douceur fut


toujours la plus puissante de toutes les armes, et le maître ne
prit un grand empire sur son élève qu’en en excitant la
reconnaissance par une bonté paternelle. x La douceur est une
arme maternelle : symboliquement, un père doux n’est-il pas la
mère ? (SYM. La Mère et le Fils). xx REF. Code gnomique (« Mieux
vaut douceur que rage »).

XL. La transformation stylistique


Les énoncés du code culturel sont des proverbes implicites ;
ils sont écrits dans ce mode obligatif par lequel le discours énonce
une volonté générale, la loi d’une société, et rend inéluctable ou
ineffaçable la proposition qu’il prend en charge. Bien plus : c’est
parce qu’une énonciation peut être transformée en proverbe, en
maxime, en postulat, que le code culturel qui l’appuie est
dénoncé : la transformation stylistique « prouve » le code, met à
nu la structure, découvre la perspective idéologique. Ce qui est
facile pour les proverbes (dont la forme syntaxique, archaïsante,
est très spéciale) l’est beaucoup moins pour les autres codes du
discours, car le modèle phrastique, l'exemple, le paradigme qui

D 01 À
S 4 Z

exprime chacun d’eux ma pas été (encore) dégagé. On peut pour-


tant imaginer que la stylistique, qui ne s’est jusqu'ici préoccu-
pée que d’écarts et d’expressivités — autrement dit d’individua-
tions verbales, d’idiolectes d’auteur -—, change radicalement
d'objet et s’attache essentiellement à dégager et à classer des
modèles (des patterns) de phrases, des clausules, des cadences,
des armatures, des structures profondes; en un mot que la sty-
listique devienne à son tour transformationnelle ; du même coup
elle cesserait d’être un canton mineur de l’analyse littéraire
(réduite à quelques constantes individuelles de syntaxe et de
lexique) et, dépassant l'opposition du fond et de la forme, devien-
drait un instrument de classement idéologique ; car, ces modèles
trouvés, on pourrait à chaque fois, le long de la plage du texte,
mettre chaque code ventre en l'air.

(181) À l’âge de vingt-deux ans, Sarrasine fut forcément


soustrait à la salutaire influence que Bouchardon exerçait sur
ses mœurs et sur ses habitudes. x REF. Chronologie (Sarrasine a
vingt-deux ans lorsqu'il part pour l'Italie). xx ACT. « Carrière » : 3:
quitter le maître. xxx Sarrasine étant «licencieux », la «salutaire
influence » de Bouchardon, même si c’est finalement au bénéfice
de l’art, ne peut être que morale : la sexualité du fils est protégée,
préservée, annulée par la mère. L’éloignement du sexe désigne en
Sarrasine lPaphanisis, la castration, dont il était le sujet bien avant
de connaître la Zambinella : le castrat semble l'en retirer un temps
(d’où le «premier » plaisir de Sarrasine au théâtre) pour l'y
replonger définitivement («Tu m'as ravalé jusqu'à toi», 525); la
Zambinella ne sera done, tout compte fait, pour Sarrasine, que la
conscience de ce qu’il était de tout temps (SYM. L’aphanisis).

(182) /1 porta les peines de son génie en gagnant le prix de


sculpture x ACT. « Carrière » : 4: gagner un prix.

(183) fondé par le marquis de Marigny, le frère de


Mme de Pompadour, qui fit tant pour les arts. x REF. L'Histoire
(Mme de Pompadour).

(184) Diderot vanta comme un chef-d'œuvre la statue de


l'élève de Bouchardon. x ACT. « Carrière » : 5 : être consacré par un
grand critique. xx REF. L'histoire littéraire (Diderot critique d'art).
ÀLIV. Le personnage historique
Proust écrit (Le Côté de Guermantes, Pléiade, IL, 537) : « On voit...
dans un dictionnaire de l’œuvre de Balzac où les personnages les
plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la Comé-
die humaine, Napoléon tenir une place bien moindre que Rasti-
gnac et la tenir seulement parce qu’il a parlé aux demoiselles de
Cinq-Cygne ». C’est précisément ce peu d'importance qui confère
au personnage historique son poids exact de réalité : ce peu est la
mesure de l'authenticité :Diderot, Mme de Pompadour, plus tard
Sophie Arnould, Rousseau, d’'Holbach, sont introduits dans la fic-
tion latéralement, obliquement, en passant, peints sur le décor,
non détachés sur la scène ; car si le personnage historique prenait
son importance réelle, le discours serait obligé de le doter d’une
contingence qui, paradoxalement, le déréaliserait (ainsi des per-
sonnages de la Catherine de Médicis de Balzac, des romans
d'Alexandre Dumas ou des pièces de Sacha Guitry, ridiculement
improbables) : il faudrait les faire parler et, comme des impos-
teurs, ils se démasqueraient. Au contraire, s’ils sont seulement
mêlés à leurs voisins fictifs, cités comme à l’appel d’une simple
réunion mondaine, leur modestie, comme une écluse qui ajuste
deux niveaux, met à égalité le roman et l’histoire : ils réintègrent
le roman comme famille, et tels des aïeuls contradictoirement
célèbres et dérisoires, ils donnent au romanesque le lustre de la
réalité, non celui de la gloire : ce sont des effets superlatifs de réel.

(185) Ce ne fut pas sans une profonde douleur que le


sculpteur du roi vit partir pour l'Italie un jeune homme
x ACT. « Carrière » : 6: partir pour l'Italie. xx La douleur, la crainte
de Bouchardon est celle d’une mère qui aurait maintenu son fils en
état de virginité et le verrait tout à coup appelé à faire son service
militaire dans un pays à passions chaudes (SYM. Protection contre
la sexualité).

(186) dont, par principe, il avait entretenu l’ignorance


profonde sur les choses de la vie. x La mère généreuse mais
abusive (abusive par sa générosité) a refusé au fils Pinitiation aux
«choses de la vie », en l’abrutissant de travail (sauf à lui permettre
quelques sorties mondaines) ; Bouchardon a condamné Sarrasine au
pucelage et a exercé à son égard un rôle castrateur (SYM. Protection
contre la sexualité).
[22] = N

(187) Sarrasine était depuis six ans le commensal de


Bouchardon. x REF. Chronologie (Sarrasine est entré chez
Bouchardon à seize ans).

(188) Fanatique de son art comme Canova le fut depuis, il se


levait au jour, entrait dans l'atelier pour n’en sortir qu’à la
nuit, x SEM. Excès xx REF. Histoire de l’art (Canova).

(189) et ne vivait qu'avec sa muse. x SYM. Protection contre la


sexualité. xx SYM. Pygmalion. La connotation est double
(contradictoire) : Sarrasine ne fait jamais l’amour, il est en état
d’'aphanisis (ou perte de sexualité) ; Sarrasine, tel Pygmalion,
couche avec ses statues, il investit son érotisme dans son art.

(190) S’il allait à la Comédie-Française, il y était entraîné par


son maître. Il se sentait si gêné chez Me Geoffrin et dans le
grand monde où Bouchardon essaya de l’introduire, qu’il
préféra rester seul, et répudia les plaisirs de cette époque
licencieuse. x REF. Code historique : le siècle de Louis XV.
xx SYM. Protection contre la sexualité.

(191) ZI n’eut pas d’autres maîtresses que la sculpture


x Redondance de 189 : SYM. Protection contre la sexualité.
xx SYM. Pygmalion.

(192) et Clotilde, l’une des célébrités de l'Opéra.


x ACT, « Liaison » : 1 : avoir une liaison.

(195) Encore cette intrigue ne dura-t-elle pas.


x ACT. « Liaison » : 2 : annonce de la fin de la liaison. L'annonce est
intérieure au discours, non à l’histoire (à la liaison), auquel cas on
eût rapporté des faits qui eussent été avant-coureurs de la rupture:
c’est donc une annonce rhétorique. La brièveté de la liaison
(signifiée à travers le encore.) connote son insignifiance : l'exil
sexuel de Sarrasine n’est pas terminé.

(194) Sarrasine était assez laid, toujours mal mis, et de sa


nature si libre, si peu régulier dans sa vie privée,
x Romantiquement (c’est-à-dire en vertu du code romantique), la
laideur connote le génie, par le relais de la marque, de l'exclusion
(SEM. Génie). Contrairement à la beauté, la laideur ne réplique
aucun modèle, elle n’a pas d’origine métonymique ; elle n’a d’autre
référence (d'autre Autorité) que le mot laideur, qui la dénote.
S / Z

(195) que l’illustre nymphe, redoutant quelque catastrophe,


rendit bientôt le sculpteur à l'amour des Arts. x ACT. « Liaison » :
5 : fin de la liaison.

XLV. La dépréciation
Commencer une liaison /annoncer sa fin/la finir : Vasyndète
signifie la brièveté dérisoire de l’aventure (alors que d’ordinaire
la «liaison » s’offre à mille gonflements et incises romanesques).
Au fond, par sa structure même (cette structure qui se voit bien
dans la simplicité même de la séquence « Liaison»), le proaïré-
tisme déprécie comparativement le langage («agir », dit-on, est
mieux que «parler »): une fois ramené à son essence proaïré-
tique, l’opératoire met en dérision le symbolique, il lexpédie. Par
lasyndète des énoncés de comportements, l’action humaine est
trivialisée, réduite à un horizon de stimulus et de réponses, le
sexuel est mécanisé, annulé. Ainsi, par la seule forme de sa
séquence, la liaison de Sarrasine et de Clotilde maintient le sculp-
teur loin du sexe : le proaïrétisme, lorsqu'il est réduit à ses termes
essentiels, comme autant de couteaux (les couteaux de l’asyn-
dète), devient lui-même un instrument castrateur, appliqué par
le discours à Sarrasine.

(196) Sophie Arnould a dit je ne sais quel bon mot à ce sujet.


Elle s’étonna, je crois, que sa camarade eût pu l'emporter sur
des statues. x REF. Code historique : le siècle de Louis XV
(licencieux et spirituel). xx SYM. Loin du sexe. xxx SYM. Pygmalion.

(197) Sarrasine partit pour l'Italie en 1758. x ACT. « Voyage »: 1:


partir (pour l'Italie). xx REF. Chronologie (Sarrasine a donc vingt-
deux ans en 1758, cf. n° 181).

(198) Pendant le voyage, son imagination ardente s’enflamma


sous un ciel de cuivre et à l’aspect des monuments merveilleux
dont est semée la patrie des Arts. Il admira les statues, les
fresques, les tableaux; et, plein d’émulation, x ACT. « Voyage » : 2:
voyager (ce terme d’une séquence célèbre est infiniment
catalysable). xx REF. Art et Tourisme (L'Italie mère des arts, etc.).

(199) il vint à Rome, x ACT. « Voyage »: 3 : arriver.


S'ANZ

(200) en proie au désir d'inscrire son nom entre les noms de


Michel-Ange et de M. Bouchardon. Aussi, pendant les premiers
jours, partagea-t-il son temps entre ses travaux d'atelier et
l’examen des œuvres d’art qui abondent à Rome.
x ACT. « Voyage » : 4: rester. xx REF. Histoire de lArt.

XLVTI. La complétude
Partir/voyager/arriver/rester : le voyage est saturé. Finir, rem-
plir, joindre, unifier, on dirait que c’est là l’exigence fondamen-
tale du lisible, comme si une peur obsessionnelle le saisissait :
celle d’omettre une jointure. C’est la peur de l’oubli qui engendre
l'apparence d’une logique des actions : les termes et leur liaison
sont posés (inventés) de façon à se rejoindre, à se redoubler, à
créer une illusion de continu. Le plein génère le dessin qui est
censé l’«exprimer », et le dessin appelle le complément, le colo-
riage : on dirait que le lisible a horreur du vide. Que serait le
récit d’un voyage où il serait dit que l’on reste sans être arrivé,
que l’on voyage sans être parti, — où il ne serait jamais dit qu’étant
parti, on arrive ou n’arrive pas ? Ce récit serait un scandale, l’ex-
ténuation, par hémorragie, de la lisibilité.

(201) /1 avait déjà passé quinze jours dans l’état d’extase qui
saisit toutes les jeunes imaginations à l’aspect de la reine des
ruines, x REF. la Rome antique. xx REF, Chronologie. (Cette
notation — quinze jours — S'accordera rétroactivement avec
l'ignorance du sculpteur à l'égard de la langue italienne et des
mœurs de Rome : ignorance capitale pour toute lhistoire,
puisqu'elle soutient tout le leurre dont Sarrasine est entouré — et
s’entoure — au sujet du sexe de la Zambinella.)

(202) quand, un soir, il entra au théâtre d’Argentina,


x ACT. « Théâtre » : 1 : entrer (dans l'édifice).

(203) devant lequel se pressait une grande foule.


x ACT. « Question » (elle va suivre) : 1: fait à expliquer.

(204) IL s’enquit des causes de cette affluence,


x ACT. « Question » : 2 : s’'enquérir.

(205) et le monde répondit par deux noms : Zambinella !


Jomelli ! x ACT. « Question » : 3 : recevoir une réponse. xx. Le

2106
S { Z

proaïrétisme précédent («Question ») a une valeur globale de


connotation ; il sert à désigner en Zambinella la vedette ; ce signifié
a déjà été fixé sur le vieillard; il est lié au caractère international de
la famille Lanty et à l’origine de leur fortune (SEM. Vedette). xxx Qui
est, ou plutôt : quelle (de quel sexe) est la Zambinella ? Telle est la
sixième énigme du texte : elle est ici thématisée, puisque le sujet en
est emphatiquement présenté (HER. Enigme 6 : thématisation).

XLVTI. S/Z
SarraSine : conformément aux habitudes de l’onomastique
française, on attendrait SarraZine: passant au patronyme du
sujet, le Z est donc tombé dans quelque trappe. Or Z est la lettre
de la mutilation : phonétiquement, Z est cinglant à la façon d’un
fouet châtieur, d’un insecte érinnyque ; graphiquement, jeté par
la main, en écharpe, à travers la blancheur égale de la page,
parmi les rondeurs de l’alphabet, comme un tranchant oblique
et illégal, il coupe, il barre, il zèbre ; d’un point de vue balzacien,
ce Z (qui est dans le nom de Balzac) est la lettre de la déviance
(voir la nouvelle Z. Marcas) ; enfin, icimême, Z est la lettre inau-
gurale de la Zambinella, l’initiale de la castration, en sorte que
par cette faute d’orthographe, installée au cœur de son nom, au
centre de son corps, Sarrasine reçoit le Z zambinellien selon sa
véritable nature, qui est la blessure du manque. De plus, S et Z
sont dans un rapport d’inversion graphique : c’est la même lettre,
vue de l’autre côté du miroir : Sarrasine contemple en Zambi-
nella sa propre castration. Aussi la barre (/) qui oppose le S de
SarraSine et le Z de Zambinella a-t-elle une fonction panique:
c’est la barre de censure, la surface spéculaire, le mur de l’hal-
lucination, le tranchant de l’antithèse, l’abstraction de la limite,
l’oblicité du signifiant, l’index du paradigme, donc du sens.

XLVII. L'’énigme informulée


Zambinella peut être Bambinella, le petit bébé, ou Gambinella,
la petite jambe, le petit phallus, l’un et l’autre marqués par la
lettre de la déviance (2). Le nom donné sans son article (contrai-
rement à ce qui se passera dans la suite du texte où le discours
écrit :La Zambinella), promu à son pur état substantif par le cri
de la renommée, évite encore les pièges du sexe; bientôt il fau-
dra décider de mentir ou pas, dire Zambinella ou la Zambinella ;

DOM
S'YNZ

il n’y a pour le moment ni leurre, ni question, simplement lem-


phase d’un sujet, affirmé avant que l’énigme soit posée ou for-
mulée ; à vrai dire, elle ne le sera jamais; car demander quel
peut être le sexe de quelqu'un, ou même simplement l’effleurer
d’un mystère, ce serait déjà trop tôt répondre : marquer le sexe,
c’est immédiatement le dévier ; jusqu’à son dévoilement, l'énigme
ne connaît donc que des leurres ou des équivoques. Cependant,
cette énigme est déjà en cours; car poser un sujet, thématiser,
emphatiser, pointer d’une exclamation le nom de la Zambinella,
c’est introduire la question du prédicat, l’incertitude du complé-
ment ; la structure herméneutique est déjà tout entière contenue
dans la cellule prédicative de la phrase et de l’anecdote ; parler
d’un sujet (Zambinella !), c’est postuler une vérité. Comme la
Zambinella, tout sujet est une vedette : il y a confusion du sujet
théâtral, du sujet herméneutique et du sujet logique.

(206) IL entre x ACT. « Théâtre » : 2 : entrer dans la salle.

(207) et s’assied au parterre, x ACT. « Théâtre » : 3: s'asseoir.

(208) pressé par deux abbati notablement gros;


x ACT. « Gêne » : 1: être pressé, incommodé. (Le proaïrétisme être
gêné/ne pas s'en apercevoir connotera globalement l’insensibilité de
Sarrasine, captivé par la Zambinella). xx REF. Italianité (les abbati,
el non les ecclésiastiques : couleur locale).

(209) mais il était assez heureusement placé près de La scène.


x La proximité de la scène, et donc de l’objet désiré, sert de départ
(fortuit) à une séquence d'émotions fantasmatiques, qui conduira
Sarrasine au plaisir solitaire (ACT. « Plaisir » : 1: proximité de l’objet
désirable).

(210) La toile se leva. x ACT. « Théâtre » : 4: lever du rideau.

(211) Pour la première fois de sa vie, il entendit cette musique


x ACT. « Théâtre » : 5 : entendre l’ouverture. xx Nous saurons
bientôt (213, 214, 215) que la musique a sur Sarrasine un effet
proprement érotique : elle le plonge dans l’extase, le «lubrifie »,
dénoue la constriction sexuelle dans laquelle il a vécu jusqu'alors.
l’exil sexuel de Sarrasine est défait ici pour la première fois. Le
premier plaisir (sensuel) est initiatique : il fonde le souvenir, la
répétition, le rite : tout s’organise ensuite pour retrouver cette
première fois (SYM. L’aphanisis : le premier plaisir).

2 0 8
S /2Z

(212) dont M. Jean-Jacques Rousseau lui avait si


éloquemment vanté les délices, pendant une soirée du baron
d’Holbach. x REF. Code historique : le siècle de Louis XV
(Rousseau, les Encyclopédistes, les Salons).

(215) Les sens du jeune sculpteur furent, pour ainsi dire,


lubrifiés par les accents de la sublime harmonie de Jomelli. Les
langoureuses originalités de ces voix italiennes habilement
mariées le plongèrent dans une ravissante extase. x Bien que la
Zambinella n’ait pas encore paru, structuralement la passion de
Sarrasine est commencée, sa séduction inaugurée par une extase
préalable ;une longue suite d’états corporels va conduire Sarrasine
de la capture à lembrasement (ACT. « Séduction » : 1: Extase).
xx REF. La musique italienne. xxx Jusque-là, Sarrasine a été retenu
loin du sexe ; aussi est-ce ce soir-là pour la première fois qu’il
connaît le plaisir et quitte son pucelage (SYM. L’initiation).

AIX La voir
La musique italienne, objet bien défini historiquement, cul-
turellement, mythiquement (Rousseau, Glückistes et Piccinistes,
Stendhal, etc.) connote un art « sensuel », un art de la voix. Sub-
stance érotique, la voix italienne était produite dénégativement
(selon une inversion proprement symbolique) par des chanteurs
sans sexe : ce renversement est logique (« Cette voix d’ange, cette
voix délicate eût été un contre-sens, si elle fût sortie d’un corps
autre que le tien», dit Sarrasine à la Zambinella, au n° 445),
comme si, par une hypertrophie sélective, la densité du sexe
dût quitter le reste du corps et se réfugier dans le gosier, drai-
nant sur son passage tout le lié de l’organisme. Ainsi, sorti du
corps châtré, un délire follement érotique se reverse sur ce
corps : les castrats-vedettes sont applaudis par des salles hys-
tériques, les femmes en tombent amoureuses, portent leurs por-
traits «un à chaque bras, un au cou suspendu à une chaîne d’or,
et deux sur les boucles de chaque soulier » (Stendhal). La qua-
lité érotique de cette musique (attachée à sa nature vocale) est
ici définie : c’est le pouvoir de lubrification; le lié, c’est ce qui
appartient en propre à la voix ; le modèle du lubrifié, c’est l’or-
ganique, le «vivant », en un mot la liqueur séminale (la musique
italienne «inonde de plaisir ») ; le chant (trait négligé de la plu-
part des esthétiques) a quelque chose de cénesthésique, il est
lié moins à une «impression» qu’à un sensualisme interne,

209
S / Z

musculaire et humoral. La voix est diffusion, insinuation, elle


passe par toute l’étendue du corps, la peau; étant passage, abo-
lition des limites, des classes, des noms («son âme passa dans
ses oreilles, il crut écouter par chacun de ses pores », n° 215), elle
détient un pouvoir particulier d’hallucination. La musique est
donc d’un tout autre effet que la vue; elle peut déterminer l’or-
gasme, en pénétrant dans Sarrasine (n° 243); et lorsque Sar-
rasine voudra s’acclimater (pour mieux le répéter à discrétion)
au trop vif plaisir qu’il vient rechercher sur le sofa, c’est d’abord
l’ouïe qu’il dressera; c’est d’ailleurs de la voix de Zambinella
que Sarrasine est amoureux (n° 277) : la voix, produit direct de
la castration, trace pleine, liée, du manque. L’antonyme du lubri-
Jié (plusieurs fois déjà rencontré), c’est le discontinu, le divisé,
le grinçant, le composite, le bizarre : tout ce qui est rejeté hors
de la plénitude liquide du plaisir, tout ce qui est impuissant à
rejoindre le phrasé, valeur précieusement ambiguë, puisqu’elle
est à la fois linguistique et musicale, conjoint dans une même
plénitude le sens et le sexe.

(214) Il resta muet, immobile, ne se sentant même pas foulé


par les deux prêtres. x ACT. « Gêne » : 2 : ne rien ressentir.

(215) Son âme passa dans ses oreilles et dans ses yeux. Il crut
écouter par chacun de ses pores. x ACT. « Séduction » : 2 :
extraversion (la «sortie » du corps vers l’objet de son désir est
d'ordre pré-hallucinatoire : le mur — du réel — est traversé).

(216) Tout à coup, des applaudissements à faire crouler la


salle accueillirent l’entrée en scène de la prima donna.
x ACT. « Théâtre » : 6 : entrée de la vedette. xx SEM. Vedette
(«vedettarité ») xxx HER. Enigme 6 : thématisation et leurre
(la prima donna).

(217) Elle s'avança par coquetterie sur le devant du théâtre, et


salua le public avec une grâce infinie. Les lumières, l'enthousiasme
de tout un peuple, l'illusion de la scène, les prestiges d’une toilette
qui, à cette époque, était assez engageante, conspirèrent en faveur
x ACT. « Théâtre » : 7: salut de la vedette. xx SEM. Féminité. Le
discours, ici, ne ment pas: certes, il traite Zambinella comme une
femme, mais en justifiant sa féminité comme une impression, dont les
causes sont indiquées.
SZ

(218) de cette femme. x En revanche, la chute de la phrase est


bien un leurre (il eût suffi que le discours dît : l'artiste, pour qu’il
n’eût pas à mentir); commencée en vérité, la phrase se termine en
mensonge : au total, par le continu même de ses inflexions, elle est
cette nature qui opère le mixtage des voix, le fading de l’origine
(HER. Enigme 6: leurre).

(219) Sarrasine poussa des cris de plaisir. x ACT. « Séduction » :


3 : plaisir intense.

(220) 11 admirait en ce moment la beauté idéale de laquelle il


avait jusqu'alors cherché çà et là les perfections dans la nature,
en demandant à un modèle, souvent ignoble, les rondeurs d’une
jambe accomplie ; à tel autre, les contours du sein; à celui-là, ses
blanches épaules ; prenant enfin le cou d’une jeune fille, et les mains
de cette femme, et Les genoux polis de cet enfant, x SYM. Le corps
morcelé, rassemblé.

L. Le corps rassemblé
La perfection (vocale) de la jeune Marianina tenait à ce qu’elle
rassemblait dans un seul corps des qualités partielles ordinaire-
ment dispersées à travers des chanteuses différentes (n° 20). De
même la Zambinella aux yeux de Sarrasine : le sujet (hors l’épi-
sode insignifiant de Clotilde, XLV) ne connaît le corps féminin
que sous forme d’une division et d’une dissémination d’objets par-
tiels : une jambe, un sein, une épaule, un cou, des mains!. La
Femme coupée en morceaux, tel est l’objet offert aux amours de
Sarrasine. Partagée, écartée, la femme n’est qu’une sorte de dic-
tionnaire d’objets-fétiches. Ce corps déchiré, déchiqueté (on se
rappelle les jeux de l’enfant au collège), l'artiste (et c’est là le
sens de sa vocation) le rassemble en un corps total, corps d’amour
enfin descendu du ciel de l’art, en qui le fétichisme s’abolit et par
qui Sarrasine guérit. Cependant, sans que le sujet le sache encore
et bien que la femme enfin rassemblée soit là réellement devant
lui, proche à la toucher, ce corps sauveur reste un corps fictif, à
travers les louanges mêmes que Sarrasine lui adresse : son sta-
tut est celui d’une création (c’est l’œuvre de Pygmalion « descen-

1. Jean Reboul le premier a noté la présence de ce thème lacanien, dans


Sarrasine (cf. supra, p. 565).
SZ

due de son piédestal », n° 229), d’un objet dont le dessous, le creux


vont continuer à susciter son inquiétude, sa curiosité et son agres-
sion: déshabillant (par le dessin) la Zambinella, la questionnant
et se questionnant, brisant pour finir la statue creuse, le sculp-
teur continuera à déchiqueter la femme (comme, enfant, il lacé-
rait son banc d'église), renvoyant ainsi à l’état fétiche (dispersé)
le corps dont il avait cru découvrir avec émerveillement l’unité.

(221) sans rencontrer jamais sous le ciel froid de Paris les


riches et suaves créations de la Grèce antique. x REF. Histoire de
l'Art : la statuaire antique (seul l’art peut fonder le corps total).

(222) La Zambinella lui montrait réunies, bien vivantes et


délicates, ces exquises proportions de la nature féminine si
ardemment désirées, desquelles un sculpteur est tout à la fois Le
juge le plus sévère et le plus passionné. x SYM. Le corps rassemblé.
xx REF. Psychologie de l’Art (la Femme et l’Artiste).

(225) C'était une bouche expressive, des yeux d’amour, un


teint d’une blancheur éblouissante. x SYM. Le corps morcelé,
rassemblé (commencement du « détail »).

(224) Et joignez à ces détails, qui eussent ravi un peintre,


x REF. Code de l'Art: la Peinture. Il y a division du travail : au
peintre, lesyeux, la bouche, le visage, en un mot l'âme, l'expression,
c’est-à-direl’intériorité venant se peindre en surface ; au sculpteur,
propriétaire du volume, le corps, la matière, la sensualité.

(225) toutes les merveilles des Vénus révérées et rendues par le


ciseau des Grecs. x REF. Code de l'Art: la statuaire antique.

(226) L’artiste ne se lassait pas d'admirer la grâce inimitable


avec laquelle les bras étaient attachés au buste, la rondeur
prestigieuse du cou, les lignes harmonieusement décrites par les
sourcils, par le nez, puis l’ovale parfait du visage, la pureté de
ses contours vifs, et l'effet de cils fournis, recourbés qui
terminaient de larges et voluptueuses paupières. x SEM. Féminité
(les cils fournis, recourbés, les paupières voluptueuses). xx SYM. Le
corps morcelé-rassemblé (suite du « détail »).
LI. Le blason
Malice du langage : une fois rassemblé, pour se dire, le corps
total doit retourner à la poussière des mots, à l’égrenage des
détails, à l'inventaire monotone des parties, à l’émiettement : le
langage défait le corps, le renvoie au fétiche. Ce retour est codé
sous le nom de blason. Le blason consiste à prédiquer un sujet
unique, la beauté, d’un certain nombre d’attributs anatomiques :
elle était belle quant aux bras, quant au cou, quant aux sourcils,
quant au nez, quant aux cils, etc.: l’adjectif devient sujet et le
substantif prédicat. De même pour le strip-tease : un acte, la dénu-
dation, est prédiqué de la suite de ses attributs (les jambes, les
bras, la poitrine, etc.). Le strip-tease et le blason renvoient au
destin même de la phrase (lun et l’autre sont faits comme des
phrases), qui consiste en ceci (c’est à quoi sa structure la
condamne) : la phrase ne peut jamais constituer un total; les sens
peuvent s’égrener, non s’additionner : le total, la somme sont pour
le langage des terres promises, entrevues au bout de l’énuméra-
tion, mais cette énumération accomplie, aucun trait ne peut la
rassembler — ou, si ce trait est produit, il ne fait que s'ajouter
encore aux autres. Ainsi de la beauté : elle ne peut être que tau-
tologique (affirmée sous le nom même de beauté) ou analytique
(si on parcourt ses prédicats), jamais synthétique. Comme genre,
le blason exprime la croyance qu’un inventaire complet peut
reproduire un corps total, comme si extrême de lénumération
pouvait basculer dans une catégorie nouvelle, celle de la totalité :
la description est alors saisie d’une sorte d’éréthisme énuméra-
tif : elle accumule pour totaliser, multiplie les fétiches pour obte-
nir enfin un corps total, défétichisé ; ce faisant, elle ne représente
aucune beauté : personne ne peut voir la Zambinella, profilée à
l'infini comme un total impossible, parce que linguistique, écrit.

(227) C'était plus qu’une femme, c'était un chef-d'œuvre!


x SYM. Réplique des corps.

LIT. Le chef-d'œuvre
Le corps zambinellien est un corps réel; mais ce corps réel
n’est total (glorieux, miraculeux) que pour autant qu’il descend
d’un corps déjà écrit par la statuaire (la Grèce Antique, Pygma-

DL 16
C7

lion) ; il est lui aussi (comme les autres corps de Sarrasine) une
réplique, issue d’un code. Ce code est infini, puisqu'il est écrit.
Il arrive cependant que la chaîne duplicative asserte son origine
et que le Code se déclare fondé, arrêté, buté. Cette origine, cet
arrêt, cette butée du Code, c’est le chef d'œuvre. D'abord présenté
comme un rassemblement inouï de parties dispersées, comme
le concept induit d’un grand nombre d’expériences, le chef-
d'œuvre est en fait, selon l’esthétique sarrasinienne, ce dont des-
cend la statue vivante ; par le chef-d'œuvre, l'écriture des corps
est enfin pourvue d’un terme qui est en même temps son ori-
gine. Découvrir le corps de la Zambinella, c’est donc faire ces-
ser l’infini des codes, trouver enfin l’origine (l'original) des
copies, fixer le départ de la culture, assigner aux performances
leur supplément («plus qu'une femme ») ; dans le corps zambi-
nellien comme chef-d'œuvre, coïncident théologiquement le
référent (ce corps réel qu’il faudra copier, exprimer, signifier)
et la Référence (le commencement qui met fin à l'infini de lécri-
ture et conséquemment la fonde).

(228) Use trouvait dans cette création inespérée, de l’amour à


ravir tous les hommes, et des beautés dignes de satisfaire un
critique. x REF. Psychologie de l'artiste.

229) Sarrasine dévorait des yeux la statue de Pygmalion,


pour lui descendue de son piédestal. x SYM. Pygmalion, la
réplique des corps.

(2350) Quand la Zambinella chanta, x ACT. « Théâtre » : 8 : air


de la vedette.

(251) ce fut un délire. x ACT. « Séduction » : 4: délire (le délire


est intériorisé, c’est un état cénesthésique — froid/chaud -—, alors que
la folie — n° 255 - détermine un petit acting out, qui sera l’orgasme).

(252) L'artiste eut froid ; x ACT. « Séduction » : 5 : Délire : froid.

(235) puis il sentit un foyer qui pétilla soudain dans les


profondeurs de son être intime, de ce que nous nommons le
cœur, faute de mot! x ACT. Séduction » : 6 : Délire : chaud.
xx REF. L’euphémisme (le «cœur » ne peut désigner que le sexe :
«faute de mot»: ce mot existe, mais il est malséant, tabou).

2 1 4
SZ

(254) ZI n’applaudit pas, il ne dit rien, x ACT. «Séduction » : 7:


Délire : mutisme. Le délire s’est décomposé en trois temps, en trois
termes : il apparaît donc rétrospectivement comme un mot
générique, l’annonce rhétorique d’une sous-séquence, à la fois
temporelle et analytique (définitionnelle).

(255) il éprouvait un mouvement de folie, x La folie double


— rhétoriquement — le délire ;mais alors que celui-ci est un moment,
classique, du ravissement amoureux, celle-là dénote ici l’un des
termes (c’est le second) d’une progression qui, à mots couverts,
conduit Sarrasine, placé tout près de la Zambinella, jusqu’à
l’orgasme (accompli au n° 244). - La folie va se monnayer en
quelques termes, qui seront les conditions, progressivement
installées ou précisées, du plaisir (ACT. « Plaisir » : 2 : folie
(condition de l’acting out).

(256) espèce de frénésie qui ne nous agite qu’à cet âge où le


désir a je ne sais quoi de terrible et d’infernal. x REF. Psychologie
des âges.

(257) Sarrasine voulait s’élancer sur le théâtre et s'emparer


de cette femme : sa force, centuplée par une dépression morale
impossible à expliquer, puisque ces phénomènes se passent dans
une sphère inaccessible à l’observation humaine, tendait à se
projeter avec une violence douloureuse. x ACT. « Plaisir » : 3:
tension (vouloir s’élancer, se détendre). La tension est
hallucinatoire, elle coïncide avec un effondrement de la censure
morale. L’élément de violence, d’agressivité, de rage, présent dans
ce premier désir, devra être gommé lorsqu'il s'agira de le répéter
volontairement : un cérémonial y pourvoira (n° 270). xx REF. La
Passion et ses abîmes.

(258) À Le voir, on eût dit d’un homme froid et stupide.


x ACT. « Plaisir » : 4 : immobilité apparente (l’acting out qui se
prépare est secret).

(259) Gloire, science, avenir, existence, couronnes, tout


s’écroula. x L’acte de décider (lPamour ou la mort) est ici précédé
d’une phase solennelle de purification mentale; la décision
«excessive » (radicale, engageant la vie) présuppose la mise entre
parenthèses des autres engagements, des autres liens (ACT.
«Décider» : 1: condition mentale du choix).

(240) - Etre aimé d'elle, ou mourir! tel fut l'arrêt que

22100
SZ

Sarrasine porta sur lui-même. x ACT. « Décider » : 2 : poser une


alternative. La « décision » s'arrête à l’alternative, dont les deux
termes sont diachroniques (être aimé, et puis, si l’on n’y parvient
pas, mourir) ; mais l’alternative elle-même, à partir de ses deux
termes, libère une double séquence de traits : le vouloir-aimer et le
vouloir-mourir. xx Le vouloir-aimer (ou être-aimé) constitue une
entreprise dont le principe est ici posé ; mais le développement en
tournera court : louer une loge et se complaire à répéter le
«premier plaisir »: ce qui suivra ne dépendra plus de la séquence
(«les événements le surprirent.…. », n° 263) (ACT. « Vouloir-aimer » : 1:
position de l’entreprise). xxx Sans doute, Zambinella perdue,
Sarrasine ne décidera pas de mourir ;cependant sa mort, préparée
par une progression d'annonces, de prémonitions et de défis, bénie
par la victime elle-même (n° 540), est un suicide, déjà en germe
dans l'alternative posée (ACT. « Vouloir-mourir »: 1: position du
projet).

(241) IL était si complètement ivre qu'il ne voyait plus ni salle,


ni spectateurs, ni acteurs, n’entendait plus de musique.
x ACT. « Plaisir » : 5 : isolement.

(242) Bien mieux, il n'existait pas de distance entre lui et la


Zambinella, il la possédait, ses yeux, attachés sur elle,
s’emparaient d'elle. Une puissance presque diabolique lui
permettait de sentir le vent de cette voix, de respirer la poudre
embaumée dont ses cheveux étaient imprégnés, de voir les
méplats de ce visage, d’y compter les veines bleues qui en
nuançaient la peau satinée. x La proximité de la Zambinella
(préparée par la situation du sujet près de la scène, n° 209) est
d'ordre hallucinatoire : elle est abolition du Mur, confusion avec
l’objet; il s’agit d’une hallucination d’étreinte: les traits de la
Zambinella ne sont d’ailleurs plus décrits selon le code esthétique,
rhétorique, mais selon le code anatomique (veines, méplats,
cheveux) (ACT. « Plaisir » : 6 : étreinte). xx SEM. Diabolique (ce
sème à déjà été fixé sur Sarrasine, être de la transgression ; le
«diable » est le nom de la petite poussée psychotique qui s'empare
du sujet).

(245) Enfin cette voix agile, fraîche et d’un timbre argenté,


souple comme un fil auquel le moindre souffle d’air donne une
Jorme, qu’il roule et déroule, développe et disperse, cette voix
attaquait si vivement son âme, x La voix est décrite dans sa force
de pénétration, d’insinuation, de coulée ; mais c’est ici lhomme qui
est pénétré ; tout comme Endymion «recevant » la lumière de son
amante, il est visité par une émanation active de la féminité, par

C2
S/2Z

une force subtile qui l’« attaque », le saisit et le fixe en situation de


passivité (ACT. « Plaisir » : 7 : être pénétré).

(244) qu'il laissa plusieurs fois échapper de ces cris


involontaires arrachés par les délices convulsives
x ACT Plaisir » : 8 : jouissance. La jouissance a été trouvée par
hasard, au gré d’une crise hallucinatoire; il s’agira ensuite de
répéter cette « première » jouissance, volontairement (tant elle a été
précieuse au sujet qui, exilé de la pleine sexualité, ne l’avait jamais
connue), par les séances du sofa (organisées, quoique solitaires).

(245) trop rarement données par les passions humaines.


* REF. Les passions humaines.

(246) Bientôt il fut obligé de quitter le théâtre.


*x ACT. « Théâtre » : 9: sortir.

(247) Ses jambes tremblantes refusaient presque de le soutenir.


IL était abattu, faible comme un homme nerveux qui s’est livré à
quelque effroyable colère. Il avait eu tant de plaisir, ou peut-être
avait-il tant souffert, que sa vie s'était écoulée comme l’eau d’un
vase renversée par un choc. Il sentait en lui un vide, un
anéantissement semblable à ces atonies qui désespèrent les
convalescents au sortir d’une forte maladie. x ACT. « Plaisir » : 9 : le
vide. xx REF. Code des maladies.

(248) Envahi par une tristesse inexplicable, x ACT. « Plaisir » :


10: tristesse « post coïtum ».

(249) il alla s’asseoir sur les marches d’une église. Là, le dos
appuyé contre une colonne, il se perdit dans une méditation
confuse comme un rêve. La passion l’avait foudroyé.
x ACT. «Plaisir » : 11: récupérer. La récupération peut se lire selon
des codes divers : psychologique (lesprit reprend ses droits),
chrétien (tristesse de la chair, refuge auprès d’une église),
psychanalytique (retour à la colonne-phallus), trivial (repos post
coïtum).

LIT. L’euphémisme
Voici une certaine histoire de Sarrasine: il entre au théâtre;
la beauté, la voix et l’art de la vedette le ravissent; il sort de la
salle bouleversé, décidé à renouveler l’enchantement du premier

D ANT
S) 7

soir, en louant pour toute la saison une loge près de la scène.


Voici maintenant une autre histoire de Sarrasine : il entre par
hasard au théâtre (206), il est placé par hasard tout près de la
scène (209); la sensualité de la musique (213), la beauté de la
prima donna (219), sa voix (231), le mettent en état de désir;
grâce à la proximité de la scène, il s’hallucine, croit posséder la
Zambinella (242) ; pénétré par la voix de l’artiste (243), il en vient
à l’orgasme (244) ; après quoi, vidé (247), triste (248), il sort, s’as-
sied et réfléchit (249) : c’était en fait sa première jouissance; il
décide de recommencer ce plaisir solitaire, chaque soir, en le
domestiquant suffisamment pour en disposer à volonté. — Entre
ces deux histoires, il y a un rapport diagrammatique, qui en
assure l'identité : c’est la même histoire, parce que c’est le même
dessin, la même séquence : tension, rapt ou investissement,
explosion, fatigue, conclusion. Lire dans la scène du théâtre un
orgasme solitaire, substituer une histoire érotique à sa version
euphémique, cette opération de lecture est fondée, non sur un
lexique tout fait de symboles, mais sur une cohésion systéma-
tique, une congruence de rapports. Il s'ensuit que le sens d’un
texte n’est pas dans telle ou telle de ses «interprétations », mais
dans l’ensemble diagrammatique de ses lectures, dans leur sys-
tème pluriel. Certains diront que la scène du théâtre « telle qu'elle
est racontée par l’auteur » possède le privilège de la littéralité et
constitue donc la « vérité », la «réalité » du texte; la lecture de
l'orgasme sera donc à leurs yeux une lecture symbolique, une
élucubration sans garantie. « Rien que le texte, le texte seul » : cette
proposition a peu de sens, sinon d’intimidation : la littéralité du
texte est un système comme un autre : la lettre balzacienne n’est
en somme que la «transcription » d’une autre lettre, celle du sym-
bole : leuphémisme est un langage. Au vrai, le sens d’un texte
ne peut être rien d’autre que le pluriel de ses systèmes, sa «trans-
criptibilité » infinie (circulaire) : un système transcrit l’autre,
mais réciproquement : vis-à-vis du texte, il n’y a pas de langue
critique « première », «naturelle », «nationale », «maternelle » : le
texte est d'emblée, en naissant, multilingue ; il n’y a pour le dic-
tionnaire textuel ni langue d'entrée ni langue de sortie, car le
texte a, du dictionnaire, non le pouvoir définitionnel (clos) mais
la structure infinie.

(250) De retour au logis, x ACT. « Théâtre » : 10 : rentrer


chez soi.
SYÆZ

(251) il tomba dans un de ces paroxysmes d’activité qui nous


révèlent la présence de principes nouveaux dans notre
eistence. En proie à cette première fièvre d’amour qui tient
autant au plaisir qu’à la douleur, il voulut tromper son
impatience et son délire en dessinant la Zambinella de mémoire.
Ce fut une sorte de méditation matérielle. x REF. L’amour-
maladie. xx ACT. « Vouloir-aimer » : 2 : dessiner. Il s’agit là, dans
l'entreprise d’amour, d’une activité velléitaire, temporisatrice.
xxx SYM. La réplique des corps: le dessin. Le dessin opération qui
consiste à recoder le corps humain en le réintégrant dans un
classement de styles, de poses, de stéréotypes, est présenté par le
discours selon un schéma rhétorique ;une activité générique (le
dessin) va se monnayer en trois espèces.

(252) Sur telle feuille, La Zambinella se trouvait dans cette


attitude, calme et froide en apparence, affectionnée par
Raphaël, par le Giorgion et par tous les grands peintres.
*x SYM. La réplique des corps : le dessin (1) : académique (l'unité
s’appuie sur un code culturel, sur une Référence : le livre d’art).

(253) Sur telle autre, elle tournait La tête avec finesse en


achevant une roulade, et semblait s’écouter elle-même. x SYM: La
réplique des corps: le dessin (2) : romantique (le moment le plus
fragile du geste, copié du Livre de la Vie).

(254) Sarrasine crayonna sa maîtresse dans toutes les poses :


il La fit sans voile, assise, debout, couchée, ou chaste ou
amoureuse, en réalisant, grâce au délire de ses crayons, toutes
Les idées capricieuses qui sollicitent notre imagination quand
nous pensons fortement à une maitresse. x SYM. La réplique des
corps : le dessin (35) : fantasmatique. Le modèle est soumis
«librement » (c’est-à-dire conformément à un code, celui du
fantasme) à une manipulation du désir «toutes les idées
capricieuses », « dans toutes les poses ». En fait, les dessins précédents
sont déjà fantasmatiques : copier une pose de Raphaël, imaginer un
geste rare, c’est se livrer à un bricolage dirigé, c’est manipuler le
corps désiré en fonction de sa « fantaisie » (de son fantasme). Selon
la conception réaliste de l’art, c’est en somme toute la peinture qui
peut être définie comme une immense galerie de manipulation
fantasmatique — où l’on fait des corps ce que l’on veut, en sorte que
peu à peu ils viennent occuper toutes les cases du désir (ce qui
arrive crûment, c’est-à-dire exemplairement, dans les tableaux
vivants de Sade). xx REF. Code de la Passion. xxx SYM. Le
déshabillage (la Zambinella est imaginée sans voiles).

DA
S À Z

(255) Mais sa pensée furieuse alla plus loin que le dessin.


x REF. Excès (agressivité). xx SYM. Le déshabillage.

LIV. Derrière, plus loin


En déshabillant sans cesse son modèle, le sculpteur Sarrasine
suit à la lettre Freud, qui (à propos de Léonard de Vinci) identi-
fie la sculpture et l’analyse: l’une et l’autre sont via di levare,
pratique d’un déblaiement. Reprenant un geste de son enfance
(il déchiquetait le bois des bancs pour sculpter des ébauches gros-
sières), le sculpteur arrache à la Zambinella ses voiles pour
atteindre ce qu’il croit être la vérité de son corps; de son côté,
le sujet Sarrasine, à travers des leurres répétés, se dirige fatale-
ment vers l’état vrai du castrat, le vide qui lui tient lieu de centre.
Ce double mouvement est celui de l’équivoque réaliste. L’artiste
sarrasinien veut déshabiller l'apparence, aller toujours plus loin,
derrière, en vertu du principe idéaliste qui identifie le secret à la
vérité : il faut donc passer dans le modèle, sous la statue, der-
rière la toile (c’est ce qu’un autre artiste balzacien, Frenhofer,
demande à la toile idéale dont il rêve). Même règle pour l’écri-
vain réaliste (et sa postérité critique): il faut aller derrière le
papier, connaître, par exemple, les rapports exacts de Vautrin et
de Lucien de Rubempré (mais ce qu’il y a derrière le papier, ce
n’est pas le réel, le référent, c’est la Référence, la « subtile immen-
sité des écritures »). Ce mouvement, qui pousse Sarrasine, l’ar-
tiste réaliste et le critique à tourner le modèle, la statue, la toile
ou le texte pour s’assurer de son dessous, de son intérieur, conduit
à un échec — à l’'Echec -, dont Sarrasine est en quelque sorte
l'emblème : derrière la toile imaginée par Frenhofer, il n’y a
encore que sa surface, le gribouillis de lignes, l'écriture abstraite,
indéchiffrable, le chef-d'œuvre inconnu (inconnaïissable) auquel
le peintre génial aboutit et qui est le signal même de sa mort;
sous la Zambinella (et donc à l’intérieur de sa statue), il y a le
rien de la castration, dont mourra Sarrasine après avoir détruit
dans la statue illusoire le témoin de son échec : on ne peut authen-
tifier l'enveloppe des choses, arrêter le mouvement dilatoire du
signifiant.

(256) 11 voyait la Zambinella, lui parlait, la suppliait, épuisait


mille années de vie et de bonheur avec elle, en la plaçant dans

2, 9° 0
S / Z

toutes les situations imaginables, x C’est là une définition très


exacte du fantasme : le fantasme est un scénario dans lequel les
poses de l’objet sont innombrables («toutes les situations
imaginables ») mais toujours rapportées, comme des essais de
manipulation voluptueuse, au sujet qui est le centre de la scène («il
voyait, il parlait, suppliait, épuisait ») (SYM. Le scénario
fantasmatique).

(257) en essayant, pour ainsi dire, l’avenir avec elle. x ne


manque même pas à ce scénario le futur, qui est le temps propre du
fantasme (SYM. Le futur fantasmatique).

(258) Le lendemain, il envoya son laquais louer, pour toute la


saison, une loge voisine de la scène. x REF. Chronologie («Le
lendemain »). xx ACT. « Vouloir-aimer » : 3 : louer une loge au
théâtre. L’entreprise d'amour, chez Sarrasine, est purement
velléitaire : ce qu’il organise, ce n’est pas la conquête de la
Zambinella, c’est la répétition de son premier plaisir solitaire ; aussi
la séquence, une fois son départ claironné (« être aimé d’elle ou
mourir »), ne connaît-elle que deux termes dilatoires : dessiner,
contempler ; après quoi la marche des événements n’appartient plus
à Sarrasine et c’est son vouloir-mourir qui est engagé. xxx La
proximité de la scène, dont le sujet a trouvé par hasard les
avantages précieux pour son plaisir, est ici délibérément
recherchée, car ce plaisir, il s’agit maintenant de le répéter, de
lorganiser, chaque soir, pendant toute la saison (ACT. « Plaïsir » :
12 : condition de la répétition).

(259) Puis, comme tous les jeunes gens dont l’âme est
puissante, x REF. Psychologie des âges.

(260) il s’exagéra les difficultés de son entreprise, et donna,


pour première pâture à sa passion, le bonheur de pouvoir
admirer sa maîtresse sans obstacles. x ACT. « Vouloir-aimer » : 4:
faire une pause. Le sujet vise plus à jouir fantasmatiquement de son
objet, que réellement; il renvoie donc à plus tard l’entreprise réelle,
organise tout de suite les bonnes conditions d’une manipulation
fantasmatique, et donne pour alibi à ce velléitarisme très volontaire
l'obstacle de difficultés qu’il exagère, car elles sont profitables à son
«rêve », qui seul l’intéresse et qu’elles excusent.

(261) Cet âge d’or de l'amour, pendant lequel nous jouissons


de notre propre sentiment et où nous nous trouvons heureux
presque par nous-mêmes, x REF. Code des âges de Pamour.

29; A
SZ

(262) ne devait pas durer longtemps chez Sarrasine.


x REF. Chronologie.

(263) Cependant, les événements le surprirent x Sarrasine ne


dirige activement que son fantasme ; ce qui vient de l'extérieur (du
«réel»), en conséquence, le surprend. La notation consacre donc la
fin du « vouloir-aimer »; mais comme c’est une notation prospective
(il nous faudra attendre une vingtaine de lexies pour retrouver ces
«événements », à savoir principalement le rendez-vous de la
duègne), la pause instaurée au n° 240 pourra encore se monnayer
en une série de termes fantasmatiques (ACT. « Vouloir-aimer » : 5:
interruption de l’entreprise).

(264) quand il était encore sous le charme de cette printanière


hallucination, aussi naïve que voluptueuse. x La pause introduite
dans l’entreprise d’amour, bien que sa fin vienne de nous être
notifiée, va se remplir d’un certain nombre d’occupations,
comportements ou impressions; ces termes subséquents sont
annoncés ici sous leur nom générique : l’hallucination voluptueuse
(ACT. « Vouloir-aimer » : 6 : annonce des termes composant la
pause).

(265) Pendant une huitaine de jours, il vécut toute une vie,


occupé le matin à pétrir la glaise à l’aide de laquelle il
réussissait à copier la Zambinella, x REF. Chronologie (huit jours
de loge, de sofa : cela mettra le rendez-vous de la duègne,
événement qui « surprend » Sarrasine, au vingt-quatrième jour de
son séjour à Rome (information congruente à son ignorance des
mœurs romaines). xx ACT. « Vouloir-aimer » : 7 : le matin, sculpter
(premier terme-monnaie de l’hallucination voluptueuse). Le
pétrissage, signalé au n° 163 comme une activité adolescente de
Sarrasine, implique symboliquement le même geste que le
déchiquetage ; il s’agit d’enfoncer la main, de faire céder
l'enveloppe, d'appréhender l’intérieur d’un volume, de saisir le
dessous, le vrai.

(266) malgré les voiles, les jupes, Les corsets et les nœuds de
rubans qui la lui dérobaient. x SYM. Le déshabillage.

(267) Le soir, installé de bonne heure dans sa loge, seul,


couché sur un sofa, il se faisait, semblable à un Turc enivré
d’opium, un bonheur aussi fécond, aussi prodigue qu’il le
souhaitait. x ACT. « Vouloir-aimer » : 8 : le soir, le sofa (second
terme-monnaie du sursis hallucinatoire). Les connotations disent
assez la nature de cette volupté, organisée et répétée

2, 202
SD TE

cérémonialement par Sarrasine à partir du « premier plaisir » trouvé


un soir par hasard : solitaire, hallucinatoire (plus de distance entre
le sujet et l’objet), à discrétion. En tant que production volontaire et
cérémonielle d’un plaisir, il comporte une sorte d’ascèse, de travail :
il s’agit d’épurer le plaisir de tout élément grinçant, souffrant,
violent, excessif :d’où une technique de l’assagissement progressif,
destiné, non à éliminer le plaisir mais à le maîtriser, à l’épurer de
toute sensation disparate. Ce bonheur sur le sofa va à son tour se
monnayer en conduites.

(268) D'abord il se familiarisa graduellement avec les


émotions trop vives que lui donnait le chant de sa maîtresse;
*x ACT. « Vouloir-aimer » : 9 : acclimater l’ouïe.

(269) puis il apprivoisa ses yeux à la voir, et finit par la


contempler x ACT. « Vouloir-aimer » : 10 : apprivoiser la vue.

(270) sans redouter l'explosion de la sourde rage par laquelle


il avait été animé le premier jour. Sa passion devint plus
profonde en devenant plus tranquille. x La double ascèse, de
l’ouïe et de la vue, produit un fantasme plus rentable, purifié de sa
première violence (n° 237 : «sa force tendait à se projeter avec une
violence douloureuse ») (ACT. « Vouloir-aimer » : 11: résultat des
deux opérations précédentes).

(271) Du reste, le farouche sculpteur ne souffrait pas que sa


solitude, peuplée d'images, parée des fantaisies de l’espérance et
pleine de bonheur, fût troublée par ses camarades.
*x ACT. « Vouloir-aimer » : 12 : protection de lhallucination obtenue.
— La solitude volontaire de Sarrasine a une fonction diégétique : elle
«explique » comment Sarrasine, isolé de tout milieu, a pu ignorer
que dans les Etats du Pape les chanteuses sont des castrats; elle a la
même fonction que la brièveté du séjour de Sarrasine à Rome, que
souligne à plusieurs reprises le code chronologique ; tout cela est
congruent à l’exclamation du vieux prince Chigi (n° 468) : « D’ou
VENEZ-VOUS ? ».

(272) IL aimait avec tant de force et si naïvement, qu’il eut à


subir Les innocents scrupules dont nous sommes assaillis quand
nous aimons pour la première fois. x REF. Code de la Passion.

(275) En commençant à entrevoir qu’il faudrait bientôt agir,


intriguer, demander où demeurait la Zambinella, savoir si elle
avait une mère, un oncle, un tuteur, une famille, en songeant
enfin aux moyens de la voir, de lui parler, il sentait son cœur se

DD ES
S 7 Z

gonfler si fort à des idées si ambitieuses, qu’il remettait ces soins


au lendemain, x ACT. « Vouloir-aimer » : 13 : alibi de la pause et
prorogation du sursis.

(274) heureux de ses souffrances physiques autant que de ses


plaisirs intellectuels. x SEM. Composite (on connaît le caractère
paradoxal de Sarrasine, en qui les contraires se mêlent).

(275) - Mais, me dit M" de Rochefide en m'interrompant, je


ne vois encore ni Marianina ni son petit vieillard.
- Vous ne voyez que lui! m’écriai-je, impatienté comme un
auteur auquel on fait manquer l'effet d’un coup de théâtre.
x REF. Le code des Auteurs (par un acte métalinguistique, le
narrateur désigne le code des narrateurs). xx HER. Enigme 4 (qui
est le vieillard ?) : demande de réponse. xxx La réponse du
narrateur induit à la fois en vérité (Zambinella est le vieillard) et en
erreur (on pourrait comprendre que Sarrasine est le vieillard) : c’est
une équivoque (HER. Enigme 4: équivoque).

LV. Le langage comme nature


L'aventure de Sarrasine ne met pratiquement en scène que
deux personnages : Sarrasine lui-même et la Zambinella. Le
vieillard est donc l’un d’eux (« Vous ne voyez que lui »). La vérité,
l'erreur sont réduites à une alternative simple : le lecteur
«brûle », car il lui suffit de s’interroger — le temps d’un éclair —
sur chaque terme de l’alternative, et donc sur la Zambinella,
pour que l’identité du sopraniste soit démasquée : suspecter un
sexe, c’est lui assigner une classe définitionnelle, celle de l’ano-
malie : en matière de classification sexuelle, le doute se résout
instantanément en « douteux ». Ce n’est pourtant pas ce qui est
lu ; équivoque n’est sûre, si l’on peut dire, qu’au niveau ana-
lytique ; mais au rythme de la lecture courante, une sorte de
tourniquet rapide saisit les deux parties de l'alternative
(erreur/vérité) et neutralise son pouvoir de révélation. Ce tour-
niquet, c’est la phrase. La simplicité de sa structure, sa brièveté,
sa prestesse (qu’on dirait empruntée par métonymie à l’impa-
tience du narrateur), tout en elle emporte la vérité (dangereuse
pour l'intérêt de l’histoire) loin du lecteur. Ailleurs (autre
exemple), ce sera une inflexion syntaxique, à la fois expéditive
et élégante, une ressource offerte par la langue elle-même
- réduire une contradiction structurale à un simple morphème

2 2 4
S /Z

de concession : « malgré l’éloquence de quelques regards mutuels,


il fut étonné de la réserve dans laquelle la Zambinella se tint avec
lui » (n° 551) - qui adoucit, allège, évapore les articulations de
la structure narrative. Autrement dit, il y a dans la phrase (entité
linguistique) une force qui domestique l’artifice du récit, un sens
qui dénie le sens. On pourrait appeler cet élément diacritique
(puisqu'il surplombe l'articulation des unités narratives): le
phrasé. Autrement dit encore : la phrase est une nature, dont la
fonction — ou la portée — est d’innocenter la culture du récit.
Superposée à la structure narrative, la formant, la dirigeant, en
réglant le rythme, lui imposant les morphèmes d’une logique
purement grammaticale, la phrase sert au récit d’évidence. Car
la langue (ici française), par son mode d’apprentissage (enfan-
tin), par son poids historique, par l’universalité apparente de
ses usages, bref par son antériorité, semble avoir tous les droits
sur une anecdote contingente, qui n’a commencé que quelque
vingt pages en arrière — alors que la langue dure depuis tou-
jours. Par quoi l’on voit que la dénotation n’est pas la vérité du
discours : la dénotation n’est pas hors des structures, elle a une
fonction structurale égale aux autres : celle, précisément, d’in-
nocenter la structure ; elle fournit aux codes une sorte d’exci-
pient précieux, mais, circulairement, elle est aussi une matière
spéciale, marquée, dont les autres codes se servent pour adou-
cir leur articulation.

(276) Depuis quelques jours, repris-je après une pause,


Sarrasine était si fidèlement venu s'installer dans sa loge, et ses
regards exprimaient tant d'amour, x REF. Chronologie (par la
lexie 265, nous savons que ces quelques jours sont huit jours).
xx ACT. « Vouloir-aimer » : 14: résumé de la pause.

LIT. L'arbre
Parfois, au fil de l’énonciation, le code rhétorique vient se
superposer au code proaïrétique : la séquence égrène ses actions
(décider/dessiner/louer une loge/faire une pause/interrompre l’en-
treprise), mais le discours y fait bourgeonner des expansions
logiques : un genre nominal (l’hallucination amoureuse) se mon-
naye en conduites spéciales (le soir/le matin), qui, à leur tour, se
reprennent en résultat, alibi ou résumé. Partant de la nomina-

D DS
SAT

tion implicite de la séquence (« Vouloir-aimer »), on obtient ainsi


un arbre proaïrétique (souvent en espalier), dont les embran-
chements et les rejointures figurent bien la transformation inces-
sante de la ligne phrastique en volume textuel:
11
résultat

9 10
ouïe vue

ma 8
le matin le soir

dessin FE Lac
romantique 6
dessin dessin annonce
académique fantasmatique nominale
] RÉ

GS nee ES 5 4 5
Poser Dessiner Louer Faire Interrompre
l’entreprise une loge une pause l’entreprise

tirs
Vouloir-aimer
Q
Le code rhétorique, si puissant dans le texte lisible, impose à
certains lieux de la séquence une sorte de bourgeonnement : le
terme est transformé en nœud ; un nom coiffe, pour l’annoncer ou
la résumer, une énumération qui sera, qui a été détaillée : la
pause en moments, le dessin en types, l’hallucination en organes
affectés. À travers une structure proprement aristotélicienne, le
discours oscille sans cesse entre le genre (nominal) et ses espèces
(proaïrétiques) : le lexique, en tant que système de noms géné-
riques et spéciaux, collabore fondamentalement à la structura-
tion. C’est en fait pour se l’approprier, car le sens est une force:
nommer, C’est assujettir, et plus la nomination est générique,
plus lassujettissement est fort. Lorsque le discours lui-même
parle d’hallucination (quitte ensuite à la monnayer), il commet le
même acte de violence que le mathématicien ou le logicien qui
dit : appelons P l’objet qui. ; soit P’ l’image que..., etc. Le discours
lisible est ainsi tissé de nominations pré-démonstratives qui assu-
rent la sujétion du texte — mais aussi peut-être provoquent la
nausée que soulève toute violence appropriative. Nous-mêmes,
en nommant la séquence (« Vouloir-aimer »), nous ne faisons que

22926
S/2Z

prolonger la guerre du sens, retourner l'appropriation qui a été


mise en œuvre par le texte lui-même.

(277) que sa passion pour la voix de Zambinella aurait été la


nouvelle de tout Paris, si cette aventure s’y fût passée; x SYM. La
voix du castrat (Ce qui pourrait passer pour une vulgaire
synecdoque — Zambinella étant désignée par sa voix — doit être ici
pris à la lettre : c’est de la voix du castrat, c’est de la castration
même que Sarrasine est amoureux). xx REF. Psychologie ethnique :
Paris.

(278) mais, en Italie, madame, au spectacle, chacun y assiste


pour son compte, avec ses passions, avec un intérêt de cœur qui
exclut l’espionnage des lorgnettes. x REF. Psychologie ethnique:
l'Italie.

(279) Cependant la frénésie du sculpteur ne devait pas


échapper longtemps aux regards des chanteurs et des
cantatrices. x L’énigme 6 (qui est la Zambinella ?) est une énigme
montée, elle repose sur un stratagème. On aura donc, dans cette
énigme 6, chaque fois que la feinte pourra être rapportée à un agent
machinateur, une brique, une séquence cohérente : la Machination.
Cependant les feintes de la Zambinella resteront comptées comme
des leurres, relevant de l’énigme 6 en général, et non de la
machination, de façon à respecter l'ambiguïté (possible) des
sentiments de la Zambinella elle-même (HER. « Machination » : 1:le
groupe machinateur).

(280) Un soir, le Français s’aperçut qu’on riait de lui dans les


coulisses. x REF. Chronologie («Un soir » reprend «les événements
le surprirent », 265). xx HER. « Machination » : 2 : Rire (mobile du
stratagème). Le rire, fondement de la machination, sera dénoncé
comme castrateur au n° 513 («ire, rire! Tu as osé te jouer d’une
passion d'homme ? »).

(281) 11 eût été difficile de savoir à quelles extrémités il se


serait porté, x SEM. Violence, excès.

(282) si la Zambinella n’était pas entrée en scène. Elle jeta sur


Sarrasine un de ces coups d’œil éloquents x Le regard «éloquent »
de la Zambinella constitue un leurre émis par l’agent du groupe
machinateur et adressé à sa victime (HER. Enigme 6 : leurre, de
Zambinella à Sarrasine).
S 4 Z

LVTII. Les lignes de destination


On pourrait appeler idyllique la communication qui mettrait en
contact deux partenaires abrités de tout «bruit » (au sens cyber-
nétique du terme), liés entre eux par une destination simple
comme un seul fil. La communication narrative, elle, n’est pas
idyllique ; les lignes de destination y sont multiples, de telle sorte
que tout message ne peut y être suffisamment défini que si Pon
précise d’où il part et où il va. Relativement à l’énigme 6 (Qui est
la Zambinella ?), Sarrasine met en œuvre cinq lignes de destina-
tion. La première va du groupe machinateur (les chanteurs, Vita-
gliani) à sa victime (Sarrasine) ; le message est alors constitué
traditionnellement par des mensonges, des leurres, des strata-
gèmes, et, s’il est équivoque, par des jeux de mots, des «mises
en boîte » destinés à amuser la galerie des complices. La seconde
ligne de destination va de la Zambinella à Sarrasine ; le message
est alors une feinte, une imposture, ou, dans le cas d’équivoque,
un remords étouffé, un tourment d'authenticité. La troisième ligne
va de Sarrasine à lui-même : elle transporte les alibis, préjugés
et preuves fallacieuses, dont le sculpteur, par intérêt vital, s’abuse.
La quatrième ligne va de la collectivité (le prince Chigi, les cama-
rades du sculpteur) à Sarrasine ; ce qui est transmis, c’est l’opi-
nion courante, l’évidence, la «réalité » («La Zambinella est un
castrat déguisé en femme »). La cinquième ligne de destination
va du discours au lecteur; elle supporte tantôt des leurres (pour
ne pas dévoiler trop tôt le secret de l'énigme), tantôt des équi-
voques (pour piquer la curiosité du lecteur). L’enjeu de cette mul-
tiplication est évidemment le spectacle, le texte comme spectacle.
La communication idyllique dénie tout théâtre, elle refuse toute
présence devant qui la destination pourrait s’accomplir, elle sup-
prime tout autre, tout sujet. La communication narrative est le
contraire : chaque destination est à un certain moment spectacle
pour les autres participants du jeu: les messages que la Zambi-
nella adresse à Sarrasine ou que Sarrasine s'adresse à lui-même
sont écoutés par le groupe machinateur; le leurre, dans lequel
Sarrasine s’entretient après que la vérité lui a été dévoilée, est
écouté par le lecteur, avec la complicité du discours. Ainsi, comme
dans un réseau téléphonique dérangé, les fils sont à la fois dis-
tordus et aboutés selon tout un jeu d’épissures nouvelles, dont le
lecteur est le dernier bénéficiaire : l'écoute générale n’est jamais
brouillée, et cependant brisée, réfractée, saisie dans un système

2206
S / Z

d’interférences décrochées; des écouteurs différents (on devrait


pouvoir dire ici écouteur comme on dit voyeur) semblent postés
à chaque coin de l’énonciation, chacun à l'affût d’une origine qu’il
reverse d’un geste second au flux de la lecture. Ainsi, s’opposant
à la communication idyllique, à la communication pure (qui
serait, par exemple, celle des sciences formalisées), l'écriture
lisible met en scène un certain « bruit », elle est écriture du bruit,
de la communication impure ; mais ce bruit n’est pas confus, mas-
sif, innommable ; c’est un bruit clair, constitué par des raccords,
non par des superpositions : il s’agit d’une « cacographie » distincte.

(283) qui disent souvent beaucoup plus de choses que les


femmes ne Le veulent. x REF. Psychologie des Femmes.

(284) Ce regard fut toute une révélation. Sarrasine était


aimé! — Si ce n’est qu’un caprice, pensa-t-il en accusant déjà sa
maîtresse de trop d’ardeur, elle ne connaît pas la domination
sous laquelle elle va tomber. Son caprice durera, j'espère, autant
que ma vie. x SEM. Excès, violence, etc. xx HER. Enigme 6 : leurre
(de Sarrasine à lui-même). Le leurre porte, non sur le sentiment de
la Zambinella, mais sur son sexe, puisque l’opinion courante
(l’endoza) veut que seule une femme puisse regarder un homme
«éloquemment ».

(285) En ce moment, trois coups légèrement frappés à la porte


de sa loge excitèrent l'attention de l'artiste. x ACT. « Porte Il»: 1:
frapper (les trois coups légers connotent un mystère sans danger :
complice).

(286) IL ouvrit. x ACT. « Porte IT »: 2: ouvrir.

(287) Une vieille femme entra mystérieusement.


*x ACT. « Porte IT » : 3 : entrer. Si l’on veut en faire parler la banalité,
il faut comparer cette « Porte » à celle que l’on a déjà rencontrée
(ns 125-127), lorsque Marianina a confié le mystérieux vieillard à
un domestique. On avait alors : arriver/frapper/apparaître (ouvrir).
On a ici : frapper/ouvrir/ entrer. Or c’est précisément la perte
du premier terme (arriver) qui définit le mystère : une porte qui
«se frappe » toute seule, sans que personne y soit arrivé.

(288) - Jeune homme, dit-elle, si vous voulez être heureux,


ayez de la prudence. Enveloppez-vous d’une cape, abaissez sur

2 2 9
SANT

vos yeux un grand chapeau; puis vers dix heures du soir,


trouvez-vous dans la rue du Corso, devant l'hôtel d’Espagne.
x ACT. « Rendez-vous » : 1: fixer un rendez-vous. xx REF. L'Italie
ténébreuse et romanesque.

(289) -J’y serai, répondit-il x ACT. « Rendez-vous » : 2: donner


son acceptation à celle qui transmet.

(290) en mettant deux louis dans la main ridée de la duègne.


x ACT. «Rendez-vous » : 3 : remercier, gratifier.

(291) ZI s’'échappa de sa loge, x ACT. «Sortir »: 1: d’un premier


lieu.

(292) après avoir fait un signe d'intelligence à la Zambinella,


qui baissa timidement ses voluptueuses paupières comme une
femme heureuse d’être enfin comprise. x ACT. « Rendez-vous » : 4:
donner une acceptation à la personne de qui vient le rendez-vous.
xx SEM. Féminité (les paupières voluptueuses). xxx Comme une
Jemme.….. : il y a leurre, puisque Zambinella n’est pas une femme ;
mais d’où vient et où va le leurre? de Sarrasine à lui-même (au cas
où l’énoncé serait au style indirect, reproduisant la pensée de
Sarrasine) ? du discours au lecteur (ce qui est plausible, puisque le
comme modalise espèce féminine imputée à la Zambinella)?
Autrement dit, qui prend en charge le geste de la Zambinella ?
l’origine de l'énoncé est indiscernable, ou plus exactement :
indécidable (HER. Enigme 6 : leurre).

(295) Puis il courut chez lui, afin d'emprunter à la toilette


toutes les séductions qu’elle pourrait lui prêter.
x ACT. « Habillement » : 1: vouloir s’habiller.

(294) En sortant du théâtre, x ACT. « Sortie » : 2 : sortir d’un


second lieu. (La sortie est un comportement décroché selon
différents lieux : la loge, l'édifice.)

(295) un inconnu l’arrêta par le bras.


— Prenez garde à vous, seigneur Français, lui dit-il à l'oreille.
Il s’agit de vie ou de mort. Le cardinal Cicognara est son
protecteur et ne badine pas. x ACT. « Avertissement » : 1: donner
un avertissement. xx ACT. « Assassinat » : 1: désignation du
meurtrier futur («cet homme est dangereux »).

(296) Quand un démon aurait mis entre Sarrasine et la

2:49 C0
SZ

Zambinella les profondeurs de l'enfer, en ce moment il eût tout


traversé d’une enjambée. Semblable aux chevaux des immortels
peints par Homère, l'amour du sculpteur avait franchi en un
clin d'œil d'immenses espaces. x SEM. Energie. excès.
*x REF. Histoire littéraire.

(297) - La mort dût-elle m'attendre au sortir de la maison,


j'irais encore plus vite, répondit-il. x ACT. « Avertissement » : 2:
passer outre. xx ACT. « Vouloir-mourir » : 2: se moquer d’un
avertissement, accepter un risque.

LVTIL. L'intérêt de l’histoire

Sarrasine est libre de suivre ou de rejeter l’avertissement de


l'inconnu. Cette liberté alternative est structurale : elle marque
chaque terme d’une séquence et assure la progression de l’his-
toire par «rebondissements ». Cependant, non moins structura-
lement, Sarrasine n’est nullement libre de refuser l’avertissement
de l'Italien ; car s’il l’acceptait et s’abstenait de poursuivre l’aven-
ture, il n’y aurait plus d’histoire. Autrement dit, Sarrasine est
contraint par le discours d'aller au rendez-vous de la Zambinella :
la liberté du personnage est dominée par l'instinct de conserva-
tion du discours. D’un côté une alternative, de l’autre et en même
temps une contrainte. Or ce conflit s’arrange ainsi : la contrainte
du discours («il faut que l’histoire continue ») est pudiquement
«oubliée »; la liberté de l’alternative, elle, est noblement repor-
tée sur le libre arbitre du personnage, qui semble choisir en toute
responsabilité, faute d’avoir à mourir d’une mort de papier (la
plus terrible pour un personnage de roman), ce à quoi le dis-
cours le contraint. Ce tour de passe-passe permet l’envolée
du grand tragique romanesque. Car une fois posé loin du papier,
dans l’utopie référentielle, le choix du personnage semble sou-
mis à des déterminations intérieures : Sarrasine choisit le ren-
dez-vous : 1) parce qu’il est de naturel obstiné, 2) parce que sa
passion est la plus forte, 3) parce qu’il est de son destin de mou-
rir. La surdétermination a de la sorte une double fonction: elle
semble référer à une liberté du personnage et de l’histoire,
puisque l’acte s’inscrit dans une psychologie de la personne; et
en même temps elle masque par superposition la contrainte
implacable du discours. Ce jeu est économique : il est de l’inté-
rêt de l’histoire que Sarrasine refuse la dissuasion qui lui vient

DGA
SZ

de l'inconnu; il faut à tout prix qu’il aille au rendez-vous de la


duègne. Entendons qu’il y va de la survie même de l’anecdote,
ou, si l’on préfère, de la protection d’une marchandise (le récit)
qui n’a pas encore fait son temps sur le marché de la lecture:
l'«intérêt » de l’histoire est l’«intérêt » de son producteur (ou de
son consommateur); mais, comme d'habitude, le prix de la
chose narrative est sublimé par une abondance de détermina-
tions référentielles (prélevées dans le monde de l’âme, hors du
papier), qui forment la plus noble des images : le Destin du sujet.

(298) - Poverino ! s’écria l’inconnu en disparaissant.


x REF, L’Italianité (poverino, et non le pauvre !).

(299) Parler de danger à un amoureux, n'est-ce pas lui vendre


des plaisirs ? x REF. Code proverbial.

(500) Jamais le laquais de Sarrasine n'avait vu son maître si


minutieux en fait de toilette. x ACT. « Habillement » : 2 : s'habiller
(La séquence « Habillement » vaut globalement comme signifiant
d'amour, d'espoir). xx On connaît ce thème : Sarrasine exilé de la
sexualité, maintenu en état de pucelage par la vigilance de la mère
(Bouchardon). Cet état a été rompu lorsque Sarrasine a vu et
entendu la Zambinella. Une expression a signifié alors l'accession à
la sexualité, la fin du pucelage : pour la première fois. C’est cette
première fois qui reparaît dans l'habillement de Sarrasine : le
sculpteur s'habille pour la première fois : Clotilde, on s’en souvient,
n'avait pu le tirer de sa mise négligée (n° 194) (entendons : n'avait
pu le tirer hors de l’aphanisis), ce pour quoi d’ailleurs elle lPavait
quitté (SYM. Fin de l'exil sexuel).

(501) Sa plus belle épée, présent de Bouchardon, le nœud que


Clotilde lui avait donné, son habit pailleté, son gilet de drap
d'argent, sa tabatière d’or, ses montres précieuses, tout fut tiré
des coffres, x Bouchardon et Clotilde étaient liés à la contrainte, à
la constriction, à l’aphanisis ;ce sont donc eux qui, rituellement,
président, par leurs dons, à l'initiation de Sarrasine : ceux qui ont
retenu, consacrent ce qui est lâché. Le « dépucelage » se fait
accompagner des objets symboliques (un nœud, une épée) remis
par les gardiens du pucelage (SYM. L’initiation).

(502) et il se para comme une jeune fille qui doit se promener


devant son premier amant. x REF. Psychologie des Amoureux.
xx Le héros s'habille comme une jeune fille :cette inversion
connote la Féminité (déjà relevée) de Sarrasine (SEM. Féminité).

2, 5% ©
S / Z

(505) À l’heure dite, ivre d'amour et bouillant d’espérance,


x Une longue séquence commence ici, articulée en trois termes
principaux : espérer/être déçu/compenser (ACT. « Espoir » : 1:
espérer).

(504) Sarrasine, le nez dans son manteau, courut au rendez-


vous donné par la vieille. La duègne l’attendait.
— Vous avez bien tardé! lui dit-elle. x ACT. « Rendez-vous » : 5:
rendez-vous honoré (ous avez bien tardé constitue une redondance
à l'habillement minutieux de Sarrasine, n° 300).

(505) l’enez.
Elle entraîna le Français dans plusieurs petites rues
*x ACT. « Course » : 1: partir. xx ACT. « Course » : 2 : parcourir.
xxx REF. L'Italie ténébreuse et romanesque (les petites rues).

(506) et s’arrêta devant un palais d’assez belle apparence.


*x ACT. « Porte IT»: 1: s’arrêter.

(507) Elle frappa. x ACT. « Porte II » : 2 : frapper.

(508) La porte s’ouvrit. x ACT. « Porte II » : 3 : s'ouvrir. On ne


peut imaginer proaïrétisme plus banal (plus attendu) et
apparemment plus inutile ; l’histoire eût été, du point de vue
anecdotique, tout aussi lisible si le discours avait dit : elle entraîna le
Français vers un palais et y ayant pénétré le conduisit vers une salle...
La structure opératoire de l’histoire eût été intacte. Qu'est-ce donc
que la Porte ajoute ? le sémantique proprement dit :d’abord parce
que toute porte est un objet confusément symbolique (toute une
culture de la mort, de la joie, de la limite, du secret y est attachée) ;
et puis parce que cette porte qui s'ouvre (sans sujet) connote une
atmosphère de mystère ; enfin parce que la porte ouverte et la
destination de la course restant cependant incertaine, le suspense
est prolongé, c’est-à-dire relancé.

(509) Elle conduisit Sarrasine à travers un labyrinthe


d’escaliers, de galeries et d’appartements qui n'étaient éclairés
que par les lueurs incertaines de la lune, et arriva bientôt à une
porte x ACT. « Course » : 5 : pénétrer. xx REF. L'Aventure, le
Romanesque (le labyrinthe, les escaliers, l’obscurité, la lune).

(510) entre les fentes de laquelle s’échappaient de vives


lumières, d’où partaient de joyeux éclats de plusieurs voix.
x ACT. « Orgie » : 1: signes avant-coureurs. L’annonce diégétique
(intérieure à l’histoire) ne doit pas se confondre avec annonce

D 6 9
S { Z

rhétorique, par laquelle le discours nomme à Pavance d’un mot ce


qu’il va ensuite détailler (ici : annonce diégétique).

(511) Tout à coup, Sarrasine fut ébloui, quand, sur un mot de


la vieille, il fut admis dans ce mystérieux appartement et se
trouva dans un salon aussi brillamment éclairé que
somptueusement meublé, au milieu duquel s'élevait une table
bien servie, chargée de sacro-saintes bouteilles, de riants flacons
dont les facettes rougies étincelaient. x ACT. « Course » : 4:
arriver. xx REF. Le Vin (triste/joyeux/ assassin/mauvais/confident/
attendri, etc.). Ce code est doublé par un code implicitement
littéraire (Rabelais, etc).

(512) ZI reconnut les chanteurs et Les cantatrices du théâtre,


*x HER. « Machination » : 3 : le groupe machinateur.

(513) mêlés à des femmes charmantes, tout prêts à


commencer une orgie d'artistes qui n'attendaient plus que lui.
x ACT. « Orgie » : 2 : annonce (l’annonce est ici plus rhétorique que
diégétique).

(514) Sarrasine réprima un mouvement de dépit.


x ACT. « Espoir » : 2 : être déçu.

(515) et Jit bonne contenance. x ACT. « Espoir » : 35 : compenser


(Ce terme est très proche du code proverbial : faire contre mauvaise
fortune bon cœur).

(516) {1 avait espéré une chambre mal éclairée, sa maîtresse


auprès d’un brasier, un jaloux à deux pas, la mort et l'amour,
des confidences échangées à voix basse, cœur à cœur, des baisers
périlleux, et les visages si voisins, que les cheveux de la
Zambinella eussent caressé son front chargé de désir, brûlant de
bonheur. x ACT. « Espoir » : 4: espérer (reprise rétrospective).
xx REF, Codes passionnel, romanesque, ironique.

LIX. Trois codes ensemble

Les codes de référence ont une sorte de vertu vomitive, ils


écœurent, par l’ennui, le conformisme, le dégoût de la répéti-
tion qui les fonde. Le remède classique, plus ou moins utilisé
selon les auteurs, est de les ironiser; c’est-à-dire de superposer
au code vomi un second code qui le parle avec distance (on a

2 3 4
S # Z

dit la limite de ce procédé, XXI); autrement dit, d'engager un


processus de méta-langage (le problème moderne est de ne pas
arrêter ce processus, de ne pas buter la distance que l’on prend
à l’égard d’un langage). En disant que Sarrasine «avait espéré
une chambre mal éclairée, un jaloux, la mort et l'amour, etc. », le
discours mêle trois codes décrochés (pris en charge les uns par
les autres), issus de trois émetteurs différents. Le code de la Pas-
sion fonde ce que Sarrasine est censé éprouver. Le code Roma-
nesque transforme ce «sentiment » en littérature: c’est le code
d’un auteur de bonne foi, qui ne doute pas que le romanesque
ne soit une expression juste (naturelle) de la passion (qui ne sait
pas, à l’inverse de Dante, que la passion vient des livres). Le code
Ironique prend en charge la « naïveté » des deux premiers codes :
de même que le romancier se met à parler du personnage (code
n° 2), l’ironiste se met à parler du romancier (code n° 3) : le lan-
gage «naturel» (intérieur) de Sarrasine est parlé deux fois; il
suffirait de produire, sur le modèle de cette phrase 316, un pas-
tiche de Balzac, pour reculer encore cet étagement des codes.
La portée de ce décrochage? C’est que, outrepassant toujours la
dernière butée et se portant à l’infini, il constitue l'écriture dans
toute sa puissance de jeu. L’écriture classique, elle, ne va pas si
loin; elle s’essouffle vite, se ferme et signe très tôt son dernier
code (par exemple, en affichant, comme ici, son ironie). Flau-
bert cependant (on l’a déjà suggéré), en maniant une ironie frap-
pée d'incertitude, opère un malaise salutaire de l'écriture : il n’ar-
rête pas le jeu des codes (ou l’arrête mal), en sorte que (c’est là
sans doute la preuve de l'écriture) on ne sait jamais s'il est res-
ponsable de ce qu'il écrit (s’il y a un sujet derrière son langage) ;
car l’être de l'écriture (le sens du travail qui la constitue) est
d'empêcher de jamais répondre à cette question : Qui parle ?

(517) - Vive la folie! s’écria-t-il. Signori e belle donne, vous


me permettrez de prendre plus tard ma revanche, et de vous
témoigner ma reconnaissance pour la manière dont vous
accueillez un pauvre sculpteur. x ACT. « Espoir » : 5 : compenser
(reprise). xx REF. L’Italianité.

(518) Après avoir reçu les compliments assez affectueux de la


plupart des personnes présentes, qu’il connaissait de vue,
+ HER. «Machination » : 4: feinte (Les « personnes présentes » sont
les agents de la machination dont Sarrasine est l’objet; l'accueil
qu’elles lui font est une pièce de cette machine).

2 5 6
LX. La casuistique du discours
La façon dont on accueille Sarrasine est assez affectueuse. C’est
là un curieux quantitatif : en réduisant le beaucoup ou le très, il
en rabat sur le positif lui-même : ces compliments assez affec-
tueux sont au fond un peu moins qu’affectueux, ou du moins
affectueux avec gêne et réticence. Cette réticence du discours
est l’effet d’un compromis : d’une part, les chanteurs doivent bien
accueillir Sarrasine afin de le berner et de faire ainsi progresser
la machination qu’ils ont montée (d’où les compliments affec-
tueux) ; d’autre part, cet accueil est une feinte que le discours
voudrait bien ne pas prendre à son compte — sans pouvoir cepen-
dant assumer son propre détachement, car ce serait dénoncer
trop tôt le mensonge des machinateurs et l’histoire perdrait son
suspense (d’où le : assez affectueux). Par où l’on voit que le dis-
cours essaye de mentir le moins possible : juste ce qu’il faut pour
assurer les intérêts de la lecture, c’est-à-dire sa propre survie.
Pris dans une civilisation de l’énigme, de la vérité et du déchif-
frement, le discours en vient à réinventer au niveau de sa propre
instance les accommodements moraux élaborés par cette civili-
sation: il y a une casuistique du discours.

(519) il tâcha de s'approcher de la bergère sur laquelle la


Zambinella x ACT. «Conversation 1»: 1: s'approcher.

(520) était nonchalamment étendue. x SEM. Féminité.

(521) Oh! comme son cœur battit quand il aperçut un pied


mignon, chaussé d’une de ces mules qui, permettez-moi de le
dire, madame, donnaient jadis au pied des femmes une
expression si coquette, si voluptueuse, que je ne sais pas
comment les hommes y pouvaient résister. Les bas blancs bien
tirés et à coins verts, les jupes courtes, les mules pointues et à
talons hauts du règne de Louis XF ont peut-être un peu
contribué à démoraliser l'Europe et le clergé.
- Un peu, dit la marquise. Vous n’avez donc rien lu ?
x Féminité. xx Tout le vêtement de la Zambinella est une feinte
adressée à Sarrasine ; cette feinte réussit parce que Sarrasine tourne
immanquablement l’imposture en preuve (la coquetterie prouve la
Femme) : c’est, si l’on peut dire, la preuve par le pied (HER. Enigme 6 :
leurre, de la Zambinella à Sarrasine). xxx REF, Le siècle de
Louis XV. D'autre part, il ne peut être indifférent que le moment où

256
S /2Z

la jeune femme reprend contact avec la narration (en y intervenant)


soit celui d’une allusion érotique ; un bref marivaudage (où la
marquise s'affiche brusquement affranchie, « dessalée », presque
vulgaire) réactive le contrat qui est en train d’être honoré, et qui est
de nature amoureuse (le narrateur ne s’y trompe pas et répond à la
marquise par un sourire).

(522) - La Zambinella, repris-je en souriant, s’était


effrontément croisé les jambes, et agitait en badinant celle qui se
trouvait dessus, attitude de duchesse, qui allait bien à son genre
de beauté capricieuse et pleine d’une certaine mollesse
engageante. x La coquetterie de la Zambinella, signifiée d’une
façon fort précise par les jambes croisées, posture désignatrice
condamnée par le Code des Bonnes Manières, est construite comme
une provocation : elle a donc ici expressément valeur d’une feinte
(HER. Enigme 6: leurre, de la Zambinella à Sarrasine).

(525) Elle avait quitté ses habits de théâtre, et portait un


corps qui dessinait une taille svelte et que faisaient valoir des
paniers et une robe de satin brodée à fleurs bleues. x Tant que la
Zambinella était sur scène, son costume de femme était en quelque
sorte institutionnel; mais revenu dans la vie civile, le musico ment
en gardant l’apparence d’une femme : il y a feinte volontaire. C’est
d’ailleurs par le vêtement que Sarrasine apprendra la vérité
(n° 466) ; car seule l'institution (le vêtement) dicte à Sarrasine sa
lecture des sexes : s’il n’en croyait pas le vêtement, Sarrasine serait
encore vivant (HER. Enigme 6: leurre de la Zambinella à
Sarrasine).

(324) Sa poitrine, dont une dentelle dissimulait les trésors par


un luxe de coquetterie, étincelait de blancheur. Pour bien
analyser — et peut-être mieux goûter — l'ambiguïté assez retorse de
cette phrase, il faut la décomposer en deux leurres parallèles, dont
seules les lignes de destination sont légèrement divergentes : x La
Zambinella dissimule sa poitrine (seule allusion du texte à la
féminité anatomique, et non plus culturelle) ;en même temps que
sa poitrine, c’est la cause même de la dissimulation que la
Zambinella dissimule aux yeux de Sarrasine : ce qu’il faut
dissimuler, c’est qu’il n’y a rien : la perversité du manque tient à ce
qu’on le dissimule, non par un plein (mensonge grossier du
postiche) mais par cela même qui dissimule ordinairement le plein
de la gorge (les dentelles) : le manque emprunte au plein, non sa
figure, mais son mensonge (HER. Enigme 6 : leurre, de la
Zambinella à Sarrasine). xx Le discours, lui, ment plus
grossièrement : il allègue le plein (les trésors) comme seul objet

2 9 4
SUEZ

possible de la dissimulation, et parce qu’il donne à cette


dissimulation un mobile (la coquetterie), il en rend l'existence
indiscutable (en attirant l'attention sur la cause, on esquive de
s'assurer du fait) (HER. Enigme 6 : leurre, du discours au lecteur).
xxx Le manque éblouit par sa blancheur, il se désigne dans le corps
du castrat comme un foyer de lumière, une plage de pureté
(SYM. Blancheur du manque).

(525) Coiffée à peu près comme se coiffait Me du Barry, sa


figure, quoique surchargée d’un large bonnet, n’en paraissait
que plus mignonne, et la poudre lui seyait bien. x SEM. Féminité.
xx REF. Code historique.

(526) La voir ainsi, c'était l’adorer. x REF. Code de l'Amour.

LXI. La preuve narcissique


Une vérité courante (endoxa toute littéraire que la «vie»
dément à chaque instant) veut qu’il y ait un lien d'obligation entre
la beauté et l’amour (a voir si belle, c'est l’adorer). Ce lien tire
sa force de ceci: l’amour (romanesque), qui est lui-même codi-
fié, doit s'appuyer sur un code sûr : la beauté le lui fournit; non
pas, comme on l’a vu, que ce code puisse se fonder sur des traits
référentiels : la beauté ne peut se décrire (sinon par additions et
tautologies) ; elle est sans référent; mais elle ne manque pas de
références (Vénus, la fille du Sultan, les madones de Raphaël,
etc.), et c’est cette abondance d’autorités, cet héritage d’écritures,
cette antériorité de modèles, qui font de la beauté un code sûr;
partant, amour que cette beauté fonde est entraîné sous les
règles naturelles de la culture : les codes se rejoignent, l’un s’ap-
puie sur l’autre, il y a circularité : la beauté oblige à aimer, mais
aussi ce que j'aime est fatalement beau. En déclarant la Zambi-
nella adorable, Sarrasine installe l’une des trois preuves (nar-
cissique, psychologique, esthétique) dont il se servira continû-
ment pour s’abuser sur le sexe du castrat : je suis fondé à l’aimer
puisqu'elle est belle, et si je l’aime (moi qui ne peux aberrer),
c’est qu’elle est une femme.

(527) Elle sourit gracieusement au sculpteur. x HER. Enigme 6 :


leurre, de la Zambinella à Sarrasine.

2606
SAT

(528) Sarrasine, tout mécontent de ne pouvoir lui parler que


devant témoins, x ACT. « Espoir » : 6 : être déçu (reprise).

(529) s’assit poliment auprès d'elle, et l’entretint de musique


en la louant sur son prodigieux talent ; x ACT. « Espoir »: 7:
compenser (reprise). xx ACT. « Conversation I »:2 et 3: s'asseoir et
parler.

(530) mais sa voix tremblait d'amour, de crainte et


d'espérance. x ACT. « Espoir » : 8 : espérer (reprise).

(551) - Que craignez-vous ? lui dit Vitagliani, le chanteur le


plus célèbre de la troupe. Allez, vous n’avez pas un seul rival à
craindre ici.
Après avoir parlé, le ténor sourit silencieusement. Ce sourire
se repéta sur les lèvres de tous les convives,
*x HER. « Machination » : 5 : indice de machination (complicité
du groupe machinateur). xx HER. Enigme 6 : équivoque.

LI. L’équivoque I : la double entente


« Vous ne risquez pas de rival», dit le ténor : l° parce que vous
êtes aimé (entend Sarrasine), 2° parce que vous courtisez un cas-
trat (entendent ses complices et peut-être déjà le lecteur). Selon
la première écoute, il y a leurre; selon la seconde, dévoilement.
La tresse des deux écoutes forme une équivoque. L’équivoque
est bien issue, en effet, de deux voix, reçues à égalité ; il y a inter-
férence de deux lignes de destination. Autrement dit, la double
entente (bien nommée), fondement du jeu de mots, ne peut s’ana-
lyser en simples termes de signification (deux signifiés pour un
signifiant) ; il y faut la distinction de deux destinataires; et si,
contrairement à ce qui se passe ici, les deux destinataires ne sont
pas donnés par l’histoire, si le jeu de mots semble adressé à une
seule personne (le lecteur, par exemple), il faut concevoir cette
personne divisée en deux sujets, en deux cultures, en deux lan-
gages, en deux espaces d'écoute (d’où l’affinité traditionnelle du
jeu de mots et de la « folie » : Le « Fou », vêtu d’un costume bi-par-
tite — divisé -, était autrefois le fonctionnaire de la double entente).
Par rapport à un message idéalement pur (tel qu’il s’accomplit
dans la mathématique), la division de l’écoute constitue un
«bruit», elle rend la communication obscure, fallacieuse, ris-
quée : incertaine. Cependant, ce bruit, cette incertitude sont pro-

2 619
S 7 Z

duits par le discours en vue d’une communication : ils sont don-


nés au lecteur pour qu’il s’en nourrisse : ce que le lecteur lit,
c’est une contre-communication; et si l’on veut bien penser que
la double entente déborde largement le cas limité du jeu de mots
ou de l’équivoque et imprègne au fond, sous des formes et des
densités diverses, toute l'écriture classique (en raison même de
sa vocation polysémique), on voit que les littératures sont en
somme des arts du «bruit»; ce que le lecteur consomme, c’est
ce défaut de la communication, ce manque du message ; ce que
toute la structuration édifie pour lui et lui tend comme la plus
précieuse des nourritures, c’est une contre-communication ; le lec-
teur est complice, non de tel ou tel personnage, mais du discours
lui-même en ce qu’il joue la division de l’écoute, l’impureté de
la communication : le discours, et non tel ou tel de ses person-
nages, est le seul héros positif de l’histoire.

(532) dont l’attention avait une malice cachée dont ne devait


pas s’apercevoir un amoureux. x D’une part, Sarrasine, par
aveuglement d’amoureux, est impuissant à déchiffrer le
stratagème : c’est, structuralement, comme s’il s’adressait à lui-
même un leurre; d'autre part, en faisant état de cet aveuglement, le
discours tend au lecteur un début de déchiffrement, il pose le
stralagème comme tel (HER. Enigme 6 : équivoque).
xx REF, L/Amoureux (le bandeau sur les yeux).

(553) Cette publicité


fut comme un coup de poignard que
Sarrasine aurait soudainement reçu dans le cœur. Quoique
doué d’une certaine force de caractère, et bien qu'aucune
circonstance ne dût influer sur son amour, x Sarrasine prend le
sourire du ténor pour un indice, non de malignité, mais
d’indiscrétion : il se leurre lui-même (HER. Enigme 6 : leurre, de
Sarrasine à lui-même). xx SEM. Energie.

(354) il n’avait peut-être pas encore songé que Zambinella


était presque une courtisane, x L’oubli de Sarrasine (où se répète
en écho celte «ignorance des choses de la vie » où l'avait entretenu
Bouchardon) lui sert de leurre : faire de la Zambinella une
courtisane, c’est la confirmer dans sa féminité ; douter de son
identité sociale, c’est s’éviter de douter de son identité sexuelle
(HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même).

(355) et qu’il ne pouvait pas avoir tout à la fois Les jouissances

to EN ©
S/Z

pures qui rendent l'amour d’une jeune fille chose si délicieuse, et


les emportements fougueux par lesquels une femme de théâtre
Jait acheter sa périlleuse possession. x REF. Paradigme des
Femmes : jeune fille/courtisane.

(556) ZI réfléchit et se résigna. x ACT. « Espoir » : 9 : compenser,


se résigner (reprise).

(557) Le souper fut servi. x ACT. « Orgie » : 3 : souper.

(558) Sarrasine et La Zambinella se mirent sans cérémonie à


côté l’un de l’autre. x ACT. « Conversation Il»; 1: s’asseoir côte
à côte.

(559) Pendant la moitié du festin, les artistes gardèrent


quelque mesure, x ACT. « Orgie » : 4: calme initial.

(540) et Le sculpteur put causer avec la cantatrice.


x ACT. « Conversation [I »: 2: causer.

(541) ZI lui trouva de l'esprit, de lafinesse ; x SEM. Finesse


mentale. Ce sème, qui est une sorte de hapazx dans le tableau
caractériel de la Zambinella, sert à corriger, selon un dessin
euphémique et conformiste, ce qu’aurait de blessant l’image d’une
femme demeurée.

(542) mais elle était d’une ignorance surprenante,


x L’ignorance de la Zambinella vaut pour son immaturité physique
(SEM. Immaturité).

(545) et se montra faible et superstitieuse. x La faiblesse et la


superstition valent pour la pusillanimité (SEM. Pusillanimité).

(544) La délicatesse de ses organes se reproduisait dans son


entendement. x Si l’on entend par les «organes » de la Zambinella,
ses cordes vocales, rien n’est dévoilé, mais si ces organes sont ses
caractères sexuels, tout est suggéré : il y a donc double entente
(HER. Enigme 6 : équivoque). xx REF. Code psycho-physiologique :
déficience physique et faiblesse mentale.

(545) Quand Vitagliani déboucha la première bouteille de vin


de Champagne, x ACT. « Orgie »: 5: Vins.

(546) Sarrasine lut dans les yeux de sa voisine une crainte

2)
4
CA

assez vive de la petite détonation produite par le dégagement du


gaz. x HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même (la
craintivité prouve la féminité : Sarrasine use de cette preuve
psychologique pour se leurrer lui-même).

EN. La preuve psychologique


Le champagne sert à prouver la pusillanimité de la Zambinella.
La pusillanimité de la Zambinella sert à prouver sa féminité. Le
leurre sarrasinien va ainsi de preuve en preuve. Les unes sont
inductives, fondées sur cette vieille déité rhétorique : lexemplum :
d’un épisode narratif (le champagne, plus tard le serpent), on
induit un trait de caractère (ou plutôt, on construit l'épisode pour
signifier le caractère). Les autres sont déductives; ce sont des
enthymèmes, des syllogismes imparfaits (vicieux, ou incomplets,
ou simplement probables) : toutes les femmes sont peureuses; or
Zambinella est peureuse ; donc Zambinella est une femme. Les
deux systèmes logiques se mêlent : l’exemplum permet de poser
la mineure du syllogisme : Zambinella a peur d’un bouchon qui
saute, donc Zambinella est peureuse. Quant à la majeure, elle
vient, soit du champ narcissique (la Femme est adorable), soit du
champ psychologique (la Femme est craintive), soit du champ
esthétique (la Femme est belle) ; ce qui fonde cette majeure, c’est,
conformément à la définition de l’enthymème, non une vérité
scientifique, mais une opinion courante, une endoxa. Ainsi les
leurres que Sarrasine s'adresse à lui-même sont formés du dis-
cours le plus social: entièrement immergé dans la socialité, le
sujet y prend ses censures et ses alibis, en un mot son aveugle-
ment, ou encore : sa propre mort — puisqu'il mourra de s’être
abusé. La psychologie - pur discours social — apparaît ainsi
comme un langage meurtrier qui conduit (on voudrait placer sous
ce mot l’exremplum inducteur et le syllogisme déducteur) le sujet
à la castration finale.

(347) Le tressaillement involontaire de cette organisation


féminine
fut interprété par l’amoureux artiste comme l'indice
d’une excessive sensibilité. Cette faiblesse charma le Français.
x SEM. Pusillanimité (craintivité, féminité). xx Organisation
Jéminine vaut pour un leurre, si on le prend à la lettre, et pour un
déchiffrement si on l’entend métaphoriquement (HER. Enigme 6 :
équivoque).

2 49
Si Æ

(548) IL entre tant de protection dans l’amour d’un homme!


— Vous disposerez de ma puissance comme d’un bouclier!
Cette phrase n'est-elle pas écrite au fond de toutes les
déclarations d'amour ? x REF. Code proverbiale : l'Amour.

(549) Sarrasine, trop passionné pour débiter des galanteries à


la belle Italienne, était, comme tous les amants, tour à tour
grave, rieur, ou recueilli. x REF. Psychologie de l’Amoureux.

(550) Quoiqu'il parût écouter les convives, il n’entendait pas


un mot de ce qu’ils disaient, tant il s’adonnait au plaisir de se
trouver près d’elle, de lui effleurer la main, de la servir. IL
nageait dans une joie secrète. x REF. L'Amour : comportements et
sentiments.

(551) Malgré l’éloquence de quelques regards mutuels, x «Les


regards mutuels » sont signes d’amour réciproque. Cependant,
structuralement, le sentiment de Sarrasine est sans pertinence, car
il est installé dans le discours depuis longtemps et n’a rien
d’incertain ;seul compte ici le signe d’accord émis par la Zambinella ;
ce signe est une feinte (HER. Enigme 6 : leurre, de la Zambinella à
Sarrasine).

(552) il fut étonné de La réserve dans laquelle la Zambinella se


tint avec Lui. x I suffirait que Sarrasine poussât un peu plus loin
son «étonnement » pour qu’il découvrit peut-être la vérité ; cet
«étonnement » est donc un déchiffrement que Sarrasine s'adresse
incomplètement à lui-même (HER. Enigme 6 : déchiffrement
partiel, de Sarrasine à lui-même).

(555) Elle avait bien commencé la première à lui presser le


pied et à l’agacer avec la malice d’une femme libre et
amoureuse; x HER. Enigme 6: leurre, de la Zambinella à
Sarrasine. xx REF. Typologie des Femmes.

(554) mais soudain elle s'était enveloppée dans une modestie


de jeune fille, x REF. Typologie des Femmes. xx Toute réserve de la
Zambinella, quel qu’en soit le mobile (peur ou scrupule), est une
suspension du stratagème et vaut pour un début de déchiffrement ;
cependant, ici, on ne peut dire si le message vient de la Zambinella
ou du discours, s’il va à Sarrasine ou au lecteur : il est proprement
insitué :par quoi l’on voit une fois de plus que l'écriture a ce pouvoir
d'opérer un véritable silence de la destination : c’est, à la lettre, une
contre-communication, une « cacographie » (HER. Enigme 6:
déchiffrement partiel).
S 7 Z

(555) après avoir entendu raconter par Sarrasine un trait qui


peignit l’excessive violence de son caractère. x SEM. Violence
(excès). xx La pusillanimité de la Zambinella (source logique de sa
féminité) est signifiée à travers quelques exemples (champagne,
serpent), mais aussi à travers quelques offensives de Sarrasine; le
sème prend alors une valeur opératoire (même si ces offensives ne
sont pas d’abord dirigées contre la Zambinella) ; il devient terme
d’une longue séquence («Danger »), jalonnée par les menaces dont
la Zambinella sera progressivement l’objet, jusqu’au moment où, la
machination étant découverte, le musico risque d’être tué par
Sarrasine. Ces peurs, consécutives à des menaces (même
abstraites), sont des annonces de la crise finale (ACT. « Danger » : 1:
acte de violence, signe d’un caractère dangereux).

(556) Quand le souper devint une orgie, x ACT. « Orgie »: 6:


nomination de l’orgie (il s’agit d’une annonce rhétorique,
dénominative : le discours nomme l’ensemble de ce qu’il va
détailler).

(557) Les convives se mirent à chanter, inspirés par le peralta


et le pedroximenès. Ce furent des duos ravissants, des airs de la
Calabre, des seguidilles espagnoles, des canzonettes
napolitaines. x ACT. « Orgie » : 7: chanter.

(558) L’ivresse était dans tous les yeux, dans la musique, dans
Les cœurs et dans les voix. Il déborda tout à coup une vivacité
enchanteresse, un abandon cordial, une bonhomie italienne
x ACT. « Orgie »: 8: s’'abandonner (annonce dénominative).

(559) dont rien ne peut donner l’idée à ceux qui ne


connaissent que les assemblées de Paris, les raouts de Londres
ou les cercles de Vienne. x REF. L’Europe mondaine.

(560) Les plaisanteries et les mots d’amour se croisaient,


comme des balles dans une bataille, à travers les rires, les
impiétés, les invocations à la sainte Vierge ou al Bambino.
x ACT. « Orgie » : 9 : s'abandonner (1) : conversations débridées.
xx REF, L’Italianité (al Bambino).

(561) L’un se coucha sur un sofa et se mit à dormir.


x ACT. « Orgie » : 10: s’abandonner (2) : dormir.

(3562) Une jeune fille écoutait une déclaration sans savoir


qu’elle répandait du vin de Xérès sur la nappe. x ACT. « Orgie » :

to En LR
S 4 Z

11: s'abandonner (3) : répandre du vin (ce geste n’est pas conforme
au Code de la Jeune Fille et cette incongruité double le signe du
désordre).

(565) Au milieu de ce désordre, x ACT. « Orgie » : 12:


s’abandonner (reprise dénominative). L’abandon, fragment de
l’orgie, est construit rhétoriquement : une annonce, trois termes,
une reprise.

(564) La Zambinella, comme frappée de terreur, resta pensive.


Elle refusa de boire, x ACT. « Danger » : 2 : peur de la victime,

LXIT. La voix du lecteur


Comme frappée de terreur : qui parle ici?Ce ne peut être, même
indirectement, Sarrasine, puisqu'il prend la crainte de la Zam-
binella pour de la pudeur. Ce ne peut être nommément le nar-
rateur, puisqu'il sait, lui, que la Zambinella est effectivement ter-
rifiée. La modalisation (comme) exprime les intérêts d’un seul
personnage, qui n’est ni Sarrasine ni le narrateur et qui est le
lecteur : c’est lui qui a intérêt à ce que la vérité soit à la fois nom-
mée et esquivée, équivoque dont s’acquitte très bien le comme
du discours, puisqu'il indexe la vérité et cependant la réduit
déclarativement à une simple apparence. Ce qu’on entend ici est
donc la voix déplacée que le lecteur prête, par procuration, au
discours : le discours parle selon les intérêts du lecteur. Par quoi
lon voit que l'écriture n’est pas la communication d’un message
qui partirait de l’auteur et irait au lecteur; elle est spécifique-
ment la voix même de la lecture : dans le texte, seul parle le lec-
teur. Cette inversion de nos préjugés (qui font de la lecture une
réception, ou, en mettant les choses au mieux, une simple par-
ticipation psychologique à l’aventure racontée), cette inversion
peut s’illustrer par une image linguistique : dans le verbe indo-
européen (grec, par exemple), deux diathèses (précisément :
deux voir) s’opposaient : la voix moyenne, selon laquelle Pagent
accomplissait l’action pour son propre compte (je sacrifie pour
moi-même), et la voix active, selon laquelle il accomplissait cette
même action au profit d’un autre (ainsi du prêtre qui sacrifiait
dans l’intérêt de son client). À ce compte, l'écriture est active,
car elle agit pour le lecteur : elle procède, non d’un auteur, mais
d’un écrivain public, notaire chargé par l'institution, non de flat-
ter les goûts de son client, mais de consigner sous sa dictée le

2 4 6
S AZ

relevé de ses intérêts, les opérations par lesquelles, à l’intérieur


d’une économie du dévoilement, il gère cette marchandise : le
récit.

(565) mangea peut-être un peu trop; mais la gourmandise est,


dit-on, une grâce chez les femmes. x REF. Code des femmes (elles
sont gourmandes). xx La gourmandise prouve la Femme, comme sa
craintivité : c’est une preuve psychologique (HER. Enigme 6 :
leurre : de Sarrasine à lui-même? du discours au lecteur ?).

(566) En admirant la pudeur de sa maîtresse, x Sarrasine,


s’abusant, transforme la crainte en pudeur (HER. Enigme 6 : leurre,
de Sarrasine à lui-même).

(567) Sarrasine fit de sérieuses réflexions pour l'avenir.


— Elle veut sans doute être épousée, se dit-il.
Alors il s'abandonna aux délices de ce mariage. Sa vie entière
ne lui semblait pas assez longue pour épuiser la source de
bonheur qu’il trouvait au fond de son âme. x Portant d’abord sur
une dénomination du fait (pudeur au lieu de peur), la feinte que
Sarrasine se destine à lui-même s’étend métonymiquement au
mobile, placé à son tour sous l’autorité du Code qui règle les
mariages bourgeois (si une femme se refuse, c’est qu’elle veut être
épousée) (HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même).
xx REF. Les imaginations de l'Amoureux.

(568) l’itagliani, son voisin, lui versa si souvent à boire que,


vers les trois heures du matin, x ACT. « Machination » : 6: on
enivre la victime.

(369) sans être complètement ivre, Sarrasine se trouva sans


Jorce contre son délire. x Ici commence un « Rapt > limité, que l’on
distinguera de l « Enlèvement » final (ACT. « Rapt » : 1: mise en
condition du ravisseur) (ce rapt est construit comme un « délire »,
un petit acting out).

(570) Dans un moment de fougue, il emporta cette femme


x ACT. « Rapt » : 2 : enlever la victime.

(571) en se sauvant dans une espèce de boudoir qui


communiquait au salon, x ACT. « Rapt » : 3 : changer de lieu.

(372) et sur la porte duquel il avait plus d’une fois tourné les
yeux. x ACT. « Rapt» : 4: avoir prémédité l'enlèvement.

2 4 6
Sr
(575) L'Italienne était armée d’un poignard.
- Si tu approches, dit-elle, je serai forcée de te plonger cette
arme dans le cœur. x ACT. « Rapt > : 5 : défense armée de la
victime. xx Ce que la Zambinella défend, ce n’est pas sa vertu, c’est
son mensonge; par là même, elle désigne la vérité et son geste vaut
pour un indice. Cependant Sarrasine attribue ce geste à un calcul
de courtisane, il se leurre lui-même : indice et aveuglement forment
une équivoque (HER. Enigme 6 : équivoque). xxx Le discours prête
son écriture à la Zambinella (je serai forcée) ; par la simple
obligation de lorthographe (l’accord du participe passé), il ne peut
faire autrement que de devenir complice de l’imposture
(HER. Enigme 6 : leurre, du discours au lecteur).
xxxx La Zambinella menace Sarrasine de le mutiler — ce qui
s’accomplira d’ailleurs pour finir :« Tu m'as ravalé jusqu’à toi»,
n° 526 (SYM. La castration, le couteau).

(574) Va! tu me mépriserais. J'ai conçu trop de respect pour


ton caractère pour me livrer ainsi. Je ne veux pas déchoir du
sentiment que tu m'accordes. x HER. Enigme 6 : équivoque (la
raison donnée par la Zambinella peut être ou tactique ou sincère).
*x REF. L’Honneur des Femmes, l’Estime et non l’amour, etc.

(575) - Ah! ah! dit Sarrasine, c’est un mauvais moyen pour


éteindre une passion que de l’exciter. x REF. Psychologie et
stratégie des passions.

(576) Es-tu donc déjà corrompue à ce point que, vieille de


cœur, Lu agirais comme une jeune courtisane, qui aiguise les
émotions dont elle fait commerce ? x REF. Typologie des Femmes
(la courtisane). xx HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même
(Sarrasine s’abuse sur le mobile de la Zambinella).

LXT. La «scène »
La Zambinella et Sarrasine échangent des répliques. Chaque
réplique est un leurre, un abus, et chaque abus prend sa justifi-
cation dans un code : à l'Honneur des Femmes répond la Typo-
logie des Femmes : on se jette des codes à la tête, et cette volée
de codes, c’est la « scène ». Ainsi apparaît la nature du sens : c’est
une force, qui tente de subjuguer d’autres forces, d’autres sens,
d’autres langages. La force du sens dépend de son degré de sys-
tématisation : le sens le plus fort est le sens dont la systématisa-
tion englobe un nombre élevé d'éléments, au point de paraître

2 4 7
S / Z

recouvrir tout le notable du monde : ainsi des grands systèmes


idéologiques, qui luttent entre eux à coups de sens. Le modèle
en est toujours la « scène », qui est l'affrontement sans fin de deux
codes différents, ne communiquant que par leurs emboîtements,
l'ajustement de leurs limites (c’est: la double réplique, la sti-
chomythie). Une société attentive à la nature en quelque sorte
linguistique du monde, comme le fut la société médiévale avec
son Zrivium des arts de la parole, pensant que ce n’est pas la
vérité qui met un terme à l'affrontement des langages, mais seu-
lement la force de l’un d’eux, peut alors, dans un esprit ludique,
essayer de coder cette force, de lui donner un protocole d’issue :
c’est la disputatio, dont certains termes avaient pour fonction de
clôturer arbitrairement mais nécessairement la répétition infinie
des répliques — des «terminèmes » en somme, sortes de marques
d'abandon qui mettaient fin au jeu des langages entre eux.

(377) - Mais c’est aujourd’hui vendredi, répondit-elle,


*x SEM. Superstition (pusillanimité, craintivité).

(578) effrayée de la violence du Français. x ACT. « Danger » : 3:


nouvel effroi de la victime.

(579) Sarrasine qui n’était pas dévot, se prit à rire.


x SEM. Impiété. L’impiété de Sarrasine répond paradigmatiquement
à la superstition de la Zambinella ;ce paradigme est (sera)
proprement tragique : l'être pusillanime entraînera l'être viril dans
son manque, la figure symbolique contaminera l’esprit fort.

(580) La Zambinella bondit comme un jeune chevreuil


x ACT. : « Rapt » : 6: fuite de la victime.

(581) et s’élança dans la salle du festin. x ACT. « Rapt»: 7:


changement de lieu (symétrique et inverse à celui du n° 371).

(582) Quand Sarrasine y apparut courant après elle,


x ACT. « Rapt » : 8 : poursuite.

(583) il fut accueilli par un rire infernal.


x HER. « Machination » : 7: rire, ponctuant la réussite du stratagème
(le rire collectif est le mobile de la machination : «Je n'ai consenti à
vous tromper que pour plaire à mes camarades, qui voulaient rire »,
nMo12)
5 * Z

(584) ZI vit la Zambinella évanouie sur un sofa. Elle était pâle


et comme épuisée par l'effort extraordinaire qu’elle venait de
faire. x SEM. Faiblesse, pusillanimité, craintivité, féminité.

(585) Quoique Sarrasine sût peu d’italien, x REF. Chronologie


(la notation correspond au décompte des jours que Sarrasine a
passés à Rome : trois semaines, au soir de l’orgie).

LXV1. Le lisible I: « Tout Se tient »


Il est nécessaire (vraisemblable) que Sarrasine comprenne
l'italien, car la remarque de sa maîtresse doit le rendre confus et
faire cesser son délire ; mais il est non moins nécessaire (vrai-
semblable) qu’il le sache mal, car il n’est que depuis vingt-quatre
jours en Italie (nous le savons par le code chronologique) ; et s’il
ne doit pas y être plus longtemps, c’est qu’il doit ignorer les mœurs
de Rome, qui font monter sur les planches des castrats ; et s’il doit
ignorer ces mœurs, c’est qu’il faut qu’il se méprenne sur l’iden-
tité de la Zambinella, etc. Autrement dit, le discours s’enferme
avec scrupule dans un certain cercle de solidarités, et ce cercle,
où «tout se tient », est celui du lisible. Le lisible, comme on peut
s’y attendre, est régi par le principe de non-contradiction, mais
en multipliant les solidarités, en marquant chaque fois qu’il le
peut le caractère compatible des circonstances, en joignant les
événements relatés par une sorte de « colle » logique, le discours
pousse ce principe jusqu’à l’obsession; il prend la démarche pré-
cautionneuse et méfiante d’un individu qui craint d’être surpris
en flagrant délit de contradiction ; il surveille et prépare sans cesse,
à tout hasard, sa défense contre l’ennemi qui l’acculerait à recon-
naître la honte d’un illogisme, un trouble du «bon sens ». La soli-
darité des notations apparaît ainsi comme une arme défensive,
elle dit à sa manière que le sens est une force, qu’il s’invente à
l’intérieur d’une économie de forces.

(586) il entendit sa maîtresse disant à voix basse à Vitagliani :


- Mais il me tuera ! x HER. « Machination » : 8 : indice de
complicité entre l’instigateur et agent de la machination.
xx ACT. « Danger » : 4 : peur prémonitoire de la victime.

(587) Cette scène étrange rendit le sculpteur tout confus. La


raison lui revint. Il resta d’abord immobile; puis il retrouva la

DNA 9
COR /

parole, s’assit auprès de sa maîtresse et protesta de son respect.


Il trouva la force de donner le change à sa passion en disant à
cette femme les discours les plus exaltés ; et, pour peindre son
amour, il déploya les trésors x ACT. « Rapt » : 9 : échec du rapt,
retour à l’ordre.

(588) de cette éloquence magique, officieux interprète


x REF. Code de la Passion.

(589) que les femmes refusent rarement de croire.


x REF. Psychologie des Femmes.

(590) Au moment où les premières lueurs du matin surprirent


les convives, une femme proposa d'aller à Frascati.
x ACT. « Excursion » : 1: proposition. xx ACT. « Orgie » : 13 : fin (l’aube).

LXVII Comment est faite une orgie


Quelqu'un, qui n’est pas le lecteur mais un personnage (en
l'occurrence Sarrasine) approche peu à peu le lieu d’une orgie;
elle s'annonce à lui par des bruits de voix, des filets de lumière :
c’est là une annonce intérieure à l’histoire, analogue aux indices
physiques qui permettent de déchiffrer à l’avance une tempête,
un séisme : nous sommes dans une histoire naturelle de l’orgie.
Puis, l’orgie est annoncée à l’intérieur du discours : on la nomme,
ce qui suppose que, tel un résumé dénominatif (le titre d’un cha-
pitre, par exemple), on va l’analyser, donner ses moments, les
signifiés qui la composent : nous sommes dans une rhétorique
de l’orgie. Ces parties de l’orgie sont des conduites stéréotypées,
nées d’une répétition d'expériences (souper, déboucher le cham-
pagne, chanter, se laisser aller) : nous sommes dans un savoir
empirique de l’orgie. De plus, tel moment de cette orgie, donné
sous son nom générique, l’abandon, peut être, non plus analysé,
comme l’orgie elle-même, mais i/lustré par quelques conduites
exemplaires (dormir, répandre du vin) : nous sommes dans une
logique inductive de lorgie (à base d’exempla). Enfin l’orgie dépé-
rit, cesse : nous sommes dans une physique de l’orgie. Ce que
l’on a appelé le code proaïrétique est donc fait lui-même d’autres
codes, divers, modelés sur des savoirs différents. La suite des
actions, pour naturelle, logique, linéaire qu’elle paraisse, n’est
pas régie par une seule règle d'ordre ; outre qu’elle peut « diva-
guer » au gré d’expansions infinies (ici même, le rapt manqué

2, 61 O
S 1

de la Zambinella), elle réfracte des savoirs, des ordres, des codes


différents : c’est un espace perspectif : la matérialité du discours
est le point de vue; les codes sont les points de fuite; le référent
(lorgie) est l’image cadrée.

(591) Tous accueillirent par de vives acclamations l’idée de


passer la journée à La villa Ludovisi. x ACT. « Excursion » : 2:
acquiescement général.

(592) Fitagliani descendit pour louer des voitures.


*x ACT. « Excursion » : 3 : louer des voitures.

(595) Sarrasine eut Le bonheur de conduire la Zambinella


dans un phaéton. x ACT. « Promenade amoureuse » : 1: monter
dans la même voiture.

(594) Une fois sortis de Rome, la gaieté, un moment réprimée


par les combats que chacun avait livrés au sommeil, se réveilla
soudain. Hommes et femmes, tous paraissaient habitués à cette
vie étrange, à ces plaisirs continus, à cet entrainement d'artiste
qui fait de la vie une fête perpétuelle où l’on rit sans arrière-
pensée. x ACT. « Excursion » : 4 : gaieté collective. xx REF. La Vie
d'artiste.

(595) La compagne du sculpteur était la seule qui parût


abattue.
— Etes-vous malade, lui dit Sarrasine. Aimeriez-vous mieux
rentrer chez vous ?
— Je ne suis pas assez forte pour supporter tous ces excès,
répondit-elle. J'ai besoin de grands ménagements ;
x ACT. « Danger » : 5 : peur persistante. xx Sarrasine continue à
s’abuser : après avoir pris la résistance de la Zambinella pour de la
pudeur ou de la coquetterie, il attribue son abattement à la maladie
(HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même). xxx La réponse
de la Zambinella est un leurre si la fatigue alléguée est celle de
l'orgie ; c’est une vérité si sa maladie résulte de l’effroi; c’est un
leurre si sa pusillanimité est attribuée à sa féminité, c’est une vérité
si elle vient de sa castration : il y a double entente (HER. Enigme 6 :
équivoque). xxxx ACT. « Promenade amoureuse » : 2 : conversation
à deux.

(596) mais près de vous, je me sens si bien! Sans vous, je ne


serais pas restée à ce souper ; x Deux vraisemblables font entendre
ici leur voix, produisant de la sorte une double entente : 1° le

D, 6)
S 1%

vraisemblable opératoire dira que la Zambinella tient à Sarrasine


un discours, sinon amoureux, du moins amical, pour écarter de lui
tout soupçon du stratagème dans lequel il est pris : ce sera alors un
leurre ; 2° le vraisemblable « psychologique », qui tient pour logiques
les «contradictions du cœur humain », verra dans la confidence de
la Zambinella un mouvement de sincérité, la suspension fugitive de
la fraude (HER. Enigme 6 : équivoque). xx La demande de
protection signifie : out saufle sexe ;mais par là se désigne la
carence même du sexe (SYM. Protection asexuée : le thème
reviendra encore).

(597) une nuit passée me fait perdre toute ma fraîcheur.


— Vous êtes si délicate! reprit Sarrasine en contemplant les
traits mignons de cette charmante créature.
- Les orgies m’abîment la voix. x SEM. Féminité.

(598) - Maintenant que nous sommes seuls, s’écria l'artiste, et


que vous n'avez plus à craindre l’effervescence de ma passion,
dites-moi que vous m'aimez. x ACT. « Déclaration d'amour »: 1:
demande d’aveu.

LXVIII. La tresse
A ce point du récit (ce pourrait être à un autre), plusieurs
actions restent engagées en même temps: le «danger» couru
par la Zambinella, le «vouloir-mourir » du héros, sa « déclara-
tion d’amour » à sa maîtresse, leur «promenade amoureuse », la
«machination » et l’« excursion » du groupe courent toujours, sus-
pendus et entrelacés. Le texte, pendant qu’il se fait, est semblable
à une dentelle de Valenciennes qui naîtrait devant nous sous les
doigts de la dentellière : chaque séquence engagée pend comme
le fuseau provisoirement inactif qui attend pendant que son voi-
sin travaille ;puis, quand son tour vient, la main reprend le fil,
le ramène sur le tambour; et au fur et à mesure que le dessin
se remplit, chaque fil marque son avance par une épingle qui le
retient et que l’on déplace peu à peu: ainsi des termes de la
séquence : ce sont des positions occupées puis dépassées en vue
d’un investissement progressif du sens. Ce procès est valable pour
tout le texte. L’ensemble des codes, dès lors qu’ils sont pris dans
le travail, dans la marche de la lecture, constitue une tresse (terte,
tissu et tresse, c’est la même chose); chaque fil, chaque code est
une voix; ces voix tressées — ou tressantes — forment l’écriture :

2 612
SU

lorsqu'elle est seule, la voix ne travaille pas, ne transforme rien :


elle exprime ; mais dès que la main intervient pour rassembler
et entremêler les fils inertes, il y a travail, il y a transformation.
On connaît le symbolisme de la tresse : Freud, pensant à l’ori-
gine du tissage, y voyait le travail de la femme tressant ses poils
pubiens pour fabriquer le pénis qui lui manque. Le texte est en
somme un fétiche; et le réduire à l’unité du sens, par une lec-
ture abusivement univoque, c’est couper la tresse, c’est esquis-
ser le geste castrateur.

(599) - Pourquoi ? répliqua-t-elle, à quoi bon ?


x ACT. « Déclaration » : 2 : éluder l’aveu demandé. xx Comme toute
attitude gênée, la réponse de la Zambinella désigne la vérité en
l’éludant (ou tout au moins dit qu’il y a énigme) (HER. Enigme 6:
équivoque).

(400) Je vous ai semblé jolie. Mais vous êtes Français et votre


sentiment passera. x HER. Enigme 6 : leurre, de la Zambinella à
Sarrasine (Vous cesserez de m’aimer parce que vous êtes volage;
donc je suis bien une femme). xx ACT « Déclaration » : 3 : première
raison de décliner une proposition d'amour (l'amour est volage).
xxx REF. Typologie amoureuse des peuples : le Français volage.
*xkxx HER. Enigme 6 : leurre (du discours : je vous ai semblé jolie, au
féminin, cf. n° 373).

(401) Oh! vous ne m'aimeriez pas commeje voudrais être


aimée.
- Comment !
- Sans but de passion vulgaire, purement.
x ACT. « Déclaration » : 4: deuxième raison de décliner une
proposition d'amour (impossibilité d’un sentiment convenable).
xx SYM. Protection asexuée. xxx SYM. Alibi de la castration :
l’Incomprise. Sincère ou non (pour en décider, il faudrait aller
derrière le papier), la Zambinella sublime l’état de castration (ou
d’exclusion) sous un thème noble et dolent: celui de
l’Incomprise. Or ce thème sera repris par Mme de Rochefide, dès
lors qu’elle aura été entraînée, par le récit du narrateur, dans la
castration : « Personne ne m'aura connue !j'en suis fière », n° 560.
xxxx « Sans but de passion vulgaire, purement » est une
équivoque : car ou bien l’exil du sexe est une carence physique
(vérité), ou bien c’est un congé sublime donné, par idéal, à la
chair (leurre) (HER. Enigme 6 : équivoque).
SZ

(402) J’abhorre les hommes encore plus peut-être que je ne


hais les femmes. x SYM. Le neutre (neuter) du castrat.

(405) J’ai besoin de me réfugier dans l'amitié.


x SYM. Protection asexuée. xx HER. Enigme 6 : équivoque
(sentiment sincère ou fuite déterminée par l’engrenage
de la machination).

(404) Le monde est désert pour moi. Je suis une créature


maudite, condamnée à comprendre le bonheur, à le sentir, à le
désirer, et, comme tant d’autres, forcée à Le voir me fuir à toute
heure. x ACT. « Déclaration » : 5 : troisième raison de décliner une
proposition d'amour (exclusion hors des normes affectives).
xx SYM. L’exclusion, la malédiction (situé dans le lieu intenable
du ne-uter, le castrat est un être de nulle part: il est exclu de la
différence, de l’antithèse : il transgresse, non les sexes, mais la
classification). xxx SYM. Définition euphémique du castrat : le désir
sans résolution. xxxx REF. Code sapientiel (le bonheur fuit l'homme).

(405) Souvenez-vous, seigneur, que je ne vous aurai pas


trompé. x Le futur antérieur réfère au moment où la machination
sera découverte : c’est un terme prédictif et conjuratoire
(HER. « Machination » : 9 : prévision et conjuration de l'issue).
xx HER. Enigme 6 : équivoque. L’ambiguïté vient de ce que la
«franchise » de la Zambinella se prévaut d’une déclaration générale
au point d'inclure la vérité, mais qui l’est précisément trop pour
pouvoir la désigner.

LNIN. L'’équivoque IT : le mensonge


métonymique
L’équivoque (bien souvent) consiste à dévoiler le genre (Je suis
un être exclu) et à taire l'espèce (Ge suis un castrat) : on dit le tout
pour la partie, c’est une synecdoque, mais dans l’ambivalence, la
métonymie est en quelque sorte surprise au travail, comme énon-
ciation et non plus comme énoncé; car le discours (ou par pro-
curation le personnage) d’un côté avance, dévoile, et de l’autre
retient, occulte; il s’active à imprégner le vide de ce qu’il tait du
plein de ce qu’il dit, à confondre deux vérités différentes, celle de
la parole et celle du silence ; des deux espèces du genre «Exclu»
(d’une part la Femme inaccessible et d'autre part le castrat indé-
sirable), le discours sous-entend l’une, le destinataire sous-entend
l’autre : il y a ici encore division de l’écoute. Ce mensonge méto-

2 5 4
S /Z

nymique (puisqu’en disant le tout pour la partie, il induit en erreur


ou du moins masque la vérité, cache le vide sous le plein) a ici,
comme on peut s’y attendre, une fonction stratégique : comme dif-
férence de l'espèce au genre, c’est le propre de la Zambinella qui
est tu: or ce propre est à la fois décisif opératoirement (il com-
mande le dévoilement de l’énigme) et vital symboliquement (il est
la castration même).

(406) Je vous défends de m'aimer. x ACT. « Déclaration » : 6:


défense d'aimer.

(407) Je puis être un ami dévoué pour vous, car j’admire votre
force et votre caractère. J'ai besoin d’un frère, d’un protecteur.
Soyez tout cela pour moi, x ACT. « Déclaration » : 7 : réduction de
l'amour à l’amitié. xx SYM. Protection asexuée (désignant sous
lalibi sublime la carence du sexe). xxx Zambinella, un ami?
Puisque le mot admet un féminin (une amie), il y a choix et le
masculin révèle le travesti. Ce dévoilement est cependant sans
véritable effet sur la lecture : le mot dénonciateur est emporté dans
la généralité fade de la phrase, cautionné par un stéréotype proche
(être un ami dévoué), et de la sorte gommé (HER. Enigme 6 :
dévoilement, de la Zambinella à Sarrasine).

(408) mais rien de plus. x L’excédent, en toute cette histoire, est


évidemment le sexe (SYM. Protection asexuée).

(409) — Ne pas vous aimer ! s’écria Sarrasine; mais, cher ange,


tu es ma vie, mon bonheur ! x ACT. «Déclaration » : 8 : protestation
d'amour. xx REF. La rhétorique d’amour (cher ange, ma vie).

(410) — Si je disais un mot vous me repousseriez avec horreur.


x Si un mot suffit à transformer une situation, c’est qu’il a un
pouvoir révélateur et que par conséquent il y a énigme
(HER. Enigme 6 : position). xx SYM. La marque, la malédiction,
l'exclusion. xxx SYM. Tabou sur le nom de castrat.

LXX. Castrature et castration


Faire coïncider la castrature, condition anecdotique, avec la
castration, structure symbolique, telle est la tâche réussie par
le performateur (Balzac), car l’une n’emportait pas fatalement

Le) [O1 SL
Su
/ 7

l’autre : témoin tant de relations anecdotiques concernant les cas-


trats (Casanova, le président de Brosses, Sade, Stendhal). Cette
réussite tient à un artifice structural : confondre le symbolique
et l’herméneutique, faire que la recherche de la vérité (struc-
ture herméneutique) soit la recherche de la castration (structure
symbolique), que la vérité soit anecdotiquement (et non plus sym-
boliquement) le phallus perdu. La coïncidence des deux voies
est obtenue (structuralement) en empêchant que l’on puisse
jamais décider de l’une ou de l’autre (lindécidabilité est une
«preuve » d'écriture) : laphasie sur le nom de castrat a une valeur
double, dont la duplicité est insoluble : au niveau symbolique, il
y a tabou; au niveau opératoire, il y a retard du dévoilement : la
vérité est suspendue à la fois par la censure et par la machina-
tion. La structure lisible du texte est ainsi haussée au niveau d’une
investigation analytique ;mais on peut dire aussi, et sans doute
à plus juste raison, qu’en devenant anecdotique, le cheminement
psychanalytique du sujet (perfusé partout : à travers Sarrasine,
le narrateur, l’auteur et le lecteur) perd sa nécessité : le symbo-
lique est de trop, inutile (ce qu’on a marqué ici du nom de sym-
bolique ne relève pas d’un savoir psychanalytique). D’où le prix
peut-être unique de cette nouvelle : «illustrant » la castration par
la castrature, le même par le même, elle rend dérisoire l’idée
d'illustration, elle abolit les deux faces de l’équivalence (la lettre
et le symbole), sans que ce soit au profit de l’une ou de l’autre;
le latent y occupe d'emblée la ligne du manifeste, le signe s’apla-
tit : il n’y a plus de «représentation ».

(411) - Coquette! x HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-


même. Sarrasine s’acharne à retourner les morceaux de
déchiffrement que Zambinella, soit sincérité, soit précaution, lui
tend : il dénie les dénégations de son partenaire. Or cette
dénégation seconde se fait par des voies proprement sémantiques :
des messages de la Zambinella, Sarrasine ne retient que la
connotation qui leur est associée par le code culturel des feintes
amoureuses (ici : la coquetterie).

(412) rien ne peut m'’effrayer. x SEM. Opiniâtreté. xx La


dénégation du risque désigne précisément la place où le destin doit
frapper (ou plutôt: le destin est cela même qui est dénié)
(ACT. « Vouloir-mourir » : 3 : assumer tous les risques).

(413) Dis-moi que tu me coûteras l’avenir, que dans deux

2)
5
S / Z

mois je mourrai, que je serai damné pour tL’avoir seulement


embrassée. x ACT. « Vouloir-mourir » : 4 : terme prédictif Ge
mourrai), sous forme de provocation au destin.
xx ACT. « Déclaration » : 9 : don de la vie (achat de l’objet désiré).

(414) II l’embrassa, x ACT. « Promenade amoureuse » : 3 : vouloir


embrasser.

LXXI. Le baiser reversé


La seconde lecture, celle qui place derrière le transparent du
suspense, posé sur le texte par le premier lecteur, avide et igno-
rant, la connaissance anticipée des issues de l’histoire, cette autre
lecture — indûment censurée par les impératifs commerciaux de
notre société qui oblige à gaspiller le livre, à le jeter sous pré-
texte qu’il est défloré, pour qu’on puisse en acheter un nouveau
— cette lecture rétrospective donne au baiser de Sarrasine une
énormité précieuse : Sarrasine embrasse passionnément un cas-
trat (ou un garçon travesti) ; la castration se reverse sur le corps
même de Sarrasine, et nous autres, lecteurs seconds, nous en rece-
vons l’ébranlement. Il serait donc faux de dire que si nous accep-
tons de relire le texte, c’est pour un profit intellectuel (mieux com-
prendre, analyser en connaissance de cause): c’est en fait et
toujours pour un profit ludique: c’est pour multiplier les signi-
fiants, non pour atteindre quelque dernier signifié.

(415) malgré les efforts que fit Zambinella pour se soustraire


à ce baiser passionné. x ACT. « Promenade amoureuse » : 4:
résister.

(416) — Dis-moi que tu es un démon, qu’il te faut ma fortune,


mon nom, toute ma célébrité! Veux-tu que je ne sois pas
sculpteur? Parle. x ACT. « Déclaration » : 10 :don du plus précieux
de soi-même (lArt).

(417) — Si je n'étais pas une femme ? x HER. Enigme 6 :


dévoilement, de la Zambinella à Sarrasine. xx Les impossibilités
d’aimer alléguées jusqu’à présent par la Zambinella (400, 401, 404)
étaient toutes d’ordre psychologique. Ce qui est maintenant mis en
avant, c’est une limite physique. Il y a passage de la contestation
banale de sentiment, fondée sur certains attributs psychologiques

DRE
S7/Z

(vous êtes volage, je suis exigeante, exclue), dont chacun à cependant


été considéré comme un mobile suffisant de refus au moment où il
se présentait, à la contestation radicale d’être (je ne suis pas une
femme) : on admettra que c’est là un terme rare de la séquence, si
banale, de la « Déclaration d'amour » : Lerme dont le contenu est
scandaleux, anomique, mais dont la forme (impossibilité d'aimer!)
laisse à la séquence loute sa lisibilité (ACT. « Déclaration »: 11:
impossibilité physique).

(418) demanda timidement la Zambinella d’une voix


argentine et douce. x SEM. Féminilé. xx La Féminité (connotée)
dénie sa propre dénégation (dénotée), le signe est plus fort que le
message, le sens associé que le sens littéral (ce dont ne manquera
pas de s'emparer Sarrasine, grand consommateur de connotations,
qui entend dans une phrase non ce qu’elle asserte, mais ce qu’elle
suggère) (HER. Enigme 6: leurre, de la Zambinella à Sarrasine).

(419) — La bonne plaisanterie! s'écria Sarrasine. Crois-tu


pouvoir tromper l'œil d’un artiste ? x ACT. « Déclaration » : 12 :
dénégation de la dénégation. xx REF, Science anatomique de
l'artiste réaliste. xxx HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-
même : preuve esthétique : les artistes sont infaillibles.

LNXII. La preuve esthétique


Pour se leurrer lui-même (tâche dans laquelle il dépense une
énergie vigilante), Sarrasine s'appuie sur trois enthymèmes : la
preuve narcissique (je l'aime, donc c'est une femme), la preuve
psychologique (les Femmes sont faibles, or la Zambinella est faible,
etc.) et la preuve esthétique (la beauté n'appartient qu'aux
Femmes, donc..). Ces syllogismes fallacieux peuvent se réunir et
renforcer leurs erreurs, former une sorte de sorite (ou syllogisme
composé): la beauté est féminine; or seul l'artiste connaît la
beauté; or je Suis un artiste; donc je connais la beauté, donc je
connais la femme, etc. Un lecteur « réaliste » pourrait sans doute
demander à Sarrasine comment, même si c’est finalement pour
en triompher, il ne marque aucun étonnement, aucun ébranle-
ment devant la suggestion somme toute inouïe de sa partenaire
(Si je n'étais pas une femme ?) ;comment il se satisfait immédia-
tement d’un raisonnement (d’ailleurs mal fondé) contre l’appel
même timide, même interrogatif, de la «réalité » (on a déjà dit
que suspecter un sexe, c’est définitivement le dénier). C’est que

9 1D48
S / Z

précisément l'artiste «réaliste » ne place nullement la « réalité »


à l’origine de son discours, mais seulement et toujours, si loin
qu’on puisse remonter, un réel déjà écrit, un code prospectif, le
long duquel on ne saisit jamais, à perte de vue, qu’une enfilade
de copies. Ce code est en l’occurrence celui de l’art plastique:
c’est lui qui fonde à la fois la beauté et l’amour, comme le dit le
mythe de Pygmalion, sous l’autorité duquel Sarrasine s’est placé
(n° 229). En opposant immédiatement une raison d'artiste à l’aveu
de la Zambinella, le sculpteur ne fait que citer le code suprême,
fondateur de tout réel et qui est l’art, d’où découlent les vérités
et les évidences : l'artiste est infaillible non par la sûreté de ses
performances (ce n’est pas seulement un bon copieur de «réa-
lité ») mais par l’autorité de sa compétence ; il est celui qui connaît
le code, l’origine, le fondement, et devient ainsi garant, témoin,
auteur (auctor) de la réalité : il a le droit de déterminer la diffé-
rence des sexes, contre la protestation même des intéressés, qui
face à l'autorité originelle et ultime de l'Art vivent dans la contin-
gence des phénomènes.

(420) /V’ai-je pas, depuis dix jours, dévoré, scruté, admiré tes
perfections ? x REF. Chronologie (ce repère est à peu près exact:
une soirée au théâtre, huit jours sur le sofa, puis tout de suite le
rendez-vous de la duègne, l’orgie, l’excursion). xx Sarrasine définit
la nature — ou l’origine — de son admiration pour la Zambinella, en
rapport avec un sème qui lui a déjà été appliqué (n° 162) et qui est
son goût du déchiquetage, du pétrissage, de ce qu’il faudrait
pouvoir appeler, si l’on voulait saisir la forme de ce mouvement, le
Jorage, l'impulsion de percée, sorte d'énergie endoscopique qui,
écartant les voiles, les vêtements, va chercher dans l’objet son
essence intérieure. Scruter veut dire, à la lettre, fouiller, sonder,
visiter, explorer : en scrutant la Zambinella (pendant dix jours),
Sarrasine a exercé une triple fonction : névrotique, puisqu’il a
répété un geste de son enfance (n° 162) ; esthétique (c’est-à-dire
pour lui fondatrice d’être), puisque l'artiste, et spécifiquement le
sculpteur, est celui qui authentifie la copie de l’apparence par la
connaissance de l’intérieur, du dessous ; symbolique enfin, - ou
fatale, ou encore : dérisoire —, puisque cette fouille, dont Sarrasine
expose le produit triomphant (la féminité de la Zambinella), si elle
était conduite plus loin, ramènerait en définitive au jour le rien dont
est fait le castrat, en sorte que ce rien découvert, c’est la science
même de l’artiste qui sera mise en échec, et la statue détruite
(SEM. Déchiquetage).
D Vo7

(421) Une femme seule peut avoir ce bras rond et moelleux,


ces contours élégants. x La preuve esthétique repose sur un
enthymème dont la prémisse est fausse (seules les femmes sont
belles), puisque au moins les castrats peuvent être aussi beaux
(HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même).

(422) Ah! tu veux des compliments ! x HER. Enigme 6: leurre,


de Sarrasine à lui-même (preuve psychologique : coquetterie).

(425) Elle sourit tristement, et dit en murmurant : - Fatale


beauté! Elle leva les yeux au ciel. x Dérivée d’un code pictural
multiple, la Zambinella connaît ici sa dernière incarnation, ou
expose sa dernière origine : a Madone aux Yeux Levés. C’est un
stéréotype puissant, élément majeur du Code Pathétique (Raphaël,
le Gréco, Junie et Esther chez Racine, etc). L’image est sadique (on
comprend qu’elle déclenche la «sourde rage » de Sarrasine, n° 430) :
elle désigne la victime pure, pieuse, sublime, passive (la Justine
sadienne), dont les yeux levés au ciel disent assez : regardez ce que
je ne regarde pas, faites ce que vous voulez de mon corps, je m'en
désintéresse, intéressez-vous-y (REF. Code pathétique).

(424) En ce moment son regard eut je ne sais quelle expression


d'horreur si puissante, si vive, que Sarrasine en tressaillit.
*x SYM. La malédiction, l'exclusion (P«horreur »). xx La Zambinella
fait voir clairement à Sarrasine l'essence de sa condition, qui est
l’horreur (la malédiction, la marque) — grâce à cette sorte de
hiérarchie aléthique des signes qui veut que les sons (un cri, une
exclamation) soient plus véridiques que les paroles, l'aspect que les
sons, el l'expression (nec plus ultra de la sincérité) que l'aspect.
Sarrasine reçoit le message : il tressaille (il est amené au bord de la
vérité); mais il est détourné du signifié (de sa formulation, de son
accession au langage, qui seule compterait) par une pulsion
sadique : le signifiant («les yeux levés au ciel») induit, non vers la
vérité du castral, mais vers sa propre vérité, qui est de détruire la
Zambinella, quel que soit son sexe (HER. Enigme 6 : dévoilement,
de la Zambinella à Sarrasine).

(425) - Seigneur Français, reprit-elle, oubliez à jamais un


instant de folie. x ACT. « Déclaration » : 13 : ordre d'oublier.

(426) Je vous estime, x Trois sens se mêlent ici : le refus du sexe


(lestime est, dans le code amoureux, l’'euphémisme qui permet de
rejeter le désir du partenaire sans infliger à celui-ci une blessure
narcissique trop forte); la sincérité (entraînée par jeu dans un

260
S'
/ Z

stratagème à vos dépens, j'ai appris à vous connaître et à vous


estimer) ; la prudence (lorsque vous connaîtrez la vérité, n’ayant
pas tout perdu, vous renoncerez à votre violence et nous finirons
ainsi à moindres frais pour moi cette aventure). Ces sens sont
possibles, c’est-à-dire indiscernables (HER. Enigme 6 : équivoque).

(427) mais, quant à de l’amour, ne m'en demandez pas; ce


sentiment est étouffé dans mon cœur. Je n’ai pas de cœur!
s’écria-t-elle en pleurant. Le théâtre sur lequel vous m'avez vue,
ces applaudissements, cette musique, cette gloire à laquelle on
m'a condamnée, voilà ma vie, je n’en ai pas d’autre. x La
Zambinella revient encore sur la définition de la castrature. Le
«Cœur », par un euphémisme déjà employé, désigne précisément ce
qui à été Ôté au castrat. Etre du manque, il est condamné à une
existence extérieure, mutilée de son fond, de son plein, de ce
dessous qui, pour Sarrasine, fonde d’un seul mouvement l’art, la
vérité et la vie. Cette définition prend appui (en le citant) sur un
code culturel : le comédien est condamné à l’extériorité (c’est le
tragique des clowns) (SYM. La condition du castrat).

(428) Dans quelques heures, vous ne me verrez plus des mêmes


yeux, la femme que vous aimez sera morte.
*x HER. « Machination » : 10 : prévision de la fin. xx La femme sera
morte : 1° parce que je mourrai; 2° parce que vous ne m’aimerez
plus; 5° parce que la fausse enveloppe de la féminité sera tombée,
etc. Cette ambivalence est fondée sur ce que l’on à appelé le
mensonge métonymique : la Femme désigne tantôt la personne
totale, tantôt le sexe, tantôt l’objet imaginaire suscité par un
sentiment d'amour; la feinte consiste à jouer des rapports d'identité
du tout et des parties (HER. Enigme 6 : équivoque).

(429) Le sculpteur ne répondit pas. x Les répliques de la


Déclaration comportent ici un blanc signifiant, puisque c’est dans
cette « réponse » silencieuse que prend place le sadisme de
Sarrasine (ACT. « Déclaration » : 14 : rester silencieux).

(450) II était la proie d’une sourde rage qui lui pressait Le cœur.
Il ne pouvait que regarder cette femme extraordinaire avec des
yeux enflammés qui brûlaient. Cette voix empreinte de faiblesse,
l'attitude, les manières et les gestes de la Zambinella, marqués de
tristesse, de mélancolie et de découragement, réveillaient dans
son âme toutes les richesses de la passion. Chaque parole était un
aiguillon. x Cette configuration sadique a ici deux fonctions ;d’une
part, à court terme, la pulsion dispense le sujet de percevoir la vérité
que lui tend son partenaire et de répondre au congé qui lui est

2 GNT
S'
/ Z

donné; et d'autre part, elle accomplit en situation le sème de


violence, d’agressivité, fixé dès le début sur Sarrasine ; le sens passe
en quelque sorte à l’acte (SEM. Violence, excès).

(451) En ce moment, ils étaient arrivés à Frascati.


x ACT. « Promenade amoureuse » : 5 : arriver à terme.
xx ACT, « Excursion » : 5 : arriver au but de Pexcursion.

(452) Quand l'artiste tendit les bras à sa maîtresse pour


l’aider à descendre, x ACT. « Promenade amoureuse » : 6 : aider à
descendre de voiture (ce terme répond au n° 395 : monter dans la
même voiture).

(453) él la sentit frissonnante.


— Qu'avez-vous ? Vous me feriez mourir, s'écria-t-il en la
voyant pâlir, si vous aviez la moindre douleur dont je fusse la
cause même innocente.
— Un serpent! dit-elle en montrant une couleuvre qui se
glissait le long d’un fossé. J'ai peur de ces odieuses bêtes.
Sarrasine écrasa la tête de la couleuvre d’un coup de pied.
x L'épisode du serpent est l'élément d’une preuve (d’une probatio),
dont nous connaissons l’enthymème (d’ailleurs vicieux) : les Femmes
sont craintives ;Zambinella est craintive ;Zambinella est une femme.
L'épisode du serpent sert d’exemplum à la mineure
(SEM. Pusillanimité, craintivilé).

LXXIII. Le signifié comme conclusion


L'épisode du serpent est à la fois un exemplum (arme induc-
tive de l’ancienne rhétorique) et un signifiant (renvoyant à un
sème de caractère, fixé en l’occurrence sur le castrat). En régime
classique, le procès sémantique ne peut se distinguer d’un pro-
cès logique : il s’agit tout en même temps de remonter du signi-
fiant au signifié et de descendre de exemple à la généralité qu’il
permet d’induire. Il y a entre le signifiant (avoir peur d’un ser-
pent) et le signifié (être impressionnable comme une femme) la
même distance qu'entre une prémisse endoxale (les êtres crain-
tifs ont peur des serpents) et sa conclusion raccourcie (la Zam-
binella est craintive). L'espace sémique est collé à l’espace her-
méneutique : il s’agit toujours de placer dans la perspective du
texte classique une vérité profonde ou finale (le profond est ce
qui est découvert à la fin).
SA
(454) - Comment avez-vous assez de courage ? reprit la
Zambinella en contemplant avec un effroi visible Le reptile
mort. x SEM. Craintivité. La craintivité permet de relancer la
«protection », alibi de l'amour « moins le sexe ».

(455) - Eh bien, dit l'artiste en souriant, oseriez-vous bien


prétendre que vous n'êtes pas femme ? x La forme de la phrase
(« Oseriez-vous bien prétendre... ») atteste le triomphe superbe d’une
évidence. Or cette évidence n’est que la conclusion d’un
enthymème vicieux (Vous êtes craintive, donc vous êtes femme)
(HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même : preuve
psychologique de la féminité).

(456) Ils rejoignirent leurs compagnons et se promenèrent


dans les bois de la villa Ludovisi, qui appartenait alors au
cardinal Cicognara. x ACT. «Excursion » : 6 :promenade dans les
bois. L’allusion au cardinal Cicognara est proprement insignifiante
(n’a aucune importance fonctionnelle) ; mais outre qu’elle introduit
un effet de réel, elle permet de relancer le nom du protecteur de la
Zambinella et de l'assassin de Sarrasine : c’est la « colle » du lisible.

(457) Cette matinée s’écoula trop vite pour l’amoureux


sculpteur, x REF. L’Amour et le Temps qui passe.

(458) mais elle fut remplie par une foule d’incidents qui lui
dévoilèrent la coguetterie, la faiblesse, La mignardise de cette
âme molle et sans énergie. x SEM. Pusillanimité, Féminité.

(439) C’était la femme avec ses peurs soudaines, ses caprices


sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses
bravades et sa délicieuse finesse de sentiment. x SEM. Féminité.
L'origine de la phrase est indiscernable. Qui parle ? Est-ce
Sarrasine ? le narrateur ? l’auteur? Balzac-auteur ? Balzac-homme ?
le romantisme ? la bourgeoisie ? la sagesse universelle ? Le
croisement de toutes ces origines forme l’écriture.

(440) IL y eut un moment où s’aventurant dans la campagne,


la petite troupe des joyeux chanteurs vit de loin quelques
hommes armés jusqu'aux dents, et dont le costume n’avait rien
de rassurant. À ce mot : — Voici des brigands, chacun doubla le
pas pour se mettre à l'abri dans l’enceinte de la villa du
cardinal. En cet instant critique, Sarrasine s’aperçut, à la
pâleur de la Zambinella, qu’elle n'avait plus assez de force pour
marcher ; il la prit dans ses bras et la porta, pendant quelque


6 3
S / Z

temps, en courant. Quand il se fut rapproché d'une vigne


voisine, il mit sa maîtresse à terre. x L'épisode des brigands est un
exemplum (SEM. Pusillanimité, Craintivité, Féminité).

LXXIT. La maîtrise du sens


Un récit classique donne toujours cette impression : que l’au-
teur conçoit d’abord le signifié (ou la généralité) et lui cherche
ensuite, selon la fortune de son imagination, de «bons » signi-
fiants, des exemples probants; car l’auteur classique est sem-
blable à un artisan penché sur l’établi du sens et choisissant les
meilleures expressions du concept qu'il a antérieurement formé.
Soit la craintivité : on choisit le bruit du champagne, une histoire
de serpent, une histoire de brigands. Cependant l'imagination
signifiante est d'autant plus rentable qu'elle fait coup double;
elle essaye alors de produire des signes doublement articulés,
engagés dans cette solidarité des notations qui définit le lisible;
soit l’impiété; on pourrait se contenter de représenter le sujet
s'amusant à l'office; mais c’est d’un plus grand art que de lier
l’impiété à la vocation de l’enfant (en montrant Sarrasine sculp-
tant des ébauches licencieuses pendant la messe) ou de l’oppo-
ser à la superstition de la Zambinella (dont se rit Sarrasine) ; car
la sculpture et la pusillanimité font partie d’autres réseaux du
récit, et plus lanastomose des signifiants est étroite, bien calcu-
lée, plus le texte est réputé «bien fait». Dans l’ancienne rhéto-
rique, le choix des exempla et des prémisses démonstratives
constituait un vaste département : l’inventio : partant de la fin
même de la démonstration (ce que l’on voulait prouver), il s’agis-
sait de trier les arguments et de leur faire prendre le bon che-
min; certaines règles y aidaient (notamment la topique). De la
même façon, l’auteur classique naît comme performateur à par-
tir du moment où il manifeste son pouvoir de conduire le sens,
mot précieusement ambigu, sémantique et directionnel. C’est en
effet la direction du sens qui détermine les deux grandes fonc-
tions de gestion du texte classique: l’auteur est toujours censé
aller du signifié au signifiant, du contenu à la forme, du projet
au texte, de la passion à l'expression; et, en face, le critique refait
le chemin inverse, remonte des signifiants au signifié. La mati-
trise du sens, véritable sémiurgie, est un attribut divin, dès lors
que ce sens est défini comme l'écoulement, lémanation, l’effluve
spirituel qui déborde du signifié vers le signifiant : l'auteur est

2 6 4
SA 4

un dieu (son lieu d’origine est le signifié); quant au critique, il


est le prêtre, attentif à déchiffrer l’Ecriture du dieu.

(441) - Expliquez-moi, lui dit-il, comment cette extrême


Jaiblesse qui, chez toute autre femme, serait hideuse, me
déplairaït, et dont la moindre preuve suffirait presque pour
éteindre mon amour, en vous me plaît, me charme ? x Du point
de vue symbolique, le sujet s’avance à son tour dans l’aveu; il tente
de définir cela précisément qu’il aime en Zambinella, et cela
précisément est le manque, l’être du n'’être-pas, la castration.
Cependant, si loin que Sarrasine aille dans cette sorte d’auto-
analyse, il continue de s’abuser en employant toujours un langage à
double entente : car si l'extrémité de la faiblesse est le terme
supérieur d’une hiérarchie, la pusillanimité connote une féminité
superlative, une essence renforcée, une Sur-Femme ; si Pextrémilé
est au contraire définie comme la dernière profondeur, elle désigne
dans le corps zambinellien son centre, qui est absence. Ce sont en
quelque sorte ces deux extrémités qui se superposent dans l'énoncé
de Sarrasine, où interfèrent, comme d'habitude, deux langages : le
langage social, saturé de préjugés, d’endoxai, de syllogismes, de
références culturelles (ce langage conclut infailliblement à la
féminité de la Zambinella) et le langage symbolique, qui, lui, ne
cesse de dire l’accord de Sarrasine et de la castration (SYM. Le goût
de la castration).

(442) — Oh! combien je vous aime! reprit-il. Tous vos défauts,


vos terreurs, vos petitesses ajoutent je ne sais quelle grâce à
votre âme. x Le manque (défauts, terreurs, petitesses, tous les
produits caractériels de la castration) constitue le supplément par
lequel la Zambinella diffère : 1° des autres femmes (leurre de
Sarrasine fondé sur une originalité de la Zambinella), 2° des
femmes (vérité de Sarrasine qui aime en Zambinella le castrat)
(SYM. Le supplément du manque).

(443) Je sens que je détesterais une femme forte, une Sapho,


courageuse, pleine d'énergie, de passion. x Il serait difficile à
Sarrasine d'identifier plus clairement la femme dont il a peur : c’est
la femme castratrice, définie par la place inversée qu’elle prend sur
l'axe des sexes (une Sapho). On se rappelle que le texte a déjà livré
quelques images de cette femme active : Mne de Lanty, la jeune
femme aimée du narrateur et substitutivement Bouchardon, mère
possessive qui a cloîtré son enfant loin du sexe. Or, si le destin est
bien cette action précise et comme dessinée, qui fait que deux

2 6 9
S À Z

événements exactement contradictoires brusquement se recouvrent


et s’identifient, Sarrasine énonce ici son destin (ou ce qu’il y a de
fatal dans son aventure) : car pour fuir la Sapho, la femme
castratrice, il cherche refuge auprès de l’être châtré dont
précisément le manque le rassure ;mais cet être va le saisir plus
sûrement que la Sapho redoutable et l’entraîner dans son propre
vide : c’est pour avoir fui la castration que Sarrasine sera châtré :
ainsi s’accomplit cette figure bien connue du rêve et du récit:
chercher refuge dans les bras du meurtrier qui vous cherche
(SYM. Peur de la castration).

(444) O frêle et douce créature! comment pourrais-tu être


autrement ? x La différence de la Zambinella (ce manque qui est un
supplément absolument précieux, puisqu'il est l'essence même de
adorable) est nécessaire : tout est justifié, et le castrat, et le goût
pour le castrat (SYM. Fatalité de la castration).

(445) Cette voix d’ange, cette voix délicate eût été un


contresens, si elle fût sortie d’un corps autre que le tien. x La
différence, essentielle, adorable, est ici située dans son lieu
spécifique: le corps. Si Sarrasine lisait ce qu’il dit, il ne pourrait
plus donner à son goût pour le castrat léchappatoire d’une méprise
ou d’une sublimation; il formule lui-même La vérité, celle de
l'énigme, celle de la Zambinella et la sienne propre. L'ordre juste
des termes symboliques est ici rétabli : à l'opinion commune, au
langage mythique, au code culturel qui fait du castrat une
contrefaçon de la Femme et du goût qu’il peut susciter un
contresens, Sarrasine répond que l’union de la voix adorable et du
corps châtré est droite : le corps produit la voix et la voix justifie le
corps; aimer la voix de la Zambinella, telle qu’elle est, c’est aimer
le corps d’où elle se répand, tel qu'il est (SYM. L'amour du castrat).

(446) —-Je ne puis, dit-elle, vous donner aucun espoir.


x ACT, « Déclaration » : 15 : ordre d'abandonner.

(447) Cessez de me parler ainsi, x ACT. « Déclaration » : 16 :


ordre de se laire.

(448) car l’on se moquerait de vous. x HER. « Machination » : 11:


équivoque. La mise en garde de la Zambinella est ambiguë : d’une
part, elle vise l’origine réelle de la machination, à savoir le rire, et
d'autre part, elle parle d’un risque, alors que le mal est déjà fait.

(449) ZL m'est impossible de vous interdire l’entrée du théâtre:

[Le] 6 6
S / Z

mais si vous m'aimez ou si vous êtes sage, vous n’y viendrez plus.
x ACT. « Déclaration » : 17 : congé définitif.

LNXXV. La déclaration d'amour


La déclaration d’amour (séquence banale, déjà écrite, s’il en
fût) ne fait qu’alterner une assertion (je vous aime) et une déné-
gation (ne m'aimez pas) ; formellement, elle est donc à la fois
variée (au sens musical du terme) et infinie. La variation
résulte de la pauvreté des termes (ils ne sont que deux), qui
oblige à trouver pour chacun toute une liste de signifiants dif-
férents ; ces signifiants sont ici des raisons (d’aimer ou de refu-
ser); mais ce pourrait être ailleurs (dans le poème lyrique, par
exemple) des substituts métaphoriques. Seul un inventaire
historique des formes de la parole amoureuse pourrait exploi-
ter ces variations et nous découvrir le sens du «Parlez-moi
d'amour», si ce sens a évolué, etc. L’infinitude, elle, résulte de
la répétition: la répétition, c’est très exactement ce qu’il n’y a
aucune raison d'arrêter. Par ces deux caractères (variation et
infinitude), on voit déjà que la déclaration d'amour (agréée ou
rebutée) est un discours contestataire, comme la «scène »
(LXIV) : deux langages, qui n’ont pas le même point de fuite
(la même perspective métaphorique), s’adossent l’un à l’autre;
ils n’ont de commun que de participer au même paradigme,
celui du oui/non, qui est en somme la forme pure de tout para-
digme, en sorte que la contestation (ou la déclaration) appa-
raît comme une sorte de jeu obsessionnel du sens, une litanie,
comparable au jeu alterné de l’enfant freudien, ou encore à
celui du dieu indou qui alterne sans fin la création et l’anéan-
tissement du monde, faisant ainsi de ce monde, de notre monde,
un simple jouet, et de la différence répétée, le jeu lui-même, le
sens comme jeu supérieur.

(450) Ecoutez, monsieur, dit-elle d’une voix grave.


*x HER. Enigme 6 : dévoilement imminent et retenu.

(451) - Oh! tais-toi, dit l’artiste enivré. x Ce qui est interrompu,


c’est la nomination du castrat (car c’est cela que la Zambinella
s’apprêtait enfin à proférer d’une voix grave) (SYM. Tabou sur le
nom de castrat). xx HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-

D (CUNT
S À Z

même. L'intérêt vital du sujet est de ne pas entendre la vérité, tout


comme l'intérêt vital du discours est de suspendre encore le mot de
l'énigme.

LXXVI. Le personnage et le discours


Sarrasine interrompt la Zambinella et arrête ainsi la mani-
festation de la vérité. Si l’on a une vue réaliste du personnage,
si l’on croit que Sarrasine vit en dehors du papier, on cherchera
les mobiles de ce geste d'interruption (enthousiasme, refus
inconscient de la vérité, etc.). Si lon a une vue réaliste du dis-
cours, si l’on considère l’histoire racontée comme une mécanique
dont il importe qu’elle fonctionne jusqu’au bout, on dira que la
loi de fer du récit voulant qu’il continuât encore, il était néces-
saire que le mot de castrat ne fût pas prononcé. Or ces deux
vues, quoique appartenant à des vraisemblables différents et en
principe indépendants l’un de l’autre (opposés même), se sou-
tiennent l’une l’autre : une phrase commune est produite, qui
compose sans prévenir des morceaux de langues différentes:
Sarrasine est enivré parce que le discours ne doit pas finir; le
discours pourra continuer, puisque Sarrasine, enivré, parle sans
écouter. Les deux circuits de nécessité sont indécidables. La
bonne écriture narrative est cette indécidabilité même. D’un
point de vue critique, il est donc aussi faux de supprimer le per-
sonnage que de le faire sortir du papier pour en faire un per-
sonnage psychologique (doté de mobiles possibles) : le person-
nage et le discours sont complices l’un de l’autre : le discours
suscite dans le personnage son propre complice : forme de déta-
chement théurgique par lequel, mythiquement, Dieu s’est donné
un sujet, l’homme une compagne, etc., dont la relative indé-
pendance, une fois qu’ils ont été créés, permet de jouer. Tel le
discours : s’il produit des personnages, ce n’est pas pour les faire
jouer entre eux devant nous, c’est pour jouer avec eux, obtenir
d'eux une complicité qui assure l’échange ininterrompu des
codes : les personnages sont des types de discours et à l’inverse
le discours est un personnage comme les autres.

(452) Les obstacles attisent l'amour dans mon cœur.


x REF. Dynamique de la passion.
[9,] = N

(455) La Zambinella resta dans une attitude gracieuse et


modeste ;mais elle se tut, comme si une pensée terrible lui eût
révélé quelque malheur. x ACT. « Danger » : 6 : prémonition du
malheur.

(454) Quand il fallut revenir à Rome, elle monta dans une


berline à quatre places, en ordonnant au sculpteur, d’un air
impérieusement cruel, d'y retourner seul avec le phaéton.
x ACT. « Excursion » : 7: retour. xx ACT. « Promenade amoureuse » : 7:
retour séparé.

(455) Pendant le chemin, Sarrasine résolut d’enlever la


Zambinella. Il passa toute la journée occupé à former des plans
plus extravagants les uns que les autres. x REF. Chronologie : une
journée sépare l’excursion de l’enlèvement (mais un simple point
sépare l’« Excursion » de l’« Enlèvement »). xx ACT. « Enlèvement » :
1: décision et plans.

(456) À La nuit tombante, au moment où il sortait pour aller


demander à quelques personnes où était situé le palais habité
par sa maîtresse, x ACT. « Enlèvement » : 2 : informations
préalables.

(457) il rencontra l’un de ses camarades sur le seuil de la


porte.
— Mon cher, lui dit ce dernier, je suis chargé par notre
ambassadeur de l’inviter à venir ce soir chez lui. Il donne un
concert magnifique, x ACT. « Concert » : 1: invitation.

(458) et, quand tu sauras que Zambinella y sera... x La langue


italienne inclut couramment dans sa structure la présence de
l’article devant le nom propre. Cette règle, insignifiante ailleurs, a
ici des conséquences d'ordre herméneutique en raison de l’énigme
posée par le sexe de Zambinella : pour un lecteur français, Particle
(la) féminise emphatiquement le nom qu’il précède (c’est un moyen
usuel d'installer la féminité des travestis), et le discours, soucieux
de protéger la feinte sexuelle dont est victime Sarrasine, n’a cessé
(à une ou deux exceptions près) de dire jusqu’à présent : la
Zambinella. Toute perte de l’article a donc une fonction
herméneutique de déchiffrement, en faisant passer le sopraniste du
féminin au masculin (Zambinella). D’où tout un jeu de cet article,
présent ou absent selon la situation du locuteur par rapport au
secret du castrat. Ici, le camarade qui s’adresse à Sarrasine, étant au
courant des mœurs romaines, et parlant français à un Français,

2h GI
S / Z

déféminise le chanteur (HER. Enigme 6 : déchiffrement, de la


collectivité à Sarrasine).

(459) - Zambinella ! s’écria Sarrasine en délire à ce nom, j'en


suis fou! - Tu es comme tout le monde, lui répondit son
camarade. x Lorsque Sarrasine reprend le nom de Zambinella sans
article, c’est selon une tout autre inflexion ;d’abord du point de vue
de la vraisemblance (c’est-à-dire d’une certaine congruence
psychologique des informations), Sarrasine, connaissant mal
l'italien (le code chronologique nous l’a assez dit), ne met aucune
pertinence dans la présence ou la carence de l’article ; de plus, du
point de vue stylistique, lexclamation emporte une sorte de degré
zéro du nom, surgi dans son essence, antérieurement à tout
traitement morphologique (c'était déjà le cas du cri par lequel la
renommée, au n° 205, a appris à Sarrasine l’existence de la
Zambinella). Le mot de son camarade ne renseigne pas plus
Sarrasine sur le masculin de l'artiste que le masculin dont il use lui-
même ne signifie de sa part la moindre conscience du secret de
Zambinella (HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même).
xx Les deux répliques (458 et 459) installent une nouvelle
ambivalence du discours : le camarade est fou de Zambinella
esthétiquement; Sarrasine est fou de la Zambinella amoureusement
(HER. Enigme 6 : équivoque).

(460) - Mais, si vous êtes mes amis, toi, Vien, Lauterbourg et


Allegrain, vous me prêterez votre assistance pour un coup de
main après la fête, demanda Sarrasine.
- I n’y a pas de cardinal à tuer ?.. pas de...?
- Non, non, dit Sarrasine, je ne vous demande rien que
d’honnêtes gens ne puissent faire. x ACT. « Enlèvement » : 3:
recrutement des complices. xx En copiant plus tard, sous forme
d’Adonis, la statue de la Zambinella, Vien, présenté ici, assurera la
continuité de la chaîne duplicative (SYM. Réplique des corps).

(461) En peu de temps, le sculpteur disposa tout pour le succès


de son entreprise. x ACT. « Enlèvement » : 4: dispositions prises.

(462) IT arriva l’un des derniers chez l'ambassadeur,


x ACT. « Concert » : 2 : arriver en retard. Dans une séquence banale
(aller au concert), ce terme lui-même banal (arriver en retard) peut
avoir une grande force opératoire : n’est-ce pas parce qu'il arrive en
relard au concert de la princesse de Guermantes que le narrateur
proustien reçoit les réminiscences qui fonderont son œuvre?
LXXVII. Le lisible Il: déterminé/déterminant
On connaît la loi de solidarité du lisible : tout se tient, tout doit
se tenir le mieux possible (LXVT). Vien est à la fois le complice
de Sarrasine et son héritier (il transmettra à la postérité l’image
de la Zambinella) ; ces deux fonctions sont séparées dans la suite
du discours, en sorte que, d’une part, Vien semble n’entrer une
première fois dans l’histoire que par pure contingence, sans que
lon sache alors s’il «resservira » à quelque chose (les compa-
gnons syntagmatiques de Vien, Lauterbourg et Allegrain, à peine
nés au discours, en disparaîtront à jamais), et que d’autre part,
Vien reparaissant plus tard (n° 546) pour copier la statue de la
Zambinella, il est alors reconnu, reconnaissance qui doit appor-
ter une satisfaction logique: n’est-il pas normal que Vien copie
la statue faite par Sarrasine, puisqu'il était son ami? La loi
morale, la loi de valeur du lisible, c’est de remplir les chaînes
causales ; pour cela chaque déterminant doit être autant que pos-
sible déterminé, de façon que toute notation soit intermédiaire,
doublement orientée, prise dans une marche finale: la surdité
du vieillard détermine le narrateur à signaler qu’il connaît son
identité (n° 70), mais elle est elle-même déterminée par son âge
extrême. De même ici: Sarrasine arrive en retard au concert de
l'ambassadeur : ceci est expliqué (la préparation de l’enlèvement
a pris du temps) et ceci explique : Zambinella est déjà en train
de chanter, elle se troublera devant tout le monde, Cicognara
s’en apercevra, donnera l’ordre de surveiller, puis d’assassiner
Sarrasine. Le retard de Sarrasine est donc un terme-carrefour :
déterminé et déterminant, il permet une anastomose naturelle
entre l’Enlèvement et l’Assassinat. Tel est le tissu narratif : appa-
remment soumis à la discontinuité des messages dont chacun,
au moment où il entre dans la course, est reçu comme un sup-
plément inutile (dont la gratuité même sert à authentifier la fic-
tion par ce que l’on a appelé l’effet de réel), mais en fait saturé
de liaisons pseudo-logiques, de relais, de termes doublement
orientés : c’est en somme le calcul qui fait le plein de cette litté-
rature : la dissémination n’y est pas l’éparpillement perdu des
sens vers l'infini du langage, mais une simple suspension — pro-
visoire — d'éléments affinitaires, déjà aimantés, avant qu’ils ne
soient convoqués et n’accourent pour se ranger économiquement
dans le même paquet.
SL 70,7

(465) mais il y vint dans une voiture de voyage attelée de


chevaux vigoureux menés par l’un des plus entreprenants
vetturini de Rome. x ACT. « Enlèvement » : 5 : moyen rapide de
fuite. xx REF. L’Italianité (vetturini).

(464) Le palais de l'ambassadeur était plein de monde;


x ACT. « Concert » : 5 : grande assistance. xx SEM. Vedette
(l'assistance est indice de la popularité de la Zambinella ;
cette popularité est fonctionnelle, puisqu'elle justifiera Pimmense
fortune du sopraniste, et, partant, des Lanty).

(465) ce ne fut pas sans peine que le sculpteur, inconnu à tous


les assistants, parvint au salon où dans ce moment Zambinella
chantait. x ACT. « Concert » : 4: parvenir au salon de musique. Ce
n’est pas seulement parce qu'il y a du monde que Sarrasine met du
temps à gagner le salon; c’est pour qu'il soit dit, rétroactivement,
que Zambinella est célèbre. xx REF. Chronologie. Sarrasine est
inconnu des assistants parce qu’il n’est que depuis peu de temps à
Rome (condition de son ignorance) : «tout se tient ». xxx À son tour,
après le camarade de Sarrasine, le discours se met au masculin,
bien que la vérité n'ait pas encore été révélée à Sarrasine ni au
lecteur ; c’est qu’en fait le discours (réaliste) s'attache
mythiquement à une fonction expressive: il feint de croire à
l'existence antérieure d’un référent (d’un réel) qu’il a à charge
d'enregistrer, de copier, de communiquer ; or, à ce point de
l’histoire, le référent, à savoir le sopranisle, est déjà, dans sa
matérialité, sous les yeux du discours : le discours est dans le salon,
il voit déjà la Zambinella habillée en homme : ce serait mentir un
moment de trop que d’en faire encore un personnage au féminin
(HER. Enigme 6 : déchiffrement, du discours au lecteur).

(466) — C’est sans doute par égard pour les cardinaux, les
évêques et les abbés qui sont ici, demanda Sarrasine, qu’elle est
habillée en homme, qu’elle a une bourse derrière la tête, les
cheveux crêpés et une épée au côté ? x L’énigme de la Zambinella
est tout entière située entre deux vêtements : en femme (n° 525) et
en homme (ici). Le vêtement apparaît (ou apparaissait) comme la
preuve péremptoire du sexe ;cependant Sarrasine, obstiné à
préserver coûte que coûte son leurre, espère ruiner le fait en
disputant du mobile (HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-
même). xx La féminité de la Zambinella est désormais « citée »
(elle) : personne, semble-t-il, ne peut plus l’assumer. Cependant
l’origine de cette citation reste énigmatique : est-ce le discours qui
souligne? Est-ce Sarrasine qui met de lemphase dans la
prononciation du pronom ? (HER. Enigme 6 : déchiffrement).

[se] — to
S A Z

xxx « Les cheveux crêpés » : ce détail est « réaliste », non en ce qu’il


est précis, mais parce qu’il libère l’image d’un ragazzo napolitain et
que cette image, conforme au code historique des castrats,
contribue à la révélation du garçon, au déchiffrement de l'énigme,
plus sûrement que l'épée ou le vêtement (HER. Enigme 6:
déchiffrement, et REF. Code historique des castrats).

(467) - Elle ! qui elle ? répondit le vieux seigneur auquel


s’adressait Sarrasine.
- La Zambinella.
— La Zambinella ! reprit le prince romain. Vous moquez-
vous ? x HER. Enigme 6 : dévoilement, de la collectivité à Sarrasine.
Le dévoilement se fait par une sorte d’ébranlement exclamatif et
interrogatif du leurre ;mais le leurre portant sur le sexe, toute
contestation est alternative et dévoile immédiatement l’autre terme.

(468) D'où venez-vous ? x Tous les repères chronologiques


tendaient à nous persuader «objectivement » que l'expérience
italienne de Sarrasine était courte ; ce tracé chronologique aboutit
ici à une fonction diégétique : l'innocence de Sarrasine explique le
leurre dans lequel il a vécu et dont le vieux prince Chigi est en train
de le réveiller (HER. Enigme 6 : dévoilement : explication indirecte
du leurre).

(469) Est-il jamais monté de femmes sur les théâtres de


Rome ? Et ne savez-vous pas par quelles créatures les rôles de
femmes sont remplis dans les Etats du pape ? x HER. Enigme 6:
dévoilement (quoique euphémique, assertée par généralité et sans
que le mot soit prononcé, la vérité ne sera pas mieux dite :
Zambinella est un castrat).- xx REF. Histoire de la musique dans
les Etats du pape.

LXXVII. Mourir d'ignorance


Résumés de savoir vulgaire, les codes culturels fournissent aux
syllogismes du récit (nombreux, comme on l’a vu) leur prémisse
majeure, fondée toujours sur une opinion courante («probable »,
disait l’ancienne logique), sur une vérité endoxale, en un mot
sur le discours des autres. Sarrasine, qui n’a cessé de se prou-
ver la fausse féminité de la Zambinella par la voie de ces enthy-
mèmes, va mourir par la faute d’un raisonnement mal conduit
et mal fondé : c’est du discours d’autrui, de son trop-plein de rai-
sons qu’il meurt. Mais c’est aussi, inversement et complémen-

DNS
SLA 7

tairement, un défaut de ce discours qui le tue : tous les codes


culturels, égrenés de citation en citation, forment dans leur
ensemble un petit savoir encyclopédique bizarrement cousu, une
fatrasie : cette fatrasie forme la «réalité » courante, par rapport
à quoi le sujet s’adapte, vit. Un manque de cette encyclopédie,
un trou dans ce tissu culturel, et ce peut être la mort. Ignorant
le code des mœurs papales, Sarrasine meurt d’une lacune de
savoir («Ne savez-vous pas... »), d’un blanc dans le discours des
autres. Il est significatif que ce discours parvienne enfin (trop
tard : mais il eût été toujours trop tard) à Sarrasine par la voix
d’un vieux courtisan «réaliste » (n’a-t-il pas voulu faire un bon
placement sur la voix de son ragazzo ?), porte-parole de ce savoir
vital qui fonde la «réalité ». Ce qui est opposé brutalement aux
constructions retorses du symbole (qui ont occupé toute la nou-
velle), ce qui est appelé de droit à en triompher, c’est la vérité
sociale, le code des institutions — le principe de réalité.

(470) C’est moi, monsieur, qui ai doté Zambinella de sa voix.


J’ai tout payé à ce drôle-là, même son maître à chanter. Eh bien,
il a si peu de reconnaissance du service que je lui ai rendu, qu’il
n’a jamais voulu mettre les pieds chez moi. x Suscitant le garçon
à la place de la femme ou du castrat, ce drôle-là rétablit (ne serait-
ce que fugitivement) un axe, si l’on peut dire, normal des sexes
(altéré tout au long de la nouvelle par la situation incertaine du
castrat, tantôt essence de féminité, tantôt dénégation de toute
sexualité) (SYM. Axe des sexes). xx SYM. Avant la castration.

LNXIX. Avant la castration

Le petit discours de Chigi, outre qu’il dénote la vérité, est


encore fatal de deux façons, selon les images qu’il libère. D'abord,
il dénomme en Zambinella le garçon, oblige Sarrasine à tomber
de la Femme superlative au garnement (le ragazzo napolitain,
aux cheveux crêpés) : il se produit dans le sujet ce qu’on pour-
rait appeler une chute paradigmatique : deux termes séparés par
la plus forte des distinctions (d’un côté la Sur-Femme, terme et
fondement de l'Art, et de l’autre, un drôle sale et déguenillé qui
court les rues du Naples miséreux) sont tout à coup confondus
dans la même personne : l'impossible jointure (pour reprendre
un mot de Machiavel) s’accomplit, le sens, fondé statutairement

274
S / Z

en différence, s’abolit : il n’y a plus de sens, et cette subversion


est mortelle. Et puis, en évoquant le temps où Zambinella n’était
pas encore châtré (ceci n’est pas une supputation de notre part
mais le simple développement de la connotation), Chigi libère
une scène, tout un petit roman antérieur : le ragazzo recueilli et
entretenu par le vieux qui prend en charge à la fois son opéra-
tion (j'ai tout payé) et son éducation, l’ingratitude du protégé, en
passe de devenir vedette, et qui choisit cyniquement un protec-
teur plus riche, plus puissant et visiblement plus amoureux (le
cardinal). L’image a évidemment une fonction sadique : elle
donne à lire à Sarrasine dans son amante un garçon (seule note
de pédérastie dans toute la nouvelle); elle vulgarise la castra-
tion, située comme une opération chirurgicale parfaitement
réelle (datée: pourvue d’un avant et d’un après); enfin elle
dénonce en Chigi le castrateur littéral (celui qui a payé l’opéra-
tion) ; or c’est ce même Chigi qui conduit Sarrasine à la castra-
tion et à la mort à travers l’écume insignifiante de son babil:
médiateur falot, sans envergure symbolique, abîmé dans la
contingence, gardien plein d'assurance de la Loi endoxale, mais
qui, précisément placé hors du sens, est la figure même du « des-
tin ». Telle est la fonction agressive du bavardage (Proust et James
diraient : du potin), essence du discours de l’autre, et par là parole
la plus mortelle qu’on puisse imaginer.

(471) Et cependani, s’il fait fortune, il me la devra tout


entière. x Sous une forme hypothétique, il est prédit à Zambinella
qu’elle sera une grande vedette. Il faut ici rappeler qu’au
XVIIe siècle, un castrat pouvait occuper la place et amasser
la fortune d’une très grande vedette internationale. Caffarelli acheta
un duché (de San Donato), devint duc et se fit construire un palais
splendide. Farinelli (il ragazzo ») sortit d'Angleterre (où il avait
tenu en échec Haendel) chargé d’or; passé en Espagne, il guérit par
son chant quotidien (toujours le même air d’ailleurs) la léthargie
mystique de Philippe V, qui lui fit pendant dix ans une pension
annuelle de quatorze millions de nos anciens francs ; renvoyé par
Charles II, il se fit édifier à Bologne un palais superbe. Ces faits
montrent où pouvait atteindre la fortune d’un castrat qui avait
réussi, comme la Zambinella : opération payée par le vieux Chigi
pouvait être rentable, et en faisant allusion à cette sorte d’intérêt
tout financier (outre que l’argent n’est jamais symboliquement
neutre), le discours lie la fortune des Lanty (thème initial d’une
chaîne d’énigmes et «sujet » de cette «scène de la vie parisienne ») à

ONE
S / Z

une origine sordide : une opération de castration, payée par un


prince romain (intéressé ou débauché) à un jeune garçon napolitain
qui l’a ensuite « plaqué » (SEM. Vedette).

(472) Le prince Chigi aurait pu parler, certes, longtemps,


Sarrasine ne l’écoutait pas. Une affreuse vérité avait pénétré
dans son âme. Il était frappé comme d’un coup de foudre. Il
resta immobile, les yeux attachés x HER. Enigme 6 : consécration
du dévoilement. Le dévoilement complet se fait en trois temps:
1° l’ébranlement du leurre, 2° l'explication, 3° son effet.

LXXX. Dénouement et dévoilement


Dans le théâtre dramatique, dit Brecht, il y a intérêt passionné
pour le dénouement ; dans le théâtre épique, pour le déroulement.
Sarrasine est une nouvelle dramatique (que va-t-il arriver au
héros ? comment va-t-il « finir »?), mais le dénouement est com-
promis dans un dévoilement : ce qui arrive, ce qui dénoue, c’est
la vérité. Cette vérité peut être nommée différemment, selon les
vraisemblables (les pertinences critiques): pour l’anecdote, la
vérité est un référent (un objet réel) :Zambinella est un castrat.
Pour la psychologie, c’est un malheur : j'ai aimé un castrat. Pour
le symbole, c’est un éclaircissement : en Zambinella, c'est le cas-
trat que j'ai aimé. Pour le récit, c’est une prédiction : ayant été tou-
ché par la castration, je dois mourir. De toutes manières, la vérité,
c’est le prédicat enfin trouvé, le sujet enfin pourvu de son com-
plément ; car le personnage, si on le saisissait seulement au niveau
du déroulement de l'histoire, c’est-à-dire selon un point de vue
épique, apparaîtrait toujours incomplet, insaturé, sujet errant à la
recherche de son prédicat final : rien ne se montre pendant cette
errance, sinon le leurre, l'abus : l'énigme est cette carence prédi-
cative ; en dévoilant, le discours remplit la formule logique, et c’est
cette plénitude retrouvée qui dénoue le drame : il faut que le sujet
soit enfin pourvu (propriétaire) d’un attribut et que la cellule mère
de tout l'Occident (sujet et prédicat) soit saturée. Cette errance
temporaire du prédicat peut se décrire en termes de jeu. Le récit
dramatique est un jeu à deux partenaires : le leurre et la vérité.
Au début, une grande indétermination règle leurs rencontres, l’er-
rance est forte ;mais peu à peu les deux réseaux s’approchent, se
compénètrent, la détermination se remplit et le sujet avec elle; le
dévoilement est alors ce coup final, par quoi tout le probable ini-

TC
S.
ÀZ

tial passe du côté du nécessaire : le jeu est fini, le drame est


« dénoué », le sujet justement prédiqué (fixé) : le discours ne peut
plus que se taire. Contrairement à ce qui se passe dans l’œuvre
épique (telle que l’imaginait Brecht), rien n’a été montré (offert à
une critique immédiate du lecteur) : ce qui est montré, l’est d’un
seul coup et à la fin : c’est la fin qui est montrée.

(475) sur le prétendu chanteur. x La formulation est


énigmatique ; on attendrait plutôt : la prétendue chanteuse, car dans
la Zambinella, ce n’est pas le chant qui est une imposture, c’est le
sexe, et ce sexe étant ici masculin (seul genre dont la langue dispose
pour nommer le castrat), il ne peut être « prétendu »; mais peut-être
est-ce toute la personne de Zambinella qui est frappée de prétention,
de fausseté, d’imposture, quelle que soit son apparence ; pour que
cette apparence ne fût pas « prétendue », il faudrait que la Zambinella
fût habillée en castrat, costume que la société papale n’avait pas
prévu (HER. Enigme 6 : dévoilement).

(474) Son regard flamboyant eut une sorte d'influence


magnétique sur Zambinella, x ACT. «Incident» (de concert, de
spectacle) : 1 : appel à l'attention de l’artiste qui est en scène.

(475) car Le musico finit par tourner les yeux vers Sarrasine,
x ACT, « Incident » : 2 : attention éveillée. xx REF. L’Italianité (le
discours ne met plus désormais Zambinella au féminin).

(476) et alors sa voix céleste s’altéra. Il trembla !


x ACT. «Incident » : 3 : trouble de Partiste. xx ACT. « Danger » (de la
Zambinella) : 7 : réaction de peur.

(477) Un murmure involontaire échappé à l'assemblée, qu’il


tenait comme attachée à ses lèvres, acheva de le troubler ;
+ ACT «Incident » : 4: trouble collectif.

(478) il s’assit et discontinua son air. x ACT. «Incident » : 5:


interruption du chant, du spectacle.

(479) Le cardinal Cicognara, qui avait épié du coin de l’œil la


direction que prit le regard de son protégé, aperçut alors le
Français ; x ACT. « Assassinat» : 2 : signalisation de la victime. La
séquence « Assassinat » se développe, grâce à l’Incident de Concert,
qui est ainsi fonctionnellement justifié : sans incident (lui-même dû
au retard de Sarrasine), pas de salut pour Zambinella, pas de
meurtre pour Sarrasine.
SEA

(480) il se pencha vers un de ses aides de camp ecclésiastiques,


et parut demander le nom du sculpteur. x ACT. « Assassinat » : 3:
demande d’information.

(481) Quand il eut obtenu la réponse qu’il désirait,


x ACT. « Assassinat » : 4: information reçue.

(482) il contempla fort attentivement l'artiste


x ACT. « Assassinat » : 5 : évaluation et décision intérieure.

(485) et donna des ordres à un abbé, qui disparut avec


prestesse. x ACT. « Assassinat » : 6 : ordre secret. Cette partie de la
séquence n'a pas seulement une fonction opératoire, mais aussi
sémique : elle installe une « atmosphère » ténébreuse (puissance
occulte de l'Eglise, amours interdites, ordres secrets, ete.), celle-là
même qui, par ironie, avait tant manqué à Sarrasine, déçu de ne
trouver qu’une orgie de comédiens au bout de son rendez-vous
amoureux (n° 316).

(484) Cependant, Zambinella, s'étant remis,


x ACT. « Incident » : 6: se maîtriser.

(485) recommença le morceau x ACT. «Incident » : 7: reprendre


le chant, le spectacle.

(486) qu’il avait interrompu si capricieusement ;


x SEM. Vedette.

LAXAI. Voix de la personne


La fin approche, la fin de notre transcription aussi. Il faut donc
reprendre une à une chacune des Voix (chacun des codes) dont
la tresse a formé le texte. Voici l’un des tout derniers sèmes.
Qu'est-ce donc que l'inventaire de ces sèmes nous apprend? Le
sème (ou signifié de connotation proprement dit) est un conno-
tateur de personnes, de lieux, d'objets, dont le signifié est un carac-
tère. Le caractère est un adjectif, un attribut, un prédicat (par
exemple : hors-nature, ténébreux, vedette, composite, excessif, impie,
elc.). Bien que la connotation soit évidente, la nomination de son
signifié est incertaine, approximative, instable : arrêter le nom de
ce signifié dépend en grande partie de la pertinence critique à
laquelle on se place : le sème n’est qu’un départ, une avenue du

27 IS
S 2 Z

sens. On peut arranger ces avenues en paysages divers : ce sont


les thématiques (on n’a procédé ici à aucun de ces arrangements,
on n’a donné qu’une liste de ces caractères, sans chercher à leur
trouver une suite d'ordre). Si lon met à part les sèmes d’objets
ou d’atmosphères, somme toute rares (du moins ici), ce qui est
constant, c’est que le sème est lié à une idéologie de la personne
(inventorier les sèmes d’un texte classique n’est donc qu’obser-
ver cette idéologie) : la personne n’est qu’une collection de sèmes
(mais à l'inverse, des sèmes peuvent émigrer d’un personnage à
un autre, pourvu que l’on descende à une certaine profondeur
symbolique, où il n’est plus fait acception de personnes : Sarra-
sine et le narrateur ont des sèmes communs). Ainsi, d’un point
de vue classique (plus psychologique que symbolique), Sarrasine
est la somme, le lieu de confluence de : turbulence, don artistique,
indépendance, violence, excès, féminité, laideur, nature composite,
impiété, goût du déchiquetage, volonté, etc.). Ce qui donne l’illu-
sion que la somme est supplémentée d’un reste précieux (quelque
chose comme l’individualité, en ce que, qualitative, ineffable, elle
échapperait à la vulgaire comptabilité des caractères composants),
c’est le Nom Propre, la différence remplie de son propre. Le nom
propre permet à la personne d’exister en dehors des sèmes, dont
cependant la somme la constitue entièrement. Dès lors qu’il
existe un Nom (fût-ce un pronom) vers quoi affluer et sur quoi
se fixer, les sèmes deviennent des prédicats, inducteurs de vérité,
et le Nom devient sujet. On peut dire que le propre du récit n’est
pas l’action, mais le personnage comme Nom propre : le maté-
riau sémique (correspondant à un certain moment de notre his-
toire du récit) vient remplir le propre d’être, le nom d’adjectifs.
L’inventaire et la structuration des sèmes, l’écoute de cette Voix
de la personne peuvent servir :beaucoup à la critique psycholo-
gique, un peu à la critique thématique, un peu à la critique psy-
chanalytique : tout dépend du niveau auquel on arrête la nomi-
nation du sème.

(487) mais il l’exécuta mal, x Le trouble subsistant ne se réfère


plus à l'incident de concert, mais au danger dont Zambinella se sait
menacé (ACT. « Danger » : 8 : sentiment de menace).

(488) et refusa, malgré toutes les instances qui lui furent


faites, de chanter autre chose. x ACT. «Incident»: 8 : refus de
prolonger le concert, le spectacle.

D T09
SZ

(489) Ce fut la première fois qu’il exerça cette tyrannie


capricieuse qui, plus tard, ne le rendit pas moins célèbre que son
talent x SEM. Vedette. On saisit bien, ici, la nature du sème de
connotation : le caractère « capricieux » des vedettes n’est répertorié
dans aucun dictionnaire, sinon dans un dictionnaire des Idées
Reçues - qui serait un dictionnaire des connotations usuelles.
xx Articulée sur le « Danger » couru par Zambinella, une nouvelle
séquence va bientôt se développer autour de la menace très précise
que le sculpteur va faire peser sur le castrat durant son
enlèvement ; or l’issue de cette séquence est ici déjà suggérée: le
futur lus tard) nous assure que Zambinella survivra à l'agression
de Sarrasine (ACT. « Menace » : 1: prédiction de l’issue).

(490) et son immense fortune, due, dit-on, non moins à sa


voix qu’à sa beauté. x La chaîne des énigmes est à peu près
reconstituée. Dès lors que nous saurons que Zambinella vieilli est
l'oncle de Me de Lanty, connaissant déjà par la présente lexie la
fortune du castrat, nous saurons d’où vient celle des Lanty
(HER. Enigme 2 : la fortune des Lanty : rappel du thème). Que la
beauté de Zambinella soit pour quelque chose dans son immense
fortune ne peut que référer à la « protection » amoureuse que lui
accorde le cardinal : l’origine de la fortune des Lanty est donc
«impure » (elle a sa source dans une «prostitution »).

(491) — C’est une femme, dit Sarrasine en se croyant seul. Il y a


là-dessous quelque intrigue secrète. Le cardinal Cicognara
trompe le pape et toute la ville de Rome ! x HER. Enigme 6:
leurre, de Sarrasine à lui-même. Le leurre réflexif (de Sarrasine à
Sarrasine) survit au dévoilement : on sait que le sculpteur préfère
l'évidence des codes à celle des faits. xx REF. Code machiavélique
(réseau fictif d’intrigues secrètes, d’impostures ténébreuses, de
feintes énormes et subtiles : espace de la paranoïa et code de l'Italie
papale et florentine).

(492) Aussitôt, le sculpteur sortit du salon, x ACT. « Concert » :


5: sortir du salon d’audition.

(493) rassembla ses amis x ACT. « Enlèvement » : 6:


rassemblement des complices.

(494) et Les embusqua dans la cour du palais.


x ACT. « Enlèvement » : 7: embuscade.

(495) Quand Zambinella se fut assuré du départ de Sarrasine,

2.60
S / Z

il parut recouvrer quelque tranquillité. x ACT. « Danger » : 9: se


rasséréner.

(496) Fers minuit, après avoir erré dans les salons en homme
qui cherche un ennemi, x REF. Chronologie (vers minuit, c’est-à-
dire le soir du concert). xx ACT. « Danger » : 10 :méfiance
subsistante. La séquence « Danger » va désormais faire place à la
séquence « Menace », qui aura pour lieu latelier où Zambinella est
prisonnier de Sarrasine. Bien que ces deux proaïrétismes soient très
proches, ils ne comportent pas le même ordre. Le Danger est ici
constitué par une série de prémonitions ou de réactions à des
incidents répétés ; la Menace est une séquence construite selon le
dessin d’une crise, le Danger pourrait être une série ouverte,
infinie ;ia Menace est une structure fermée, appelant une fin.
Cependant, il y a un rapport structural entre les deux séquences : la
dispersion des termes du Danger a pour fonction de marquer l’objet
de la menace : désigné depuis longtemps comme victime,
Zambinella peut alors entrer dans la crise de la Menace.

(497) Le musico quitta l’assemblée. x ACT. « Enlèvement » : 8 :


départ innocent de la victime.

(498) Au moment où il franchissait la porte du palais, il fut


adroitement saisi par des hommes qui le bâillonnèrent avec un
mouchoir et Le mirent dans la voiture louée par Sarrasine.
x ACT. « Enlèvement » : 9 : le rapt proprement dit. Cet enlèvement
est structuralement parfait : les complices ont été recrutés en 460,
rassemblés en 493, embusqués en 494, la voiture (rapide) a été
amenée en 463.

(499) Glacé d'horreur, Zambinella resta dans un coin sans


oser faire un mouvement. Il voyait devant lui la figure terrible
de l’artiste qui gardait un silence de mort. x ACT. « Menace » : 2:
la victime est terrorisée.

(500) Le trajet fut court. x ACT. « Enlèvement » : 10: trajet. Ce


terme, dans d’autres récits, s’offre à une catalyse infinie, qui peut
durer tout un roman ou tout un film.

(501) Zambinella, enlevé par Sarrasine, se trouva bientôt


dans un atelier sombre et nu. x ACT. « Enlèvement » : 11: arrivée
au lieu de la séquestration.

(502) Le chanteur, à moitié mort, demeura sur une chaise,


+ ACT. «Menace » : 3: la victime immobile.
ON
/ 7

(505) sans oser regarder une statue de femme, dans laquelle il


reconnut ses traits. Une autre version du texte, plus logique, dit:
«dans laquelle il avait reconnu ses traits ». x ACT. «Statue » : 1:
thématisation de l’objet qui doit centraliser un certain nombre de
comportements. xx SYM. Réplique des corps: la statue est lun des
maillons de cette longue chaîne qui duplique le corps de la femme
Essentielle, de la Zambinella à l'Endymion de Girodet.

(504) Il ne proféra pas une parole, mais ses dents claquaient.


x ACT. « Menace » : 4: victime muette.

(505) Sarrasine se promenait à grands pas. Tout à coup il


s'arrêta devant Zambinella.
— Dis-moi la vérité, demanda-t-il x HER. Enigme 6 : équivoque.
Le dévoilement a été accompli, mais le sujet reste encore incertain.
Dis-moi la vérité implique : 1° que Sarrasine doute et espère encore ;
2° qu’il tient déjà Zambinella pour un « drôle » qu’il peut tutoyer
(Sarrasine n’a jusqu'ici tutoyé Zambinella que deux fois, en 444 et
445, mais à titre d’objet sublime, justiciable de la haute apostrophe
lyrique).

(506) d’une voix sourde et altérée. x Le son sourd (venant de la


profondeur étouffée du corps) est réputé (en Occident) connoter
l’intériorité — et donc la vérité d’une émotion : Sarrasine sait que
Zambinella n’est pas une femme (HER. Enigme 6 : déchiffrement,
de Sarrasine à lui-même).

507) Tu es une “ femme ? x HER. Enigme


[æ] 6 : équivoque (le leurre
impliqué par l’énoncé est corrigé par la forme interrogative).

(508) Le cardinal Cicognara.… x HER. Enigme 6 : leurre, de


Sarrasine à lui-même (Sarrasine reprend l’idée d’une intrigue
romaine (n° 491), explication qui préserve la féminité de
Zambinella). xx REF. Code machiavélique.

(509) Zambinella tomba sur ses genoux, et ne répondit qu’en


baissant la tête. x HER. Enigme 6 : dévoilement, de Zambinella à
Sarrasine.

(510) - Ah!1u es une femme, s’écria l'artiste en délire, car


même un... Il n’acheva pas. - Non, reprit-il, n'aurait pas tant
de bassesse. x HER. Enigme 6 : leurre, de Sarrasine à lui-même. La
preuve psychologique fournit à Sarrasine son dernier leurre, au
délire son dernier refuge. Cette preuve fonde la féminité sur la
faiblesse des femmes. Face à cette preuve, dont il s’est souvent

Lie] 8 2
Sr

servi, Sarrasine est cependant encombré d’un nouveau terme, le


castrat, qu’il lui faut situer dans la hiérarchie morale des êtres
biologiques; ayant besoin de placer la faiblesse absolue, dernière,
dans la Femme, il donne au castrat une place intermédiaire («même
un castrat ne serait pas aussi lâche »);lenthymème, fondateur de
toute preuve, s'organise alors ainsi : &’est la Femme qui occupe le
dernier degré de la pusillanimité ; or Zambinella, par l’humiliation
de sa posture, la bassesse de son comportement, se place à ce
dernier degré ; donc Zambinella est bien une femme.
xx SYM. Tabou sur le nom de castrat. xxx SYM. Marque graphique
du neutre : le i/ souligné, cité, dont le masculin est suspecté.

(511) - Ah! ne me tuez pas! s’écria Zambinella fondant en


larmes. x ACT. « Menace » : 5 : première demande de grâce. Les
demandes de grâce ne suivent pas forcément une menace explicite,
mais une menace diffuse, connotée par la situation et le délire
de Sarrasine.

(512) Je n'ai consenti à vous tromper que pour plaire à mes


camarades, qui voulaient rire. x HER. « Machination » : 12 :
dévoilement du mobile du stratagème (on sait que le Rire est un
substitut castrateur).

(513) — Rire! répondit le sculpteur d’une voix qui eut un éclat


infernal. Rire, rire! Tu as osé te jouer d’une passion d'homme,
toi? Le rôle castrateur du Rire est confirmé ici par la protestation
virile liée à la menace de castration, que lui oppose Sarrasine. On
sait que Adler avait proposé de nommer protestation mâle le rejet de
toute attitude passive à l’égard des autres hommes et que depuis on
a proposé de définir plus précisément cette protestation comme une
répudiation de la féminité. Sarrasine répudie en effet une féminité
dont il ne manquait pourtant pas de traces en lui; le « paradoxe »,
souligné par Sarrasine lui-même, est que sa virilité ait été
contestée, sous l’arme castratrice du Rire, par un être dont la
définition était d’en avoir été lui-même dépouillé (SYM. La
protestation virile).

(514) - Oh! grâce! répliqua Zambinella. x ACT. « Menace »: 6:


seconde demande de grâce.

(515) -Je devrais te faire mourir ! cria Sarrasine en tirant son


épée par un mouvement de violence. x ACT. « Menace »: 7:
première menace de mort (le conditionnel annonce déjà la
suspension de la menace).
S / Z

(516) Mais, reprit-il avec un dédain froid, x ACT. « Menace » :


8 : retrait de la menace.

(517) en fouillant ton être avec cette lame, y trouverais-je un


sentiment à éteindre, une vengeance à satisfaire ? Tu n’es rien.
Homme ou femme, je te tuerais ! x SYM. Le rien du castrat. Le
raisonnement est le suivant : « Tu as voulu m’entraïîner dans la
castration. Pour me venger et te punir, il faudrait qu’à mon tour je
te châtre (fouiller ton corps avec cette lame), mais je ne le puis, tu
l'es déjà. » La perte du désir porte le castrat en deçà de toute vie et
de toute mort, hors de toute classification : comment tuer ce qui
n’est pas classé ? Comment atteindre ce qui transgresse, non l’ordre
interne du paradigme sexuel (un travesti eût inversé cet ordre mais
ne l’eût pas détruit :Homme, je te tuerais), mais l'existence même de
la différence, génératrice de vie et de sens; le fond de l'horreur
n’est pas la mort, mais que s’interrompe le classement de la mort et
de la vie.

(518) mais.
Sarrasine fit un geste de dégoût x SYM. Tabou sur le nom de
castrat. xx SYM. Horreur, malédiction, exclusion.

(519) qui l’obligea de détourner sa tête, et alors il regarda la


statue. x ACT. « Statue » : 2 : apercevoir l’objet qui a été auparavant
thématisé.

LXNXII Glissando
Deux codes mis côte à côte dans une même phrase : cette opé-
ration, artifice courant du lisible, n’est pas indifférente : coulés dans
une même unité linguistique, les deux codes y nouent un lien appa-
remment naturel; cette nature (qui est simplement celle d’une syn-
taxe millénaire) s’accomplit chaque fois que le discours peut ame-
ner un rapport élégant (au sens mathématique : une solution
élégante) entre deux codes. Cette élégance tient dans une sorte
de glissando causal, qui permet de joindre le fait symbolique et
le fait proaïrétique, par exemple, à travers le continu d’une seule
phrase. Ainsi articule-t-on le dégoût du castrat (terme symbolique)
et la destruction de la statue (terme proaïrétique) par toute une
chaîne glissée de menues causalités serrées les unes contre les
autres, comme les grains d’un fil apparemment lisse : l° Sarrasine
est dégoûté par la vue du castrat, 2° le dégoût lui fait fuir cette

2 8 4
S / Z

vue, 3° cette fuite du regard fait détourner la tête, 4° dans ce détour,


les yeux aperçoivent la statue, etc. : toute une marquetterie d’ar-
ticulations qui permettent de passer, comme d’écluse en écluse,
du symbolique à opératoire, à travers le grand naturel de la phrase
(« Sarrasine fit un geste de dégoût qui l’obligea de détourner sa tête
et alors il regarda la statue »). Amenée à la surface du discours,
la citation de code y perd sa marque, elle reçoit, comme un vête-
ment neuf, la forme syntaxique venue de la phrase « éternelle »,
cette forme l’innocente et l’intronise dans la vaste nature du lan-
gage courant.

(520) - Et c’est une illusion ! s’écria-t-il. x ACT. « Statue » : 3:


être déçu (par le mensonge, le vide, de l’objet thématisé).
*x HER. Enigme 6 : dévoilement, de Sarrasine à lui-même.

(521) Puis, se tournant vers Zambinella : - Un cœur de femme


était pour moi un asile, une patrie. As-tu des sœurs qui te
ressemblent ? Non. x SYM. Réplique des corps. xx Les sœurs de
ZambineHa permettent de figurer fugitivement un castrat-femme,
un Castrat corrigé, guéri (SYM. Le castrat redressé).

LAXAIII. La pandémie
La castration est contagieuse, elle touche tout ce qu’elle
approche (elle touchera Sarrasine, le narrateur, la jeune femme,
le récit, l’or) : telle est l’une des « démonstrations » de Sarrasine.
Ainsi de la statue : si elle est «illusion », ce n’est pas parce qu’elle
copie par des moyens artificiels un objet réel dont elle ne peut
avoir la matérialité (proposition banale), mais parce que cet objet
(la Zambinella) est vide. L’œuvre «réaliste » doit être garantie
par la vérité intégrale du modèle, qui doit être connu de Partiste
copieur jusqu’en ses dessous (on connaît la fonction du désha-
billage chez le sculpteur Sarrasine); dans le cas de la Zambi-
nella, le creux intérieur de toute statue (qui attire sans doute
bien des amateurs de statuaire et donne tout son contexte sym-
bolique à l’iconoclastie) reproduit le manque central du castrat :
la statue est ironiquement vraie, dramatiquement indigne : le vide
du modèle a envahi la copie, lui communiquant son sens d’hor-
reur : la statue a été touchée par la force métonymique de la cas-
tration. On comprend qu’à cette contagion, le sujet oppose le rêve
d’une métonymie inverse, heureuse, salvatrice : celle de l'essence

8700
SZ

de Féminité. Les sœurs espérées permettent d'imaginer un cas-


trat redressé, resexualisé, guéri, qui se dépouillerait de sa muti-
lation comme d’une enveloppe hideuse pour ne garder que sa
féminité droite. Dans les coutumes de certains peuples, l’insti-
tution prescrit d’épouser non une personne mais une sorte d’es-
sence familiale (sororat, polygynie sororale, lévirat) ; Sarrasine,
de la même façon, poursuit loin de la dépouille châtrée que lui
laisse entre les mains le castrat, une essence zambinellienne
— qui, au reste, bien plus tard, refleurira dans Marianina et Filippo.

(522) Eh bien meurs! x ACT. « Menace » : 9 : seconde menace


de mort.

(525) Mais non, tu vivras. Te laisser la vie, n'est-ce pas te


vouer à quelque chose de pire que la mort ? x ACT. « Menace » :
10 : retrait de la menace. xx SYM. Le castrat hors de tout système.
La mort elle-même est touchée, corrompue, dénommée (comme on
dit : défigurée) par la castration. Il y a une vraie mort, une mort
active, une mort classée, qui fait partie du système de la vie : étant
hors système, le castrat ne dispose même plus de cette mort.

(524) Ce n’est ni mon sang ni mon existence que je regrette,


mais l’avenir et ma fortune de cœur. Ta main débile a renversé
mon bonheur. x Sarrasine commente sa mort, qu’il a donc acceptée
(ACT. « Vouloir-mourir » : 5 : commenter à l’avance sa mort).
xx SYM. Contagion de la castration.

(525) Quelle espérance puis-je te ravir pour toutes celles que


tu as flétries ? Tu m'as ravalé jusqu’à toi. Aimer, être aimé! sont
désormais des mots vides de sens pour moi, comme pour toi.
x SYM. Contagion de la castration : Sarrasine châtré.

LXNXIV. Pleine littérature


Le mal zambinellien a atteint Sarrasine (« Tu m'as ravalé jus-
qu'à toi»). Ici éclate la force contagieuse de la castration. Son pou-
voir métonymique est irréversible : touchés par son vide, non seu-
lement le sexe s’abolit, mais encore l’art se brise (la statue est
détruite), le langage meurt (« aimer, être aimé sont désormais des
mots vides de sens pour moi» ) : à quoi l’on peut voir que selon la
métaphysique sarrasinienne, le sens, l’art et le sexe ne forment

2816
S / Z

qu'une même chaîne substitutive : celle du plein. Comme produit


d’un art (celui de la narration), mobilisation d’une polysémie (celle
du texte classique) et thématique du sexe, la nouvelle elle-même
est emblème de plénitude (mais ce qu’elle représente, on le dira
mieux dans un instant, est le trouble catastrophique de cette plé-
nitude) : le texte est plein de sens multiples, discontinus et entas-
sés, et cependant poncé, lissé par le mouvement « naturel » de ses
phrases : c’est un texte-œuf. Un auteur de la Renaissance (Pierre
Fabri) a écrit un traité intitulé : Le grand et vrai art de pleine rhé-
torique. Ainsi pourrait-on dire que tout texte classique (lisible) est
implicitement un art de Pleine Littérature : littérature qui est
pleine : comme une armoire ménagère où les sens sont rangés,
empilés, économisés (dans ce texte, jamais rien de perdu: le sens
récupère tout); comme une femelle pleine des signifiés dont la
critique ne se fera pas faute de l’accoucher ;comme la mer, pleine
des profondeurs et des mouvements qui lui donnent son apparence
d’infini, son grand drapé méditatif; comme le soleil, plein de la
gloire qu’elle déverse sur ceux qui la font ;ou enfin franche comme
un art déclaré et reconnu : institutionnel. Cette Pleine Littérature,
lisible, ne peut plus s’écrire : la plénitude symbolique (culminant
dans l’art romantique) est le dernier avatar de notre culture.

(526) Sans cesse je penserai à cette femme imaginaire en


voyant une femme réelle.
Il montra la statue par un geste de désespoir. x La statue, la
femme imaginaire (superlative) et la femme réelle sont des
maillons de la chaîne duplicative des corps, calastrophiquement
rompue par le manque du castrat (SYM. Réplique des corps).
xx ACT. «Statue » : 4: désespoir suscité par l’objet thématisé.

(527) - J'aurai toujours dans le souvenir une harpie céleste


qui viendra enfoncer ses griffes dans tous mes sentiments
d'homme, et qui signera toutes les autres femmes d’un cachet
d’imperfection ! x SYM. Contagion de la castration, l’image des
Harpies connote à la fois la castration (par le griffu) et la culpabilité
(par le thème des Erinnyes). Le code des corps féminins, code écrit
s’il en fut, puisque c’est celui de l’art, de la culture, sera désormais
signé par le manque.

(528) Monstre! x L’apostrophe a ici sa plénitude littérale: le


monstre est hors de la nature, hors de toute classe, de tout sens (ce
sème a déjà été fixé sur le vieillard) (SEM. Hors-nature).

ZEN
S / Z

(529) Toi qui ne peux donner la vie à rien, x SYM. Réplique des
Corps.

LXXXV. La réplique interrompue


Comme femme «imaginaire » — c’est-à-dire, au sens moderne,
suscitée en Sarrasine par la méconnaissance de son incons-
cient -, la Zambinella servait de relais entre des paroles contin-
gentes, morcelées (les femmes réelles : autant de fétiches) et le
code fondateur de toute beauté, le chef-d'œuvre, à la fois terme
et départ. Le relais venant à manquer (il est vide), tout le sys-
tème de transmission s'effondre : c’est la dé-ception sarrasi-
nienne, la dé-prise de tout le circuit des corps. La définition banale
de la castrature (« Toi qui ne peux donner la vie à rien») a donc
une portée structurale, elle concerne non seulement la duplica-
tion esthétique des corps (la « copie » de l’art réaliste) mais aussi
la force métonymique dans sa généralité : le crime ou le malheur
fondamental (« Monstre !»), c’est en effet d'interrompre la circu-
lation des copies (esthétiques ou biologiques), c’est de troubler
la perméabilité réglée des sens, leur enchaînement, qui est clas-
sement et répétition, comme la langue. Métonymique elle-même
(et de quelle force), la castration bloque toute métonymie : les
chaînes de vie et d’art sont brisées, comme va l’être à l’instant la
statue, emblème de la transmission glorieuse des corps (mais elle
sera sauvée et quelque chose sera transmis à lAdonis, à l’'Endy-
mion, aux Lanty, au narrateur, au lecteur).

(550) tu m'as dépeuplé la terre de toutes les femmes. x SYM. La


castration pandémique. xx La mort physique du héros est précédée
de trois morts partielles : aux femmes, aux plaisirs, à l’art
(ACT. « Vouloir-mourir » : 6 : mourir aux femmes).

(551) Sarrasine s’assit en face du chanteur épouvanté. Deux


grosses larmes sortirent de ses yeux secs, roulèrent le long de ses
joues mâles et tombèrent à terre : deux larmes de rage, deux
larmes âcres et brûlantes. x REF. Code des Larmes. Le code du
héros permet à l’homme de pleurer dans les limites très étroites
d’un certain rituel, lui-même fortement historique : Michelet
félicitait et enviait Saint Louis d’avoir eu «le don des larmes », on
pleurait abondamment aux tragédies de Racine, etc., cependant
qu’au Japon, dans le Bushido, ou art de vivre hérité des Samouraï,

Le) œ co
S /Z

toute physique de l'émotion est interdite. Sarrasine, lui, a le droit de


pleurer pour quatre raisons (ou à quatre conditions) : parce que son
rêve d'artiste, d’amoureux, est anéanti, parce qu’il va mourir (il ne
serait pas séant qu’il survécût à ses larmes), parce qu’il est seul (le
castrat n'étant rien), parce que le contraste même de la virilité et
des pleurs est pathétique ; encore ses larmes sont-elles rares (deux)
et brûlantes (elles ne participent pas de l'humidité indigne attachée
à la féminité, mais du feu, sec et viril).

(552) - Plus d'amour ! je suis mort à tout plaisir, à toutes les


émotions humaines. x SYM. Contagion de la castration.
xx ACT. « Vouloir-mourir » : 7 : mourir aux plaisirs, à l’affectivité.

(535) À ces mots, il saisit un marteau et le lança sur la statue


avec une force si extravagante, x ACT. « Vouloir-mourir » : 8 :
mourir à l'Art. xx ACT. « Statue » : 5 : geste de destruction.

(554) qu’il la manqua. Il crut avoir détruit ce monument de


sa folie, x ACT. « Statue » : 6 : la statue épargnée. xx SYM. Réplique
des corps: la chaîne, in extremis, est préservée.

(555) et alors il reprit son épée et la brandit pour tuer le


chanteur. x ACT. « Menace » : 11: troisième menace de mort.

(536) Zambinella jeta des cris perçants. x ACT. « Menace » : 12:


appel au secours. L’appel au secours de la victime va permettre aux
deux séquences, « Menace » et « Assassinat », de se conjoindre : la
victime sera sauvée parce que son agresseur sera tué : les
sauveteurs de l’une seront les assassins de l’autre.

LXXXVI. Voix de l’empirie


Les séquences proaïrétiques vont bientôt toutes se fermer, le
récit mourra. Que savons-nous d’elles ? Qu’elles naissent d’un
certain pouvoir de la lecture, qui veut nommer d’un terme suf-
fisamment transcendant une suite d’actions, issues elles-mêmes
d’un trésor patrimonial d'expériences humaines; que la typolo-
gie de ces proaïrétismes semble incertaine, ou que du moins on
ne peut leur donner d’autre logique que celle du probable, de
l’empirie, du déjà-fait ou du déjà-écrit, car le nombre et l’ordre
des termes en sont variables, les uns provenant d’une réserve
pratique de menus comportements courants (frapper à une porte,

DO
S\/ Z

donner un rendez-vous), les autres prélevés dans un corpus écrit


de modèles romanesques (l’Enlèvement, la Déclaration amou-
reuse, l’Assassinat) ;que ces séquences sont largement ouvertes
à la catalyse, au bourgeonnement, et peuvent former des
«arbres »; que soumises à un ordre logico-temporel, elles consti-
tuent l’armature la plus forte du lisible ; que, par leur nature typi-
quement séquentielle, à la fois syntagmatique et ordonnée, elles
peuvent former le matériau privilégié d’une certaine analyse
structurale du récit.

(557) En ce moment trois hommes entrèrent,


x ACT. « Menace » : 13 : arrivée des sauveteurs.
xx ACT. « Assassinat » : 7 : entrée des assassins.

(538) et soudain le sculpteur tomba percé de trois coups de


stylet. x ACT. « Menace » : 14 : élimination de l’agresseur.
xx ACT. « Assassinat » : 8: meurtre du héros. Les armes sont codées :
l'épée est larme phallique de l'honneur, de la passion bafouée,
de la protestation virile (dont Sarrasine voulut d’abord charmer
la Zambinella, en 301, puis percer le castrat, en 535); le stylet (petit
phallus) est larme dérisoire des tueurs à gages, l’arme qui
s'accorde au héros désormais châtré.

(539) - De la part du cardinal Cicognara, dit l’un d'eux.


x ACT. « Assassinat » : 9 : signature du meurtre.

(540) - C’est un bienfait digne d’un chrétien, répondit le


Français en expirant. x En dépit de Pallusion ironique à la religion
du meurtrier, la bénédiction de la victime fait de l'assassinat un
suicide : le sujet assume sa mort, conformément au pacte qu’il avait
conclu avec lui-même (en 240) et au destin symbolique où lavait
engagé le contact de la castration (ACT. « Vouloir-mourir » : 9 :
assumer sa mort).

(541) Ces sombres émissaires x REF. Le Romanesque ténébreux


(cf. plus loin, la voiture fermée).

LANXVII. Voix de la science


Les codes culturels, dont le texte sarrasinien a tiré tant de réfé-
rences, vont eux aussi s’éteindre (ou tout au moins émigrer vers

2. 9 0
S / Z

d’autres textes : il n’en manque pas pour les recevoir) : c’est, si


l’on peut dire, la grande voix de la petite science qui s’éloigne
ainsi. Ces citations sont en effet extraites d’un corpus de savoir,
d’un Livre anonyme dont le meilleur modèle est sans doute le
Manuel Scolaire. Car d’une part, ce Livre antérieur est à la fois
livre de science (d'observation empirique) et de sagesse, et d'autre
part, le matériel didactique qui est mobilisé dans le texte (sou-
vent, comme on l’a vu, pour fonder des raisonnements ou prêter
son autorité écrite à des sentiments) correspond à peu près au
jeu des sept ou huit manuels dont pouvait disposer un honnête
élève de l’enseignement classique bourgeois : une Histoire de la
Littérature (Byron, Les Mille et Une Nuits, Anne Radcliffe, Homère),
une Histoire de l’Art (Michel-Ange, Raphaël, le miracle grec), un
manuel d'Histoire (le siècle de Louis XV), un précis de Médecine
pratique (la maladie, la convalescence, la vieillesse), un traité de
Psychologie (amoureuse, ethnique, etc.), un abrégé de Morale
(chrétienne ou stoïcienne : morale de versions latines), une
Logique (du syllogisme), une Rhétorique et un recueil de maximes
et proverbes concernant la vie, la mort, la souffrance, l’amour,
les femmes, les âges, etc. Quoique d’origine entièrement livresque,
ces codes, par un tourniquet propre à l’idéologie bourgeoise, qui
inverse la culture en nature, semblent fonder le réel, la « Vie ».
La « Vie » devient alors, dans le texte classique, un mélange écœu-
rant d'opinions courantes, une nappe étouffante d'idées reçues :
c’est en effet dans ces codes culturels que se concentre le démodé
balzacien, l'essence de ce qui, dans Balzac, ne peut être (ré-)écrit.
Ce démodé n’est pas à vrai dire un défaut de performance, une
impuissance personnelle de l’auteur à ménager dans son œuvre
les chances du moderne à venir, mais plutôt une condition fatale
de la Pleine Littérature, guettée mortellement par l’armée des sté-
réotypes qu’elle porte en elle. Aussi, la critique des références
(des codes culturels) n’a jamais pu s’établir que par ruse, aux
limites mêmes de la Pleine Littérature, là où il est possible (mais
au prix de quelle acrobatie et de quelle incertitude) de critiquer
le stéréotype (de le vomir) sans recourir à un nouveau stéréo-
type : celui de l'ironie. C’est peut-être ce qu’a fait Flaubert (on le
dira une fois de plus), notamment dans Bouvard et Pécuchet, où
les deux copieurs de codes scolaires sont eux-mêmes «repré-
sentés » dans un statut incertain, l’auteur n’usant d’aucun méta-
langage à leur égard (ou d’un métalangage en sursis). Le code
culturel a en fait la même position que la bêtise : comment épin-
gler la bêtise sans se déclarer intelligent ?Comment un code peut-

DOM
S / Z

il avoir barre sur un autre sans fermer abusivement le pluriel des


codes ? Seule l'écriture, en assumant le pluriel le plus vaste pos-
sible dans son travail même, peut s’opposer sans coup de force à
l'impérialisme de chaque langage.

(542) apprirent à Zambinella l'inquiétude de son protecteur,


qui attendait à la porte, dans une voiture fermée, afin de
pouvoir l'emmener aussitôt qu'il serait délivré.
x ACT. « Menace » : 15 : retour avec les sauveteurs.
xx ACT. « Assassinat» : 10 : explication finale.

(545) - Mais, me dit Me de Rochefide, quel rapport existe-t-il


entre cette histoire et le petit vieillard que nous avons vu chez
les Lanty ? x HER. Enigme 4 (Qui est le vieillard ?) : formulation.

(544) - Madame, le cardinal Cicognara se rendit maître de la


statue de Zambinella et la fit exécuter en marbre; elle est
aujourd'hui dans Le musée Albani. x ACT. « Statue » : 7: la statue
(visée, manquée) retrouvée. xx Encore un maillon de la chaîne
duplicative des corps: la statue est reproduite en marbre. L’agent
de cette énergie duplicative est une fois de plus le désir :Cicognara,
qui n’a aucun scrupule à disposer de l’œuvre de sa victime et à
contempler l'effigie de son mignon avec les yeux de son rival, passe,
comme au jeu du furet, son désir et la castration qui lui est en
l'occurrence attachée, à la postérité : ce désir imprégnera encore
l’Adonis de Vien (désiré par Mme de Rochefide) et l'Endymion de
Girodet visité par la lune (SYM. Réplique des corps).

(545) C’est là qu'en 1791 la famille Lanty la retrouva,


x REF, Chronologie. En fait, l'information est mate, elle ne peut être
connectée avec aucun autre repère (mais aussi elle n’est
incompatible avec aucun autre : la biographie de Vien, par exemple,
mort en 1809); c’est un pur effet de réel : rien de plus «réel»,
pense-t-on, qu'une date. xx HER. Enigme 3 (Qui sont les Lanty ?)
début de réponse (il y à un rapport entre les Lanty et la statue).

(546) et pria Vien de la copier. x SYM. Réplique des corps.

LANXVIII. De la sculpture à la peinture


Sarrasine mort, la Zambinella émigre de la statue à la toile:
c’est que quelque chose de dangereux à été contenu, conjuré,

2 0/9
S À Z

pacifié. En passant du volume à la planéité, la copie perd, ou du


moins atténue la problématique brûlante que la nouvelle n’a
cessé de mettre en scène. Contournable, pénétrable, en un mot
profonde, la statue appelle la visite, l'exploration, la pénétration :
elle implique idéalement la plénitude et la vérité de l’intérieur
(c’est pourquoi il est tragique que cet intérieur soit ici vide, châ-
tré); la statue parfaite, selon Sarrasine, eût été une enveloppe
sous laquelle se fût tenue une femme réelle (à supposer qu’elle-
même fût un chef-d'œuvre), dont l’essence de réalité aurait véri-
fié et garanti la peau de marbre qui lui aurait été appliquée (ce
rapport, pris dans l’autre sens, donne le mythe de Pygmalion:
une femme réelle naît de la statue). La peinture, au contraire,
a peut-être un envers, mais elle n’a pas d'intérieur : elle ne peut
provoquer le mouvement indiscret par lequel on essaierait d’al-
ler voir ce qu’il y a derrière la toile (sauf peut-être, on l’a vu,
dans le rêve de Frenhofer, qui voudrait que l’on pût circuler dans
le tableau, comme dans un air volumineux, contourner la chair
des corps peints, de façon à les authentifier). L’esthétique sar-
rasinienne de la statue est tragique, elle risque la chute du plein
rêvé dans le vide châtré, du sens dans le hors-sens; celle de la
toile, moins emblématique, plus indifférente, est plus apaisée:
une statue se brise, une toile, plus simplement, se brouille
(comme il arrive, pour se détruire, au « chef-d'œuvre inconnu »).
Passée le long de la chaîne duplicative dans les peintures de Vien
et de Girodet, la sombre histoire de la Zambinella s'éloigne, ne
subsiste plus que comme une énigme vague et lunaire, mysté-
rieuse sans offense (encore que la simple vue de l’Adonis peint
doive réactiver la métonymie castratrice : C’est pour en être
séduite que la jeune femme provoque le narrateur au récit qui
les châtrera tous deux). Quant au dernier avatar, qui est le pas-
sage de la toile à la «représentation » écrite, il récupère toutes
les copies précédentes, mais l’écriture exténue encore davan-
tage le fantasme du dedans, car elle n’a plus d’autre substance
que l’interstice.

(547) Le portrait qui vous a montré Zambinella à vingt ans,


un instant après l’avoir vu centenaire, a servi plus tard pour
l’Endymion de Girodet, vous avez pu en reconnaitre le type dans
l’Adonis. x REF. Chronologie (Zambinella a vingt ans en 1758; s’il
est vraiment centenaire au moment de la soirée Lanty, c’est que
cette soirée se passe en 1838, huit ans après que Balzac l’a écrite,

> 9 5
Sr /0 7

cf. n° 55). xx HER. Enigme 4 (Qui est le vieillard ?) : dévoilement


partiel (le dévoilement porte sur l'identité civile du vieillard : c’est
la Zambinella; reste à dévoiler son identité parentale, son rapport
aux Lanty). xxx SYM. Réplique des corps. xxxx HER. Enigme 5 (Qui
est l’Adonis ?) : dévoilement (c’est la Zambinella à vingt ans).

(548) - Mais ce ou cette Zambinella ?


- Ne saurait être, madame, que le grand-oncle de Marianina.
*x HER. Enigme 4: dévoilement complet (identité parentale du
vieillard). xx HER. Enigme 3 : dévoilement (Qui sont les Lanty ?
— des parents de la Zambinella). xxx Quel genre grammatical
appliquer au castrat ? Le neutre, sans doute ;mais la langue
française n’en possède pas; d’où l’alternance de ce/cette, dont
l'oscillation, en bonne physique, produit une sorte de moyenne des
sexes, à égale distance du masculin et du féminin (SYM. Le neutre).

(549) Vous devez concevoir maintenant l'intérêt que


Mme de Lanty peut avoir à cacher la source d’une fortune qui
provient... x HER. Enigme 2 (origine de la fortune des Lanty) :
dévoilement.

LXXXIX. Voix de la vérité


Toutes les énigmes sont maintenant dévoilées, la grande
phrase herméneutique est close (seule continuera encore un peu
ce que l’on pourrait appeler la vibration métonymique de la cas-
tration, qui doit ébranler de ses dernières ondes la jeune femme
et le narrateur). Cette phrase herméneutique, cette période de
vérité (au sens rhétorique), on en connaît maintenant les mor-
phèmes (ou les «herméneutèmes »). Ce sont : 1° la thématisation,
ou marque emphatique du sujet qui sera l’objet de l’énigme;
2° la position, index métalinguistique qui, en signalant de mille
façons variées, qu’il y a énigme, désigne le genre herméneutique
(ou énigmatique) ; 3° la formulation de l'énigme; 4° la promesse
de réponse (ou la demande de réponse); 5° le leurre, feinte qui
doit être définie, s’il est possible, par son circuit de destination
(d’un personnage à un autre, à lui-même, du discours au lec-
teur) ; 6° l’éguivoque, ou la double entente, mélange en une seule
énonciation, d’un leurre et d’une vérité; 7° le blocage, constat
d’insolubilité de l’énigme ; 8° la réponse suspendue (après avoir
été amorcée); 9° la réponse partielle, qui consiste à n’énoncer
que l’un des traits dont la somme formera l'identification com-

2.09A4
SA Z%

plète de la vérité; 10° le dévoilement, le déchiffrement, qui est,


dans la pure énigme (dont le modèle est bien toujours la ques-
tion du Sphinx à Œdipe), une nomination finale, la découverte
et la profération du mot irréversible.

(550) - Assez! dit-elle en me faisant un geste impérieux.


Nous restâämes pendant un moment plongés dans le plus
profond silence. x SYM. Tabou sur la castration. xx SYM. Horreur
de la castration. Le dégoût attaché à la fortune des Lanty (thème de
cette «scène de la vie parisienne ») a plusieurs sources : c’est une
fortune entachée de prostitution (le ragazzo entretenu par le vieux
Chigi, puis par le cardinal Cicognara), de sang (le meurtre de
Sarrasine), mais surtout imprégnée de l’horreur consubstantielle à
la castration.

(551) - Hé! bien ? lui dis-je.


— Ah! s’écria-t-elle en se levant et se promenant à grands pas
dans la chambre. Elle vint me regarder, et me dit d’une voix
altérée :
*x La castration atteint la jeune femme : elle présente des
symptômes de maladie (agitation, trouble) (SYM. Contagion de la
castration).

(552) - Vous m'avez dégoûtée de la vie et des passions pour


longtemps. x SYM. Contagion de la castration. xx La castration est
arrivée par le porteur du récit (ACT. « Narrer » : 13 : effet castrateur
du récit).

XC. Le texte balzacien


Pour longtemps ? Mais non. Béatrix, comtesse Arthur de Roche-
fide, née en 1808, mariée en 1828 et très vite lassée de son mari,
amenée par le narrateur au bal des Lanty vers 1830 — et frap-
pée alors, dit-elle, d’une castration mortelle — n’en fera pas moins
trois ans plus tard une fugue en Italie avec le ténor Conti, aura
une aventure célèbre avec Calyste du Guénic pour faire enra-
ger son amie et rivale Félicité des Touches, sera encore la maî-
tresse de la Palférine, etc.: la castration n’est décidément pas
une maladie mortelle, on en guérit. Seulement, pour en guérir,
il faut sortir de Sarrasine, émigrer vers d’autres textes (Béatrix,
Modeste Mignon, Une fille d’Eve, Autre étude de femme, Les
Secrets de la princesse de Cadignan, etc.). Ces textes forment le

D} 0:05
S 5

texte balzacien. Il n’y a aucune raison pour ne pas inclure Île


texte sarrasinien dans le texte balzacien (on aurait pu le faire
si on avait voulu continuer, développer ce jeu du pluriel) : de
proche en proche, un texte peut entrer en contact avec n’im-
porte quel système: l’inter-texte n’a d'autre loi que linfinitude
de ses reprises. L’Auteur lui-même - déité quelque peu vétuste
de l’ancienne critique — peut, ou pourra un jour constituer un
texte comme les autres : il suffira de renoncer à faire de sa per-
sonne le sujet, la butée, l’origine, l’autorité, le Père, d’où déri-
verait son œuvre, par une voie d'expression ; il suffira de le consi-
dérer lui-même comme un être de papier et sa vie comme une
bio-graphie (au sens étymologique du terme), une écriture sans
référent, matière d’une connexion, et non d’une /iliation: len-
treprise critique (si l’on peut encore parler de critique) consis-
tera alors à retourner la figure documentaire de l’auteur en figure
romanesque, irrepérable, irresponsable, prise dans le pluriel de
son propre texte : travail dont l'aventure a déjà été racontée, non
par des critiques, mais par des auteurs eux-mêmes, tels Proust
et Jean Genet.

(555) - Au monstre près, tous Les sentiments humains ne se


dénouent-ils pas ainsi, par d'atroces déceptions ? Mères, des
enfants nous assassinent ou par leur mauvaise conduite ou par
leur froideur. Epouses, nous sommes trahies. Amantes, nous
sommes délaissées, abandonnées. L'amitié ! existe-t-elle ?
x Engagée sous Paction du récit dans un travail d’auto-castration, la
jeune femme élabore aussitôt la version sublime de son mal; ce
retrait du sexe, elle le drape, le dignifie en le plaçant sous l'autorité
rassurante, ennoblissante d’un code de haute morale (SYM. Alibi de
la castration). xx Ce code est celui du pessimisme universel, de la
vanité du monde et du rôle ingrat, stoïque et admirable des victimes
nobles, mères, épouses, amantes et amies (REF, Fanilas vanitatum).

(554) Demain, je me ferais dévote si je ne savais pouvoir rester


comme un roc inaccessible au milieu des orages de la vie.
x SYM. Alibi de la castration: la Vertu (code culturel).

(555) Si l'avenir du chrétien est encore une illusion, au moins


elle ne se détruit qu'après la mort. x REF. Le code chrétien.

(596) Laissez-moi seule.


- Ah! lui dis-je, vous savez punir. x Touchée par la castration, la

9° 906
Su

jeune femme rompt le pacte conclu avec le narrateur, se retire de


l'échange et congédie son partenaire (ACT. « Narrer » : 14: rupture
du contrat). xx SYM. Le narrateur entraîné dans la castration (il est
puni d’avoir «raconté »).

XCI. La modification
Un homme amoureux, profitant de la curiosité manifestée par
sa maîtresse pour un vieillard énigmatique et un portrait mys-
térieux, lui propose un contrat : la vérité contre une nuit d’amour,
un récit contre un corps. La jeune femme, après avoir essayé de
se dérober par quelque marchandage, accepte : le récit com-
mence ; mais il se trouve que c’est la relation d’un mal terrible,
animé d’une force irrésistible de contagion; porté par le récit
lui-même, ce mal finit par toucher la belle écouteuse et, la reti-
rant de l’amour, la détourne d’honorer son contrat. L’amoureux,
pris à son propre piège, est rebuté : on ne raconte pas impuné-
ment une histoire de castration. — Cette fable nous apprend que
la narration (objet) modifie la narration (acte): le message est
lié paramétriquement à sa performance ; il n’y a pas d’un côté
des énoncés et de l’autre des énonciations. Raconter est un acte
responsable et marchand (n’est-ce pas la même chose ? ne s’agit-
il pas dans les deux cas de peser ?), dont le sort (la virtualité
de transformation) est en quelque sorte indexé sur le prix de la
marchandise, sur l’objet du récit. Cet objet n’est donc pas der-
nier, il n’est pas le but, le terme, la fin de la narration (Sarra-
sine n’est pas une «histoire de castrat »): comme sens, le sujet
de l’anecdote recèle une force récurrente qui revient sur la parole
et démystifie, désole l’innocence de son émission: ce qui est
raconté, c’est le «raconter ». Finalement, il n’y a pas d’objet du
récit : le récit ne traite que de lui-même : Le récit se raconte.

(557) - Aurais-je tort ?


— Oui, répondis-je avec une sorte de courage. En achevant
cette histoire, assez connue en Italie, je puis vous donner une
haute idée des progrès faits par la civilisation actuelle. On ny
fait plus de ces malheureuses créatures. x Par un dernier effort — à
vrai dire voué à l’échec, ce pour quoi il lui faut «une sorte de
courage » —, le narrateur tente d’opposer à la terreur d’une
castration toute-puissante, qui contamine tout et dont il est la
dernière victime, le barrage de la raison historique, du fait positif:

DIN T
Sir/07,

congédions le symbole, dit-il, revenons sur terre, dans le «réel»,


dans l’histoire : il n’y a plus de castrats : la maladie est vaincue, elle
a disparu d'Europe, comme la peste, la lèpre; proposition
minuscule, rempart douteux, argument dérisoire contre la force
torrentueuse du symbolique qui vient d’emporter toute la petite
population de Sarrasine (SYM. La contagion de la castration est
niée). xx SEM. Rationalité, asymbolie (ce sème s'était déjà fixé sur
le narrateur). xxx REF. Histoire des castrats. Le code historique
auquel se réfère le narrateur nous apprend que les deux derniers
castrats connus furent Crescentini, qui reçut l'Ordre de la Couronne
de Fer après que Napoléon l’eut entendu à Vienne en 1805, qu’il fit
venir à Paris et qui mourut en 1846, et Velluti, qui chanta en dernier
lieu à Londres en 1826 et mourut il y à un peu plus de cent ans
(en 1861).

(558) — Paris, dit-elle, est une terre bien hospitalière : il


accueille tout, et les fortunes honteuses et Les fortunes
ensanglantées. Le crime et l’infamie y ont droit d’asile ;
x REF, Paris, l’Or, immoralisme de la nouvelle société, etc.

(559) La vertu seule y est sans autels. Oui, les âmes pures ont
une patrie dans le ciel! x SYM. Alibi sublime de la castration (le
Ciel justifiera les castrats que nous sommes devenus). xx REF. Code
moral (la vertu n’est pas de ce monde).

(560) Personne ne m'aura connue! J'en suis fière. x Comme la


Zambinella, dont elle a rejoint symboliquement la condition, la
marquise transforme l’exclusion en «incompréhension ».
L’Incomprise, figure pleine, rôle drapé, image lourde de sens
imaginaires, objet de langage («j'en suis fière »), se substitue
profitablement au vide affreux du castrat, qui est celui dont il n'y a
rien à dire (qui ne peut rien dire de lui-même : qui ne peut
s’imaginer) (SYM. Alibi de la castration : l'Incomprise).

XCII Les trois entrées


Le champ symbolique est occupé par un seul objet, dont il tire
son unité (et dont nous avons tiré un certain droit à le nommer,
un certain plaisir à le décrire et comme l’apparence d’un privi-
lège accordé au système des symboles, à l'aventure symbolique
du héros, sculpteur ou narrateur). Cet objet est le corps humain.
De ce corps, Sarrasine raconte les transgressions topologiques.
L’antithèse du dedans et du dehors : abolie. Le dessous : vide. La

2.09 68
S { Z

chaîne des copies : interrompue. Le contrat du désir :truqué. Or,


dans ce champ symbolique, on peut entrer par trois voies, dont
aucune n’est privilégiée : pourvu d’entrées égales, le réseau tex-
tuel, à son niveau symbolique, est réversible. La voie rhétorique
découvre la transgression de l’Antithèse, le passage du mur des
contraires, l’abolition de la différence. La voie de la castration
proprement dite découvre le vide pandémique du désir, l’effon-
drement de la chaîne créative (corps et œuvres). La voie écono-
mique découvre l’évanouissement de toute monnaie fallacieuse,
Or vide, sans origine, sans odeur, qui n’est plus indice, mais signe,
récit rongé par l’histoire qu’il transporte. Ces trois voies condui-
sent à énoncer un même trouble de classement : il est mortel, dit
le texte, de lever le trait séparateur, la barre paradigmatique qui
permet au sens de fonctionner (c’est le mur de l’antithèse), à la
vie de se reproduire (c’est l’opposition des sexes), aux biens de
se protéger (c’est la règle de contrat). En somme la nouvelle repré-
sente (nous sommes dans un art du lisible) un effondrement géné-
ralisé des économies : l’économie du langage, ordinairement pro-
tégée par la séparation des contraires, l’économie des genres (le
neutre ne doit pas prétendre à l’humain), l’économie du corps
(ses lieux ne peuvent s’échanger, les sexes ne peuvent s’équi-
valoir), l'économie de l'argent (l’Or parisien produit par la nou-
velle classe sociale, spéculatrice et non plus terrienne, cet or est
sans origine, il a répudié tout code de circulation, toute règle
d'échange, toute ligne de propriété — mot justement ambigu puis-
qu’il désigne à la fois la correction du sens et la séparation des
biens). Cet effondrement catastrophique prend toujours la même
forme : celle d’une métonymie effrénée. Cette métonymie, en abo-
lissant les barres paradigmatiques, abolit le pouvoir de substituer
légalement, qui fonde le sens : il n’est plus possible alors d’oppo-
ser régulièrement un contraire à un contraire, un sexe à un autre,
un bien à un autre ; il n’est plus possible de sauvegarder un ordre
de la juste équivalence ; en un mot il n’est plus possible de repré-
senter, de donner aux choses des représentants, individués, sépa-
rés, distribués : Sarrasine représente le trouble même de la repré-
sentation, la circulation déréglée (pandémique) des signes, des
sexes, des fortunes.

(561) Et la marquise resta pensive. x Pensive, la marquise peut


penser à beaucoup de choses qui ont eu lieu ou qui auront lieu, mais
dont nous ne saurons jamais rien : l'ouverture infinie de la pensivité

DAC
St 3

(c’est précisément là sa fonction structurale) retire cette ultime lexie


de tout classement.

XCIHI. Le texte pensif


Comme la marquise, le texte classique est pensif : plein de sens
(on la vu), il semble toujours garder en réserve un dernier sens,
qu’il n’exprime pas, mais dont il tient la place libre et signifiante :
ce degré zéro du sens (qui n’en est pas l’annulation, mais au
contraire la reconnaissance), ce sens supplémentaire, inattendu,
qui est la marque théâtrale de l’implicite, c’est la pensivité : la
pensivité (des visages, des textes) est le signifiant de linexpri-
mable, non de l’inexprimé. Car si le texte classique n’a rien de
plus à dire que ce qu’il dit, du moins tient-il à «laisser entendre »
qu’il ne dit pas tout ; cette allusion est codée par la pensivité, qui
n’est signe que d’elle-même : comme si, ayant rempli le texte
mais craignant par obsession qu’il ne soit pas ircontestablement
rempli, le discours tenait à le supplémenter d’un et cætera de la
plénitude. De même que la pensivité d’un visage signale que cette
tête est grosse de langage retenu, de même le texte (classique)
inscrit dans son système de signes la signature de sa plénitude :
comme le visage, le texte devient expressif (entendons qu’il signi-
fie son expressivité), doué d’une intériorité dont la profondeur
supposée supplée à la parcimonie de son pluriel. À quoi pensez-
vous ? a-t-on envie de demander, sur son invite discrète, au texte
classique ; mais plus retors que tous ceux qui croient s’en tirer
en répondant: à rien, le texte ne répond pas, donnant au sens
sa dernière clôture : la suspension.

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Annexes
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Annexe 1

Honoré de Balzac : :« Sarrasine »

J'étais plongé dans une de ces rêveries profondes ‘qui saisis-


sent tout le monde, même un homme frivole, au sein des fêtes les
plus tumultueuses. *Minuit venait de sonner à l'horloge de l’Ely-
sée-Bourbon. Assis dans l’embrasure d’une fenêtre Set caché sous
Les plis onduleux d’un rideau de moire, je pouvais contempler à
mon aise le jardin de l'hôtel où je passais la soirée. 8Les arbres,
imparfaitement couverts de neige, se détachaient faiblement du
Jond grisâtre que formait un ciel nuageux, à peine blanchi par
la lune. Vus au sein de cette atmosphère fantastique, ils ressem-
blaient vaguement à des spectres mal enveloppés de leurs linceuls,
image gigantesque de la fameuse danse des morts. Puis, en me
retournant de l’autre côté, ‘je pouvais admirer la danse des
vivants ! ‘lun salon splendide, aux parois d’argent et d’or, aux
lustres étincelants, brillant de bougies. Là, fourmillaient, s’agi-
taient et papillonnaient les plus jolies femmes de Paris, les plus
riches, les mieux titrées, éclatantes, pompeuses, éblouissantes de
diamants! des fleurs sur la tête, sur le sein, dans les cheveux,
semées sur Les robes, ou en guirlandes à leurs pieds. C'était de
légers frémissements, des pas volupteux qui faisaient rouler les
dentelles, Les blondes, la mousseline autour de leurs flancs déli-
cats. Quelques regards trop vifs perçaient çà et là, éclipsaient les
lumières, le feu des diamants, et animaient encore des cœurs trop
ardents. On surprenait aussi des airs de têtes significatifs pour
les amants, et des attitudes négatives pour les maris. Les éclats
de voix des joueurs, à chaque coup imprévu, le retentissement de
l’or, se mélaient à la musique, au murmure des conversations ;
pour achever d’étourdir cette foule enivrée par tout ce que le
monde peut offrir de séductions, une vapeur de parfums et
l'ivresse générale agissaient sur les imaginations affolées. Ainsi
à ma droite, la sombre et silencieuse image de la mort; à ma
gauche, les décentes bacchanales de la vie: ici, la nature froide,
morne, en deuil; là, les hommes en joie. Moi, sur la frontière de
ces deux tableaux si disparates, qui, mille fois répétés de diverses
manières, rendent Paris la ville La plus amusante du monde et la
plus philosophique, je faisais une macédoine morale, moitié plai-
sante, moitié funèbre. Du pied gauche, je marquais la mesure, et

S008S
S Z

je croyais avoir l'autre dans un cercueil, Ma jambe était en effet


glacée par un de ces vents coulis qui vous gèlent une moitié du
corps, tandis que l'autre éprouve la chaleur moite des salons, acci-
dent assez fréquent au bal.
- M} n'y a pas fort longtemps que monsieur de Lanty possède cet
hôtel ?
- Si fait. Poici bientôt dix ans que le maréchal de Carigliano
le lui a vendu...
- Ah!
- Ces gens-là doivent avoir une fortune immense ?
- Mais il le faut bien.
- Quelle fête! Elle est d'un luxe insolent.
- Les croyez-vous aussi riches que le Sont monsieur de Nucin-
7 =.= = ou monsieur de Gondreville ?
Mais vous ne savez donc pas ?.…..
d'avançai la tête el reconnus les deux interlocuteurs pour
appartenir à celle gent curieuse qui, à Paris, s'occupe exclusive-
ment des Pourquoi? des Comment? D'où vient-il? Qui sont-ils ?
Qu'y a-t-il? Qu'a-t-elle fait ? 44 se mirent à parler bas, et s'éloi-
gnèrent pour aller causer plus à l'aise sur quelque canapé soli-
taire. Jamais mine plus féconde ne s'était ouverte aux chercheurs
de mystères. Personne ne savait de quel pays venait la famille
Lanty, Uni de quel commerce, de quelles spoliations, de quelle
piraterie ou de quel héritage provenail une fortune estimée à plu-
sieurs millions. STous Les membres de cette famille parlaient l'ita-
lien, le francais, l'espagnol, l'anglais et l'allemand, avec assez de
perfection pour faire supposer qu'ils avaient dû longtemps séjour-
ner parmi ces différents peuples. Etaient-ce des bohémiens ?
élaient-ce des flibustiers ?
MOuand ce serait Le diable! disaient de jeunes politiques, ils
reçoivent à merveille.
- Le comile de Lanty eût-il dévalisé quelque Casauba, j'épou-
serais bien sa fille! s'écriail un philosophe.
Qui n'aurait épousé Marianina, jeune fille de seize ans, dont
la beauté réalisait les fabuleuses conceptions des poètes orientaux!
Comme la fille du sultan dans le conte de la lampe merveilleuse,
elle aurait dû rester voilée. Son chant faisait pâlir les talents
incomplets des Malibran, des Sontag, des Fodor, chez lesquelles
une qualité dominante a toujours exclu la perfection de l’en-
semble; tandis que Marianina savait unir au même degré la
pureté du son, la sensibilité, la justesse du mouvement et des into-
nations, l'âme et la science, la correction et le sentiment. Cette
J'ille était le type de cette poésie secrète, lien commun de tous les
arts, el qui fuit toujours ceux qui la cherchent. Douce et modeste,

3 O0 4
S AZ

instruite et spirituelle, rien ne pouvait éclipser Marianina, si ce


n'était sa mère.
2MAvez-vous jamais rencontré de ces femmes dont la beauté fou-
droyante défie les atteintes de l’âge, et qui semblent, à trente-six
ans, plus désirables qu’elles ne devaient l'être quinze ans plus tôt ?
Leur visage est une âme passionnée, il étincelle; chaque trait y
brille d'intelligence; chaque pore possède un éclat particulier, sur-
tout aux lumières. Leurs yeux séduisants attirent, refusent, par-
lent ou se taisent ; leur démarche est innocemment savante; leur
voix déploie les mélodieuses richesses des tons les plus coquette-
ment doux et tendres. Fondés sur des comparaisons, leurs éloges
caressent l’amour-propre le plus chatouilleux. Un mouvement de
leurs sourcils, Le moindre jeu de l'œil, leur lèvre qui se fronce,
impriment une sorte de terreur à ceux qui font dépendre d’elles
leur vie et leur bonheur. Inexpériente de l'amour et docile au dis-
cours, une jeune fille peut se laisser séduire; mais pour ces sortes
de femmes, un homme doit savoir, comme monsieur de Jaucourt,
ne pas crier quand, en se cachant au fond d’un cabinet, la femme
de chambre lui brise deux doigts dans la jointure d’une porte.
Aimer ces puissantes sirènes, n'est-ce pas jouer sa vie ? Et voilà
pourquoi peut-être Les aimons-nous si passionnément! Telle était
la comtesse de Lantry.
2Filippo, frère de Marianina, tenait, comme sa sœur, de la
beauté merveilleuse de La comtesse. Pour tout dire en un mot, ce
jeune homme était une image vivante de l’Antinoüs, avec des
formes plus grêles. Mais comme ces maigres et délicates propor-
tions s’allient bien à la jeunesse quand un teint olivâtre, des sour-
cils vigoureux et le feu d’un œil velouté promettent pour l'avenir
des passions mâles, des idées généreuses! Si Filippo restait dans
tous Les cœurs de jeunes filles comme un type, il demeurait éga-
lement dans le souvenir de toutes les mères comme le meilleur
parti de France.
25La beauté, la fortune, l'esprit, les grâces de ces deux enfants
venaient uniquement de leur mère. ?*Le comte de Lanty était petit,
laid et grêlé; sombre comme un Espagnol, ennuyeux comme un
banquier. Il passait d’ailleurs pour un profond politique, peut-
être parce qu’il riait rarement, et citait toujours monsieur de Met-
ternich ou Wellington.
25Cette mystérieuse famille avait tout l'attrait d’un poème de
lord Byron, dont les difficultés étaient traduites d'une manière
différente par chaque personne du beau monde: un chant obs-
cur et sublime de strophe en strophe. La réserve que monsieur
et madame de Lanty gardaient sur leur origine, sur leur exis-
tence passée et sur leurs relations avec les quatre parties du monde

SON S
SAT

n’eût pas été longtemps un sujet d’étonnement à Paris. En nul pays


peut-être l’axiome de Vespasien n’est mieux compris. Là, les écus
même tachés de sang ou de boue ne trahissent rien et représen-
tent tout. Pourvu que la haute société sache le chiffre de votre
fortune, vous êtes classé parmi les sommes qui vous sont égales,
et personne ne vous demande à voir vos parchemins, parce que
tout le monde sait combien peu ils coûtent. Dans une ville où les
problèmes sociaux se résolvent par des équations algébriques, les
aventuriers ont en leur faveur d’excellentes chances. En suppo-
sant que cette famille eût été bohémienne d’origine, elle était si
riche, si attrayante, que la haute société pouvait bien lui par-
donner ses petits mystères. Mais, par malheur, l’histoire énig-
matique de la maison Lanty offrait un perpétuel intérêt de curio-
sité, assez semblable à celui des romans d’Anne Radcliffe.
28Les observateurs, ces gens qui tiennent à savoir dans quel
magasin vous achetez vos candélabres, ou qui vous demandent le
prix du loyer quand votre appartement leur semble beau, avaient
remarqué, de loin en loin, au milieu des fêtes, des concerts, des
bals, des raouts donnés par la comtesse, l’apparition d’un per-
sonnage étrange. C'était un homme. 5La première fois qu’il se
montra dans l’hôtel, ce fut pendant un concert, où il semblait avoir
été attiré vers le salon par la voix enchanteresse de Marianina.
5lDepuis un moment, j'ai froid, dit à sa voisine une dame pla-
cée près de la porte.
L’inconnu, qui se trouvait près de cette femme, s’en alla.
- Voilà qui est singulier !J'ai chaud, dit cette femme après le
départ de l'étranger. Et vous me taxerez peut-être de folie, mais
je ne saurais m'empêcher de penser que mon voisin, ce monsieur
vêtu de noir qui vient de partir, causait ce froid.
Bientôt l’exagération naturelle aux gens de la haute société fit
naître et accumuler les idées Les plus plaisantes, les expressions les
plus bizarres, les contes les plus ridicules sur ce personnage mys-
térieux. Sans être précisément un vampire, une goule, un homme
artificiel, une espèce de Faust ou de Robin des Bois, il participait,
au dire des gens amis du fantastique, de toutes ces natures anthro-
pomorphes. *ILse rencontrait çà et là des Allemands qui prenaient
pour des réalités ces railleries ingénieuses de la médisance pari-
sienne. L’étranger était simplement un vieillard. 56Plusieurs de
ces jeunes hommes, habitués à décider, tous Les matins, l’avenir de
l’Europe, dans quelques phrases élégantes, voulaient voir en l’in-
connu quelque grand criminel, possesseur d'immenses richesses.
Des romanciers racontaient la vie de ce vieillard, et vous donnaient
des détails véritablement curieux sur les atrocités commises par
lui pendant le temps qu’il était au service du prince de Mysore. Des

506
SZ

banquiers, gens plus positifs, établissaient une fable spécieuse.


— Bah! disaient-ils en haussant leurs larges épaules par un mou-
vement de pitié, ce petit vieux est une tête génoise!/
- Monsieur, si ce n’est pas une indiscrétion, pourriez-vous
avoir la bonté de m'expliquer ce que vous entendez par une tête
génoise ?
— Monsieur, c’est un homme sur la vie duquel reposent
d'énormes capitaux, et de sa bonne santé dépendent sans doute
Les revenus de cette famille.
Je me souviens
d’avoir entendu chez madame d’Espard un
magnétiseur prouvant, par des considérations historiques très
spécieuses, que ce vieillard, mis sous verre, était le fameux Bal-
samo, dit Cagliostro. Selon ce moderne alchimiste, l’aventurier
sicilien avait échappé à la mort, et s’amusait à faire de l’or pour
ses petits-enfants. Enfin le bailli de Ferette prétendait avoir
reconnu dans ce singulier personnage le comte de Saint-Cermain.
Ces niaïseries, dites avec le ton spirituel, avec l’air railleur qui,
de nos jours, caractérisent une société sans croyances, entrete-
naient de vagues soupçons sur la maison Lanty. Enfin, par un
singulier concours de circonstances, les membres de cette famille
justifiaient Les conjectures du monde, en tenant une conduite assez
mystérieuse avec ce vieillard, dont la vie était en quelque sorte
dérobée à toutes les investigations.
#1Ce personnage franchissait-il le seuil de l’appartement qu’il
était censé occuper à l’hôtel de Lanty, son apparition causait tou-
jours une grande sensation dans la famille. On eût dit un événe-
ment de haute importance. Filippo, Marianina, madame de Lanty
et un vieux domestique avaient seuls le privilège d'aider l'inconnu
à marcher, à se lever, à s'asseoir. Chacun en surveillait Les moindres
mouvements. Il semblait que ce fût une personne enchantée de
qui dépendissent Le bonheur, la vie ou la fortune de tous. ®Etait-
ce crainte ou affection ? Les gens du monde ne pouvaient décou-
vrir aucune induction qui les aidât à résoudre ce problème. * Caché
pendant des mois entiers au fond d’un sanctuaire inconnu, ce génie
familier en sortait tout à coup comme furtivement, sans être
attendu, et apparaissait au milieu des salons comme ces fées d’au-
trefois qui descendaient de leurs dragons volants pour venir trou-
bler les solennités auxquelles elles n'avaient pas été conviées. “Les
observateurs les plus exercés pouvaient alors seuls deviner l’in-
quiétude des maîtres du logis, qui savaient dissimuler leurs senti-
ments avec une singulière habileté. “Mais, parfois, tout en dan-
sant dans un quadrille, la trop naïve Marianina jetait un regard
de terreur sur le vieillard qu’elle surveillait au sein des groupes.
Ou bien Filippo s’élançait en se glissant à travers la foule, pour le

do DT
SP

joindre, et restait auprès de lui, tendre et attentif, comme si le


contact des hommes ou le moindre souffle dût briser cette créa-
ture bizarre. La comtesse tâchait de s’en approcher, sans paraître
avoir eu l'intention de le rejoindre; puis, en prenant des manières
et une physionomie autant empreintes de servilité que de tendresse,
de soumission que de despotisme, elle disait deux ou trois mots aux-
quels déférait presque toujours le vieillard, il disparaissait emmené
ou, pour mieux dire, emporté par elle. Si madame de Lanty n’était
pas là, le comte employait mille stratagèmes pour arriver à lui;
mais il avait l’air de s’en faire écouter difficilement, et le traitait
comme un enfant gâté dont la mère satisfait les caprices ou redoute
la mutinerie. Quelques indiscrets s'étant hasardés à questionner
étourdiment le comte de Lanty, cet homme froid et réservé n'avait
jamais paru comprendre l'interrogation des curieux. Aussi, après
bien des tentatives, que la circonspection de tous les membres de
cette famille rendit vaines, personne ne chercha-t-il à découvrir
un secret si bien gardé. Les espions de bonne compagnie, les gobe-
mouches et les politiques avaient fini, de guerre lasse, par ne plus
s'occuper de ce mystère.
11Mais, en ce moment, il y avait peut-être au sein de ces salons
resplendissants des philosophes qui, tout en prenant une glace,
un sorbet, ou en posant sur une console leur verre vide de punch,
se disaient :
—- Je ne serais pas étonné d'apprendre que ces gens-là sont des
Jripons. Ce vieux, qui se cache et n'apparaît qu'aux équinoxes ou
aux solstices, m'a tout l’air d’un assassin...
—- Ou d’un banqueroutier…
— C’est à peu près la même chose. Tuer la fortune d’un homme,
c’est quelquefois pis que de le tuer lui-même.
— Monsieur, j'ai parié vingt louis, il m'en revient quarante.
- Ma foi, monsieur, il n’en reste que trente sur le tapis.
—- Hé! bien, voyez-vous comme la société est mêlée ici. On n’y
peul pas jouer.
— C’est vrai... Mais voilà bientôt six mois que nous n'avons
aperçu l’Esprit. Croyez-vous que ce soit un être vivant ?
- Hé! hé! tout au plus...
Ces derniers mots étaient dits, autour de moi, par des incon-
nus qui s’en allèrent °'au moment où je résumais, dans une der-
nière pensée, mes réflexions mélangées de noir et de blanc, de vie
et de mort. Ma folle imagination, autant que mes yeux, contem-
plait tour à tour et lafête, arrivée à son plus haut degré de splen-
deur, et le sombre tableau des jardins. °° Je ne sais combien de
Lemps je méditai sur ces deux côtés de la médaille humaine ;mais
soudain le rire étouffé d’une jeune femme me réveilla. S\Je restai

[ei] © o)
Lo
(2) =

stupéfait à l'aspect de l’image qui s’offrit à mes regards. Par un


des plus rares caprices de la nature, la pensée de demi-deuil qui
se roulait dans ma cervelle en était sortie, elle se trouvait devant
moi, personnifiée, vivante, elle avait jailli comme Minerve de la
tête de Jupiter, grande et forte, elle avait tout à la fois cent ans
et vingt-deux ans, elle était vivante et morte. SEchappé de sa
chambre, comme un fou de sa loge, le petit vieillard s'était sans
doute adroitement coulé derrière une haie de gens attentifs à la
voix de Marianina, qui finissait La cavatine de Tancrède. °71l sem-
blait être sorti de dessous terre, poussé par quelque mécanisme
de théâtre. Immobile et sombre, il resta pendant un moment à
regarder cette fête, dont Le murmure avait peut-être atteint à ses
oreilles. Sa préoccupation, presque somnambulique, était si
concentrée sur Les choses qu’il se trouvait au milieu du monde
sans voir Le monde. IL avait surgi sans cérémonie auprès d’une
- des plus ravissantes femmes de Paris, ’danseuse élégante et jeune,
aux formes délicates, une de ces figures aussi fraîches que l’est
celle d’un enfant, blanches et roses, et si frêles, si transparentes,
qu'un regard d'homme semble devoir les pénétrer, comme les
rayons du soleil traversent une glace pure. Ils étaient là, devant
moi, tous deux, ensemble, unis et si serrés, que l’étranger frois-
sait et La robe de gaze, et les guirlandes de fleurs, et les cheveux
légèrement crépés, et la ceinture flottante.
62 J'avais amené cette jeune femme au bal de madame de Lantry.
Comme elle venait pour la première fois dans cette maison, je lui
pardonnai son rire étouffé; mais je lui fis vivement je ne sais quel
signe impérieux qui la rendit tout interdite et lui donna du res-
pect pour son voisin. Elle s’assit près de moi. Le vieillard ne
voulut pas quitter cette délicieuse créature, à laquelle il s’atta-
cha capricieusement avec cette obstination muette et sans cause
apparente dont sont susceptibles les gens extrêmement âgés, et
qui les fait ressembler à des enfants. Pour s’asseoir auprès de
la jeune dame, il Lui fallut prendre un pliant. Ses moindres mou-
vements furent empreints de cette lourdeur froide, de cette stu-
pide indécision qui caractérisent Les gestes d’un paralytique. Il se
posa lentement sur son siège, avec circonspection, et en grom-
melant quelques paroles inintelligibles. Sa voix cassée ressembla
au bruit que fait une pierre en tombant dans un puits. La jeune
femme me pressa vivement la main, comme si elle eût cherché à
se garantir d’un précipice, et frissonna quand cet homme, qu’elle
regardait, tourna sur elle deux yeux sans chaleur, deux yeux
glauques qui ne pouvaient se comparer qu’à de la nacre ternie.
- 69/J’ai peur, me dit-elle en se penchant à mon oreille.
- 70Vous pouvez parler, répondis-je. Il entend très difficilement.

e;] © ©
SY/AN7

— Vous le connaissez donc ?


— Oui.
Tiflle s’enhardit alors assez pour examiner pendant un
moment cette créature sans nom dans le langage humain, forme
sans substance, être sans vie, ou vie sans action. "Elle était sous
le charme de cette craintive curiosité qui pousse les femmes à se
procurer des émotions dangereuses, à voir des tigres enchaînés,
à regarder des boas, en s’effrayant de n’en être séparées que par
de faibles barrières. Quoique le petit vieillard eût le dos courbé
comme celui d’un journalier, on s’apercevait facilement que sa
taille avait dû être ordinaire. Son excessive maigreur, la délica-
Lesse de ses membres, prouvaient que ses proportions étaient tou-
jours restées sveltes. *IL portait une culotte de soie noire, qui flot-
tait autour de ses cuisses décharnées en décrivant des plis, comme
une voile abattue. © Un anatomiste eût reconnu soudain les symp-
tômes d’une affreuse étisie en voyant les petites jambes qui ser-
vaient à soutenir ce corps étrange. Vous eussiez dit de vieux os
mis en croix sur une tombe. Un sentiment de profonde horreur
pour l’homme saisissait le cœur quand une fatale attention vous
dévoilait les marques imprimées par la décrépitude à cette
casuelle machine. SL’inconnu portait un gilet blanc, brodé d’or,
à l’ancienne mode, et son linge était d’une blancheur éclatante.
Un jabot de dentelle d'Angleterre assez roux, dont la richesse eût
été enviée par une reine, formait des ruches jaunes sur sa poi-
trine; mais sur lui cette dentelle était plutôt un haillon qu’un
ornement. Au milieu de &e jabot, un diamant d’une valeur incal-
culable scintillait comme le soleil. Ce luxe suranné, ce trésor
intrinsèque et sans goût, faisaient encore mieux ressortir la figure
de cet être bizarre. Le cadre était digne du portrait. Ce visage
noir était anguleux et creusé dans tous les sens. Le menton était
creux; les tempes étaient creuses; les yeux étaient perdus en de
jaunâtres orbites. Les os maxillaires, rendus saillants par une
maigreur indescriptible, dessinaient des cavités au milieu de
chaque joue. “Ces gibbosités, plus ou moins éclairées par les
lumières, produisaient des ombres et des reflets curieux qui ache-
vaient d’ôter à ce visage les caractères de la face humaine. Puis
les années avaient si fortement collé sur les os la peau jaune et
J'ine de ce visage qu’elle y décrivait partout une multitude de rides,
ou circulaires comme les replis de l’eau troublée par un caillou
que jette un enfant, ou étoilées comme une fêlure de vitre, mais
toujours profondes et aussi pressées que les feuillets dans la
tranche d’un livre. Quelques vieillards nous présentent souvent
des portraits plus hideux; mais ce qui contribuait le plus à don-
ner l’apparence d’une création artificielle au spectre survenu

Gale
S / Z

devant nous était Le rouge et le blanc dont il reluisait. Les sour-


cils de son masque recevaient de la lumière un lustre qui révélait
une peinture très bien exécutée. Heureusement pour la vue attris-
tée de tant de ruines, son crâne cadavéreux était caché sous une
perruque blonde dont les boucles innombrables trahissaient une
prétention extraordinaire. ** Du reste, la coquetterie féminine de
ce personnage fantasmagorique était assez énergiquement annon-
cée par les boucles d’or qui pendaient à ses oreilles, par les
anneaux dont les admirables pierreries brillaient à ses doigts ossti-
J'iés, et par une chaîne de montre qui scintillait comme les cha-
tons d’une rivière au cou d’une femme. “Enfin, cette espèce
d’idole japonaise “Sconservait sur ses lèvres bleuâtres un rire fixe
et arrêté, un rire implacable et goguenard, comme celui d’une
tête de mort. *’Silencieuse, immobile autant qu’une statue, elle
exhalait l'odeur musquée des vieilles robes que les héritiers d’une
dûchesse exhument de ses tiroirs pendant un inventaire. Si le
vieillard tournait les yeux vers l’assemblée, il semblait que les
mouvements de ces globes incapables de réfléchir une lueur se
Jussent accomplis par un artifice imperceptible; et, quand les yeux
s’arrêtaient, celui qui Les examinait finissait par douter qu’ils eus-
sent remué. “Voir, auprès de ces débris humains, une jeune
femme dont le cou, Les bras et le corsage étaient nus et blancs;
dont les formes pleines et verdoyantes de beauté, dont les che-
veux bien plantés sur un front d’albâtre inspiraient l'amour, dont
les yeux ne recevaient pas, mais répandaient la lumière, qui était
suave, fraîche, et dont les boucles vaporeuses, dont l’haleine
embaumée, semblaient trop lourdes, trop dures, trop puissantes
pour cette ombre, pour cet homme en poussière : ah ! c'était bien
la mort et la vie, ma pensée, une arabesque imaginaire, une chi-
mère hideuse à moitié, divinement femelle par le corsage.
— 1ly a pourtant de ces mariages-là qui s’accomplissent assez
souvent dans le monde, me dis-je.
927] sent le cimetière! s’écria la jeune femme épouvantée, qui
me pressa comme pour s'assurer de ma protection, et dont les
mouvements tumultueux me dirent qu’elle avait grand-peur.
M4 C’est une horrible vision, reprit-elle, je ne saurais rester là plus
longtemps. Si je Le regarde encore, je croirai que la mort elle-même
est venue me chercher. Mais vit-il ? »
SElle porta la main sur le phénomène avec cette hardiesse
que les femmes puisent dans la violence de leurs désirs ; °’mais une
sueur froide sortit de ses pores, car aussitôt qu’elle eut touché le
vieillard, elle entendit un cri semblable à celui d’une crécelle. Cette
aigre voix, si c'était une voix, s’échappa d’un gosier presque des-
séché. SPuis à cette clameur succéda vivement une petite toux d’en-
S AZ

fant convulsive et d’une sonorité particulière. A ce bruit, Maria-


nina, Filippo et madame de Lanty jetèrent les yeux sur nous, et
leurs regards furent comme des éclairs. La jeune femme aurait
voulu être au fond de la Seine. "VElle prit mon bras et m’entraîna
vers un boudoir. Hommes et femmes, tout le monde nous fit place.
Parvenus au fond des appartements de réception, nous entrâmes
dans un petit cabinet demi-circulaire. Ma compagne se jeta sur
un divan, palpitant d’effroi, sans savoir où elle était.
10Madame, vous êtes folle, lui dis-je.
- 1095WMais, reprit-elle après un moment de silence pendant
lequel je l’admirai, ‘est-ce ma faute? Pourquoi madame de
Lanty laisse-t-elle errer des revenants dans son hôtel ?
105A1lons, répondis-je, vous imitez les sots. Vous prenez un
petit vieillard pour un spectre.
— 16Taisez-vous, répliqua-t-elle avec cet air imposant et
railleur que toutes les femmes savent si bien prendre quand elles
veulent avoir raison. 174 Le joli boudoir ! s’écria-t-elle en regar-
dant autour d’elle. Le satin bleu fait toujours un admirable effet
en tenture. Est-ce frais ! SAR ! le beau tableau!» ajouta-t-elle en
se levant, et allant se mettre en face d’une toile magnifiquement
encadrée.
Nous restâmes pendant un moment dans la contemplation de
cette merveille, ‘qui semblait due à quelque pinceau surnatu-
rel. Le tableau représentait Adonis étendu sur une peau de lion.
l1La lampe suspendue au milieu du boudoir, et contenue dans
un vase d’albâtre, illuminait alors cette toile d’une lueur douce
qui nous permit de saisir toutes les beautés de la peinture.
- Un être si parfait existe-t-il? me demanda-t-elle ‘après
avoir examiné, non sans un doux sourire de contentement, la grâce
exquise des contours, la pose, la couleur, les cheveux, tout enfin.
— IMJL est trop beau pour un homme, ajouta-t-elle après un
examen pareil à celui qu'elle aurait fait d’une rivale.
H5OR! comme je ressentis alors les atteintes de cette jalousie
116Q laquelle un poète avait essayé vainement de me faire croire!
la jalousie des gravures, des tableaux, des statues, où les artistes
exagèrent la beauté humaine, par suite de la doctrine qui les porte
à tout idéaliser.
H7Cest un portrait, lui répondis-je. Il est dû au talent de Vien.
8Mais ce grand peintre n’a jamais vu l'original, et votre admi-
ration sera moins vive peut-être quand vous saurez que cette aca-
démie a été faite d’après une statue de femme.
H9Mais qui est-ce ?
J’hésitai.
— Je veux le savoir, ajouta-t-elle vivement.

Où = Le)
S / Z

(Je crois, lui dis-je, que cet Adonis représente un... un... un
parent de madame de Lantry.
P1J'eus la douleur de la voir abîmée dans la contemplation de
cette figure. Elle s’assit en silence, je me mis auprès d’elle et lui
pris la main sans qu’elle s’en aperçût! Oublié par un portrait!
l2En ce moment le bruit léger des pas d’une femme dont la robe
frémissait retentit dans le silence. Nous vîmes entrer la jeune
Marianina, plus brillante encore par son expression d’innocence
que par sa grâce et par sa fraîche toilette; elle marchait alors
lentement, et tenait avec un soin maternel, avec une filiale solli-
citude le spectre habillé qui nous avait fait fuir du salon de
musique ; !?*elle Le conduisit en le regardant avec une espèce d’in-
quiétude posant lentement ses pieds débiles. ‘Tous deux, ils arri-
vèrent assez péniblement à une porte cachée dans la tenture.
26Là, Marianina frappa doucement. ?7Aussitôt apparut, comme
par magie, un grand homme sec, espèce de génie familier. ?8Avant
de confier Le vieillard à ce gardien mystérieux, l?°la jeune enfant
baisa respectueusement le cadavre ambulant, et sa chaste caresse
ne fut pas exempte de cette câlinerie gracieuse dont le secret
appartient à quelques femmes privilégiées.
150Addio, addio! disait-elle avec les inflexions les plus jolies
de sa jeune voix.
151£1le ajouta même sur La dernière syllabe une roulade admi-
rablement bien exécutée, mais à voix basse, et comme pour
peindre l’effusion de son cœur par une expression poétique. 5? Le
vieillard, frappé subitement par quelque souvenir, resta sur le
seuil de ce réduit secret. Nous entendimes alors, grâce à un pro-
fond silence, le soupir lourd qui sortit de sa poitrine; ‘SIL tira la
plus belle des bagues dont ses doigts de squelette étaient chargés
et La plaça dans le sein de Marianina. La jeune folle se mit à
rire, reprit La bague, la glissa par-dessus son gant à l’un de ses
doigts, et s’élança vivement vers le salon, où retentirent en ce
moment les préludes d’une contredanse. Elle nous aperçut.
— Ah! vous étiez là! dit-elle en rougissant.
Après nous avoir regardés comme pour nous interroger, elle
courut à son danseur avec l’insouciante pétulance de son âge.
— 158Qu'est-ce que cela veut dire ? me demanda ma jeune par-
tenaire. Est-ce son mari ? Je crois rêver. Où suis-je ?
— Vous!répondis-je, vous, madame, qui êtes exaltée et qui, com-
prenant si bien les émotions les plus imperceptibles, savez culti-
ver dans un cœur d'homme le plus délicat des sentiments, sans le
flétrir, sans le briser dès le premier jour, vous qui avez pitié des
peines du cœur, et qui à l'esprit d’une Parisienne joignez une âme
passionnée digne de l'Italie ou de l'Espagne...

EUR S
S /.Z

Elle vit bien que mon langage était empreint d’une ironie amère ;
et, alors, sans avoir l’air d'y prendre garde, elle m'interrompit
pour dire:
- Oh! vous me faites à votre goût. Singulière tyrannie! Vous
voulez que je ne sois pas moi.
- Oh! je ne veux rien, m'écriai-je épouvanté de son attitude
sévère. {Au moins est-il vrai que vous aimez à entendre racon-
ter l’histoire de ces passions énergiques enfantées dans nos cœurs
par les ravissantes femmes du Midi ?
— Oui. Hé! bien ?
- Eh bien, j'irai demain soir chez vous vers neuf heures, et je
vous révélerai ce mystère.
I2Non, répondit-elle d’un air mutin, je veux l’apprendre sur-
le-champ.
— Vous ne m'avez pas encore donné le droit de vous obéir quand
vous dites : Je veux.
5En ce moment, répondit-elle avec une coquetterie déses-
pérante, j'ai le plus vif désir de connaître ce secret. Demain, je ne
vous écouterai peut-être pas...
IH Elle sourit, et nous nous séparâmes, elle toujours aussi fière,
aussi rude, et moi toujours aussi ridicule en ce moment que tou-
jours. Elle eut l’audace de valser avec un jeune aide de camp, et
je restai tour à tour fâché, boudeur, admirant, aimant, jaloux.
54 demain, me dit-elle vers deux heures du matin, quand
elle sortit du bal.
H6Je n'irai pas, pensai-je et je t'abandonne. Tu es plus capri-
cieuse, plus fantasque mille fois peut-être. que mon imagination.
7Le lendemain, nous étions devant un bon feu, ‘Sdans un petit
salon élégant, assis tous deux, elle sur une causeuse, moi sur des
coussins, presque à ses pieds, et mon œil sous le sien. La rue était
silencieuse. La lampe jetait une clarté douce. C'était une de ces
soirées délicieuses à l'âme, un de ces moments qui ne s’oublient
jamais, une de ces heures passées dans la paix et le désir, et dont,
plus tard, le charme est toujours un sujet de regret, même quand
nous nous trouvons plus heureux. Qui peut effacer la vive
empreinte des premières sollicitations de l’amour ?
9A/lons, dit-elle, j'écoute.
150Mais je n'ose commencer. L'aventure a des passages dan-
gereux pour le narrateur. Si je m'enthousiasme, vous me ferez
laire.
151 Parlez.
152 J'obéis.

O1 à Bb
S / Z

- l5Ernest-Jean Sarrasine était le seul fils d’un procureur de


la Franche-Comté, repris-je après une pause. Son père avait assez
loyalement gagné six à huit mille livres de rente, fortune de pra-
ticien, qui, jadis, en province, passait pour colossale. Le vieux
maître Sarrasine, n'ayant qu'un enfant, ne voulut rien négliger
pour son éducation : il espérait en faire un magistrat, et vivre
assez longtemps pour voir, dans ses vieux jours, le petit-fils de
Matthieu Sarrasine, laboureur au pays de Saint-Dié, s’asseoir sur
Les lis et dormir à l'audience pour la plus grande gloire du Par-
lement; mais le ciel ne réservait pas cette joie au procureur.
IALe jeune Sarrasine, confié de bonne heure aux Jésuites,
5donna les preuves d’une turbulence peu commune. WII eut l’en-
Jance d’un homme de talent. WII ne voulait étudier qu’à sa guise,
se révoltait souvent, et restait parfois des heures entières plongé dans
de confuses méditations, occupé tantôt à contempler ses camarades
quand ils jouaient, tantôt à se représenter les héros d’Homère.
158 Puis, s’il Lui arrivait de se divertir, il mettait une ardeur extra-
ordinaire dans ses jeux. Lorsqu'une lutte s'élevait entre un cama-
rade et lui, rarement le combat finissait sans qu’il y eût du sang
répandu. S’il était Le plus faible, il mordait. Tour à tour agissant
ou passif, sans aptitude ou trop intelligent, son caractère bizarre
160/e fit redouter de ses maîtres autant que de ses camarades. Au
lieu d’apprendre les éléments de la langue grecque, il dessinait le
révérend père qui leur expliquait un passage de Thucydide, cro-
quait le maître de mathématiques, le préfet, les valets, le correc-
teur, et barbouillait tous Les murs d’esquisses informes. Au lieu
de chanter les louanges du Seigneur à l’église, il s'amusait, pendant
Les offices, à déchiqueter un banc; ou quand il avait volé un mor-
ceau de bois, il sculptait quelque figure de sainte. Si le bois, La pierre,
Le crayon lui manquaient, il rendait ses idées avec de la mie de pain.
164Soit qu’il copiât les personnages des tableaux qui garnissaient le
chœur, soit qu’il improvisât, il laissait toujours à sa place de gros-
sières ébauches dont le caractère licencieux désespérait les plus
jeunes pères ; et les médisants prétendaient que les vieux Jésuites en
souriaient. \5Enfin, s’il faut en croire la chronique du collège, il
fut chassé pour avoir, en attendant son tour au confessionnal,
un vendredi saint, sculpté une grosse bâche en forme de Christ. L’im-
piété gravée sur cette statue était trop forte pour ne pas attirer un
châtiment à l’artiste. N'avait-il pas eu l'audace de placer sur le haut
du tabernacle cette figure passablement cynique!
167Sarrasine vint chercher à Paris un refuge contre les menaces
1684e la malédiction paternelle. Ayant une de ces volontés fortes
qui ne connaissent pas d’obstacles, il obéit aux ordres de son génie
et entra dans l'atelier de Bouchardon. ‘IL travaillait pendant
S 212

toute la journée, et, le soir, allait mendier sa subsistance. 171Bou-


chardon, émerveillé des progrès et de l'intelligence du jeune artiste,
devina !??bientôt la misère dans laquelle se trouvait son élève; il
le secourut, le prit en affection et le traita comme son enfant.
175 Puis, lorsque le génie de Sarrasine se fut dévoilé !*par une de
ces œuvres où le talent à venir lutte contre l’effervescence de la
jeunesse, lle généreux Bouchardon essaya de le remettre dans
les bonnes grâces du vieux procureur. Devant l'autorité du sculp-
teur célèbre, le courroux paternel s’apaisa. Besançon tout entier
se félicita d’avoir donné le jour à un grand homme futur. Dans
le premier moment d’extase où le plongea sa vanité flattée, le pra-
ticien avare mit son fils en état de paraître avec avantage dans
le monde. ‘Les longues et laborieuses études exigées par la sculp-
ture !TTdomptèrent pendant longtemps le caractère impétueux et
le génie sauvage de Sarrasine. Bouchardon, prévoyant la violence
avec laquelle les passions se déchaîneraient dans cette jeune âme,
l8peut-être aussi vigoureusement trempée que celle de Michel-
Ange, ‘en étouffa l'énergie sous des travaux continus. Il réussit
à maintenir dans de justes bornes la fougue extraordinaire de
Sarrasine, en lui défendant de travailler, en Lui proposant des dis-
tractions quand il le voyait emporté par la furie de quelque pen-
sée, ou en lui confiant d'importants travaux au moment où il était
prêt à se livrer à la dissipation. Mais, auprès de cette âme pas-
sionnée, la douceur fut toujours la plus puissante de toutes les
armes, et le maître ne prit un grand empire sur son élève qu’en
en excitant la reconnaissance par une bonté paternelle.
1814 l’âge de vingt-deux ans, Sarrasine fut forcément soustrait
à la salutaire influence que Bouchardon exerçait sur ses mœurs
et sur ses habitudes. ‘IL porta les peines de son génie en gagnant
le prix de sculpture Sfondé par le marquis de Marigny, le frère
de madame de Pompadour, qui fit tant pour les arts. “Diderot
vanta comme un chef-d'œuvre la statue de l'élève de Bouchardon.
I5Ce ne fut pas sans une profonde douleur que le sculpteur du
roi vil partir pour l'Italie un jeune homme ‘dont, par principe,
il avait entretenu l'ignorance profonde sur les choses de La vie.
I87Sarrasine était depuis six ans le commensal de Bouchardon.
ISSFanatique de son art comme Canova le fut depuis, il se levait
au jour, entrait dans l'atelier pour n’en sortir qu’à la nuit, ‘Set
ne vivait qu'avec sa muse. S'il allait à la Comédie-Française,
il y était entraîné par son maître. Il se sentait si gêné chez
madame Geoffrin et dans le grand monde où Bouchardon essaya
de l’introduire, qu’il préféra rester seul, et répudia les plaisirs de
cette époque licencieuse. II n'eut pas d’autres maîtresses que la
sculpture ‘et Clotilde, l’une des célébrités de l'Opéra. Encore

[ei] Es [e?]
S / Z

celte intrigue ne dura-t-elle pas. *Sarrasine était assez laid, tou-


jours mal mis, et de sa nature si libre, si peu régulier dans sa vie
privée, que l'illustre nymphe, redoutant quelque catastrophe,
rendit bientôt le sculpteur à l’amour des Arts. Sophie Arnould
a dit je ne sais quel bon mot à ce sujet. Elle s’étonna, je crois, que
sa camarade eût pu l'emporter sur des statues.
TSarrasine partit pour l'Italie en 1758. ‘SPendant le voyage,
son imagination ardente s’enflamma sous un ciel de cuivre et à
l'aspect des monuments merveilleux dont est semée la patrie des
Arts. Il admira les statues, les fresques, les tableaux; et, plein d’ému-
lation, ‘Vil vint à Rome, Ven proie au désir d’inscrire son nom
entre Les noms de Michel-Ange et de monsieur Bouchardon. Aussi,
pendant les premiers jours, partagea-t-il son temps entre ses tra-
vaux d’atelier et l’examen des œuvres d’art qui abondent à Rome.
21/1 avait déjà passé quinze jours dans l’état d’extase qui saisit
toutes les jeunes imaginations à l’aspect de la reine des ruines,
quand, un soir, il entra au théâtre d’Argentina, devant lequel
se pressait une grande foule. 2%IL s’enquit des causes de cette
affluence, Wet Le monde répondit par deux noms : « Zambinella !
Jomelli! » 2W%6]1 entre Tet s’assied au parterre, ?Spressé par deux
abbati notablement gros ; mais il était assez heureusement placé
près de La scène. °‘°La toile se leva. ?\ ‘Pour la première fois de sa
vie, il entendit cette musique ??dont monsieur Jean-Jacques Rous-
seau lui avait si éloquemment vanté les délices, pendant une soi-
rée du baron d’Holbach.?\Les sens du jeune sculpteur furent, pour
ainsi dire, lubrifiés par les accents de la sublime harmonie de
Jomelli. Les langoureuses originalités de ces voix italiennes habi-
lement mariées le plongèrent dans une ravissante extase. II resta
muet, immobile, ne se sentant pas même foulé par les deux prêtres.
215Son âme passa dans ses oreilles et dans ses yeux. IL crut écou-
ter par chacun de ses pores. ?\5Tout à coup, des applaudissements
à faire crouler la salle accucillirent l'entrée en scène de la prima
donna. ?!’Elle s’avança par coquetterie sur le devant du théâtre,
et salua le public avec une grâce infinie. Les lumières, l’enthou-
siasme de tout un peuple, l'illusion de la scène, les prestiges d’une
toilette qui, à cette époque, était assez engageante, conspirèrent en
faveur ?8de cette femme. ’Sarrasine poussa des cris de plaisir.
227] admirait en ce moment la beauté idéale de laquelle il avait
jusqu'alors cherché çà et là les perfections dans la nature, en
demandant à un modèle, souvent ignoble, les rondeurs d’une
jambe accomplie; à tel autre, les contours du sein; à celui-là, ses
blanches épaules ; prenant enfin le cou d’une jeune fille, et les mains
de cette femme, et les genoux polis de cet enfant, sans rencon-
trer jamais sous le ciel froid de Paris les riches et suaves créations

#,
À 7
S/n7

de la Grèce antique. 2°? La Zambinella lui montrait réunies, bien


vivantes et délicates, ces exquises proportions de la nature fémi-
nine si ardemment désirées, desquelles un sculpteur est tout à la
fois le juge le plus sévère et le plus passionné. C'était une bouche
expressive, des yeux d’amour, un teint d’une blancheur éblouis-
sante. ?*Et joignez à ces détails, qui eussent ravi un peintre,
225çoutes les merveilles de Vénus révérées et rendues par le ciseau
des Grecs. ? L'artiste ne se lassait pas d'admirer la grâce inimi-
table avec laquelle les bras étaient attachés au buste, la rondeur
prestigieuse du cou, des lignes harmonieusement décrites par les
sourcils, par le nez, puis l’ovale parfait du visage, La pureté de ses
contours vifs, et l'effet de cils fournis, recourbés qui terminaient
de larges et voluptueuses paupières. ??7C'’était plus qu'une femme,
c'était un chef-d'œuvre ! SI se trouvait dans cette création ines-
pérée de l'amour à ravir tous les hommes, et des beautés dignes
de satisfaire un critique. %Sarrasine dévorait des yeux la statue
de Pygmalion, pour lui descendue de son piédestal. Quand la
Zambinella chanta, S'ce fut un délire. ?L’artiste eut froid;
255puis il sentit un foyer qui pétilla soudain dans les profondeurs
de son être intime, de ce que nous nommons le cœur, faute de mot!
25J1 n’applaudit pas, il ne dit rien, il éprouvait un mouvement
de folie, espèce de frénésie qui ne nous agite qu’à cet âge où le
désir a je ne sais quoi de terrible et d’infernal. ’Sarrasine vou-
lait s’élancer sur le théâtre et s'emparer de cette femme : sa force,
centuplée par une dépression morale impossible à expliquer,
puisque ces phénomènes se passent dans une sphère inaccessible
à l’observation humaine, tendait à se projeter avec une violence
douloureuse. SA Le voir, on eût dit d’un homme froid et stupide.
239Gloire, science, avenir, existence, couronnes, tout s’écroula.
« 2Ztre aimé d'elle, ou mourir!» tel fut l’arrêt que Sarrasine
porta sur lui-même. °"IL était si complètement ivre, qu’il ne
voyait plus ni salle, ni spectateurs, ni acteurs, n’entendait plus
de musique. "Bien mieux, il n'existait pas de distance entre lui
et la Zambinella, il la possédait, ses yeux, attachés sur elle, s’em-
paraient d'elle. Une puissance presque diabolique lui permettait
de sentir le vent de cette voix, de respirer la poudre embaumée
dont ses cheveux étaient imprégnés, de voir les méplats de ce
visage, d'y compter les veines bleues qui en nuançaient la peau
satinée. Enfin cette voix agile, fraîche et d’un timbre argenté,
souple comme un fil auquel le moindre souffle d’air donne une
Jorme, qu’il roule et déroule, développe et disperse, cette voix atta-
quait si vivement son âme, “‘qu’il laissa plus d’une fois échap-
per de ces cris involontaires arrachés par les délices convulsives
2Wtrop rarement données par les passions humaines. ? Bientôt

GLS
S / Z

il fut obligé de quitter le théâtre. *7Ses jambes tremblantes refu-


saient presque de le soutenir. Il était abattu, faible comme un
homme nerveux qui s’est livré à quelque effroyable colère. Il avait
eu tant de plaisir, ou peut-être avait-il tant souffert, que sa vie
s'était écoulée comme l’eau d’un vase renversée par un choc. Il
sentait en lui un vide, un anéantissement semblable à ces atonies
qui désespèrent les convalescents au sortir d’une forte maladie.
#Envahi par une tristesse inexplicable, “il alla s’asseoir sur
les marches d’une église. Là, Le dos appuyé contre une colonne, il
se perdit dans une méditation confuse comme un rêve. La pas-
sion l’avait foudroyé. De retour au logis, S'il tomba dans un
de ces paroxysmes d'activité qui nous révèlent la présence de prin-
cipes nouveaux dans notre existence. En proie à celte première
Jièvre d'amour qui tient autant au plaisir qu’à la douleur, il vou-
lut tromper son impatience et son délire en dessinant la Zambi-
nella de mémoire. Ce fut une sorte de méditation matérielle. °?Sur
telle feuille, La Zambinella se trouvait dans cette attitude, calme
et froide en apparence, affectionnée par Raphaël, par le Gior-
gion et par tous les grands peintres. Sur telle autre, elle tour-
nait la tête avec finesse en achevant une roulade, et semblait
s’écouter elle-même. ?°*Sarrasine crayonna sa maîtresse dans
toutes Les poses : il la fit sans voile, assise, debout, couchée, ou
chaste ou amoureuse, en réalisant, grâce au délire de ses crayons,
toutes Les idées capricieuses qui sollicitent notre imagination
quand nous pensons fortement à une maîtresse. 2°°Mais sa pen-
sée furieuse alla plus loin que le dessin. Il voyait la Zambinella,
lui parlait, La suppliait, épuisait mille années de vie et de bon-
heur avec elle, en la plaçant dans toutes les situations imagi-
nables, Ten essayant, pour ainsi dire, l'avenir avec elle.
28Le lendemain, il envoya son laquais louer, pour toute la sai-
son, une loge voisine de la scène. Puis, comme tous les jeunes gens
dont l’âme est puissante, "Wil s’'exagéra les difficultés de son entre-
prise, et donna pour première pâture à sa passion le bonheur de
pouvoir admirer sa maîtresse sans obstacle. \Cet âge d’or de
l’amour, pendant lequel nous jouissons de notre propre sentiment
et où nous nous trouvons heureux presque par nous-mêmes, "ne
devait pas durer longtemps chez Sarrasine. Cependant, les évé-
nements le surprirent S*quand il était encore sous le charme de cette
printanière hallucination, aussi naïve que voluptueuse.?% Pendant
une huitaine de jours, il vécut toute une vie, occupé le matin à pétrir
la glaise à l’aide de laquelle il réussissait à copier la Zambinella,
266malgré les voiles, les jupes, les corsets et les nœuds de rubans qui
la lui dérobaient. Le soir, installé de bonne heure dans sa loge,
seul, couché sur un sofa, il se faisait, semblable à un Turc enivré

<a VS)
SZ

d’opium, un bonheur aussi fécond aussi prodigue qu’il le souhaitait.


268D’abord il se familiarisa graduellement avec les émotions trop
vives que lui donnait le chant de sa maîtresse; *°puis il apprivoisa
ses yeux à la voir, et finit par la contempler ?sans redouter l’ex-
plosion de la sourde rage par laquelle il avait été animé le premier
jour. Sa passion devint plus profonde en devenant plus tranquille.
271Du reste, Le farouche sculpteur ne souffrait pas que sa solitude,
peuplée d’images, parée des fantaisies de l'espérance et pleine de bon-
heur, fût troublée par ses camarades. ?Il aimait avec tant de force
et si naïvement, qu’il eut à subir les innocents scrupules dont nous
sommes assaillis quand nous aimons pour la première fois. En
commençant à entrevoir qu'il faudrait bientôt agir, intriguer,
demander où demeurait la Zambinella, savoir si elle avait une mère,
un oncle, un tuteur, une famille; en songeant enfin aux moyens de
la voir, de lui parler, il sentait son cœur se gonfler si fort à des idées
si ambitieuses, qu’il remettait ces soins au lendemain, ‘heureux de
ses souffrances physiques autant que de ses plaisirs intellectuels.
— 275Mais, me dit madame de Rochefide en m'’interrompant, je
ne vois encore ni Marianina ni son petit vieillard.
- Vous ne voyez que lui! m'écriai-je, impatienté comme un
auteur auquel on fait manquer l'effet d’un coup de théâtre.
- 276P)epuis quelques jours, repris-je après une pause, Sarrasine
était si fidèlement venu s'installer dans sa loge, et ses regards expri-
maient tant d’amour, ?T'que sa passion pour la voix de Zambi-
nella aurait été la nouvelle de tout Paris, si cette aventure s’y fût
passée; mais, en Italie, madame, au spectacle, chacun y assiste
pour son compte, avec ses passions, avec un intérêt de cœur qui
exclut l’espionnage des lorgnettes. "Cependant la frénésie du
sculpteur ne devait pas échapper longtemps aux regards des chan-
teurs et des cantatrices. Un soir, Le Français s’aperçut qu’on riait
de lui dans les coulisses. STIL eût été difficile de savoir à quelles
extrémités il se serait porté, °®si la Zambinella n’était pas entrée
en scène. Elle jeta sur Sarrasine un de ces coups d'œil éloquents
-Siqui disent souvent beaucoup plus de choses que les femmes ne le
veulent. °%Ce regard fut toute une révélation. Sarrasine était aimé!
« Si ce n’est qu’un caprice, pensa-t-il en accusant déjà sa mai-
tresse de trop d’ardeur, elle ne connaît pas la domination sous
laquelle elle va tomber. Son caprice durera, j'espère, autant que
ma vie. »
285En ce moment, trois coups légèrement frappés à la porte de
sa loge excitèrent l’attention de l'artiste. S6II ouvrit. 87Une vieille
Jemme entra mystérieusement.
- “Jeune homme, dit-elle, si vous voulez être heureux, ayez
de la prudence. Enveloppez-vous d’une cape, abaissez sur vos yeux

0200)
NA

un grand chapeau; puis, vers dix heures du soir, trouvez-vous


dans la rue du Corso, devant l'hôtel d’Espagne.
- J'y serai, répondit-il °mettant deux louis dans la main
ridée de la duègne.
AIT s'échappa de sa loge, ??après avoir fait un signe d’intel-
ligence à la Zambinella, qui baissa timidement ses voluptueuses
paupières comme une femme heureuse d’être enfin comprise.
295 Puis il courut chez lui, afin d’emprunter à la toilette toutes Les
séductions qu’elle pourrait lui prêter. ?*En sortant du théâtre,
2%un inconnu l’arrêta par le bras.
— Prenez garde à vous, seigneur Français, lui dit-il à l’oreille.
IL s’agit de vie ou de mort. Le cardinal Cicognara est son pro-
tecteur, et ne badine pas.
2%6Quand un démon aurait mis entre Sarrasine et la Zambi-
nella Les profondeurs de l’enfer, en ce moment il eût tout traversé
d’une enjambée. Semblable aux chevaux des immortels peints par
Homère, l'amour du sculpteur avait franchi en un clin d’œil d’im-
menses espaces.
- La mort dût-elle m’attendre au sortir de la maison, j'irais
encore plus vite, répondit-il.
— %Poverino! s’écria l’inconnu en disparaissant.
29 Parler de danger à un amoureux, n’est-ce pas lui vendre des
plaisirs ? 50Jamais le laquais de Sarrasine n’avait vu son maître
si minutieux en fait de toilette. Sa plus belle épée, présent de
Bouchardon, le nœud que Clotilde lui avait donné, son habit
pailleté, son gilet de drap d’argent, sa tabatière d’or, ses montres
précieuses, tout fut tiré des coffres, °®et il se para comme une
jeune fille qui doit se promener devant son premier amant. 55A
l'heure dite, ivre d’amour et bouillant d’espérance, 5*Sarrasine,
le nez dans son manteau, courut au rendez-vous donné par la
vieille. La duègne attendait.
- Vous avez bien tardé! lui dit-elle. 5Venez.
Elle entraîna le Français dans plusieurs petites rues Set s’ar-
rêta devant un palais d’assez belle apparence. Elle frappa. La
porte s’ouvrit. Elle conduisit Sarrasine à travers un labyrinthe
d’escaliers, de galeries et d’appartements qui n'étaient éclairés que
par les lueurs incertaines de la lune, et arriva bientôt à une porte
510entre les fentes de laquelle s’échappaient de vives lumières, d’où
partaient de joyeux éclats de plusieurs voix. 5 Tout à coup, Sar-
rasine fut ébloui, quand, sur un mot de la vieille, il fut admis
dans ce mystérieux appartement et se trouva dans un salon aussi
brillamment éclairé que somptueusement meublé, au milieu
duquel s’élevait une table bien servie, chargée de sacro-saintes
bouteilles, de riants flacons dont les facettes rougies étincelaient.

on 2
SU 7

5211 reconnut les chanteurs et les cantatrices du théâtre, mêlés


à des femmes charmantes, tout prêts à commencer une orgie d’ar-
tistes qui n’attendait plus que lui. ‘*Sarrasine réprima un mou-
vement de dépit, 55et fit bonne contenance. ‘SIL avait espéré une
chambre mal éclairée, sa maîtresse auprès d’un brasier, un jaloux
à deux pas, la mort et l’amour, des confidences échangées à voix
basse, cœur à cœur, des baisers périlleux, et les visages si voisins,
que les cheveux de la Zambinella eussent caressé son front chargé
de désirs, brûlant de bonheur.
- 517Vive la folie! s’écria-t-il. Signori e belle donne, vous me
permettrez de prendre plus tard ma revanche, et de vous témoi-
gner ma reconnaissance pour la manière dont vous accueillez un
pauvre sculpteur.
5184 près avoir reçu Les compliments assez affectueux de la plu-
part des personnes présentes, qu’il connaissait de vue, ‘il tâcha
de s'approcher de la bergère sur laquelle la Zambinella était
nonchalamment étendue. Oh! comme son cœur battit quand
il aperçut un pied mignon, chaussé d’une de ces mules qui, per-
mettez-moi de le dire, madame, donnaient jadis au pied des
femmes une expression si coquette, si voluptueuse, que je ne sais
pas comment les hommes y pouvaient résister. Les bas blancs bien
tirés el à coins verts, Les jupes courtes, les mules pointues et à
talons hauts du règne de Louis XF ont peut-être un peu contri-
bué à démoraliser l’Europe et le clergé.
- Un peu! dit la marquise. Vous n'avez donc rien lu ?
— 52°L,a Zambinella, repris-je en souriant, s'était effrontément
croisé les jambes, et agitait en badinant celle qui se trouvait des-
sus, attitude de duchesse, qui allait bien à son genre de beauté
capricieuse et pleine d’une certaine mollesse engageante. Elle
avait quitté ses habits de théâtre, et portait un corps qui dessi-
nail une taille svelte et que faisaient valoir des paniers et une
robe de satin brodée à fleurs bleues. ‘Sa poitrine, dont une den-
Lelle dissimulait Les trésors par un luxe de coquetterie, étincelait
de blancheur. *°Coiffée à peu près comme se coiffait madame
du Barry, sa figure, quoique surchargée d’un large bonnet, n’en
paraissait que plus mignonne, et La poudre lui seyait bien. 6La
voir ainsi, c'était l’adorer. "Elle sourit gracieusement au sculp-
teur. *SSarrasine, tout mécontent de ne pouvoir lui parler que
devant témoins, °*s’assit poliment auprès d’elle, et l’entretint de
musique en la louant sur son prodigieux talent; mais sa voix
tremblait d'amour, de crainte et d'espérance.
- Que craignez-vous ? lui dit Vitagliani, le chanteur le plus
célèbre de la troupe. Allez, vous n'avez pas un seul rival à craindre
ici.
S / Z

Le ténor sourit silencieusement. Ce sourire se répéta sur les


lèvres de tous Les convives, 5°?dont l'attention avait une malice
cachée dont ne devait pas s’apercevoir un amoureux. 555Cette
publicité fut comme un coup de poignard que Sarrasine aurait
soudainement reçu dans le cœur. Quoique doué d’une certaine
Jorce de caractère, et bien qu'aucune circonstance ne dût influer
sur son amour, ‘til n'avait peut-être pas encore songé que Zam-
binella était presque une courtisane, 5Set qu’il ne pouvait pas
avoir tout à la fois Les jouissances pures qui rendent l'amour d’une
jeune fille chose si délicieuse, et les emportements fougueux par
lesquels une femme de théâtre fait acheter sa périlleuse posses-
sion. II réfléchit et se résigna. 55’ Le souper fut servi. 8Sarra-
sine et la Zambinella se mirent sans cérémonie à côté l’un de
l’autre. 5*’Pendant la moitié du festin, les artistes gardèrent
quelque mesure, Set le sculpteur put causer avec la cantatrice.
5#1/1 Lui trouva de l'esprit, de la finesse; mais elle était d’une
ignorance surprenante, ‘Set se montra faible et superstitieuse.
5##La délicatesse de ses organes se reproduisait dans son enten-
dement. Quand Vitagliani déboucha la première bouteille de
vin de Champagne, 5Sarrasine lut dans les yeux de sa voisine
une crainte assez vive de la petite détonation produite par le déga-
gement du gaz. 5*’Le tressaillement involontaire de cette organi-
sation féminine fut interprété par l’amoureux artiste comme l’in-
dice d’une excessive sensibilité. Cette faiblesse charma le Français.
5#8/] entre tant de protection dans l’amour d’un homme!
— Vous disposerez de ma puissance comme d’un bouclier ! Cette
phrase n'est-elle pas écrite au fond de toutes les déclarations
d’amour ? 5*%Sarrasine, trop passionné pour débiter des galante-
ries à la belle Italienne, était, comme tous les amants, tour à tour
grave, rieur ou recueilli. Quoiqu'il parût écouter les convives,
il n’entendait pas un mot de ce qu’ils disaient, tant il s’adonnait
au plaisir de se trouver près d’elle, de lui effleurer la main, de la
servir. Il nageait dans une joie secrète. 5° Malgré l’éloquence de
quelques regards mutuels, 5% il fut étonné de la réserve dans
laquelle la Zambinella se tint avec lui. 5Elle avait bien com-
mencé la première à lui presser le pied et à l’agacer avec la malice
d’une femme libre et amoureuse; 5**mais soudain elle s'était
enveloppée dans une modestie de jeune fille, 55après avoir
entendu raconter par Sarrasine un trait qui peignait l’excessive
violence de son caractère. 5*5Quand le souper devint une orgie,
557Jes convives se mirent à chanter, inspirés par le peralta et le
pedro-ximenès. Ce furent des duos ravissants, des airs de la
Calabre, des seguidilles espagnoles, des canzonettes napolitaines.
5581 ivresse était dans tous les yeux, dans la musique, dans les

3 2,
S 07

cœurs et dans les voix. Il déborda tout à coup une vivacité


enchanteresse, un abandon cordial, une bonhomie italienne
559dont rien ne peut donner l’idée à ceux qui ne connaissent que
les assemblées de Paris, les raouts de Londres ou les cercles de
Vienne. Les plaisanteries et les mots d’amour se croisaient,
comme des balles dans une bataille, à travers les rires, Les impié-
Lés, les invocations à la sainte Vierge ou al Bambino. ‘°!L'un se
coucha sur un sofa et se mit à dormir. Une jeune fille écoutait
une déclaration sans savoir qu’elle répandait du vin de Xérès sur
la nappe. *5Au milieu de ce désordre, ‘*la Zambinella, comme
frappée de terreur, resta pensive. Elle refusa de boire, °’mangea
peut-être un peu trop; mais la gourmandise est, dit-on, une grâce
chez les femmes. S6En admirant la pudeur de sa maîtresse,
567Sarrasine fit de sérieuses réflexions pour l’avenir.
« Elle veut sans doute être épousée », se dit-il.
Alors il s'abandonna aux délices de ce mariage. Sa vie entière
ne lui semblait pas assez longue pour épuiser la source de bon-
heur qu’il trouvait au fond de son âme. SVitagliani, son voisin,
lui versa si souvent à boire que, vers les trois heures du matin,
56sans être complètement ivre, Sarrasine se trouva sans force
contre son délire. ‘Dans un moment de fougue, il emporta cette
femme ÿ’len se sauvant dans une espèce de boudoir qui commu-
niquait au salon, °’?et sur la porte duquel il avait plus d’une fois
tourné les yeux. 5L'ltalienne était armée d'un poignard.
- Si lu approches, dit-elle, je serai forcée de te plonger cette
arme dans le cœur. ‘Va! tu me mépriserais. J'ai conçu trop de
respect pour ton caractère pour me livrer ainsi. Je ne veux pas
déchoir du sentiment que tu m'accordes.
55Ah! ah! dit Sarrasine, c’est un mauvais moyen pour
éteindre une passion que de l’exciter. Es-tu donc déjà corrom-
pue à ce point que, vieille de cœur, tu agirais comme une jeune
courtlisane, qui aiguise les émotions dont elle fait commerce ?
577Mais c’est aujourd'hui vendredi, répondit-elle, ’Seffrayée
de la violence du Français.
3®Sarrasine qui n’était pas dévot, se prit à rire. “La Zambi-
nella bondit comme un jeune chevreuil let s’élança dans la salle
du festin. °Quand Sarrasine y apparut courant après elle, 5S5il
Jut accueilli par un rire infernal. SSYIL vit la Zambinella évanouie
sur un sofa. Elle était pâle et comme épuisée par l'effort extraor-
dinaire qu’elle venait de faire. Quoique Sarrasine sût peu d’ita-
lien, il entendit sa maîtresse disant à voix basse à Vitagliani :
- Mais il me tuera!
87Celle scène étrange rendit le sculpteur tout confus. La rai-
son lui revint. Il resta d’abord immobile; puis il retrouva la

3 2 4
S / Z

parole, s’assit auprès de sa maîtresse et protesta de son respect. Il


trouva la force de donner le change à sa passion en tenant à cette
Jemme les discours les plus exaltés; et, pour peindre son amour,
il déploya les trésors “de cette éloquence magique, officieux
interprète ‘que les femmes refusent rarement de croire. 5VAu
moment où les premières lueurs du matin surprirent les convives,
une femme proposa d'aller à Frascati. 5’\Tous accueillirent par
de vives acclamations l’idée de passer la journée à la villa Ludo-
visi. °° Vitagliani descendit pour louer des voitures. 5Sarrasine
eut le bonheur de conduire la Zambinella dans un phaéton. 5*Une
Jois sortis de Rome, la gaieté, un moment réprimée par les com-
bats que chacun avait livrés au sommeil, se réveilla soudain.
Hommes et femmes, tous paraissaient habitués à cette vie étrange,
à ces plaisirs continus, à cet entraînement d'artiste qui fait de la
vie une fête perpétuelle où l’on rit sans arrière-pensée. 55La com-
pagne du sculpteur était la seule qui parût abattue.
— Etes-vous malade? lui dit Sarrasine. Aimeriez-vous mieux
rentrer chez vous ?
— Je ne suis pas assez forte pour supporter tous ces excès, répon-
dit-elle: J'ai besoin de grands ménagements; mais, près de
vous, je me sens si bien! Sans vous, je ne serais pas restée à ce sou-
per ; 5Tune nuit passée me fait perdre toute ma fraicheur.
—- Vous êtes si délicate! reprit Sarrasine en contemplant les
traits mignons de cette charmante créature.
— Les orgies m’abîment la voix.
598 Maintenant que nous sommes seuls, s’écria l’artiste, et que
vous n'avez plus à craindre l’effervescence de ma passion, dites-
moi que vous Mm'aimez.
59 Pourquoi ? répliqua-t-elle, à quoi bon ? Je vous ai sem-
blé jolie. Mais vous êtes Français, et votre sentiment passera.
#1Oh 1! vous ne m'aimeriez pas comme je voudrais être aimée.
— Comment ?
- Sans but de passion vulgaire, purement. *“®J'abhorre les
hommes encore plus peut-être que je ne hais les femmes. “J'ai
besoin de me réfugier dans l’amitié. Le monde est désert pour
moi. Je suis une créature maudite, condamnée à comprendre le
bonheur, à le sentir, à Le désirer et, comme tant d’autres, forcée
à le voir me fuir à toute heure. “Souvenez-vous, seigneur, que
je ne vous aurai pas trompé. “Je vous défends de m'aimer. “7Je
puis être un ami dévoué pour vous, car j'admire votre force et
votre caractère. J'ai besoin d’un frère, d’un protecteur. Soyez tout
cela pour moi, “Smais rien de plus.
- 49Ne pas vous aimer! s’écria Sarrasine; mais, cher ange, tu
es ma vie, mon bonheur !
S./ Z

- 410$; je disais un mot, vous me repousseriez avec horreur.


- #1Coquette! *?rien ne peut m'effrayer. ‘Dis-moi que tu me
coûteras l’avenir, que dans deux mois je mourrai, que je serai
damné pour t’avoir seulement embrassée.
4471 l’'embrassa, ‘malgré les efforts que fit La Zambinella pour
se soustraire à ce baiser passionné.
- #6Dis-moi que tu es un démon, qu'il te faut ma fortune, mon
nom, toute ma célébrité! Veux-tu que je ne sois pas sculpteur ? Parle.
- #7$Si je n'étais pas une femme ? *Sdemanda timidement la
Zambinella d’une voix argentine et douce.
- 49La bonne plaisanterie! s'écria Sarrasine. Crois-tu pouvoir
tromper l’œil d’un artiste ? N’ai-je pas, depuis dix jours, dévoré,
scruté, admiré tes perfections ? *1Une femme seule peut avoir ce
bras rond et moelleux, ces contours élégants. *?Ah ! tu veux des com-
pliments !
45Elle sourit tristement, et dit en murmurant :
— Fatale beauté!
Elle leva les yeux au ciel. *En ce moment son regard eut je ne
sais quelle expression d'horreur si puissante, si vive, que Sarra-
sine en tressaillit.
#25Seigneur Français, reprit-elle, oubliez à jamais un instant
de folie. “Je vous estime; “mais, quant à de l'amour, ne m'en
demandez pas; ce sentiment est étouffé dans mon cœur. Je n'ai
pas de cœur ! s’'écria-t-elle en pleurant. Le théâtre sur lequel vous
n'avez vue, ces applaudissements, cette musique, cette gloire à
laquelle on m'a condamnée, voilà ma vie, je n’en ai pas d’autre.
128 Dans quelques heures, vous ne me verrez plus des mêmes yeux,
la femme que vous aimez sera morte.
1%Le sculpteur ne répondit pas. VII était la proie d’une sourde
rage qui lui pressait le cœur. Il ne pouvait que regarder cette femme
extraordinaire avec des yeux enflammés qui brûlaient. Cette voix
empreinte de faiblesse, l'attitude, les manières et les gestes de la
Zambinella, marqués de tristesse, de mélancolie et de décourage-
ment, réveillaient dans son âme toutes les richesses de la passion.
Chaque parole était un aiguillon. \En ce moment, ils étaient arri-
vés à Frascati. Quand l'artiste tendit Les bras à sa maîtresse pour
l'aider à descendre, *Sil la sentit toute frissonnante.
- Qu'avez-vous ? Vous me feriez mourir, s’écria-t-il en la
voyant pâlir, si vous aviez la moindre douleur dont je fusse la
cause, même innocente.
- Un serpent! dit-elle en montrant une couleuvre qui se glis-
sait le long d’un fossé. J’ai peur de ces odieuses bêtes.
Sarrasine écrasa la tête de la couleuvre d’un coup de pied.
151Comment avez-vous assez de courage? reprit la Zambi-
SWYwZ

nella en contemplant avec un effroi visible le reptile mort.


- *SEhR bien, dit l'artiste en souriant, oseriez-vous bien pré-
tendre que vous n'êtes pas femme ?
#56/1s rejoignirent leurs compagnons et se promenèrent dans les
bois de la villa Ludovisi, qui appartenait alors au cardinal Cico-
gnara. Cette matinée s’écoula trop vite pour l’amoureux sculp-
teur, “mais elle fut remplie par une foule d’incidents qui lui
dévoilèrent la coquetterie, la faiblesse, la mignardise de cette âme
molle et sans énergie. * C'était la femme avec ses peurs soudaines,
ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans
cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiment. *II y eut
un moment où s’aventurant dans la campagne, la petite troupe
des joyeux chanteurs vit de loin quelques hommes armés jusqu'aux
dents, et dont le costume n'avait rien de rassurant. À ce mot : -
Voici des brigands! chacun doubla le pas pour se mettre à l’abri
dans l’enceinte de la villa du cardinal. En cet instant critique,
Sarrasine s’aperçut, à la pâleur de la Zambinella, qu’elle n’avait
plus assez de force pour marcher; il la prit dans ses bras et la
porta, pendant quelque temps, en courant. Quand il se fut rap-
proché d’une vigne voisine, il mit sa maîtresse à terre.
— *#lExpliquez-moi, lui dit-il, comment cette extrême faiblesse
qui, chez toute autre femme, serait hideuse, me déplairait, et dont
la moindre preuve suffirait presque pour éteindre mon amour,
en vous me plaît, me charme ? - *#°Oh! combien je vous aime!
reprit-il. Tous vos défauts, vos terreurs, vos petitesses ajoutent je
ne sais quelle grâce à votre âme. “Je sens que je détesterais une
femme forte, une Sapho, courageuse, pleine d'énergie, de passion.
##4Q frêle et douce créature! comment pourrais-tu être autre-
ment ? *#5Cette voix d’ange, cette voix délicate eût été un contre-
sens, si elle fût sortie d’un corps autre que le tien.
— “Je ne puis, dit-elle, vous donner aucun espoir. *7Cessez de
me parler ainsi, “car on se moquerait de vous. “II m'est impos-
sible de vous interdire l'entrée du théâtre; mais, si vous m’aimez
ou si vous êtes sage, vous n’y viendrez plus. ‘Ecoutez, monsieur,
dit-elle d’une voix grave.
- #510h! tais-toi, dit l’artiste enivré. *’2Les obstacles attisent
l’amour dans mon cœur.
4#55La Zambinella resta dans une attitude gracieuse et modeste ;
mais elle se tut, comme si une pensée terrible lui eût révélé quelque
malheur. ***Quand ilfallut revenir à Rome, elle monta dans une
berline à quatre places, en ordonnant au sculpteur, d’un air impé-
rieusement cruel, d’y retourner seul avec le phaéton. “Pendant
le chemin, Sarrasine résolut d’enlever la Zambinella. IL passa
toute la journée occupé à former des plans plus extravagants les

207
S/ 7

uns que les autres. “64 la nuit tombante, au moment où il sor-


tait pour aller demander à quelques personnes où était situé le
palais habité par sa maîtresse, “il rencontra l’un de ses cama-
rades sur le seuil de la porte.
- Mon cher, lui dit ce dernier, je suis chargé par notre ambas-
sadeur de t’inviter à venir ce soir chez lui. Il donne un concert
magnifique, “Set, quand tu sauras que Zambinella y sera...
— 459 Zambinella ! s’écria Sarrasine en délire à ce nom, j'en suis
Jou!
- Tu es comme tout le monde, lui répondit son camarade.
— 460Mais, si vous êtes mes amis, toi, Vien, Lauterbourg et Alle-
grain, vous me prêterez votre assistance pour un coup de main
après la fête ? demanda Sarrasine.
- Il n’y a pas de cardinal à tuer ?... pas de...?
- Non, non, dit Sarrasine, je ne vous demande rien que d’hon-
nêtes gens ne puissent faire.
461En peu de temps, le sculpteur disposa tout pour le succès de
son entreprise. “II arriva l’un des derniers chez l'ambassadeur,
465mais il y vint dans une voiture de voyage attelée de chevaux
vigoureux menés par l’un des plus entreprenants vVetturini de
Rome. ‘Le palais de l’ambassadeur était plein de monde; “ce
ne fut pas sans peine que le sculpteur, inconnu à tous Les assis-
Lants, parvint au salon où dans ce moment Zambinella chantait.
— 466C’est sans doute par égard pour les cardinaux, les évêques
et les abbés qui sont ici, demanda Sarrasine, qu'elle est habillée
en homme, qu’elle a une bourse derrière la tête, les cheveux cré-
pés el une épée au côté ?
467£lle ! qui elle ? répondit le vieux seigneur auquel s’adressait
Sarrasine.
- La Zambinella.
- La Zambinella ! reprit le prince romain. Vous moquez-vous ?
#68/)où venez-vous ? T9Est-il jamais monté de femmes sur les
théâtres de Rome ? El ne savez-vous pas par quelles créatures les
rôles de femmes sont remplis dans les Etats du pape ? *C'’est moi,
monsieur, qui ai doté Zambinella de sa voix. J'ai tout payé à ce
drôle-là, même son maître à chanter. Eh bien, il a si peu de recon-
naissance du service que je lui ai rendu, qu’il n’a jamais voulu
mettre les pieds chez moi. “Et cependant, s’il fait fortune, il me
la devra tout entière.
*2Le prince Chigi aurait pu parler certes longtemps, Sarra-
sine ne l’écoutait pas. Une affreuse vérité avait pénétré dans son
âme. Il était frappé comme d’un coup de foudre. Il resta immo-
bile, les yeux attachés ‘sur le prétendu chanteur. *’*Son regard
flamboyant eut une sorte d'influence magnétique sur Zambinella,

5 9118
S / Z

*Scar le musico finit par tourner les yeux vers Sarrasine, et


alors sa voix céleste s’altéra. Il trembla! *Un murmure invo-
lontaire échappé à l'assemblée, qu’il tenait comme attachée à ses
lèvres, acheva de le troubler; *Sil s’assit et discontinua son air.
*9Le cardinal Cicognara, qui avait épié du coin de l’œil la direc-
tion que prit le regard de son protégé, aperçut alors le Français ;
#$0;1 se pencha vers un de ses aides de camp ecclésiastiques, et
parut demander le nom du sculpteur. * Quand il eut obtenu la
réponse qu'il désirait, *®il contempla fort attentivement l’artiste
*#Set donna des ordres à un abbé, qui disparut avec prestesse.
*##Cependant, Zambinella, s'étant remis, *5recommença le mor-
ceau “qu’il avait interrompu si capricieusement ;mais il l’exé-
cuta mal, “et refusa, malgré toutes les instances qui lui furent
faites, de chanter autre chose. “Ce fut la première fois qu’il
exerça cette tyrannie capricieuse qui, plus tard, ne le rendit pas
moins célèbre que son talent *Vet son immense fortune, due, dit-
on, non moins à sa voix qu’à sa beauté.
— #1C’est une femme, dit Sarrasine en se croyant seul. IL y a
là-dessous quelque intrigue secrète. Le cardinal Cicognara trompe
Le pape et toute la ville de Rome!
424Aussitôt, Le sculpteur sortit du salon, *“Srassembla ses amis
#%e1 Les embusqua dans la cour du palais. *Quand Zambinella
se fut assuré du départ de Sarrasine, il parut recouvrer quelque
tranquillité. “Vers minuit, après avoir erré dans les salons en
homme qui cherche un ennemi, *7le musico quitta l’assemblée.
#8Au moment où il franchissait la porte du palais, il fut adroi-
tement saisi par des hommes qui le bâillonnèrent avec un mou-
choir et Le mirent dans la voiture louée par Sarrasine. *’’Glacé
d'horreur, Zambinella resta dans un coin sans oser faire un mou-
vement. Il voyait devant lui la figure terrible de l'artiste qui gar-
dait un silence de mort. Le trajet fut court. °Zambinella,
enlevé par Sarrasine, se trouva bientôt dans un atelier sombre et
nu. Le chanteur, à moitié mort, demeura sur une chaise, °5sans
oser regarder une statue de femme, dans laquelle il reconnut ses
traits. °%II ne proféra pas une parole, mais ses dents claquaient;
il était transi de peur. °’®Sarrasine se promenait à grands pas.
Tout à coup il s'arrêta devant Zambinella.
- Dis-moi la vérité, demanda-t-il d’une voix sourde et alté-
rée. Tu es une femme ? SËLe cardinal Cicognara.….
509 Zambinella tomba sur ses genoux, et ne répondit qu’en bais-
sant la tête.
5104h ! tu es une femme, s’écria l'artiste en délire; car même un...
Il n’acheva pas. - Non, reprit-il, il n'aurait pas tant de bassesse.
- 5il4h!ne me tuez pas! s’écria Zambinella fondant en larmes.

SN)
S / Z

512Je n'ai consenti à vous tromper que pour plaire à mes cama-
rades, qui voulaient rire.
515Rire! répondit le sculpteur d’une voix qui eut un éclat
infernal. Rire, rire! Tu as osé te jouer d’une passion d'homme, toi ?
- 5HOR! grâce! répliqua Zambinella.
- 515Je devrais te faire mourir! cria Sarrasine en tirant son
épée par un mouvement de violence. 5'5Mais, reprit-il avec un
dédain froid, °'’en fouillant ton être avec cette lame, y trouve-
rais-je un sentiment à éteindre, une vengeance à satisfaire ? Tu
n’es rien. Homme ou femme, je te tuerais ! °'Smais.
Sarrasine fit un geste de dégoût ‘qui l’obligea de détourner
sa tête, et alors il regarda la statue.
520E1 c’est une illusion! s’écria-t-il. Puis, se tournant vers
Zambinella : « Un cœur de femme était pour moi un asile, une
patrie. As-tu des sœurs qui te ressemblent ? Non. 5°°Eh bien,
meurs! °5%Mais non, tu vivras. Te laisser la vie, n’est-ce pas te
vouer à quelque chose de pire que la mort ? °’*Ce n’est ni mon
sang ni mon existence que je regrette, mais l’avenir et ma for-
tune de cœur. Ta main débile a renversé mon bonheur. Quelle
espérance puis-je Le ravir pour toutes celles que tu as flétries ? Tu
m'as ravalé jusqu’à toi. Aimer, être aimé ! sont désormais des mots
vides de sens pour moi, comme pour toi. °6Sans cesse je penserai
à cette femme imaginaire en voyant une femme réelle. »
Il montra la statue par un geste de désespoir.
»7TJ’aurai toujours dans le souvenir une harpie céleste qui
viendra enfoncer ses griffes dans tous mes sentiments d'homme,
et qui signera toutes les autres femmes d'un cachet d’imperfec-
tion. Monstre ! °"toi qui ne peux donner la vie à rien, tu m'as
dépeuplé la terre de toutes les femmes.
5lSarrasine s’assil en face du chanteur épouvanté. Deux
grosses larmes sortirent de ses yeux secs, roulèrent le long de ses
joues mâles et tombèrent à terre: deux larmes de rage, deux
larmes âcres et brûlantes.
92 Plus d'amour !Je suis mort à tout plaisir, à toutes Les émo-
tions humaines.
954 ces mots, il saisit un marteau et le lança sur la statue avec
une force si extravagante, qu’il la manqua. Il crut avoir détruit
ce monument de sa folie, Set alors il reprit son épée et la bran-
dit pour tuer le chanteur. °Zambinella jeta des cris perçants.
VTEn ce moment trois hommes entrèrent, “Set soudain le sculp-
Leur tomba percé de trois coups de stylet.
5%De la part du cardinal Cicognara, dit l’un d’eux.
#0C’est un bienfait digne d’un chrétien, répondit le Français en
expirant. "Ces sombres émissaires °?apprirent à Zambinella l’in-

Q1 3a 0
SYÆ

quiétude de son protecteur, qui attendait à la porte, dans une voi-


ture fermée, afin de pouvoir l’emmener aussitôt qu’il serait délivré.
- $*Mais, me dit madame de Rochefide, quel rapport existe-
t-il entre cette histoire et le petit vieillard que nous avons vu chez
Les Lanty ?
‘Madame, le cardinal Cicognara se rendit maître de la sta-
tue de Zambinella et La fit exécuter en marbre; elle est aujour-
d’hui dans le musée Albani. ®* C’est là qu’en 1791 la famille Lanty
la retrouva, °*et pria Vien de la copier. 5*’Le portrait qui vous
a montré Zambinella à vingt ans, un instant après l’avoir vu cen-
tenaire, a servi plus tard pour l’Endymion de Girodet, vous avez
pu en reconnaître le type dans l’Adonis.
5#8Mais ce ou cette Zambinella ?
- Ne saurait être, madame, que le grand-oncle de Marianina.
Vous devez concevoir maintenant l'intérêt que madame de
Lanty peut avoir à cacher la source d’une fortune qui provient...
5504ssez! dit-elle en me faisant un geste impérieux.
Nous restâämes pendant un moment plongés dans le plus pro-
Jond silence.
551Hé! bien ? lui dis-je.
— Ah!s’écria-t-elle en se levant et se promenant à grands pas dans
la chambre. Elle vint me regarder, et me dit d’une voix altérée :
« °2Vous m'avez dégoûtée de la vie et des passions pour longtemps.
55Au monstre près, tous les sentiments humains ne se dénouent-ils
pas ainsi, par d’atroces déceptions ? Mères, des enfants nous assas-
sinent ou par leur mauvaise conduite ou par leur froideur. Epouses,
nous sommes trahies. Amantes, nous sommes délaissées, abandon-
nées. L'amitié ! existe-t-elle ? 5* Demain, je me ferais dévote si je ne
savais pouvoir rester comme un roc inaccessible au milieu des
orages de la vie. Si l'avenir du chrétien est encore une illusion,
au moins elle ne se détruit qu'après la mort. ‘Laissez-moi seule.
— Ah! lui dis-je, vous savez punir.
— 557Aurais-je tort ?
— Oui, répondis-je avec une sorte de courage. En achevant cette
histoire, assez connue en ltalie, je puis vous donner une haute
idée des progrès faits par la civilisation actuelle. On n’y fait plus
de ces malheureuses créatures.
558 Paris, dit-elle, est une terre bien hospitalière; il accueille
tout, et les fortunes honteuses et les fortunes ensanglantées. Le
crime et l’infamie y ont droit d'asile; 5’°la vertu seule y est sans
autels. Oui, les âmes pures ont une patrie dans le ciel! 55Personne
ne m'aura connue! J’en suis fière.
5611 la marquise resta pensive.
Paris, novembre 1830.
Annexe 2

Les suites d'actions (Act.)

Comme les actions (ou proaïrétismes) forment l’armature prinei-


pale du texte lisible, on en rappelle ici les séquences, telles qu’elles
ont été repérées dans le texte, sans chercher cependant à les struc-
turer davantage. Chaque terme est suivi du numéro de sa lexie. Les
suites sont données selon l’ordre d'apparition de leur premier terme.

ÊTRE PLONGÉ : 1: être absorbé (2). 2 : ressortir (14).


CACHETTE : 1 : être caché (6). 2 : sortir (15).
MÉDITER : 1: être en train de méditer (52). 2: cesser (53).
RIRE : 1 : éclater (53). 2 : cesser (62).
SE JOINDRE : { : s’asseoir (63). 2 : venir s'asseoir à côté (65).
NARRER : 1: connaître l’histoire (70). 2 : connaître l’histoire (120).
3 : proposer de raconter (140). 4: proposer un rendez-vous pour
raconter une histoire (141). 5 : discuter le moment du rendez-
vous (142). 6 : accepter le rendez-vous (145). 7 : refuser le
rendez-vous (146). 8 : avoir accepté le rendez-vous (147). 9 : ordre
de récit (149). 10 : hésiter à raconter (150). 11: ordre réitéré (151).
12 : ordre accepté (172). 13 : effet castrateur du récit (552).
QUESTION 1: 1: se poser une question (94). 2 : vérifier (95).
TOUCHER : 1 : toucher (95). 2 : réagir (97). 35 : généralisation de la
réaction (99). 4: fuir (100). 5 : se réfugier (101).
TABLEAU : 1: jeter un regard à la ronde (107). 2 : apercevoir (108).
ENTRER : 1: s’annoncer par un bruit (122). 2 : entrer (123).
PORTE 1: {: arriver à une porte (125). 2 : frapper (126). 5 : apparaître
(lavoir ouverte) (127).
ADIEU : 1: confier (avant de quitter) (128). 2 : embrasser (129).
3 : dire adieu (130).
DON : 1: inciter (ou être incité) au don (132). 2 : remettre l’objet
(133). 5 : accepter le don (134).
PARTIR : 1: vouloir sortir (135). 2 : suspendre son départ (136).
5 : repartir (137).
PENSION : 1: entrer en pension (154). 2 : être chassé (165).

5 69
S / Z

CARRIÈRE : 1: monter à Paris (167). 2 : entrer chez un grand maître


(169). 3 : quitter le maître (181). 4 : gagner un prix (182). 5 : être
consacré par un grand critique (184). 6 : partir pour l'Italie (185).
LIAISON : 1: avoir une liaison (192). 2 : annonce de la fin de la liaison
(195). 3: fin de la liaison (195).
VOYAGE : 1: partir (197). 2 : voyager (198). 3 : arriver (199). 4 : rester
(200).
THÉÂTRE : {1: entrer dans l’édifice (202). 2 : entrer dans la salle (206).
5 : s'asseoir (207). 4 : lever du rideau (210). 5 : entendre
louverture (211). 6 : entrée de la vedette (216). 7 : salut de la
vedette (217). 8 : air de la vedette (230). 9 : sortir du théâtre (246).
10 : rentrer chez soi (250).
QUESTION 11 : 1 : fait à expliquer (205). 2 : s’enquérir (204). 3 : recevoir
une réponse (205).
GÊNÉ : 1: être pressé, incommodé (208). 2 : ne rien ressentir (214).
PLAISIR : 1: proximité de l’objet (209). 2 : état de folie (235). 3 : tension
(237). 4 : immobilité apparente (238). 5 : isolement (241).
6 : étreinte (242). 7 : être pénétré (245). 8 : jouissance (244).
9 : vide (247). 10: tristesse (248). 11: récupérer (249).
12 : condition de la répétition (258).
SÉDUCTION : 1 : extase (213). 2 : extraversion (215). 3 : plaisir intense
(219). 4: délire (231). 5 : délire 1: froid (232). 6 : délire 2 : chaud
(233). 6 : délire 5 : mutisme (234).
DÉCIDER : 1: condition mentale du choix (239). 2 : poser une
alternative (240).
VOULOIR AIMER (entreprise velléitaire) : 1: position de l’entreprise
(240). 2 : activité d’attente, dessiner (251). 3 : activité de
contemplation, louer une loge au théâtre (258). 4 : pause (260).
5 : interruption de l’entreprise (263). 6 : annonce des termes
composant la pause (264). 7 : le matin, sculpter (265). 8 : le soir,
le sofa (267). 9 : acclimater l’ouïe (268). 10 : apprivoiser la vue
(269). 11 : résultat (270). 12 : protection de l’hallucination (271).
13: alibi et prorogation (273). 14 : résumé (276).
VOULOIR MOURIR : 1 : position du projet (240). 2 : se moquer d’un
avertissement (297). 3 : assumer tous les risques (412). 4:
prédiction, provocation du destin (413). 5 : commenter à l’avance
sa mort (524). 6: mourir aux femmes (550). 7: mourir aux
sentiments (532). 8 : mourir à l’art (533). 9 : assumer sa mort (540).
PORTE 1 : 1 : frapper (285). 2 : ouvrir (286). 3 : entrer (287).
RENDEZ-VOUS : 1: fixer un rendez-vous (288). 2 : donner son
acceptation au messager (289). 3 : remercier le messager (290).

5 & 5
S 4 Z

4: donner son acceptation à l'émetteur du rendez-vous (292).


5 : rendez-vous honoré (304).
SORTIR : 1 : d’un premier lieu (291). 2 : d’un second lieu (294).
HABILLEMENT : { : vouloir s’habiller (293). 2 : s’habiller (300).
AVERTISSEMENT : 1 : donner un avertissement (295). 2 : passer outre
(297).
ASSASSINAT : 1 : désignation du meurtrier futur (295). 2 : signalisation
de la victime (479). 3 : demande d’information (480).
4 : information reçue (481). 5 : évaluation et décision intérieure
(482). 6 : ordre secret (483). 7 : entrée des assassins (537).
8 : meurtre du héros (538). 9 : signature du meurtre (539).
10 : explication finale (542).
ESPOIR : 1: espérer (305). 2 : être déçu (314). 3 : compenser (315).
4: espérer (516). 5 : compenser (317). 6 : être déçu (328).
7: compenser (329). 8 : espérer (350). 9 : compenser, se résigner
(536).
COURSE : 1: partir (305). 2 : parcourir (305). 35 : pénétrer (309).
4 : arriver (311).
PORTE il : 1: s'arrêter (506). 2 : frapper (507). 3 : s'ouvrir (508).
ORGIE : 1: signes avant-coureurs (510). 2 : annonce rhétorique (313).
3 : souper (3537). 4: calme initial (339). 5 : vins (345).
6 : nomination de l’orgie (356). 7 : chanter (357). 8 : s'abandonner,
annonce (358). 9 : s'abandonner 1: conversations débridées (360).
10 : s’abandonner 2 : dormir (3561). 11: s’abandonner 5 : répandre
du vin (362). 12 : s'abandonner, reprise (563). 13 : fin (l'aube) (390).
CONVERSATION 1 : 1 s'approcher (319). 2 : s'asseoir (329). 3 : parler (329).
CONVERSATION II : 1: s'asseoir côte à côte (338). 2 causer (340).
DANGER : 1: acte de violence, signe d’un caractère dangereux (355).
2 : peur de la victime (564). 3 : nouvel effroi de la victime (378).
4: peur prémoniloire (386). 5 : peur persistante (395).
6: prémonition du malheur (455). 7 : réaction de peur (476).
8 : sentiment de menace (487). 9 : se rasséréner (495).
10 : méfiance subsistante (496).
RAPT : 1: mise en condition du ravisseur (369). 2 : enlever la victime
(370). 5 : changer de lieu (571). 4 : avoir prémédité l'enlèvement
(572). 5 : défense armée de la victime (573). 6 : fuite de la victime
(380). 7 : changer de lieu (381). 8 : poursuite (382). 9 : échec du
rapt, retour à l’ordre (387).
EXCURSION : 1: proposition (390). 2 : acquiescement (391). 3 : louer des
voitures (392). 4: gaieté collective (394). 5 : arriver au but de
lexcursion (451). 6 : promenade dans les bois (456). 7 : retour (454).
S / Z

PROMENADE AMOUREUSE : {: monter dans la même voiture (393).


2 : conversation à deux (395). 3 : vouloir embrasser (414).
4: résister (415). 5 : arriver dans un endroit (451). 6 : aider à
descendre de voiture (432). 7 : retour séparé (454).
DÉCLARATION D’AMOUR : { : demande d’aveu (598). 2 : éluder l’aveu
demandé (399). 3 : première raison de refus : inconstance (400).
4: deuxième raison de refus : exigence (401). 5 : troisième
raison : exclusion (404). 6 : défense d’aimer (406). 7: l'amitié, non
l'amour (407). 8 : protestation d’amour (409). 9 : don de la vie
(415). 10 : don de l’art (416). 11: quatrième raison de refus:
impossibilité physique (417). 12 : dénégation de la dénégation
(419). 13 : ordre d’oublier (425). 14 : rester silencieux (429).
15 : ordre d'abandonner (446). 16 : ordre de se taire (447).
17 : congé définitif (449).
ENLÈVEMENT : 1: décision et plans (455). 2 : informations préalables
(456). 3 : recrutement des complices (460). 4 : dispositions prises
(461). 5 : moyen rapide de fuite (463). 6 : rassemblement des
complices (493). 7 : embuscade (494). 8 : départ innocent de la
victime (497). 9 : rapt (498). 10: trajet (500). 11: arrivée au lieu de
la séquestration (501).
CONCERT : 1: invitation (457). 2 : arriver en retard (462). 3 : grande
assistance (464). 4 : parvenir au salon de musique (465). 5 : sortir
du salon de musique (492).
INCIDENT : 1 : appel à l'attention de l'artiste qui est en scène (474).
2 : attention éveillée (475). 3 : trouble de l'artiste (476). 4 : trouble
collectif (477). 5 : interruption du spectacle (478). 6 : se maîtriser
(484). 7 : reprendre le spectacle (485). 8 : refus de prolonger le
spectacle (488).
MENACE : 1: prédiction de l’issue (489). 2 : victime terrorisée (499).
3 : victime immobile (502). 4 : victime muette (504). 5 : première
demande de grâce (511). 6: seconde demande de grâce (514).
7 : première menace de mort (515). 8: retrait de la menace (516).
9 : seconde menace de mort (522). 10: retrait de la menace (523).
11: troisième menace de mort (556). 12 : appel au secours (536).
13 : arrivée des sauveteurs (537). 14: élimination de Pagresseur
(538). 15 : retour avec les sauveteurs (543).
STATUE : 1 : thématisation de l’objet (503). 2 : apercevoir l’objet (519).
3 : être déçu (520). 4 : désespoir (526). 5 : geste de destruction
(535). 6: la statue épargnée (534). 7: la statue retrouvée (544).
Annexe 5

Table raisonnée

1. Le lisible
1. La Typologie I : l'évaluation
a. Pas de critique sans une typologie des textes (1).
b. Fondement de la typologie : la pratique de l'écriture : le texte
scriptible. Pourquoi le scriptible est la première valeur : le
lecteur comme producteur du texte (1).
C. La valeur réactive du scriptible : le lisible, le classique (1).

2. La Typologie Il : l'interprétation
«a. Comment différencier la masse des textes lisibles:
l'appréciation du pluriel du texte (ID).
L’instrument approprié de cette appréciation : la connotation;
sans en être dupe, il faut continuer à la distinguer de la
dénotation (I, IV).
Le texte classique comme pluriel, mais pluriel parcimonieux
(LD).
3. La Méthode I: conditions d'attention au pluriel
a. Accepter comme «preuve » de la lecture son pouvoir de
systématisation (V). Seconde et première lecture (IX),
reversion des lectures sur le texte (LXXD.
b. Admettre que l'oubli des sens constitue la lecture (il n’y a pas
de « somme » du texte) (V).
Analyser un texte unique (VD); cette analyse a valeur
théorique (VD); elle permet de dissiper l'illusion que dans un
texte il y a de linsignifiant et que la structure n’est qu'un
«dessin » (VI, XXID).
Se déplacer pas à pas le long du texte tuteur, quitte à l’étoiler
de digressions, qui sont marques du pluriel inter-textuel (VI).
Ne pas chercher à établir une structure profonde et dernière
du texte (VI), ni à reconstituer le paradigme de chaque code;
viser des structures multiples, en fuite (XI, XID) ; préférer la

SN)
S / Z

structuration à la structure (VITE, XID); chercher le jeu des


codes, non le plan de l’œuvre (XXXIX).

4. La Méthode IT: opérations


a. Le découpage du continu textuel en courts fragments contigus
(lexies) est arbitraire mais commode (VIT).
b. Ce que l’on cherche à repérer: les sens, les signifiés de
chaque lexie, ou encore ses connotations. Diverses approches
de la connotation : définitionnelle, topique, analytique,
topologique, dynamique, historique, fonctionnelle, structurale,
idéologique (IV)
. L'analyse fournit des matériaux à diverses critiques (VII,
LXXXI). Ceci n'implique pas un libéralisme qui concéderait
une part de vérité à chaque critique, mais une observance de
la pluralité des sens comme être, non comme décompte ou
tolérance (IT).
d. Le texte choisi : Sarrasine, de Balzac (X et annexe 1).

Il. Les codes


1. Le code en général (XH)
a. La fuite perspective des codes (VI, XIE, LXVIT). Ne pas arrêter
la butée des codes : problèmes critiques : la thématique infinie
(XL) ; le texte balzacien (XC) ; l’auteur comme texte (XC), non
comme dieu (LXXIV).
. Le «déjà-écrit» (XIE, XXX VI).
c. Le code comme voix anonyme (XII, LXIV) L’ironie comme
voix (XXI).

2. Code des Actions, voix de l’'Empirie (LXXXVI)


a. Constituer une séquence d'actions, c’est lui trouver un nom
(XI, XXX VI).
b. Le code empirique s’appuie sur plusieurs savoirs (LX VIT). II
n’y a pas d’autre logique proaïrétique que celle du déjà-écrit,
déjà-lu, déjà-vu, déjà-fait (XD), trivial ou romanesque (XI),
organique ou culturel (XXVI, LXXX VI).
Expansions de la séquence : Parbre (LVI), Pentrelacs (LXVIIT).
. Fonctions :complétude (XLVI), dépréciation (XLV). Le code
d’actions détermine principalement la lisibilité du texte
(LXXXVI).
St /01Z

3. Code herméneutique, voix de la Vérité (LXXXIX)


a. Les morphèmes herméneutiques (XI, XXXII, LXXXIX). La
proposition de vérité s'articule comme une phrase (XXX VID) ;
ses accidents : désordre, confusion, informulation des termes
(XXX VII, XLVIIT).
b. Les voies structurales du mensonge (1) : l’équivoque : la
double entente (XLIT), le mensonge métonymique (LXIX).
c. Les voies structurales du mensonge (2) : les fausses preuves,
l'abus : la preuve narcissique (LXI), la preuve psychologique
(LXIID), la preuve esthétique (LXXIT).
d. Les voies structurales du mensonge (3) : la casuistique du
discours (LX).
e. Retarder la vérité, c’est la constituer (XXVI, XXXII).

4. Codes culturels ou de références, voix de la Science (LXXXVID)


a. Le proverbe et sa transformation stylistique (XLID).
b. Codes de savoir, manuels scolaires, fatrasie (LXXX VIT).
c. Les codes culturels comme spectres idéologiques (XLIT).
d. Fonction oppressive de la référence, par sa répétition
(vomissement des stéréotypes, LIX, LXXX VID ou son oubli
(LXX VII).

5. Les Sèmes ou signifiés de connotation, voix de la Personne


(LXXXI)
a. Nomination des sèmes, thématique (XL).
b. Distribution des sèmes dans le texte (XII). Le portrait (XXV).
c. Collection des sèmes : la personne, le personnage (XXVIH,
LXXXI).
d. Les sèmes, inducteurs de vérité (XXVD).

6. Le Champ symbolique
a. Le corps, lieu du sens, du sexe et de l'argent : d’où le privilège
critique apparemment accordé au champ symbolique (XCID.
b. Réversibilités : le sujet est perfusé dans le texte (LXX); on
peut accéder au champ symbolique par trois entrées, sans
préséance (XCID).
c. l’entrée rhétorique (le sens) : l'Antithèse (XIV) et ses
transgressions : le supplément (XIV), la conflagration
paradigmatique (XXVII, XLVII, LXXIX).
d. L’entrée poétique (la création, le sexe) : 1. Le corps lubrifié

6308
S, AZ

(XLIX), le corps rassemblé (L, LI). 2. La chaîne duplicative


des corps (XXIX). La beauté (XVI, LI, LXT). La postérité
(XVI). 5. Terme et trouble du code duplicatif : le chef-
d'œuvre (LIT), au-delà et l’en deçà (XXX); le défaut, la
chaîne (XXXI, LXXXV); le manque et le dessous : théorie de
Part réaliste (XXII, L, LIV, LXXXIIT, LXXX VII).
L’entrée économique (la marchandise, l’Or). Le passage de
l'indice au signe comme trouble (XIX). Le récit comme objet
de contrat (XXXVIIL) ; la modification du contrat (XCD); le
dérèglement de l’économie (XCIT).
Le trouble généralisé : la castration comme camp (XVI),
comme métonymie (XXIX), comme pandémie (LXXX VII,
XCII). Figure du castrateur : le « potin » (LXXIX). Le
dérèglement métonymique (XCIT).

7. Le Texte
Le texte comme tresse, tissu des voix, des codes (LX VII) :
stéréophonie (VIII, XV) et polytonalité (XV).

III. Le pluriel
1. Le pluriel du texte dans son amplitude
Le pluriel triomphant (IH, V). Le pluriel modeste (VD) et son
diagramme : la partition (XV).

2. Déterminations réductives
a. Solidarités : tenue (LX VI), sur-détermination (LXXVI),
dispersion cohérente (XII).
b. Plénitudes : compléter, clore, prédiquer, conclure (XXII, XX VI,
XXXII, XLVI, LIV, LXXIID) ; remplir le sens, l’art (LXXXIV);
redonder (XXXIV) ;penser (XCIII). Le personnage comme
illusion de plénitude : le Nom Propre (XXVII, XLI, LXXXI); le
personnage comme effet de réel (XLIV) ; le personnage sur-
déterminé par ses mobiles (LVIID). Plénitude, écœurement,
démodé (XLI, LXXX VIT.
Fermetures : l'écriture classique met fin prématurément au
décrochage des codes (LIX) ; rôle insuffisant de Pironie (XXI).
Les codes herméneutique et proaïrétique, agents réducteurs
du pluriel (XV).
OE

3. Déterminations multivalentes et réversibles


a. Réversibilités et multivalences : le champ symbolique (XI, XV,
XCIT).
. La figure. Le personnage comme discours (LXXVI), complice
du discours (LXID). La figure, ordre réversible (LXXVII).
Le fading des voix (XII, XX).
d. Les sens indécidables (XXXIII, LXXVI). La transcriptibilité
(l’euphémisme) (LIT).
Ambiguïtés de la représentation. Ce qui est représenté n’est
pas opérable (XXXV). La représentation « aplatie » : le récit
traitant de lui-même (XXXVIII, LXX, XCT).
La contre-communication. Le jeu des destinations (LVIT), la
division de l’écoute (LXII, LXIX), la littérature comme
«bruit», cacographie (LVII, LXID).

4. La Performance
Quelques réussites du narrateur classique : bonne distance
syntagmatique entre les sèmes affinitaires (XID),
indécidabilité des sens, confusion de l’opératoire et du
symbolique (XXXIII, LXX), l’expliquant expliqué (LXXIV), la
métaphore ludique (XXIV).

Due texte lisible face à l'écriture


«a. Rôle idéologique de la phrase : en lubrifiant les articulations
sémantiques, en liant les connotations sous le « phrasé », en
soustrayant la dénotation du jeu, elle donne au sens la caution
d’une «nature » innocente : celle du langage, de la syntaxe (IV,
VII, IX, XIII, XXV, LV, LXXXI).
b. Appropriation du sens dans le texte lisible : activité de
classement, de nomination (V, XXXVI, XL, LVD ; défense
obsessionnelle contre le « défaut » logique (LXVD);
affrontement des codes : la «scène » (LXV), la déclaration
d'amour (LXXV) ; objectivité et subjectivité, forces sans
affinité avec le texte (V).
Faux déclenchement de l'infini des codes : l'ironie, la parodie
(XXI, XLIT, LXXXVID. Au-delà de l'ironie : la force du sens
irrepérable : Flaubert (XXI, LIX, LXXXVID.
L'écriture : sa situation à l’égard du lecteur (1, LXIV), sa
«preuve » (LIX), son pouvoir : dissoudre à perte de vue tout
méta-langage, toute soumission d’un langage à un autre (XLII,
LIX, LXXX VIT).

3 4 O
« Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits,
aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits,
lus parfois dans les transes, le situent devant le destin. Nous devons donc
chercher passionnément ce que peuvent être des récits.
Comment orienter l'effort par lequel le roman se renouvelle, ou mieux
se perpétue.
Le souci de techniques différentes, qui remédient à la satiété des formes
à
sus. connues, occupe en effet les esprits. Mais je m'explique mal si nous vou-
lons savoir ce qu’un roman peut être — qu'un fondement ne soit pas
d’abord aperçu et bien marqué. Le récit qui révèle les possibilités de la
vie n'appelle pas forcément, mais il révèle un moment de rage, sans lequel
son auteur serait aveugle à ces possibilités excessives. Je le crois : seule
l'épreuve suffocante, impossible, donne à l’auteur le moyen d'atteindre
la vision lointaine attendue par un lecteur las des proches limites impo-
sées par les conventions.
Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur
n'a pas élé contraint?
J'ai voulu formuler ce principe. Je renonce à le justifier.
Je me borne à donner des litres qui répondent à mon affirmation
(quelques titres. j'en pourrais donner d’autres, mais le désordre est la
mesure de mon intention) : Wuthering Heights, Le Procès, La Recherche
du temps perdu, Le Rouge et le Noir, Eugénie de Franval, I’Arrêt de
mort, Sarrazine (sic), L’Idiot...'»
Georges Bataille, Le Bleu du ciel,
J.-J. Pauvert, 1957; avant-propos, p. 7.

1. Eugénie de Franval, du marquis de Sade (dans Les Crimes de l'amour) ;


L'Arrêt de mort de Maurice Blanchot; Sarrazine (sic), nouvelle de Balzac,
relativement peu connue, pourtant l’un des sommets de l'œuvre. (G.B.)

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Table

I. L’évaluation
I. L'interprétation
IT. La connotation : contre
IV. Pour la connotation, tout de même
V. La lecture, loubli
VI. Pas à pas
VIT. Le texte étoilé
VIIT. Le texte brisé
IX. Combien de lectures?
X. Sarrasine
XI. Les cinq codes
XII. Le tissu des voix
XII. Citar
XIV. L’Antithèse I: le supplément
XV. La partition
XVI. La beauté
XVII. Le camp de la castration
XVIIL. Postérité du castrat
XIX. L'indice, le signe, l’argent
XX. Le jading des voix
XXI. L’ironie, la parodie
XXIL. Des actions très naturelles
XXIIT. Le modèle de la peinture
XXIV. La transformation comme jeu
XXV. Le portrait
XX VI. Signifié et vérité
XXVII. L’Antithèse IT: le mariage
XXVIIT. Personnage et figure
XXIX. La lampe d’albâtre
XXX. Au-delà et en deçà 178
XXXI. La réplique troublée 180
XXXII. Le retard 181
XXXIIL. Et/ou 182
XXXIV. Le babil du sens 184
XXXV. Le réel, l’opérable 185
XXXVI. Le pli, le dépli 186
XXXVII. La phrase herméneutique 188
XXXVIIL. Les récits-contrats 192
XXXIX. Ceci n’est pas une explication
de texte 193
XL. Naissance du thématique
XLI. Le nom propre
XLII. Codes de classe
XLIIT. La transformation stylistique
XLIV. Le personnage historique
XLV. La dépréciation
XLVI. La complétude
XLVIL S/Z
XLVIIT. L’énigme informulée
XLIX. La voix
L. Le corps rassemblé
LI. Le blason
LIT. Le chef-d'œuvre
LIIT. L’euphémisme
LIV. Derrière, plus loin
LV. Le langage comme nature
LVI. L'arbre
LVII. Les lignes de destination
LVIIL. L'intérêt de l’histoire
LIX. Trois codes ensemble
LX. La casuistique du discours
LXI. La preuve narcissique
LXII. L’équivoque I: la double entente
LXIIT. La preuve psychologique
LXIV. La voix du lecteur
LXV.
La «scène »
LXVI. Le lisible I: «Tout se tient »
LXVIT. Comment est faite une orgie
LXVIIT. La tresse
LXIX. L’équivoque IT: le mensonge
métonymique
LXX. Castrature et castration
LXXI. Le baiser reversé
LXXIL La preuve esthétique
LXXIIT. Le signifié comme conclusion
LXXIV. La maîtrise du sens
LXXV. La déclaration d’amour
LXXVI. Le personnage et le discours
LXX VII Le lisible IT:
déterminé/déterminant
LXXVIIL. Mourir d’ignorance
LXXIX. Avant la castration
LXXX. Dénouement et dévoilement
LXXXI. Voix de la personne
LXXXIL Glissando
LXXXIIT. La pandémie
LXXXIV. Pleine littérature
LXXXV. La réplique interrompue
LXXXVI. Voix de l’empirie
LXXXVII. Voix de la science
LXXXVIIT. De la sculpture à la peinture
LXXXIX. Voix de la vérité
XC. Le texte balzacien
XCI. La modification
XCII. Les trois entrées
XCIIT. Le texte pensif

ANNEXES

1. Sarrasine, de Balzac
2. Les suites d’actions 65?
3. Table raisonnée 336
Pourquoi le Japon ? parce que c’est le pays de
l'écriture : de tous les pays que l’auteur a pu
connaître, le Japon est celui où il a rencontré le
travail du signe le plus proche de ses
convictions et de ses fantasmes, ou,
si l’on préfère, le plus éloigné des dégoûts, des
irritations et des refus que suscite en lui la
sémiocratie occidentale. Le signe japonais est
fort : admirablement réglé, agencé, affiché,
jamais naturalisé ou rationalisé. Le signe
japonais est vide : son signifié fuit, point de
dieu, de vérité, de morale au fond de ces
signifiants qui règnent sans contrepartie. Et
surtout, la qualité supérieure de ce signe, la
noblesse de son affirmation et la grâce érotique
dont il se dessine sont apposées partout, sur les
objets et sur les conduites les plus futiles, celles
que nous renvoyons ordinairement dans
l’insignifiance ou la vulgarité. Le lieu du signe
ne sera donc pas cherché ici du côté de ses
domaines institutionnels : il ne sera question ni
d’art, ni de folklore, ni même de « civilisation »
(on n'opposera pas le Japon féodal au Japon
technique).
Il sera question de la ville, du magasin, du
théâtre, de la politesse, des jardins, de la
violence ; il sera question de quelques gestes, de
quelques nourritures, de quelques poèmes ; il
sera question des visages, des yeux et des
pinceaux avec quoi tout cela s'écrit mais ne se
peint pas.
L'Empire des signes

12970

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D MEET) dés vis dEG fe FER
doutes djhauf CN à vel àVve
Le texte ne «commente» pas les images. Les
images n'« illustrent»pas le texte : chacune a été
seulement pour moi le départ d’une sorte de
vacillement visuel, analogue peut-être à cette
perte de sens que le Zen appelle un satori; texte
et images, dans leur entrelacs, veulent assurer
la circulation, l’échange de ces signifiants : le
corps, le visage, l'écriture, et y lire le recul des
Signes.
\ ô ua \
\
# jt{ A
Là-bas
Si je veux imaginer un peuple fictif, je puis lui donner un nom
inventé, le traiter déclarativement comme un objet romanesque,
fonder une nouvelle Garabagne, de façon à ne compromettre
aucun pays réel dans ma fantaisie (mais alors c’est cette fantai-
sie même que je compromets dans les signes de la littérature).
Je puis aussi, sans prétendre en rien représenter ou analyser la
moindre réalité (ce sont les gestes majeurs du discours occi-
dental), prélever quelque part dans le monde (là-bas) un certain
nombre de traits (mot graphique et linguistique), et de ces traits
former délibérément un système. C’est ce système que j’appel-
lerai : le Japon.
L’Orient et l’Occident ne peuvent donc être pris ici comme
des « réalités », que l’on essaierait d'approcher et d’opposer his-
toriquement, philosophiquement, culturellement, politiquement.
Je ne regarde pas amoureusement vers une essence orientale,
l'Orient m'est indifférent, il me fournit simplement une réserve
de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent
de «flatter » l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement
dépris du nôtre. Ce qui peut être visé, dans la considération de
l'Orient, ce ne sont pas d’autres symboles, une autre métaphy-
sique, une autre sagesse (encore que celle-ci apparaisse bien
désirable) ; c’est la possibilité d’une différence, d’une mutation,
d’une révolution dans la propriété des systèmes symboliques.
Il faudrait faire un jour l’histoire de notre propre obscurité,
manifester la compacité de notre narcissisme, recenser le long
des siècles les quelques appels de différence que nous avons
pu parfois entendre, les récupérations idéologiques qui ont
immanquablement suivi et qui consistent à toujours acclimater
notre inconnaissance de l’Asie grâce à des langages connus
(Orient de Voltaire, de la Revue Asiatique, de Loti ou d’Air
France). Aujourd’hui il y a sans doute mille choses à apprendre
de l’Orient : un énorme travail de connaissance est, sera néces-

a 0
DE MMIPAI RU EN DENIS Se IIGMNRENS

saire (son retard ne peut être que le résultat d’une occultation


idéologique); mais il faut aussi que, acceptant de laisser de
part et d’autre d'immenses zones d’ombre (le Japon capitaliste,
l’acculturation américaine, le développement technique), un
mince filet de lumière cherche, non d’autres symboles, mais
la fissure même du symbolique. Cette fissure ne peut apparaî-
tre au niveau des produits culturels: ce qui est présenté ici
n'appartient pas (du moins on le souhaite) à l’art, à l'urbanisme
japonais, à la cuisine japonaise. L’auteur n’a jamais, en aucun
sens, photographié le Japon. Ce serait plutôt le contraire: le
Japon l’a étoilé d’éclairs multiples ;ou mieux encore : le Japon
l’a mis en situation d'écriture. Cette situation est celle-là même
où s’opère un certain ébranlement de la personne, un renver-
sement des anciennes lectures, une secousse du sens, déchiré,
exténué jusqu’à son vide insubstituable, sans que l’objet cesse
jamais d’être signifiant, désirable. L'écriture est en somme, à
sa manière, un satori : le satori (l'événement Zen) est un séisme
plus ou moins fort (nullement solennel) qui fait vaciller la
connaissance, le sujet: il opère un vide de parole. Et c’est aussi
un vide de parole qui constitue l’écriture ; c’est de ce vide que
partent les traits dont le Zen, dans l’exemption de tout sens,
écrit les jardins, les gestes, les maisons, les bouquets, les visages,
la violence.

La langue inconnue
Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cepen-
dant ne pas la comprendre : percevoir en elle la différence, sans
que cette différence soit jamais récupérée par la socialité super-
ficielle du langage, communication ou vulgarité; connaître,
réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossi-
bilités de la nôtre ; apprendre la systématique de l’inconcevable;
défaire notre «réel» sous l’effet d’autres découpages, d’autres
syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énon-
ciation, déplacer sa topologie ; en un mot, descendre dans l’in-
traduisible, en éprouver la secousse sans jamais l’amortir, jus-
qu’à ce qu’en nous tout l'Occident s’ébranle et que vacillent les
droits de la langue paternelle, celle qui nous vient de nos pères
et qui nous fait à notre tour, pères et propriétaires d’une culture

a 008
MU, le vide.
D 'AŒEUMAP
IR E "D ES SIRGUNNE"S

que précisément l’histoire transforme en «nature ». Nous savons


que les concepts principaux de la philosophie aristotélicienne ont
été en quelque sorte contraints par les principales articulations
de la langue grecque. Combien, inversement, il serait bienfaisant
de se transporter dans une vision des différences irréductibles que
peut nous suggérer, par lueurs, une langue très lointaine. Tel cha-
pitre de Sapir ou de Whorf sur les langues chinook, nootka, hopi,
de Granet sur le chinois, tel propos d’un ami sur le japonais ouvre
le romanesque intégral, dont seuls quelques textes modernes peu-
vent donner l’idée (mais aucun roman), permettant d’apercevoir
un paysage que notre parole (celle dont nous sommes proprié-
taires) ne pouvait à aucun prix ni deviner ni découvrir.
Ainsi, en japonais, la prolifération des suffixes fonctionnels et
la complexité des enclitiques supposent que le sujet s’avance dans
l’énonciation à travers des précautions, des reprises, des retards
et des insistances dont le volume final (on ne saurait plus alors
parler d’une simple ligne de mots) fait précisément du sujet une
grande enveloppe vide de la parole, et non ce noyau plein qui
est censé diriger nos phrases, de l'extérieur et de haut, en sorte
que ce qui nous apparaît comme un excès de subjectivité (le japo-
nais, dit-on, énonce des impressions, non des constats) est bien
davantage une manière de dilution, d’'hémorragie du sujet dans
un langage parcellé, particulé, diffracté jusqu’au vide. Ou encore
ceci : comme beaucoup de langues, le japonais distingue l’animé
(humain et/ou animal) de l’inanimé, notamment au niveau de
ses verbes être; or les personnages fictifs qui sont introduits dans
une histoire (du genre : il était une fois un roi) sont affectés de
la marque de l’inanimé; alors que tout notre art s’essouffle à
décréter la « vie », la «réalité » des êtres romanesques, la struc-
ture même du japonais ramène ou retient ces êtres dans leur
qualité de produits, de signes coupés de lalibi référentiel par
excellence : celui de la chose vivante. Ou encore, d’une façon
plus radicale, puisqu'il s’agit de concevoir ce que notre langue
ne conçoit pas : Comment pouvons-nous imaginer un verbe qui
soit à la fois sans sujet, sans attribut, et cependant transitif,
comme par exemple un acte de connaissance sans sujet connais-
sant et sans objet connu? C’est pourtant cette imagination qui
nous est demandée devant le dhyana indou, origine du ch’an chi-
nois et du zen japonais, que l’on ne saurait évidemment traduire
par méditation sans y ramener le sujet et le dieu : chassez-les,
ils reviennent, et c’est notre langue qu’ils chevauchent. Ces faits
et bien d’autres persuadent combien il est dérisoire de vouloir

6% 094
L'ONFAMMPEMINRMESNDNE NS S TAIGAINNES

contester notre société sans jamais penser les limites mêmes de


la langue par laquelle (rapport instrumental) nous prétendons
la contester : c’est vouloir détruire le loup en se logeant confor-
tablement dans sa gueule. Ces exercices d’une grammaire aber-
rante auraient au moins l’avantage de porter le soupçon sur
l’idéologie même de notre parole.

Sans paroles
La masse bruissante d’une langue inconnue constitue une pro-
tection délicieuse, enveloppe l'étranger (pour peu que le pays ne
lui soit pas hostile) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles
toutes les aliénations de la langue maternelle : l’origine, régionale
et sociale, de qui la parle, son degré de culture, d'intelligence, de
goût, l’image à travers laquelle il se constitue comme personne
et qu’il vous demande de reconnaître. Aussi, à l’étranger, quel
repos! J’y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la
mondanité, la nationalité, la normalité. La langue inconnue, dont
je saisis pourtant la respiration, l’aération émotive, en un mot la
pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je
me déplace, un léger vertige, m’entraîne dans son vide artificiel,
qui ne s’accomplit que pour moi: je vis dans l’interstice, débar-
rassé de tout sens plein. Comment vous êtes-vous débrouillé là-bas,
avec la langue ? Sous-entendu : Comment assuriez-vous ce besoin
vital de la communication ? Ou plus exactement, assertion idéo-
logique que recouvre l'interrogation pratique: il n'y a de com-
munication que dans la parole.
Or il se trouve que dans ce pays (le Japon), empire des signi-
fiants est si vaste, il excède à tel point la parole, que l’échange
des signes reste d’une richesse, d’une mobilité, d’une subtilité
fascinantes en dépit de l’opacité de la langue, parfois même grâce
à cette opacité. La raison en est que là-bas le corps existe, se
déploie, agit, se donne, sans hystérie, sans narcissisme, mais
selon un pur projet érotique — quoique subtilement discret. Ce
n’est pas la voix (avec laquelle nous identifions les « droits » de
la personne) qui communique (communiquer quoi? notre âme
— forcément belle — notre sincérité? notre prestige ?), c’est tout
le corps (les yeux, le sourire, la mèche, le geste, le vêtement)
qui entretient avec vous une sorte de babil auquel la parfaite

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Pluie, Semence, Dissémination.


Trame, Tissu, Texte.
L4 crilure.
PONT ENMEP ARR NDÉERS SE SSTIGNNAERS

domination des codes ôte tout caractère régressif, infantile. Fixer


un rendez-vous (par gestes, dessins, noms propres) prend sans
doute une heure, mais pendant cette heure, pour un message
qui se fût aboli en un instant s’il eût été parlé (tout à la fois essen-
tiel et insignifiant), c’est tout le corps de l’autre qui a été connu,
goûté, reçu et qui a déployé (sans fin véritable) son propre récit,
son propre texte.

L’eau et le flocon
Le plateau de repas semble un tableau des plus délicats : c’est
un cadre qui contient sur fond sombre des objets variés (bols,
boîtes, soucoupes, baguettes, menus tas d'aliments, un peu de
gingembre gris, quelques brins de légumes orange, un fond de
sauce brune), et comme ces récipients et ces morceaux de nour-
riture sont exigus et ténus, mais nombreux, on dirait que ces
plateaux accomplissent la définition de la peinture, qui, au dire
de Piero della Francesca, «n’est qu’une démonstration de sur-
faces et de corps devenant toujours plus petits ou plus grands
suivant leur terme ». Cependant, un tel ordre, délicieux lorsqu'il
apparaît, est destiné à être défait, refait selon le rythme même
de l’alimentation ; ce qui était tableau figé au départ, devient éta-
bli ou échiquier, espace, non d’une vue, mais d’un faire ou d’un
jeu; la peinture n’était au fond qu’une palette (une surface de
travail), dont vous allez jouer au fur et à mesure que vous man-
gerez, puisant ici une pincée de légumes, là de riz, là de condi-
ment, là une gorgée de soupe, selon une alternance libre, à la
façon d’un graphiste (précisément japonais), installé devant un
jeu de godets et qui, tout à la fois, sait et hésite ; de la sorte, sans
être niée ou diminuée (il ne s’agit pas d’une indifférence à l'égard
de la nourriture, attitude toujours morale), l'alimentation reste
empreinte d’une sorte de travail ou de jeu, qui porte moins sur
la transformation de la matière première (objet propre de la cui-
sine ;mais la nourriture japonaise est peu cuisinée, les aliments
arrivent naturels sur la table ; la seule opération qu’ils aient vrai-
ment subie, c’est d’être découpés), que sur l’assemblage mou-
vant et comme inspiré d'éléments dont l’ordre de prélèvement
n’est fixé par aucun protocole (vous pouvez alterner une gorgée
de soupe, une bouchée de riz, une pincée de légumes) : tout le
DPMEUN
TE NTAR AE MAD ENS ES UTUGAN ES

faire de la nourriture étant dans la composition, en composant


vos prises, vous faites vous-même ce que vous mangez; le mets
n’est plus un produit réifié, dont la préparation est, chez nous,
pudiquement éloignée dans le temps et dans l’espace (repas éla-
borés à l’avance derrière la cloison d’une cuisine, pièce secrète
où tout est permis, pourvu que le produit n’en sorte que com-
posé, orné, embaumié, fardé). D’où le caractère vivant (ce qui ne
veut pas dire : naturel) de cette nourriture, qui semble en toutes
saisons accomplir le vœu du poète : « Oh! célébrer le printemps
par des cuisines exquises… »
De la peinture, la nourriture japonaise prend encore la qualité
la moins immédiatement visuelle, la qualité la plus profondé-
ment engagée dans le corps (attachée au poids et au travail de la
main qui trace ou couvre) et qui est, non la couleur mais la touche.
Le riz cuit (dont l'identité absolument spéciale est attestée par un
nom particulier, qui n’est pas celui du riz cru) ne peut se définir
que par une contradiction de la matière ; il est à la fois cohésif et
détachable ; sa destination substantielle est le fragment, le léger
conglomérat ; il est le seul élément de pondération de la nourri-
ture japonaise (antinomique à la nourriture chinoise) ;il est ce qui
tombe, par opposition à ce qui flotte; il dispose dans le tableau
une blancheur compacte, granuleuse (au contraire de celle du
pain), et cependant friable : ce qui arrive sur la table, serré, collé,
se défait, d’un coup de la double baguette, sans cependant jamais
s’éparpiller, comme si la division n’opérait que pour produire
encore une cohésion irréductible ; c’est cette défection mesurée
(incomplète) qui, au-delà (ou en deçà) de la nourriture, est don-
née à consommer. De la même façon - mais à l’autre extrémité
des substances - la soupe japonaise (ce mot de soupe est indûment
épais, et potage sent la pension de famille) dispose dans le jeu ali-
mentaire une touche de clarté. Chez nous, une soupe claire est
une soupe pauvre ; mais ici, la légèreté du bouillon, fluide comme
de l’eau, la poussière de soja ou de haricots qui s’y déplace, la
rareté des deux ou trois solides (brin d'herbe, filament de légume,
parcelle de poisson) qui divisent en flottant cette petite quantité
d’eau, donnent l’idée d’une densité claire, d’une nutritivité sans
graisse, d’un élixir d'autant plus réconfortant qu’il est pur:
quelque chose d’aquatique (plus que d’aqueux), de délicatement
marin amène une pensée de source, de vitalité profonde. Ainsi la
nourriture japonaise s’établit-elle dans un système réduit de la
matière (du clair au divisible), dans un tremblement du signi-
fiant : ce sont là les caractères élémentaires de l’écriture, établie

5 & À
PAPE
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sur une sorte de vacillation du langage, et telle apparaît bien la


nourriture japonaise : une nourriture écrite, tributaire des gestes
de division et de prélèvement qui inscrivent l'aliment, non sur le
plateau du repas (rien à voir avec la nourriture photographiée, les
compositions coloriées de nos journaux féminins) mais dans un
espace profond qui dispose en étagement l’homme, la table et
l'univers. Car l'écriture est précisément cet acte qui unit dans le
même travail ce qui ne pourrait être saisi ensemble dans le seul
espace plat de la représentation.

Baguettes
Sur le Marché Flottant de Bangkok, chaque marchand se tient
dans une petite pirogue immobile ; il vend de très menues quan-
tités de nourriture : des graines, quelques œufs, bananes, cocos,
mangues, piments (sans parler de lInnommable). De lui-même à
sa marchandise en passant par son esquif, tout est petit. La nour-
riture occidentale, accumulée, dignifiée, gonflée jusqu’au majes-
tueux, liée à quelque opération de prestige, s’en va toujours vers
le gros, le grand, l’abondant, le plantureux; l’orientale suit le mou-
vement inverse, elle s’épanouit vers l’infinitésimal : l'avenir du
concombre n’est pas son entassement ou son épaississement, mais
sa division, son éparpillement ténu, comme il est dit dans ce haïku :

Concombre coupé.
Son jus coule
Dessinant des pattes d'araignée.

Il y a convergence du minuscule et du comestible : les choses


ne sont petites que pour être mangées, mais aussi elles sont
comestibles pour accomplir leur essence, qui est la petitesse.
L'accord de la nourriture orientale et de la baguette ne peut être
seulement fonctionnel, instrumental; les aliments sont coupés
pour pouvoir être saisis par la baguette, mais aussi la baguette
existe parce que les aliments sont coupés en petits morceaux ;
un même mouvement, une même forme transcende la matière
et son outil: la division.
La baguette a bien d’autres fonctions que de transporter la
nourriture du plat à la bouche (qui est la moins pertinente,
EMEIMNR IRLE N'ENES NS H'GINIES

puisque c’est aussi celle des doigts et des fourchettes), et ces fonc-
tions lui appartiennent en propre. Tout d’abord, la baguette — sa
forme le dit assez — a une fonction déictique : elle montre la nour-
riture, désigne le fragment, fait exister par le geste même du
choix, qui est l’index ; mais par là, au lieu que l’ingestion suive
une sorte de séquence machinale, où l’on se borneraïit à avaler
peu à peu les parties d’un même plat, la baguette, désignant ce
qu’elle choisit (et donc choisissant sur l'instant ceci et non cela),
introduit dans l’usage de la nourriture, non un ordre, mais une
fantaisie et comme une paresse : en tout cas, une opération intel-
ligente, et non plus mécanique. Autre fonction de la double
baguette, celle de pincer le fragment de nourriture (et non plus
de l’agripper, comme font nos fourchettes) ; pincer est d’ailleurs
un mot trop fort, trop agressif (c’est le mot des petites filles sour-
noises, des chirurgiens, des couturières, des caractères suscep-
tibles); car l’aliment ne subit jamais une pression supérieure à
ce qui est juste nécessaire pour le soulever et le transporter; il
y a dans le geste de la baguette, encore adouci par sa matière,
bois ou laque, quelque chose de maternel, la retenue même, exac-
tement mesurée, que l’on met à déplacer un enfant : une force
(au sens opératoire du terme), non une pulsion; c’est là tout un
comportement à l’égard de la nourriture; on le voit bien aux
longues baguettes du cuisinier, qui servent, non à manger, mais
à préparer les aliments : jamais l’instrument ne perce, ne coupe,
ne fend, ne blesse, mais seulement prélève, retourne, transporte.
Car la baguette (troisième fonction), pour diviser, sépare, écarte,
chipote, au lieu de couper et d’agripper, à la façon de nos cou-
verts; elle ne violente jamais l’aliment : ou bien elle le démêle
peu à peu (dans le cas des herbes), ou bien elle le défait (dans
le cas des poissons, des anguilles), retrouvant ainsi les fissures
naturelles de la matière (en cela bien plus proche du doigt pri-
mitif que du couteau). Enfin, et c’est peut-être sa plus belle fonc-
tion, la double baguette translate la nourriture, soit que, croisée
comme deux mains, support et non plus pince, elle se glisse sous
le flocon de riz et le tende, le monte jusqu’à la bouche du man-
geur, soit que (par un geste millénaire de tout Orient) elle fasse
glisser la neige alimentaire du bol aux lèvres, à la façon d’une
pelle. Dans tous ces usages, dans tous les gestes qu’elle implique,
la baguette s’oppose à notre couteau (et à son substitut préda-
teur, la fourchette) : elle est l’instrument alimentaire qui refuse
de couper, d’agripper, de mutiler, de percer (gestes très limités,
repoussés dans la préparation de la cuisine: le poissonnier qui

S 063
LC MEMNDEMMR E MDLE.S MSUNGANSENS

dépiaute devant nous l’anguille vivante exorcise une fois pour


toutes, dans un sacrifice préliminaire, le meurtre de la nourri-
ture) ;par la baguette, la nourriture n’est plus une proie, à quoi
l’on fait violence (viandes sur lesquelles on s’acharne), mais une
substance harmonieusement transférée; elle transforme la
matière préalablement divisée en nourriture d'oiseau et le riz en
flot de lait; maternelle, elle conduit inlassablement le geste de
la becquée, laissant à nos mœurs alimentaires, armées de piques
et de couteaux, celui de la prédation.

La nourriture décentrée
Le sukiyaki est un ragoût dont on connaît et reconnaît tous les
éléments, puisqu'il est fait devant vous, sur la table même, sans
désemparer, pendant que vous le mangez. Les produits crus (mais
pelés, lavés, revêtus déjà d’une nudité esthétique, brillante, colo-
rée, harmonieuse comme un vêtement printanier : «La couleur,
la finesse, la touche, l'effet, l'harmonie, le ragoût, tout s'y trouve »,
dirait Diderot) sont rassemblés et apportés sur un plateau; c’est
l'essence même du marché qui vous arrive, sa fraîcheur, sa natu-
ralité, sa diversité et jusqu’au classement qui fait de la simple
matière la promesse d’un événement: recrudescence d’appétit
attachée à cet objet mixte qu’est le produit de marché, à la fois
nature et marchandise, nature marchande, accessible à la pos-
session populaire : feuilles comestibles, légumes, cheveux d'ange,
carrés crémeux de pâte de soja, jaune cru de l’œuf, viande rouge
et sucre blanc (alliance infiniment plus exotique, plus fascinante
ou plus dégoûtante, parce que visuelle, que le simple sucré-salé
de la nourriture chinoise, qui, elle, est cuite, et où le sucre ne se
voit pas, sinon dans le luisant caramélisé de certains plats
« laqués »), toutes ces crudités, d’abord alliées, composées comme
dans un tableau hollandais dont elles garderaient le cerne du
trait, la fermeté élastique du pinceau et le vernis coloré (dont on
ne sait s’il est dû à la matière des choses, à la lumière de la scène,
à l’onguent dont est recouvert le tableau ou à l'éclairage du
musée), peu à peu transportées dans la grande casserole où elles
cuisent sous vos yeux, y perdent leurs couleurs, leurs formes et
leur discontinu, s’y amollissent, s’y dénaturent, tournent à ce roux
qui est la couleur essentielle de la sauce ; au fur et à mesure que

5 6 4
Où commence l'écriture ?
Où commence la peinture ?
HOREOMAPIRRIENIDÈE SES IVGINRESS

vous prélevez, du bout de vos baguettes, quelques fragments de


ce ragoût tout neuf, d’autres crudités viennent les remplacer. À
ce va-et-vient préside une assistante, qui, placée un peu en retrait
derrière vous, armée de longues baguettes, alimente alternati-
vement la bassine et la conversation : c’est toute une petite odys-
sée de la nourriture que vous vivez du regard : vous assistez au
Crépuscule de la Crudité.
Cette Crudité, on le sait, est la divinité tutélaire de la nourri-
ture japonaise: tout lui est dédié, et si la cuisine japonaise se
fait toujours devant celui qui va manger (marque fondamentale
de cette cuisine), c’est que peut-être il importe de consacrer par
le spectacle la mort de ce qu’on honore. Ce qui est honoré dans
la crudité (terme que bizarrement nous employons au singulier
pour dénoter la sexualité du langage, et au pluriel pour nom-
mer la part extérieure, anormale et quelque peu tabou de nos
menus), ce n’est pas, semble-t-il, comme chez nous, une essence
intérieure de l’aliment, la pléthore sanguine (le sang étant sym-
bole de la force et de la mort) dont nous recueillerons par trans-
migration l’énergie vitale (chez nous, la crudité est un état fort
de la nourriture, comme le montre métonymiquement l’assai-
sonnement intensif que l’on impose au steak tartare). La cru-
dité japonaise est essentiellement visuelle ; elle dénote un cer-
tain état coloré de la chair ou du végétal (étant entendu que la
couleur n’est jamais épuisée par un catalogue des teintes, mais
renvoie à toute une tactilité de la matière ; ainsi le sachimi étale
moins des couleurs que des résistances : celles qui varient la
chair des poissons crus, en la faisant passer, le long du plateau,
par les stations du flasque, du fibreux, de l’élastique, du com-
pact, du rêche, du glissant). Entièrement visuelle (pensée,
concertée, maniée pour la vue, et même pour une vue de peintre,
de graphiste), la nourriture dit par là qu’elle n’est pas profonde :
la substance comestible est sans cœur précieux, sans force
enfouie, sans secret vital : aucun plat japonais n’est pourvu d’un
centre (centre alimentaire impliqué chez nous par le rite qui
consiste à ordonner le repas, à entourer ou à napper les mets);
tout y est ornement d’un autre ornement : d’abord parce que sur
la table, sur le plateau, la nourriture n’est jamais qu’une col-
lection de fragments, dont aucun n’apparaît privilégié par un
ordre d’ingestion : manger n’est pas respecter un menu (un iti-
néraire de plats), mais prélever, d’une touche légère de la
baguette, tantôt une couleur, tantôt une autre, au gré d’une sorte
d'inspiration qui apparaît dans sa lenteur comme l’accompa-

SCT
PUREOMMELINR ER DRENS SC TIGANRE,S

gnement détaché, indirect, de la conversation (qui peut être, elle-


même, fort silencieuse) ; et puis parce que cette nourriture — c’est
là son originalité - lie dans un seul temps, le temps de sa fabri-
cation et celui de sa consommation; le sukiyaki, plat intermi-
nable à faire, à consommer et, si l’on peut dire, à «converser »,
non par difficulté technique mais parce qu’il est dans sa nature
de s’épuiser au fur et à mesure qu’on le cuit, et par conséquent
de se répéter, le sukiyaki n’a de marqué que son départ (ce pla-
teau peint d'aliments que l’on apporte); «parti», il n’a plus de
moments ou de lieux distinctifs : il devient décentré, comme un
texte ininterrompu.

L'interstice
Le cuisinier (qui ne cuit rien du tout) prend une anguille
vivante, lui fiche une longue pointe dans la tête et la racle, la
dépiaute. Cette scène preste, humide (plus que sanglante), de
petite cruauté, va se terminer en dentelle. L’anguille (ou le frag-
ment de légume, de crustacé), cristallisée dans la friture, comme
le rameau de Salzbourg, se réduit à un petit bloc de vide, à une
collection de jours: l'aliment rejoint ici le rêve d’un paradoxe:
celui d’un objet purement interstitiel, d'autant plus provoquant
que ce vide est fabriqué pour qu’on s’en nourrisse (parfois Pali-
ment est construit en boule, comme une pelote d’air).
La tempura est débarrassée du sens que nous attachons tradi-
tionnellement à la friture, et qui est la lourdeur. La farine y
retrouve son essence de fleur éparpillée, délayée si légèrement
qu’elle forme un lait, et non une pâte ; saisi par l'huile, ce lait doré
est si fragile qu’il recouvre imparfaitement le fragment de nour-
riture, laisse apparaître un rose de crevette, un vert de piment, un
brun d’aubergine, retirant ainsi à la friture ce dont est fait notre
beignet, et qui est la gangue, l'enveloppe, la compacité. L'huile
(mais est-ce de l'huile, s’agit-il vraiment de la substance mère du
huileux ?) aussitôt épongée par la serviette de papier sur laquelle
on vous présente la tempura dans une petite corbeille d’osier,
Phuile est sèche, sans plus aucun rapport avec le lubrifiant dont
la Méditerranée et l'Orient couvrent leur cuisine et leur pâtisse-
rie; elle perd une contradiction qui marque nos aliments cuits à
l'huile ou à la graisse, et qui est de brûler sans réchauffer; cette

3 6 8
y

ALAN

mn
de
À

L'inters lice.
RE AMPPATRNE SEDREMSNS TIC ANEEES

brûlure froide du corps gras est remplacée ici par une qualité qui
paraît refusée à toute friture : la fraîcheur. La fraîcheur qui cir-
cule dans la tempura à travers la dentelle de la farine, montant des
plus vivaces et des plus fragiles parmi les aliments, le poisson et
le végétal, cette fraîcheur qui est à la fois celle de l’intact et du
rafraîchissant est bien celle de l'huile : les restaurants de tempura
se classent selon le degré d'usure de l'huile qu’ils emploient : aux
plus cotés l’huile neuve, qui, usée, est revendue à un autre res-
taurant plus médiocre, et ainsi de suite ; ce n’est pas l’aliment que
l’on achète, ni même sa fraîcheur (encore moins le standing du
local ou du service), c’est la virginité de sa cuisson.
Parfois la pièce de tempura est à étages: la friture contourne
(mieux que : enveloppe) un piment, lui-même empli d’intérieurs
de moules. Ce qui importe, c’est que l’aliment soit constitué en
morceau, en fragment (état fondamental de la cuisine japonaise,
où le nappage — de sauce, de crème, de croûte — est inconnu),
non seulement par la préparation, mais aussi et surtout par son
immersion dans une substance fluide comme l’eau, cohésive
comme la graisse, d’où sort un morceau fini, séparé, nommé et
cependant tout ajouré ; mais le cerne est si léger qu’il en devient
abstrait: l’aliment n’a plus pour enveloppe que le temps
(d’ailleurs lui-même fort ténu) qui l’a solidifié. On dit que la tem-
pura est un mets d’origine chrétienne (portugaise) : c’est la nour-
riture du carême (tempora) ; mais affiné par les techniques japo-
naises d'annulation et d’exemption, c’est l’aliment d’un autre
temps : non celui d’un rite de jeûne et d’expiation, mais d’une
sorte de méditation, autant spectaculaire qu’alimentaire (puisque
la tempura se prépare sous vos yeux), autour de ce quelque chose
que nous déterminons, faute de mieux (et peut-être en raison de
nos ornières thématiques), du côté du léger, de l’aérien, de l’ins-
tantané, du fragile, du transparent, du frais, du rien, mais dont
le vrai nom serait l’interstice sans bords pleins, ou encore : le
signe vide.
Il faut en effet revenir au jeune artiste qui fait de la dentelle
avec des poissons et des piments. S’il prépare notre nourriture
devant nous, conduisant, de geste en geste, de lieu en lieu, l’an-
guille, du vivier au papier blanc qui, pour finir, la recevra tout
ajourée, ce n’est pas (seulement) pour nous rendre témoins de
la haute précision et de la pureté de sa cuisine; c’est parce que
son activité est à la lettre graphique: il inscrit l’aliment dans la
matière ;son étal est distribué comme la table d’un calligraphe;
il touche les substances comme le graphiste (surtout s’il est japo-

ST E0
BAMEMIP PRE ME SMS I GÉNIE.S

naïs) qui alterne les godets, les pinceaux, la pierre à encre, l’eau,
le papier; il accomplit ainsi, dans la cohue du restaurant et l’en-
trecroisement des commandes, un étagement, non du temps,
mais des temps (ceux d’une grammaire de la tempura), rend
visible la gamme des pratiques, récite l’aliment non comme une
marchandise finie, dont seule la perfection aurait quelque valeur
(ce qui est le cas de nos mets), mais comme un produit dont le
sens n’est pas final mais progressif, épuisé, pour ainsi dire,
quand sa production est terminée : c’est vous qui mangez, mais
c’est lui qui a joué, qui a écrit, qui a produit.

Pachinko
Le Pachinko est une machine à sous. On achète au comptoir
une petite provision de billes métalliques; puis, devant lappa-
reil (sorte de tableau vertical), d’une main l’on enfourne chaque
bille dans une bouche, pendant que de l’autre, à l’aide d’un cla-
pet, on propulse la bille à travers un circuit de chicanes; si le
coup d'envoi est juste (ni trop fort, ni trop faible), la bille pro-
pulsée libère une pluie d’autres billes qui vous tombent dans la
main, et l’on n’a plus qu’à recommencer — à moins que l’on ne
préfère échanger son gain contre une récompense dérisoire
(tablette de chocolat, orange, paquet de cigarettes). Les halls de
Pachinko sont très nombreux et toujours pleins d’un public varié
(jeunes, femmes, étudiants en tunique noire, hommes sans âge
en complet de bureau). On dit que le chiffre d’affaires des
Pachinko est égal (ou même supérieur) à celui de tous les grands
magasins du Japon (ce qui, sans doute, n’est pas peu dire).
Le Pachinko est un jeu collectif et solitaire. Les machines sont
rangées en longues files ; chacun debout devant son tableau joue
pour soi, sans regarder son voisin, que pourtant il coudoie. On
n’entend que le bruissement des billes propulsées (la cadence
d’enfournement est très rapide) ; le hall est une ruche ou un ate-
lier ; les joueurs semblent travailler à la chaîne. Le sens impérieux
de la scène est celui d’un labeur appliqué, absorbé ; jamais une
attitude paresseuse ou désinvolte ou coquette, rien de cette oisi-
veté théâtrale de nos joueurs occidentaux traînant par petits
groupes désœuvrés autour d’un billard électrique, et bien
conscients d'émettre pour les autres clients du café l’image d’un

GTA |
D NEUMNPMNRNEQDLE"S MMSMIRGANSENS

dieu expert et désabusé. Quant à l’art de ce jeu, il diffère aussi de


celui de nos machines. Pour le joueur occidental, la boule une fois
lancée, il s’agit surtout d’en corriger peu à peu le trajet de retom-
bée (en donnant des coups dans l’appareil) ; pour le joueur japo-
nais, tout se détermine dans le coup d’envoi, tout dépend de la
force imprimée par le pouce au clapet; le doigté est immédiat,
définitif, en lui seul réside le talent du joueur, qui ne peut corri-
ger le hasard qu’à l'avance et d’un seul coup ; ou plus exactement :
le lancé de la bille n’est au mieux que délicatement retenu ou hâté
(mais nullement dirigé) par la main du joueur, qui d’un seul mou-
vement meut et surveille ; cette main est donc celle d’un artiste
(à la manière japonaise), pour lequel le trait (graphique) est un
«accident contrôlé ». Le Pachinko reproduit en somme, dans
l’ordre mécanique, le principe même de la peinture alla prima,
qui veut que le trait soit tracé d’un seul mouvement, une fois
pour toutes, et qu’en raison de la qualité même du papier et de
l'encre, il ne puisse être jamais corrigé ; de même la bille lancée
ne peut être déviée (ce serait une grossièreté indigne, que de
rudoyer l’appareil, comme le font nos tricheurs occidentaux) :
son chemin est prédéterminé par le seul éclair de sa lancée.
A quoi sert cet art? à régler un circuit nutritif. La machine
occidentale, elle, soutient un symbolisme de la pénétration: il
s’agit, par un « coup » bien placé, de posséder la pin-up qui, tout
éclairée sur le tableau de bord, aguiche et attend. Dans le
Pachinko, nul sexe (au Japon - dans ce pays que j’appelle le Japon
- la sexualité est dans le sexe, non ailleurs; aux Etats-Unis, c’est
le contraire : le sexe est partout, sauf dans la sexualité). Les appa-
reils sont des mangeoires, alignées ; le joueur, d’un geste preste,
renouvelé d’une façon si rapide qu’il en paraît ininterrompu, ali-
mente la machine en billes; il les enfourne, comme on gave une
oie ;de temps en temps, la machine, comblée, lâche sa diarrhée
de billes : pour quelques yens, le joueur est symboliquement écla-
boussé d'argent. On comprend alors le sérieux d’un jeu qui
oppose à la constriction de la richesse capitaliste, à la parcimo-
nie constipée des salaires, la débâcle voluptueuse des billes d’ar-
gent, qui, d’un coup, emplissent la main du joueur.
Mangeoires et latrines.
L'OMFAMMPSTIRME MIDI NS US TTIGANMERS

Centre-ville, centre vide


Les villes quadrangulaires, réticulaires (Los Angeles, par
exemple) produisent, dit-on, un malaise profond; elles blessent
en nous un sentiment cénesthésique de la ville, qui exige que
tout espace urbain ait un centre où aller, d’où revenir, un lieu
complet dont rêver et par rapport à quoi se diriger ou se retirer,
en un mot s’inventer. Pour de multiples raisons (historiques, éco-
nomiques, religieuses, militaires), l'Occident n’a que trop bien
compris cette loi : toutes ses villes sont concentiriques ; mais aussi,
conformément au mouvement même de la métaphysique occi-
dentale, pour laquelle tout centre est le lieu de la vérité, le centre
de nos villes est toujours plein : lieu marqué, c’est en lui que se
rassemblent et se condensent les valeurs de la civilisation: la
spiritualité (avec les églises), le pouvoir (avec les bureaux), lar-
gent (avec les banques), la marchandise (avec les grands maga-
sins), la parole (avec les agoras : cafés et promenades) : aller dans
le centre, c’est rencontrer la « vérité » sociale, c’est participer à
la plénitude superbe de la «réalité ».
La ville dont je parle (Tokyo) présente ce paradoxe précieux :
elle possède bien un centre, mais ce centre est vide. Toute la
ville tourne autour d’un lieu à la fois interdit et indifférent,
demeure masquée sous la verdure, défendue par des fossés
d’eau, habitée par un empereur qu’on ne voit jamais, c’est-à-
dire, à la lettre, par on ne sait qui. Journellement, de leur
conduite preste, énergique, expéditive comme la ligne d’un tir,
les taxis évitent ce cercle, dont la crête basse, forme visible de
l’invisibilité, cache le « rien » sacré. L’une des deux villes les plus
puissantes de la modernité est donc construite autour d’un
anneau opaque de murailles, d'eaux, de toits et d'arbres, dont
le centre lui-même n’est plus qu’une idée évaporée, subsistant
là non pour irradier quelque pouvoir, mais pour donner à tout
le mouvement urbain l’appui de son vide central, obligeant la
circulation à un perpétuel dévoiement. De cette manière, nous
dit-on, l’imaginaire se déploie circulairement, par détours et
retours le long d’un sujet vide.
La Ville est un idéogramme : le Texte continue.
P'ONENMARAIIANE DEN SN SAT GRNNESS

Sans adresses
Les rues de cette ville n’ont pas de nom. Il y a bien une adresse
écrite, mais elle n’a qu’une valeur postale, elle se réfère à un
cadastre (par quartiers et par blocs, nullement géométriques),
dont la connaissance est accessible au facteur, non au visiteur:
la plus grande ville du monde est pratiquement inclassée, les
espaces qui la composent en détail sont innommés. Cette obli-
tération domiciliaire paraît incommode à ceux (comme nous) qui
ont été habitués à décréter que le plus pratique est toujours le
plus rationnel (principe en vertu duquel la meilleure toponymie
urbaine serait celle des rues-numéros, comme aux Etats-Unis
ou à Kyoto, ville chinoise). Tokyo nous redit cependant que le
rationnel n’est qu’un système parmi d’autres. Pour qu’il y ait maî-
trise du réel (en l’occurrence celui des adresses), il suffit qu’il y
ait système, ce système fût-il apparemment illogique, inutilement
compliqué, curieusement disparate : un bon bricolage peut non
seulement tenir très longtemps, on le sait, mais encore il peut
satisfaire des millions d’habitants, dressés d’autre part à toutes
les perfections de la civilisation technicienne.
L’anonymat est suppléé par un certain nombre d’expédients
(c’est du moins ainsi qu’ils nous apparaissent), dont la combinai-
son forme système. On peut figurer l’adresse par un schéma
d'orientation (dessiné ou imprimé), sorte de relevé géographique
qui situe le domicile à partir d’un repère connu, une gare par
exemple (les habitants excellent à ces dessins impromptus, où
l’on voit s’ébaucher, à même un bout de papier, une rue, un
immeuble, un canal, une voie ferrée, une enseigne, et qui font de
l'échange des adresses une communication délicate, où reprend
place une vie du corps, un art du geste graphique : il est toujours
savoureux de voir quelqu'un écrire, à plus forte raison dessiner :
de toutes les fois où l’on n’a de la sorte communiqué une adresse,
je retiens le geste de mon interlocuteur retournant son crayon
pour frotter doucement, de la gomme placée à son extrémité, la
courbe excessive d’une avenue, la jointure d’un viaduc ; bien que
la gomme soit un objet contraire à la tradition graphique du
Japon, il venait encore de ce geste quelque chose de paisible, de
caressant et de sûr, comme si, même dans cet acte futile, le corps
«travaillait avec plus de réserve que l'esprit», conformément au
précepte de l’acteur Zeami; la fabrication de l’adresse l’empor-
tait de beaucoup sur l'adresse elle-même, et, fasciné, j'aurais sou-

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Carnet d'adresses.
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Ces lutteurs forment une caste ; ils vivent à part, portent
les cheveux longs et mangent une nourriture rituelle. Le
combat ne dure qu'un éclair : le temps de laisser choir
l’autre masse. Pas de crise, pas de drame, pas
d'épuisement, en un mot pas de sport : le signe de la
pesée, non l'éréthisme du conflit.
BE MEME
PR RADIES € S N'GINIES

haïté que l’on mît des heures à me donner cette adresse). On


peut aussi, pour peu que l’on connaisse déjà l’endroit où l’on va,
diriger soi-même le taxi de rue en rue. On peut enfin prier le
chauffeur de se faire lui-même guider par le visiteur lointain
chez qui l’on va, à partir de l’un de ces gros téléphones rouges
installés à presque tous les éventaires d’une rue. Tout cela fait
de l'expérience visuelle un élément décisif de l'orientation : pro-
position banale, s’il s'agissait de la jungle ou de la brousse, mais
qui l’est beaucoup moins concernant une très grande ville
moderne, dont la connaissance est d'ordinaire assurée par le
plan, le guide, l'annuaire de téléphone, en un mot la culture
imprimée et non la pratique gestuelle. Ici, au contraire, la domi-
ciliation n’est soutenue par aucune abstraction ; hors le cadastre,
elle n’est qu’une pure contingence : bien plus factuelle que
légale, elle cesse d’affirmer la conjonction d’une identité et
d’une propriété. Cette ville ne peut être connue que par une acti-
vité de type ethnographique : il faut s’y orienter, non par le livre,
l’adresse, mais par la marche, la vue, l'habitude, l'expérience ;
toute découverte y est intense et fragile, elle ne pourra être
retrouvée que par le souvenir de la trace qu’elle a laissée en
nous : visiter un lieu pour la première fois, c’est de la sorte
commencer à l’écrire : l’adresse n'étant pas écrite, il faut bien
qu’elle fonde elle-même sa propre écriture.

La gare
Dans cette ville immense, véritable territoire urbain, le nom
de chaque quartier est net, connu, placé sur la carte un peu vide
(puisque les rues n’ont pas de nom) comme un gros flash; il prend
cette identité fortement signifiante que Proust, à sa manière, a
explorée dans ses Noms de Lieux. Si le quartier est si bien limité,
rassemblé, contenu, terminé sous son nom, c’est qu'il a un
centre, mais ce centre est spirituellement vide : c’est d’ordinaire
une gare.
La gare, vaste organisme où se logent à la fois les grands trains,
les trains urbains, le métro, un grand magasin et tout un com-
merce souterrain, la gare donne au quartier ce repère, qui, au
dire de certains urbanistes, permet à la ville de signifier, d’être
lue. La gare japonaise est traversée de mille trajets fonctionnels,

GS
81 1
P'RBAMRENIRR EDNENS MESA TRGENRENS

du voyage à l’achat, du vêtement à la nourriture : un train peut


déboucher dans un rayon de chaussures. Vouée au commerce,
au passage, au départ et cependant tenue dans un bâtiment
unique, la gare (est-ce d’ailleurs ainsi qu’il faut appeler ce nou-
veau complexe ?) est nettoyée de ce caractère sacré qui marque
ordinairement les grands repères de nos villes: cathédrales,
églises, mairies, monuments historiques. Ici, le repère est entiè-
rement prosaïque ; sans doute le marché est, lui aussi, souvent,
un lieu central de la ville occidentale; mais à Tokyo la mar-
chandise est défaite par l’instabilité de la gare : un incessant
départ en contrarie la concentration ; on dirait qu’elle n’est que
la matière préparatoire du paquet et que le paquet lui-même n’est
que le passe, le ticket qui permet de partir.
Ainsi chaque quartier se ramasse dans le trou de sa gare, point
vide d’affluence de ses emplois et de ses plaisirs. Ce jour, je
décide d’aller dans tel ou tel, sans autre but qu’une sorte de per-
ception prolongée de son nom. Je sais qu’à Ueno je trouverai
une gare pleine en surface de jeunes skieurs, mais dont les sou-
terrains, étendus comme une ville, bordés d’échoppes, de bars
populaires, peuplés de clochards, de voyageurs dormant, par-
lant, mangeant à même le sol des couloirs sordides, accomplis-
sent enfin l’essence romanesque du bas-fond. Tout près - mais
un autre jour — ce sera un autre populaire : dans les rues mar-
chandes d’Asakusa (sans autos), arquées de fleurs de cerisier
en papier, on vend des vêtements très neufs, confortables et bon
marché : des blousons de grosse peau (rien de délinquant), des
gants bordés d’une couronne de fourrure noire, des écharpes
de laine, très longues, que l’on jette par-dessus une épaule à la
façon des enfants de village qui reviennent de l’école, des cas-
quettes de cuir, tout l’attirail luisant et laineux du bon ouvrier
qui a besoin de se couvrir chaudement, corroboré par le cossu
des grandes bassines fumantes où cuit et mijote la soupe aux
nouilles. Et de l’autre côté de l’anneau impérial (vide, comme
on se le rappelle), c’est encore un autre populaire : Ikebukuro,
ouvrier et paysan, râpeux et amical comme un gros chien bâtard.
Tous ces quartiers produisent des races différentes, d’autres
corps, une familiarité chaque fois neuve. Traverser la ville (ou
pénétrer dans sa profondeur, car il y a sous terre des réseaux
de bars, de boutiques, auxquels on accède parfois par une
simple entrée d'immeuble, en sorte que, passé cette porte étroite,
vous découvrez, somptueuse et dense, l’Inde noire du commerce
et du plaisir), c’est voyager de haut en bas du Japon, superpo-

5.812
LAEMPIRE DES SIGNES

ser à la topographie, l'écriture des visages. Ainsi sonne chaque


nom, suscitant l’idée d’un village, pourvu d’une population aussi
individuelle que celle d’une peuplade, dont la ville immense
serait la brousse. Ce son du lieu, c’est celui de l’histoire; car le
nom signifiant est ici, non souvenir, mais anamnèse, comme si
tout Ueno, tout Asakusa me venait de ce haïku ancien (écrit par
Bashô au xvire siècle) :

Un nuage de cerisiers en fleurs :


La cloche. — Celle de Ueno ?
Celle d’Asakusa ?

Les paquets
Si les bouquets, les objets, les arbres, les visages, les jardins et
les textes, si les choses et les manières japonaises nous paraissent
petites (notre mythologie exalte le grand, le vaste, le large, l’ou-
vert), ce n’est pas en raison de leur taille, c’est parce que tout
objet, tout geste, même le plus libre, le plus mobile, paraît enca-
dré. La miniature ne vient pas de la taille, mais d’une sorte de pré-
cision que la chose met à se délimiter, à s’arrêter, à finir. Cette
précision n’a rien de raisonnable ou de moral: la chose n’est pas
nette d’une façon puritaine (par propreté, franchise, ou objecti-
vité), mais plutôt par un supplément hallucinatoire (analogue à
la vision issue du haschisch, au dire de Baudelaire) ou par une
coupure qui ôte à l’objet le panache du sens et retire à sa pré-
sence, à sa position dans le monde, toute fergiversation. Cepen-
dant ce cadre est invisible : la chose japonaise n’est pas cernée,
enluminée ; elle n’est pas formée d’un contour fort, d’un dessin,
que viendraient « remplir » la couleur, ombre, la touche ; autour
d’elle, il y a : rien, un espace vide qui la rend mate (et donc à nos
yeux : réduite, diminuée, petite).
On dirait que l’objet déjoue d’une manière à la fois inatten-
due et réfléchie l’espace dans lequel il est toujours situé. Par
exemple : la chambre garde des limites écrites, ce sont les
nattes du sol, les fenêtres plates, les parois tendues de baguettes
(image pure de la surface), dont on ne distingue pas les portes
à glissières ; tout ici est trait, comme si la chambre était écrite
d’un seul coup de pinceau. Cependant, par une disposition

AMONT
\ ol \
\\\\
ALL ki il
Poudre de thé, réseau d'écriture.
D OMEMMEPO
INR EN DE SNS GENNENS

seconde, cette rigueur est à son tour déjouée : les parois sont
fragiles, crevables, les murs glissent, les meubles sont esca-
motables, en sorte qu’on retrouve dans la pièce japonaise cette
« fantaisie » (d’habillement, notamment), grâce à laquelle tout
Japonais déjoue — sans se donner la peine ou le théâtre de le
subvertir - le conformisme de son cadre. Ou encore : dans un
bouquet japonais, «rigoureusement construit» (selon le lan-
gage de l’esthétique occidentale), et quelles que soient les
intentions symboliques de cette construction, énoncées dans
tout guide du Japon et dans tout livre d’art sur l’/kebana, ce qui
est produit, c’est la circulation de l’air, dont les fleurs, les
feuilles, les branches (mots bien trop botaniques) ne sont en
somme que les parois, les couloirs, les chicanes, délicatement
tracés selon l’idée d’une rareté, que nous dissocions pour notre
part de la nature, comme si la profusion seule prouvait le natu-
rel;le bouquet japonais a un volume ; chef-d'œuvre inconnu, à
la façon dont le rêvait Frenhofer, le héros de Balzac, qui vou-
lait que l’on pût passer derrière le personnage peint, on peut
avancer le corps dans l’interstice de ses branches, dans les
jours de sa stature, non point le ire (lire son symbolisme) mais
refaire le trajet de la main qui l’a écrit : écriture véritable, puis-
qu'elle produit un volume, et que, refusant à la lecture d’être
le simple déchiffrement d’un message (fût-il hautement sym-
bolique), elle lui permet de refaire le tracé de son travail. Ou
enfin (et surtout) : sans même tenir pour emblématique le jeu
connu des boîtes japonaises, l’une logée dans l’autre jusqu’au
vide, on peut déjà voir une véritable méditation sémantique
dans le moindre paquet japonais. Géométrique, rigoureuse-
ment dessiné et pourtant toujours signé quelque part d’un pli,
d’un nœud, asymétriques, par le soin, la technique même de sa
confection, le jeu du carton, du bois, du papier, des rubans, il
n’est plus l'accessoire passager de l’objet transporté, mais
devient lui-même objet; l'enveloppe, en soi, est consacrée
comme chose précieuse, quoique gratuite ; le paquet est une
pensée ; ainsi, dans une revue vaguement pornographique,
l’image d’un jeune Japonais nu, ficelé très régulièrement
comme un saucisson : l’intention sadique (bien plus affichée
qu’accomplie) est naïvement — ou ironiquement — absorbée
dans la pratique, non d’une passivité, mais d’un art extrême:
celui du paquet, du cordage.
Cependant, par sa perfection même, cette enveloppe, souvent
répétée (on n’en finit pas de défaire le paquet), recule la décou-

3000
DO EPMMENIRE DAS» SA IGN ES

verte de l’objet qu’elle renferme — et qui est souvent insignifiant,


car c’est précisément une spécialité du paquet japonais, que la
futilité de la chose soit disproportionnée au luxe de l’enveloppe :
une confiserie, un peu de pâte sucrée de haricots, un «souve-
nir» vulgaire (comme le Japon sait malheureusement en pro-
duire) sont emballés avec autant de somptuosité qu’un bijou. On
dirait en somme que c’est la boîte qui est l’objet du cadeau, non
ce qu’elle contient : des nuées d’écoliers, en excursion d’un jour,
ramènent à leurs parents un beau paquet contenant on ne sait
quoi, comme s'ils étaient partis très loin et que ce leur fût une
occasion de s’adonner par bandes à la volupté du paquet. Ainsi
la boîte joue au signe : comme enveloppe, écran, masque, elle
vaut pour ce qu’elle cache, protège, et cependant désigne : elle
donne le change, si l’on veut bien prendre cette expression dans
son double sens, monétaire et psychologique ; mais cela même
qu’elle renferme et signifie, est très longtemps remis à plus tard,
comme si la fonction du paquet n’était pas de protéger dans l’es-
pace mais de renvoyer dans le temps; c’est dans l'enveloppe que
semble s'investir le travail de la confection (du faire), mais par
là même l’objet perd de son existence, il devient mirage : d’en-
veloppe en enveloppe, le signifié fuit, et lorsque enfin on le tient
(il y a toujours un petit quelque chose dans le paquet), il appa-
raît insignifiant, dérisoire, vil : le plaisir, champ du signifiant, a
été pris : le paquet n’est pas vide, mais vidé : trouver l’objet qui
est dans le paquet ou le signifié qui est dans le signe, c’est le
jeter: ce que les Japonais transportent, avec une énergie formi-
cante, ce sont en somme des signes vides. Car il y a au Japon
une profusion de ce que l’on pourrait appeler : les instruments
de transport ; ils sont de toutes sortes, de toutes formes, de toutes
substances : paquets, poches, sacs, valises, linges (le fuj : mou-
choir ou foulard paysan dont on enveloppe la chose), tout citoyen
a dans la rue un baluchon quelconque, un signe vide, énergi-
quement protégé, prestement transporté, comme si le fini, l’en-
cadrement, le cerne hallucinatoire qui fonde l’objet japonais, le
destinait à une translation généralisée. La richesse de la chose
et la profondeur du sens ne sont congédiées qu’au prix d’une
triple qualité, imposée à tous les objets fabriqués : qu’ils soient
précis, mobiles et vides.
Le signe e sl une fracture quiLe ç? ouvre jamais
que sur le visage d’un autre signe.
L'MPOMePNIMRAE DRE NSA STIMIGENNESS

Les trois écritures


Les poupées du Bunraku ont de un à deux mètres de hauteur.
Ce sont de petits hommes ou de petites femmes, aux membres,
aux mains et à la bouche mobiles; chaque poupée est mue par
trois hommes visibles, qui l'entourent, la soutiennent, l’accom-
pagnent : le maître tient le haut de la poupée et son bras droit;
il a le visage découvert, lisse, clair, impassible, froid comme «un
oignon blanc qui vient d'être lavé » (Bashô) ; les deux aides sont
en noir, une étoffe cache leur visage ; l’un, ganté mais le pouce
découvert, tient un grand ciseau à ficelles dont il meut le bras
et la main gauches de la poupée; l’autre, rampant, soutient le
corps, assure la marche. Ces hommes évoluent le long d’une fosse
peu profonde, qui laisse leur corps apparent. Le décor est der-
rière eux, comme au théâtre. Sur le côté, une estrade reçoit les
musiciens et les récitants; leur rôle est d'exprimer le texte
(comme on presse un fruit); ce texte est mi-parlé, mi-chanté;
ponctué à grands coups de plectre par les joueurs de shamisen,
il est à la fois mesuré et jeté, avec violence et artifice. Suants et
immobiles, les porte-voix sont assis derrière de petits lutrins où
est posée la grande écriture qu’ils vocalisent et dont on aperçoit
de loin les caractères verticaux, lorsqu'ils tournent une page de
leur livret; un triangle de toile raide, attaché à leurs épaules
comme un cerf-volant, encadre leur face, en proie, elle, à toutes
les affres de la voix.
Le Bunraku pratique donc trois écritures séparées, qu’il donne
à lire simultanément en trois lieux du spectacle : la marionnette,
le manipulateur, le vociférant : le geste effectué, le geste effec-
tif, le geste vocal. La voix : enjeu réel de la modernité, substance
particulière de langage, que l’on essaye partout de faire triom-
pher. Tout au contraire, le Bunraku a une idée limitée de la voix;
il ne la supprime pas, mais il lui assigne une fonction bien défi-
nie, essentiellement triviale. Dans la voix du récitant, viennent
en effet se rassembler : la déclamation outrée, le trémolo, le ton
suraigu, féminin, les intonations brisées, les pleurs, les paroxys-
mes de la colère, de la plainte, de la supplication, de l’étonne-
ment, le pathos indécent, toute la cuisine de l'émotion, élaborée
ouvertement au niveau de ce corps interne, viscéral, dont le
larynx est le muscle médiateur. Encore ce débordement n’est-il
donné que sous le code même du débordement: la voix ne se
meut qu’à travers quelques signes discontinus de tempête ; pous-

GRORO
kRenv ersez Limage rien de plus, rien d ‘autre » rien.
e 07 a 7_ Al
Le travesti oriental ne copie pas la Femme, il la signifie ; il ne
s’empoisse pas dans son modèle, il se détache de son signifié ;
la Féminité est donnée à lire, non à voir : translation, non
transgression ; le signe passe du grand rôle féminin au
quinquagénaire père de famille : c’est le même homme ; mais
où commence la métaphore ?
DO TEMSPSIIRSENNDSESS M SSTRGENNENRS

sée hors d’un corps immobile, triangulée par le vêtement, liée


au livre qui, de son pupitre, la guide, cloutée sèchement par les
coups légèrement déphasés (et par là même impertinents) du
joueur de shamisen, la substance vocale reste écrite, disconti-
nuée, codée, soumise à une ironie (si l’on veut bien ôter à ce
mot tout sens caustique) ; aussi, ce que la voix extériorise, en fin
de compte, ce n’est pas ce qu’elle porte (les «sentiments »), c’est
elle-même, sa propre prostitution; le signifiant ne fait astucieu-
sement que se retourner comme un gant.
Sans être éliminée (ce qui serait une façon de la censurer, c’est-
à-dire d’en désigner l’importance), la voix est donc mise de côté
(scéniquement, les récitants occupent une estrade latérale). Le
Bunraku lui donne un contrepoids, ou, mieux, une contremarche :
celle du geste. Le geste est double : geste émotif au niveau de la
marionnette (des gens pleurent au suicide de la poupée-amante),
acte transitif au niveau des manipulateurs. Dans notre art théâ-
tral, l’acteur feint d’agir, mais ses actes ne sont jamais que des
gestes : sur la scène, rien que du théâtre, et cependant du théâtre
honteux. Le Bunraku, lui, (c’est sa définition), sépare l’acte du
geste : il montre le geste, il laisse voir l'acte, il expose à la fois
Part et le travail, réserve à chacun d’eux son écriture. La voix
(et il n’y a alors aucun risque à la laisser atteindre les régions
excessives de sa gamme), la voix est doublée d’un vaste volume
de silence, où s’inscrivent avec d’autant plus de finesse, d’autres
traits, d’autres écritures. Et ici, il se produit un effet inouï: loin
de la voix et presque sans mimique, ces écritures silencieuses,
l’une transitive, l’autre gestuelle, produisent une exaltation aussi
spéciale, peut-être, que lhyperesthésie intellectuelle que lon
attribue à certaines drogues. La parole étant, non pas purifiée
(le Bunraku n’a aucun souci d’ascèse), mais, si l’on peut dire,
massée sur le côté du jeu, les substances empoissantes du théâtre
occidental sont dissoutes : l'émotion n’inonde plus, ne submerge
plus, elle devient lecture, les stéréotypes disparaissent sans que,
pour autant, le spectacle verse dans l'originalité, la «trouvaille ».
Tout cela rejoint, bien sûr, l'effet de distance recommandé par
Brecht. Cette distance, réputée chez nous impossible, inutile ou
dérisoire, et abandonnée avec empressement, bien que Brecht
l'ait très précisément située au centre de la dramaturgie révo-
lutionnaire (et ceci explique sans doute cela), cette distance, le
Bunraku fait comprendre comment elle peut fonctionner : par le
discontinu des codes, par cette césure imposée aux différents
traits de la représentation, en sorte que la copie élaborée sur la

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L'écriture, donc, sourd du plan d'inscription parce qu'elle se fait depuis un recul
et un décalage non regardable (non en face àface ; incitant d'emblée non à la
vue mais au tracement) qui divise le support en couloirs comme pour rappeler
le vide pluriel où elle s'accomplit — elle est seulement détachée en surface, elle
vient se tisser en surface, elle est déléguée du fond qui n’est pas un fond vers la
surface qui n'est plus une surface mais fibre écrite par en dessous à la verti-
cale de son dessus (le pinceau se tient dressé dans la paume) — l’idéogramme
rentrant ainsi dans la colonne — tube ou échelle — et s'y élageant comme une
barre complexe déclenchée par la monosyllabe dans le champ de la voix : cette
colonne peut être dite un « poignet vide » où apparaît d’abord un «unique trait »
le souffle qui traverse le bras creusé, l'opération parfaite devant être celle de la
«pointe cachée » ou de « l'absence de traces ».
Philippe Sollers, Sur le matérialisme, 1969.
ONE
MS PEAR SEND ME NS MSRIR GENRES

scène soit, non point détruite, mais comme brisée, striée, sous-
traite à la contagion métonymique de la voix et du geste, de âme
et du corps, qui englue notre comédien.
Spectacle total, mais divisé, le Bunraku exclut bien entendu
Pimprovisation : retourner à la spontanéité serait retourner aux
stéréotypes dont notre «profondeur» est constituée. Comme
Brecht l’avait vu, ici règne la citation, la pincée d'écriture, le frag-
ment de code, car aucun des promoteurs du jeu ne peut prendre
au compte de sa propre personne ce qu’il n’est jamais seul à
écrire. Comme dans le texte moderne, le tressage des codes, des
références, des constats détachés, des gestes antholcgiques, mul-
tiplie la ligne écrite, non par la vertu de quelque appel méta-
physique, mais par le jeu d’une combinatoire qui s’ouvre dans
l'espace entier du théâtre : ce qui est commencé par l’un est conti-
nué par l’autre, sans repos.

Animé/inanimé
Traitant d’une antinomie fondamentale, celle de l’animé/
inanimé, le Bunraku la trouble, l’évanouit sans profit pour aucun
de ses termes. Chez nous, la marionnette (le polichinelle, par
exemple) est chargée de tendre à l’acteur le miroir de son
contraire ; elle anime l’inanimé, mais c’est pour mieux manifes-
ter sa dégradation, l’indignité de son inertie; caricature de la
«vie », elle en affirme par là même les limites morales et pré-
tend confiner la beauté, la vérité, l'émotion dans le corps vivant
de l’acteur, qui, cependant, fait de ce corps un mensonge. Le
Bunraku, lui, ne signe pas l’acteur, il nous en débarrasse. Com-
ment ? précisément par une certaine pensée du corps humain,
que la matière inanimée mène ici avec infiniment plus de rigueur
et de frémissement que le corps animé (doué d’une « âme »). L’ac-
teur occidental (naturaliste) n’est jamais beau; son corps se veut
d'essence physiologique, et non plastique: c’est une collection
d'organes, une musculature de passions, dont chaque ressort
(voix, mines, gestes) est soumis à une sorte d'exercice gymnas-
tique ; mais par un retournement proprement bourgeois, bien que
le corps de l’acteur soit construit selon une division des essences
passionnelles, il emprunte à la physiologie l’alibi d’une unité
organique, celle de la «vie »: c’est l’acteur qui est ici marion-

6) IN(6)
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EM D EUSIN SD GNT ES

nette, en dépit du lié de son jeu, dont le modèle n’est pas la


caresse, mais seulement la « vérité » viscérale.
Le fondement de notre art théâtral est en effet beaucoup
moins l'illusion de réalité que l'illusion de totalité : périodique-
ment, de la choréia grecque à l'opéra bourgeois, nous concevons
l’art lyrique comme la simultanéité de plusieurs expressions
(jouée, chantée, mimée), dont l’origine est unique, indivisible.
Cette origine est le corps, et la totalité réclamée a pour modèle
Punité organique : le spectacle occidental est anthropomorphe ;
en lui, le geste et la parole (sans parler du chant) ne forment
qu’un seul tissu, congloméré et lubrifié comme un muscle unique
qui fait jouer l’expression mais ne la divise jamais : l’unité du
mouvement et de la voix produit celui qui joue; autrement dit,
c’est dans cette unité que se constitue la «personne » du per-
sonnage, c’est-à-dire l’acteur. En fait, sous ses dehors « vivants »
et «naturels », l’acteur occidental préserve la division de son
corps, et, partant, la nourriture de nos fantasmes : ici la voix, là
le regard, là encore la tournure sont érotisés, comme autant de
morceaux du corps, comme autant de fétiches. La marionnette
occidentale elle aussi (c’est bien visible dans le Polichinelle) est
un sous-produit fantasmatique : comme réduction, reflet grinçant
dont l’appartenance à l’ordre humain est rappelée sans cesse par
une simulation caricaturée, elle ne vit pas comme un corps total,
totalement frémissant, mais comme une portion rigide de l’ac-
teur dont elle est émanée ; comme automate, elle est encore mor-
ceau de mouvement, saccade, secousse, essence de discontinu,
projection décomposée des gestes du corps; enfin, comme pou-
pée, réminiscence du bout de chiffon, du pansement génital, elle
est bien la «petite chose » phallique («das Kleine »), tombée du
corps pour devenir fétiche.
Il se peut bien que la marionnette japonaise garde quelque
chose de cette origine fantasmatique ; mais l’art du Bunraku lui
imprime un sens différent; le Bunraku ne vise pas à «animer »
un objet inanimé de façon à faire vivre un morceau du corps,
une rognure d'homme, tout en lui gardant sa vocation de «par-
tie »; ce n’est pas la simulation du corps qu’il recherche, c’est, si
lon peut dire, son abstraction sensible. Tout ce que nous attri-
buons au corps total et qui est refusé à nos acteurs sous couvert
d'unité organique, «vivante », le petit homme du Bunraku le
recueille et le dit sans aucun mensonge : la fragilité, la discré-
tion, la somptuosité, la nuance inouïe, l’abandon de toute trivia-
lité, le phrasé mélodique des gestes, bref les qualités mêmes que

GNT UT
L'NPBOMPNEMURSE ID ENS NS GENPESS

les rêves de l’ancienne théologie accordaient au corps glorieux,


à savoir l’impassibilité, la clarté, l’agilité, la subtilité, voilà ce que
le Bunraku accomplit, voilà comment il convertit le corps-fétiche
en corps aimable, voilà comment il refuse l’antinomie de l’animé/
inanimé et congédie le concept qui se cache derrière toute ani-
mation de la matière, et qui est tout simplement «l’âme ».

Dedans/dehors
Prenez le théâtre occidental des derniers siècles ; sa fonction
est essentiellement de manifester ce qui est réputé secret (les
«sentiments », les «situations », les « conflits »), tout en cachant
artifice même de la manifestation (la machinerie, la peinture,
le fard, les sources de lumière). La scène à l’italienne est l’es-
pace de ce mensonge : tout s’y passe dans un intérieur subrep-
ticement ouvert, surpris, épié, savouré par un spectateur tapi dans
l'ombre. Cet espace est théologique, c’est celui de la Faute : d’un
côté, dans une lumière qu’il feint d'ignorer, l'acteur, c’est-à-dire
le geste et la parole, de l’autre, dans la nuit, le public, c’est-à-
dire la conscience.
Le Bunraku ne subvertit pas directement le rapport de la salle
et de la scène (encore que les salles japonaises soient infiniment
moins confinées, moins étouffées, moins alourdies que les nôtres) ;
ce qu’il altère, plus profondément, c’est le lien moteur qui va du
personnage à l'acteur et qui est toujours conçu, chez nous, comme
la voie expressive d’une intériorité. Il faut se rappeler que les
agents du spectacle, dans le Bunraku, sont à la fois visibles et
impassibles ;les hommes en noir s’affairent autour de la poupée,
mais sans aucune affectation d’habileté ou de discrétion, et, si
l’on peut dire, sans aucune démagogie publicitaire ; silencieux,
rapides, élégants, leurs actes sont éminemment transitifs, opé-
ratoires, colorés de ce mélange de force et de subtilité, qui
marque le gestuaire japonais et qui est comme l’enveloppe esthé-
tique de l'efficacité ; quant au maître, sa tête est découverte ; lisse,
nu, sans fard, ce qui lui confère un cachet civil (non théâtral),
son visage est offert à la lecture des spectateurs ;mais ce qui est
soigneusement, précieusement donné à lire, c’est qu’il n’y a rien
à lire; on retrouve ici cette exemption du sens, que nous pou-
vons à peine comprendre, puisque, chez nous, attaquer le sens,

CLIS)
D'OPIMSEMRES DIE SES T'GMMNLES

c’est le cacher ou l’inverser, mais jamais l’absenter. Avec le Bun-


raku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vide. Ce qui
est expulsé de la scène, c’est l’hystérie, c’est-à-dire le théâtre lui-
même ; et ce qui est mis à la place, c’est l’action nécessaire à la
production du spectacle : le travail se substitue à l’intériorité.
Il est donc vain de se demander, comme le font certains Euro-
péens, si le spectateur peut oublier ou non la présence des mani-
pulateurs. Le Bunraku ne pratique ni l’occultation ni la mani-
festation emphatique de ses ressorts; de la sorte, il débarrasse
l'animation du comédien de tout relent sacré, et abolit le lien
métaphysique que l’Occident ne peut S’empêcher d'établir entre
l'âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et la machine,
l'agent et l’acteur, le Destin et l’homme, Dieu et la créature : si
le manipulateur n’est pas caché, pourquoi, comment voulez-vous
en faire un Dieu ? Dans le Bunraku, la marionnette n’est tenue
par aucun fil. Plus de fil, partant plus de métaphore, plus de Des-
tin ; la marionnette ne singeant plus la créature, l’homme n’est
plus une marionnette entre les mains de la divinité, le dedans
ne commande plus le dehors.

Courbettes
Pourquoi, en Occident, la politesse est-elle considérée avec sus-
picion? Pourquoi la courtoisie y passet-elle pour une distance
(sinon même une fuite) ou une hypocrisie ? Pourquoi un rapport
«informel » (comme on dit ici avec gourmandise) est-il plus sou-
haitable qu’un rapport codé?
L’impolitesse de l'Occident repose sur une certaine mythologie
de la «personne ». Topologiquement, l’homme occidental est
réputé double, composé d’un «extérieur », social, factice, faux, et
d’un «intérieur », personnel, authentique (lieu de la communica-
tion divine). Selon ce dessin, la « personne » humaine est ce lieu
empli de nature (ou de divinité, ou de culpabilité), ceinturé, clos
par une enveloppe sociale peu estimée : le geste poli (lorsqu’il est
postulé) est le signe de respect échangé d’une plénitude à l’autre,
à travers la limite mondaine (c’est-à-dire en dépit et par l’inter-
médiaire de cette limite). Cependant, dès lors que c’est l’inté-
rieur de la «personne » qui est jugé respectable, il est logique de
reconnaître mieux cette personne en déniant tout intérêt à son

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1.
Qui salue qui :

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enveloppe mondaine : c’est donc le rapport prétendument france,


brutal, nu, mutilé (pense-t-on) de toute signalétique, indifférent
à tout code intermédiaire, qui respectera le mieux le prix indivi-
duel de l’autre : être impoli, c’est être vrai, dit logiquement la
morale occidentale. Car s’il y a bien une «personne » humaine
(dense, pleine, centrée, sacrée), c’est sans doute elle que, dans un
premier mouvement, l’on prétend « saluer » (de la tête, des lèvres,
du corps) ; mais ma propre personne, entrant inévitablement en
lutte avec la plénitude de l’autre, ne pourra se faire reconnaître
qu’en rejetant toute médiation du factice et en affirmant l'intégrité
(mot justement ambigu : physique et moral) de son «intérieur »;
et dans un second temps, je réduirai mon salut, je feindrai de le
rendre naturel, spontané, débarrassé, purifié de tout code: je
serai à peine gracieux, ou gracieux selon une fantaisie apparem-
ment inventée, comme la princesse de Parme (chez Proust) signa-
lant l'ampleur de ses revenus et la hauteur de son rang (c’est-à-
dire son mode d’être « pleine » de choses et de se constituer en
personne), non par la raideur distante de l’abord, mais par la
«simplicité » voulue de ses manières : combien je suis simple,
combien je suis gracieux, combien je suis franc, combien je suis
quelqu'un, c’est ce que dit l’impolitesse de Occidental.
L’autre politesse, par la minutie de ses codes, le graphisme
net de ses gestes, et alors même qu’elle nous apparaît exagéré-
ment respectueuse (c’est-à-dire, à nos yeux, « humiliante ») parce
que nous la lisons à notre habitude selon une métaphysique de
la personne, cette politesse est un certain exercice du vide
(comme on peut l’attendre d’un code fort, mais signifiant « rien »).
Deux corps s’inclinent très bas l’un devant l’autre (les bras, les
genoux, la tête restant toujours à une place réglée), selon des
degrés de profondeur subtilement codés. Ou encore (sur une
image ancienne) : pour offrir un cadeau, je m’aplatis, courbé jus-
qu’à l’incrustation, et pour me répondre, mon partenaire en fait
autant : une même ligne basse, celle du sol, joint l’offrant, le rece-
vant et l’enjeu du protocole, boîte qui peut-être ne contient rien
— ou si peu de chose; une forme graphique (inscrite dans les-
pace de la pièce) est de la sorte donnée à l’acte d'échange, en
qui, par cette forme, s’annule toute avidité (le cadeau reste sus-
pendu entre deux disparitions). Le salut peut être ici soustrait à
toute humiliation ou à toute vanité, parce qu’à la lettre il ne salue
personne ; il n’est pas le signe d’une communication, surveillée,
condescendante et précautionneuse, entre deux autarcies, deux
empires personnels (chacun régnant sur son Moi, petit domaine

4 0 1
Le cadeau est seul : il n'est touché ni par la générosité ni par
la reconnaissance, l'âme ne le contamine pas.

ANNEES “N AL
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A
(RTL
REINE
TE NA À CENT
= so . .
do qi
L'EMPIMR'E DES STGNES

dont il a la « clef») ; il n’est que le trait d’un réseau de formes où


rien n’est arrêté, noué, profond. Qui salue qui? Seule une telle
question justifie le salut, l’incline jusqu’à la courbette, l’aplatis-
sement, fait triompher en lui, non le sens, mais le graphisme, et
donne à une posture que nous lisons comme excessive, la rete-
nue même d’un geste dont tout signifié est inconcevablement
absent. La Forme est Vide, dit — et redit - un mot bouddhiste.
C’est ce qu’énoncent, à travers une pratique des formes (mot dont
le sens plastique et le sens mondain sont ici indissociables), la
politesse du salut, la courbure de deux corps qui s’écrivent mais
ne se prosternent pas. Nos habitudes de parler sont très vicieuses,
car si je dis que là-bas la politesse est une religion, je fais entendre
qu’il y a en elle quelque chose de sacré; l'expression doit être
dévoyée de façon à suggérer que la religion n’est là-bas qu’une
politesse, ou mieux encore : que la religion à été remplacée par
la politesse.

L’effraction du sens
Le haïku a cette propriété quelque peu fantasmagorique, que
Von s’imagine toujours pouvoir en faire soi-même facilement.
On se dit :quoi de plus accessible à l'écriture spontanée que ceci
(de Buson) :

C’est le soir, l'automne,


Je pense seulement
A mes parents.

Le haïku fait envie: combien de lecteurs occidentaux n’ont


pas rêvé de se promener dans la vie, un carnet à la main, notant
ici et là des «impressions », dont la brièveté garantirait la per-
fection, dont la simplicité attesterait la profondeur (en vertu d’un
double mythe, l’un classique, qui fait de la concision une preuve
d’art, l’autre romantique, qui attribue une prime de vérité à lim-
provisation). Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire,
et c’est par cette double condition qu’il semble offert au sens,
d’une façon particulièrement disponible, serviable, à l’instar d’un
hôte poli qui vous permet de vous installer largement chez lui,
avec vos manies, vos valeurs, vos symboles ; l« absence » du haïku

4 0 3
D)
.Le

Un concombre el deux aubergines énoncés


« à la lettre » comme trois vers de haïku.
ÉEHHOMNE
MR EN DIE SMS 'DGNE:S

(comme on dit aussi bien d’un esprit irréel que d’un proprié-
taire parti en voyage) appelle la subornation, leffraction, en
un mot, la convoitise majeure, celle du sens. Ce sens précieux,
vital, désirable comme la fortune (hasard et argent), le haïku,
débarrassé des contraintes métriques (dans les traductions que
nous en avons), semble nous le fournir à profusion, à bon mar-
ché et sur commande; dans le haïku, dirait-on, le symbole, la
métaphore, la leçon ne coûtent presque rien : à peine quelques
mots, une image, un sentiment — là où notre littérature demande
ordinairement un poème, un développement ou (dans le genre
bref) une pensée ciselée, bref un long travail rhétorique. Aussi
le haïku semble donner à l'Occident des droits que sa littéra-
ture lui refuse, et des commodités qu’elle lui marchande. Vous
avez le droit, dit le haïku, d’être futile, court, ordinaire; enfer-
mez ce que vous voyez, ce que vous sentez dans un mince hori-
zon de mots, et vous intéresserez; vous avez le droit de fonder
vous-même (et à partir de vous-même) votre propre notable;
votre phrase, quelle qu’elle soit, énoncera une leçon, libérera
un symbole, vous serez profond; à moindres frais, votre écri-
ture sera pleine.
L’Occident humecte toute chose de sens, à la manière d’une
religion autoritaire qui impose le baptême par populations; les
objets de langage (faits avec de la parole) sont évidemment des
convertis de droit : le sens premier de la langue appelle, méto-
nymiquement, le sens second du discours, et cet appel a valeur
d'obligation universelle. Nous avons deux moyens d'éviter au dis-
cours l’infamie du non-sens, et nous soumettons systématique-
ment l’énonciation (dans un colmatage éperdu de toute nullité
qui pourrait laisser voir le vide du langage) à l’une ou l’autre de
ces significations (ou fabrications actives de signes) : le symbole
et le raisonnement, la métaphore et le syllogisme. Le haïku, dont
les propositions sont toujours simples, courantes, en un mot
acceptables (comme on dit en linguistique), est attiré dans l’un
ou l’autre de ces deux empires du sens. Comme c’est un
«poème », on le range dans cette partie du code général des sen-
timents que l’on appelle « l’émotion poétique » (la Poésie est ordi-
nairement pour nous le signifiant du « diffus », de l’«ineffable »,
du «sensible », c’est la classe des impressions inclassables) ; on
parle d’« émotion concentrée », de «notation sincère d’un instant
d’élite », et surtout de « silence » (le silence étant pour nous signe
d’un plein de langage). Si l’un (Jôco) écrit:
DVEMMPPR RIRE MD, ENS RES UIRIGENRESS

Que de personnes
Ont passé à travers la pluie d'automne
Sur le pont de Seta!

on y voit l’image du temps qui fuit. Si l’autre (Bashô) écrit:

J'arrive par le sentier de la montagne.


Ah ! ceci est exquis !
Une violette !

c’est qu’il a rencontré un ermite bouddhiste, «fleur de vertu »;


et ainsi de suite. Pas un trait qui ne soit investi par le commen-
tateur occidental d’une charge de symboles. Ou encore, on veut
à tout prix voir dans le tercet du haïku (ses trois vers de cinq,
sept et cinq syllabes) un dessin syllogistique, en trois temps (la
montée, le suspens, la conclusion) :

La vieille mare :
Une grenouille saute dedans :
Oh ! le bruit de l’eau.

(dans ce singulier syllogisme, l'inclusion se fait de force : il faut,


pour y être contenue, que la mineure saute dans la majeure).
Bien entendu, si l’on renonçait à la métaphore ou au syllogisme,
le commentaire deviendrait impossible : parler du haïku serait
purement et simplement le répéter. Ce que fait innocemment un
commentateur de Bashô:

Déjà quatre heures...


Je me suis levé neuf fois
Pour admirer la lune.

«La lune est si belle, dit-il, que le poète se lève et se relève


sans cesse pour la contempler à sa fenêtre.» Déchiffrantes, for-
malisantes ou tautologiques, les voies d'interprétation, destinées
chez nous à percer le sens, c’est-à-dire à le faire entrer par effrac-
tion — et non à le secouer, à le faire tomber, comme la dent du
remâcheur d’absurde que doit être l’exercitant Zen, face à son
koan - ne peuvent donc que manquer le haïku; car le travail de
lecture qui y est attaché est de suspendre le langage, non de le
provoquer: entreprise dont précisément le maître du haïku,
Bashô, semblait bien connaître la difficulté et la nécessité:

AN ONG
LPO HEMPASTRSENS DAENSEN STD GENTENS

Comme il est admirable


Celui qui ne pense pas : «La Vie est éphémère »
En voyant un éclair !

L’exemption du sens
Le Zen tout entier mène la guerre contre la prévarication du
sens. On sait que le bouddhisme déjoue la voie fatale de toute
assertion (ou de toute négation) en recommandant de n’être
jamais pris dans les quatre propositions suivantes : cela est À
— cela n’est pas À — c’est à la fois À et non-A — ce n’est ni À ni
non-A. Or cette quadruple possibilité correspond au paradigme
parfait, tel que l’a construit la linguistique structurale (4 -
non-À — ni À, ni non-A (degré zéro) — À et non-A (degré complete) ;
autrement dit, la voie bouddhiste est très précisément celle du
sens obstrué : larcane même de la signification, à savoir le para-
digme, est rendu impossible. Lorsque le Sixième Patriarche
donne ses instructions concernant le mondeo, exercice de la ques-
tion-réponse, il recommande, pour mieux brouiller le fonction-
nement paradigmatique, dès qu’un terme est posé, de se dépor-
ter vers son terme adverse («$Si, vous questionnant, quelqu'un
vous interroge sur l'être, répondez par le non-être. S'il vous inter-
roge sur le non-être, répondez par l'être. S'il vous interroge sur
l’homme ordinaire, répondez en parlant du sage, etc. »), de façon
à faire apparaître la dérision du déclic paradigmatique et le
caractère mécanique du sens. Ce qui est visé (par une technique
mentale dont la précision, la patience, le raffinement et le savoir
attestent à quel point la pensée orientale tient pour difficile la
péremption du sens), ce qui est visé, c’est le fondement du signe,
à savoir la classification (maya); contraint au classement par
excellence, celui du langage, le haïku opère du moins en vue
d'obtenir un langage plat, que rien n’assied (comme c’est
immanquable dans notre poésie) sur des couches superposées
de sens, ce que l’on pourrait appeler le « feuilleté » des symboles.
Lorsqu'on nous dit que ce fut le bruit de la grenouille qui éveilla
Bashô à la vérité du Zen, on peut entendre (bien que ce soit là
une manière encore trop occidentale de parler) que Bashô
découvrit dans ce bruit, non certes le motif d’une «illumination »,
d’une hyperesthésie symbolique, mais plutôt une fin du langage :

400w7
B'PEMMNPMERE AD ES AS 'RIGENMESS

il y a un moment où le langage cesse (moment obtenu à grand


renfort d'exercices), et c’est cette coupure sans écho qui insti-
tue à la fois la vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku.
La dénégation du «développement » est ici radicale, car il ne
s’agit pas d’arrêter le langage sur un silence lourd, plein, pro-
fond, mystique, ou même sur un vide de l’âme qui s’ouvrirait à
la communication divine (le Zen est sans Dieu) ; ce qui est posé
ne doit se développer ni dans le discours ni dans la fin du dis-
cours ; ce qui est posé est mat, et tout ce que l’on peut en faire,
c’est le ressasser; c’est cela que l’on recommande à l’exercitant
qui travaille un koan (ou anecdote qui lui est proposée par son
maître) : non de le résoudre, comme s’il avait un sens, non même
de percevoir son absurdité (qui est encore un sens), mais de le
remâcher «jusqu’à ce que la dent tombe ». Tout le Zen, dont le
haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît ainsi comme une
immense pratique destinée à arrêter le langage, à casser cette
sorte de radiophonie intérieure qui émet continûment en nous,
jusque dans notre sommeil (peut-être est-ce pour cela qu’on
empêche les exercitants de s’endormir), à vider, à stupéfier, à
assécher le bavardage incoercible de l'âme ; et peut-être ce qu’on
appelle, dans le Zen, satori, et que les Occidentaux ne peuvent
traduire que par des mots vaguement chrétiens (tllumination,
révélation, intuition), n'est-il qu’une suspension panique du lan-
gage, le blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cassure
de cette récitation intérieure qui constitue notre personne ; et si
cet état d’a-langage est une libération, c’est que pour l’expé-
rience bouddhiste, la prolifération des pensées secondes (la pen-
sée de la pensée), ou si l’on préfère, le supplément infini des
signifiés surnuméraires — cercle dont le langage lui-même est
le dépositaire et le modèle — apparaît comme un blocage : c’est
au contraire lPabolition de la seconde pensée qui rompt l'infini
vicieux du langage. Dans toutes ces expériences, semble-t-il, il
ne s’agit pas d’écraser le langage sous le silence mystique de
lineffable, mais de le mesurer, d'arrêter cette toupie verbale,
qui entraîne dans sa giration le jeu obsessionnel des substitu-
tions symboliques. En somme, c’est le symbole comme opéra-
tion sémantique qui est attaqué.
Dans le haïku, la limitation du langage est l’objet d’un soin qui
nous est inconcevable, car il ne s’agit pas d’être concis (c’est-à-
dire de raccourcir le signifiant sans diminuer la densité du signi-
fié) mais au contraire d’agir sur la racine même du sens, pour
obtenir que ce sens ne fuse pas, ne s’intériorise pas, ne s’impli-

4 0 8
ER PEMMENPR EMULES MST GLNLE,S

cite pas, ne se décroche pas, ne divague pas dans l'infini des


métaphores, dans les sphères du symbole. La brièveté du haïku
n’est pas formelle ; le haïku n’est pas une pensée riche réduite
à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup
sa forme juste. La mesure du langage est ce à quoi l’Occidental
est le plus impropre; ce n’est pas qu’il fasse trop long ou trop
court, mais toute sa rhétorique lui fait un devoir de dispropor-
tionner le signifiant et le signifié, soit en «délayant » le second
sous les flots bavards du premier, soit en «approfondissant » la
forme vers les régions implicites du contenu. La justesse du haïku
(qui n’est nullement peinture exacte du réel, mais adéquation
du signifiant et du signifié, suppression des marges, bavures et
interstices qui d'ordinaire excèdent ou ajourent le rapport séman-
tique), cette justesse a évidemment quelque chose de musical
(musique des sens, et non forcément des sons) : le haïku a la
pureté, la sphéricité et le vide même d’une note de musique ;
c’est peut-être pour cela qu’il se dit deux fois, en écho; ne dire
qu’une fois cette parole exquise, ce serait attacher un sens à la
surprise, à la pointe, à la soudaineté de la perfection; le dire plu-
sieurs fois, ce serait postuler que le sens est à découvrir, simu-
ler la profondeur ; entre les deux, ni singulier ni profond, Pécho
ne fait que tirer un trait sous la nullité du sens.

L'’incident
L’art occidental transforme l’« impression » en description. Le
haïku ne décrit jamais; son art est contre-descriptif, dans la
mesure où tout état de la chose est immédiatement, obstinément,
victorieusement converti en une essence fragile d'apparition:
moment à la lettre «intenable », où la chose, bien que n’étant
déjà que langage, va devenir parole, va passer d’un langage à
un autre et se constitue comme le souvenir de ce futur, par là
même antérieur. Car, dans le haïku, c’est non seulement l’évé-
nement proprement dit qui prédomine,

(Je vis la première neige.


Ce matin-là j'oubliai
De laver mon visage.)
CL NEMMPPAIPREENS DIEMSMLSNEGENSESS

mais, même ce qui nous semblerait avoir vocation de peinture,


de tableautin - comme il y en a tant dans l’art japonais — tel ce
haïku de Shiki :

Avec un taureau à bord,


Un petit bateau traverse la rivière,
À travers la pluie du soir.

devient ou n’est qu’une sorte d’accent absolu (comme en reçoit


toute chose, futile ou non, dans le Zen), un pli léger dont est pin-
cée, d’un coup preste, la page de la vie, la soie du langage. La des-
cription, genre occidental, a son répondant spirituel dans la
contemplation, inventaire méthodique des formes attributives de
la divinité ou des épisodes du récit évangélique (chez Ignace de
Loyola, l’exercice de la contemplation est essentiellement des-
criptif); le haïku, au contraire, articulé sur une métaphysique
sans sujet et sans dieu, correspond au Mu bouddhiste, au satori
Zen, qui n’est nullement descente illuminative de Dieu, mais
«réveil devant le fait », saisie de la chose comme événement et
non comme substance, atteinte de ce bord antérieur du langage,
contigu à la matité (d’ailleurs toute rétrospective, reconstituée) de
l'aventure (ce qui advient au langage, plus encore qu’au sujet).
Le nombre, la dispersion des haïku d’une part, la brièveté,
la clôture de chacun d’eux d’autre part, semblent diviser, clas-
ser à l’infini le monde, constituer un espace de purs fragments,
une poussière d'événements que rien, par une sorte de déshé-
rence de la signification, ne peut ni ne doit coaguler, construire,
diriger, terminer. C’est que le temps du haïku est sans sujet:
la lecture n’a pas d’autre moi que la totalité des haïku dont ce
moi, par réfraction infinie, n’est jamais que le lieu de lecture;
selon une image proposée par la doctrine Hua-Yen, on pour-
rait dire que le corps collectif des haïku est un réseau de joyaux,
dans lequel chaque joyau reflète tous les autres et ainsi de suite,
à l’infini, sans qu’il y ait jamais à saisir un centre, un noyau
premier d'irradiation (pour nous l’image la plus juste de ce
rebondissement sans moteur et sans butée, de ce jeu d’éclats
sans origine, serait celle du dictionnaire, dans lequel le mot ne
peut se définir que par d’autres mots). En Occident, le miroir
est un objet essentiellement narcissique : l’homme ne pense le
miroir que pour s’y regarder; mais en Orient, semble-t-il, le
miroir est vide; il est symbole du vide même des symboles
(«L'esprit de l’homme parfait, dit un maître du Tao, est comme

4 % 0
JARDIN ZEN
« Nulle fleur, nul pas :
où est l’homme ?
dans le transport des rochers,
dans la trace du râteau,
dans le travail de l'écriture. »
L'CNRAMAPATERTE MDRESS MS PTIGANPENRS

un miroir. Il ne saisit rien mais ne repousse rien. Il reçoit, mais


ne conserve pas»): le miroir ne capte que d’autres miroirs, et
cette réflexion infinie est le vide même (qui, on le sait, est la
forme). Ainsi le haïku nous fait souvenir de ce qui ne nous est
jamais arrivé ;en lui nous reconnaissons une répétition sans ori-
gine, un événement sans cause, une mémoire sans personne,
une parole sans amarres.
Ce que je dis ici du haïku, je pourrais le dire aussi de tout
ce qui advient lorsque l’on voyage dans ce pays que l’on appelle
ici le Japon. Car là-bas, dans la rue, dans un bar, dans un maga-
sin, dans un train, il advient toujours quelque chose. Ce quelque
chose — qui est étymologiquement une aventure — est d'ordre
infinitésimal : c’est une incongruité de vêtement, un anachro-
nisme de culture, une liberté de comportement, un illogisme
d'itinéraire, etc. Recenser ces événements serait une entreprise
sisyphéenne, car ils ne brillent qu’au moment où on les lit, dans
l'écriture vive de la rue, et l’Occidental ne pourrait spontané-
ment les dire qu’en les chargeant du sens même de sa distance :
il faudrait précisément en faire des haïku, langage qui nous est
refusé. Ce que l’on peut ajouter, c’est que ces aventures infimes
(dont l’accumulation, le long d’une journée, provoque une sorte
d'ivresse érotique) n’ont jamais rien de pittoresque (le pitto-
resque japonais nous est indifférent, car il est détaché de ce
qui fait la spécialité même du Japon, qui est sa modernité), ni
de romanesque (ne se prêtant en rien au bavardage qui en ferait
des récits ou des descriptions); ce qu’elles donnent à lire (je
suis là-bas lecteur, non visiteur), c’est la rectitude de la trace,
sans sillage, sans marge, sans vibration; tant de menus com-
portements (du vêtement au sourire) qui chez nous, par suite
du narcissisme invétéré de l’Occidental, ne sont que les signes
d’une assurance gonflée, deviennent, chez les Japonais, de
simples façons de passer, de tracer quelque inattendu dans la
rue : car la sûreté et l'indépendance du geste ne renvoient plus
alors à une affirmation du moi (à une «suffisance ») mais seu-
lement à un mode graphique d'exister; en sorte que le spec-
tacle de la rue japonaise (ou plus généralement du lieu public),
excitant comme le produit d’une esthétique séculaire, d’où
toute vulgarité s’est décantée, ne dépend jamais d’une théâ-
tralité (d’une hystérie) des corps, mais, une fois de plus, de cette
écriture alla prima, où l’esquisse et le regret, la manœuvre et
la correction sont également impossibles, parce que le trait,
libéré de l’image avantageuse que le scripteur voudrait donner

fi, AP
ÉOMERMD
EE R ER E S40$ I 'GNNLES

de lui-même, n’ex-prime pas, mais simplement fait exister.


«Lorsque tu marches, dit un maître Zen, contente-toi de mar-
cher. Lorsque tu es assis, contente-toi d'être assis. Mais surtout
ne tergiverse pas!»: c’est ce que semblent me dire à leur
manière le jeune bicyclettiste qui porte au sommet de son bras
levé un plateau de bols ; ou la jeune fille qui s’incline d’un geste
si profond, si ritualisé qu’il en perd toute servilité, devant les
clients d’un grand magasin partis à l’assaut d’un escalier rou-
lant, ou le joueur de Pachinko enfournant, propulsant et rece-
vant ses billes, en trois gestes dontla coordination même est
un dessin, ou le dandy qui, au café, fait sauter d’un coup rituel
(sec et mâle) l'enveloppe plastique de la serviette chaude dont
il s’essuiera les mains avant de boire son coca-cola : tous ces
incidents sont la matière même du haïku.

Tel
Le travail du haïku, c’est que l’exemption du sens s’accomplit
à travers un discours parfaitement lisible (contradiction refusée
à l’art occidental, qui ne sait contester le sens qu’en rendant son
discours incompréhensible), en sorte que le haïku n’est à nos
yeux ni excentrique ni familier : il ressemble à rien et à tout:
lisible, nous le croyons simple, proche, connu, savoureux, déli-
cat, « poétique », en un mot offert à tout un jeu de prédicats ras-
surants ; insignifiant néanmoins, il nous résiste, perd finalement
les adjectifs qu’un moment plus tôt on lui décernait et entre dans
cette suspension du sens, qui nous est la chose la plus étrange
puisqu'elle rend impossible l’exercice le plus courant de notre
parole, qui est le commentaire. Que dire de ceci:

Brise printanière :
Le batelier mâche sa pipette.

ou de ceci:

Pleine lune
Et sur les nattes
L'ombre d’un pin.
DANTEMNPIRIE MDRERS RS TNGENPERS

ou de ceci:

Dans la maison du pêcheur,


L’odeur du poisson séché
Et la chaleur.

ou encore (mais non pas enfin, car les exemples seraient innom-
brables) de ceci:

Le vent d’hiver souffle.


Les yeux des chats
Clignotent.

De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère


tracée dans le temps) installent ce qu’on a pu appeler «la vision
sans commentaire ». Cette vision (le mot est encore trop occi-
dental) est au fond entièrement privative; ce qui est aboli, ce
n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à
aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la
littérature : insignifiant (par une technique d'arrêt du sens), com-
ment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? De la même
façon, alors que certaines écoles Zen conçoivent la méditation
assise comme une pratique destinée à l'obtention de la boud-
dhéité, d’autres refusent jusqu’à cette finalité (pourtant appa-
remment essentielle) : il faut rester assis «juste pour rester assis ».
Le haïku (comme les innombrables gestes graphiques qui mar-
quent la vie japonaise la plus moderne, la plus sociale) n’est-il
pas de la sorte écrit «juste pour écrire » ?
Ce qui disparaît, dans le haïku, ce sont les deux fonctions fon-
damentales de notre écriture classique (millénaire) : d’une part
la description (la pipette du batelier, l'ombre du pin, l’odeur du
poisson, le vent d'hiver ne sont pas décrits, c’est-à-dire ornés de
significations, de leçons, engagés à titre d'indices dans le dévoi-
lement d’une vérité ou d’un sentiment : le sens est refusé au réel;
bien plus: le réel ne dispose plus du sens même du réel), et
d'autre part la définition ;non seulement la définition est trans-
férée au geste, fût-il graphique, mais encore elle est dérivée vers
une sorte d’efflorescence inessentielle - excentrique — de l’ob-
jet, comme le dit bien une anecdote Zen, où l’on voit le maître
décerner la prime de définition (qu'est-ce qu’un éventail ?) non
pas même à l'illustration muette, purement gestuelle, de la fonc-
tion (déployer l'éventail), mais à l'invention d’une chaîne d’ac-

4 4104
BCP PAMRENMRE ANR ENS MSA GANLES

tions aberrantes (refermer l'éventail, se gratter le cou, le rouvrir,


placer un gâteau dessus et l’offrir au maître). Ne décrivant ni ne
définissant, le haïku (j'appelle ainsi finalement tout trait dis-
continu, tout événement de la vie japonaise, tel qu’il s’offre à
ma lecture), le haïku s’amincit jusqu’à la pure et seule dési-
gnation. C’est cela, c'est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux
encore : Tel! dit-il, d’une touche si instantanée et si courte (sans
vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop,
comme le remords d’une définition interdite, à jamais éloignée.
Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière : When the
light of sense goes out, but with a flash that has revealed the invi-
sible world, écrivait Shakespeare; mais le flash du haïku
r’éclaire, ne révèle rien; il est celui d’une photographie que l’on
prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis
de charger l’appareil de sa pellicule. Ou encore : haïku (le trait)
reproduit le geste désignateur du petit enfant qui montre du doigt
quoi que ce soit (le haïku ne fait pas acception du sujet), en disant
seulement : ça! d’un mouvement si immédiat (si privé de toute
médiation : celle du savoir, du nom ou même de la possession)
que ce qui est désigné est l’inanité même de toute classification
de l’objet: rien de spécial, dit le haïku, conformément à l’esprit
du Zen : l'événement n’est nommable selon aucune espèce, sa
spécialité tourne court; comme une boucle gracieuse, le haïku
s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été
tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée
pour rien : ni vagues ni coulée du sens.

Papeterie
C’est par la papeterie, lieu et catalogue des choses nécessaires
à l'écriture, que l’on s’introduit dans l’espace des signes; c’est
dans la papeterie que la main rencontre l’instrument et la
matière du trait; c’est dans la papeterie que commence le com-
merce du signe, avant même qu’il soit tracé. Aussi chaque nation
a sa papeterie. Celle des Etats-Unis est abondante, précise, ingé-
nieuse; c’est une papeterie d'architectes, d'étudiants, dont le
commerce doit prévoir les postures décontractées; elle dit que
l'usager n’éprouve nul besoin de s’investir dans son écriture mais
qu’il lui faut toutes les commodités propres à enregistrer confor-

4 1 5
L'OHÉMMOPMNRNE MDEESS STONES

tablement les produits de la mémoire, de la lecture, de l’ensei-


gnement, de la communication ;une bonne domination de l’us-
tensile, mais nul fantasme du trait, de l'outil ;repoussée dans de
purs usages, l'écriture ne s’assume jamais comme le jeu d’une
pulsion. La papeterie française, souvent localisée dans des « Maiï-
sons fondées en 18... », aux panonceaux de marbre noir incrusté
de lettres d’or, reste une papeterie de comptables, de scribes,
de commerce ; son produit exemplaire est la minute, le double
juridique et calligraphié, ses patrons sont les éternels copieurs,
Bouvard et Pécuchet.
La papeterie japonaise a pour objet cette écriture idéogra-
phique qui semble à nos yeux dériver de la peinture, alors que
tout simplement elle la fonde (il est important que l’art ait une ori-
gine scripturale, et non point expressive). Autant cette papeterie
japonaise invente de formes et de qualités pour les deux matières
primordiales de l'écriture, à savoir la surface et l’instrument tra-
ceur, autant, comparativement, elle néglige ces à-côtés de l’en-
registrement qui forment le luxe fantasmatique des papeteries
américaines : le trait excluant ici la rature ou la reprise (puisque
le caractère est tracé alla prima), aucune invention de la gomme
ou de ses substituts (la gomme, objet emblématique du signifié
que l’on voudrait bien effacer ou dont, tout au moins, on voudrait
bien alléger, amincir la plénitude ; mais en face de chez nous, du
côté de l’Orient, pourquoi des gommes, puisque le miroir est
vide ?). Tout, dans l’instrumentation, est dirigé vers le paradoxe
d’une écriture irréversible et fragile, qui est à la fois, contradic-
toirement, incision et glissement : des papiers de mille sortes,
mais dont beaucoup laissent deviner, dans leur grain moulu de
pailles claires, de brins écrasés, leur origine herbeuse; des
cahiers dont les pages sont pliées en double, comme celles d’un
livre qui n’a pas été coupé de façon que l’écriture se meut à tra-
vers un luxe de surfaces et ignore la déteinte, l’imprégnation
métonymique de l’envers et de l’endroit (elle se trace au-dessus
d’un vide) : le palimpseste, la trace effacée qui devient par là un
secret, est impossible. Quant au pinceau (passé sur une pierre
d'encre légèrement humectée), il a ses gestes, comme s’il était
le doigt; mais alors que nos anciennes plumes ne connaissaient
que l’empâtement ou le déliement et ne pouvaient, pour le reste,
que gratter le papier toujours dans le même sens, le pinceau, lui,
peut glisser, se tordre, s’enlever, la trace s’accomplissant pour
ainsi dire dans le volume de l'air, il a la flexibilité charnelle,
lubrifiée, de la main. Le stylo de feutre, d’origine japonaise, a pris

4 1 6
=a.
in

L’Apparat de la Lettre.
AN EMNAPRINRPEN ID MER SN STAR CANRERS

le relais du pinceau: ce stylo n’est pas une amélioration de la


pointe, elle-même issue de la plume (d’acier ou de cartilage), son
hérédité directe est celle de lidéogramme. Cette pensée gra-
phique, à laquelle renvoie toute papeterie japonaise (dans
chaque grand magasin, il y a un écrivain public qui trace sur de
longues enveloppes bordées de rouge les adresses verticales des
cadeaux), on la retrouve, paradoxalement (du moins pour nous),
jusque dans la machine à écrire ; la nôtre se hâte de transformer
l'écriture en produit mercantile : elle préédite le texte au moment
même où on l'écrit; la leur, par ses caractères innombrables, non
plus alignés en lettres sur un seul front piqueur mais enroulés
sur des tambours, appelle le dessin, la marqueterie idéogra-
phique dispersée à travers la feuille, en un mot l’espace; de la
sorte la machine prolonge, du moins virtuellement, un art gra-
phique véritable qui ne serait plus travail esthétique de la lettre
solitaire, mais abolition du signe, jeté en écharpe, à toute volée,
dans toutes les directions de la page.

Le visage écrit
Le visage théâtral n’est pas peint (fardé), il est écrit. Il se pro-
duit ce mouvement imprévu: peinture et écriture ayant même
instrument originel, le pinceau, ce n’est pourtant pas la peinture
qui attire l'écriture dans son style décoratif, dans sa touche éta-
lée, caressante, dans son espace représentatif (comme il meût
pas manqué, sans doute, de se produire chez nous, pour qui l’ave-
nir civilisé d’une fonction n’est jamais que son anoblissement
esthétique), c’est au contraire Pacte d'écriture qui subjugue le
geste pictural, en sorte que peindre n’est jamais qu’inscrire. Ce
visage théâtral (masqué dans le Nô, dessiné dans le Kabouki, arti-
ficiel dans le Bunraku) est fait de deux substances : le blanc du
papier, le noir de l’inscription (réservé aux yeux).
Le blanc du visage semble avoir pour fonction, non de dénatu-
rer la carnation, ou de la caricaturer (comme c’est le cas pour nos
clowns, dont la farine, le plâtre ne sont qu’une incitation à pein-
turlurer la face), mais seulement d'effacer la trace antérieure des
traits, d'amener la figure à l'étendue vide d’une étoffe mate qu’au-
cune substance naturelle (farine, pâte, plâtre ou soie) ne vient
métaphoriquement animer d’un grain, d’une douceur ou d’un
L'OSRAM
AP ARE ED ESS AS UTIGANtERS

reflet. La face est seulement : la chose à écrire ;mais ce futur est


déjà lui-même écrit par la main qui a passé de blanc les sourcils,
la protubérance du nez, les méplats des joues, et donné à la page
de chair la limite noire d’une chevelure compacte comme de la
pierre. La blancheur du visage, nullement candide, mais lourde,
dense jusqu’à l’'écœurement, comme le sucre, signifie en même
temps deux mouvements contradictoires : l’immobilité (que nous
appellerions «moralement » : impassibilité) et la fragilité (que
nous appellerions de la même manière mais sans plus de succès :
émotivité). Non point sur cette surface, mais gravée, incisée en
elle, la fente, strictement élongée, des yeux et de la bouche. Les
yeux, barrés, décerclés par la paupière rectiligne, plate, et que ne
soutient aucun cerne inférieur (le cerne des yeux : valeur pro-
prement expressive du visage occidental: fatigue, morbidesse,
érotisme), les yeux débouchent directement sur le visage, comme
s’ils étaient le fond noir et vide de l’écriture, «la nuit de l’en-
crier»; ou encore : le visage est tiré à la façon d’une nappe vers
le puits noir (mais non point «sombre ») des yeux. Réduit aux
signifiants élémentaires de l’écriture (le vide de la page et le
creux de ses incises), le visage congédie tout signifié, c’est-à-dire
toute expressivité : cette écriture n’écrit rien (ou écrit: rien) ; non
seulement elle ne se «prête» (mot naïvement comptable) à
aucune émotion, à aucun sens (même pas celui de l’impassibilité,
de l’inexpressivité), mais encore elle ne copie aucun caractère :
le travesti (puisque les rôles de femmes sont tenus par des
hommes) n’est pas un garçon fardé en femme, à grand renfort de
nuances, de touches véristes, de simulations coûteuses, mais un
pur signifiant dont le dessous (la vérité) n’est ni clandestin (jalou-
sement masqué) ni subrepticement signé (par un clin d'œil lous-
tic à la virilité du support, comme il arrive aux travestis occiden-
taux, blondes opulentes dont la main triviale ou le grand pied
viennent infailliblement démentir la poitrine hormonale) : sim-
plement absenté; l'acteur, dans son visage, ne joue pas à la
femme, ni ne la copie, mais seulement la signifie ;si, comme dit
Mallarmé, l'écriture est faite « des gestes de l’idée », le travesti est
ici le geste de la féminité, non son plagiat; il s'ensuit qu’il n’est
nullement remarquable, c’est-à-dire nullement marqué (chose
inconcevable en Occident, où le travestissement est déjà, en soi,
mal conçu et mal supporté, purement transgressif), de voir un
acteur de cinquante ans (fort célèbre et honoré) jouer le rôle
d’une jeune femme amoureuse et effarouchée ; car la jeunesse,
pas plus que la féminité, n’est ici une essence naturelle, après la

AUTANT
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De son côté, le jeune acteur


Teturo Tanba, citant
Anthony Perkins, y perd ses
UN
yeux asiatiques. Qu'est-ce
\\
donc que notre visage,
sinon une Citation ?

Ce conférencier occidental, dès


lors qu'il est cité par le Kobé
Shinbun, se retrouve japonisé,
les yeux élongés, la prunelle
noircie par la typographie
nippone.
ROC EMMORETRRIE NN DNE SRSETECANIES

vérité de laquelle on court éperdument; le raffinement du code,


sa précision, indifférente à toute copie liée, de type organique
(susciter le corps réel, physique d’une jeune femme) ont pour
effet — ou justification — d’absorber et d’évanouir tout le réel fémi-
nin dans la diffraction subtile du signifiant: signifiée, mais non
représentée, la Femme est une idée (non une nature); comme
telle, elle est ramenée dans le jeu classificateur et dans la vérité
de sa pure différence : le travesti occidental veut être une femme,
l'acteur oriental ne cherche rien d’autre qu’à combiner les signes
de la Femme.
Cependant, dans la mesure où ces signes sont extrêmes, non
parce qu’ils sont emphatiques (on pense bien qu’ils ne le sont
pas), mais parce qu’ils sont intellectuels — étant, comme écri-
ture, « les gestes de l’idée » — ils purifient le corps de toute expres-
sivité : on peut dire qu’à force d’être signes, ils exténuent le sens.
De la sorte s’explique cette conjonction du signe et de l’impas-
sibilité (mot, on l’a déjà dit, impropre, puisque moral, expres-
sif), qui marque le théâtre asiatique. Ceci touche à une certaine
façon de prendre la mort. Imaginer, fabriquer un visage, non
pas impassible ou insensible (ce qui est encore un sens), mais
comme sorti de l’eau, lavé de sens, c’est une manière de répondre
à la mort. Regardez cette photographie du 13 septembre 1912:
le général Nogi, vainqueur des Russes à Port-Arthur, se fait pho-
tographier avec sa femme ; leur empereur venant de mourir, ils
ont décidé de se suicider le lendemain; donc, ils savent; lui,
perdu dans sa barbe, son Képi, ses chamarrures, n’a presque pas
de visage; mais elle, elle garde son visage entier : impassible?
bête? paysan? digne? Comme pour l’acteur travesti, aucun
adjectif n’est possible, le prédicat est congédié, non par solen-
nité de la mort prochaine, mais à l’inverse par exemption du
sens de la Mort, de la Mort comme sens. La femme du général
Nogi a décidé que la Mort était le sens, que l’une et l’autre se
congédiaient en même temps et que donc, fût-ce par le visage,
il ne fallait pas «en parler».

Des millions de corps


Un Français (sauf s’il est à l’étranger) ne peut classer les
visages français; il perçoit sans doute des figures communes,

4 2 1
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Ils vont mourir, ils Le savent


et cela ne se voit pas.
L'CNE AMP ERNEMMIDNENSINSMINGAINMERS

mais l’abstraction de ces visages répétés (qui est la classe à


laquelle ils appartiennent) lui échappe. Le corps de ses compa-
triotes, invisible par situation quotidienne, est une parole qu’il
ne peut rattacher à aucun code; le déjà vu des visages n’a pour
lui aucune valeur intellectuelle ; la beauté, s’il la rencontre, n’est
jamais pour lui une essence, le sommet ou l’accomplissement
d’une recherche, le fruit d’une maturation intelligible de l’espèce,
mais seulement un hasard, une protubérance de la platitude, un
écart de la répétition. Inversement, ce même Français, s’il voit
un Japonais à Paris, le perçoit sous la pure abstraction de sa race
(à supposer qu’il ne voie simplement en lui un Asiatique); entre
ces très rares corps japonais, il ne peut introduire aucune diffé-
rence ; bien plus: après avoir unifié la race japonaise sous un
seul type, il rapporte abusivement ce type à l’image culturelle
qu’il a du Japonais, telle qu’il l’a construite à partir, non point
même des films, car ces films ne lui ont présenté que des êtres
anachroniques, paysans ou samouraïs, qui appartiennent moins
au « Japon » qu’à l’objet : « film japonais », mais de quelques pho-
tographies de presse, de quelques flashes d’actualité ; et ce Japo-
nais archétypique est assez lamentable : c’est un être menu, à
lunettes, sans âge, au vêtement correct et terne, petit employé
d’un pays grégaire.
Au Japon, tout change : le néant ou l’excès du code exotique,
auxquels est condamné chez lui le Français en proie à l'étranger
(dont il ne parvient pas à faire de l'étrange), s’absorbe dans une
dialectique nouvelle de la parole et de la langue, de la série et de
individu, du corps et de la race (on peut parler à la lettre de dia-
lectique, puisque ce que larrivée au Japon vous dévoile, d’un
seul et vaste coup, c’est la transformation de la qualité par la
quantité, du petit fonctionnaire en diversité exubérante). La
découverte est prodigieuse : les rues, les magasins, les bars, les
cinémas, les trains déplient l'immense dictionnaire des visages et
des silhouettes, où chaque corps (chaque mot) ne veut dire que
lui-même et renvoie cependant à une classe ; ainsi a-t-on à la fois
la volupté d’une rencontre (avec la fragilité, la singularité) et
l’illumination d’un type (le félin, le paysan, le rond comme une
pomme rouge, le sauvage, le lapon, l’intellectuel, l’'endormi, le
lunaire, le rayonnant, le pensif), source d’une jubilation intellec-
tuelle, puisque l’immaîtrisable est maîtrisé. Immergé dans ce
peuple de cent millions de corps (on préférera cette comptabilité
à celle des « âmes »), on échappe à la double platitude de la diver-
sité absolue, qui n’est finalement que répétition pure (c’est le cas

4 2 4
Le Japon entre dans la mue occidentale : il perd ses signes,
comme on perd ses cheveux, ses dents, Sa peau ; il passe de la
signification (vide) à la communication (de masse). lei : deux
charmants Tigers, chanteurs à la mode (tigres de carte postale,
de calendrier et de juke-box).
EMEMPERMREMNMESNS D'OGNE S

du Français en proie à ses compatriotes) et de la classe unique,


mutilée de toute différence (c’est le cas du Japonais petit fonc-
tionnaire, tel qu’on croit le voir en Europe). Cependant, ici
comme dans d’autres ensembles sémantiques, le système vaut par
ses points de fuite : un type s’impose et néanmoins ses individus ne
sont jamais trouvés côte à côte ;à chaque population que le lieu
public vous découvre, analogue en cela à la phrase, vous saisissez
des signes singuliers mais connus, des corps neufs mais virtuelle-
ment répétés ; dans une telle scène, jamais à la fois deux endormis
ou deux rayonnanis, et cependant l’un et l’autre rejoignent une
connaissance : le stéréotype est déjoué mais l’intelligible est pré-
servé. Ou encore — autre fuite du code — des combinaisons inat-
tendues sont découvertes : le sauvage et le féminin coïncident, le
lisse et l’ébouriffé, le dandy et l’étudiant, etc., produisant, dans la
série, des départs nouveaux, des ramifications à la fois claires et
inépuisables. On dirait que le Japon impose la même dialectique à
ses corps qu’à ses objets : voyez le rayon des mouchoirs dans un
grand magasin : innombrables, tous dissemblables et cependant
nulle intolérance à la série, nulle subversion de l’ordre. Ou encore
les haïku : combien de haïku dans l’histoire du Japon? Ils disent
tous la même chose : la saison, la végétation, la mer, le village, la
silhouette, et cependant chacun est à sa manière un événement
irréductible. Ou encore les signes idéographiques : logiquement
inclassables, puisqu'ils échappent à un ordre phonétique arbitraire
mais limité, donc mémorable (l'alphabet) et cependant classés
dans des dictionnaires, où ce sont — admirable présence du corps
dans l'écriture et le classement — le nombre et l’ordre des gestes
nécessaires au tracé de l’idéogramme qui déterminent la typologie
des signes. De même les corps : tous japonais (et non : asiatiques),
formant un corps général (mais non pas global, comme on le croit
de loin), et pourtant vaste tribu de corps différents, dont chacun
renvoie à une classe, qui fuit, sans désordre, vers un ordre inter-
minable ; en un mot: ouverts, au dernier moment, comme un sys-
tème logique. Le résultat — ou l’enjeu — de cette dialectique est le
suivant : le corps japonais va jusqu’au bout de son individualité
(comme le maître Zen, lorsqu’il invente une réponse saugrenue et
déroutante à la question sérieuse et banale du disciple), mais cette
individualité ne peut être comprise au sens occidental: elle est
pure de toute hystérie, ne vise pas à faire de l’individu un corps ori-
ginal, distingué des autres corps, gagné par cette fièvre promo-
tionnelle qui touche tout l'Occident. L’individualité n’est pas ici
clôture, théâtre, surpassement, victoire ; elle est simplement diffé-

427
ÉOPEMAONE
RME M D NE SES TNGENRE"S

rence, réfractée, sans privilège, de corps en corps. C’est pourquoi


la beauté ne s’y définit pas, à l’occidentale, par une singularité
inaccessible : elle est reprise ici et là, elle court de différence en dif-
férence, disposée dans le grand syntagme des corps.

La paupière
Les quelques traits qui composent un caractère idéographique
sont tracés dans un certain ordre, arbitraire mais régulier; la
ligne, commencée à plein pinceau, se termine par une pointe
courte, infléchie, détournée au dernier moment de son sens.
C’est ce même tracé d’une pression que l’on retrouve dans l’œil
japonais. On dirait que le calligraphe anatomiste pose à plein son
pinceau sur le coin interne de l’œil et le tournant un peu, d’un
seul trait, comme il se doit dans la peinture alla prima, ouvre le
visage d’une fente elliptique, qu’il ferme vers la tempe, d’un
virage rapide de sa main; le tracé est parfait parce que simple,
immédiat, instantané et cependant mûr comme ces cercles qu’il
faut toute une vie pour apprendre à faire d’un seul geste souve-
rain. L’œil est ainsi contenu entre les parallèles de ses bords et
la double courbe (inversée) de ses extrémités : on dirait l’em-
preinte découpée d’une feuille, la trace couchée d’une large vir-
gule peinte. L’œil est plat (c’est là son miracle); ni exorbité ni
renfoncé, sans bourrelet, sans poche et si l’on peut dire sans
peau, il est la fente lisse d’une surface lisse. La prunelle, intense,
fragile, mobile, intelligente (car cet œil barré, interrompu par le
bord supérieur de la fente, semble receler de la sorte une pensi-
vité retenue, un supplément d'intelligence mis en réserve, non
point derrière le regard, mais au-dessus), la prunelle n’est nulle-
ment dramatisée par l'orbite, comme il arrive dans la morpho-
logie occidentale; l’œil est libre dans sa fente (qu’il emplit
souverainement et subtilement), et c’est bien à tort (par un eth-
nocentrisme évident) que nous le déclarons bridé; rien ne le
retient, car inscrit à même la peau, et non sculpté dans l’ossature,
son espace est celui de tout le visage. L’œil occidental est sou-
mis à toute une mythologie de l’âme, centrale et secrète, dont le
feu, abrité dans la cavité orbitaire, irradierait vers un extérieur
charnel, sensuel, passionnel; mais le visage japonais est sans
hiérarchie morale; il est entièrement vivant, vivace même

4 2 8
Par-dessous la paupière de porcelaine, une large goutte noire :
la Nuit de l’Encrier, dont parle Mallarmié.
LP MRANÉPAINRSENND
BERSENS MAC ANMENS

(contrairement à la légende du hiératisme oriental), parce que


sa morphologie ne peut être lue «en profondeur », c’est-à-dire
selon l’axe d’une intériorité ; son modèle n’est pas sculptural
mais scriptural : il est une étoffe souple, fragile, serrée (la soie,
bien sûr), simplement et comme immédiatement calligraphiée
de deux traits ; la « vie » n’est pas dans la lumière des yeux, elle
est dans le rapport sans secret d’une plage et de ses fentes : dans
cet écart, cette différence, cette syncope qui sont, dit-on, la forme
vide du plaisir. Avec si peu d'éléments morphologiques, la des-
cente dans le sommeil (que l’on peut observer sur tant de visages,
dans les trains et les métros du soir) reste une opération légère :
sans repli de peau, l’œil ne peut « s’appesantir »; il ne fait que par-
courir les degrés mesurés d’une unité progressive, trouvée peu
à peu par le visage : yeux baissés, yeux fermés, yeux « dormis »,
une ligne fermée se ferme encore dans un abaissement des pau-
pières qui n’en finit pas.

L'écriture de la violence
Lorsqu'on dit que les combats du Zengakuren sont organisés,
on ne renvoie pas seulement à un ensemble de précautions tac-
tiques (début de pensée déjà contradictoire au mythe de
l’émeute), mais à une écriture des actes, qui expurge la violence
de son être occidental : la spontanéité. Dans notre mythologie,
la violence est prise dans le même préjugé que la littérature ou
l’art: on ne peut lui supposer d’autre fonction que celle d’expri-
mer un fond, une intériorité, une nature, dont elle serait le lan-
gage premier, sauvage, asystématique ; nous concevons bien, sans
doute, que l’on puisse dériver la violence vers des fins réfléchies,
la tourner en instrument d’une pensée, mais il ne s’agit jamais
que de domestiquer une force antérieure, souverainement origi-
nelle. La violence des Zengakuren ne précède pas sa propre régu-
lation, mais naît en même temps qu’elle : elle est immédiatement
signe : n'exprimant rien (ni haine, ni indignation, ni idée morale),
elle s’abolit d'autant plus sûrement dans une fin transitive
(prendre d'assaut une mairie, ouvrir une barrière de barbelés) ;
l'efficacité, cependant, n’est pas sa seule mesure; une action
purement pragmatique met entre parenthèses les symboles, mais
ne leur règle pas leur compte : on utilise le sujet, tout en le lais-

4 3 0
Etudiants
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1 Se
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ES AMEN TRE ILES DS IGUME.S

sant intact (situation même du soldat). Le combat Zengakuren,


tout opératoire qu’il soit, reste un grand scénario de signes (ce
sont des actions qui ont un public), les traits de cette écriture,
un peu plus nombreux que ne le laisserait prévoir une repré-
sentation flegmatique, anglo-saxonne, de l'efficacité, sont bien
discontinus, agencés, réglés, non pour signifier quelque chose,
mais comme s’il fallait en finir (à nos yeux) avec le mythe de
lémeute improvisée, la plénitude des symboles « spontanés » : il
y a un paradigme des couleurs — casques bleus-rouges-blancs —
mais ces couleurs, contrairement aux nôtres, ne renvoient à rien
d'historique; il y a une syntaxe des actes (renverser, déraciner,
traîner, entasser), accomplie comme une phrase prosaïque, non
comme une éjaculation inspirée; il y a une reprise signifiante
des temps morts (partir se reposer à l'arrière, d’une course réglée,
donner une forme à la décontraction). Tout cela concourt à la
production d’une écriture de masse, non de groupe (les gestes
se complètent, les personnes ne s’aident pas); enfin, audace
extrême du signe, il est parfois accepté que les slogans rythmés
par les combattants énoncent, non pas la Cause, le Sujet de l’ac-
tion (ce pour quoi ou contre quoi l’on combat) — ce serait une
fois de plus faire de la parole l’expression d’une raison, l’assu-
rance d’un bon droit - mais seulement cette action elle-même
& Les Zengakuren vont se battre »), qui, de la sorte, n’est plus coif-
fée, dirigée, justifiée, innocentée par le langage — divinité exté-
rieure et supérieure au combat, telle une Marseillaise en bon-
net phrygien - mais doublée par un pur exercice vocal, qui ajoute
simplement au volume de la violence, un geste, un muscle de
plus.

Le cabinet des signes


En n'importe quel endroit de ce pays, il se produit une orga-
nisation spéciale de l’espace : voyageant (dans la rue, en train le
long des banlieues, des montagnes), j'y perçois la conjonction
d’un lointain et d’un morcellement, la juxtaposition de champs
(au sens rural et visuel) à la fois discontinus et ouverts (des par-
celles de théiers, de pins, de fleurs mauves, une composition de
toits noirs, un quadrillage de ruelles, un agencement dissymé-
trique de maisons basses): nulle clôture (sinon très basse) et

4 3 3
FE MNREMRPMINRRM DENIS MR S NGANRERS

cependant je ne suis jamais assiégé par l’horizon (et son relent


de rêve): aucune envie de gonfler les poumons, de bomber
la poitrine pour assurer mon noi, pour me constituer en cen-
tre assimilateur de l'infini: amené à l’évidence d’une limite
vide, je suis illimité sans idée de grandeur, sans référence méta-
physique.
De la pente des montagnes au coin de quartier, tout ici est
habitat, et je suis toujours dans la pièce la plus luxueuse de cet
habitat : ce luxe (qui est ailleurs celui des kiosques, des corridors,
des folies, des cabinets de peinture, des bibliothèques privées)
vient de ce que le lieu n’a d’autre limite que son tapis de sensa-
tions vives, de signes éclatants (fleurs, fenêtres, feuillages,
tableaux, livres); ce n’est plus le grand mur continu qui définit
l’espace, c’est l’abstraction même des morceaux de vue (des
«vues ») qui m’encadrent ; le mur est détruit sous l'inscription; le
jardin est une tapisserie minérale de menus volumes (pierres,
traces du râteau sur le sable), le lieu public est une suite d’évé-
nements instantanés qui accèdent au notable dans un éclat si vif,
si ténu que le signe s’abolit avant que n’importe quel signifié ait
eu le temps de «prendre ». On dirait qu’une technique séculaire
permet au paysage ou au spectacle de se produire dans une pure
signifiance, abrupte, vide, comme une cassure. Empire des
Signes? Oui, si l’on entend que ces signes sont vides et que le
rituel est sans dieu. Regardez le cabinet des Signes (qui était l’ha-
bitat mallarméen), c’est-à-dire, là-bas, toute vue, urbaine, domes-
tique, rurale, et pour mieux voir comment il est fait, donnez-lui
pour exemple le corridor de Shikidai : tapissé de jours, encadré
de vide et n’encadrant rien, décoré sans doute, mais de telle sorte
que la figuration (fleurs, arbres, oiseaux, animaux) soit enlevée,
sublimée, déplacée loin du front de la vue, il n’y a en lui de place
pour aucun meuble (mot bien paradoxal puisqu'il désigne ordi-
nairement une propriété fort peu mobile, dont on fait tout pour
qu’elle dure : chez nous, le meuble a une vocation immobilière,
alors qu’au Japon, la maison, souvent déconstruite, est à peine
plus qu’un élément mobilier); dans le corridor, comme dans
l’idéale maison japonaise, privé de meubles (ou aux meubles
raréfiés), il n’y a aucun lieu qui désigne la moindre propriété : ni
siège, ni lit, ni table d’où le corps puisse se constituer en sujet (ou
maître) d’un espace : le centre est refusé (brûlante frustration
pour l’homme occidental, nanti partout de son fauteuil, de son lit,
propriétaire d’un emplacement domestique). Incentré, l’espace
est aussi réversible : vous pouvez retourner le corridor de Shiki

4 3 4
Ȉ
Les YEUX, el non pa S le regard, la fente, et non pa su 1mE€e
Ni.

Aucun vouloir-saisir et cependant aucune oblation.


LE M'PAER RH DL E:S. S'IL GON ES

dai et rien ne se passera, sinon une inversion sans conséquence


du haut et du bas, de la droite et de la gauche : le contenu est
congédié sans retour : que l’on passe, traverse ou s’asseye à même
le plancher (ou le plafond, si vous retournez l’image), il n’y a rien
à saisir.
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.… au sourire près
Table des matières

Là-bas
La langue inconnue
Sans paroles
L’eau et le flocon
Baguettes
La nourriture décentrée
L’interstice
Pachinko
Centre-ville, centre vide
Sans adresses
La gare
Les paquets
Les trois écritures
Animé/inanimé
Dedans/dehors
Courbettes
L’effraction du sens
L’exemption du sens
L’incident
Tel
Papeterie
Le visage écrit
Des millions de corps
La paupière
L'écriture de la violence
Le cabinet des signes
. "

CORALIE 2h s\dnT

UE) s
Ôra sansloir silo nuitosts
1t4 inc) 31
Table des illustrations

L'acteur Kazuo Funaki (document de l’auteur) 550


Le caractère MU, signifiant «rien», «le vide»,
tracé par une étudiante (photo Nicolas Bou-
vier/Artephot)
Calligraphie. Fragment du manuscrit ise-shü,
connu sous le nom d’Ishiyama-gire - encre de
Chine et peinture sur papier collé de couleur
- période Heiïan, début du xn° siècle —
(20,1 x 351,8 cm). Tokyo, collection Giichi Ume-
zawa (photo Hans-D. Weber, Cologne) 356

Masque ancien de danse populaire. Appartient à


un prêtre d’un hameau du Nord Kiou-Siou
(photo Pierre Rambach, Montreux) 357

Yokoi Yayû (1702-1783) - La cueillette des cham-


pignons (Kinoko-Gari) — encre sur papier -
(51,4 x 49,1 cm). Zurich, collection Heinz
Brasch (photo A. Grivel, Genève)
Quand ils cherchent des champignons, les Japo-
nais prennent avec eux une tige de fougère ou,
comme sur celte peinture, un brin de paille sur
lequel ils enfilent des champignons. Peinture
haïiga, toujours liée au haïku, poème bref en
{rois vers :
«Il se fait cupide
aussi, le regard baissé
sur les champignons. »
Le rideau de cordons (Nawa-noren) — partie droite
d’un paravent— encre de Chine et peinture sur
papier avec application de feuilles d’or — pre-
mière période Edo, première moitié du xvir siè-
cle — (159,6 x 90,3 cm). Tokyo, collection Taki
Hara (photo Hans-D. Weber, Cologne) 369

Joueurs de Pachinko (photo Zauho Press, Tokyo) 373

Plan de Tokyo — fin du xvi<-début du xIx° siècle.


Genève, document Nicolas Bouvier/Artephot 575
Plan du quartier de Shinjuku, Tokyo : bars, res-
taurants, cinémas, grand magasin (Isetan)
(document de l’auteur)
Schéma d’orientation au verso d’une carte de
visite (document de l’auteur) 378

Lutteurs de Sumu (documents de l’auteur) 379-380

Barils de saké (photo Daniel Cordier, Paris) 384

Nonne Rengetsu (1791-1875) — La théière (Cha-


bin) — encre sur papier — (29,5 x 56,2 cm).
Zurich, collection Heinz Brasch (photo A. Gri-
vel, Genève)
Cette peinture n'est pas à proprement parler un
haïga, puisque le poème qui l'accompagne n'est
pas un haïku, mais une tanka, poème de cinq
vers. Elle est cependant très représentative de
l'esprit de cet art. Dans son poème, Rengetsu
célèbre l’eau, et le rôle important qu’elle joue
dans la préparation du thé. Ouji, proche de
Kyoto, donne le meilleur thé du Japon :
« Quand elle est puisée
l’eau qui coule vers Ouji
esl unique au monde
comme la senteur profonde
des aubépines en fleur. »
Arrangements floraux dus à des Maîtres du Thé
— Extrait du Sansaiko Monjô (Carnet de notes
de Sansai), manuscrit de Hosokawa Tadaoki
Sansai (1563-1645). Kyoto, collection Mirei Shi-
gemori (photo Bijutsu Shuppan-sha, Tokyo)
Statue du moine Hôshi, qui vivait en Chine au
début de l’époque T’ang — fin de la période
Heian. Kyoto, Musée national (photo Zauho
Press, Tokyo)
Corridor de Shikidai — Château Nijo, Kyoto,
construit en 1603 (document de l’auteur) 391
Acteur de Kabouki, à la scène et à la ville, entouré
de ses deux fils (documents de l’auteur) 392-393

Geste d’un maître d'écriture (photo Nicolas Bou-


vier/Artephot) 395

Sur le quai de Yokohama — Document extrait du


Japon illustré de Félicien Challaye, Librairie
Larousse, Paris 1915 (photo Underwood,
Londres et New York) 400
Présentation d’un cadeau — Document extrait du
Japon illustré (op. cit.) 402

Anonyme (probablement milieu du xvi® siècle) —


Aubergines et concombre (Nasu Uri) — pein-
ture de l'Ecole Hokusô (Ecole du Nord) —
encre sur papier — (28,7 x 42,5 cm). Zurich,
collection Heinz Brasch (photo Maurice
Babey/Artephot) 404
Jardin du temple Tofuku-ji, Kyoto, fondé en 1236
(photo Fukui Asahido, Kyoto) 411
Femme s’apprêtant à écrire une lettre. Verso
d'une carte postale qui m'a été adressée par un
ami japonais. Le recto en est illisible : je ne sais
qui est cette femme, si elle est peinte ou grimée,
ce qu'elle veut écrire : perte de l’origine en quoi
je reconnais l'écriture même, dont cette image
est à mes yeux l'emblème somptueux et retenu.
(RB) 417

Coupure du journal Xobé Shinbun et portrait de


Pacteur Teturo Tanba (documents de l’auteur) 420
Dernières photographies du général Nogi et de
sa femme, prises la veille de leur suicide — sep-
tembre 1912 - Documents extraits du Japon
illustré (op. ci.) 422-493
Procession des reliques d’Asakusa, Tokyo, pro-
venant du temple Sensoji (chaque année les
17 et 18 mai) (document de l’auteur) 425
Portraits de jeunes chanteurs provenant de Pillus-
tration d’un calendrier (document de lau-
teur) 426

Garçons et fillettes devant le « guignol de papier ».


C’est un guignol en images, qu’un conteur pro-
Jessionnel installe au coin de la rue, avec ses
bocaux de bonbons, sur le porte-bagages de sa
bicyclette. Tokyo 1951 (photo Werner Bischof/
Magnum) 429
Action d'étudiants à Tokyo contre la guerre du
Vietnam (photo Bruno Barbey/Magnum) 431
Poutraison. Cette photographie, comme celle des
barils de saké, provient de la collection per-
sonnelle de Daniel Cordier, auquel j'exprime
ici mes remerciements. (RB) 439
Visage (photo Nicolas Bouvier/Artephot) 435

Alcôve dite tokonoma, réservée à l’exposition


d’une œuvre d’art — rouleau de peinture,
fleurs, calligraphie — et dans laquelle l’ouver-
ture du ramma ménage espace et lumière
(photo Werner Blaser, Bâle) 436

L'acteur Kazuo Funaki (document de l’auteur) 438


Textes

1970
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Musica Practica

Il y a deux musiques (du moins je l’ai toujours pensé) : celle


que l’on écoute, celle que l’on joue. Ces deux musiques sont deux
arts entièrement différents, dont chacun possède en propre son
histoire, sa sociologie, son esthétique, son érotique : un même
auteur peut être mineur si on l’écoute, immense si on le joue
(même mal) : tel Schumann.
La musique que lon joue relève d’une activité peu auditive,
surtout manuelle (donc, en un sens, beaucoup plus sensuelle) ;
c’est la musique que vous ou moi pouvons jouer, seuls ou entre
amis, sans autre auditoire que ses participants (c’est-à-dire tout
risque de théâtre, toute tentation hystérique éloignés); c’est une
musique musculaire ; le sens auditif n’y a qu’une part de sanc-
tion : c’est comme si le corps entendait — et non pas « l’âme »; cette
musique ne se joue pas «par cœur»; attablé au clavier ou au
pupitre, le corps commande, conduit, coordonne, il lui faut trans-
crire lui-même ce qu’il lit: il fabrique du son et du sens: il est
scripteur, et non récepteur, capteur. Cette musique a disparu;
d’abord liée à la classe oisive (aristocratique), elle s’est affadie en
rite mondain à l’avènement de la démocratie bourgeoise (le
piano, la jeune fille, le salon, le nocturne); puis elle s’est effacée
(qui joue du piano aujourd’hui ?). Pour trouver en Occident de la
musique pratique, il faut aller chercher du côté d’un autre public,
d’un autre répertoire, d’un autre instrument (les jeunes, la chan-
son, la guitare). Concurremment, la musique passive, réceptive,
la musique sonore est devenue /a musique (celle du concert, du
festival, du disque, de la radio) : jouer n’existe plus ; Pactivité musi-
cale n’est plus jamais manuelle, musculaire, pétrisseuse, mais seu-
lement liquide, effusive, «lubrifiante » pour reprendre un mot de
Balzac. L’exécutant a, lui aussi, changé. l’amateur, rôle défini
par un style bien plus que par une imperfection technique, ne se
trouve plus nulle part; les professionnels, purs spécialistes dont
la formation est tout à fait ésotérique pour le public (qui connaît
encore les problèmes de pédagogie musicale ?), ne présentent
jamais plus ce style de amateur parfait dont on pouvait encore

447
TEXTES 109,720

reconnaître la haute valeur chez un Lipatti, chez un Panzéra, parce


qu’il ébranlait en nous non la satisfaction, mais le désir, celui de
faire cette musique-là. En somme, il y a eu d’abord l’acteur de
musique, puis l'interprète (grande voix romantique), enfin le tech-
nicien, qui décharge l’auditeur de toute activité, même procura-
tive, et abolit dans l’ordre musical la pensée même du /aire.
L'œuvre de Beethoven me paraît liée à ce problème historique,
non comme l'expression simple d’un moment (le passage de
l'amateur à l’interprète), mais comme le genre puissant d’un
malaise de civilisation, dont Beethoven en même temps a réuni
les éléments et dessiné la solution. Cette ambiguïté est celle
des deux rôles historiques de Beethoven : le rôle mythique que
lui a fait jouer tout le xIx° siècle et le rôle moderne que netre
siècle commence à lui reconnaître (je me réfère ici à l'étude de
Boucourechliev).
Pour le xiIx° siècle, si l’on excepte quelques images imbéciles,
comme celle de Vincent d’Indy qui fait à peu près de Beethoven
une sorte de cagot réactionnaire et antisémite, Beethoven a été
le premier homme libre de la musique. Pour la première fois, on
a fait gloire à un artiste d’avoir plusieurs manières successives ;
on lui a reconnu le droit de métamorphose ; il pouvait être insa-
tisfait de lui-même, ou, plus profondément, de sa langue, il pou-
vait, en cours de vie, changer ses codes (c’est ce que dit image
naïve et enthousiaste que Lenz a donnée des trois manières de
Beethoven); et dès lors que l’œuvre devient la trace d’un mou-
vement, d’un itinéraire, elle en appelle à l’idée de destin; l’ar-
tiste cherche sa « vérité », et cette recherche devient un ordre en
soi, un message globalement lisible, en dépit des variations de
son contenu, ou du moins dont la lisibilité se nourrit d’une sorte
de totalité de l'artiste : sa carrière, ses amours, ses idées, son
caractère, ses propos deviennent des traits de sens : une biogra-
phie beethovénienne est née (on devrait pouvoir dire: une bio-
mythologie) ; l'artiste est produit comme un héros complet, doté
d’un discours (fait rare pour un musicien), d’une légende (une
bonne dizaine d’anecdotes), d’une iconographie, d’une race (celle
des Titans de l'Art: Michel-Ange, Balzac) et d’un mal fatal (la
surdité de celui qui créait pour le plaisir de nos oreilles). Des
traits proprement structuraux sont venus s'intégrer à ce système
de sens qu’est le Beethoven romantique (traits ambigus, à la fois
musicaux et psychologiques) : le développement paroxystique des
contrastes d'intensité (l’opposition signifiante des piano et des
Jorte, dont l'importance historique est peut-être mal reconnue,

448
TEXTES 1:97 0

puisqu’en somme elle marque seulement une portion infime de


la musique universelle et qu’elle correspond à l’invention d’un
instrument dont le nom est assez significatif, le piano-forte), l'écla-
tement de la mélodie, reçu comme le symbole de l'inquiétude et
du bouillonnement créateur, la redondance énergique des coups
et des clausules (image naïve du destin qui frappe), l'expérience
des limites (abolition ou inversion des parties traditionnelles du
discours), la production de chimères musicales (la voix surgis-
sant de la symphonie) : tout cela qui pouvait être aisément trans-
formé métaphoriquement en valeurs pseudo-philosophiques,
recevable cependant musicalement, puisque s’éployant toujours
sous l’autorité du code fondamental de l'Occident : la tonalité.
Or cette image romantique (dont un certain discord est en
somme le sens) produit un malaise d'exécution : l’amateur ne peut
maîtriser la musique de Beethoven, non tellement en raison des
difficultés techniques qu’en raison de la défaillance même du code
de la musica practica antérieure ; selon ce code, l’image fantas-
matique (c’est-à-dire corporelle) qui guidait l’exécutant était celle
d’un chant (que l’on «file » intérieurement) ; avec Beethoven, la
pulsion mimétique (le fantasme musical ne consiste-t-il pas à se
situer soi-même, comme sujet, dans le scénario de l’exécution ?)
devient orchestrale ; elle échappe donc au fétichisme d’un seul élé-
ment (voix ou rythme) : le corps veut être total; par là, l’idée d’un
Jaire intimiste ou familial est détruite : vouloir jouer du Beetho-
ven, c’est se projeter en chef d'orchestre (rêve de combien d’en-
fants? rêve tautologique de combien de chefs qui conduisent en
proie aux signes de la possession panique ?). L’œuvre beethové-
nienne abandonne l’amateur et semble, dans un premier moment,
appeler la nouvelle déité romantique, l'interprète. Cependant, ici,
nouvelle déception : qui (quel soliste, quel pianiste ?) joue bien
Beethoven? On dirait que cette musique ne donne à choisir
qu'entre un «rôle » et son absence, la démiurgie illusoire et la pla-
titude sage, sublimée sous le nom de dépouillement.
C’est que peut-être il y a dans la musique de Beethoven quelque
chose d’inaudible (dont l'audition n’est pas le lieu exact). On rejoint
ici le second Beethoven. Il n’est pas possible qu’un musicien soit
sourd par pure contingence ou destin poignant (c’est la même
chose). La surdité de Beethoven désigne le manque où se loge
toute signification: elle en appelle à une musique non pas abs-
traite ou intérieure, mais douée, si l’on peut dire, d’un intelligible
sensible, de l’intelligible comme sensible. Cette catégorie est pro-
prement révolutionnaire, on ne peut la penser dans les termes

4 4 9
ME MXMAIMERS ES 070

de l’esthétique ancienne; l’œuvre qui s’y soumet ne peut être


reçue selon la pure sensualité, qui est toujours culturelle, ni selon
un ordre intelligible qui serait celui du développement (rhéto-
rique, thématique) ; sans elle, ni le texte moderne, ni la musique
contemporaine ne peuvent être acceptés. On le sait depuis les
analyses de Boucourechliev, ce Beethoven est exemplairement
celui des J’ariations Diabelli. L’opération qui permet de saisir ce
Beethoven (et la catégorie qu’il inaugure) ne peut plus être ni
l'exécution ni l’audition, mais la lecture. Ceci ne veut pas dire
qu’il faut se placer devant une partition de Beethoven et obtenir
d’elle une audition intérieure (qui resterait encore tributaire de
l'ancien fantasme animiste) ; ceci veut dire que, saisie abstraite
ou sensuelle, peu importe, il faut se mettre à l’égard de cette
musique dans l’état, ou mieux dans l’activité, d’un performateur,
qui sait déplacer, grouper, combiner, agencer, en un mot (s’il n’est
pas trop usé) : structurer (ce qui est bien différent de construire
ou reconstruire, au sens classique). De même que la lecture du
texte moderne (telle du moins qu’on peut la postuler, la deman-
der) ne consiste pas à recevoir, à connaître ou à ressentir ce texte,
mais à l'écrire de nouveau, à traverser son écriture d’une nou-
velle inscription, de même, lire ce Beethoven, c’est opérer sa
musique, l’attirer (elle s’y prête) dans une praæis inconnue.
Ainsi peut-on retrouver, modifiée selon le mouvement de la
dialectique historique, une certaine musica practica. À quoi sert
de composer, si c’est pour confiner le produit dans l’enceinte du
concert ou la solitude de la réception radiophonique ? Compo-
ser, c’est, du moins tendanciellement, donner à faire, non pas
donner à entendre, mais donner à écrire : le lieu moderne de ja
musique n’est pas la salle, mais la scène où les musiciens trans-
migrent, dans un jeu souvent éblouissant, d’une source sonore
à une autre : c’est nous qui jouons, il est vrai encore par procu-
ration; mais on peut imaginer que — plus tard ? - le concert soit
exclusivement un atelier, duquel rien, aucun rêve ni aucun ima-
ginaire, en un mot aucune «âme », ne déborderait et où tout le
faire musical serait absorbé dans une praxis sans reste. C’est cette
utopie qu’un certain Beethoven, qui n’est pas joué, nous apprend
à formuler - ce en quoi il est possible de pressentir en lui un
musicien d'avenir.

L’ARC
Jévrier 1970

B a [=]
L'analyse structurale du récit

A propos d’« Actes » 10-11

LA VISION DE CORNEILLE À CÉSARÉE *

10. ‘71y avait à Césarée un homme du nom de Corneille, centurion à


la cohorte appelée « l'Italique ». ? Dans sa piété et sa crainte envers
Dieu, que toute sa maison partageait, il comblait de largesses le peuple
juif et invoguait Dieu en tout temps. 5 Un jour, vers trois heures de
l'après-midi il vit distinctement en vision un ange de Dieu entrer chez
lui et l’interpeller : « Corneille ! » Corneille le fixa du regard, et, saisi de
crainte, il répondit : « Qu’y a-t-il, Seigneur ? - Tes prières et tes largesses
se sont dressées en mémorial devant Dieu. 5 Et maintenant, envoie des
hommes à Joppé pour en faire venir un certain Simon qu’on surnomme
Pierre. SIL est l'hôte d’un autre Simon, corroyeur, qui habite une maison
au bord de la mer. » TDes que fut disparu l'ange qui venait de lui
parler, Corneille appela deux des gens de sa maison ainsi qu’un soldat
d’une grande piété, depuis longtemps sous ses ordres, Sil leur donna
tous les renseignements voulus et les envoya à Joppé.

LA VISION DE PIERRE À JOPPÉ

9 Le lendemain, tandis que, poursuivant leur route, ils se


rapprochaïient de la ville, Pierre était monté sur la terrasse de la
maison pour prier; il était à peu près midi. Mais la faim le prit et il
voulut manger. On lui préparait un repas quand une extase le
surprit. 11 contemple le ciel ouvert : il en descendait un objet
indéfinissable, une sorte de toile immense, qui, par quatre points,
venait se poser sur la terre. 2Et, à l’intérieur, il y avait tous les
animaux quadrupèdes et ceux qui rampent sur la terre, et ceux qui
volent dans le ciel. 5 Une voix s’adressa à lui : «Allez, Pierre ! Tue et
mange. - Jamais, Seigneur, répondit Pierre. Car de ma vie je n'ai
rien mangé d'immonde ni d'impur. » Et de nouveau une voix
s’adressa à lui, pour la seconde fois : « Ce que Dieu a rendu pur, toi,
ne va pas le déclarer immonde ! » 16Cela recommença trois fois et
l’objet fut aussitôt enlevé dans le ciel.

* Traduction œæcuménique de la Bible, Ed. du Cerf.

4 61
T'ES XQTLE See 970

17 Pierre essayait en vain de s'expliquer lui-même ce que pouvait


bien signifier la vision qu'il venait d'avoir, quand justement les
envoyés de Corneille, qui avaient demandé çà et là la maison de
Simon, se présentèrent au portail. Ils se mirent à crier pour
s'assurer que Simon qu’on surnomme Pierre était bien l'hôte de cette
maison. Pierre était toujours préoccupé de sa vision, mais l'Esprit
lui dit : « Voici deux hommes qui te cherchent. 2 Descends donc tout de
suite et prends la route avec eux sans te faire aucun scrupule : car
c’est moi qui les envoie. » ?! Pierre descendit rejoindre ces gens. « Me
voici, leur dit-il. Je suis celui que vous cherchez. Quelle est la raison
de votre visite ? » 21]{s répondirent : « C’est le centurion Corneille, un
homme juste, qui craint Dieu, et dont la réputation est bonne parmi
la population juive tout entière. Un ange saint lui a révélé qu'il devait
te faire venir dans sa maison pour l'écouter exposer des événements. »
25 Pierre les fit alors entrer et leur offrit l'hospitalité.
Le lendemain même, il partit avec eux accompagné par quelques
frères de Joppé. “Et, le surlendemain, il arrivait à Césarée. Corneille,
de son côté, les attendait ; il avait convoqué sa parenté et ses amis
intimes. Au moment où Pierre arriva, Corneille vint à sa rencontre
el il tomba à ses pieds pour lui rendre hommage. ?6« Lève-toi!» lui dit
Pierre et il l’aida à se relever. « Moi aussi, je ne suis qu'un homme. »
271, lout en conversant avec lui, il entra. Découvrant alors une
nombreuse assistance, #il déclara : « Comme vous le savez, c’est un
crime pour un Juif que d'avoir des relations suivies ou même quelque
contact avec un étranger. Mais, à moi, Dieu vient de me faire
comprendre qu'il ne fallait déclarer immonde ou impur aucun
homme. % Voilà pourquoi c'est sans aucune réticence que je suis venu
quand tu m'as fait demander. Mais maintenant j'aimerais savoir
pour quelle raison vous m'avez fait venir. » Et Corneille de
répondre : «Il y a trois jours juste en ce moment, à trois heures de
l'après-midi, j'étais en prière dans ma maison. Soudain un
personnage aux vêlements splendides s’est présenté devant moi 5'et
m'a déclaré : « Ta prière a trouvé audience, Corneille, et de tes
largesses la mémoire est présente devant Dieu. ? Envoie donc
quelqu'un à Joppé pour inviter Simon qu'on surnomme Pierre à venir
ici. Il est l'hôte de la maison de Simon le corroyeur, au bord de la
mer. » 5 Sur l'heure, je l'ai donc envoyé chercher et tu as été assez
aimable pour nous rejoindre. Maintenant nous voici tous devant toi
pour écouler tout ce que le Seigneur t'a chargé de nous dire. »

LE DISCOURS DE PIERRE CHEZ CORNEILLE

“Alors Pierre ouvrit la bouche et dit : «Je me rends compte en


vérilé que Dieu n’est pas partial, Set qu’en toute nation quiconque le
craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui. 5Son

4, 6) 9
DOERKAT EST EH. 9 7 0

message, il l’a envoyé aux Israélites : la bonne nouvelle de la paix par


Jésus-Christ, lui qui est le Seigneur de tous les hommes.
574 Vous le savez. L'événement a gagné la Judée entière; il a
commencé par la Galilée, après le baptême que proclamait Jean ; ce
Jésus issu de Nazareth, vous savez comment Dieu lui a conféré
l’onction d’Esprit saint et de puissance ; il est passé partout en
bienfaiteur, il guérissait tous ceux que le diable tenait asservis, car
Dieu était avec lui.
59 Et nous autres hommes témoins de toute son œuvre sur le
territoire des Juifs comme à Jérusalem. Lui qu'ils ont supprimé en le
pendant au bois, *Dieu l’a ressuscité le troisième jour, et il lui a
donné de manifester sa présence, * non pas au peuple en général,
mais bien à des témoins nommés d'avance par Dieu, à nous qui avons
mangé avec lui et bu avec lui après sa Résurrection d’entre les morts.
# Enfin, il nous a prescrit de proclamer au peuple et de porter ce
témoignage : c’est lui que Dieu a désigné comme juge des vivants et
des morts ; c’est à lui que tous les prophètes rendent le témoignage
que voici : le pardon des péchés est accordé par son Nom à quiconque
met en lui sa foi. »

LA VENUE DE L'ESPRIT SUR LES PAÏENS

# Pierre exposait encore ces événements quand l'Esprit saint tomba


sur tous ceux qui avaient écouté la Parole. Ce fut de la stupeur
parmi les croyants circoncis qui avaient accompagné Pierre : ainsi,
jusque sur les nations païennes, le don de l'Esprit saint était
maintenant répandu ! *#1ls entendaient ces gens, en effet, parler en
langues et célébrer la grandeur de Dieu. Pierre reprit alors la parole :
474 Quelqu'un pourrait-il empêcher de baptiser par l’eau ces gens qui,
tout comme nous, ont reçu l'Esprit saint ? » #11 donna l’ordre de les
baptiser au nom de Jésus-Christ et ils lui demandèrent alors de rester
encore quelques jours.

LE RÉCIT DE PIERRE À JÉRUSALEM

11. ‘Les apôtres et les frères établis en Judée avaient entendu dire
que les nations païennes, à leur tour, venaient de recevoir la parole
de Dieu. ? Lorsque Pierre remonta à Jérusalem, les circoncis eurent
des discussions avec lui : 5« Tu es entré, disaient-ils, chez des
incirconcis notoires et tu as mangé avec eux ! » ‘Alors Pierre reprit
l'affaire depuis le début et la leur exposa point par point :
54 Comme je me trouvais dans la ville de Joppé en train de prier, j'ai
vu en extase cette vision : du ciel descendait un objet indéfinissable, une
sorte de toile immense qui, par quatre points, venait se poser du ciel, et
arriva jusqu'à moi. 5 Le regard fixé sur elle, je l'examinais et je vis les

AN 605
NE MTS SEL NO)

quadrupèdes de la terre, les animaux sauvages, ceux qui rampent et


ceux qui volent dans le ciel. T Puis j'entendis une voix me dire : « Allez,
Pierre !Tue et mange. $- Jamais, Seigneur, répondis-je. Car de ma vie
rien d'immonde ou d’impur n’est entré dans ma bouche. » ° Une seconde
Jois la voix reprit depuis le ciel : « Ce que Dieu a rendu pur, toi ne va
pas le déclarer immonde !» Cela recommença trois fois, puis le tout
fut de nouveau hissé dans le ciel. "Et voilà qu'à l'instant même trois
hommes se présentèrent à la maison où nous étions; ils m'étaient
envoyés de Césarée. 2? L'Esprit me dit de m'en aller avec eux sans
aucun scrupule. Les six frères que voici m'ont accompagné. Et nous
sommes entrés dans la maison de l’homme en question. SIl nous a
raconté comment il avait vu l’ange se présenter dans sa maison et lui
dire : « Envoie quelqu'un à Joppé pour faire venir Simon qu'on
surnomine Pierre. Il exposera devant toi les événements qui
apporteront le salut à toi et à toute ta maison. » SA peine avais-je pris
la parole que l'Esprit saint tomba sur eux comme il Favait fait sur nous
au commencement. \6Je me suis souvenu alors de cette déclaration du
Seigneur : «Jean, disait-il, a donné le baptême d'eau, mais vous, vous
allez recevoir le baptême dans l'Esprit saint. » Si Dieu afait à ces
gens le même don gracieux qu'à nous autres pour avoir cru au
Seigneur Jésus-Christ, élais-je quelqu'un, moi, qui pouvait empêcher
Dieu d'agir ? » \8A ces mots les auditeurs retrouvèrent leur calme et ils
rendirent gloire à Dieu : « Voilà que Dieu à donné aussi aux nations
paiennes la conversion qui mène à la Vie!»

Ma tâche est de présenter ce qu’on appelle communément


déjà l’Analyse structurale du Récit. Il faut reconnaître que le
nom devance la chose. Ce qu’il est possible de nommer ainsi
actuellement, c’est déjà un groupe de recherche, ce n’est pas
encore une science ni même à proprement parler une disci-
pline ; car une discipline supposerait qu’il y a un enseignement
de l'Analyse structurale du Récit, et ce n’est pas encore le cas.
Le premier mot de cette présentation doit donc être une mise
en garde: il n’existe pas actuellement de science du récit
(même en donnant au mot «science» un sens très large), il
n'existe pas actuellement de « diégétologie ». Je voudrais pré-
ciser ceci et essayer de prévenir certaines déceptions.

Origine de l’Analyse structurale du Récit.


Cette origine est, sinon confuse, du moins «disponible ». On
peut la considérer comme très lointaine, si on fait remonter l’état

4 54
D'EXATUIESS, 1 97 ©

d'esprit qui préside à l’analyse du récit et des textes à la Poé-


tique et à la Rhétorique aristotéliciennes ;moins lointaine, si on
se réfère à la postérité classique d’Aristote, aux théoriciens des
genres ; beaucoup plus courte, très courte même, mais plus pré-
cise, si on pense qu’elle remonte, dans la forme actuelle, au tra-
vail de ce qu’on appelle les Formalistes russes, dont les œuvres
ont été traduites en partie en français par Tzvetan Todorov!. Ce
formalisme russe (cette diversité nous intéresse) comprenait des
poètes, des critiques littéraires, des linguistes, des folkloristes,
qui ont travaillé, autour des années 1920-1925, sur les formes de
l'œuvre ; le groupe a été ensuite dispersé par le stalinisme cul-
turel, il a essaimé à l’étranger, notamment par l'intermédiaire
du groupe linguistique de Prague. L’esprit de ce groupe de
recherche formaliste russe est passé essentiellement dans le tra-
vail du grand linguiste actuel Roman Jakobson.
Méthodologiquement (et non plus historiquement), l’origine
de l’Analyse structurale du Récit, c’est évidemment le dévelop-
pement récent de la linguistique dite structurale. A partir de
cette linguistique, il y a eu une extension «poétique » par les
travaux de Jakobson vers l’étude du message poétique ou mes-
sage littéraire; et il y a eu une extension anthropologique, à
travers les études de Lévi-Strauss sur les mythes et la façon
dont il a repris l’un des Formalistes russes les plus importants
pour l’étude du récit, Vladimir Propp, le folkloriste. Actuelle-
ment, la recherche dans ce domaine se fait, en France, essen-
tiellement (j’espère ne pas être injuste) à l’intérieur du Centre
d’études des communications de masse, à l’Ecole pratique des
hautes études et dans le groupe de sémio-linguistique de mon
ami et collègue Greimas. Ce type d'analyse commence à péné-
trer l’enseignement facultaire, à Vincennes notamment, à
l'étranger, des chercheurs isolés travaillent dans ce sens, prin-
cipalement en Russie, aux Etats-Unis, et en Allemagne. Je signa-
lerai quelques tentatives de coordination de ces recherches : en
France, la parution d’une Revue de Poétique (au sens jakobso-
nien du mot, bien entendu) dirigée par Tzvetan Todorov et
Gérard Genette ; en Italie, un colloque annuel sur l’Analyse du
Récit qui se tient à Urbino; enfin, une Association internatio-
nale de sémiologie (c’est-à-dire de science des significations)
vient de se créer, à grande échelle ; elle a déjà sa revue qui s’in-

1. T. Todorov, Théorie de la littérature, Paris, Ed. du Seuil, 1965.

4 5 5
DR MX TMENS 129 00

titule Semiotica, où il sera très souvent question des problèmes


d'Analyse du Récit.
Cependant, cette recherche est actuellement soumise à une
certaine dispersion, et cette dispersion est en un sens consti-
tutive de la recherche elle-même - c’est du moins ainsi que
je la vois. D’abord, cette recherche reste individuelle, non par
individualisme, mais parce qu’il s’agit d’un travail en finesse :
travailler le sens ou les sens du texte (car c’est cela l’Analyse
structurale du Récit) ne peut pas se couper d’un départ phé-
noménologique : il n’y a pas de machine à lire le sens; il ya
certes des machines à traduire, qui comportent déjà et com-
porteront fatalement des machines à lire; mais ces machines
à traduire, si elles peuvent transformer des sens dénotés, des
sens littéraux, n’ont évidemment aucune prise sur les sens
seconds, sur le niveau connoté, associatif, d’un texte; il faut
toujours au départ une opération individuelle de lecture, et la
notion d’« équipe », sur ce plan-là, reste, je crois, très illusoire;
l'Analyse structurale du Récit ne peut pas se traiter, en tant que
discipline, comme la biologie ni même comme la sociologie:
il n’y a pas d’exposé canonique possible, un chercheur ne peut
tout à fait parler au nom d’un autre. D’autre part, cette
recherche individuelle est, au niveau de chaque chercheur, en
devenir : chaque chercheur a son histoire à lui; il peut varier,
d'autant que l’histoire du structuralisme environnant est une
histoire accélérée : les concepts changent vite, les divergences
s’accusent vite, les polémiques sont rapidement très fortes, et
tout cela influe évidemment sur la recherche.
Enfin, je me permets de le dire parce que c’est ma pensée
véritable : puisqu'il s’agit d'étudier un langage culturel, à savoir
la langue du récit, Panalyse est immédiatement sensible (il faut
qu’elle soit lucide là-dessus) à ses implications idéologiques.
Actuellement, ce qui passe pour «le » structuralisme est une
notion en réalité très sociologique et très fabriquée, dans la
mesure où l’on croit y voir une école unitaire. Ce n’est pas du
tout le cas. Au niveau du structuralisme français, en tout cas,
il y a des divergences idéologiques profondes entre ses diffé-
rents représentants, qu’on met dans le même panier structu-
raliste, par exemple entre Lévi-Strauss, Derrida, Lacan ou
Althusser; il y a par conséquent un fractionnisme structu-
raliste, et, si l’on devait le situer (ce qui n’est pas ici mon
propos), il se cristalliserait, je pense, autour du concept
de «Science ».
TEXTES 1:49:
7 0

J'ai dit cela pour prévenir autant que possible une déception
et pour ne pas inciter à mettre trop d'espoir dans une méthode
scientifique qui est à peine une méthode et qui n’est certaine-
ment pas une science. Avant de passer au texte des Actes des
Apôtres qui nous intéresse, je voudrais donner trois principes
généraux qui pourraient, je pense, être reconnus par tous ceux
qui s’occupent actuellement d'Analyse structurale du Récit. J’y
ajouterai quelques remarques au sujet des dispositions opéra-
toires de l’analyse.

I. Principes généraux
et dispositions de l’analyse
1. Principe de formalisation.
Ce principe, qu’on pourrait appeler aussi principe d’abstrac-
tion, dérive de l’opposition saussurienne de la langue et de la
parole. Nous considérons que chaque récit (rappelons que, dans
le monde et dans l’histoire du monde, et l’histoire des peuples
entiers de la terre, le nombre des récits produits par l’homme
est incalculable), chaque récit de cette masse apparemment
hétéroclite de récits est la parole, au sens saussurien, le mes-
sage d’une langue générale du récit. Cette langue du récit est
évidemment repérable au-delà de la langue proprement dite, de
celle qu’étudient les linguistes. La linguistique des langues natio-
nales (dans lesquelles sont écrits les récits) s’arrête à la phrase,
qui est l’unité dernière à laquelle un linguiste peut s’attaquer.
Au-delà de la phrase, la structure ne relève plus de la linguis-
tique, mais d’une linguistique seconde, d’une translinguistique,
qui est le lieu de l’analyse du récit : après la phrase, là où plu-
sieurs phrases sont mises ensemble. Que se passe-t-il alors? On
ne le sait pas encore ; on a cru le savoir pendant très longtemps,
et c’était la rhétorique aristotélicienne ou cicéronienne qui nous
renseignait là-dessus ; mais les concepts de cette rhétorique sont
dépassés, parce que c’étaient surtout des concepts normatifs ;
cependant, la rhétorique classique, quoique caduque, n’est pas
encore remplacée. Les linguistes eux-mêmes ne s’y risquent pas ;
Benveniste a donné quelques indications, comme toujours extré-
mement pénétrantes, sur ce sujet; il y a aussi des Américains
qui se sont occupés de speech-analysis, d'analyse du discours;
mais cette linguistique-là reste encore à construire. Et l’analyse

4 6)7
MER) BES 129162.0

du récit, la langue du récit, fait partie, du moins postulativement,


de cette translinguistique future.
Une incidence pratique de ce principe d’abstraction, au nom
duquel nous cherchons à établir une langue du récit, c’est que
l’on ne peut pas et l’on ne veut pas analyser un texte en soi. Il
faut bien le dire, puisque j'aurai à vous parler d’un seul texte :
j'en suis gêné parce que l’attitude de l’analyste classique du récit
n’est pas de s’occuper d’un texte isolé ; sur ce point, il y a diffé-
rence fondamentale entre l’Analyse structurale du Récit et ce
qu’on appelle traditionnellement l’explication de textes. Pour
nous, un texte, c’est une parole qui renvoie à une langue, c’est
un message qui renvoie à un code, c’est une performance qui
renvoie à une compétence — tous ces mots étant des mots de lin-
guistes. L’Analyse structurale du Récit est fondamentalement,
constitutivement comparative : elle cherche des formes, non pas
un contenu. Quand je parlerai du texte des Actes, il ne s'agira
pas d'expliquer ce texte, il s’agira de se mettre devant ce texte
comme un chercheur qui réunit des matériaux pour édifier une
grammaire; pour cela, le linguiste est obligé de réunir des
phrases, un corpus de phrases. L’analyse du récit a exactement
la même tâche, elle doit réunir des récits, un corpus de récits,
pour essayer d’en extraire une structure.

2. Principe de pertinence.

Ce second principe a son origine dans la phonologie. Par oppo-


sition à la phonétique, la phonologie cherche non pas à étudier
la qualité intrinsèque de chaque son émis dans une langue, la
qualité physique et acoustique du son, mais à établir les diffé-
rences de sons d’une langue, dans la mesure où ces différences
de sons renvoient à des différences de sens, et dans cette seule
mesure : C’est le principe de pertinence; on cherche à trouver
des différences de forme qui soient attestées par des différences
de contenu ; ces différences sont des traits pertinents ou non per-
ünents. Je voudrais ici proposer une précision, un exemple et
une sorte d'avertissement.
Une précision d’abord sur le mot sens : dans l’analyse du récit,
on ne cherche pas à trouver des signifiés que j’appellerai pleins,
des signifiés lexicaux, des sens dans l’acception courante du mot.
Nous appelons «sens » tout type de corrélation intra-textuelle ou
extra-textuelle, c’est-à-dire tout trait du récit qui renvoie à un

4 5 8
T'EUX (ME SE 41:29
#7 0

autre moment du récit ou à un autre lieu de la culture néces-


saire pour lire le récit : tous les types d’anaphore, de cataphore,
bref de «diaphore » (si l’on me permet ce mot), toutes les liai-
sons, toutes les corrélations paradigmatiques et syntagmatiques,
tous les faits de signification et aussi les faits de distribution. Je
le répète, le sens n’est donc pas un signifié plein, tel que je pour-
rais le trouver dans un dictionnaire, fût-il du Récit; c’est essen-
tiellement une corrélation, ou le terme d’une corrélation, un cor-
rélat, ou une connotation. Le sens pour moi (c’est ainsi que je
le vis dans la recherche), c’est essentiellement une citation, c’est
le départ d’un code, c’est ce qui nous permet de partir vers un
code et ce qui implique un code, même si ce code (je vais y reve-
nir) n’est pas reconstitué ou n’est pas reconstituable.
Un exemple ensuite : pour l'Analyse structurale du Récit, du
moins pour moi (mais on peut en discuter), les problèmes de
traduction ne sont pas systématiquement pertinents. Ainsi, dans
le cas du récit de la vision de Corneille et de Pierre, les pro-
blèmes de traduction ne concernent l’analyse que dans certaines
limites : seulement si les différences de traduction impliquent une
modification structurale, c’est-à-dire l’altération d’un ensemble
de fonctions ou d’une séquence. Je voudrais donner un exemple,
grossier peut-être : prenons deux traductions de notre texte des
Actes. La première, je la dois au concours précieux d'Edgar Hau-
lotte qui a préparé cette traduction pour la version œcuménique
de la Bible :

« Dans sa piété [il s’agit de Corneille] et sa révérence envers Dieu,


que toute sa maison partageait, il comblait de largesses le peuple
juif, et il invoquait Dieu en tout temps » (Act. 10, 2).

J'avais commencé à travailler ce texte (sans me poser aucun


problème de traduction) sur l’ancienne version, d’ailleurs fort
belle, de Lemaistre de Sacy (xvi siècle); le même passage
donne ceci:

«Il était religieux et craignant Dieu avec toute sa famille, il fai-


sait beaucoup d’aumônes au peuple, et il priait Dieu incessam-
ment. »

On peut dire qu’il y a à peine quelques mots de commun et


que les structures syntaxiques sont entièrement différentes d’une
traduction à l’autre. Or, dans le cas présent, ceci n’affecte en rien

4 5 9
VER AINERS L 970

la distribution des codes et des fonctions, parce que le sens struc-


tural du passage est exactement le même dans une traduction
et dans l’autre. Il s’agit d’un signifié de type psychologique, ou
caractériel, ou même plus précisément sans doute évangélique,
puisque l'Evangile manie très spécialement un certain paradigme
tout à fait codé, qui est une opposition à trois termes: les cir-
concis / les incirconcis / les «craignant-Dieu »; ceux-ci forment
la troisième catégorie, qui est neutre (si on me permet ce terme
linguistique) et qui est précisément au centre de notre texte : c’est
le paradigme qui est pertinent, non les phrases dont on l’habille.
En revanche, si l’on compare en d’autres points la traduction
du père Haulotte et celle de Lemaistre de Sacy, des différences
structurales apparaissent : pour Haulotte, l’ange ne dit pas ce que
Corneille doit demander à Pierre, après l’avoir fait chercher; pour
Sacy : « L’ange vous dira ce qu’il faut que vous fassiez » (verset 6) :
d’un côté, carence, de l’autre, présence (de même, plus bas ver-
sets 22 et 33). J’insiste sur le fait que la différence des deux ver-
sions a une valeur structurale, parce que la séquence de lin-
jonction de l’ange est modifiée : dans la version Sacy, le contenu
de l’injonction de l’ange est précisé, il y a une sorte de volonté
d’homogénéiser ce qui est annoncé (la mission de Pierre, mis-
sion de parole) et ce qui se passera : Pierre apportera une parole ;
je ne connais pas l’origine de cette version et je ne m’en occupe
pas ; ce que je vois, c’est que la version Sacy rationalise la struc-
ture du message, tandis que, dans l’autre version, l’injonction de
l'ange n'étant pas précisée, elle reste vide, et emphatise de la
sorte l’obéissance de Corneille, qui envoie chercher Pierre pour
ainsi dire aveuglément et sans savoir pourquoi; dans la version
Haulotte, la carence fonctionne comme un trait qui opère un sus-
pense, qui renforce et emphatise le suspense du récit, ce qui
n’était pas le cas dans la version Sacy, moins narrative, moins
dramatique et plus rationnelle.
Enfin une précaution et un avertissement : il faut se méfier du
naturel des notations. Lorsqu'on analyse un texte, à tout instant,
nous devons réagir contre l’impression d’évidence, le «cela-va-
de-soi» de ce qui est écrit. Tout énoncé, si futile et si normal
paraisse-t-il, doit être évalué en termes de structure par une
épreuve mentale de commutation. Devant un énoncé, devant un
morceau de phrase, il faut toujours penser à ce qui se passerait
si le trait n’était pas noté ou s’il était différent. Le bon analyste
du récit doit avoir une sorte d'imagination du contre-texte, ima-
gination de aberration du texte, de ce qui est narrativement scan-

4 6 0
TEXTES 197 0

daleux; il faut être sensible à la notion de «scandale » logique,


narratif; par là même, on a plus de courage pour assumer le carac-
tère souvent très banal, lourd et évident, de l’analyse.

3. Principe de pluralité.
L’Analyse structurale du Récit (du moins telle que je la conçois)
ne cherche pas à établir «le » sens du texte, elle ne cherche même
pas à établir « un » sens du texte; elle diffère fondamentalement
de l’analyse philologique, car elle vise à tracer ce que j’appelle-
rai le lieu géométrique, le lieu des sens, le lieu des possibles du
texte. De même qu’une langue est un possible de paroles (une
langue est Le lieu possible d’un certain nombre de paroles, à vrai
dire infini), de même ce que l’analyste veut établir en cherchant
la langue du récit, c’est Le lieu possible des sens, ou encore le
pluriel du sens ou le sens comme pluriel. Lorsqu'on dit que l’ana-
lyse cherche ou définit le sens comme un possible, il ne s’agit
pas d’une conduite ou d’une option de type libéral; pour moi en
tout cas, il ne s’agit pas de déterminer libéralement les condi-
tions de possibilité de la vérité, il ne s’agit pas d’un agnosticisme
philologique ; je ne considère pas le possible du sens comme une
sorte de préalable indulgent et libéral à un sens certain; pour
moi, le sens, ce n’est pas une possibilité, ce n’est pas un possible,
c’est l’être même du possible, c’est l'être du pluriel (et non pas un
ou deux ou plusieurs possibles).
Dans ces conditions, l'analyse structurale ne peut être une mé-
thode d’interprétation; elle ne cherche pas à interpréter le texte,
à proposer le sens probable du texte; elle ne suit pas un chemi-
nement anagogique vers la vérité du texte, vers sa structure pro-
fonde, vers son secret; et, par conséquent, elle diffère fonda-
mentalement de ce qu’on appelle la critique littéraire, qui est
une critique interprétative, de type marxiste, ou de type psycha-
nalytique. L’analyse structurale du texte est différente de ces cri-
tiques, parce qu’elle ne cherche pas le secret du texte : pour elle,
toutes les racines du texte sont en l'air; elle n’a pas à déterrer
ces racines pour trouver la principale. Bien entendu, si, dans un
texte, il y a un sens, une monosémie, s’il y a un processus ana-
gogique, ce qui est exactement le cas de notre texte des Actes,
nous traiterons cette anagogie comme un code du texte, parmi
les autres codes, et donné comme tel par le texte.
AE AS FDMEES 190700

4. Dispositions opératoires.
Je préfère cette expression à celle, plus intimidante, de
méthode, car je ne suis pas sûr que nous possédions une méthode ;
mais il y a un certain nombre de dispositions opératoires dans
la recherche, dont il faut parler. Il me semble (c’est là une posi-
tion personnelle, qui peut changer) que, si l’on travaille sur un
seul texte (antérieurement au travail comparatif dont j’ai parlé
et qui est la fin même de l'Analyse structurale classique), il faut
prévoir trois opérations.
1° Découpage du texte, c’est-à-dire du signifiant matériel. Ce
découpage peut, à mon avis, être entièrement arbitraire ; dans un
certain état de la recherche, il n’y a aucun inconvénient à cet arbi-
traire. C’est une sorte de quadrillage du texte, qui donne les frag-
ments de l’énoncé sur lesquels on va travailler. Or, précisément,
pour l'Evangile, et même pour toute la Bible, ce travail est fait,
puisque la Bible est découpée en versets (pour le Coran, en sou-
rates). Le verset est une excellente unité de travail du sens; puis-
qu'il s’agit d’écrémer les sens, les corrélations, le tamis du verset
est d’une excellente taille. Il m’intéresserait d’ailleurs beaucoup
de savoir d’où vient le découpage en versets, s’il est lié à la nature
citationnelle de la Parole, quels sont les liens exacts, les liens struc-
turaux, entre la nature citationnelle de la parole biblique et le ver-
set. Pour d’autres textes, ces fragments d’énoncés sur lesquels on
travaille, j’ai proposé de les appeler des «lexies », des unités de
lecture. Un verset pour nous, c’est une lexie.
2° Inventaire des codes qui sont cités dans le texte : inventaire,
récolte, repérage, ou, comme je viens de le dire, écrémage. Lexie
après lexie, verset après verset, on essaie d’inventorier les sens,
dans l’acception que j'ai dite, les corrélations ou les départs de
codes présents dans ce fragment d’énoncé. Je vais y revenir
puisque je vais faire ce travail sur quelques versets.
3° Coordination : établir les corrélations des unités, des fonc-
tions repérées et qui sont souvent séparées, superposées, entre-
mêlées, ou encore tressées, puisqu’un texte, comme l’étymolo-
gie même du mot le dit, c’est un tissu, une tresse de corrélats,
qui peuvent être écartés les uns des autres par l'insertion d’autres
corrélats, qui appartiennent à d’autres ensembles. Il y a deux
grands types de corrélations : internes et externes. Pour celles qui
sont internes au texte, voici un exemple : si l’on nous dit que l’ange
apparaît, l'apparition est un terme, dont le corrélat est fatalement

4 (6 12
PER
ET ESA 1 SINT0

disparition. C’est une corrélation intra-textuelle, puisque appa-


rition et disparition sont dans le même récit. Ce serait propre-
ment un scandale narratif si l'ange ne disparaissait pas. Il faut
donc noter la séquence apparaître/disparaître, parce que c’est
cela, la lisibilité : que la présence de certains éléments soit néces-
saire. Il y a aussi des corrélations externes : un trait d’énoncé peut
renvoyer à une totalité diacritique, suprasegmentale, globale, si
je puis dire, qui est supérieure au texte ;un trait dénoncé peut
renvoyer au caractère global d’un personnage, ou à l'atmosphère
globale d’un lieu, ou à un sens anagogique, comme ici dans notre
texte, à savoir l’intégration des Gentils à l'Eglise. Un trait peut
même renvoyer à d’autres textes: c’est l’inter-textualité. Cette
notion est assez neuve, elle a été avancée par Julia Kristeva !. Elle
implique qu’un trait d’énoncé renvoie à un autre texte, au sens
presque infini du mot; car il ne faut pas confondre les sources
d’un texte (qui ne sont que la version mineure de ce phénomène
de citation) avec la citation qui est une sorte de renvoi irrepé-
rable à un texte infini, qui est le texte culturel de l'humanité. Ceci
est valable surtout pour les textes littéraires, qui sont tissés de
stéréotypes très variés, et où par conséquent le phénomène de
renvoi, de citation, à une culture antérieure ou ambiante, est très
fréquent. Dans ce qu’on appelle l’inter-textuel, il faut inclure les
textes qui viennent après : les sources d’un texte ne sont pas seu-
lement avant lui, elles sont aussi après lui. C’est le point de vue
qu’a adopté de façon très convaincante Lévi-Strauss, en disant
que la version freudienne du mythe d'Œdipe fait partie du mythe
d'Œdipe : si on lit Sophocle, on doit lire Sophocle comme une
citation de Freud; et Freud comme une citation de Sophocle.

IT. Problèmes structuraux


présents dans le texte des Actes
J'en viens maintenant au texte, Actes 10; je crains que la décep-
tion ne commence, puisque nous allons entrer dans le concret
et que, après ces grands principes, la récolte risque de paraître
mince. Je ne vais pas analyser le texte pas à pas, comme je devrais
le faire; je vous prie de supposer simplement ceci: je suis un

1. J. Kristeva, Sèméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Ed. du


Seuil, 1969. [Coll. « Points », 1978.]

4 6 3
M 'EMXAT ENS 10 CAT

chercheur, je fais une recherche d'analyse structurale du récit;


j'ai décidé d’analyser peut-être cent ou deux cents ou trois cents
récits; parmi ces récits, il y a, pour une raison ou une autre, le
récit de la vision de Corneille; voici le travail que je fais et que
je ne privilégie d’aucune façon. Normalement, cela prendrait plu-
sieurs jours : je parcourrais le récit verset après verset, lexie après
lexie, et j’'écrémerais tous les sens, tous les codes possibles, ce
qui prend un certain temps, parce que l’imagination de la cor-
rélation n’est pas immédiate. Une corrélation se cherche, se tra-
vaille; il faut donc un certain temps et une certaine patience; je
ne ferai pas ce travail ici, mais je vais me servir du récit des Actes
pour présenter trois grands problèmes structuraux, présents à
mon avis dans ce texte.

1. Le problème des codes.


J'ai dit que les sens étaient des départs de codes, des citations
de codes; si l’on compare notre texte à un texte littéraire (je viens
de travailler assez longuement une nouvelle de Balzac), il est
évident que les codes sont ici peu nombreux et d’une certaine
pauvreté. Leur richesse apparaîtrait probablement mieux à
l'échelle de l'Evangile dans son entier. Je vais tenter un repé-
rage des codes, tels que je les vois (j’en oublie peut-être) dans
les premiers versets (v. 1 à 3), et je réserverai le cas des deux
codes les plus importants investis dans le texte.
1° «Il y avait à Césarée un homme du nom de Corneille, centu-
rion de la cohorte appelée “l'Italique”. » Dans cette phrase, je vois
quatre codes. Et d’abord la formule «11 y avait », qui renvoie cul-
turellement (je ne parle pas ici en termes d’exégèse biblique, mais
d'une façon plus générale) à un code que j’appellerai narratif :
ce récit qui commence par «il y avait » renvoie à toutes les inau-
gurations de récit. Une courte digression ici pour dire que le pro-
blème de l'inauguration du discours est un problème important,
qui a été bien vu et bien traité, sur le plan pragmatique, par la
rhétorique antique et classique : elle a donné des règles extrê-
mement précises pour commencer le discours. À mon avis, ces
règles se rattachent au sentiment qu’il y a une aphasie native de
l’homme, qu’il est difficile de parler, qu’il n’y a peut-être rien à
dire, et que, par conséquent, il faut tout un ensemble de proto-
coles et de règles pour trouver quoi dire : invenire quid dicas.
L’inauguration est une zone périlleuse du discours : le commen-
cement de la parole est un acte difficile; c’est la sortie du silence.

4 6 4
TEXTES 197 ©

En réalité, il n’y a pas de raison de commencer ici plutôt que /à.


Le langage est une structure infinie, et je crois que c’est ce sen-
timent de l’infini du langage qui est présent dans tous les rites
dinauguration de la parole. Dans les très anciennes épopées, pré-
homériques, l’aède, le récitant, commençait le récit en disant,
selon une formule rituelle : « Je prends l’histoire à ce point-là.… »;
il indiquait ainsi qu’il était conscient de l'arbitraire de sa cou-
pure; commencer, C’est couper un infini d’une façon arbitraire.
Les inaugurations de récit sont donc importantes à étudier, et cela
n’a pas encore été fait. J’ai proposé plusieurs fois à des étudiants
de prendre comme sujet de thèse l’étude des premières phrases
de romans : c’est un grand et beau sujet ; aucun ne l’a encore pris ;
mais je sais que ce travail se fait en Allemagne, où il y a eu même
une publication sur les débuts de romans. Du point de vue de
Panalyse structurale, il serait passionnant de savoir quelles sont
les informations implicites contenues dans un début, puisque ce
lieu du discours n’est précédé par aucune information.
2° «A Césarée.. » C’est ici un code topographique, relatif à l’or-
ganisation systématique des lieux dans le récit. Dans ce code
topographique, il y a sans doute des règles d’association (règles
du vraisemblable), il y a une fonctionnalité narrative des lieux:
on trouve ici un paradigme, une opposition signifiante entre Césa-
rée et Joppé. Il faut que la distance entre les deux villes corres-
ponde à une distance de temps : problème typiquement structu-
ral, puisque problème de concordance, de concomitance, selon
une certaine logique, d’ailleurs à explorer, mais qui est à pre-
mière vue la logique du vraisemblable. Ce code topographique
se retrouve à d’autres endroits du texte. Le code topographique
est évidemment un code culturel : Césarée et Joppé, cela implique
un certain savoir du lecteur, même si le lecteur est supposé pos-
séder naturellement ce savoir. Bien plus: si nous incluons dans
la langue du récit la façon dont nous, dans notre situation de lec-
teurs modernes, nous recevons le récit, nous y repérerons toutes
les connotations orientales du mot Césarée, tout ce que nous met-
tons dans le mot Césarée, parce que nous l'avons /u depuis, dans
Racine ou dans d’autres auteurs.
Autre remarque relative au code topographique ; au verset 9,
nous avons un trait de ce code : «Pierre monta sur la terrasse. »
La citation topographique a ici une fonction très forte à l’inté-
rieur du récit, puisqu'elle justifie le fait que Pierre n’entend pas
l’arrivée des envoyés de Corneille et que, par conséquent, l’aver-
tissement de l’ange est nécessaire : « Voici des hommes qui te

4 6 5
NEAIN EE SE Fi 79) #7 0

demandent. » Le trait topographique devient fonction narrative.


J'en profite pour poser un problème important du récit littéraire :
le thème de la terrasse, c’est à la fois un terme du code topo-
graphique, c’est-à-dire d’un code culturel qui renvoie à un habi-
tat où il y a des maisons à terrasse, et un terme de ce que j’ap-
pellerai le code actionnel, le code des actions, des séquences
d'actions: ici, l'intervention de l’ange; de plus, on pourrait très
bien rattacher cette notation au champ symbolique, dans la
mesure où la terrasse est un lieu élevé et implique par consé-
quent un symbolisme ascensionnel, si l'élévation est couplée avec
d’autres termes du texte. Ainsi, la notation de la terrasse cor-
respond à trois codes différents : topographique, actionnel, sym-
bolique. Or, le propre du récit, ce qui est en quelque sorte l’une
de ses lois fondamentales, c’est que les trois codes sont donnés
d’une façon indécidable : on ne peut pas décider s’il y a un code
prévalent, et cette indécidabilité constitue à mon avis le récit,
car elle définit la performance du conteur. « Bien raconter une
histoire », selon la lisibilité classique, c’est faire en sorte qu’on
ne décide pas entre deux ou plusieurs codes, c’est proposer une
sorte de tourniquet par lequel un code peut se présenter tou-
jours comme l’alibi naturel de l’autre, par lequel un code natu-
ralise l’autre. Autrement dit, ce qui est nécessaire à l’histoire, ce
qui se place sous l'instance du discours, paraît déterminé par le
réel, par le référent, par la nature.
3° « Un homme du nom de Corneille. » I y a ici un code que
j’appellerai onomastique, puisque c’est le code des noms propres.
Des analyses récentes ont renouvelé le problème du Nom propre,
qui d’ailleurs n’avait jamais été vraiment posé par la linguistique.
Ces analyses sont celles de Jakobson, d’une part, et de Lévi-
Strauss, d'autre part, qui, dans l’Anthropologie structurale, a
consacré un chapitre à des problèmes de classification de noms
propres. Au niveau du texte, l’investigation ne conduirait pas très
loin, mais, dans la perspective d’une grammaire du récit, le code
onomastique est évidemment un code très important.
4 «Centurion de la cohorte appelée “lItalique”»: c’est ici,
banalement, le code historique, qui implique un savoir historique,
ou, s’il s’agit d’un lecteur contemporain du référent, un ensemble
d'informations politiques, sociales, administratives, etc. C’est un
code culturel.

1. Paris, Plon, 1958.


DER ES 19#7 6

5° « Dans sa piété et sa révérence envers Dieu, que toute sa mai-


son partageait, il comblait de largesses le peuple juif, et il invo-
quait Dieu en tout temps. » I] y a là ce que j'appelle un code sémi-
que. Le sème, en linguistique, est une unité de signifié, non de
signifiant. J’appelle code sémique l’ensemble des signifiés de
connotation, au sens courant du terme ; la connotation peut être
caractérielle, si on lit le texte psychologiquement (on aura
alors un signifié caractériel de Corneille, renvoyant à son carac-
tère psychologique), ou seulement structurale, si on lit le texte
anagogiquement, la catégorie des « craignant-Dieu » n'ayant pas
une valeur psychologique, mais une valeur proprement rela-
tionnelle dans la distribution des partenaires de l'Evangile,
comme je l’ai dit.
6° Il y a aussi un code rhétorique dans ce verset, parce qu’il
est construit sur un schéma rhétorique, à savoir : il y a une pro-
position générale, un signifié : la piété, qui est monnayé en deux
«exempla », comme disait la rhétorique classique: les largesses
et la prière.
7° «IL vit distinctement en vision...» Nous avons ici l’un des
termes d’un code extrêmement important, sur lequel je vais reve-
nir et que j'appelle provisoirement le code actionnel, ou code des
séquences d'actions. l’action ici, c’est «voir en vision». Nous
reprendrons ce problème plus tard.
8° « Vers la neuvième heure... » C’est le code chronologique ; il
y en a plusieurs citations dans le texte ; on fera la même remarque
que pour le code topographique : ce code est lié aux problèmes
de vraisemblance; l'Esprit règle le synchronisme des deux
visions : le code chronologique a une importance structurale,
puisque, du point de vue du récit, les deux visions doivent coïn-
cider. Pour l’étude du roman, ce code chronologique est évi-
demment très important; et il faut rappeler, d'autre part, que
Lévi-Strauss a étudié la chronologie comme code à propos du
problème des dates historiques.
9° «11 vit en vision un ange de Dieu entrer chez lui, et l’inter-
peller : “Corneille”. » Je relève ici la présence d’un code que j’ap-
pellerai, selon une classification de Jakobson, le code phatique
(du mot grec phasis : la parole). Jakobson a, en effet, distingué
six fonctions du langage, et, parmi celles-ci, la fonction phatique,
ou ensemble des traits d’énonciation par lesquels on assure,
maintient, ou renouvelle un contact avec l'interlocuteur. Ce sont
donc des traits du langage qui n’ont pas de contenu en tant que
message, mais jouent un rôle d’interpellation renouvelée. (Le

4 6 7
MINE MTME SEEN ET D

meilleur exemple est le mot téléphonique «AIl6 », qui ne veut


rien dire, mais ouvre le contact et bien souvent le maintient :
c’est un trait du code phatique.) Les traits d’interpellation relè-
vent ainsi de ce code phatique; c’est une sorte de vocatif géné-
ralisé; plus tard, nous rangerons sous ce code une indication
comme « cela [la vision] eut lieu par trois fois ». Car on peut inter-
préter la notation comme un trait de redondance, d’insistance,
de communication entre l’ange et Pierre, entre l'Esprit et Pierre :
trait du code phatique.
10° Il est possible de voir plus loin, dans «la tente qui descend
d’en haut » (v. 11), une citation du champ symbolique (j'aimerais
mieux dire champ que code symbolique), à savoir l’organisation
des signifiants selon un symbolisme ascensionnel. Le sens sym-
bolique est évidemment important : le texte organise, sur le plan
du récit et à travers une élaboration de signifiants, l'exposé d’une
transgression; et, si cette transgression doit être analysée en
termes symboliques, c’est parce que c’est une transgression liée
au corps humain. C’est à ce point de vue un texte remarquable,
puisque les deux transgressions qui sont étudiées et recom-
mandées dans le texte sont toutes les deux corporelles. Il s’agit,
d’une part, de la nourriture, et, d’autre part, de la circoncision.
Et ces deux transgressions proprement corporelles, donc sym-
boliques (au sens psychanalytique du terme), sont conjointes
explicitement par le texte, puisque la transgression alimentaire
sert d'introduction ou, si l’on peut dire, d’exemplum à la trans-
gression de la loi d'exclusion par la circoncision. Une descrip-
tion symbolique ne retiendrait d’ailleurs pas la hiérarchie que je
viens de poser entre les deux transgressions. Cette hiérarchie
logique, c’est lanalogie du texte qui la donne, c’est le sens que
le texte lui-même a voulu donner à son récit; mais si l’on vou-
lait « interpréter » symboliquement le texte, il ne faudrait pas pla-
cer la transgression alimentaire avant la transgression reli-
gieuse, il faudrait essayer de savoir quelle forme générale de
transgression il y a derrière la construction anagogique du texte.
11° Quant au code anagogique dont je viens de parler, c’est le
système auquel renvoient tous les traits qui énoncent précisé-
ment le sens du texte, car le texte ici énonce et annonce son
propre sens — ce qui n’est pas toujours le cas. Dans le texte lit-
téraire courant, il n’y a pas de code anagogique : le texte n’énonce
pas son sens profond, son sens secret, et c’est d’ailleurs parce
qu’il ne le fait pas que la critique peut s’en emparer. À plusieurs
reprises, des citations proviennent de ce code anagogique,

4 6 8
TEXTES 1 29,47 0

comme par exemple lorsque Pierre cherche à s’expliquer à lui-


même ce que pouvait bien signifier la vision qu’il vient d’avoir ;
ou bien la discussion de sens, l’apaisement par le sens dans la
communauté de Jérusalem. Le sens anagogique est donc donné
par le texte : c’est l'intégration des Incirconcis dans l'Eglise. Peut-
être faudrait-il rattacher à ce code tous les traits qui font men-
tion du problème de l’hospitalité : ils feraient aussi partie de ce
code anagogique.
12° Un dernier code important est le code métalinguistique:
ce mot désigne un langage qui parle d’un autre langage. Si, par
exemple, j'écris une grammaire de la langue française, je fais
du métalangage, puisque je parle un langage (à savoir ma gram-
maire) sur une langue qui est le français. Le métalangage est
donc un langage qui parle d’un autre langage ou dont le réfé-
rent est un langage ou un discours. Or, ce qui est ici intéressant,
c’est que les épisodes métalinguistiques sont importants et nom-
breux : ce sont les quatre ou cinq résumés dont le texte est fait.
Un résumé est un épisode métalinguistique, un trait du code
métalinguistique : il y a un récit référent, un langage référent :
la vision de Corneille, la vision de Pierre, les deux visions, l’his-
toire du Christ, voilà quatre récits référents; puis il y a des
reprises métalinguistiques, selon des destinataires différents:
— les envoyés résument à Pierre l’ordre donné à Corneille;
— Corneille résume sa vision à Pierre;
— Pierre résume sa vision à Corneille;
— Pierre résume les deux visions à la communauté de Jéru-
salem;
— enfin, l’histoire du Christ est résumée par Pierre à Corneille.
Je reviendrai sur ce code. Mais je voudrais maintenant parler de
deux autres problèmes importants, qui correspondent à deux
codes particuliers ou isolés dans le texte.

2. Le code des actions.

Ce code réfère à l’organisation des actions entreprises ou


subies par les agents présents dans la narration; c’est un code
important puisqu'il couvre tout ce qui, dans un texte, nous appa-
raît proprement et immédiatement narratif, à savoir la relation
de ce qui se passe, présentée ordinairement selon une logique à
la fois causale et temporelle. Ce niveau a retenu tout de suite
l'attention des analystes. Propp a établi les grandes « fonctions »
du conte populaire, c’est-à-dire les actions constantes, régulières,

4 6 9
DO ATARI SRE INON7E 0

que l’on retrouve à peu de variations près dans tous les récits du
folklore russe; son schéma (postulant la suite d’une trentaine
d'actions) a été repris et corrigé par Lévi-Strauss, Greimas et Bre-
mond. On peut dire qu’actuellement la « logique » des actions nar-
ratives est conçue de plusieurs manières, voisines et cependant
différentes. Propp voit la suite des actions narratives comme alo-
gique ; c’est, pour lui, une suite constante, régulière, mais sans
contenu. Lévi-Strauss et Greimas ont postulé qu’il fallait donner
à ces suites une structure paradigmatique et les reconstruire
comme des successions d’oppositions ; ici même, par exemple,
la victoire initiale (de la lettre) s’oppose à sa défaite (finale) : un
terme médian les neutralise temporairement: l’affrontement.
Bremond, pour sa part, a tenté de reconstituer une logique des
alternatives d’actions, chaque «situation » pouvant être « résolue »
d’une manière ou de l’autre et chaque solution engendrant une
nouvelle alternative. Personnellement, j’incline vers l’idée d’une
sorte de logique culturelle, qui ne devra rien à aucune donnée
mentale, fût-elle de niveau anthropologique ; pour moi, les suites
d'actions narratives sont revêtues d’une apparence logique qui
vient uniquement du déjà-écrit : en un mot, du stéréotype.
Cela dit, et de quelque manière qu’on les structure, voici par
exemple deux séquences d'actions présentes dans notre texte.
a. Une séquence élémentaire, à deux noyaux, du type Ques-
tion/Réponse : question de Pierre aux envoyés / réponse des
envoyés ;demande d'explication de Pierre à Corneille / réponse
de Corneille. Le même schéma peut se compliquer sans perdre
sa structure : information troubiante /demande d’éclaircisse-
ment formulée par la communauté / explication donnée par
Pierre / apaisement de la communauté. Notons que c’est dans la
mesure où de telles séquences sont banales qu’elles sont inté-
ressantes; car leur banalité même atteste qu’il s’agit d’une
contrainte quasi universelle, ou encore : d’une règle de gram-
maire du récit.
b. Une séquence développée, à plusieurs noyaux: c’est la
Recherche (de Pierre par les envoyés de Corneille) : partir / cher-
cher / arriver en un lieu / demander / obtenir / ramener. Cer-
tains des termes sont substituables (dans d’autres récits) : rame-
ner peut ailleurs être remplacé par renoncer, abandonner, etc.
Les séquences d'actions, constituées selon une structure logi-
cotemporelle, se présentent au fil du récit selon un ordre compli-
qué : deux termes d’une même séquence peuvent être séparés par
l'apparition de termes appartenant à d’autres séquences ; cet entre-

4 7 0
T'EMXUTrErS 1. 90710

lacs de séquences forme la tresse du récit (n'oublions pas qu’éty-


mologiquement texte veut dire tissu). Ici, l’entrelacs est relative-
ment simple : il y a un certain simplisme du récit et ce simplisme
tient à la juxtaposition pure et simple des séquences (elles ne sont
pas intriquées). De plus, un terme d’une séquence peut représenter
à lui tout seul une sous-séquence (ce que les cybernéticiens appel-
lent une «brique »); la séquence de l’ange comprend quatre
termes : entrer / être vu / communiquer / sortir ; lun de ces quatre
termes, la communication, constitue un ordre (un commandement)
qui se monnaie lui-même en termes secondaires (interpeller /
demander / raison du choix / contenu de l’interpellation / exécu-
tion) ; il y a en quelque sorte procuration d’une suite d'actions à
un terme chargé de la représenter dans une autre suite d’actions :
saluer/ répondre ; ce fragment de séquence représente un certain
sens («moi aussi, je suis un homme »).
Ces quelques indications forment l’ébauche des opérations
analytiques auxquelles il faut soumettre le niveau actionnel d’un
récit. Cette analyse est souvent ingrate, car les séquences don-
nent une impression d’évidence et le repérage en paraît futile;
aussi faut-il toujours bien se représenter que cette futilité même,
en constituant la normalité de nos récits, appelle l’étude d’un phé-
nomène capital sur lequel nous avons encore peu de lueurs :
pourquoi tel récit est-il lisible ? Quelles sont les conditions de la
lisibilité d’un texte ? Quelles en sont les limites ? Comment, pour-
quoi une histoire nous apparaît-elle douée de sens ? En face de
séquences normales (telles les séquences de notre récit), il faut
toujours penser à la possibilité de suites logiquement scanda-
leuses, soit par extravagance, soit par carence d’un terme : ainsi
se dessine la grammaire du lisible.

3. Le code métalinguistique.
Le dernier problème que je veux extraire de ce texte des Actes
est relatif à ce que j’ai appelé le code métalinguistique. Le méta-
linguistique se produit, nous l’avons dit, lorsqu'un langage parle
d’un autre langage. C’est le cas du résumé, qui est un acte méta-
linguistique, puisque c’est un discours qui a pour référent un
autre discours. Or, dans notre texte, il y a quatre résumés inter-
textuels et, de plus, un résumé extérieur au texte puisqu'il ren-
voie à tout l'Evangile, à savoir la vie du Christ:
— la vision de Corneille est reprise, résumée par les envoyés
de Corneille à Pierre et par Corneille lui-même à Pierre;

4y 7% À
TE XIE MS 139 0

- la vision de Pierre est résumée par Pierre à Corneille;


- les deux visions sont résumées par Pierre à la communauté
de Jérusalem ;
- enfin l’histoire du Christ est résumée, si l’on peut dire, par
Pierre à Corneille et aux amis de Corneille.
1° Le résumé. Si j'étais, devant ce texte, dans une perspective
de recherche générale, je le classerais sous la rubrique du pro-
blème du résumé, de l’organisation de la structure métalinguis-
tique des récits. Linguistiquement, le résumé est une citation sans
sa lettre, une citation de contenu (non pas de forme), un énoncé
qui réfère à un autre énoncé, mais dont la référence, n’étant plus
littérale, comporte un travail de structuration. Ce qui est inté-
ressant, c’est qu’un résumé structure un langage antérieur, qui
est d’ailleurs lui-même déjà structuré. Le référent est ici déjà un
récit (et non pas le « réel») : ce que Pierre résume à la commu-
nauté de Jérusalem, ce n’est qu’en apparence la réalité; en fait,
c’est ce que nous avons déjà connu par une sorte de récit zéro,
qui est le récit du performateur du texte, à savoir, paraît-il, Luc.
En conséquence, ce qui nous intéresserait du point de vue de la
problématique du résumé, c’est de comprendre s’il y a vraiment
un hiatus entre le récit princeps, le récit zéro, et son référent,
matière supposée réelle du récit. Y a-t-il vraiment une sorte de
pré-récit, qui serait la réalité, le référent absolu ; ensuite un récit,
qui serait celui de Luc; ensuite, le récit de tous les partenaires
en les numérotant : récit 1, 2, 5, 4, etc. ? En fait, du récit des Actes,
c’est-à-dire du récit de Luc, au réel supposé, on dirait aujour-
d’hui qu’il y a simplement le rapport d’un texte à un autre texte.
C’est là l’un des problèmes idéologiques capitaux qui se posent,
moins peut-être à la recherche que dans des groupes soucieux
de l'engagement de l'écriture, c’est le problème du signifié der-
nier : est-ce qu’un texte possède en quelque sorte un signifié
dernier ? Est-ce qu’en décapant le texte de ses structures on va
arriver, à un certain moment, à un signifié dernier, qui, dans le
cas du roman réaliste, serait «la réalité » ?
L’investigation philosophique de Jacques Derrida a repris
d’une façon révolutionnaire ce problème du signifié dernier, en
postulant qu’il n’y a jamais au fond, dans le monde, que l’écri-
ture d’une écriture : une écriture renvoie toujours finalement à
une autre écriture, et le prospect des signes est en quelque sorte
infini. Par conséquent, décrire des systèmes de sens en postu-
lant un signifié dernier, c’est prendre parti contre la nature même
du sens. Cette réflexion n’est aujourd’hui ni de mon propos ni

4 79
TEXTES 1970

de ma compétence ; mais le domaine qui vous réunit ici, à savoir


Ecriture, est un domaine privilégié pour ce problème, parce que,
d’une part, théologiquement, il est certain qu’un signifié dernier
est postulé : la définition métaphysique ou la définition séman-
tique de la théologie, c’est de postuler le Signifié dernier ; et parce
que, d'autre part, la notion même d’Ecriture, le fait que la Bible
s’appelle Ecriture, nous orienterait vers une compréhension plus
ambiguë des problèmes, comme si effectivement, théologique-
ment aussi, la base, le princeps, c'était encore une Ecriture, et
toujours une Ecriture.
2° La catalyse. En tout cas, ce problème de décrochage des
signifiants à travers les résumés qui semblent se projeter dans
des miroirs, les uns dans les autres, est très important pour une
théorie moderne de la littérature. Notre texte est exceptionnel-
lement dense en décrochages, en résumés, qui sont échelonnés,
comme si vous assistiez à tout un jeu de miroirs. Il y a là un pro-
blème structural passionnant, qui n’est pas encore bien étudié :
c’est le problème de ce qu’on appelle la catalyse ; dans un récit,
il y a plusieurs plans de nécessité ; les résumés montrent ce qu’on
peut enlever ou ajouter : puisqu’une histoire se tient à travers
son résumé, c’est donc qu’on peut «remplir » cette histoire ; d’où
ce terme de catalyse ; on peut dire que l’histoire sans son résumé,
Phistoire intégrale, c’est une sorte d'étape catalytique d’un état
résumé ; il y a un rapport de remplissage entre une structure
maigre et une structure pleine, et ce mouvement est intéressant
à étudier, parce qu’il illustre le jeu de la structure. Un récit, sur
un certain plan, c’est comme une phrase. Une phrase peut être
catalysée en principe à l'infini. Je ne sais plus quel linguiste amé-
ricain (Chomsky ou quelqu’un de son école) a dit ceci, qui est
philosophiquement très beau : «Nous ne parlons jamais qu’une
seule phrase, que seule la mort vient interrompre...» La struc-
ture de la phrase est telle que vous pouvez toujours rajouter des
mots, des épithètes, des adjectifs, des subordonnées ou d’autres
principales, et jamais vous n’altérez la structure de la phrase. Au
fond, si on accorde aujourd’hui tellement d'importance au lan-
gage, c’est que le langage, tel qu’il est décrit maintenant, nous
donne l’exemple d’un objet à la fois structuré et infini : il y a dans
le langage l’expérience d’une structure infinie (au sens mathé-
matique du mot); et la phrase en est l’exemple même : vous pou-
vez remplir une phrase indéfiniment; et, si vous arrêtez vos
phrases, si vous les fermez, ce qui a toujours été le grand pro-
blème de la rhétorique (comme en témoignent les notions de

4 T5
D FATE7S4 0007 0

période, de clausule, qui sont des opérateurs de fermeture), c’est


uniquement sous la pression de contingences, à cause du souffle,
de la mémoire, de la fatigue, mais jamais à cause de la struc-
ture : aucune loi structurale ne vous oblige à fermer la phrase,
et vous pouvez l’ouvrir structuralement indéfiniment. Le pro-
blème du résumé est le même, transporté au niveau du plan nar-
ratif. Le résumé prouve qu’une histoire est en quelque sorte sans
fin : vous pouvez la remplir indéfiniment; alors, pourquoi Par-
rêter à ce moment-là ? C’est l’un des problèmes que l’analyse du
récit devrait nous permettre d'aborder.
3° La structure diagrammatique. De plus, par rapport à notre
texte, le décrochage des résumés et leur multiplicité (il y a cinq
résumés pour un petit espace de texte) impliquent qu’il y a à
chaque résumé un circuit de destination nouveau. Autrement dit,
multiplier les résumés veut dire multiplier les destinations du
message. Ce texte des Actes, structuralement, et je dirai même
naïvement, phénoménologiquement, ce texte apparaît comme le
lieu privilégié d’une intense multiplication, diffusion, dissémi-
nation, refraction de messages.
Une même chose peut être dite sur quatre plans successifs ;
par exemple l’ordre de l’ange à Corneille est dit en tant qu’ordre
donné, en tant qu’ordre exécuté, en tant que récit de cette exé-
cution, et en tant que résumé du récit de cette exécution; et les
destinataires évidemment se relaient : l'Esprit communique à
Pierre et à Corneille, Pierre communique à Corneille, Corneille
communique à Pierre, ensuite Pierre à la communauté de Jéru-
salem, et enfin aux lecteurs que nous sommes. On a dit que la
plupart des récits étaient des récits de quête, des récits de
recherche où un sujet désire ou recherche un objet (c’est le cas
des récits de miracles). À mon avis, et c’est là l'originalité struc-
turale de ce texte, son ressort n’est pas la quête, mais la com-
munication, la «trans-mission » : les personnages du récit ne sont
pas des acteurs mais bien des agents de transmission, des agents
de communication et de diffusion. Ceci est intéressant : nous
voyons d’une façon concrète, et si je puis dire «technique », que
le texte présente ce que j’appellerai une structure diagramma-
tique, par rapport à son contenu. Un diagramme est une analo-
gie proportionnelle (ce qui est d’ailleurs pléonastique, puisque
analogia en grec veut dire proportion); ce n’est pas une copie
figurative (il suffit de penser à des diagrammes en démographie,
en sociologie, en économie) ; c’est une forme qui a été bien mise
en lumière par Jakobson: dans l’activité du langage, le dia-
TEXTES 197 ©

gramme est important, parce qu’à tout instant le langage pro-


duit des figures diagrammatiques : il ne peut pas copier littéra-
lement, selon une mimèsis complète, un contenu par une forme,
parce qu’il n’y a pas de commune mesure entre la forme lin-
guistique et le contenu; mais ce qu’il peut faire, c’est produire
des figures diagrammatiques ; l'exemple donné par Jakobson est
célèbre : le diagramme poétique (car la poésie est le lieu du dia-
gramme), c’est le slogan électoral du général Eisenhower, quand
il était candidat à la présidence : «1 like Ike » ; c’est un diagramme
puisque le mot /ke est enveloppé dans l’amour du mot like. Il y
a un rapport diagrammatique entre la phrase «] like Ike» et le
contenu, à savoir que le général Eisenhower était enveloppé par
amour de ses électeurs et de ses électrices.
Cette structure diagrammatique, nous l’avons dans notre texte,
car le contenu du texte -et ce n’est pas nous qui l’inventons,
puisque, encore une fois, nous avons affaire à un texte que j’ap-
pellerai anagogique, qui donne lui-même son sens —, ce contenu,
c’est la possibilité de diffusion du baptême. Et le diagramme, c’est
la diffusion du récit par multiplication des résumés ; autrement
dit, il y a une sorte de réfraction diagrammatique autour de la
notion de communication, illimitée, vulgarisée. Au fond, ce que
le récit met en acte diagrammatiquement, c’est cette idée d’i/li-
mité. Le fait que, en si peu d’espace, il y ait quatre résumés du
même épisode constitue une image diagrammatique du carac-
tère illimité de la grâce. La théorie de cette « non-limite » est don-
née par un récit qui met en acte la «non-limite » du résumé. En
conséquence, le «sujet » du texte, c’est l’idée même de message ;
pour l’analyse structurale, ce texte a pour sujet le message, il est
une mise en œuvre du langage, de la communication; c’est
d’ailleurs un thème de Pentecôte (il y est fait allusion dans le
texte). Le sujet est la communication et la diffusion des mes-
sages et des langues. Structuralement, comme on l’a vu, le
contenu de ce que Corneille doit demander à Pierre n’est pas
énoncé : l'ange ne dit pas à Corneille pourquoi il doit envoyer
chercher Pierre. Et maintenant, nous saisissons le sens structu-
ral de cette carence, dont j'ai parlé au début : c’est parce que, en
fait, le message est sa forme même, c’est sa destination. Au fond,
ce que Corneille doit demander à Pierre, ce n’est pas un contenu
véritable, c’est la communication avec Pierre. Le contenu du mes-
sage est donc le message lui-même ; la destination du message,
à savoir les Incirconcis, voilà le contenu même du message.
Ces indications paraîtront sans doute en retrait par rapport

4 7 5
DE AXAIMERS I LMD ETC

au texte. Mon excuse est que le but de la recherche n’est pas


l'explication, l’interprétation d’un texte, mais l'interrogation de
ce texte (parmi d’autres) en vue de la reconstitution d’une
langue générale du récit. Placé devant l’obligation de parler d’un
texte et d’un seul, je n’ai pu ni parler de l’Analyse structurale
du Récit en général ni structurer en détail ce texte : j’ai tenté
un compromis, avec toutes les déceptions que cela peut com-
porter; j’ai procédé à un travail de recension partielle ; j’ai ébau-
ché le dossier structural d’un texte, mais pour que ce travail
trouve tout son sens, il faudrait réunir ce dossier à d’autres, ver-
ser ce texte dans le corpus immense des récits du monde.

RECHERCHES DE SCIENCES RELIGIEUSES


1e" trimestre 1970
L’étrangère

Quoique récente, la sémiologie a déjà une histoire. Dérivée


d’une formulation tout olympienne de Saussure («On peut conce-
voir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie
sociale »), elle ne cesse de s’éprouver, de se fractionner, de se
désituer, d'entrer dans ce grand carnaval des langages décrit par
Julia Kristeva. Son rôle historique est actuellement d’être l’in-
truse, la troisième, celle qui dérange ces bons ménages exem-
plaires, dont on nous fait un casse-tête, et que forment, paraît-
il, l'Histoire et la Révolution, le Structuralisme et la Réaction, le
déterminisme et la science, le progressisme et la critique des
contenus. De ce «remue-ménage », puisque ménages il y a, le
travail de Julia Kristeva est aujourd’hui l’orchestration finale : il
en active la poussée et lui donne sa théorie.
Lui devant déjà beaucoup (et dès le début), je viens d’éprou-
ver une fois de plus, et cette fois-ci dans son ensemble, la force
de ce travail. Force veut dire ici déplacement. Julia Kristeva
change la place des choses: elle détruit toujours Le dernier pré-
jugé, celui dont on croyait pouvoir se rassurer et s’enorgueillir;
ce qu’elle déplace, c’est le déjà-dit, c’est-à-dire l’insistance du
signifié, c’est-à-dire la bêtise; ce qu’elle subvertit, c’est l’auto-
rité, celle de la science monologique, de la filiation. Son travail
est entièrement neuf, exact, non par puritanisme scientifique,
mais parce qu’il prend toute la place du lieu qu’il occupe, Pem-
plit exactement, obligeant quiconque s’en exclut à se découvrir
en position de résistance ou de censure (c’est ce qu’on appelle
d’un air très choqué : le terrorisme).
Puisque j'en suis à parler d’un lieu de la recherche, je dirai
que pour moi l’œuvre de Julia Kristeva est cet avertissement :
que nous allons toujours trop lentement, que nous perdons du
temps à « croire », c’est-à-dire à nous répéter et à nous complaire,
qu’il suffirait souvent d’un petit supplément de liberté dans une
pensée nouvelle pour gagner des années de travail. Chez Julia
Kristeva, ce supplément est théorique. Qu'est-ce que la théorie?
Ce n’est ni une abstraction, ni une généralisation, ni une spé-

4 7 7
IMPR TAERS RIRES S7EU

culation, c’est une réflexivité ; c’est en quelque sorte le regard


retourné d’un langage sur lui-même (ce pour quoi, dans une
société privée de la pratique socialiste, condamnée par là à dis-
courir, le discours théorique est transitoirement nécessaire).
C’est en ce sens que, pour la première fois, Julia Kristeva donne
la théorie de la sémiologie : « Toute sémiotique ne peut se faire
que comme critique de la sémiotique. » Une telle proposition ne
doit pas s’entendre comme un vœu pieux et hypocrite («Criti-
quons les sémioticiens qui nous précèdent »), mais comme Paf-
firmation que, dans son discours même, et non au niveau de
quelques clausules, le travail de la science sémiotique est tissé
de retours destructeurs, de coexistences contrariées, de défigu-
rations productives.
La science des langages ne peut être olympienne, positive
(encore moins positiviste), indifférente, adiaphorique, comme
dit Nietzsche; elle est elle-même (parce qu’elle est langage du
langage) dialogique - notion mise à jour par Julia Kristeva à par-
tir de Bakhtine, qu’elle nous a fait découvrir. Le premier acte
de ce dialogisme, c’est, pour la sémiotique, de se penser à la
fois et contradictoirement comme science et comme écriture — ce
qui, je crois, n’a jamais été fait par aucune science, sauf peut-
être par la science matérialiste des présocratiques, et qui per-
mettrait peut-être, soit dit en passant, de sortir de l'impasse
science bourgeoise (parlée)/science prolétarienne (écrite, du
moins postulativement).
La valeur du discours kristevien, c’est que ce discours est
homogène à la théorie qu’il énonce (et cette homogénéité est la
théorie même) : en lui la science est écriture, le signe est dialo-
gique, le fondement est destructeur ; s’il paraît « difficile » à cer-
tains, c’est précisément parce qu’il est écrit. Cela veut dire quoi ?
D'abord, qu’il affirme et pratique à la fois la formalisation et son
déplacement, la mathématique devenant en somme assez ana-
logue au travail du rêve (d’où beaucoup de criailleries). Ensuite,
qu’il assume au titre même de la théorie le glissement termino-
logique des définitions dites scientifiques. Enfin, qu’il installe un
nouveau type de transmission du savoir (ce n’est pas le savoir
qui fait problème, c’est sa transmission) : l'écriture de Kristeva
possède à la fois une discursivité, un « développement » (on vou-
drait donner à ce mot un sens « cycliste » plus que rhétorique) et
une formulation, une frappe (trace de saisissement et d’inscrip-
tion), une germination; c’est un discours qui agit moins parce
qu’il «représente » une pensée que parce que, immédiatement,

4 7 8
M EE, X4aT. E! S 1.49:
#7 ©

sans la médiation de la terne écrivance, il la produit et la des-


tine. Cela veut dire que la sémanalyse, Julia Kristeva est la seule
à pouvoir la faire : son discours n’est pas propédeutique, il ne
ménage pas la possibilité d’un « enseignement »; mais cela veut
dire aussi, à l’inverse, que ce discours nous transforme, nous
déplace, nous donne des mots, des sens, des phrases qui nous
permettent de travailler et déclenchent en nous le mouvement
créatif même : la permutation.
En somme, ce que Julia Kristeva fait apparaître, c’est une cri-
tique de la communication (la première, je crois, après celle de
la psychanalyse). La communication, montre-t-elle, tarte à la
crème des sciences positives (telle la linguistique), des philoso-
phies et des politiques du «dialogue », de la «participation» et
de l’« échange », la communication est une marchandise. Ne nous
rappelle-t-on pas sans cesse qu’un livre «clair » s’achète mieux,
qu’un tempérament communicatif se place facilement? C’est
donc un travail politique, celui-là même que fait Julia Kristeva,
que d'entreprendre de réduire théoriquement la communication
au niveau marchand de la relation humaine, et de l’intégrer
comme un simple niveau fluctuant à la signifiance, au Texte,
appareil hors sens, affirmation victorieuse de la Dépense sur
PEchange, des Nombres sur la Comptabilité.
Tout cela fera-t-il son chemin ? Cela dépend de l’inculture fran-
çaise: celle-ci semble aujourd’hui clapoter doucement, monter
autour de nous. Pourquoi? Pour des raisons politiques, sans
doute; mais ces raisons semblent curieusement déteindre sur
ceux qui devraient le mieux leur résister : il y a un petit natio-
nalisme de l’intelligentsia française ; celui-ci ne porte pas, bien
sûr, sur les nationalités (Ionesco n’est-il pas, après tout, le Pur
et Parfait Petit-Bourgeois Français ?), mais sur le refus opiniâtre
de l’autre langue. l’autre langue est celle que l’on parle d’un lieu
politiquement et idéologiquement inhabitable : lieu de Pinterstice,
du bord, de l’écharpe, du boitement: lieu cavalier puisqu'il tra-
verse, chevauche, panoramise et offense. Celle à qui nous devons
un savoir nouveau, venu de l'Est et de l’Extrême-Orient, et ces
instruments nouveaux d'analyse et d'engagement que sont le
paragramme, le dialogisme, le texte, la productivité, l’intertex-
tualité, le nombre et la formule, nous apprend à travailler dans
la différence, c’est-à-dire par-dessus les différences au nom de
quoi on nous interdit de faire germer ensemble l'écriture et la
science, l'Histoire et la forme, la science des signes et la des-
truction du signe : ce sont toutes ces belles antithèses, confor-

4 7 9
UE XML ESS M9 7210

tables, conformistes, obstinées et suffisantes, que le travail de


Julia Kristeva prend en écharpe, balafrant notre jeune science
sémiotique d’un trait étranger (ce qui est bien plus difficile
qu’étrange), conformément à la première phrase de Sèméiotike :
« Faire de la langue un travail, œuvrer dans la matérialité de ce
qui, pour la société, est un moyen de contact et de compréhen-
sion, n'est-ce pas se faire, d'emblée, étranger à la langue ? »

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
1e mai 1970

Pour la parution de Sèméiotikè, Seuil, 1970.


L'esprit de la lettre

Le livre de Massin est une belle encyclopédie, d'informations


et d'images. Est-ce la Lettre qui en est le sujet ? Oui, sans doute :
la lettre occidentale, prise dans son environnement, publicitaire
ou pictural, et dans sa vocation de métamorphose figurative. Seu-
lement, il se trouve que cet objet, apparemment simple, facile à
identifier et à dénombrer, est quelque peu diabolique : il s’en va
partout, et principalement à son contraire même : c’est ce qu’on
appelle un signifiant contradictoire, un énantiosème. Car, d’une
pari, la Lettre édicte la Loi au nom de quoi peut être réduite toute
extravagance («Tenez-vous-en, je vous prie, à la lettre du texte »),
mais d’autre part, depuis des siècles, comme le montre Massin,
elle libère inlassablement une profusion de symboles ; d’une part,
elle «tient » le langage, tout le langage écrit, dans le carcan de
ses vingt-six caractères (pour nous Français) et ces caractères
ne sont eux-mêmes que l’agencement de quelques droites et de
quelques courbes ; mais d’autre part, elle donne le départ d’une
imagerie vaste comme une cosmographie; elle signifie, d’une
part, l'extrême censure (Lettre, que de crimes on commet en ton
nom !), et d’autre part, l'extrême jouissance (toute la poésie, tout
l'inconscient sont retour à la lettre); elle intéresse à la fois le
graphiste, le philologue, le peintre, le juriste, le publicitaire, le
psychanalyste et l’écolier. La lettre tue et l'esprit vivifie ? Ce serait
simple s’il n’y avait précisément un esprit de la lettre, qui vivi-
fie la lettre; ou encore : si l’extrême symbole ne se retrouvait
être la lettre elle-même. C’est ce trajet circulaire de la lettre et
de la figure que Massin nous permet d’entrevoir. Son livre,
comme toute encyclopédie réussie (et celle-ci est d’autant plus
précieuse qu’elle est faite d’un bon millier d'images), nous per-
met, nous fait une obligation de redresser quelques-uns de nos
préjugés : c’est un livre heureux (puisqu'il y est question du signi-
fiant), mais c’est aussi un livre critique.
Tout d’abord, à parcourir ces centaines de lettres figurées,
venues de tous les siècles, des ateliers de copie du Moyen Age
au Sous-marin jaune des Beatles, il est assez évident que la lettre

4 8 1
LME X T ES MRONTAID

n’est pas le son; toute la linguistique fait sortir le langage de la


parole, dont l'écriture ne serait qu’un aménagement ;le livre de
Massin proteste : le de-venir et l’à-venir de la lettre (d’où elle
vient et où il lui reste, infiniment, inlassablement, à aller) sont
indépendants du phonème. Ce foisonnement impressionnant de
lettres-figures dit que le mot n’est pas le seul entour, le seul résul-
tat, la seule transcendance de la lettre. Les lettres servent à faire
des mots ? Sans doute, mais aussi autre chose. Quoi? des abé-
cédaires. L’alphabet est un système autonome, ici pourvu de pré-
dicats suffisants qui en garantissent l’individualité : alphabets
«grotesques, diaboliques, comiques, nouveaux, enchantés », etc. ;
bref, c’est un objet que sa fonction, son lieu technique n’épui-
sent pas : c’est une chaîne signifiante, un syntagme hors du sens,
mais non hors du signe. Tous les artistes cités par Massin,
moines, graphistes, lithographes, peintres, ont barré la route qui
semble aller naturellement de la première à la seconde articu-
lation, de la lettre au mot, et ont pris un autre chemin, qui est le
chemin, non du langage, mais de l'écriture, non de la commu-
nication mais de la signifiance : aventure qui se situe en marge
des prétendues finalités du langage et par là même au centre de
son jeu.
Second objet de méditation (et non des moindres), suscité par
le livre de Massin : la métaphore. Ces vingt-six lettres de notre
alphabet, animées, comme dit Massin, par des centaines d’ar-
tistes de tous siècles, sont mises dans un rapport métaphorique
avec autre chose que la lettre : des animaux (oiseaux, poissons,
serpents, lapins, les uns mangeant parfois les autres pour dessi-
ner un D, un E, un K, un L, etc.), des hommes (silhouettes,
membres, postures), des monstres, des végétaux (fleurs, pousses,
troncs), des instruments (ciseaux, serpes, faux, lunettes, trépieds,
etc.) : tout un catalogue des produits naturels et humains vient
doubler la courte liste de lalphabet : le monde entier s’incorpore
à la lettre, la lettre devient une image dans le tapis du monde.
Certains traits constitutifs de la métaphore sont ainsi illustrés,
éclairés, redressés. Tout d’abord l'importance de ce que Jakob-
son appelle le diagramme, qui est une sorte d’analogie minimale,
un rapport simplement proportionnel, et non exhaustivement
analogique, entre la lettre et le monde. Ainsi, en général, des
calligrammes ou poèmes en forme d’objets, dont Massin nous
donne une collection précieuse (parce qu’on en parle toujours
mais qu’on ne connaît jamais que ceux d’Apollinaire). Ensuite
la nature polysémique (on devrait pouvoir dire pansémique) du

4 82
D'EUX ESA El 9 7 ©

signe-image : libérée de son rôle linguistique (faire partie d’un


mot singulier), une lettre peut tout dire: dans cette région
baroque où le sens est détruit sous le symbole, une même lettre
peut signifier deux contraires (la langue arabe connaît, paraît-
il, ces signifiants contradictoires, ces ad’dâd auxquels J. Berque
et J.-P. Charnay ont consacré un livre important) : Z, pour Hugo,
c’est l’éclair, c’est Dieu, mais pour Balzac, c’est la lettre mau-
vaise, la lettre de la déviance. Je regrette un peu que Massin ne
nous ait pas donné quelque part une récapitulation de tout le
paradigme, mondial et séculaire, d’une seule lettre (il en avait
les moyens) : toutes les figures du M, par exemple, qui va ici des
trois Anges du Maître gothique aux deux pics neigeux de
Megève - dans une publicité -, en passant par la fourche,
l’homme couché, cuisses levées, cul offert, le peintre et son che-
valet, et les deux ménagères qui s’apprêtent à étirer un drap.
Car— et c’est le troisième chapitre de cette leçon en images
sur la métaphore — il est évident qu’à force d’extra-vagances, d’ex-
tra-versions, de migrations et d'associations, la lettre n’est plus,
n’est pas l’origine de l’image : toute métaphore est inoriginée, dès
qu’on passe de l’énoncé à l’énonciation, de la parole à l’écriture;
le rapport analogique est circulaire, sans précellence ; les termes
qu'il saisit sont flottants : dans les signes présentés, qui com-
mence ? lhomme ou la lettre ? Massin entre dans la métaphore
par la lettre : il faut bien, hélas, donner un « sujet » à nos livres;
mais on pourrait aussi y entrer par l’autre bout, et faire de la
lettre une espèce d'homme, d'objet, de végétal. La lettre n’est en
somme qu’une tête de pont paradigmatique, arbitraire, parce qu’il
faut que le discours commence (contrainte qui n’a pas encore été
bien explorée), mais cette tête peut être aussi une sortie, si lon
conçoit par exemple, tels les poètes et les mystagogues, que la
lettre (l'écriture) fonde le monde. Assigner une origine à l’ex-
pansion métaphorique est toujours une option, métaphysique,
idéologique. D’où l’importance des renversements d’origine (tel
celui que la psychanalyse opère sur la lettre elle-même). En fait,
Massin nous le dit sans cesse par ses images, il n’y a que des
chaînes flottantes de signifiants, qui passent, se traversent les
unes les autres : l'écriture est en l’air. Voyez le rapport de la lettre
et de la figure : toute la logique s’y épuise : 1° la lettre est la figure,
cet I est un sablier; 2° la figure est dans la lettre, glissée tout
entière dans sa gaine, comme ces deux acrobates lovés dans un
O (Erté a fait un grand usage de cette imbrication, dans son pré-
cieux alphabet, que Massin ne cite malheureusement pas) ; 3° la

4 8 3
DAEMX ALES LMO AD

lettre est dans la figure (c’est le cas de tous les rébus) : puisqu'on
n'arrête pas le symbole, c’est qu’il est réversible : I peut renvoyer
à un couteau, mais le couteau n’est à son tour qu’un départ, au
terme duquel (la psychanalyse l’a montré) vous pouvez retrou-
ver I (pris dans tel mot qui importe à votre inconscient) : il n’y
a jamais que des avatars.
Tout cela dit combien le livre de Massin apporte d'éléments à
l'approche actuelle du signifiant. L’écriture est faite de lettres,
soit. Mais de quoi sont faites les lettres ? On peut chercher une
réponse historique — inconnue en ce qui concerne notre alpha-
bet; mais on peut aussi se servir de la question pour déplacer le
problème de l’origine, amener une conceptualisation progres-
sive de l’entre-deux, du rapport flottant, dont nous déterminons
l’ancrage d’une façon toujours abusive. En Orient, dans cette civi-
lisation idéographique, c’est ce qui est entre l'écriture et la pein-
ture qui est tracé, sans que l’on puisse référer l’une à l’autre;
ceci permet de déjouer cette loi scélérate de filiation, qui est notre
Loi, paternelle, civile, mentale, scientifique: loi ségrégative en
vertu de laquelle nous expédions d’un côté les graphistes et de
l’autre les peintres, d’un côté les romanciers et de l’autre les
poètes ;mais l'écriture est une : le discontinu qui la fonde par-
tout fait de tout ce que nous écrivons, peignons, traçons, un seul
texte. C’est ce que me montre le livre de Massin. À nous de ne
pas censurer ce champ matériel en réduisant la somme prodi-
gieuse de ces lettres-figures à une galerie d’extravagances et de
rêves : la marge que nous concédons à ce qu’on peut appeler le
baroque (pour nous faire comprendre des humanistes) est le lieu
même où l'écrivain, le peintre et le graphiste, en un mot le per-
formateur de texte, doit travailler.

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
1e" juin 1970

Sur La Lettre et l’image, préface de Raymond


Queneau, Gallimard.
Le troisième sens

Notes de recherche sur quelques


photogrammes de $S. M. Eisenstein

| À Nordine Sail, directeur de Cinéma 3.

Voici une image d’/van le Terrible (D) !: deux courtisans, deux


aides, deux comparses (peu importe si je ne me rappelle pas bien
le détail de l’histoire) versent une pluie d’or sur la tête du jeune
tsar. Il me semble distinguer dans cette scène trois niveaux de
sens :
1° Un niveau informatif, où se rassemble toute la connaissance
que m’apportent le décor, les costumes, les personnages, leurs
rapports, leur insertion dans une anecdote que je connais (même
vaguement). Ce niveau est celui de la communication. S'il fallait
lui trouver un mode d’analyse, c’est vers la première sémiotique
(celle du «message ») que je me tournerais (mais de ce niveau
et de cette sémiotique-là on ne s’occupera plus ici).
2° Un niveau symbolique : c’est l’or versé. Ce niveau est lui-
même stratifié. Il y a le symbolisme référentiel : c’est le rituel
impérial du baptême par l'or. Il y a ensuite le symbolisme dié-
gétique : c’est le thème de l'or, de la richesse (à supposer qu’il
existe) dans /van le Terrible, dont ce serait ici une intervention
signifiante. Il y a encore le symbolisme eisensteinien — si par
aventure un critique s’avisait de déceler que l’or, ou la pluie,
ou le rideau, ou la défiguration, peuvent être pris dans un réseau
de déplacements et de substitutions, propre à Eisenstein. Il y a
enfin un symbolisme historique, si, d’une façon encore plus
étendue que les précédentes, on peut montrer que l’or intro-
duit à un jeu (théâtral), à une scénographie qui serait celle de
l'échange, repérable à la fois psychanalytiquement et écono-
miquement, c’est-à-dire sémiologiquement. Ce second niveau,

1. Tous les photogrammes de S.M. Eisenstein dont il sera question ici


sont extraits des numéros 217 et 218 des Cahiers du cinéma [nov. 1969 et
mars 1970]. Le photogramme de Romm (Le Fascisme ordinaire) est extrait
du numéro 219 [avril 1970].
“ii \\ (a A \\ Wu
L,4. A A
FT EXT ES 16700)

dans son ensemble, est celui de la signification. Son mode d’ana-


lyse serait une sémiotique plus élaborée que la première, une
seconde sémiotique ou néo-sémiotique, ouverte, non plus à la
science du message, mais aux sciences du symbole (psycha-
nalyse, économie, dramaturgie).
3° Est-ce tout? Non, car je ne peux encore me détacher de
l’image. Je lis, je reçois (probablement même, en premier), évi-
dent, erratique et têtu, un troisième sens!. Je ne sais quel est
son signifié, du moins je n’arrive pas à le nommer, mais je vois
bien les traits, les accidents signifiants dont ce signe, dès lors
incomplet, est composé : c’est une certaine compacité du fard
des courtisans, ici épais, appuyé, là lisse, distingué; c’est le nez
«bête » de l’un, c’est le fin dessin des sourcils de l’autre, sa blon-
deur fade, son teint blanc et passé, la platitude apprêtée de sa
coiffure, qui sent le postiche, le raccord au fond de teint plâtreux,
à la poudre de riz. Je ne sais pas si la lecture de ce troisième
sens est fondée — si on peut la généraliser —, mais il me semble
déjà que son signifiant (les traits que je viens de tenter de dire,
sinon de décrire) possède une individualité théorique ; car, d’une
part, il ne peut se confondre avec le simple être-là de la scène,
il excède la copie du motif référentiel, il contraint à une lecture
interrogative (l'interrogation porte précisément sur le signifiant,
non sur le signifié, sur la lecture, non sur l’intellection : c’est une
saisie « poétique ») ; et d’autre part, il ne se confond pas non plus
avec le sens dramatique de l’épisode: dire que ces traits ren-
voient à un «air» significatif des courtisans, ici distant, ennuyé,
là appliqué («lis font simplement leur métier de courtisans »), ne
me satisfait pas pleinement: quelque chose, dans ces deux
visages, excède la psychologie, l’anecdote, la fonction et pour tout
dire le sens, sans pourtant se réduire à l’entêtement que tout
corps humain met à être là. Par opposition aux deux premiers
niveaux, celui de la communication et celui de la signification,
ce troisième niveau —- même si la lecture en est encore hasar-
deuse — est celui de la signifiance; ce mot a l’avantage de réfé-

1. Dans le paradigme classique des cinq sens, le troisième est l’ouïe (le
premier en importance au Moyen Age); c’est une coïncidence heureuse, car
il s’agit bien d’une écoute; d’abord parce que les remarques d’Eisenstein
dont on se servira ici proviennent d’une réflexion sur l'avènement de l’au-
ditif dans le film; ensuite parce que l’écoute (sans référence à la phoné
unique) détient en puissance la métaphore qui convient le mieux au «tex-
tuel » : l’orchestration (mot de $S. M. E.), le contrepoint, la stéréophonie.

4 8 7
HAE XMTNTRS TND MAC

rer au champ du signifiant (et non de la signification) et de


rejoindre, à travers la voie ouverte par Julia Kristeva, qui a pro-
posé le terme, une sémiotique du texte.
La signification et la signifiance — et non la communication —
m'intéressent seules, ici. Il me faut donc nommer, aussi écono-
miquement que possible, le deuxième et le troisième sens. Le
sens symbolique (lor versé, la puissance, la richesse, le rite impé-
rial) s'impose à moi par une double détermination: il est inten-
tionnel (c’est ce qu'a voulu dire l’auteur) et il est prélevé dans
une sorte de lexique général, commun, des symboles; c’est un
sens qui me cherche, moi, destinataire du message, sujet de la
lecture, un sens qui part de S.M.E. et qui va au-devant de moi:
évident, certes (l'autre l’est aussi), mais d’une évidence fermée,
prise dans un système complet de destination. Je propose d’ap-
peler ce signe complet Le sens obvie. Obvius veut dire : qui vient
au-devant, et c’est bien le cas de ce sens, qui vient me trouver;
en théologie, nous dit-on, le sens obvie est celui « qui se présente
tout naturellement à l’esprit», et c’est encore le cas : la symbo-
lique de l’or en pluie m’apparaît depuis toujours dotée d’une clarté
«naturelle ». Quant à l’autre sens, le troisième, celui qui vient«en
trop », comme un supplément que mon intellection ne parvient
pas bien à absorber, à la fois têtu et fuyant, lisse et échappé, je
propose de l’appeler le sens obtus. Ce mot me vient facilement à
l'esprit et, merveille, en dépliant son étymologie, il livre déjà une
théorie du sens supplémentaire; obtusus veut dire: qui est
émoussé, de forme arrondie ;or les traits que j'ai indiqués (le fard,
la blancheur, le postiche, etc.) ne sont-ils pas comme l’émousse-
ment d'un sens trop clair, trop violent ? Ne donnent-ils pas au signi-
fié obvie comme une sorte de rondeur peu préhensible, ne font-
ils pas glisser ma lecture ? Un angle obtus est plus grand qu’un
droit : angle obtus de 100°, dit le dictionnaire; le troisième sens,
lui aussi, me paraît plus grand que la perpendiculaire pure,
droite, coupante, légale, du récit : il me paraît ouvrir le champ du
sens totalement, c’est-à-dire infiniment; j'accepte même, pour ce
sens obtus, la connotation péjorative : le sens obtus semble
s’éployer hors de la culture, du savoir, de l'information; analyti-
quement, il a quelque chose de dérisoire ; parce qu’il ouvre à l’in-
fini du langage, il peut paraître borné au regard de la raison ana-
lytique; il est de la race des jeux de mots, des bouffonneries, des
dépenses inutiles ; indifférent aux catégories morales ou esthé-
tiques (le trivial, le futile, le postiche et le pastiche), il est du côté
du carnaval. Obtus convient donc bien.
Le sens obvie
Quelques mots sur le sens obvie, bien qu’il ne soit pas l’objet
de la présente recherche. Voici deux images qui le présentent à
l’état pur. Les quatre figures de l’image II «symbolisent » trois
âges de la vie, l'unanimité du deuil (Funérailles de Vakoulint-
chouk). Le poing serré de l’image III, monté en «détail» plein,
signifie l’indignation, la colère maîtrisée, canalisée, la détermi-
nation du combat ; uni métonymiquement à toute l’histoire Potem-
kine, il « symbolise » la classe ouvrière, sa puissance et sa volonté ;
car, miracle d'intelligence sémantique, ce poing vu à l'envers,
maintenu par son porteur dans une sorte de clandestinité (c’est
la main qui d’abord pend naturellement le long du pantalon et qui
ensuite se ferme, se durcit, pense à la fois son combat futur, sa
patience et sa prudence), ne peut être lu comme le poing d’un
bagarreur, je dirais même : d’un fasciste : il est immédiatement un
poing de prolétaire. Par quoi l’on voit que l’« art» de S.M. Eisen-
stein n’est pas polysémique : il choisit le sens, l’impose, l’assomme
(si la signification est débordée par le sens obtus, elle n’est pas
pour cela niée, brouillée) ; le sens eisensteinien foudroie lambi-
guité. Comment ? Par l'ajout d’une valeur esthétique, lemphase.
Le « décoratisme » d’Eisenstein a une fonction économique : il
profère la vérité. Voyez l’image IV : très classiquement, la douleur
vient des têtes penchées, des mines de souffrance, de la main qui
sur la bouche contient le sanglot; mais tout cela une fois dit, très
suffisamment, un trait décoratif le redit encore : la superposition
des deux mains, disposées esthétiquement dans une ascension
délicate, maternelle, florale, vers le visage qui se penche ; dans le
détail général (les deux femmes), un autre détail s'inscrit en
abyme ; venu d’un ordre pictural comme une citation des gestes
d’icônes et de pietà, il ne distrait pas le sens mais l’accentue;
cette accentuation (propre à tout art réaliste) a ici quelque lien
avec la «vérité »: celle de Potemkine. Baudelaire parlait de «la
vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la
vie »; ici, c’est la vérité de la « grande circonstance prolétarienne »
qui demande l’emphase. L’esthétique eisensteinienne ne consti-
tue pas un niveau indépendant : elle fait partie du sens obvie, et
le sens obvie, c’est toujours, chez Eisenstein, la révolution.
Il

[Il

LENS \\
nul
\\
\\\\L 7 }4
0701)
TIME AXMINENS L'9N709

Le sens obtus
La conviction du sens obtus, je l’ai eue la première fois devant
l’image V. Une question s’imposait à moi: qu'est-ce donc qui,
dans cette vieille femme pleurante, me pose la question du signi-
fiant? Je me persuadais vite que ce n’étaient, quoique parfaits,
ni la mine ni le gestuaire de la douleur (les paupières fermées,
la bouche tirée, le poing sur la poitrine) : cela appartient à la
signification pleine, au sens obvie de l’image, au réalisme et au
décoratisme eisensteiniens. Je sentais que le trait pénétrant,
inquiétant comme un invité qui s’obstine à rester sans rien dire
là où on n’a pas besoin de lui, devait se situer dans la région du
front : la coiffe, le foulard-coiffure y était pour quelque chose.
Cependant, dans l’image VI, le sens obtus disparaît, il n’y a plus
qu’un message de douleur. J’ai alors compris que la sorte de scan-
dale, de supplément ou de dérive imposée à cette représentation
classique de la douleur, provenait très précisément d’un rapport
ténu : celui de la coiffe basse, des yeux fermés et de la bouche
convexe ; ou plutôt, pour reprendre la distinction de S.M.E. lui-
même entre «les ténèbres de la cathédrale » et «la cathédrale
enténébrée », d’un rapport entre la «basseur» de la ligne coif-
fante, anormalement tirée jusqu'aux sourcils comme dans ces
déguisements où l’on veut se donner un air loustic et niais, la
montée circonflexe des sourcils passés, éteints, vieux, la courbe
excessive des paupières baissées mais rapprochées comme si
elles louchaient, et la barre de la bouche entrouverte, répondant
à la barre de la coiffe et à celle des sourcils, dans le style méta-
phorique «comme un poisson à sec». Tous ces traits (la coiffe
loustic, la vieillarde, les paupières qui louchent, le poisson) ont
pour vague référence un langage un peu bas, celui d’un dégui-
sement assez pitoyable ; joints à la noble douleur du sens obvie,
ils forment un dialogisme si ténu, qu’on ne peut en garantir lin-
tentionnalité. Le propre de ce troisième sens est en effet — du
moins chez S.M.E. — de brouiller la limite qui sépare l’expres-
sion du déguisement, mais aussi de donner cette oscillation d’une
façon succincte : une emphase elliptique, si l’on peut dire: dis-
position complexe, très retorse (car elle implique une tempora-
lité de la signification), qui est parfaitement décrite par Eisen-
stein lui-même lorsqu'il cite avec jubilation la règle d’or du vieux
K.S. Gillette : un léger demi-tour en arrière du point-limite
(n° 219 des Cahiers du cinéma).

4 9 2
TUBAX TES 190700)

Le sens obtus a donc quelque peu à faire avec le déguisement.


Voyez la barbiche d’Ivan, promue, à mon avis, au sens obtus dans
l’image VII : elle se signe comme postiche, mais n’en renonce pas
pour autant à la «bonne foi» de son référent (la figure histo-
rique du tsar) : un acteur qui se déguise deux fois (une fois
comme acteur de l’anecdote, une fois comme acteur de la dra-
maturgie), sans qu’un déguisement détruise l’autre ; un feuilleté
de sens qui laisse toujours subsister le sens précédent, comme
dans une construction géologique ; dire le contraire sans renon-
cer à la chose contredite : Brecht aurait aimé cette dialectique
dramatique (à deux termes). Le postiche eisensteinien est à la
fois postiche de lui-même, c’est-à-dire pastiche, et fétiche déri-
soire, puisqu'il laisse voir sa coupure et sa suture : ce qu’on voit,
dans l’image VII, c’est le rattachement, donc le détachement
préalable, de la barbiche perpendiculaire au menton. Qu’un som-
met de tête (partie la plus «obtuse » de la personne humaine),
qu’un seul chignon (dans l’image VIT) puisse être l'expression de
la douleur, voilà qui est dérisoire — pour l'expression, non pour
la douleur. Il n’y a donc pas parodie : aucune trace de burlesque :
la douleur n’est pas singée (le sens obvie doit rester révolution-
naire, le deuil général qui accompagne la mort de Vakoulint-
chouk a un sens historique), et cependant, «incarnée » dans ce
chignon, elle porte une coupure, un refus de contamination; le
populisme du fichu de laine (sens obvie) s'arrête au chignon : ici
commence le fétiche, la chevelure, et comme une dérision non
négatrice de l'expression. Tout le sens obtus (sa force de déran-
gement) se joue dans la masse excessive des cheveux; voyez un
autre chignon (celui de la femme IX) : il contredit le petit poing
levé, il l’atrophie, sans que cette réduction ait la moindre valeur
symbolique (intellectuelle) ; prolongé en frisettes, tirant le visage
vers un modèle ovin, il donne à la femme quelque chose de tou-
chant (comme peut l’être une certaine niaiserie généreuse), ou
encore de sensible ; ces mots désuets, peu politiques, peu révolu-
tionnaires, mystifiés s’il en fut, doivent cependant être assumés ;
je crois que le sens obtus porte une certaine émotion; prise dans
le déguisement, cette émotion n’est jamais poisseuse ; c’est une
émotion qui désigne simplement ce qu’on aime, ce qu’on veut
défendre ; c’est une émotion-valeur, une évaluation. Tout le
monde, je crois, peut convenir que l’ethnographie prolétarienne
de S.M.E,, fragmentée tout le long des funérailles de Vakoulint-
chouk, a constamment quelque chose d’amoureux (ce mot étant
pris ici sans spécification d’âge ou de sexe) : maternel, cordial et

4AUONST
VII
XI

XIT

XIII
XIV

V
TEEN MTAORNS 1290710

viril, «sympathique » sans aucun recours aux stéréotypes, le


peuple eisensteinien est essentiellement aimable : on savoure, on
aime les deux ronds de casquette de l’image X, on entre en com-
plicité, en intelligence avec eux. La beauté peut sans doute jouer
comme un sens obtus: c’est le cas dans l’image XI, où le sens
obvie, très dense (mimique d’Ivan, niaiserie demeurée du jeune
Vladimir) est amarré et/ou dérivé par la beauté de Basmanov;
mais l’érotisme inclus dans le sens obtus (ou plutôt : que ce sens
prend en écharpe) ne fait pas acception d'esthétique : Euphrosi-
nia est laide, « obtuse » (images XII et XIII), comme le moine de
l’image XIV, mais cette obtusité dépasse l’anecdote, elle devient
lémoussement du sens, sa dérive: il y a dans le sens obtus un
érotisme qui inclut le contraire du beau et le dehors même de la
contrariété, c’est-à-dire la limite, l’inversion, le malaise et peut-
être le sadisme : voyez l'innocence molle des Enfants dans la
Journaise (XV), le ridicule scolaire de leur cache-nez sagement
haussé jusqu’au menton, ce lait tourné de la peau (des yeux, de
la bouche dans la peau) que Fellini semble avoir repris dans
landrogyne du Satyricon : cela même dont a pu parler Georges
Bataille, singulièrement dans ce texte de Documents qui situe
pour moi l’une des régions possibles du sens obtus : Le gros orteil
de la reine (je ne me rappelle pas le titre exact) {.
Reprenons (si ces exemples suffisent à induire quelques remar-
ques plus théoriques). Le sens obtus n’est pas dans la langue
(même celle des symboles) : ôtez-le, la communication et la signi-
fication restent, circulent, passent ; sans lui, je peux encore dire
et lire ; mais il n’est pas non plus dans la parole ; il se peut qu’il y
ait une certaine constante du sens obtus eisensteinien, mais alors
c’est déjà une parole thématique, un idiolecte, et cet idiolecte est
provisoire (simplement arrêté par un critique qui ferait un livre
sur S.M.E.); car des sens obtus il y en a, non point partout (le
signifiant est chose rare, figure d’avenir), mais quelque part : chez
d’autres auteurs de films (peut-être), dans une certaine façon de
lire la « vie » et donc le « réel » lui-même (ce mot s’entend ici par
simple opposition au fictif délibéré) : dans cette image du Fas-
cismme ordinaire (XVTD), image documentaire, je lis facilement un
sens obvie, celui du fascisme (esthétique et symbolique de la
force, de la chasse théâtrale), mais je lis aussi un supplément
obtus : la niaiserie blonde, déguisée (encore) du jeune porte-

1. Le Gros Orteil, in Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1970 [N.d.E.].

4 9 8
< =
LP
EX NTMENS OMMO TA D

flèches, la mollesse de ses mains et de sa bouche (je ne décris pas,


je n’y parviens pas, je désigne seulement un lieu), les gros ongles
de Goering, sa bague de pacotille (celle-là déjà à la limite du sens
obvie, comme la platitude mielleuse du sourire imbécile de
l’homme à lunettes, dans le fond: visiblement, un «lécheur»).
Autrement dit le sens obtus n’est pas situé structuralement, un
sémantologue ne conviendra pas de son existence objective (mais
qu'est-ce qu’une lecture objective ?), et s’il m'est évident (à moi),
c’est peut-être encore (pour le moment) par la même « aberration »
qui obligeait le seul et malheureux Saussure à entendre une voix
énigmatique, inoriginée et obsédante, celle de l’anagramme, dans
le vers archaïque. Même incertitude lorsqu'il s’agit de décrire le
sens obtus (de donner quelque idée de là où il va, là où il s’en va);
le sens obtus est un signifiant sans signifié ; d’où la difficulté à le
nommer : ma lecture reste suspendue entre l’image et sa des-
cription, entre la définition et l’approximation. Si l’on ne peut
décrire le sens obtus, c’est que, contrairement au sens obvie, il ne
copie rien: comment décrire ce qui ne représente rien? Le
«rendre » pictural des mots est ici impossible. La conséquence est
que si, devant ces images, nous restons vous et moi au niveau du
langage articulé — c’est-à-dire de mon propre texte —, le sens obtus
ne parviendra pas à exister, à entrer dans le métalangage du cri-
tique. Cela veut dire que le sens obtus est en dehors du langage
(articulé), mais cependant à l’intérieur de l’interlocution. Car si
vous regardez ces images que je dis, vous verrez Ce sens : nous
pouvons nous entendre à son sujet, «par-dessus l’épaule » ou
«sur le dos » du langage articulé : grâce à l’image (il est vrai figée :
on y reviendra), bien plus : grâce à ce qui, dans l’image, est pure-
ment image (et qui à vrai dire est très peu de chose), nous nous
passons de la parole, sans cesser de nous entendre.
En somme, ce que le sens obtus trouble, stérilise, c’est le méta-
langage (la critique). On peut en donner quelques raisons. Tout
d’abord, le sens obtus est discontinu, indifférent à l’histoire et au
sens obvie (comme signification de l’histoire) ; cette dissociation
a un effet de contre-nature ou tout au moins de distancement à
l'égard du référent (du «réel» comme nature, instance réaliste).
Eisenstein eût probablement assumé cette in-congruence, cette
im-pertinence du signifiant, lui qui nous dit, à propos du son et
de la couleur (n° 208) : « L’art commence à partir du moment où
le craquement de la botte (au son) tombe sur un plan visuel dif-
férent et suscite ainsi des associations correspondantes. Il en va
de même pour la couleur : la couleur commence là où elle ne

SMOMO
FT 'EXU MS 1 19 IT 0

correspond plus à la coloration naturelle... » Ensuite, le signifiant


(le troisième sens) ne se remplit pas; il est dans un état perma-
nent de déplétion (mot de la linguistique, qui désigne les verbes
vides, à tout faire, comme précisément, en français, le verbe
Jaire) ; on pourrait dire aussi, à l'opposé — et ce serait tout aussi
juste —-, que ce même signifiant ne se vide pas (n’arrive pas à se
vider); il se maintient en état d’éréthisme perpétuel; en lui le
désir n’aboutit pas à ce spasme du signifié, qui, d'ordinaire, fait
retomber voluptueusement le sujet dans la paix des nominations.
Enfin le sens obtus peut être vu comme un accent, la forme même
d’une émergence, d’un pli (voire d’un faux pli), dont est mar-
quée la lourde nappe des informations et des significations. S'il
pouvait être décrit (contradiction dans les termes), il aurait l’être
même du aïku japonais : geste anaphorique sans contenu signi-
ficatif, sorte de balafre dont est rayé le sens (l'envie de sens);
ainsi de l’image V:

Bouche tirée, yeux fermés qui louchent,


Coiffe bas sur le front,
Elle pleure.

Cet accent (dont on a dit la nature à la fois emphatique et ellip-


tique) ne va pas dans le sens du sens (comme le fait hystérie),
il ne théâtralise pas (le décoratisme eisensteinien appartient à
un autre niveau), il ne marque même pas un ailleurs du sens
(un autre contenu, ajouté au sens obvie), mais le déjoue — sub-
vertit non le contenu mais la pratique tout entière du sens. Nou-
velle pratique, rare, affirmée contre une pratique majoritaire
(celle de la signification), le sens obtus apparaît fatalement
comme un luxe, une dépense sans échange ; ce luxe n’appartient
pas encore à la politique d'aujourd'hui, mais cependant déjà à la
politique de demain.
Reste à dire un mot de la responsabilité syntagmatique de ce
troisième sens : quelle place a-t-il dans la suite de l’anecdote,
dans le système logico-temporel, sans lequel, semble-t-il, il n’est
pas possible de faire entendre un récit à la «masse » des lecteurs
et des spectateurs? Il est évident que le sens obtus est le contre-
récit même ; disséminé, réversible, accroché à sa propre durée,
il ne peut fonder (si on le suit) qu’un tout autre découpage que
celui des plans, séquences et syntagmes (techniques ou narra-
tifs) :un découpage inouï, contre-logique et cependant «vrai ».
Imaginez de «suivre», non la machination d’Euphrosinia, ni

Sn OM
TAREX ETES RETRO 700

même le personnage (comme entité diégétique ou comme figure


symbolique), ni même encore le visage de la Mère Méchante,
mais seulement, dans ce visage, cette tournure, ce voile noir, la
matité laide et lourde : vous aurez une autre temporalité, ni dié-
gétique ni onirique, vous aurez un autre film. Thème sans varia-
tions ni développement (le sens obvie, lui, est thématique : il y
a un thème des Funérailles), le sens obtus ne peut se mouvoir
qu’en apparaissant et disparaissant; ce jeu de la présence/
absence mine le personnage en en faisant un simple lieu de
facettes : disjonction énoncée sur un autre point par S.M.E. lui-
même : « Ce qui est caractéristique, c’est que les différentes posi-
tions d’un seul et même tsar... sont données sans passage d’une
position à une autre. »
Car tout est là: indifférence, ou liberté de position du signi-
fiant supplémentaire par rapport au récit, permet de situer assez
exactement la tâche historique, politique, théorique, accomplie
par Eisenstein. Chez lui, l’histoire (la représentation anecdo-
tique, diégétique) n’est pas détruite, bien au contraire : quelle
plus belle histoire que celle d’/van, que celle de Potemkine ? Cette
stature du récit est nécessaire pour se faire entendre d’une
société qui, ne pouvant résoudre les contradictions de l’histoire
sans un long cheminement politique, s’aide (provisoirement ?)
des solutions mythiques (narratives) ; le problème actuel n’est
pas de détruire le récit, mais de le subvertir : dissocier la sub-
version de la destruction, telle serait aujourd’hui la tâche. S.M.E.
opère, me semble-t-il, cette distinction: la présence d’un troi-
sième sens supplémentaire, obtus — ne fût-ce que dans quelques
images, mais alors comme une signature impérissable, comme
un sceau qui avalise toute l’œuvre — et tout l’œuvre -, cette pré-
sence remodèle profondément le statut théorique de l’anecdote :
l’histoire (la diégèse) n’est plus seulement un système fort (sys-
tème narratif millénaire), mais aussi et contradictoirement un
simple espace, un champ de permanences et de permutations ;
elle est cette configuration, cette scène dont les fausses limites
multiplient le jeu permutatif du signifiant ; elle est ce vaste tracé
qui, par différence, oblige à une lecture verticale (le mot est de
S.M.E.) ; elle est cet ordre faux qui permet de tourner la pure
série, la combinaison aléatoire (le hasard n’est qu’un vil signi-
fiant, un signifiant à bon marché) et d'atteindre une structura-
tion qui fuit de l’intérieur. Aussi peut-on dire qu'avec S.M.E., il
faut inverser le cliché qui veut que, plus Le sens est gratuit, plus
il apparaît comme un simple parasite de l’histoire racontée : c’est

CHAURE
FT'EMRATLERS LAONN0

au contraire cette histoire qui devient en quelque sorte para-


métrique au signifiant, dont elle n’est plus que le champ de
déplacement, la négativité constitutive, ou encore : la compagne
de route.
En somme, le troisième sens structure autrement le film, sans
subvertir l’histoire (du moins chez S.M.E.) ; et par là même, peut-
être, c’est à son niveau et à son niveau seul qu’apparaît enfin le
« filmique ». Le filmique, c’est, dans le film, ce qui ne peut être
décrit, c’est la représentation qui ne peut être représentée. Le
filmique commence seulement là où cessent le langage et le
métalangage articulé. Toutes les choses que l’on peut dire à pro-
pos d’/van ou de Potemkine peuvent l’être d’un texte écrit (qui
s’appellerait /van le Terrible ou Le Cuirassé Potemkine), sauf celle-
ci, qui est le sens obtus; je puis tout commenter dans Euphrosi-
nia, sauf la qualité obtuse de sa face : le filmique est donc exac-
tement là, dans ce lieu où le langage articulé n’est plus
qu'approximatif et où commence un autre langage (dont la
«science » ne pourra donc être la linguistique, bientôt larguée
comme une fusée porteuse). Le troisième sens, que l’on peut
situer théoriquement mais non décrire, apparaît alors comme le
passage du langage à la signifiance, et l'acte fondateur du fil-
mique même. Contraint d’émerger hors d’une civilisation du
signifié, il n’est pas étonnant que le filmique (malgré la quantité
incalculable de films au monde) soit encore rare (quelques éclats
dans S.M.E.; peut-être ailleurs ?), au point que l’on pourrait
avancer que le film, pas plus que le texte, n’existe pas encore :
il y a seulement « du cinéma », c’est-à-dire du langage, du récit,
du poème, parfois fort «modernes », «traduits » en « images » dites
«animées »; il n’est pas étonnant non plus qu’on ne puisse le repé-
rer qu'après avoir traversé — analytiquement — l’«essentiel », la
«profondeur » et la «complexité » de l’œuvre cinématographique :
toutes richesses qui ne sont que celles du langage articulé, dont
nous la constituons et croyons l’épuiser. Car le filmique est dif-
férent du film: le filmique est aussi loin du film que le roma-
nesque du roman (je puis écrire du romanesque, sans jamais
écrire de romans).

Le photogramme
C’est pourquoi, dans une certaine mesure (qui est celle de nos
balbutiements théoriques), le filmique, très paradoxalement, ne

[SL [æ] Qù
ME
EX ET ENST VAN 70

peut être saisi dans le film « en situation », «en mouvement », «au


naturel », mais seulement, encore, dans cet artefact majeur qu’est
le photogramme. Depuis longtemps je suis intrigué par ce phé-
nomène : s'intéresser et même s’accrocher à des photographies
de film (aux portes d’un cinéma, dans les Cahiers), et tout perdre
de ces photographies (non seulement la capture mais le souve-
nir de l’image elle-même) en passant dans la salle : mutation qui
peut atteindre à un renversement complet des valeurs. Jai
d’abord mis ce goût du photogramme au compte de mon incul-
ture cinématographique, de ma résistance au film; je pensais
alors être comme ces enfants qui préfèrent l’«illustration» au
texte, ou comme ces clients qui ne peuvent accéder à la posses-
sion adulte des objets (trop chers) et se contentent de regarder
avec plaisir un choix d'échantillons ou un catalogue de grand
magasin. Cette explication ne fait que reproduire l’opinion cou-
rante qu’on a du photogramme : un sous-produit lointain du film,
un échantillon, un moyen d’achalandage, un extrait pornogra-
phique et, techniquement, une réduction de l’œuvre par immo-
bilisation de ce que l’on donne pour l’essence sacrée du cinéma :
le mouvement des images.
Cependant, si le propre filmique (le filmique d'avenir) n’est pas
dans le mouvement, mais dans un troisième sens, inarticulable,
que ni la simple photographie ni la peinture figurative ne peu-
vent assumer parce qu’il leur manque l'horizon diégétique, la pos-
sibilité de configuration dont on a parlé !, alors le «mouvement »

1. Il est d’autres «arts » qui combinent le photogramme (ou du moins le


dessin) et l’histoire, la diégèse : ce sont le photo-roman et la bande dessi-
née. Je suis persuadé que ces «arts», nés dans les bas-fonds de la grande
culture, possèdent une qualification théorique et mettent en scène un nou-
veau signifiant (apparenté au sens oblus); c’est désormais reconnu pour la
bande dessinée; mais j’éprouve pour ma part ce léger trauma de la signi-
fiance devant certains photos-romans : «leur bêtise me touche» (telle pour-
rait être une certaine définition du sens obtus); il y aurait donc une vérité
d'avenir (ou d’un très ancien passé) dans ces formes dérisoires, vulgaires,
sottes, dialogiques, de la sous-culture de consommation. Et il y aurait un
«art» (un «texte ») autonome, celui du pictogramme (images « anecdotisées »,
sens obtus placés dans un espace diététique); cet art prendrait en écharpe
des productions historiquement et culturellement hétéroclites : pictogrammes
ethnographiques, vitraux, la Légende de sainte Ursule de Carpaccio, images
d’Epinal, photos-romans, bandes dessinées. La novation représentée par le
photogramme (par rapport à ces autres pictogrammes), ce serait que le fil-
mique (qu’il constitue) serait en double avec un autre texte, le film.

5 0 4
LP
Te EE Se g 0

dont on fait l’essence du film n’est nullement animation, flux,


mobilité, «vie », copie, mais seulement l’armature d’un déploie-
ment permutatif, et une théorie du photogramme est nécessaire,
dont il faut, pour finir, indiquer les échappées possibles.
Le photogramme nous donne le dedans du fragment; il fau-
drait reprendre ici, en les déplaçant, les formulations de S.M.E.
lui-même, lorsqu'il énonce les possibilités nouvelles du montage
audiovisuel (n° 218) : «.… le centre de gravité fondamental... se
transfère en dedans du fragment, dans les éléments inclus dans
l’image elle-même. Et le centre de gravité n’est plus l’élément
“entre les plans” — le choc, mais l’élément “dans le plan” -— l’ac-
centuation à l’intérieur du fragment». Sans doute, il n’y a aucun
montage audiovisuel dans le photogramme ; mais la formule de
S.M.E. est générale, dans la mesure où elle fonde un droit à la
disjonction syntagmatique des images, et demande une lecture
verticale (encore un mot de S.M.E.) de l'articulation. De plus, le
photogramme n’est pas un échantillon (notion qui supposerait
une sorte de nature statistique, homogène, des éléments du film),
mais une citation (on sait combien ce concept prend actuelle-
ment d'importance dans la théorie du texte) : il est donc à la fois
parodique et disséminateur ; il n’est pas une pincée prélevée chi-
miquement dans la substance du film, mais plutôt la trace d’une
distribution supérieure des traits dont le film vécu, coulé, animé,
ne serait en somme qu’un texte, parmi d’autres. Le photogramme
est alors fragment d’un second texte dont l’être n'excède jamais
le fragment ; film et photogramme se retrouvent dans un rapport
de palimpseste, sans qu’on puisse dire que lun est le dessus de
l’autre ou que l’un est extrait de l’autre. Enfin le photogramme
lève la contrainte du temps filmique; cette contrainte est forte,
elle fait encore obstacle à ce que l’on pourrait appeler la naïis-
sance adulte du film (né techniquement, parfois même esthéti-
quement, le film doit encore naître théoriquement). Pour les
textes écrits, sauf s’ils sont très conventionnels, engagés à fond
dans l’ordre logico-temporel, le temps de lecture est libre ;pour
le film, il ne l’est pas, puisque l’image ne peut aller ni plus vite
ni plus lentement, sauf à perdre jusqu’à sa figure perceptive. Le
photogramme, en instituant une lecture à la fois instantanée et
verticale, se moque du temps logique (qui n’est qu’un temps opé-
ratoire) ; il apprend à dissocier la contrainte technique (le « tour-
nage »), du propre filmique, qui est le sens « indescriptible ». Peut-
être est-ce cet autre texte (ici photogrammatique) dont S.M.E.
réclamait la lecture, lorsqu'il disait que le film ne doit pas être

& 0)5
ANEMXATARAS 197 0)

simplement regardé et écouté, mais qu’il faut le scruter et y pré-


ter attentivement l’oreille (n° 218). Cette écoute et ce regard ne
postulent évidemment pas une simple application de lesprit
(demande alors banale, vœu pieux), mais plutôt une véritable
mutation de la lecture et de son objet, texte ou film: grand pro-
blème de notre temps.

CAHIERS DU CINÉMA
juillet 1970
Une problématique du sens

Les problèmes du sens sont devenus très actuels depuis une


dizaine d'années; cela sous l’action de plusieurs facteurs et
d’abord le développement assez extraordinaire de la linguistique
depuis trente ans. Au xIx° siècle, la recherche linguistique, très
importante, s’est développée surtout dans le sens d’une linguis-
tique historique et d’une linguistique comparatiste. Au début de
ce siècle, vers 1915, Ferdinand de Saussure a reposé historique-
ment les fondements de ce qu’on pourrait appeler une linguis-
tique du langage et non plus une linguistique des langues, c’est-
à-dire de la fonction de parole et non plus de tel ou tel groupe
de langues.
La linguistique saussurienne a été reprise et développée notam-
ment par le Danois Hjelmslev et tout récemment encore le cours
de la linguistique a pris un nouveau tournant avec les travaux de
Américain Noam Chomsky. Il y a eu un développement ou plus
exactement une extension des méthodes d'analyse linguistique à
partir du langage articulé que nous parlons, à toute autre sorte
de langages qui existent dans la vie sociale maïs qui n’ont pas
pour support le langage articulé; et c’est ainsi que l’on a com-
mencé à étudier, en se servant de concepts analytiques qui
venaient de la linguistique, des messages ou des ensembles de
messages constitués par les images ; par exemple l’image fixe dans
le cas de la photographie ou du dessin, l’image mobile, le cinéma
(on peut citer aussi certains travaux en cours sur le théâtre). Je
laisse de côté pour le moment le problème de la peinture, du des-
sin d'art et celui des gestes qui n’est pas encore bien étudié.
On appelle «sémiologie» cette science générale des signes
conçue peu à peu à partir de la linguistique ; à vrai dire, il vau-
drait mieux l’appeler sémiotique parce que le mot sémiologie est
déjà pris par le langage médical (science de reconnaître les
signes, les symptômes).
Toutefois il serait très commode d’avoir deux mots : on pour-
rait employer sémiotique pour désigner des systèmes particuliers
de messages. Il y aurait par conséquent une sémiotique de l’image

5 OÙ7
DUR ETES A9 S7N0.

fixe, une sémiotique de l’image cinématographique, une sémio-


tique du geste ;on appellerait sémiologie la science générale qui
réunirait toutes ces sémiotiques.
Parmi tous ces champs d'extension de la linguistique, je retien-
drai tout particulièrement l’extension de méthodes d'analyse
structurale (dans la mesure où la linguistique a été structurale
depuis une trentaine d'années) au discours; c’est-à-dire à un
ensemble de mots, de propositions, supérieurs à la phrase; la
linguistique actuelle est une science qui s’arrête à la phrase. Le
linguiste ne décrit jamais d’ensembles supérieurs à une phrase,
qui est considérée comme l’unité matérielle de chaînes parlées
ou de chaînes écrites.
Bien entendu le texte littéraire a été soumis à des méthodes
d'analyse qui ont varié avec les siècles, depuis la rhétorique
antique jusqu'aux méthodes plus esthétiques ou, au contraire,
plus positivistes ;mais un ensemble de phrases qu’on peut appe-
ler un discours n’avait jamais été étudié d’un point de vue pro-
prement sémiotique ; c’est maintenant en bonne voie; naturel-
lement il s’agit de recherches peu connues du grand public, qui
n’ont pas encore abouti vraiment à des livres décisifs; cela se
déroule dans des centres de recherches, au niveau des thèses de
doctorat de 3° cycle ; c’est encore de la recherche un peu préli-
minaire mais avec déjà une assez bonne approche.
Une autre extension, à partir du foyer linguistique, c’est tout
ce qu’on appelle aujourd’hui structuralisme. Le mot structure est
un mot très ancien. On peut dire qu’il n’a eu aucune pertinence
pendant les cent dernières années; toutes les sciences étaient
plus ou moins structurales, de l'architecture à la biologie et à la
grammaire ; mais je crois qu’il faut réserver actuellement le nom
de structuralisme à un mouvement méthodologique qui préci-
sément avoue son lien direct avec la linguistique. Ce serait à mon
avis le critère de définition le plus précis; on rencontre évi-
demment des sciences humaines apparemment très éloignées
de la linguistique mais dont on sait maintenant qu’on peut les
approcher avec des méthodes d'analyse et des concepts opéra-
toires qui viennent de la linguistique. D’ailleurs les deux
recherches structurales les plus personnalisées, les plus mar-
quées, les plus typées actuellement sont, d’une part, celle de Lévi-
Strauss en ethnologie et en anthropologie, et d’autre part, celle
du docteur Lacan en psychanalyse, qui a rapproché d’une façon
extrêmement suggestive le monde de la psyché des concepts lin-
guistiques, postulant, selon la phrase qu’on lui attribue, que l’in-

[OA [=] co
TEXTES «97

conscient lui-même, dans une perspective psychanalytique, était


structuré comme un langage.
On objecte parfois que cette actualité des problèmes du sens
est, au fond, un pur phénomène de mode ; on a même été jus-
qu’à dire que cette actualité était en rapport avec le gaullisme
dans la mesure où, à première vue, cela apparaît comme un
ensemble de méthodes qui semblent se désintéresser de lhis-
toire, du concret, du social avec une apparence formelle et for-
malisante. Dans leur succès, on a vu une sorte de signe de dépo-
litisation de la recherche intellectuelle; cette proposition est
extrémement grossière : à mon avis, l'actualité des problèmes de
sens est beaucoup plus qu’une actualité. C’est une vague de fond
de la civilisation de la seconde moitié du xx‘ siècle.
Tandis que la seconde moitié du xix° siècle, dans l’ordre des
sciences humaines, a été dominée par la notion de fait, par la
recherche et l'établissement du fait, par la domination du /ait,
au xx° siècle, la recherche est dominée par le sens : il y a là une
sorte de projet historique collectif très grand qui nous dépasse
tous et qui fait qu’actuellement nous voyons un peu le langage
au sens le plus profond et le plus étendu du terme; le langage
est le continent à explorer, comme si à l’exploration planétaire
des cosmonautes devait correspondre, sur le plan de l’intério-
rité, l'exploration d’un territoire très mal connu et qui est préci-
sément le langage ou, si vous voulez, la signification, le sens.
Le sens, c’est un mot général, peu précis; mais on peut dire
qu’on sait assez bien ce que c’est que le sens, selon un schéma
extrêmement élémentaire auquel il faut toujours revenir: Le
sens est l'union d’un signifiant et d’un signifié. Les caractères
de l’un et de l’autre sont assez bien connus, assez bien classés,
en tout cas ceux du signifiant ;ce qui encore est moins clair c’est
le signifié.
Où commence et où finit le sens ? C’est toujours finalement là
qu'est le problème. Naturellement on peut donner des solutions,
idéologiques ou esthétiques, au problème de la limite du sens,
mais une réponse technique, précise, est beaucoup plus difficile.
Il est absolument patent qu’un seul et même signifié peut avoir
plusieurs signifiants ou qu’un signifiant peut avoir plusieurs signi-
fiés, c’est ce que l’on appelle au sens propre la polysémie ; sorte
d’inégalité entre les deux termes, signifiant et signifié.
Actuellement dans la linguistique du langage, on distingue
deux parties essentielles : la syntaxe et la sémantique (le sens des
mots). La linguistique de la syntare s’est développée et a fait des

SONO
D'EUX TES AL NZ 0

progrès surprenants, notamment récemment avec Chomsky.


Mais la sémantique structurale a beaucoup de mal à s’élaborer,
à se constituer. Il y a d'excellents sémanticiens (Greimas par
exemple); mais on ne peut pas dire qu’il existe actuellement une
sémantique structurale aussi bien fondée que l’est par exemple
la grammaire générative de Chomsky. Il est évident que cette
sorte de blocage de la sémantique dans la science linguistique
est due précisément au phénomène de polysémie. C’est parce
que la polysémie existe qu’il est extrêmement difficile d'étudier
le sens proprement dit. On peut étudier des relations, c’est la
tâche de la syntaxe, mais les sens eux-mêmes sont très difficiles
à étudier ; d’ailleurs, sur un plan plus opératoire, plus technique,
moins spéculatif, les progrès des machines à traduire sont frei-
nés par ce problème de la polysémie. C’est parce qu’il y a poly-
sémie que l’on a du mal à construire d’une façon convaincante
des machines à traduire. Et c’est pour essayer d'intégrer ce pro-
blème redoutable de la polysémie que des systèmes symboliques
d'interprétation s’élaborent périodiquement; le dernier en date,
du moins le plus important, était la psychanalyse, système d’in-
terprétation au sens propre du mot, qui essaie précisément de
penser, de systématiser la polysémie. La psychanalyse travaille
sur le postulat fondamental que certains phénomènes ont plu-
sieurs sens, ou certains symptômes, dans l’ordre psychique, ont
plusieurs sens: qu’ils sont polysémiques; à l’inverse, ce qui
atteste l’acuité souvent d’ailleurs brûlante de ce problème du sens
et notamment de la polysémie, c’est qu’on peut dire que les ins-
titutions ou l'institution elle-même, l'institution sociale se donne
toujours comme tâche de surveiller le sens, de surveiller la pro-
lifération des sens; par exemple le développement considérable
de la formalisation mathématique dans le langage des sciences
humaines est un moyen de lutter contre les risques de polysé-
mie ; dans un autre ordre, dans l'interprétation des textes litté-
raires s'exerce aussi une sorte de surveillance de l’institution, de
l'Université en l’occurrence, sur la liberté d’interprétation des
textes, c’est-à-dire sur le caractère en quelque sorte polysémique
infini d’un texte littéraire ; en somme la philologie serait cette
science, qui serait chargée de surveiller les excès polysémiques
qui sont dans la nature même du sens. Et si l’on envisage le sens
de cette façon, c’est-à-dire dans ses rapports avec l'institution ou
les institutions, on s’aperçoit que c’est en réalité un problème
très brûlant : presque tous les combats idéologiques de lhuma-
nité, en tout cas de l’humanité occidentale, depuis des siècles,

5MO
FENTE MS L 9 76

sont toujours des combats du sens; c’est toujours autour d’une


interprétation, que ce soit en théologie, en sociologie ou préci-
sément en philologie, que se jouent des polémiques et même des
combats fort vifs. C’est par rapport donc à ce problème de la limite
du sens que je voudrais essayer de proposer, dans un tour d’ho-
rizon très vaste et par conséquent très peu rigoureux, une sorte
de classification de ce que j'appellerai Les différents régimes
anthropologiques du sens.
Il y en a trois.

Monosémie
Le premier régime est celui de la monosémie, système idéo-
logique social ou institutionnel ou esthétique, dans lequel on
pense que les messages ou les signifiants ont un seul sens, qui
est le bon. Cette monosémie, c’est-à-dire la postulation qu’il y a
un seul sens, est une forme de ce que les pathologues du lan-
gage appellent l’asymbolie.
C’est un régime dans lequel il y a une sorte de cécité ou de
surdité au symbole. J’emploie «symbole » dans une acception
extrêmement simple et large : à savoir toute coexistence de deux
sens; là ou coexistent au moins deux sens, il y a symbole. Si, par
conséquent, on postule qu’il n’y a qu’un seul sens, on se déclare
en quelque sorte fermé, sourd ou aveugle au symbole. Il serait
d’ailleurs intéressant de rappeler que l’asymbolie est précisément
considérée par les spécialistes du langage comme un trait patho-
logique. Le fait d’être sourd ou fermé ou aveugle au symbole est,
en quelque sorte, le signe que quelque chose ne va pas bien.
Actuellement, on arrive assez bien à situer dans une perspective
à la fois psychanalytique et psychosomatique l’importance de
cette asymbolie chez certains êtres.
L’école de psycho-somatique à Paris a fait des travaux très inté-
ressants qui semblent montrer que les malades psycho-somatiques
sont précisément des gens qui ne symbolisent pas en eux-mêmes,
qui ont une impuissance à symboliser, et notamment à symboliser
leur propre corps; par conséquent, ils ne peuvent rien dire, ils ne
peuvent pas parler, ou encore ils ne peuvent pas phantasmer. Le
phantasme est le règne du symbole. C’est parce qu’il ne phantas-
merait pas que le malade aurait cette forme d’affection psychoso-
matique. La conséquence, paradoxale mais évidente, est que pour
traiter un malade psychosomatique, il faut trouver les moyens de
AVE
EX AMIENS EE 00 7

lui redonner une aptitude à symboliser, une aptitude à phantas-


mer, une aptitude à vivre dans le symbole. Le moyen de le guérir
consisterait à lui donner une névrose, dans la mesure où la névrose
est précisément l'empire du symbole, du phantasme.
Le symbole est un phénomène proprement humain. Or le pro-
blème du langage des animaux est très à la mode. Mais après
avoir cru effectivement que les animaux parlaient ou avaient en
tout cas un langage qu’on pourrait reconstituer (cela a commencé
avec les abeilles, ensuite cela s’est étendu aux corbeaux, chou-
cas et maintenant aux dauphins), on n’est pas sûr maintenant
qu’il y ait un langage des animaux; ce qui est sûr, c’est qu’il y a
une communication animale, mais ce qui distingue fondamen-
talement l’homme de l’animal sur ce plan-là, c’est que l’homme
est le seul à symboliser. L’asymbolie est donc une maladie pro-
prement humaine. Elle est grave au niveau de l'individu par la
voie psychosomatique que j’ai indiquée plus haut, mais il serait
aussi très grave, au niveau d’une civilisation, d'arriver, par une
sorte de série de ruses de l’histoire, à un état collectif d’asym-
bolie. Ce n’est pas le cas pour nous, bien que le pouvoir mytho-
logique et mythique soit extrêmement caché dans notre civili-
sation technicienne. Il y a, grâce à la télévision, à la grande presse,
à la radio, aux films, un grand brassage de symboles dans notre
société. On rencontre aussi évidemment des formes institution-
nelles de cette monosémie. Ce sont toutes les disciplines ou plu-
tôt tous les langages qui postulent, d’une façon évidemment extré-
mement ferme, qu’un langage, un message ou un discours ou
un signifiant n’ont qu’un seul sens et que par conséquent il y a
une lettre, une littéralité du sens à laquelle il faut se tenir. En
réalité, si, dans certains cas précis, la monosémie est utile, si elle
est un gage de rigueur et de lucidité dans certains types de lan-
gage, d’une manière générale et plus large, elle comporte de très
graves inconvénients, notamment un discours qui serait entiè-
rement monosémique, ou asymbolique, serait finalement entiè-
rement tautologique.

Polysémie
Le régime de la polysémie est la forme de langage, au sens
très large du terme, des sociétés qui acceptent le langage
mythique, ce que Hegel appelait «le frisson du sens ». Hegel disait
que les anciens Grecs attribuaient des sens multiples à tous les
TEXTES 1 29) % 0

phénomènes naturels et humains : aux bois, aux sources, aux


forêts, aux fleuves, tout était doué de sens et, par conséquent, la
nature entière apparaissait à l’homme, et apparaît à l’homme
mythique, comme animée par une sorte de frisson du sens. L’ex-
pression est très belle et elle désigne précisément ce pouvoir
symbolique, ce pouvoir polysémique des sociétés, surtout des
sociétés mythiques. Le problème n’est pas d'élaborer le symbole,
le symbole est partout, mais de l’accepter. Voici, en exemple,
trois formes différentes de cette polysémie. D’abord, la version
en quelque sorte archaïque, ethnologique de la polysémie ou du
symbolisme, de la symbolie au sens plein du terme : toutes ces
sociétés mythiques pour lesquelles tout est signifiant : nature,
plantes, animaux, architecture, récits, mode de parenté; le sens
est partout et il est reconnu être partout. En second lieu, le régime
de la polysémie hiérarchisée, c’est-à-dire des modes de pensée
qui acceptent l’idée qu’un signe a plusieurs sens, mais qui pen-
sent que dans tous ces sens il y en a tout de même un qui est
privilégié, qui est le vrai, comme exemple on pourrait indiquer
la conception du sens dans la théologie médiévale, et notam-
ment chez Dante ; on trouve cette théorie pendant tout le Moyen
Age, à propos de l’Ecriture sainte, réalité essentielle sur laquelle
réfléchissait l’homme du Moyen Age. C’est la théorie des quatre
sens. [1 était admis par la théologie que l'Evangile, l’Ecriture
sainte ou une parabole ou même une phrase de cet Evangile,
avaient toujours quatre sens à la fois : un sens littéral, celui des
mots eux-mêmes, puis derrière un sens historique se rapportant
à l'humanité de Jésus, et derrière encore, un sens moral qui
impliquait l'éthique, le devoir de l’homme, et enfin, quatrième-
ment, le plus important, le sens dernier, le plus profond, le plus
secret, le plus caché mais le sens vital, celui qu’on appelait le
sens anagogique, parce que c'était celui qu’on trouvait quand on
avait remonté tous les autres sens.
Troisième forme possible, ce sont les régimes de sens qui admet-
tent l'interprétation, le droit à interpréter le signe: c’est donc la
forme de polysémie que les sociétés laïques, rationnelles se per-
mettent. Une société comme la nôtre admet l’interprétation. Elle
ne l’admet pas toujours, quelquefois elle limite singulièrement le
droit d'interpréter un message, mais enfin, disons que, ne serait-
ce que parce que le mot existe, l'interprétation est une sorte de
reconnaissance laïque, rationnelle et limitée du droit à la polysé-
mie. C’est, par exemple, ce que l’on trouve dans les droits de la
critique littéraire, quand ils sont reconnus. De même, il est cer-

5 à 3
TE AXMTAERS 129 720

tain qu’on ne peut pas actuellement imaginer une sémiotique de


l’image qui ne soit pas une sémiotique de la polysémie. L’image
est, par nature, constitutive d’un message polysémique. On ne peut
pas réduire l’image à un seul sens, et par conséquent, pour faire
une sémiologie de l’image, il faut d’abord reconnaître la vertu, la
constitution, la nature polysémique de toute image ; notamment
à propos de l’image qui a l’air en principe la plus objective et la
plus réelle : la photographie ;nous savons très bien que la photo-
graphie est un message polysémique comme les autres.

Asémie
Une troisième forme de régime du sens serait un régime d’asé-
mie, c’est-à-dire d'absence du sens ou, mieux, d’exemption du
sens. Au niveau très général où nous nous plaçons, l’asémie, c’est-
à-dire la non-symbolie dont nous allons voir qu’elle est différente
de l’asymbolie, ne peut représenter qu’une expérience limite, et
c’est au niveau des expériences limites, sur le plan des sociétés,
des civilisations, qu’il faut l’interroger. Il s’agit d'efforts, très loca-
lisés dans certaines civilisations, dans certaines sociétés, pour arri-
ver à ce que j'appelle une exemption totale du sens. Cela n’a rien
à voir, structuralement, avec l’absurde ; l'absurde ou l’absurdité
est un sens, le sens de l'absurde précisément, l’'exemption de sens
est donc un état du sens infiniment plus difficile à réaliser, c’est
une sorte de vide du sens ou plutôt le sens senti et lu comme
vide, ce qui n’est pas le cas de l’absurde. Ce vide du sens, où le
trouve-t-on, pour en donner quelques exemples ? Tous les lan-
gages formalisés, ceux notamment des mathématiques ou de la
logique, sont des langages vides de sens. Ils sont constitués par
de pures relations ; mais dans ces relations, il n’y a aucune plé-
nitude de sens insérée. Ce serait comme une langue qui n’exis-
lerait que par sa syntaxe et non par son lexique. Voilà à peu près
ce que serait ce vide, ce langage vide des systèmes formalisés.
Autre zone très loin dans l’espace, sinon dans le temps, où nous
pouvons approcher l’idée d’un langage vide, d’un sens vide, ce
serait du côté des expériences mystiques. Mais j'ajoute tout de
suite que ce n’est pas dans les descriptions de la mystique chré-
tienne, bien qu’elles jouent beaucoup avec cette idée du vide, et
du sens du vide, de la nuit, chez les mystiques comme saint Jean
de la Croix ou Thérèse dAvila, que j'irai chercher le meilleur
exemple, mais plutôt du côté d'expériences situées dans des reli-

a = EN
TEXTES 1 9 7 ©

gions non monothéistes; car le monothéisme a un rapport très


précis avec un certain usage et une certaine conception du sens,
du monosens, si je puis dire ;le monothéisme ne donne pas un
bon exemple de cette sorte de libération totale du sens, et de
lexemption du sens que j'essaie d'approcher maintenant; il faut
chercher ce vide, cette exemption du sens du côté d'expériences
comme celles du bouddhisme Zen (bouddhisme japonais). Toute
lascèse du Zen est précisément dirigée vers une sorte de vidage,
de viduité du sens; et les théoriciens du Zen ont très bien com-
pris que l’entreprise la plus difficile qui soit au monde, ce n’est
pas de donner du sens (nous le faisons naturellement), c’est au
contraire de retirer du sens; et c’est cela donc qui a une certaine
valeur dans la perspective d’une ascèse spirituelle. Il y a, notam-
ment, dans le Zen, un exercice (les mots occidentaux sont très
mauvais, ce sont de simples approximations) de méditation qui
est vraiment un exercice de libération du sens tout à fait impres-
sionnant, c’est l'exercice dans lequel le bonze donne à celui qui
veut faire l’exercice, à l’exercitant, peut-être un autre bonze ou
bien même des laïques qui viennent là pour une retraite, une
sorte de phrase ou anecdote apparemment tout à fait absurde à
méditer ; et la méditation ne consiste pas du tout à trouver fina-
lement un sens à la phrase absurde, mais au contraire à travers
l’'absurdité de la phrase, à faire l’expérience du vide du sens.
Enfin, paradoxalement, il y a un troisième domaine où actuel-
lement on peut renconter cet exercice de l’exemption du sens,
c’est dans une certaine avant-garde littéraire. Actuellement, par
exemple, les textes et la pensée d’un groupe comme celui de la
revue Tel Quel tournent autour d’une sorte de destruction de la
lisibilité, du lisible.
On peut ici insérer une définition du lisible ; Chomsky distingue
dans l’étude de la langue des phrases grammaticales et des
phrases agrammaticales.
Une phrase grammaticale doit satisfaire aux normes, aux
règles syntaxiques d’une langue. Mais cette phrase, qui est gram-
maticale parce qu’elle satisfait aux règles de la syntaxe, peut être
parfaitement dénuée de sens, pense Chomsky. Chomsky a donné
un exemple maintenant assez célèbre : « D’incolores idées vertes
dorment furieusement »: voilà une phrase qui est parfaitement
grammaticale en français, mais elle est parfaitement dénuée de
sens, pense Chomsky, et cela le conduit à faire une distinction
entre phrases grammaticales et phrases non interprétables. La
phrase citée est grammaticale mais elle ne serait pas interpré-

& 1 5
TEXTES CR A

table ;Chomsky a travaillé uniquement sur des phrases gram-


maticales en laissant de côté le problème du sens du lexique,
dont nous avons vu tout à l’heure que, précisément, il était très
en retard par rapport au problème de la syntaxe.
Jakobson a répondu à Chomsky qu’en réalité il y a toujours
un moment où cette phrase que Chomsky déclare dénuée de sens
peut avoir un sens. Cela dépend du contexte, et quand bien même
une phrase résisterait au plus grand nombre de contextes qu’on
puisse imaginer, il y aurait toujours un contexte poétique dans
lequel elle pourrait de nouveau être interprétable.
Le problème devient intéressant quand on le transpose au dis-
cours; qu'est-ce qu’un discours classique au sens très large du
terme ? Par exemple un paragraphe de Balzac, de Stendhal, ou
une strophe de Baudelaire, ou un paragraphe de Camus ou d’Ho-
mère ? Dans toute cette littérature, les suites de phrases ont pré-
cisément un caractère interprétable et non pas seulement chaque
phrase, c’est ce caractère interprétable du discours qui forme-
rait le lisible et par suite, c’est précisément ce lisible, cette lisi-
bilité que, la plupart du temps, nous jugeons comme parfaite-
ment universelle et naturelle; c’est cette lisibilité qui est en
quelque sorte remise en cause par certaines expériences de
Pavant-garde littéraire, qui par là même s'appuient sur des textes
ne présentant pas ce caractère d’interprétabilité ; œuvre de Lau-
tréamont serait un exemple de discours non interprétable et qui
nous représenterait par là même la possibilité d’un discours en
quelque sorte illisible, au sens propre du terme. Il y a, dans cette
avant-garde littéraire, une réflexion très intéressante sur la lisibi-
lité, sur les limites du lisible. C’est une expérience d’asémie ou
de recherche d'un discours qui serait en quelque sorte déshy-
pothéqué du sens ou, en tout cas, de l’ancien régime de sens.
Quel est l'enjeu de ces quelques réflexions ou de ces pro-
blèmes ? II me semble que l’on peut déjà situer ces problèmes
du sens à trois niveaux : d’abord au niveau psychologique; là il
faut se reporter encore une fois aux travaux de Lacan. Lacan a
décrit la psyché humaine comme un champ où s’élaborent des
chaînes de signifiants, des signifiants en relais, chaque signifiant
devenant le signifié d’un autre signifiant qui l’entraîne plus loin.
Ce sont des chaînes de symboles, construits selon une sorte de
forme métaphorique (puisque la métaphore elle-même est une
chaîne de signifiants), qui structureraient, en quelque sorte, l’in-
conscient et qui n'auraient tout au fond qu’un seul signifié
ultime ; le monde psychique dans son entier serait un monde

GAME
DE XIV E2St 1 9 à 0

occupé par des signifiants à tous les niveaux; et tous ces signi-
fiants renverraient alors, dans l’inconscient, à un signifié unique
et ultime que Lacan appelle la métaphore paternelle. Mais, et c’est
là que Lacan a formulé les choses d’une façon nouvelle, pour
Lacan le signifié ultime, qui est en quelque sorte au fond ou au
bout, dans l'inconscient de ces chaînes de signifiants, est un
manque, un vide. C’est, en termes psychanalytiques, le manque
phallique, le phallus étant le sexe masculin pris dans sa valeur
signifiante, en tant que symbole; ce manque phallique précisé-
ment est lié au complexe fondamental de castration qui serait
au fond ou au bout de cette chaîne de signifiants ; notre psyché,
qu’elle soit normale ou pathologique, passerait son temps à éla-
borer des symboles et des signifiants à partir d’un vide, celui qui
est défini en termes psychanalytiques par la castration. Cela est
nouveau et important parce que précisément cela s’oppose en
quelque sorte à toutes les psychologies de la plénitude, à toutes
les psychologies de l’essence et des essences psychologiques, et
cela constitue une méditation extrêmement neuve sur les rap-
ports du sens et du vide.
Un deuxième niveau, c’est le niveau métaphysique tel qu’on
peut le voir actuellement exploré par les textes de Jacques Der-
rida. On sait depuis Saussure, avec beaucoup de netteté, que le
signe est une différence. Pour qu’il y ait signe, il faut qu’il y ait
différence, différence entre deux signifiants (jeu paradigma-
tique). Saussure avait dit le premier, d’une façon très révolu-
tionnaire, que la langue n’était qu’un système de différences ; Der-
rida a poussé les choses jusqu’au bout et il a vu que le signe était
une différence, était l’amorce d’une sorte de procès infini, qui
recule infiniment le signifié. On pensait jusqu’à présent qu’on
avait besoin de cette espèce de butée du sens. On pensait que
les signes étaient un mélange de signifiants et de signifiés mais
qu’une fois atteint le signifié, le signe s’arrêtait, tout était plein,
tout était rempli, tout était normal. Maintenant on commence à
entrevoir que les systèmes de signes ne peuvent jamais s’arrê-
ter, qu’on ne peut jamais stopper ces systèmes sur des signifiés
ultimes ou un signifié ultime. C’est évidemment là l’amorce d’une
réflexion métaphysique qui va très loin et qui est en réalité pro-
fondément athéiste, puisque les systèmes théologiques font de
Dieu le signifié ultime.
Il serait difficile de concevoir que Dieu soit le signifiant de
quelque chose ; Dieu est ce qui est signifié, c’est lui qui est au
fond en tant que signifié ultime et c’est lui qui est en quelque

6h

DÉERNTRERS LRO RTE 0

sorte au bout de toutes les chaînes de symboles et de transfor-


mations signifiantes. À partir du moment où l’on affirme qu’il n’y
a pas de signifié ultime et que les signes sont toujours des sys-
tèmes infiniment reculés de différences, c’est évidemment une
contestation radicale qui est portée à la théologie, et qui est por-
tée aussi à la notion même d’origine. C’est une façon de penser
ou de dépenser l’origine puisque, dans un procès infini de diffé-
rences, l’origine elle-même ne peut plus se penser.
Une structure, jusqu’à présent, était toujours pensée comme
ayant un centre. Or maintenant, avec des recherches ou des for-
mulations comme celles de Lacan, comme celles de Lévi-Strauss,
comme celles de Derrida, on est de plus en plus obligé d'essayer
de penser des structures décentrées, et c’est pourquoi le langage
est devenu quelque chose de très important. Ce n’est pas du tout
pour une question de mode ou de hasard, mais parce qu’effec-
tivement le langage apparaît comme l’exemple même d’une
structure décentrée. Dans un dictionnaire par exemple, on peut
très bien reconstituer la structure des mots ou des sens entre
eux mais on ne peut jamais, par exemple, définir un mot qu’à
l’aide d’autres mots, c’est donc théoriquement un objet vertigi-
neux ; si nous ne le manions pas comme un objet vertigineux,
c’est pour une raison de pure contingence, parce que nous nous
arrêtons tout de suite au premier signe qui nous donne la défi-
nition d’un mot, mais si nous voulions vraiment traiter théori-
quement le dictionnaire pour ce qu’il est, à chaque mot qui nous
sert à définir un mot il faudrait se reporter à la définition de ce
mot, et ainsi de suite, et par conséquent on n’arriverait jamais à
structurer, à centrer la structure.
Enfin, un troisième niveau de responsabilité de tous ces pro-
blèmes, c’est celui qui est offert par cette avant-garde littéraire
dont j'ai parlé et c’est ce que j’appellerai un niveau politique ; on
peut se demander effectivement s’il n’y a pas finalement une sorte
de rapport macro-historique, au niveau des grands types de socié-
tés ou de civilisations, entre une certaine élaboration des sens, des
systèmes de sens et des instruments de pouvoir ou de production
comme l'argent. Il y a peut-être une sorte de rapport entre le sens
et argent, une même conception justement de la valeur, du valant
pour; c’est un phénomène très remarquable que des termes qui
s’appliquent à l’économie et à la monnaie s'appliquent également
au langage et, lorsque Saussure a voulu chercher une comparai-
son pour expliquer ce que c’était que la langue, très innocemment,
il a pris comme terme de métaphore l’économie politique.

a _ ©o
DEXTES 1 9 7 0

Maintenant, si l’on étudiait mieux certains systèmes de signes


de notre société de consommation centrés sur l'argent, on s’aper-
cevrait de rapports étroits et de rapports organiques entre certains
régimes de sens et certaines lois de la consommation. C’est ce que
j'avais un peu essayé de suggérer en étudiant le langage de la mode
vestimentaire ; dans la mode, en réalité, ce qui fait vendre, ce ne
sont pas tellement des représentations de type onirique qui seraient
attachées à des formes de vêtements, quelque effort que se don-
nent les journaux de mode sur ce plan; en réalité, ce qui consti-
tue la mode comme un objet d’achat, c’est que précisément elle
est construite comme un système de signes. Dans la mode, ce n’est
pas le rêve, c’est le sens qui fait vendre.

Débat
J. - Sur un groupe de vingt-sept élèves de 5°, deux élèves,
devant dix images successives, sont incapables de « phantasmer »;
par exemple : si je présente un cheval dans un pré, ils diront «le
cheval est dans le pré » et ainsi de suite, alors que vingt-cinq
autres élèves se conduisent autrement, ils disent : « c’est un che-
val blanc », etc.

R.B. — Je crois qu’effectivement, s’il n’y en a que deux sur vingt-


cinq, c’est que vous avez une très bonne classe, une classe qui
symbolise très bien.

J. - C'est-à-dire qu’on peut les placer justement dans le phé-


nomène de monosémie….

R.B. - D’asymbolie. De toute manière j'ai un certain remords


à avoir présenté les choses ainsi, parce que cela accrédite l’idée
qu’il y a une norme et des anomalies, une santé et des maladies,
ce qui est toujours un peu dangereux.
Je crois que le pouvoir de symbolisation est l’un des carac-
tères spécifiques de l’homme et que par conséquent, par rapport
à cette donnée anthropologique, on peut étudier un certain
nombre d’états, de phénomènes du point de vue pédagogique;
je suppose que c’est votre problème aussi, d'arriver à faire phan-
tasmer devant les images. La tautologie c’est le fait que a = a;
un univers tautologique serait un univers épouvantable à vivre,
et nous avons quelquefois des réactions tautologiques en nous;
devant des discours trop sophistiqués qu’on nous tient, nous avons

619
TEXTES 1 9 7 0

quelquefois envie de répondre :mais quoi, un chat est un chat,


un sou est un sou, etc. Ce sont des résistances à la symbolisa-
tion. Beaucoup des manifestations de ce qu’on appelle le bon sens
peuvent être interprétées comme des résistances à la symboli-
sation. Il y a beaucoup d’agressivité dans le bon sens; une agres-
sivité qui est souvent dirigée contre le symbole.

D. - Ne trouvez-vous pas plutôt qu’un manque de possibilité


de symbolisation montre une difficulté à traduire un système de
signes dans un autre système de signes ?

R.B.- Il y a en gros deux grandes sortes de silence ou d’apha-


sie ; des silences de censure qui sont alors des silences très riches,
très lourds et puis justement le silence du psychosomatique qu’on
a défini un peu plus précisément ces derniers temps, qui est un
silence beaucoup plus terrible parce que c’est vraiment celui du
«il n’y a rien à dire »: «Je ne parle pas, non pas parce que j'ai
trop à dire et que je veux le cacher, maïs je ne parle pas parce
que vraiment je n’ai rien à dire au niveau le plus profond de mon
Corps ; mon Corps ne résonne pas, il est mat devant le phéno-
mène, devant l’image.» Une réaction complètement aphasique
serait peut-être meilleure qu’une réaction purement dénotative.
Si lon dit simplement : « Là il y a un cheval et une voiture », cela
indiquerait probablement davantage un silence d'incapacité
phantasmatique plutôt que de censure. La question est de savoir
si le maniement du langage doit toujours être interprété d’un
point de vue psychanalytique, ou bien si l’on peut interpréter le
langage simplement comme instrument. C’est une question très
grave surtout pour des professeurs puisque en principe ils sont
chargés d'apprendre le maniement de cet instrument. Je serais
tenté de penser que ce n’est pas seulement l'instrument que l’on
apprend. Quelqu'un qui ne veut pas bien parler, qui ne sait pas
bien parler, ce n’est pas seulement en raison d’un manque de
savoir au niveau de l’instrument.

Mie J. - Est-ce que vous pensez personnellement qu’il y a une


éducation possible de cette aptitude à symboliser et dans quelles
limites ?

R.B. — Je ne sais pas très bien. Je crois que la première édu-


cation est de libération. L'image est un terrain merveilleux pour
libérer un peu la symbolisation. Alors le tout est de défaire les

[SL Le) [æ)


£ EX (IT ES 119 4710

censures, de défaire ce qui canalise le sens, ce qui canalise la


lecture ; c’est de laisser proliférer un peu les interprétations. Je
crois que c’est cela la vraie éducation ;comme toujours elle n’est
que de libération, en un sens.

Mie T. - Dans l’enseignement des langues vivantes par


exemple, lorsqu'elle est programmée pour un sens déterminé,
l’image serait en somme sa négation.

R.B. — Je ne sais pas. Je crois que le problème de l’audio-visuel


n’est pas joué encore ; c’est plein de choses qui ne sont pas bien
maitrisées et peut-être pas toujours bien vues.
L’hiatus est tellement grand entre l’image d’une chaise, si
conceptuelle soit-elle, et le mot « chaise »: d’un côté il y a tout
ce règne de l'arbitraire, de l’immotivé. De l’autre, il y a l’image,
avec son ambiguïté, son rapport de figuration et de motivation
avec le référent.

Mie T. - Il semble qu’actuellement on craint une disparition


du symbole. Est-ce qu’on ne pourrait pas voir dans les films de
science-fiction comme A/phaville, cette peur.

R.B. — C’est le problème de la peur du monde mécanisé, scien-


tifisé. J'ai trouvé Alphaville très mauvais; je veux dire par là
que cette idéologie qui consiste à voir le progrès technique
comme un recul idéologique m’agace. Il n’y a aucune raison
pour que le fait d’avoir des frigidaires, des lessiveuses, des autos,
etc., soit mauvais pour le symbole ou pour l'esprit. S'il doit y
avoir une civilisation de la consommation, il faut l’organiser
sur le plan du symbole mais ce serait faux de penser qu’il faut
revenir sur le plan technique cent ans en arrière pour retrou-
ver les vraies valeurs.

L. - Que pourrait vouloir dire un langage qui n’existerait que


par sa syntaxe ? Est-ce que ce serait encore un langage?
Est-ce que ça ne contredit pas entièrement l’effort humain
qui consiste justement à présenter un langage dans un but de
communication ?

R.B. - Je suis de votre avis. La formalisation est un peu une


mode. Autant je ne pense pas que le structuralisme soit une
mode, autant je crois que la formalisation, l’envie de placer le

52;
TE Xum ES 1.9: 7.0

discours des sciences humaines sous la caution de l'algorithme,


de la formule mathématique, est une tentation très générale qui
n’est pas juste. Il faut qu’une langue existe par son lexique, c’est-
à-dire par une certaine impureté; par la polysémie que repré-
sente tout lexique, que représente l'introduction d’un lexique
dans une syntaxe.

M. — Est-ce que la possibilité phantasmique au niveau des


mathématiques expliquerait une part de l’incompréhension des
élèves?

R.B. - Vous pensez que cela phantasme au niveau des mathé-


matiques ?

M. — Non: mais surtout chez les jeunes enfants, l’idée de


droites, l’idée de plans se rapportent à des niveaux très réalistes ;
et dès que l’on sort de ce réalisme, on essaie de symboliser en
mathématiques.

R.B. — Là, il y a asémie. L’imagination des formes, des rap-


ports, des relations, est une imagination très élaborée et ma rien
à voir avec l’espèce de matité, d’impuissance du psycho-soma-
tique par exemple. J’ai parlé récemment avec un mathématicien
et j'ai été frappé par le caractère métaphorique de son langage;
il ne s'agissait pas de formules au tableau ; il parlait et cela don-
nait d’ailleurs de très, très belles métaphores. Je me disais que
si Bachelard avait été là, il aurait analysé ces métaphores du
mathématicien très facilement comme un instrument poétique.

G.B. - Je ne voudrais pas entraîner la conversation sur des


sujets qui sont peut-être un peu marginaux. Je m'inquiète de
vous voir placer les mathématiques dans le domaine de lasé-
mie. Il y a toujours en mathématiques un couple : on parle de
quelque chose dans le langage d’une certaine théorie, et les
deux théories sont généralement l’une par rapport à l’autre dans
un rapport très bien défini. On dit : je vais parler de géométrie,
de transformations et je dis : « Les isométries, c’est un groupe »,
cela veut dire : je vais parler de la géométrie dans le langage
de la théorie des groupes. Ces deux domaines sont-ils dans le
rapport signifiant, signifié ? On a constamment une concré-
tisation de certaines théories dans divers domaines (qui lui
aussi appartient aux mathématiques). Ces théories sont-elles
MAPS
ET ES 01.39
47 (O

polysémiques ou asémiques ? Un même domaine peut être la


concrétisation de plusieurs théories, de plusieurs structures,
chaque structure étant une certaine manière de parler des
choses. Il y a une intrication de structures dans les mathéma-
tiques qui font que toujours il y a signifiant et signifié. Seule-
ment il n’y a jamais unicité, ni même obligation d’un sens pra-
tique pour un terme, même primitif. On ne déclare jamais « ceci
est concret». On dit que c’est une réalisation ou, si vous pré-
férez, une concrétisation de telle structure, et l’application de
la mathématique à la physique ne change pas ce schéma : seu-
lement certaines données sont déclarées concrètement signifi-
catives, alors donc ce n’est pas tout à fait une asémie. Peut-être
est-ce une asémie par rapport à autre chose. D’une manière
interne, il y a au contraire une étude rigoureusement monosé-
mique : chaque mot n’a qu’un sens dans une théorie. Ceci dit,
le choix d’un modèle, dans le secret de la pensée intime, peut
effectivement donner lieu à des intentions échevelées, c’est
peut-être ce que signalait M. Meyer.
On parle d’une situation dans un langage que l’on choisit
comme étant commode.

R.B. — Cela rejoint un problème actuel de la sémantique, le


problème du contexte. La mathématique établit sa validité par
contexte. Elle détermine des champs à l’intérieur desquels le lan-
gage s'établit par contexte; effectivement le contexte est une
notion qui en linguistique n’est pas du tout connue encore, car
très difficile à étudier. Mais le contexte est ce qui semble devoir
faire un peu la transition dialectique entre la syntaxe et la séman-
tique. Les langages mathématiques, d’après votre remarque,
seraient au fond des langages à la fois relationnels et contex-
tuels, mais non pas lexicaux. Est-ce que vraiment il y a des signi-
fiants et des signifiés?

G.B. — Dans la mesure où vous distinguez deux structures...

R.B. - Vous donnez justement raison à tous ceux qui pensent


maintenant qu’en fait tout se joue entre des signifiants, car vos
structures ce sont des signifiants. Vous les placez l’une en face
de l’autre effectivement dans un rapport provisoire de signifié et
de signifiant, mais il n’y en a pas une qui par essence soit un
signifié. La sémiologie a beaucoup changé depuis cinq ans. Il y
a cinq ans ou six, on travaillait encore avec des signifiants d’un

9 2,3
AVE MRONETERS 1914710

côté et des signifiés de l’autre. Maintenant on s’aperçoit que tout


est beaucoup plus fuyant, en réalité ; et des concepts opératoires
comme celui de contexte deviennent beaucoup plus importants,
ou celui d’homologie de structures entre elles.

J.- Dans le domaine de l’audio-visuel, on est dans le domaine


de la polysémie et il serait agréable de passer de cette polysé-
mie admettant l'interprétation à une polysémie hiérarchisée, pour
arriver peut-être à une monosémie ensuite; dans l’expérience
tentée ici, est-ce qu’on peut trouver des méthodes de travail sur
l’image, sur le son, qui mèneraient d’une polysémie admettant
l'interprétation à une polysémie hiérarchisée, c’est-à-dire qui
donnerait un sens principal ?
A cet égard, de même que tout à l’heure, nous parlions du
contexte qui pouvait dans le fond évacuer l’asémie, je crois que
le contexte peut également évacuer la polysémie progressive-
ment. Dans la mesure où l’on associe plusieurs images, chacune
de ces images prenant un sens différent, le champ polysémique
d'interprétation de l’image isolée sera ainsi réduit à la chaîne
elle-même relativement moins polysémique que précédemment.

R.B. - Vous ne pouvez pas traiter l’image qu’on appelle tradi-


tionnellement l’image d’art, disons le tableau, la peinture, comme
une photographie de presse ou une photographie de Paris-Match
parce qu’il semble bien que l’art atteint un certain niveau esthé-
tique dans la mesure où on ne peut pas hiérarchiser le sens qu’on
lui trouve. Dans un tableau de Poussin, vous pouvez trouver un
certain nombre de lectures possibles, mais cela n’est jamais que
par une sorte de postulation de principe que vous attribuerez
une sorte de priorité à une lecture sur une autre. Au contraire,
pour des images du type Paris-Match ou des images de publi-
cité, le problème de lecture est beaucoup plus politique, il rentre
mieux dans les tâches de l’éducateur, parce qu’il s’agit là tout
simplement peut-être d'apprendre à l’enfant à débrouiller les
deux ou trois messages plus ou moins latents, plus ou moins
cachés, plus ou moins intentionnels. Il y a des possibilités de mys-
tification dans l’image ; alors simplement l'exercice d’un esprit
critique est important.
Une des tâches possibles d’une pédagogie de l’image serait de
dérouter un peu, de dépayser ce sentiment de certitude devant
le réel de la photographie. Il me semble qu’une tâche éducative
devant la photographie consisterait, dans un premier temps, à

5094
DT EAX
MTL ENSA 107 0

déréaliser la photographie, à entraîner l’enfant à dialectiser l’es-


pèce de surmoi du réel qu’elle implique.

X.. — Est-ce que le fait de mettre un élève en face de la poly-


sémie d’une photographie n’est pas déjà un des buts que vous
proposez ?

R.B. — Oui; au fond, de même qu’une grande partie de la tâche


de l’enseignement de la littérature, c’est d’aiguiser ce qu’on appe-
lait l’esprit critique, c’est-à-dire une façon de voir les sens qui
sont en dessous, tous les sens possibles et les sens cachés, il fau-
drait un peu faire cela avec l’image, mais peut-être dans un esprit
plus confiant qu’avec le texte, car l'interprétation du texte a tou-
jours été très monosémique dans notre enseignement, tout au
moins depuis une cinquantaine d’années.

X... — Précisément ces recherches dont vous venez de parler ne


pourraient pas avoir sur le plan pédagogique des conséquences
qui seraient précisément d'apprendre à voir la polysémie ?

BB. - Exactement ; le problème c’est de la reconnaître ; je crois


que dans un monde condamné aux signes, le problème éthique
fondamental c’est de reconnaître les signes là où ils sont; c’est-
à-dire de ne pas prendre pour des phénomènes naturels ce qui
est signe et de déclarer le signe au lieu de le masquer; ce qu’on
appelle la culture de masse ne peut être jugée que d’une façon
très ambiguë, très dialectique ; c’est très compliqué mais, si elle
a un défaut à mon sens, c’est que c’est une culture qui masque
le signe, qui travaille sur des valeurs qui sont toujours présen-
tées comme naturelles et qui masquent le caractère arbitraire
des systèmes de signes. Si l’on se reporte aux civilisations contras-
tantes comme celles de l’Orient, on voit des civilisations qui ont
vécu des systèmes de signes entièrement déclarés et affichés. Le
théâtre oriental est un théâtre où tout est codé et où les codes
sont déclarés comme ce qu’ils sont, à savoir des codes, alors que
le théâtre occidental est un théâtre, quelles que soient les écoles
d’ailleurs, qui naturalise, qui réalise, qui tente de masquer le
signe sous une sorte d'idée du naturel; c’est un problème édu-
catif bien sûr, mais il me semble que si j'avais une classe, spon-
tanément, c’est un peu ce que je ferais.

G. - Quelle est la part de l’esthétique dans la signification d’une


image ?
MN EM ATNIENRS 1970

R.B. — Je crois, en ce qui concerne la publicité, que l’esthéti-


que fonctionne toujours aussi comme une référence à l’esthé-
tique; les valeurs esthétiques ne sont jamais innocentes, ce sont
des valeurs qui se signifient comme valeurs esthétiques. Ces
valeurs esthétiques sont elles-mêmes prises dans un code, celui
de l’esthétique qui, en publicité, est assez élémentaire. Ce que
je vous réponds ne fait que reculer la réponse parce que effec-
tivement, y a-t-il des valeurs esthétiques ? Quelles sont-elles ?
Idéalement, une bonne analyse structurale doit pouvoir rendre
compte de l’esthétique dans des termes structuraux.

Mne P. - Etant donné que le cinéma ignore le code de toutes


les réalités sociales, il donne l'interprétation, il trahit générale-
ment le sujet qu’il traite. Les films d’art ne traduisent jamais ce
qu’ils veulent traduire.

R.B. - Cela rejoint tout à fait ma réaction devant le cinéma. Il


me pose un grand problème ; je dirais presque que depuis Eisen-
stein il ne s’est rien produit, en un sens. On a l’impression que
vraiment c’est un art qui n’a pas encore sa culture. Il est très dif-
ficile de parler de cinéma actuellement à cause de cela; et en
particulier, je suis frappé par le fait que ce que l’on appelle le
jeune cinéma, qui peut avoir des valeurs accessoires de libéra-
tion, est dominé par une sorte d’anti-intellectualisme qui fait que
tous les problèmes de signes sont niés au nom d’une «réalité
objective ». En fait, il existe, définie par André Breton, une théo-
rie du signe intéressante.
C’est la théorie de la « saccade » : il y a des signes partout mais
il faut savoir les reconnaître puis les couper du réel. Cette sac-
cade qui rend visible le signe le détruit en tant que réalité. L’art
moderne essaie toujours d'empêcher que le sens prenne...

Caniers Mébia
Centre régional de documentation pédagogique, Bordeaux, 1970

Exposé et débat avec un groupe de professeurs de FICAF.


L'ancienne rhétorique

Aide-mémoire

L'’exposé que voici est la transcription d’un séminaire donné à


l'Ecole pratique des hautes études en 1964-1965. À l’origine — ou à
l'horizon - de ce séminaire, comme toujours, il y avait le texte
moderne, c’est-à-dire : le texte qui n’existe pas encore. Une voie
d'approche de ce texte nouveau est de savoir à partir de quoi et
contre quoi il se cherche, et donc de confronter la nouvelle sémio-
tique de l'écriture et l’ancienne pratique du langage littéraire, qui
s’est appelée pendant des siècles la Rhétorique. D'où l’idée d’un sémi-
naire sur l’ancienne Rhétorique : ancien ne veut pas dire qu’il y ait
aujourd’hui une nouvelle Rhétorique; ancienne Rhétorique s’0p-
pose plutôt à ce nouveau qui n’est peut-être pas encore accompli :
le monde est incroyablement plein d'ancienne Rhétorique.
Jamais on n'aurait accepté de publier ces notes de travail s’il
existait un livre, un manuel, un mémento, quel qu’il soit, qui pré-
sentât un panorama chronologique et systématique de cette Rhé-
torique antique et classique. Malheureusement, à ma connaissance,
rien de tel (du moins en français). J'ai donc été obligé de construire
moi-même mon savoir, et c’est le résultat de cette propédeutique
personnelle qui est donné ici : voici l’aide-mémoire que j'aurais sou-
haité trouver tout fait lorsque j'ai commencé à m'interroger sur
la mort de la Rhétorique. Rien de plus, donc, qu'un système élé-
mentaire d'informations, l'apprentissage d’un certain nombre de
termes et de classements — ce qui ne veut pas dire qu'au cours de
ce travail je n'aie été bien souvent saisi d’excitation et d’admira-
tion devant la force et la subtilité de cet ancien système rhétorique,
la modernité de telle de ses propositions.
Par malheur, ce texte de savoir, je ne puis plus (pour des raisons
pratiques) en authentifier les références : il me faut rédiger cet aide-
mémoire en partie de mémoire. Mon excuse est qu'il s'agit d'un savoir
banal : la Rhétorique est mal connue et cependant la connaître n’im-
plique aucune tâche d’érudition ; tout le monde pourra donc aller sans
peine aux références bibliographiques qui manquent ici. Ce qui est
rassemblé (parfois, peut-être même, sous forme de citations involon-
taires) provient essentiellement : 1° de quelques traités de rhétorique

Ho 7
NEXATSIERS peine 0

de l'Antiquité et du classicisme; 2° des introductions savantes aux


volumes de la collection Guillaume Budé; 3° de deux livres fonda-
mentaux, ceux de Curtius et de Baldivin ; 4° de quelques articles spé-
cialisés, notamment en ce qui concerne le Moyen Age ; 5° de quelques
usuels, dont le Dictionnaire de rhétorique de Morier, l'Histoire de la
langue française de F. Brunot, et le livre de R. Bray sur La Forma-
tion de la doctrine classique en France ; 6° de quelques lectures adja-
centes, elles-mêmes lacunaires et contingentes (Kojève, Jaeger)\.

0.1. Les pratiques rhétoriques.


La rhétorique dont il sera question ici est ce métalangage (dont
le langage-objet fut le « discours ») qui a régné en Occident du
ve siècle avant J.-C. au xix* siècle après J.-C. On ne s’occupera
pas d'expériences plus lointaines (Inde, Islam), et, en ce qui
concerne l'Occident lui-même, on s’en tiendra à Athènes, Rome
et la France. Ce métalangage (discours sur le discours) a com-
porté plusieurs pratiques, présentes simultanément ou succes-
sivement, selon les époques, dans la « Rhétorique » :
1° Une technique, c’est-à-dire un «art», au sens classique du
mot : art de la persuasion, ensemble de règles, de recettes dont
la mise en œuvre permet de convaincre l’auditeur du discours
(et plus tard le lecteur de l’œuvre), même si ce dont il faut le
persuader est « faux ».
2° Un enseignement : l'art rhétorique, d’abord transmis par des
voies personnelles (un rhéteur et ses disciples, ses clients), s’est
rapidement inséré dans des institutions d'enseignement ; dans les
écoles, il a formé l’essentiel de ce qu’on appellerait aujourd’hui
le second cycle secondaire et l’enseignement supérieur; il s’est
transformé en matière d'examen (exercices, leçons, épreuves).
3° Une science, ou en tout cas une proto-science, c’est-à-dire :
a. un champ d'observation autonome délimitant certains phé-
nomènes homogènes, à savoir les «effets » de langage ; b. un clas-

1. Ernst R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris,


PUF, 1956, traduit de l'allemand par J. Bréjoux (1'° éd. allemande, 1948).
— Charles S. Baldwin, Ancient Rhetoric and Poetic Interpreted from Repre-
sentalive Works, Gloucester (Mass.), Peter Smith, 1959 (1re éd. 1924) ; Medie-
val Rhetoric and Poetic (to 1400) Interpreted from Representative Works, Glou-
cester (Mass.), Peter Smith, 1959 (1e éd. 1928). — René Bray, La Formation
de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1951. — Ferdinand Brunot,
Histoire de la langue française, Paris, 1925. - Henri Morier, Dictionnaire de
poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1961.

Le) [Le] œ
TEXTES 119.70

sement de ces phénomènes (dont la trace la plus connue est la


liste des «figures » de rhétorique); c. une «opération » au sens
hjelmslevien, c’est-à-dire un métalangage, ensemble de traités
de rhétorique, dont la matière — ou le signifié — est un langage-
objet (le langage argumentatif et le langage « figuré »).
4° Une morale : étant un système de « règles », la rhétorique est
pénétrée de l’ambiguïté du mot: elle est à la fois un manuel de
recettes, animées par une finalité pratique, et un Code, un corps
de prescriptions morales, dont le rôle est de surveiller (c’est-à-dire
de permettre et de limiter) les « écarts » du langage passionnel.
5° Une pratique sociale : la Rhétorique est cette technique pri-
vilégiée (puisqu'il faut payer pour l’acquérir) qui permet aux
classes dirigeantes de s’assurer la propriété de la parole. Le lan-
gage étant un pouvoir, on a édicté des règles sélectives d'accès
à ce pouvoir, en le constituant en pseudo-science, fermée à « ceux
qui ne savent pas parler », tributaire d’une initiation coûteuse:
née il y a 2 500 ans de procès de propriété, la rhétorique s’épuise
et meurt dans la classe de « rhétorique », consécration initiatique
de la culture bourgeoise.
6° Une pratique ludique : toutes ces pratiques constituant un
formidable système institutionnel («répressif», comme on dit
maintenant), il était normal que se développât une dérision de
la rhétorique, une rhétorique « noire » (suspicions, mépris, iro-
nies) : jeux, parodies, allusions érotiques ou obscènes !, plaisan-

1. Nombreuses plaisanteries obscènes sur casus et conjunctio (il est vrai


termes de grammaire), dont cette métaphore filée, empruntée aux Mille et
Une Nuits, peut donner une idée : « Il employa la préposition avec la construc-
tion exacte et réunit la proposition subordonnée à la conjonction ;mais son
épouse tomba comme la terminaison nominale devant le génitif. » — Plus
noblement, Alain de Lille explique que l'humanité commet des barbarismes
dans l’union des sexes, des métaplasmes (licences) qui contreviennent aux
règles de Vénus; l’homme tombe dans des anastrophes (inversions de
construction) ;dans sa folie, il va jusqu’à la émèse (Curtius, op. cit., p. 512-
513) ; de même Calderôn commentant la situation d’une dame surveillée pen-
dant qu’elle va voir son galant: « C’est un grand barbarisme d'amour que
d’aller voir et d’être vue, car, mauvais grammairien, il en arrive à faire une
personne passive de la personne active. » On sait dans quel sens anatomique
P. Klossowski a repris les termes de la scolastique (wtrumsit, sed contra,
vacuum, quidest : «le quidest de l’Inspectrice »). Il va de soi que la collusion
de la grammaire (de la rhétorique ou de la scolastique) et de l’érotique n’est
pas seulement « drôle »; elle trace avec précision et gravité un lieu trans-
gressif où deux tabous sont levés : celui du langage et celui du sexe.

& 99
NE MX MT IEES 1294740

teries de collège, toute une pratique de potaches (qui reste


d’ailleurs à explorer et constituer en code culturel).

0.2. L’empire rhétorique.


Toutes ces pratiques attestent l'ampleur du fait rhétorique - fait
qui cependant n’a encore donné lieu à aucune synthèse impor-
tante, à aucune interprétation historique. Peut-être est-ce parce
que la rhétorique (outre le tabou qui pèse sur le langage), véri-
table empire, plus vaste et plus tenace que n’importe quel empire
politique, par ses dimensions, par sa durée, déjoue le cadre même
de la science et de la réflexion historiques, au point de mettre en
cause l’histoire elle-même, telle du moins que nous sommes habi-
tués à l’imaginer, à la manier, et d’obliger à concevoir ce qu’on a
pu appeler ailleurs une histoire monumentale ; le mépris scienti-
fique attaché à la rhétorique participerait alors de ce refus géné-
ral de reconnaître la multiplicité, la surdétermination. Que l’on
songe pourtant que la rhétorique - quelles qu’aient été les varia-
tions internes du système — a régné en Occident pendant deux mil-
lénaires et demi, de Gorgias à Napoléon IIT; que l’on songe à tout
ce que, immuable, impassible et comme immortelle, elle a vu
naître, passer, disparaître, sans s’émouvoir et sans s’altérer: la
démocratie athénienne, les royautés égyptiennes, la République
romaine, l’Empire romain, les grandes invasions, la féodalité, la
Renaissance, la monarchie, la Révolution; elle a digéré des
régimes, des religions, des civilisations; moribonde depuis la
Renaissance, elle met trois siècles à mourir; encore n'est-il pas
sûr qu’elle soit morte. La rhétorique donne accès à ce qu’il faut
bien appeler une sur-civilisation : celle de l'Occident, historique
et géographique : elle a été la seule pratique (avec la grammaire,
née après elle) à travers laquelle notre société a reconnu le lan-
gage, sa souveraineté (kurôsis, comme dit Gorgias), qui était aussi,
socialement, une «seigneurialité »; le classement qu’elle lui a
imposé est le seul trait vraiment commun d’ensembles historiques
successifs et divers, comme s’il existait, supérieure aux idéologies
de contenus et aux déterminations directes de l’histoire, une idéo-
logie de la forme, comme si - principe pressenti par Durkheim et
Mauss, affirmé par Lévi-Strauss — il existait pour chaque société
une identité taxinomique, une socio-logique, au nom de quoi il est
possible de définir une autre histoire, une autre socialité, sans
défaire celles qui sont reconnues à d’autres niveaux.
0.5. Le voyage et le réseau.
Ce vaste territoire sera ici exploré (au sens lâche et hâtif du
terme) dans deux directions : une direction diachronique et une
direction systématique. Nous ne reconstituerons certes pas une
histoire de la rhétorique; nous nous contenterons d'isoler
quelques moments significatifs, nous parcourrons les deux mille
ans de la Rhétorique en nous arrêtant à quelques étapes, qui
seront comme les «journées » de notre voyage (ces « journées »
pourront être de durée très inégale). Il-y aura en tout, dans cette
longue diachronie, sept moments, sept « journées », dont la valeur
sera essentiellement didactique. Puis nous rassemblerons les
classements des rhéteurs pour former un réseau unique, sorte
d’artefact qui nous permettra d'imaginer l’art rhétorique comme
une machine subtilement agencée, un arbre d’opérations, un
« programme » destiné à produire du discours.

A. Le voyage
A.1. Naissance de la rhétorique.
A.1.1. Rhétorique et propriété.
La Rhétorique (comme métalangage) est née de procès de
propriété. Vers 485 avant J.-C., deux tyrans siciliens, Gélon et
Hiéron, opérèrent des déportations, des transferts de popula-
tion et des expropriations, pour peupler Syracuse et lotir les
mercenaires ; lorsqu'ils furent renversés par un soulèvement
démocratique et que l’on voulut revenir à l’ante qua, il y eut
des procès innombrables, car les droits de propriété étaient obs-
curcis. Ces procès étaient d’un type nouveau: ils mobilisaient
de grands jurys populaires, devant lesquels, pour convaincre,
il fallait être « éloquent ». Cette éloquence, participant à la fois
de la démocratie et de la démagogie, du judiciaire et du poli-
tique (ce qu’on appela ensuite le délibératif), se constitua rapi-
dement en objet d'enseignement. Les premiers professeurs de
cette nouvelle discipline furent Empédocle d’Agrigente, Corax,
son élève de Syracuse (le premier à se faire payer ses leçons),
et Tisias. Cet enseignement passa non moins rapidement en
Attique (après les guerres médiques), grâce aux contestations
de commerçants, qui plaidaient conjointement à Syracuse et à

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Athènes : la rhétorique est déjà, en partie, athénienne dès le


milieu du ve siècle.
A.1.2. Une grande syntagmatique.
Qu'est-ce que cette proto-rhétorique, cette rhétorique cora-
cienne ? Une rhétorique du syntagme, du discours, et non du trait, de
la figure. Corax pose déjà les cinq grandes parties de l’oratio, qui
formeront pendant des siècles le «plan» du discours oratoire :
1° l’exorde; 2° la narration ou action (relation des faits) ; 3° l’'argu-
mentation ou preuve ; 4° la digression ;5° l’épilogue. Il est facile de
constater qu’en passant du discours judiciaire à la dissertation sco-
laire, ce plan a gardé son organisation principale : une introduction,
un corps démonstratif, une conclusion. Cette première rhétorique
est en somme une grande syntagmatique.
A.1.5. La parole feinte.
Il est savoureux de constater que l’art de la parole est lié ori-
ginairement à une revendication de propriété, comme si le lan-
gage, en tant qu'objet d’une transformation, condition d’une pra-
tique, s’était déterminé non point à partir d’une subtile médiation
idéologique (comme il a pu arriver à tant de formes d’art), mais
à partir de la socialité la plus nue, affirmée dans sa brutalité fon-
damentale, celle de la possession terrienne : on a commencé
- chez nous — à réfléchir sur le langage pour défendre son bien.
C’est au niveau du conflit social qu’est née une première ébauche
théorique de la parole feinte (différente de la parole fictive, celle
des poètes : la poésie était alors la seule littérature, la prose n’ac-
cédant à ce statut que plus tard).

A.2. Gorgias ou la prose comme littérature.


Gorgias de Leontium (aujourd’hui Lentini, au nord de Syra-
cuse) est venu à Athènes en 427; il a été le maître de Thucydide,
il est l'interlocuteur sophiste de Socrate dans le Gorgias.
A.2.1. Codification de la prose.
Le rôle de Gorgias (pour nous) est d’avoir fait passer la prose
sous le code rhétorique, l’accréditant comme discours savant, objet
esthétique, « langage souverain », ancêtre de la «littérature ». Com-
ment ? Les Eloges funèbres (thrènes), composés d’abord en vers,
passent à la prose, ils sont confiés à des hommes d'Etat; ils sont
sinon écrits (au sens moderne du mot), du moins appris, c’est-à-
dire, d’une certaine manière, fixés; ainsi naît un troisième genre

5 2542
TEXTES 19700

(après le judiciaire et le délibératif), l'épidictique : c’est l'avènement


d’une prose décorative, d’une prose-spectacle. Dans ce passage du
vers à la prose, le mètre et la musique se perdent. Gorgias veut les
remplacer par un code immanent à la prose (bien qu’emprunté à
la poésie) : mots de même consonance, symétrie des phrases, ren-
forcement des antithèses par assonances, métaphores, allitérations.
A.2.2. Avènement de l’elocutio.
Pourquoi Gorgias constitue-t-il une étape de notre voyage? Il
y a en gros dans l’art rhétorique complet (celui de Quintilien,
par exemple) deux pôles : un pôle syntagmatique : c’est l’ordre
des parties du discours, la taxis ou dispositio ; et un pôle para-
digmatique : ce sont les «figures » de rhétorique, la lexis ou elo-
cutio. Nous avons vu que Corax avait lancé une rhétorique pure-
ment syntagmatique. Gorgias, en demandant que l’on travaille
les «figures », lui donne une perspective paradigmatique : il
ouvre la prose à la rhétorique, et la rhétorique à la « stylistique ».

A.3. Platon.
Les dialogues de Platon qui traitent directement de la Rhéto-
rique sont : le Gorgias et le Phèdre.
A.5.1. Les deux rhétoriques.
Platon traite de deux rhétoriques, lune mauvaise, l’autre bonne :
1° la rhétorique de fait est constituée par la logographie, activité
qui consiste à écrire n'importe quel discours (il ne s’agit plus seu-
lement de rhétorique judiciaire; la totalisation de la notion est
importante) ; son objet est la vraisemblance, l'illusion ; c’est la rhé-
torique des rhéteurs, des écoles, de Gorgias, des Sophistes; 2° la
rhétorique de droit est la vraie rhétorique, la rhétorique philoso-
phique ou encore la dialectique; son objet est la vérité; Platon
l'appelle une psychagogie (formation des âmes par la parole).
— L'opposition de la bonne et de la mauvaise rhétorique, de la rhé-
torique platonicienne et de la rhétorique sophistique, fait partie
d’un paradigme plus large : d’un côté, les flatteries, les industries
serviles, les contrefaçons ; de l’autre, le rejet de toute complaisance,
la rudesse; d’un côté les empiries et les routines, de l’autre les
arts : les industries du plaisir sont une contrefaçon méprisable
des arts du Bien : la rhétorique est la contrefaçon de la Justice, la
sophistique de la législation, la cuisine de la médecine, la toilette
de la gymnastique : la rhétorique (celle des logographes, des rhé-
teurs, des sophistes) n’est donc pas un art.

LE
AP MINER SAINT 0

A.5.2. La rhétorique érotisée.


La vraie rhétorique est une psychagogie; elle demande un
savoir total, désintéressé, général (ceci deviendra un {f0pos chez
Cicéron et Quintilien, mais la notion sera affadie : ce que l’on
demandera à l’orateur, c’est une bonne « culture générale »). Ce
savoir « synoptique » a pour objet la correspondance ou l’inter-
action qui lie les espèces d’âmes et les espèces de discours. La
rhétorique platonicienne écarte l'écrit et recherche l’interlocu-
tion personnelle, l’adhominatio ; le mode fondamental du dis-
cours est le dialogue entre le maître et l’élève, unis par l’amour
inspiré. Penser en commun, telle pourrait être la devise de la dia-
lectique. La rhétorique est un dialogue d’amour.
A.5.3. La division, la marque.
Les dialecticiens (ceux qui vivent cette rhétorique érotisée)
mènent deux démarches solidaires : d’une part, un mouvement
de rassemblement, de montée vers un terme inconditionnel
(Socrate, reprenant Lysias, dans le Phèdre, définit l'amour dans
son unité totale); d'autre part, un mouvement de descente, une
division de l’unité selon ses articulations naturelles, selon ses
espèces, jusqu’à atteindre l’espèce indivisible. Cette « descente »
procède en escalier : à chaque étape, à chaque marche, on dis-
pose de deux termes ; il faut choisir l’un contre l’autre pour relan-
cer la descente et accéder à un nouveau binaire, dont on repar-
tira de nouveau; telle est la définition progressive du sophiste:
chasse au gibier
terresiren

sauvage apprivoisé
(homme) rar tt

à main par persuasion


armée ns 0 sg
en public en particulier
par par le
cadeaux lucre

pour la pour
subsistance : l'argent :
Flatteurs. Sophistes.

Cette rhétorique divisionnelle - qui s’oppose à la rhétorique


syllogistique d’Aristote - ressemble beaucoup à un programme

GS 4
RENNES 140272 0

cybernétique, digital :chaque choix détermine l'alternative sui-


vante ; ou encore, à la structure paradigmatique du langage, dont
les binaires comportent un terme marqué et un terme non mar-
qué : ici, le terme marqué relance le jeu alternatif. Mais d’où vient
la marque? C’est ici que l’on retrouve la rhétorique érotisée de
Platon: dans le dialogue platonicien, la marque est assurée par
une concession du répondant (de l'élève). La rhétorique de Pla-
ton implique deux interlocuteurs et que l’un concède : c’est la
condition du mouvement. Aussi toutes ces particules d'accord que
nous rencontrons dans les dialogues de Platon et qui nous font
souvent sourire (quand elles ne nous ennuient pas) par leur niaïi-
serie et leur platitude apparentes sont en réalité des « marques »
structurales, des actes rhétoriques.

A.4. La rhétorique aristotélicienne.


A.4.1. Rhétorique et Poétique.
N'est-ce pas toute la rhétorique (si l’on excepte Platon) qui est
aristotélicienne ? Oui, sans doute : tous les éléments didactiques
qui alimentent les manuels classiques viennent d’Aristote. Néan-
moins un système ne se définit pas seulement par ses éléments,
mais aussi et surtout par l’opposition dans laquelle il se trouve
pris. Aristote a écrit deux traités qui concernent les faits de dis-
cours, mais ces deux traités sont distincts : la Technè rhétorikè
traite d’un art de la communication quotidienne, du discours en
public; la Technè poiétikè traite d’un art de Pévocation imagi-
naire ; dans le premier cas, il s’agit de régler la progression du
discours, d'idée en idée ; dans le second cas, la progression de
l'œuvre, d'image en image : ce sont, pour Aristote, deux chemi-
nements spécifiques, deux «technai» autonomes; et c’est l’op-
position de ces deux systèmes, l’un rhétorique, l’autre poétique,
qui, en fait, définit la rhétorique aristotélicienne. Tous les auteurs
qui reconnaîtront cette opposition pourront être rangés dans la
rhétorique aristotélicienne ; celle-ci cessera lorsque l'opposition
sera neutralisée, lorsque Rhétorique et Poétique fusionneront,
lorsque la rhétorique deviendra une technè poétique (de « créa-
tion»): ceci se passe approximativement à l’époque d’Auguste
(avec Ovide, Horace) et un peu après (Plutarque, Tacite) - bien
que Quintilien pratique encore une rhétorique aristotélicienne.
La fusion de la Rhétorique et de la Poétique est consacrée par le
vocabulaire du Moyen Age, où les arts poétiques sont des arts
rhétoriques, où les grands rhétoriqueurs sont des poètes. Cette

[sil Qt Qt
DE X I Fes 1070

fusion est capitale, car elle est à l’origine même de l’idée de lit-
térature : la rhétorique aristotélicienne met l’accent sur le rai-
sonnement; l’elocutio (ou département des figures) n’en est
qu’une partie (mineure chez Aristote lui-même); ensuite, c’est
le contraire : la rhétorique s’identifie aux problèmes, non de
«preuve», mais de composition et de style: la littérature (acte
total d'écriture) se définit par le bien-écrire. Il faut donc consti-
tuer en étape de notre voyage, sous le nom général de rhéto-
rique aristotélicienne, les rhétoriques antérieures à la totalisa-
tion poétique. Cette rhétorique aristotélicienne, nous en aurons
la théorie avec Aristote lui-même, la pratique avec Cicéron, la
pédagogie avec Quintilien et la transformation (par généralisa-
tion) avec Denys d’'Halicarnasse, Plutarque et l'Anonyme du
traité Sur le sublime.
A.4.2. La Rhétorique d’Aristote.
Aristote définit la rhétorique comme «l’art d'extraire de tout
sujet le degré de persuasion qu’il comporte », ou comme «la
faculté de découvrir spéculativement ce qui dans chaque cas
peut être propre à persuader ». Ce qui est peut-être plus impor-
tant que ces définitions, c’est le fait que la rhétorique est une
technè (ce n’est pas une embpirie), c’est-à-dire : le moyen de
produire une des choses qui peuvent indifféremment être ou
n'être pas, dont l’origine est dans l’agent créateur, non dans
l’objet créé: il n’y a pas de technè des choses naturelles ou
nécessaires : le discours ne fait donc partie ni des unes ni des
autres. — Aristote conçoit le discours (l’oratio) comme un mes-
sage et le soumet à une division de type informatique. Le livre
I de la Rhétorique est le livre de l'émetteur du message, le livre
de l’orateur : il y est traité principalement de la conception des
arguments, pour autant qu’ils dépendent de l’orateur, de son
adaptation au public, ceci selon les trois genres reconnus de
discours (judiciaire, délibératif, épidictique). Le livre IL est
le livre du récepteur du message, le livre du public: il y est
traité des émotions (des passions), et de nouveau des argu-
ments, mais cette fois-ci pour autant qu’ils sont reçus (et non
plus, comme avant, conçus). Le livre IIT est le livre du message
lui-même : il y est traité de la lexis ou elocutio, c’est-à-dire des
«figures », et de la taxis ou dispositio, c’est-à-dire de l’ordre des
parties du discours.
TEXTES 1970

A.4.35. Le vraisemblable.
La Rhétorique d’Aristote est surtout une rhétorique de la
preuve, du raisonnement, du syllogisme approximatif (enthy-
mème); c’est une logique volontairement dégradée, adaptée au
niveau du «public», c’est-à-dire du sens commun, de lopinion
courante. Etendue aux productions littéraires (ce qui n’était pas
son propos originel), elle impliquerait une esthétique du public,
plus qu’une esthétique de l’œuvre. C’est pourquoi, mutatis mutan-
dis et toutes proportions (historiques) gardées, elle conviendrait
bien aux produits de notre culture dite de masse, où règne le
«vraisemblable » aristotélicien, c’est-à-dire « ce que le public croit
possible ». Combien de films, de feuilletons, de reportages com-
merciaux pourraient prendre pour devise la règle aristotéli-
cienne : « Mieux vaut un vraisemblable impossible qu’un possible
invraisemblable » : mieux vaut raconter ce que le public croit pos-
sible, même si c’est impossible scientifiquement, que de racon-
ter ce qui est possible réellement, si ce possible-là est rejeté par
la censure collective de l’opinion courante. Il est évidemment ten-
tant de mettre en rapport cette rhétorique de masse avec la poli-
tique d’Aristote ; c’était, on le sait, une politique du juste milieu,
favorable à une démocratie équilibrée, centrée sur les classes
moyennes et chargée de réduire les antagonismes entre les
riches et les pauvres, la majorité et la minorité ; d’où une rhéto-
rique du bon sens, volontairement soumise à la « psychologie »
du public.

A.4.4. Les Rhetorica de Cicéron.


Au 11e siècle avant J.-C., les rhéteurs grecs affluent à Rome ; des
écoles de rhétorique se fondent; elles fonctionnent par classes
d'âge ; on y pratique deux exercices : les suasoriae, sortes de dis-
sertations « persuasives » (surtout dans le genre délibératif) pour
les enfants, et les controverses (genre judiciaire) pour les plus
âgés. Le traité latin le plus ancien est la Rhétorique à Herennius,
attribué tantôt à Cornificius, tantôt à Cicéron: c’est ce que fit le
Moyen Age, qui ne cessa de copier ce manuel, devenu fonda-
mental dans l’art d'écrire, avec le De inventione de Cicéron. — Cicé-
ron est un orateur qui parle de l’art oratoire ; d’où une certaine
pragmatisation de la théorie aristotélicienne (et donc, rien de bien
nouveau par rapport à cette théorie). Les Rhetorica de Cicéron
comprennent : 1° La Rhétorique à Herennius (à supposer qu’elle
soit de lui), qui est une sorte de digest de la rhétorique aristoté-

SNEUT
DER BE Se EL 000

licienne ; le classement des « questions » remplace cependant en


importance la théorie de l’enthymème : la rhétorique se profes-
sionnalise. On y voit aussi apparaître la théorie des trois styles
(simple, sublime, moyen). 2° De inventione oratoria : c’est une
œuvre (incomplète) de jeunesse, purement judiciaire, surtout
consacrée à l’épichérème, syllogisme développé dans lequel une
prémisse ou les deux sont suivies de leurs preuves: c’est le «bon
argument ». 3° De oratore, ouvrage très coté jusqu’au xIx° siècle
(«un chef-d'œuvre de bon sens », « de raison droite et saine », «de
pensée généreuse et haute », «le plus original des traités de rhé-
torique ») : comme s’il se souvenait de Platon, Cicéron moralise
la rhétorique et réagit contre l’enseignement des écoles : c’est la
revendication de l’honnête homme contre la spécialisation;
l’œuvre a la forme d’un dialogue (Crassus, Antoine, Mucius Scae-
vola, Rufus, Cotta) : elle définit l’orateur (qui doit avoir une cul-
ture générale) et passe en revue les parties traditionnelles de la
Rhétorique (l’/nventio, la Dispositio, V'Elocutio). 4° Brutus, histo-
rique de l’art oratoire à Rome. 5° Orator, portrait idéal de l’Ora-
teur ; la seconde partie est plus didactique (elle sera largement
commentée par Pierre Ramus) : on y voit précisée la théorie du
«nombre » oratoire, reprise par Quintilien. 6° Les Topiques : c’est
un digest, fait de mémoire, en huit jours, sur le bateau qui
conduisait Cicéron en Grèce après la prise du pouvoir par Marc
Antoine, des Topiques d’Aristote ; le plus intéressant, pour nous,
est le réseau structural de la quaestio !. 7° Les Partitions : ce petit
manuel par questions et réponses, sous forme d’un dialogue entre
Cicéron père et Cicéron fils, est le plus sec, le moins moral des
traités de Cicéron (et, partant, celui que je préfère) : c’est une
rhétorique élémentaire complète, une sorte de catéchisme qui a
l'avantage de donner dans son étendue la classification rhéto-
rique (c’est le sens de partitio : découpage systématique).
A.4.5. La rhétorique cicéronienne.
On peut marquer la rhétorique cicéronienne des caractères sui-
vants : a. la peur du « système »; Cicéron doit tout à Aristote, mais
le désintellectualise, il veut pénétrer la spéculation de « goût », de
«naturel»; le point extrême de cette déstructuration sera atteint
dans la Ahetorica sacra de saint Augustin (livre IV de la Doctrine
chrétienne) : pas de règles pour l’éloquence, qui est cependant

INCEMAR ra B 20:
TEXTES \ 49:
7 40

nécessaire à l’orateur chrétien : il faut seulement être clair (c’est


une charité), s'attacher à la vérité plus qu'aux termes, etc.: ce
pseudo-naturalisme rhétorique règne encore dans les conceptions
scolaires du style;b. la nationalisation de la rhétorique : Cicéron
essaie de la romaniser (c’est le sens du Brutus), la «romanité »
apparaît; c. la collusion mythique de l’empirisme professionnel
(Cicéron est un avocat enfoncé dans la vie politique) et de l’ap-
pel à la grande culture ; cette collusion est appelée à une immense
fortune : la culture devient le décor de la politique ; d. l’'assomp-
tion du style : la rhétorique cicéronienne annonce un développe-
ment de l’elocutio.
A.4.6. L’œuvre de Quintilien.
Il y a un certain plaisir à lire Quintilien: c’est un bon profes-
seur, peu phraseur, pas trop moralisant ; c’était un esprit à la fois
classificateur et sensible (conjonction qui apparaît toujours stu-
péfiante au monde); on pourrait lui donner l’épitaphe dont
M. Teste rêvait pour lui-même : 7ransiit classificando. Ce fut un
rhéteur officiel, appointé par l'Etat; sa renommée fut très grande
de son vivant, subit une éclipse à sa mort, mais brilla de nouveau
à partir du iv: siècle ; Luther le préfère à tous ;Erasme, Bayle, La
Fontaine, Racine, Rollin le portent très haut. Le De institutione ora-
toria trace en douze livres l’éducation de l’orateur depuis son
enfance : c’est un plan complet de formation pédagogique (c’est
le sens de institutio). Le livre I traite de la première éducation
(fréquentation du grammairien, puis du rhéteur); le livre IT défi-
nit la rhétorique, son utilité ; les livres II à VIl traitent de l/nventio
et de la Dispositio ; les livres VIII à X de l’Elocutio (le livre X donne
des conseils pratiques pour «écrire »); le livre XI traite des par-
ties mineures de la rhétorique : l'Action (mise en œuvre du dis-
cours) et la Mémoire; le livre XII énonce les qualités morales
requises chez l’orateur et pose l’exigence d’une culture générale.

A.4.7. La scolarité rhétorique.


L'éducation comporte trois phases (on dirait aujourd’hui trois
cycles) : 1° Papprentissage de la langue : nul défaut de langage
chez les nourrices (Chrysippe voulait qu’elles fussent formées à
la philosophie), chez les esclaves et chez les pédagogues; que
les parents soient aussi instruits que possible; il faut commen-
cer par le grec, apprendre alors à lire et à écrire; ne pas frap-
per les élèves ;2° chez le grammaticus (le sens est plus étendu
que celui de notre mot « grammaire » : c’est, si l’on veut, agrégé

HAGNO
ANFAXATMERSEMLNONTEO

de grammaire) : l’enfant le fréquente vers l’âge de sept ans, sans


doute : il entend des cours sur la poésie et fait des lectures à haute
voix (lectio) ; il écrit des rédactions (raconter des fables, para-
phraser des poésies, amplifier des maximes), il reçoit les leçons
d’un acteur (récitation animée) ; 3° chez le rhetor: il faut com-
mencer la rhétorique assez tôt, sans doute vers quatorze ans, à
la puberté ; le maître doit sans cesse payer de sa personne par
des exemples (mais les élèves ne doivent pas se lever et l’ap-
plaudir) ;les deux exercices principaux sont: a. les narrations,
résumés et analyses d'arguments narratifs, d'événements histo-
riques, panégyriques élémentaires, parallèles, amplifications de
lieux communs (thèses), discours selon un canevas (preformata
materia) ; b. les declamationes, ou discours sur des cas hypo-
thétiques; c’est, si l’on veut, l'exercice du rationnel fictif (donc,
la declamatio est très proche, déjà, de l’œuvre). On voit combien
cette pédagogie force la parole : celle-ci est cernée de tous côtés,
expulsée hors du corps de l’élève, comme s’il y avait une inhi-
bition native à parler et qu’il fallût toute une technique, toute
une éducation pour arriver à sortir du silence, et comme si cette
parole enfin apprise, enfin conquise, représentait un bon rap-
port «objectal » avec le monde, une bonne maîtrise du monde,
des autres.

A.4.8. Ecrire.
En traitant des tropes et des figures (livres VIII à X), Quinti-
lien fonde une première théorie de l’«écrire ». Le livre X est
adressé à celui qui veut écrire. Comment obtenir la « facilité bien
fondée » (firma facilitas), c’est-à-dire comment vaincre la stéri-
lité native, la terreur de la page blanche (facilitas), et comment,
cependant, dire quelque chose, ne pas se laisser emporter par
le bavardage, le verbiage, la logorrhée (firma)? Quintilien
esquisse une propédeutique de l’écrivain: il faut lire et écrire
beaucoup, imiter des modèles (faire des pastiches), corriger
énormément, mais après avoir laissé «reposer», et savoir ter-
miner. Quintilien note que la main est lente, la «pensée» et
l'écriture ont deux vitesses différentes (c’est un problème sur-
réaliste :comment obtenir une écriture aussi rapide. qu’elle-
même ?); or, la lenteur de la main est bénéfique : il ne faut pas
dicter, l’écriture doit rester attachée, non à la voix, mais à la
main, au muscle : s'installer dans la lenteur de la main : pas de
brouillon rapide.
T EXT ES K-4947Ù

À.4.9. La rhétorique généralisée.


Dernière aventure de la rhétorique aristotélicienne : sa dilu-
tion par syncrétisme : la Rhétorique cesse de s’opposer à la Poé-
tique, au profit d’une notion transcendante, que nous appellerions
aujourd’hui « Littérature »; elle n’est plus seulement constituée
en objet d'enseignement mais devient un art (au sens moderne) ;
elle est désormais à la fois théorie de l’écrire et trésor des formes
littéraires. On peut saisir cette translation en cinq points : 1° Ovide
est souvent cité au Moyen Age pour avoir postulé la parenté de
la poésie et de Part oratoire; ce rapprochement est également
affirmé par Horace dans son Art poétique, dont la matière est sou-
vent rhétorique (théorie des styles); 2° Denys d’Halicarnasse,
Grec, contemporain d’Auguste, dans son De compositione verbo-
rum, abandonne l’élément important de la rhétorique aristotéli-
cienne (lenthymématique) pour s’occuper uniquement d’une
valeur nouvelle : le mouvement des phrases; ainsi apparaît une
notion autonome du style : le style n’est plus fondé en logique (le
sujet avant le prédicat, la substance avant l'accident), l’ordre des
mots est variable, guidé seulement par des valeurs de rythme ;
3° on trouve dans les Moralia de Plutarque un opuscule « Quo-
modo adulescens poetas audire debeat » (« Comment faire lire les
poètes aux jeunes gens »), qui moralise à fond l’esthétique litté-
raire ; platonicien, Plutarque essaie de lever la condamnation por-
tée par Platon contre les poètes ;comment ? précisément en assi-
milant Poétique et Rhétorique ; la rhétorique est la voie qui permet
de « détacher >» l’action imitée (souvent répréhensible) de l’art qui
Pimite (souvent admirable) ; à partir du moment où l’on peut lire
les poètes esthétiquement, on peut les lire moralement ;4° Sur le
sublime (Peri Hypsous) est un traité anonyme du I‘ siècle après
J.-C. (faussement attribué à Longin et traduit par Boileau) : c’est
une sorte de Rhétorique «transcendantale »; la sublimitas est en
somme la «hauteur» du style; c’est le style même (dans l’ex-
pression «avoir du style»); c’est la littératurité, défendue sur un
ton chaleureux, inspiré: le mythe de la «créativité » commence
à poindre ; 5° dans le Dialogue des orateurs (dont l'authenticité
est parfois contestée), Tacite politise les causes de la décadence
de l’éloquence : ces causes ne sont pas le «mauvais goût» de
l’époque, mais la tyrannie de Domitien qui impose silence au
Forum et déporte vers un art inengagé, la poésie; mais par là
même l’éloquence émigre vers la « Littérature », la pénètre et la
constitue (eloquentia en vient à signifier littérature).

ON AT
DNEMXMTN ESS 12 187 EU)

À. 5. La néo-rhétorique.
A.5.1. Une esthétique littéraire.
On appelle néo-rhétorique ou seconde sophistique l'esthétique
littéraire (Rhétorique, Poétique et Critique) qui a régné dans le
monde gréco-romain uni, du 11° au 1v° siècle après J.-C. C’est une
période de paix, de commerce, d'échanges, favorable aux socié-
tés oisives, surtout dans le Moyen-Orient. La néo-rhétorique fut
véritablement œcuménique : les mêmes figures furent apprises
par saint Augustin en Afrique latine, par le païen Libanius, par
saint Grégoire de Nazianze dans la Grèce orientale. Cet empire
littéraire s’édifie sous une double référence : 1° la sophistique:
les orateurs d'Asie Mineure, sans attache politique, veulent
reprendre le nom des Sophistes, qu’ils croient imiter (Gorgias),
sans aucune connotation péjorative ; ces orateurs de pur appa-
rat jouissent d’une très grande gloire; 2° la rhétorique: elle
englobe tout, n'entre plus en opposition avec aucune notion voi-
sine, absorbe toute la parole ; ce n’est plus une fechnè (spéciale),
mais une culture générale, et même plus : une éducation natio-
nale (au niveau des écoles d’Asie Mineure); le sophistès est un
directeur d'école, nommé par l’empereur ou par une ville; le
maître qui lui est subordonné est le rhetor. Dans cette institu-
tion collective, pas de nom à citer : c’est une poussière d'auteurs,
un mouvement connu seulement par la lie des sophistes de Phi-
lostrate. De quoi est faite cette éducation de la parole? Il faut
une fois de plus distinguer la rhétorique syntagmatique (parties)
de la rhétorique paradigmatique (figures).

A.5.2. La declamatio, l'ekphrasis.


Sur le plan syntagmatique, un exercice est prépondérant : la
declamatio (mélétè) ; c’est une improvisation réglée sur un thème ;
par exemple : Xénophon refuse de survivre à Socrate, les Cré-
tois maintiennent qu’ils possèdent le tombeau de Zeus, l’homme
amoureux d’une statue, etc. L’improvisation relègue au second
plan l’ordre des parties (dispositio) ; le discours, étant sans but
persuasif mais purement ostentatoire, se destructure, s’atomise
en une suite lâche de morceaux brillants, juxtaposés selon un
modèle rhapsodique. Le principal de ces morceaux (il bénéfi-
ciait d’une très grosse cote) était la descriptio, ou ekphrasis. L’ek-
phrasis est un fragment anthologique, transférable d’un discours
à un autre : c’est une description réglée de lieux, de personnages

5 419
TEXTES ANOMTO

(origine des topoi du Moyen Age). Ainsi apparaît une nouvelle


unité syntagmatique, le morceau : moins étendu que les parties
traditionnelles du discours, plus grand que la période ; cette unité
(paysage, portrait) quitte le discours oratoire (juridique, politique)
et s'intègre facilement dans la narration, dans le continu roma-
nesque : une fois de plus, la rhétorique «mord » sur le littéraire.
A.5.3. Atticisme/asianisme.
Sur le plan paradigmatique, la néo-rhétorique consacre l’as-
somption du « style »; elle valorise à fond les ornements suivants :
l’archaïsme, la métaphore chargée, l’antithèse, la clausule ryth-
mique. Ce baroquisme appelant sa contrepartie, une lutte s’en-
gage entre deux écoles: 1° l’atticisme, défendu principalement
par des grammairiens, gardiens du vocabulaire pur (morale cas-
tratrice de la pureté, qui existe encore aujourd’hui) ; 2° Pasia-
nisme renvoie, en Asie Mineure, au développement d’un style exu-
bérant jusqu’à l'étrange, fondé, comme le maniérisme, sur leffet
de surprise ; les « figures » y jouent un rôle essentiel. L’asianisme
a été évidemment condamné (et continue à l’être par toute l’es-
thétique classique, héritière de l’atticisme !).

A.6. Le Trivium.
A.6.1. Structure agonistique de l’enseignement.
Dans l’Antiquité, les supports de culture étaient essentielle-
ment l’enseignement oral et les transcriptions auxquelles il
pouvait donner lieu (traités acroématiques et technai des logo-
graphes). A partir du vit siècle, l’enseignement prend un tour
agonistique, reflet d’une situation concurrentielle aiguë. Les
écoles libres (à côté des écoles monacales ou épiscopales) sont
laissées à l'initiative de n’importe quel maître, souvent très jeune
(vingt ans); tout repose sur le succès : Abélard, étudiant doué,
«défait» son maître, lui prend son public payant et fonde une

1. Atticisme : cet ethnocentrisme rejoint évidemment ce qu’on pourrail


appeler un racisme de classe : il ne faut pas oublier que l’expression «clas-
sique », («classicisme ») a pour origine l’opposition proposée par Aulu-Gelle
(re siècle) entre l’auteur classicus et le proletarius : allusion à la consti-
tution de Servius Tullius qui divisait les citoyens selon leur fortune en
cinq classes, dont la première formait les classici (les proletarii étaient hors
classes) ; classique veut donc dire étymologiquement : qui appartient au « gra-
tin » social (richesse et puissance).

a B e
TVEMXATA ENS (MO NTAD

école ;la concurrence financière est étroitement liée au combat


des idées : le même Abélard oblige son maître Guillaume de
Champeaux à renoncer au réalisme : il le liquide, à tous points
de vue ; la structure agonistique coïncide avec la structure com-
merciale : le scholasticos (professeur, étudiant ou ancien étu-
diant) est un combattant d’idées et un concurrent profession-
nel. Il y a deux exercices d'école: 1° la leçon, lecture et
explication d’un texte fixe (Aristote, la Bible) comprend : a. l’ex-
positio, qui est une interprétation du texte selon une méthode
subdivisante (sorte de folie analytique); b. les quaestiones sont
les propositions du texte qui peuvent avoir un pour et un contre :
on discute et l’on conclut en réfutant; chaque raison doit être
présentée sous forme d’un syllogisme complet; la leçon fut peu
à peu négligée à cause de son ennui; 2° la dispute est une céré-
monie, une joute dialectique, menée sous la présidence d’un
maître ; après plusieurs journées, le maître détermine la solu-
tion. Il s’agit là, dans son ensemble, d’une culture sportive : on
forme des athlètes de la parole : la parole est l’objet d’un pres-
tige et d’un pouvoir réglés, l'agressivité est codée.

A.6.2. L’écrit.
Quant à l'écrit, il n’est pas soumis, comme aujourd’hui, à une
valeur d'originalité ; ce que nous appelons l’auteur n’existe pas;
autour du texte ancien, seul texte pratiqué et en quelque sorte
géré, comme un capital reconduit, il y a des fonctions différentes :
1° le scriptor recopie purement et simplement; 2° le compilator
ajoute à ce qu’il copie, mais jamais rien qui vienne de lui-même ;
3° le commentator s’introduit bien dans le texte recopié, mais
seulement pour le rendre intelligible ; 4° l’auctor, enfin, donne
ses propres idées mais toujours en s’appuyant sur d’autres auto-
rités. Ces fonctions ne sont pas nettement hiérarchisées : le com-
mentator, par exemple, peut avoir le prestige qu’aurait aujour-
d’hui un grand écrivain (ce fut, au x1r° siècle, le cas de Pierre Hélie,
surnommé «le Commentator »). Ce que par anachronisme nous
pourrions appeler l'écrivain est donc essentiellement au Moyen
Age : 1° un transmetteur : il reconduit une matière absolue qui est
le trésor antique, source d’autorité ; 2° un combinateur: il a le
droit de « casser » les œuvres passées, par une analyse sans frein,
et de les recomposer (la « création », valeur moderne, si l’on en
avait eu l’idée au Moyen Age, y aurait été désacralisée au profit
de la structuration).

a BR BR
D BXL EASY LS 70

A.6.5. Le Septennium.
Au Moyen Age, la « culture » est une taxinomie, un réseau fonc-
tionnel d’« arts », c’est-à-dire de langages soumis à des règles (l’éty-
mologie de l’époque rapproche art de arctus, qui veut dire arti-
culé), et ces «arts » sont dits « libéraux » parce qu’ils ne servent pas
à gagner de l’argent (par opposition aux artes mechanicae, aux
activités manuelles) : ce sont des langages généraux, luxueux. Ces
arts libéraux occupent la place de cette «culture générale » que
Platon récusait au nom et au profit de la seule philosophie, mais
que l’on réclama ensuite (Isocrate, Sénèque) comme propédeu-
tique à la philosophie. Au Moyen Age, la philosophie elle-même
se réduit et passe dans la culture générale comme un art parmi
les autres (Dialectica). Ce n’est plus à la philosophie que la cul-
ture libérale prépare, c’est à la théologie, qui reste souveraine-
ment en dehors des sept Arts, du Septennium. Pourquoi sont-ils
sept? On trouve déjà dans Varron une théorie des arts libéraux:
ils sont alors neuf (les nôtres, augmentés de la médecine et de
l'architecture); cette structure est reprise et codifiée au v° et au
vie siècle par Martianus Capella (africain païen) qui fonde la hié-
rarchie du Septennium dans une allégorie, Les Noces de Mercure
et de Philologie (Philologie désigne ici le savoir total) : Philologie,
la vierge savante, est promise à Mercure ; elle reçoit en cadeau de
noces les sept arts libéraux, chacun étant présenté avec ses sym-
boles, son costume, son langage ; par exemple, Grammatica est
une vieille femme, elle a vécu en Attique et porte des vêtements
romains ; dans un petit coffret d'ivoire, elle tient un couteau et une
lime pour corriger les fautes des enfants ;Rhetorica est une belle
femme, ses habits sont ornés de toutes les figures, elle tient les
armes destinées à blesser les adversaires (coexistence de la rhé-
torique persuasive et de la rhétorique ornementale). Ces allégo-
ries de Martianus Capella furent très connues, on les trouve sta-
tufiées sur la façade de Notre-Dame, sur celle de la cathédrale de
Chartres, dessinées dans les œuvres de Botticelli. Boèce et Cas-
siodore (vi: siècle) précisent la théorie du Septennium, le premier
en faisant passer l’Organon d’Aristote dans Dialectica, le second
en postulant que les arts libéraux sont inscrits de toute éternité
dans la sagesse divine et dans les Ecritures (les Psaumes sont pleins
de « figures ») : la rhétorique reçoit la caution du Christianisme,
elle peut légalement émigrer de l'Antiquité dans l'Occident chré-
tien (et donc dans les temps modernes); ce droit sera confirmé
par Bède, à l’époque de Charlemagne. - De quoi est fait le Sep-

6 4 6
MAENXAT
ER STI EUA 0)

tennium ? Il faut d’abord rappeler à quoi il s’oppose : d’une part,


aux techniques (les «sciences», comme langages désintéressés,
font partie du Septennium) et, d'autre part, à la théologie (le Sep-
tennium organise la nature humaine dans son humanité ; cette
nature ne peut être bouleversée que par l’Incarnation qui, si elle
est appliquée à une classification, prend la forme d’une subver-
sion de langage : le Créateur se fait créature, la Vierge conçoit,
etc. : in hac verbi copula stupet omnis regula). Les Sept Arts sont
divisés en deux groupes inégaux, qui correspondent aux deux voies
(viae) de la sagesse : le Trivium comprend Grammatica, Dialec-
tica et Rhetorica ; le Quadrivium comprend : Musica, Arithmetica,
Geometria, Astronomia (la Médecine sera jointe plus tard). L’op-
position du Trivium et du Quadrivium n’est pas celle des Letires
et des Sciences; c’est plutôt celle des secrets de la parole et des
secrets de la nature !.
A.6.4. Le jeu diachronique du 7rivium.
Le Trivium (qui seul nous intéressera ici) est une taxinomie
de la parole; il atteste l'effort obstiné du Moyen Age pour fixer
la place de la parole dans l’homme, dans la nature, dans la créa-
tion. La parole n’est pas alors, comme elle le fut depuis, un
véhicule, un instrument, la médiation d'autre chose (âme, pen-
sée, passion) ; elle absorbe tout le mental : pas de vécu, pas de
psychologie : la parole n’est pas expression, mais immédia-
tement construction. Ce qu’il y a d’intéressant dans le Trivium
est donc moins le contenu de chaque discipline, que le jeu
de ces trois disciplines entre elles, tout au long de dix siècles:
du ve au xv° siècle, le leadership a émigré d’un art à l’autre,
en sorte que chaque tranche du Moyen Age a été placée sous
la dominance d’un art: tour à tour, c’est Rhetorica (\°-
vit siècles), puis Gramimatica (Vii-x° siècles), puis Logica (xI°-

1. Il existait une liste mnémonique des sept arts : Gram (matica) loqui-
tur. Dia (lectica) vera docel. Rhe (torica) verba colorat. Mu (sica) canit. 4r
(ithmetica) numeral. Ge (omelria) ponderat. Às (tronomia) colit astra.
Une allégorie d'Alain de Lille (xnt siècle) rend compte du système dans
sa complexité : les Sept Arts sont convoqués pour fournir un chariot à Pru-
dentia, qui cherche à guider l’homme : Grammatica fournit le timon, Logica
(ou Dialectica) lessieu, que Rhetorica orne de joyaux; le quadrivium four-
nit les quatre roues, les chevaux sont les cinq sens, harnachés par Ratio:
l’attelage va vers les saints, Marie, Dieu; lorsque la limite des pouvoirs
humains est atteinte, Theologia prend la relève de Prudentia (l'Education
est une rédemption).
DE
ET ES El ® #7 10

xv° siècles) qui a dominé ses sœurs, reléguées au rang de paren-


tes pauvres.

Rhetorica

A.6.5. Rhetorica comme supplément.


La Rhétorique antique avait survécu dans les traditions de
quelques écoles romaines de la Gaule et chez quelques rhéteurs
gaulois, dont Ausonius (310-395), grammaticus et rhetor à Bordeaux,
et Sidoine Apollinaire (430-487), évêque d'Auvergne. Charlemagne
inscrit les figures de rhétorique dans sa réforme scolaire, après que
Bède le Vénérable (673-755) eut entièrement christianisé la rhé-
torique (tâche amorcée par saint Augustin et Cassiodore), en mon-
trant que la Bible est elle-même pleine de « figures ». La rhétorique
ne domine pas longtemps; elle est vite « coincée » entre Gramma-
tica et Logica : C’est la parente malheureuse du Trivium, promise
seulement à une belle résurrection lorsqu’elle pourra revivre sous
les espèces de la « Poésie » et d’une façon plus générale sous le
nom de Belles Lettres. Cette faiblesse de la Rhétorique, amoindrie
par le triomphe des langages castrateurs, grammaire (rappelons-
nous la lime et le couteau de Martianus Capella) et logique, tient
peut-être à ce qu’elle est entièrement déportée vers l’ornement,
c’est-à-dire vers ce qui est réputé inessentiel — par rapport à la vérité
et au fait (première apparition du fantôme référentiel !) : elle appa-
raît alors comme ce qui vient après?. Cette rhétorique médiévale
s’alimente essentiellement aux traités de Cicéron (Rhétorique à
Herennius et De inventione) et de Quintilien (mieux connu des
maîtres que des élèves), mais elle produit elle-même surtout des
traités relatifs aux ornements, aux figures, aux « couleurs » (colores
rhetorici), ou ensuite, des arts poétiques (artes versificatoriae) ; la
dispositio n’est abordée que sous l'angle du «commencement » du

1. Ce fantôme rôde toujours. Hors de France aujourd’hui, dans certains pays


où il est nécessaire, par opposition au passé colonial, de réduire le français au sta-
tut d’une langue étrangère, on entend affirmer que ce qu’il faut enseigner, c’est
seulement la langue française, non la littérature : comme s’il y avait un seuil entre
la langue et la littérature, comme si la langue était ici et non là, comme si on pou-
vait l'arrêter quelque part, au-delà de quoi il y eût simplement des suppléments
inessentiels, dont la littérature.
2. « Suprema manus apponit, opusque sororum/Perficit atque semel fac-
tum perfectius ornat. » « [La Rhétorique] met la dernière main, achève l’ou-
vrage de ses sœurs, et orne le fait d’une façon mieux accomplie. »

5 4 7
TNEMXADAERS JO NO

discours (ordo artificialis, ordo naturalis) ; les figures repérées sont


surtout d'amplification et d’abréviation ; le style est rapporté aux
trois genres de la roue de Virgile !: gravis, humilis, mediocrus, et à
deux ornements : facile et difficile.

A.6.6. Sermons, dictamen, arts poétiques.


Le domaine de Rhetorica englobe trois canons de règles, trois
artes. 1° Artes sermocinandi : ce sont les arts oratoires en géné-
ral (objet de la rhétorique proprement dite), c’est-à-dire alors,
essentiellement, les sermons ou discours parénétiques (exhor-
tant à la vertu) ; les sermons peuvent être écrits en deux langues :
sermones ad populum (pour le peuple de la paroisse), écrits en
langue vernaculaire, et sermones ad clerum (pour les synodes,
les écoles, les monastères), écrits en latin; cependant, tout est
préparé en latin; le vernaculaire n’est qu’une traduction ; 2° Artes
dictandi, ars dictaminis, art épistolaire : la croissance de l’admi-
nistration, à partir de Charlemagne, entraîne une théorie de la
correspondance administrative : le dictamen (il s’agit de dicter
les lettres); le dictator est une profession reconnue, qui s’en-
seigne ; le modèle est le dictamen de la chancellerie papale: le
stylus romanus prime tout ; une notion stylistique apparaît, le cur-
sus, qualité de fluence du texte, saisie à travers des critères de
rythme et d’accentuation; 3. Artes poeticae : la poésie a d’abord
fait partie du dictamen (l'opposition prose/poésie est floue pen-
dant longtemps) ; puis les artes poeticae prennent en charge le
rythmicum, empruntent à Grammatica le vers latin et commen-
cent à viser la «littérature» d'imagination. Un remaniement
structural s’amorce, qui opposera, à la fin du xv° siècle, la Pre-
mière Rhétorique (ou rhétorique générale) à la Seconde Rhéto-

1. La roue de Virgile est une classification figurée des trois « styles »; cha-
cun des trois secteurs de la roue réunit un ensemble homogène de termes et
de symboles:

Enéide Bucoliques Géorgiques


gravis stylus humilis stylus mediocrus stylus
miles dominans pastor otiosus agricola
Hector, Ajax Tityrus, Meliboeus Triptolemus
ecquus OVIS bos
gladius baculus aratrum
urbs, castrum pascua ager
laurus, cedrus Jagus pomus

a B ©
D 'ESUT ESA 1 9 710

rique (ou rhétorique poétique), d’où sortiront les Arts poétiques,


tel celui de Ronsard.

Grammatica

A.6.7. Donat et Priscien.


Après les Invasions, les leaders de la culture sont des Celtes,
des Anglais, des Francs; ils doivent apprendre la grammaire
latine ; les Carolingiens consacrent l'importance de la grammaire
par les Ecoles célèbres de Fulda, de Saint-Gall et de Tours; la
grammaire introduit à l'éducation générale, à la poésie, à la litur-
gie, aux Ecritures; elle comprend, à côté de la grammaire pro-
prement dite, la poésie, la métrique et certaines figures. - Les
* deux grandes autorités grammaticales du Moyen Age sont Donat
et Priscien. 1° Donat (vers 350) produit une grammaire abrégée
(ars minor) qui traite des huit parties de la phrase, sous forme
de questions et réponses, et une grammaire développée (ars
major). La fortune de Donat est énorme ; Dante le met au ciel
(au contraire de Priscien) ; quelques pages de lui furent parmi
les premières imprimées, à l’égal des Ecritures; il a donné son
nom à des traités élémentaires de grammaire, les donats. 2° Pris-
cien (fin du v* siècle, début du vi siècle) était un Mauritanien,
professeur de latin à Byzance, alimenté aux théories grecques et
notamment à la doctrine grammaticale des Stoïciens. Son /nsti-
tutio grammatica est une grammaire normative (grammatica
regulans), ni philosophique ni «scientifique »; elle est donnée
sous deux abrégés : le Priscianus minor traite de la construction,
le Priscianus major traite de la morphologie. Priscien livre beau-
coup d'exemples empruntés au Panthéon grec : l’homme est chré-
tien, mais le rhéteur peut être païen (on connaît la fortune de
cette dichotomie). Dante expédie Priscien aux Enfers, dans le
septième cercle, celui des Sodomites : apostat, ivre, fou, mais
réputé grand savant. Donat et Priscien ont représenté la loi abso-
lue — sauf s’ils ne s’accordent pas avec la Vulgate : la grammaire
ne pouvait alors être que normative, puisque l’on croyait que les
«règles » de la locution avaient été inventées par les grammai-
riens —; ils ont été diffusés largement par des Commentatores (tel
Pierre Hélie) et par des grammaires en vers (d’une très grande
vogue). - Jusqu'au xi° siècle, Grammatica comprend la gram-
maire et la poésie, elle traite à la fois de la «précision » et de
l«imagination»; des lettres, des syllabes, de la phrase, de la

5 4 9
TN EM ENS (NOM 0

période, des figures, de la métrique ; elle abandonne très peu de


chose à Rhetorica : certaines figures. C’est une science fonda-
mentale, liée à une Efhica (partie de la sagesse humaine, énon-
cée dans les textes en dehors de la théologie) : «science du bien
parler et du bien écrire », «le berceau de toute philosophie », «la
première nourrice de toute étude littéraire ».

A.6.8. Les Modistae.


Au xiit siècle, Grammatica redevient spéculative (elle avait
été avec les Stoïciens). Ce qu’on appelle Grammaire spécula-
tive est le travail d’un groupe de grammairiens que l’on nomme
Modistae, parce qu’ils ont écrit des traités intitulés De modis
significandi ;beaucoup furent originaires de la province monas-
tique de Scandinavie, appelée alors Dacia, et plus précisément
du Danemark. Les Modistes furent dénoncés par Erasme pour
avoir écrit un latin barbare, pour le désordre de leurs défini-
tions, pour l’excessive subtilité de leurs distinctions; en fait ils
ont fourni le fonds de la grammaire pendant deux siècles et
nous leur devons encore certains termes spéculatifs (par exem-
ple : instance). Les traités des Modistes ont deux formes: les
modi minores, dont la matière est présentée modo positivo, c’est-
à-dire sans discussion critique, d’une manière brève, claire, très
didactique, et les modi majores, donnés sous forme de quaes-
tio disputata, c’est-à-dire avec le pour et le contre, par ques-
tions de plus en plus spécialisées. Chaque traité comprend deux
parties, à la manière de Priscien : Ethymologia (morphologie)
— la faute d'orthographe est d'époque et correspond à une
fausse étymologie du mot Etymologie — et Diasynthetica (syn-
taxe), mais il est précédé d’une introduction théorique portant
sur les rapports des modi essendi (l'être et ses propriétés), des
modi intelligendi (prise de possession de l'être sous ses aspects)
et des modi significandi (niveau du langage). Les modi signifi-
candi comprennent eux-mêmes deux strates : 1° la désignation
correspond aux modi signandi; les éléments en sont: vox, le
signifiant sonore, et dictio, mot-concept, sémantème générique
(dans dolor, doleo, c’est l’idée de douleur); les modi signandi
n’appartiennent pas encore au grammairien : vo, le signifiant
phonique, dépend du philosophus naturalis (nous dirions du
phonéticien), et dictio, renvoyant à un état inerte du mot, qui
n’est encore animé d’aucun rapport, échappe au logicien de la
langue (il relèverait de ce que nous appellerions la lexicogra-
phie) ; 2° le niveau des modi significandi est atteint lorsque l’on

66% 0
ER ES 19 T0

appose à la désignation un sens intentionnel; à ce niveau, le


mot, mat dans la dictio, est doué d’un rapport, il est saisi en
tant que « constructibile » : il s’insère dans l’unité supérieure de
la phrase; il relève bien alors du grammairien spéculatif, du
logicien de la langue. Aussi, loin de reprocher aux Modistes,
comme on l’a fait quelquefois, d’avoir réduit la langue à une
nomenclature, il faut les féliciter d’avoir fait tout le contraire :
pour eux la langue ne commence pas à la dictio et au signifi-
catum, c’est-à-dire au mot-signe, mais au consignificatum ou
constructibile, c’est-à-dire à la relation, à l’inter-signe : un pri-
vilège fondateur est accordé à la syntaxe, à la flexion, à la rec-
tion, et non au sémantème, en un mot, à la structuration, qui
serait peut-être la meilleure façon de traduire modus signifi-
candi. Il y a donc une certaine parenté entre les Modistes et
‘ certains structuralistes modernes (Hjelmslev et la glosséma-
tique, Chomsky et la compétence) : la langue est une structure,
et cette structure est en quelque sorte « garantie » par la struc-
ture de l’être (modi essendi) et par celle de lesprit (modi intel-
ligendi) : il y a une grammatica universalis ;ceci était nouveau,
car l’on croyait communément qu’il y avait autant de gram-
maires que de langues: Grammatica una et eadem est secun-
dum substantiam in omnibus linguis, licet accidentaliter varie-
tur. Non ergo grammaticus sed philosophus proprias naturas
rerum diligenter considerans.. grammaticam invenit. (La gram-
maire est une et même quant à la substance dans toutes les
langues, bien qu’elle puisse varier par accidents. Ce n’est donc
pas le grammairien, c’est le philosophe qui, par examen de la
nature des choses, découvre la grammaire.)

Logica (ou Dialectica)


À.6.9. Studium et Sacerdotium.
Logica domine au xi° et au xHiI° siècle : elle repousse Aheto-
rica et absorbe Grammatica. Cette lutte a pris la forme d’un conflit
d'écoles. Dans la première moitié du xu° siècle, les écoles de
Chartres développent surtout l’enseignement de Grammatica (au
sens étendu qu’on a dit) : c’est le studium, d'orientation littéraire ;
à l'opposé, l’école de Paris développe la philosophie théolo-
gique : c’est le sacerdotium. Il y a victoire de Paris sur Chartres,
du sacerdotium sur le studium : Grammatica est absorbée dans
Logica; ceci s'accompagne d’un recul de la littérature païenne,

son
PNEMCMINERS 15904720

d’un goût accentué pour la langue vernaculaire, d’un retrait de


lhumanisme, d’un mouvement vers les disciplines lucratives
(médecine, droit). Dialectica s’est d’abord alimentée aux Topiques
de Cicéron et à l’œuvre de Boèce, premier introducteur d’Aris-
tote ; puis, au xiI° et au x siècle, après la seconde entrée (mas-
sive) d’Aristote, à toute la logique aristotélicienne qui a trait au
syllogisme dialectique !.
A.6.10. La disputatio.
Dialectica est un art du discours vivant, du discours à deux.
Ce dialogue n’a rien de platonicien, il n’est pas question d’une
sujétion principielle de l’aimé au maître ; le dialogue est ici agres-
sif, il a pour enjeu une victoire qui n’est pas prédéterminée : c’est
une bataille de syllogismes, Aristote mis en scène par deux par-
tenaires. Aussi Dialectica S’est finalement confondue avec un
exercice, un mode d'exposition, une cérémonie, un sport, la dis-
putatio (que l’on pourrait appeler : colloque d’opposants). La pro-
cédure (ou le protocole) est celle du Sic et Non: sur une ques-
tion, on rassemble des témoignages contradictoires; l'exercice
met en présence un opposant et un répondant; le répondant est
d'ordinaire le candidat : il répond aux objections présentées par
l’opposant; comme dans les concours du Conservatoire, l’oppo-
sant est de service : c’est un camarade ou il est nommé d'office;
on pose la thèse, l’opposant la contre (sed contra), le candidat
répond (respondeo) : la conclusion est donnée par le maître, qui

1. En indiquant certaines sources antiques du Moyen Age, il faut rappe-


ler que le /onds intertextuel, hors concours, si l’on peut dire, est toujours
Aristote, et même, en un sens, Aristote contre Platon. Platon a été transmis
partiellement par saint Augustin et nourrit, au x1re siècle, Pécole de Chartres
(école «littéraire », opposée à l'école de Paris, logicienne, aristotélicienne)
et l’abbaye de Saint-Victor; cependant, au x siècle, les seules traductions
véritables sont celles du Phédon et du Ménon, d’ailleurs peu connues. Au
XVe et au XvIt siècle, une lutte aiguë s'engage contre Aristote, au nom de Pla-
ton (Marsile Ficin et Giordano Bruno). — Quant à Aristote, il est entré dans
le Moyen Age à deux reprises : une première fois, au ve et au vif siècle, par-
tiellement, par Martianus Capella, les Catégories de Porphyre, Boèce; une
deuxième fois, en force, au xt et au x siècle : au iX° siècle, tout Aristote
avait été traduit en arabe ; au x1° siècle, on dispose de traductions intégrales,
soit du grec, soit de l’arabe : c’est l’intrusion massive des Analytiques IT, des
Topiques, des Réfutations, de la Physique et de la Métaphysique ; Aristote est
christianisé (saint Thomas). La troisième entrée d’Aristote sera celle de sa
Poélique, au xvi° siècle, en Italie, au xvie siècle, en France.
4 © ET ER SD "EL 9 F0

préside. La disputatio envahit tout !, c’est un sport: les maîtres


disputent entre eux, devant les étudiants, une fois par semaine;
les étudiants disputent à l’occasion des examens. On argumente
sur permission demandée par geste au maître-président (il y a
de ces gestes un écho parodique dans Rabelais). Tout ceci est
codifié, ritualisé dans un traité qui règle minutieusement la dis-
putatio, pour empêcher la discussion de dévier : l’Ars obligato-
ria (XY° siècle). Le matériel thématique de la disputatio vient de
la partie argumentative de la Rhétorique aristotélicienne (par les
Topiques) ; il comporte des insolubilia, propositions très difficiles
à démontrer, des impossibilia, thèses qui apparaissent à tous
comme impossibles, des sophismata, clichés et paralogismes, qui
servent au gros des disputationes.
A.6.11. Sens névrotique de la disputatio.
Si l’on voulait évaluer le sens névrotique d’un tel exercice, il
faudrait sans doute remonter à la machè des Grecs, cette sorte de
sensibilité conflictuelle qui rend intolérable au Grec (puis à lOc-

1. La mort du Christ sur la Croix est elle-même assimilée au scénario de


la Disputatio (certains trouveraient aujourd’hui sacrilège cette réduction de
la Passion à un exercice d'école ; d’autres au contraire admireront la liberté
d’esprit du Moyen Age, qui ne frappait d'aucun tabou le « drame » de l’in-
tellect) : Circa tertiam vel sextam ascendunt magistri [in theologia| cathe-
dram suam ad disputandum et querunt unam questionem. Cui questioni
respondet unus assistentium. Post cujus responsionem magister determinat
guestionem, et quando vult ei defferre et honorem facere, nihil aliud deter-
minat quam quod dixerat respondens. Sic fecit hodie Christus in cruce, ubi
ascendit ad disputandum ; et proposuit unam questionem Deo Patri : Eli, Eli,
lamma sabachtani; Deus, Deus meus, quid me dereliquisti? Et Pater respon-
dit : Ha, Fili mi, opera manuum tuarum ne despicias : non enim Pater rede-
mit genus humanum sine te. Et ille respondens ait : Ha, Pater, bene determi-
nasti questionem meam. Non determinabo eam post responsionem tuam. Non
sicut ego volo, sed sicut tu vis. Fiat voluntas tua. (Vers la troisième ou la
sixième heure, les maîtres [en théologie] montent en chaire pour disputer
et posent une question. À cette question répond l’un des assistants. À la suite
de sa réponse, le maître conclut la question et, quand il veut lui décerner
un honneur, il ne conclut rien d’autre que ce que le répondant avait dit.
Ainsi a fait un jour le Christ sur la croix, où il s’est rendu pour disputer, il
a proposé une question à Dieu le Père : Eli, Eli, lamma sabachtani; Dieu,
mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Et le Père répondit :mon Fils, ne
méprise pas les œuvres de tes mains, car le Père n’a pu racheter le genre
humain sans toi. Et le Christ répondit : mon Père, tu as bien conclu ma ques-
tion. Je ne la conclurai pas après ta réponse, etc.)

55 5
UE MX TR AS C7 AN)

cidental) toute mise en contradiction du sujet avec lui-même : il suf-


fit d’acculer un partenaire à se contredire pour le réduire, Véli-
miner, l’annuler : Calliclès (dans le Gorgias) ne répond plus, plu-
tôt que de se contredire. Le syllogisme est l'arme même qui permet
cette liquidation, c’est le couteau inentamable et qui entame : les
deux disputeurs sont deux bourreaux qui essayent de se châtrer
l’un l’autre (d’où l’épisode mythique d’Abélard, le châtrant-châ-
tré). Si vive, l'explosion névrotique a dû être codifiée, la blessure
narcissique limitée : on a mis en sport la logique (comme on met
aujourd’hui «en football» la réserve conflictuelle de tant de
peuples, principalement sous-développés ou opprimés): c’est
l’éristique. Pascal a vu ce problème : il veut éviter la mise en contra-
diction radicale de l’autre avec lui-même ; il veut le «reprendre »,
sans le blesser à mort, lui montrer qu’il faut seulement « com-
pléter » (et non pas renier). La disputatio a disparu, mais le pro-
blème des règles (ludiques, cérémonielles) du jeu verbal demeure :
comment disputons-nous, aujourd’hui, dans nos écrits, dans nos
colloques, dans nos meetings, dans nos conversations et jusque
dans les « scènes » de la vie privée ? Avons-nous réglé son compte
au syllogisme (même déguisé) ? Seule une analyse du discours
intellectuel pourra un jour répondre avec précision !.
A.6.12. Restructuration du Zrivium.
On a vu que les trois arts libéraux menaient entre eux une lutte
de précellence (au profit final de Logica) : c’est vraiment le sys-
tème du Trivium, dans ses fluctuations, qui est significatif, Les
contemporains en ont été conscients: certains ont essayé de
restructurer à leur façon l’ensemble de la culture parlée. Hugues
de Saint-Victor (1096-1141) oppose aux sciences théoriques, pra-
tiques et mécaniques, les sciences logiques : Logica recouvre le
Trivium dans son entier : c’est toute la science du langage. Saint
Bonaventure (1221-1274) essaye de discipliner toutes les connais-
sances en les soumettant à la Théologie; en particulier, Logica,
ou science de l'interprétation, comprend Grammatica (expression),
Dialectica (éducation) et Rhetorica (persuasion) ; une fois de plus,
même si c’est pour l’opposer à la nature et à la grâce, le langage
absorbe tout le mental. Mais surtout (car cela prépare l'avenir),
dès le x siècle, quelque chose qu’il faut bien appeler les Lettres
se sépare de la philosophie; pour Jean de Salisbury, Dialectica

1. Charles Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, La Nouvelle Rhétorique.


Traité de l'argumentation, Paris, PUF, 1958 (2 vol.).

ce [ei »
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ErSs EL 9 7 0

opère dans toutes les disciplines où le résultat est abstrait: Rhe-


torica au contraire recueille ce dont ne veut pas Dialectica : elle
est le champ de l'hypothèse (en ancienne rhétorique, l'hypothèse
s’oppose à la thèse comme le contingent au général !), c’est-à-dire
tout ce qui implique des circonstances concrètes (qui? quoi?
quand ? pourquoi ? comment ?) ; ainsi apparaît une opposition qui
aura une grande fortune mythique (elle dure encore) : celle du
concret et de l’abstrait: les Lettres (parlant de Rhetorica) seront
concrètes, la Philosophie (partant de Dialectica) sera abstraite.

A.7. Mort de la rhétorique.


A.7.1. La troisième entrée d’Aristote: la Poétique.
On a vu qu’Aristote était entré deux fois en Occident : une fois
x
au vi siècle par Boèce, une fois au x1r° siècle à partir des Arabes.
Il y entre une troisième fois : par sa Poétique. Cette Poétique est
peu connue au Moyen Age, sauf par des abrégés déformants ; mais
en 1498 paraît à Venise la première traduction latine faite sur
l'original ;en 15053, la première édition en grec; en 1550, la Poé-
tique d’Aristote est traduite et commentée par un groupe d’éru-
dits italiens (Castelvetro, Scaliger — d’origine italienne -, l’évêque
Veda). En France, le texte lui-même est peu connu; c’est à tra-
vers l’italianisme qu’il fait irruption dans la France du xvire siècle ;
la génération de 1630 rassemble des dévots d’Aristote ; la Poétique
apporte au Classicisme français son élément principal : une théo-
rie du vraisemblable ; elle est le code de la «création» littéraire,
dont les théoriciens sont les auteurs, les critiques. La Rhétorique,
qui a principalement pour objet le « bien écrire », le style, est res-
treinte à l’enseignement, où d’ailleurs elle triomphe : c’est le
domaine des professeurs (jésuites).
A.7.2. Triomphante et moribonde.
La rhétorique est triomphante : elle règne sur l’enseignement.
La rhétorique est moribonde : restreinte à ce secteur, elle tombe
peu à peu dans un grand discrédit intellectuel. Ce discrédit est
amené par la promotion d’une valeur nouvelle, l’évidence (des faits,
des idées, des sentiments), qui se suffit à elle-même et se passe du
langage (ou croit s’en passer), ou du moins prétend ne plus s’en
servir que comme d’un instrument, d’une médiation, d’une expres-
sion. Cette «évidence » prend, à partir du xvi‘ siècle, trois direc-

LICE NTANBI25
TU BMXNTAERS 1 9 = 0

tions : une évidence personnelle (dans le protestantisme), une évi-


dence rationnelle (dans le cartésianisme), une évidence sensible
(dans l’empirisme). La rhétorique, si on la tolère (dans lensei-
gnement jésuite), n’est plus du tout une logique, mais seulement
une couleur, un ornement, que l’on surveille étroitement au nom
du «naturel ». Sans doute y avait-il dans Pascal quelque postula-
tion de ce nouvel esprit, puisque c’est à lui que l’on doit l’Anti-Rhé-
torique de l’humanisme moderne ; ce que Pascal demande, c’est
une rhétorique (un «art de persuader») mentaliste, sensible,
comme par instinct, à la complexité des choses (à la « finesse ») ;
l’éloquence consiste non à appliquer au discours un code extérieur,
mais à prendre conscience de la pensée qui naît en nous, de façon
à pouvoir reproduire ce mouvement lorsque nous parlons à l’autre,
l’entraînant ainsi dans la vérité, comme si lui-même, de lui-même,
la découvrait ; l’ordre du discours n’a pas de caractères intrinsèques
(clarté ou symétrie) ; il dépend de la nature de la pensée, à laquelle,
pour être «droit », doit se conformer le langage.

A.7.3. l’enseignement jésuite de la rhétorique.


Dans le dernier Moyen Age, on l’a vu, l'enseignement de la rhé-
torique à été quelque peu sacrifié; il subsistait cependant dans
quelques collèges d'étudiants, en Angleterre et en Allemagne. Au
xvIe siècle, cet héritage s'organise, prend une forme stable, d’abord
au gymnase Saint-Jérôme, tenu à Liège par des Jésuites. Ce col-
lège est imité à Strasbourg et à Nîmes: la forme de l’enseigne-
ment en France pendant trois siècles est posée. Quarante collèges
suivent très vite le modèle jésuite. L’enseignement qui y est donné
est codifié en 1586 par un groupe de six Jésuites : c’est la Ratio
Studiorum, adoptée en 1600 par l’Université de Paris. Cette Ratio
consacre la prépondérance des « humanités » et de la rhétorique
latine ; elle envahit l'Europe entière, mais son plus grand succès
est en France ; la force de cette nouvelle Ratio vient sans doute de
ce qu’il y a, dans l’idéologie qu’elle légalise, identité d’une disci-
pline scolaire, d’une discipline de pensée et d’une discipline de
langage. Dans cet enseignement humaniste, la Rhétorique elle-
même est la matière noble, elle domine tout. Les seuls prix sco-
laires sont les prix de Rhétorique, de traduction et de mémoire,
mais le prix de Rhétorique, attribué à l’issue d’un concours spé-
cial, désigne le premier élève, qu’on appelle dès lors (titres signi-
ficatifs) l’imperator ou le tribun (n'oublions pas que la parole est
un pouvoir — et même un pouvoir politique). Jusque vers 1750, en
dehors des sciences, l’éloquence constitue le seul prestige; à cette

5 (6:
ME XM ES 1 D 7 0

époque de déclin jésuite, la rhétorique est quelque peu relancée


par la franc-maçonnerie.
A.7.4. Traités et Manuels.
Les codes de rhétorique sont innombrables, tout au moins jus-
qu’à la fin du xvui° siècle. Beaucoup (au xvi et au xvir siècle) sont
écrits en latin; ce sont des manuels scolaires rédigés par des
jésuites, notamment les P. Nuñez, Susius et Soarez. L’Institution du
P. Nuñez, par exemple, comprend cinq livres : des exercices pré-
paratoires, les trois parties principales de la rhétorique (linven-
tion, l'ordonnance et le style) et une partie morale (la « sagesse »).
Cependant, les rhétoriques en langue vernaculaire se multiplient
(on ne citera ici que des françaises). A la fin du xv° siècle, les rhé-
toriques sont surtout des poétiques (arts de faire des vers, ou arts
- de seconde Rhétorique); il faut citer: Pierre Fabri, Grand et vrai
art de pleine rhétorique (six éditions de 1521 à 1544) et Antoine
Foclin (Fouquelin), Rhétorique française (1555), qui comporte un
classement clair et complet des figures. Au xvir* et au xvui siècle,
jusque vers 1830, dominent les Traités de Rhétorique; ces traités
présentent en général: 1° la rhétorique paradigmatique (les
« figures ») ; 2° la rhétorique syntagmatique (la « construction ora-
toire »);ces deux volets sont sentis comme nécessaires et complé-
mentaires, au point qu’un digest commercial de 1806 réunit les deux
rhétoriciens les plus célèbres: les Figures, par Dumarsais, et la
construction oratoire, par Batteux. Citons les plus connus de ces
traités. Pour le xvir siècle, c’est sans doute la Rhétorique du P. Ber-
nard Lamy (1675) : c’est un traité complet de la parole, utile «non
seulement dans les écoles, mais aussi dans toute la vie, lorsqu'on
achète, lorsqu'on vend» ; il repose, évidemment, sur le principe d’ex-
tériorité du langage et de la pensée : on a un «tableau » dans les-
prit, on va le «rendre » avec des mots. Pour le xvi siècle, le traité
le plus célèbre (et au reste le plus intelligent) est celui de Dumar-
sais (Traité des tropes, 1730) ;Dumarsais, pauvre, sans succès de
son vivant, fréquenta le cercle irréligieux de d’Holbach, fut ency-
clopédiste ;son ouvrage, plus qu’une rhétorique, est une linguis-
tique du changement de sens. A la fin du xvurt siècle et au début
du xix° siècle, il se publie encore beaucoup de traités classiques,
absolument indifférents à la secousse et à la mutation révolution-
naires (Blair, 1783 ;Gaillard, 1746 : La Rhétorique des demoiselles ;
Fontanier, 1827 - récemment republié et présenté par G. Genette).
Au xIx° siècle, la rhétorique ne survit qu’artificiellement, sous la
protection des règlements officiels; le titre même des traités et

GNONUT
PNEMXATUEES 109700

manuels s’altère d’une façon significative : 1881, F. de Caussade,


Rhétorique et genres littéraires ;1889, Prat, Eléments de rhétorique
et de littérature : la Littérature dédouane encore la rhétorique, avant
de l’étouffer complètement; mais l’ancienne rhétorique, à lago-
nie, est concurrencée par les « psychologies du style ».

A.7.5. Fin de la Rhétorique.


Cependant, dire d’une façon complète que la Rhétorique est
morte, ce serait pouvoir préciser par quoi elle a été remplacée,
car, on l’a assez vu par cette course diachronique, la Rhétorique
doit toujours être lue dans le jeu structural de ses voisines (Gram-
maire, Logique, Poétique, Philosophie) : c’est le jeu du système,
non chacune de ses parties en soi, qui est historiquement signifi-
catif. Sur ce problème on notera pour finir quelques orientations
d'enquête. 1° Il faudrait faire la lexicologie actuelle du mot: où
passe-t-il ? Il reçoit parfois encore des contenus originaux, des
interprétations personnelles, venus d'écrivains, non de rhéteurs
(Baudelaire et la rhétorique profonde, Valéry, Paulhan) ; mais, sur-
tout, il faudrait réorganiser le champ actuel de ses connotations :
péjoratives ici!, analytiques là?, revalorisantes là encore’, de
façon à dessiner le procès idéologique de l’ancienne rhétorique.
2° Dans l’enseignement, la fin des traités de rhétorique est, comme
toujours en ce cas, difficile à dater; en 1926, un jésuite de Bey-
routh écrit encore un cours de rhétorique en arabe; en 1938, un
Belge, M. J. Vuillaume, publie encore un manuel de rhétorique;
et les classes de Rhétorique et de Rhétorique supérieure ont dis-
paru depuis très peu de temps. 3° Dans quelle mesure exacte et
sous quelles réserves la science du langage a-t-elle pris en charge
le champ de l’ancienne rhétorique? Il y a eu d’abord passage à
une psycho-stylistique (ou stylistique de l’expressivité *); mais

{. (La sophistique du non chez les mystiques : «pour être à tout veillez à
n'être à rien en rien ».) «Par un paradoxe aisément explicable, cette logique
destructrice plaît aux conservateurs : c’est qu’elle est inoffensive ; abolissant tout,
elle ne touche à rien. Privée d’'efficace, elle n’est, au fond, qu’une rhétorique.
Quelques états d'âme truqués, quelques opérations effectuées sur le langage,
ce n’est pas cela qui changera le cours du monde » (Sartre, Saint Genet, p. 191).
2. J. Kristeva, Sèméiotikè, Paris, Ed. du Seuil, 1969 [coll. « Points », 1978].
5. Rhélorique générale, par le Groupe h, Paris, Larousse, 1970 [Ed. du
Seuil, coll. « Points », 1982].
4. « La disparition de la Rhétorique traditionnelle a créé un vide dans les
humanités et la stylistique a déjà fait un long chemin pour combler ce vide.
En fait, il ne serait pas Lout à fait faux de décrire la stylistique comme une

bU5uS
DUREE ESS 411,9)
7 0

aujourd’hui, où le mentalisme linguistique est pourchassé ? De


toute la rhétorique, Jakobson n’a retenu que deux figures, la méta-
phore et la métonymie, pour en faire l'emblème des deux axes du
langage ;pour certains, le formidable travail de classement opéré
par l’ancienne rhétorique paraît encore utilisable, surtout si on
Papplique à des champs marginaux de la communication ou de
la signification telle l’image publicitaire !, où il n’est pas encore
usé. En tout cas, ces évaluations contradictoires montrent bien
l'ambiguïté actuelle du phénomène rhétorique : objet prestigieux
d'intelligence et de pénétration, système grandiose que toute une
civilisation, dans son ampleur extrême, a mis au point pour clas-
ser, c’est-à-dire pour penser son langage, instrument de pouvoir,
lieu de conflits historiques dont la lecture est passionnante si pré-
cisément on replace cet objet dans l’histoire multiple où il s’est
développé ; mais aussi objet idéologique, tombant dans l’idéologie
par l’avancée de cet «autre chose » qui l’a remplacé, et obligeant
aujourd’hui à une indispensable distance critique.

B. Le réseau
B.0.1. L’exigence de classement.
Tous les traités de l’Antiquité, surtout post-aristotéliciens, mon-
trent une obsession de classement (le terme même de partitio
oratoire en témoigne): la rhétorique se donne ouvertement
comme un classement (de matériaux, de règles, de parties, de
genres, de styles). Le classement lui-même est l’objet d’un dis-
cours : annonce du plan du traité, discussion serrée du classe-
ment proposé par les prédécesseurs. La passion du classement
apparaît toujours byzantine à celui qui n’y participe pas: pour-
quoi discuter si âprement de la place de la propositio, mise tan-
tôt à la fin de l’exorde, tantôt au début de la narratio ? Cepen-
dant, la plupart du temps, et c’est normal, l'option taxinomique
implique une option idéologique : il y a toujours un enjeu à la place
des choses: dis-moi comment tu classes, je te dirai qui tu es. On
ne peut donc adopter, comme on le fera ici, à des fins didactiques,

“nouvelle rhétorique” adaptée aux modèles et aux exigences des études


modernes en linguistique et en littérature » (S. Ullmann, Language and Style,
p. 130).
1. Voir notamment : Jacques Durand, « Rhétorique et image publicitaire »,
Communications, n° 15, 1970.
EN XIE S LMOPN7N0

un classement unique, canonique, qui « oubliera » volontairement


les nombreuses variations dont le plan de la technè rhétorikè a
été l’objet, sans dire un mot, d’abord, de ces flottements.

B.0.2. Les départs de classement.


L’exposé de la Rhétorique s’est fait essentiellement selon trois
départs différents (je simplifie). 1° Pour Aristote, la tête de ligne
est la technè (institution spéculative d’un pouvoir de produire ce
qui peut être ou ne pas être) ; la technè (rhétorikè) engendre quatre
types d'opérations, qui sont les parties de l’art rhétorique (et nul-
lement les parties du discours, de l’oratio) : a. Pisteis, l’établisse-
ment des «preuves » (inventio) ;b. Taxis, la mise en place de ces
preuves le long du discours, selon un certain ordre (dispositio);
c. Lexis, la mise en forme verbale (au niveau de la phrase) des
arguments (elocutio) ;d. Hypocrisis, la mise en scène du discours
total par un orateur qui doit se faire comédien (actio). Ces quatre
opérations sont examinées trois fois (du moins en ce qui concerne
l’inventio) : du point de vue de l’émetteur du message, du point
de vue de son destinataire, du point de vue du message lui-même !.
Conformément à la notion de technè (c’est un pouvoir), le départ
aristotélicien met au premier plan la structuration du discours
(opération active) et relègue au second plan sa structure (le dis-
cours comme produit). 2° Pour Cicéron, la tête de ligne est la doc-
trina dicendi, c’est-à-dire non plus une technè spéculative, mais
un savoir enseigné à des fins pratiques ; la doctrina dicendi, du
point de vue taxinomique, engendre : a. une énergie, un travail,
vis oratoris, dont dépendent les opérations prévues par Aristote;
b. un produit, ou si l’on préfère, une forme, l’oratio, à quoi se rat-
tachent les parties d’étendue dont elle se compose; €. un sujet
ou, si l’on préfère, un contenu (un type de contenu), la quaestio,
dont dépendent les genres de discours. Ainsi s’amorce une cer-
laine autonomie de l’œuvre par rapport au travail qui Pa produite.
3° Conciliateur et pédagogue, Quintilien combine Aristote et Cicé-
ron; sa tête de ligne est bien la £echnè, mais c’est une technè pra-
tique et pédagogique, non spéculative; elle aligne: a. les opéra-
tions (de arte) — qui sont celles d’Aristote et de Cicéron; b.
opérateur (de artifice) ; c. l'œuvre elle-même (de opere) (ces deux
derniers thèmes sont commentés, mais non subdivisés).

1. Cf. supra, A.4.2.


B.0.5. L’enjeu du classement : la place du plan.
On peut situer avec précision l’enjeu de ces flottements taxi-
nomiques (même s’ils paraissent infimes) : c’est la place de la place,
de la dispositio, de l’ordre des parties du discours : à quoi la rat-
tacher, cette dispositio ? Deux options sont possibles : ou bien l’on
considère le « plan » comme une « mise en ordre » (et non comme
un ordre tout fait), comme un acte créatif de distribution des
matières, en un mot un travail, une structuration, et on le rattache
alors à la préparation du discours ; ou bien l’on prend le plan dans
son état de produit, de structure fixe et on le rattache alors à
l’œuvre, à l’oratio ; ou bien c’est un dispatching de matériaux, une
distribution, ou bien c’est une grille, une forme stéréotypée. En
un mot, l’ordre est-il actif, créateur, ou passif, créé? Chaque
option a eu ses représentants, qui l’ont poussée à sa limite : cer-
tains rattachent la dispositio à la probatio (découverte des preuves) ;
d’autres la rattachent à l’elocutio : c’est une simple forme verbale.
On sait l’ampleur qu’a prise ce problème au seuil des temps
modernes : au xvI° siècle, Ramus, violemment anti-aristotélicien
(la technè est une sophistication contraire à la nature), sépare radi-
calement la dispositio de l’inventio : l’ordre est indépendant de la
découverte des arguments : d'abord la recherche des arguments,
ensuite leur groupement, appelé méthode. Au xvir siècle, les coups
décisifs contre la rhétorique décadente ont été portés précisément
contre la réification du plan, de la dispositio, telle qu'avait fini par
la concevoir une rhétorique du produit (et non de la production) :
Descartes découvre la coïncidence de l'invention et de l’ordre, non
plus chez les rhéteurs, mais chez les mathématiciens ; et, pour Pas-
cal, l’ordre a une valeur créative, il suffit à fonder le nouveau (ce
ne peut être une grille toute faite, extérieure et précédente) :
«Qu'on ne dise pas que je mai rien dit de nouveau : la disposition
des matières est nouvelle.» Le rapport entre l’ordre d'invention
(dispositio) et l’ordre de présentation (ordo), et notamment l’écart
et l'orientation (contradiction, inversion) des deux ordres paral-
lèles, a donc toujours une portée théorique : c’est toute une concep-
tion de la littérature qui est à chaque fois en jeu, comme en
témoigne l’analyse exemplaire que Poe a donnée de son propre
poème, Le Corbeau: partant, pour écrire l’œuvre, de la dernière
chose apparemment reçue par le lecteur (reçue comme «orne-
ment»), à savoir l'effet triste du nevermore (e/0), puis remontant
de là jusqu’à l'invention de l’histoire et de la forme métrique.

DC
NF MINERS TIMOR O0

B.0.4. La machine rhétorique.


Si, oubliant cet enjeu ou du moins optant résolument pour le
départ aristotélicien, on surimprime en quelque sorte les sous-
classements de l’Ancienne Rhétorique, on obtient une distribu-
tion canonique des différentes parties de la fechnè, un réseau, un
arbre, ou plutôt une grande liane qui descend de palier en palier,
tantôt divisant un élément générique, tantôt rassemblant des par-
ties éparses. Ce réseau est un montage. On pense à Diderot et à
la machine à faire des bas : « On peut la regarder comme un seul
et unique raisonnement dont la fabrication de l’ouvrage est la
conclusion... » Dans la machine de Diderot, ce qu’on enfourne à
l'entrée, c’est du matériau textile, ce qu’on trouve à la sortie, ce
sont des bas. Dans la «machine » rhétorique, ce que l’on met au
début, émergeant à peine d’une aphasie native, ce sont des maté-
riaux bruts de raisonnement, des faits, un «sujet»; ce que l’on
trouve à la fin, c’est un discours complet, structuré, tout armé
pour la persuasion.
B.0.5. Les cinq parties de la technè rhétorikè.
Notre ligne de départ sera donc constituée par les différentes
opérations mères de la fechnè (on comprend par ce qui précède
que nous rattacherons l’ordre des parties, la dispositio, à la
technè et non à l’oratio : c’est ce qu’a fait Aristote). Dans sa plus
grande extension, la technè rhétorikè comprend cinq opérations
principales ; il faut insister sur la nature active, transitive, pro-
grammatique, opératoire de ces divisions : il ne s’agit pas des élé-
ments d’une structure, mais des actes d’une structuration pro-
gressive, comme le montre bien la forme verbale (par verbes)
des définitions [voir tableau ci-dessous].
(162 INVENTIO
. s invenire quid dicas trouver quoi dire
Euresis

2 DISPOSITIO , A mettre en ordre ce qu’on a


tas inventa disponere Ë
l'axis trouvé

sf ELOCUTIO ; ajouter l’ornement des mot


à ornare verbis e S
Lexis des figures

4° ACTIO : jouer le discours comme un


A à agere et pronuntiare J NE
Hypocrisis acteur : gestes et diction

5? MEMORIA er AR pd.
EC memoriae mandare recourir à la mémoire
Mnémè
Les trois premières opérations sont les plus importantes ({nven-
tio, Dispositio, Elocutio) ; chacune supporte un réseau ample et
subtil de notions, et toutes trois ont alimenté la rhétorique au-
delà de l’Antiquité (surtout l’Elocutio). Les deux dernières (Actio
et Memoria) ont été très vite sacrifiées, dès lors que la rhétorique
n’a plus seulement porté sur les discours parlés (déclamés) d’avo-
cats ou d'hommes politiques, ou de « conférenciers » (genre épi-
dictique), mais aussi, puis à peu près exclusivement, sur des
«œuvres » (écrites). Nul doute, pourtant, que ces deux parties ne
présentent un grand intérêt : la première (Actio) parce qu’elle ren-
voie à une dramaturgie de la parole (c’est-à-dire à une hystérie
et à un rituel); la seconde parce qu’elle postule un niveau des
stéréotypes, un inter-textuel fixe, transmis mécaniquement. Mais,
comme ces deux dernières opérations sont absentes de l’œuvre
(opposée à l’oratio) et comme, même chez les Anciens, elles n’ont
donné lieu à aucun classement (mais seulement à de brefs com-
mentaires), on les éliminera, ici, de la machine rhétorique. Notre
arbre comprendra donc seulement trois souches : 1° /nventio;
2° Dispositio ; 3° Elocutio. Précisons cependant qu’entre le concept
de technè et ces trois départs s’interpose encore un palier : celui
des matériaux «substantiels » du discours : Res et Verba. Je ne
pense pas qu’il faille traduire simplement par les Choses et les
Mots. Res, dit Quintilien, ce sont quae significantur, et Verba : quae
significant ;en somme, au niveau du discours, les signifiés et les
signifiants. Res, c’est ce qui est déjà promis au sens, constitué dès
le départ en matériau de signification ; Verbum, c’est la forme qui
va déjà chercher le sens pour l’accomplir. C’est le paradigme
res/verba qui compte, c’est la relation, la complémentarité,
l'échange, non la définition de chaque terme. —- Comme la Dis-
positio porte à la fois sur les matériaux (res) et sur les formes dis-
cursives (verba), le premier départ de notre arbre, la première
épure de notre machine doit s’inscrire ainsi:

Technè rhetorike

Res CE RS Ve f,

1° INVENTIO 2° DISPOSITIO 3° ELOCUTIO


TN ETSEL SO EONTRO

B.1. L’Inventio.

B.1.1. Découverte et non invention.


L’inventio renvoie moins à une invention (des arguments) qu’à
une découverte : tout existe déjà, il faut seulement le retrouver:
c’est une notion plus «extractive » que « créative ». Ceci est cor-
roboré par la désignation d’un «lieu » (la Topique), d’où l’on peut
extraire les arguments et d’où il faut les ramener : l’inventio est
un cheminement (via argumentorum). Cette idée de l’inventio
implique deux sentiments : d’une part, une confiance très sûre
dans le pouvoir d’une méthode, d’une voie: si l’on jette le filet
des formes argumentatives sur le matériau avec une bonne tech-
nique, on est assuré de ramener le contenu d’un excellent dis-
cours ; d'autre part, la conviction que le spontané, l’améthodique
ne ramène rien: au pouvoir de la parole finale correspond un
néant de la parole originelle ; l’homme ne peut parler sans être
accouché de sa parole, et pour cet accouchement il y a une technè
particulière, l’inventio.

B.1.2. Convaincre/émouvoir.
De l’inventio partent deux grandes voies, l’une logique, l’autre
psychologique : convaincre et émouvoir. Convaincre (fidem facere)
requiert un appareil logique ou pseudo-logique qu’on appelle en
gros la Probatio (domaine des « Preuves ») : par le raisonnement,
il s’agit de faire une violence juste à l’esprit de l’auditeur, dont
le caractère, les dispositions psychologiques, n’entrent pas alors
en ligne de compte : les preuves ont leur propre force. Emouvoir
(animos impellere) consiste au contraire à penser le message pro-
batoire non en soi, mais selon sa destination, l'humeur de qui
doit le recevoir, à mobiliser des preuves subjectives, morales.
Nous descendrons d’abord le long chemin de la probatio (convain-
cre), pour revenir ensuite au second terme de la dichotomie de
départ (émouvoir). Toutes ces « descentes » seront reprises gra-
phiquement, sous forme d’un arbre, en annexe.

B.1.3. Preuves dans-la-technique et preuves hors-de-la-technique.


Pisteis, les preuves ? On gardera le mot par habitude, mais il
a chez nous une connotation scientifique dont l’absence même
définit les pisteis rhétoriques. Il vaudrait mieux dire: des rai-
sons probantes, des voies de persuasion, des moyens de crédit,
des médiateurs de confiance (fides). La division binaire des pis-

5 6 4
ODA ES 0:
D A)

teis est célèbre : il y a les raisons qui sont en dehors de la technè


(pisteis atechnoi) et les raisons qui font partie de la technè (pis-
teis entechnoi), en latin : probationes inartificiales/artificiales ; en
français (B. Lamy) : extrinsèques/intrinsèques. Cette opposition
n’est pas difficile à comprendre si nous nous rappelons bien ce
qu'est une technè : une institution spéculative des moyens de pro-
duire ce qui peut être ou n’être pas, c’est-à-dire ce qui n’est ni
scientifique (nécessaire) ni naturel. Les preuves hors-de-la-
technè sont donc celles qui échappent à la liberté de créer l’ob-
jet contingent ; elles se trouvent en dehors de l’orateur (de l’opé-
rateur de technè) ; ce sont des raisons inhérentes à la nature de
l’objet. Les preuves dans-la-technè dépendent au contraire du
pouvoir raisonnant de l’orateur.
x
B.1.4. Preuves hors-de-la-techne.
Que peut l’orateur sur les preuves atechnoi? Il ne peut les
conduire (induire ou déduire) ; il peut seulement, parce qu’elles
sont «inertes » en soi, les arranger, les faire valoir par une dis-
position méthodique. Quelles sont-elles ? Ce sont des fragments
de réel qui passent directement dans la dispositio, par un simple
faire-valoir, non par transformation ; ou encore : ce sont des élé-
ments du «dossier » que l’on ne peut inventer (déduire) et qui
sont fournis par la cause elle-même, par le client (nous sommes
pour le moment dans le pur judiciaire). Ces pisteis atechnoi sont
classées de la façon suivante : il y a : 1° les praejudicia, les arrêts
antérieurs, la jurisprudence (le problème est de les détruire sans
les attaquer de front); 2° les rumores, le témoignage publie, le
consensus de toute une ville ; 3° les aveux sous torture (tormenta,
quaesita) : aucun sentiment moral, mais un sentiment social à
l'égard de la torture : l'Antiquité reconnaissait le droit de tortu-
rer les esclaves, non les hommes libres; 4° les pièces (tabulae) :
contrats, accords, transactions entre particuliers, jusqu’aux rela-
tions forcées (vol, assassinat, brigandage, affront) ; 5° le serment
Gusjurandum) : c’est lélément de tout un jeu combinatoire, d’une
tactique, d’un langage : on peut accepter, refuser de jurer, on
accepte, on refuse le serment de l’autre, etc.; 6° les témoignages
(testimonia) : ce sont essentiellement, du moins pour Aristote, des
témoignages nobles, issus soit de poètes anciens (Solon citant
Homère pour appuyer les prétentions d'Athènes sur Salamine),
soit de proverbes, soit de contemporains notables; ce sont donc
plutôt des « citations ».
DNERA FENER SU) 0 010

B.1.5. Sens des atechnoi.


Les preuves «extrinsèques» sont propres au judiciaire (les
rumores et les testimonia peuvent servir au délibératif et à l’épi-
dictique) ; mais on peut imaginer qu’elles servent dans le privé,
pour juger une action, savoir s’il faut louer, etc. C’est ce qu’a
fait Lamy. De là ces preuves extrinsèques peuvent alimenter des
représentations fictives (roman, théâtre); il faut prendre garde
cependant que ce ne sont pas des indices, qui, eux, font partie
du raisonnement ; ce sont simplement les éléments d’un dossier
qui vient de l’extérieur, d’un réel déjà institutionnalisé ; en lit-
térature, ces preuves serviraient à composer des romans-dos-
siers (il s’en est trouvé), qui renonceraient à toute écriture liée,
à toute représentation filée et ne donneraient que des fragments
du réel déjà constitués en langage par la société. C’est bien le
sens des atechnoi: ce sont des éléments constitués du langage
social, qui passent directement dans le discours, sans être trans-
Jormés par aucune opération technique de l’orateur, de l’auteur.

B.1.6. Preuves dans-la-techne.


A ces fragments du langage social donnés directement, à l’état
brut (sauf la mise en valeur d’un arrangement), s’opposent les
raisonnements qui, eux, dépendent entièrement du pouvoir de
l’orateur (pisteis entechnoi). Entechnos veut bien dire ici: qui
relève d’une pratique de l’orateur, car le matériel est transformé
en force persuasive par une opération logique. Cette opération,
en toute rigueur, est double : induction et déduction. Les pisteis
entechnot se divisent donc en deux types : 1° l’exemplum (induc-
tion); 2° l’enthymème (déduction); il s’agit évidemment d’une
induction et d’une déduction non scientifiques, mais simplement
« publiques » (pour le public). Ces deux voies sont contraignantes :
tous les orateurs, pour produire la persuasion, démontrent par
des exemples ou des enthymèmes; il n’y a pas d’autres moyens
que ceux-là (Aristote). Cependant une sorte de différence quasi
esthétique, une différence de style s’est introduite entre l'exemple
et lenthymème : l’exemplum produit une persuasion plus douce,
mieux prisée du vulgaire ; c’est une force lumineuse, flattant le
plaisir qui est inhérent à toute comparaison; l’enthymème, plus
puissant, plus vigoureux, produit une force violente, troublante,
il bénéficie de l’énergie du syllogisme ; il opère un véritable rapt,
c’est la preuve, dans toute la force de sa pureté, de son essence.
TEMXIT, ES 190740

B.1.7. L’exemplum.
L’exemplum (paradeigma) est l'induction rhétorique : on pro-
cède d’un particulier à un autre particulier par le chaînon impli-
cite du général : d’un objet on infère la classe, puis de cette classe
on défère un nouvel objet. L’exemplum peut avoir n'importe
quelle dimension, ce peut être un mot, un fait, un ensemble de
faits et le récit de ces faits. C’est une similitude persuasive, un
argument par analogie : on trouve de bons exempla, si l’on a le
don de voir les analogies — et aussi, bien entendu, les contraires ?;
comme son nom grec l'indique, il est du côté du paradigmatique,
du métaphorique. Dès Aristote, l’exemplum se subdivise en réel
et fictif; le fictif se subdivise en parabole etfable ; le réel couvre
des exemples historiques, mais aussi mythologiques, par oppo-
sition non à l’imaginaire, mais à ce qu’on invente soi-même ; la
parabole est une comparaison courte 5, la fable (logos) un assem-
blage d’actions. Ceci indique la nature narrative de lexemplum,
qui va s'épanouir historiquement.
B.1.8. La figure exemplaire : l’imago.
Au début du 1‘ siècle avant J.-C., une nouvelle forme d’exem-
plum apparaît : le personnage exemplaire (eikôn, imago) désigne
Pincarnation d’une vertu dans une figure : Cato illa virtutum viva
imago (Cicéron). Un répertoire de ces «imago » s'établit à l'usage
des écoles de rhéteurs (Valère Maxime, sous Tibère : Factorum
ac dictorum memorabilium librinovem), suivi plus tard d’une ver-
sion en vers. Cette collection de figures a une immense fortune
au Moyen Age; la poésie savante propose le canon définitif de
ces personnages, véritable Olympe d’archétypes que Dieu a mis
dans la marche de lhistoire ; l’imago virtutis saisit parfois des
personnages très secondaires, voués à une immense fortune, tel

1. Exemple d’exemplum donné par Quintilien : « Des joueurs de flûte qui


s'étaient retirés de Rome y furent rappelés par un décret du Sénat; à plus
forte raison doit-on rappeler de grands citoyens qui avaient bien mérité de
la République et que le malheur des temps avait forcés à l’exil »: maillon
général de la chaîne inductive : la classe des gens utiles, chassés et rappe-
lés.
2. Exemplum a contrario : « Ces tableaux, ces statues que Marcellus ren-
dait à des ennemis, Verrès les enlevait à des alliés » (Cicéron).
3. Exemple de parabole pris dans un discours de Socrate: il ne faut pas
tirer les magistrats au sort, pas plus que les athlètes et les pilotes.

5 7
MEETEE SECFSO
7 0

Amyclas, le batelier qui transporta « César et sa fortune » d’Epire


à Brindisi, au cours d’une tempête (= pauvreté et sobriété); il y
a de nombreuses « imago » dans l’œuvre de Dante. Le fait même
qu’on ait pu constituer un répertoire d’exempla souligne bien ce
que l’on pourrait appeler la vocation structurale de l’exemplum :
c’est un morceau détachable, qui comporte expressément un sens
(portrait héroïque, récit hagiographique) ; on comprend dès lors
qu’on puisse le suivre jusque dans l'écriture à la fois discontinue
et allégorique de la grande presse contemporaine : Churchill,
Jean XXIIT sont des «imago », des exemples destinés à nous per-
suader qu’il faut être courageux, qu’il faut être bon.
B.1.9. Argumenta.
Face à l’exemplum, mode persuasif par induction, il y a le
groupe des modes par déduction, les argumenta. L’ambiguïté du
mot argumentum est ici significative. Le sens usuel ancien est:
sujet d’une fable scénique (l’argument d’une comédie de Plaute),
ou encore : action articulée (par opposition au rnuthos, assem-
blage d'actions). Pour Cicéron, c’est à la fois une « chose fictive
qui aurait pu arriver » (le plausible) et une «idée vraisemblable
employée à convaincre », ce dont Quintilien précise mieux la por-
tée logique : «manière de prouver une chose par une autre, de
confirmer ce qui est douteux par ce qui ne l’est pas ». Ainsi appa-
raît une duplicité importante : celle d’un «raisonnement » («toute
forme de raisonnement public», dit un rhéteur) impur, facile-
ment dramatisable, qui participe à la fois de l’intellectuel et du
fictionnel, du logique et du narratif (ne retrouve-t-on pas cette
ambiguïté dans bien des «essais» modernes ?). L’appareil des
argumenta qui commence ici et va épuiser jusqu’à sa fin toute
la probatio s'ouvre sur une pièce maîtresse, tabernacle de la
preuve déductive, l’enthymème, qui se dit parfois commentum,
commentatio, traduction littérale du grec enthumèma (toute
réflexion qu’on a dans l'esprit), mais le plus souvent, par une
synecdoque significative : argumentum.
B.1.10. L’enthymème.
L’enthymème a reçu deux significations successives (qui ne
sont pas contradictoires). 1° Pour les aristotéliciens, c’est un syl-
logisme fondé sur des vraisemblances ou des signes, et non sur
du vrai et de l’immédiat (comme c’est le cas pour le syllogisme
scientifique) ; lenthymème est un syllogisme rhétorique, déve-
loppé uniquement au niveau du public (comme on dit : se mettre

O6 “8
TEXTES L 97 0

au niveau de quelqu'un), à partir du probable, c’est-à-dire à par-


tir de ce que le public pense; c’est une déduction dont la valeur
est concrète, posée en vue d’une présentation (c’est une sorte de
spectacle acceptable), par opposition à la déduction abstraite, faite
uniquement pour l’analyse ; c’est un raisonnement public, manié
facilement par des hommes incultes. En vertu de cette origine,
lenthymème procure la persuasion, non la démonstration ;pour
Aristote, lenthymème est suffisamment défini par le caractère
vraisemblable de ses prémisses (le vraisemblable admet des
contraires) ; d’où la nécessité de définir et de classer les prémisses
de lPenthymème !. 2° Dès Quintilien et triomphant entièrement
au Moyen Age (depuis Boèce), une nouvelle définition prévaut :
Penthymème est défini non par le contenu de ses prémisses, mais
par le caractère elliptique de son articulation : c’est un syllogisme
incomplet, un syllogisme écourté : il n’a «ni autant de parties ni
des parties aussi distinctes que le syllogisme philosophique » : on
peut supprimer l’une des deux prémisses ou la conclusion : c’est
alors un syllogisme tronqué par la suppression (dans l’énoncé)
d’une proposition dont la réalité paraît aux hommes incontes-
table et qui est, pour cette raison, simplement « gardée dans l’es-
prit» (en thumô). Si on applique cette définition au syllogisme
maître de toute la culture (il nous redit bizarrement notre mort)
— et bien que la prémisse n’en soit pas simplement probable, ce
qui ne pourrait en faire un enthymème au sens 1 —, on peut avoir
les enthymèmes suivants : l’homme est mortel, donc Socrate est
mortel; Socrate est mortel parce que les hommes le sont; Socrate
est un homme, donc mortel, etc. On pourrait préférer à ce modèle
funèbre l'exemple, plus actuel, proposé par Port-Royal: «Tout
corps qui réfléchit la lumière de toutes parts est raboteux; or, la
lune réfléchit la lumière de toutes parts ; donc la lune est un corps
raboteux », et toutes les formes enthymématiques que l’on peut
en extraire (la lune est raboteuse parce qu’elle réfléchit la lumière
de toutes parts, etc.). Cette seconde définition de l’enthymème
est en effet surtout celle de la Logique de Port-Royal, et l’on voit
très bien pourquoi (ou comment) : l’homme classique croit que
le syllogisme est tout fait dans l’esprit («le nombre de trois pro-
positions est assez proportionné avec l’étendue de notre esprit ») ;
si l’enthymème est un syllogisme imparfait, ce ne peut donc être
qu’au niveau du langage (qui n’est pas celui de l« esprit ») : c’est

CT AME MA Mb EC"
NP MERS LUS A0 0

un syllogisme parfait dans l’esprit, mais imparfait dans lexpres-


sion; en somme, c’est un accident de langage, un écart.

B.1.11. Métamorphoses de l’enthymème.


Voici quelques variétés de syllogismes rhétoriques : 1° le pro-
syllogisme, enchaînement de syllogismes dans lequel la conclu-
sion de l’un devient la prémisse du suivant; 2° le sorite (soros,
le tas), accumulation de prémisses ou suite de syllogismes tron-
qués; 3° l’épichérème (souvent commenté dans l’Antiquité), ou
syllogisme développé, chaque prémisse étant accompagnée de
sa preuve ; la structure épichérématique peut s'étendre à tout un
discours en cinq parties: proposition, raison de la majeure,
assomption ou mineure, preuve de la mineure, complexion ou
conclusion : A... car. Or, B... car... Donc C!; 4° l’enthymème
apparent, ou raisonnement fondé sur un tour de passe-passe, un
jeu de mots; 5° la maxime (gnômè, sententia) : forme très ellip-
tique, monodique, c’est un fragment d’enthymème dont le reste
est virtuel : «Il ne faut jamais donner à ses enfants un excès de
savoir (car ils récoltent l’envie de leurs concitoyens) »?. Evolu-
tion significative, la sententia émigre de l’inventio (du raisonne-
ment, de la rhétorique syntagmatique) à l’elocutio, au style
(figures d'amplification ou de diminution) ; au Moyen Age, elle
s’épanouit, contribuant à former un trésor de citations sur tous
les sujets de sagesse : phrases, vers gnomiques appris par cœur,
collectionnés, classés par ordre alphabétique.
B.1.12. Plaisir à l’enthymème.
Puisque le syllogisme rhétorique est fait pour le public (et non
sous le regard de la science), les considérations psychologiques

1. Un épichérème étendu : tout le Pro Milone de Cicéron: 1° il est per-


mis de tuer ceux qui nous dressent des embüûches ; 2° preuves tirées de la
loi naturelle, du droit des gens, d’exempla; 3° or, Clodius a dressé des
embüûches à Milon ; 4° preuves tirées des faits ; 5° donc il était permis à Milon
de tuer Clodius.
2. La maxime (gnôme, sententia) est une formule qui exprime le géné-
ral, mais seulement un général qui a pour objet des actions (ce qui peut
être choisi ou évité) ;pour Aristote, l’assise de la gnômè est toujours l’eikos,
conformément à sa définition de l’enthymème par le contenu des prémisses ;
mais, pour les classiques, qui définissent l’enthymème par son «tronquage »,
la maxime est essentiellement un «raccourci» : «il arrive aussi quelquefois
que l’on renferme deux propositions dans une seule proposition : la sen-
tence enthymématique » (ex. : Mortel, ne garde pas une haine immortelle).

[ei EN] ©
DE
X I ESA A & F7 ©

sont pertinentes, et Aristote y insiste. L’enthymème a les agréments


d’un cheminement, d’un voyage : on part d’un point qui n’a pas
besoin d’être prouvé et de là on va vers un autre point qui a besoin
de l’être; on a le sentiment agréable (même s’il provient d’une
force) de découvrir du nouveau par une sorte de contagion natu-
relle, de capillarité qui étend le connu (lopinable) vers l'inconnu.
Cependant, pour rendre tout son plaisir, ce cheminement doit être
surveillé : le raisonnement ne doit pas être pris de trop loin et il
ne faut pas passer par tous les échelons pour conclure : cela las-
serait (l’épichérème doit être utilisé seulement dans les grandes
occasions); car il faut compter avec l'ignorance des auditeurs
(lignorance est précisément cette incapacité d’inférer par de nom-
breux degrés et de suivre longtemps un raisonnement) ; ou plu-
tôt : cette ignorance, il faut l’exploiter en donnant à l’auditeur le
sentiment qu’il la fait cesser de lui-même, par sa propre force men-
tale: l’enthymème n’est pas un syllogisme tronqué par carence,
dégradation, mais parce qu’il faut laisser à l’auditeur le plaisir de
tout faire dans la construction de l'argument : c’est un peu le plai-
sir qu’il y a à compléter soi-même une grille donnée (crypto-
grammes, jeux, mots croisés). Port-Royal, bien que jugeant tou-
jours le langage fautif par rapport à l’esprit — et l’enthymème est
un syllogisme de langage —, reconnaît ce plaisir du raisonnement
incomplet : « Cette suppression [d’une partie du syllogisme] flatte
la vanité de ceux à qui l’on parle, en se remettant de quelque chose
à leur intelligence et en abrégeant le discours, elle le rend plus
fort et plus vif!»; on voit cependant le changement moral (par
rapport à Aristote) : le plaisir de l’enthymème est moins rapporté
à une autonomie créatrice de l’auditeur qu’à une excellence de la
concision, donnée triomphalement comme le signe d’un surplus
de la pensée sur le langage (la pensée l'emporte d’une longueur
sur le langage) : «une des principales beautés d’un discours est
d’être plein de sens et de donner occasion à l'esprit de former une
pensée plus étendue que n'est l'expression... ».
B.1.13. Les prémisses enthymématiques.
Le lieu d’où nous partons pour faire l’agréable chemin de l’en-
thymème, ce sont les prémisses. Ce lieu est connu, certain, mais

1. Exemple de raccourci heureux: ce vers de la Médée d’Ovide, «qui


contient un enthymème très élégant»: Servare potui, perdere an possim
rogas ? Je Pai pu conserver, je te pourrais donc perdre (Celui qui peut conser-
ver peut perdre, or j'ai pu te conserver, donc je pourrais te perdre).

C7(E
RE NCATRERS NO EAU

ce n’est pas le certain scientifique: c’est notre certain humain.


Que tenons-nous donc pour certain? 1° ce qui tombe sous les
sens, ce que nous voyons et entendons : les indices sûrs, tekmé-
ria ;2° ce qui tombe sous le sens, ce sur quoi les hommes sont
généralement d'accord, ce qui est établi par les lois, ce qui est
passé dans l’usage («il existe des dieux», «il faut honorer ses
parents », etc.) : ce sont les vraisemblances, eikota, ou, généri-
quement, le vraisemblable (eikos) ; 3° entre ces deux types de
«certain » humain, Aristote met une catégorie plus floue: les
séméia, les signes (une chose qui sert à en faire entendre une
autre, per quod alia res intelligitur).

B.1.14. Le tekmérion, l'indice sûr.


Le tekmérion est l'indice sûr, le signe nécessaire ou encore «le
signe indestructible », celui qui est ce qu’il est et qui ne peut pas
être autrement. Une femme a accouché: c’est l’indice sûr (tek-
mérion) qu’elle a eu commerce avec un homme. Cette prémisse
se rapproche beaucoup de celle qui inaugure le syllogisme scien-
tifique, bien qu’elle ne repose que sur une universalité d’expé-
rience. Comme toujours lorsqu'on exhume ce vieux matériel
logique (ou rhétorique), on est frappé de le voir fonctionner par-
faitement à l’aise dans les œuvres de la culture dite de masse
— au point que l’on peut se demander si Aristote n’est pas le phi-
losophe de cette culture et par conséquent ne fonde pas la cri-
tique qui peut avoir prise sur elle ; ces œuvres mobilisent en effet
couramment des «évidences » physiques qui servent de départs
à des raisonnements implicites, à une certaine perception ration-
nelle du déroulement de l’anecdote. Dans Goldfinger, il y a une
électrocution par leau: ceci est connu, n’a pas besoin d’être
fondé, c’est une prémisse «naturelle», un tekmérion; ailleurs
(dans le même film) une femme meurt parce qu’on a aurifié son
corps ; ici, il faut savoir que la peinture d’or empêche la peau de
respirer et donc provoque l’asphyxie : ceci, étant rare, a besoin
d’être fondé (par une explication); ce n’est donc pas un tekmé-
rion, Où du moins il est « décroché » jusqu’à une certitude anté-
cédente (lasphyxie fait mourir). Il va de soi que les tekméria n’ont
pas, historiquement, la belle stabilité que leur prête Aristote : le
«certain » public dépend du « savoir » public et celui-ci varie avec
les temps et les sociétés; pour reprendre l'exemple de Quinti-
lien (et le démentir), on m’assure que certaines populations n’éta-
blissent pas de détermination entre l'accouchement et le rapport
sexuel (lenfant dort dans la mère, Dieu le réveille).

S27102
B.1.15. L’eikos, le vraisemblable.
Le deuxième type de « certitude » (humaine, non scientifique)
qui peut servir de prémisse à l’enthymème est le vraisemblable,
notion capitale aux yeux d’Aristote. C’est une idée générale repo-
sant sur le jugement que se sont fait les hommes par expériences
et inductions imparfaites (Perelman propose de l’appeler le pré-
Jérable). Dans le vraisemblable aristotélicien il y a deux noyaux :
1° l’idée de général, en ce qu’elle s’oppose à l’idée d’universel :
luniversel est nécessaire (c’est l’attribut de la science), le géné-
ral est non nécessaire ; c’est un « général » humain, déterminé
en somme statistiquement par l’opinion du plus grand nombre ;
2° la possibilité de contrariété ; certes l’enthymème est reçu par
le public comme un syllogisme certain, il semble partir d’une
opinion à laquelle on croit « dur comme fer »; mais par rapport
à la science, le vraisemblable admet, lui, le contraire : dans les
limites de l'expérience humaine et de la vie morale, qui sont
celles de Perkos, le contraire n’est jamais impossible : on ne peut
prévoir d’une façon certaine (scientifique) les résolutions d’un
être libre : «celui qui se porte bien verra le jour demain », «un
père aime ses enfants », «un vol commis sans effraction dans la
maison a dû l’être par un familier », etc. : soit, mais le contraire
est toujours possible ; l'analyste, le rhétoricien sent bien la force
de ces opinions, mais en toute honnêteté il les tient à distance
en les introduisant par un esto (soit) qui le décharge aux yeux
de la science, où le contraire n’est jamais possible.

B.1.16. Le séméion, le signe.


Le séméion, troisième départ possible de l’enthymème, est un
indice plus ambigu, moins sûr que le tekmérion. Des traces de
sang font supposer un meurtre, mais ce n’est pas sûr: le sang
peut provenir d’un saignement de nez, ou d’un sacrifice. Pour
que le signe soit probant, il faut d’autres signes concomitants ;
ou encore : pour que le signe cesse d’être polysémique (le séméion
est en effet le signe polysémique), il faut recourir à tout un
contexte. Atalante n’était pas vierge, puisqu'elle courait les bois
avec des garçons : pour Quintilien, c’est encore à prouver; la pro-
position est même si incertaine qu’il rejette le séméion hors de
la technè de l’orateur: celui-ci ne peut se saisir du séméion pour
le transformer, par conclusion enthymématique, en certain.
IN EXAMINE SE Or 7010

B.1.17. Pratique de l’enthymème.


Dans la mesure où l’enthymème est un raisonnement « public »,
il était licite d’en étendre la pratique hors du judiciaire et il est
possible de le retrouver hors de la rhétorique (et de l'Antiquité).
Aristote lui-même a étudié le syllogisme pratique, ou enthy-
mème, qui a pour conclusion un acte décisionnel; la majeure
est occupée par une maxime courante (eikos) ;dans la mineure,
l'agent (par exemple moi-même) constate qu’il se trouve dans
la situation couverte par la majeure ; il conclut par une décision
de comportement. Comment se fait-il alors que si souvent la
conclusion contredise la majeure et que l’action résiste à la
connaissance ? C’est parce que, bien souvent, de la majeure à la
mineure, il y a déviation: la mineure implique subrepticement
une autre majeure : «Boire de l'alcool est nuisible à l’homme;
or, je suis un homme ; donc je ne dois pas boire » et cependant,
malgré ce bel enthymème, je bois; c’est que je me réfère «en
douce » à une autre majeure : le pétillant et le glacé désaltèrent,
se rafraîchir fait du bien (majeure bien connue de la publicité
et des conversations de bistrot). Autre extension possible de l’en-
thymème : dans les langages «froids » et raisonnables, à la fois
distants et publics, tels les langages institutionnels (la diploma-
tie publique, par exemple) : des étudiants chinois ayant mani-
festé devant l'ambassade américaine à Moscou (mars 1965), la
manifestation ayant été réprimée par la police russe et le gou-
vernement chinois ayant protesté contre cette répression, une
note soviétique répond à la protestation chinoise par un bel épi-
chérème, digne de Cicéron !: 1° prémisse majeure : eikos, opi-
nion générale : il existe des normes diplomatiques, respectées par
tous les pays; 2° preuve de la majeure : les Chinois eux-mêmes
respectent, dans leur pays, ces normes d'accueil; 3° prémisse
mineure : or, les étudiant chinois, à Moscou, ont violé ces normes ;
4° preuve de la mineure : c’est le récit de la manifestation (injures,
voies de fait et autres actes tombant sous le coup du code pénal);
5° la conclusion n’est pas énoncée (c’est un enthymème), mais
elle est claire : c’est la note elle-même comme rejet de la pro-
testation chinoise : l'adversaire a été mis en contradiction avec
l'eikos et avec lui-même.

1Cf supra, B'111:


B.1.18. Le lieu, topos, locus.
Les classes de prémisses enthymématiques étant distinguées,
il faut encore meubler ces classes, trouver des prémisses : on a
les grandes formes, mais comment inventer les contenus ? C’est
toujours la même question angoissante posée par la Rhétorique
et qu’elle essaie de résoudre : quoi dire ? D’où l’importance de
la réponse, attestée par l’ampleur et la fortune de cette partie
de l’/Znventio qui est chargée de fournir des contenus au rai-
sonnement et qui commence maintenant : la Topique. Les pré-
misses peuvent en effet être tirées de certains lieux. Qu’est-ce
qu’un lieu? C’est, dit Aristote, ce en quoi coïncide une pluralité
de raisonnements oratoires. Les lieux, dit Port-Royal, sont « cer-
tains chefs généraux auxquels on peut rapporter toutes les
preuves dont on se sert dans les diverses matières que l’on
traite »; ou encore (Lamy): «des avis généraux qui font res-
souvenir ceux qui les consultent de toutes les faces par lesquelles
on peut considérer un sujet». Cependant l’approche métapho-
rique du lieu est plus significative que sa définition abstraite.
On s’est servi de beaucoup de métaphores pour identifier le lieu.
D’abord, pourquoi lieu ? Parce que, dit Aristote, pour se souve-
nir des choses, il suffit de reconnaître le lieu où elles se trou-
vent (le lieu est donc l’élément d’une association d'idées, d’un
conditionnement, d’un dressage, d’une mnémonique); les lieux
ne sont donc pas les arguments eux-mêmes mais les comparti-
ments dans lesquels on les range. De là toute image conjoignant
l’idée d’un espace et celle d’une réserve, d’une localisation et
d’une extraction : une région (où l’on peut trouver des argu-
ments), une veine de tel minerai, un cercle, une sphère, une source,
un puits, un arsenal, un trésor, et même un trou à pigeons (W.D.
Ross); «Les lieux, dit Dumarsais, sont les cellules où tout le
monde peut aller prendre, pour ainsi dire, la matière d’un dis-
cours et des arguments sur toutes sortes de sujets. » Un logicien
scolastique, exploitant la nature ménagère du lieu, le compare
à une étiquette qui indique le contenu d’un récipient (pyridum
indices) ;pour Cicéron, les arguments, venant des lieux, se pré-
senteront d'eux-mêmes pour la cause à traiter «comme les
lettres pour le mot à écrire»: les lieux forment donc cette
réserve très particulière que constitue l’alphabet: un corps de
formes privées de sens en elles-mêmes, mais concourant au sens
par sélection, agencement, actualisation. Par rapport au lieu,
qu'est-ce que la Topique? 11 semble que l’on puisse distinguer

87 5
DE XAT ES 1.59 47:10

trois définitions successives, ou tout au moins trois orientations


du mot. La Topique est - ou a été : 1° une méthode ; 2° une grille
de formes vides; 3° une réserve de formes remplies.

B.1.19. La Topique : une méthode.


Originairement (selon les Topica d’Aristote, antérieures à sa
Rhétorique), la Topique a été un recueil des lieux communs de
la dialectique, c’est-à-dire du syllogisme fondé sur le probable
(intermédiaire entre la science et le vraisemblable) ; puis Aris-
tote en fait une méthode, plus pratique que la dialectique : celle
qui «nous met en état, sur tout sujet proposé, de fournir des
conclusions tirées de raisons vraisemblables ». Ce sens métho-
dique a pu durer ou du moins resurgir le long de l’histoire rné-
torique: c’est alors l’art (savoir organisé en vue de l’enseigne-
ment : disciplina) de trouver les arguments (Isidore), ou encore :
un ensemble de «moyens courts et faciles pour trouver la matière
de discourir même sur les sujets qui sont entièrement inconnus »
(Lamy) — on comprend les suspicions de la philosophie à l'égard
d’une telle méthode.

B.1.20. La Topique : une grille.


Le second sens est celui d’un réseau de formes, d’un parcours
quasi cybernétique auquel on soumet la matière que l’on veut
transformer en discours persuasif. Il faut se représenter les
choses ainsi : un sujet (quaestio) est donné à l’orateur ; pour trou-
ver des arguments, l’orateur « promène » son sujet le long d’une
grille de formes vides : du contact du sujet et de chaque case
(chaque «lieu ») de la grille (de la Topique) surgit une idée pos-
sible, une prémisse d’enthymème. Il a existé dans l'Antiquité une
version pédagogique de ce procédé : la chrie (chréia), ou exer-
cice « utile », était une épreuve de virtuosité, imposée aux élèves,
qui consistait à faire passer un thème par une série de lieux:
quis ? quid ? ubi ? quibus auxiliis ? cur ? quomodo ? quando ? S’ins-
pirant de topiques anciennes, Lamy, au xvir siècle, propose la
grille suivante : le genre, la différence, la définition, le dénom-
brement des parties, l’'étymologie, les conjugués (c’est le champ
associatif du radical), la comparaison, la répugnance, les effets,
les causes, etc. Supposons que nous ayons à faire un discours
sur la littérature : nous «séchons » (il y a de quoi), mais heu-
reusement nous disposons de la topique de Lamy : nous pouvons
alors, au moins, nous poser des questions et tenter d’y répondre :
à quel «genre » rattacherons-nous la littérature ? art ? discours ?

6 7 6
T EXT ES 1 9 7 ©

production culturelle? Si c’est un «art», quelle différence avec


les autres arts? Combien de parties lui assigner et lesquelles?
Que nous inspire l’étymologie du mot ? son rapport à ses voisins
morphologiques (littéraire, littéral, lettres, lettré, etc.) ? Avec quoi
la littérature est-elle dans un rapport de répugnance? l’Argent ?
la Vérité? etc.!. La conjonction de la grille et de la quaestio res-
semble à celle du thème et des prédicats, du sujet et des attri-
buts : la «topique attributive » a son apogée dans les tables des
Lullistes (ars brevis) : les attributs généraux sont des espèces de
lieux. - On voit quelle est la portée de la grille topique : les méta-
phores qui visent le lieu (topos) nous l’indiquent assez : les argu-
ments se cachent, ils sont tapis dans des régions, des profondeurs,
des assises d’où il faut les appeler, les réveiller : la Topique est
accoucheuse de /atent : c’est une forme qui articule des conte-
nus et produit ainsi des fragments de sens, des unités intelligibles.
B.1.21. La Topique : une réserve.
Les lieux sont en principe des formes vides ; mais ces formes ont
eu très vite tendance à se remplir toujours de la même manière,
à emporter des contenus, d’abord contingents, puis répétés, réifiés.
La Topique est devenue une réserve de stéréotypes, de thèmes
consacrés, de «morceaux » pleins que l’on place presque obliga-
toirement dans le traitement de tout sujet. D’où l'ambiguïté histo-
rique de l’expression lieux communs (topoi koinoi, loci commun) :
1° ce sont des formes vides communes à tous les arguments (plus
elles sont vides, plus elles sont communes?) ; 2° ce sont des sté-
réotypes, des propositions rabâchées. La Topique, réserve pleine :
ce sens n’est pas du tout celui d’Aristote, mais c’est déjà celui des
Sophistes : ceux-ci avaient senti la nécessité d’avoir une table des
choses dont on parle communément et sur lesquelles il ne faut pas
«être coincé ». Cette réification de la Topique s’est poursuivie régu-
lièrement, par-dessus Aristote, à travers les auteurs latins; elle a
triomphé dans la néo-rhétorique et a été absolument générale au

1. Ces grilles topiques sont stupides, elles n’ont aucun rapport avec la
«vie», la «vérité», on a eu bien raison de les bannir de l’enseignement
moderne, etc. : sans doute : encore faudrait-il que les «sujets » (de devoir,
de dissertation) suivent ce beau mouvement. Au moment où j'écris ceci,
j'entends que l’un des «sujets » du dernier baccalauréat était quelque chose
comme : Faut-il encore respecter les vieillards ? À sujet stupide, topique indis-
pensable.
DANCE B. 1.25
HOME OC MAIS 1 49 1710

Moyen Age. Curtius a donné un recensement de ces thèmes obli-


gés, accompagnés de leur traitement fixe. Voici quelques-uns de
ces lieux réifiés (au Moyen Age) : 1° topos de la modestie affectée :
tout orateur doit déclarer qu’il est écrasé par son sujet, qu’il est
incompétent, que ce n’est certes pas de la coquetterie que de dire
cela, etc. (excusatio propter infirmitatem |) ; 2° topos du puer seni-
lis : c’est le thème magique de adolescent doué d’une sagesse par-
faite ou du vieillard pourvu de la beauté et de la grâce de la jeu-
nesse ; 3° {opos du locus amoenus : le paysage idéal, Elysée ou
Paradis (arbres, bosquets, source et prairie), a fourni bon nombre
de « descriptions » littéraires ?, mais l’origine en est judiciaire : toute
relation démonstrative d’une cause obligeait à l’argumentum a loco :
il fallait fonder les preuves sur la nature du lieu où s’était passée
Paction ; la topographie a ensuite envahi la littérature (de Virgile à
Barrès) ; une fois réifié, le topos a un contenu fixe, indépendant du
contexte : des oliviers et des lions sont placés dans des régions nor-
diques : le paysage est détaché du lieu, car sa fonction est de consti-
tuer un signe universel, celui de la Nature : le paysage est le signe
culturel de la Nature ; 4° les adunata (impossibilia) : ce topos décrit
comme brusquement compatibles des phénomènes, des objets et
des êtres contraires, cette conversion paradoxale fonctionnant
comme le signe inquiétant d’un monde «renversé »: le loup fuit
devant les moutons (Virgile) ; ce t0pos fleurit au Moyen Age, où il
permet de critiquer l’époque: c’est le thème grognon et vieillard
du «on aura tout vu», ou encore du combles. Tous ces topoi, et
avant même le Moyen Age, sont des morceaux détachables (preuve
de leur forte réification), mobilisables, transportables : ce sont les
éléments d’une combinatoire syntagmatique ; leur emplacement

1. L’excusatio propter infirmitatem règne encore abondamment dans nos


écrits. Témoin cette excusatio loustie de Michel Cournot (Le Nouvel Obser-
valeur, 4 mars 1965) : «Je ne ris pas celte semaine, j'ai l'Evangile pour sujet,
el, pourquoi ne pas le dire tout de suite, je ne suis pas à la hauteur, etc.»
2. Cf: l'ekphrasis, À.5:9.
3. Deux exemples d’adunata :
Delille : «Bientôt au noir corbeau s'unira lhirondelle ; / Bientôt à ses
amours la colombe infidèle / Loin du lit conjugal portera sans effroi / Au
farouche épervier et son cœur et sa foi.»
Théophile de Viau : « Ce ruisseau remonte en sa source, / Un bœuf gravit sur
un clocher, / Le sang coule de ce rocher, / Un aspic s’accouple d’une ourse. / Sur
le haut d’une vieille tour / Un serpent déchire un vautour; / Le feu brûle dedans
la glace, / Le soleil est devenu noir, / Je vois la lune qui va choir, / Cet arbre est
sorti de sa place. »
TE NUL En St ET 9 7 0

était soumis à une seule réserve : ils ne pouvaient être mis dans la
peroratio (péroraison), qui est entièrement contingente, car elle
doit résumer l’oratio. Cependant, depuis et aujourd’hui, combien
de conclusions stéréotypées!
B.1.22. Quelques Topiques.
Revenons à notre Topique-grille, car c’est elle qui nous per-
mettra de reprendre la « descente » de notre arbre rhétorique, dont
elle est un grand lieu distributeur (de dispatching). L’Antiquité et
le classicisme ont produit plusieurs topiques, définies soit par le
groupement affinitaire des lieux, soit par celui des sujets. Dans le
premier cas, on peut citer la Topique générale de Port-Royal, ins-
pirée du logicien allemand Clauberg (1654) ; la Topique de Lamy,
qu’on a citée, en a donné une idée : il y a les lieux de grammaire
(étymologie, conjugata), les lieux de logique (genre, propre, acci-
dent, espèce, différence, définition, division), les lieux de méta-
physique (cause finale, cause efficiente, effet, tout, parties, termes
opposés); c’est évidemment une topique aristotélicienne. Dans le
second cas, qui est celui des Topiques par sujets, on peut citer les
Topiques suivantes : 1° la Topique oratoire proprement dite; elle
comprend en fait trois topiques : une topique des raisonnements,
une topique des mœurs (ethe: intelligence pratique, vertu, affec-
tion, dévouement) et une topique des passions (pathè: colère,
amour, crainte, honte et leurs contraires) ; 2° une topique du risible,
partie d’une rhétorique possible du comique ; Cicéron et Quinti-
lien ont énuméré quelques lieux du risible : défauts corporels,
défauts d'esprit, incidents, extérieurs, etc.; 3° une topique théolo-
gique: elle comprend les différentes sources où les théologiens
peuvent puiser leurs arguments : Ecritures, Pères, Conciles, etc.;
4° une topique sensible ou topique de l'imagination; on la trouve
ébauchée dans Vico : « Les fondateurs de la civilisation [allusion
à l’antériorité de la Poésie] se livrèrent à une topique sensible, dans
laquelle ils unissaient les propriétés, les qualités ou les rapports
des individus ou des espèces et les employaient tout concrets à
former leur genre poétique »; Vico parle ailleurs des « universaux
de l'imagination »; on peut voir dans cette topique sensible une
ancêtre de la critique thématique, celle qui procède par catégo-
ries, non par auteurs: celle de Bachelard, en somme : l’ascen-
sionnel, le caverneux, le torrentueux, le miroitant, le dormant, etc.,
sont des «lieux » auxquels on soumet les «images » des poètes.
DE XT pes 1 9 7 0

B.1.23. Les lieux communs.


La Topique proprement dite (topique oratoire, aristotéli-
cienne), celle qui dépend des pisteis entechnoi, par opposition à
la topique des caractères et à celle des passions, comprend deux
parties, deux sous-topiques : 1° une topique générale, celle des
lieux communs; 2° une topique appliquée, celle des lieux spé-
ciaux. Les lieux communs (topoi koinoi, loci communissimi) ont
pour Aristote un sens tout différent de celui que nous attribuons
à l’expression (sous l'influence du troisième sens du mot
Topique !). Les lieux communs ne sont pas des stéréotypes pleins,
mais au contraire des lieux formels : étant généraux (le général
est propre au vraisemblable), ils sont communs à tous les sujets.
Pour Aristote, ces lieux communs sont en tout et pour tout au
nombre de trois: 1° le possible/impossible; confrontés avec le
temps (passé, avenir), ces termes donnent une question topique :
la chose peut-elle avoir été faite ou non, pourra-t-elle l'être ou
non ? Ce lieu peut s'appliquer aux relations de contrariété : s’il
a été possible qu’une chose commençât, il est possible qu’elle
finisse, etc.; 2° existant/non existant (ou réel/non réel); comme
le précédent, ce lieu peut être confronté avec le temps: si une
chose peu apte à advenir est cependant advenue, celle qui est
plus apte est certainement advenue (passé); des matériaux de
construction sont ici réunis : il est probable qu’on y bâtira une
maison (avenir) ;5° plus/moins : c’est le lieu de la grandeur et de
la petitesse ; son ressort principal est le « à plus forte raison »: il
y a de fortes chances pour que X ait frappé ses voisins, attendu
qu’il frappe même son père. — Bien que les lieux communs, par
définition, soient sans spécialité, chacun convient mieux à l’un
des trois genres oratoires: le possible/ impossible convient bien
au délibératif (est-il possible de faire ceci ?), le réel/non réel au
judiciaire (le crime a-t-il eu lieu ?), le plus/moins à l’épidictique
(éloge ou blâme).
B.1.24. Les lieux spéciaux.
Les lieux spéciaux (eidè, idia) sont des lieux propres à des sujets
déterminés ; ce sont des vérités particulières, des propositions spé-
ciales, acceptées de tous; ce sont les vérités expérimentales atta-
chées à la politique, au droit, aux finances, à la marine, à la guerre,

IPACISUDTA, 1.121

Qt (eo) ee
D DENT
Eh S3 nl 9 7 0

etc. Cependant, comme ces lieux se confondent avec la pratique


de disciplines, de genres, de sujets particuliers, on ne peut les énu-
mérer. Le problème théorique doit cependant être posé. La suite
de notre arbre va donc consister à confronter l’inventio, telle que
nous la connaissons jusqu'ici, et la spécialité du contenu. Cette
confrontation, c’est la quaestio.

B.1.25. La thèse et l'hypothèse : causa.


La quaestio est la forme de la spécialité du discours. Dans toutes
les opérations posées idéalement par la «machine » rhétorique, on
introduit une nouvelle variable (qui est, à vrai dire, lorsqu'il s’agit
de faire le discours, la variable de départ) : le contenu, le point à
débattre, bref, le référentiel. Ce référentiel, par définition contin-
gent, peut être cependant classé en deux grandes formes, qui
constituent les deux grands types de quaestio : 1° la position ou
thèse (thèsis, propositum) : c’est une question générale, « abstraite »
dirions-nous aujourd’hui, mais cependant précisée, référée (sans
quoi elle ne relèverait pas des lieux spéciaux), sans toutefois (et
c’est là sa marque) aucun paramètre de lieu ou de temps (par
exemple :faut-il se marier?) ; 2° l'hypothèse (hypothèsis) : c’est une
question particulière, impliquant des faits, des circonstances, des
personnes, bref un temps et un lieu (par exemple : X doit-il se
marier?) — on voit qu’en rhétorique les mots thèse et hypothèse ont
un sens tout différent de celui auquel nous sommes habitués. Or,
l'hypothèse, ce point à débattre temporalisé et localisé, a un autre
nom, prestigieux celui-là : l'hypothèse, c’est la causa. Causa est un
negotium, une affaire, une combinaison de contingences variées ;
un point problématique où est engagé du contingent, et tout par-
ticulièrement du temps. Comme il y a trois «temps » (passé, pré-
sent, avenir), on aura donc trois types de causa, et chaque type
correspondra à l’un des trois genres oratoires que nous connais-
sons déjà : les voilà donc structuralement fondés, situés dans notre
arbre rhétorique. On peut en donner les attributs:

sat mn 4 Raison- Lieux


Genres Auditoiref Finalité
14771 Objet Temps S PROPRIETE
a

1 DÉLIBÉ- membres conseiller/ utile/ avenir exempla possible/


RATIF d’une as- déconseil- nuisible impossible
semblée ler

2 JUDI- juges accuser/ juste/ passé enthy- réel/


CIAIRE défendre injuste mèmes non réel

6 8"1
IMEMXATAESS 1970

Raison- Lieux
Genres
onree Auditoire
7 j ir. Finalité
‘inali 5 Objet
7 emy
Temps Mon El2 Primates

3 ÉPIDIC- specta- louer beau/ présent compa- plus/


TIQUE teurs, /blâmer laid raison moins
public ampli-
fiante (P)

(a) I s’agit d’une dominante.


(b) C’est une variété d’induction, un exemplum orienté vers l’exaltation de la
personne louée (par comparaisons implicites).

B.1.26. Status causae.


De ces trois genres, c’est le judiciaire qui a été le mieux com-
menté dans l'Antiquité ; l'arbre rhétorique le prolonge au-delà
de ses voisins. Les lieux spéciaux du judiciaire s’appellent les
status causae. Le status causae est le cœur de la quaestio, le point
à juger ; c’est ce moment où se produit le premier choc entre les
adversaires, les parties ; en prévision de ce conflit, l’orateur doit
chercher le point d'appui de la quaestio (d’où les mots: stasis,
status). Les status causae ont grandement excité la passion taxi-
nomique de l'Antiquité. La classification la plus simple énumère
trois status causae (il s’agit toujours des formes que peut prendre
le contingent) : 1° la conjecture : cela a-t-il eu lieu ou non (an
sit) ? c’est le premier lieu parce qu’il est le résultat immédiat d’un
premier conflit d’assertions : fecisti/non feci : an fecerit ? (c’est toi
qui as fait cela! non ce n’est pas moi : est-ce lui ?) ; 2° la défini-
tion (quid sit?) : quelle est la qualification légale du fait, sous
quel nom (juridique) le ranger? est-ce un crime? un sacrilège ?
3° la qualité (quale sit ?): le fait est-il permis, utile, excusable?
C’est l’ordre des circonstances atténuantes. A ces trois lieux, on
ajoute parfois un quatrième lieu, d'ordre procédurier : c’est l’état
(status) de récusation (domaine de la Cassation). Les status cau-
sae posés, la probatio est épuisée ; on passe de l'élaboration théo-
rique du discours (la rhétorique est une technè, une pratique spé-
culative) au discours lui-même; on en arrive au point où la
«machine » de l’orateur, de lego, doit s’articuler à la machine de
ladversaire, qui de son côté aura fait le même trajet, le même
travail. Cette articulation, cet embrayage est évidemment conflic-
tuel : c’est la disceptatio, point de frottement des deux parties.
B.1.27. Les preuves subjectives ou morales.
Toute la probatio (ensemble des preuves logiques, soumises à
la finalité du convaincre) ayant été parcourue, il faut revenir à la
première dichotomie qui a ouvert le champ de l’/nventio et remon-
ter aux preuves subjectives ou morales, celles qui dépendent de
lémouvoir. C’est ici le département de la Rhétorique psycholo-
gique. Deux noms sans doute la dominent : Platon (il faut trou-
ver des types de discours adaptés à des types d’âmes) et Pascal
(il faut retrouver le mouvement intérieur à la pensée de l’autre).
Quant à Aristote, il reconnaît bien une rhétorique psychologique ;
mais comme il continue à la faire dépendre d’une technè, c’est
une psychologie «projetée »: la psychologie, telle que tout le
monde l’imagine : non pas «ce qu’il y a dans la tête » du public,
mais ce que le public croit que les autres ont dans la tête: c’est
un endoxon, une psychologie « vraisemblable », opposée à la psy-
chologie « vraie », comme l’enthymème est opposé au syllogisme
«vrai» (démonstratif). Avant Aristote, des technographes recom-
mandaient de tenir compte d’états psychologiques comme la
pitié ;mais Aristote a innové en classant soigneusement les pas-
sions non selon ce qu’elles sont, mais selon ce qu’on croit qu’elles
sont : il ne les décrit pas scientifiquement, mais cherche les argu-
ments que l’on peut utiliser en fonction des idées du public sur
la passion. Les passions sont expressément des prémisses, des
lieux : la « psychologie » rhétorique d’Aristote est une description
de l’eikos, du vraisemblable passionnel. Les preuves psycholo-
giques se divisent en deux grands groupes : ethè (les caractères,
les tons, les airs) et pathè (les passions, les sentiments, les affects).
B.1.28. Ethe, les caractères, les tons.
Ethè sont les attributs de l’orateur (et non ceux du public,
pathè) : ce sont les traits de caractère que l’orateur doit montrer
à l'auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne impres-
sion : ce sont ses airs. Il ne s’agit donc pas d’une psychologie
expressive, mais d’une psychologie imaginaire (au sens psycha-
nalytique) : je dois signifier ce que je veux être pour l’autre. C’est
pourquoi — dans la perspective de cette psychologie théâtrale —
il vaut mieux parler de tons que de caractères : {on au sens musi-
cal et éthique que le mot avait dans la musique grecque. L’ethos
est au sens propre une connotation : l’orateur énonce une infor-
mation et en même temps il dit: je suis ceci, je ne suis pas cela.
Pour Aristote, il y a trois «airs », dont l’ensemble constitue l’au-

60 89 5
ANPUX ET ENS 1970

torité personnelle de l’orateur : 1° phronèsis : c’est la qualité de


celui qui délibère bien, qui pèse bien le pour et le contre: c’est
une sagesse objective, un bon sens affiché ; 2° arétè : c’est l’af-
fiche d’une franchise qui ne craint pas ses conséquences et s’ex-
prime à l’aide de propos directs, empreints d’une loyauté théâ-
trale ; 3° eunoia : il s’agit de ne pas choquer, de ne pas provoquer,
d’être sympathique (et peut-être même : sympa), d'entrer dans
une complicité complaisante à l’égard de l'auditoire. En somme
pendant qu’il parle et déroule le protocole des preuves logiques,
l’orateur doit également dire sans cesse : suivez-moi (phronèsis),
estimez-moi (arétè) et aimez-moi (eunoia).

B.1.29. Pathé, les sentiments.


Pathè, ce sont les affects de celui qui écoute (et non plus de
l’orateur), tels du moins qu’il les imagine. Aristote ne les reprend
à son compte que dans la perspective d’une technè, c’est-à-dire
comme protases de chaînons argumentatifs: distance qu’il
marque par le esto (admettons que) qui précède la description
de chaque passion et qui, nous l’avons vu, est l’opérateur du
«vraisemblable ». Chaque « passion » est repérée dans son habi-
tus (les dispositions générales qui la favorisent), selon son objet
(pour qui on la ressent) et selon les circonstances qui suscitent
la « cristallisation » (colère/calme, haine/amitié, crainte/confiance,
envie/émulation, ingratitude/obligeance, etc.). Il faut y insister,
car cela marque la profonde modernité d’Aristote et en fait le
patron rêvé d’une sociologie de la culture dite de masse : toute
ces passions sont prises volontairement dans leur banalité : la
colère, c’est ce que tout le monde pense de la colère, la passion
n’est jamais que ce que l’on en dit: de l’intertextuel pur, de la
«citation » (ainsi la comprenaient Paolo et Francesca qui ne s’ai-
mèrent que pour avoir lu les amours de Lancelot). La psycholo-
gie rhétorique est donc tout le contraire d’une psychologie réduc-
trice, qui essaierait de voir ce qu’il y a derrière ce que les gens
disent et qui prétendrait réduire la colère, par exemple, à autre
chose, de plus caché. Pour Aristote, l'opinion du public est le
donné premier et ultime; il n’y a chez lui aucune idée hermé-
neutique (de décryptage); pour lui, les passions sont des mor-
ceaux de langage tout faits, que l’orateur doit simplement bien
connaître ;d’où l’idée d’une grille des passions, non comme une
collection d’essences mais comme un assemblage d'opinions. A
la psychologie réductrice (qui prévaut aujourd’hui), Aristote sub-
stitue (à avance) une psychologie classificatrice, qui distingue

52824
D'EXET
EI SE 711970

des « langages ». Il peut paraître très plat (et sans doute faux) de
dire que les jeunes gens se mettent plus facilement en colère
que les vieillards ;mais cette platitude (et cette erreur) devient
intéressante, si nous comprenons qu’une telle proposition n’est
qu’un élément de ce langage général d'autrui qu’Aristote recons-
titue, conformément peut-être à l’arcane de la philosophie aris-
totélicienne : « l'avis universel est la mesure de l'être » (Ethique de
Nicomaque, X.2.1173 a 1).
B.1.50. Semina probationum.
Ainsi se termine le champ ou le réseau de l’Inventio, prépa-
ration heuristique des matériaux du discours. Il faut aborder
maintenant l’Oratio elle-même : l’ordre de ses parties (Disposi-
tio) et sa mise en mots (Elocutio). Quels sont les rapports « pro-
grammatiques » de l’/nventio et de l’Oratio ? Quintilien le dit d’un
mot (d’une image) : il recommande de disposer déjà dans la nar-
ratio (c’est-à-dire avant la partie argumentative proprement dite)
des «germes de preuves » (semina quaedam probationum spar-
gere). De l’Inventio à l'Oratio, il y a donc rapport d’essaimage : il
faut lancer, puis taire, reprendre, faire éclater plus loin. Autre-
ment dit, les matériaux de l’/nventio sont déjà des morceaux de
langage, posés dans un état de réversibilité, qu’il faut maintenant
insérer dans un ordre fatalement irréversible, qui est celui du
discours. D’où la seconde grande opération de la technè: la Dis-
positio, ou traitement des contraintes de succession.

B.2. La Dispositio.
On a vu que la situation de la Dispositio (Taxis) dans la technè
constituait un enjeu important. Sans revenir sur ce problème, on
définira la dispositio comme l’arrangement (soit au sens actif, opé-
ratoire, soit au sens passif, réifié) des grandes parties du discours.
La meilleure traduction est peut-être : composition, en se rappe-
lant que la compositio, en latin, est autre chose : elle renvoie uni-
quement à l’arrangement des mots à l’intérieur de la phrase ; quant
à la conlocatio, elle désigne la distribution des matériaux à l’in-
térieur de chaque partie. Selon une syntagmatique augmentative,
on a donc: le niveau de la phrase (compositio), le niveau de la
partie (conlocatio), le niveau du discours (dispositio). Les grandes
parties du discours ont été posées très tôt par Corax! et leur dis-

1.4Cf. supra,-A1.2.
ANSE TERRES INOM7A0

tribution n’a guère varié depuis : Quintilien énonce cinq parties


(il dédouble la troisième partie en confirmatio et refutatio), Aris-
tote quatre : c’est cette division que l’on adoptera ici.
B.2.1. L’egressio.
Avant d’énumérer ces parties fixes, il faut signaler l’existence
facultative d’une partie mobile : l’egressio ou digressio : c’est un mor-
ceau d’apparat, hors du sujet ou qui s’y rattache par un lien très
lâche, et dont la fonction est de faire briller l’orateur; c’est le plus
souvent un éloge de lieux ou d'hommes (par exemple, l'éloge de la
Sicile, dans le l’errès de Cicéron). Cette unité mobile, hors classe-
ment et pour ainsi dire voltigeante — origine de l’ekphrasis de la
néo-rhétorique —, est un opérateur de spectacle, sorte de poinçon,
de signature du «langage souverain » (la kurôsis de Gorgias, la « poé-
tique » de Jakobson). Cependant, de même qu’un tableau est tou-
jours signé au même endroit, de même la digressio a fini par se pla-
cer à peu près régulièrement entre la narratio et la confirmatio.
B.2.2. Structure paradigmatique des quatre parties.
La Dispositio part d’une dichotomie qui était déjà, en d’autres
termes, celle de l’/nventio : animos impellere (émouvoir)/rem
docere (informer, convaincre). Le premier terme (l'appel aux sen-
timents) couvre l’exorde et l’épilogue, c’est-à-dire les deux par-
ties extrêmes du discours. Le second terme (appel au fait, à la
raison) couvre la narratio (relation des faits) et la confirmatio
(établissement des preuves ou voies de persuasion), c’est-à-dire
les deux parties médianes du discours. L'ordre syntagmatique
ne suit donc pas l’ordre paradigmatique, et l’on a affaire à une
construction en chiasme : deux tranches de « passionnel » enca-
drent un bloc démonstratif :
démonstralif
F2 3l 4
exorde narratio confirmatio épilogue

passionnel

Nous traiterons des quatre parties selon l’ordre paradigma-


tique : exorde/épilogue, narration/confirmation.

B.2.3. Le début et la fin.


La solennisation des débuts et des fins, des inaugurations et des
clôtures, est un problème qui dépasse la rhétorique (rites, proto-

Ge CN (5)
TEXTES 1 9 7 ©

coles, liturgies). L'opposition de l’exorde et de l’épilogue, sous des


formes bien constituées, a sans doute quelque chose d’archaïsant;
aussi, en se développant, en se sécularisant, le code rhétorique a-
t-il été amené à tolérer des discours sans exorde (dans le genre
délibératif), selon la règle in medias res, et même à recomman-
der des fins abruptes (par exemple, Isocrate). Dans sa forme cano-
nique, l'opposition début/fin comporte une dénivellation : dans
lexorde, l’orateur doit s'engager avec prudence, réserve, mesure ;
dans l’épilogue, il n’a plus à se contenir, il s'engage à fond, met
en scène toutes les ressources du grand jeu pathétique.

B.2.4. Le proème.
Dans la poésie archaïque, celle des aèdes, le prooimon
(proème) est ce qui vient avant le chant (oimë) : c’est le prélude
des joueurs de lyre qui, avant le concours, s’essaient les doigts
et en profitent pour se concilier à l’avance le jury (trace dans les
Maîtres chanteurs de Wagner). L’oimè est une vieille ballade
épique : le récitant commençait à raconter l’histoire à un moment
somme toute arbitraire : il aurait pu la « prendre » plus tôt ou plus
tard (l’histoire est « infinie ») ; les premiers mots coupent le fil vir-
tuel d’un récit sans origine. Cet arbitraire du début était marqué
par les mots : ex ou (à partir de quoi) : je commence à partir d’ici;
laède de l'Odyssée demande à la Muse de chanter le retour
d'Ulysse « à partir du moment où cela lui plaît». La fonction du
proème est donc, en quelque sorte, d’exorciser l'arbitraire de tout
début. Pourquoi commencer par ceci plutôt que par cela ? Selon
quelle raison couper par la parole ce que Ponge (auteur de
Proèmes) appelle le «magma analogique brut » ? I] faut à ce cou-
teau un adoucissement, à cette anarchie un protocole de déci-
sion : c’est le prooimon. Son rôle évident est d’apprivoiser, comme
si commencer à parler, rencontrer le langage, c’était risquer de
réveiller l'inconnu, le scandale, le monstre. En chacun de nous,
il y a une solennité terrifiante à «rompre » le silence (ou l’autre
langage) sauf chez certains bavards qui se jettent dans la parole
comme Gribouille et la «prennent » de force, n’importe où : c’est
ce qu’on appelle la « spontanéité ». Tel est, peut-être, le fond d’où
procède l’exorde rhétorique, l’inauguration réglée du discours.
B.2.5. L’exorde.
L’exorde comprend canoniquement deux moments. 1° La cap-
tatio benevolentiae, ou entreprise de séduction à l’égard des audi-
teurs, qu’il s’agit tout de suite de se concilier par une épreuve

5.8 Z
TEXTES 14900

de complicité. La captatio a été l’un des éléments les plus stables


du système rhétorique (elle fleurit encore au Moyen Age et même
de nos jours); elle suit un modèle très élaboré, codé selon le
classement des causes : la voie de séduction varie selon le rap-
port de la cause à la doxa, à l'opinion courante, normale : a. si
la cause s’identifie à la doxa, s’il s’agit d’une cause «normale »,
de bon ton, il n’est pas utile de soumettre le juge à aucune séduc-
tion, à aucune pression; c’est le genre endoxon, honestum ; b. si
la cause est en quelque sorte neutre par rapport à la doxa, il faut
une action positive pour vaincre l’inertie du juge, éveiller sa
curiosité, le rendre attentif (attentum) ; c’est le genre adoxon,
humile ; c. si la cause est ambiguë, si par exemple deux doxai
entrent en conflit, il faut obtenir la faveur du juge, le rendre bene-
volum, le faire pencher d’un côté; c’est le genre amphidoxon,
dubium ; d. si la cause est embrouillée, obscure, il faut entraîner
le juge à vous suivre comme guide, comme éclaireur, le rendre
docilem, réceptif, malléable ; c’est le genre dysparakoloutheton,
obscurum ; e. enfin, si la cause est extraordinaire, suscite l’éton-
nement en se situant très loin de la doxa (par exemple : plaider
contre un père, un vieillard, un enfant, un aveugle, aller contre
la human touch), il ne suffit plus d’une action diffuse sur le juge
(d’une connotation), il faut un vrai remède, mais que ce remède
soit cependant indirect, car il ne faut pas affronter, choquer
ouvertement le juge : c’est l’insinuatio, fragment autonome (et
non plus simple ton) qui se place après le début : par exemple,
feindre d’être impressionné par l'adversaire. Tels sont les modes
de la captatio benevolentiae. 2° La partitio, second moment de
lexorde, annonce les divisions que l’on va adopter, le plan que
lon va suivre (on peut multiplier les partitiones, en mettre une
au début de chaque partie) ; l'avantage, dit Quintilien, est qu’on
ne trouve jamais long ce dont on annonce le terme.

B.2.6. L’épilogue.
Comment savoir si un discours se termine ? C’est tout aussi arbi-
traire que le début. Il faut donc un signe de la fin, un signe de la
clôture (ainsi dans certains manuscrits : « ci falt la geste que Turol-
dus declinet »). Ce signe a été rationalisé sous l’alibi du plaisir (ce
qui prouverait à quel point les Anciens étaient conscients de
P<ennui» de leurs discours !). Aristote l’a indiqué, non à propos
de l’épilogue, mais à propos de la période : la période est une phrase
«agréable », parce qu’elle est le contraire de celle qui ne finit pas;
il est désagréable au contraire de ne rien pressentir, de ne voir

5 “88
EE
ET ErSy 1 19 :7 0

fin à rien. L’épilogue (peroratio, conclusio, cumulus, couronne-


ment) comporte deux niveaux: l° le niveau des «choses » (posita
in rebus) : il s’agit de reprendre et de résumer (enumeratio rerum
repetitio) ; 2° le niveau des « sentiments » (posita in affectibus) : cette
conclusion pathétique, larmoyante, était peu en usage chez les
Grecs, où un huissier imposait silence à l’orateur qui faisait par
trop et trop longtemps vibrer la corde sensible ; mais à Rome, l’épi-
logue était l’occasion d’un grand théâtre, du geste d’avocat : dévoi-
ler l'accusé entouré de ses parents et de ses enfants, exhiber un
poignard ensanglanté, des ossements tirés de la blessure : Quin-
tilien passe en revue tous ces truquages.
B.2.7. La narratio.
La narratio (diègèsis) est certes le récit des faits engagés dans la
cause (puisque causa est la quaestio en ce qu’elle est pénétrée de
contingent), mais ce récit est conçu uniquement du point de vue de
la preuve, c’est « l’exposition persuasive d’une chose faite ou pré-
tendue faite ». La narration n’est donc pas un récit (au sens roma-
nesque et comme désintéressé du terme), mais une protase argu-
mentative. Elle a en conséquence deux caractères obligés : 1° sa
nudité : pas de digression, pas de prosopopée, pas d’argumentation
directe ; il n’y a pas de technè propre à la narratio ; elle doit être seu-
lement claire, vraisemblable, brève ; 2° sa fonctionnalité : c’est une
préparation à l’argumentation ; la meilleure préparation est celle
dont le sens est caché, dans laquelle les preuves sont disséminées
à l’état de germes inapparents (semina probationum). La narratio
comporte deux types d'éléments : les faits et les descriptions.

B.2.8. Ordo naturalis/ordo artificialis.


Dans la rhétorique antique, l'exposition des faits est soumise
à une seule règle structurale : que l’enchaînement soit vraisem-
blable. Mais plus tard, au Moyen Age, lorsque la Rhétorique a
été complètement détachée du judiciaire, la narratio est deve-
nue un genre autonome et l’arrangement de ses parties (ordo)
est devenu un problème théorique: c’est l’opposition de l’ordo
naturalis et de l’ordo artificialis. « Tout ordre, dit un contempo-
rain d’Alcuin, est soit naturel, soit artificiel. L’ordre est naturel
si l’on raconte les faits dans l’ordre même où ils se sont passés;
l’ordre est artificiel si l’on part, non du commencement de ce qui
s’est passé, mais du milieu.» C’est le problème du flash-back.
L’ordo artificialis oblige à un découpage fort de la suite des faits,
puisqu'il s’agit d’obtenir des unités mobiles, réversibles; il

6 8 9
IN EMXATUES NOTE

implique ou produit un intelligible particulier, fortement affiché,


puisqu'il détruit la «nature » (mythique) du temps linéaire. L’op-
position des deux «ordres» peut porter non plus sur les faits,
mais sur les parties mêmes du discours : l’ordo naturalis est alors
celui qui respecte la norme traditionnelle (exorde, narratio,
confirmatio, épilogue), l’ordo artificialis est celui qui bouleverse
cet ordre à la demande des circonstances; paradoxalement (et
ce paradoxe est sans doute fréquent), naturalis veut alors dire
culturel, et artificialis veut dire spontané, contingent, naturel.

B.2.9. Les descriptions.


A côté de l’axe proprement chronologique — ou diachronique
ou diégétique -, la narratio admet un axe aspectuel, duratif formé
d’une suite flottante de stases: les descriptions. Ces descriptions
ont été fortement codées. Il y a eu principalement : les {opogra-
phies, ou descriptions de lieux; les chronographies, ou descrip-
tions de temps, de périodes, d’âges ; les prosopographies, ou por-
traits. On sait la fortune de ces «morceaux » dans notre littérature,
hors du judiciaire. — Il faut enfin signaler, pour en finir avec la
narratio, que le discours peut parfois comporter une seconde nar-
ration; la première ayant été très brève, on la reprend ensuite en
détail (« Voici en détail comment la chose que je viens de dire s’est
passée ») : c’est l’epidiègèsis, la repetita narratio.
B.2.10. La conjirmatio.
À la narratio, ou exposé des faits, succède la confirmatio, ou
exposé des arguments : c’est là que sont énoncées les « preuves »
élaborées au cours de l’inventio. La confirmatio (apodeiris) peut
comporter trois éléments : 1° la propositio (prothèsis) : c’est une
définition ramassée de la cause, du point à débattre ; elle peut
être simple ou multiple, cela dépend des chefs («Socrate fut
accusé de corrompre la jeunesse et d'introduire de nouvelles
superstitions ») ; 2° l’argumentatio, qui est l'exposé des raisons
probantes ; aucune structuration particulière n’est recommandée,
sinon celle-ci: il faut commencer par les raisons fortes, conti-
nuer par les preuves faibles, et terminer par quelques preuves
très fortes ; 3° parfois, à la fin de la confirmatio, le discours suivi
(oratio continua) est interrompu par un dialogue très vif avec
l'avocat adverse ou un témoin : l’autre fait irruption dans le mono-
logue: c’est l’altercatio. Cet épisode oratoire était inconnu des
Grecs; il se rattache au genre de la Rogatio, ou interrogation
accusatrice (« Quousque tandem, Catilina.… »).

6
PP)
DOUEAXT CES L'A9)"ET10

B.2.11. Autres découpages du discours.


Le codage très fort de la Dispositio (dont un sillon profond sub-
siste dans la pédagogie du « plan») atteste bien que l’humanisme,
dans sa pensée du langage, s’est fortement soucié du problème
des unités syntagmatiques. La Dispositio est un découpage parmi
d’autres. Voici quelques-uns de ces découpages, en partant des
unités les plus grandes: 1° le discours dans son entier peut for-
mer une unité, si on l’oppose à d’autres discours; c’est le cas du
classement par genres ou par styles; c’est aussi le cas des figures
de sujets, quatrième type de figures après les tropes, les figures
de mots et les figures de pensée: la figure de sujet saisit toute
l’oratio ; Denys d’Halicarnasse en distinguait trois: a. la directe
(dire ce qu’on veut dire); b. l’oblique (discours détourné : Bos-
suet avertissant les rois, sous couleur de religion). c. la contraire
(antiphrase, ironie); 2° les parties de la Dispositio (nous les
connaissons) ; 3° le morceau, le fragment, l’ekphrasis ou descriptio
(nous la connaissons également) ; 4° au Moyen Age, l’articulus
est une unité de développement : dans un ouvrage d’ensemble,
recueil de Disputationes ou Somme, on donne un résumé de la
question disputée (introduit par utrum) ; 5° la période est une
phrase structurée selon un modèle organique (avec début et fin) ;
elle a au moins deux membres (élévation et abaissement, tasis
et apotasis) et au plus quatre. Au-dessous (et à vrai dire, dès la
période), commence la phrase, objet de la compositio, opération
technique qui relève de l’Elocutio.

B.3. L’Elocutio.
Les arguments trouvés et répartis par grosses masses dans les
parties du discours, il reste à les «mettre en mots »: c’est la fonc-
tion de cette troisième partie de la technè rhétorikè qu’on appelle
lexis ou elocutio, à quoi on a l’habitude de réduire abusivement la
rhétorique, en raison de l'intérêt porté par les Modernes aux figures
de rhétorique, partie (mais seulement partie) de l’Elocutio.
B.5.1. Evolution de l’Elocutio.
L’Elocutio, en effet, depuis l’origine de la Rhétorique, a beau-
coup évolué. Absente du classement de Corax, elle a fait son appa-
rition lorsque Gorgias a voulu appliquer à la prose des critères
esthétiques (venus de la Poésie); Aristote en traite moins abon-
damment que du reste de la rhétorique; elle se développe sur-

509 01
TEEN ETIEAS 19700

tout avec les Latins (Cicéron, Quintilien), s’'épanouit en spiritua-


lité avec Denys d'Halicarnasse et lAnonyme du Peri Hupsous et
finit par absorber toute la Rhétorique, identifiée sous la seule
espèce des « figures ». Cependant, dans son état canonique, lElo-
cutio définit un champ qui porte sur {out le langage: elle inclut
à la fois notre grammaire (jusqu’au cœur du Moyen Age) et ce
qu'on appelle la diction, le théâtre de la voix. La meilleure tra-
duction d’elocutio est peut-être, non pas élocution (trop restreint),
mais énonciation, ou à la rigueur locution (activité locutoire).

B.3.2. Le réseau.
Les classements internes de l’Elocutio ont été nombreux, cela
sans doute pour deux raisons : d’abord parce que cette technè a dû
traverser des idiomes différents (grec, latin, langues romanes) dont
chacun pouvait infléchir la nature des «figures »; ensuite, parce
que la promotion croissante de cette partie de la rhétorique a obligé
à des réinventions terminologiques (fait patent dans la nomination
délirante des figures). On simplifiera ici ce réseau. L'opposition
mère est celle du paradigme et du syntagme : 1° choisir les mots
(electio, eglogè) ;2° les assembler (synthésis, compositio).

B.3.3. Les « couleurs ».


L’electio implique que, dans le langage, on peut substituer un
terme à un autre : l’electio est possible parce que la synonymie
fait partie du système de la langue (Quintilien) : le locuteur peut
substituer un signifiant à un autre, il peut même dans cette sub-
stitution produire un sens second (connotation). Toutes les sortes
de substitutions, quelles qu’en soient l'ampleur et la manière,
sont des 7ropes (des «conversions »), mais le sens du mot est
ordinairement réduit pour pouvoir l’opposer à «Figures ». Les
termes vraiment généraux, qui recouvrent indifféremment toutes
les classes de substitutions, sont « ornements » et « couleurs ». Ces
deux mots montrent bien, par leurs connotations mêmes, com-
ment les Anciens concevaient le langage : 1° il y a une base nue,
un niveau propre, un état normal de la communication, à partir
duquel on peut élaborer une expression plus compliquée, ornée,
douée d’une distance plus ou moins grande par rapport au sol
originel. Ce postulat est décisif, car il semble qu'aujourd'hui
même il détermine toutes les tentatives de revigoration de la rhé-
torique : récupérer la rhétorique, c’est fatalement croire à l’exis-
tence d’un écart entre deux états de langage; inversement,
condamner la rhétorique se fait toujours au nom d’un refus de

54902
T'EXCT HS 1.9
7 ©

la hiérarchie des langages, entre lesquels on n’admet qu’une


«hiérarchie fluctuante », et non fixe, fondée en nature; 2° la
couche seconde (rhétorique) a une fonction d'animation: l’état
«propre » du langage est inerte, l’état second est «vivant » : cou-
leurs, lumières, fleurs (colores, lumina, flores) ; les ornements sont
du côté de la passion, du corps; ils rendent la parole désirable ;
il y a une venustas du langage (Cicéron) ; 3° les couleurs sont par-
fois mises « pour épargner à la pudeur l’embarras d’une exposi-
tion trop nue » (Quintilien) ; autrement dit, comme euphémisme
possible, la couleur indexe un tabou, celui de la «nudité » du lan-
gage : comme la rougeur qui empourpre un visage, la couleur
expose le désir en en cachant l’objet: c’est la dialectique même
du vêtement (schéma veut dire costume, figura apparence).
B.5.4. La rage taxinomique.
Ce que nous appelons d’un terme générique les figures de rhé-
torique, mais qu’en toute rigueur historique, et pour éviter l’am-
biguïté entre Tropes et Figures, il vaudrait mieux appeler les
«ornements », a été pendant des siècles et est aujourd’hui encore
l’objet d’une véritable rage de classement, indifférente aux raille-
ries qui ont cependant très tôt surgi. Ces figures de rhétorique,
il semble qu’on ne puisse en faire rien d’autre que de les nom-
mer et de les classer: des centaines de termes, aux formes ou
très banales (épithète, réticence) ou très barbares (anantapodo-
ton, épanadiplose, tapinose, etc.), des dizaines de groupements.
Pourquoi cette furie de découpage, de dénomination, cette sorte
d'activité enivrée du langage sur le langage ? Sans doute (c’est
du moins une explication structurale) parce que la rhétorique
essaie de coder la parole (et non plus la langue), c’est-à-dire les-
pace même où, en principe, cesse le code. Ce problème a été vu
par Saussure : que faire des combinats stables de mots, des syn-
tagmes figés, qui participent à la fois de la langue et de la parole,
de la structure et de la combinaison ? C’est dans la mesure où la
Rhétorique a préfiguré une linguistique de la parole (autre que
statistique), ce qui est une contradiction dans les termes, qu’elle
s’est essoufflée à tenir dans un réseau nécessairement de plus
en plus fin les «manières de parler», ce qui était vouloir maf-
triser l’immaîtrisable : le mirage même.

B.5.5. Classement des ornements.


Tous ces ornements (des centaines) ont été de tout temps
répartis selon quelques binaires : tropes/figures, tropes gramma-

où ONG
AIME EX IIS L'IO
T7

ticaux/tropes rhétoriques, figures de grammaire/figures de rhé-


torique, figures de mots/figures de pensée, tropes/figures de dic-
tion. D’un auteur à l’autre, les classements sont contradictoires :
les tropes s'opposent ici aux figures, et là en font partie; Phy-
perbole est pour Lamy un trope, pour Cicéron une figure de pen-
sée, etc. Un mot des trois oppositions les plus fréquentes:
1° Tropes/ Figures : c’est la plus ancienne des distinctions, celle
de l’Antiquité; dans le Trope, la conversion de sens porte sur
une unité, sur un mot (par exemple, la catachrèse : l'aile du mou-
lin, le bras du fauteuil) ; dans la Figure, la conversion demande
plusieurs mots, tout un petit syntagme (par exemple, la péri-
phrase : les commodités de la conversation). Cette opposition cor-
respondrait en gros à celle du système et du syntagme. 2° Gram-
maire/Rhétorique : les tropes de grammaire sont des conversions
de sens passées dans l’usage courant, au point qu’on ne «sent »
plus l’ornement : électricité (métonymie pour lumière électrique),
une maison riante (métaphore banalisée), alors que les tropes
de rhétorique sont encore sentis d’un usage extraordinaire : la
lessive de la nature, pour le Déluge (Tertullien), la neige du cla-
vier, etc. Cette opposition correspondrait en gros à celle de la
dénotation et de la connotation. 3° Mots/Pensée : l'opposition des
figures de mots et des figures de pensée est la plus banale; les
figures de mots existent là où la figure disparaîtrait si l’on chan-
geait les mots (telle l’anacoluthe, qui tient seulement à l’ordre
des mots : Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du
monde...) ; les figures de pensée subsistent toujours, quels que
soient les mots que l’on décide d'employer (telle l’antithèse : Je
suis la plaie et le couteau; etc.) ; cette troisième opposition est
mentaliste, elle met en scène des signifiés et des signifiants, les
uns pouvant exister sans les autres. — Il est encore possible de
concevoir de nouveaux classements de figures, et à vrai dire on
peut avancer qu’il n’est personne s’occupant de rhétorique qui
ne soit tenté de classer à son tour et à sa manière les figures.
Cependant il nous manque encore (mais peut-être est-il impos-
sible à produire) un classement purement opératoire des prin-
cipales figures : les dictionnaires de rhétorique nous permettent
en effet de savoir facilement ce qu’est un chleuasme, une épa-
nalepse, une paralipse, d'aller du nom, souvent très hermétique,
à l'exemple ;mais aucun livre ne nous permet de faire le trajet
inverse, d'aller de la phrase (trouvée dans un texte) au nom de
la figure; si je lis «tant de marbre tremblant sur tant d'ombre »,
quel livre me dira que c’est un hypallage, si je ne le sais déjà ?

6,
91 4
F EXIT ES 1 40247(0

Un instrument inductif nous manque, utile si l’on veut analyser


les textes classiques selon leur métalangage même.
B.5.6. Rappel de quelques figures.
Il n’est évidemment pas question de donner une liste des
«ornements » reconnus par l’ancienne rhétorique sous le nom
général de « figures »: il existe des dictionnaires de rhétorique.
Je crois cependant utile de rappeler la définition d’une dizaine
de figures, prises au hasard, de façon à donner une perspective
concrète à ces quelques remarques sur l’electio. 1° L’allitération
est une répétition rapprochée de consonnes dans un syntagme
court (Le zèle de Lazare) ; lorsque ce sont les timbres qui se répè-
tent, il y a apophonie (I pleure dans mon cœur comme il pleut
sur la ville). On a suggéré que l’allitération est souvent moins
intentionnelle que les critiques et stylistes ont tendance à le
croire ; Skinner a montré que dans les sonnets de Shakespeare
les allitérations ne dépassaient pas ce qu’on peut attendre de la
fréquence normale des lettres et groupes de lettres. 2° L’anaco-
luthe est une rupture de construction, parfois fautive (Outre l’as-
pect d’une grande armée rangée, les Macédoniens s’étonnèrent
quand..….). 3° La catachrèse se produit là où la langue ne dispo-
sant pas d’un terme «propre», il faut bien en employer un
«figuré » (les ailes du moulin). 4° L’ellipse consiste à supprimer
des éléments syntaxiques à la limite de ce qui peut affecter l’in-
telligibilité (Je t’aimais inconstant, qu'eussé-je fait fidèle ?); Vel-
lipse a été souvent réputée représenter un état «naturel» de la
langue: ce serait le mode «normal» de la parole, dans la pro-
nonciation, dans la syntaxe, dans le rêve, dans le langage enfan-
tin.* 6° L’hyperbole consiste à exagérer : soit en augmentation
(auxèse : aller plus vite que le vent), soit en diminution (tapinose :
plus lentement qu’une tortue). T° L’ironie ou antiphrase consiste
à faire entendre autre chose que ce que l’on dit (c’est une conno-
tation) ; comme dit F. de Neufchâteau : «Elle choisit ses mots : tous
semblent caressants./Mais le ton qu’elle y met leur donne un autre
sens. » 8° La périphrase est à l’origine un détour de langage que
l’on fait pour éviter une notation tabou. Si la périphrase est dépré-
ciée, on la nomme périssologie. 9° La réticence ou aposiopèse
marque une interruption du discours due à un changement

“On saute ici, dans le seul texte dont nous disposons, de 4 à 6. Il y a tout
lieu de supposer qu’en 5 devait se placer la synecdoque : où la partie est dite
pour le tout. [N.d.£.]

ÿ D,6
TPERXMTSENSE NO N7A 0)

brusque de passion (le Quos ego virgilien). 10° La suspension


retarde l’énoncé, par rajout d’incises, avant de le résoudre : c’est
un suspense au niveau de la phrase.

B.3.7. Le Propre et le Figuré.


On l’a vu, tout l'édifice des «figures » repose sur l’idée qu’il
existe deux langages, un propre et un figuré, et qu’en conséquence
la Rhétorique, dans sa partie élocutrice, est un tableau des écarts
de langage. Depuis l'Antiquité, les expressions méta-rhétoriques
qui attestent cette croyance sont innombrables : dans l’elocutio
(champ des figures), les mots sont «transportés », « détournés »,
«éloignés » loin de leur habitat normal, familier. Aristote y voit un
goût pour le dépaysement : il faut « s’éloigner des locutions com-
munes (...): nous éprouvons à cet égard les mêmes impressions
qu’en présence des étrangers : il faut donner au style un air étran-
ger, car ce qui vient de loin excite l’admiration ». Il y a donc un
rapport d’étrangeté entre les «mots courants », dont chacun de
nous (mais qui est ce «nous »?) se sert, et les «mots insignes »,
mots étrangers à l’usage quotidien : «barbarismes » (mots des
peuples étrangers), néologismes, métaphores, etc. Pour Aristote,
il faut un mélange des deux terminologies, car si l’on se sert uni-
quement des mots courants, on a un discours bas, et si l’on se
sert uniquement des mots insignes, on a un discours énigmatique.
De national/étranger et normal/étrange, l'opposition a glissé à
propre/figuré. Qu'est-ce que le sens propre? « C’est la première
signification du mot » (Dumarsais) : « Lorsque le mot signifie ce
pour quoi il a été primitivement établi. » Cependant le sens propre
ne peut être le sens très ancien (l’archaïsme est dépaysant), mais
le sens immédiatement antérieur à la création de la figure : le
propre, le vrai, c’est, une fois de plus, lauparavant (le Père). Dans
la Rhétorique classique, auparavant s’est trouvé naturalisé. D’où
le paradoxe : comment le sens propre peut-il être le sens «natu-
rel» et le sens figuré le sens «originel » ?

B.5.8. Fonction et origine des Figures.


On peut distinguer ici deux groupes d'explications. 1° Expli-
cations par la fonction: a. le second langage provient de la
nécessité d’euphémiser, de tourner les tabous ; b. le second lan-
gage est une technique d’illusion (au sens de la peinture : pers-
pective, ombres, trompe-l’œil) ; il redistribue les choses, les fait
apparaître autres qu’elles ne sont, ou comme elles sont, mais
d’une façon impressive; c. il y a un plaisir inhérent à l’asso-

OO
PT BE KIT ES 149 57 0

ciation d'idées (nous dirions : un ludisme). 2° Explications par


l’origine : ces explications partent du postulat que les figures
existent «dans la nature», c’est-à-dire dans le «peuple »
(Racine: «Il ne faut qu’écouter une dispute entre les femmes
de la plus vile condition : quelle abondance dans les figures!
Elles prodiguent la métonymie, la catachrèse, l’hyperbole,
etc.»); et F. de Neufchâteau : «A la ville, à la cour, dans les
champs, à la Halle,/L’éloquence du cœur par les tropes s’ex-
hale.» Comment alors concilier l’origine «naturelle» des
figures et leur rang secondaire, postérieur, dans l’édifice du
langage ? La réponse classique est que l’art choisit les figures
(en fonction d’une bonne évaluation de leur distance, qui doit
être mesurée), il ne les crée pas; en somme le figuré est une
combinaison artificielle d’éléments naturels.

B.3.9. Vico et la poésie.


En partant de cette dernière hypothèse (les figures ont une
origine « naturelle »), on peut distinguer encore deux types d’ex-
plications. Le premier est mythique, romantique, au sens très
large du terme : la langue « propre » est pauvre, elle ne suffit pas
à tous les besoins, mais elle est suppléée par l’irruption d’un autre
langage, «ces divines éclosions de l’esprit que les Grecs appe-
laient 7ropes » (Hugo) ; ou encore (Vico, repris par Michelet), la
Poésie étant le langage originel, les quatre grandes Figures
archétypiques ont été inventées dans l’ordre, non par des écri-
vains, mais par l'humanité dans son âge poétique :Métaphore,
puis Métonymie, puis Synecdoque, puis /ronie ; à l’origine elles
étaient employées naturellement. Comment donc ont-elles pu
devenir des «figures de rhétorique »? Vico donne une réponse
très structurale : lorsque labstraction est née, c’est-à-dire lorsque
la «figure » s’est trouvée prise dans une opposition paradigma-
tique avec un autre langage.

B.3.10. Le langage des passions.


La seconde explication est psychologique : c’est celle de Lamy
et des Classiques: les Figures sont le langage de la passion. La
passion déforme le point de vue sur les choses et oblige à des
paroles particulières : «Si les hommes concevaient toutes les
choses qui se présentent à leur esprit, simplement, comme elles
sont en elles-mêmes, ils en parleraient tous de la même manière :
les géomètres tiennent presque tous le même langage » (Lamy).
Cette vue est intéressante, car si les figures sont les «morphè-

GTI
NE EX MEMIETRS 1N9 700

mes » de la passion, par les figures nous pouvons connaître la


taxinomie classique des passions, et notamment celle de la pas-
sion amoureuse, de Racine à Proust. Par exemple : l’erclamation
correspond au rapt brusque de la parole, à l’aphasie émotive; le
doute, la dubitation (nom d’une figure) à la torture des incerti-
tudes de conduite (Que faire ? ceci ? cela ?), à la difficile lecture
des «signes » émis par l’autre; l’ellipse, à la censure de tout ce
qui gêne la passion; la paralipse (dire qu’on ne va pas dire ce
que finalement l’on dira) à la relance de la « scène », au démon
de blesser; la répétition au ressassement obsessionnel des «bons
droits »; l’hypotypose, à la scène que l’on se représente vivement,
au fantasme intérieur, au scénario mental (désir, jalousie), etc.
On comprend mieux dès lors comment le figuré peut être un
langage à la fois naturel et second: il est naturel parce que les
passions sont dans la nature; il est second parce que la morale
exige que ces mêmes passions, quoique « naturelles », soient dis-
tancées, placées dans la région de la Faute ; c’est parce que, pour
un Classique, la «nature » est mauvaise, que les figures de rhé-
torique sont à la fois fondées et suspectes.

B.3.11. La compositio.
Il faut maintenant revenir à la première opposition, celle qui
sert de départ au réseau de l’Elocutio: à l’electio, champ substitu-
tif des ornements, s'oppose la compositio, champ associatif des mots
dans la phrase. On ne prendra pas parti ici sur la définition lin-
guistique de la « phrase » : elle est seulement pour nous cette unité
de discours intermédiaire entre la pars orationis (grande partie
de l’oratio) et la figura (petit groupe de mots). L’ancienne Rhéto-
rique a codé deux types de «constructions » : 1° une construction
«géométrique » : c’est celle de la période (Aristote) : «une phrase
ayant par elle-même un commencement, une fin et une étendue
que lon puisse facilement embrasser »; la structure de la période
dépend d’un système interne de commas (frappes) et de colons
(membres); le nombre en est variable et discuté ; en général, on
demande 3 ou 4 colons, soumis à opposition (1/3 ou 1-2/3-4); la
référence de ce système est vitaliste (le va-et-vient du souffle) ou
sportive (la période reproduit l’ellipse du stade : un aller, une
courbe, un retour) ; 2° une construction « dynamique » (Denys d’Ha-
licarnasse) : la phrase est alors conçue comme une période subli-
mée, vitalisée, transcendée par le «mouvement »; il ne s’agit plus
d’un aller et d’un retour, mais d’une montée et d’une descente;
cette sorte de «swing » est plus importante que le choix des mots :

508
TEXTES 1970

il dépend d’une sorte de sens inné de l'écrivain. Ce «mouvement »


a trois modes : 4. sauvage, heurté (Pindare, Thucydide); b. doux,
emboîté, huilé (Sappho, Isocrate, Cicéron); c. mixte, réserve des
cas flottants.

Ainsi se termine le réseau rhétorique — puisque nous avons décidé


de laisser de côté les parties de la technè rhétorikè proprement
théâtrales, hystériques, liées à la voix : actio et memoria. La moin-
dre conclusion historique (outre qu'il y aurait quelque ironie à coder
soi-même le second métalangage dont on vient d’user par une per-
oratio venue du premier) excéderait l'intention purement didactique
de ce simple aide-mémoire. Toutefois, en quittant l’ancienne Rhé-
torique, je voudrais dire ce qui me reste personnellement de ce
voyage mémorable (descente du temps, descente du réseau, comme
d’un double fleuve). « Ce qui me reste » veut dire : les questions qui
me viennent de cet ancien empire à mon travail présent et que,
ayant approché la Rhétorique, je ne peux plus éviter.
Tout d’abord la conviction que beaucoup de traits de notre lit-
térature, de notre enseignement, de nos institutions de langage (et
y a-t-il une seule institution sans langage ?) seraient éclaircis ou
compris différemment si l’on connaissait à fond (c’est-à-dire si l’on
ne censurait pas) le code rhétorique qui a donné son langage à
notre culture; ni une technique, ni une esthétique, ni une morale
de la Rhétorique ne sont plus possibles, mais une histoire ? Oui,
une histoire de la Rhétorique (comme recherche, comme livre,
comme enseignement) est aujourd'hui nécessaire, élargie par une
nouvelle manière de penser (linguistique, sémiologie, science his-
torique, psychanalyse, marxisme).
Ensuite, cette idée qu'il y a une sorte d'accord obstiné entre Aris-
tote (d’où est sortie la rhétorique) et la culture dite de masse, comme
si l’aristotélisme, mort depuis la Renaissance comme philosophie
et comme logique, mort comme esthétique depuis le romantisme,
survivait à l’état dégradé, diffus, inarticulé, dans la pratique cul-
turelle des sociétés occidentales — pratique fondée, à travers la
démocratie, sur une idéologie du «plus grand nombre», de la
norme majoritaire, de l'opinion courante : tout indique qu'une sorte
de vulgate aristotélicienne définit encore un type d'Occident trans-
historique, une civilisation (la nôtre) qui est celle de l’endoxa : com-
ment éviter cette évidence qu'Aristote (poétique, logique, rhétorique)
fournit à tout le langage, narratif, discursif, argumentatif, qui est

GO
DEN
AT ER SEUIL ON 700

véhiculé par les «communications de masse », une grille analytique


complète (à partir de la notion de «vraisemblable ») et qu'il repré-
sente cette homogénéité optimale d’un métalangage et d’un lan-
gage-objet qui peut définir une science appliquée? En régime
démocratique, l’aristotélisme serait alors la meilleure des sociolo-
gies culturelles.
Enÿin cette constatation, assez troublante dans son raccourci, que
toute notre littérature, formée par la Rhétorique et sublimée par
l’humanisme, est sortie d’une pratique politico-judiciaire (à moins
d'entretenir le contresens qui limite la Rhétorique aux « Figures ») :
là où les conflits les plus brutaux, d'argent, de propriété, de classes,
sont pris en charge, contenus, domestiqués et entretenus par un droit
d'Etat, là où l'institution réglemente la parole feinte et codifie tout
recours au signifiant, là naît notre littérature. C’est pourquoi, faire
tomber la Rhétorique au rang d’un objet pleinement et simplement
historique, revendiquer, sous le nom de texte, d'écriture, une nou-
velle pratique du langage, et ne jamais se séparer de la science révo-
lutionnaire, ce sont là un seul et même travail.

COMMUNICATIONS
décembre 1970

En appendice
Le classement structural des figures de rhétorique
SELF, séance du 14 novembre 1964

La Rhétorique peut être définie comme le plan de connotation de


la langue ; les signifiés du Signe rhétorique ont été constitués pendant
longtemps par les différents «styles » reconnus par le code et aujour-
d’hui par le concept même de littérature; ses signifiants, formés d’uni-
tés de différentes tailles (principalement plus grandes que le monème),
correspondent en grande partie aux figures de rhétorique.
Les figures peuvent se classer en deux grands groupes ; le premier,
ou groupe des mnélaboles, comprend tous les connotateurs qui com-
portent une conversion sémantique ; soit la métaphore : voyageuse de
nuil = vieillesse ;la chaîne sémantique s'établit de la façon suivante:
Sa ! (/voyageuse de nuit/) = Sé 1 («voyageuse de nuit ») = Sé2? («vieillesse »)
= Sa? (/vieillesse/) ;dans cette chaîne, la conversion retient Sa { = Sé?;
la forme canonique de la chaîne correspond à la plupart des figures

6 O0 0
TEXTES { 9, 0

connues (métaphore, métonymie, antiphrase, lilote, hyperbole), quine


se différencient que par la nature du rapport entre Sé! et Sé?; ce rap-
port peut être défini par référence à différentes méthodes (analyse
logique, analyse sémique, analyse contextuelle) ; la chaîne sémantique
peut comporter deux cas aberrants : 1° Sa? = 0; c’est le cas de la cata-
chrèse, où le mot «propre » fait défaut dans la langue elle-même ; 2°
Sa ! = Sa?; c’est le cas d’un jeu de mots.
Le second groupe, ou groupe des parataxes, comprend tous les acci-
dents codés qui peuvent affecter une suite syntlagmatique «normale »
(ABCD...) : détournement (anacoluthe), déception (aposiopèse), retard
(suspension), défection (ellipse, asyndète), amplification (répétition),
symétrie (antithèse, chiasme).

LE FRANÇAIS MODERNE
janvier 1966

Le SELF - Société d’étude de la langue française — était un groupe


informel de linguistes et de chercheurs, animé notamment par
Jean-Claude Chevalier, Nicolas Ruwet et Roland Barthes
Ecrire la lecture

Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter


sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au
contraire par afflux d'idées, d’excitations, d'associations ? En un
mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête?
C’est cette lecture-là, à la fois irrespectueuse, puisqu'elle
coupe le texte, et éprise, puisqu'elle y revient et s’en nourrit, que
jai essayé d'écrire. Pour l’écrire, pour que ma lecture devienne
à son tour l’objet d’une nouvelle lecture (celle des lecteurs de
S/Z), il n’a fallu évidemment entreprendre de systématiser tous
ces moments où l’on «lève la tête ». Autrement dit, interroger ma
propre lecture, c'était essayer de saisir la forme de toutes les lec-
tures (la forme : seul lieu de la science), ou encore : appeler une
théorie de la lecture.
J'ai donc pris un texte court (cela était nécessaire à la minu-
tie de l’entreprise), le Sarrasine de Balzac, nouvelle peu connue
(mais Balzac ne se définit-il pas précisément comme l’Inépui-
sable, celui dont on n’a jamais tout lu, sauf vocation exégétique ?),
et, ce texte, je me suis sans cesse arrêté de le lire. La critique
fonctionne ordinairement (et ce n’est pas un reproche) soit au
microscope (en éclaircissant avec patience le détail philologique,
autobiographique ou psychologique de l’œuvre), soit au téles-
cope (en scrutant le grand espace historique qui entoure l’au-
teur). Je me suis privé de ces deux instruments : je n’ai parlé ni
de Balzac ni de son temps, je n’ai fait ni la psychologie de ses
personnages, ni la thématique du texte, ni la sociologie de l’anec-
dote. Me reportant aux premières prouesses de la caméra,
capable de décomposer le trot d’un cheval, j'ai en quelque sorte
tenté de filmer la lecture de Sarrasine au ralenti : le résultat, je
crois, n’est ni tout à fait une analyse (je n’ai pas cherché à sai-
sir le secret de ce texte étrange) ni tout à fait une image (je ne
pense pas m'être projeté dans ma lecture; ou, si cela est, c’est à
partir d’un lieu inconscient qui est bien en deçà de «moi-même »).
Qu'est-ce donc que S/Z ? Simplement un texte, ce texte que nous
écrivons dans notre tête quand nous la levons.
PE ITU ERS Learn 0

Ce texte-là, qu’il faudrait pouvoir appeler d’un seul mot: un


texte-lecture, est mal connu parce que depuis des siècles nous
nous intéressons démesurément à l’auteur et pas du tout au lec-
teur, la plupart des théories critiques cherchent à expliquer pour-
quoi l’auteur a écrit son œuvre, selon quelles pulsions, quelles
contraintes, quelles limites. Ce privilège exorbitant accordé au
lieu d’où est partie l’œuvre (personne ou Histoire), cette censure
portée sur le lieu où elle va et se disperse (la lecture) détermi-
nent une économie très particulière (quoique déjà ancienne) :
l’auteur est considéré comme le propriétaire éternel de son
œuvre, et nous autres, ses lecteurs, comme de simples usufrui-
tiers ; cette économie implique évidemment un thème d’autorité :
l’auteur, pense-t-on, a des droits sur ie lecteur, il le contraint à
un certain sens de l’œuvre, et ce sens est naturellement le bon,
le vrai sens: d’où une morale critique du sens droit (et de sa
faute, le «contre-sens ») : on cherche à établir ce que l’auteur a
voulu dire, et nullement ce que le lecteur entend.
Bien que certains auteurs nous aient eux-mêmes avertis que
nous étions libres de lire leur texte à notre guise et qu’en somme
ils se désintéressaient de notre choix (Valéry), nous percevons
mal, encore, à quel point la logique de la lecture est différente
des règles de la composition. Celles-ci, héritées de la rhétorique,
passent toujours pour se rapporter à un modèle déductif, c’est-à-
dire rationnel : il s’agit, comme dans le syllogisme, de contraindre
le lecteur à un sens ou à une issue: la composition canalise; la
lecture au contraire (ce texte que nous écrivons en nous quand
nous lisons) disperse, dissémine ; ou du moins, devant une his-
toire (comme celle du sculpteur Sarrasine), nous voyons bien
qu’une certaine contrainte du cheminement (du « suspense ») lutte
sans cesse en nous avec la force explosive du texte, son énergie
digressive : à la logique de la raison (qui fait que cette histoire
est lisible) s’entremêle une logique du symbole. Cette logique-là
n’est pas déductive, mais associative : elle associe au texte maté-
riel (à chacune de ses phrases) d’autres idées, d’autres images,
d’autres significations. « Le texte, le texte seul », nous dit-on, mais
le texte seul ça n’existe pas : il y a immédiatement dans cette nou-
velle, ce roman, ce poème que je lis, un supplément de sens, dont
ni le dictionnaire ni la grammaire ne peuvent rendre compte. C’est
ce supplément dont j'ai voulu tracer l’espace, en écrivant ma lec-
ture du Sarrasine de Balzac.
Je n’ai pas reconstitué un lecteur (fût-ce vous ou moi), mais
la lecture. Je veux dire que toute lecture dérive de formes trans-
AMEMX
ET ENS MMONTN 0

individuelles : les associations engendrées par la lettre du texte


(mais où est cette lettre ?) ne sont jamais, quoi qu’on fasse, anar-
chiques; elles sont toujours prises (prélevées et insérées) dans
certains codes, dans certaines langues, dans certaines listes de
stéréotypes. La lecture la plus subjective qu’on puisse imaginer
n’est jamais qu’un jeu mené à partir de certaines règles. D’où
viennent ces règles ? Certainement pas de l’auteur, qui ne fait
que les appliquer à sa façon (elle peut être géniale, chez Balzac
par exemple); visibles bien en deçà de lui, ces règles viennent
d’une logique millénaire du récit, d’une forme symbolique qui
nous constitue avant même notre naissance, en un mot de cet
immense espace culturel dont notre personne (d'auteur, de lec-
teur) n’est qu’un passage. Ouvrir le texte, poser le système de sa
lecture, n’est donc pas seulement demander et montrer qu’on
peut l’interpréter librement; c’est surtout, et bien plus radicale-
ment, amener à reconnaître qu’il n’y a pas de vérité objective ou
subjective de la lecture, mais seulement une vérité ludique;
encore le jeu ne doit-il pas être compris ici comme une distrac-
tion, mais comme un travail - d’où cependant toute peine serait
évaporée : lire, c’est faire travailler notre corps (on sait depuis
la psychanalyse que ce corps excède de beaucoup notre mémoire
et notre conscience) à l’appel des signes du texte, de tous les lan-
gages qui le traversent et qui forment comme la profondeur moi-
rée des phrases.
J'imagine assez bien le récit lisible (celui que nous pouvons
lire sans le déclarer «illisible » : qui ne comprend Balzac ?) sous
les traits de l’une de ces figurines subtilement et élégamment
articulées dont les peintres se servent (ou se servaient) pour
apprendre à « croquer » les différentes postures du corps humain ;
en lisant, nous aussi nous imprimons une certaine posture au
texte, et c’est pour cela qu’il est vivant; mais cette posture, qui
est notre invention, elle n’est possible que parce qu’il y a entre
les éléments du texte un rapport réglé, bref une proportion : j'ai
essayé d'analyser cette proportion, de décrire la disposition topo-
logique qui donne à la lecture du texte classique à la fois son
tracé et sa liberté.

LE FIGARO LITTÉRAIRE
1970
Introduction

Deux œuvres, deux personnages, quatre systèmes: tel est le


jeu combinatoire auquel nous invitent les auteurs de La Fuite en
Chine. Comme dans tout jeu réussi, les éléments sont peu nom-
breux, les règles subtiles, le fonctionnement assez vertigineux,
le plaisir complexe : c’est à la fois celui du lecteur d’énigme, de
l'amateur de drame et du joueur d’échecs.
Les œuvres: ce sont le roman de Segalen et la pièce de Ber-
nard Minoret et Danielle Vezolles. Le roman et la pièce font par-
tie du jeu qui nous est proposé : le roman, parce qu’il nous est
représenté dans la pièce même par le livre que veut écrire Pierre
et qui est en somme l’enjeu du drame ; la pièce, parce que toute
œuvre doit être lue dans une perspective intertextuelle et que
La Fuite en Chine (pièce) discute sans cesse avec René Leys
(roman) : ce serait nous priver d’un grand plaisir que de ne pas
prendre possession, à notre tour, du plaisir que visiblement les
transcripteurs ont pris à la transcription et qui se voit dans ce
supplément de code qu’ils ont ajouté au code de l’œuvre origi-
nale. Les personnages: un adolescent, un écrivain; dans le
roman, l’adolescent est imaginatif, le romancier est spectateur:
celui-ci enregistre, d’une écriture lâche, amusée, les fabulations
de celui-là; dans la pièce, ce sont deux partenaires du même
jeu, mis à égalité ; la seule différence, c’est que l’un fabule pour
lui, l’autre pour l’autre; l’un est cruel (par narcissisme), l’autre
est complaisant (sans doute par amour) ; lorsqu'ils se rejoignent,
c’est trop tard: dans la mort du garçon, dans le néant du livre
qui ne sera plus écrit, sous le rideau qui tombe et coupe (mutile)
ce jeu mortel du langage. Les systèmes : entendons par ce mot
tout message cohérent, pourvu d’un objet, d’un jeu de règles, de
lignes de destination et d’articulations de sortie ; or dans La Fuite
en Chine, ces systèmes sont quatre.
Se profilant dans le texte, il y a d’abord la Ville (toute ville est
un système): Pékin en 1911, lieu économique (les Européens,
tels Jarignoux et le père Leys, trafiquants et épiciers, exploitent
lPEmpire décadent) et lieu historique (la dynastie mandchoue est

GROS
DOEMXNIRENS UE 70)

à la veille de sa chute, la révolution, montant du Sud, est aux


portes de Pékin). Ce système-là (politique, «réel», si l’on veut)
est expressément refusé par Pierre («Vous ne vous intéressez
plus à la Chine, alors ?»), qui lui substitue une Ville littéraire,
elle-même substitut de l’Etrange, de l'Etranger, de l’Autre (ce
thème a eu beaucoup d'importance dans la vie même de Sega-
len, il est au centre d’une véritable théorie segalienne du voyage)
ou encore : du Secret.
Ici commence le second système. C’est un système imaginaire
et réflexif. Avec quelques éléments prélevés dans le premier sys-
tème (topographie de la ville, état politique, protocoles folklo-
riques), le sujet construit une image, lieu et alibi de sa configu-
ration névrotique : à la géographie (réelle) de Pékin se substituent
la Cité interdite, le Palais clos et vide, le quartier de prostitution;
les données politiques sont sublimées sous des formes mythi-
ques : l'assassinat de famille, l'Empereur séquestré par la vieille
Impératrice, et la Police secrète, la Police comme essence et ter-
reur du secret; les usages d’une cour décadente, condamnée, se
transforment en anachronismes poétiques, effluves littéraires
d’un autre temps; et l’image ainsi construite, stéréotype littéraire
s’il en fut, le sujet s’en adresse à lui-même la communication.
Ce système solitaire se complique cependant, car il suit, en fait,
du roman à la pièce, deux lignes de réflexion. Dans le roman,
René Leys se parle à lui-même la Ville interdite : c’est une fabu-
lation adolescente, nourrie de littérature bon marché (Les Mys-
tères de Londres, Paul Féval), dont l'écrivain (le notaire) consigne
au jour le jour (au gré d’un journal) le développement mortel;
dans La Fuite en Chine, c’est Pierre, lPécrivain, douteur de lui-
même, qui fabule, transformant la moindre information en sens
(telle la faille du Mur impérial en feinte du Mystère), obligeant
ce sens à réintégrer le système du Secret et cautionnant la
marche d’un délire vorace sous l’alibi noble du Livre à faire (on
verra comment, dès la première scène de la pièce, Pierre met
en place tout son système imaginaire ; et comment, en bon para-
noïaque, il n'aura plus qu’à suivre ce système « pour avoir réponse
à tout »).
La pièce de Bernard Minoret et Danielle Vezolles ajoute à ces
deux systèmes, l’un réel, l’autre imaginaire, un troisième sys-
tème, qui donne une grande acuité à leur transcription : ce sys-
tème est ludique, il établit un jeu (qui sera mortel) entre l’ima-
ginaire de Pierre et celui de René. Au niveau précédent, chaque
imaginaire était en quelque sorte autarcique, développé réflexi-

CONTI
TEXTES Léa 0

vement à l’intérieur d’un seul sujet; la transcription coupe


chaque ligne de destination et l’aboute à sa voisine (qui n’était
jusqu'alors que sa parallèle) : c’est l'imaginaire de Pierre qui pro-
vogue celui de René ; c’est l'imaginaire de René qui comble, porte
à la jouissance, celui de Pierre; les imaginaires communiquent
et forment un nouveau réseau, assez proche de ce qu’on appelle
une Jolie à deux. Les épissures de ce nouveau système (à deux
fils) sont remarquablement disposées dans le texte de La Fuite
en Chine : convenablement échelonnés, à la fois clairs et natu-
rels, ces passages (d’un imaginaire à l’autre), ces articulations
du délire dialectique (puisqu'il se parle par suggestions et
réponses), en un mot (qui est mot de linguistes), ces shifters, qui
embrayent la folie de Pierre sur la complaisance de René, les
provocations de l’un sur les réticences de l’autre, et réciproque-
ment le risque de celui-ci sur la paranoïa de celui-là, forment,
par leur seule qualité systématique, syntaxique, pourrait-on dire,
toute la progression dramatique de la pièce : le suspense (très
actif tout au long du texte) porte moins sur l’avenir de chaque
héros que sur le risque que chaque imaginaire rencontre à entrer
en contact avec son voisin : on croit sans cesse qu’une réponse
de René va enfin démystifier Pierre, qu’un refus de Pierre (hypo-
critement il ne s’en prive pas) va rebuter René, et qu’alors le sys-
tème dans son entier va cesser de fonctionner et la pièce finir,
faute de cette combustion de l’intelligible qui la fait marcher;
mais il n’en est rien (jusqu’à la catastrophe finale, qui est
d’ailleurs moins la sortie du système que son dernier terme),
aucune ratée ne vient briser le filé du jeu, dont les coups alter-
nent comme ceux d’une belle partie de tennis ou d'échecs.
Un quatrième système vient en effet couronner et comme
recueillir Pensemble des jeux que Pierre, René et les transcrip-
teurs mènent chacun avec lui-même, avec l’autre, avec les autres.
Ce système, c’est celui qui lie le spectacle à son spectateur. Ce
dernier système est sans doute esthétique, puisqu'il nous donne
à lire (à écouter, à goûter) une performance, la maîtrise d’un
discours. Cependant, dans un texte, à plus forte raison s’il est
dramatique, destiné à la scène, le spectateur n’est pas un lieu
passif d'écoute, extérieur aux systèmes dont on lui donne en lec-
ture le fonctionnement, car le spectateur entend toujours plus
que ce que chaque personnage profère pour son compte ou celui
de ses partenaires. Si le texte est réussi — et c’est, je crois, le cas
de la pièce de Bernard Minoret et Danielle Vezolles -, le spec-
tateur est lui-même un personnage, non point en ce qu’il peut

GRO
TNEMXATS
EST MIO 0

s'investir dans tel ou tel rôle, telle ou telle situation, mais en ce


qu’il est à son tour un élément de destination intégré au réseau
des messages, complice, non psychologiquement mais structu-
ralement, du jeu sémantique qui se développe sur la scène; son
écoute est certes spéciale, car si chaque personnage n’entend
qu’une partie de ce que lui dit l’autre (cette partie qui est néces-
saire à l'entretien de sa névrose et donc à sa vie même), le spec-
tateur, lui, rassemble tous ces messages divisés, il est celui qui
entend tout à la fois (mais en Littérature, la somme n’est pas la
simple addition des parties, elle est un supplément toujours nou-
veau) : lorsque Pierre refuse brutalement le mensonge qu’il a
lui-même soufflé à René Leys, nous entendons la surdité de Pierre,
nous voyons son aveuglement, nous déchiffrons l'horreur d’un
sujet qui se méconnaît au point d’en ignorer cette horreur même
(sauf à la fin, trop tard, lorsque sa victime meurt). Cette situa-
tion de lecture est précisément celle du tragique, lieu d'écoute
des messages divisés qui ne semblent se rejoindre qu’au-delà du
rideau, là où nous sommes ; mais là où nous sommes, c’est encore
la scène, la dernière paroi du théâtre : le langage ne s’arrête pas
à ce trou noir où nous serions tapis pour mieux épier, bien à
l’abri, «ce qui se passe » à la lumière des projecteurs : infini et
vain comme cette Fuite qui conduit nos deux héros vers la Chine
— loin de la Chine - le système, le langage, le langage comme
système nous recueille, nous emporte - nous constitue, et l’œuvre
écrite, transcrite, parlée, nous continuons, infiniment, à l'écrire.

Introduction à Bernard Minoret et Danielle Fezolles,


La Fuite en Chine (d'après René Leys, de Victor Segalen),
Christian Bourgois, 1970.
Ce qu’il advient au Signifiant

Eden, Eden, Eden, est un texte libre : libre de tout sujet, de tout
objet, de tout symbole : il s’écrit dans ce creux (ce gouffre ou cette
tache aveugle) où les constituants traditionnels du discours (celui
qui parle, ce qu’il raconte, la façon dont il s’exprime) seraient de
trop. La conséquence immédiate est que la critique, puisqu'elle
ne peut parler ni de l’auteur, ni de son sujet, ni de son style, ne
peut plus rien sur ce texte: il faut «entrer » dans le langage de
Guyotat : non pas y croire, être complice d’une illusion, partici-
per à un fantasme, mais écrire ce langage avec lui, à sa place, le
signer en même temps que lui.
Etre dans le langage (comme on dit: être dans le coup) : cela
est possible parce que Guyotat produit non une manière, un
genre, un objet littéraire, mais un élément nouveau (que ne
lajoute-t-on aux quatre Eléments de la cosmogonie ?) : cet élé-
ment est une phrase : substance de parole qui a la spécialité d’une
étoffe, d’une nourriture, phrase unique qui ne finit pas, dont la
beauté ne vient pas de son «report» (le réel à quoi elle est sup-
posée renvoyer), mais de son souffle, coupé, répété, comme s’il
s’agissait pour l’auteur de nous représenter non des scènes ima-
ginées, mais la scène du langage, en sorte que le modèle de cette
nouvelle mimèsis n’est plus l’aventure d’un héros, mais l’aven-
ture même du signifiant : ce qu’il lui advient.
Eden, Eden, Eden, constitue (ou devrait constituer) une sorte
de poussée, de choc historique : toute une action antérieure, appa-
remment double, mais dont nous voyons de mieux en mieux la
coïncidence, de Sade à Genet, de Mallarmé à Artaud, est recueillie,
déplacée, purifiée de ses circonstances d'époque; il n’y a plus ni
Récit ni Faute (c’est sans doute la même chose), il ne reste plus
que le désir et le langage, non pas celui-ci exprimant celui-là,
mais placés dans une métonymie réciproque, indissoluble.
La force de cette métonymie, souveraine dans le texte de Guyo-
tat, laisse prévoir une censure forte, qui trouvera réunies là ses
deux pâtures habituelles, le langage et le sexe ;mais aussi cette
censure, qui pourra prendre bien des formes, par sa force même,

GNUNS
RMERXATRIERS 494740

sera immédiatement démasquée : condamnée à être excessive


si elle censure le sexe et le langage en même temps, condamnée
à être hypocrite si elle prétend censurer seulement le sujet et
non la forme, ou inversement : dans les deux cas, condamnée à
révéler son essence de censure.
Cependant, quelles qu’en soient les péripéties institutionnelles,
la publication de ce texte est importante : tout le travail critique,
théorique, en sera avancé, sans que le texte cesse jamais d’être
séducteur : à la fois inclassable et indubitable, repère nouveau et
départ d'écriture.

Préface à Eden, Eden, Eden


de Pierre Guyotat, Gallimard, 1970.
La linguistique du discours

1° Le conte, la nouvelle, le mythe, la poésie, le style, en un


mot ce que l’on pourrait appeler d’une façon peu rigoureuse mais
commode, la Littérature, ont déjà été l’objet d’un certain nombre
d’approches structurales et suscité des travaux importants qui
sont en cours. Ces analyses, en raison de leur origine diverse
(ethnologie, critique littéraire, analyse du contenu, linguistique),
se situent à des niveaux souvent différents : les uns proposent
d'étudier des fonctions ou des figures (fonction poétique, méta-
phore et métonymie chez Jakobson), les autres des unités dis-
tributionnelles (fonctions du conte chez Propp, connected speech
de Harris).
Nous plaçant uniquement au point de vue d’une classification
des sémiotiques, nous proposons d’unifier ces tentatives et celles
que ne manqueront pas de susciter les œuvres infiniment variées
du folklore, de la littérature et d’une partie des communications
de masse (celle qui met en jeu la parole, écrite ou parlée), sous
une seule sémiotique que nous appellerons, du moins provisoire-
ment, linguistique du discours, ou translinguistique (le terme méta-
linguistique, préférable, étant déjà pris dans un sens différent).

2° Le principe d’unification des objets de la translinguistique


tient à l’unité de leur substance : dans tous les cas, il s’agit de la
parole, écrite ou parlée. Tous les systèmes translinguistiques subis-
sent donc une même contrainte, qui est celle du langage articulé :
la linéarité du message : les signes successifs prédominent de beau-
coup sur les signes simultanés. Les incidences de la linéarité sur
les systèmes translinguistiques sont encore peu étudiées ; elles sont
cependant capitales, puisque la linéarité des signes, en imposant
aux usagers du système l’irréversibilité fondamentale du message,
les amène à développer en contrepartie tout un jeu d'opérateurs
de réversibilité, comme on le voit dans les langages narratif et poé-
tique. L’unité de la substance linguistique rassemble certains sys-

Gti
Te Es Xs E HS 199 730

tèmes, mais elle oblige aussi à diviser certains « genres »; on dis-


tinguera, par exemple, entre le récit-parole et le récit-image; si
ces deux modes de récit ont une structure commune, proprement
«diégétique », celle-ci ne peut être décrite qu’a posteriori, à un
niveau supérieur, extensif aux sémiotiques du temps pur (irré-
versibilité) et à celles du temps-espace (réversibilité).

3° Les systèmes translinguistiques s’édifient à partir du langage


articulé, objet de la linguistique ; cependant ils ne se confondent
pas avec lui. L’objet étudié par la linguistique est restreint à une
finalité de pure communication; les objets offerts à la translin-
guistique détiennent sans doute cette finalité, puisque leur sub-
stance est linguistique, mais en eux la fonction de communica-
tion se diversifie et se spécialise selon un certain nombre de
finalités secondaires; le sens courant sait bien qu’une œuvre
comporte un objet de communication mais aussi que cet objet est
communiqué à des fins esthétiques, persuasives, distractives,
rituelles, etc., et que ces fins ne sont nullement contingentes, mais
codifiées par la société. Si l’on appelle discours l’objet de la trans-
linguistique (homologue au texte sur lequel travaille la linguis-
tique), on peut donner provisoirement du discours la définition
suivante : toute étendue finie de parole, unifiée du point de vue du
contenu, émise et structurée à des fins de communication secon-
daires, culturalisée par des facteurs autres que ceux de la langue.

4° Le territoire de la translinguistique (ou si lon veut, le ter-


ritoire du discours) peut donc se définir à partir de la linguis-
tique, puisque l’une et l’autre ont la même substance. Or nous
savons que, pour le moment du moins, la linguistique s'arrête à
la phrase. Ce n’est pas le lieu, ici, d'entrer dans la discussion qui
s’est développée autour du concept de phrase (nous n’en aurions
d’ailleurs pas la compétence); nous nous en tiendrons à la mise
au point d'E. Benveniste, parce qu’elle pose la phrase comme la
limite supérieure de l’objet linguistique («Les niveaux de l’ana-
lyse linguistique », in Problèmes de linguistique générale, Galli-
mard, 1966). Nous résumerons ainsi la pensée de Benveniste:
une phrase ne se définit que par ses constituants : on peut la seg-
menter mais on ne peut l'intégrer : elle est le dernier niveau d’in-
D'EKIT EsSy 11,9
7 0

tégration des signes linguistiques ; elle contient des signes mais


n’est pas un signe ; avec la phrase, on quitte donc la linguistique
pour une nouvelle description, qui est celle du discours, dont la
phrase peut être une unité; la phrase fait donc charnière entre
le texte et le discours ;comme le marque Benveniste, «elle porte
à la fois sens et référence : sens, parce qu’elle est informée de signi-
Jication ; référence, parce qu'elle se réfère à une situation donnée ».
D'un point de vue taxinomique, le territoire de la translinguis-
tique se situe donc au-delà de la phrase.

5° Ce territoire est immense. Il a déjà été exploré. D’abord par


Aristote et ses successeurs, qui ont tenté de diviser le discours
(non mimétique) en unités de taille croissante, de la phrase aux
grandes parties de la dispositio, en passant par la période et le
«morceau » (ekphrasis, descriptio). Ensuite, en termes cette fois-
ci ouvertement structuraux, par nos contemporains : l'Ecole for-
maliste russe, Jakobson, Shcheglov et ses collègues soviétiques,
Harris, Ruwet, sans oublier, bien entendu, les ethnologues, qui
ont donné une impulsion capitale à l’analyse structurale des
mythes, Propp et Lévi-Strauss.
Du point de vue épistémologique, c’est-à-dire d’un point de vue
extensif à toutes ces recherches, il reste un problème important
à résoudre : celui de l’exhaustivité des descriptions. Par exemple,
entre le connected speech de Harris et les fonctions de Propp,
complètement dégagées, elles, de la substance verbale, on voit
bien qu’un récit, un roman, par exemple, possède une quantité
énorme de messages qui, au-delà de la phrase, ne sont pris en
charge par aucune description. La passoire est, si l’on peut dire,
trop fine (ne retenant encore que de la matière linguistique) ou
trop grosse (retenant des unités qui pourraient être extra-lin-
guistiques). De la même façon, on ne pourrait se satisfaire d’une
linguistique qui se réduirait à la phonologie et à la grammaire.
L’exhaustivité, non pas de /a description, mais des descriptions,
est pour toute science une exigence inéluctable. L’au-delà de la
phrase devra donc être décrit exhaustivement : d’une part, n’im-
porte quelle information fournie par la lettre du corpus doit pou-
voir être située à un niveau systématisé de description; d’autre
part, l’ensemble de ces niveaux doit former un continu intégra-
toire, chaque unité d’un niveau ne prenant son sens, selon la for-
mulation de Benveniste, qu’enserrée dans les unités du niveau
TN EXT ENS 149,7 0

immédiatement supérieur, comme il en est successivement du


trait (mérisme), du phonème et du mot (on a vu que la phrase,
linguistiquement parlant, intègre le mot, mais ne peut s'intégrer).
La translinguistique ne peut donc se constituer, si elle n’établit
pas, pour chacun de ses objets, les niveaux d’intégration du dis-
cours, depuis la phrase, qui est le dernier niveau d'intégration
linguistique et le premier niveau d'intégration translinguistique,
jusqu’au moment où le discours s'articule sur la praxis sociale.

6° La nécessité de la description intégrative n’est pas seule-


ment épistémologique, elle est aussi opératoire, car c’est d’elle
que dépend la segmentation du discours en unités. En effet, la
substitution, nécessaire à la segmentation (du moins nous le
croyons), ne peut se faire qu’au nom du sens, et le sens, selon
la formulation de Benveniste à laquelle nous nous référons
encore, dépend des relations intégratives, nouées d’un niveau à
l’autre, et non des relations distributionnelles nouées entre élé-
ments d’un même niveau. Autrement dit, pour commuter, il faut
savoir au nom de quoi on commute. La commutation linguis-
tique, elle, se fait, si l’on peut dire, au nom du sens «brut », néces-
saire à la pure communication, à l’exclusion de toute autre fonc-
tion du message ;mais au-delà de la phrase, dans l’univers du
discours, le sens devient fatalement référentiel, il se détermine
par rapport à une situation, hors laquelle la nouvelle commuta-
tion ne peut jouer. Paul Valéry remarquait que la phrase : « Ouvrez
la porte» n'avait aucun sens en plein désert, mais qu’elle en
reprenait si le désert était métaphorique, etc.; pris d’une façon
brute, l'énoncé a bien un sens, mais ce sens n’est que linguis-
tique ; passer dans la sphère translinguistique, c’est précisément
donner à l’énoncé un sens supplémentaire ; mis par exemple en
situation de récit, l'énoncé s’offrira à une commutation nouvelle,
qui déterminera s’il est nécessaire ou non à la suite des fonc-
tions et si par conséquent on peut le définir comme un segment-
signe. Autrement dit, tant que l’énoncé n’est pas situé, il reste,
du point de vue du discours, une simple fonction proposition-
nelle, in-signifiante ; pour transformer cette fonction en propo-
sition, il faut la soumettre à une nouvelle pertinence, qui est celle
de sa situation. Tout cela est connu. Nous proposons toutefois de
donner désormais clairement aux situations du discours une
pleine valeur structurale, puisque d’une part elles déterminent
LE EXNT.RLS di 2870

une certaine hiérarchie des niveaux intégratoires et que d’autre


part elles permettent la nouvelle commutation translinguistique.

7° Les situations initiales (par exemple la situation de récit)


correspondent directement à la communication qui unit l’émet-
teur du discours (Narrateur) au récepteur (Narrataire) : ceci n’est
pas le cas pour les niveaux sub-séquents (par exemple les per-
sonnages ou les fonctions), tout entiers soumis à la fonction réfé-
rentielle (contenu de l’histoire). La situation de récit, par exemple,
constitue donc un niveau de description autonome; d'autant
qu’elle dispose de signifiants propres : la communication poétique
a les siens, strictement codifiés pendant longtemps ; le récit aussi
(par exemple, le passé simple en français). Il est possible que
l'analyse systématique des situations de discours amène à modi-
fier la distinction traditionnelle des genres; il est possible aussi
qu’elle la confirme ; cela importe peu; l'important, c’est de dis-
poser d’un premier niveau sûr qui serve d’intégrant initial à la
suite hiérarchisée des autres niveaux. Le nombre de ces niveaux
varie certainement selon le niveau de départ (ou d’arrivée, selon
qu’on prend le discours par ses unités minimales ou par ses
grandes fonctions) ; dans la poésie lyrique, il est probable que les
unités inférieures, développement distributionnel d’une seule
métaphore, sont directement articulées sur la situation lyrique;
dans le récit au contraire, les unités minimales, indices ou termes
de fonctions, passent par plusieurs relais d'intégration (fonction,
actant), avant de rejoindre le niveau proprement narratif. Le
nombre, l’organisation des niveaux intégratoires pourront donc
être un critère de classement des discours. De même pour les
relations distributionnelles, une fois que les niveaux d’intégra-
tion auront été établis; le récit, par exemple, semble bien être
caractérisé par ce que Bally appelait, sur le plan linguistique, la
dystazxie, ou rupture de la linéarité progressive de la chaîne par-
lée : dans le récit les termes d’une même fonction peuvent être,
soit distendus, séparés par des infixes ou inserts fort longs (c’est
le suspens), soit même inversés et anticipés (c’est le feed-back),
contrairement au discours intellectuel, de modèle progressif.
8° Pour résumer cette brève intervention, je rappellerai les
deux principes nécessaires, me semble-t-il, à la constitution
d’une sémiotique du discours. Le premier précise la façon dont
la translinguistique prend le relais de la linguistique. La lin-

6 1 5
PENSAIS 112401.
7 0

guistique s'arrête à la phrase, parce que la phrase constitue du


prédicatif pur et comporte toujours, outre le «sens », une réfé-
rence, que la linguistique s’est toujours refusée à coder, bien que
les exigences nouvelles de la sémantique, de la traduction auto-
matique et du concept même de grammaticalité, amènent à
mettre de plus en plus au premier plan la notion de contexte ou
de situation ; c’est, en somme, ce concept qui est pris en charge
par la translinguistique ; sa tâche essentielle est de coder la réfé-
rence; on peut dire que la rhétorique, ancêtre de la translin-
guistique, a eu également pour but, pendant des siècles, d’éta-
blir un code de la parole (il est vrai, normatif), et que pour établir
ce code, elle a commencé, elle aussi, par distinguer soigneuse-
ment quelques situations de discours (mimétique, délibératif,
judiciaire, épidictique). En un mot, le référentiel est extra-lin-
guistique et intra-sémiologique.
Le second principe nous ramène à la linguistique. Le système
du discours reproduit d’une façon en quelque sorte homographi-
que le système de la phrase, avec ses deux coordonnées : d’une
part, substitution, segmentation et relations distributionnelles
entre segments d’un même niveau, et d’autre part, intégration des
unités de chaque niveau dans une unité du niveau supérieur, qui
lui donne sens. Nous pensons qu’il est capital de considérer le dis-
cours non seulement comme un ensemble distributionnel (ce qu’a
fait, par exemple, Propp, puisque ses fonctions se développent sur
un seul niveau), mais aussi comme un ensemble intégré. Le prin-
cipe d'intégration a en effet une double portée : d’abord struc-
turale, bien entendu, puisqu'il permet théoriquement la descrip-
tion du sens et opératoirement la segmentation du discours;
ensuite générale, puisqu'il permet de donner un statut descriptif
à la limite du système, en désignant, en termes sémiologiques (c’est
là l’important), le moment où le système s'articule sur la praxis
sociale et historique : une sémiotique respectueuse du principe
d'intégration a toute chance de coopérer efficacement avec des
disciplines extra-sémiologiques, comme l’histoire, la psychologie
ou l'esthétique.

Paru dans Signe, langage, culture,


Mouton and Co., 1970.
Ecrire, verbe intransitif ?

1. Littérature et linguistique
Pendant des siècles, la culture occidentale a conçu la littéra-
ture non point - comme on le fait encore aujourd’hui — à travers
une pratique des œuvres, des auteurs et des écoles, mais à tra-
vers une véritable théorie du langage. Cette théorie avait un nom :
la Rhétorique, qui a régné en Occident, de Gorgias à la Renais-
sance, c’est-à-dire pendant près de deux millénaires. Menacée
dès le xvi° siècle par l'avènement du rationalisme moderne, la
rhétorique a été tout à fait ruinée lorsque ce rationalisme s’est
transformé en positivisme, à la fin du xix° siècle. À ce moment,
entre la littérature et le langage, il n’y a pour ainsi dire plus
aucune zone commune de réflexion : la littérature ne se sent plus
langage, sauf chez quelques écrivains précurseurs, tel Mallarmé,
et la linguistique ne se reconnaît sur la littérature que des droits
très limités, enfermés dans une discipline philologique secon-
daire, au statut d’ailleurs incertain : la stylistique.
On le sait, cette situation est en train de changer, et c’est un
peu, me semble-t-il, pour en prendre acte que nous sommes en
partie réunis : la littérature et le langage sont en train de se retrou-
ver. Les facteurs de ce rapprochement sont divers, complexes; je
citerai les plus manifestes : d’une part, l’action de certains écri-
vains qui depuis Mallarmé ont entrepris une exploration radicale
de l'écriture et ont fait de leur œuvre la recherche même du Livre
total, tels Proust et Joyce; d’autre part, le développement de la
linguistique elle-même, qui inclut désormais dans son champ le
poétique, ou ordre des effets liés au message et non à son réfé-
rent. Il existe donc aujourd’hui une perspective nouvelle de
réflexion, commune, j y insiste, à la littérature et à la linguistique,
au créateur et au critique, dont les tâches, jusqu'ici absolument
étanches, commencent à communiquer, peut-être même à se
confondre, tout au moins au niveau de l'écrivain, dont l’action
peut de plus en plus se définir comme une critique du langage.
C’est dans cette perspective que je voudrais me placer, en indi-

(6 Ir
APERXAINE rs 1n98 740

quant par quelques observations brèves, prospectives et non pas


conclusives, comment l’activité d'écriture peut être aujourd’hui
énoncée à l’aide de certaines catégories linguistiques.

2. Le langage
Cette conjonction nouvelle de la littérature et de la linguis-
tique, dont je viens de parler, on pourrait l’appeler provisoire-
ment, faute de mieux, sémio-critique, puisqu'elle implique que
l'écriture est un système de signes. Or la sémio-critique ne peut
se confondre avec la stylistique, même renouvelée, ou, tout au
moins, la stylistique est loin de l’épuiser. Il s’agit d’une perspective
d’une tout autre ampleur, dont l’objet ne peut être constitué par
de simples accidents de forme, mais par les rapports mêmes du
scripteur et de la langue. Ceci implique que, si l’on se place dans
une telle perspective, on ne se désintéresse pas de ce qu'est le
langage, mais que, au contraire, on revienne sans cesse aux
«vérités », fussent-elles provisoires, de l'anthropologie linguis-
tique. Certaines de ces vérités ont encore force de provocation,
face à une certaine idée courante de la littérature et du langage,
et, pour cette raison, il ne faut pas négliger de les rappeler.
1° L’un des enseignements qui nous est donné par la linguis-
tique actuelle, c’est qu’il n’y a pas de langue archaïque, ou que,
tout au moins, il n’y a pas de rapport entre la simplicité et l’an-
cienneté d’une langue : les langues anciennes peuvent être aussi
complètes et aussi complexes que les langues récentes; il n’y a
pas d'histoire progressiste du langage. Donc, lorsque nous
essayons de retrouver dans l'écriture moderne certaines caté-
gories fondamentales du langage, nous ne prétendons pas mettre
à jour un certain archaïsme de la « psyché »; nous ne disons pas
que l'écrivain fait retour à l’origine du langage, mais que le lan-
gage est pour lui origine.
2° Un second principe, particulièrement important en ce qui
concerne la littérature, c’est que le langage ne peut être consi-
déré comme un simple instrument, utilitaire ou décoratif, de la
pensée. L'homme ne préexiste pas au langage, ni phylogénéti-
quement ni ontogénétiquement. Nous n’atteignons jamais un état
où l’homme serait séparé du langage, qu’il élaborerait alors pour
«exprimer » ce qui se passe en lui: c’est le langage qui enseigne
la définition de l’homme, non le contraire.
5° De plus, d’un point de vue méthodologique, la linguistique

(} Mi
€ EXT ES 1 970

nous accoutume à un nouveau type d’objectivité. L’objectivité que


l’on a requise jusqu’à présent dans les sciences humaines est
une objectivité du donné, qu’il s’agit d'accepter intégralement.
La linguistique, d’une part, nous suggère de distinguer des
niveaux d'analyse et de décrire les éléments distinctifs de cha-
cun de ces niveaux, bref, de fonder la distinction du fait et non
le fait lui-même ; et, d’autre part, elle nous invite à reconnaître
que, contrairement aux faits physiques et biologiques, les faits
de culture sont doubles, qu’ils renvoient à quelque chose d’autre :
c’est, comme l’a remarqué Benveniste, la découverte de la « dupli-
cité » du langage qui fait tout le prix de la réflexion de Saussure.
4° Ces quelques préalables se trouvent contenus dans une der-
nière proposition qui justifie toute recherche sémio-critique. La
culture nous apparaît de plus en plus comme un système général
de symboles, régi par les mêmes opérations: il y a une unité du
champ symbolique, et la culture, sous tous ses aspects, est une
langue. Il est donc possible aujourd’hui de prévoir la constitution
d’une science unique de la culture, qui s’appuiera, certes, sur des
disciplines diverses, mais toutes attachées à analyser, à différents
niveaux de description, la culture comme une langue. La sémio-
critique ne sera évidemment qu’une partie de cette science, qui
d’ailleurs, en tout état de cause, restera toujours un discours sur
la culture. Pour nous, cette unité du champ symbolique humain
nous autorise à travailler sur un postulat, que j’appellerai postu-
lat d'homologie : la structure de la phrase, objet de la linguistique,
se retrouve homologiquement dans la structure des œuvres: le
discours n’est pas seulement une addition de phrases, il est lui-
même, si l’on peut dire, une grande phrase. C’est selon cette hypo-
thèse de travail que je voudrais confronter certaines catégories de
la langue avec la situation de l’écrivain par rapport à son écriture.
Je ne cache pas que cette confrontation n’a pas une force démons-
trative et que sa valeur reste pour le moment essentiellement méta-
phorique : mais peut-être aussi, dans l’ordre d'objets qui nous
occupe, la métaphore a-t-elle, plus que nous le pensons, une exis-
tence méthodologique et une force heuristique.

3. La temporalité
Nous le savons, il y a un temps spécifique de la langue, égale-
ment différent du temps physique et de ce que Benveniste appelle
le temps «chronique », ou temps des computs et des calendriers.

GMA
HET HIT RES AOC

Ce temps linguistique reçoit un découpage et des expressions très


variés selon les langues (n’oublions pas que, par exemple, cer-
tains idiomes comme le chinook comportent plusieurs passés, dont
un passé mythique), mais une chose semble sûre : le temps lin-
guistique a toujours pour centre générateur le présent de l’énon-
ciation. Ceci invite à nous demander si, homologique à ce temps
linguistique, il n’y a pas aussi un temps spécifique du discours.
Sur ce point, Benveniste nous propose un premier éclaircissement :
dans bien des langues, notamment indo-européennes, le système
est double : 1° un premier système, ou système du discours pro-
prement dit, adapté à la temporalité de l’énonciateur, dont l’énon-
ciation reste explicitement le moment générateur ; 2° un second
système, ou système de l’histoire, du récit, approprié à la relation
des événements passés, sans intervention du locuteur, dépourvu
par conséquent de présent et de futur (sauf périphrastique), et dont
le temps spécifique est l’aoriste (ou ses équivalents, tel notre pré-
térit), temps qui précisément est le seul à faire défaut au système
du discours. L’existence de ce système a-personnel ne contredit
pas la nature essentiellement logocentrique du temps linguistique,
que l’on vient d'affirmer : le second système est seulement privé
des caractères du premier; l’un est lié à l’autre par l'opposition
même du marqué/non-marqué : ils participent par conséquent à
la même pertinence.
La distinction des deux systèmes ne recouvre nullement celle
que l’on fait traditionnellement entre discours objectif et discours
subjectif, car on ne saurait confondre le rapport de l’énonciateur
et du référent avec le rapport de ce même énonciateur à l’énon-
ciation, et c’est seulement ce dernier rapport qui détermine le
système temporel du discours. Ces faits de langage ont été peu
perceptibles tant que la littérature s’est donnée pour l’expres-
sion docile et comme transparente soit du temps dit objectif (ou
temps chronique), soit de la subjectivité psychologique, c’est-à-
dire tant qu’elle s’est placée sous une idéologie totalitaire du réfé-
rent. Aujourd’hui, cependant, la littérature découvre dans le
déploiement du discours ce que j’appellerai des subtilités fon-
damentales : par exemple, ce qui est raconté d’une façon aoris-
tique n'apparaît nullement immergé dans le passé, dans « ce qui
a eu lieu», mais seulement dans la non-personne, qui n’est ni
l’histoire, ni la science, ni encore moins le on des écritures dites
anonymes, Car ce qui l'emporte dans le on, c’est l’indéfini, ce
n’est pas absence de personne : on est marqué, il ne l’est pas.
A l’autre terme de l’expérience du discours, l'écrivain actuel, me

620
FENTE SI 1 0

semble-t-il, ne peut plus se contenter d'exprimer son propre pré-


sent selon un projet lyrique : il faut lui apprendre à distinguer le
présent du locuteur, qui reste établi sur une plénitude psycho-
logique, du présent de la locution, mobile comme elle et en quoi
s’instaure une coïncidence absolue de l'événement et de l’écri-
ture. Ainsi la littérature, du moins dans ses recherches, suit-elle
le même chemin que la linguistique, lorsque, avec Guillaume,
elle s’est interrogée sur le temps opératif, ou temps de l’énon-
ciation elle-même.

4. La personne
Ceci amène à une seconde catégorie grammaticale, tout aussi
importante en linguistique qu’en littérature : celle de la personne.
Il faut d’abord rappeler avec les linguistes que la personne (au
sens grammatical du terme) semble bien être universelle, liée à
l'anthropologie même du langage. Tout langage, comme l’a mon-
tré Benveniste, organise la personne en deux oppositions : une
corrélation de personnalité, qui oppose la personne (je ou tu) à la
non-personne (il), signe de celui qui est absent, signe de l'absence ;
et, intérieure à cette première grande opposition, une corrélation
de subjectivité oppose deux personnes, le je et la personne non-
je (c’est-à-dire le tu). Pour notre usage, il nous faut, avec Benve-
niste, faire trois observations. D’abord ceci: la polarité des per-
sonnes, condition fondamentale du langage, est cependant très
particulière, car cette polarité ne comporte ni égalité ni symétrie :
ego a toujours une position de transcendance à l’égard de tu, je
étant intérieur à l'énoncé et tu lui restant extérieur; et, cepen-
dant, je et tu sont inversibles, je pouvant toujours devenir tu, et
réciproquement ; ce n’est pas le cas pour la non-personne (il), qui
ne peut jamais s’inverser en personne ni réciproquement. Ensuite
— ce sera la seconde observation -, le je linguistique peut et doit
se définir d’une façon a-psychologique : je n’est rien d’autre que
«la personne qui énonce la présente instance de discours contenant
l’instance linguistique je » (Benveniste). Enfin, dernière remarque,
le il, ou non-personne, ne réfléchit jamais l’instance du discours,
hors de laquelle il se situe; il faut donner tout son poids à la
recommandation de Benveniste qui dit de ne pas se représenter
le il comme une personne plus ou moins diminuée ou éloignée :
il est absolument la non-personne, marquée par l’absence de ce
qui fait spécifiquement (c’est-à-dire linguistiquement) je et tu.

6 21
T° EXT. ETS 1 LI

De cet éclaircissement linguistique, nous tirerons quelques


suggestions pour une analyse du discours littéraire. Tout d’abord,
nous pensons que, quelles que soient les marques variées et sou-
vent rusées que prenne la personne lorsqu’on passe de la phrase
au discours, tout comme pour la temporalité, le discours de
l’œuvre est soumis à un double système, celui de la personne et
celui de la non-personne. Ce qui fait illusion, c’est que le dis-
cours classique (au sens large) dont nous avons lhabitude est
un discours mixte, qui fait alterner, souvent à une cadence très
rapide (par exemple, à l’intérieur d’une même phrase), l’énon-
ciation personnelle et l’énonciation a-personnelle, à travers un
jeu complexe de pronoms et de verbes descriptifs. Ce régime
mixte de personne et de non-personne produit une conscience
ambiguë, qui réussit à garder la propriété personnelle de ce
qu’elle énonce, en rom-pant cependant périodiquement la par-
ticipation de l’énonciateur à l'énoncé.
Ensuite, si nous revenons à la définition linguistique de la pre-
mière personne (je est celui qui dit je dans la présente instance
du discours), nous comprenons peut-être mieux l'effort de cer-
tains écrivains actuels (je pense à Drame de Sollers), lorsqu'ils
essaient de distinguer, au niveau même du récit, la personne psy-
chologique et l’auteur de lécriture : contrairement à l'illusion
courante des autobiographies et des romans traditionnels, le sujet
de l’énonciation ne peut jamais être le même que celui qui a agi
hier : le je du discours ne peut plus être le lieu où se restitue
innocemment une personne préalablement emmagasinée. Le
recours absolu à l'instance du discours pour déterminer la per-
sonne, que l’on pourrait appeler avec Damourette et Pichon le
«nynégocentrisme» (rappelons le début exemplaire du roman
de Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe : « Je suis seul ici mainte-
nant»), ce recours, si imparfait que puisse en être encore l’exer-
cice, apparaît donc bien comme une arme contre la mauvaise
foi générale d’un discours qui ne fait ou ne ferait de la forme lit-
téraire que l'expression d’une intériorité constituée en arrière et
en dehors du langage.
Enfin, rappelons cette précision de l’analyse linguistique : dans
le procès de communication, le trajet du je n’est pas homogène :
lorsque je libère le signe je, je me réfère à moi-même en tant
que je parle, et il s’agit alors d’un acte toujours nouveau, même
s’il est répété, dont le «sens » est toujours inédit; mais, en arri-
vant à destination, ce je est reçu par mon interlocuteur comme
un signe stable, issu d’un code plein, dont les contenus sont
RPEUXETIENS OC
De

récurrents. En d’autres termes, le je de celui qui écrit je n’est


pas le même que le je qui est lu par tu. Cette dissymétrie fon-
damentale du langage, éclaircie par Jespersen et Jakobson sous
la notion de shifter ou de chevauchement du message et du code,
elle commence enfin à inquiéter la littérature en lui représen-
tant que l’intersubjectivité, ou, ce qui serait peut-être mieux dit,
l’interlocution, ne peut s’accomplir par le simple effet d’un vœu
pieux concernant les mérites du « dialogue », mais par une des-
cente profonde, patiente et souvent détournée, dans le labyrinthe
du sens.

5. La diathèse
Il reste à parler d’une dernière notion grammaticale qui peut,
à notre sens, éclairer l’activité d'écriture dans son centre, puis-
qu’elle concerne le verbe écrire lui-même. Il serait intéressant
de savoir à quel moment on s’est mis à employer le verbe écrire
d’une façon intransitive, l'écrivain n'étant plus celui qui écrit
quelque chose, mais celui qui écrit, absolument : ce passage est
certainement le signe d’un changement important de mentalité.
Mais s’agit-il vraiment d’intransitivité ? Aucun écrivain, à quelque
temps qu’il appartienne, ne peut ignorer qu’il écrit toujours
quelque chose ; on pourrait même dire que c’est paradoxalement
au moment où écrire paraît devenir intransitif que son objet, sous
le nom de livre, ou de texte, prend une importance particulière.
Ce n’est donc pas, du moins en premier lieu, du côté de l’in-
transitivité qu’il faut chercher la définition de l'écrire moderne.
Une autre notion linguistique nous en donnera peut-être la clef:
celle de diathèse, ou, comme on dit dans les grammaires, de
«voix » (active, passive, moyenne). La diathèse désigne la façon
dont le sujet du verbe est affecté par le procès; c’est bien évi-
dent pour le passif: et pourtant les linguistes nous apprennent
que, en indo-européen du moins, ce que la diathèse oppose véri-
tablement, ce n’est pas l'actif et le passif, c’est l’actif et le moyen.
Selon l'exemple classique, donné par Meillet et Benveniste, le
verbe sacrifier (rituellement) est actif si c’est le prêtre qui sacri-
fie la victime à ma place et pour moi, et il est moyen si, prenant
en quelque sorte le couteau des mains du prêtre, je fais moi-
même le sacrifice pour mon propre compte ; dans le cas de lac-
tif, le procès s’accomplit hors du sujet, car, s’il est vrai que le
prêtre fait le sacrifice, il n’en est pas affecté; dans le cas moyen,

6025
é ENSUFIV ENS 1091-760

au contraire, en agissant, le sujet s’affecte lui-même, il reste tou-


jours intérieur au procès, même si ce procès comporte un objet,
en sorte que le moyen n’exclut pas la transitivité. Ainsi définie,
la voix moyenne correspond tout à fait à l’état de l'écrire moderne :
écrire, c’est aujourd’hui se faire centre du procès de parole, c’est
effectuer l'écriture en s’affectant soi-même, c’est faire coïncider
l’action et l'affection, c’est laisser le scripteur à l’intérieur de
l'écriture, non à titre de sujet psychologique (le prêtre indo-euro-
péen pouvait fort bien déborder de subjectivité en sacrifiant acti-
vement pour son client), mais à titre d'agent de l’action. On peut
même pousser plus loin l’analyse diathétique du verbe écrire. On
sait qu’en français certains verbes ont le sens actif à la forme
simple (aller, arriver, rentrer, sortir), mais prennent l’auxiliaire
du passif (être) aux formes du passé composé (je suis allé, je suis
arrivé) ;pour expliquer cette bifurcation proprement moyenne,
Guillaume distingue justement entre un passé composé dirimant
(avec l’auxiliaire avoir), lequel suppose une interruption du pro-
cès, due à l'initiative du locuteur (je marche, je m'arrête de mar-
cher, j'ai marché), et un passé composé intégrant (avec l’auxi-
liaire être), propre aux verbes qui désignent un entier sémantique,
qu’on ne peut débiter à la simple initiative du sujet (je suis sorti,
il est mort ne renvoient pas à une interruption dirimante de la
sortie ou de la mort). Écrire est traditionnellement un verbe actif,
dont le passé est dirimant: j'écris un livre, je le termine, je l’ai
écrit; mais, dans notre littérature, le verbe change de statut (sinon
de forme) : écrire devient un verbe moyen, dont le passé est inté-
grant, dans la mesure même où l'écrire devient un entier séman-
tique indivisible ; en sorte que le vrai passé, le passé droit de ce
nouveau verbe, est non point j'ai écrit, mais plutôt je suis écrit,
comme on dit je suis né, il est mort, elle est éclose, etc., expres-
sions dans lesquelles il n’y a bien entendu, en dépit du verbe
être, aucune idée de passif, puisqu'on ne pourrait transformer,
sans forcer les choses, je suis écrit, en : on m'a écrit.
Ainsi, dans l'écrire moyen, la distance du scripteur et du lan-
gage diminue asymptotiquement. On pourrait même dire que ce
sont les écritures de la subjectivité, telle l'écriture romantique,
qui sont actives, car en elles l'agent n’est pas intérieur, mais anté-
rieur au procès d'écriture : celui qui écrit n’y écrit pas pour lui-
même, mais, au terme d’une procuration indue, pour une per-
sonne extérieure et antécédente (même s'ils portent tous deux
le même nom), tandis que, dans l'écrire moyen de la modernité,
le sujet se constitue comme immédiatement contemporain de

6 2 4
PoEXAT ES 1 49.2:% 9

l'écriture, s’effectuant et s’affectant par elle: c’est le cas exem-


plaire du narrateur proustien, qui n’existe qu’en écrivant, en dépit
de la référence à un pseudo-souvenir.

6. L’instance du discours
On la compris, ces quelques remarques tendent à suggérer
que le problème central de l’écriture moderne coïncide exacte-
ment avec ce que l’on pourrait appeler la problématique du verbe
en linguistique : de même que la temporalité, la personne et la
diathèse délimitent le champ positionnel du sujet, de même la
littérature moderne cherche à instituer, à travers des expé-
riences diverses, une position nouvelle de l’agent de l’écriture
dans lécriture elle-même. Le sens, ou si l’on préfère le but, de
cette recherche est de substituer à l’instance de la réalité (ou
instance du référent), alibi mythique qui a dominé et domine
encore l’idée de littérature, l’instance même du discours: le
champ de l'écrivain n’est que l’écriture elle-même, non comme
«forme » pure, telle qu’a pu la concevoir une esthétique de l’art
pour l'art, mais d’une façon beaucoup plus radicale comme seul
espace possible de celui qui écrit. Il faut en effet le rappeler à
ceux qui accusent ce genre de recherches de solipsisme, de for-
malisme ou de scientisme ; en revenant aux catégories fonda-
mentales de la langue, tels la personne, le temps, la voix, nous
nous plaçons au cœur d’une problématique de l’interlocution,
car ces catégories sont précisément celles où se nouent les rap-
ports du je et de ce qui est privé de la marque du je. Dans la
mesure même où la personne, le temps et la voix (si bien nom-
mée !) impliquent ces êtres linguistiques remarquables que sont
les shifters, elles nous obligent à penser la langue et le discours
non plus dans les termes d’une nomenclature instrumentale, et
par conséquent réifiée, mais comme l’exercice même de la
parole : le pronom, par exemple, qui est sans doute le plus ver-
tigineux des shifters, appartient structuralement (j'insiste) à la
parole ; c’est là, si l’on veut, son scandale, et c’est sur ce scan-
dale que nous devons travailler aujourd’hui, linguistiquement et
littérairement : nous cherchons à approfondir le «pacte de
parole » qui unit l'écrivain et l’autre, en sorte que chaque moment
du discours soit à la fois absolument neuf et absolument com-
pris. Nous pouvons même, avec une certaine témérité, donner à
cette recherche une dimension historique. On sait que le Septe-

GR E
UE
EX LINE SUN 9700

nium médiéval, dans la classification grandiose de l’univers qu’il


instituait, imposait à l’homme-apprenti deux grands lieux d’ex-
ploration : d’une part, les secrets de la nature (quadrivium),
d’autre part, les secrets de la parole (frivium : grammatica, rhe-
torica, dialectica) ; cette opposition s’est perdue de la fin du Moyen
Age à nos jours, le langage n'étant plus alors considéré que
comme un instrument au service de la raison ou du cœur. Cepen-
dant, aujourd’hui, quelque chose revit de l’antique opposition:
à l’exploration du cosmos correspond de nouveau lexploration
du langage, menée par la linguistique, la psychanalyse et la lit-
térature. Car la littérature elle-même, si l’on peut dire, est science
non plus du «cœur humain», mais de la parole humaine; son
investigation, toutefois, ne s’adresse plus aux formes et figures
secondes qui faisaient l’objet de la rhétorique, mais aux catégo-
ries fondamentales de la langue : de même que, dans notre cul-
ture occidentale, la grammaire n’a commencé de naître que bien
longtemps après la rhétorique, de même ce n’est qu'après avoir
cheminé pendant des siècles à travers le beau littéraire que la
littérature peut se poser les problèmes fondamentaux du langage
sans lequel elle ne serait pas.

Colloque Johns Hopkins, 1966. Publié en anglais in The Languages


of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist
Controversy, The Johns Hopkins Press, Londres et Baltimore, 1970,
p. 134-145.
Préface

Une Encyclopédie est, dit-on, un livre de savoir. Mais qu’est-


ce que le savoir en littérature ? Si la science physique change et
parfois se dément elle-même selon les époques et les sociétés,
à plus forte raison la science littéraire. Les définitions de la cha-
leur et de la lumière peuvent varier, mais du moins peut-on trai-
ter régulièrement de ces phénomènes à travers leurs effets, qui
sont constants, donc observables, computables, explicables. Le
texte littéraire, lui, n’est pas un phénomène, et l’approcher par
ses effets serait dérisoire. On sait avec certitude ce qui se pro-
duit si l’on enlève le foie d’un homme, mais si l’on amputait le
corps social de La Divine Comédie ou d'Ulysse, que se passerait-
il? Ce serait sans doute regrettable, mais au nom de quel fonc-
tionnement ? À vrai dire, on sait de moins en moins comment défi-
nir la littérature. Par sa structure, c’est-à-dire par la combinaison
d’un contenu et d’une forme ? Cette division est elle-même très
discutée : le «fond » d’une œuvre est infini, il recule sans cesse,
et les techniques modernes d'analyse ne font jamais apparaître
que de nouvelles formes de contenu. Par sa fonction, anthropo-
logique ou sociale? Cette fonction est incertaine, on n’est plus
très sûr aujourd’hui que la littérature serve simplement à ins-
truire, à distraire, ni même à exprimer, à représenter, à reflé-
ter : point de justification téléologique : la littérature ne sert peut-
être à rien. Par sa valeur (esthétique, morale, philosophique)?
On a cru longtemps, on enseigne encore que la littérature est
l'une des institutions « nobles » des sociétés à écriture, l’une des
formes majeures de l’humanisme, au même titre que la religion
et l’art; mais la modernité tend à détacher le littéraire de l’hu-
main (dénoncé comme une mystification) et à égaler le texte, le
poème, l’écriture ou l’acte théâtral aux subversions les plus
fortes qui puissent être osées par l’humanité. Ainsi, tel le vais-
seau Argo qui gardait toujours le même nom bien que toutes les
pièces en eussent été changées peu à peu, la littérature n’est au
fond que le nom stable d’une fuite incessante de concepts, de
formes, d'expériences.
RER
IN ENS OM OR7S 0

Faute de mieux, depuis un peu plus d’un siècle, on réduit ce


savoir littéraire — impossible — à un savoir historique, puisque
l’histoire a su devenir une science. On écrit des Histoires de la
littérature ; on enseigne cette Histoire à l’école, on la pratique
dans la culture dite de masse (vies romancées, jeux télévisés,
etc.). Mais cette Histoire est elle-même très réduite; c’est une
histoire, si l’on peut dire, homogène, refermée sur elle-même,
en un mot: filiale, puisqu'elle établit des lignées d’objets iden-
tiques (auteurs, œuvres, écoles), qui semblent dès lors s’engen-
drer régulièrement les uns les autres, moyennant quelques
«sauts » opérés de temps en temps par le génie. Dès qu’on essaye
de mettre en rapport cette histoire particulière avec l’histoire
totale — et l’on sait qu'aujourd'hui nous ne pouvons plus conce-
voir la totalité historique sans la fonder économiquement, socia-
lement -, des difficultés énormes surgissent : pour nous en tenir
à la société européenne, quelle a été, quelle est la fonction éco-
nomique de la littérature? Quel type de marchandise peut bien
représenter l’œuvre, le poème ? Pourquoi l’échange-t-on? Quels
sont les rapports de la production littéraire (celle des écrivains)
et de la classe au pouvoir ? Ambigus, sans doute, car la littéra-
ture est bien souvent à la fois servile et contestatrice ;mais cette
dialectique a été, jusqu’à maintenant, rarement explorée. D'une
manière générale, il paraît très difficile de replacer le fait litté-
raire — fort large puisqu'il va de la production d’une marchan-
dise à la structure d’un objet — dans un circuit de causes : on peut
décrire la littérature, on ne peut l’expliquer ;en ce sens, on pour-
rait dire qu'aux yeux du savant, elle reste aussi déterminée que
la matière ;et de même que les plus récentes théories de la phy-
sique en viennent à ébranler le concept même de détermination,
de filiation, de même la littérature, ou du moins sa théorie, ne
peut manquer d’ébranler les concepts d'histoire et d’origine — ce
pour quoi, d’ailleurs, on la bannit encore, prudemment, des
sciences dites humaines.
Si la littérature résiste ainsi au savoir — soit qu’elle le déborde,
soit qu’elle le déçoive -, c’est sans doute pour une raison logique
très simple : la littérature est elle-même un savoir. Additionnons
en pensée toutes les connaissances énoncées, mobilisées, agen-
cées, à tous les niveaux, par les œuvres de notre littérature: la
masse produite sera énorme et véritablement encyclopédique;
semblable au joker qui dans un jeu de cartes remplace à volonté
n'importe quelle valeur selon les besoins de la partie, la littéra-
ture peut se substituer à chacune des sciences de l’homme : elle
T'HKAT ES {29
#7 0

peut se faire tour à tour sociologie, économie, linguistique, géo-


graphie, histoire, politique ; et ce pouvoir encyclopédique n’est
pas réservé aux grandes œuvres emblématiques de l'humanité,
telles La Comédie humaine, Faust ou le théâtre de Shakespeare ;
un poème d’Apollinaire, une satire de Swift, une pièce de Brecht,
chacune de ces œuvres, parce qu’elle est un texte, une expérience
de langage, détient forcément un savoir multiple, étoilé pourrait-
on dire, puisqu'il se ramifie dans plusieurs directions, provient
de plusieurs champs de culture : l’œuvre littéraire est toujours
un compendium de savoir (en incluant, bien sûr, dans le savoir,
les erreurs qui le font progresser).
Ce qui fait illusion, c’est que ce savoir n’est pas «scientifique ».
Tout d’abord le savoir littéraire n’a pour modèle aucune des
sciences canoniques de la civilisation moderne, la mathématique
ou l’expérimentale ; c’est un savoir «impur », diffus, rétif, sou-
vent parodique, qui échappe à la contrainte des principes
logiques, mais qui par là même peut nous rappeler que l’image
que nous avons de la science, pour impérieuse et féconde qu’elle
soit, est tout de même datée ; dans des temps et des sociétés où
la science n’était pas séparée du mythe (chez les présocratiques,
au Moyen Age), la littérature avait de plein droit une fonction
épistémologique (l’œuvre de Dante est le savoir même du monde
à son époque, qui n’a pu que devenir souterraine à l'avènement
de la science galiléenne : on pourrait dire que depuis ce temps
la littérature est la science noire, celle qui, en marge de la rai-
son, accepte de se mêler aux mythes, aux fantasmes, aux expé-
riences limites de l’humanité. Ensuite, ce savoir littéraire ne
s’énonce pas à travers un discours «scientifique ». On le sait,
aucun langage n’est libre, tous sont codés; parler, écrire, c’est
obligatoirement et immédiatement se ranger sous un code
d’énonciation. Celui de la science est connu par l’étroitesse de
ses contraintes : impersonnalité, rationalité, translucidité de la
forme à l’égard du fond, etc.; certes, le langage littéraire est lui
aussi soumis à un Code, c’est-à-dire à un ensemble de règles
qui font qu’on le reconnaît à coup sûr mais ce code est multiple,
il mêle et brouille volontairement plusieurs styles, se donne le
droit d’imiter, de plagier et d’embrayer d’un langage à l’autre,
sans prévenir : c’est ce que l’on a pu appeler la vocation « car-
navalesque » du langage littéraire, que les époques de pur clas-
sicisme ont eu la plus grande peine à contenir. On pourrait dire
d’une autre manière que la grande différence entre le savoir
scientifique et le savoir littéraire est que, pour le premier, le

(UN)
DNA
AIO EL SN 1090070

langage n’est jamais qu’un instrument de communication, tan-


dis que pour le second ce même langage est beaucoup plus lar-
gement un champ de significations ; autrement dit, la science
(disons la science scientifique) ne cherche pas à penser son
propre discours, tandis que la littérature se constitue toujours
comme discours sur le discours, critique du langage ; elle inclut
sa propre énonciation dans les problèmes qu’elle met en œuvre ;
on peut dire dès lors qu’elle s’apparente, non plus à la science
scientiste, mais à la science moderne, celle qui postule dans sa
démarche fondamentale la relativité infinie de ses repères.
Disons, avec un peu de provocation, que le savoir scientifique
est peut-être en train de rejoindre le discours littéraire : au-delà
des algorithmes de la science et des préciosités de la littérature,
un même dramatisme saisit ce discours humain qui est de plus
en plus contraint de se penser lui-même dans le moment où il
veut penser le monde.
On comprend dès lors pourquoi tout savoir qui prend la litté-
rature pour objet est fatalement décevant : ce ne peut être qu’un
savoir qui traite d’un autre savoir, et ce savoir second, décroché,
s’il veut se plier aux contraintes de la science (telle qu’on l’en-
tend couramment) est nécessairement réducteur : il mangue la
littérature, il manque ce pluriel qui produit toute la spécialité de
la pratique littéraire (lecture ou écriture) et qui la fait irrem-
plaçable. Pour corriger ce défaut, il n’y aurait qu’un moyen : que
le critique, l'historien, le savant inclue son propre discours dans
l’objet dont il traite, à savoir la littérature ; en un mot: qu’il se
fasse lui-même écrivain.
Dans ces conditions — apparemment négatives — quelle peut
être la fonction d’une Encyclopédie littéraire ? Tout s’éclaire, je
crois, si l’on veut bien distinguer entre la singularité du savoir
et la pluralité des connaissances. Une Encyclopédie n’est pas un
livre de savoir mais un livre de connaissances; elle ne donne
pas un système fort, capable d’enserrer dans des lois, des prévi-
sions, des analyses exhaustives, tous les faits littéraires; elle n’a
pas de prétention épistémologique ; sa vérité est dans la mesure
de son travail; elle accepte d'avance le caractère morcelé, hété-
roclite, en un mot, pluriel, des informations qu’elle propose; si
elle ordonne ces informations, c’est seulement pour satisfaire aux
conditions actuelles de la lecture, héritées de notre éducation
rhétorique : c’est une entreprise sage et par là même courageuse,
car il lui faut accepter de remplir plusieurs fonctions à la fois,
les unes fort modestes, triviales même (rappeler une date, par

650
EUX ET. ES 14070

exemple), les autres quelque peu vertigineuses, car il arrive à


l'information la plus ténue de déboucher brusquement sur un
gros problème métaphysique et de toucher vivement, sans l’avoir
prévu, la sensibilité idéologique du lecteur.
C’est ce pluriel indifférencié d’usages qu’une bonne Encyclo-
pédie doit accepter. Celle-ci ne manque pas, je crois, à cette voca-
tion multiple. Comme lecteur, j'y ai trouvé un ensemble de « ser-
vices », ou si l’on préfère, de fonctions, qui me la rendent utile:
une fonction de remémoration, en ce qui concerne toute la litté-
rature française, apprise à l’école, mais oubliée, ou, ce qui est
pire, incomplètement effacée, en sorte que la carte littéraire que
nous avons dans la tête, dessinée par nos oublis, nos confusions,
nos méprises, est tout simplement une carte fausse ; une fonc-
tion d’information, car nous autres, Français, connaissons très
mal les littératures étrangères; une fonction de connexion: en
généralisant, ici et là, en synthétisant, l'Encyclopédie appelle des
comparaisons avec d’autres sciences, elle ouvre le lecteur à la
totalité du monde (lisant le volume consacré aux Lois de la nature,
j'ai été frappé de la manière la plus excitante par certaines simi-
litudes entre la démarche scientifique et la démarche littéraire,
entre la classification de Mendeleïev et les découvertes de la lin-
guistique, entre la relativité et certaines perspectives du struc-
turalisme le plus récent, entre la théorie du « bootstrap » (Chew
et Mandelstam) et la conception actuelle du texte, de l'écriture) ;
une fonction d'évaluation enfin : l’auteur de l'Encyclopédie, par-
lant nécessairement à partir d’un certain temps et d’un certain
lieu du monde, redistribue les valeurs de la littérature en fonc-
tion de ce temps et de ce lieu: il repère des préjugés, critique
des opinions courantes, réduit des surestimations, rehausse des
œuvres méconnues; avec mesure, il participe à ce combat inin-
terrompu des valeurs qui marque le monde moderne, depuis qu’il
a cessé d’être féodal, théologique, et dont la littérature qui fait
l’objet de ce volume a été elle-même le théâtre éblouissant.

Préface à l'Encyclopédie Bordas, tome VIII : V/Aventure littéraire


de lhumanité, /, Bordas, 1970.
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Entretiens

1970
Se = œ é—
Critique et autocritique

Roland Barthes, il y a dix-sept ans, vous faisiez paraître votre


premier livre :Le Degré zéro de l'écriture. Cefut le coup d’envoi
de la Nouvelle Critique. Toujours au Seuil, vous publiez aujour-
d'hui S/Z. Est-ce que l’auteur que vous étiez en 1953 est le même
que celui que vous êtes aujourd’hui?

J'ai commencé à écrire assez lardivement.

Vous aviez trente-deux ans, je crois ?

C’est cela. Or, dès mes débuts, j’ai éprouvé le même intérêt qu’au-
jourd’hui ou, si vous voulez la même obsession pour... disons : la signi-
fication, le langage littéraire, les langages. Dans tout ce que j’ai écrit,
je ne me suis pas occupé d’autre chose, mais j’ai poursuivi cette pré-
occupation à travers des domaines très différents. Il y a eu, en pre-
mier lieu, la littérature proprement dite ; dans Mythologies, je me suis
attaché à des phénomènes qui relèvent plutôt de la sociologie ; je me
suis occupé aussi de l’image publicitaire, etc.
Done, j’ai pu donner lieu à une impression, parfois même à une
accusation de polygraphisme, de dispersion. En réalité, je me suis
toujours occupé de la même chose.
Cela dit, j’ai évolué beaucoup quant aux méthodes d'approche, je
dirais même quant aux implications idéologiques, au sens très large
du terme, depuis une vingtaine d'années. En gros, j’ai accompagné
mon temps sans savoir si je le suivais ou si partiellement, parfois, c’est
lui qui me suivait. C'était vraiment une dialectique qui se faisait. Jai
commencé par être marqué par un certain langage de type sartrien,
au sens très général du terme, puisque ma génération a été celle qui
correspondait à la maturité de Sartre, et à sa découverte, après la Libé-
ration. Le marxisme, aussi, a été très important pour moi, à ce même
moment. Et puis, à partir de la postface de Mythologies, vers 1956, j'ai
découvert la linguistique et donc la sémiologie, la science des signes,
la possibilité d'appliquer une méthodologie linguistique à des phéno-
mènes qui en principe ne sont pas directement le langage articulé.
Cela a été une très grande découverte pour moi. Elle a commencé
d’ailleurs d’une façon très classique, par une sorte d'enthousiasme
devant le texte de Saussure, et c’est à partir de ce moment que j'ai

OS
DINVT RENTE NE Sp 192780

vraiment commencé à travailler. Je suis toujours un amateur en lin-


guistique, mais si j’ai travaillé quelque chose dans ma vie, c’est bien
la linguistique et la sémiologie. Aussitôt, cela a fortement marqué
tout ce que j'ai fait, ce qui ne veut pas dire qu’à l’intérieur même de
la sémiologie on ne retrouve pas une évolution aussi. De même dans
le courant structuraliste, ce qui fait tout l’intérêt, la richesse de ces
mouvements, ce n’est pas leur unité : ce sont au contraire leurs déchi-
rements, leurs divergences.

Vous m'avez dit que vous aviez été obsédé par la signification;
comment cette obsession s’est-elle manifestée en vous ? Vous avez
été forcément un étudiant d'avant la Nouvelle Critique. Quelles
ont été les relations, à ce moment-là, avec l’enseignement que vous
avez reçu et quelle a été ensuite votre évolution ?

J'ai fait des études un peu frustrées, car pour des raisons de mala-
die, je n’ai pas suivi la carrière que j'aurais voulu; j’ambitionnais
l'Ecole normale supérieure, l'agrégation, etc. J’ai fait simplement une
licence à la Sorbonne et je dois dire franchement — mais pas du tout
pour réveiller des querelles maintenant anachroniques — que len-
seignement littéraire de la Sorbonne, à cette époque-là, était encore.
moins émancipé que maintenant. En français, je n’ai eu aucun pro-
fesseur qui m’ait marqué. Au contraire, ils éveillaient en moi, et pas
seulement en moi, des idées critiques, et même souvent ironiques.
Au fond, à la Sorbonne, je n’ai eu qu’un professeur que j'ai profon-
dément admiré, que j'ai d’ailleurs mieux connu que les autres : Paul
Mazon, l’helléniste, le grand traducteur d'Eschyle. Auprès de lui,
j'avais l’impression d’un humanisme très large, d’une possibilité
d'apprentissage, d’un véritable savoir, et je laimais beaucoup.
Et c’est parce que l’enseignement de la Sorbonne ne m’appor-
tait rien qu’à ce moment-là je me suis tourné vers une activité de
rechange et que j'ai créé avec des camarades le Groupe de théâtre
antique ; c'était en 1936.
Là, il faut bien dire les choses comme elles sont: nous nous
sommes complètement investis dans cette entreprise, et nous n'avons
pas du tout préparé les examens. Je me rappelle que l’œuvre que
nous avions à notre programme de théâtre, c'était Les Perses d'Es-
chyle, qui était aussi au programme de licence, et j'avais travaillé
Les Perses pour le théâtre toute l’année. Eh bien! j’ai été interrogé
sur Les Perses à l’oral de licence, et j’ai séché! Cela dit, le Théâtre
antique a tout de même été une grande expérience. À ce moment-
là, je n'avais pas d'approche véritable vers la littérature. Les écri-
vains Contemporains que je connaissais, c’étaient les grands noms:
Gide, Valéry ; ou alors ceux qui arrivaient dans une sorte d’atmosphère
d'avant-garde : Malraux ou Céline, par exemple.

CS
BE NT IR E T'IMEIN S L 9:17©

Quel lecteur étiez-vous, alors ?

Adolescent, j'ai été un très grand lecteur, sinon un très bon lec-
teur; après, j’ai moins lu. J’avais un type de lecture essentiellement
romanesque ; j'aimais le roman et je lisais des romans.

Pas d'essais, pas d'œuvres de critique ?

Non, absolument pas. J’ignorais tout de la critique de cette


époque, Charles Du Bos, Fernandez... Autant que je me rappelle, je
les ignorais.

Quand vous êtes-vous intéressé à eux ?

Plus tard. Comme je vous l'ai dit, j’ai été malade et je suis allé
au sanatorium des étudiants pendant de longues années. Là j'ai
été bibliothécaire; j’ai beaucoup lu (notamment des classiques,
de Voltaire à Dostoïevski) et alors, pour la première fois, spontané-
ment, jai objectivé, si je puis dire, un langage littéraire. Ce fut en
quelque sorte l’origine de la notion d'écriture que j’ai utilisée ensuite
avec L'Etranger d'Albert Camus. L’Etranger est un livre qui m’a
beaucoup frappé comme tout le monde mais surtout sur ce plan
de l’écriture, du langage littéraire. C’est en lui que j'ai puisé la
première idée d’un type d'écriture blanche qui essaie de dépasser
les signes du style, de la littérature, pour arriver à une sorte d’écri-
ture que j’appelais «blanche » et qu’ensuite j’ai appelée «écriture
degré zéro ».

Donc, c’est sur cette œuvre de Camus, que s’est cristallisée votre
conception ?

Exactement.

Et après ?

Après, ma recherche a été alimentée par des investissements


plus théoriques, venus ou du marxisme ou de l’existentialisme, et
ensuite de la linguistique et du structuralisme. Ce problème du lan-
gage littéraire en tant que signes, c’est ce qu’on appelle maintenant,
d’un mot barbare, la littératurité, c’est-à-dire cette chose spécifique
qui fait qu’un texte est littéraire. Pour moi, c’est un problème de
signes.

Et c’est à la découverte de ces signes que vous vous êtes attaché ?

Exactement. A cette époque-là, en tout cas...

CNET
EUNATAR ENTIATRE NES ATOS 0)

Vous venez de parler de marxisme et d’existentialisme : que vous


ont-ils apporté l’un et l’autre?

Dans ma jeunesse, être de gauche, comme on dit, n’avait évi-


demment pas du tout le même contenu ni ne posait les mêmes pro-
blèmes qu'aujourd'hui. La gauche, à cette époque-là, c'était le Front
populaire. Le communisme n’était pas au premier plan: c'était au
contraire le socialisme, le jaurésisme même qui cristallisait un peu
les investissements adolescents de gauche. J’ai connu l’œuvre de Marx
assez tard: à la fin de mon séjour en sanatorium vers 45. Alors, avec
l’aide d’un ami qui est mort à présent, mais que j’estimais beaucoup,
j’ai abordé Marx par une approche qui était d’ailleurs plus trotski-
sante que communisante. Quant à Sartre, je l’ai lu spontanément,
parce que tout le monde alors le lisait.
Ce qu’ils m'ont apporté essentiellement l’un et l’autre (je crois
du reste que c’est ce qui les réunit, peut-être même la seule chose
qui les réunit), c’est un développement aigu du pouvoir critique que
j'appellerai, d’une façon plus prétentieuse, mais plus juste aussi, le
pouvoir de « défétichisation », lénergie sans cesse en alerte pour défé-
tichiser les valeurs, les idoles, les rites de l'institution sociale.

Lorsque vous avez découvert ce que vous avez appelé le « degré


zéro de l'écriture », vous avez jeté une sorte de coup d'œil sur toute
la littérature, et vous avez cru voir un changement capital se pro-
duire en elle à partir de 1850 à peu près ?

En effet.

Ce sont bien des raisons économiques et politiques qui vous ont


influencé pour fixer cette date de rupture ?

Oui. La situation du milieu du xIX° siècle tenait à la fois du sar-


trisme et du marxisme, dans la mesure où c’est l’époque où écono-
miquement la démocratie bourgeoise se constitue véritablement en
classe dominante. De son propre point de vue, ses conquêtes ne sont
plus à faire : elles ont été couronnées, au fond, par la révolution indus-
trielle de 1848-1850. C’est là une considération strictement marxiste.
Mais jy ai mêlé une approche de type sartrien, portant sur la notion
de bonne ou de mauvaise conscience, de bonne ou de mauvaise foi
d’une classe sociale. Et j'ai cru pouvoir dire qu’à ce moment-là, la
littérature bourgeoise, ou la littérature en tant que produit spécifique
de la bourgeoisie, ne pouvait plus épouser spontanément et naïve-
ment les alibis ou le sytème de valeurs morales de sa classe sociale,
que commençait alors un déchirement de conscience entre l'écrivain
et sa classe, et que ce déchirement se répercutait, paradoxalement,

CN GNE
ENTRE FAIMEPNT 'S 119
#7 ©

beaucoup plus directement dans les problèmes de forme que dans


les contenus.
Voyez, par exemple, Flaubert. Il peut, quant au contenu, être
considéré comme un écrivain typiquement bourgeois, sans problème,
sans angoisse politique (cela Sartre Pa bien montré), mais au niveau
de la forme (et en cela il apparaît comme un initiateur de la moder-
nité), Flaubert a vécu un drame de l'écriture, un drame de ce qu’on
appelait et ce qu’on appelle encore maintenant le style. Mais cela va
beaucoup plus loin que le style. Vous connaissez toutes les phrases
absolument poignantes de Flaubert sur le travail de la forme. Elles
montrent qu'effectivement, il vivait avec déchirement la séparation,
la sécession, le sevrage, si je puis dire, de l’écriture littéraire, loin,
précisément, de la bonne conscience.

Ce qu'il y a là de curieux, c’est que vous rétablissez la fameuse


division entre la forme et Le fond!

Oui. Vous avez raison de le dire. Je crois qu’il ne faut pas élu-
der cette question.

C'était une distinction scolaire!

Eh oui! Elle venait des études rhétoriques classiques. C'était ce


que la rhétorique latine appelait res et verba : les choses d’un côté et
les mots de l’autre. La linguistique structurale actuelle semble, d’une
certaine façon, perpétuer cette division puisqu'elle travaille sur l’op-
position entre des signifiants et des signifiés. Mais, en réalité, ce
qu’elle a apporté de nouveau, c’est de montrer que les signifiés.. Là,
je m'excuse, C’est un peu technique ce que je vais dire, mais on ne
peut l’éluder : dans un signe il y a un signifiant et un signifié, tout le
monde le sait maintenant. Cependant, le signifié n’est toujours, en
quelque sorte, que provisoire, car il devient immédiatement lui-même
signifiant d’un autre signifié. Le processus de signification est donc
infini, et par conséquent, pour la linguistique structurale, erreur de
la rhétorique classique, c'était précisément d'arrêter la signification
à un dernier niveau, celui du fond, alors qu’en réalité, maintenant,
nous savons, ne serait-ce que par les premières formulations de
Hjelmslev, que le signifié lui-même a, comme il dit lui-même, une
forme, c’est-à-dire qu’au niveau du fond il y a une forme du fond, en
quelque sorte.

Le problème se trouve perpétuellement repoussé!

A présent, c’est en définitive ce problème de ce que j’appel-


lerai le recul infini des signifiés qui est le grand test pour les cher-

(FEU
BANMTMR|
ET TR ENDSEMTMO NET 0

cheurs structuralistes. Selon le moment où ils arrêtent les signi-


fiés, ils prennent des options très importantes de type philosophi-
que. Ainsi, la philosophie de Derrida est une philosophie qui s’éla-
bore en grande partie sur ce problème du recul des signifiés. C’est
donc un problème très brûlant.

On vous a qualifié tantôt de « critique maræiste », tantôt de « cri-


tique structuraliste »… Que pensez-vous de ces étiquettes ?

Elles répondent à un besoin de classement. La société a besoin


de classer ses intellectuels et ses écrivains... Je crois tout de même
que, depuis une dizaine d’années, ce que je fais, en gros, prend vrai-
ment place, sociologiquement, dans l’aventure structuraliste. Je crois
qu'il me serait difficile de contester cette étiquette.

Mais les étiquettes en question sont plus du domaine du signi-


Jiant que du signifié!

Exactement. En tout cas, ce sont des signifiés que l’on aurait inté-
rêt à replacer dans la position du signifiant.

Vous publiez aujourd’hui un nouveau livre au titre énigmatique :


S/Z. Une nouvelle de Balzac : Sarrasine, en est, disons le prétexte.
Je voudrais que vous me précisiez le but de votre livre. N’est-il
pas une illustration de votre position de critique ?

Oui, la dernière, comme toujours!

Eh bien! précisons-la.

Pour moi, la critique — et j'entends par «critique» la Nouvelle


Critique aussi bien, à laquelle j’ai pu être assimilé — est une activité
de déchiffrement du texte, notamment du texte dit classique, et cette
activité de déchiffrement, quel que soit le mode de critique invoqué,
est une activité qui vise à trouver — j'insiste sur le mot «trouver » —
le sens, ou un sens profond, un sens secret et donc un sens vrai du
texte. Prenez les différents types de critique que l’on a groupés sous
la dénomination « Nouvelle Critique ». Eh bien! vous pouvez inter-
roger un texte d’un point de vue marxisant ou lukäâcsisant, comme
le fait Goldmann, et, c’est alors pour obtenir le secret historique, his-
lorico-économique, disons, du texte quelle que soit l’habileté des
médiations, des interprétations mises en cause. Vous pouvez faire le
même travail de déchiffrement, avec une méthode de type psycha-
nalytique freudien, ce sera la psychocritique de Charles Mauron. Là
aussi, vous cherchez un certain secret du texte. Ou alors il y a des

OMAN
E NT IR EtTMIMEIN SE A 9 #7 0

critiques thématiques, moins marqués philosophiquement, comme


Weber, Poulet, Bachelard autrefois, Jean-Pierre Richard maintenant.
Mais il s’agit toujours au fond, je le répéte, de déchiffrer le texte pour
arriver à lire dans quelque chose qui serait sa vérité : c’est-à-dire son
sens final.

Ce « déchiffrage », ne peut-on pas dire qu’il se fait alors à travers


une idéologie ?

Si. En tout cas à travers une philosophie qui, en fin de compte,


intervient probablement chaque fois...

Qui polarise la recherche.

J'insiste sur ce point: pour moi le critique — et ce n’est pas du


tout dépréciatif de ma part — est quelqu'un qui cherche à établir un
sens du texte.

Sous un certain éclairage.

C’est cela : à travers des médiations qui sont souvent reconsti-


tuées d’une façon extrêmement habile, ingénieuse, savoureuse et
importante, alors que depuis que la sémiotique, la sémiologie du texte
littéraire s’est fondée et s’est développée, ce qu’on cherche plutôt à
obtenir d’un texte, ce n’est pas son sens secret, mais plutôt la mani-
festation du fonctionnement du sens — ce qu’on a appelé la «signifi-
cation ». On essaie de reconstituer une langue du récit, une gram-
maire du récit, c’est-à-dire des formes, formes grammaticales ou
morphologiques, sans essayer de coincer le texte dans un sens par-
ticulier. En somme, on s'efforce d'étudier le texte pour montrer ses
possibilités de sens, et non pas son sens. Ensuite, seulement, à par-
tir de ces possibilités reconstituées comme on reconstituerait la
grammaire d’une langue inconnue, le critique peut intervenir et se
servir consciemment ou non de cette grammaire pour dire, lui, ce
qu’il pense du texte.

Que devient, dans tout cela, Le « message » de l’auteur ?

C’est une notion qui est contestée, qui est en tout cas battue en
brèche.

Gide disait déjà que dans un texte il y avait plus de signifiance


— c'était son mot, je crois - que n’en imaginait l’auteur. C’est une
phrase que vous approuvez ?

6 4 1
ÉINNTMR, EMTATNPANNS IMO 70

Absolument... Vous savez que maintenant on radicalise allègre-


ment ce genre d’hypothèse, au fond, en ne s'intéressant plus à l’au-
teur lui-même en tant qu'émetteur du texte comme message, en tant
que père, propriétaire et origine du message.

Au fond, c’est une espèce de nationalisation des propriétés privées !

Oui, c’est très juste, ce que vous dites, et précisément l’une de


mes idées est qu’il y a un problème de propriété, dans ces choses-
là.

Un problème de propriété littéraire.

Effectivement la sémiotique littéraire, ou la critique textuelle,


pour donner un nom à ce genre de tentative, tente de subvertir, de
détruire l’idée de propriété de l’auteur sur son texte. C’est pour cela,
d’ailleurs, enfin c’est en vertu de cette position que j’analyse un texte
de Balzac, mais sans m'occuper de Balzac.

Diable !

Je comprends très bien ce que cela peut avoir de choquant, même


d’un peu provocant.

Vous parlez d'ailleurs de Balzac comme d’un auteur très lointain.

Cela renvoie à des élucidations récentes. Nous sommes un cer-


tain nombre à croire qu’il y a eu au xix* siècle une coupure qui se
rapprocherait de celle que nous évoquions il y a un instant, mais
dans un autre éclairage, qui est ce qu’on appelle noblement main-
tenant la «coupure épistémologique ». Elle est marquée par le nom
de Marx, au niveau mondial; au niveau littéraire, elle le serait par
la tentative mallarméenne. Et de cette coupure naîtrait un âge nou-
veau du langage, dans les balbutiements duquel nous sommes,
el qui serait la modernité. Pour un certain nombre d’entre nous,
celle notion de modernité est très précise, importante, et absolu-
ment hétérogène au passé. Il s’agit véritablement d’une coupure.
Alors, quand je dis que Balzac est un auteur très ancien, c’est évi-
demment par une sorte de paradoxe un peu provocant, je le recon-
nais, mais justifié, puisque Balzac se situe avant la coupure; il n’est
pas dans la modernité.

C’est l’Ancien Testament !


E NAT UR Et DIIMELN) SN 4 9 #7

C’est ce que j'appelle l’«écriture lisible», le texte qu’on lit ne


pose pas de problèmes de lecture. Il n’en serait pas de même avec
certains des textes-limite d’après la coupure comme ceux de Lau-
tréamont, par exemple. Je tiens d’ailleurs à ajouter que si je ne m’oc-
cupe absolument pas de la personne, du personnage Balzac, comme
propriétaire et père de son texte, je le fais pour des raisons théo-
riques. Mais j’espère bien que dans mon livre, le lecteur sentira tout
de même vivement que j’ai une profonde admiration pour le texte
que je dissèque. Je n’aurais tout de même pas pu vivre avec lui pen-
dant des mois sans être captivé par lui. D’ailleurs je n’ai pas été le
seul, puisque Georges Bataille déjà avait reconnu Sarrasine pour l’un
de ces textes-limite qui, dans l’œuvre d’un grand écrivain, repré-
sentent des tentations très étranges qui lui font en quelque sorte pré-
voir pariois la modernité.

Ce texte de Sarrasine, vous le soumettez en quelque sorte à des


tests ?

C’est ça. Je le mets dans mes grilles.

Présentant votre livre, vous invoquez le Moyen Age et la gestion


d’un texte. J'aimerais que vous commentiez cette méthode, car
c’est une méthode d'analyse.

La référence au Moyen Age vient du fait que j'ai fait, il y a trois


ou quatre ans, à l'Ecole des hautes études, un séminaire sur la rhé-
torique antique et classique, et à ce moment-là je me suis occupé un
peu du Moyen Age et de ses constructions concernant le langage et
la parole. Cela m’a beaucoup impressionné, dans la mesure où il est
évident que le Moyen Age a structuré d’une façon extrêmement sûre
tout le monde de la parole dans ce qu’il appelait le «trivium », c’est-
à-dire la grammaire, la rhétorique et la dialectique. Disons, en gros,
la logique.
Donc, à ce moment-là, j'ai été frappé de la façon dont le Moyen
Age concevait le texte : cela n’avait aucun rapport avec nos habitudes
actuelles, puisqu'il n’y avait pas de textes modernes, pour eux. Ils
avaient un bien, qui leur venait du passé, de l'Antiquité, un trésor,
comme ils disaient, et il fallait qu’ils le gèrent en fonction de leur
époque. C’est ce rôle de gestionnaire que j'ai essayé de reprendre;
même si c’est à travers des formes qui paraissent un peu destructives.
Voyez-vous, ce livre répond à beaucoup de questions dans mon
esprit, et notamment à celle-ci : vous savez que j'ai des liens d’ami-
tié avec Philippe Sollers, et, à travers lui, avec 7el Quel, bien que je
ne sois qu’un compagnon de route, et non pas un membre du groupe.
Or les positions de Tel Quel sur ce que j'appelle la littérature anté-

6 4 3
PANIMIMRSEN'ENIMERNES; 1070

rieure sont des positions extrêmement radicales à l’égard de tout ce


qui ne tombe pas dans Pactivité du texte-limite, qui est, en gros, res-
treint, même pour la modernité, à quelques noms, dont ceux de Lau-
tréamont, Mallarmé, Roussel et Artaud.

Ouvrons une parenthèse pour préciser ce qu’on entend par « texte-


limite »…

C’est le texte qui fait éclater les contraintes de la lisibilité clas-


sique, c’est-à-dire le texte que la plupart d’entre nous déclarent illi-
sible (il faut bien dire les choses comme elles sont), mais qui, à par-
tir du moment où l’on essaie de réinventer une façon de le lire devient
un texte exemplaire, parce que c’est précisément un texte où le signi-
fié, comme nous le disions tout à l'heure, est expulsé vraiment à l’in-
fini, et où demeure simplement un réseau extrêmement proliférant
de signifiants.

Bon, fermons la parenthèse.

Tel Quel, vous disais-je, a toujours eu une position radicale par


rapport à la littérature qui ne fait pas partie du texte-limite, et cette
position lui fait renvoyer à linsignifiance historique totale 99 % de
notre littérature. Pour moi, la question que je me suis posée (mais
je n’ai pas attendu Balzac pour cela) était: à partir d’une réflexion
aussi radicale sur l'écriture, sur le lisible, qu'est-ce que nous pou-
vons faire tout de même de ces textes d'autrefois que nous pouvons
lire avec un investissement symbolique extrêmement riche, mais qui,
de par leur langage historique, n’entrent plus dans une théorie
moderne du signifiant et de l'écriture? Vous le voyez: c’est une posi-
tion un peu plus radicale que celle que j'avais du temps où j’écrivais
le « Racine ». Je ne me demande plus : « A-t-on le droit de parler d’une
façon nouvelle, de Racine ?», mais simplement : « Peut-on parler de
Balzac ou de Racine ? », c’est-à-dire « Peut-on appliquer des concepts,
des instruments de pensée et de langage immergés dans la moder-
nité à des textes dits lisibles, des textes de notre culture classique ? »
Voilà le problème que je me suis posé.

Et la réponse fut affirmative, puisque S/Z vient de paraître. Mais


revenons à Tel Quel. Son attitude, que vous ne réprouvez
d’ailleurs pas, est tout simplement une attitude terroriste! Dans
Les lettres, j'entends.

Je dirais plutôt que ce n’est pas une attitude libérale, dans la


mesure où le libéralisme constitue un comportement idéologique que
l’on peut analyser, et dans une certaine mesure démystifier. Oui, c’est

6 4 4
BONETUR
EM IMEE NY St Ai 9 47 0

en effet une attitude sinon terroriste, tout au moins radicale, et sa


radicalité tient d’ailleurs à l’énergie de la réflexion théorique chez
Tel Quel, qui est très importante, et que l’on sous-estime un peu en
général, dans les attaques que l’on mène contre ce groupe.

Que devient le lecteur dans tout cela ? Le lecteur de tous les pros-
crits ? des 991?

Pour moi (peut-être penserez-vous que c’est vraiment une pro-


position paradoxale de ma part), j'estime que je suis entièrement du
côté du lecteur. Si j’avais la puissance de travail souhaitable, ce que
je voudrais faire, c’est une théorie de la lecture, qui à mon avis a
manqué à notre histoire de la littérature. Depuis qu’elle s’est vrai-
ment constituée, au xix° siècle, la théorie littéraire a été essentiel-
lement une théorie d'auteurs. Toute la critique, universitaire ou
autre, est fondée sur l’interrogation de l’auteur; la catégorie du
lecteur n’a jamais été fondée théoriquement. Or je crois que main-
tenant l’on pourrait commencer à édifier une théorie de la lecture,
car l’on dispose de sciences annexes (linguistique, sémiotique, psy-
chanalyse) qui sont des sciences qui se placent au niveau de la lec-
ture du sens.
Ce que j'ai fait dans S/Z, c’est d’expliciter non pas la lecture d’un
individu lecteur, mais celle de tous les lecteurs mis ensemble. Je me
référerais presque, là, à une image trop ecclésiastique. Il y a une
sorte d’Eglise invisible et triomphante de tous les lecteurs, qui ras-
semblés font la lecture. Ma grille, puisque nous parlions de grille,
est celle non pas d’un lecteur, mais de tous les lecteurs possibles, de
la lecture. J’ai explicité une sorte de réseau, de résille du texte bal-
zacien, où toutes les lectures peuvent se loger, et ont le droit de se
loger. C’est un livre œcuménique au fond!

Reste-t-il une place pour le lecteur naïf?

Je me suis occupé de tous les lecteurs et si j’ai beaucoup pensé


à celui qui a accès au symbolisme profond, violent, extrêmement
riche, de cette nouvelle de Balzac, je me suis beaucoup occupé aussi
de ce que vous appelez le «lecteur naïf», celui qui consomme une
histoire, une belle histoire, dont il a envie de suivre le développe-
ment, de connaître la fin — enfin de ce que nous faisons tous quand
nous lisons de bons romans. Ce serait absolument ridicule de cen-
surer cette espèce de plaisir que l’on a à lire une histoire. Oui, je me
suis occupé de ce lecteur, dans la mesure où je me suis efforcé de
décomposer un peu sa lecture. En fait, la lecture est un phénomène
très rapide. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de le filmer au ralenti.
S/Z n’est pas tellement une analyse qu’un ralenti.

6 4 65
EINNIMRMEMAIME ANS 1NOM7EC

Et la nouvelle elle-même ? Parlons-en un peu.

Eh bien! je me dis toujours que ceux qui ouvriront mon livre, et


je le dis vraiment sans coquetterie, auront au moins la récompense
d’avoir le texte de Balzac, qui y est donné, si je puis dire, deux fois:
une fois coupé, et une fois en entier à la fin. C’est un très grand texte,
par la perfection de sa logique narrative, et par la subtilité, le carac-
tère retors, au bon sens du terme, de la construction symbolique. Sar-
rasine est une nouvelle qui a pour sujet la castration. Son héros est
un sopraniste, comme on disait autrefois, un chanteur des théâtres
italiens du xvui* siècle, déguisé en femme, dont tombe amoureux un
jeune sculpteur français, qui s'appelle précisément « Sarrasine ». Le
fait même qu’il s'agisse d’une des très rares nouvelles du patrimoine
universel consacrée à la castration fait pressentir la richesse sym-
bolique que, depuis Freud, nous pouvons trouver dans un texte
comme celui-là. Et il y a dans ce livre tout un développement du sym-
bolisme investi autour du corps, de l’objet, du corps humain, qui, je
crois, va très loin.
Enfin dans Sarrasine se trouve aussi ce que j’appellerai lébauche
d’une théorie du récit. Dans la première partie, le narrateur propose
à la jeune femme dont il est amoureux de lui raconter l’histoire qu’elle
a envie de connaître, et il lui raconte. Il y a donc un contrat dont le
récit est en quelque sorte l'enjeu; c’est là, je crois, une affabulation
très importante, parce que cela nous invite à rechercher si, dans un
certain nombre de récits, le récit lui-même ne se donne pas comme
une sorte de marchandise ou de terme d'échange.

J’aimerais que, pour finir cet entretien, vous me parliez de l’évo-


lution du Nouveau Roman. Vous en avez été un des premiers pro-
phètes. Vous avez salué Alain Robbe-Grillet à ses débuts, Nouveau
Roman et Nouvelle Critique sont nés presque en même temps et
ont semblé obéir aux mêmes mobiles. Où cette union en est-elle
aujourd’hui ?

Il faut être lucide : cette union s’est défaite, mais non sans des
conditions d'amitié et de cordialité totales. Il n’y a aucun malentendu
entre nous. En ce qui me concerne, ce que j'avais hautement appré-
cié dans le travail de Robbe-Grillet, c’est précisément la recherche
d’un travail romanesque sur les signes, ou plutôt sur les non-signes,
puisque le Nouveau Roman se donnait comme une littérature du
dépouillement de la signification — ce qui me paraît extrêmement
intéressant et correspondait en gros, dans le roman, à ce que j’ap-
pelais le «degré zéro» en écriture. Mais même à cette époque-là,
l'étiquette « Nouveau Roman » a tout de suite été une création artifi-
cielle. C’est la presse qui a groupé des écrivains très différents, et

6 4 6
EN DR EMEUINEINTS 194740

qui ne constituaient pas du tout une école comme on a pu le dire de


l’école réaliste, par exemple. Aussi chacun a-t-il suivi sa direction
propre et Robbe-Grillet lui-même, eh bien ! il s’est occupé de cinéma.
Son œuvre romanesque est entrée dans une certaine parenthèse, c’est
incontestable.

Cela ne vous a-t-il pas donné l'impression que le Nouveau Roman


avait finalement échoué ?

Pas du tout! Je crois que le Nouveau Roman a été vraiment un


moment de la conscience littéraire. Mais maintenant il y a ce que
Daniel Halévy appelait « l’accélération de l’histoire ». Depuis dix ans,
tout a été extrêmement vite en France, et le Nouveau Roman est
devenu quelque chose d'historique, c’est-à-dire de dépassé par des
formes de réflexion et de pratique beaucoup plus radicales. Mais,
encore une fois, cela ne l'empêche nullement d’avoir été important
et surtout cela ne détruit en rien l’énergie vivante de chacun des écri-
vains qui composaient cette pseudo-école.

Dépassé : par Tel Quel, notamment ?

Pour simplifier, oui.

Est-ce que Change à son tour ne dépasse pas Tel Quel ?

Non, je ne le crois pas du tout. Change a probablement sa fonc-


tion de sensibilité informative, une sensibilité à ce qui se fait dans
l’époque. Mais la force théorique, impact théorique est dans Tel Quel,
j'en suis sûr.

Vous m'avez parlé à l’instant du Nouveau Roman comme d’une


expression importante de la littérature, mais dépassée. N’en
diriez-vous pas autant de la Nouvelle Critique ?

Si, j'en dirais presque autant avec les mêmes précisions, à savoir
que cela ne met pas en cause le travail personnel de tous ceux qui
en font partie, et que j'estime. D’ailleurs eux-mêmes ne seraient pas
choqués par ce que je dis là. Tous ces Nouveaux Critiques ne se sont
jamais sentis nouveaux critiques! Ce sont, en général, sur le plan
humain, des hommes modestes, qui ne sont pas terroristes du tout,
qui font leur travail. Mais, pour en revenir à notre question, oui: je
crois que la Nouvelle Critique correspond aussi à une certaine
tranche d'histoire idéologique des vingt dernières années très mar-
quée par l’existentialisme, disons plutôt par la phénoménologie.
Maintenant, la sémiotique littéraire bouscule un peu la notion même

64 7
B'ANMEMR EIRE ENS 1 9 70

de critique, comme nous lPavons dit tout à l’heure. Alors, l’objet, le


concept « Nouvelle Critique » peut encore avoir une certaine réalité,
polémique, universitaire, mais je ne crois pas que cela puisse dépas-
ser ce cadre-là.

Après cela, que va-t-il donc se produire : en critique, en littéra-


ture ?

Il n’est pas impossible qu’en littérature revienne un problème à


première vue très grossier, très élémentaire et presque très archaïque,
qui est celui de la communication au sens banal du mot. Il est cer-
tain qu’il y a un divorce entre l’acuité, la vérité de la recherche théo-
rique, ou même de l’invention de textes nouveaux, d’une part, et,
d’autre part, le développement de la culture de masse, donc de formes
d'expression centrées sur la facilité de la communication. La socio-
logie littéraire de notre époque met au jour ce phénomène presque
paradoxal que la notoriété de certains intellectuels ou de certains
écrivains n’est plus fonction directe du tirage de leurs œuvres. Jad-
mettrais très bien que chaque chose venant en son temps, la réflexion
théorique sur la littérature, à un certain moment, pose ce problème
de la communication qui est un problème tactique : décidons-nous
de travailler à une communication avec un public qui à l’origine n’est
pas le nôtre ? Décidons-nous une tactique d'exploration de publies
nouveaux, mais, bien entendu, sans complaisance ni recherche d’ex-
pressions faciles ? Ce problème des publics, je ne sais pas très bien
comment on le résoudra, mais je pense que c’est un de ceux qui peu-
vent se poser bientôt.
Quant à la critique elle-même, elle suivra ce problème-là. Il se
peut que le commentaire de livres devienne un genre cadue, que la
critique elle-même disparaisse. Au fond, la critique en tant que cri-
tique à commencé il n’y à pas très longtemps, une centaine d'années.
Cela peut aussi très bien disparaître. Ce que je crois tout de même,
c’est que, pendant un certain temps, la critique restera une activité
de type offensif, presque combatif. On se servira d’un texte pour écrire
un autre texte qui ne sera plus de la critique littéraire. Autrement
dit, la distinction entre l’œuvre littéraire et le commentaire critique
disparaîtra peut-être. Voilà du moins ce que je souhaite.

LES NOUVELLES LITTÉRAIRES


5 mars 1970

Entretien avec André Bourin.


Un univers articulé de signes vides

On aime concevoir la tâche du critique comme un effort d’initia-


tion à l’univers d’un écrivain choisi. Maïs elle consiste aussi à présen-
ter une méthode de lecture. C’est en tout cas ce que fait Roland Barthes
dans S/Z où, s'appuyant notamment sur la linguistique, il propose et
expérimente un savoir-lire d’un genre très nouveau.
La lecture telle qu'elle se pratique couramment mérite une critique
sévère : le livre transmet un « message » tout droit sorti du cerveau
Jfécond d’un auteur, et le lecteur ne joue, dans le circuit de production
de la littérature, qu'un rôle misérable : «Il ne lui reste plus en partage
que la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte : la lecture n’est
plus qu'un référendum. »
Dans le projet barthien, le lecteur doit pouvoir lui aussi « accéder
pleinement à l’enchantement du signifiant, à la volupté de l'écriture ».
Il ne s’agit pas de faire de chacun un écrivain, mais bien de promou-
voir une nouvelle lecture : d’un consommateur de signifiés, il faut faire
un producteur de signifiant, la passivité de la lecture traditionnelle
doit céder la place au jeu de la création.
On jugera donc de la valeur des textes en déterminant ceux qui
ne peuvent être que « dévorés » (puis «jelés ») el ceux qui laissent le lec-
teur libre d'inventer, de trouver du (et des) sens.
Les premiers, Barthes les appelle «lisibles » (parce qu'ils ne peu-
vent être que lus); ils forment l’ensemble de la littérature.
Les seconds sont dits «scriptibles » (ils peuvent être réécrits); ce
sont les textes en train d’être produits, dans un présent perpétuel qui,
s’il devient passé, ne nous laisse que des textes lisibles.

Le scriptible, en fin de compte, n'est-il pas une utopie ?

R.B. — Oui, c’est une utopie ;on ne trouve guère en effet de textes
scriptibles en librairie. L'intérêt du scriptible est qu’il constitue une
notion théorique qui permet de prendre ses distances à l’égard de ce
que j'appelle le texte lisible, c’est-à-dire la masse de la littérature dans
la mesure où nous sommes tellement habitués à elle qu’elle nous
semble naturelle. Le scriptible est un objet utopique qui secoue notre
usage de la lecture.
ÉeN SARA
Te EINT SN Pe20) RO

Consommateur, producteur. Ces termes que nous reprenons de


S/Z, Barthes ne les emploie pas pour satisfaire au goût du jour. Tout
en se voulant d'actualité, ou plutôt d'avant-garde, l'intention qu'ils défi-
nissent est autorisée par les découvertes de la linguistique et S’enracine
dans une solide réflexion sur le langage et ses propriétés significatives.

R.B. - Vous pouvez imaginer un type de langage qui n’ait qu’un


seul sens : par exemple le langage scientifique, dans lequel le sens
des mots est fortement légalisé, régi par une loi. Ou bien un autre
type de langage, où l’on peut admettre qu’un énoncé ait plusieurs
sens qui existent les uns à part des autres: cette polysémie est le
propre de la littérature.

C’est à des textes lisibles (ou classiques) que nous avons sans cesse
affaire. Ilfaudra donc distinguer parmi eux ceux qui n’ouvrent qu'un
seul champ de signification et qui forment de ce fait un tout fermé sur
lui-même et réductible en un système (textes «singuliers ») ; et ceux qui
permettent une multiplication des «codes » (les différents registres de
sens) et ne peuvent être résumés par un seul type de signifié (textes
«pluriels »).
Les textes classiques sont partiellement pluriels ; ils le sont comme
par hasard :

R.B.— Bien qu’il se rattache à une théorie de l'expression, le texte


classique déborde l'expression; il y a toujours un supplément qui est
moderne, quelque chose qui existe malgré le système classique : une
sorte de tremblement du sens, d'ouverture au symbolique.

Roland Barthes part à la recherche de cette pluralité du texte clas-


sique en étudiant une nouvelle de Balzac, Sarrasine. Pratiquant une
lecture «au ralenti», il s'arrête à chaque pas pour nommer et énumé-
rer les différents codes qui imprègnent le texte.
Il en dénombre ici cing, dont les lignes, entrecroisées comme les
Jus d'un tissu, donnent à la narration sa profusion, sa multivalence,
el qui dessinent cing facettes dans la signification du texte : les faits et
gestes des personnages ; la posilion, le développement et la solution des
énigmes qui confèrent au récit son intérêt proprement romanesque ; les
rélérences à un code culturel (mythologique, proverbial, scientifique,
elc.) ; le sens connoté, c'est-à-dire perçu secondairement (interprétation
psychologique, historique, etc.) ; enfin, la construction symbolique qui
soulient la narration.
Les codes réunissent, sur différents niveaux, des éléments qui ne
sont, en Somme, que des références à la culture au Sein de laquelle le
lexle a élé écrit, si bien que celui-ci reprend sans cesse, à travers eux,
un déjà écril antérieur ou contemporain.

6ù bn 0)
E NTAR
ER M IMEIN S1 #19
7 0

R.B. - Le texte est branché sur d’autres textes. C’est ce que j’ap-
pelle les citations sans guillemets. La lecture que je propose consiste,
en multipliant les codes, à voir le texte dans son intertextualité, à le
brancher sur l'infini du langage.

Mais si Le texte est fait d'éléments repris dans un déjà écrit, l’au-
teur n’a plus droit à l'originalité, il est exproprié de son œuvre ?

R.B. — Oui, l’auteur est exproprié. Ce qu’on récuse, bien sûr, ce


n’est pas l’auteur lui-même, mais l’idée qui a toujours prévalu chaque
fois qu’on parlait d’auteur : l’idée de l’ouvrage comme produit des
passions, des expériences ou même de l’inconscient de l’auteur.

Le texte littéraire ne révèle donc pas une individualité (celle de


l’auteur) et il n’est plus chargé de transmettre un message. C’est qu'il
n'y a plus de personne : la psychanalyse a montré, en effet, que le sujet
humain n'était pas plein et cohérent comme on le pensait, mais divisé,
éparpillé en miettes que ne réunit aucune unité.

La communication était la justification essentielle du texte clas-


sique. Que devient-elle dans le texte moderne ?

R.B. —- Le langage, ce n’est pas seulement la communication. Le


niveau de la communication n’est qu’un des niveaux du langage, et
peut-être même le moins intéressant. Le drame, c’est qu’on n’a
exploré que ce niveau. Il ne faut plus se représenter le langage comme
une ligne ou un volume, mais comme un espace : c’est un espace
combinatoire et permutatif. La linguistique a montré que le langage
est un infini, fait d'éléments discontinus qui peuvent être infiniment
combinés.

Il ne faudrait pas croire que, chaque texte renvoyant à du déjà


écrit, il n’est que répétition monotone d'un même et unique original.
La littérature ne perd aucune saveur pour l’auteur de S/Z, elle en gagne
une nouvelle. Car il y a ce que Barthes appelle la « différence ».
«Le texte unique vaut pour tous les textes de la littérature, non en
ce qu'il les représente (les abstrait et les égalise), mais en ce que la lit-
térature elle-même n'est jamais qu’un seul texte : le texte unique n'est pas
accès (inductif) à un Modèle, mais entrée d’un réseau à mille entrées. »
La lecture vise donc à obtenir, à travers les codes, «comme sous
l'effet d’une drogue (celle du recommencement, de la différence) non le
“vrai” texte, mais le texte pluriel : même et nouveau ».
On comprend mieux à présent le rôle du lecteur-producteur : béné-
Jiciaire de l’expropriation de l’auteur, il prendra lui-même en charge
les champs de signification qu'introduit le texte pluriel, il affirmera ce

694
EN ET AR ES TIME ANS L 19/4740

pluriel en lisant et relisant, découvrant et créant des prolongements,


jouant avec les éléments «combinatoires et permutatifs » du langage,
comme sur un clavier qui ferait résonner mille accords, mille sonort-
tés différentes.
Il faudrait aussi parler de Sarrasine et de tout ce que révèle l'étude
qu'en fait Barthes, montrer comment, dans la nouvelle, le langage lui-
même s’approprie la parole aux dépens de l’auteur ou des personnages :
c’est l'écrit qui parle, qui décide du destin des êtres, dont la liberté,
qu'on croit réelle, est en fait conditionnée par le récit: quand par
exemple Sarrasine (le héros) est placé devant un choix, le récit sait
déjà ce qu'il décidera.
Encastrée dans le récit d’un bal, l’histoire raconte la passion trom-
pée et la mort d’un jeune sculpteur qui avait pris pour une femme ce qui
n'était qu'un castrat, chanteur renommé. Mais cette histoire, que le nar-
raleur essaie d'échanger à la jeune femme qu'il aime contre ses faveurs,
a une conséquence toule contraire sur celle-ci : elle se refuse. Comme le
chanteur pour Sarrasine, le récit a un effet castrateur sur la jeune femme :
«On ne raconte pas impunément une histoire de castration. »
Le récit lui-même se révèle castré en tant que récit; sans nommer
la castration, il tourne autour du trou, du manque qu’elle constitue, il
est comme happé dans ce vide. Sarrasine représente pour Barthes, au
sein de la littérature classique, un premier germe de modernité.
La castration place celui qui en est victime hors de tout système,
dans un creux, une carence que ne peuvent récupérer les catégories du
masculin et du féminin, de la vie et de la mort, etc.
La nouvelle annonce donc la modernité en échappant au système
classique qui ne sait produire qu'une écrilure coupée de la réalité : même
chez le réaliste Balzac, le texte n'est que copie d’une copie, de même
que, dans la nouvelle, l’'Endymion de Girodet est peint d'après une sta-
tue de femme exécutée par Sarrasine sur le modèle du castrat avant
qu'il ne découvre sa véritable identité.
« Toute description littéraire est une vue. On dirait que l’énoncia-
teur, avant de décrire, $e poste à la fenêtre, non tellement pour bien
voir, mais pour fonder ce qu'il voit par son cadre même : l’embrasure
Jait le Spectacle. Décrire, c'est donc placer le cadre vide que l’auteur
réaliste transporte toujours avec lui. Pour pouvoir en parler, il faut
que l'écrivain, par un rite initial, transforme d’abord le « réel » en objet
peint (encadré). »

A quelles intentions voulez-vous faire servir le texte moderne ?

R.B. — De la façon dont je le travaille, je le fais servir au recul


des sens fermés, légaux, au recul de la loi, c’est-à-dire à la libéra-
tion du signifiant par la destruction des signifiés. Mais il est clair qu’on
ne peut détruire les signifiés sans porter atteinte du même coup au

662
SUN NTMR EM PUIMENNESR 41 19 #7 0

signifiant, au langage lui-même. C’est pourquoi on ne peut le faire


que d’une manière retorse, tactique.

Détruire les signifiés, avec prudence toutefois, c’est donc refuser la


loi qui associe à un mot ou une phrase un sens obligé, c’est élargir et
accroître le pouvoir de dire des signes : « l'empire des signes », voilà
l’obsession barthienne, en même temps que le titre du dernier venu des
ouvrages du linguiste.
Ce livre pourrait s'appeler « Impressions du Japon » si son auteur,
justement, n'avait pas voulu exprimer autre chose que ce que n'im-
porte quel Occidental peut rapporter de «là-bas » en fait d’exotisme,
d’étonnement au contact d’une autre façon de penser.
Il y a certes un effet de dépaysement dans L’Empire des signes,
mais il y a plus : un événement intérieur qui a permis la découverte
d'autre chose, d’un «autre chose » qui ne soit pas un autre « quelque
chose » : «Non d'autres symboles, une autre métaphysique, une autre
sagesse (encore que celle-ci apparaisse bien désirable) », mais « la pos-
sibilité d’une différence, d’une mutation, d'une révolution dans la pro-
priété des systèmes symboliques ». Le langage zen donne un nom à ce
«vacillement du sujet » : c’est le satori, La perte de sens.
Ainsi — pour donner un exemple de ce qui peut provoquer le satori :
«Comment pouvons-nous imaginer un verbe qui soit à la fois sans sujet,
sans attribut et cependant transitif, comme par exemple un acte de
connaissance sans sujet connaissant et sans objet connu? C’est pour-
tant cette imagination qui nous est demandée devant le dhyana indou,
origine du ch’an chinois et du zen japonais. »
Et voilà posé sur le plan linguistique le problème de fond que sou-
lève toute remise en question qui se veut radicale : «Ces faits et bien
d’autres persuadent combien il est dérisoire de vouloir contester notre
société sans jamais penser les limites mêmes de la langue par laquelle
(rapport instrumental) nous prétendons la contester : c’est vouloir
détruire le loup en se logeant confortablement dans sa gueule. »

Les signes imprègnent notre vie quotidienne, chaque détour,


chaque conduite appelle un signe. Mais pourquoi cet intérêt pour
les signes, et pourquoi en parler à propos d’un pays mi-réel, mi-
imaginaire appelé le Japon ?

R.B. — J’ai toujours écrit sur le problème de la signification, dans


des domaines variés. On ne peut écrire sur le sens, sur le langage, sans
avoir une éthique des signes, sans avoir eu des démêlés personnels
avec les signes. Dans les Mythologies, je disais comment je n’aimais
pas les signes, dans L'Empire des signes, je dis comment je les aime.
Le Japon, c’est un univers social articulé en traits dans tous les
niveaux de la vie quotidienne : partout domine la pensée d’une arti-

6265
BON ALTER EM IMIMENNCSEMET80 700

culation du monde. Le signe ne renvoie pas à un sens (comme chez


nous) mais à une articulation, une division. Il n’y a pas de centre, de
noyau de sens, de signifié religieux (pas plus d’ailleurs qu’il n’y a au
Japon de monothéisme, qui privilégie cette idée d’un centre plein de
sens). C’est un univers articulé de signes vides.

Ainsi le repas : les plats, présentés en même temps, ne s’ordonnent


pas autour d’un mets principal : on passe de l’un à l’autre, on construit
soi-même le tableau de son repas.
Ainsi la ville (Tokyo) : le centre de la ville est un endroit vide, un
rien, tandis qu'en Occident, c'est là que se trouvent les bâtiments les
plus importants (magasins, banques, administration, ete.).
Barthes passe en revue et décrit minutieusement les signes qui arti-
culent l’univers social du Japon: partout «le centre est refusé. le
contenu est congédié sans retour. il n'y à rien à Saisir ».

Vous avez essayé d'exprimer un événement intérieur (la « perte


de sens») qui se passe au-delà du langage, qui met en question
l'expression elle-même. Une telle entreprise n'est-elle pas contra-
dictoire en elle-même ?

R.B. — Oui, mon texte est partiellement aliéné. Je me débats avec


la langue française qui est immergée dans une civilisation du signi-
fié. Il y a une aliénation de la langue; la façon dont je parle du Japon
n’est pas pensable en japonais, car ma langue, le français, est une
langue centrée sur le sujet (cf. Rivarol, pour qui le « génie » du fran-
çais est dans le fait qu’il place le sujet avant le verbe).
Mais Pécriture, en revanche, est une redistribution de la langue,
une façon d'accéder à une désaliénation de notre langage. L'écriture
est une langue étrangère par rapport à notre langue, et cela est même
nécessaire pour qu'il y ait écriture.

TRIBUNE DE GENÈVE
15 avril 1970

Entretien avec Dominique James.


Sur « S/Z »

et « L'Empire des signes »

« Le texte, dans la masse, est comparable à un ciel plat et profond


à la fois, lisse, sans bords et sans repères, tel l’augurey découpant du
bout de son bâton un rectangle fictif pour interroger selon certains prin-
cipes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des
zones de lecture, afin d’y observer la migration des sens, l’affleurement
des codes, le passage des citations. »
Que S/Z, à son tour, soit ce texte, comparable à un ciel Blanchot
dit bien que, pour Joubert comme pour Mallarmé, le ciel incarne l’idée
même du Livre, du débordement de tous les livres, l’un vers l’autre),
voilà qui pourrait confirmer que le discours intellectuel vient aujour-
d’hui, plus sûrement que le récit ou le poème, tenir la place — si elle a
lieu d’être tenue — des grandes œuvres de transgression et de parodie
qui ponctuent de leur violence critique l’histoire du discours occidental.
Je voudrais seulement suggérer ici ce qu'interdit la convention de
l'entretien : que les deux derniers livres de Roland Barthes, S/Z et L’Em-
pire des signes !, apportent, dans cette œuvre ouverte depuis Le Degré
zéro de l'écriture (il y a maintenant dix-sept ans) à tous les paradoxes
d’une passion de la littérature réfléchie dans les exigences d’une science
des signes, la note merveilleuse d’une inspiration renouvelée d'écriture
et de pensée. Le premier, parce que le mouvement de reduplication du
commentaire connaît un excès double de rigueur et d'abandon, jus-
qu'à ouvrir à l'analyse le champ d’un infini permutatoire porté par la
jouissance propre aux jeux de l'esprit. Le second, parce qu’il renoue,
sur le mode mineur de la relation documentaire, avec la tradition qui,
de Swift à Sade et à Fourier, fait entendre les délires et les nostalgies
d’une raison déraisonnable : discours de l'utopie qui s'énonce ici comme
la demande rêveuse d’une volupté codifiée du signe, d’une consom-
mation idéale de tous les échanges sociaux ainsi d’une transmutation
du narcissisme lié aux profondeurs équivoques du sujet, du Nom
comme symbole et sigle du désir, en dernier lieu du livre comme espace
du Nom.
Contradiction extrême, et que Barthes, fatalement, comme pour
honorer la vérité de l’utopie, se trouve pouvoir soutenir dans la mesure

1. Ed. Skira, coll. « Les sentiers de la création ».

68580
DANATMRMENMINME NES NO PAC

même où la conjonction de S/Z et de l’Empire des signes instilue un


rapport éblouissant et juste entre le narcissisme de l'écrivain et le nar-
cissisme de l'écrit.

Que représente à vos yeux l’expérience de SIZ, dont le titre,


comme un mot d’esprit, symbolise le travail de lecture que vous
avez accompli sur une nouvelle peu connue de Balzac : Sarrasine ?

Je dois dire, en premier lieu, que l’année où j’ai commencé à écrire


l'épisode Sarrasine — le séminaire que j'ai fait à l'Ecole pratique des
hautes études, puis le livre qui l’a suivi — a peut-être été la plus dense
et la plus heureuse de ma vie de travail. J’ai eu l'impression exaltante
que je m’attaquais à quelque chose de véritablement nouveau, au sens
exact du terme, c’est-à-dire qui n’avait jamais été fait. Il y a déjà long-
temps que, pour faire avancer l’analyse structurale du récit, je vou-
lais me consacrer à une microanalyse, une analyse patiente et pro-
gressive, mais non pas exhaustive, car il ne s’agit pas d’épuiser tous
les sens : une analyse perpétuelle, comme on dit un calendrier per-
pétuel. J'ai eu ainsi la sensation profondément heureuse de me trou-
ver parfaitement à l’aise et d'entrer dans une sorte de substance tex-
tuelle et critique d’une autre nature que celle qu’on rencontre quand
on commente habituellement un livre, même si cette critique se
montre originale. L’expérience de S/Z représente done pour moi, avant
toute chose, un plaisir, une jouissance de travail et d'écriture.

Je suppose que ce plaisir tient au fait déterminant que vous avez


pu, pour la première fois, attenter à la réserve, essentiellement
déceptive, qui demeure toujours entre l’œuvre et son commentaire,
et laisser le texte, si l’on peut dire, sans reste, au moins dans l’in-
terprétation que constitue votre lecture. Mais pourquoi Sarra-
sine ? Vous parliez, il y a trois ans, lors d’un premier entretien,
d'entreprendre ce travail sur La Marquise d’O de Kleist.

Il entre dans ce choix beaucoup de hasard, bien qu’il soit diffi-


cile, quand il porte sur une nouvelle qui met en jeu la castration, de
prétendre ignorer la détermination de l'inconscient. J’avais cepen-
dant besoin d’un texte écrit originellement en français pour aug-
menter mes chances de lecture, la saisie des connotations, en parti-
culier sur un plan stylistique. Encore qu’actuellement, à Rabat, je
fasse un travail similaire sur un conte d'Edgar Poe, mais, il est vrai,
traduit par Baudelaire. J’avais commencé, d’un autre côté, quand
j'étais à Baltimore, à étudier avec la même méthode les trois pre-
mières pages d'Un cœur simple de Flaubert. Puis j’ai arrêté, car cela
me semblait un peu sec, dénué de l’espèce d’extravagance symbo-
lique que j'ai trouvée depuis dans Balzac.

(MINS)
EN TIR EP PMINEIN S 197 0

Je crois, de toute façon, que l'arbitraire du choix ne peut qu'être


à la mesure de la violence de la motivation.

Absolument, et il ne faut pas en éprouver de gêne.

Il semble cependant, vos exemples en font foi, que le choix n'ait


pu que se porter d'emblée sur un texte classique.

En réalité, je ne suis pas sûr qu’on puisse commenter pas-à-pas


un texte moderne, et cela pour deux raisons d’ordre structural. La
première est que le commentaire processif (ce que j'appelle le pas
à pas) implique un ordre contraignant de la lecture, d’avant en après,
bref une certaine irréversibilité du texte tuteur; or seul le texte clas-
sique est irréversible. La seconde est que le texte moderne, visant à
une certaine destruction du sens, ne possède pas de sens associés,
de connotations. Il est possible, certes, de parler du texte moderne,
en le faisant «exploser »: Derrida, Pleynet, Julia Kristeva l’ont fait
sur Artaud, Lautréamont, Sollers; mais seul le texte classique peut
être lu, parcouru, brouté, si j'ose dire. La méthode contraint le choix
du texte, c’est l’un des aspects du pluralisme critique.

Comment justifiez-vous le découpage des unités du texte dans la


mesure où, adoptant ici Le parti pris d’une analyse strictement
successive, vous faites pratiquement exploser la question fonda-
mentale que vous posez vous-même à l'analyse structurale dans
les termes polémiques : « Par où commencer?»

Cette analyse progressive suit la nouvelle, découpant le signi-


fiant, c’est-à-dire le texte matériel, le suivant tel qu’il se suit lui-même.
Chaque unité de lecture — ou lexie — correspond en gros à une phrase,
quelquefois un peu plus, quelquefois un peu moins. Le découpage
peut rester arbitraire, purement empirique, sans implications théo-
riques, dans la mesure où le signifiant ne fait pas ici problème pour
lui-même. On se trouve en effet, avec Balzac, dans une littérature du
signifié, qui possède un sens, ou des sens, et permet donc de décou-
per le signifiant en visant des signifiés. La découpe a pour fonction
essentielle de délimiter des unités à travers lesquelles passe un
nombre raisonnable de sens : un, deux, trois, quatre sens. Car, si on
découpait par paragraphe, on perdrait des articulations, qu’il faudrait
par conséquent réintroduire au cœur de ces unités larges, au risque
d’avoir chaque fois trop de sens.

1. Poétique, n° 1, Seuil, 1970 [O.C., t. IV, p. 86-941].

(CS 7
EN MR EN TOIMERNDS MOETAN

Une chose frappe à cet égard dans la construction du livre:


qu'ayant ainsi découpé, tronçonné l’analyse en une série de très
courts segments (de 1 à 561) afin de pouvoir recenser, dans le
mouvement même de leur apparition, tous les sens, vous ayez pu
préserver ces interventions théoriques (de I à XCHI) qui consti-
tuent la part la plus riche, la plus réflexive de votre livre et sem-
blent toujours naître du commentaire même des textes, inscri-
vant ainsi la démarche critique dans une structure romanesque
qui vient redoubler celle de l’objet.

J'ai en cela cédé à une sorte de pulsion, qui explique l’euphorie


que j’ai eue en écrivant ce texte. C’était répondre à une lassitude,
presque à un dégoût, en tout cas à une intolérance, que j’éprouve
actuellement, peut-être sur un plan purement personnel et passager,
envers la dissertation, les formes dissertatives d’exposé. Je ne peux
plus, je n’ai plus de plaisir à écrire un texte qui est obligé par la force
des choses de se plier à un modèle d'expression plus ou moins rhé-
torique ou plus ou moins syllogistique. Il y en a d’extraordinairement
beaux, de nécessaires, même à l'heure actuelle. Je serai moi-même,
vraisemblablement, obligé d’y revenir, mais je ne peux aujourd’hui
que tenter de défaire, détruire, disperser le discours dissertatif au
profit d’un discours discontinu.

Il me semble que c'est déjà ce que Lévi-Strauss s'était trouvé


conduit à faire avec les Mythologiques, et Clémence Ramnoux
avec son commentaire des fragments d'Héraclite, dans des types
de circularité assez différents, à la mesure de la différence des
objets.

C’est en effet le même mouvement, et, aux noms que vous venez
de citer, on pourrait ajouter sans forcer ceux de Lacan, de Derrida,
de Julia Kristeva, et de Sollers dans ses notes théoriques. Chez les
uns, Lel Lévi-Strauss, il s’agit d’une nouvelle composition du discours,
qui s'efforce de dépasser la monodie de la dissertation vers une com-
position polyphonique ; chez les autres, tel Lacan, il y a une levée de
la censure séculaire qui oblige tout texte «intellectuel» à gommer
l'éclat, labrupt des formulations : il n’y a pas eu de Nietzsche en
France pour oser discourir (mettons un tiret) d'éclat en éclat, d’abîme
en abîme. C’est précisément l’un de mes projets immédiats que
d'aborder (comme je lai fait pour la narration avec Sarrasine) l’'ana-
lyse du texte intellectuel, de l'écriture de la science.
J’ajouterai encore ceci: j'aurais pu penser, en morcelant ainsi le
texte, que j'allais perdre dans ce travail discontinu la possibilité de
saisir de grandes structures, comme on les trouve quand on fait le
plan très intelligent d’un livre. Or je n’ai été gêné en rien par cette

6 5 8
B ON CTAR EP PULMEUNT S4 M © #7 Ô

pulvérisation, et j’ai pu éprouver que la structuration du texte fonc-


üonnait admirablement même si on quittait les modèles de type rhé-
torique, si adaptés qu’on puisse les concevoir. L’un des gains de ces
analyses est précisément que j'ai pu parler le texte, sans en faire le
plan et sans éprouver jamais le besoin de le faire. Il n’y a ainsi en
réalité pas d’autre structure dans ce travail que ma lecture, l’avan-
cée d’une lecture comme structuration. En un mot, j’ai abandonné
radicalement le discours dit critique pour entrer dans un discours de
la lecture, une écriture-lecture.

Ce que vous résumez, me semble-t-il, par cette affirmation : «IL


s’agit en effet, non de manifester une structure, mais autant que
possible de produire une structuration. »

Je ne suis pas le seul à opposer ainsi la structure et la structura-


tion. Cette opposition s'inscrit dans le jeu historique de la sémiologie
littéraire. Il s’agit, en effet, de dépasser le statisme de la première sémio-
logie, qui essayait précisément de retrouver des structures, des struc-
tures-produits, des espaces d’objets dans un texte, pour retrouver ce
que Julia Kristeva appelle une productivité, c’est-à-dire un travail, une
prise, un branchement sur l'infini permutatoire du langage. Il s’agit
d'évaluer exactement le degré de clôture d’un texte. Le texte classique
est clos, mais partiellement, et j’ai voulu essayer de saisir, par une
méthode appropriée à cette hypothèse, comment il entre, même d’une
façon limitée, aliénée, dans la productivité infinie du langage.
Je crains cependant que cette opération de dépassement ne soil
pas perçue comme un mode nécessaire du discours actuel et que le
public, en fait, ne tourne le mouvement, ne le récupère sous Palibi
rassurant de lPexplication de texte.

C’est cette productivité infinie que vous visez, je suppose, par la


formule polémique : « tout signifie », dont l’exigence paradoxale
conduit souvent à des effets de redondance entre le texte-analyse
et votre commentaire.

C’est une formule qui voudrait détourner une sorte d’aporie, d’im-
possibilité : à savoir que, si tout ne signifie pas, il y aurait de Pinsi-
gnifiant dans un texte. Quelle peut être alors la nature de cet insigni-
fiant? Du naturel? Du futile? Ce ne sont pas là des notions très
scientifiques, si j'ose dire, et cela me paraît poser un problème théo-
rique très lourd, autant dire insoluble.
Cependant, il peut y avoir des moments du texte, peut-être moins
nombreux que vous n’avez l’impression, où la littéralité de l’énoncé
— la dénotation — suffit en quelque sorte à épuiser son sens. Remar-
quons alors que, même à ce niveau, il y a au moins un sens connoté,

6 59
EMNATURT
EN TE TIRERNNSE MMNONTE0

qui est: lisez-moi littéralement. La force de la dénotation dispense


alors d’un décrochage sémantique second. Dire: «tout signifie »,
c’est marquer que, si une phrase paraît manquer de sens au niveau
interprétatif, elle signifie au niveau de la langue même. « Tout signi-
fie » renvoie ainsi à cette idée simple, mais essentielle, que le texte
est entièrement pénétré, enveloppé de signifiance, qu’il se trouve
immergé de part en part dans une sorte d’intersens infini, qui s’étend
entre la langue et le monde.

Pourriez-vous définir précisément - pour permettre de mieux éva-


luer ce que ces affirmations impliquent pour le statut même de
l'interprétation et de l’analyse -— les cinq codes qui vous ont paru
régir, dans Sarrasine, la production du sens ?

J'ai en effet distingué cinq grands champs sémantiques ou codes.


J'avoue ne pas savoir si ce découpage possède une quelconque sta-
bilité théorique ; il faudrait pour cela faire sur d’autres textes des expé-
riences similaires.
1° Le code des actions narratives (ou code proaïrétique, d’un
terme emprunté à la rhétorique aristotélicienne), qui fait que nous
lisons précisément la nouvelle comme une histoire, une succession
d'actions.
2° Le code proprement sémantique, qui rassemble des signifiés
plus ou moins caractériels, psychologiques, atmosphériels. C’est le
monde des connotations au sens courant du terme : lorsque le por-
trait d’un personnage, par exemple, vise explicitement à transmettre
le message : «il est nerveux », mais sans que le mot «nervosité » soit
jamais prononcé : la nervosité devient le signifié du portrait.
3° Les codes culturels, entendus très largement, c’est-à-dire l’en-
semble des références, le savoir général d’une époque sur lequel
prend appui le discours. Ainsi le savoir psychologique, sociologique,
médical, ete. Ces codes sont souvent très forts, particulièrement chez
Balzac.
4° Le code herméneutique, qui recouvre la mise en place d’une
énigme et la découverte de la vérité posée par cette énigme. C’est,
d’une façon générale, le code qui régit toutes les intrigues bâties sur
le modèle policier.
5° Le champ symbolique. Sa logique, comme on le sait, se dis-
tingue radicalement d’une logique du raisonnement ou de l’expé-
rience. Elle se définit, comme la logique du rêve, par des caractères
d’intemporalité, de substitution, de réversibilité.

Il semble que vous ayez voulu manifester le jeu de ces différents


codes sans établir entre eux de véritable hiérarchie, mais que le
code symbolique soit l’objet d’une prévalence qui s'exprime aussi

6 6 0
ENTRETIENS 1 9 7 ©

bien dans le titre - S/Z, monogramme de la castration - que dans


la fascination stylistique de l'interprétation. Vous dites vous-
même : « Un certain plaisir à le décrire, et comme l’apparence
d'un privilège accordé au système des symboles. »

J'ai, en effet, essayé de maintenir une certaine suspension de


hiérarchie, ou du moins une hiérarchie fluctuante, entre ces diffé-
rentes instances selon lesquelles pouvait se lire le texte. Mais cette
hiérarchie se rétablit comme d'elle-même, ne serait-ce tout d’abord
que par différenciation structurale, dans la mesure où le texte clas-
sique, précisément, hiérarchise ces codes.Le code herméneutique
et le code des actions semblent dominer les autres, parce que c’est
d’eux que dépend le «fil» de l’histoire; leur logique, essentielle-
ment irréversible, obéit à la pression d’un code logico-temporel qui
constitue la détermination propre du récit classique comme récit
lisible. Les autres codes, inversement, sont réversibles et impliquent
une logique différente : ils sont constitués de particules de sens dont
est saupoudré tout le texte. On accède ainsi peu à peu à un ordre
du signifiant pur, qui demeure encore très aliéné au niveau des
codes culturels et des signifiés psychologiques, mais qui, au niveau
du champ symbolique, porte au plus haut cette réversibilité des
termes, cette non-logique, ou cette autre logique qui porte en elle
une énergie, un pouvoir d’explosion du texte, dont la modernité fait
son profit.
Il est certain, d’autre part, que, si je me suis efforcé de tenir la
balance égale entre les codes pour mettre en valeur la pluralité
sémantique du texte, il se dégage tout de même une prévalence du
champ symbolique. Elle s'explique essentiellement par deux raisons :
1° Le contenu de la nouvelle qui évoque les démêlés d’un sujet
avec un castrat relève, dans sa littéralité même, d’un symbolisme qui
occupe d'emblée toute la scène : comment la castrature, ou condi-
tion contingente, n’en appellerait-elle pas continuellement à la cas-
tration, thème symbolique s’il en fut?
2° Je crois que la lecture symbolique ou parapsychanalytique est
pour nous, aujourd’hui, invinciblement séduisante, forte d’une évi-
dente valeur de capture. C’est notre corps lui-même qui met en avant,
ici, le symbole.

Je me demande si cette prévalence ne manifeste pas que le code


symbolique serait, en réalité, celui à partir duquel tous les autres
s’ordonnent et qui les justifie dans la mesure où ils le cachent.
L’avant-dernière section où vous décrivez synthétiquement « les
trois entrées » du champ symbolique - au titre de l’«antithèse »,
de l’«or » et du « corps», c’est-à-dire du langage, de l’économie et
de la sexualité - constitue, en effet, en fin de commentaire, l’es-
EAN AP ARE MTNIME
NN SAT 70

quisse d’une interprétation. Sans préjuger en rien d’une articu-


lation entre ces entrées (qui met en jeu le rapport théorique de
la psychanalyse, du marxisme et de la théorie du langage, de l’in-
frastructure et de la superstructure), ne pourrait-on considérer
ce code symbolique comme la structure, non pas objet mais
matrice de production, qui soutient et motive la structuration
du texte comme ensemble dynamique ?

Vous avez raison si on définit le champ symbolique comme englo-


bant toutes les substitutions mises en œuvre par le texte; c’est ce que
j'ai fait dans le cours de l’analyse, en rangeant dans un seul et même
champ celui du symbole au sens large, les avatars de l’antithèse, ceux
de l’or et ceux du corps, et en opposant à ce champ les autres codes,
plus directement culturels et, par conséquent, apparemment plus
superficiels : pris dans ce sens global, le symbolique prévaut certai-
nement sur les codes mineurs, il opère la structuration du texte,
comme vous le dites justement : l'or, le sens et le sexe, c’est le jeu de
ces trois symbolismes particuliers qui assure la dynamique du texte.
Mais, à l’intérieur de ce vaste champ symbolique, au sens large
que je viens de dire, on a tendance à désigner comme plus propre-
ment symbolique ce qui relève du corps, du sexe, de la castration, de
la psychanalyse ; c’est ce que j'ai fait moi-mêrne, restreignant alors
le sens du mot «symbole » dans l'interprétation finale que vous citez.
J’ai dit qu’on pouvait entrer dans le symbolique total du texte par trois
entrées : une entrée rhétorique ou poétique (Pantithèse), une entrée
économique (l'or), et une entrée symbolique, au sens alors partiel et
précis du terme (le corps, la lecture psychanalytique). Ce qui est impor-
tant à mes yeux, c’est d'affirmer l'égalité de ces trois entrées : aucune
ne prévaut sur les autres, aucune ne régit les autres. La troisième
entrée, celle du symbolisme psychanalytique, peut paraître plus large,
plus importante que les autres, pour des raisons que j'ai dites; mais
le principe d'égalité des entrées me paraît capital à sauvegarder, car
c’est lui qui permet de reconnaître le pluralisme du sens et la prise
perpétuelle d’une histoire différente sur le texte : Marx, Freud et même
en l'occurrence Aristote peuvent, à la fois, parler de ce texte, et cha-
cun à bon droit — disons : avec des arguments pris dans le texte. Dans
le texte, il y a des portes plus ou moins étroites, mais pas de porte
principale, image d’ailleurs plus mondaine que structurale.

Je voudrais, à propos de ce code symbolique, entendu dans son sens


restreint, insister encore sur un point. Vous utilisez - pour en res-
ler au niveau symptomatique de la terminologie - un vocabulaire
explicitement freudien, lacanien, lorsque vous qualifiez, par
exemple, d’acting out ou d’«hystérie de conversion» le geste de
l’amie du narrateur portant la main sur le castrat, et que vous ajou-

GAZ
E N'TTR E'T'I ENS LINGE

tez: «Son geste d’attouchemient est bien l’irruption du signifiant


dans le réel par-delà le mur du symbole : c’est un acte psychotique. »
Mais vous écrivez, d'autre part : « Ce qu’on a marqué ici du nom
de symbolique ne relève pas d’un savoir psychanalytique.» Toute
votre analyse témoigne ainsi continuellement d’un double jeu, d’at-
trait et de retrait, envers l'interprétation psychanalytique.

Déjà, dans Sur Racine, je m'étais servi du langage psychanaly-


tique comme d’une sorte de koïné, de vulgate culturelle. Je voudrais
dire à ce propos que, si, en général, je n’aime pas beaucoup ce mot
d’« essai » appliqué au travail critique (l’essai apparaît alors comme
une façon faussement prudente de faire de la science), je peux
accepter le mot si on l'entend comme «faire l’essai d’un langage sur
un objet, un texte »: on essaie un langage comme on essaie un vête-
ment; plus Ça colle, c’est-à-dire plus loin ça va, et plus on est heu-
reux. Mon recours au langage psychanalytique, comme à tout autre
idiolecte, est d’ordre ludique, citationnel — et je suis persuadé qu’il
en est ainsi pour tout le monde, avec plus ou moins de bonne foi. On
n’est jamais propriétaire d’un langage. Un langage, ça ne fait que
s’emprunter, que «se passer », Comme une maladie ou une monnaie.
Vous avez pu voir que, dans S/Z, contrairement à toute déontologie,
je n’ai pas «cité mes sources » (sauf pour l’article de Jean Reboul, à
qui je dois d’avoir connu la nouvelle); si j’ai supprimé le nom de mes
créanciers (Lacan, Julia Kristeva, Sollers, Derrida, Deleuze, Serres,
entre autres) — et je sais qu’ils auront compris -—, c’est pour marquer
qu’à mes yeux c’est le texte en entier, de part en part, qui est cita-
tionnel; je l’ai indiqué dans ma présentation en rappelant les rôles
du compilator et de l’auctor au Moyen Age.
Cela dit, et pour ne pas esquiver la question dans les termes
mêmes où vous la posez — qui sont des termes de « vérité » d’un lan-
gage —, il se peut que mon attitude «ludique » à lPégard de la psy-
chanalyse recouvre ou soit soutenue par une impossibilité à décider,
pour le moment, de l'engagement idéologique de la psychanalyse:
est-elle encore, en somme, une psychologie du Sujet et de PAutre,
ou est elle déjà une accession au jeu infiniment permutatif d’un lan-
gage sans sujet ? C’est sans doute ce qui se débat ou va se débattre
entre Lacan et 7e! Quel. Pour moi, actuellement, entre ces deux direc-
tions, je louvoie, si je puis dire, «honnêtement», dans la mesure où
je ne suis pas encore capable de prévoir toutes les conséquences de
lune ou l’autre option; d’où, dans mon travail, une position ludique
et un jeu de miroirs qui tendent au moins à éviter le risque de mono-
logisme, de dogmatisme, de retour à un signifié unique.

Je ne vois pas pourquoi une interprétation de type plus précisé-


ment psychanalytique, parlant au titre d’une certaine vérité dans

GG
EMIN ITMR MENTITLRE MINES 1,49 070

la formation du sens - et du non-sens -, devrait se constituer fata-


lement en monologisme et interdire la pluralité du déchiffrement.
Je me demande si, par cette belle et nécessaire mise à plat du texte
que vous théorisez en affirmant que le prix de cette nouvelle tient
à ce que « le latent y occupe d'emblée la ligne du manifeste », vous
ne finissez pas par éviter précisément quelque chose du texte qui
mettrait en jeu, dans le texte même, un certain rapport du mani-
este et du latent. J'ai été frappé, ainsi, par le peu de place et d’im-
portance que vous accordiez, dans votre analyse, à certains aspects
de la famille de Lanty, descendants du castrat caché dans leur hôtel
sous la figure d’un vieillard énigmatique. Balzac souligne en par-
ticulier la double ressemblance de Marianina et de Filippo avec
leur mère, M" de Lanty, nièce du castrat, qui apparaît comme un
modèle de la femme balzacienne : épouse, mère et objet même du
désir. Il semble que ce réseau de relations narcissiques articulées à
une descendance introduit, dans le texte, une référence incestueuse
et œdipienne (soulignée par la phrase : « Cette mystérieuse famille
avait tout l'attrait d’un poème de lord Byron», qui fonctionne
comme indice symbolique autant que comme référence littéraire) :
elle pourrait avoir son importance pour définir, par rapport à la
Jorme centrale de la castration, le système du désir, La matrice sym-
bolique qui soutient, détermine la production même du texte.
Ce silence, disons, en gros, sur l'Œdipe comme forme structurante
du désir du sujet, de l'écriture aussi bien que de la lecture, semble
se manifester symptomatiquement dans la façon dont vous avez
tenu à évacuer l’auteur, le sujet de l’énonciation, ici Balzac, comme
origine repérable du récit, manifestée dans le texte par sa signa-
Lure (et tout ce qu'elle porte en elle) aussi bien que par le redou-
blement incarné dans le narrateur. Vous le suggérez quand vous
dites vouloir reconnaître dans l'écriture «la matière d’une
connexion, non d’une filiation», c’est-à-dire abolir tout renvoi à
l’origine, au Père (tel qu’on le trouve formulé dans Freud, ou dans
Lacan, et tout récemment dans les Essais sur le symbolique de Guy
Rosolato). Je ne vois pas pourquoi les deux descriptions seraient
opposables ou exclusives : n'est-ce pas attenter à la pluralité des
codes, dans le champ symbolique même, que de les opposer ?

Votre question-objection prouve à quel point vous êtes un bon


lecteur de Lévi-Strauss, car celui-ci, dans une lettre personnelle que
vous ne pouviez évidemment connaître, m'a fait part d’une démons-
tration éblouissante et convaincante, au terme de laquelle il peut à
juste titre rétablir l'inceste dans Sarrasine. Cependant, la démons-
tration de Lévi-Strauss est. lévi-straussienne et non freudienne. Est-
on sûr d’ailleurs que le dernier Lacan attribue une place aussi déci-
sive que vous le pensez à l'Œdipe?

6 6 4
E NTIR ET l'ENS 1 9 #7 0

Pour ce qui est de l’auteur, si j’ai évacué radicalement Balzac de


mon commentaire — Ce pour quoi, soit dit en passant, il est faux de
voir dans mon travail une «lecture de Balzac »: c’est une lecture...
de la lecture -, c’est parce que j'ai cru important de montrer qu’on
pouvait parler «à fond » d’un texte sans le déterminer; d’ailleurs,
même si on gardait la détermination, elle ne serait qu’un code cri-
tique parmi d’autres; j’avais même commencé, dans mon travail, à
coder toutes les références possibles à la vie de Balzac et à son œuvre
comme unités du code scolaire et universitaire, code culturel s’il en
fut; les historiens et les psychologues littéraires en auraient-ils été
plus satisfaits que de mon silence ? Ce que je récuse dans l’auteur,
c’est le lieu d’une propriété, l'héritage, la filiation, la Loi. Mais, si on
arrive un jour à distancer la détermination au profit d’un multitexte,
d’un tissu de connexions, alors on pourra reprendre l’auteur, comme
être de papier, présent dans son texte au titre d'inscription (j'ai cité,
à cet égard, Proust et Genet). Je dirai même que je le souhaite; je
voudrais un jour écrire une biographie.

Cette volonté formelle d'échapper à l’emprise de la détermina-


tion trouve un écho très fort dans la langue même du commen-
taire. Il s'opère, en effet, à partir de ce recours au citatif dont
vous avez parlé, une sorte de jeu perpétuel du concept, comme si
jamais un concept ne pouvait être introduit sans être aussitôt
défait, imprécisé, si l’on peut dire, dans l’avancée et le miroite-
ment du texte.

Si ce que vous dites là est vrai, c’est qu’alors je suis dans lécri-
ture, ce que je souhaite. Car ce qui est pour moi fondamentalement
inacceptable, c’est le scientisme, c’est-à-dire le discours scientifique
qui se pense en tant que science, mais censure de se penser en tant
que discours. Il n’y a qu’une façon de dialectiser le travail : accepter
d'écrire, entrer dans le mouvement de l'écriture, en étant aussi
rigoureux que possible. Le flottement du concept n’a pas à être rec-
tifié par un consensus des lecteurs compétents; il est maintenu par
le système de l’auteur, son idiolecte, il suffit que les concepts soient
ajustés entre eux à l’intérieur du discours, de façon que l'autre texte,
le texte tuteur, l’objet, quel qu’il soit, à partir duquel on écrit soil
seulement pris en écharpe par le langage et non scruté frontalement.

Pensez-vous, dans ces conditions, qu’une analyse de cet ordre


puisse avoir une valeur de modèle méthodologique et permette
des applications éventuelles ?

Je ne crois pas - et je ne désire pas - que mon travail ait la valeur


d’un modèle scientifique susceptible d’être appliqué à d’autres textes ;

CMOS
EUNTNRR ENTREE NES 19700

ou alors ce seraient les déformations mêmes de la méthode qui s’avé-


reraient fécondes. C’est à un niveau plus modeste, non pas métho-
dologique, mais didactique, que ce commentaire peut avoir un cer-
tain avenir. Il pourrait, par exemple, à titre provisoire, fournir à
l’enseignement de la littérature — je dis provisoire, car rien ne dit
qu’il faille continuer à «enseigner la littérature »— non pas un modèle,
mais une possibilité de libérer l'explication, de la faire entrer dans
l’espace de la lecture et d'ouvrir dans l’enseignement un droit total
au symbole.

Comment peut-on en concevoir la possibilité objective dès l’ins-


tant qu’une nouvelle de trente pages demande à elle seule un com-
mentaire de deux cent vingt pages ?

C’est précisément un problème que je voudrais aborder: com-


ment passer d’un texte tuteur de trente pages à un roman de dimen-
sions normales ?

Ne vous semble-t-il pas que cette extension risque de provoquer


d'elle-même un retour à une codification de type large, de type
synthétique ?

Oui, on risque de faire le plan du roman par grandes masses pour


éviter les redites fastidieuses. Car, sur un grand nombre de pages, les
codes, les signes, Comme dans toute langue, se répètent — on le voit
déjà dans Sarrasine: il y a redondance, et cela deviendrait vite
ennuyeux. Ce n’est pas, à mes yeux, tant un problème théorique qu’un
problème de composition. Comment exposer ce genre d'analyse?
En tout cas, roman ou nouvelle brève, si on veut continuer ces
analyses, il faut trouver des textes qui ne soient, en quelque sorte,
ni plats ni originaux et qui, par là, laissent bien interpréter leur résis-
tance au pluriel de l'écriture. Il est certain que je suis tombé avec
Sarrasine sur un texte extraordinairement adéquat.

Ce que vous théorisez ainsi: «IL n’y a pas d'autre preuve d’une
lecture que la capacité et l'endurance de sa systématique. » N’est-
ce pas sous-entendre que l’opération de commentaire vise à per-
mettre une sorte de rehiérarchisation des valeurs littéraires dans
la mesure où elle se constitue elle-même en tant qu’expérience lit-
téraire ou, comme vous le dites, discours de la lecture, écriture-
lecture ?

Oui, etil ne faut en avoir aucune peur. Mutatis mutandis, le Moyen


Age a vécu uniquement en relisant des textes anciens, grecs ou latins.

6 6 6
E N'TUR ET 'IP'ELN S 1 9 = 0

Peut-être la littérature va-t-elle maintenant être cela : un objet à com-


mentaires, un tuteur d’autres langages, un point c’est tout. Qui sait?

J'aimerais que vous évoquiez maintenant, pour illustrer d’un


autre point de vue cet ensemble d’affirmations, l'expérience que
constitue pour vous ce livre contemporain de S/Z, L'Empire des
signes, où vous abordez de façon plus polémique et plus person-
nelle encore la question si délicate du statut du sens.

C’est un livre où j’ai choisi de parler du Japon, de mon Japon,


c’est-à-dire d’un système de signes que j'appelle le Japon.

Il me semble que cet amour pour le Japon abrite un autre amour,


beaucoup plus fondamental : celui de la réserve par rapport au
sens.

J'ai cru lire, dans de nombreux traits de la vie japonaise, un cer-


tain régime de sens qui m’apparaît un peu comme le régime idéal.
J'ai continuellement écrit, depuis que je travaille, sur le signe, le
sens, la signification, dans des domaines très variés; il est normal
que j'aie moi-même une sorte d'éthique du signe et du sens, qui
s’est énoncée là.

Comment la définiriez-vous ?

En deux mots, qui créent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent :


une éthique du signe vide. Le Japon offre Pexemple d’une civilisation
où l'articulation des signes est extrêmement fine, développée, où rien
n’est laissé au non-signe ;mais ce niveau sémantique, qui se traduit
par une extraordinaire finesse de traitement du signifiant, ne veut
rien dire, en quelque sorte, ne dit rien: il ne renvoie à aucun signi-
fié, et surtout à aucun signifié dernier, exprimant ainsi à mes yeux
Putopie d’un monde tout à la fois strictement sémantique et stricte-
ment athée. Comme beaucoup d’entre nous, je refuse profondément
ma civilisation, jusqu’à la nausée. Ce livre exprime la revendication
absolue d’une altérité totale qui m’est devenue nécessaire et peut seule
provoquer la fissure du symbolique, de notre symbolique.

Comment expliquez-vous ce phénomène apparemment contra-


dictoire qui vous permet de reconnaître cette image idéale et
libertaire d’une harmonie du sens et du non-sens dans une
société dont la réalité économique et les valeurs idéologiques
forment un ensemble tout aussi répressifque celui de nos propres
sociétés ?
ENTRE
TIME PINS NO 700

Le Japon offre l’image très particulière d’une féodalité qui a


débouché, en moins d’un siècle, sur un expansionnisme économique
extraordinaire. La présence éthique de la féodalité maintient dans
cette société intensément technicisée — et non pas véritablement amé-
ricanisée — un ensemble de valeurs, un art de vivre, probablement
assez fragile historiquement, qu’il faut référer, d’autre part, à l’ab-
sence fondamentale du monothéisme. Un système presque entière-
ment immergé dans le signifiant fonctionne ainsi sur un recul per-
pétuel du signifié : c’est là ce que j’ai essayé de montrer au niveau
essentiel de la vie quotidienne (aussi bien sur la nourriture que l’ha-
bitat, le maquillage que le système des adresses). Ce façonnement
du signifiant, du symbolique, traduit, malgré son inscription dans un
régime d'exploitation de type capitaliste, une certaine réussite de civi-
lisation et, à ce titre, une supériorité partielle mais indiscutable sur
nos sociétés occidentales où la libération du signifiant est entravée
depuis plus de deux mille ans par le développement d’une théologie
monothéiste et de ses hypostases («Science », « Homme », « Raison »).
J'ai ainsi mis en pratique l’exigence qui se trouve monnayée
d'autre façon dans le commentaire de Sarrasine : expérimenter un
certain pluralisme des niveaux, c’est-à-dire imaginer une sorte de
dialectique décrochée entre des déterminations différentes. J'ai cru
pouvoir, dans la mesure où se fait jour, au niveau même de la théo-
rie marxiste, une exigence de pluralisme historique, me situer ainsi,
pendant le temps d’un bref essai, au niveau d’un niveau : c’est-à-dire
à même une certaine pellicule de vie, qu’il faut évidemment ranger
dans ce qu’on appelle classiquement les superstructures (mais, vous
le savez, l’image du dessus et du dessous me gêne).
Je dois dire enfin que cet essai se situe à un moment de ma vie
où j'ai éprouvé la nécessité d’entrer entièrement dans le signifiant,
c’est-à-dire de me décrocher de l’instance idéologique comme signi-
fié, comme risque du retour du signifié, de la théologie, du monolo-
gisme, de la loi. Ce livre est un peu une entrée, non pas dans le roman,
mais dans le romanesque : c’est-à-dire le signifiant et le recul du signi-
fié, fût-il hautement estimable par sa nature politique.

On trouve une illustration saisissante de ce clivage dans votre


évocation des étudiants japonais de la Zengakuren, d'autant plus
significative qu’elle précède le final du livre:
« Enfin, audace extrême du signe, il est parfois accepté que les
slogans rythmés par les combattants énoncent, non pas la Cause,
le Sujet de l’action (ce pour quoi ou contre quoi l’on combat)
- ce serait une fois de plus faire de la parole l’expression d’une
raison, l’assurance d’un bon droit -, mais seulement cette action
elle-même (“Les Zengakuren vont se battre”), qui, de la sorte, n’est
plus coiffée, innocentée par le langage - divinité extérieure et

GNOME
RON EDR ŒCPUIAENN S 1149870

supérieure au combat, telle une Marseillaise en bonnet phrygien


-, mais doublé par un pur exercice vocal, qui ajoute simplement
au volume de la violence, un geste, un muscle de plus.»
Cette dissociation ne dénote-t-elle pas une sorte de rupture avec
la préoccupation centrale que vous formuliez autrefois comme
engagement politique de la forme, rapport critique de la forme
et de l’histoire, ouverture théorique sur la possibilité d’une praxis ?

Si j'ai changé sur ce point, il s’agit d’un déplacement, non d’un


reniement. Je ne pourrais plus maintenant me contenter de mettre en
rapport des formes avec des contenus idéologiques comme je lai fait
dans les Mythologies. Je ne crois pas que ce soit faux, mais ce genre
de rapports est aujourd’hui acquis : tout le monde peut aujourd’hui
dénoncer le caractère petit-bourgeois d’une forme. Il faut maintenant
porter le combat plus loin, tenter de fissurer non pas les signes, signi-
fiants d’un côté, signifiés de l’autre, mais l’idée même de signe: opé-
ration que l’on pourrait appeler une sémioclastie. C’est le discours occi-
dental en tant que tel, dans ses fondements, ses formes élémentaires
qu’il faut aujourd’hui essayer de fissurer.

Vous déniez en ce sens toute détermination de la recherche par


l'engagement politique concret.

Si l’on reste au niveau direct de ce rapport, on est condamné à


la répétition, au stéréotype; on n’est même pas dans le savoir, mais
dans la répétition du savoir, c’est-à-dire dans le catéchisme. On ne
peut pas inventer, déplacer. L'invention, je pense, doit se situer au-
delà. Il faut, dans notre Occident, dans notre culture, dans notre langue
et nos langages, engager une lutte à mort, une lutte historique avec
le signifié. C’est la question qui domine cet entretien. On pourrait
lintituler : « La destruction de Occident », dans une perspective nihi-
liste, au sens presque nietzschéen du terme, en tant que phase essen-
tielle, indispensable, inévitable, du combat, de l’advention d’une
«nouvelle façon de sentir», d’une «nouvelle façon de penser ».

On touche ici, me semble-t-il, une limite propre au rapport de l’écri-


ture et de la politique, comme à celui de l'écriture et de la science.
Quand vous refusez toute détermination, vous faites entendre
comme exigence contradictoire du discours intellectuel la vérité
que Mallarmé formule sous le terme ambigu de «littérature » :
l'écriture, comme signifiant du désir, constitue elle-même le
champ clos de sa libération ; elle inclut logiquement le terme poli-
tique, sans quoi rien ne peut se penser, mais au titre de l’utopie,
et son action, pour demeurer entière, ne peut s'exercer que comme
«action restreinte», n’entretenant avec l’histoire qu’un rapport
EANMTMR
MENTMIME ANRSE 1098700

purement problématique, «en vue de plus tard ou de jamais ».


Vous vous enfermez ainsi dans L'Empire des signes, Le « cabinet
des signes », dont vous dites si justement qu'il était l'habitat mal-
larméen». Vous êtes le fétichiste du texte, qui n'accepte aucun
savoir, fût-il de Marx ou de Freud, susceptible de couper la
«tresse » du texte, comme Sollers tend un peu à le faire, exerçant
sur votre livre une sorte de pression idéologique.
Pensez-vous que le mot de « théorie », sur lequel vous vous appuyez
lorsque vous invoqguez dans les lignes qui figurent au dos de S/Z
l’édification (collective) d’une théorie libératrice du signifiant, cor-
respond à ce mouvement ? Ou n’implique-t-il pas plutôt que, inévi-
tablemenit, le discours libérateur de la connaissance, plus que tout
autre, ne se soutient que d’esquisser toujours le geste castrateur,
qui inscrit par exemple le fétichisme dans le champ du savoir ?

Je ne pense pas qu’attendre soit s’enfermer. Remarquons que, chez


nous, la clôture est toujours avancée comme un blâme ; nous prati-
quons encore une mythologie romantique, alpestre, du vaste, de lou-
vert, du total, du grand souffle. Mais la contre-clôture, ce n’est pas
forcément l’ouverture, c’est beaucoup plus sûrement l'exemption du
centre. C’est précisément ce que j'ai cru apprendre du Japon: lha-
bitat, telle la maison japonaise, est supportable, délicieux même, si
l’on parvient à le vider, à le démeubler, à le décentrer, à le déso-
rienter, à le désoriginer. Ce vide, que j'ai appelé plus haut «nihi-
lisme » (me référant à Nietzsche), est à la fois nécessaire et transi-
toire ;c’est à mes yeux la postulation actuelle du combat idéologique
dans notre société : il est trop tard pour garder le texte comme un
fétiche, à la façon des classiques et des romantiques; il est déjà trop
lard pour couper ce texte fétiche avec le couteau du savoir castra-
teur, comme le font les scientistes, les positivistes et parfois les
marxistes ; il est encore trop tôt pour couper la coupure, barrer le
savoir, sans que cela apparaisse, par rapport à ce qu’on appelle le
réel politique, comme une seconde castration, une castration de la
castration. Nous en sommes là, il nous faut vivre dans l’inhabitable.
Comme disait Brecht, el vous imaginez qu’on ne peut suspecter chez
lui une défaillance de Pespoir et de la confiance révolutionnaire : Ainsi
va le monde et il ne va pas bien.

LESADETTRES FRANÇAISES
20 mai 1970

Propos recueillis par Raymond Bellour.

* Cet entretien a été repris en 1971 dans Le Livre des autres, L’Herne, et
en 1978 dans Le Livre des autres, entretiens, Christian Bourgois, coll. «10/18 ».

6720
« L’Express » va plus loin
avec... Roland Barthes

Roland Barthes, cinquante-quatre ans, directeur d’études à l'Ecole


pratique des hautes études, est l’un de ces personnages inconnus du
public dont la notoriété est considérable parmi les intellectuels, fran-
çais et étrangers, depuis la publication de son premier livre, Le Degré
zéro de l’écriture. /nitialeur, en France, de la sémiologie ou science
des signes, il vient de publier un essai, S/Z, particulièrement ardu
(Seuil), et un livre plus accessible sur le Japon, l’Empire des signes
(Skira). Son langage est parfois difficile. Mais l'effort qu'il y a lieu de
Jaire pour le suivre n’est pas sans récompense...

Vous venez de consacrer un livre entier à l'analyse d’une courte


nouvelle de Balzac, Sarrasine, pourquoi ?

Parce que Sarrasine est un texte-limite dans lequel Balzac


s’avance très loin, jusque vers des zones de lui-même qu’il compre-
nait mal, qu'il n’a pas assumées intellectuellement ni moralement,
bien qu’elles soient passées dans son écriture.
Et aussi parce que j'ai voulu tracer une espèce de grille formelle
de la lecture, c’est-à-dire de l’ensemble des lectures possibles de ce
texte. Ce que j'ai fait, c’est un film au ralenti. Jai donné une image
au ralenti de Sarrasine. Comme un cinéaste qui décompose un mou-
vement, le montre au ralenti.

Pourquoi avez-vous parlé d’un texte-limite ?

Le narrateur de la nouvelle, qui n’est pas Balzac, déclare : « Au


fond, peut-être que cette histoire, je invente. » Et il le déclare dans
lPhistoire. C’est ce genre de remarque, ce genre de « peut-être » inso-
lite, qui me fait parler d’un texte-limite.
Ce que j'ai essayé de montrer, c’est que cette nouvelle appar-
tient à une catégorie de haute qualité, où un récit se met lui-même
en jeu, où il se met en cause et en représentation en tant que récit.
Puisqu’un des résumés possibles de la nouvelle c’est que le narra-
teur est amoureux d’une jeune femme, Mme de Rochefide, qu’il ren-

(5)
HONOR
OP ATUTILEEINES) LRO
27AD

contre au bal, qu’il détient un secret qu’elle ne connaît pas mais


qu’elle a envie de connaître, et que lui-même a envie de passer une
nuit avec cette jeune femme. Un contrat tacite s’établit: une belle
histoire contre une nuit d'amour. Donnant donnant.

Comme dans Les Mille et Une Nuits.

Comme dans Les Mille et Une Nuits, où le récit est également un


objet d'échange. Pourquoi raconte-t-on des histoires ? Pour s’amuser
ou pour se distraire ? Pour «instruire», comme on disait au XvI*
siècle ? Une histoire reflète-t-elle ou exprime-t-elle une idéologie au
sens marxiste ? Toutes ces justifications me semblent, aujourd’hui,
périmées. Tout récit se pense lui-même comme une sorte de mar-
chandise. Dans Les Mille et Une Nuits, on échange un récit contre un
jour de survie. Ici, contre une nuit d'amour.
De même chez Sade. Dans ses romans, il y a une alternance
presque obsessionnelle entre les scènes d’orgie et les considérations
d'ordre métaphysique, qu’on saute, en général, soigneusement. Le
lecteur de La Philosophie dans le boudoir, par exemple, sil lit le récit
d’un bout à l’autre, achète véritablement une scène d’orgie pour le
prix d’une dissertation philosophique, ou réciproquement.

A quel moment cette nouvelle se situe-t-elle dans l’œuvre de Balzac ?

Balzac est mort en 1850 et Sarrasine date de 1830, donc relati-


vement du début de son œuvre. Il la plaçait lui-même dans les Scènes
de la vie parisienne.

Puisque le récit est un objet d'échange, pouvez-vous nous racon-


ter Sarrasine ?

Bien volontiers. Toute la première partie se passe dans un salon


parisien au temps de la Restauration et le thème explicite de la nou-
velle est une condamnation de la société bourgeoise. A partir de ses
idées monarchistes, Balzac s’en prend à l’or de la spéculation, à l’or
des nouveaux riches, et il le place dans une symbolique qui est celle
de l’or sans origine, qui n’a pas été dignifié par un passé terrien ainsi
que c’élait le cas pour la noblesse.
Dans la seconde partie, Sarrasine devient le récit de la castra-
tion. Zambinella, le personnage qui constitue le cœur de l'énigme,
est un castral. Son nom veut dire : «petite jambe » ou «petite pou-
pée », el même, à mon avis, « petit phallus ». Et l’or sans origine des
nouveaux riches, cet or presque alchimique puisqu'il surgit du néant,
correspond précisément à Zambinella qui est le rien, dans la mesure
où Zambinella est une fausse femme, un castrat.
BON ETIR EPTAIMEUNSS 1 19 57

Je ne pense pas du tout donner une explication tirée par les che-
veux en établissant un rapport étroit entre le vide du castrat et le
vide du nouvel or parisien.

Sans doute, mais Sarrasine, qui donne son nom à la nouvelle, est
un sculpteur dont on apprend au cours du récit qu’il a été assas-
siné pour avoir aimé Zambinella, qu'il croyait être une femme.
Votre interprétation risque de ne pas correspondre à celle du lec-
teur moyen, celui qui simplement lit Balzac et qui « marche ».

Mais, moi-même, je «marche » à fond quand je lis Balzac, croyez-


le bien. Toutefois, il existe toujours au moins deux niveaux de lec-
ture. Le lecteur dont vous parlez est le lecteur naïf qui lit Balzac,
comme Ça, spontanément, et qui prend plaisir à sa lecture, qui trouve
l’histoire intéressante et a envie d’aller jusqu’au bout, de voir com-
ment elle finit.
Ce lecteur-là consomme l’anecdote dans son déroulement tem-
porel, de page en page, de mois en mois, d’année en année. Il lit le
texte, à vrai dire, selon une logique millénaire puisque, pour nous
Occidentaux, elle remonte à L’Iliade et à L'Odyssée et se poursuit envi-
ron jusqu’à Hemingway.
Puis, il y a le lecteur symbolique qui va plus profond et accède
à la richesse symbolique du récit.

Ces deux lecteurs, en vous, coexistent-ils ?

Bien entendu, et ils coexistent en tout homme, il ne saurait en


être autrement. Mais, étant donné que le second niveau de lecture
est inconscient, le lecteur naïf ne peut que l'ignorer, par définition.
L’ordre symbolique qui coexiste avec le second niveau de lec-
ture est un ordre — ainsi que Freud l’a bien montré - qui ne possède
pas la même logique temporelle, pour lequel l'avant et après n’exis-
tent pas, comme dans les rêves. Son temps est réversible, il est une
configuration symbolique de forces, de complexes, d'images. Celui
du lecteur naïf, au contraire, est irréversible, essentiellement.
Le lecteur symbolique est celui qui analyse le texte, en dégage
la structure signifiante. Ce qui lui permet, précisément, de rendre
compte de la démarche du lecteur naïf, de comprendre pourquoi il
«marche ».

Autrement dit, avec votre second lecteur, ce que vous êtes en train
de définir, c’est la critique.

Oui, mais à condition que ce lecteur se mette à écrire, qu’il soit


lui-même aux prises avec l'écriture. Et à condition aussi que la cri-

0 75
EN MTMRMENTATOE INRS ANOM7AD

tique ne soit pas une question d'humeur, comme cela arrive trop sou-
vent.

Selon vous, qu'est-ce que la critique ?

Pour moi, c’est une activité de déchiffrement du texte et je pense


ici surtout à la «nouvelle critique », ainsi qu’on a pris l'habitude de
la nommer. Car l’ancienne, au fond, ne déchiffrait pas, elle ne posait
même pas le problème du déchiffrement.
Toute «nouvelle critique » peut se situer par rapport à cet hori-
zon. Déchiffrement de type marxisant, déchiffrement de type psy-
chanalytique, thématique, existentiel, dans des styles très divers et
selon des attaches idéologiques différentes, le but reste toujours le
même : chercher à saisir un sens vrai du texte pour découvrir sa
structure, son secret, son essence.

À titre de comparaison, où placez-vous le Proust de Painter ? Est-


ce de l’ancienne critique ?

Ce n’est pas de la critique, c’est une biographie. Admirablement


faite.

Et que pensez-vous du Lanson-Truffaut à travers lequel des géné-


rations de lycéens sont entrées en contact avec la littérature ?

Ah! vous posez là le problème de l’enseignement de la littéra-


Lure, qui est un peu différent.
Ce qui n’a toujours frappé, c’est que les auteurs de manuels d’his-
Loire de la littérature vont par deux : le Lanson-Truffaut, le Castex-
Surer, le Lagarde et Michard, comme pour les ascenseurs. Leur choix
est évidemment partial. Ils font de l'histoire liltéraire, c’est-à-dire
qu'ils constituent la littérature en objet culturel défini et clos, qui
aurait une histoire interne à lui-même. Des valeurs s’y maintiennent
comme des sortes de fétiches, implantées dans nos institutions.
Ce qu’il faudrait commencer par faire avec des lycéens, c’est
secouer une bonne fois l’idée même de littérature, se demander ce
qu'est la littérature, savoir, par exemple, si on peut y inclure des textes
de fous, des Lextes de journalistes, ete.

Ce déchiffrement auquel vous assimilez la critique, à quoi sert-il ?

A détruire. Dans la mesure où je ne sais pas si on peut faire autre


chose dans l’état historique actuel. Mais au sens large du terme,
comme on parle, par exemple, de théologie négative.

6 7 4
E N TR E'MPIMENNS 197 0

Les cybernéticiens disent : perturber.

C’est cela, exactement. Perturber, subvertir. Et pour répondre


à votre question, je crois que la critique peut participer à une espèce
de geste collectif, d’acte collectif, repris par d’autres que moi, autour
de moi, dont la devise serait ce mot si extraordinairement simple
qui possède un pouvoir de subversion infini et qui est le fameux mot
nietzschéen : « Une nouvelle façon de sentir, une nouvelle façon de
penser. »

Partis de Zambinella, le « petit phallus », nous voici maintenant


sur le point de refaire la société. Ne croyez-vous pas que vous exa-
gérez tout de même un peu le rôle de l’activité symbolique?

Non, je ne le crois pas, car je ne peux que faire mienne la pen-


sée de Lacan : ce n’est pas l’homme qui constitue le symbolique, mais
c’est le symbolique qui constitue l’homme. Quand l’homme entre dans
le monde, il entre dans du symbolique qui est déjà là.
Et il ne peut être homme s’il n’entre pas dans le symbolique.

Vous voulez dire qu’à sa naissance il s’insère dans une alimen-


tation, une éducation, une classe sociale, c’est-à-dire assume des
institutions déjà constituées.

Pas tout à fait. Une institution se constitue toujours au niveau


culturel, elle implique des codes, des protocoles, un langage. Le sym-
bolique est beaucoup plus archaïque, beaucoup plus élémentaire.
L'enfant déjà, nous dit Lacan, entre dans le symbolique en décou-
vrant sa propre image dans le miroir à l’âge de six mois. C’est le
stade du miroir, C'est-à-dire le moment où, une première fois, il sai-
sit l'image de son corps rassemblé. Comme vous le savez, l’homme
est l’animal né trop tôt: biologiquement, c’est un prématuré. Il s’en-
suit, pendant un certain nombre de mois, un état d'incapacité motrice
et élocutrice, de déchirement, d’inachèvement biologique. Eh bien,
cet état qui définit le proprement humain sur le plan biologique, le
petit enfant le compense symboliquement quand il voit son image se
refléter dans un miroir!
Ce qu’il vivait comme morcelé lui apparaît tout à coup comme
l’image de l’autre. Dès ce moment-là commence toute l'aventure de
l’intersubjectivité, de la construction imaginaire du moi.

Et dans les sociétés anciennes qui n'avaient pas encore le miroir ?

Pour Lacan, sa démonstration a évidemment une valeur trans-


historique. Le miroir est plutôt une allégorie. Ce qui compte, c’est le

G 7 5
EAN EDR MEME
ENRS NAT MO INTAI0U

moment où l’enfant saisit son corps dans une image rassemblée. Mais
l'importance du symbolique, tout la corrobore, et pas seulement la
réflexion théorique d’un psychanalyste.
La médecine psychosomatique, par exemple, a pu établir que des
affections spécifiquement psychosomatiques telles que asthme, les
ulcères d’estomac, ont toujours pour origine un trouble de la sym-
bolisation. Les malades psychosomatiques ne symbolisent pas assez.
L’idéal pour les guérir serait de leur injecter du symbolique, donc
de les névroser.

La guérison névrotique. La médecine que vous proposez paraît


pour le moins étrange.

Mais non, pas du tout. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui la propose,
mais les psychosomaticiens.
Le névrosé est celui dont le blocage résulte de diverses censures
qui annihilent tous ses symboles. Son silence est un silence de cen-
sure. Le malade psychosomatique, c’est tout le contraire. Il ne sym-
bolise pas son corps, qui reste mat, sans écho. Son silence est un
silence de vide. Sa guérison interviendra pour autant qu’on réussisse
à rétablir en lui la fonction symbolique qui, précisément, est hyper-
trophiée dans les cas de névrose.

L'importance du symbolique, c'est au fond ce que vous avez


commencé à montrer dans vos Mythologies, il y a déjà presque
quinze ans.

Oui, en partie. Elles ont eu pour origine un sentiment passion-


nel. J’avais été irrité, à l’époque, par un certain ton de la grande
presse, de la publicité, globalement de ce qu’on appelle les commu-
nications de masse. Irrité et intéressé à la fois.
Là où je n'étais pas d'accord, c’est qu’on présentait l'événement
en fonction d’une sorte de psychologie implicite naturelle. Comme
si ce qu’on disait de l'événement allait de soi, comme si l'événement
el sa signification coïncidaient par nature.

Pourquoi? Ils ne coïncident pas ?

Non, et je vais vous en donner un exemple. Je me souviens qu’une


de mes premières Mythologies avait pour objet l'écrivain en vacances
où, pour mieux le sacraliser, on nous montrait que lui qui n’est pas
tout le monde partait en vacances comme louvrier ou l'employé. C’est
exactement le même tour de passe-passe que celui qui consiste à
présenter des rois ou des reines en posture d'humanité, en posture
familiale ou en posture conjugale. Le discours, ici, est truqué, puis-

GNT
BON SUR EM TMISENN S2 Mi © 7 (0

qu’on dit qu’ils sont comme tout le monde pour dire, en réalité, qu’ils
ne le sont pas.
Leur banalité affirme et confirme leur singularité. C’est là un
des mécanismes que j'ai essayé de mettre au jour. Non seulement
j'ai voulu rétablir le processus d'élaboration du sens par la société,
mais montrer comment celle-ci tente, en fait, d'imposer ce sens sous
des apparences de naturel.

Vous vous en êtes pris également aux détergents, aux guides tou-
ristiques, aux vedettes du Tour de France, aux jouets en matière
plastique.

Oui, je crois que j'ai écrit en tout une cinquantaine de « mytho-


logies ». Mais un des thèmes qui m’a beaucoup intéressé et longtemps
retenu, c’est la mode. Il y a une différence fondamentale entre ce
qu’elle est dans la réalité et la description qui en est donnée dans la
presse féminine.
Chacun voit bien que le sens du vêtement ça existe et qu’il est
important, Car il touche à l’érotisme, à la vie sociale, à des tas de
choses. Toutefois, la mode elle-même n’existe pas sans système de
transmission, l’image, la photographie, le dessin, le texte écrit ou
même la robe portée dans la rue. Et elle est très difficile à saisir dès
lors qu’on à à reconstituer la grammaire d’une substance que fina-
lement nous connaissons assez mal.

La mode, donc, n’a pas d’existence, sinon en tant que système de


signification.

Exactement, mais, en même temps, elle est un système de signi-


fication assez pauvre, c’est-à-dire que les grandes différenciations de
tenues vestimentaires renvoient à des différenciations de situations
dont la liste est pauvre.

Mais elle est riche pour les femmes.

Elle n’est riche qu’au niveau du journal de mode qui, lui, dis-
tingue entre 5 heures de l’après-midi, 8 heures du soir, 11 heures et
midi, le cocktail, le théâtre, etc. Dans la réalité, il n’y a pas de 5 heures
de l’après-midi. Du point de vue sociologique et statistique, il n’y a
pas longtemps, dans notre pays, il n'existait que deux tenues, la tenue
de travail et la tenue du dimanche.

Et aujourd’hui ?

Maintenant, dans nos sociétés, ça devient très compliqué, car jus-


tement la culture de masse mêle les idéologies, les superstructures.

67
D'UN ETMR MENT LME RINESRAEMO NU

Elle donne à consommer à des classes qui ne possèdent pas les


moyens économiques de les consommer des produits dont, très sou-
vent, elles ne consomment que les images.
Sans vouloir faire de la revendication facile, la richesse, la sub-
tilité de l’univers sémantique de la mode tel qu’il figure dans les jour-
naux spécialisés sont entièrement irréelles.

Peut-on se passer de mythologies ?

Non, bien sûr. Pas plus que de fonctions symboliques.


Le seul langage qui ne développe pas de sens second, c’est les
mathématiques, parce qu’elles sont entièrement formalisées. Une
équation algébrique ne contient aucun sens associé. Sauf si, après
lavoir inscrite au tableau noir, on la photographie et si on insère le
tout dans un article sur Einstein. À ce moment-là, on développe un
sens second, on connote, et l’équation veut dire: «Je suis scienti-
fique, je suis mathématicien. »

Est-il possible d’imaginer un langage pur, non connoté, en dehors


des mathématiques ?

Non, je crois que c’est une utopie. Selon une certaine concep-
tion marxiste, les mythes seraient des productions imaginaires et
naïves liées à la phase de l'humanité dans laquelle elle ne savait pas,
elle ne pouvait pas encore résoudre les contradictions de la réalité.
C’est pourquoi elle les aurait résolues en élaborant des histoires où
ces contradictions seraient surmontées imaginairement. Et le rai-
sonnement marxiste, c’est que, quand nous aurons résolu scienti-
fiquement ces contradictions par le socialisme, les mythes, à ce
moment-là, disparaîtront.
Le problème est immense el je ne voudrais pas en traiter avec
désinvolture. Le marxisme peut très bien envisager qu’une société
socialiste remodèlera la carte du langage en intervenant d’une façon
pour nous complètement inouïe, inimaginable. Mais je pense que
même, alors, il subsistera une dernière contradiction, au sens large
du terme, insurmontable : celle de la mort. EC tant qu’il y aura de la
mort, il y aura du mythe.

Pourquoi, dans ces conditions, reprochez-vous ces mythologies à


notre société ?

Parce que, si nous sommes pleins de signes et si cela est inévi-


table, nous n’assumons pas ces signes en tant que signes. Ce que je
n'aime pas dans l'Occident, c’est qu’il fabrique des signes et les refuse
en même temps.

CONTES
ENT IR Et MINE) NS 1N9N7e0

Pour quelles raisons ?

Pour des raisons historiques, sans doute, qui tiennent en grande


partie au développement de la bourgeoisie. Il est évident que la bour-
geoisie a élaboré une idéologie universaliste cautionnée ou par Dieu,
ou par la nature, ou, en dernier lieu, par la science, et que tous ces
alibis fonctionnent comme des déguisements, comme des masques
imposés aux signes.

Toute votre tentative, à ses différents niveaux, sociologique, cri-


tique littéraire, vise donc à démystifier.

Pas vraiment à démystifier, car de quel droit parlerais-je au nom


de la vérité ? Mais à battre en brèche inlassablement la naturalité du
signe; ça oui!
Vous savez, c’est un très vieux combat dont certaines formes
paraissent maintenant un peu archaïques, mais au xviIe siècle, qui
a eu l’idée de relativiser les croyances de la France de l’époque en
les comparant à celles des Chinois, des Persans, des Hurons, des gens
comme Voltaire le menaient déjà. Le grand danger, pour nous Occi-
dentaux, dès lors que nous ne reconnaissons pas les signes pour ce
qu’ils sont, à savoir des signes arbitraires, c’est le conformisme, la
porte ouverte aux contraintes de type moralisateur, aux lois morales,
aux contraintes de la majorité.

C’est pourquoi, à l'Occident, vous préférez l'Orient, et, en parti-


culier, Le Japon ?

Oui, ce qui m'intéresse au Japon, c’est un vieux problème d’ordre


presque éthique, celui de mes rapports avec les signes. Car je lis le
Japon comme un texte.

C'est-à-dire ?

Eh bien, les inscriptions, les gestes de la vie quotidienne, les


menus rites de la ville; les adresses, la nourriture, le théâtre qui éla-
bore des signes et les affiche en tant que signes, tandis que chez nous
il est fondé surtout sur l’expressivité ; tout pour moi y apparaît comme
les traits, les accidents d’un texte. Au Japon, je suis dans une acti-
vité constante de lecture.

Mais ces signes ne sont pas écrits, à proprement parler.

Ils ne sont pas écrits dans des livres, mais ils le sont sur la soie
de la vie. Et ce qui me fascine là-bas, c’est que les systèmes de signes

(5,77. 00)
BANNIMRAEMTATINE
ENS MINT EU

sont d’une virtuosité extraordinaire du point de vue de la subtilité,


de l'élégance, de leur force aussi, pour être finalement vides. Ils sont
vides parce qu’ils ne renvoient pas à un signifié dernier, comme chez
nous, hypostasié sous le nom de Dieu, de science, de raison, de loi,
etc

Des signes vides, dites-vous. Ce n’est pas très facile à comprendre.

Mais oui, je vous donne un exemple simple, vous allez voir : celui
du dictionnaire. Un dictionnaire est composé de signifiants, c’est-à-
dire les mots vedettes imprimés en corps gras, et chacun de ces mots
est nanti d’une définition qui a valeur de signifié. Or ces signifiés,
ces définitions du dictionnaire, sont constitués eux-mêmes d’autres
mots, et cela à l’infini.
Un dictionnaire est un objet parfaitement paradoxal, vertigineux,
à la fois structuré et indéfini, ce qui en fait un très grand exemple,
car il est une structure infinie décentrée puisque l’ordre alphabé-
tique dans lequel il est présenté n’implique aucun centre.

En d’autres termes, ce qui vous plaît au Japon, c’est que vous le


lisez sans ordre fixe, comme on lit un dictionnaire.

Oui, mais, en Occident, il vient un point où le dictionnaire, ou,


si vous préférez, l'inventaire de toutes les choses du monde, s'arrête
avec Dieu, qui en est la clef de voûte, puisque Dieu ne peut être qu’un
signifié — jamais un signifiant: pourrait-on admettre qu’il signifie
autre chose que lui-même ? Tandis qu’au Japon, tel que je Pai lu, il
n’y à pas de signifié suprême qui arrête la chaîne des signes, il n°y
a pas de clef de voûte, ce qui permet aux signes de se développer
avec une subtilité et une liberté très grandes.
Toutes les civilisations qui possèdent une religion monothéiste
sont forcément entraînées dans la contrainte moniste, elles arrêtent
à un certain moment le jeu des signes. Et cela, c’est la contrainte
structurale de notre civilisation. Vous comprenez, par conséquent,
pourquoi j’accorde de l'importance à tout ce qui tend à sortir du mono-
centrisme occidental, à tout ce qui ouvre sur une image possible du
pluriel.

Il serait intéressant d'aborder de plus près un de ces systèmes de


signes japonais qui vous séduisent tant.

Rien n’est plus facile. Là-bas, ils surgissent de partout. Toute-


fois, un des plus explicites est peut-être la nourriture.
Mais, d’abord, comment fonctionne un système de signes? La
comparaison classique depuis Saussure est celle du jeu d'échecs; il

6 8 0
E NATIR EPMMIMEIN Si 19# 0

y a des éléments qu’on déplace sur les cases d’un échiquier et il y


a des règles de déplacement, c’est-à-dire des choses permises et
des choses interdites. Transposé à un système comme la nourriture,
cela veut dire qu’il faut commencer par percevoir les traits, les pièces
du jeu.
Dans la nourriture japonaise, ces éléments sont de différentes
sortes. Il y a le cru, la crudité, qui s’applique à mille variétés d’ali-
ments et qui est une qualité très fréquente; il y a le découpé, géné-
ralement en très petites particules; il y a aussi la couleur. Un pla-
teau de nourriture japonaise est un tableau. Et vous le voyez, tout de
suite je me suis placé à un niveau très formel. Je n’ai pas dit: le riz
signifie ceci, le poisson signifie cela. À partir de là, on peut com-
prendre comment le système joue, comment ses différents éléments
s’articulent.

Nous aussi, nous avons le cru, le cuit, le découpé, etc.

Bien sûr, mais les pièces de notre repas ne se combinent pas de


la même manière. Le menu occidental est très rigide dans sa com-
position et dans son ordre de consommation.
Il suffit d’aller au restaurant : on y offre invariablement des hors-
d'œuvre, des entrées, des rôtis, des fromages, des desserts selon un
ordre inexorable. C’est l’ordre logico-temporel du récit classique et
on ne peut pas le changer. Il est irréversible comme dans L'’Iliade et
L'Odyssée, comme dans Les Liaisons dangereuses où dans le dernier
roman de Troyat.

Tandis qu’au Japon, un repas, c’est du Robbe-Grillet.

Beaucoup mieux que du Robbe-Grillet. Dans les restaurants


japonais, le client reçoit un plateau sur lequel sont disposés les ali-
ments et des baguettes pour prélever ces aliments. Les baguettes sont
de merveilleux instruments de prélèvement, ce ne sont pas des agrip-
peurs, des saisisseurs comme nos fourchettes. Alors, on prélève une
becquée de riz, une becquée de légumes confits et on revient au riz,
puis on absorbe une gorgée de soupe, etc. Chacun compose son dis-
cours alimentaire d’une façon toujours absolument libre et réversible.
Et cela favorise extraordinairement la conversation. Il n’y a pas,
comme chez nous, des sujets attribués à chaque moment du repas:
les repas d’affaires, comme nous disons très justement, où l’essen-
tiel du débat se situe entre la poire et le fromage. Le déroulement
de la conversation naît de l’ordre réversible du repas.

Du point de vue de la civilisation, que déduisez-vous du fait que


la cuisine japonaise soit aux antipodes de la nôtre ?

6 64
ÉUNINTUSR
MEPMIONIME MINS METEO MEN 0)

Naturellement, il ne faut pas en déduire que, par rapport au


monothéisme ou au monocentrisme, la nourriture japonaise est poly-
théiste !Mais, de proche en proche, tous ces systèmes de signes font
partie d’une très grande structure mentale.
Il y à un plat japonais, le soukiyaki, qui me paraît tout à fait signi-
ficatif. Il s’agit d’une espèce de ragoût qui se fait interminablement.
On a devant soi une grande casserole où l’on met des crudités au fur
et à mesure qu’on mange. Derrière vous se tient une assistante qui
alimente à la fois la bassine et la conversation, si je puis dire. Mais,
pour être honnête, je ne connais pas la langue japonaise, et c’est à
travers la langue qu’on pourrait accéder le plus directement aux struc-
tures mentales du Japon.

Parce que c’est la langue qui véhicule les idées.

Disons que c’est surtout parce qu’on ne peut pas imaginer un


système de signes dans lequel le langage articulé n’interviendrait pas
à certains moments.
Saussure, le principal fondateur de la linguistique moderne, pen-
sait que celle-ci était une partie d’une science plus vaste : la science
des signes. Une partie pilote, sans doute, mais une partie seulement
dont les autres secteurs devraient être développés plus tard sous le
nom de sémiologie.
Aujourd’hui, cependant, j’en suis arrivé à constater que, même
si on aborde des systèmes de signes autres que le langage articulé,
tels que la nourriture, ou la mode dont nous avons parlé tout à l'heure,
on s’aperçoil que ces systèmes, eux aussi, sont absolument pénétrés
de langage.

Qu'est-ce que la sémiologie ?

Au sens canonique, la discipline qui étudie les signes, les signi-


fications.

En quoi la linguistique, science du langage, est-elle pour vous fon-


damentale ?

Il est presque devenu banal de le dire, mais, sur le plan opéra-


toire, la linguistique nous à donné des concepts très bien définis qui
possèdent une valeur incontestable, au moins dans la phase histo-
rique présente de la recherche en sciences humaines. Pour moi, elle
m'a fourni les moyens efficaces de déchiffrement d’un texte littéraire
ou d’un quelconque système de signes.
D'autre part, ses prolongements depuis une quinzaine d'années
ont permis de découvrir ce qu’on appelle les structures décentrées.
B'INATER EMIMIMELN SÈ 41 9 47 (0

C'est-à-dire ?

Permettez que j’en revienne à l’image du dictionnaire. La lin-


guistique actuelle nous enseigne qu'il y a des ensembles de sons et
de sens qui sont organisés entre eux et possèdent, par conséquent,
des caractères structuraux, mais sans qu’on puisse désigner un centre
pivotal autour duquel la structure se construirait.
Les ennemis du structuralisme disent d’un air goguenard que la
notion de structure a toujours existé et ils se demandent pourquoi
on fait tant d'histoires autour d’elle. Bien sûr que le structuralisme,
en un sens, est très ancien : le monde est une structure, les objets,
les civilisations sont des structures, on le sait depuis longtemps. Tou-
tefois, ce qui est entièrement nouveau, c’est de percevoir cette décen-
tration. Et cela était très difficile à admettre à partir d’une culture de
type classique comme la nôtre.

Pour quelles raisons ?

Parce que notre langue, comme notre menu, est très rigide, très
centrée, dans la mesure où elle a été codifiée au xviré siècle par un
petit groupe social.
Ce qu’on a appelé jusqu’à Rivarol «le génie de la langue fran-
çaise » recouvrait, en fait, la conviction que le français, parce qu’on
y place le sujet avant le verbe et le verbe avant le complément, était
la meilleure langue du monde. Les classiques étaient persuadés que
c'était là l’ordre logique, naturel, de l'esprit. C’est sur cette croyance
que s’est édifié le nationalisme linguistique de la France.

Plus personne ne le pense actuellement.

Non, sans doute, et à certains programmes universitaires, main-


tenant, on met l’étude des langues contrastantes, comme le chinois
ou le japonais, afin d’obliger les futurs linguistes à bien prendre
conscience qu'il existe des langues en complète rupture avec nos
langues indo-européennes.
Au xvie siècle, Montaigne disait encore : « Ce suis-je », el non pas :
« Je suis cela », ce qui était parfaitement légitime, puisque le sujet est
constitué par tout ce qui lui vient et par tout ce qu’il fait. Puisqu’il
n’est vraiment lui-même qu’à la fin, comme produit.

Pouvez-vous préciser encore ce phénomène de décentration du


langage qui, semble-t-il, est si important pour vous ?

Volontiers. Si je dis : « Je suis entré dans l'immeuble », ma phrase,


très banale, est structurée, en ce sens qu’elle obéit à des règles de

68 5
BANSTMRSECIRIREANES. L NO 7MUÛ

construction qui relèvent de la grammaire française. La forme du


sujet à la première personne, le verbe, le complément de lieu, voilà
autant de contraintes. Il y a des pièces et il y a des règles comme
dans le jeu d’échecs. Cependant, cette phrase structurée, en même
temps, n’est pas close. Et la preuve qu’elle ne l’est pas, c’est qu’on
peut l’augmenter indéfiniment.
Elle peut devenir, par exemple : « Moi qui déteste monter les esca-
liers, je suis entré, alors que dehors il pleuvait, dans l'immeuble situé
25, rue de Berri. » C’est une chose vraiment merveilleuse dans l’ordre
intellectuel, cette idée qu’une phrase n’est jamais saturable, qu’elle
est catalysable, pour reprendre le terme consacré, par remplissages
successifs selon un processus théoriquement infini : le centre est infi-
niment déplaçable.
Je ne sais plus quel linguiste a dit ceci de très beau et de très
troublant : « Chacun de nous ne parle qu’une seule phrase que, seule,
la mort peut interrompre. » Cela fait passer une sorte de frisson poé-
tique sur toute la connaissance.

Le langage serait donc une combinatoire, il aurait un rapport


avec l’idée de jeu.

Une combinatoire, oui, mais à condition de soulever le tabou du


mot si on l’emploie, car il y a en lui quelque chose d’un peu péjora-
if par rapport à un certain idéal humaniste. En revanche, la notion
de jeu je suis tout à fait pour.
J'aime ce mot pour deux raisons. Parce qu’il évoque une activité
proprement ludique et parce que le jeu, c’est aussi le jeu d’un appa-
reil, d’une machine, cette toute petite liberté qui est possible dans
l'agencement de ses divers éléments.
Le langage est une jouissance de fabrication et de fonctionne-
ment. Il renvoie à une psychanalyse du plaisir et, en même temps, à
une dynamique à la fois contraignante et souple du fonctionnement,
de agencement des pièces entre elles. On pourrait dire aussi qu’il
est une stéréophonie.

Une stéréophonie ?

Oui, je veux dire par là qu’il est un espace, qu’il met en place
les pensées et les sentiments selon des distances et des volumes dif-
férents. Evidemment, si je dis :«Entrez et fermez la porte », ce n’est
pas une phrase qui contient beaucoup de stéréophonie. Mais un texte
littéraire est, lui, vraiment stéréographique.

Comme Sarrasine.
BON ECIR EM IERIN SE MP:
F7 0

Bien sûr. Chaque phrase de Balzac, toujours, a son volume, sa


banquette de sens, c’est certain. Prenons un passage quelconque de
sa nouvelle...

Peut-être simplement son titre : Sarrasine.

Oui, très bien. Voici, semble-t-il, un titre insignifiant, le mot, le


son : Sarrasine. Si on déplie le volume des sens qui s’y trouvent inclus,
si on en étale la banquette, le livre aussitôt ouvre sur une question:
Sarrasine, qu'est-ce que c’est ? S'agit-il d’un nom commun ou d’un
nom propre ? Et s’il s’agit d’un nom propre, est-ce un nom d’homme
ou un nom de femme ? A ces questions, il ne sera pas répondu tout
de suite.
C’est donc un premier sens. Une question est ouverte qui est bien
volumineuse, déjà, en elle-même, puisqu'elle doit se compléter par
une sorte de marcotte comme pour un fraisier. La question va bour-
geonner, mais sa tige restera en l’air pendant toute la première moi-
tié de la nouvelle, jusqu’à ce qu’elle soit replantée dans le logico-
temporel, beaucoup plus tard, quand on saura précisément que
Sarrasine est un sculpteur.

Il y a aussi, dans Sarrasine, quelque chose de violemment sexuel.


On ne serait pas étonné si La nouvelle, par exemple, racontait le
viol d’une femme par un Sarrasin.

En effet. Dans la langue française, la terminaison en e muet


marque, la plupart du temps, la féminité. Donc, avant de savoir que
Sarrasine est un homme, nous féminisons cet homme de manière
obscure. Non sans raison, puisqu’une problématique sexuelle se
dévoile dans le cours du récit. Et il y aurait évidemment d’autres
dépliages possibles.

Vous avez établi autrefois une distinction qui est devenue clas-
sique entre les notions d’écrivant et d'écrivain. De quoi s'agit-il ?

L’écrivant est celui qui croit que le langage est un pur instru-
ment de la pensée, qui voit dans le langage seulement un outil. Pour
l'écrivain, au contraire, le langage est un lieu dialectique où les choses
se font et se défont, où il immerge et défait sa propre subjectivité.

Le critique est-il un écrivant ou un écrivain ?

Ça dépend.

Vous-même, êtes-vous un écrivain ou un écrivant ?

(MS)
EANMTIMREE TIM TNTENES 149 V700

Je voudrais être un écrivain. Toute question de valeur mise à


part, je ne dis pas quant au résultat de ce que je fais, mais dans mon
projet. Car l’écriture de l’écrivain, ce n’est pas le style.
Prenons les choses au niveau très artisanal. Un sociologue qui
écrit un article de sociologie est un écrivant dès lors qu’il refuse cer-
taines figures de rhétorique. Les antithèses, par exemple. Si vous lisez
des textes de sociologues, de démographes, d’historiens, vous verrez
que c’est poncé. Ils ne mettent pas dans une même phrase deux
termes en antithèse, comme Victor Hugo. Ils n’emploient pas non plus
la métaphore ou, en tout cas, s’il leur arrive de la glisser dans leurs
écrits, ils lacceptent comme quelque chose de peu clair qui détourne
de la vérité.
Tandis qu’un écrivain, lui, travaille dans le volume du langage
dont nous parlions plus haut. Il accepte de renoncer aux garanties
de la rédaction transparente, instrumentale.

Vous dites qu'être écrivain ou non n’est pas une question de style,
mais ce n’est pas non plus cultiver l’obscurité.

Non, évidemment, mais c’est tout de même la risquer. Pour moi,


un des grands critères de réussite pour celui qui, comme on dit en
linguistique, performe le texte, c’est-à-dire lPécrit, le fabrique, c’est
l'introduction dans une même phrase de deux ou plusieurs codes et
de telle sorte que le lecteur ne puisse pas décider dans une situation
quelconque qui a raison et qui a tort, qui ou quoi vaut mieux qu'autre
chose, etc.
Par exemple, dans Sarrasine, en un endroit qui se situe dans la
première moitié de la nouvelle, le narrateur, qui connaît le secret de
Phistoire qu'il raconte, c’est-à-dire que Zambinella dont fut amou-
reux le sculpteur Sarrasine n’est qu’un castrat, refuse de livrer son
secrel. À la jeune femme qui lui demande qui est tel vieillard qui, en
fait, est Le castrat vieilli, il répond : « C’est un... » Les trois points de
suspension, pour qui connaît la fin de la nouvelle, recouvrent le mot
« Ccastrat ».

Autrement dit, écrire reviendrait à savoir ménager un suspense.

Non, pas seulement, car il y a des quantités d'ouvrages vulgaires


qui contiennent beaucoup de suspense, en particulier dans la litté-
ralture de masse, qui joue là-dessus.
Si, dans Sarrasine, Balzac met trois points de suspension à la place
du mot «castral», c’est pour deux raisons indécidables. La première
appartient à l’ordre symbolique : il y a un tabou sur le mot « castrat ».
La seconde appartient à l’ordre opératoire : si, en cet endroit-là, l’au-
teur avait écrit le mot «castrat », c’en était fini, tout le récit s’arrê-
E N'ADUR ETMMIMNEINS 1090

tait. Il y a donc ici deux instances, une instance symbolique et une


instance opératoire. Le bon narrateur est celui qui sait mélanger les
deux instances sans qu’on puisse décider laquelle est la vraie. L’écri-
ture de l’écrivain tient essentiellement à un critère d’indéterminabi-
lité:

Vos deux critères ne sont-ils pas restrictifs ?

Mais absolument pas. Il peut y avoir une autre explication, on


peut mobiliser d’autres codes, un code historique, par exemple,
encore que ce soit impossible dans le cas qui nous occupe. Toute-
fois, ce qui n'intervient pas chez l’écrivant, il faut au moins qu’il y
ait chez l’écrivain pluralité et indéterminabilité des codes.

Une dernière question. Pourquoi le livre que vous venez de consa-


crer à l'analyse de Sarrasine s’intitule-t-il, énigmatiquement, S/Z ?

C’est un titre qui est fait pour qu’on y investisse plusieurs sens
possibles et, dans cette mesure-là aussi, le titre représente un des
projets du livre, qui est de montrer les possibilités d’une critique plu-
raliste qui autorise de dégager plusieurs sens d’un texte classique.
Quant à la barre oblique qui oppose $ et Z, il s’agit d’un signe qui
vient de la linguistique et marque l’alternance entre deux termes d’un
paradigme. En toute rigueur, il faudrait lire S versus Z, comme on
dit dans le jargon linguistique, c’est-à-dire S contre Z.

Oui, mais pourquoi justement l’opposition de ces deux lettres ?

Parce que j'ai voulu donner un monogramme qui emblématise


toute la nouvelle de Balzac, S étant l’initiale du sculpteur Sarrasine,
Z Vinitiale de Zambinella, le travesti, le castrat. Dans le livre, j’ex-
plique comment on peut interroger ces deux lettres d’un point de vue
symbolique, puisque, dans un esprit très balzacien, un peu ésotérique,
on doit tenir compte des maléfices de la lettre z, qui est la lettre de
la déviance, la lettre déviée.
Avoir écrit Sarrasine avec un s plutôt qu'avec un z dans le corps
du nom, alors que dans l’onomastique française on a, en général,
Sarrazin écrit avec un z, est le type même du lapsus au sens freu-
dien, c’est-à-dire du très petit événement qui semble sans importance
et qui, en réalité, est profondément signifiant. Et puis, dans Balzac,
il y a la lettre z.

Et dans Barthes, la lettre s.

Oui, je suis habitué à ce qu’on fasse tomber ce s de la fin de mon

6 8 7
E ON TARN TATEE RINIES 1597410

nom dans une trappe. Or vous savez très bien que toucher à un nom
propre, c’est quelque chose de grave : c’est porter atteinte à la pro-
priété (ce qui n’indiffère), mais aussi à l’intégrité — ce à quoi, je sup-
pose, personne n’est insensible, surtout lorsqu'on vient de lire une
histoire de castration!

L’EXPRESS
31 mai 1970

6 8 8
Sur la théorie

Peut-on constituer l’analyse structurale en théorie ou n’est-ce


qu'un ensemble de systèmes, de mécaniques, que l’on applique au
gré du texte ?

Tout ce que j'ai à dire de la théorie se trouve posé dans votre


question. Il faut partir d’un point plus précis.

L'analyse se fait-elle par un ensemble de systèmes non constitués


en théorie ou bien une théorie générale s’en dégage-t-elle ?

Je voudrais dire d’abord que la théorie ne peut pas être confon-


due avec l’abstraction; par conséquent, elle ne s’oppose pas au
concret. Je ne pense pas qu’on puisse prendre le mot dans le sens
qu'il avait au xiIx° siècle : une sorte de représentation générale de
concepts. C’est le sens qu’on retrouve encore dans les dictionnaires
comme le Dictionnaire philosophique de Lalande. D'ailleurs, et c’est
normal pour cette époque où prédominait une sorte de rationalisme
empirique et scientiste, le mot «théorie » avait un sens en général
assez péjoratif; on l’opposait toujours, non pas à la pratique au sens
marxiste du terme, mais précisément, à l’expérience, au contrôle des
faits, sous le modèle ou, en tout cas, sous le sur-moi des sciences
expérimentales. Pour moi, la théorie n’est donc pas une abstraction
et ne s'oppose pas au concret.
Par conséquent, je pourrais très bien imaginer — je l’ai d’ailleurs
imaginé et j'ai essayé de l’accomplir — de faire l’analyse d’un texte
en donnant à cette analyse une intention déclarativement théorique.
Le commentaire du Sarrasine de Balzac était à la fois analyse d’un
texte et pourtant, à mon sens, une théorie du texte, du texte clas-
sique, du texte lisible. La deuxième chose, c’est qu’au niveau du mode
d'exposition, le mot théorie connote communément un discours suivi,
un exposé suivi, disons de modèle philosophique classique, une
exposition du type dissertatif avec toutes les implications de
contraintes de raisonnement et de vocabulaire que cela suppose.
Contre cela, j’imaginerais très bien, et même je souhaiterais que des
discours, évidemment nouveaux, assument un certain discontinu, une
certaine nature fragmentaire de l'exposition, analogues presque à des

(ASIN)
E NSR EMI EANES NOTA 0

énonciations de type aphoristique ou poétique et que ces discours


puissent constituer un discours fondamentalement théorique. Je
pense d’ailleurs que ce discours théorique, qui romprait avec les habi-
tudes rhétoriques du savoir, est en train de se chercher ici et là; par
exemple dans certains livres de Lévi-Strauss, dans les Mythologiques ;
je pense aussi que l’énonciation de Jacques Lacan doit être comprise
comme un effort de rupture par rapport au continu et au filé, au suivi
de l'écriture théorique en général. Voilà les deux premiers déblayages
que je voulais faire : la théorie ne peut se confondre avec l’abstrac-
tion ni avec l’oratoire. Maintenant, quant à définir ce qu'est la théo-
rie, très près de moi, ou moi étant très près d’elle, Julia Kristeva l’a
fait avec beaucoup d’insistance dans son livre Sèméiotikè, qui est pré-
cisément un livre de théorie. J’ajouterai ceci: je l’ai dit, on ne peut
plus retenir la définition du xix° siècle. L’étymologie du mot indiquait
une action d'observer, de contempler, une méditation, une spécula-
tion. J’ai relevé la définition : « Ce qui est l’objet d’une connaissance
désintéressée, indépendante de ses applications.» Au fond, le théo-
rique s’opposait à l’appliqué. Je crois que c’est une définition insuf-
fisante aujourd’hui, en tout cas par rapport au domaine où person-
nellement je réfléchis, à savoir la sémiotique et particulièrement la
sémiotique littéraire ou textuelle. Car là, la théorie est essentielle-
ment un discours scientifique, qui n’est pas seulement un discours
abstrait, ou généralisant, ou fondateur, mais de plus — et c’est cela
sa marque distinctive — qui se retourne sur lui. Un langage qui se
retourne sur lui-même.

Qui cherche ses propres lois ?.…

Oui, qui s’observe lui-même dans une sorte d’autocritique per-


manente. Il se cherche d’ailleurs probablement pour se détruire. Mais
il ne se détruit pas tout de suite et cette espèce de sursis produit la
théorie.

La théorie doit donc être remaniée périodiquement ?

Absolument. La théorie est au fond un discours complet, c’est-


à-dire réflexif, mais en état de sursis permanent. Et c’est une réflexi-
vité qui, évidemment, ne doit pas se penser comme circulaire et
close. Il ne s’agit pas d’enfermer une vérité dans une théorie. Mais
il faut que le discours se pensant lui-même en tant que signifiant, en
s’autocritiquant en tant que discours, échappe aux deux contraintes
que je signalais au début, à savoir l’abstraction et le filé ou continu
discursif. Je me demande si, finalement, on ne pourrait pas identi-
fier théorie et écriture. L’écriture, au sens actuel qu’on peut donner
à ce mot, est une théorie. Elle a une dimension théorique et toute

(5)NCT1)
5 NAT ER Et M IMEIN S 120
#7 0

théorie ne doit pas refuser l'écriture, elle ne doit pas se mobiliser


uniquement à l’intérieur d’une pure écrivance, c’est-à-dire d’une vue
purement instrumentale du langage dont elle use.

Robbe-Grillet dit que si la théorie est valable, il n’y a plus besoin


d'œuvre.

En un sens, c’est vrai. En tout cas, ce qui peut se passer, c’est


qu’effectivement il n’y ait plus de distinction entre les œuvres et la
théorie. J’estime par exemple que le livre de Julia Kristeva sur la
sémiotique est une œuvre comme celle que Robbe-Grillet fait ou
aurait faite.

Dans une interview parue récemment dans Le Nouvel Observa-


teur, Sartre disait : « Je voudrais qu’on lise mon Flaubert comme
on lit un roman parce que j'ai posé certains faits objectifs, mais
il y a beaucoup de choses que j'ai moi-même reconstituées, inven-
tées.. »

Je comprends très bien ce souhait, dans la mesure où je ne crois


pas du tout à la séparation des genres. Je crois que ce qu’on appelle
encore le discours de l’essai ou de la critique va être l’objet d’un rema-
niement, d’une subversion profonde qui est en train de se chercher,
alors que maintenant des romans, en gros, on ne peut plus en écrire.
Là où cela se cherche, c’est du côté du texte, et non plus du côté du
roman ou de la poésie. La notion de texte va forcément englober l’es-
sai, la critique, enfin ce qui était jusqu’à présent le discours dit intel-
lectuel ou même scientifique. À ce moment-là, il y aura des textes,
au sens fort, actuel, du mot, qui seront, en tant que textes, théoriques,
qui comporteront une dimension et un impact théorique.

La théorie n'est-elle pas une projection des problèmes que


l’homme se pose ? À chaque époque, on a repris des textes en leur
donnant une interprétation actuelle, donc il y a pour ainsi dire
une réinterprétation régulière des œuvres. Est-ce que c’est une
société ou les représentants d’une société qui se projettent à nou-
veau dans cette œuvre ou bien peut-on avoir un sens en soi, défini
théoriquement ?

Cela n’empêcherait pas l’œuvre d’être définie théoriquement. La


théorie, telle que j’ai essayé de l’approcher, ne pose pas des vérités
ou des valeurs en soi, mais par rapport au devenir historique. Et là,
je dirai que l’exigence théorique qui se fait jour actuellement chez
certains d’entre nous est une exigence liée à une situation historique
et politique définie. On peut très bien imaginer — et je pense qu’il faut

6.94
HONTE
ENT IIERIN SR 4109700

le faire - qu’une société de type socialiste, au sens exact que le mot


a dans le marxisme, une société qui n’est pas encore communiste mais
qui n’est plus capitaliste - comme on pourrait imaginer qu'est actuel-
lement la Chine nouvelle -, qu’une telle société n’a plus à faire de la
théorie au sens occidental du mot. Je pense que Mao a été assez pré-
cis là-dessus. Il ne veut pas que, dans l’expérience de la Chine
actuelle, la théorie soit séparée de la pratique et que, par conséquent,
il y ait des spécialistes de la théorie, autrement dit, des intellectuels,
ceci étant lié à la revendication socialiste contre la séparation du tra-
vail manuel et du travail intellectuel. Dans la Chine nouvelle, c’est le
peuple par lui-même qui est en quelque sorte, à chaque instant, son
propre théoricien. Mais je ne crois pas à la justesse de l’analyse des
maoïstes occidentaux qui veulent penser cela pour l’appliquer à la
situation occidentale. Je crois que dans une société de type capitaliste
comme la nôtre, la théorie est précisément le type de discours pro-
gressiste, rendu à la fois possible et nécessaire par cette société, dans
son caractère transitoire, et présocialiste. Autrement dit, il y aurait
une correspondance historique entre notre société et l’activité théo-
rique en tant qu’elle est Pactivité progressiste qui peut être suppor-
tée par cette société comme son propre germe destructeur: il faut
donc mener cette activité théorique.

Vous avez l’air de dire que dans une société sans nécessité la théo-
rie est superflue puisque l’homme n'’essaiera plus de sortir d’une
situation pour entrer dans une autre : il y aura une acceptation
complète de la situation.

Ce n’est pas cela que je veux dire. L’homme n’aura plus besoin
d’un discours de type réflexif ou intellectuel. La théorie sera entiè-
rement politisée. Elle sera dans la révolution elle-même et done, à
ce moment-là, il n’y aura plus lieu d’opposer la théorie et la pratique.
La pratique sera entièrement théorique et vice versa. Et je pense
qu’en gros, c’est déjà comme ça en Chine.

Peut-être que j'extrapole votre pensée. mais vous avez l’air de


dire que la théorie est produite par l'angoisse des hommes qui se
cherchent parmi les significations.

Pas du tout. Je ne donne pas de définition névrotique de la théo-


rie. Je pense ces choses-là en termes de sémiotique plus qu’en
termes de névrotique. Je dirai que la théorie c’est ce qui permet de
faire avancer le travail, la recherche, sans se laisser enfermer dans
un signifié qu’on appelle maintenant «transcendantal », que ce soit
Dieu ou que ce soit la ratio, la raison, ou que ce soit la science. La
théorie, précisément si on la conçoit comme une autocritique per-

69"2
E NITIR H'MDENS 1.30:870

manente, dissout sans cesse le signifié qui est toujours prêt à se réi-
fier derrière la science. Et c’est en cela qu’elle s’articule, comme je
le disais tout à l'heure, sur lécriture comme règne du signifiant.

Dans S/Z, vous dites qu'il y a une science du texte, supposant qu’il
peut y avoir un savoir scientifique sur le texte...

Il faut s'entendre sur le terme de «scientifique ». J’entends scien-


tifique, non pas dans le sens d’une scientificité scientiste, qui s’abrite
derrière une sorte de savoir dont le sujet serait en quelque sorte
absolu. Je me réfère aux analyses de la science faites par Lacan, par
Althusser et Julia Kristeva. Il y a une science du texte, parce que le
texte n’est pas saisi par une subjectivité de type impressionniste, mais
à travers une science du réel de type marxiste et une science du sujet
de type freudien. C’est dans cette mesure-là qu’il y a une science du
MIexLe

Il y a une phrase que je n'ai pas comprise. Vous dites « une théo-
rie libératrice du signifiant »; est-ce qu’il faut comprendre « une
théorie libératrice - du signifiant » ou bien « une théorie libérant
Le signifiant » ?

J’emploie la formule dans les deux sens, c’est-à-dire que le


recours au signifiant libère et qu’il s’agit aussi de libérer le signifiant
du signifié. Je veux dire qu’actuellement, autour de nous, il y a une
sorte de procès général du signifié qui s’ébauche, mis en branle par
la réflexion de Lévi-Strauss d’abord, quoi qu’il en pense maintenant...

Lévi-Strauss prétend justement qu'il ne modèle pas son activité


sur une théorie...

Sans doute au nom d’un certain rationalisme empirique... En tout


cas, cette mise en cause du signifié est menée actuellement par des
gens comme Lacan, Derrida, Julia Kristeva. Dans ces recherches, il
s’agit d’expulser le signifié en tant que représentant de la monolo-
gie, de la théologie, du scientisme, de l’origine, de la filiation, de la
détermination. De tout ce qui ne rend pas compte de la multipli-
cité, du pluriel du monde et de son organisation selon une hiérar-
chie fluctuante.

Pourquoi faire l'analyse sur des œuvres, sur des textes et non pas
sur le langage lui-même ? Pourquoi ce recours à l’œuvre d'art qui,
finalement, ne représente qu’une catégorie très limitée de la
société ?
ÉMNMTRIR
SEMI TIRENNES 1070

Il n’est pas exclu qu’on puisse le faire sur le langage lui-même,


mais ce langage lui-même, où pourrait-on le saisir ? On ne sait pas
très bien. Si c’est dans le langage parlé, alors, à ce moment-là, on
supprimerait la distinction entre la parole et l'écriture. Ce qu’il y a
de précieux dans les œuvres de type classique, c’est que, quoique
appartenant à une période antérieure à la modernité, elles sont quand
même écrites. Il y a de l'écriture qui passe dans ces œuvres-là. C’est
une donnée très importante pour affiner analyse du signifiant, pour
limiter les dommages que causerait l’analyse d’un objet comme le
langage parlé et comme la parole qui est tout de même très empois-
sée dans l’expressivité. Tandis que l’écriture, même l'écriture clas-
sique, a pris ses distances à l’égard de la parole : c’est pour cela qu’elle
est précieuse, pour ces premières analyses. Maintenant, si, à l’inté-
rieur des œuvres écrites, je me suis référé à une seule œuvre, c’est
parce que, précisément dans cette littérature-là, les œuvres sont fer-
mées. Elles sont construites comme des récits qui se terminent.

C’est déjà un système ?.…

C’est le système du lisible. Dans ce cas, l'œuvre est fermée, c’est


pourquoi on en étudie une: mais si on veut analyser, comme on l’a
déjà fait, des textes vraiment pluriels comme ceux de Lautréamont,
l’idée de fermeture ne s'impose plus du tout, il faut passer du texte
à l’intertexte. Le texte est pris, déjà là, dans un infini qu’il n’a évi-
demment pas au niveau de Balzac.

Vous dites, par ailleurs, que le groupe Tel Quel fait une des seules
œuvres théoriques actuellement. Qu'entendez-vous par là ?

Oui, je le pense. Ils font un travail effectivement théorique, dans


la mesure où ils ont aidé eux-mêmes à préciser l'exigence théorique.
Et c’est à cette exigence que je suis attaché, dans le sens où j'ai essayé
de définir le mot.

Est-il possible, dans la société actuelle, soumise aux nécessités que


l’on rencontre quotidiennement dans la société capitaliste, de
Jaire comme Sollers, une théorie purifiée, d’avoir un regard exté-
rieur à loute idéologie, un regard libérateur ?... On est replongé
dans Ponge qui fait une œuvre post-révolutionnaire...

C’est inévitable. Nous sommes dans le moment d’une histoire,


de notre histoire, qui exige que toutes nos forces s’investissent dans
une négativité. D’où cette précellence de la théorie sur les œuvres.
On peut très bien imaginer une période, la nôtre par exemple, où
lon produise de la théorie et non des œuvres; d’ailleurs, il y a très

6 9 4
E NATIR E TIME NS 1492270

peu d'œuvres actuellement — je parle de ce qu’on appelle commu-


nément la littérature. En revanche, il y a une activité théorique incon-
testable. Je crois que c’est cela qui marque notre décennie. Je ne sais
pas ce qui se passera après...

Comment une société d’un certain type est-elle arrivée à vouloir


poser des problèmes antihistoriques, hors de l’histoire sortant une
Jois pour toutes de l’histoire ?

Mais non, nous ne sommes pas hors de l’histoire. Il faut préci-


ser. Ce qui est en mouvement depuis cinq ans — et c'était absolument
nécessaire, c'était vraiment une œuvre de salubrité parce qu’on
étouffait, moi en tout cas je suis d’une génération qui étouffait là-
dedans -, ce qui est en mouvement, c’est une tentative pour théori-
ser un pluralisme historique ; on avait jusque-là une histoire pure-
-"ment linéaire, purement déterministe, une histoire moniste en
quelque sorte et le structuralisme a aidé à cette prise de conscience
du pluralisme historique. On n’essaye pas de sortir de l’histoire, on
essaye de la compliquer, au contraire. Il y a, comme les savants disent,
une complexisation, et c’est plutôt bon. C’est dans ce sens que Sol-
lers a pu parler d’«histoire monumentale » : un fonds historique qui
n’a pas la même longueur d’onde, si l’on peut dire, que d’autres his-
toires qui lui sont intérieures. Je dirai que ce qui paraît assez révo-
lutionnaire théoriquement, en tout cas qui est souvent contesté, qui
rencontre des résistances, pourtant sur le plan de la science histo-
rique cela a déjà été postulé par des historiens comme Febvre ou
comme Braudel: la coexistence de structures dont la «longueur
d’onde » est différente.

Pour en revenir à vous, vous vous intéressez beaucoup moins au


sens lui-même qu’au mécanisme du sens ?

C’est là, je pense, une évolution assez normale. À l’époque des


Mythologies, je voyais les choses d’une façon évidemment plus simple.
Il y avait d’un côté, disons des langues, en gros des signifiants, et
puis, d’un autre côté, un signifié socio-historique qui était, en gros,
la structure mentale de la petite bourgeoisie française exprimée prin-
cipalement dans la culture de masse; il y avait là une vue un peu
archéologique du signe avec ses deux parties, signifiant et signifié.
Maintenant, ce que j'ai appris des autres, ce sont les autres qui sont
autour de moi qui me l’ont appris, c’est qu’effectivement il est néces-
saire d'aller plus loin et de mettre en cause, non pas seulement tel
type de signifié, mais le signe lui-même, la relation signifiante elle-
même. On peut alors donner l’impression qu’on se dégage de lhis-
toire contingente, qu’on plane hors du temps, mais en réalité c’est

6 9,5
ESNMIMRSES
Te TIRE NDS EME 0

que, déjà maintenant, le combat pour fissurer la symbolique occi-


dentale a commencé. Je crois que nous l’avons commencé depuis un
certain nombre d'années, c’est une grande aventure qui commence...
Peut-être sera-t-elle stoppée parce que la barbarie est toujours pos-
sible, mais enfin, tant que c’est possible, on mène ce combat.

VH 101
été 1970
Sade, Fourier, Loyola

Textes

Cours et entretiens
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Sade, Fourier, Loyola

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Préface

De Sade à Fourier, ce qui tombe, c’est le sadisme ; de Loyola à


Sade, c'est l’interlocution divine. Pour le reste, même écriture :
même volupté de classification, même rage de découper (le corps
christique, le corps victimal, l'âme humaine), même obsession
numérative (compter les péchés, les supplices, les passions et les
Jautes mêmes du compte), même pratique de l’image (de l’imita-
tion, du tableau, de la séance), même couture du système social,
érotique, fantasmatique. Aucun de ces trois auteurs n’est respirable ;
tous font dépendre le plaisir, le bonheur, la communication, d’un
ordre inflexible ou, pour être plus offensif encore, d’une combina-
toire. Les voila donc réunis tous les trois, l'écrivain maudit, le grand
utopiste et le saint jésuite. Il n'y a dans cet assemblage aucune pro-
vocation intentionnelle (s'il y avait provocation, ce serait plutôt
de traiter Sade, Fourier et Loyola comme s'ils n'avaient pas eu la
Joi : en Dieu, en l’Avenir, en la Nature), aucune transcendance (le
sadique, le contestataire et le mystique ne sont pas récupérés par
le sadisme, la révolution, la religion) et j'ajoute (c’est le sens de
cette préface) aucun arbitraire : chacune de ces études, quoique
d’abord publiée (en partie) séparément, a été tout de suite conçue
pour rejoindre ses voisines dans un même livre : le livre des Logo-
thètes, des fondateurs de langues.
La langue qu'ils fondent n’est évidemment pas une langue lin-
guistique, une langue de communication. C’est une langue nou-
velle, traversée par la langue naturelle (ou qui la traverse), mais
qui ne peut s'offrir qu'à la définition sémiologique du Texte. Cela
n'empêche pas cette langue artificielle (peut-être parce qu'elle est
ici fondée par des auteurs anciens, prise dans une double struc-
ture classique, celle de la représentation et du style, double prise
à laquelle essaye d'échapper la production moderne, de Lautréa-
mont à Guyotat) de suivre en partie les voies de constitution de la
langue naturelle ; et dans leur activité de logothètes, nos auteurs,
semble-t-il, ont eu recours tous les trois aux mêmes opérations.
La première est de s'isoler. La langue nouvelle doit surgir d'un
vide matériel; un espace antérieur doit la séparer des autres
SNA DR HENOUTMRSIMENR, TAONNONENX

langues communes, oiseuses, périmées, dont le «bruit» pourrait


la gêner : nulle interférence de signes ; pour élaborer la langue à
l’aide de laquelle l’exercitant pourra interroger la divinité, Loyola
exige la retraite : aucun bruit, peu de lumière, la solitude; Sade
enferme ses libertins dans des lieux inviolables (château de Silling,
couvent de Sainte-Marie-des-Bois) ; Fourier décrète la déchéance
des bibliothèques, six cent mille volumes de philosophie, d'écono-
mie, de morale, censurés, bafoués, refoulés dans un musée d’ar-
chéologie burlesque, bons pour la distraction des enfants (de la
même façon, Sade, entraînant Juliette et Clairwil dans la chambre
du carme Claude, y barre d'un trait méprisant tous les érotiques
antérieurs qui forment la bibliothèque vulgaire du moine).
La seconde opération est d’articuler. Pas de langues sans signes
distincts. Fourier divise l’homme en 1620 passions fixes, combi-
nables mais non transformables; Sade distribue la jouissance
comme les mots d’une phrase (postures, figures, épisodes, séances) ;
Loyola morcelle le corps (vécu successivement par chacun des cinq
sens), comme il découpe le récit christique (partagé en « mystères »,
au sens théâtral du mot). Pas de langue non plus sans que ces signes
découpés ne soient repris dans une combinatoire ; nos trois auteurs
décomptent, combinent, agencent, produisent sans cesse des règles
d'assemblage ; ils substituent la syntaxe, la composition (mot rhé-
torique et ignacien), à la création; tous trois fétichistes, attachés
au corps morcelé, la reconstitution d'une totalité ne peut être pour
eux qu’une sommation d'intelligibles : pas d’indicible, pas de qua-
lité irréductible de la jouissance, du bonheur, de la communica-
tion : rien n'est qui ne soit parlé : pour Sade et pour Fourier, Eros
et Psyché doivent être articulés, tout comme pour Bossuet (repre-
nant Ignace contre les mystiques de l’ineffable, saint Jean de la Croix
el Fénelon), la prière doit obligatoirement passer par le langage.
La troisième opération est d’ordonner : non plus seulement agen-
cer des signes élémentaires mais soumettre la grande séquence éro-
tique, eudémoniste ou mystique à un ordre supérieur, qui n’est plus
celui de la syntaxe mais celui de la métrique ; le discours nouveau
est pourvu d’un Ordonnateur, d'un Maître de cérémonie, d’un Rhé-
toriqueur : chez Ignace, c’est le directeur de la retraite, chez Fou-
rier, c'est quelque patron ou matrone, chez Sade, c’est quelque liber-
lin qui, sans autre prééminence que celle d’une responsabilité
passagère et toute pratique, met en place les postures et dirige la
marche générale de l'opération érotique ; il y a toujours quelqu'un
pour régler (mais non : réglementer) l'exercice, la séance, l’orgie,
mais ce quelqu'un n’est pas un sujet ; régisseur de l'épisode, il n’en

7.02
SAND RSR OQNURANTER
CERN SE NOM
OM TA

est qu'un moment, il n’est rien de plus qu'un morphème de rection,


un opérateur de phrase. Ainsi le rite, demandé par nos trois auteurs,
n'est qu'une forme de planification : c’est l’ordre nécessaire au plai-
sir, au bonheur, à l’interlocution divine (de même toute forme du
texte n’est jamais que le rituel qui en ordonne le plaisir) ; seulement
cette économie n'est pas appropriative, elle reste «folle», elle dit
uniquement que la perte inconditionnelle n’est pas la perte incon-
trôlée : il faut précisément que la perte soit ordonnée pour qu’elle
puisse devenir inconditionnelle : la vacance finale, qui est le déni
de toute économie de recel, ne s'obtient elle-même que par une éco-
nomie : l’extase sadienne, la jubilation fouriériste, l'indifférence
ignacienne n'excèdent jamais la langue qui les constitue : n'est-ce
pas un rite matérialiste que celui au-delà duquel il n’y a rien?
Si la logothesis s’arrêtait à la mise en place d’un rituel, c’est-à-
.“ dire en Somme d'une rhétorique, le fondateur de langue ne serait
rien de plus que l’auteur d’un système (ce qu’on appelle couram-
ment un philosophe ou un savant ou un penseur). Sade, Fourier,
Loyola sont autre chose : des formulateurs (ce qu’on appelle cou-
ramment des écrivains). Ilfaut en effet, pour fonder jusqu’au bout
une langue nouvelle, une quatrième opération, qui est de théâtra-
liser. Qu'est-ce que théâtraliser ? Ce n’est pas décorer la représen-
tation, c'est illimiter le langage. Bien qu'engagés tous trois, par
leur position historique, dans une idéologie de la représentation
et du signe, ce que nos logothètes produisent est tout de même déjà
du texte; c’est-à-dire qu’à la platitude du style (telle qu’on peut la
trouver chez de « grands » écrivains), ils savent substituer le volume
de l'écriture. Le style suppose et pratique l'opposition du fond et
de la forme; c’est le contre-plaqué d’une substruction; l'écriture,
elle, arrive au moment où il se produit un échelonnement de signi-
Jiants, tel qu'aucun fond de langage ne puisse plus être repéré;
parce qu'il est pensé comme une «forme», le style implique une
«consistance »; l'écriture, pour reprendre une terminologie laca-
nienne, ne connaît que des «insistances ». Et c'est ce que font nos
trois classificateurs : de quelque façon qu'on juge leur style, bon,
mauvais ou neutre, peu importe : ils insistent, et dans cette opé-
ration de pesée et de poussée, ne s'arrêtent nulle part; au fur et à
mesure que le style s’absorbe en écriture, le système se défait en
systématique, le roman en romanesque, l’oraison en fantasma-
tique : Sade n’est plus un érotique, Fourier n’est plus un utopiste,
et Loyola n’est plus un saint : en chacun d'eux il ne reste plus qu’un
scénographe : celui qui se disperse à travers les portants qu'il plante
et échelonne à l'infini.

TROUS
SL ANDRE IMEMONUNRN
I ER R MEN ONMONTR À

Si donc Sade, Fourier et Loyola sont des fondateurs de langue


et s’il ne sont que cela, c’est justement pour ne rien dire, pour obser-
ver une vacance (s'ils voulaient dire quelque chose, la langue lin-
guistique, la langue de la communication et de la philosophie suf-
Jirait : on pourrait les résumer, ce qui n’est le cas pour aucun
d’eux). La langue, champ du signifiant, met en scène des rapports
d'insistance, non de consistance : congé est donné au centre, au
poids, au sens. La Logothesis la moins centrée est certainement
celle de Fourier (les passions et les astres sont incessamment dis-
persés, ventilés), et c’est sans doute pour cela que c’est la plus eupho-
rique. Pour Loyola, certes, on le verra, Dieu est bien la Marque,
l'accent interne, le pli profond, et l’on ne disputera pas ce saint à
l'Eglise ; cependant, pris dans le feu de l'écriture, cette marque, cet
accent, ce pli, finalement manquent : un système logothétique d’une
Jormidable subtilité, à force de chicanes, produit ou veut produire
l'indifférence sémantique, l'égalité de l'interrogation, une mantique
dans laquelle l’absence de réponse touche à l'absence de répon-
dant. Et pour Sade, il y a bien quelque chose qui pondère la langue
et en fait une métonymie centrée, mais ce quelque chose est le foutre
(« Toutes les immoralités s’enchaînent et plus on en réunira à l’im-
moralité du foutre, plus on se rendra nécessairement heureux »),
c’est-à-dire à la lettre la dissémination.
Rien de plus déprimant que d'imaginer le Texte comme un objet
intellectuel (de réflexion, d'analyse, de comparaison, de reflet, etc.).
Le Texte est un objet de plaisir. La jouissance du Texte n’est sou-
vent que stylistique : il y a des bonheurs d'expression, et ni Sade
ni Fourier n'en manquent. Parfois, pourtant, le plaisir du Texte
s’accomplit d'une façon plus profonde (et c'est alors que l’on peut
vraiment dire qu'il y a Texte) : lorsque le texte « littéraire » (le Livre)
transmigre dans notre vie, lorsqu'une autre écriture (l'écriture de
l'Autre) parvient à écrire des fragments de notre propre quoti-
dienneté, bref quand il se produit une co-existence. L'indice du
plaisir du Texte est alors que nous puissions vivre avec Fourier,
avec Sade. Vivre avec un auteur ne veut pas dire forcément accom-
plir dans notre vie le programme tracé dans ses livres par cet
auteur (cette conjonction ne serait pourtant pas insignifiante puis-
qu'elle forme l'argument du don Quichotte; il est vrai que don
Quichotte est encore une créature de livre) ; il ne s’agit pas d’opé-
rer ce qui a été représenté, il ne s'agit pas de devenir sadique ou
orgiaque avec Sade, phalanstérien avec Fourier, orant avec
Loyola ; il s’agit de faire passer dans notre quotidienneté des frag-
ments d’intelligible (des «formules ») issus du texte admiré (admiré

7 «0 4
APE E 220 OÙ DUR LE RD © % O1 À

précisément parce qu'il essaime bien) ; il s'agit de parler ce texte,


non de l’agir, en lui laissant la distance d’une citation, la force
d'irruption d’un mot frappé, d’une vérité de langage; notre vie
quotidienne devient alors elle-même un théâtre qui a pour décor
notre propre habitat social; vivre avec Sade, c’est, à certains
moments, parler sadien, vivre avec Fourier, c’est parler fouriériste
(vivre avec Loyola? — Pourquoi pas ? encore une fois, il ne s'agit
pas de transporter dans notre intériorité des contenus, des convic-
tions, une foi, une Cause, ni même des images ; il s’agit de rece-
voir du texte, une sorte d'ordre fantasmatique : savourer avec
Loyola la volupté d'organiser une retraite, d’en napper le temps
intérieur, d'en distribuer les moments de langage : la jouissance
de l'écriture est à peine étouffée par le sérieux des représentations
ignaciennes).
Le plaisir du Texte comporte aussi un retour amical de l’au-
teur. L'auteur qui revient n’est certes pas celui qui a été identifié
par nos institutions (histoire et enseignement de la littérature, de
la philosophie, discours de l'Eglise) ; ce n’est même pas le héros
d’une biographie. L'auteur qui vient de son texte et va dans notre
vie n'a pas d'unité; il est un simple pluriel de «charmes », le lieu
de quelques détails ténus, source cependant de vives lueurs roma-
nesques, un chant discontinu d’amabilités, en quoi néanmoins nous
lisons la mort plus sûrement que dans l'épopée d’un destin; ce n’est
pas une personne (civile, morale), c’est un corps. Dans le dégage-
ment de toute valeur produit par le plaisir du Texte, ce qui me
vient de la vie de Sade n’est pas le spectacle, pourtant grandiose,
d’un homme opprimé par toute une société en raison du feu qu'il
porte, ce n'est pas la contemplation grave d’un destin, c'est, entre
autres, cette façon provençale dont Sade dénommait « milli »
(mademoiselle) Rousset, ou milli Henriette, ou milli Lépinai, c’est
son manchon blanc lorsqu'il aborda Rose Keller, ses derniers jeux
avec la petite lingère de Charenton (dans la lingère, c'est le linge
qui m'enchante), ce qui me vient de la vie de Fourier, c’est son goût
pour les mirlitons (petits pâtés parisiens aux aromates), sa sym-
pathie tardive pour les lesbiennes, sa mort parmi les pots de fleurs ;
ce qui me vient de Loyola, ce ne sont pas les pèlerinages, les visions,
les macérations et les constitutions du saint, mais seulement «ses
beaux yeux, toujours un peu embués de larmes ». Car s'il faut que
par une dialectique retorse il y ait dans le Texte, destructeur de
tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est dispersé, un peu comme les
cendres que l’on jette au vent après la mort (au thème de l’urne
et de la stèle, objets forts, fermés, instituteurs du destin, s’oppose-
SAND AMF ONTNR MINE R TA ONMORUER

raient les éclats du souvenir, l'érosion qui ne laisse de la vie pas-


sée que quelques plis) : si j'étais écrivain, et mort, comme j'aime-
rais que ma vie se réduisit, par les soins d’un biographe amical
et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques
inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la
mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher,
à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la
même dispersion; une vie trouée, en somme, comme Proust «a su
écrire la sienne dans son œuvre, ou encore un film, à l’ancienne
manière, duquel toute parole est absente et dont le flot d'images
(ce flaumen orationis en quoi consiste peut-être la « cochonnerie »
de l'écriture) est entrecoupé, à la façon de hoquets salutaires, par
le noir à peine écrit de l’intertitre, l’irruption désinvolte d'un autre
signifiant : le manchon blanc de Sade, les pots de fleurs de Fou-
rier, les yeux espagnols d’'Ignace.
«Seuls les gens qui s’ennuient ont besoin d'illusion», disait
Brecht. Le plaisir d’une lecture garantit sa vérité. Lisant des textes
et non des œuvres, exerçant Sur eux une Voyance qui ne VA pas
chercher leur secret, leur « contenu », leur philosophie, mais seule-
ment leur bonheur d'écriture, je puis espérer arracher Sade, Fou-
rier et Loyola à leurs cautions (la religion, l'utopie, Le sadisme) ;
je tente de disperser ou d’éluder le discours moral qu'on a tenu
sur chacun d'eux ; ne travaillant, comme eux-mêmes l'ont fait, que
sur des langages, je décolle le texte de sa motion de garantie : le
socialisme, la foi, le mal. Par là même j'oblige (c'est du moins l’in-
tention théorique de ces études) à déplacer (mais non à suppri-
mer ; peut-être même à accentuer) la responsabilité sociale du texte.
Certains croient pouvoir en toute assurance situer le lieu de cette
responsabilité : ce serait l’auteur, l'insertion de cet auteur dans son
temps, son histoire, sa classe. Cependant un autre lieu reste énig-
matique, échappe pour l'heure à tout éclaircissement : le lieu de la
lecture. Cet obscurcissement se produit au moment même où l’on
vitupère le plus l'idéologie bourgeoise sans jamais se demander
de quel lieu on parle d'elle ou contre elle : est-ce l’espace du non-
discours («ne parlons pas, n'écrivons pas : militons ») ? est-ce celui
d'un contre-discours («discourons contre la culture de classe »),
mais fait alors de quels traits, de quelles figures, de quels raison-
nements, de quels résidus culturels ? Faire comme si un discours
innocent pouvait être tenu contre l'idéologie revient à continuer
de croire que le langage peut n'être que l'instrument neutre d’un
contenu triomphant. En fait, il n'y a aujourd’hui aucun lieu de
langage extérieur à l'idéologie bourgeoise : notre langage vient

TA 0mR6
SOUDE
EP OMUMRAMMEUR "AL NO NO AL

d'elle, y retourne, y reste enfermé. La seule riposte possible n’est ni


l'affrontement ni la destruction, mais seulement le vol: fragmen-
ter le texte ancien de la culture, de la science, de la littérature, et
en disséminer les traits selon des formules méconnaissables, de la
même façon que l’on maquille une marchandise volée. Face à l’an-
cien texte, j'essaye donc d'effacer la fausse efflorescence, sociolo-
giqgue, historique, ou subjective des déterminations, visions, pro-
jections ; j'écoute l’emportement du message, non le message, je vois
dans l’œuvre triple le déploiement victorieux du texte signifiant,
du texte terroriste, laissant se détacher, comme une mauvaise peau,
le sens reçu, le discours répressif (libéral) qui veut sans cesse le
recouvrir. L'intervention sociale d’un texte (qui ne s’accomplit pas
forcément dans le temps où ce texte paraît) ne se mesure ni à la
popularité de son audience ni à la fidélité du reflet économico-social
qui s’y inscrit ou qu'il projette vers quelques sociologues avides de
l'y recueillir, mais plutôt à la violence qui lui permet d’excéder
les lois qu'une société, une idéologie, une philosophie se donnent
pour s’accorder à elles-mêmes dans un beau mouvement d’intelli-
gible historique. Cet excès a nom : écriture.

Juin 1971
Note

1. Loyola n’est qu’un nom de village. Je sais qu’on devrait dire


Ignace, ou lgnace de Loyola, mais je continue à parler de cet auteur
comme je me le suis toujours nommé à moi-même : peu importe lor-
thonyme de l'écrivain: il ne reçoit pas son nom des règles de l'ono-
mastique mais de la communauté de travail dans laquelle il est pris.

2. Sade I a paru dans 7el Quel, n° 28, hiver 1967, sous le titre « L'arbre
du crime » et dans le tome XVI des Œuvres complètes de Sade, Cercle
du Livre précieux, 1967, p. 509-552. Loyola a paru dans 7el Quel,
n° 358, été 1969, sous le titre « Comment parler à Dieu ? » et doit servir
d'introduction aux Exercices spirituels, traduits par Jean Ristat, à
paraître aux éditions Christian Bourgois, collection 10 X 18. Fourier a
paru en partie dans Critique, n° 281, octobre 1970, sous le titre « Vivre
avec Fourier». Peu de corrections ont été apportées à ces textes.
Sade IT, une partie du Fourier et la Fie de Sade sont inédits.

3. Les éditions de références sont: D.A.F. Sade, Œuvres complètes,


Paris, Cercle du Livre précieux, 1967, 16 volumes. Charles Fourier,
Œuvres complètes, Paris, édition Anthropos, 1967, 11 volumes. Ignace
de Loyola, Exercices spirituels, traduction de François Courel, Desclée
de Brouwer, 1963, et Journal spirituel, traduction de Maurice Giuliani,
Desclée de Brouwer, 1959.

4. Les informations dont il est fait état dans les Fies sont de seconde
main. Pour Sade, elles proviennent de la biographie monumentale de
Sade par Gilbert Lély (Paris, Cercle du Livre précieux, 1966, tomes [I
el Il) et du Journal inédit de Sade, préface de Georges Daumas, Paris,
Gallimard, collection «Idées » (livre de poche), 1970. Pour Fourier, ces
informations proviennent des préfaces de Simone Debout-Oleszkiewiez
aux tomes | et VII des Œuvres complètes de Fourier (Paris, Anthro-
pos, 1967).

5. Jai renoncé à donner une Vie de Loyola. La raison en est que je


n'aurais pu écrire celle Vie en conformité avec les principes de bio-
graphie auxquels il est fait allusion dans la préface ; le matériel signi-
fiant m'aurait manqué. Celle carence est historique et je n’avais donc

TUE
SA UDOMS MESOCUMRAT
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aucune raison de la masquer. Il y a en effet deux hagiographies : celle


de la Légende dorée (xY° siècle) laisse largement le signifiant faire irrup-
tion et emplir la scène (le signifiant, c’est-à-dire le corps martyrisé) ;
celle d’Ignace, moderne, refoule ce même corps : nous ne connaissons
du saint que ses yeux embués et sa claudication. Dans le premier livre,
c’est le dit du corps qui fonde l’histoire de la vie ;dans le second, c’est
son z0n-dit :la coupure de l’économie et du signe, repérée dans bien
d’autres champs à la charnière du Moyen Age et des temps modernes,
passe donc également à travers l’écriture de la sainteté. Au-delà (ou
en deçà) du signe, vers le signifiant, nous ne savons rien de la vie
d’Ignace de Loyola.

Ramon Alejandro a bien voulu dessiner pour ce livre le salon d’assem-


blée du Château de Silling. Je le remercie.
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Sade I
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_——n voyage beaucoup dans certains romans de Sade. Juliette
parcourt (et dévaste) la France, la Savoie, l'Italie jusqu’à Naples;
avec Brisa-Testa, on atteint la Sibérie, Constantinople. Le voyage
est un thème facilement initiatique ; cependant, bien que Juliette
commence par un apprentissage, le voyage sadien n’enseigne rien
(la diversité des mœurs est reléguée dans la dissertation sadienne,
où elle sert à prouver que le vice et la vertu sont des idées toutes
locales) ; que ce soit à Astrakhan, à Angers, à Naples ou à Paris, les
villes ne sont que des pourvoyeuses, les campagnes des retraites,
les jardins des décors et les climats des opérateurs de luxure !; c’est
toujours la même géographie, la même population, les mêmes fonc-
tions ; ce qu’il importe de parcourir, ce ne sont pas des contingences
plus ou moins exotiques, c’est la répétition d’une essence, celle du
crime (entendons une fois pour toutes sous ce mot le supplice et
la débauche). Si donc le voyage est divers, le lieu sadien est unique :
on ne voyage tant que pour s’enfermer. Le modèle du lieu sadien
est Silling, le château que Durcet possède au plus profond de la
Forêt-Noire et dans lequel les quatre libertins des 120 Journées s’en-
ferment pendant quatre mois avec leur sérail. Ce château est her-
métiquement isolé du monde par une suite d'obstacles qui rap-
pellent assez ceux que l’on trouve dans certains contes de fées : un
hameau de charbonniers-contrebandiers (qui ne laisseront passer
personne), une montagne escarpée, un précipice vertigineux qu’on
ne peut franchir que sur un pont (que les libertins font détruire,
une fois enfermés), un mur de dix mètres de haut, une douve pro-
fonde, une porte, que l’on fait murer, sitôt entrés, une quantité
effroyable de neige enfin.
La clôture sadienne est donc acharnée ; elle a une double fonc-
tion; d’abord, bien entendu, isoler, abriter la luxure des entre-
prises punitives du monde; pourtant, la solitude libertine n’est
pas seulement une précaution d'ordre pratique ; elle est une qua-

1. Ainsi de la neige sibérienne, qui sert à une débauche spéciale.

IN
SADE, PR ONTNRMTINES
AR TRONTMONENR

lité d'existence, une volupté d’être !; elle connaît donc une forme
fonctionnellement inutile mais philosophiquement exemplaire :
au sein des retraites les mieux éprouvées, il existe toujours, dans
l’espace sadien, un « secret », où le libertin emmène certaines de
ses victimes, loin de tout regard, même complice, où il est irré-
versiblement seul avec son objet — chose fort singulière dans cette
société communautaire ; ce «secret » est évidemment formel, car
ce qui s’y passe, étant de l’ordre du supplice et du crime, pra-
tiques très explicites dans le monde sadien, n’a nul besoin d’être
caché; à l'exception du secret religieux de Saint-Fond, le secret
sadien n’est que la forme théâtrale de la solitude : il désocialise
le crime pour un moment; dans un monde profondément péné-
tré de parole, il accomplit un paradoxe rare : celui d’un acte muet;
et comme il n’y a jamais de réel, chez Sade, que la narration, le
silence du «secret» se confond entièrement avec le blanc du
récit :le sens s'arrête. Ce «trou » a pour signe analogique le lieu
même des secrets : ce sont régulièrement des caveaux profonds,
des cryptes, des souterrains, des excavations situées au plus bas
des châteaux, des jardins, des fossés, dont on remonte seul, sans
rien dire ?. Le secret est donc en fait un voyage dans les entrailles
de la terre, thème tellurique dont Juliette donne le sens à pro-
pos du volcan de Pietra Mala.
La clôture du lieu sadien a une autre fonction : elle fonde une
autarcie sociale. Une fois enfermés, les libertins, leurs aides et
leurs sujets forment une société complète, pourvue d’une éco-
nomie, d’une morale, d’une parole et d’un temps, articulé en
horaires, en travaux et en fêtes. Ici comme ailleurs, c’est la clô-
ture qui permet le système, c’est-à-dire l'imagination. L’équiva-
lent le plus proche de la cité sadienne serait le phalanstère fou-

1. La neige tombe sur Silling : «On n’imagine pas comme la volupté est
servie par ces sûretés-là et ce que l’on entreprend quand on peut se dire:
“Je suis seul ici, j'y suis au bout du monde, soustrait à tous les yeux et sans
qu'il puisse devenir possible à aucune créature d'arriver à moi; plus de
freins, plus de barrières.” »
2. Jardins de la Société des Amis du Crime : « Au pied de quelques-uns
de ces arbres sont ménagés des trous, où la victime peut à l'instant dispa-
raître. On soupe quelquefois sous ces arbres, quelquefois dans ces trous
mêmes. Il y en à d’extrêmement profonds, où l’on ne peut descendre que
par des escaliers secrets et dans lesquels on peut se livrer à toutes les infa-
mies possibles avec le même calme, le même silence que si l’on était dans
les entrailles de la terre. »
SANENAEUNE MR IOMTNR MEME 4) AL. 0. ro! TR 4

riériste : même projet d'inventer dans tous ses détails un inter-


nat humain qui se suffise à lui-même, même volonté d'identifier
le bonheur à un espace fini et organisé, même énergie à définir
les êtres par leurs fonctions et à régler l’entrée en jeu de ces
classes fonctionnelles selon une mise en scène minutieuse,
même souci d’instituer une économie des passions, bref, même
«harmonie» et même utopie. L’utopie sadienne - comme
d’ailleurs celle de Fourier -se mesure beaucoup moins aux décla-
rations théoriques qu’à l’organisation de la vie quotidienne, car
la marque de l'utopie, c’est le quotidien ; ou encore : tout ce qui
est quotidien est utopique : horaires, programmes de nourriture,
projets de vêtement, installations mobilières, préceptes de
conversation ou de communication, tout cela est dans Sade : la
cité sadienne ne tient pas seulement par ses « plaisirs », mais aussi
par ses besoins: il est donc possible d’esquisser une ethnogra-
phie du village sadien.
Nous connaissons ce que mangent les libertins. Nous savons
par exemple, que le 10 novembre, à Silling, les messieurs se res-
taurèrent, à l'aube, par une collation improvisée (on avait réveillé
les cuisinières), composée d’œufs brouillés, de chincara, de
potage à l’oignon et d’omelettes. Ces détails (et bien d’autres) ne
sont pas gratuits. La nourriture, chez Sade, est un fait de caste,
soumise par conséquent à classification. La nourriture libertine
est tantôt signe du luxe sans lequel il n’est pas de libertinage,
non parce que le luxe est voluptueux « en soi »— le système sadien
n’est pas simplement hédoniste -, mais parce que l'argent qui
lui est nécessaire assure le partage des pauvres et des riches,
des esclaves et des maîtres : « J’y veux toujours », dit Saint-Fond
en donnant la gestion de sa table à Juliette, «les mets les plus
exquis, les vins les plus rares, les gibiers et les fruits les plus
extraordinaires »; tantôt, ce qui est différent, signe d’énormité,
c’est-à-dire de monstruosité :Minski, M. de Gernande (le liber-
tin qui saigne sa femme tous les quatre jours) font des repas fabu-
leux, dont la fable (des dizaines de services, des centaines de
plats, douze bouteilles de vin, deux de liqueur, dix tasses de café)
atteste la constitution triomphante du corps libertin. De plus la
nourriture, chez le maître, a deux fonctions. D’une part, elle res-
taure, elle répare les énormes dépenses de sperme que produit
la vie libertine ; il est peu de parties qui ne soient introduites par
un repas, et compensées ensuite par quelques « confortatifs res-
taurants », chocolat ou rôties au vin d’Espagne. Clairwil, dont les
débauches sont gigantesques, s’astreint à un régime « pensé »:

ol 5
SMANDAE MEMONTMENIMENR, ANMENOMONENA

elle ne mange que de la volaille et du gibier désossés, sous des


formes déguisées, sa boisson ordinaire, en toute saison, est de
l’eau sucrée glacée, parfumée de vingt gouttes d'essence de citron
et de deux cuillerées d’eau de fleur d'oranger. D’autre part et
inversement, administrée, la nourriture sert à empoisonner, ou
tout au moins à neutraliser : on glisse du stramonium dans le
chocolat de Minski pour l’endormir, du poison dans celui du jeune
Rose et de Mme de Bressac pour les tuer. Substance restaurante
ou assassine, le chocolat sadien finit par fonctionner comme signe
pur de cette double économie alimentaire !. La nourriture de la
seconde caste, celle des victimes, est tout aussi connue : volaille
au riz, compotes, chocolat (encore!) pour le petit déjeuner de
Justine et de ses compagnes, au couvent bénédictin dont elles
forment le sérail. La nourriture des victimes est toujours
copieuse, pour deux raisons fort libertines ; la première est que
ces victimes doivent être elles-mêmes restaurées (Mr: de Ger-
nande, créature angélique, une fois saignée, demande des per-
dreaux et du caneton de Rouen) et engraissées de façon à four-
nir à la luxure des « autels » ronds et potelés; la seconde est qu’il
faut bien procurer à la passion coprophagique un aliment « abon-
dant, délicat, adouci »; d’où un régime alimentaire étudié avec
une précision médicale (du blanc de volaille, du gibier désossé,
ni pain, ni salaison, ni graisse, faire manger souvent et précipi-
tamment hors des heures de repas, de façon à produire de demi-
indigestions, c’est la recette donnée par la Duclos). Telles sont
les fonctions de la nourriture dans la cité sadienne : restaurer,
empoisonner, engraisser, évacuer ; toutes se déterminent par rap-
port à la luxure.
Il en est de même pour le vêtement. Cet objet, dont on peut
dire qu’il est au centre de toute l’érotique moderne, de la Mode
au strip-tease, garde chez Sade une valeur impitoyablement
fonctionnelle — ce qui suffirait déjà à distinguer son érotisme de
ce que nous entendons par ce mot. Sade ne joue pas perverse-
ment (c’est-à-dire moralement) des rapports du corps et du vête-
ment. Dans la cité sadienne, aucune de ces allusions, provoca-
tions et esquives dont notre vêtement est l’objet : l'amour s’y fait

1. Chocolat restaurant : « Tout est dit : monseigneur, énervé, se recouche ;


on lui prépare son chocolat... », ou : « Après son orgie, le roi de Sardaigne
m'offrit la moitié de son chocolat, j’acceptai; nous politiquâmes... » — Cho-
colat assassin : « Quand j'aurai bien foutu monsieur son cher fils, nous lui
ferons prendre une tasse de chocolat demain matin... »
SA ER er En OT RATER 1 MALO: YO D À

immédiatement nu; et en fait de strip-tease, on n’y connaît que


le « Troussez ! » brutal par lequel le libertin enjoint à son sujet de
se mettre en position d’être examiné !. Certes il existe dans Sade
un jeu du vêtement; mais comme pour la nourriture, c’est un
jeu clair de signes et de fonctions. Signes, d’abord : lorsque, dans
une assemblée, le nu côtoie le vêtement (et par conséquent s’y
oppose), c’est-à-dire hors des orgies, il sert à marquer les per-
sonnes spécialement humiliées ; lors des grandes séances de nar-
ration qui ont lieu chaque soir à Silling, tout le sérail est (provi-
soirement) habillé, mais les parentes des quatre messieurs, tout
particulièrement abaissées comme épouses et filles, restent nues.
Quant au vêtement lui-même (on ne parle ici que de celui des
sérails, le seul qui intéresse Sade), ou bien il signale, par des
artifices réglés (couleurs, rubans, guirlandes) les classes de
sujets : classes d'âge (combien tout ceci, encore une fois, fait pen-
ser à Fourier), classes de fonctions (petits garçons et petites filles,
fouteurs, vieilles), classes d'initiation (les sujets vierges chan-
gent de signe vestimentaire après la cérémonie de leur dépuce-
lage), classes de propriété (chaque libertin donne une couleur à
son écurie)?; ou bien le vêtement est réglé en fonction de sa
théâtralité, on lui impose ces protocoles de spectacle qui font
chez Sade — hors le «secret» dont on a parlé — toute l'ambiguïté
de la «scène », orgie réglée et épisode culturel qui tient de la
peinture mythologique, du final d’opéra et du tableau des Folies-
Bergère ; la substance en est alors communément brillante et
légère (gazes et taffetas), le rose y domine, du moins pour les
jeunes sujets; tels sont les costumes de caractère, dont sont revê-
tus chaque soir, à Silling, les quatrains (à l’asiatique, à l’espa-
gnole, à la turque, à la grecque) et les vieilles (en sœurs grises,
en fées, en magiciennes, en veuves). Hors ces signes, le vête-
ment sadien est « fonctionnel », adapté aux devoirs de la luxure :
il doit se défaire en une seconde. Une description réunit tous ces
traits : celle du vêtement que les messieurs de Silling donnent à
leurs quatre amants favoris : il s’agit là d’une véritable construc-
tion du costume, dont chaque détail est pensé en raison de son
spectacle (c’est un petit surtout étroit, leste et dégagé comme un
uniforme prussien) et de sa fonction (culotte ouverte en cœur

1. À une exception près, dont il sera parlé plus tard.


2. Le transvestisme est rare chez Sade. Juliette s’y prête une fois, mais
d'ordinaire, il semble méprisé comme source d’illusion (on s’en sert néga-
tivement pour déterminer les sujets qui y résistent bien).

Fa LT
SAN ON ER OLNRUIN Et RME ONMONTEX

par-derrière, et qui peut tomber d’un seul coup si on lâche le


gros nœud de rubans qui la retient). Le libertin est modéliste,
comme il est diététicien, architecte, décorateur, metteur en
scène, etc.
Puisque l’on fait ici un peu de géographie humaine, il faut dire
un mot de la population sadienne. Comment sont-ils, physique-
ment, ces Sadianites ? La race libertine n’existe qu’à partir de
trente-cinq ans d'âge !; répugnants à tous égards s’ils sont vieux
(cas le plus fréquent), les libertins ont pourtant parfois une belle
figure, du feu dans le regard, l’haleine fraîche, mais cette beauté
est alors compensée par un air cruel et méchant. Les sujets de
débauche, eux, sont beaux s'ils sont jeunes, horribles s'ils sont
vieux, mais dans les deux cas utiles à la luxure. On voit donc
que dans ce monde «érotique » ni l’âge ni la beauté ne permet-
tent de déterminer des classes d'individus. Le classement est
certes possible, mais seulement au niveau du discours : il y a, en
effet, dans Sade, deux sortes de «portraits ». Les premiers sont
réalistes, ils individualisent soigneusement leur modèle, du
visage au sexe: «Le président de Curval.… était grand, sec,
mince, des yeux creux et éteints, une bouche livide et malsaine,
le menton élevé, le nez long. Couvert de poils comme un satyre,
un dos plat, des fesses molles et tombantes qui ressemblaient
plutôt à deux sales torchons flottant sur le haut de ses cuisses,
etc. »: ce portrait est du genre «vrai» (au sens que ce mot peut
avoir lorsqu'on l’applique traditionnellement à la littérature); il
permet donc la diversité ;d’une part, chaque description se par-
ticularise davantage au fur et à mesure que l’on descend le long
du corps, car il est de l'intérêt de l’auteur de mieux décrire des
sexes et des fessiers que des visages ; et d’autre part, le portrait
libertin doit rendre compte de la grande opposition morpholo-
gique (mais nullement fonctionnelle, tous les libertins étant
indifféremment sodomisants et sodomisés) des satyres, secs et
poilus (Curval, Blangis) et des cinèdes, blancs et potelés (l’évêque,
Durcet). Cependant, au fur et à mesure que l’on passe des liber-
tins à leurs aides, puis à leurs victimes, les portraits s’irréalisent ;
on parvient ainsi au second portrait sadien : celui des sujets de
débauche (et principalement des jeunes filles) ; ce portrait-là est
purement rhétorique, c’est un topos. Voici Alexandrine, la fille

1. Seule, Juliette est très jeune ; mais il ne faut pas oublier que c’est une
apprentie-libertine — et que de plus elle est le sujet de la narration.

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SANERE DORMOMOME IVENR UNL 10" YO:
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de Saint-Fond, décidément trop bête pour que Juliette vienne à


bout de son éducation : «La plus sublime gorge, de très jolis
détails dans les formes, de la fraîcheur dans la peau, du déga-
gement dans les masses, de la grâce, du moelleux dans l’atta-
chement des membres, une figure céleste, l’organe le plus flat-
teur, le plus intéressant, et beaucoup de romanesque dans
l'esprit.» Ces portraits sont très culturels, renvoyant à la pein-
ture (« faite à peindre ») ou à la mythologie («la taille de Minerve
sous les agréments de Vénus»), ce qui est une bonne manière
de les abstraire {. Le portrait rhétorique, en effet, quoique par-
fois assez étendu (car l’auteur ne s’en désintéresse nullement),
ne peint rien, ni la chose, ni son effet: il ne fait pas voir (et cer-
tainement ne le veut pas); il caractérise très peu (parfois la cou-
leur des yeux, des cheveux); il se contente de nommer des élé-
ments anatomiques dont chacun est parfait; et comme cette
perfection, en bonne théologie, est l’être même de la chose, il
suffit de dire qu’un corps est parfait pour qu’il le soit: la laideur
se décrit, la beauté se dit; ces portraits rhétoriques sont donc
vides, dans la mesure même où ce sont des portraits d’être; les
libertins, quoiqu’ils puissent être soumis à une certaine typolo-
gie, sont dans l’événement, ils obligent donc à des portraits tou-
jours nouveaux ; mais comme les victimes, elles, sont dans l'être,
elles ne peuvent que rencontrer des signes vides, suscitent tou-
jours le même portrait, qui est de les affirmer, non de les figu-
rer. Ce n’est donc ni la laideur ni la beauté, c’est l’instance même
du discours, divisé en portraits-figures et en portraits-signes, qui
détermine le partage de l’humanité sadienne ?.
Ce partage ne recouvre pas la division sociale, bien que celle-
ci ne soit pas inconnue de Sade. Les victimes sont de tous rangs,
et s’il y a une sorte de prime décernée aux sujets nobles, c’est

1. Le détail moral, donné en vrac parmi les détails physiques, est fonc-
tionnel : de même que l’esprit, l'intelligence, l'imagination font les bons liber-
tins, de même la sensibilité, la vivacité, le romanesque, la religion font les
bonnes victimes. Sade ne connaît d’ailleurs qu’une forme d'énergie, indif-
féremment physique ou morale : « Nous nourrissions son extase... en la cares-
sant de tous nos moyens physiques et moraux », dit Juliette de la Durand.
Et ceci : « J'étais aux nues, je n’existais plus que par le sentiment profond
de ma luxure.»
2. Même opposition au niveau des noms propres. Les libertins et leurs
aides ont des noms «réalistes », dont la « vérité » ne pourrait être désavouée
par Balzac, Zola, etc. Les victimes ont des noms de théâtre.

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SAND RAT NONTIRR MINE NE NEO NMIONMENS

que le «bon ton » est un opérateur capital de luxure !, en raison


de la plus grande humiliation de la victime : dans la pratique
sadienne, c’est un agrément sûr que de sodomiser la fille d’un
conseiller au Parlement ou un jeune chevalier de Malte. Et si les
maîtres, eux, appartiennent toujours aux classes supérieures
(princes, papes, évêques, nobles ou grands roturiers), c’est qu’on
ne peut être libertin sans argent. L’argent sadien, toutefois, a deux
fonctions différentes. Il semble d’abord avoir un rôle pratique, il
permet l’achat et l'entretien des sérails : pur moyen, il n’est alors
ni estimé ni méprisé ; on souhaite seulement qu’il ne soit pas un
obstacle au libertinage ; c’est ainsi que dans la Société des Amis
du Crime, une réduction est prévue pour un contingent de
vingt artistes ou gens de lettres, peu fortunés, on le sait, à qui
«la société, protectrice des arts, veut décerner cette déférence »
(nous pourrions aujourd’hui y entrer pour quatre millions légers
par an). Mais on s’en doute, l'argent est bien autre chose qu’un
moyen : c’est un honneur, il désigne sûrement les malversations
et les crimes qui ont permis de l’accumuler (Saint-Fond, Minski,
Noirceuil, les quatre traitants des 120 Journées, Juliette elle-
même). l'argent prouve le vice et il entretient la jouissance : non
parce qu’il procure des plaisirs (chez Sade, ce qui «fait plaisir »
n’est jamais là « pour le plaisir »), mais parce qu’il assure le spec-
tacle de la pauvreté; la société sadienne n’est pas cynique, elle
est cruelle; elle ne dit pas: il faut bien qu’il y ait des pauvres
pour qu’il y ait des riches; elle dit le contraire : il faut qu’il y ait
des riches pour qu’il y ait des pauvres; la richesse est nécessaire
parce qu’elle constitue le malheur en spectacle. Lorsque Juliette,
suivant l'exemple de Clairwil, s'enferme parfois pour considérer
son or, dans une jubilation qui la conduit à l’extase, ce n’est pas
la somme de ses plaisirs possibles qu’elle contemple, c’est la
somme de ses crimes accomplis, c’est la misère générale, réfrac-
tée positivement dans cet or qui, étant là, ne peut être ailleurs;
l'argent ne désigne donc nullement ce qu’il acquiert (ce n’est pas
une valeur), mais ce qu’il retire (c’est un lieu de séparation).
Avoir, en somme, C’est essentiellement pouvoir considérer ceux
qui n’ont pas. Ce partage formel recouvre, bien entendu, celui
des libertins et de leurs objets. On le sait, ce sont les deux grandes
classes de la société sadienne. Ces classes sont fixes, on ne peut

1. Les «filles du bon ton » forment une classe déterminée de luxure, à


l’égal des jeunes garçons, des filles crapuleuses et des vierges.

02,20
SOS ENRE MRUOMENEN
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émigrer de l’une à l’autre : pas de promotion sociale. Et cepen-


dant, il s’agit essentiellement d’une société éducative, ou plus
exactement d’une société-école (et même d’une société-internat) ;
mais l'éducation sadienne r’a pas le même rôle chez les victimes
et leurs maîtres. Les premières sont parfois soumises à des cours
de libertinage, mais ce sont, si l’on peut dire, des cours de tech-
nique (leçons de masturbation tous les matins à Silling), non de
philosophie ; l’école prête à la petite société victimale son sys-
tème de punitions, d’injustices et de harangues hypocrites (le pro-
totype en est, dans Justine, l'établissement du chirurgien Rodin,
à la fois école, sérail et laboratoire de vivisection). Chez les liber-
tins, le projet éducatif a une autre ampleur: il s’agit d’arriver
à l’absolu du libertinage : Clairwil est donnée pour professeur à
Juliette, pourtant déjà fort avancée, et Juliette elle-même est
chargée par Saint-Fond d’un préceptorat auprès de sa fille Alexan-
drine. La maîtrise qui est cherchée ici est celle de la philoso-
phie : l'éducation n’est pas celle de tel ou tel personnage, c’est
celle du lecteur. De toute manière, l'éducation ne permet jamais
de passer d’une classe à l’autre : Justine, que l’on chapitre com-
bien de fois, ne sort jamais de son état victimal.
Dans cette société très codée, les passages (la société la plus
fixiste ne peut s’en priver) sont assurés, non par le mouvement,
mais par un système de relais, eux-mêmes fixes. Voici comment,
dans son extension la plus grande, on peut établir l'échelle de
la société sadienne : 1° les grands libertins (Clairwil, Olympe
Borghèse, la Delbène, Saint-Fond, Noirceuil, les quatre traïtants
des 120 Journées, le roi de Sardaigne, le pape Pie VI et ses car-
dinaux, le roi et la reine de Naples, Minski, Brisa-Testa, le faux-
monnayeur Roland, Cordelli, Gernande, Bressac, divers moines,
évêques, conseillers au Parlement, etc.); 2° les aides majeurs,
qui forment comme le fonctionnariat du libertinage, compren-
nent les historiennes et les grandes maquerelles, telle la Duver-
gier ;3° viennent ensuite les assistants ; ce sont des sortes de gou-
vernantes ou de duègnes, mi-domestiques, mi-sujets (la Lacroix,
qui assiste le vieil archevêque de Lyon, lui présente à la fois son
chocolat et son derrière), ou des valets de confiance, bourreaux
ou proxénètes ; 4° les sujets proprement dits sont ou occasion-
nels (familles, jeunes enfants tombés dans les mains des liber-
tins) ou réguliers, réunis en sérails; il faut y distinguer les
patients principaux, qui font l’objet de séances déterminées, et
les plastrons, sortes de factionnaires de la débauche, qui accom-
pagnent partout le libertin pour le soulager ou occuper; 5° la

Ta il
SAME DT RON ULRUT FAR TENOR OT

dernière classe, ou classe paria, est occupée par les épouses.


D'une classe à l’autre, les individus n’ont aucun rapport (hors
ceux de la pratique libertine) ; mais les libertins eux-mêmes com-
muniquent de deux façons : par des contrats (celui qui lie Juliette
à Saint-Fond est très minutieux) ou par des pactes : celui que
concluent Juliette et Clairwil est empreint d’une amitié vive,
enflammée. Contrats et pactes sont à la fois éternels («voilà une
aventure qui nous lie pour jamais ») et révocables du jour au len-
demain : Juliette précipite Olympe Borghèse dans le Vésuve et
finit par empoisonner Clairwil.
Tels sont les principaux protocoles de la société sadienne ; tous,
on l’a vu, attestent le même partage, celui des libertins et de leurs
victimes. Cependant, bien qu’attendu, ce partage n’est pas encore
fondé : tous les traits qui séparent les deux classes sont des effets
du partage mais ne le déterminent pas. Qu'est-ce donc qui fait
le maître ? qu'est-ce qui fait la victime? Est-ce la pratique de la
luxure (puisqu'elle oblige à séparer les agents des patients),
comme on le croit communément depuis que les lois de la société
sadienne ont formé ce qu’on appelle le « sadisme » ? Il faut donc
interroger maintenant la praæis de cette société, étant bien
entendu que toute praxis est elle-même un code de sens!, et
qu’elle peut s’analyser en unités et en règles.

Sade est un auteur «érotique », on nous le dit sans cesse. Mais


qu’est-ce que l'érotisme ? Ce n’est jamais qu’une parole, puisque
les pratiques ne peuvent en être codées que si elles sont connues,
c’est-à-dire parlées?; or notre société n’énonce jamais aucune
pratique érotique, seulement des désirs, des préambules, des
contextes, des suggestions, des sublimations ambiguës, en sorte
que pour nous l’érotisme ne peut être défini que par une parole
perpétuellement allusive. À ce compte-là, Sade n’est pas érotique :
on l’a dit, il n’y a jamais chez lui de « strip-tease » d’aucune sorte,

1. Pour Aristote, la praxis, science pratique qui ne produit aucune œuvre


distincte de Pagent (contrairement à la poïésis) est fondée sur le choix ration-
nel entre deux comportements possibles, ou proairésis : C’est déjà là, évi-
demment, une conception codée de la praæxis. On retrouverait cette idée de
la praxis comme langue dans la conception moderne de la stratégie.
2. Il va de soi que la langue érotique s’élabore, non seulement dans le
langage articulé, mais dans le langage des images.

11999
SAMENLE 28 0F (0 URL
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cet apologue essentiel de l’érotique moderne !. C’est tout à fait


indûment et par une très grande présomption que notre société
parle de l’érotisme de Sade, c’est-à-dire d’un système qui n’a
aucun équivalent chez elle. La différence ne tient pas à ce que
l’érotique sadienne est criminelle et la nôtre inoffensive, mais à
ce que la première est assertive, combinatoire tandis que la
seconde est suggestive, métaphorique. Pour Sade, il n’y a d’éro-
tique que si l’on «raisonne le crime ?»; raisonner, cela veut dire
philosopher, disserter, haranguer, bref soumettre le crime (terme
générique qui désigne toutes les passions sadiennes) au système
du langage articulé ; mais cela veut dire aussi combiner selon
des règles précises les actions spécifiques de la luxure, de façon
à faire de ces suites et groupements d'actions une nouvelle
«langue », non plus parlée mais agie ; la «langue » du crime, ou
nouveau code d’amour, tout aussi élaboré que le code courtois.
La pratique sadienne est dominée par une grande idée d’ordre :
les « dérèglements » sont énergiquement réglés, la luxure est sans
frein mais non sans ordre (à Silling, par exemple, toute débauche
cesse irrévocablement à 2 heures du matin). Innombrables, inces-
santes sont les expressions qui renvoient à une construction
volontaire de la scène érotique : disposer le groupe, arranger tout
ceci, exécuter une nouvelle scène, composer de trois scènes un acte
libidineux, former le tableau le plus neuf et le plus libertin, faire de
cela une petite scène, tout s'arrange; où au contraire : toutes les
attitudes se dérangent, rompre les attitudes, tout varia bientôt,
varier l'attitude, etc. D’ordinaire la combinatoire sadienne est
déterminée par un ordonnateur (un metteur en scène) : « Amis,
dit le moine, mettons de l’ordre à ces procédés », ou : « Voici com-
ment la putain disposa le groupe. » En aucun cas, l’ordre érotique
ne doit être débordé : « Un moment, dit la Delbène, tout en feu,
un instant, mes bonnes amies, mettons un peu d'ordre à nos plai-
sirs, on n’en jouit qu’en les fixant»; d’où une ambiguïté fort
comique entre l’admonestation libertine et l’apostrophe profes-
sorale, le sérail étant toujours une petite classe («Un moment,
un moment, Mesdemoiselles, dit Delbène en cherchant à rétablir

1. Voici l'exception dont on a parlé, seule ébauche de strip-tease sadien


(il s’agit du jeune Rose, amené chez Saint-Fond) : « Déculotte-le-moi, Juliette,
relève sa chemise sur ses reins, en laissant agréablement tomber sa culotte
au bas de ses cuisses; j’aime à la folie cette manière d'offrir un cul. »
2. Dans le désert de Sibérie, Brisa-Testa ne rencontre qu’un libertin, le
Hongrois Tergowitz : « Celui-là au moins raisonnait le crime. »

Hu? 6
SMAN DIE MANFLO UMR GI ER UT CO SR ONE

l’ordre... »). Mais parfois aussi l’ordre érotique est institutionnel;


personne ne le prend en charge, sinon la coutume : les religieuses
libertines d’un couvent de Bologne pratiquent une figure collec-
tive, qu’on appelle le chapelet, dans laquelle les ordonnatrices
sont des religieuses âgées, placées à chaque neuvaine (ce pour
quoi on appelle chacune de ces régisseuses un pater). Parfois
encore, plus mystérieusement, l’ordre érotique s’instaure tout seul,
soit injonction préalable, soit prescience collective de ce qu’il faut
faire, soit connaissance des lois structurales qui prescrivent de
compléter de telle façon une figure commencée ; cet ordre subit
et apparemment spontané, Sade l'indique d’un mot: /a scène
marche, le tableau s'arrange. De la sorte, devant la scène sadienne,
naît une impression puissante, non d’automatisme, mais de
«minutage », ou si l’on préfère, de performance.
Le code érotique est composé d'unités qui ont été soigneuse-
ment déterminées et nommées par Sade lui-même. L’unité mini-
male est la posture ; c’est la plus petite combinaison que l’on puisse
imaginer car elle ne réunit qu’une action et son point corporel
d'application; ni ces actions ni ces points n'étant infinis, tant s’en
faut, les postures peuvent parfaitement s’énumérer, ce que l’on
ne fera pas ici ; il suffira d'indiquer qu’outre les actes proprement
sexuels (permis et réprouvés), il faut ranger dans ce premier
inventaire toutes les actions et tous les lieux susceptibles d’allu-
mer l’«imagination » du libertin, que Krafft-Ebing n’a pas toujours
enregistrés, tels l'examen de la victime, son interrogatoire, le blas-
phème etc.; et que l’on doit mettre au rang des éléments simples
de la posture, des «opérateurs » particuliers, comme le lien de
famille (inceste ou vexation conjugale), le rang social (on en a
dit un mot), la hideur, la saleté, les états physiologiques, etc. La
posture étant une formation élémentaire, elle se répète fatale-
ment et l’on peut dès lors la comptabiliser ; au sortir d’une orgie
que Juliette et Clairwil ont faite chez les Carmes, un jour de
Pâques, Juliette fait ses comptes : elle a été possédée 128 fois d’une
manière, 128 fois d’une autre, soit 256 fois en tout, etc. !. Combi-
nées, les postures composent une unité de rang supérieur, qui
est l'opération. L'opération demande plusieurs acteurs (c’est du
moins le cas le plus fréquent) ; lorsqu'elle est saisie comme un
tableau, un ensemble simultané de postures, on l'appelle une

1. L’imagination de Juliette est éminemment comptable : à un moment,


elle met au point un projet numérique, destiné à corrompre sûrement, par
progression géométrique, toute la nation française.

7 2 4
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Jigure ;lorsqu’au contraire, on voit en elle une unité diachronique,


se développant dans le temps par succession de postures, on l’ap-
pelle un épisode. Ce qui limite (et constitue) l’épisode, ce sont des
contraintes de temps (l’épisode est contenu entre deux jouis-
sances) ; ce qui limite la figure, ce sont des contraintes d’espace
(tous les lieux érotiques doivent être occupés en même temps).
Enfin, les opérations, s'étendant et se succédant, forment la plus
grande unité possible de cette grammaire érotique: c’est la
« scène » ou la «séance ». Passé la scène, on retrouve le récit ou
la dissertation.
Toutes ces unités sont soumises à des règles de combinaison
— ou de composition. Ces règles permettraient facilement une
formalisation de la langue érotique, analogue aux « arbres » gra-
phiques proposés par nos linguistes : ce serait en somme l'arbre
du crime !. Sade lui-même ne dédaignait pas l’algorithme, comme
on le voit dans l’histoire n° 46 de la 2° partie des 120 Journées ?.
Dans la grammaire sadienne, il y a principalement deux règles
d'action : ce sont, si l’on veut, les procédures régulières par les-
quelles le narrateur mobilise les unités de son «lexique » (pos-
tures, figures, épisodes). La première est une règle d’exhausti-
vité : dans une «opération », il faut que le plus grand nombre de
postures soient accomplies simultanément; ceci implique, d’une
part, que tous les acteurs présents soient employés en même
temps, et si possible dans le même groupe (ou en tout cas, dans
des groupes qui se répètent)’ ; et d'autre part, qu’en chaque sujet,
tous les lieux du corps soient érotiquement saturés; le groupe
est une sorte de noyau chimique dont aucune « valence » ne doit
rester libre : toute la syntaxe sadienne est ainsi recherche de la
figure totale. Ceci se rattache au caractère panique du liberti-
nage ; il ne connaît ni désemploi ni repos; lorsque l'énergie liber-
tine ne peut s’user en scènes ni en harangues, elle pratique tout
de même une sorte de régime de croisière : c’est «le taquinisme »,
durée continue de menues vexations que le libertin fait subir
aux objets qui entourent. La seconde règle d’action est une règle

1. «.… Comme il y a d’assez jolies branches de crime dans toute cette


aventure...» (Juliette).
2. « Il fait chier une fille À et une autre B; puis il force B...», etc.
5. L'exemple paroxystique en serait la scène où Bracciani et Chigi (car-
dinaux de Pie VI), Olympe Borghèse, Juliette, des comparses, un singe, un
dindon, un nain, un enfant et un chien forment un groupe difficilement
extensible.
SAR DLEL ERRO UMR INEUR ALLO
RYE ONE

de réciprocité. Tout d’abord, bien entendu, une figure peut s’in-


verser : telle combinaison, inventée par Belmor qui l’applique à
des filles, est variée par Noirceuil, qui applique à des garçons
(«donnons une autre tournure à cette fantaisie »). Et puis sur-
tout, dans la grammaire sadienne, il n’y a aucune fonction réser-
vée (à l'exception du supplice). Dans la scène, toutes les fonc-
tions peuvent s’échanger, tout le monde peut et doit être tour à
tour agent et patient, fustigateur et fustigé, coprophage et copro-
phagé, etc. Cette règle est capitale, d’abord parce qu’elle assi-
mile l’érotique sadienne à une langue vraiment formelle, dans
laquelle il n’y a que des classes d’actions et non des groupes d’in-
dividus, ce qui simplifie beaucoup la grammaire : le sujet de l’acte
(au sens grammatical du terme) peut être aussi bien un libertin,
un aide, une victime, une épouse ; ensuite parce qu’elle dissuade
de fonder le partage de la société sadienne sur la particularité
des pratiques sexuelles (c’est tout le contraire qui se passe chez
nous ; nous nous demandons toujours d’un homosexuel s’il est
«actif » ou « passif » ; chez Sade, la pratique sexuelle ne sert jamais
à identifier un sujet). Puisque tout le monde peut être sodomite
et sodomisé, agent et patient, sujet et objet, puisque le plaisir est
possible partout, chez les victimes comme chez les maîtres, il
faut chercher ailleurs la raison du partage sadien, que déjà l’eth-
nographie de cette société n’avait pas permis de découvrir.
En fait, c’est ici le moment de le dire, hors le meurtre, il n’y
a qu’un trait que les libertins possèdent en propre et ne parta-
gent jamais, sous quelque forme que ce soit: c’est la parole. Le
maître est celui qui parle, qui dispose du langage dans son entier;
l’objet est celui qui se tait, reste séparé, par une mutilation plus
absolue que tous les supplices érotiques, de tout accès au dis-
cours, puisqu'il n’a même aucun droit à recevoir la parole du
maître (les harangues ne s'adressent qu’à Juliette et à Justine,
victime ambiguë, pourvue d’une parole narratrice). Certes, il y
a des victimes — très rares — qui peuvent ergoter sur leur sort,
représenter au libertin son infamie (M. de Cloris, Mie Fontange
de Donis, Justine); mais ce ne sont que des voix mécaniques,
elles n’ont qu’un rôle de complices dans l’éploiement de la parole
libertine. Seule cette parole est libre, inventée, se confondant
entièrement avec l’énergie du vice. Dans la cité sadienne, la
parole est peut-être le seul privilège de caste qu’on ne puisse
réduire. Le libertin en possède toute la gamme, du silence dans
lequel s’exerce l'érotisme profond, tellurique, du «secret », jus-
qu'aux convulsions de parole qui accompagnent l’extase — et tous

10206
Se A D ES Eh ES OL Roi ER 91 SL O1 OL I À

les usages (ordres d’opérations, blasphèmes, harangues, disser-


tations) ; il peut même, suprême propriété, la déléguer (aux his-
toriennes). C’est que la parole se confond entièrement avec la
marque avouée du libertin, qui est (dans le vocabulaire de Sade) :
limagination : on dirait presque qu’imagination est le mot sadien
pour langage. l’agent n’est pas fondamentalement celui qui a le
pouvoir ou le plaisir, c’est celui qui détient la direction de la scène
et de la phrase (nous savons que toute scène sadienne est la
phrase d’une autre langue), ou encore : la direction du sens. Au-
delà des personnages de l’anecdote, au-delà de Sade lui-même,
le «sujet» de l’érotique sadienne n’est donc pas, ne peut être
personne d’autre que le «sujet » de la phrase sadienne : les deux
instances, celle de la scène et celle du discours, ont le même
foyer, la même rection, car la scène n’est que discours. On com-
prend mieux maintenant sur quoi repose et à quoi tend toute la
combinatoire érotique de Sade : son origine et sa sanction sont
d'ordre rhétorique.
Les deux codes, en effet, celui de la phrase (oratoire) et celui
de la figure (érotique) se relaient sans cesse, forment une même
ligne, le long de laquelle le libertin circule avec la même éner-
gie : la seconde prépare ou prolonge indifféremment la pre-
mière !, parfois même l’accompagne?. En un mot, la parole et la
posture ont exactement la même valeur, elles valent l’une pour
l’autre : donnant l’une, on peut recevoir l’autre en monnaie : Bel-
mor, nommé président de la Société des Amis du Crime, y ayant
prononcé un très beau discours, un homme de soixante ans l’ar-
rête et pour lui témoigner son enthousiasme et sa reconnaissance,
«il le supplie de lui prêter son cul» (que Belmor n’a garde de
refuser). Rien d'étonnant, donc, à ce que, devançant Freud, mais
aussi l’inversant, Sade fasse du sperme le substitut de la parole
(et non le contraire), le décrivant avec les termes mêmes qu’on
applique à l’art de l’orateur : « La décharge de Saint-Fond était
brillante, hardie, emportée, etc. » Mais surtout, le sens de la scène

1. Delbène et Juliette : « Et ses caresses devenant plus ardentes, nous allu-


mâmes bientôt le feu des passions au flambeau de la philosophie.» Et
ailleurs : « Vous m'avez fait mourir de volupté ! Asseyons-nous et dissertons. »
2. «Je veux manier vos vits en parlant. Je veux que l’énergie qu’ils
retrouveront sous mes doigts se communique à mes discours, et vous ver-
rez mon éloquence s’accroître, non comme celle de Cicéron, en raison des
mouvements du peuple entourant la tribune aux harangues, mais comme
celle de Sapho, en proportion du foutre qu’elle obtenait de Démophile. »

HD 7
SAANDNE: MEAONTRRt IS TER AMÉLIONMONTRE

est possible parce que le code érotique bénéficie entièrement de


la logique même du langage, manifestée grâce aux artifices de
la syntaxe et de la rhétorique. C’est la phrase (ses raccourcis,
ses corrélations internes, ses figures, son cheminement souve-
rain) qui libère les surprises de la combinatoire érotique et
convertit le réseau du crime en arbre merveilleux : «Il raconte
qu’il a connu un homme qui a foutu trois enfants qu’il avait de
sa mère, desquels il y avait une fille qu’il avait fait épouser à son
fils, de façon qu’en foutant celle-là, il foutait sa sœur, sa fille et
sa belle-fille et qu’il contraignait son fils à foutre sa sœur et sa
belle-mère.» La combinaison (ici parentale) se présente en
somme comme un détour compliqué, le long duquel on se croit
perdu, mais qui, tout d’un coup, se ramasse et s’éclaircit: par-
tant d'acteurs divers, c’est-à-dire d’un réel inintelligible, on
débouche en un tour de phrase et grâce précisément à la phrase,
sur un condensé d’inceste, c’est-à-dire sur un sens. On dira à la
limite que le crime sadien n’existe qu’à proportion de la quan-
tité de langage qui s’y investit, non point du tout parce qu’il est
rêvé ou raconté, mais parce que seul le langage peut le construire.
Sade énonce à un moment : « Pour réunir l'inceste, l’adultère, la
sodomie et le sacrilège, il encule sa fille mariée avec une hos-
tie. » C’est la nomenclature qui permet le raccourci parental: de
l'énoncé simplement constatif, s’élance l'arbre du crime.
C’est donc en définitive l'écriture de Sade qui supporte tout
Sade. Sa tâche, dont elle triomphe avec un éclat constant, est de
contaminer réciproquement l’érotique et la rhétorique, la parole
et le crime, d'introduire tout à coup dans les conventions du lan-
gage social les subversions de la scène érotique, dans le même
temps où le «prix» de cette scène est prélevé dans le trésor de
la langue. Ceci se voit bien au niveau de ce qu’on appelle tradi-
tionnellement le style. On sait que dans Justine, le code d'amour
est métaphorique : on y parle des myrtes de Cythère et des roses
de Sodome. Dans Juliette au contraire, la nomenclature érotique
est nue. L’enjeu de ce passage n’est évidemment pas la crudité,
l’obscénité du langage, mais la mise au point d’une autre rhéto-
rique. Sade pratique couramment ce que l’on pourrait appeler la
violence métonymique : il juxtapose dans un même syntagme des
fragments hétérogènes, appartenant à des sphères de langage
ordinairement séparées par le tabou socio-moral. Ainsi de l'Eglise,
du beau style et de la pornographie : «Oui, oui, monseigneur »,
dit la Lacroix au vieil archevêque de Lyon, l’homme au chocolat
confortatif, «et votre Eminence voit bien qu’en ne lui exposant

10208
S0 A9 DIET ;2 F0 QUE RUEF9 0 AL ON
OP TA

que la partie qu’il désire, j’offre à son libertin hommage le plus


joli cul vierge qu’il soit possible d’embrasser !». Ce qui est agité
de la sorte, ce sont évidemment, d’une façon très classique, les
fétiches sociaux, rois, ministres, ecclésiastiques, etc., mais c’est
aussi le langage, les classes traditionnelles d’écriture : la conta-
mination criminelle touche tous les styles de discours : le narra-
tif, le lyrique, le moral, la maxime, le topo mythologique. Nous
commençons à savoir que les transgressions du langage possè-
dent un pouvoir d’offense au moins aussi fort que celui des trans-
gressions morales, et que la « poésie », qui est le langage même
des transgressions du langage, est de la sorte toujours contesta-
taire. A ce point de vue, non seulement l'écriture de Sade est poé-
tique, mais encore Sade a pris toutes les précautions pour que
cette poésie soit intraitable : la pornographie courante ne pourra
jamais récupérer un monde qui n’existe qu’à proportion de son
écriture, et la société ne pourra jamais reconnaître une écriture
qui est liée structuralement au crime et au sexe.
Ainsi s’établit la singularité de l’œuvre sadienne — et du même
coup se profile l’interdit qui la frappe : la cité suscitée par Sade,
et que nous avions cru au début pouvoir décrire comme une cité
«imaginaire », avec son temps, ses mœurs, sa population, ses pra-
tiques, cette cité-là est entièrement suspendue à la parole, non
parce qu’elle est la création du romancier (situation pour le moins
banale), mais parce qu’à l’intérieur même du roman sadien il y
a un autre livre, livre textuel, tissé de pure écriture, et qui déter-
mine tout ce qui se passe «imaginairement » dans le premier : il
ne s’agit pas de raconter, mais de raconter que l’on raconte. Cette
situation fondamentale de l'écriture a pour apologue très clair
l'argument même des 120 Journées de Sodome : on sait qu’au châ-
teau de Silling, toute la cité sadienne - condensée en ce lieu —
est tournée vers l’histoire (ou le groupe d'histoires) qui est solen-

1. Exemples innombrables de ce procédé : les passions papales, le fessier


ministériel, travailler d'importance le cul pontifical, sodomiser son institu-
trice, etc. (procédé repris par Klossovski : La culotte de l’Inspectrice). La règle
de concordance des temps peut s’en mêler, même si l'effet n’en est comique
que pour nous: «Je voudrais que vous baïisassiez le cul de mon Lubin.»
Faut-il rappeler que si nous paraissons rendre Sade responsable d’effets
qu'historiquement il n’a pu prévoir, c’est que pour nous, Sade n’est pas le
nom d’un individu, mais d’un «auteur », ou mieux encore d’un «narrateur »
mythique, dépositaire à travers le temps de tous les sens que reçoit son dis-
cours.
SANDER
ME NO NUMRSL ME RE IL OMMIONERER

nellement délivrée chaque soir par des prêtresses de la parole,


les historiennes !. Cette prééminence du récit est établie par des
protocoles très précis : tout l'horaire de la journée converge vers
son grand moment (le soir), qui est la séance d'histoires ; on s’y
prépare, tout le monde doit y assister (à l’exception des agents
qui serviront la nuit) ; le salon d’assemblée est un théâtre semi-
circulaire, dont le centre est occupé par la chaire élevée de l’his-
torienne ; au-dessous de ce trône de parole, les sujets de débauche
sont assis, à la disposition des messieurs qui souhaiteraient
expérimenter avec eux les propositions avancées par l’histo-
rienne ; leur statut est bien ambigu, à la manière sadienne, car
ils constituent à la fois les unités de la figure érotique et celles
de la parole qui s’énonce au-dessus de leur tête : ambiguïté qui
tient toute dans leur situation d'exemples (de grammaire et de
débauche) : la pratique suit la parole et en reçoit absolument sa
détermination : ce qui se fait a été dit?. Sans la parole formatrice,
la débauche, le crime ne pourraient s’inventer, se développer :
le livre doit précéder le livre, l’historienne est le seul «acteur »
du livre, car la parole en est le seul drame. La première des his-
toriennes, la Duclos, est le seul être qui, dans le monde libertin,
soit honoré : ce que l’on honore en elle, c’est à la fois le crime
et la parole.
Or, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est peut-être à
partir de la constitution proprement littéraire de l'œuvre sadienne
que l’on voit le mieux une certaine nature des interdictions dont
elle est l’objet. Il arrive assez souvent que l’on donne à la répro-
bation morale dont on frappe Sade la forme désabusée d’un
dégoût esthétique : on déclare que Sade est monotone. Bien que
toute création soit nécessairement une combinatoire, la société,
en vertu du vieux mythe romantique de l’«inspiration », ne sup-
porte pas qu’on le lui dise. C’est pourtant ce qu'a fait Sade: il a
ouvert et découvert son œuvre (son «monde ») comme l’intérieur
d’une langue, accomplissant ainsi cette union du livre et de sa
critique que Mallarmé nous a rendue si claire. Mais ce n’est pas
tout ; la combinatoire sadienne (qui n’est pas du tout, comme on
le dit, celle de toute littérature érotique) ne peut nous paraître
monotone que si nous déportons arbitrairement notre lecture,

1. Juliette aussi est qualifiée d’historienne.


2. Le crime a exactement la même «dimension » que la parole: lorsque
les historiennes en arriveront aux passions meurtrières, le sérail se dépeu-
plera.
SAN DRE US F0) URI E KR A ML O1 O! À

du discours sadien à la «réalité » qu’il est censé représenter ou


imaginer : Sade n’est ennuyeux que si nous fixons notre regard
sur les crimes rapportés et non sur les performances du discours.
De même, lorsque, n’invoquant plus la monotonie de l’érotique
sadienne, mais plus franchement les «monstrueuses turpitudes »
d’un « auteur abominable », on en vient, comme fait la loi, à inter-
dire Sade pour des raisons morales, c’est parce qu’on refuse d’en-
trer dans le seul univers sadien, qui est l’univers du discours.
Pourtant, à chaque page de son œuvre, Sade nous donne des
preuves d’«irréalisme » concerté : ce qui se passe dans un roman
de Sade est proprement fabuleux, c’est-à-dire impossible ; ou plus
exactement, les impossibilités du référent sont tournées en pos-
sibilités du discours, les contraintes sont déplacées: le référent
est entièrement à la discrétion de Sade, qui peut lui donner,
comme tout conteur, des dimensions fabuleuses, mais le signe,
lui, appartenant à l’ordre du discours, est intraitable, c’est lui qui
fait la loi. Par exemple : Sade multiplie, dans une même scène,
les extases du libertin au-delà de tout possible : il le faut bien, si
lon veut décrire beaucoup de figures en une seule séance : mieux
vaut multiplier les extases, qui sont des unités référentielles et
par conséquent ne coûtent rien, que les scènes, qui sont des uni-
tés du discours et par conséquent coûtent beaucoup. Etant écri-
vain, et non auteur réaliste, Sade choisit toujours le discours
contre le référent ; il se place toujours du côté de la sémiosis, non
de la mimesis : ce qu’il «représente » est sans cesse déformé par
le sens, et c’est au niveau du sens, non du référent, que nous
devons le lire.
C’est évidemment ce que ne fait pas la société qui l’interdit;
elle ne voit dans l’œuvre de Sade que l’appel du référent; pour
elle, le mot n’est qu’une vitre qui donne sur le réel; le procès créa-
tif qu’elle imagine et sur lequel elle fonde ses lois n’a que deux
termes : le « réel » et son expression. La condamnation légale por-
tée contre Sade est donc fondée sur un certain système de la lit-
térature et ce système est celui du réalisme : il postule que la lit-
térature « représente », « figure », «imite »; que c’est la conformité
de cette imitation qui s’offre au jugement, esthétique si l’objet en
est touchant, instructif, ou pénal, s’il est monstrueux; qu’enfin,
imiter, c’est persuader, entraîner : vue d’école, dans laquelle pour-
tant s’engage toute une société, avec ses institutions. Juliette, « fière
et franche dans le monde, douce et soumise dans les plaisirs »,
séduit énormément; mais celle qui me séduit est la Juliette de
papier, l’historienne qui se fait sujet du discours, non sujet de la

NS
S AGDME RFO TIR I ER MIO MONET EX

« réalité ». Devant les excès de la Durand, Juliette et Clairwil ont


ce mot profond : « Est-ce que vous avez peur de moi ? — Peur !non :
mais nous ne te concevons pas. » Inconcevable dans la réalité, füût-
elle imaginaire, la Durand (comme Juliette) le devient cependant
dès qu’elle quitte l’instance anecdotique pour atteindre l’instance
du discours. La fonction du discours n’est pas, en effet, de «faire
peur, honte, envie, impression, etc. », mais de concevoir l’incon-
cevable, c’est-à-dire de ne rien laisser en dehors de la parole et
de ne concéder au monde aucun ineffable : tel est, semble-t-il, le
mot d'ordre qui se répète tout au long de la cité sadienne, de la
Bastille, où Sade n’exista que par la parole, au château de Silling,
sanctuaire, non de la débauche, mais de l’«histoire ».
Loyola
Vébvrs Craie Eten |
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1. L'écriture
Les jésuites, on le sait, ont beaucoup contribué à former l’idée
que nous avons de la littérature. Héritiers et propagateurs de la
rhétorique latine à travers l’enseignement dont ils ont eu pour
ainsi dire le monopole dans l’ancienne Europe, ils ont légué à la
France bourgeoise l’idée du bien-écrire, dont la censure se
confond encore souvent avec l’image que nous nous faisons de
la création littéraire. Cependant, ce prestige de la littérature, qu’ils
ont aidé à former, les jésuites le refusent facilement au livre de
leur fondateur : l'exposition des Exercices est déclarée « décon-
certante », « curieuse », « bizarre »; «tout y est laborieux, écrit un
Père, littérairement pauvre. L’auteur ne visait qu’à fournir l’ex-
pression la plus juste, la transmission aussi exacte que possible
à la Compagnie de Jésus et, par son entremise, à l'Eglise, du don
que lui-même avait reçu de Dieu ». On retrouve ici le vieux mythe
moderne selon lequel le langage n’est que l’instrument docile et
insignifiant des choses sérieuses qui se passent dans l'esprit, le
cœur ou l’âme. Ce mythe n’est pas innocent; le discrédit de la
forme sert à exalter l'importance du fond: dire : j'écris mal veut
dire : je pense bien. L’idéologie classique pratique dans l’ordre cul-
turel la même économie que la démocratie bourgeoise dans
l’ordre politique : une séparation et un équilibre des pouvoirs ; un
territoire confortable, mais surveillé, est concédé à la littérature,
à condition que ce territoire soit isolé, opposé hiérarchiquement
à d’autres domaines; c’est ainsi que la littérature, dont la fonc-
tion est mondaine, n’est pas compatible avec la spiritualité ; l’une
est détour, ornement, voile, l’autre est immédiation, nudité : voilà
pourquoi on ne peut être à la fois saint et écrivain. Purifié de tout
contact avec les séductions et les illusions de la forme, le texte
d’Ignace, suggère-t-on, est à peine du langage : c’est la simple
voie neutre qui assure la transmission d’une expérience mentale.
Ainsi se confirme une fois de plus la place que notre société
assigne au langage : décoration ou instrument, on voit en lui une
SMACDUR MERONTRRST
ER RERO MROEERA

sorte de parasite du sujet humain, qui s’en sert ou s’en revêt, à


distance, comme d’une parure ou d’un outil que l’on prend et
dépose selon les besoins de la subjectivité ou les convenances de
la socialité.
Une autre idée de l’écriture est cependant possible : ni déco-
rative ni instrumentale, c’est-à-dire en somme seconde, mais pre-
mière, antécédente à l’homme, qu’elle traverse, fondatrice de ses
actes comme autant d'inscriptions. Il est alors dérisoire de mesu-
rer l'écriture à ses attributs (en la déclarant «riche », «sobre »,
«pauvre », « curieuse », etc.). Seule compte l’assertion de son être,
c’est-à-dire en somme son sérieux. Etant indifférent aux conve-
nances des genres, des sujets et des fins, le sérieux de la forme,
qui n’est pas «l’esprit de sérieux », n’a rien à voir avec le drapé
des «belles » œuvres; il peut même être entièrement parodique
et se moque des divisions et des hiérarchies que notre société,
à des fins de conservation, impose aux actes de langage. Tout
«spirituels » qu’ils soient, les Exercices d’Ignace sont fondés en
écriture. Il n’est pas nécessaire d’être jésuite, ni catholique, ni
chrétien, ni croyant, ni humaniste, pour s’y intéresser. Si l’on veut
lire le discours d’Ignace, de cette lecture qui est intérieure à lécri-
ture, et non à la foi, peut-être même y a-t-il quelque avantage à
n'être rien de tout cela : les quelques lignes que Georges Bataille
a écrites sur les Exercices !, ont aussi leur poids, face aux quelque
1 500 commentaires suscités, depuis sa parution, par ce manuel
d’ascèse « universellement prôné ».

2. Le texte multiple
Nos habitudes de lecture, notre conception même de la litté-
rature font que tout texte nous apparaît aujourd’hui comme la
communication simple d’un auteur (en l'occurrence ce saint
espagnol qui a fondé au xvi° siècle la Compagnie de Jésus) et
d’un lecteur (en l’occurrence nous-mêmes) : Ignace de Loyola
aurait écrit un livre, ce livre aurait été publié et aujourd’hui nous
le lisons. Ce dessin, douteux pour tout livre (puisque nous ne
pouvons jamais manifester définitivement qui est l’auteur et qui
est le lecteur), est assurément faux en ce qui concerne les Exer-
cices. Car s’il est vrai qu’un texte se définit par l’unité de sa com-

1. Dans L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 26.

En [Si] [e?]
SOUDE 5 DO MRBR 9 AL Q YO LA

munication, ce n’est pas un texte que nous lisons, mais bien


quatre textes, disposés dans le profil du petit livre que nous tenons
entre les mains.
Le premier texte est celui qu'Ignace adresse au directeur de
la retraite. Ce texte représente le niveau littéral de l’œuvre, sa
nature objective, historique : la critique nous assure en effet que
les Exercices n’ont pas été écrits pour les retraitants eux-mêmes,
mais pour leurs directeurs. Le second texte est celui que le direc-
teur adresse à l’exercitant; le rapport des deux interlocuteurs
est ici différent; ce n’est plus un rapport de lecture ou même
d'enseignement, mais de donation, impliquant crédit de la part
du destinataire, secours et neutralité de la part du destinateur,
comme dans le cas du psychanalyste et du psychanalysé : le direc-
teur donne les Exercices (à vrai dire, comme on donne la nour-
riture — ou le fouet), il en traite la matière et l’adapte afin de la
transmettre à des organismes particuliers (du moins en était-il
ainsi autrefois : aujourd’hui, paraît-il, les Exercices sont donnés
en groupe). Matière traitable, que l’on peut allonger, raccourcir,
adoucir, renforcer, ce second texte est en quelque sorte le
contenu du premier (ce pour quoi on peut l’appeler texte séman-
tique) ; on veut dire par là que, si le premier texte constitue le
niveau propre du discours (tel que nous le lisons dans sa suite),
le second texte en est comme l’argument; par là même, il n’a
pas forcément le même ordre : ainsi, dans le premier texte, les
Annotations précèdent les quatre semaines : c’est l’ordre du dis-
cours ; dans le second texte, ces mêmes Annotations, portant sur
des matières qui peuvent concerner continûment les quatre
semaines, ne leur sont plus antécédentes, mais en quelque sorte
paramétriques, ce qui atteste bien l’indépendance des deux
textes. Ce n’est pas tout. Le premier et le second texte avaient
un acteur commun : le directeur de la retraite, ici destinataire et
là donateur. De la même façon, l’exercitant va être à la fois récep-
teur et émetteur; ayant reçu le second texte, il en écrit un troi-
sième, qui est un texte agi, composé avec les méditations, les
gestes et les pratiques qui lui ont été donnés par son directeur :
c’est en quelque sorte l’exercice des Exercices, différent du
second texte dans la mesure où il peut s’en détacher en l’ac-
complissant imparfaitement. À qui s’adresse ce troisième texte,
cette parole élaborée par l’exercitant à partir des textes qui le
précèdent ? Ce ne peut être qu’à la divinité. Dieu est le destina-
taire d’une langue dont les paroles sont ici des oraisons, des col-
loques et des méditations ;chaque exercice est d’ailleurs expli-

ANS UT
SAND MEN ONTIRS
I D NE TN ONMORIENA

citement précédé d’une prière qui s'adresse à Dieu pour lui


demander de recevoir le message qui va suivre : message essen-
tiellement allégorique, puisqu'il est fait d'images et d’imitations.
A ce langage, la divinité est appelée à répondre: il existe donc,
tissée dans la lettre des Exercices, une réponse de Dieu, dont Dieu
est le donateur et l’exercitant le destinataire : quatrième texte,
proprement anagogique, puisqu'il faut remonter, de relais en
relais, de la lettre des Exercices à leur contenu, puis à leur action,
avant d’atteindre le sens le plus profond, le signe libéré par la
divinité.

Î Il III IV
Texte littéral Sémantique Allégorique Anagogique

Ignace

le directeur le directeur

Pexercitant lexercitant

la divinité la divinité

l'exercitant

On le voit, le texte multiple des Exercices est une structure,


c’est-à-dire une forme intelligente: structure des sens, d’abord,
car on peut y retrouver cette diversité et ce «prospect» des
langues, qui a marqué le rapport établi entre Dieu et la créature
par la pensée théologique du Moyen Age et que l’on voit dans la
théorie des quatre sens de l’Ecriture ; structure de l’interlocution
ensuite (et ceci est sans doute plus important), puisque des quatre
interlocuteurs que les textes mettent en jeu, chacun, sauf Ignace,
assume un rôle double, étant destinateur ici et là destinataire
(encore Ignace, qui inaugure la chaîne des messages, n'est-il rien
d'autre, au fond, que l’exercitant qui la clôt: il s’est donné sou-
vent lui-même les Exercices, et pour connaître la langue dont la
divinité use dans sa réponse, il faudra recourir au Journal spiri-
tuel, dont Ignace est nommément le sujet). Il s’agit donc d’une
structure en relais, où chacun reçoit et transmet. Quelle est la
fonction de cette structure dilatoire? C’est de disposer à chaque
relais de l’interlocution deux incertitudes. La première naît de
ce que les Exercices étant adressés au directeur et non au retrai-
tant, celui-ci ne peut (et ne doit) rien savoir à l’avance de la suite
SAND
IE ER AEMO ETER TPE MR L/O0 M'O1S A

des expériences qui lui sont recommandées au fur et à mesure ;


il est dans la situation du lecteur d’un récit qui vit dans le sus-
pense, un suspense qui le concerne de très près, puisqu'il est
aussi acteur de l’histoire dont on lui donne peu à peu les élé-
ments. Quant à la seconde incertitude, elle intervient au second
relais du texte quadruple; elle tient à ceci: la divinité recevra-
t-elle la langue de l’exercitant et lui donnera-t-elle en retour une
langue à déchiffrer ? C’est en raison de ces deux incertitudes, à
proprement parler structurales, puisqu'elles sont prévues et vou-
lues par la structure, que le texte multiple des Exercices est dra-
matique. Le drame est ici celui de l’interlocution; d’une part,
l’exercitant est semblable à un sujet qui parlerait en ignorant la
fin de la phrase dans laquelle il s'engage; il vit l’incomplétude
de la chaîne parlée, l'ouverture du syntagme, il est séparé de la
perfection du langage, qui est sa clôture assertive; et, d’autre
part, le fondement même de toute parole, l’interlocution, ne lui
est pas donnée, il lui faut la conquérir, inventer la langue dans
laquelle il doit s’adresser à la divinité et préparer sa réponse pos-
sible : l’exercitant doit accepter le travail énorme et cependant
incertain d’un constructeur de langage, d’un logo-technicien.

3. La mantique
L’idée de soumettre la méditation religieuse à un travail
méthodique n’était pas neuve ; Ignace à pu l’hériter de la devo-
tio moderna des mystiques flamands, dont il avait connu, dit-on,
les traités d’oraison réglée, pendant son séjour à Montserrat ;d’un
autre côté, parfois, lorsque par exemple Ignace recommande de
prier par rythme en attachant un mot du Pater à chaque souffle
de la respiration, sa méthode rappelle certaines techniques de
l'Eglise orientale (l’hésychasme de Jean Climaque, ou prière
continue liée au souffle), sans parler, bien entendu, des disci-
plines de la méditation bouddhique; mais ces méthodes (pour
s’en tenir à celles qu’a pu connaître Ignace) visaient seulement
à accomplir en soi une théophanie intime, une union avec Dieu.
Ignace donne à la méthode d’oraison un tout autre but: il s’agit
d'élaborer techniquement une interlocution, c’est-à-dire une
langue nouvelle qui puisse circuler entre la divinité et l’exer-
citant. Le modèle du travail d’oraison est ici beaucoup moins mys-
tique que rhétorique, car la rhétorique fut elle aussi la recherche
d’un code second, d’une langue artificielle, élaborée à partir d’un

DNS.19
SANDRE MEMOIRE INERR PATRON ONTAEA

idiome donné; l’orateur antique disposait de règles (de sélection


et de succession) pour trouver, rassembler et enchaîner les argu-
ments propres à atteindre l'interlocuteur et obtenir de lui une
réponse ; de la même façon, Ignace constitue un «art», destiné
à déterminer l’interlocution divine. Dans l’un et l’autre cas, il
s’agit de produire des règles générales qui permettent au sujet
de trouver quoi dire (invenire quid dicas), c’est-à-dire tout sim-
plement de parler : il y a certainement au départ de la rhétorique
et de la méditation ignaciennes (dont on verra le détail minu-
tieux, comme s’il fallait réagir à chaque minute contre une iner-
tie de parole) le sentiment d’une aphasie humaine : l’orateur et
lexercitant se débattent à l’origine dans une carence profonde
de la parole, comme s'ils n’avaient rien à dire et qu’il faille un
effort acharné pour les aider à trouver un langage. C’est sans
doute pour cela que l’appareil méthodique installé par Ignace,
réglant jours, horaires, postures, régimes, fait penser, dans sa
minutie extrême, aux protocoles de l’écrivain (il est vrai, en géné-
ral, mal connus, et c’est dommage) : celui qui écrit, par une pré-
paration réglée des conditions matérielles de l'écriture (lieu,
horaire, carnets, papier, etc.), qu’on appelle communément le
«travail» de l'écrivain et qui n’est le plus souvent que la conju-
ration magique de son aphasie native, tente de capturer « l’idée »
(ce à quoi l’aidait le rhéteur), tout comme Ignace cherche à don-
ner les moyens de saisir le signe de la divinité.
La langue que veut constituer Ignace est une langue de l’in-
terrogation. Alors que dans les idiomes naturels, la structure élé-
mentaire de la phrase, articulée en sujet et prédicat, est d’ordre
assertif, l’articulation courante est ici celle d’une question et d’une
réponse. Cette structure interrogative donne aux Exercices leur
originalité historique ; jusque-là, remarque un commentateur, on
se préoccupait plutôt d'accomplir la volonté de Dieu ; Ignace veut
plutôt trouver cette volonté (Quelle est-elle? Où est-elle? Vers
quoi penche-t-elle ?), et par là son œuvre rejoint une probléma-
tique du signe, et non de la perfection: le champ des Exercices
est essentiellement celui du signe échangé. Etabli entre la divi-
nité et l’homme, ce champ était, du temps des anciens Grecs,
celui de la mantique, art de la consultation divine. Langue de
linterpellation, la mantique comprend deux codes : celui de la
question adressée par l’homme à la divinité, celui de la réponse
renvoyée par la divinité à l’homme. La mantique ignacienne com-
prend elle aussi ces deux codes; on trouve le premier (ou code
de la demande) principalement dans les Exercices, le second (ou

7% 4 0
SAVOIR MURAIONUL
RL IE RNA M OÙ Où TEA

code de la réponse) dans le Journal; mais, on le verra mieux


pour finir, on ne peut les dissocier; il s’agit de deux systèmes
corrélatifs, d’un ensemble dont le caractère radicalement binaire
atteste la nature linguistique.
On peut s’en assurer par un simple coup d’œil sur la structure
générale des Exercices. Cette structure a été bizarrement discu-
tée : on ne comprenait pas comment les quatre Semaines d’Ignace
pouvaient coïncider (puisque, pensait-on, elles le devaient) avec
les trois voies (purgative, illuminative, unitive) de la théologie clas-
sique. Comment 3 peut-il égaler 4 ? On s’en tirait en fractionnant
la seconde voie en deux parties, correspondant aux deux semaines
médianes. L’enjeu de ce débat taxinomique n’est nullement for-
mel. Le schéma ternaire dans lequel on essaye de faire entrer les
quatre Semaines recouvre le modèle ordinaire de la dispositio rhé-
- torique qui sépare, dans le discours, un début, un milieu et une
fin, ou encore celui du syllogisme, avec ses deux prémisses et sa
conclusion; c’est un schéma dialectique (fondé sur une idée de
maturation), grâce auquel tout processus se trouve naturalisé,
rationalisé, acclimaté, pacifié : donner aux Exercices une structure
ternaire, c’est réconcilier le retraitant, lui donner le réconfort d’une
transformation médiatisée. Cependant, aucune raison théologique
ne peut prévaloir contre cette évidence structurale : le nombre 4
(puisqu'il y a quatre Semaines de retraite) renvoie, sans transac-
tion possible, à une figure binaire. Comme l’a indiqué l’un des
derniers commentateurs d’Ignace !, les quatre Semaines s’articu-
lent en deux moments, un avant et un après; le pivot de ce duel,
qui n’est nullement un «espace » médian, mais un centre, c’est,
au terme de la seconde Semaine, l’acte de liberté par lequel l’exer-
citant choisit, conformément à la volonté divine, telle ou telle
conduite sur laquelle il était préalablement incertain: c’est ce
qu'Ignace appelle :faire élection. L’élection n’est pas un moment
dialectique, c’est le contact abrupt d’une liberté et d’une volonté ;
avant, ce sont les conditions d’une bonne élection; après, ce sont
ses conséquences; au milieu, la liberté, c’est-à-dire, substantiel-
lement, rien.
L'élection (le choix) épuise la fonction générale des Exercices.
Le texte s’édulcorant avec les siècles, on en est venu ici et là à
donner aux Exercices un rôle vague d’édification pieuse ; un tra-

1. G. Fessard, La Dialectique des exercices spirituels de saint Ignace de


Loyola, Paris, Aubier, 1956.
SANDEN MEN ONULR
TN ER A ONE
OL TE A

ducteur du xvuie siècle, le père Clément, « casse » les Exercices et


attribue à chaque Semaine, comme à un organe indépendant, une
fonction amovible: pour une bonne confession, la première
Semaine, pour une décision importante, la seconde ; pour une âme
religieuse dans le trouble, les deux dernières. Pourtant, liée à une
structure unique, la fonction des Exercices ne peut être qu’unique :
comme dans toute mantique, elle est de déterminer un choix, une
décision. On peut sans doute donner à ce choix une généralité
théologique (« Comment unir, à chaque fois, ma liberté à la volonté
de l'Eternel ? ») ; mais les Exercices sont très matériels, imprégnés
d’un esprit de contingence (qui fait leur force et leur saveur); le
choix qu’ils préparent et sanctionnent est véritablement pratique.
Ignace a donné lui-même un échantillon des matières sur les-
quelles il y a lieu de faire élection : le sacerdoce, le mariage, les
bénéfices, la manière de diriger une maison, combien il faut don-
ner aux pauvres, etc. Le meilleur exemple d'élection n’est pour-
tant pas donné par les Exercices mais par le Journal spirituel :
Ignace y fait longuement état de la question à laquelle il s’est efforcé
pendant plusieurs mois de répondre en lui-même, sollicitant de
Dieu un signe déterminant : fallait-il, dans la constitution de la
Société de Jésus, admettre que les Eglises eussent le droit d’avoir
des revenus? Il arrive un moment de la délibération où c’est oui
ou non, et c’est à cette pointe extrême du choix que doit interve-
nir la réponse de Dieu. Aussi la langue d'interrogation élaborée
par Ignace vise moins la question classique des consultations : Que
Jaire ? que l'alternative dramatique par laquelle finalement toute
pratique se prépare et se détermine : Faire ceci ou faire cela ? Pour
Ignace, toute action humaine est de nature paradigmatique. Or,
pour Aristote aussi : la praris est une science et cette science repose
sur une opération proprement alternative, la proairésis, qui consiste
à disposer, dans le projet d’une conduite, des points de bifurca-
tion, à en examiner les deux perspectives, à choisir l’une et non
l’autre, puis à repartir. C’est là le mouvement même de l'élection,
et l’on voit ce qui peut lier la praxis et la langue d'interrogation:
c’est la forme strictement binaire qu’elles ont en commun: à la
dualité de toute situation pratique correspond la dualité d’une
langue articulée en demande et en réponse. On comprend mieux,
dès lors, l'originalité de ce troisième texte des Exercices, de ce code
institué par Ignace pour amener Dieu à peser sur la praæis : d’or-
dinaire, les codes sont faits pour être déchiffrés; celui-ci est fait
pour déchiffrer (la volonté de Dieu).
SAVOURER ONU R DE, À 0 TE (O Y Où E À

4. L'imagination
L'invention d’une langue, tel est donc l’objet des Exercices.
Cette invention se prépare par un certain nombre de protocoles,
que l’on peut rassembler sous une prescription unique d’isole-
ment : retraite dans un lieu clos, solitaire et surtout inhabituel,
conditions de lumière (adaptées au sujet de la méditation),
emplacements de la pièce où doit se tenir l’exercitant, postures
(à genoux, prosterné, debout, assis, visage vers le ciel), portée
du regard, qui doit être retenu, et surtout, bien entendu, orga-
nisation du temps, pris entièrement en charge par le code, du
réveil au sommeil en passant par les occupations les plus
modestes de la journée (s’habiller, manger, se détendre, s’en-
»
dormir). Ces prescriptions ne sont pas propres au système
d’Ignace, on les retrouve dans l’économie de toutes les religions,
mais chez Ignace elles ont ceci de particulier qu’elles préparent
l'exercice d’une langue. Comment ? En aidant à déterminer ce
que l’on pourrait appeler un champ d’exclusion. l’organisation
très serrée du temps, par exemple, permet de napper entière-
ment la journée, de supprimer en elle tout interstice par lequel
pourrait revenir une parole extérieure; pour être répulsive, la
jointure du temps doit être si parfaite qu’Ignace recommande de
commencer le temps futur avant même que le temps présent soit
épuisé : en m’endormant, penser déjà à mon réveil, en m’ha-
billant, penser à l’exercice que je vais faire : un déjà incessant
marque le temps du retraitant et lui assure une plénitude qui
repousse loin de lui toute langue autre. Même fonction, quoique
plus indirecte, pour les gestes : c’est la prescription même, non
son contenu, qui isole; dans son absurdité, elle déconditionne
de l’habituel, sépare l’exercitant de ses gestes antérieurs
(différents), repousse l’interférence des langues mondaines qu’il
parlait avant d’entrer en retraite (ce qu’Ignace appelle «les
paroles oiseuses »). Tous ces protocoles ont pour fonction d’ins-
taller dans l’exercitant une sorte de vide linguistique, nécessaire
à l’élaboration et au triomphe de la langue nouvelle : le vide est
idéalement l’espace antérieur de toute sémiophanie.
C’est selon ce sens négatif, répulsif, qu’il faut interpréter — du
moins dans un premier temps -— l’imagination ignacienne. Il faut
ici distinguer l'imaginaire de l’imagination. L’imaginaire peut
être conçu comme un ensemble de représentations intérieures
(c’est le sens courant), ou comme le champ de défection d’une

T 4 5
SMUDNBAAME OO MTIMIRMIMENRN L'0 MONA

image (c’est le sens que l’on trouve chez Bachelard et dans la


critique thématique), ou encore comme la méconnaissance que
le sujet a de lui-même au moment où il assume de dire et de
remplir son je (c’est le sens du mot chez J. Lacan). Or, dans tous
ces sens, l’imaginaire d’Ignace est très pauvre. Le réseau
d'images dont il dispose spontanément (ou qu’il prête à l’exer-
citant) est à peu près nul, au point que précisément tout le tra-
vail des Exercices consiste à donner des images à celui qui en
est nativement démuni; produites à grand-peine, par une tech-
nique acharnée, ces images restent banales, squelettiques : s’il
faut «imaginer » l’enfer, ce seront (souvenirs d’une sage image-
rie) des incendies, des hurlements, du soufre, des larmes ; nulle
part ces trajets de transformation, ces «avenues du rêve », dont
Bachelard a pu constituer sa thématique, jamais, chez Ignace,
l’une de ces singularités de substance, de ces surprises de la
matière que l’on trouve chez Ruysbroek ! ou Jean de la Croix;
Ignace substitue très vite, à la description de la chose imaginée,
son chiffre intellectuel : Lucifer est certes assis dans une sorte
de « grande chaire de feu et de fumée », mais pour le reste, son
aspect est simplement «horrible et terrifiant ». Quant au je igna-
cien, du moins dans les Exercices, il n’a aucune valeur d’être, il
n’est nullement décrit, prédiqué, sa mention est purement tran-
sitive, impérative («dès que je me réveille, me remettre en
mémoire..», «retenir mes regards», «me priver de toute
lumière », etc.); c’est vraiment le shifter décrit idéalement par

1. Voici, chez Ruysbroek, une vision de l'enfer : « Les gourmands seront


nourris de soufre et de poix bouillante. Le feu qu’ils avaleront détermi-
nera chez eux la sueur infernale. Si vous aviez un corps d’airain et si une
goutte de cette sueur vous touchait, vous fondriez. J'ai dans la mémoire un
exemple effroyable. Trois moines vivaient près du Rhin, adonnés à cette
hideuse passion. Méprisant le repas des frères, ils quittaient la communauté
à l'heure des repas, pour manger seuls et à l'écart ce qu’ils avaient préparé
pour eux seuls. Deux d’entre eux moururent subitement... L'un d'eux appa-
rut au survivant et dit qu'il était damné. Souffrez-vous beaucoup ? demanda
le vivant. Pour loute réponse, le mort étendit sa main et laissa tomber une
goulle de sueur sur un candélabre d’airain. Le candélabre fondit en moins
d’un instant, comme la cire dans une fournaise ardente...» (Ruysbroek,
Œuvres choisies, trad. par E. Hello, Paris, Poussielgue, 1869, p. 148). La par-
ticularité de substance, c’est, ici, d'avoir imaginé, non la chaleur de l’enfer,
mais la sueur du damné, et celte sueur, non comme aqueuse, mais comme
corrosive, en sorte que c’est le contraire même du feu infernal, le liquide,
qui est son plus sûr agent.
SAR AO EUR LE A #5) IL © Y © R À

les linguistes, auquel son vide psychologique, sa pure existence


locutoire assurent une sorte d’errance à travers des personnes
indéfinies. En un mot, chez Ignace, rien qui ressemble à une
réserve d'images, si ce n’est rhétorique.
Autant l'imaginaire d’Ignace est nul, autant son imagination est
forte (inlassablement cultivée). Il faut entendre par ce mot, que
l’on prendra au sens pleinement actif qu’il pouvait avoir en latin,
l'énergie qui permet de fabriquer une langue dont les unités seront
certes des «imitations », mais nullement des images formées et
emmagasinées quelque part dans la personne. Etant activité volon-
taire, énergie de parole, production d’un système formel de signes,
l'imagination ignacienne peut donc et doit avoir d’abord une fonc-
tion apotropaïque ; elle est, au premier chef, le pouvoir de repous-
ser les images étrangères; comme les règles structurales de la
\
langue — qui ne sont pas ses règles normatives — elle forme un ars
obligatoria qui fixe moins ce qu’il faut imaginer que ce qu’il n’est
pas possible d’imaginer — ou ce qu’il est impossible de ne pas ima-
giner. C’est ce pouvoir négatif qu’il faut reconnaître d’abord à l’acte
fondamental de la méditation, qui est la concentration : «contem-
pler », « fixer », «me représenter à l’aide de l'imagination », «voir
des yeux de l’imagination », «me mettre en face de l’objet», c’est
d’abord éliminer, c’est même éliminer continûment, comme si,
contrairement aux apparences, la fixation mentale d’un objet ne
pouvait jamais être le support d’une emphase positive, mais seu-
lement le résidu permanent d’une série d’exclusions actives, vigi-
lantes : la pureté, la solitude de l’image est son être même, au point
qu’Ignace fixe, comme son attribut le plus difficile, le temps où
elle doit se maintenir (la durée de trois Pater, de trois Ave, etc.).
Une forme légèrement variée de cette loi d’exclusion, c’est l’obli-
gation faite à l’exercitant, d’une part, d'occuper tous les sens phy-
siologiques (la vue, l’odorat, etc.) en les consacrant successive-
ment à un même sujet, et d'autre part, de ramener toutes les
insignifiances de sa vie quotidienne à la langue unique qu’il doit
parler et dont Ignace cherche à établir le code : ainsi des néces-
sités temporelles auxquelles il ne peut échapper, tels la lumière,
le temps qu’il fait, la nourriture, l’habillement, dont il faut « pro-
fiter » pour les tourner en objets d’image («Pendant les repas, consi-
dérer le Christ notre Seigneur comme si on le voyait manger avec
ses Apôtres, sa façon de boire, de regarder, de parler; et tâcher
de l’imiter»), selon une sorte d'économie totalitaire, où tout, de
l’accidentel au futile et au trivial, doit être récupéré : comme le
romancier, l’exercitant est «quelqu'un pour qui rien n’est perdu »

7 4 5
SANDBP MAN OMR
INR MR INT OM ONTE A

(Henry James). Tous ces protocoles préparatoires, en chassant du


champ de la retraite les langues mondaines, oiseuses, physiques,
naturelles, en un mot les langues autres, ont pour but d’accom-
plir l’homogénéité de la langue à construire, en un mot sa perti-
nence; ils correspondent à cette situation de parole, qui n’est pas
intérieure au code (ce pour quoi les linguistes ne l’ont guère étu-
diée jusqu’à présent), mais sans laquelle l'ambiguïté constitutive
du langage atteindrait un seuil intolérable.

5. L'’articulation
Quiconque lit les Exercices voit du premier coup d’œil que la
matière en est soumise à une séparation incessante, méticuleuse
et comme obsessionnelle ; ou plus exactement, les Exercices sont
cette séparation même, à laquelle rien ne préexiste : tout est
immédiatement divisé, subdivisé, classé, numéroté en annota-
tions, méditations semaines, points, exercices, mystères, etc.
Une opération simple, que le mythe attribue au créateur du
monde séparant le jour, la nuit, l’homme, la femme, les éléments
et les espèces, fonde continûment le discours ignacien : l’articu-
lation. Le concept a chez Ignace un autre nom que l’on retrouve
obstinément à tous les niveaux de son œuvre : le discernement :
discerner, c’est distinguer, séparer, écarter, limiter, énumérer,
évaluer, reconnaître la fonction fondatrice de la différence; la
discretio, mot ignacien par excellence, désigne un geste si ori-
ginel qu’il peut s'appliquer aussi bien à des conduites (dans le
cas de la prazxis aristotélicienne) et à des jugements (la discreta
carilas, charité clairvoyante, qui sait distinguer) qu’à des dis-
cours : la discretio fonde tout langage, puisque tout ce qui est lin-
guistique est articulé.
Les mystiques l’ont bien compris : la fascination et la méfiance
qu’ils éprouvent à l'égard du langage se sont exprimées dans un
débat très vif autour du discontinu de l’expérience intérieure:
c’est le problème des « appréhensions distinctes !». Même lorsque
le terme de lexpérience mystique est défini comme un au-delà
du langage, où s’abolit sa marque même, qui est l'existence d’uni-
tés articulées, les états antérieurs sont classés, une langue inau-

1. Voir Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience


mystique, Paris, Félix Alcan, 1924.
SRE NERMEMONEN ER TE EX 0 ML (O YO HA

gurale est décrite : Thérèse d’Avila discerne la méditation, l'union,


le ravissement, etc., et Jean de la Croix, qui est certainement allé
plus loin que Thérèse dans l'abolition du discontinu, établit un
code minutieux des appréhensions (corporelles extérieures, cor-
porelles intérieures, distinctes et particulières, confuses, obscures
et générales, etc.). L’articulation apparaît à tous comme la condi-
tion, le gage et la fatalité du langage : pour dépasser le langage,
il faut épuiser l’articulation, l’exténuer après l’avoir reconnue.
On le sait, ce n’est pas là le but d’Ignace : la théophanie qu’il
cherche méthodiquement est en fait une sémiophanie, ce qu’il
travaille à obtenir, c’est le signe de Dieu, plus que sa connais-
sance ou sa présence ; le langage est son horizon définitif, et l’ar-
ticulation une opération qu’il ne peut jamais abandonner au pro-
fit d'états indistincts — ineffables.
Les unités découpées par Ignace sont très nombreuses. Les unes
sont temporelles : semaines, jours, moments, temps. D’autres
sont oratoires : exercices, contemplations, méditations (au carac-
tère essentiellement discursif), examens, colloques, préambules,
prières. D’autres enfin sont, si l’on peut dire, seulement méta-lin-
guistiques : annotations, additions, points, manières, notes. Cette
variété de distinctions (dont le modèle est évidemment scolas-
tique) provient, comme on l’a vu, de la nécessité d’occuper la tota-
lité du territoire mental et par conséquent de subtiliser à l’ex-
trême les canaux par lesquels l’énergie de parole va recouvrir et
pour ainsi dire colorier la demande de l’exercitant. Ce qui doit
être transporté à travers ce réseau varié de distinguo, c’est une
matière unique : l’image. L’image est très précisément une unité
d'imitation ; on divise la matière imitable (qui est principalement
la vie du Christ) en fragments tels qu’ils puissent être contenus
dans un cadre et l’occuper entièrement ; les corps incandescents
de l’enfer, les cris des damnés, le goût amer des larmes, les per-
sonnages de la Nativité, ceux de la Cène, le salut de ange Gabriel
à la Vierge, etc., autant d'unités d’image (ou « points »). Cette unité
n’est pas immédiatement anecdotique ; à elle seule elle ne fait
pas forcément une scène complète, mobilisant, comme au théâtre,
plusieurs sens en même temps: l’image (limitation) peut être
purement visuelle, ou purement auditive, ou purement tactile, etc.
Ce qui la fonde, c’est que l’on puisse l’enfermer dans un champ
homogène, ou, mieux encore, la cadrer; mais le cadre que lui
donne Ignace, issu en général des catégories rhétoriques ou psy-
chologiques de l’époque (les 5 sens, les 3 puissances de l’âme,
les personnages, etc.), est le produit volontaire d’un code, il a peu

CC or
SAND ANEMONURRNINENR MON OBIENX

de rapport avec cette fascination de l’objet découpé, du détail soli-


taire et cerné, imprimée par l’extase dans la conscience mystique
ou hallucinée : ainsi de Thérèse recevant brusquement la vision
des seules mains du Christ « d’une beauté si merveilleuse que je
suis impuissante à en faire la peinture», ou du mangeur de
haschisch appelé à s’absorber pendant des heures, selon Baude-
laire, dans la considération d’un rond bleuâtre de fumée. L'image
d’Ignace n’est séparée que dans la mesure où elle est articulée :
ce qui la constitue, c’est qu’elle soit prise à la fois dans une dif-
férence et une contiguïté (de type narratif) ; elle s'oppose ainsi à
la « vision » (qu’Ignace a connue et dont il fait état dans son Jour-
nal), peu distincte, élémentaire, et surtout erratique («Senti ou
vu de façon très lumineuse l’être même ou l’essence divine, sous
une forme sphérique un peu plus grande que ne paraît le soleil »).
L’image ignacienne n’est pas une vision, elle est une vue, au sens
que ce mot a dans l’art de la gravure («Vue de Naples », « Vue du
Pont-au-Change », etc.); encore cette «vue » doit-elle être prise
dans une séquence narrative, un peu à la façon de la sainte Ursule
de Carpaccio ou des illustrations successives d’un roman.
Ces vues (en étendant le sens du mot, puisqu'il s’agit de toutes
les unités de la perception imaginaire) peuvent «encadrer » des
saveurs, des odeurs, des sons ou des sensations, mais c’est la
vue « visuelle », si l’on peut dire, qui reçoit tous les soins d’Ignace.
Les sujets en sont variés : un temple, une montagne, une vallée
de larmes, l'appartement de la Vierge, un camp guerrier, un jar-
din, le sépulcre, etc.; le détail en est minutieux (considérer la
longueur d’un chemin, sa largeur, s’il est en plaine ou à travers
vallées et collines, etc.). Ces vues, dont la suggestion précède
en principe tout exercice, c’est la célèbre composiciôn viendo el
lugar. La composition de lieu avait derrière elle une double tra-
dition. Tout d’abord une tradition rhétorique ; la seconde sophis-
tique ou néo-rhétorique alexandrine avait consacré la descrip-
tion de lieu sous le nom de topographie; Cicéron recommande
de considérer, lorsqu'on parle d’un lieu, s’il est plat, montueux,
uni, escarpé, etc. (c’est exactement ce que dit Ignace); et Aris-
tote, constatant que pour se souvenir des choses, il suffit de
reconnaître le lieu où elles se trouvent, inclut le lieu (topos),
commun ou spécial, dans sa rhétorique du probable; chez
Ignace, le lieu, pour matériel qu’il soit, a cette fonction logique :
il a une force associative, qu’'Ignace cherche à exploiter. Ensuite,
une tradition chrétienne, qui remonte au haut Moyen Age; tra-
dition refusée d’ailleurs par Thérèse d’Avila, incapable, disait-

7 4 8
SATA ARE OL UPRE
TS ES RE IE A: Où MOM. A

elle, de faire travailler son imagination sur des lieux donnés,


mais qu’'Ignace a systématisée, au point de vouloir publier, à la
fin de sa vie, un livre où les compositions de lieu auraient été
figurées, gravées (le père Jérôme Nadal fut chargé de préparer
un volume d’estampes sur les scènes évangéliques codées par
les Exercices, et au xvit siècle, le manuel d’Ignace fut abon-
damment illustré). On verra pour finir que l’ampleur excep-
tionnelle, et exceptionnellement systématique, donnée par
Ignace au langage des «vues » imaginaires a une portée histo-
rique et, pour ainsi dire, dogmatique ; mais la première origi-
nalité de ce langage est d'ordre sémiologique : Ignace a lié
l’image à un ordre du discontinu, il a articulé l’imitation, et il a
fait ainsi de l’image une unité linguistique, l'élément d’un code.

| 6. L'arbre
L’articulation imprimée à l’image divise une contiguïté ; elle est
d'ordre syntagmatique et correspond à cette opposition des uni-
tés au sein de la phrase que les linguistes appellent « contraste ».
La langue ignacienne comporte aussi l’ébauche d’un système d’op-
positions virtuelles ou paradigmatiques. Ignace pratique inlassa-
blement cette forme exaspérée du binarisme qu’est l’antithèse;
toute la seconde Semaine, par exemple, est réglée par l’opposi-
tion des deux règnes, des deux étendards, des deux camps, celui
du Christ et celui de Lucifer, dont les attributs se contrarient un
à un; tout signe d'excellence détermine immanquablement le
creux où il prend structuralement appui pour signifier : la sagesse
de Dieu et mon ignorance, sa toute-puissance et ma faiblesse, sa
justice et mon iniquité, sa bonté et ma malice, autant de couples
paradigmatiques. On sait que Jakobson a pu définir le « poétique »
comme l’actualisation et l’extension d’une opposition systématique
sur le plan de la chaîne parlée ; le discours d’Ignace est fait de ces
extensions qui, si l’on veut bien les projeter graphiquement, pren-
nent l’allure d’un réseau de nœuds et d’embranchements ; réseau
relativement simple lorsque les embranchements sont des bifur-
cations (on appelait précisément binaire, aux xiv° et xv° siècles, le
choix impliqué par un cas de conscience), mais qui peuvent
atteindre une complication extrême lorsque les embranchements
sont multiples. Le développement du discours ressemble alors à
l’éploiement d’un arbre, figure bien connue des linguistes. Voici,
esquissé, l'arbre de la première Semaine :

7 4 9
SALDNE SAMO UNE U EUR nr 0 ROMA

Intelligence (id) (id)

Mémoire '
Volonté

1er péché 2° péché 3° péché

Soupeser Me comparer

Choses invisibles Me rapetisser


Admirer Odorat

Réyiser Ouïe Goût


Choses visibles
Vue Toucher

Lieu Objet
Lieu Objet
Points

Préludes
Colloque Préludes
Préludes Colloque Prière Colloque
SATA pi) Points
Oraison D

Le
DA (id) (id)
Æ /4

Exercice 1 Exercice 2 Exercice 3 Exercice 4 Exercice 5

Semaine {

Il est utile de se représenter l'arborescence continue du dis-


cours ignacien, car on le voit alors s'épanouir à la façon d’un orga-
nigramme destiné à régler la transformation d’une demande en
langage, ou encore : la production d’un chiffre capable d’exciter
la réponse de la divinité. Les Exercices sont un peu une machine,
au sens cybernétique du terme : on y introduit un « cas » brut, qui
est la matière de l'élection; il doit en sortir, non certes une réponse
automatique, mais une demande codée, et par là même « accep-
table » (au sens que ce mot peut avoir en linguistique). On verra
que l’arbre ignacien a pour fin paradoxale d’éqguilibrer les élé-
ments du choix, et non, comme on pourrait s’y attendre, de pri-
vilégier l’un d'eux; car ce qui est codé, c’est l'appel au signe de
Dieu, mais non point directement ce signe lui-même.

7. Topiques
L’arbre d’'Ignace suggère l’idée d’une poussée, d’une conduite
de la demande (objet de l'Exercice) à travers un entrelacs de
branches, mais pour se subdiviser, le thème soumis à la médi-

7500
S ANNE)
E SM OUR DER ; BROWN OLE À

tation a besoin d’un appareil supplémentaire, qui lui tende l’éven-


tail de ses possibles; cet appareil est une topique. La topique,
partie importante de l’inventio, réserve des lieux communs ou
spéciaux, où l’on pouvait puiser la prémisse des enthymèmes, a
eu une fortune énorme dans toute l’ancienne rhétorique. « Région
des arguments », « cercle », « sphère », « source », « puits », « arse-
nal », «ruche », « trésor où dorment les idées », les rhéteurs n’ont
cessé de célébrer en elle le moyen absolu d’avoir quelque chose
à dire. Forme préexistante à toute invention, la topique est une
grille, une tablature de cases à travers laquelle on promène le
sujet à traiter (la guaestio) ; de ce contact méthodique naît l’idée
— ou du moins son début, que le syllogisme aura à charge de pro-
longer en quelque sorte mécaniquement. La topique a donc tous
les prestiges d’un arsenal des puissances latentes. Il a existé bien
des topiques, depuis la topique purement formelle d’Aristote, jus-
qu’à la «topique sensible » de Vico; et l’on peut dire que même
après sa mort, bien des discours en prolongent le procédé sans
en assumer le nom.
On imagine le profit qu’Ignace pouvait tirer de cet instrument :
le sujet de la méditation (toujours posé sous forme de demande
à Dieu dans l’un des préambules de l’Exercice) est confronté
méthodiquement, point par point, avec les termes d’une liste, de
façon à faire surgir les images dont Ignace compose sa langue.
Les listes d’Ignace (ses topiques) sont principalement: les
dix Commandements, les sept Péchés capitaux, les trois puis-
sances de l’âme (mémoire, entendement, volonté), et surtout les
cinq sens; ainsi l’imagination de l'Enfer consiste à le percevoir
cinq fois de suite sous le mode de chacun des cinq sens : voir les
corps incandescents, entendre les cris des damnés, sentir le
cloaque de l’abîme, goûter l’amertume des larmes, toucher le
feu. Bien plus : dans la mesure où le sujet lui-même peut se sub-
diviser en points particuliers et où il est requis de faire passer
chacun de ces points à travers toutes les cases de la topique, c’est
à un véritable tissage de la méditation que l’exercitant doit pro-
céder, les points du sujet fournissant la trame et les cases de la
topique fournissant la chaîne; ainsi, chacun des trois péchés,
celui des Anges, celui d'Adam et celui d’un homme, doit être par-
couru trois fois, selon les trois avenues de la mémoire, de l’en-
tendement et de la volonté. Ici encore joue la loi d'économie tota-
litaire dont on a déjà parlé : tout est recouvert, nappé, épuisé.
Ignace imagine même une topique libre, proche de l’associa-
tion d'idées: la seconde manière de prier consiste à « contem-

To
SAND ST ONTER
IN EME OM AIO NMIONMEPA

pler le sens de chacun des mots d’une prière. On dira le mot


Pater. On restera à considérer ce mot aussi longtemps que l’on
trouvera des sens, des comparaisons, du goût et de la consola-
tion dans les considérations se rapportant à ce mot»; on peut
ainsi rester une heure sur l’ensemble du Pater. Il s’agit là d’une
technique très générale : c’est un mode de concentration bien
connu au Moyen Age sous le nom de /ectio divina, et dans le
bouddhisme, sous celui de nemboutsou, ou méditation du nom
de Bouddha. Gracian en a donné une version baroque, plus lit-
téraire, qui consiste à décomposer le nom en ses thèmes éty-
mologiques, fussent-ils fantaisistes (Di-os, celui qui nous a donné
la vie, la fortune, nos enfants, etc.) : c’est l’agudeza nominal, sorte
d’annominatio rhétorique. Mais alors que, pour le bouddhiste, la
concentration nominale doit produire un vide, Ignace recom-
mande une exploration de tous les signifiés d’un seul nom, pour
en faire la somme ; il veut arracher à la forme l’étendue de ses
sens, et de la sorte exténuer le sujet — ce sujet qui est doté, dans
notre terminologie, d’une ambiguïté savoureuse, puisqu'il est à
la fois quaestio et ego, objet et agent du discours.

8. Assemblages
Ce qui a été articulé doit être rassemblé. Le texte de l’exerci-
tant comporte deux grandes formes d'assemblage, la répétition
et le récit. La répétition est un élément capital de la pédagogie
des Exercices. I] y a tout d’abord la répétition littérale, qui consiste
à refaire entièrement un Exercice dans sa marche et son détail;
c’est la rumination (le mot est d’Ignace). Il y a ensuite la réca-
pitulation, vieux schéma classique de la summatio, repris abon-
damment pendant des siècles : au septième jour de la troisième
Semaine, Ignace recommande ainsi de reprendre et de considé-
rer tout l’ensemble de la Passion. Il y a enfin la répétition variée,
celle qui consiste à reprendre un sujet en en changeant le point
de vue ; si, par exemple, au bord de l'élection, je m’arrête en pen-
sée sur un choix, je dois considérer ce qu’il sera advenu de ce
choix au jour de ma mort, puis au jour du Jugement dernier. La
répétition consiste à épuiser les «pertinences » d’un sujet: on
répète, en variant un peu, pour être sûr de bien recouvrir. Le
modèle complexe de la répétition ignacienne pourrait bien être
la formule quadruple qui résume, dit-on, les quatre Semaines
des Exercices : 1° Deformata reformare, 2° Reformata conformare,
S'A D'E ; FROM RTE MO
TEE Où IT A!

3° Conformata confirmare, 4° Confirmata transformare; avec


deux racines et quatre préfixes, non seulement tout est énoncé,
mais encore répété comme dans un ensemble dont les pièces se
recouvrent un peu les unes les autres, de façon à assurer une
jointure parfaite. La répétition ignacienne n’est pas mécanique,
elle a une fonction de fermeture, ou plus exactement de chicane :
les fragments répétés sont comme les murs — ou les entailles -
d’un redan.
La seconde forme d'assemblage est le récit. Il faut entendre
par là, au sens formel, tout discours pourvu d’une structure dont
les termes sont différenciés, relativement libres (s’offrant à l’al-
ternative, et par conséquent au suspense), réductibles (c’est le
résumé) et expansibles (on peut y intercaler à l'infini des élé-
ments secondaires). Les méditations élaborées par Ignace à par-
- tir d’un découpage du grand récit évangélique, dont les épisodes
sont donnés à la fin des Exercices sous le nom de mystères, pos-
sèdent ces caractères; on peut les résumer (le résumé en est
donné généralement dans l’un des préambules : c’est l’histoire,
la narratio cicéronienne, l'exposé des faits, rerum explicatio, le
premier dépliement de la chose); on peut aussi les augmenter,
les dilater, comme Ignace l’indique expressément; elles possè-
dent enfin l’attribut pathétique de la structure narrative : le sus-
pense; car si l’histoire du Christ est connue et ne comporte
aucune surprise anecdotique, il est toujours possible de drama-
tiser son retentissement, en reproduisant en soi la forme du sus-
pense, qui fait l'ombre tardive ou incertaine à se dissiper; lors-
qu’il récite la vie du Christ, l’exercitant ne doit pas se hâter, il
doit en épuiser chaque station, faire chaque Exercice sans s’in-
former du suivant, ne pas laisser advenir trop tôt, hors de leur
place, des mouvements de consolation, en un mot respecter le
suspense des sentiments, sinon celui des faits. C’est en vertu de
cette structure narrative, que les «mystères » découpés par Ignace
dans le récit christique ont quelque chose de théâtral, qui les
apparente aux mystères médiévaux : ce sont des «scènes », qu’il
est demandé à l’exercitant de vivre, à la façon d’un psychodrame.
L’exercitant est en effet appelé à s'investir aussi bien dans le
récit que dans la répétition. Il doit répéter ce qui, dans chaque
récit, le déprime, le console, le traumatise, le ravit; il doit vivre
l’anecdote en s’identifiant au Christ : «demander la douleur avec
le Christ douloureux, le déchirement avec le Christ déchiré ».
L’Exercice implique fondamentalement un plaisir (au sens
ambigu que nous pouvons aujourd’hui reconnaître à ce mot), et
SANDER MEMOMUSROIME
ROME AO MR A:

le théâtre ignacien est moins rhétorique que fantasmatique : la


«scène » y est, en fait, un « scénario ».

9. Le fantasme
«Les Exercices, dit un commentateur jésuite !, sont un lieu
redoutable et désirable à la fois... » Celui qui lit les Exercices ne
peut être en effet que frappé par la masse de désir qui s’agite
ici. La force immédiate de ce désir se lit dans la matérialité même
des objets dont Ignace demande la représentation : lieux dans
leur dimension exacte, complète, personnages dans leurs cos-
tumes, leurs attitudes, leurs actions, leurs paroles directes. Les
choses les plus abstraites (qu’Ignace appelle «invisibles ») doi-
vent trouver quelque mouvement matériel où se peindre et finir
en tableau vivant : s’il faut susciter la Trinité, ce sera sous la forme
de trois personnes en train de regarder les hommes qui des-
cendent vers l’enfer; mais le fond, la force de la matérialité, le
chiffre immédiat du désir, c’est, bien entendu, le corps humain ;
corps sans cesse mobilisé dans l’image par le jeu même de l’imi-
tation qui établit une analogie littérale entre la corporéité de
l’exercitant et celle du Christ, dont il s’agit de retrouver l’exis-
tence, presque physiologique, par une anamnèse personnelle. Le
corps dont il s’agit chez Ignace n’est jamais conceptuel : c’est tou-
jours ce corps : si je me transporte dans une vallée de larmes, il
faut imaginer, voir cette peau, ces membres parmi les corps des
animaux et percevoir l'infection qui sort de cet objet mystérieux
dont le démonstratif (ce corps) épuise la situation, puisqu'il ne
peut être jamais que désigné, non défini. Le déictisme du corps
est renforcé par la voie qui le transmet, l’image. L'image est en
effet, par nature, déictique, elle désigne, ne définit pas; il y a
toujours en elle un résidu de contingence, qui ne peut être que
pointé du doigt. Sémiologiquement, l’image entraîne toujours
plus loin que le signifié, vers la pure matérialité du référent.
Ignace suit toujours cet emportement, qui veut fonder le sens en
matière et non en concept; se plaçant devant la croix (plaçant
ce corps-là devant la croix), il cherche à dépasser le signifié de
l’image (qui est le sens chrétien, universellement médité) vers
son référent, qui est la croix matérielle, ce bois croisé, dont, par

1. F. Courel, Introduction aux Exercices spirituels, Desclée de Brouwer,


1960.

7 5 4
S ADE 4 CO URI
ER 9 ML :O 40 DA

les sens imaginaires, il essaye de percevoir tous les attributs cir-


constanciels. Cette remontée vers la matière, qui formera l’es-
sentiel du réalisme dévot, dont Renan déplorait «la révoltante
crudité », est conduite à la façon d’une fantaisie consciente, d’une
improvisation réglée (n'est-ce pas le sens du Phantasieren musi-
cal et freudien ?) : dans la pièce close et obscure où l’on médite,
tout est prêt pour la rencontre fantasmatique du désir, formé à
même le corps matériel, et de la «scène », venue des allégories
de désolation et des mystères évangéliques.
Car ce théâtre, tout est fait pour que l’exercitant s’y représente
lui-même : c’est son corps qui va l’occuper. Le développement
même de sa retraite, au long des trois dernières semaines, suit
l’histoire du Christ : il naît avec lui, voyage avec lui, mange avec
lui, s'engage avec lui dans la Passion. L’exercitant est sans cesse
\
requis d’imiter deux fois, d’imiter ce qu’il imagine : penser au
Christ « comme si on le voyait manger avec ses Apôtres, sa façon
de boire, de regarder, de parler; et tâcher de l’imiter ». Le thème
christomorphique a toujours fasciné Ignace : étudiant à Paris et
cherchant un emploi auprès d’un régent, «il imaginaïit que son
maître serait le Christ, qu’à l’un des étudiants il donnerait le nom
de saint Pierre, à un autre celui de saint Jean. Et quand le maître
me donnera un ordre, je penserai que c’est le Christ qui me le
donne !». L’existence déiforme (selon la notation de Ruysbroek)
fournit la scène, le matériel anecdotique du fantasme; dans
celui-ci, on le sait, car c’en est la définition, le sujet doit être pré-
sent?: quelqu'un d’actuel (Ignace, l’exercitant, le lecteur, peu
importe) prend sa place et son rôle dans la scène : le je apparaît:
«Imaginant le Christ notre Seigneur devant moi, placé sur la croix,
lui demander dans un colloque », etc.; devant les acteurs de la
Nativité, «moi, me faire un petit pauvre et un petit esclave
indigne, qui les regarde, les contemple et les sert dans leurs
besoins, comme si je me trouvais présent»; «je suis un cheva-
lier humilié devant toute une cour et son roi»; «je suis un

1. Récit du Pelerin, Desclée de Brouwer, 1956, p. 112.


2. Le fantasme est «un scénario imaginaire où le sujet est présent et qui
figure. l’accomplissement d’un désir » (Laplanche et Pontalis, Dictionnaire
de psychanalyse, 1967, PUF).
3. Soucieux d’«adapter à l’esprit de notre temps » l’allégorie ignacienne
du roi temporel, le père jésuite Coathalem suggère de substituer au roi de
droit divin, dans le scénario de la comparution humiliante, « quelque grand
chef d'industrie aux talents insignes »!

5 5
SAND MEN O TNENMEME AIO
SM OMINEX

pécheur avec des chaînes devant son juge », etc. Ce je profite de


tous les arguments fournis par le canevas évangélique, pour
accomplir les mouvements symboliques du désir : humiliation,
jubilation, crainte, effusion, etc. Sa plasticité est absolue : il peut
se transformer, se rapetisser selon les besoins de la comparai-
son («Regarder qui je suis et me rendre de plus en plus petit par
des comparaisons a) avec les hommes, b) avec les anges, c) avec
Dieu »). C’est que, comme dans la rêverie au haschisch dont Bau-
delaire décrit l'effet tour à tour amenuisant ou dilatant, le Je igna-
cien, quand il imagine selon les voies du fantasme, n’est pas une
personne ; anecdotiquement, Ignace peut bien, ici et là, lui assi-
gner une place dans la scène ; mais fantasmatiquement, sa situa-
tion est fluide, éparpillée ; l’exercitant (à supposer qu’il soit le
sujet de la méditation) ne disparaît pas mais se déplace dans la
chose, comme le fumeur de haschisch tout entier ramassé dans
la fumée de sa pipe et qui «se fume » : il n’est plus que le verbe
qui soutient et justifie la scène. Ce n’est certes pas dans une telle
perspective qu'a été écrite la sentence célèbre que lon attribue
à Ignace (elle est en réalité tirée d’un Ælogium sepulcrale S. Igna-
tii): « Non coerceri maximo, contineri tamen a minimo, divinum
est» (Ne pas être enserré par le plus grand, être cependant
contenu par le plus petit, c’est chose divine); il suffit pourtant de
rappeler avec quelle prédilection Hôlderlin l’a citée, pour y voir
la devise même de cette présence flottante du sujet dans l’image,
qui marque à la fois le fantasme et la contemplation ignacienne.

10. Orthodoxie de l’image


Au début de l’époque moderne, au siècle d’Ignace, un fait com-
mence à modifier, semble-t-il, l'exercice de l'imagination : un
remaniement de la hiérarchie des cinq sens. Au Moyen Age, nous
disent les historiens, le sens le plus affiné, le sens perceptif par
excellence, celui qui établit le contact le plus riche avec le
monde, c’est l’ouïe ; la vue ne vient qu’en troisième position, après
le toucher. Puis il y a renversement : l’œil devient l'organe majeur
de la perception (le baroque en témoignerait, qui est art de la
chose vue). Ce changement à une grande importance religieuse.
La primauté de l’ouïe, encore très vive au xvI° siècle, était garan-
tie théologiquement : l'Eglise fonde son autorité sur la parole, la
foi est audition : auditum verbi Dei, id est fidem; l'oreille, l'oreille
seule, dit Luther, est l’organe du Chrétien. Une contradiction
SA E, ! HO" DURANT ER! ; KO" OI A

risque donc d’apparaître entre la perception nouvelle, conduite


par la vue, et la foi ancienne, fondée sur l’écoute. Ignace s’em-
ploie précisément à la réduire : il veut fonder l’image (ou « vue »
intérieure) en orthodoxie, comme unité nouvelle de la langue
qu'il construit.
Il y a pourtant des résistances religieuses à l’image (outre la
marque auditive de la foi, recueillie, maintenue, et réaffirmée
par la Réforme). Les premières sont d’origine ascétique; la vue,
procuratrice du toucher, est facilement associée au désir de la
chair (bien que le mythe antique de la séduction soit celui des
Sirènes, c’est-à-dire d’une tentation mélodieuse), et l’ascète s’en
méfie d’autant plus qu’on ne peut vivre sans voir; aussi, l’un des
prédécesseurs de Jean de la Croix imposait à ses perceptions
visuelles une limite de cinq pieds, au-delà de quoi il ne devait
“pas regarder. Antérieure au langage («Avant le langage, dit
Bonald, il n’y avait rien que les corps et leurs images »), l’image,
pense-t-on, a quelque chose de barbare et pour tout dire de natu-
rel, qui la rend suspecte à toute morale disciplinaire. Peut-être
y a-t-il dans cette méfiance à l’égard de l’image le pressentiment
que la vue est plus proche de l’inconscient et de tout ce qui s’y
agite, comme l’a noté Freud. L'Eglise a développé d’autres résis-
tances à l’image, plus ambiguës : celles des mystiques. Commu-
nément, les images (notamment les visions, et à plus forte raïi-
son, les «vues», d’ordre inférieur) ne sont admises dans
l'expérience mystique, qu’à titre préparatoire : ce sont exercices
de débutants ; pour Jean de la Croix, images, formes et médita-
tions conviennent seulement aux commençants. Le but de l’ex-
périence est au contraire la privation d'images; c’est de « mon-
ter avec Jésus au sommet de notre esprit, sur la montagne de la
Nudité sans image » (Ruysbroek). Jean de la Croix note que l’âme
«en acte de notion confuse, amoureuse, pacifique et apaisée »
(parvenue au dépouillement des images distinctes) ne peut, sans
une fatigue douloureuse, revenir aux contemplations particu-
lières, dans lesquelles on discourt par images et formes ; et Thé-
rèse d’Avila, bien qu’elle occupe à cet égard une position inter-
médiaire entre Jean de la Croix et Ignace de Loyola, prend ses
distances à l’égard de l'imagination : « cette faculté est tellement
inerte en moi que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais jamais
me peindre ni me représenter la Sainte Humanité de Notre Sei-
gneur » (représentation qu’Ignace, lui, comme on l’a vu, ne cesse
de provoquer, de varier et d'exploiter). Il est bien connu que,
d’un point de vue mystique, la foi abyssale est obscure, plongée,

HOT
SNARDIE
AIMER ONURR ILENR" TOM OMIS.

coulée (dit Ruysbroek) dans la ténèbre immense de Dieu, qui est


«la face du rien sublime», les méditations, contemplations,
visions, vues et discours, en un mot les images, n’occupant que
«l’écorce de l'esprit ».
A ces méfiances, ascétiques ou mystiques, on sait qu'Ignace
répond par un impérialisme radical de l’image : produit de l’ima-
gination dirigée, l’image est la matière constante des Exercices :
les vues, les représentations, les allégories, les mystères (ou anec-
dotes évangéliques), suscités continûment par les sens imagi-
naires, sont les unités constitutives de la méditation, et, comme
on l’a dit précédemment, ce matériel figuratif a tout naturelle-
ment engendré, après la mort d’Ignace, une littérature d’illus-
trations, de gravures, qui ont été parfois adaptées au pays dont
elles devaient servir l’évangélisation : certaines furent offertes
au dernier empereur Ming. L’image n’est cependant reconnue,
promue, qu’au prix d’un traitement systématique dont Ignace s’est
fait le premier praticien et qu’on ne retrouve nullement dans les
approches condescendantes que les mystiques ont pu faire des
visions, avant de s’en débarrasser au profit de la seule ténèbre
divine. Il y a en effet un moyen de « dédouaner » théologique-
ment l’image : c’est d’en faire, non plus l'échelle d’une voie uni-
tive, mais l’unité d’un langage.
Constituer le champ de l’image en système linguistique, c’est,
en effet, se prémunir contre les marges suspectes de l'expérience
mystique : le langage est le garant de la foi orthodoxe, parce que,
sans doute (entre autres raisons), il authentifie la spécificité de
la confession chrétienne. Le langage — dans sa nature expressé-
ment articulée —, c’est précisément ce que Bossuet oppose à l’hé-
résie quiétiste (dont on sait les rapports historiques avec Jean de
la Croix) : contre Mme Guyon qui définissait l’oraison vide comme
<un profond recueillement, sans acte ni discours », Bossuet édicte
que « l'acte de foi doit se manifester de manière discursive, l’âme
doit demander explicitement son salut»: en un mot, il n’y a de
prière qu’articulée. L’articulation est en effet ce qu’Ignace apporte
à l’image, la voie dont il se sert pour lui donner un être linguis-
tique, et partant une orthodoxie. Cette ponctuation, dont nous
savons qu’elle est la condition nécessaire et suffisante de tout lan-
gage, on à vu comment elle règne sur les Exercices, découpant,
subdivisant, bifurquant et trifurquant, combinant toutes opéra-
tions proprement sémantiques destinées à combattre impitoya-
blement le vague et le vide.
Les garanties apportées par cette linguistique de l’image sont

THOSE,
SN AMEN ER ON DUR
EUR 1 EL: O: Y Où là À

de trois ordres. D'abord une garantie réaliste : alors que la chose


hallucinée, selon Merleau-Ponty, comporte une signification
implicite et inarticulée, la chose vraie est « bourrée de petites per-
ceptions qui la portent dans l'existence » : les images découpées
par Ignace ne sont pas des hallucinations, leur modèle, c’est le
réel intelligible. Ensuite une garantie logique : la ponctuation des
images permet un développement graduel, de même rythme que
celui des enchaïînements logiques. Le bouddhisme connaît des
doctrines dites {orin (en chinois), où l’ouverture de l’esprit est un
événement séparé, soudain, abrupt, discontinu (tel le Zen), et des
doctrines dites kien, où cette même illumination est le résultat
d’une méthode graduelle (mais non pas continue). Les Exercices
sont kien, d'autant plus paradoxalement que l’image passe com-
munément pour le support privilégié de l’intuition immédiate et
_-du ravissement abrupt. De plus, l’articulation permet de prédi-
quer Dieu; tout l’effort mystique est de réduire (ou d'agrandir,
comme on voudra) Dieu à son essence (Maïmonide, repris par
Jean de la Croix : « Nous ne saisissons de Dieu autre chose si ce
n’est qu’il est, mais non pas ce qu'il est»), et cet effort porte déjà
en soi la condamnation de tout langage ; choisissant la voie d’une
ponctuation exaspérée, Ignace ouvre à la divinité la liste, à la fois
métaphorique et métonymique, de ses attributs : il est possible de
parler Dieu. Enfin une garantie éthique ; la mystique spéculative
(celle de Jean de la Croix, par exemple) s’accommode d’un au-
delà du langage ; le discontinu ignacien, la vocation linguistique
des Exercices sont en revanche conformes à la mystique du « ser-
vice » pratiquée par Ignace : il n’y a pas de praxis sans code (on
y a fait allusion à propos de la proairésis aristotélicienne), mais
aussi tout code est un lien au monde : l’énergie de langage (dont
les Exercices sont l’un des théâtres exemplaires) est une forme
— est la forme même d’un désir du monde.

11. La comptabilité
On peut concevoir les Exercices comme une lutte acharnée
contre l’éparpillement des images, qui marque psychologique-
ment, dit-on, le vécu mental et dont seule — toutes les religions
en sont bien d’accord - une méthode extrêmement rigoureuse
peut venir à bout. L’imagination ignacienne, on l’a déjà dit, a
d’abord cette fonction de sélection et de concentration: il s’agit
de chasser toutes ces images flottantes qui envahissent l’esprit,
SYADNE LAON TNA ART AO MONTE

tels «un vol désordonné de moucherons » (Théophane le Reclus)


ou « des singes capricieux qui bondissent d’une branche à l’autre »
(Ramakrishna) ;mais pour leur substituer quoi? A vrai dire, ce
n’est pas contre la prolifération des images que les Exercices
mènent finalement la lutte, mais, beaucoup plus dramatiquement,
contre leur inexistence, comme si, vidé originairement de fan-
tasmes (quelle que soit d’ailleurs la dispersion de son esprit),
l’exercitant avait besoin qu’on l’aide à s’en pourvoir. On peut dire
qu’Ignace se donne autant de mal pour emplir l’esprit d'images
que les mystiques (chrétiens et bouddhiques) pour l'en vider; et
si l’on veut bien se référer à certaines hypothèses actuelles !, qui
définissent le malade psycho-somatique comme un sujet impuis-
sant à produire des fantasmes et la cure comme un effort métho-
dique pour lui faire retrouver une « capacité de manipulation fan-
tasmatique », Ignace est bien un psychothérapeute qui cherche
à injecter à tout prix des images dans l’esprit mat, sec et vide de
l’exercitant, à introduire en lui cette culture du fantasme, pré-
férable, en dépit des risques, à ce rien fondamental (rien à dire,
à penser, à imaginer, à sentir, à croire), qui marque le sujet de
la parole, avant que le rhéteur ou le jésuite ne fassent interve-
nir leur technique et ne lui donnent une langue. En un mot, il
faut accepter de «névroser » le retraitant.
On a pu définir (Lacan) la névrose obsessionnelle comme une
«décomposition défensive, comparable en ses principes à celle
qu'illustrent le redan et la chicane ». C’est exactement la struc-
ture des Exercices ; non seulement la matière ascétique est bri-
sée, articulée à l’extrême, mais encore elle est exposée à travers
un système discursif d’annotations, de notes, de points, de préa-
lables, de précautions, de répétitions, de retours et de colmatages,
qui forme la plus forte des défenses. Le caractère obsessionnel
des Exercices éclate dans la rage de comptabilité qui est trans-
mise au retraitant : dès qu’un objet paraît, intellectuel ou imagi-
naire, il est brisé, divisé, dénombré. La comptabilité est obses-
sionnelle non seulement parce qu’elle est infinie, mais surtout
parce qu’elle engendre ses propres fautes : s'agissant de compter
ses péchés (et l’on verra qu’'Ignace a prévu à ce sujet une tech-
nique de comptabilité graphique), le fait de mal les compter
deviendra à son tour une faute qui devra s’ajouter à la liste ori-

1. P. Marty, M. de M'Uzan, C. David, L'’Investigation psychosomatique,


Paris, PUF, 1963.
SO AP DT ER Q ONE
IE RU ON OPA

ginelle; cette liste est ainsi frappée d’infinité, le compte rédemp-


teur des fautes appelant en contrepartie les fautes mêmes du
compte : par exemple, Examen particulier de la Semaine 1 est
surtout destiné à comptabiliser les manquements commis à l'égard
des oraisons. C’est en effet le propre névrotique de l’obsession
que de mettre en place une machine qui s’entretient toute seule,
une sorte d’homéostat de la faute, construit de telle sorte que son
seul fonctionnement lui fournit son énergie de marche ; ainsi voit-
on Ignace, dans son Journal, demander un signe à Dieu, Dieu tar-
der à le donner, Ignace s’impatienter, s’accuser de s’impatienter,
et recommencer le circuit; on prie, on s’en veut de mal prier, on
ajoute à la prière manquée une prière supplémentaire de pardon,
etc.; ou encore : pour décider s’il faut mettre fin aux messes des-
tinées à susciter une élection, on projette. de dire une messe de
* plus. La comptabilité comporte un avantage mécanique : car, étant
langage d’un langage, elle s’offre à supporter une circularité infi-
nie des fautes et de leur compte. Elle a un autre profit; portant
sur les péchés, elle contribue à créer, entre le pécheur et la somme
dénombrable de ses fautes, un lien narcissique de propriété: le
manquement est un moyen d'accéder à l'identité de l'individu, et
en ce sens, l’ordre tout comptable du péché, tel qu'Ignace en a
établi le manuel et qui était sans doute peu connu du Moyen Age,
sensible surtout, semble-t-il, d’une facon plus cosmique, à la faute
adamique et à l’enfer, ne peut pas être complètement étranger à
la nouvelle idéologie capitaliste, articulée à la fois sur le senti-
ment individualiste de la personne et le dénombrement des biens,
qui, lui appartenant en propre, la constituent. On voit l’ambiguïté
des Exercices ; ils fondent une psychothérapie destinée à réveiller,
à faire résonner, par la production d’une langue fantasmatique,
la matité de ce corps qui n’a rien à dire, mais en même temps ils
provoquent une névrose, dont l’obsession même protège la sou-
mission du retraitant (du chrétien) à l’égard de la divinité. On dira
en d’autres termes qu’'Ignace (et l'Eglise avec lui) institue bien au
profit de lexercitant une psychothérapie, mais se garde continû-
ment de résoudre jamais la relation transférentielle qu’elle
implique. Situation à laquelle il faut opposer — si l’on veut bien
comprendre la particularité chrétienne sur laquelle nous pouvons
nous aveugler à force d'habitude — un autre type d’ascèse, celle
du Zen, par exemple, dont tout l'effort est au contraire de « désob-
sessionnaliser » la méditation, en subvertissant, pour mieux les
périmer, les classes, les répertoires, les dénombrements, bref Par-
ticulation, ou encore : le langage lui-même.

TON 1
S'ANDNE SAMENONMENR L'ENR EME OM OMINEX

12. La balance et la marque


Il faut, pour finir, retourner au texte multiple des Exercices.
Tout ce qu’on a dit jusqu’à présent concernait surtout le troi-
sième texte, le texte agi, par lequel l’exercitant, en possession
de la langue d'interrogation que lui propose Ignace, essaye d’ob-
tenir de la divinité une réponse au dilemme tout pratique de ses
conduites, c’est-à-dire une «bonne élection ». Reste à savoir ce
qu’Ignace a pu dire de la langue de la divinité, cette seconde face
de toute mantique.
Cette langue - il en a toujours été ainsi — se réduit à un signe
unique, qui n’est jamais que la désignation de l’un des deux termes
d’une alternative ; cette désignation, qui peut s’énoncer de bien
des manières, c’est le numen antique, le signe de tête par lequel
la divinité dit oui ou non à ce qui lui est proposé. La rhétorique
impliquée par le troisième texte des Exercices consiste en effet à
nettoyer les embarras de la délibération, à la réduire, par des chi-
canes successives, à une alternative égale, où le signe de Dieu
puisse intervenir simplement. On voit quel est le rôle de la divi-
nité : c’est de marquer l'un des deux termes du binaire. Or c’est
là le mécanisme fondamental de tout l'appareil linguistique : un
paradigme de deux termes égaux est donné, l’un des termes est
marqué contre l’autre, qui ne l’est pas, et le sens surgit, le mes-
sage s’énonce. Dans la mantique, le numen est la marque même,
son état élémentaire. Cette production du sens n’est pas sans rap-
peler, sur le plan laïque, la rhétorique platonicienne, telle qu’on
la voit en œuvre, par exemple, dans le Sophiste : pour cette rhé-
torique également, il s’agit de progresser dans le discours par une
suite d’alternatives dont il est demandé à l’interlocuteur de mar-
quer l’un des termes: c’est la concession du répondant, lié au
maître par un rapport amoureux, qui dégage l’alternative de l’im-
passe et permet de passer à l’alternative suivante, de façon à
atteindre de proche en proche l’essence de la chose. Dans la man-
tique, face à l'alternative que lui tend l’interrogeant, la divinité,
de la même manière, concède l'un des termes : c’est là sa réponse.
Dans le système ignacien, les paradigmes sont donnés par le dis-
cernement, mais seul Dieu peut les marquer : générateur du sens,
mais non son préparateur, il est, structuralement, le Marqueur,
celui qui imprime une différence.
Cette distribution des fonctions linguistiques est rigoureuse.
Le rôle de l’exercitant n’est nullement de choisir, c’est-à-dire de

el [=>] [Le]
SUAMONE (AN UOTE
ER LULER 0 ML 0 M ON IE À

marquer, mais bien au contraire de tendre à la marque divine


une alternative d’une égalité parfaite. L’exercitant doit travailler
à ne pas choisir; la fin de son discours est d’amener les deux
termes de l'alternative à un état d’homogénéité si pur, qu’il ne
puisse humainement s’en dégager; plus le dilemme sera égal,
plus sa clôture sera rigoureuse, et plus le numen divin sera clair,
ou plutôt: plus il sera sûr que la marque est d’origine divine;
plus l'équilibre du paradigme sera accompli, et plus sensible le
déséquilibre que Dieu lui imprimera. Cette égalité paradigma-
tique, c’est la fameuse indifférence ignacienne, qui a tant indi-
gné les ennemis des jésuites : ne rien vouloir par soi-même, être
aussi disponible qu’un cadavre, perinde ac cadaver ; un disciple
d’Ignace, Jérôme Nadal, lorsqu'on lui demandait ce qu’il déci-
dait, répondait qu’il n’inclinait à rien, sinon à n’incliner à rien.
Cette indifférence est une virtualité de possibles, que l’on tra-
vaille à rendre d’un poids égal, comme si l’on avait à construire
une balance d’une extrême sensibilité, à laquelle on confierait
des matières amenées sans cesse à l’égalité, de façon que le fléau
ne penche ni d’un côté ni de l’autre : c’est le bilan ignacien : «Je
dois me trouver indifférent, sans aucun attachement désordonné,
de façon à ne pas être incliné ni attaché à prendre ce qui m'est
proposé plus qu’à le laisser, ni à le laisser plus qu’à le prendre.
Mais je dois me trouver comme l’aiguille d’une balance pour
suivre ce que je sentirai être davantage à la gloire et à la louange
de Dieu notre Seigneur et au salut de mon âme. »
On comprend bien, dès lors, que la mesure n’est pas ici une
simple idée rhétorique, mais une valeur structurale, qui a un rôle
très précis dans le système linguistique élaboré par Ignace : elle
est la condition même qui permet d'offrir à la marque le meilleur
paradigme possible. La mesure garantit le langage même, et l’on
trouve ici, de nouveau, l’opposition que l’on a déjà notée entre
l’'ascèse ignacienne et la mystique flamande ; pour Ruysbroek, il
y a un lien entre la subversion de la fonction même de langage
et l’éblouissement de la démesure ; à la stricte comptabilité ins-
tituée par Ignace, répond l’ivresse mystique («J’appelle ivresse
de l'esprit, dit Ruysbroek, cet état où la jouissance dépasse les
possibilités qu'avait entrevues le désir»), cette ivresse que ten-
tent de cerner tant d’hyperboles («/lexcès de la transcendance »,
«l’abîme de la superessence », « la jouissance couronnée dans l’es-
sence sans mesure », «la béatitude nue et suressentielle »). Voie
possible de connaissance et d'union, la démesure ne peut être un
moyen de langage ; aussi voit-on Ignace lutter pour préserver la

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pureté du milieu où la balance va développer son fléau («Que la


première règle de vos actions soit d'agir comme si le succès dépen-
dait de vous et non de Dieu, et de vous abandonner à Dieu, comme
s’il devait tout faire à votre place !») et rétablir sans cesse l’éga-
lité des pesées par des tares appropriées: c’est la technique du
contra agere, qui consiste à aller systématiquement dans le sens
adverse de celui où semble pencher spontanément la balance:
«Pour mieux vaincre tout appétit désordonné et toute tentation
de l’ennemi, si l’on est tenté de manger plus, que l’on mange
moins » : l'excès ne se corrige point par un retour à l'égalité, mais
selon une physique plus précautionneuse, par une contre-mesure :
instrument qui oscille, la balance ne s’immobilise dans une éga-
lité parfaite que par le jeu d’un plus et d’un moins.
L'égalité ainsi accomplie au prix d’un travail dont les Exercices
sont l’histoire, comment la divinité, dont c’est le rôle, va-t-elle
incliner le fléau, marquer l’un des termes de l’élection ? Les Exer-
cices sont le livre de la question, non de la réponse. Pour avoir
quelque idée des formes que peut prendre la marque imprimée
par Dieu à la balance, il faut recourir au Journal spirituel; on y
trouvera l’ébauche du code divin, dont Ignace note les éléments
à l’aide de tout un répertoire de signes graphiques, que l’on n’a
d’ailleurs pu complètement déchiffrer (des initiales, des points,
le signe //, etc.). Ces manifestations divines, comme on peut l’at-
tendre d’un champ où domine le fantasme, s’établissent princi-
palement au niveau du corps, de ce corps morcelé, dont la frag-
mentation est précisément la voie du fantasme. Ce sont d’abord
les larmes ; on sait l'importance du don des larmes dans l’histoire
chrétienne ; pour Ignace, ces larmes très matérielles (on nous dit
que ses yeux noirs étaient toujours un peu voilés à force de pleu-
rer) constituent un véritable code, dont la matière est différen-
ciée en signes selon leur temps d'apparition et leur intensité?. Il
y à ensuite le flux spontané de paroles, la /oguèle (dont, à vrai
dire, on ne sait pas très bien la nature). Il y a encore ce que l’on
pourrait appeler les sensations cénesthésiques, diffusées à tra-
vers le corps, « produites dans l’âme par le Saint-Esprit » (Ignace
les appelle des dévotions), tels les mouvements d’élévation, de
tranquillité, d’allégresse, les sentiments de chaleur, de lumière

1. Sentence attribuée à Ignace, mais discutée.


2. Code des larmes chez Ignace: a = larmes avant la messe (antes);
1 = larmes pendant la messe; d = larmes après la messe (despues);
1- = larmes peu abondantes; ete.
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ou d'approche. Il y a enfin les théophanies directes: les visites,


localisées entre le «haut» (séjour de la Trinité) et le «bas» (le
missel, la formule), et les visions, nombreuses dans la vie d’Ignace,
qui viennent souvent en confirmation des décisions prises.
Cependant, en dépit de leur codification, aucune de ces
«motions » n’est, en droit, décisive. Aussi voit-on Ignace (dans
son Journal, où il s’agissait d’obtenir une réponse de Dieu rela-
tivement à un point très précis de la constitution des Jésuites)
attendre, surveiller les motions, les noter, les comptabiliser,
s’acharner à les provoquer, s’impatienter même de ce qu’elles
ne parviennent pas à constituer une marque indubitable. Il ne
reste qu’une issue à ce dialogue où la divinité parle (car les
motions sont nombreuses) mais ne marque pas: c’est de faire
de la suspension même de la marque un signe ultime. Cette der-
x
nière lecture, fruit final et difficile de l’ascèse, c’est le respect,
l'acceptation révérentielle du silence de Dieu, l’assentiment
donné, non au signe, mais au retard du signe. L’écoute se tourne
en sa propre réponse, et, de suspensive, l'interrogation devient
en quelque sorte assertive, la question et la réponse entrent dans
un équilibre tautologique : le signe divin se découvre tout entier
ramassé dans son audition. Alors la mantique se clôt, car, retour-
nant la carence du signe en signe, elle est parvenue à inclure
dans son système cette place vide et cependant signifiante que
l’on appelle le degré zéro du signe : rendu à la signification, le
vide divin ne peut plus menacer, altérer ou décentrer la pléni-
tude attachée à toute langue fermée.
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L On m'a convié un jour à manger un couscous au beurre
rance ; ce ranci était régulier ; dans certaines régions il fait par-
tie du code du couscous. Cependant, soit préjugé, soit manque
d'habitude, soit intolérance digestive, je n’aime guère le ranci.
Que faire ? En manger, bien sûr, pour ne pas désobliger l’hôte,
mais du bout des lèvres, pour ne pas désobliger la conscience
de mon dégoût (car pour le dégoût lui-même, il suffit d’un peu
de stoïcisme). A ce repas difficile, Fourier m’eût aidé. D’une part,
intellectuellement, il m'aurait persuadé de trois choses : la pre-
mière est que le ranci du couscous n’est nullement une question
oiseuse, futile ou triviale et qu’il n’est pas plus ridicule d’en
débattre que de la Transsubstantiation!; la seconde est qu’en
m'acculant à mentir sur mes goûts (ou mes dégoûts) la société
manifeste sa fausseté, c’est-à-dire non seulement son hypocrisie
(ce qui est banal) mais aussi le vice du mécanisme social, dont
lengrenage est faussé; la troisième, que cette même société ne
saurait avoir de repos qu’elle n’ait assuré (comment ? Fourier l’a
bien expliqué mais il faut avouer que ça n’a pas marché) l’exer-
cice de mes manies, fussent-elles « bizarres » ou « subalternes »,
comme celles des amateurs de vieilles poules, des mange-vilé-
nies (tel l’astronome Lalande qui aimait manger des araignées
vivantes), des sectaires du beurré, de la bergamote, du rousse-
let, des pille-talons ou du vieux poupon sentimental’. D’autre

1.« On va d’abord traiter de puérilité ces batailles sur la palme des crèmes
sucrées ou des petits pâtés; on pourrait répondre que ce débat ne sera pas
plus ridicule que ceux de nos guerres de Religion sur la Transsubstantia-
tion. » (VIT, 346).
2. Les pille-talons sont des hommes qui aiment à gratter le talon de leur
maîtresse (VII, 335) ; le poupon sentimental est un sexagénaire qui veut se
faire traiter en marmot, veut que la soubrette le corrige «en tapotant dou-
cement son fessier patriarcal » (VIT, 334).

FH HN)
SANDSNS,, AN CONUMRMINRINIRS LRO BYAONTN A

part, pratiquement, Fourier eût immédiatement mis fin à ma gêne


(être partagé entre ma politesse et mon peu de goût pour le ranci)
en me tirant de mon repas (où, de plus, je restai coincé des
heures, chose peu tolérable, contre quoi Fourier a protesté) et
en me renvoyant dans le groupe des Anti-rancistes, où j'aurais
pu tout à loisir manger du couscous frais sans vexer personne
— ce qui ne m'aurait pas empêché d’avoir les meilleurs rapports
avec la sectine des Rancistes, jugés par moi, dès lors, nullement
folkloriques, étrangers, étranges, à l’occasion, par exemple, d’un
grand tournoi dont les couscous eussent été la «thèse » et où un
jury de gastrosophes eût décidé de la précellence du rance sur
le frais (j'allais dire : le normal; mais pour Fourier, et c’est là sa
victoire, il n’y a pas de normalité !).

1. Fourier aurait été ravi, je n’en doute pas, de voir mon ami Abd el Kebir
Khatibi entrer dans le tournoi des couscous pour y défendre, dans la lettre
qu'il m'a écrite, la thèse du ranci :
«Je ne suis pas non plus un Ranciste. Je préfère le couscous à la citrouille,
marqué légèrement par des raisins secs — bien mouillés à l’œuvre tout
de même — et tout cela produit ee qu’il peut: une insubordination à l’ex-
pression.
L’apparente instabilité du système culinaire chez le paysan marocain pro-
vient, cher ami, du fait que le beurre rance se construit un foyer troublant
sous terre, à l'intersection du temps cosmique et du temps de la consom-
mation. Le beurre rance est une espèce de propriété décomposée, agréable
au monologue intérieur.
Puisé à main large, le beurre rance se bricole dans le rite rond que voici :
une grosse el magnifique boule de couscous est éjaculée dans la gorge, à
tel point que le rance se neutralise, C’est une ellipse à double foyer, dirait
Fourier.
C’est pourquoi le paysan se cherche dans le dépouillement : la parabole
donne le surplus, la terre appartenant à Dieu. Il enfouit le beurre frais, puis
l'extrait en temps utile. Mais c'est la femme accroupie, toujours accroupie,
qui mène l’opération par en dessous. Préparation lente et laborieuse, ren-
dant mon couscous assez androgyne à mon goût.
J'accepte ainsi d'agir dans ces limites : le rance est un phantasme impé-
ralif, Le plaisir est de manger avec le groupe.
A rapprocher celle façon de conserver le beurre sous terre d’une pra-
tique traditionnelle de guérison mentale, On enterre le fou furieux pour un
jour ou deux, le laissant presque nu et sans nourrilure. Quand on le sort, il
renaîl souvent ou meurt pour de bon. Il y a entre le ciel et la terre des signes
pour ceux qui savent.
La surenchère sur le couscous — objet bien énigmatique — m'oblige à me
laire et à vous saluer amicalement. »
SAR DA MAT OP O0 FR 0 ER I Or OP IA À

Il. Fourier aime les compotes, le beau temps, les melons par-
faits, les petits pâtés aux aromates appelés mirlitons et la com-
pagnie des saphiennes. A ces goûts, la société et la nature appor-
tent quelques entraves : le sucre coûte (ou coûtait) cher (plus
cher que le pain), le climat de la France est insupportable, sauf
en mai, septembre et octobre, nous ne disposons d’aucun moyen
sûr pour détecter la qualité d’un melon, en Civilisation les petits
pâtés sont indigestes, les saphiennes sont proscrites et, longtemps
aveugle sur lui-même, Fourier ne sut que très tard qu’il les aimait.
Il faut donc refaire le monde avec mon plaisir :mon plaisir sera
tout en même temps la fin et le moyen: en l’organisant, en le
distribuant, je le comblerai.
III. En tout lieu où nous voyageons, en toute occasion où
nous éprouvons un désir, une envie, une lassitude, une vexa-
tion, il est possible d'interroger Fourier, de se demander:
qu’en aurait-il dit ? Que ferait-il de ce lieu, de cette aventure?
Me voici, un soir, dans un motel du Sud marocain : à quelques
centaines de mètres de la ville populeuse, haïllonneuse, pous-
siéreuse, un parc d’essences rares, une piscine bleue, des
fleurs, des bungalows silencieux, des serviteurs discrets en
foule. En Harmonie, qu’est-ce que cela donnerait ? Tout d’abord
ceci : viendraient dans ce lieu tous ceux qui ont ce goût bizarre,
cette manie subalterne d'aimer les lumignons dans les bos-
quets, les dîners aux bougies, la domesticité folklorique, les
grenouilles nocturnes et un chameau dans un pré sous votre
fenêtre. Puis cette rectification : les Harmoniens n’auraient
guère besoin de ce lieu, luxueux en raison de sa température
(le printemps en plein hiver), puisque, par action sur l’atmo-
sphère, par modification de la couronne boréale, ce climat exo-
tique pourrait être transporté à Jouy-en-Josas ou Gif-sur-
Yvette. Enfin ce compromis : à certains moments de l’année,
les hordes, par goût du voyage et de l’aventure, convergeraient
vers le motel idyllique et y tiendraient des conciles d'amour et
de gastronomie (ce serait un lieu tout désigné pour notre repas
de thèse sur les couscous). De quoi il ressort de nouveau ceci:
que le plaisir fouriériste est le bout de la nappe: tirez le
moindre incident futile, pourvu qu’il mette en jeu votre conten-
tement, et tout le reste du monde suit: son organisation, ses
limites, ses valeurs; cet enchaînement, cette induction fatale
qui relie l’inflexion la plus ténue de notre désir à la socialité
la plus vaste, cet espace unique dans lequel se trouvent pris
le fantasme et la combinatoire sociale, c’est très exactement

TT
SABDIEL MN EMONTMRUINENRR
NERO MONTMA

le systématique (mais non, on le verra, le système) ; avec Fou-


rier, impossible de prendre ses aises, sans en concevoir la théo-
rie. Et encore ceci : du temps de Fourier, rien du système fou-
riériste n’était accompli, mais aujourd’hui? Le caravansérail,
la horde, la quête collective des bonnes climatures, les expé-
ditions de loisir existent: sous une forme dérisoire, assez
atroce, c’est le voyage organisé, l’implantation du club de
vacances (avec sa population classée, ses plaisirs planifiés)
dans quelque lieu féerique ; dans l’utopie fouriériste, il y a un
double réel, accompli en farce par la société de masse : c’est
le tourisme — juste rançon d’un système fantasmatique qui a
«oublié » le politique, cependant que celui-ei le lui rend bien
en «oubliant» non moins systématiquement de «calculer »
notre plaisir. C’est dans la tenaille de ces deux oublis, dont la
mise en regard détermine un creux total, un manque insup-
portable, que nous nous débattons encore.

Le calcul de plaisir
Le mobile de toute construction (de toute combinaison) fou-
riériste n’est pas la justice, l'égalité, la liberté, etc., c’est le plai-
sir. Le fouriérisme est un eudémonisme radical. Le plaisir fou-
riériste (appelé bonheur positif) est très facile à définir: c’est le
plaisir sensuel : «la liberté amoureuse, la bonne chère, l’insou-
ciance et autres jouissances que les Civilisés ne songent même
pas à convoiter, parce que la philosophie les habitue à traiter
de vice le désir des biens véritables !. » La sensualité fouriériste
est surtout orale. Certes les deux grandes sources du plaisir sont
à égalité l'Amour et la Nourriture, mis sans cesse en parallèle;
mais si Fourier revendique en faveur de la liberté érotique, il
ne la décrit pas sensuellement ; tandis que la nourriture est fan-

1. Rappelons d’un mot que dans le lexique fouriériste, Civilisation a un


sens précis (nombré) : le mot désigne la 5° période de la première phase
(Enfance de l'humanité), qui advient entre la période du patriarcat fédéral
(naissance de la grande industrie agricole et manufacturière) et celle du
garantisme ou demi-association (industrie par association). De là un sens
plus large: Civilisation est, chez Fourier, synonyme de barbarie malheu-
reuse et désigne l’état de son propre temps (et du nôtre); elle s’oppose à
l'Harmonie universelle (2e et 3° phases de l'humanité). Fourier pensait être
à la charnière de la Civilisation-Barbarie et de lHarmonie.

ANT N2
ON AN DUENSN FUOL CR RUILEr BU À Où OM

tasmée amoureusement dans le détail (compotes, mirlitons,


melons, poires, limonades); et la parole même de Fourier est
sensuelle, elle progresse dans l’effusion, l'enthousiasme, le com-
blement verbal, la gourmandise du mot (le néologisme est un
acte érotique, ce pour quoi il soulève immanquablement la cen-
sure des cuistres).
Ce plaisir fouriériste est commode, il se découpe: isolé sans
peine du fatras hétéroclite des causes, effets, valeurs, protocoles,
habitudes, alibis, il se présente partout dans sa pureté souveraine :
la manie (celle du pille-talon, du mange-vilénie, du vieux pou-
pon sentimental) n’est jamais saisie que par le plaisir qu’elle pro-
cure aux partenaires et ce plaisir ne s’encombre jamais d’autres
images (ridicules, inconvénients, difficultés) ; bref, aucune méto-
nymie ne l’attache : le plaisir est ce qu’il est, rien d’autre. La céré-
monie emblématique de cette découpe d'essence serait l’orgie
de musée : elle consiste dans une exposition simple du désirable,
«séance où les notables amoureux exposent à nu ce qu’ils ont
de plus remarquable. Telle femme qui n’a que la gorge de belle
n’expose que la gorge et se revêt par en bas... » (ne commentons
pas le caractère fétichiste de cet encadrement, assez évident ;son
intention n'étant pas analytique, mais seulement éthique, Fou-
rier se moquerait de prendre le fétichisme dans une construc-
tion symbolique, réductrice : ce serait simplement une manie à
côté des autres, et non pas au-dessus ou au-dessous d’elles).
Le plaisir fouriériste ne se pénètre d’aucun mal: il n’intègre
pas la vexation, à la façon sadienne, mais au contraire, l’éva-
pore ; son discours est celui de la «bienveillance générale » : par
exemple, dans la guerre d'amour (jeu et théâtre), par délicatesse,
pour ne pas vexer, les drapeaux et les chefs ne sont pas captu-
rés. Si cependant, en Harmonie, on en vient à souffrir, c’est toute
la société qui s'emploie à vous étourdir : avez-vous eu quelque
fiasco d’amour, avez-vous été éconduit, les Bacchantes, Aventu-
rières et autres corporations de plaisir vous entourent et vous
entraînent, effacent immédiatement le dol dont vous avez été vic-
time (elles exercent, dit Fourier, la philanthropie). Mais si un
a la manie de vexer? Faut-il le laisser faire ? Le plaisir de vexer
est dû à un engorgement; or l’'Harmonie désengorgera les pas-
sions, le sadisme sera résorbé: Dame Strogonoff avait la
méchante habitude de vexer sa belle esclave en lui perçant le
sein d’épingles; c'était en fait contre-passion :Dame Strogonoff
était amoureuse de sa victime sans savoir: l'Harmonie, en auto-
risant et favorisant les amours saphiques, l’eût débarrassée de

fo à
SYALDLE MMFAO TRAILER, OUT AO OPTEA

son sadisme. Dernière menace cependant: la satiété : comment


soutenir le plaisir? «Comment faire pour avoir un appétit qui se
renouvelle sans cesse ? Voilà où gît le secret de la politique har-
monienne. » Ce secret est double : d’une part, changer la race et,
par les bienfaits généraux du régime sociétaire (à base de viandes
et de fruits, sans presque de pain), former des hommes physio-
logiquement plus forts, aptes au renouvellement des plaisirs,
capables de digérer plus vite, d’avoir faim plus souvent; et
d’autre part varier sans cesse les plaisirs (jamais plus de deux
heures à une même occupation), et de tous ces plaisirs succes-
sifs faire un seul plaisir continu.
Voilà donc le plaisir seul et triomphant, il règne sur tout. Le
plaisir n’a pas de mesure, il n’est pas soumis à quantification, le
trop est son être («Notre tort n’est pas, comme on l’a cru, de trop
désirer, mais de trop peu désirer... ») ; il est lui-même la mesure :
le «sentiment » dépend du plaisir : «La privation du nécessaire
sensuel dégrade le sentiment», et «la pleine satisfaction du
matériel est le seul moyen d'élever le sentiment » : contre-freu-
disme : le «sentiment» n’est pas la transformation sublimante
d’un manque mais au contraire l’effusion panique d’un comble-
ment. Le plaisir soumet la Mort (dans l'autre vie les plaisirs seront
sensuels), il est le Fédérateur, celui qui opère la solidarité des
vivants et des morts (le bonheur des défunts ne commencera
qu'avec celui des vivants, les uns devant en quelque sorte attendre
les autres : point de morts heureux tant que sur la terre les vivants
ne le seront pas: vue d’une générosité, d’une «charité», dont
aucune eschatologie religieuse n’a eu l’audace). Le plaisir est
enfin le principe pérenne de l’organisation sociale : soit que,
négativement, il induise à condamner toute société, fût-elle pro-
gressiste, qui Poublie (telle l'expérience d’Owen à New-Lamarck,
dénoncée comme «trop sévère » parce que les sociétaires y vont
pieds nus), soit que, positivement, les plaisirs soient déclarés
affaires d'Etat (les plaisirs, et non les loisirs : c’est ce qui sépare
— heureusement - l’'Harmonie fouriériste de l'Etat moderne, où
la pieuse organisation des loisirs correspond à la censure impi-
toyable des plaisirs); le plaisir relève en effet d’un calcul, opé-
ration qui est pour Fourier la forme la plus haute d'organisation
et de maîtrise sociales; ce calcul est celui-là même de toute la
théorie sociétaire, dont la pratique est de transformer le travail
en plaisir (et non pas de suspendre le travail au profit du loisir) :
la barre qui oppose en Civilisation le travail au plaisir tombe, il
y a effondrement paradigmatique, conversion philosophale de

T7 T 4
SAR DA, MURS OL RLIMENRIE: 04 LrO)
TE OLIS À

l’immonde en attrayant (on paiera les impôts «avec autant d’em-


pressement qu’en met une mère à vaquer aux soins immondes
mais attrayants qu’exige son nourrisson »), et le plaisir lui-même
devient une valeur d'échange, puisque l’'Harmonie reconnaît et
honore, sous le nom d’Angélicat, la prostitution collective : il est
en quelque sorte la monade énergétique qui assure dans sa
relance et son étendue le mouvement sociétaire.
Le plaisir étant l’Unique, révéler le plaisir est une charge elle-
même unique : Fourier est seul contre tous (notamment contre
tous les Philosophes, contre toutes les Bibliothèques), il a seul
raison, et cette raison est elle-même la seule désirable : « N’est-
il pas à désirer que j'aie seul raison contre tous ? » De l’Unique
vient le caractère incendiaire du plaisir: en parler brûle, saisit,
effraie : combien de déclarations sur le saisissement mortel
qu’apporterait la révélation trop brusque du plaisir !Que de pré-
cautions, de préparations d'écriture ! Fourier éprouve comme une
sorte d'obligation prophylactique de froideur (mal observée
d’ailleurs : il s’imagine que ses « calculs » sont ennuyeux, et s’en
rassure, alors qu’ils sont délicieux) ; d’où une retenue incessante
du discours : «craignant de vous faire entrevoir l’immensité de
ces plaisirs, je n’ai disserté que sur... etc. »: le discours de Fou-
rier n’est jamais que propédeutique, tant son objet, son centre
est brûlant de splendeur !: articulé par le plaisir, le monde socié-
taire est éblouissant.
Le champ du Besoin, c’est le Politique ; le champ du Désir, c’est
ce que Fourier appelle le Domestique. Fourier a choisi le Domes-
tique contre le Politique, il a édifié une utopie domestique (mais
une utopie peut-elle être autre chose ? une utopie peut-elle être
jamais politique? la politique n’est-elle pas: tous les langages
moins un, celui du Désir? En mai 68, on proposa à l’un des
groupes qui se constituaient spontanément à la Sorbonne, d’étu-
dier l’Utopie domestique — on pensait évidemment à Fourier; à
quoi il fut répondu que l’expression était trop « recherchée », donc
«bourgeoise » ; le politique est ce qui forclôt le désir, sauf à y ren-

1. «Si nous pouvions voir subitement cet Ordre combiné, cet œuvre de
Dieu tel qu’il sera dans sa pleine activité... il est hors de doute que beau-
coup de Civilisés seraient frappés de mort par la violence de leur extase.
La seule description [de la 8° société] pourra causer à plusieurs d’entre eux,
et surtout aux femmes, un enthousiasme qui tiendra de la manie ; elle pourra
les rendre indifférents aux amusements, inhabiles aux travaux de la Civi-
lisation » (I, 65).
SAASDÉE RON
RNR EN RM TR OMORTN

trer sous forme de névrose : la névrose politique, ou plus exac-


tement : la névrose de politisation).

L'argent fait le bonheur


En Harmonie, non seulement la richesse est sauvée, mais
encore elle est magnifiée, elle entre dans un jeu de métaphores
heureuses, fournissant aux démonstrations fouriéristes tantôt le
brio cérémonial des pierreries («le crachat de diamant en tri-
angle radieux », décoration de la sainteté amoureuse, c’est-à-dire
de la prostitution générale), tantôt la modestie du sou («20 sous
à Racine pour sa tragédie de Phèdre » : il est vrai multipliés par
tous les cantons qui ont décidé d’honorer le poète); les opéra-
tions attachées à l’argent sont elles aussi motifs d’un jeu délec-
table : celui, dans la guerre d’amour, de la rédemption (du
rachat) des captifs. L’argent participe de la brillance du plaisir
(«Les sens ne peuvent prendre le plein essor indirect sans l’en-
tremise de l’argent »): l'argent est désirable, comme aux plus
beaux jours de la corruption civilisée, au-delà de laquelle il se
perpétue à titre de fantasme splendide et « incorruptible ».
Curieusement détaché du commerce, de l’échange, de l’éco-
nomie, l'argent fouriériste est un métal analogique (poétique), le
chiffre du bonheur. Son exaltation est évidemment une contre-
marche: c’est parce que toute la Philosophie (civilisée) a
condamné l'argent, que Fourier, destructeur de la Philosophie et
critique de la Civilisation, Le réhabilite : l'amour des richesses étant
un {0pos péjoratif (au prix d’une constante hypocrisie : Sénèque,
l’homme aux quatre-vingt millions de sesterces, déclarait qu’il
fallait se défaire de ses richesses à l’instant), Fourier retourne le
mépris en louange !: les noces, par exemple, sont une cérémo-
nie ridicule?, sauf «lorsqu'un homme épouse une femme très

1. « De là naît une conclusion qui va sembler une facétie et qui pourtant


sera démontrée rigoureusement; c’est que dans les 18 sociétés d’Ordre com-
biné, la qualité la plus essentielle pour le triomphe de la vérité, c’est lamour
des richesses » (1, 70). « La gloire et la science sont bien désirables, sans
doute, mais bien insuffisantes, quand elles ne sont pas accompagnées de la
fortune. Les lumières, les trophées et autres illusions ne conduisent pas au
bonheur, qui consiste avant tout dans la possession des richesses. » (1, 14).
2. «Il faut être né en Civilisation pour supporter l’aspect de ces indé-
centes coutumes qu’on appelle les Noces, où l’on voit intervenir à la fois le
magistrat et le sacerdoce avec les plaisants et ivrognes du quartier » (1, 174).

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Si AD) ENQU OH O0) D À D ER M NL © Y O! D À

riche ; alors il y a lieu de se réjouir » ; tout, quant à l’argent, semble


pensé en vue de ce contre-discours, proprement scandaleux par
rapport aux contraintes littéraires de l’admonition : «Recherchez
les richesses mobiles, l'or, l'argent, les valeurs métalliques, les
pierreries et objets de luxe méprisés par les philosophes !. »
Ce fait de discours, cependant, n’est pas rhétorique: il a cette
énergie de langage qui fait basculer le discours en écriture, il fonde
la transgression majeure, celle qui ameute contre elle tout le
monde : les chrétiens, les marxistes, les freudiens, pour qui l’ar-
gent continue d’être matière damnée, fétiche, excrément : qui ose-
rait défendre l’argent ? Il n’est aucun discours avec lequel l'argent
soit compatible. Parce qu’elle est absolument solitaire (Fourier ne
trouverait sur ce point, parmi ses confrères, les « agitateurs litté-
raires », aucun comanien), la transgression fouriériste dénude le
point le plus secret de la conscience civilisée. Fourier exaltait lar-
gent parce que pour lui l’image du bonheur était de droit fournie
par le mode de vie des gens riches : vue scandaleuse, aujourd’hui,
aux yeux des contestataires eux-mêmes, qui condamnent tout plai-
sir induit du modèle bourgeois. On le sait, la métonymie (la conta-
gion) est le ressort de la Faute (de la religion) ; le matérialisme
radical de Fourier tient à son refus constant, vigilant, de toute méto-
nymie. Pour lui, argent n’est pas un conducteur de maladie, mais
seulement l’élément sec, pur, d’une combinatoire à réordonner.

Inventeur, non écrivain


Pour refaire le monde (y compris la Nature), Fourier a mobi-
lisé : une intolérance (celle de la Civilisation), une forme (le clas-
sement), une mesure (le plaisir), une imagination (la «scène »),
un discours (son livre). Tout cela définit assez bien l’action du
signifiant — ou le signifiant à l’action. Cette action fait lire sans
cesse un manque éblouissant, qui est celui de la science et de la
politique, c’est-à-dire du signifié’. Ce que Fourier manque

1. L’avènement de l’Harmonie étant imminent, Fourier conseille aux Civi-


lisés de profiter tout de suite des quelques biens de la Civilisation; c’est le
thème millénariste (à l’envers, c’est-à-dire positif) :vivez pleinement aujour-
d’hui, demain sera nouveau, il est inutile d’épargner, de garder, de transmettre.
2. «… ne chercher le bien que dans des opérations qui n’eussent aucun
rapport avec l’administration ni le sacerdoce, qui ne reposassent que sur
des mesures industrielles ou domestiques et qui fussent compatibles avec
tous les gouvernements sans avoir besoin de leur intervention » (I, 5).

N A T
S'ANDL EN M EMONTMRAIMENR AIO NMOPIENA

(d’ailleurs volontairement) désigne en retour ce que nous man-


quons nous-mêmes lorsque nous refusons Fourier : ironiser sur
Fourier, c’est toujours — à si juste raison que ce soit du point de
vue de la science - censurer le signifiant. Politique et Domes-
tique (c’est le nom du système de Fourier) !, science et utopie,
marxisme et fouriérisme sont comme deux filets dont les mailles
ne coïncident pas. D’un côté, Fourier laisse passer toute la
science, que Marx recueille et développe ; du point de vue poli-
tique (et surtout depuis que le marxisme a su donner un nom
indélébile à ses manques), Fourier est tout à fait à côté: irréel
et immoral. Mais en face, l’autre filet laisse passer le plaisir, que
Fourier recueille 2. Désir et Besoin se laissent fuir, comme si les
deux filets, se superposant alternativement, jouaient à la main
chaude. Le rapport du Désir et du Besoin n’est cependant pas
complémentaire (en les emboîtant l’un dans lautre, tout serait
parfait), mais supplémentaire : chacun est le trop de l’autre. Le
trop : ce qui ne passe pas. Par exemple, vu d'aujourd'hui (c’est-
à-dire après Marx), le politique est une purge nécessaire ; Fou-
rier est l’enfant qui se détourne de la purge, qui la vomit.
Le vomissement du politique, c’est ce que Fourier appelle l’In-
vention. L’invention fouriériste («Pour moi, je suis inventeur et
non orateur») vise le nouveau absolu, ce dont on n’a encore
jamais parlé. La règle d'invention est une règle de refus : dou-
ter absolument (bien plus que Descartes qui, pense Fourier, n’a
jamais fait du doute qu’un usage partiel et déplacé), être en oppo-
sition avec tout ce qui a été fait, ne traiter que de ce qui n’a pas
été traité, s’écarter des «agitateurs littéraires», des gens du
Livre, prôner ce que l’Opinion répute impossible. C’est en somme
pour cette raison purement structurale (ancien/nouveau) et par
l'effet d’une simple contrainte du discours (parler seulement là
où il n’y à pas encore eu de parole) que Fourier tait le politique.
L'invention fouriériste est un fait d'écriture, un déploiement du
signifiant. Ces mots doivent s'entendre au sens moderne : Fou-
rier répudie l'écrivain, c’est-à-dire le gestionnaire attitré du bien-
écrire, de la littérature, celui qui cautionne l'union décorative et

1. «.… démontrer l'extrême facilité de sortir du labyrinthe civilisé sans


secousse politique, sans effort scientifique, mais par une opération pure-
ment domestique » (1, 126).
2. «.… les sophistes nous donnent le change sur leur impéritie en calculs
de politique amoureuse ou mineure, et nous occupent exclusivement de poli-
tique ambitieuse ou majeure...» (IV, 51).

FouTieE
SVAPDPE ABLE" OCULR®T
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donc la séparation fondamentale du fond et de la forme ; en s’af-


firmant inventeur («Je ne suis pas écrivain, mais inventeur »), il
se porte à la limite du sens, que nous appelons aujourd’hui Texte.
Peut-être, suivant Fourier, nous faudrait-il désormais appeler
inventeur (et non écrivain ou philosophe) celui qui amène au jour
de nouvelles formules et investit ainsi, à coup de fragments,
immensément et en détail, l'espace du signifiant.

Le méta-livre
Le méta-livre est le livre qui parle du livre. Fourier passe son
temps à parler de son livre en sorte que l’œuvre de Fourier que
. nous lisons, mêlant indissolublement les deux discours, forme
finalement un livre autonyme, dans lequel la forme dit sans cesse
la forme.
Fourier accompagne son livre très loin. Par exemple, il ima-
gine un dialogue entre le libraire et le client. Ou encore, sachant
que son livre sera mis en procès, il établit tout un système ins-
titutionnel de défense (tribunal, jury, avocats) et de diffusion (le
lecteur riche qui voudra s’éclaircir sur quelques doutes appel-
lera l’auteur en leçons payées, comme celles des sciences et des
arts : « C’est un genre de relations sans conséquence, comme avec
un marchand de qui l’on achète »: après tout, c’est un peu ce
que fait aujourd’hui l’écrivain qui part en tournées de conférences
pour redire en paroles ce qu’il a dit en écriture).
Quant au livre lui-même, il suppose une rhétorique, c’est-à-
dire l’adaptation des types de discours à des types de lecteurs:
l'exposition s'adresse aux « Curieux » (c’est-à-dire aux hommes
studieux) ; les descriptions (aperçus sur les jouissances des Des-
tinées privées) s’adressent aux Voluptueux ou Sybarites ; la confir-
mation, pointant les bévues systématiques des Civilisés en proie
à l'Esprit Commercial, s’adresse aux Critiques. On distinguera
des morceaux de perspective et des morceaux de théorie (1,160) ;
il y aura des aperçus (abstraits), des abrégés (à moitié concrets),
des dissertations approfondies (corps de doctrine). Il s’ensuit que
le livre (vue en quelque sorte mallarméenne), non seulement
est morcelé, articulé (structure banale), mais encore mobile sou-
mis à un régime d'actualisation intermittente : on invertira des
chapitres, on précipitera (marche expéditive) ou on ralentira la
lecture, selon la classe de lecteurs dans laquelle on désire se
ranger ;à la limite, le livre n’est fait que de sauts, troué, comme

NT 9)
SMADDR MEN ONUNRNINENRNMTAORMORIREX

les manuscrits mêmes de Fourier (notamment Le Nouveau Monde


amoureux), où des mots manquent sans cesse, rongés par les
souris, portés de la sorte aux dimensions d’un cryptogramme
infini, dont la clef sera donnée plus tard.
Ceci n’est pas sans rappeler le mode de lecture du Moyen Age,
fondé sur le discontinu légal de l’œuvre : non seulement le texte
antique (objet de la lecture médiévale) était cassé et les fragments
en étaient ensuite diversement combinables, mais encore il était
normal de tenir sur un sujet deux discours indépendants et
concurrents, placés sans vergogne dans un rapport de redon-
dance : ars minor (abrégé) et ars major (développé) de Donat,
modi minores et modi majores des Modistes ; c’est l'opposition
fouriériste de l’aperçu-abrégé et de la dissertation. Cependant
l’effet de ce doublage est retors, paradoxal. On s’attendrait à ce
que, comme toute redondance, il couvre complètement le sujet,
le remplisse et le ferme (qu’ajouter à un discours qui essentia-
lise son propos sous forme d’un résumé et qui le développe sous
forme d’une dissertation approfondie ?). Or c’est tout le contraire ;
la duplicité du discours produit un interstice, par où le sujet fuit :
Fourier passe son temps à retarder l’énoncé décisif de sa doc-
trine, il n’en livre jamais que des exemples, des séductions, des
«appetizers »; le message de son livre est l'annonce d’un mes-
sage à venir : attendez encore un peu, je vous dirai l'essentiel très
bientôt. Cette manière d'écrire pourrait s'appeler la contre-para-
lipse (la paralipse est cette figure de rhétorique qui consiste à
dire qu’on ne va pas dire, et donc à dire cela que l’on prétend
taire : je ne parlerai pas de... : suivent trois pages). La paralipse
implique la conviction que l’indirect est un mode rentable du
langage ;mais la contre-marche de Fourier, outre qu’elle traduit
sans doute l’effroi névrotique du fiasco (tel celui d’un homme
qui n'ose pas sauter — ce que Fourier, transférant sur le lecteur,
énonce comme la crainte mortelle du plaisir), montre du doigt
le vide du langage : pris dans les rets du méta-livre, son livre est
sans sujet : le signifié en est dilatoire, retiré sans cesse plus loin :
seul s’étend à perte de vue, dans le futur du livre, le signifiant.

La savate flamboyante
Fourier parle quelque part du « mobilier nocturne ». Que m’im-
porte si cette expression est la trace d’un délire qui fait valser
les astres ? Je suis emporté, ébloui, convaincu par une sorte de
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charme de l'expression, qui est son bonheur. Fourier fourmille


de ces bonheurs : jamais discours ne fut plus heureux. L’ex-
pression tient chez Fourier son bonheur (et le nôtre) d’une sorte
de surgissement : elle est excentrique, déplacée, elle vit toute
seule à côté de son contexte (le contexte, casse-tête des séman-
ticiens, a toute l’ingratitude de la Loi : c’est lui qui réduit la poly-
sémie, rogne les ailes du signifiant : toute la « poésie » ne consiste-
t-elle pas à libérer le mot de son contexte ? toute la «philologie »
ne consiste-t-elle pas à l’y ramener ?). À ces bonheurs je ne résiste
pas, ils me paraissent « vrais »: la forme «m'a eu».
De quoi sont-ils faits, ces charmes ? D’une contre-rhétorique,
c’est-à-dire d’une manière de pratiquer les figures en introdui-
sant dans leur code quelque «grain » (de sable, de folie). Dis-
tinguons ici, encore une fois (après tant de siècles de classement
rhétorique), les tropes (ou métaboles simples) et les figures (ou
ornements qui jouent sur tout un syntagme). La veine méta-
phorique de Fourier est voie de vérité ; elle lui fournit des méta-
phores simples d’une justesse définitive («on tire des fourgons
les costumes de fatigue, la casaque et le pantalon gris»), elle
éclaire le sens (fonction monologique) mais en même temps et
contradictoirement elle l’éclaire à l’infini (fonction poétique);
non seulement parce que la métaphore est filée, orchestrée («En
mobilier nocturne l’assortiment serait déjà considérable et com-
posé de nos lunes vivantes et diversement colorées, près de qui
Phoebé semblerait ce qu’elle est, un spectre livide, une lampe
sépulcrale, un fromage de gruyère. Il faut avoir aussi mauvais
goût que les Civilisés pour admirer cette momie blafarde »), mais
encore et surtout parce que le syntagme fouriériste procure à la
fois un plaisir sonore et un éblouissement logique. Les énumé-
rations de Fourier (car son « délire » verbal, fondé en calcul, est
essentiellement énumératif) comportent toujours une pointe, une
torsion, un pli saugrenu : «… l’autruche, le daim, la gerboise.…. » :
pourquoi la gerboise, sinon pour l’étalement sonore de sa finale,
au son de fruit et de fleuve? Et ceci : «Et qu'est-ce que l’enfer
dans sa furie pouvait inventer de pire que le serpent à sonnettes,
la punaise, la légion d’insectes et reptiles, les monstres marins,
les poisons, la peste, la rage, la lèpre, la vénérienne, la goutte
et tant de venins morbifiques ? »: la punaise et les monstres
marins ? Le serpent à sonnettes et la vénérienne ? Ce coq-à-l’âne
tire une saveur finale du morbifique, grassouillet et brillant, plus
alimentaire que funèbre, à la fois sensuel et ridicule (molié-
resque), qui le couronne; car le cumulus énumératif est aussi

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SABDNE RME MONTRES
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brusque, chez Fourier, que le mouvement de tête d’un animal,


d’un oiseau, d’un enfant, qui a entendu «autre chose »: «Il n’en
restera que les races utiles, comme merlan, hareng, maquereau,
sole, thon, tortue, enfin toutes celles qui n’attaquent pas le plon-
geur...»: ce qui charme, ce n’est pas le contenu (après tout, il
est indiscutable que ces poissons ne sont pas malfaisants), mais
un certain tour qui fait que l’affirmation vibre vers sa région
contraire :malicieusement, par la métonymie irrépressible qui
saisit les mots, une vague image se libère qui, à travers la déné-
gation, montre le merlan et le maquereau en train d'attaquer un
plongeur... (c’est un mécanisme proprement surréaliste). Chose
paradoxale, car c’est toujours au nom du « concret » que la Civi-
lisation prétend faire la leçon aux «fous», c’est à force de
«concret» que Fourier devient à la fois saugrenu et charmant :
le «concret » se construit en scène, la substance appelle les pra-
tiques qui lui sont métonymiquement attachées ; la pause-café
renvoie à toute la bureaucratie civilisée : « N’est-il pas scanda-
leux de voir des athlètes de trente ans accroupis devant un
bureau et voiturant avec des bras velus une tasse de café, comme
s’il manquait de femmes et d'enfants pour vaquer aux vétilleuses
fonctions des bureaux et du ménage ? » Cette représentation vive
provoque le rire parce qu’elle est sans proportion avec son signi-
fié;d'ordinaire l’hypotypose sert à illustrer les passions intenses
et nobles (Racine : /magine, Céphise..); chez Fourier, elle est
démonstrative ; il se produit une sorte d’anacoluthe entre la
minutie domestique de l'exemple et l'ampleur du projet utopiste.
C’est là le secret de ces syntagmes drôles, si fréquents chez Fou-
rier (chez Sade aussi), qui allient dans une seule phrase une pen-
sée très ambitieuse et un objet très futile; parti sur l’idée des
concours culinaires en Harmonie («repas de thèse »), Fourier ne
s'arrête pas de combiner des syntagmes étranges et délicieux,
ridicules et décidés, où les petits pâtés (qu’il aimait tant sous le
nom de mirlitons) sont associés à des termes de haute abstrac-
tion («les 44 systèmes de petits pâtés », «les fournées de petits
pâtés anathémisés par le concile », «les petits pâtés adoptés par
le concile de Babylone », etc.). Ceci est très exactement ce qu’on
peut appeler maintenant du paragrammatisme : à savoir la sur-
impression (en double écoute) de deux langages ordinairement
forclos lun par l’autre, la tresse de deux classes de mots dont
la hiérarchie traditionnelle n’est pas annulée, égalisée, mais -
ce qui est beaucoup plus subversif - désorientée : le Concile et
le Système passent leur noblesse aux petits pâtés, les petits pâtés

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passent leur futilité à l'Anathème, une contagion brusque dérange


institution du langage.
La transgression opérée par Fourier va plus loin. L'objet futile
qu’il promeut au rang démonstratif est très souvent un objet bas.
Cette conversion est justifiée puisque l’'Harmonie récupère ce que
la Civilisation méprise et le transforme en bien délicieux («Si la
Phalange de Vaucluse recueille 50 000 melons ou pastèques, il y
en aura près de 10 000 affectés à sa consommation, 30 000 à l’ex-
portation et 10 000 inférieurs qu’on partagera entre les chevaux,
les chats et les engrais »: on retrouve ici cet art de la cadence
énumérative dont on vient de parler : l’énumération fouriériste
est toujours une devinette à l’envers : quelle différence y a-t-il
entre le cheval, le chat et lengrais ? Aucune, car tous trois ont
pour fonction de résorber les melons inférieurs). Ainsi se
construit une poétique de rebut, magnifié par l’économie socié-
taire (par exemple, les vieilles poules marinées). Fourier connaît
très bien cette poétique : il connaît les emblèmes du rebut, la
savate, le torchon, l’égout : tout un épisode du Nouveau Monde
amoureux (VIH, 362 sg.) chante les exploits des nouveaux Croi-
sés en savaterie et décrottage, dont l’arrivée aux atterrages de
l'Empire d'Euphrate est saluée par un magnifique feu d'artifice
«terminé par une savate flamboyante au bas de laquelle on lit
en légende : vivent les pieux savetiers ».
Naturellement, Fourier était conscient du «ridicule » de ses
objets démonstratifs (de sa rhétorique) !: il savait bien que les
bourgeois sont attachés à la division hiérarchique des langages,
des objets et des usages aussi fortement qu’à celle des classes,
que rien, à leurs yeux, n’égale le crime de lèse-langage et qu’il
suffit d’allier un mot noble (abstrait) et un terme bas (dénotant
un objet sensuel ou rebuté) pour déchaïîner à coup sûr leur verve
de propriétaires (du bon langage); il savait qu’on se moquait de
ses melons jamais trompeurs, du triomphe des volailles coriaces
et de la dette de l’Angleterre payée en œufs de poule. Cependant
il assumait l’incongruité de ses démonstrations sur un certain

1. «Ce respectable convoi de savates marche pompeusement à leur suite


et compose le chargement du plus beau bateau de leurs bagages et c’est
l’arme dont ils veulent s’étayer pour mériter les palmes de la vraie gloire.
Bah! la gloire en savaterie, diront nos civilisés; je les attendais à cette sotte
réplique. Et quel fruit ont-ils retiré des trophées de Saint Louis et de Bona-
parte qui ont conduit au loin des armées immenses pour les y engloutir
après avoir ravagé le pays et s’y être fait exécrer ? » (VII, 364).

TROUS
S'AEDAE MN PNONTS
ER N'ENR ET OMMORTE"A

ton de martyr (le martyre de l'inventeur). Ainsi s’ajoute au para-


grammatisme de ses exemples (tressant ensemble deux langages
exclus, l’un noble, l’autre paria), une ambiguïté finale, infiniment
plus vertigineuse : celle de leur énonciation. Où est Fourier ? dans
l'invention de l'exemple (les vieilles poules marinées) ? dans lin-
dignation que le rire des autres provoque en lui? Dans notre lec-
ture, qui englobe à la fois le ridicule et sa défense ? La perte du
sujet dans l'écriture n’est jamais plus complète (le sujet deve-
nant complètement irrepérable) que dans ces énoncés dont le
décrochage d’énonciation se produit à l'infini, sans cran d’arrêt,
selon le modèle du jeu de la main chaude ou de la pierre, des
ciseaux et de la feuille de papier: textes dont le «ridicule » ou la
«bêtise » n’ont pour source aucun énonciateur certain et sur les-
quels, par conséquent, le lecteur ne peut jamais avoir barre (Fou-
rier, Flaubert). « Dieu, dit Fourier, exerce une ironie aussi fine
que judicieuse en créant certains produits énigmatiques en qua-
lité, comme le melon, fait pour mystifier innocemment les ban-
quets rebelles aux méthodes divines, sans pouvoir tromper en
aucun sens les gastronomes qui se rangeront au régime divin ou
sociétaire [allusion à la difficulté qu’il y a à reconnaître un bon
melon, « fruit si perfide pour les civilisés »|. - Je ne prétends pas
dire que Dieu ait créé le melon exclusivement pour cette facé-
tie, mais elle fait partie des nombreux emplois de ce fruit. L’iro-
nie n’est jamais négligée dans les calculs de la nature... Le melon
a parmi ses propriétés celle de l'harmonie ironique... » (en somme,
le melon est élément d’une écriture). Quel lecteur pourrait pré-
tendre dominer un tel énoncé — se l’approprier comme l’objet
d’un rire ou d’une critique, en un mot lui faire la leçon? — au
nom de quel autre langage ?

Le hiéroglyphe
Fourier veut déchiffrer le monde pour le refaire (car comment
le refaire sans le déchiffrer ?).
Le déchiffrement fouriériste part de la plus difficile des situa-
tions, qui n’est pas tellement la latence des signes que leur
continu. il y a un mot de Voltaire que Fourier reprend sans cesse
à son compte : « Mais quelle épaisse nuit voile encore la nature ? »;
or, dans le voile, il y a finalement moins l’idée de masque que
celle de nappe. Une fois de plus la tâche primordiale du logo-
thète, du fondateur de langage, est de découper le texte sans fin :

1584
SADE , FOURIER, LO XNONT A

l'opération première est de «mordre » sur la nappe, pour pou-


voir ensuite la tirer (la retirer).
I faut donc, dans une certaine mesure, distinguer le déchif-
frement du découpage. Le déchiffrement renvoie à une profon-
deur pleine, aux traces d’un secret. Le découpage renvoie à un
espace de relations, à une distribution. Chez Fourier, le déchif-
frement est postulé, mais à titre somme toute mineur: il porte
sur les mensonges et simagrées des classes civilisées : ainsi des
«principes secrets » de la bourgeoisie «qui commence par débi-
ter une centaine de mensonges dans sa boutique en vertu des
principes du libre commerce. De là un bourgeois va entendre la
sainte messe et revient débiter trois à quatre cents mensonges,
tromper et voler une trentaine d'acheteurs en l'honneur du prin-
cipe secret des commerçants : nous ne travaillons pas pour la
gloire, il nous faut de l’argent» (VII, 246). Tout autre et d’une
tout autre importance est le découpage — ou encore la systéma-
tisation (la mise en système); cette lecture-là, qui est l’essentiel
du travail fouriériste, porte sur toute la Nature (sociétés, senti-
ments, formes, règnes naturalistes) en ce qu’elle est espace total
de l’'Harmonie -— l’homme de Fourier étant absolument incorporé
à l’univers, astres compris; ce n’est plus une lecture dénoncia-
trice, réductrice (limitée aux mensonges moraux de la bour-
geoisie), mais une lecture exaltante, intégrante, restituante, éten-
due au foisonnement des formes universelles.
L'objet de cette seconde lecture est-il le « réel »? Nous sommes
habitués à identifier le «réel » et le résidu : « l’irréel », fantasma-
tique, idéologique, verbal, proliférant, en un mot le «merveilleux »,
masquerait à nos yeux le « réel », rationnel, infra-structural, sché-
matique ; du réel à l’irréel, il y aurait production (intéressée) d’un
écran d’arabesques, tandis que de l’irréel au réel, il y aurait réduc-
tion critique, mouvement aléthique, scientifique, comme si le réel
était à la fois plus maigre et plus essentiel que les sur-structions
dont on le recouvre. Fourier, évidemment, travaille sur une
matière conceptuelle dont la constitution dénie cette opposition
et qui est celle du merveilleux réel. Ce merveilleux réel est opposé
au merveilleux idéal des romans; il correspond à ce que l’on pour-
rait appeler, en l’opposant précisément au roman, le romanesque.
Le merveilleux réel est très exactement le signifiant, ou si Pon
préfère «la réalité », marquée, par rapport au réel scientifique,
de sa traîne fantasmatique. Or la catégorie sous laquelle ce roma-
nesque commence à se lire, est le hiéroglyphe, différent du sym-
bole comme le signifiant peut l’être du signe plein, mystifié.

THIBNS
SMAEDÉE MN ONTMR
IS ENRE NM ORIMIOMIER

Le hiéroglyphe (la théorie en est principalement donnée dans


la Théorie des quatre mouvements, 1, 31 sq. et 286 sq.) postule une
correspondance formelle et arbitraire (elle dépend du libre-
arbitre de Fourier: c’est un concept idiolectal) entre les diffé-
rents règnes de l’univers, par exemple entre les formes (cercle,
ellipse, parabole, hyberbole), les couleurs, les tons musicaux, les
passions (amitié, amour, paternité, ambition), les races d’ani-
maux, les astres et les périodes de la phylogenèse sociétaire. L’ar-
bitraire vient évidemment de l'attribution : pourquoi l’ellipse est-
elle le hiéroglyphe géométral de l'amour ? la parabole celui de
la paternité ? Cet arbitraire est cependant tout aussi relatif que
celui des signes linguistiques : nous croyons qu’il y a une cor-
respondance arbitraire entre le signifiant /poirier/ et le signifié
«poirier», entre telle tribu mélanésienne et son totem (ours,
chien), parce que nous imaginons spontanément (c’est-à-dire en
vertu de déterminations historiques, idéologiques) le monde en
termes substitutifs, paradigmatiques, analogiques, et non en
termes sériels, associatifs, homologiques, en un mot : poétiques.
Fourier a cette seconde imagination ; pour lui le fondement du
sens, ce n’est pas la substitution, l’équivalence, c’est la série pro-
portionnelle ;de même que le signifiant /poirier/ ou le signifiant
ours sont relativement motivés si on les prend dans la série poi-
rier-prunier-pommier où dans la série ours-chien-tigre, de même
le hiéroglyphe fouriériste, détaché de toute univocité, accède à
la langue, c’est-à-dire à un système à la fois conventionnel et
fondé. Le hiéroglyphe implique en effet une théorie complète du
sens (alors que trop souvent, nous fiant à l'apparence du dic-
tionnaire, nous réduisons le sens à une substitution) : les hiéro-
glyphes, dit Fourier, s'expliquent de trois façons : 1° par contraste
(la ruche/le guêpier, l’éléphant/le rhinocéros): c’est le para-
digme : la ruche est marquée de productivité, caractère qui
manque au guêpier ; l'éléphant est marqué de longues défenses,
trait réduit à une courte corne chez le rhinocéros ; 2° par alliance
(le chien et le mouton, le cochon et la truffe, l’âne et le char-
don) : c’est le syntagme, la métonymie : ces éléments vont ordi-
nairement ensemble ; 5° enfin par progression (les branchus :
girafe, cerf, daim, chevreuil, renne, etc.) : ceci, inconnu des clas-
sements linguistiques, est la série, sorte de paradigme étendu,
constitué de différences et de voisinages, dont Fourier fait le prin-
cipe même de l’organisation sociétaire, qui consiste au fond à
mettre dans une phalange des groupes contrastés d'individus liés,
dans chaque groupe, par une affinité : c’est par exemple la sec-

7 8 6
SL AD DD OUEN ©) D RE RD LL O, Y OI 1 À

tine des Fleurettes, des amateurs de petites fleurs variées, oppo-


sée mais coexistante à la sectine des Rosistes : la série est, si l’on
peut dire, un paradigme actualisé, syntagmatisé, en vertu du
nombre même de ses termes, non seulement vivable (alors que
le paradigme sémantique est soumis à la loi des contraires
rivaux, inexpiables, qui ne peuvent cohabiter), mais encore heu-
reux. La progression (la série) est sans doute ce que Fourier
ajoute au sens (tel que nous le décrivent les linguistes), et par
conséquent cela même qui en déjoue l’arbitraire. Pourquoi, par
exemple, la girafe est-elle, en Association, le hiéroglyphe de la
Vérité (1,286) ? Idée bien farfelue, et assurément injustifiable si
l’on essaye, désespérément, de trouver quelque trait affinitaire
ou même contrasté entre la Vérité et ce grand mammifère
ongulé. L’explication est que la girafe est prise dans un système
d’homologies : l'Association ayant pour hiéroglyphe pratique le
castor (en raison de ses capacités associatrices et constructrices)
et pour hiéroglyphe visuel le paon (en raison de l'éventail de ses
nuances), il faut en face et cependant dans la même série, celle
des animaux, un élément proprement infonctionnel, une sorte
de neutre, de degré zéro de la symbolique zoologique : c’est la
girafe, aussi inutile que la Vérité en Civilisation; de là encore
une contre-girafe (terme complexe de l’opposition): c’est le
Renne, dont on tire tous les services imaginables (dans l’ordre
sociétaire, il y aura même création d’un animal nouveau, plus
œcuménique encore que le Renne : ce sera PAnti-Girafe).
Replacée ainsi dans l’histoire du signe, la construction fourié-
riste pose les droits d’une sémantique baroque, c’est-à-dire ouverte
à la prolifération du signifiant: infinie et cependant structurée.

Libéral ?
La combinaison des différences implique que l’individuation
de chaque terme est respectée : on n’essaye pas de redresser, de
corriger, d'annuler un goût, quel qu’il soit (si «bizarre » soit-il) ;
bien au contraire, on l’affirme, on lemphatise, on le reconnaît,
on le légalise, on le renforce en associant tous ceux qui veulent
le pratiquer: le goût ainsi corporé, on le laisse jouer en opposi-
tion avec d’autres goûts à la fois affinitaires et différents : un jeu
de compétition (voire d’intrigue, mais codée) s’établira entre les
amateurs de bergamote et les amateurs de beurré : on ajoutera
alors à la satisfaction d’un goût simple (aimer les poires) lexer-
SPAPDRE MMENONUT RIRE EN ARROIR OPERA

cice d’autres passions, celles-là formelles, combinatoires : par


exemple, la cabalistique, ou passion des intrigues, et la papillonne,
s’il se trouve des Harmoniens instables qui prennent plaisir à
passer de la bergamote au beurré.
Il ressort de cette construction sémantique du monde que
l’« association » n’est pas aux yeux de Fourier un principe « huma-
niste » : il ne s’agit pas de réunir tous ceux qui ont la même manie
(les «comaniens ») pour qu’ils se sentent bien ensemble et s’en-
chantent à se mirer narcissiquement les uns dans les autres; il
s’agit au contraire d'associer pour combiner, pour contraster. La
coexistence fouriériste des passions ne procède pas du tout d’un
principe libéral. Il n’est pas noblement demandé de «com-
prendre », d’«admettre » les passions des autres (quitte, en fait,
à les refuser). Le but de l'Harmonie n’est pas de se protéger du
conflit (en s’associant par similitudes), ni de le réduire (en subli-
mant, édulcorant ou normalisant les passions), ni encore de le
transcender (en «comprenant » l’autre), mais de l’exploiter pour
le plus grand plaisir de chacun et sans lésion pour aucun. Com-
ment ? En le jouant : en faisant du conflictuel un texte.

Passions
La passion (le caractère, le goût, la manie) est l’unité irré-
ductible de la combinatoire fouriériste, le graphème absolu du
texte utopique. La passion est naturelle (rien à corriger en elle,
sauf à produire une contre-nature, ce qui se passe en Civilisa-
tion). La passion est nette (son être est pur, fort, bien contourné :
seule la philosophie civilisée conseille des passions flasques, apa-
thiques, des contrôles et des compromis). La passion est heureuse
(«Le bonheur... consiste à avoir beaucoup de passions et beau-
coup de moyens de les satisfaire », I, 92).
La passion n’est pas la forme exaltée du sentiment, la manie
n’est pas la forrne monstrueuse de la passion. La manie (et même
la lubie) est l’être même de la passion, l'unité à partir de laquelle
se détermine l’Attraction (attractive et attrayante). La passion
n’est ni déformable, ni transformable, ni réductible, ni mesurable,
ni substituable : ce n’est pas une force, c’est un nombre : on ne
peut ni décomposer ni amalgamer cette monade heureuse,
franche, naturelle, mais seulement la combiner, jusqu’à rejoindre
l’âme intégrale, corps transindividuel de 1 620 caractères.

FRENS
SAP
ON EP OMR O0) 0 ROULE
RE.,0 M, © N O1 In A

L'arbre du bonheur
Les passions (au nombre de 810 pour chaque sexe) partent,
comme les rameaux d’un arbre (larbre-fétiche des classifica-
teurs), de trois souches : le /urisme, qui rassemble les passions
sensitives (une pour chacun des cinq sens), le groupisme (quatre
passions de départ: l'honneur, l’amitié, l’amour, la parenté) et
le sériisme (trois passions distributives). Toute la combinatoire
s’éploie à partir de ces douze passions (elles n’ont aucune pré-
éminence morale, mais seulement structurale).
Les neuf premières passions viennent de la psychologie clas-
sique, mais les trois dernières, formelles, sont d'invention fou-
riériste. La Dissidente (ou Cabalistique) est une fougue réfléchie,
une passion de l’intrigue, une manie calculatrice, un art d’ex-
ploiter les différences, les rivalités, les conflits (on n’aura pas de
peine à en reconnaître la texture paranoïaque) ; elle est le délice
des courtisans, des femmes et des philosophes (des intellectuels),
ce pour quoi on peut l’appeler aussi la Spéculative. La Compo-
site (à vrai dire moins bien cernée que ses voisines) est la pas-
sion du débordement, de l’exaltation (sensuelle ou sublime), de
la multiplication; on peut l’appeler la Romantique. La Variante
(ou Alternante, ou Papillonne) est un besoin de variété pério-
dique (changer d'occupation, de plaisir, toutes les deux heures);
c’est, si l’on veut, la disposition du sujet qui n’investit pas d’une
façon stable dans le « bon objet » : passion dont la figure mythique
serait don Juan: individus qui changent sans cesse de métiers,
de manies, d’amours, de désirs, dragueurs impénitents, infidèles,
renégats, sujets à «humeurs », etc. : passion méprisée en Civili-
sation, mais que Fourier place très haut: c’est elle qui permet
de parcourir rapidement beaucoup de passions à la fois, et telle
une main agile sur un clavier multiple, de faire vibrer harmo-
nieusement (c’est le cas de le dire) la grande âme intégrale ; agent
de transition universelle, elle anime ce genre de bonheur attri-
bué aux sybarites parisiens, l’art de vivre si bien et si vite, la variété
et l’enchaînement des plaisirs, la rapidité du mouvement (on se
rappelle que pour Fourier le mode de vie de la classe possédante
est le modèle même du bonheur).
Ces trois passions sont formelles : comprises dans le classement,
elles en assurent le fonctionnement (la «mécanique »), ou plus
exactement encore : le jeu. Si lon compare l’ensemble des pas-
sions à un jeu de cartes ou d'échecs (ce qu’a fait Fourier), les trois

Th
8 9
SAARDREMMENORUMAMIPEMR MAT ONBORTEX

distributives sont en somme les règles de ce jeu; elles énoncent


comment concilier, équilibrer, faire mouvoir, et permettent de
transformer les autres passions, dont chacune isolément serait
inutile, en une suite de « brillantes et innombrables combinaisons ».
Ce sont précisément ces règles du jeu (ces passions formelles, dis-
tributives) que la société refuse : elles produisent (signe même de
leur excellence) «les caractères qu’on accuse de corruption et
qu’on nomme libertins, débauchés, etc. » : comme chez Sade, c’est
la syntaxe, la syntaxe seule, qui produit la plus haute immoralité.
Telles sont les douze passions radicales (comme les douze tons
de la gamme). Il y en a naturellement une treizième (tout bon
classificateur sait qu’il doit surnumérer son tableau et ménager
l’issue de son système), qui est la tige même de l’arbre passion-
nel : c’est l’'Unitéisme (ou Harmonisme). L’Unitéisme est la pas-
sion de l’unité, «le penchant de l’individu à concilier son bon-
heur avec celui de tout ce qui l’entoure et de tout le genre
humain»; cette passion supplémentaire produit les Originaux,
gens qui semblent mal à leur aise en ce monde et qui ne peu-
vent s’accommoder des usages de la Civilisation; c’est donc la
passion de Fourier lui-même. L’Unitéisme n’est nullement une
passion morale, recommandable (aimez-vous, unissez-vous),
puisque l’unité sociétaire est un combinat, un jeu structural de
différences ; à l’Unitéisme s'oppose précisément le simplisme,
vice du génie civilisé, «emploi de la raison sans le merveilleux
ou du merveilleux sans la raison »; le simplisme « a fait manquer
à Newton la découverte du système de la nature et à Bonaparte
la conquête du monde». Le simplisme (ou totalitarisme, ou
monologisme) serait, de nos jours, ou censure du Besoin, ou cen-
sure du Désir; à quoi répondrait, en Harmonie (en Utopie ?), la
science conjuguée de l’un et de l’autre.

Nombres
L'autorité de Fourier, la Référence, la Citation, la Science, le
Discours antérieur qui lui permet de parler et d’avoir lui-même
autorité sur «l’étourderie de 25 siècles savants qui n’y avaient
pas songé », c’est le calcul (comme l’est aujourd’hui pour nous
la formalisation). Ce calcul n’a pas besoin d’être important ou
compliqué : c’est un petit calcul. Petit, pourquoi? Parce que,
quoique conséquent (de lui dépend le bonheur de l’humanité),
ce calcul est simple. De plus, la petitesse emporte l’idée d’une

PROMO
SAP PE JEU OL TU RM HE R° 0 Jr O! M ON TN A!

certaine complaisance affectueuse : le petit calcul de Fourier est


ce déclic simple qui ouvre à la fantasmagorie du détail adorable.
Tout se passe comme si Fourier cherchait l’idée même du détail,
comme s’il la trouvait dans une numération ou une subdivision
effrénée de tout objet qui se présente à son esprit, comme si cet
objet déclenchait instantanément en lui un nombre ou un clas-
sement : c’est comme un réflexe conditionné qui impose à pro-
pos de tout un chiffre démentiel : «Il existait à Rome au temps de
Varron 278 opinions contradictoires sur le vrai bonheur »; s’agit-
il des liaisons illicites (en Civilisation) ? elles n’existent pour Fou-
rier que s’il les dénombre : « Pendant les 12 ans de célibat,
l’homme a formé en moyen terme 12 liaisons d'amour illicite, à
peu près 6 en commerce de fornication et 6 en commerce d’adul-
tère, etc. » Tout est prétexte à nombre, depuis la carrière du globe
(80 000 ans) jusqu’au nombre des caractères (1 620).
Le nombre fouriériste n’est pas arrondi et c’est en fait ce qui
lui donne son délire (petit problème de socio-logique : pourquoi
notre société considère-t-elle comme « normal » un nombre déci-
mal et comme fou un nombre intra-décimal ? Jusqu'où va se loger
la normalité ?). Ce délire est souvent justifié par des raisons
encore plus délirantes, par lesquelles Fourier dénie Parbitraire
de ses comptes, ou, ce qui est encore plus fou, déplace cet arbi-
traire en justifiant, non le nombre donné, mais son étalon: la
taille de l’homme sociétaire atteindra 84 pouces et 7 pieds ; pour-
quoi? on ne le saura jamais, mais l’unité de mesure, elle, est
pompeusement justifiée : «Ce n’est pas arbitrairement que j’in-
dique le pied de roi de Paris pour mesure naturelle; il a cette
propriété parce qu’il est égal à la 32° partie de la hauteur de Peau
dans les pompes aspirantes » (on retrouve ici cette brusque tor-
sion du syntagme, cette anacoluthe, cette métonymie audacieuse
qui fait le «charme » de Fourier: voilà les pompes aspirantes
mêlées, en l’espace de quelques mots, à la taille de homme
sociétaire). Le nombre est exaltant, c’est un opérateur de gloire,
comme le nombre triangulaire de la Trinité en style jésuite, non
parce qu’il agrandit (ce serait perdre la fascination du détail),
mais parce qu’il démultiplie : « En conséquence si on divise par
810 le nombre de 36 millions auquel s’élève la population de la
France, on trouvera qu’il existe dans cet Empire 45 000 indivi-
dus capables d’égaler Homère, 45 000 capables d’égaler Démos-
thène, etc.» Fourier est comme un enfant (ou un adulte : Pau-
teur de ces lignes n'ayant jamais fait de mathématiques, a
lui-même éprouvé ce sentiment fort tard) qui découvrirait avec

TO.
SCAIDIE
MEN ONU MENR ME TOMMROMIEEA

enchantement le pouvoir exorbitant de l’analyse combinatoire


ou de la progression géométrique. À la limite, le chiffre lui-même
n’est pas nécessaire à cette exaltation; il suffit de subdiviser une
classe pour accomplir triomphalement ce paradoxe : que le détail
(à la lettre : la minutie) magnifie, à la façon d’une joie. C’est une
rage d'expansion, de possession et pour ainsi dire d’orgasme, par
le nombre, par le classement : à peine un objet paraît, Fourier
le taxinomise (on aurait presque envie de dire : le sodomise) : le
mari est-il malheureux dans le ménage civilisé? C’est immédia-
tement pour 8 raisons (le malheur hasardé, la dépense, la vigi-
lance, la monotonie, la stérilité, le veuvage, l'alliance, le cocuage).
Le mot « sérail » vient-il à la phrase, currente calamo ? Il y a immé-
diatement trois classes d’odalisques : les honnêtes femmes, les
petites bourgeoises et les courtisanes. Qu’arrive-t-il aux femmes,
après l’âge de dix-huit ans, en Harmonie ? rien d’autre que d’être
classées : les Epouses (elles-mêmes subdivisées en constantes, dou-
teuses et infidèles), les Damoiselles ou Demi-Dames (elles chan-
gent de possesseurs, mais successivement, n’en ayant qu’un à la
fois) et les Galantes (les unes et les autres encore subdivisées);
aux deux termes de la série, deux enjolivures taxinomiques : les
Jouvencelles et les Indépendantes. La richesse? Il n’y a pas que
les Riches et les Pauvres; il y a : les pauvres, les gênés, les justes,
les aisés, les riches. Bien entendu, pour qui aurait la manie
contraire et ne tolérerait ni le nombre, ni le classement, ni le
système (ceux-là sont nombreux en Civilisation, jaloux de la
«spontanéité », de la «vie», de l’«imagination», etc.), l'Harmo-
nie fouriériste serait l'Enfer même : en repas de thèse (repas-
concours), chaque plat n’aurait-il pas deux étiquettes, écrites en
gros caractères, visibles de loin et placées sur pivot, en sens oppo-
sés, «afin que l’une soit lisible par le travers de la table et l’autre
dans sa longueur » (auteur de ces lignes a connu un petit enfer
de ce genre : dans le collège américain où il prenait ses repas
— mais le système était sorti d’un cerveau français -, pour obli-
ger les étudiants à converser profitablement tout en s’alimen-
tant et pour les faire bénéficier égalitairement de la verve du
professeur, chaque convive devait à chaque repas avancer sa
place d’un cran vers le soleil professoral, « dans le sens des
aiguilles d’une montre », disait le règlement ;il est à peine besoin
de préciser qu'aucune «conversation » ne sortait de ce mouve-
ment astral).
Peut-être l'imagination du détail est-elle ce qui définit spécifi-
quement l’Utopie (par opposition à la science politique); ce
S$ ÂADE 9 FOURIER, L 10) SNOL
I: À

serait logique, puisque le détail est fantasmatique et accomplit


à ce titre le plaisir même du Désir. Chez Fourier, le nombre est
rarement statistique (visant à affirmer des moyennes, des pro-
babilités) ;par la finesse apparente de sa précision, il est essen-
tiellement qualitatif. La nuance, gibier de cette chasse taxino-
mique, est une garantie de plaisir (de comblement), puisqu’elle
détermine une combinatoire juste (savoir avec qui se grouper
pour pouvoir entrer en complémentarité avec nos propres diffé-
rences). L’Harmonie doit donc comporter des opérateurs de
nuances, tout comme un atelier de tapisserie possède des spé-
cialistes chargés de nuer les fils. Ces nuanceurs sont: ou des
opérations (dans l’érotique fouriériste, la «salve de simple
nature » est une bacchanale préalable, une mêlée qui permet aux
partenaires de s’essayer avant de se choisir; on y pratique «les
caresses de parcours ou reconnaissances de terrain »; cela prend
un demi-quart d'heure), ou bien des agents: ceux-ci sont: ou
des « confesseurs » (ces confesseurs ne recueillent aucune Faute :
ils «psychanalysent », pour dégager les sympathies, souvent mas-
quées par les apparences et la méconnaissance des sujets: ce
sont des débrouilleurs de nuances complémentaires), ou des « dis-
solvants » (les dissolvants, introjectés dans un groupe qui n’a pas
encore trouvé sa combinatoire juste, son « harmonie », y produi-
sent des effets énormes : ils défont les accouplements erronés en
révélant à chacun sa passion, ce sont des virants, des mutants :
ainsi des saphiennes et des pédérastes qui, jetés dans la mêlée,
s’attaquant d’abord «aux champions de leur acabit», «recon-
naissent leurs pareils et disjoignent une bonne partie des couples
que le hasard avait unis »).
La nuance, pointe du nombre et du classement, a pour champ
total l’âme intégrale, espace humain défini par son ampleur, puis-
qu’elle est la dimension combinatoire à l’intérieur de laquelle le
sens est possible ; aucun homme ne se suffit, aucun n’est à lui seul
l’âme intégrale : il y faut 810 caractères des deux sexes, soit 1 620,
auxquels s’ajoutent les omnititres (degré complexe des opposi-
tions) et les nuances infinitésimales de passion. L’âme intégrale,
tapisserie en quoi s’énonce chaque nuance, est la grande phrase
que chante l’univers : c’est en somme la Langue dont chacun de
nous n’est qu’un mot. La Langue est immortelle : « A l’époque du
décès de la planète, sa grande âme, et par suite les nôtres qui lui
sont inhérentes, passeront sur un autre globe neuf, sur une pla-
nète qui sera implanée, concentrée et trempée... »
SMANDILE
MAAF O ADR TIEESR EN ELE OMAN OMIRER

Le brugnon
Il y a toujours, dans n’importe quel classement de Fourier, une
part réservée. Cette part est appelée de noms divers : passage,
mixte, transition, neutre, trivialité, ambigu (nous pourrions,
nous, l’appeler : supplément) ;naturellement, elle est nombrée :
c’est le 1/8 de toute collection. Ce 1/8 a d’abord une fonction
bien connue des savants : c’est la part légale de l'erreur. («Les
calculs sur l’Attraction et sur le Mouvement social sont tous sujets
à l'exception d’un 1/8... elle sera toujours sous-entendue. ») Seu-
lement, comme chez Fourier il s’agit toujours d’un calcul de bon-
heur, l'erreur est immédiatement éthique : quand la Civilisation
(abhorrée) «se trompe » (sur son propre système), elle produit
le bonheur : le 1/8 représente donc, en Civilisation, les gens heu-
reux. De cet exemple, il est facile de comprendre que pour Fou-
rier la huitième part ne procède pas d’une concession libérale
ou statistique, de la vague reconnaissance d’un écart possible,
d’un relâchement « humain » du système (que l’on devrait prendre
avec philosophie); il s’agit bien au contraire d’une haute fonc-
tion structurale, d’une contrainte de code. Laquelle?
En tant que classificateur (taxinomiste), ce dont Fourier a le
plus grand besoin, ce sont les passages, les termes spéciaux qui
permettent de transiter (d’engrener) d’une classe à une autre,
c’est l'espèce de lubrifiant dont l'appareil combinatoire doit faire
usage pour ne pas grincer; la part réservée est donc celle des
Transitions ou Neutres (le neutre est ce qui prend place entre la
marque et la non-marque, cette sorte de tampon, d’amortisseur,
dont le rôle est d’étouffer, d’adoucir, de fluidifier le tic-tac séman-
tique, ce bruit métronomique qui signe obsessionnellement
alternance paradigmatique : oui/non, oui/non, oui/non, etc.). Le
brugnon, qui est l’une de ces Transitions, amortit l'opposition de
la prune et de la pêche, comme le coing amortit celle de la poire
et de la pomme : ils font partie du 1/8 des fruits. Cette part (le
1/8) est scandaleuse parce qu’elle est contradictoire : elle est la
classe où s’engouffre tout ce qui tente d'échapper au classement ;
mais aussi cette part est supérieure : espace du Neutre, du sup-
plément de classement, elle relie les règnes, les passions, les carac-

1. «Les transitions sont en équilibre passionnel ce que sont les chevilles


et emboîtements dans une charpente » (IV, 135).

7 9 4
SARL DER UP CO, OL R D F6 Et 9 0)
% OL I À

tères; l’art d'employer les Transitions est l’art majeur du calcul


harmonien : le principe neutre est détenu par les mathématiques,
langue pure du combinatoire, du composé, chiffre même du jeu.
Il y a des ambigus dans toutes les séries : la sensitive, la chauve-
souris, le poisson-volant, les amphibies, les zoophytes, le
saphisme, le pédérastisme, l'inceste, la société chinoise (mi-bar-
bare, mi-civilisée, possédant des sérails et des tribunaux de judi-
cature et d’étiquette), la chaux (feu et eau), le système nerveux
(corps et âme), les crépuscules, le café (ignominieusement rebuté
à Moka pendant 4 000 ans, puis livré brusquement à la fureur
mercantile, passé de l’abjection au rang suprême), les enfants
(troisième sexe passionnel, ni hommes ni femmes). Est Transi-
tion (Mixte, Ambigu, Neutre) tout ce qui est duplicité de
contraires, jonction d’extrêmes, et peut de la sorte prendre pour
forme emblématique l’ellipse, qui a double foyer.
Les Transitions ont, en Harmonie, un rôle bénéfique; par
exemple, elles empêchent la monotonie en amour, le despotisme
en politique : les passions distributives (la composite, la cabalis-
tique, la papillonne) ont un rôle de transition (elles « engrènent »,
assurent les changements d’« objets »); Fourier raisonnant tou-
jours en contre-marche, ce qui est bénéfique en Harmonie pro-
cède nécessairement de ce qui est discrédité ou réprimé en Civi-
lisation : les Transitions sont donc des «trivialités », négligées par
les savants civilisés comme sujets ignobles : la chauve-souris, l’al-
binos, vilaine race d’ambigu, le goût des volailles coriaces.
L'exemple même de Transition Triviale est la Mort: transition
ascendante entre la vie harmonienne et le bonheur de Pautre vie
(bonheur tout sensuel), elle « perdra tout ce qu’elle a d’odieux
quand la philosophie daignera consentir à étudier les transitions
qu’elle proscrit sous le titre de trivialités ». Tout ce qui est rebuté
en Civilisation, de la pédérastie à la Mort, prend en Harmonie
une valeur éminente (mais non prééminente : rien ne domine
rien, tout se combine, s’engrène, alterne, tourne). Cette justesse
de fonctionnement (cette justice), C’est l'erreur même du 1/8 qui
l’assure. Le Neutre est donc l’opposé de la Moyenne; celle-ci est
une notion quantitative, non structurale ; elle est la figure même
de l’oppression que le grand nombre fait subir au petit nombre ;
pris dans un calcul statistique, l’intermédiaire se remplit et
engorge le système (ainsi des classes moyennes); le neutre, au
contraire, est une notion purement qualitative, structurale ; il est
ce qui déroute le sens, la norme, la normalité. Avoir le goût du
neutre, c’est forcément se dégoûter du moyen.
SMAPDRE
MISE ONTNRUMERRI OMLTIONMRORIEMRS

Système/systématique
que le réel contenu de ces systèmes ne se trouve
guère dans leur forme systématique, c'est ce que
prouvent le mieux les fouriéristes orthodoxes... qui
malgré toute leur orthodozxie sont exactement les
antipodes de Fourier : des bourgeois doctrinaires.
(Marx-Engels, /déologie allemande)

Fourier nous permet peut-être de redire l’opposition suivante


(que l’on a naguère énoncée en distinguant le romanesque du
roman, la poésie du poème, l’essai de la dissertation, l’écriture
du style, la production du produit, la structuration de la struc-
ture !) : le système est un corps de doctrine à l’intérieur duquel
les éléments (principes, constats, conséquences) se développent
logiquement, c’est-à-dire, du point de vue du discours, rhétori-
quement. Le système étant fermé (ou monosémique) est toujours
théologique, dogmatique ; il vit de deux illusions : une illusion
de transparence (le langage dont on se sert pour l’exposer est
réputé purement instrumental, ce n’est pas une écriture) et une
illusion de réalité (la fin du système est qu’il soit appliqué, c’est-
à-dire qu’il sorte du langage pour aller fonder un réel défini
vicieusement comme l’extériorité même du langage); c’est un
délire étroitement paranoïaque, dont la voie de transmission est
l’insistance, la répétition, le catéchisme, l’orthodoxie. L’œuvre
de Fourier ne constitue pas un système ; c’est seulement lorsqu'on
a voulu «réaliser » cette œuvre (dans les phalanstères), qu’elle
est devenue rétrospectivement un «système » voué à un fiasco
immédiat ; le système, c’est dans la terminologie de Marx-Engels,
la «forme systématique », c’est-à-dire de l’idéologique pur, de
l’idéologique-reflet ; le systématique est le jeu du système; c’est
du langage ouvert, infini, dégagé de toute illusion (prétention)
référentielle; son mode d'apparition, de constitution, n’est pas
le «développement » mais la pulvérisation, la dissémination (la
poussière d’or du signifiant) ;c’est un discours sans «objet» (il
ne parle d’une chose que de biais, en la prenant en écharpe:
ainsi de la Civilisation chez Fourier) et sans «sujet» (en écri-
vant, l’auteur ne se laisse pas prendre dans le sujet imaginaire,
car il «campe » son rôle d’énonciateur d’une façon dont on ne

1. S/Z, Ed. du Seuil, 1970, p. 11 [ici, p. 122].

Hot,(6)
SAT
DL EUR "OL ITR IE: KR 4 Ai OH ON À

peut décider si elle est sérieuse ou parodique). C’est un délire


large, qui ne ferme pas mais permute. Face au système, mono-
logique, le systématique est dialogique (il est mise en œuvre
d’ambiguïtés, il ne souffre pas des contradictions) ; c’est une écri-
ture, il en a l'éternité (la permutation perpétuelle des sens le
long de l'Histoire) ; le systématique ne se soucie pas d’applica-
tion (sinon à titre d’un pur imaginaire, d’un théâtre du discours),
mais de transmission, de circulation (signifiante) ; encore n’est-
il transmissible qu’à la condition d’être déformé (par le lecteur) ;
dans la terminologie de Marx-Engels, le systématique serait le
contenu réel (de Fourier). — Ici, on n’expose pas le système de
Fourier (cette part de sa systématique qui joue imaginairement
au système), mais on parle seulement de quelques lieux de son
discours qui appartiennent au systématique.
(Fourier met en déroute — en dérive — le système par deux opé-
rations : d’abord en en renvoyant sans cesse l’exposé définitif à
plus tard: la doctrine est à la fois superbe et dilatoire ; ensuite
en inscrivant le système dans le systématique, à titre de parodie
incertainé, d'ombre, de jeu. Par exemple : Fourier s’attaque au
«système » civilisé [répressif], il demande une liberté intégrale
[des goûts, des passions, des manies, des lubies]; on s’attendrait
donc à une philosophie spontanéiste, mais c’est tout le contraire
qu’on a : un système éperdu, dont l'excès même, la tension fan-
tastique, dépasse le système et accomplit le systématique, c’est-
à-dire lécriture : la liberté n’est jamais le contraire de l’ordre,
c’est l’ordre paragrammatisé : l'écriture doit mobiliser en même
temps une image et son contraire.)

La party
Qu'est-ce qu’une party? 1° un partage, qui isole un groupe loin
des autres, 2° une partouze, qui en lie érotiquement les partici-
pants, 3° une partie, le moment réglé d’un jeu, d’un divertisse-
ment collectif. Chez Sade, chez Fourier, la party, qui est la plus
haute forme du bonheur sociétaire ou sadien, possède ce triple
caractère : c’est une cérémonie mondaine, une pratique érotique,
un acte social.
La vie fouriériste est une immense party. Dès 3 heures et demie
du matin, au solstice d’été (on a besoin de peu de sommeil en
Harmonie), l’homme sociétaire est en état de mondanité : engagé
dans une succession de «rôles » (chacun étant l’affirmation nue

Her
SPAPDPE M MENONUMEINE
RE MAN ONMOMIE

d’une passion) et soumis aux règles de combinaison (d’engre-


nage) de ces rôles : ceci est très exactement la définition de la
mondanité, qui fonctionne comme une langue : l’homme mon-
dain est quelqu'un qui passe son temps à citer (et à tisser ce qu’il
cite). Les citations auxquelles recourt Fourier pour décrire béa-
tement la vie mondaine de l’homme sociétaire proviennent para-
doxalement (paragrammatiquement) des lexiques répressifs du
régime civilisé : l'Eglise, l'Etat, l'Armée, la Bourse, les Salons, la
colonie pénitentiaire, le scoutisme fournissent à la party fourié-
riste ses images les plus suaves!.
Toute mondanité est dissociatrice : il s’agit de s’enfermer pour
exclure et pour tracer le champ à l’intérieur duquel les règles
du jeu peuvent fonctionner. La party fouriériste connaît deux clô-
tures, traditionnelles, celle du temps et celle du lieu.
La topographie du phalanstère trace un lieu original, qui est
en gros celui des palais, monastères, manoirs et grands
«ensembles », où se confondent une organisation de l'édifice et
une organisation du territoire, en sorte que (vue toute moderne)
l'architecture et l’urbanisme se défassent l’un l’autre au profit
d’une science générale du lieu humain, dont le caractère pre-
mier n’est plus la protection, mais la circulation : le phalanstère
est une réclusion à l’intérieur de laquelle on circule (il existe
cependant des sorties hors du phalanstère : ce sont les grands
voyages de hordes, les « party » ambulantes). Cet espace est évi-
demment fonctionnalisé, comme le montre la reconstitution sui-
vante (très approximative, puisque le discours fouriériste, comme
toute écriture, est irréductible).
La grande affaire de cette organisation, c’est la communica-
tion. Telles ces bandes d’adolescents qui vivent ensemble toutes
les journées de leurs vacances dans un plaisir continu et ne ren-
trent le soir chez eux qu’à regret, les sociétaires n’ont pour
se déshabiller et dormir qu’une loge passagère, où un simple
brasero suffit. En revanche, avec quelle prédilection et quelle
insistance Fourier décrit les galeries couvertes, chauffées, ven-
tilées, souterrains sablés et couloirs élevés sur colonnes, par les-

1. Locutions innombrables, telles : «Saints et Patrons béatifiés et cano-


nisés en concile de la Hiérarchie Sphérique. » Tout péché pivotal astreint à
la réparation septuple » (VII, 191) — il est vrai que cette réparation est peu
pénitentielle, consistant à faire 7 fois l'amour avec 7 personnes différentes.
«Le Journal officiel des Transactions gastronomiques de l’Euphrate » (VII,
378), etc.
SAMOA EPROREERT
LME 0 DL UOPYDOI TMA

FONCTIONS PAISIBLES

repas | télégraphe
études Cour d'hiver pigeons
__ conseil temple
jardins carillon jardins

[ Cour de parade \

Bruits : caravansérail
ateliers Place de manœuvres bals
forges étrangers
enfants

grande culture étables greniers magasins grande culture

Il y a trois étages, les enfants sont à l’entresol

quelles les palais ou manoirs des Tribus voisines doivent com-


muniquer! Le lieu fermé n’est admis qu’en amour, encore
n'est-ce que pour parfaire — pour «sceller » — les unions esquis-
sées dans les bacchanales, salves de simple nature ou séances
d’abordage.
A la délimitation topographique correspond cet appareil de clô-
ture temporelle qu’est le timing ;comme il faut changer de pas-
sion (d'investissement, d’objet) toutes les deux heures, le temps
optimal est un temps brisé (c’est la fonction du timing que de
démultiplier la durée, de surproduire du temps et d'augmenter
de la sorte la puissance de vie : « Jamais la journée ne sera assez
longue pour suffire aux intrigues et réunions joyeuses que pro-
digue le nouvel ordre »: on croirait entendre un adolescent qui,
en vacances, a trouvé « sa bande ») ; par exemple, en Ordre com-
biné, il y a 5 repas (à 5 heures du matin, la matine ou le délité,
à 8 heures le déjeuner, à 1 heure le dîner, à 6 heures le goûter,
SVANDNE MINES ONU MER RE OIL OR CONTE X

à 9 heures le souper) et deux collations (à 10 heures et à


4 heures): on dirait l’horaire d’un sanatorium de l’ancienne
manière. L'homme harmonien - régénéré physiologiquement par
un régime de bonheur - ne dort que de 11 heures du soir à
3 heures et demie du matin; il ne fait jamais l’amour la nuit,
détestable habitude civilisée.
L'amour (le bonheur érotique, y compris l’éros du sentiment)
est la grande affaire de la longue journée harmonienne : « Dans
l’'Harmonie, où personne n’est pauvre et où chacun est admis-
sible en amour jusqu’à un âge très avancé, chacun donne à cette
passion une portion fixe de la journée et l’amour y devient affaire
principale : il a son code, ses tribunaux [nous savons déjà que les
peines consistent en nouvelles amours], sa cour et ses institu-
tions. » Comme l’éros sadien, celui de Fourier est classificateur,
distributeur : la population est répartie en classes amoureuses.
Chez Sade, il y a les historiennes, les fouteurs, etc.; chez Fourier,
il y a les quadrilles de Vestalité, les Jouvenceaux et Jouvencelles,
les Favoris et Favorites, les Géniteurs, etc. De Sade à Fourier, seul
change l’ethos du discours : ici jubilant, là euphorique. Car le fan-
tasme érotique reste le même ; c’est celui de la disponibilité : que
toute demande d’amour trouve sur-le-champ un sujet-objet qui
soit à disposition, soit par contrainte, soit par association; c’est le
ressort même de la partouze idéale, lieu fantasmatique, contre-
civilisé, où personne ne se refuse à personne, l’enjeu n’étant pas
de multiplier les partenaires (ce n’est pas un problème quantita-
tif!), mais d’abolir la blessure de toute dénégation; l’opulence du
matériel érotique, parce qu’il s’agit précisément du Désir et non
du Besoin, ne vise pas à constituer une «société de consomma-
tion » amoureuse, mais, paradoxe, scandale véritablement uto-
pique, de faire fonctionner le Désir dans sa contradiction même,
à savoir : le combler perpétuellement (perpétuellement veut dire
qu’il est à la fois toujours et jamais comblé, ou : jamais et tou-
jours: cela dépend du degré d'enthousiasme ou d’amertume
selon lequel on conclut le fantasme). C’est ce que signifie la plus
haute institution amoureuse de la société fouriériste : l’Angélicat
(encore une citation ecclésiastique); l'Angélicat est, en Harmo-
nie, ce couple très beau qui, par «philanthropie », se donne de
droit à tous ceux ou celles qui le désirent (y compris les contre-
faits). L’Angélicat a une autre fonction, non plus philanthropique,
mais médiatrice : il conduit le désir :comme si chaque homme,
laissé à lui-même, était incapable de savoir qui désirer, comme
s’il était aveugle, impuissant à inventer son désir, comme si

8 0 0
SAME
0 FOUR SN ER 0 L 10 M 011 À

c'était toujours aux autres à nous désigner /à où est le désirable


(nul doute que ce ne soit la fonction principale des représenta-
tions dites érotiques dans la culture de masse : fonction non de
substitution, mais de conduction) ; le couple angélique est le som-
met du triangle amoureux : il est ce point de fuite, sans lequel il
n’est pas de perspective érotique !.
La party, rituel commun à Sade et à Fourier, a pour « preuve »
un fait de discours, que l’on trouve également chez l’un et chez
l’autre : la pratique amoureuse ne peut s’énoncer que sous
forme d’une «scène », d’un «scénario », d’un «tableau vivant »
(disposition proprement fantasmatique): ce sont toutes les
«séances » sadiennes auxquelles souvent il ne manque même
pas un décor: jardins, bosquets, voiles colorés, guirlandes de
fleurs, c’est, chez Fourier, le roman de Gnide. Il appartient en
effet à la puissance même du fantasme, au pouvoir destructeur
qu’il exerce sur les modèles culturels en les utilisant irrespec-
tueusement, de «représenter » la scène érotique sous les cou-
leurs les plus fades et avec le ton « comme il faut » de l’art petit-
bourgeois: les scènes les plus fortes de Sade, les délires
prosaphiens de Fourier ont pour cadre un décor des Folies-Ber-
gère: conjonction carnavalesque de la transgression et de
l’opéra, lieu sage d’actions folles, où s’abîme /e sujet dans sa cul-
ture, dérision qui emporte à la fois l’art et le sexe, dénie tout
sérieux à la transgression même, interdit de la sacraliser (en
donnant à la prostitution générale le décor des Pêcheurs de
perles), fuite éperdue du signifié à travers le décalage de les-
thétique et du sexe, que le langage courant tente d’accomplir à
sa manière lorsqu'il parle de ballets roses ou de ballets bleus.

Les compotes
Un livre oriental dit qu’il n’est de meilleur remède contre la soif
qu’un peu de compote froide, bien sucrée, suivie de quelques gor-
gées d’eau fraîche. Ce conseil eût doublement enchanté Fourier :

1. Peut-on imaginer classement plus sadien que celui-ci : PAngélicat est


organisé selon trois degrés de noviciat: 1° le parcours chérubique (le pos-
tulant doit l’holocauste d’un jour entier à chaque membre du chœur des
vénérables); 2° Ze parcours séraphique (l’holocauste est de plusieurs jours
et se fait aux deux sexes) ; 3° Le parcours séidique (lholocauste se fait à un
chœur de patriarches : ils sont probablement encore plus vieux !).

SNOMM
SANDER ENOAUMENIMENRE MORIN OMTIEA

d’abord à cause de la conjonction du solide et du liquide (c’est le


type même d’une Transition, d’un Mixte, d’un Neutre, d’un Pas-
sage, d’un Crépuscule) ; ensuite à cause de la promotion des com-
potes au rang d’aliment philosophal (c’est le Composé, non le
Simple, qui étanche la soif, le désir).
L’Harmonie sera sucrée. Pourquoi? Pour plusieurs raisons,
construite en surdétermination (indice probable d’un fantasme).
D’abord parce que le sucre est un contre-pain; puisque le pain
est un objet mythique de la Civilisation, symbole de travail et
d’amertume, emblème du Besoin, l'Harmonie renversera l’usage
du pain et en fera le chiffre du Désir; le pain deviendra aliment
de haut luxe («l’un des comestibles les plus coûteux et les plus
épargnés »); en contrepartie, le sucre deviendra l'aliment cou-
rant, le sucre deviendra le blé !. Ensuite, parce que le sucre, ainsi
promu, allié au fruit sous forme de compote, formera le Pain
d’'Harmonie, base de nourriture chez les peuples devenus riches
et heureux?. En un sens, toute l’Harmonie est sortie d’un goût
de Fourier pour les compotes, comme une vie d'homme peut sor-
ür d’un rêve d’enfant (ici, le rêve du Pays de Confiserie, aux lacs
de confiture, aux montagnes de chocolat) : l'œuvre retourne le
fantasme lointain en raison : toute une construction aux ramifi-
cations immenses, subtiles (le régime sociétaire, la cosmogonie
du nouveau monde) part de la métaphore étymologique : la com-
pote (composita) étant un composé, un système euphorique du
Mixte s’édifie ;par exemple : est-ce que ce régime hyperglucidé
n’est pas dangereux pour la santé ? Fourier n’est pas en peine
d'inventer un contre-sucre, parfois lui-même fort sucré : « Cette
abondance de mets sucrés sera exempte d’inconvénients quand
on pourra corriger l'influence vermineuse du sucre par une
grande abondance de vins liquoreux pour les hommes, de vins
blancs pour les femmes et les enfants, de boissons acidulées,
comme limonade, aigre de cèdre... ». Ou plutôt : dans le carrou-

1. «Alors l'Afrique fournira à peu de frais les denrées du climat chaud,


le sucre de canne qui n'aura, poids pour poids, que la valeur du blé, quand
70 millions d’Africains el tous les peuples de zone torride le cultiveront»
(Il, 14).
2. «Alors on prodiguera aux enfants la compote à quart de sucre, parce
qu’elle sera à poids égal moins coûteuse que le pain...; la nourriture pivo-
tale de Phomme ne doit pas être le pain, comestible simple, provenant d’une
seule zone, mais le fruit au sucre, comestible composé, alliant les produits
des deux zones » (IV, 19).
SAND FU OF OCT R DE RO Mr 0, VX ON Ts À

sel du signifiant, nul ne peut dire qui commence, du goût de Fou-


rier (pour le sucre, négation de tout conflictuel ? pour le mélange
de fruits ? pour l’aliment cuit, transformé en substance semi-
liquide ?) ou de l’exaltation d’une forme pure, le composite-com-
pote, le combinatoire. Le signifiant (Fourier y accède pleinement)
est un tissu inoriginé, indéterminé, un texte.

Le temps qu’il fait


L'ancienne Rhétorique, surtout celle du Moyen Age, compre-
nait une topique particulière, celle des impossibilia (en grec : adu-
nata) ; ladunaton était un lieu commun, un t0pos, construit sur
l’idée de comble : deux éléments naturellement contraires, enne-
mis (le vautour et la colombe) étaient présentés vivant pacifi-
quement ensemble («Le feu brûle dedans la glace, Le soleil
devient noir, Je vois la lune qui va choir, Cet arbre est sorti de sa
place », écrivait Théophile de Viau) ; l’image impossible servait à
stigmatiser un temps détesté, celui d’une contre-nature scanda-
leuse («on aura tout vu !»). Une fois de plus, Fourier renverse le
lieu rhétorique ; l’adunaton lui sert à célébrer les prodiges d’'Har-
monie, la conquête de la Nature par des voies contre-naturelles ;
par exemple, rien de plus incontestablement « naturel » (éternel)
que le saumâtre de la mer, dont l’eau est incomestible ;Fourier,
par l’action aromale de la couronne boréale, la change en limo-
nade (aigre de cèdre) ; c’est un adunaton positif.
Les adunata de Fourier sont nombreux. Tous peuvent se
ramener à cette conviction (très moderne) que la culture des
hommes modifie le climat!. Pour Fourier, la «nature » humaine
est indéformable (seulement combinable), mais la nature « natu-
relle », elle, est modifiable (la raison en est que la cosmogonie
de Fourier est aromale, soumise à l’image du fluide sexuel, alors
que sa psychologie est discontinue, offerte à l'agencement, non
à l’effluve).
Cette topique de l’impossible suit les catégories de l’ancienne
rhétorique :
L Chronographies (ce sont les impossibilités temporelles) :
«Nous allons être témoins d’un spectacle qui ne peut se voir

1. «.… V’air est un champ soumis aussi bien que les terres à l’exploitation
industrielle » (III, 97).
SPANDUE, MORMIONTUMEANIN EME L'O'YPONI A

qu’une fois dans chaque globe : le passage subit de l’incohérence


à la combinaison sociale. Chaque année, pendant cette méta-
morphose, vaudra des siècles d'existence... etc.»
Il. Topographies. Les impossibilités d’espace, très nombreuses,
relèvent de ce que nous appelons la géographie : 1° Climatolo-
gie : a) Fourier change les climats, fait du pôle une nouvelle Anda-
lousie et met aux côtes de Sibérie la douce température de Naples
et de Provence ; b) Fourier améliore les saisons, détestables dans
la France civilisée (thème : Y a plus de printemps !) : «1822 n’a
point eu d'hiver, 1823 point de printemps. Ce désordre continu
depuis dix ans est l’effet d’une lésion aromale qu’éprouve la pla-
nète par la trop longue durée du chaos civilisé, barbare et sau-
vage » (thème : c’est la faute de la Bombe); c) Fourier régente les
micro-climats : « L’atmosphère et les abris sont une partie inté-
grante de nos vêtements... On n’a jamais songé, en civilisation,
à perfectionner cette portion du vêtement qu’on nomme atmo-
sphère, avec laquelle nous sommes en contact perpétuel » (c’est
le thème des couloirs phalanstériens, chauffés et ventilés).
2° Pédologie : « [Les Croisés en savaterie et décrottage]. de là ils
se sont portés en masse à Jérusalem et ont débuté par recouvrir
de bonne terre et de plantations ce calvaire où les Chrétiens vien-
nent réciter d’'inutiles patenôtres; ils en ont fait en trois jours
une montagne fertile. Ainsi leur religion consiste à assurer l’utile
et l’agréable à ces contrées où notre stupide piété ne portait que
le ravage et la superstition.» 3° Géographie physique : Fourier
fait subir à la carte du monde une véritable opération de chi-
rurgie esthétique : il déplace les continents, greffe des climatures,
«remonte » l'Amérique du Sud (comme on remonte des seins),
«descend » l'Afrique, perce des isthmes (Suez et Panama), per-
mute les villes (Stockholm vient à la place de Bordeaux, Saint-
Pétersbourg à la place de Turin), fait de Constantinople la capi-
tale du monde harmonien. 4° Astronomie : « L’homme est appelé
à déplacer et à replacer les astres. »
II. Prosopographies : ce sont les modifications du corps
humain : a) stature : «La taille humaine gagnera 2 à 3 pouces
par génération, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le terme moyen de
84 pouces ou 7 pieds pour les hommes »; b) âge : « Alors le terme
plein de la vie sera de 144 ans et les forces en proportion»;
c) physiologie : «Cette multitude de repas est nécessaire à l’ap-
pétit dévorant qu’excitera le nouvel Ordre... Les enfants élevés
de la sorte acquerront des tempéraments de fer et seront sujets
à un retour d’appétit de 2 ou 3 heures, à cause de la prompte

8 O0 4
SA OR SR OUR MR CIO AOL: À

digestion qui sera due à la délicatesse des mets » (on côtoie ici
encore un thème sadien : ce qui est chez Fourier réglage de l’in-
gestion par la digestion, se trouve renversé (ou redressé) chez
Sade, où c’est l’ingestion qui règle la digestion (la coprophagie
a besoin de bonnes matières fécales) ;d) sexe : «Il faudrait pour
confondre la tyrannie des hommes qu’il existât pendant un siècle
un troisième sexe, mâle et femelle, et plus fort que l’homme. »
Inutile d’insister sur le caractère raisonnable de ces délires,
puisque certains sont en voie d'application (accélération de l’'His-
toire, modification des climats par la culture ou l’urbanisation,
percée des isthmes, transformation des sols, conversion des lieux
désertiques en lieux cultivés, conquête des astres, accroissement
de la longévité, développement physique des races). L’adunaton
le plus fou (le plus résistant) n’est pas celui qui renverse les lois
\
de la «nature », mais celui qui renverse les lois du langage. Les
impossibilia de Fourier, ce sont ses néologismes. Il est plus facile
de prévoir la subversion du «temps qu’il fait» que d'imaginer,
tel Fourier, un masculin au mot « Fées » et de l’écrire tout sim-
plement : « Fés » : le surgissement d’une configuration graphique
insolite d’où a chu la féminité, voilà le véritable impossible : l’im-
possible ramassé du sexe et du langage: dans «matrones et
matrons », c’est vraiment un nouvel objet, monstrueux, trans-
gresseur, qui vient à l'humanité.
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Sade IT
Cacher la Femme
Tous les libertins ont cette manie, dans leurs plaisirs, de vou-
loir cacher scrupuleusement le sexe de la Femme. Triple profit.
D’abord une parodie dérisoire renverse la morale : une même
phrase sert au libertin et au puritain: « Cachez le con, mes-
- dames », dit Gernande indigné à Justine et Dorothée, du même
ton que Tartuffe s’adresse à Dorine («Couvrez ce sein que je ne
saurais voir »); la phrase et le vêtement restent en place mais
selon des fins contraires, ici pudeur hypocrite, là débauche. La
meilleure des subversions ne consiste-t-elle pas à défigurer les
codes, plutôt qu’à les détruire?
Ensuite : la Femme est abîmée : on l’empaquette, on l’entortille,
on l’embéguine, on la déguise, de façon à effacer toute trace de
ses attraits antérieurs (figure, seins, sexe); on produit une sorte
de poupée chirurgicale et fonctionnelle, un corps sans devant (hor-
reur et défi structural), un pansement monstrueux, une chose.
Enfin : par son ordre d’occultation, le libertin contredit l’immo-
ralisme courant, il prend le contre-pied de la pornographie des col-
légiens, qui fait de la dénudation sexuelle de la Femme la suprême
audace. Sade demande un contre-Strip-tease ;alors que sur la scène
des music-halls le triangle de diamant à quoi finalement résiste le
dévêtement de la danseuse désigne en l’interdisant l’arcane même
de la jouissance, ce même triangle, dans la cérémonie libertine,
définit le lieu d’une horreur : « Bressac pose des mouchoirs trian-
gulaires, renoués sur les reins; et les deux femmes s’avancent... »
La morale libertine consiste, non à détruire, mais à dévoyer;
elle détourne l’objet, le mot, l’organe, de son usage endoxal; mais
pour que ce vol s’accomplisse, pour qu’il y ait prévarication du
système libertin aux dépens de la morale courante, il faut que
le sens persiste, il faut que la Femme continue à représenter un
espace paradigmatique, pourvu de deux lieux dont le libertin, en
linguiste respectueux du signe, va marquer l’un et neutraliser
l’autre. Certes, en cachant le sexe de la Femme, en dénudant ses
SAND EMONUMRNINENRE-TAOMONTENA

fesses, le libertin semble l’égaler au garçon et chercher dans la


Femme ce qui n’est pas la Femme ; mais l'abolition scrupuleuse
de la différence est truquée, car cette Femme sans sexe n’est
cependant pas l’Autre de la Femme (le garçon) : parmi les sujets
de débauche, la Femme reste prééminente (les pédérastes ne s’y
trompent pas, qui répugnent ordinairement à reconnaître Sade
pour un des leurs) ; c’est qu’il faut que le paradigme fonctionne;
seule la Femme donne à choisir deux sites d’intromission : en
choisissant l’un contre l’autre dans le champ d’un même corps,
le libertin produit et assume un sens, celui de la transgression.
Le garcon, parce que son corps n’offre au libertin aucune pos-
sibilité de parler le paradigme des sites (il n’en propose qu’un),
est moins interdit que la Femme : il est done, systématiquement,
moins intéressant.

Nourriture
La nourriture sadienne est fonctionnelle, systématique. Cela
ne suffirait pas à la rendre romanesque. Sade y ajoute un sup-
plément d’énonciation : l’invention du détail, la nomination des
plats. Victorine, l’intendante de Sainte-Marie-des-Bois, mange à
son repas une dinde aux truffes, un pâté de Périgueux, une mor-
tadelle de Bologne et boit six bouteilles de vin de Champagne ;
Sade note ailleurs le menu d’un «dîner fort irritant : potage au
bouillon de 24 petits moineaux au riz et au safran, tourte dont
les boulettes sont de viande de pigeon hachée et garnie de culs
d’artichauts, œufs au jus, compote à l’ambre ». Le passage de la
notation générique («ils se restaurèrent ») au menu détaillé («à
la pointe du jour on leur servit des œufs brouillés, chincara,
potage à l’oignon et omelettes ») constitue la marque même du
romanesque : on pourrait classer les romans selon la franchise
de allusion alimentaire : avec Proust, Zola, Flaubert, on sait tou-
jours ce que mangent les personnages ; avec Fromentin, Laclos
ou même Stendhal, non. Le détail alimentaire excède la signifi-
cation, il est le supplément énigmatique du sens (de l'idéologie) ;
dans Poie dont s’empiffre le vieux Galilée, il n’y a pas seulement
un symbole actif de sa situation (Galilée est hors de la course;
il mange ; ses livres agiront pour lui), mais aussi comme une ten-
dresse brechtienne pour la jouissance. De même les menus de
Sade ont pour fonction (infonctionnelle) d'introduire le plaisir
(et non plus seulement la transgression) dans le monde libertin.
Si AN D EN OM CE TONER D 5 KR M A O! M O1 à À

Le tapis roulant
L’Eros sadien est évidemment stérile (diatribes contre la géné-
ration). Son modèle est cependant le travail. L’orgie est organi-
sée, distribuée, commandée, surveillée comme une séance d’ate-
lier; sa rentabilité est celle du travail à la chaîne (mais sans
plus-value) : «Je n’ai vu de mes jours, dit Juliette chez Franca-
ville sodomisé 300 fois en deux heures, un service aussi lestement
fait que celui-là. Ces beaux membres, ainsi préparés, arrivaient
de main en main jusque dans celles des enfants qui devaient les
introduire ; ils disparaissaient dans le cul du patient; ils en sor-
taient, ils étaient remplacés; et tout cela avec une légèreté, une
promptitude dont il est impossible de se faire une idée. » Ce qui
“est décrit ici est en fait une machine (la Machine est l'emblème
sublimé du travail dans la mesure où elle l’accomplit et l’exonère
en même temps) ; enfants, ganymèdes, préparateurs, tout le monde
forme un immense et subtil rouage, une horlogerie fine, dont la
fonction est de lier la jouissance, de produire un temps continu,
d'amener le plaisir au sujet sur un tapis roulant (le sujet est magni-
fié comme issue et finalité de toute la machinerie, et cependant
dénié, réduit à un morceau de son corps). Toute combinatoire a
besoin d’un opérateur de continuité; tantôt c’est la couverture
simultanée de tous les sites du corps, tantôt, comme ici, c’est la
rapidité même des obturations.

La censure, l'invention
Sade est apparemment censuré deux fois : lorsqu'on interdit
d’une manière ou d’une autre la vente de ses livres; lorsqu'on le
déclare ennuyeux, illisible. La vraie censure, cependant, la cen-
sure profonde, ne consiste pas à interdire (à couper, à retrancher,
à affamer), mais à nourrir indûment, à maintenir, à retenir, à étouf-
fer, à engluer dans les stéréotypes (intellectuels, romanesques, éro-
tiques), à ne donner pour toute nourriture que la parole consa-
crée des autres, la matière répétée de l’opinion courante.
L’instrument véritable de la censure, ce n’est pas la police, c’est
l’endoxa. De même qu’une langue se définit mieux par ce qu’elle
oblige à dire (ses rubriques obligatoires) que par ce qu’elle inter-
dit de dire (ses règles rhétoriques), de même la censure sociale
n’est pas là où l’on empêche, mais là où l’on contraint de parler.

(Cr|
S'ANDIE,, FLOUE.
DEN A OT O0 ROMA

La subversion la plus profonde (la contre-censure) ne consiste


donc pas forcément à dire ce qui choque l’opinion, la morale, la
loi, la police, mais à inventer un discours paradoxal (pur de toute
doxa) : l'invention (et non la provocation) est un acte révolu-
tionnaire : celui-ci ne peut s’accomplir que dans la fondation
d’une nouvelle langue. La grandeur de Sade n’est pas d’avoir
célébré le crime, la perversion, ni d’avoir employé pour cette célé-
bration un langage radical; c’est d’avoir inventé un discours
immense, fondé sur ses propres répétitions (et non sur celles des
autres), monnayé en détails, surprises, voyages, menus, portraits,
configurations, noms propres, etc.: bref, la contre-censure, ce
fut, à partir de l’interdit, de faire du romanesque.

La haine du pain
Sade n’aime pas le pain. La raison en est doublement poli-
tique. D’une part, le Pain est emblème de vertu, de religion, de
travail, de peine, de besoin, de pauvreté, et c’est comme objet
moral qu'il doit être méprisé; d'autre part, c’est un moyen de
chantage : les tyrans asservissent le peuple en menaçant de lui
retirer le pain; c’est un symbole d’oppression. Le pain sadien est
donc un signe contradictoire : moral et immoral, condamné dans
le premier cas par le Sade contestataire et dans le second cas
par le Sade républicain.
Le texte cependant ne peut s'arrêter au sens idéologique
(même contradictoire) : au pain chrétien et au pain tyrannique
s’ajoute un troisième pain, un pain «textuel»; ce pain-là est un
«<amalgame pestilentiel d’eau et de farine »; substance, il est pris
dans le système proprement sadien, celui du corps; il est retran-
ché de la nourriture des sérails parce qu’il produirait chez les
sujets des digestions impropres à la coprophagie. Ainsi tournent
les sens : carrousel de déterminations qui ne s’arrête nulle part
et dont le texte est le mouvement perpétuel.

Le corps éclairé
Sade, pas plus que personne, n'arrive à décrire la beauté; tout
au plus peut-il l’affirmer, au moyen de références culturelles
(« faite comme Vénus », «la taille de Minerve », «la fraîcheur de
Flore »). Etant analytique, le langage n’a de prise sur le corps

CHINE
SAME EUR CEE AR D RU SL 'O WOOD A

que s’il le morcelle ; le corps total est hors du langage, seuls arri-
vent à l'écriture des morceaux de corps; pour faire voir un corps,
il faut ou le déplacer, le réfracter dans la métonymie de son vête-
ment, ou le réduire à l’une de ses parties; la description rede-
vient alors visionnaire, le bonheur d’énonciation se retrouve
(peut-être parce qu’il y a une vocation fétichiste du langage) : le
moine Severino trouve à Justine «une supériorité décidée dans
la coupe des fesses, une chaleur, un étroit indicible dans l’anus ».
Autant les corps des sujets sadiens sont fades, dès lors qu’ils sont
totalement beaux (la beauté n’est qu’une classe), autant les
fesses, le vit, l’haleine, le sperme trouvent une individualité
immédiate de langage.
Il est cependant un moyen de donner à ces corps fades et par-
faits une existence textuelle. Ce moyen est le théâtre (ce qu’a
\
compris l’auteur de ces lignes en assistant à un spectacle de tra-
vestis donné dans un cabaret parisien). Pris dans sa fadeur, son
abstraction («la plus sublime gorge, de très jolis détails dans les
formes, du dégagement dans les masses, de la grâce, du moel-
leux dans l'attachement des membres », etc.), le corps sadien
est en fait un corps vu de loin dans la pleine lumière de la scène;
c’est seulement un corps très bien éclairé, et dont l’éclairement
même, égal, lointain, efface l’individualité (les imperfections de
la peau, les couleurs mauvaises du teint), mais laisse passer la
pure vénusté ; totalement désirable et absolument inaccessible,
le corps éclairé a pour espace naturel le petit théâtre, celui du
cabaret, du fantasme ou de la présentation sadienne (le corps
de la victime sadienne ne devient accessible que lorsqu'il des-
cend de sa première description et se morcelle). C’est finale-
ment la théâtralité de ce corps abstrait qui est rendue par des
expressions ternes (corps parfait, corps à ravir, faite à peindre,
etc.), comme si la description du corps avait été épuisée par sa
mise (implicite) en scène : peut-être est-ce en somme la fonc-
tion de ce peu d’hystérie qui est au fond de tout théâtre (de tout
éclairage) que de combattre ce peu de fétichisme qui est dans
le « découpage » même de la phrase écrite. Quoi qu’il en soit, il
ma suffi d’éprouver une vive commotion devant les corps éclai-
rés du Cabaret parisien, pour que les allusions (apparemment
fort plates) de Sade à la beauté de ses sujets cessent de m’en-
nuyer et éclatent à leur tour de toute la lumière et l’intelligence
du désir.
SAAB DRE M FNODTINR
INENR UNIT OMAOR IA

L'’inondation
Juliette, Olympe et Clairwil sont aux prises avec dix pêcheurs
de Baïes; comme elles sont trois, trois de ces pêcheurs sont
d’abord satisfaits, mais ceux qui restent se disputent ;Juliette les
calme en leur prouvant qu'avec un peu d’art chacune des trois
femmes peut occuper trois hommes (le dixième, épuisé, se
contentera de regarder). Cet art est celui de la catalyse: il
consiste à saturer le corps érotique en occupant simultanément
les chefs-lieux du plaisir (la bouche, le sexe, l'anus) ; chaque sujet
est trois fois comblé (dans les deux sens du mot) et de la sorte
chacun des neuf partenaires trouve son emploi érotique (il est
vrai que cet emploi est simple, alors que le plaisir des sujets est
triple ; c’est différence de classe : les libertins opposés aux agents,
les riches aventurières aux pauvres pêcheurs).
La saturation de toute l’étendue du corps est le principe de
l’érotique sadienne : on essaye d'employer (d'occuper) tous ses
lieux distincts. Ce problème est celui-là même de la phrase (en
quoi il faut parler d’une érotographie sadienne, la structure de
la jouissance ne se distinguant pas de celle du langage) : la phrase
(littéraire, écrite) est elle aussi un corps qu’il faut catalyser, en
remplissant tous ses lieux premiers (sujet-verbe-complément)
d’expansions, d’incises, de subordonnées, de déterminants ;
certes, cette saturation est utopique, car rien ne permet (struc-
turalement) de terminer une phrase : on peut toujours lui ajou-
ter un supplément, qui ne sera jamais, en droit, le dernier (cette
incertitude de la phrase rendait Flaubert très malheureux); de
même, bien que Sade ait tenté d’allonger sans cesse l'inventaire
des sites érotiques, il sait bien qu’il ne peut fermer le corps amou-
reux, terminer la catalyse voluptueuse (la par-faire) et épuiser
la combinatoire des unités : il reste toujours un supplément de
demande, de désir, qu’on essaye illusoirement d’épuiser, soit en
répétant ou permutant les figures (comptabilité des « coups»),
soit en couronnant l’opération combinatoire (par définition, ana-
lytique), d’un sentiment extatique de continuité, de couverture,
de perfusion.
Cette transcendance de la combinatoire a été également recher-
chée par le premier théoricien de la phrase, Denys d'Halicarnasse :
il s'agissait de postuler une valeur diffuse, épandue sur l’addition
et Particulation des mots (valeur liée, rythmée, respiratoire). Or,
passer de la catalyse sommative à une totalité existentielle, c’est
SAME. 60 AO)
UNR LE D A EL (O0 Ÿ OUT,À

ce qu’accomplit l’inondation du corps sadien (par le sperme, le


sang, les excréments, les vomissements) ; une mutation du corps
est alors obtenue : sur ce nouveau corps, les autres corps « pèsent »
et «collent». Le dernier état érotique (analogue au lié sublime
de la phrase, qu’on appelle précisément en musique le phrasé),
c’est de nager : dans les matières corporelles, les délices, le sen-
timent profond de la luxure. Toute cette combinatoire érotique,
si raide dans son discontinu minutieux, appelle finalement une
lévitation du corps amoureux : à preuve l'impossibilité même des
figures proposées : pour les accomplir, si on les prend à la lettre,
il faudrait un corps multiple et désarticulé.

Social
Les aventures sadiennes ne sont pas fabuleuses : elles se pas-
sent dans un monde réel, contemporain de la jeunesse de Sade,
à savoir la société de Louis XV. L’armature sociale de ce monde
est brutalement soulignée par Sade; les libertins appartiennent
à l'aristocratie ou plus exactement (ou plus souvent) à la classe
des financiers, traitants et prévaricateurs, en un mot : des exploi-
tants, la plupart enrichis dans les guerres de Louis XV et dans
les pratiques de corruption du despotisme ; sauf si leur origine
noble est un facteur de volupté (rapt des filles de bon ton), les
sujets appartiennent au sous-prolétariat industriel et urbain (par
exemple, les chiffrecane de Marseille, enfants «travaillant aux
manufactures et qui fournissent aux paillards de cette ville les
plus jolis objets qu’il soit possible de trouver») ou aux serfs de
la féodalité terrienne, là où elle subsiste (en Sicile, par exemple,
où Jérôme, le futur moine de Justine, va s’installer, selon un pro-
jet proprement arcadien qui lui permettra, dit-il, de dominer éga-
lement sur son champ et sur ses vassaux).
Cependant il se produit ce paradoxe : les rapports de classes
sont, chez Sade, à la fois brutaux et indirects ;énoncés selon l’op-
position radicale des exploitants et des exploités, ces rapports ne
passent pas dans le roman comme s’il s’agissait de les décrire à
titre référentiel (ce qu'a fait un grand romancier « social » comme
Balzac); Sade les prend différemment, non comme un reflet à
peindre, mais comme un modèle à reproduire. Où ? Dans la petite
société des libertins; cette société est construite comme une
maquette, une miniature ; Sade y transporte la division de classe ;
d’un côté les exploitants, les possédants, les gouvernants, les

& À 5
SAMDIE MARRON TARA ER MECS OMMOMIEEX

tyrans; de l’autre le petit peuple. Le ressort de la division (comme


dans la grande société) est la rentabilité (sadique) : « On établit...
sur le petit peuple toute la vexation, toute l'injustice qu’on put
imaginer, sûrs de retirer des sommes d’autant plus fortes de plai-
sirs que la tyrannie aurait été mieux exercée. » Entre le roman
social (Balzac lu par Marx) et le roman sadien, il se produit alors
une sorte de chassé-croisé : le roman social maintient les rap-
ports sociaux dans leur lieu d’origine (la grande société) mais les
anecdotise au gré de biographies particulières (le commerçant
César Birotteau, le zingueur Coupeau) ; le roman sadien prend la
Jormule de ces rapports, mais la transporte ailleurs, dans une
société artificielle (c’est aussi ce qu’a fait Brecht dans L'Opéra de
quat'sous). Dans le premier cas, il y a reproduction, au sens que
le mot a en peinture, en photographie ; dans le second cas, il y a,
si l’on peut dire, re-production, production répétée d’une pratique
(et non d’un «tableau» historique). Il s'ensuit que le roman
sadien est plus réel que le roman social (qui est, lui, réaliste) : les
pratiques sadiennes nous apparaissent aujourd’hui tout à fait
improbables ; il suffit cependant de voyager dans un pays sous-
développé (analogue en cela, en gros, à la France du xvuit siècle)
pour comprendre qu’elles y sont immédiatement opérables :
même coupure sociale, mêmes facilités de recrutement, même
disponibilité des sujets, mêmes conditions de retraite, et pour ainsi
dire même impunité.

Politesse
Lorsque Sade travaille, il se vouvoie : « Ne vous écartez en rien
de ce plan. Détaillez le départ. adoucissez beaucoup la pre-
mière partie... peignez... récapitulez avec soin... », ete. Ni je ni tu,
le sujet de l'écriture se traite dans la plus grande distance, celle
du code social : cette politesse adressée à soi-même, c’est un peu
comme si le sujet se prenait avec des pincettes, ou en tout cas
s’entourait de guillemets : suprême subversion qui, par opposi-
tion, remet à sa place (conformiste) la pratique systématique du
tutoiement. Ce qui est remarquable, c’est que cette politesse, qui
n’est nullement respect mais distance, Sade la met en œuvre lors-
qu’il se trouve en situation de travail, sous l'instance de l'écriture.
Ecrire, c’est d'abord mettre le sujet (y compris son imaginaire
d'écriture) en citation, rompre toute complicité, tout empoisse-
ment entre celui qui trace et celui qui invente, ou mieux encore,

810
SAS 41 PO KI E KR 11 LL O0 À ©! LE À

entre celui qui a écrit et celui qui se (re)lit (comme on le voit


aux oublis — notamment de décompte des victimes — contre les-
quels Sade s’admoneste).
Insérée dans l’univers brûlant des pratiques libidineuses, la
politesse n’est pas un protocole de classe, mais bien plus forte-
ment ce geste impérieux du langage par lequel le libertin ou
l'écrivain, disons : le pornographe, celui qui, à la lettre, écrit la
débauche, impose sa propre solitude et refuse la cordialité, la
complicité, la solidarité, l'égalité, toute la moralité du rapport
humain, c’est-à-dire : l’hystérie. La Duclos, l’historienne des
120 Journées, qui vient de raconter une centaine d’histoires
d’excréments, n’a cessé de les bien dire : elle règle son langage
selon les arabesques exquises de la préciosité proustienne (
«Une certaine cloche que nous allons entendre m'aurait con-
_-Vaincue que je n’aurais pas eu le temps de terminer la soirée,
etc. »); et le libertin, au sein des ordres les plus crus, n’oublie
jamais la distance qu’il doit à son collègue et à lui-même («Et
vous, madame, bandez-vous en voyant souffrir..? — Vous le
voyez, monsieur, répondit la tribade en montrant le bout de ses
doigts inondés du foutre de son con»): les partenaires sadiens
ne sont ni des camarades, ni des copains, ni des militants.

Figures de rhétorique
La pratique libidineuse est chez Sade un véritable texte - en
sorte qu’il faut parler à son sujet de pornographie, ce qui veut
dire : non pas le discours que l’on tient sur les conduites amou-
reuses, mais ce tissu de figures érotiques, découpées et combi-
nées comme les figures rhétoriques du discours écrit. On trouve
donc dans les scènes d’amour, des configurations de personnages,
des suites d'actions formellement analogues aux «ornements »
repérés et nommés par la rhétorique classique. Au premier rang,
la métaphore, qui substitue indifféremment un sujet à un autre
selon un même paradigme, celui de la vexation. Ensuite, par
exemple : l’asyndète, succession abrupte de débauches («Je par-
ricidais, j’incestais, j’assassinais, je prostituais, je sodomisais »,
dit Saint-Fond en bousculant les unités du crime comme César
celles de la conquête : veni, vidi, vici) ;lanacoluthe, rupture de
construction par laquelle le styliste défie la grammaire (Le nez
de Cléopâtre, s’il eût été plus court.) et le libertin celle des
conjonctions érotiques («Rien ne m'amuse comme de commen-

CS Sr
SAR
D EAP OL ULR NN EUR 0 LROMPOLTr A

cer dans un cul l'opération que je veux terminer dans un autre »).
Et de même qu’un écrivain audacieux peut créer une figure de
style inouïe, de même Rombeau et Rodin dotent le discours éro-
tique d’une figure nouvelle (sonder tour à tour et rapidement les
postérieurs alignés de quatre filles), à laquelle, en bons gram-
mairiens, ils n’oublient pas de donner un nom (le moulin à vent).

La crudité
Le lexique sexuel de Sade (lorsqu'il est « cru ») accomplit une
prouesse linguistique: celle de se maintenir dans la dénotation
pure (exploit ordinairement réservé aux langages algorithmiques
de la science); le discours sadien semble alors s’édifier sur un
tuf originel que rien ne peut percer, reculer, transformer ; il détient
une vérité lexicographique, les mots (sexuels) de Sade sont aussi
purs que les mots du dictionnaire (le dictionnaire n’est-il pas cet
objet en deçà duquel on ne peut remonter et d’où l’on peut seu-
lement descendre ? Le dictionnaire est comme la imite de la
langue ; se porter à cette limite relève de la même audace qui
entraîne à la dépasser : il y a une analogie de situation entre le
mot cru et le mot nouveau : le néologisme est une obscénité et le
mot sexuel, s’il est direct, est toujours reçu comme s’il n'avait
jamais été lu). Par la crudité du langage s’établit un discours hors-
sens, déjouant toute «interprétation » et même tout symbolisme,
un territoire hors douane, extérieur à l’échange et à la pénalité,
sorte de langue adamique, entêtée à ne pas signifier : c’est, si l’on
veut, la langue sans supplément (utopie majeure de la poésie).
Un supplément vient cependant au discours sadien : lorsqu'il
apparaît que ce langage est destiné, pris dans un certain circuit
de destination, celui qui enchaîne le praticien de la débauche
(libertin ou sujet) à sa parole imaginaire, c’est-à-dire aux justi-
fications (vertu ou crime) qu’il se donne : tendre la main à l’étron
du partenaire est dégoûtant selon le langage de la victime, déli-
cieux selon le langage du libertin; ainsi les «idées locales » (qui
font l’adultère, l’infanticide, la sodomie, l’anthropophagie
condamnés ici et révérés là), dont Sade s’autorise si souvent pour
justifier le crime, sont en fait des opérateurs de langage: cette
partie du langage qui reverse sur l'énoncé, comme le sens même,
la particularité de sa destination : le supplément, c’est l'Autre;
mais comme il n’est ni désir ni discours avant l'Autre et en dehors
de l'Autre, le langage cru de Sade est la part utopique de son dis-

6MIRS
SANDER RNOLULR
© EH Re 0 L. 0; Yh O1 ln À

Cours : utopie rare, courageuse, non en ce qu’elle dévoile la


sexualité, ni même en ce qu’elle la naturalise, mais en ce qu’elle
semble croire à la possibilité d’un lexique sans sujet (le texte
sadien est cependant réduit par le retour phénoménologique du
sujet, de l’auteur : celui qui énonce le « sadisme »).

La moire

Les langages (polychromes) du libertin et le langage (mono-


tone) de la victime coexistent avec mille autres langages sadiens :
le cruel, lobscène, le persifleur, le poli, le pointu, le didactique,
le comique, le lyrique, le romanesque, etc. Il se forme ainsi un
texte qui donne (comme peu de textes le font) la sensation de son
“étymologie : c’est un tissu damassé, un tapis de phrases, un éclat
changeant, une apparence ondée et chatoyante de styles, une
moire de langages : un pluriel discursif s’accomplit, peu usuel dans
la littérature française (par hérédité et contrainte classique, le
Français s'ennuie du pluriel, il croit n’aimer que l’homogène,
sublimé et vanté sous « l’unité de ton » — qui est précisément, à la
lettre, le monotone). Un autre auteur français, au moins, a joué
de ces changements multiples de langage : Proust, dont l’œuvre
est par là débarrassée de tout ennui; car, de même qu’il est pos-
sible de distinguer dans une étoffe calandrée plusieurs motifs,
d’en isoler et d’en suivre un en oubliant les autres, au gré de l’hu-
meur, de même on peut lire Sade, Proust, en «sautant », selon le
moment, tel ou tel de leur langage (je puis, ce jour-ci, ne lire que
le code Charlus et non le code Albertine, la dissertation sadienne
et non la scène érotique); la multiplicité des codes fonde le plu-
riel du texte, mais finalement ce qui l’accomplit, c’est la désin-
volture avec laquelle le lecteur « oublie » certaines pages, cet oubli
étant en quelque sorte préparé et légalisé à l’avance par l’auteur
lui-même, qui s’est dépensé à produire un texte troué, en sorte
que celui qui «saute » les dissertations sadiennes reste dans la
vérité du texte sadien.

Impossibilia
Dans le jeu scolastique de la disputatio, il était parfois demandé
au répondant (au candidat) de défendre des impossibilia, des thèses
apparemment impossibles. De la même façon, en imaginant les

SO
SUURDUE
MAT ONULR I EN R MEIONTR OI

attitudes de la débauche, Sade défend des «impossibilités ». S'il


prenait en effet envie à quelque compagnie de réaliser à la lettre
l’une des orgies décrites par Sade (tel ce médecin fort positif qui
crucifia un cadavre réel pour montrer que la crucifixion décrite
par les Evangiles était anatomiquement impossible ou en tout cas
n'aurait pu produire le Christ en croix des peintres), la scène
sadienne apparaîtrait vite hors de toute réalité : complication des
combinaisons, contorsions des partenaires, dépense des jouisseurs
et endurance des victimes, tout dépasse la nature humaine : il fau-
drait plusieurs bras, plusieurs peaux, un corps d’acrobate et la
faculté de renouveler infiniment l’orgasme. Sade le sait, puisqu’il
fait dire à Juliette, devant les fresques d’Herculanum : «On
remarque... dans toutes ces peintures un luxe d’attitudes presque
impossible à la nature et qui prouvent ou une grande souplesse
dans les muscles des habitants de ces contrées, ou un grand dérè-
glement d'imagination. » L’invraisemblance anecdotique est encore
plus forte : les victimes (sauf Justine) ne protestent ni ne luttent;
on n’a pas à les maîtriser ;dans un enclos où les quatre messieurs
des 120 Journées sont seuls, sans aide, sans police ni domestiques,
aucun fouteur, aucun Hercule ne se saisit d’une chaise, d’un bar-
reau, pour en assommer le libertin qui l’a condamné à mort. Seul
pourrait passer du Livre dans le réel (pourquoi ne pas tester le
«réalisme » d’un ouvrage en interrogeant, non la façon plus ou
moins exacte dont il reproduit le réel, mais au contraire celle dont
le réel pourrait ou ne pourrait pas effectuer ce que le roman
énonce ? Pourquoi le livre ne serait-il pas programme, plutôt que
peinture ?), seul pourrait constituer une sorte de Musée sadien,
l'outillage de la débauche: la cassette aux godemichés, les
machines voluptueuses et la boisson de Clairwil, le relevé topo-
graphique des lieux orgiaques, etc.
Pour le reste, tout est remis au pouvoir du discours. Ce pou-
voir, on n’y pense guère, n’est pas seulement d’évocation, mais
aussi de négation. Le langage a cette faculté de dénier, d'oublier,
de dissocier le réel: écrite, la merde ne sent pas; Sade peut en
inonder ses partenaires, nous n’en recevons aucun effluve, seul
le signe abstrait d’un désagrément. Tel apparaît le libertinage:
un fait de langage. Sade oppose foncièrement le langage au réel,
ou plus exactement se place sous la seule instance du «réel de
langage », et c’est pour cela qu’il a pu glorieusement écrire : « Oui,
je suis un libertin, je l’avoue : j’ai conçu tout ce qu’on peut conce-
voir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que
j'ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, mais

8 2 10
SAT
Eù E 20 07 © OÙ RTER 0 D O0 % O! b À

je ne suis pas un criminel ni un meurtrier. » Le «réel » et le livre


sont coupés : aucune obligation ne les lie : un auteur peut parler
infiniment de son œuvre, il n’est jamais tenu de la garantir.

Le mouchoir

« Eh quoi, madame, quelque chose repousse ce mouchoir ? Je


n'ai cru déguiser qu’un con, je découvre un vit? Foutre! Quel
clitoris! Retirez, retirez ce voile...» Indicible, ce linge féminin
sur ça.

La famille
Transgresser l’interdit familial consiste à altérer la netteté ter-
minologique du découpage parental, à faire qu’un seul signifié
(tel individu, une fille prénommée Olympe, par exemple) reçoive
en même temps plusieurs de ces noms, de ces signifiants que
Pinstitution, ailleurs, maintient soigneusement distincts, asepti-
quement préservés de toute confusion : « Olympe... réunit, dit le
moine incestueux de Sainte-Marie-des-Bois, le triple honneur
d’être à la fois ma fille, ma petite-fille et ma nièce.» Autrement
dit, le crime consiste à transgresser la règle sémantique, à créer
de l’homonymie : l’acte contre-nature s’épuise dans une parole
contre-langage, la famille n’est rien de plus qu’un champ lexical,
mais cette réduction n’est nullement indifférente : elle assure son
plein scandale à la plus forte des transgressions, celle du langage ;
transgresser, c’est nommer hors de la division du lexique (fonde-
ment de la société, au même titre que la division des classes).
La Famille se définit à deux niveaux : son «contenu» (liens
affectifs, sociaux, reconnaissance, respect, etc.), dont le libertin
se moque, et sa « forme », le réseau des liens nominatifs, et par
là même combinatoires, dont le libertin se joue, qu’il reconnaît
pour mieux les truquer et sur quoi il fait porter des opérations
syntaxiques; C’est à ce second niveau que pour Sade s’accomplit
la transgression originale, celle qui suscite l’enivrement d’une
invention continue, la jubilation de surprises incessantes : «II
raconte qu’il a connu un homme qui a foutu trois enfants qu’il
avait de sa mère, desquels il y avait une fille qu’il avait fait épou-
ser à son fils, de façon qu’en foutant celle-là, il foutait sa sœur,
sa fille et sa belle-fille et qu’il contraignait son fils à foutre sa

CO |
SMAMDNE
ME MONOMRNTISE MR OIL IOYN ONE

sœur et sa belle-mère. » La transgression apparaît ainsi comme


une surprise de nomination : poser que le fils sera l’épouse ou
le mari (selon que le père, Noirceuil, sodomise sa progéniture
ou en est sodomisé) suscite chez Sade ce même émerveillement
qui saisit le narrateur proustien lorsqu'il découvre que le côté
de Guermantes et le côté de chez Swann se rejoignent : l'inceste,
comme le temps retrouvé, n’est qu’une surprise de vocabulaire.

Les miroirs
L’Occident a fait du miroir, dont il ne parle jamais qu’au sin-
gulier, le symbole même du narcissisme (du Moi, de l'Unité
réfractée, du Corps rassemblé). Les miroirs (au pluriel), c’est un
tout autre thème, soit que deux miroirs se disposent l’un en face
de l’autre (image Zen) de façon à ne jamais refléter que le vide,
soit que la multiplicité des miroirs juxtaposés entoure le sujet
d’une image circulaire dont par là même le va-et-vient est aboli.
C’est le cas des miroirs sadiens. Le libertin aime à conduire son
orgie au milieu des reflets, dans des niches revêtues de glaces
ou dans des groupes chargés de multiplier une même image:
«On encule l'Italien; quatre femmes nues l’entourent de tous
côtés; l’image qu’il adore se reproduit en mille différentes
manières sous ses yeux libertins; il décharge »; cette dernière
disposition a le double avantage d'identifier les sujets à des
meubles (thème sadien : chez Minski, les tables, les fauteuils sont
des filles) et de répéter l’objet partiel, couvrant, inondant ainsi
le libertin d’une orgie lumineuse et liquide. Il se crée alors une
surface de crime : l’espace ménager est nappé de débauche.

Lafrappe
Le langage de la débauche est souvent frappé. C’est un langage
césarien, cornélien : «Mon ami, dis-je au jeune homme, vous
voyez tout ce que j'ai fait pour vous; il est bien temps de m’en
récompenser. — Qu’exigez-vous ? — Votre cul. - Mon cul? - Vous
ne posséderez pas Euphrémie que je n’aie obtenu ma demande. »
On croit entendre le vieil Horace : «Que vouliez-vous qu’il fît
contre trois ? - Qu'il mourût. » Ainsi, à travers Sade et grâce à lui,
apparaît la Rhétorique : une machine de désir : il existe des fan-
tasmes de langage : la concision, le resserrement, la détonation,

8 2
SAVE JF ON ÉRRUIUER,
R° M MO" NOTE À

la chute, en un mot la frappe est l’un de ces fantasmes (mot qui


va pour la médaille, la fausse monnaie, le champagne et le jeune
voyou) : c’est le coup déflagratoire de l'inscription, l’orgasme qui
termine la phrase au sommet de son plaisir.

kRapsodie
Peu étudiée des grammairiens du récit (tel Propp), il existe
une structure rapsodique de la narration, propre notamment au
roman picaresque (et peut-être au roman proustien). Raconter,
ici, ne consiste pas à faire müûrir une histoire puis à la dénouer,
selon un modèle implicitement organique (naître, vivre, mou-
rir), c’est-à-dire à soumettre la suite des épisodes à un ordre
-“naturel (ou logique), qui devient le sens même imposé par le
« Destin » à toute vie, à tout voyage, mais à juxtaposer purement
etsimplement des morceaux itératifs et mobiles : le continu r’est
alors qu’une suite d’apiècements, un tissu baroque de haïillons.
La rapsodie sadienne enfile ainsi sans ordre : des voyages, des
vols, des meurtres, des dissertations philosophiques, des scènes
libidineuses, des fuites, des narrations secondes, des pro-
grammes d’orgies, des descriptions de machines, etc. Cette
construction déjoue la structure paradigmatique du récit (selon
laquelle chaque épisode a son «répondant » quelque part plus
loin, qui le compense ou le répare) et par là même, esquivant
la lecture structuraliste de la narration, constitue un scandale
du sens : le roman rapsodique (sadien) n’a pas de sens, rien ne
l’oblige à progresser, müûrir, se terminer.

Le mobilier de la débauche
L’orgie se passe dans le plus beau salon, préparé dès le matin
par les vieilles :
Le parquet est un vaste matelas piqué à 6 pouces d’épaisseur :
conjonction tendancielle du lit et du plancher; civilisations où
lon marche déchaussé dans la chambre, non pour éviter de
« salir »— scrupule petit-bourgeois qui oblige dans certains appar-
tements les visiteurs à se munir de patins assez ridicules — mais
pour accomplir l'intimité totale, celle du corps et de la surface
mobilière, et lever ainsi à avance la censure imposée par la sta-
ture verticale, légale, morale, séparatrice ; être debout est réputé

CR
SLANDIE OMEMONURR ESR MTTONMONTERA

viril; un être chaussé est un être qui ne peut tomber (ou qui ne
peut que tomber) ;rester chaussé dans un lieu, c’est dire que le
désir y est forclos (au Japon, certains Français répugnent à se
déchausser, soit par peur de perdre leur virilité, soit par gêne
d’avoir sous le soulier une chaussette trouée). Sur ce matelas,
on a jeté deux ou trois douzaines de carreaux (coussins carrés) :
c’est aujourd’hui l’usage de quelques « boîtes », dans lesquelles,
sur ce point du moins, le sens de l’art de vivre n’a pas été com-
plètement oblitéré par la vulgarité et la moralité.
Au fond est disposée une large ottomane entourée de glaces :
les miroirs inondent d'images : de plus, dans l’ancienne écono-
mie, où le miroir coûtait un nombre élevé de journées de tra-
vail, il est le signe du plus haut luxe, le produit presque emblé-
matique de l’exploitation (comme aujourd'hui, un yacht, un
avion personnel).
Des tables roulantes d’ébène et de porphyre, répandues çà et
là, supportent tous les accessoires du libertinage (verges,
condoms, godemichés, pommades, essences, etc.); la séance de
débauche a tout le protocole d’une opération chirurgicale; le
débauché, où qu’il soit dans la pièce, doit avoir à portée de main
les instruments de la volupté; il roule avec lui son petit attirail,
telle une manucure ou une infirmière (ce simple détail de lec-
ture fait la débauche terrible).
Un buffet énorme, en face de l’ottomane, offre à profusion tout
le jour des mets que l’on peut tenir chauds « sans qu’on s’en aper-
çoive »; en somme la salle de débauche est un salon mondain;
comme à n'importe quelle réception bourgeoise, il y a au fond
un buffet permanent (la différence, c’est que ce buffet sert, non
pas à se désennuyer de la conversation du voisin, mais à répa-
rer les pertes de sperme et de sang) : ce buffet au fond, c’est tout
le cocktail.
Il y a une immensité de roses, d’œillets, de lilas, de jasmins, de
muguets ; cependant la débauche finira dans un océan d’excré-
ments et de vomissures; les fleurs sont inaugurales ; elles jalon-
nent le départ d’une dégradation qui fait partie du projet libertin.
En face du buffet, «artistement placé dans une nue », on voit
une effigie du prétendu Dieu : tableau mécanique dans le goût des
automates de l’époque, puisque plus tard, au gré d’un jeu qui met
la débauche en loterie, sortiront de la bouche de l'Eternel des rou-
leaux de satin blanc où est inscrit, dans le style du Décalogue, le
commandement de certaines postures : dans ce raout, on joue aussi
aux petits papiers.
SAIDIE 00 0. DUR TER 0 1.0. M OI À

La débauche sadienne, dont on ne parle ordinairement qu’en


fonction du système philosophique dont elle n’est plus alors que
le chiffre abstrait, participe en fait d’un art de vivre : en elle s’ins-
crit la concomitance des plaisirs.

La marque
Au château de Silling, les sujets sont marqués (à l’aide de cou-
leurs différentes). L’enjeu de cette marque est le dépucelage de
chaque victime, qui est réservé à l’un ou à l’autre des quatre Mes-
sieurs (plus loin, c’est la vie même : les futurs survivants de la tue-
rie sont marqués d’un ruban vert) ; et comme deux lieux du corps
féminin peuvent être déflorés, le devant et le derrière, la marque
.-est double, d’appropriation (à tel libertin) et de localisation:

Messieurs Devant Derrière |

duc
de Blangis | rose vert

lEvêque 0 violet

Durcet 0 lilas

Curval noir jaune

(L’Evêque et Durcet ne se donnent aucun devant à dépuce-


ler : c’est le degré zéro de la défloration, état signifiant, s’il en
fut, puisqu'il affiche ces deux Messieurs comme de purs sodo-
mites). Dans ce tableau, c’est l’être même de la marque, de toute
marque, qui se dévoile : elle est d’un seul mouvement un indice
de propriété (tel celui qu’on imprime au bétail), un acte d’iden-
tification (comme le numéro d’immatriculation d’un soldat) et
un geste fétichiste, qui découpe le corps, promeut et oppose deux
de ses parties. Toutes ces fins se retrouvent dans la nature lin-
guistique de la marque : elle est, on le sait, l’acte fondamental
du sens; et c’est bien un double paradigme que Sade construit
devant nous : d’un côté les couleurs, de l'autre les Messieurs et
les lieux. Dans le sens se rassemblent la propriété, la marchan-
dise et le fétiche.
SFAMDIEE
AN FROMEMENIMENRIE UT OVER DIETEEA

Le casque
Le cri est la marque de la victime : c’est parce qu’elle choisit
de crier, qu’elle se constitue victime ; si, sous la même vexation,
elle en venait à jouir, elle cesserait d’être victime, se transfor-
merait en libertin: crier/décharger, ce paradigme est le départ
du choix, c’est-à-dire du sens sadien. La meilleure preuve en est
que si une phrase commence par le récit d’une vexation, il est
impossible de savoir qui la prononce, parce qu’il est impossible
de prévoir si elle se terminera en cris ou en jouissance : la phrase
est libre, jusqu’au dernier moment : « Verneuil lui pinça alors les
fesses d’une si cruelle force. » (on attend quelque chose comme :
«que la victime ne put retenir ses cris »; mais ce que l’on obtient
de la machine syntaxique, de la phrase-posture, c’est tout le
contraire :).. «que la putain déchargea à l’instant. » (De même,
inversement : « Mon enfant, dit le marquis, qu’une nuit passée
avec Justine... avait étonnamment irrité contre cette fille. »)
Cependant, le cri, qui fonde la victime, n’en est aussi, contra-
dictoirement, que l’attribut, l'accessoire, le supplément amou-
reux, une emphase. D’où le prix d’une machine qui isole le cri
et le livre au libertin comme une partie délicieuse du corps vic-
timal, c’est-à-dire comme un fétiche sonore : c’est le casque à
tuyau dont on affuble le crâne de Mme de Verneuil; il est « orga-
nisé de manière que les cris que lui faisaient jeter les douleurs
dont on l’accablait ressemblaient aux mugissements d’un bœuf ».
Ce bonnet singulier a un triple avantage : la victime étant enfer-
mée avec son suppliciant dans un cabinet solitaire, le casque
transmet sa douleur aux autres libertins, comme par radio, sans
qu’ils voient la scène : ils peuvent, plaisir suprême, l’imaginer,
c’est-à-dire la fantasmer ; de plus, sans rien lui ôter de son pou-
voir signalétique, le casque dénature le cri, le frappe d’une étran-
geté animale, transformant «la femme pâle, mélancolique et dis-
tinguée » en masse bovine ; enfin, le tuyau, vagin ou colon, injecte
dans le libertin un bâton sonore, un étron musical (létron est
très précisément l’excrément rendu à l’état de phallus): le cri
est un fétiche.
SVALELES 12 JR OL OR R9 TE HR}. 0 D 10; YO!
IX À

La division des langages


Dans ses Notes littéraires, Sade rapporte sans les commenter
les paroles de Marie-Antoinette à la Conciergerie : «Les bêtes
féroces qui m’environnent inventent chaque jour quelque humi-
liation qui ajoute à l'horreur de ma destinée ; elles distillent goutte
à goutte, etc.» On a pensé (Lély) que Sade avait copié ces mots
parce qu’il se les appliquait à lui-même. Je lis la citation diffé-
remment :comme un exemple de langage victimal : Antoinette et
Justine parlent la même langue, le même style. Sade ne commente
pas la situation de la reine déchue ; il ne définit pas la victime par
la pratique dans laquelle elle est prise («souffrir », «endurer »,
«recevoir »); chose exorbitante si l’on songe à la définition cou-
.rante du sadisme et à la définition structurale du personnage, le
«rôle » est ici tenu pour négligeable. La victime n’est pas: celui
ou celle qui subit, maïs : celui ou celle qui tient un certain langage.
Dans le roman sadien - comme dans le roman proustien — la popu-
lation se divise en classes non selon la pratique mais selon le lan-
gage, ou plus exactement selon la pratique du langage (indisso-
ciable de toute pratique réelle) : les personnages sadiens sont des
acteurs de langage. (Si l’on voulait bien étendre cette notion au
genre même du roman, ce serait toute une nouvelle grammaire
narrative qu’il faudrait élaborer : face à l'épopée ou au conte, le
roman n'est-il pas ce récit nouveau où la division du travail — des
classes — se couronne d’une division des langages ?)

La confession
La confession, cérémonie religieuse que Sade aime beaucoup
mettre dans ses orgies, n’a pas pour seule fonction de parodier
ignominieusement le sacrement de la pénitence ou d'illustrer la
situation sadique du sujet qui se confie à son bourreau; elle intro-
duit dans la « scène » (épisode érotique, combatif et théâtral) une
duplicité de sens mais aussi d'espace. Comme dans le spectacle
médiéval, deux lieux sont donnés à lire en même temps, soit que
le libertin entende et voie simultanément ce qui est séparé par la
théologie, à savoir l’Ame et la Chair («Il veut que sa fille aille à
confesse à un moine qu’il a gagné... ainsi il entend la confession
de sa fille et il voit son cul tout à la fois»), soit que le lecteur,
placé devant le confessionnal comme devant une scène divisée,

En ONT
SLAPDIE MELORULR
DE RP TR OR YR GTR A

contemple, dans une seule vue, logée dans un premier compar-


timent, Justine agenouillée, les yeux levés au ciel en train de se
confesser candidement, et dans l’autre le moine Severino écou-
tant Justine, un bardache à moitié nu entre les jambes. Ainsi se
produit un objet esthétique complexe et paradoxal: le son et la
vue sont réunis dans le spectacle (ce qui est banal) mais séparés
par la barre du confessionnal, par la Loi classificatrice (âme/chair)
qui fonde la transgression : la stéréographie est complète.

La dissertation, la scène
Celui qui feuillette les livres de Sade sait bien que deux
grandes formes typographiques y alternent : des pages serrées,
suivies : c’est la grande dissertation philosophique ; des pages cou-
pées de blancs, d’alinéas, de point de suspension, d'exclamation,
langage tendu, troué, vacillé : c’est l’orgie, la scène libidineuse
ou criminelle. Quoi qu’en fasse la pratique de lecture (plus ou
moins paresseuse), ces deux blocs sont à égalité : la dissertation
est un objet érotique.
Ce n’est pas seulement la parole qui est érogène, ce n’est même
pas ce qu’elle représente (la dissertation, par définition, ne peint
rien du tout, mais le libertin, infiniment plus sensible que le lec-
teur sadien, s’y excite au lieu de s’y ennuyer), ce sont les formes
les plus subtiles, les plus cultivées du discours : le raisonnement
(« Quoi ! dit Nicette, tu ne veux pas que je perde mon foutre, quand
mon père raisonne si bien ?»), le système («Vous bandez, mon-
seigneur ?.… — Cela est vrai. ces systèmes m’échauffent l’imagi-
nation »), la maxime («Cœur de Fer s’échauffait en exposant ces
sages maximes »). Juliette met donc naturellement la disserta-
tion au rang des plaisirs exorbitants qu’elle exige du pape Bra-
schi en échange de l’ardeur qu’elle lui promet; elle la cite pêle-
mêle avec le vol, la messe noire, l’orgie somptueuse.
La dissertation « séduit », « anime », « égare », « électrise », «en-
flamme »; sans doute, dans la suite des orgies, elle a la fonction
d’un repos, mais ce repos n’est pas seulement de plate récupé-
ration: c’est une énergie érotique qui s’élabore au cours de la
dissertation. Le corps libertin, dont fait partie le langage, est un
appareil homéostatique qui s’entretient lui-même : la scène
oblige à une justification, à un discours ; ce discours enflamme,
érotise; le libertin «n’y tient plus»; une nouvelle scène s’en-
clenche, et ainsi de suite, à l'infini.
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L'espace du langage
Au château de Silling, le haut lieu est le théâtre de débauche où
l’on se rassemble chaque jour de cinq heures à dix heures du soir.
Dans ce théâtre, tout le monde est acteur et spectateur. L'espace y
est donc à la fois celui d’une mimesis, ici purement auditive, confiée
au récit de l’Historienne, et d’une praæis (conjonction recherchée
généralement sans succès par maint théâtre d’avant-garde).
Ce qui est exhaussé sur un trône, c’est la Parole, organe pres-
tigieux de la mimesis. Les Messieurs, chacun sur son ottomane,
dans sa niche, ayant à ses pieds son quatrain de sujets qui fait
corps avec lui (c’est le cas de le dire), ne sont d’abord que des
Auditeurs. Sur une banquette, les trois historiennes qui ne sont
pas de service forment la réserve de Parole, tout comme sur les
gradins du proscenium les sujets qui ne sont pas retenus dans
les quatrains appropriés forment la réserve de Luxure. Entre la
Mimesis et la Praxis (dont les lieux seront les ottomanes et les
cabinets d’entresol), il s'étend ainsi un espace intermédiaire, qui
est celui de la virtualité : le discours traverse cet espace, et dans
cette traversée se transforme peu à peu en pratiques: l’histoire
racontée devient le programme d’une action qui a pour théâtre
subsidiaire l’ottomane, la niche, le cabinet.
L’espace total est - diagrammatiquement — celui du langage.
Autour du Trône, issus de la Parole fondatrice, celle de l’'Historienne,
la Langue, le Code, la Compétence, les unités de la combinatoire,
les éléments du Système. Du côté des Messieurs, la Parole mon-
nayée, la Performance, le Syntagme, la Phrase dite. Ainsi le théâtre
sadien (et justement parce que c’est un théâtre) n’est pas ce lieu
courant où l’on passe platement de la parole au fait (selon le des-
sin empirique de l'application), mais la scène du premier texte, celui
de lP’Historienne (venu lui-même de combien de codes antérieurs),
traverse un espace de transformation et engendre un second texte,
dont les premiers auditeurs deviennent les seconds énonciateurs :
mouvement sans arrêt (ne sommes-nous pas à notre tour les lec-
teurs de ces deux textes ?) qui est le propre de l'écriture.

L'ironie

Dans toute société, semble-t-il, la séparation des langages est


respectée, comme si chacun d’eux était une substance chimique

86.0
SJ APDPH/0 ON U'R"I ERP. EDP
OP TMrA

et ne pouvait entrer en contact avec un langage réputé contraire


sans produire une déflagration sociale. Sade passe son temps à
produire de ces métonymies explosives. La phrase, comme forme
à la fois suffisante et courte, lui sert de chambre d’explosion. Les
grands styles pompeux, culturels, codés par des siècles de litté-
rature bien-pensante, sont cités à comparaître sur ce petit théâtre
de la phrase, côte à côte avec le pornogramme : la maxime
(Femmes recluses : «ce n’est pas la vertu qui les lie, c’est le
foutre »), l’apostrophe lyrique («O mes compagnes, foutez, vous
êtes nées pour foutre »), l'éloge de la vertu («je dois rendre à la
fermeté de son caractère la justice de dire qu’il ne déchargea
pas une seule fois »), la métaphore poétique («Obligé de donner
l'essor à un membre qu’il ne pouvait plus contenir dans sa culotte,
il nous fit naître, en le laissant s’élancer dans l’air, l’idée de ces
jeunes arbustes dégagés du lien qui courbe un instant leur cime
vers le sol.»)
On notera: il s’agit pour Sade de supprimer la division esthé-
tique des langages ; mais cette suppression, Sade ne la fait pas
selon un modèle naturaliste, en laissant (illusoirement) affleu-
rer à la surface de l’écriture le langage direct, prétendument
inculturel (ou populaire) : la culture ne peut s’effacer d’un coup
de parole : on peut seulement la ruiner — laisser dans le champ
nouveau du langage quelques moments mutilés de leur contexte
et de leur superbe passée et cependant encore pourvus de la grâce
très élaborée, de la patine savoureuse, de la distance nécessaire
dont des siècles de politesse rhétorique les ont empreints. Cette
méthode de destruction (par citation déplacée de survivances)
constitue l’ironie de Sade.

Le voyage
On ne dit jamais que Sade est un romancier picaresque (lun
des rares de notre littérature). La raison apparente de cet « oubli »
est que l’aventurier sadien (Juliette, Justine) ne traverse jamais
qu’une seule et même aventure et que cette aventure est crue.
Cependant, la plus grossière des censures (celle des mœurs)
masque toujours un profit idéologique : si le roman sadien est
exclu de notre littérature, c’est que la pérégrination romanesque
n’y est jamais quête de l’Unique (l'essence de temps, de vérité,
de bonheur) mais répétition du plaisir; l’errance sadienne est
malséante, non parce qu’elle est luxurieuse et criminelle, mais

SAT
ANDRE M PONUNRAUNEN
RE ME AOM MORIN

parce qu’elle est mate et comme insignifiante, soustraite à toute


transcendance, dépourvue de terme : elle ne révèle pas, ne trans-
forme pas, ne mûrit pas, n’éduque pas, ne sublime pas, n’ac-
complit pas, ne récupère rien, sinon le présent lui-même, coupé,
éblouissant, répété; aucune patience, aucune expérience; tout
est porté sur l’heure au faîte du savoir, du pouvoir, du jouir; le
temps n’arrange ni ne dérange, il répète, ramène, recommence,
il n’a d’autre scansion que celle qui alterne la formation et la
dépense du sperme.
Aussi y a-t-il dans le voyage sadien comme un irrespect porté
à la «vocation » même du roman. Juliette et son envers Justine
sont à la quête romanesque ce que la chasse est à l’amour
sérieux : que font tous ces héros picaresques, Juliette, Jérôme,
Brisa-Testa, Clairwil et même Justine, sinon draguer? Ils dra-
guent des partenaires, des victimes, des complices, des bour-
reaux, des pigeons. Cependant, de même que la chasse amou-
reuse, loin d’obnubiler le dragueur, l’éveille sans cesse au monde
qui l'entoure et lui donne une sensibilité plus fine, une curiosité
mieux ouverte à l’espace complet dans lequel il marche (le dra-
gueur — don Juan, si l’on préfère — voyage d’une façon somme
toute plus désintéressée que le touriste, tout engoncé dans les
stéréotypes de monuments, car pour lui la culture relève de lin-
direct), de même la chasse sadienne fait défiler obliquement sous
nos yeux — sans se l’approprier sous couvert de vérité — toute une
Europe historique : classes sociales, pratiques d’argent, mœurs
d'alimentation, de vêtement, de mobilier, de transport, et jusqu’à
la galerie des grands de cette société monarchique (le roi de
Naples, le cardinal de Bernis, Frédéric Il, Henri, Sophie de
Prusse, Victor-Amédée de Sardaigne, Catherine II, Pie VD), dont
la peinture dérisoire n’exténue en rien le signe historique qu’ils
constituent, envers et contre toutes les débauches irréelles aux-
quelles ils participent.

Sade précurseur
La débauche est imaginative; sous son impulsion Sade a
inventé : la radiodiffusion (le casque à cris permet aux libertins
de vivre sans les voir les supplices qui s’accomplissent dans la
chambre d'à côté : la simple information sonore les fait jouir,
comme elle permet à l’auditeur moderne de dramatiser) et le
cinéma (chez Cardoville, aux environs de Lyon, Dolmus imagine

8507
SPORE FAOME RATE ER 0 Lr'O SUOMI

une «scène divine » : chaque point du corps de Justine, échu par


tirage au sort, sera molesté par un libertin : «tour à tour chacun
fera lestement subir à la patiente la douleur dont il sera chargé.
Ces tours se recommenceront avec vitesse; nous imiterons le
battement d’une horloge » : disposition surprenante, car dans le
film sadien, personne — aucun moi — n’est proprement le sujet
de la séquence : personne ne la filme, personne ne la monte, per-
sonne ne la fait passer, personne ne la voit : une image continue
s’enclenche sur rien d’autre que le temps, l’horloge).

Poëétique du libertin
Qu'est-ce qu’un paradigme? une opposition de termes qui ne
peuvent être actualisés en même temps. Le paradigme est très
moral : chaque chose en son temps, ne confondons pas, etc., et
c’est ainsi que le sens, dispensateur de loi, de clarté, de sécurité,
sera fondé. Chez Sade, la victime désire la loi, veut le sens, res-
pecte le paradigme; le libertin, au contraire, s’emploie à les
étendre, c’est-à-dire à les détruire ; puisque la langue propose une
séparation des fautes (inceste/parricide), le libertin fera tout pour
en réunir les termes (être à la fois incestueux et parricide, et sur-
tout forcer l’autre à commettre les deux fautes), la victime fera
tout pour résister à ce brouillage et maintenir l’incommunication
des morphèmes du crime (Cloris, victime de Saint-Fond qui le
fait chanter, «est incestueux pour ne pas devenir parricide »).

Les machines
De vraies machines, voluptueuses ou criminelles, Sade en
invente souvent. Il y a des appareils à faire souffrir :machine à
fustiger (elle dilate les chairs pour faire apparaître très vite le
sang), machine à violer (chez Minski), machine à engrosser
(c’est-à-dire à préparer l’infanticide), machine à faire rire (pro-
duisant «une douleur si violente qu’il en résultait un rire sardo-
nique, extrêmement curieux à examiner »). Il y a des machines
à faire jouir; la plus étudiée est celle du prince de Francaville,
le plus riche seigneur de Naples : celle qui s’y loge reçoit un gode-
miché doux et flexible qui, müû par un ressort, la soumet à un
limage perpétuel; tous les quarts d’heure, sont lancés «dans le
vagin des flots d’une liqueur chaude et gluante, dont l’odeur et

8 5 5
S: AADLE PLOMUNURAINE Re l. 0, MOMIR À

la viscosité l’eussent fait prendre pour le sperme le plus pur et


le plus frais», cependant qu'ailleurs, devenue fétichiste, la
machine isole les parties à caresser et les renouvelle sans cesse ;
il y a enfin des machines qui combinent les deux fonctions, mena-
cent cruellement pour obliger à prendre une bonne posture.
La machine sadienne ne s’arrête pas à l’automate (passion du
siècle) ; c’est tout le groupe vivant qui est conçu, construit comme
une machine. Dans son état canonique (Justine reçue au cou-
vent de Sainte-Marie-des-Bois, par exemple), il comporte une
substruction édifiée autour du patient fondamental (ici, Justine)
et saturée lorsque tous les sites du corps sont occupés par des
partenaires différents («Mettons-nous tous les six sur elle »); à
partir de cette architecture de base, définie par une règle de cata-
lyse, s’éploie un appareil ouvert, les sites se multipliant dès qu’un
partenaire s’ajoute au groupe initial ;la machine ne tolère aucun
solitaire, personne qui reste en dehors d’elle : à Dorothée, res-
tée seule, Gernande indique comment entrer dans le groupe
(«Coulez-vous sous ma femme ») ;la machine totale est un sys-
tème pondéré («Justine supporte tout, le poids entier est sur elle
seule») et ouvert: ce qui la définit, c’est l’enclenchement de
toutes les pièces («Les deux opérations s’enclavent, se marient »),
qui se joignent les unes aux autres comme si elles connaissaient
leur rôle par cœur et qu’on n’eût à chercher en rien à improvi-
ser («Toutes les femmes se rangent dans l'instant sur six rangs »).
Disposée, la machine vivante n’a plus qu’à partir, à « aller » (« Tra-
vaillons maintenant de concert»). Une fois en marche, elle
tremble et bruit légèrement des mouvements convulsifs des par-
ticipants («Rien n’est lubrique à voir comme les mouvements
convulsifs de ce groupe, composé de vingt et une personnes »).
I n’y a plus qu’à la surveiller, comme fait un bon OS qui arpente,
lubrifie, resserre, règle, change, etc. (« Marthe parcourt les rangs ;
elle patine les couilles; elle veille à ce que. etc.»).

Les couleurs

Les couleurs du vêtement sont des signes. D’un côté les classes
d'âge et de fonctions (gitons, jockeys, agents, fouteurs, pucelles,
filles de bon ton, duègnes, etc.), de l’autre des couleurs. Le rap-
port des deux corrélats est communément arbitraire (immotivé).
Il se produit pourtant, comme dans la langue, une certaine ana-
logie, un rapport proportionnel, une relation diagrammatique:

8, 53,4
SAP EURO CRU ER. I O, M OLA

la couleur croît en intensité, en éclat, en feu, au fur et à mesure


que l’âge augmente et la volupté mürit : les petits gitons (de sept
à douze ans) sont en gris de lin, comme si ce gris pâle figurait
la fadeur, la passivité naturelle de leur âge; plus âgés (de douze
à dix-huit ans), ils deviennent pourpres, puis, passant agents (de
dix-neuf à vingt-cinq ans), sont vêtus d’un frac mordoré; chez
Gernande, les grands libertins ont un collant incarnat, leur tête
est couronnée d’un turban, d’une flamme rouge.

Scène, machine, écriture


« Quel délicieux groupe !», s’écrie la Durand devant Juliette
«occupée » par quatre crocheteurs d’Ancône. Le groupe sadien,
- fréquent, est un objet pictural ou sculptural: le discours saisit
les figures de débauche, non seulement arrangées, architectu-
rées, mais surtout figées, encadrées, éclairées; il les traite en
tableaux vivants. Cette forme de spectacle a été peu étudiée, sans
doute parce que personne n’en fait plus. Faut-il rappeler pour-
tant que le tableau vivant a été pendant longtemps un divertis-
sement bourgeois, analogue à la charade ? enfant, l’auteur de ces
pages a assisté plusieurs fois, lors de ventes de charité pieuses
et provinciales, à de grands tableaux vivants -— par exemple, La
Belle au bois dormant; il ne savait pas que ce jeu mondain est
de même essence fantasmatique que le tableau sadien ; il l’a peut-
être compris plus tard en observant que le photogramme filmique
s’oppose au film lui-même par un clivage qui n’est pas celui du
prélèvement (on immobilise et on publie une scène tirée d’un
grand film), mais, si l’on peut dire, de la perversion : le tableau
vivant, en dépit du caractère apparemment total de la figuration,
est un objet fétiche (immobiliser, éclairer, encadrer, reviennent
à morceler), tandis que le film, comme fonctionnement, serait une
activité hystérique (le cinéma ne consiste pas à animer des
images ; l'opposition de la photographie et du film n’est pas celle
de l’image fixe et de l’image mobile; le cinéma consiste, non à
figurer, mais à faire fonctionner un système).
Or, malgré la prédominance des tableaux, ce clivage existe
dans le texte sadien, et, semble-t-il, selon le même enjeu. Car
au « groupe », qui est en fait un photogramme de débauche, s’op-
pose, ici et là, la scène en marche. Le vocabulaire chargé de déno-
ter cet ébranlement du groupe (qui à vrai dire en transforme
philosophiquement la nature) est vaste (exécuter, suivre, varier,

SN 355
SV AL DREN UF OÙ R 1 BU, LL OR ONLEX

se rompre, se déranger). On sait que cette scène qui «fonctionne »


n’est rien d’autre qu’une machine sans sujet, puisqu'il n’y manque
même pas un déclic automatique («Minski s’approche de la créa-
ture accrochée, il lui manie les fesses, il les lui mord et dans
l'instant toutes les femmes se rangent sur six rangs »). Devant le
tableau vivant - et le tableau vivant est précisément cela devant
quoi je me place — il y a par définition, par finalité même du
genre, un spectateur, un fétichiste, un pervers (Sade, le narra-
teur, un personnage, le lecteur, peu importe). En revanche, dans
la scène marchante, ce sujet, quittant son fauteuil, sa galerie,
son parterre, franchit la rampe, entre dans l’écran, s’incorpore
au temps, aux variations et aux ruptures de l’acte lubrique, en
un mot à son jeu: il y a passage de la représentation au travail.
(Il existe dans Sade un genre mixte, tableau vivant pour le lec-
teur, scène pour les partenaires : tel le grand syntagme baroque
qui nous représente, dans une séquence très félinienne, Noir-
ceuil et ses acolytes, par un froid glacial, vêtus d'immenses four-
rures, faisant sauter, en la bombardant et en la flagellant de leurs
longs fouets, la petite Fontange nue, sur un bassin gelé.)
Lieu historique transitoire, l’écriture sadienne contient cette
double postulation. Tantôt elle représente le tableau vivant, res-
pecte l’identité de la peinture et de l'écriture classique, qui croit
n'avoir qu’à décrire ce qui a déjà été peint et qu’elle appelle le
«réel»; elle s’autorise de ce référent déjà composé, pour en don-
ner l'architecture (à droite/à gauche), les couleurs, les rapports,
les nuances, la lumière, la touche. Tantôt elle sort de la repré-
sentation : ne pouvant figurer (éterniser) ce qui marche, varie,
se rompt, elle perd le pouvoir de description et ne peut plus qu’al-
léguer le fonctionnement, en donner le chiffre générique: dire
ça marche, ce n’est plus décrire, c’est relater. On voit par là l’am-
biguïté de l’écriture classique : figurative, elle ne peut que don-
ner des objets, des essences, situés spatialement, l’objet de Part
(pictural, littéraire) étant alors, inlassablement, le renouvelle-
ment du rapport de ces objets, c’est-à-dire de la composition ;en
un mot, elle ne peut décrire le travail ; pour devenir «moderne »,
il lui faudra inventer une tout autre activité de langage que la
description, et passer, comme Mallarmé l’a souhaité, du tableau
vivant à la «scène » (à la scénographie).
Il a existé autrefois — variation des boîtes à musique dont la
Suisse s’était fait une spécialité — des «tableaux mécaniques » :
peintures tout à fait classiques dans lesquelles cependant quelque
élément pouvait s’animer mécaniquement : c’étaient les aiguilles
SEAPDEEC RO FOODURRPISEMR: 0 ELOOMMOLTAA

du clocher de village qui marchaïient, ou la fermière qui mouvait


ses jambes, ou la vache qui branlait la tête pour brouter. Cet état
quelque peu archaïque est celui de la scène sadienne : c’est un
tableau vivant dans lequel quelque chose se met à bouger ; le mou-
vement s’y ajoute sporadiquement, le spectateur s’y adjoint, non
par projection mais par intrusion; et ce mixte de figure et de tra-
vail devient alors très moderne : le théâtre a bien essayé de faire
descendre les acteurs dans la salle, mais ce procédé est dérisoire ;
qu’on imagine plutôt le mouvement inverse: quelque grand
tableau érotique, pensé, composé, encadré, illuminé, où les figures
les plus libidineuses seraient représentées à travers la matéria-
lité même des corps, et qu’au lieu que l’un des acteurs saute dans
la salle pour provoquer vulgairement le spectateur, ce soit ce spec-
tateur qui passe sur la scène et s’adjoigne à la posture : «Quel
- délicieux groupe ! » disait la Durand, fondant ainsi le tableau vivant
(«Juliette et les crocheteurs »), mais elle ne manque pas d’ajou-
ter, transformant le tableau en production : « Tiens, mon amie...
joignons-nous au tableau, formons l’un de ses épisodes »; l’en-
semble, scène et tableau, serait écrit — et serait même de la pure
écriture : une image ouverte à l’irruption d’un travail :parce qu’à
partir du moment où la figuration disparaît, c’est le travail qui
commence à s'inscrire (c’est toute l’aventure de la peinture non
figurative et du Texte).

Le langage et le crime
Imaginons (s’il est possible) une société sans langage. Voici
qu’un homme y copule avec une femme, a tergo et en mêlant à
son action un peu de pâte de blé. À ce niveau il n’y a aucune
perversion. C’est seulement par l’adjonction progressive de
quelques noms que le crime va prendre peu à peu, augmenter
de volume, de consistance et atteindre la plus forte transgres-
sion. L'homme est nommé le père de la femme qu’il possède,
dont il est dit qu’elle est mariée ;la pratique amoureuse est igno-
minieusement classée, c’est la sodomie ; et le peu de pain asso-
cié bizarrement à cette action devient, sous le nom d’hostie, un
symbole religieux, dont le déni est sacrilège. Sade excelle à
ramasser cette montée du langage : la phrase a pour lui cette
fonction même de fonder le crime : la syntaxe, affinée par des
siècles de culture, devient un art élégant (au sens où l’on dit, en
mathématiques, d’une solution qu’elle est élégante); elle ras-

SOI
SPARDREN MENONUMRNIMENRE ET OMROMLAEE

semble le crime avec exactitude et prestesse : « Pour réunir l’in-


ceste, l’adultère, la sodomie et le sacrilège, il encule sa fille
mariée avec une hostie. »

L’homonymie
Dans l’art de vivre sadien, il ne s’agit pas tellement de multi-
plier les plaisirs, de les faire tourner, d’en composer un carrou-
sel enivrant (cette succession rapide définirait la Fête), que de
les superposer (cette simultanéité définirait ce qu’on pourrait
appeler le sybaritisme). Ainsi pour «tuer une femme grosse »:
«il y a deux plaisirs pour un: c’est ce qu’on appelle la vache et
le veau». L’addition des plaisirs fournit un plaisir supplémentaire,
qui est celui-là même de l’addition ; dans l’arithmétique sadienne,
la somme devient à son tour une unité qui s'ajoute à ses com-
posants : «Et ne voyez-vous donc pas que ce que vous osez faire
porte à la fois l'empreinte de deux ou trois crimes...? - Eh! mais
vraiment, madame, c’est précisément ce que vous me dites qui
va me faire le plus délicieusement décharger.» Ce plaisir supé-
rieur, tout formel puisqu'il n’est en somme qu’une idée mathé-
matique, est un plaisir de langage : celui de déplier un acte cri-
minel en noms différents : «Me voilà donc à la fois incestueux,
adultère, sodomite » : c’est l’homonymie qui est voluptueuse.

Strip-tease
Il n’y a pas de strip-tease chez Sade. On dévoile le corps tout
de suite (sauf pour quelques jeunes garçons dont on laisse
«agréablement tomber la culotte au bas des cuisses»). Voici
quelle en est peut-être la raison. Le strip-tease est un récit: il
développe dans le temps les termes (les « classèmes ») d’un code
qui est celui de l’'Enigme : dès le début le dévoilement d’un secret
est promis, puis retardé («suspendu») et finalement à la fois
accompli et esquivé ;comme le récit, le strip-tease est soumis à
un ordre logico-temporel, c’est une contrainte de code qui le
constitue (ne pas dévoiler le sexe en premier). Or chez Sade il
n’y à aucun secret du corps à quérir, mais seulement une pra-
tique à accomplir ; l'invention, l'émotion, la surprise ne naissent
pas d’un secret postulé puis violé, mais des efflorescences d’une
combinatoire qui se cherche à ciel ouvert, à travers un ordre qui

OUAIS
RAIDE, FOOT RME F0 JL. 0} Yt OLIA À

n’est pas logique mais seulement sériel : le sexe (ou le contre-


sexe) n’est pas chez Sade un centre, l’objet retardé et consacré
d’une dernière manifestation (d’une épiphanie) ; l'aventure com-
mence plus loin : lorsque le corps, tout de suite dénudé, propose
tous ses sites à molester ou à occuper. Comme récit, le strip-
tease a la même structure que la Révélation, il fait partie de l’her-
méneutique occidentale. Sade, lui, est matérialiste en ce qu’il sub-
stitue au langage du secret celui de la pratique : ce qui met un
terme à la scène, ce n’est pas le dévoilement de la vérité (le sexe),
c’est la jouissance.

Le pornogramme
.* Ce que produit Sade, ce sont des pornogrammes. Le porno-
gramme n’est pas seulement la trace écrite d’une pratique éroti-
que, ni même le produit d’un découpage de cette pratique, traitée
comme une grammaire de lieux et d'opérations; c’est par une chi-
mie nouvelle du texte, la fusion (comme sous l'effet d’une tem-
pérature ardente) du discours et du corps («Me voilà toute nue,
dit Eugénie à ses professeurs : dissertez sur moi autant que vous
voudrez»), en sorte que, ce point atteint, l'écriture soit ce qui règle
léchange de Logos et d’Eros, et qu’il soit possible de parler de
l’érotique en grammairien et du langage en pornographe.

Le langage d’Augustin
Augustin est ce jeune jardinier, d’une figure délicieuse, d’en-
viron dix-huit ans, que les libertins du Boudoir adjoignent comme
mannequin à leur enseignement et comme sujet à leurs plaisirs.
Sa place sociale est marquée deux fois : d’abord par le style
paysan de ses phrases («Ah ! tatiguai! la belle bouche !.. Comme
ça vous est frais !.. Il me semble avoir le nez sur les roses de not
jardin. Aussi, voyez-vous, monsieur, v'là l’effet que ça pro-
duit !»), style dont la société aristocratique met quelque snobisme
à s'amuser comme d’un exotisme rural (« Ah! charmant! char-
mant!...») ;ensuite et plus sérieusement par l'exclusion de lan-
gage qu’on lui impose : au moment où Dolmancé s’apprête à lire
à ses compagnons le pamphlet Français, encore un effort si vous
voulez être républicains, on fait sortir Augustin : « Sors, Augustin :
ceci n’est pas fait pour toi; mais ne t’éloigne pas; nous sonne-

SSI
SANDIEN MEN ONUER RE ONMONE À

rons dès qu’il faudra que tu reparaisses. » Cela veut dire que : 1°
la morale est renversée : là où l’on fait d'ordinaire sortir l’enfant
pour qu’il n’entende pas les obscénités de l’adulte, Sade fait sor-
tir le sujet de débauche pour qu’il n’entende pas le discours
sérieux du libertin : sorte de carré noir mis sur l’écran du texte;
2° le discours qui fonde une morale républicaine est paradoxa-
lement un acte de sécession linguistique ; le langage populaire,
d’abord frotté plaisamment au langage aristocratique, est ensuite
simplement exclu de la Dissertation, c’est-à-dire de l’échange
(entre Logos et Eros); la scène libidineuse est un mélange sans
frein des corps mais non des langages : l’érotisme panique s’ar-
rête à la division des sociolectes ;Augustin représente cette der-
nière limite d’une façon exemplaire, dans la mesure où ce n’est
pas une victime (aucun mal ne lui sera fait) : il est le populaire
pur, qui donne la fraîcheur de son corps et de son langage: il
n’est en rien humilié, mais seulement exclu.

Complaisance de la phrase
Ce qui étonnait le plus le Moyen Age dans la virginité de la
mère de Dieu, c’était la subversion de la grammaire : que le Créa-
teur se fit créature, qu’une vierge conçût, se ramenait en somme
(mais n’était-ce pas le dernier approfondissement de la question ?)
à une inversion des voix (le passif devenant l’actif), à un boule-
versement des classes sémantiques : c'était l'alliance de mots qui
stupéfiait, l’arrêt de toute règle grammaticale (in hac verbi copula
stupet omnis regula). Sade sait lui aussi que la perfection d’une
posture perverse est indissociable du modèle phrastique qui sert
à l’énoncer. La symétrie rhétorique, le raccourci élégant, le
balancement exact, la solidarité de l’actif et du passif, en un mot
tout l’art du discours figure diagrammatiquement l’art même de
la volupté : «Elle reçoit des doigts de cette jolie fille les mêmes
services que sa langue me rend »: le paradigme, étendu par la
plus élégante des figures, le chiasme (recevoir.../...rendre), devient
la condition du plaisir, qui ne peut exister sans cette complai-
sance totale de la phrase, sans cette intelligence, à la fois men-
tale et complice, de la syntaxe.

8 4 0
SA) OR IQ EMR MI ER 0 AL OM ON A

Mettre de l’ordre
«Attendu qu’il est tout à fait préférable pour le plaisir que les
choses se passent d’une manière ordonnée. » Ce n’est pas Sade
qui parle ainsi; c’est Brahms (dans un avertissement aux dames
du Chœur de Hambourg) ; mais ce pourrait être Sade (« Amis,
dit ce moine, mettons de l’ordre à ces procédés »; ou encore:
«Un moment, dit-elle tout en feu ;un instant, mes bonnes amies,
mettons un peu d’ordre à nos plaisirs, on n’en jouit qu’en les
fixant », etc.).
L’ordre est nécessaire à la luxure, Hesbasire à la transgres-
sion ; l’ordre est précisément ce qui sépare la transgression de
la contestation. Cela vient de ce que la luxure est un espace
d'échange : une pratique contre un plaisir; les « débordements »
doivent être rentables; il faut donc les soumettre à une écono-
mie et cette économie doit être planifiée. Toutefois le planifi-
cateur sadien n’est ni un tyran, ni un propriétaire, ni un tech-
nocrate : il n’a aucun droit permanent sur le corps de ses
partenaires, il n’a aucune compétence particulière; c’est un
maître de cérémonie très passager et qui ne manque pas de
rejoindre au plus vite la scène qu’il vient de programmer: il
n’en reçoit aucune volupté supérieure à celle de ses complices;
du plaisir qu’il vient d’organiser par sa parole, il ne retient pour
lui rien de plus; il lance la marchandise-plaisir, mais celle-ci
circule sans jamais s’appesantir d’une plus-value (jouissance ou
prestige) ; sa fonction est assez analogue (d’où la rencontre avec
l’innocent Brahms) à celle d’un chef d'orchestre qui dirige ses
compagnons à partir de son pupitre de violon (en jouant lui-
même), sans en recevoir aucune consécration. Celui qui règle
le plaisir est d'ordinaire un sujet humain ; mais les libertins peu-
vent très bien décider qu’en telle occasion ce sera le hasard: le
jeu des postures se décide par une loterie qui attache tel numéro
à telle partie du corps de la victime et chacun tire le numéro de
son plaisir : le hasard apparaît alors comme un ordre désaliéné ;
la structure des plaisirs, nécessaire à leur marche, ne peut plus
être suspectée de devoir rien à aucune Loi, à aucun sujet : toute
rhétorique, et en somme toute politique, sont abolies sans que
le groupe cesse de recevoir son plaisir de cette marche dont
l’origine, se renversant, s’est perdue dans le jeu même qu’elle
a produit.
SAARDREN PF OMR ER NTRIOMYMONTIENES

L’échange
Nous pensons bien que le Récit (comme pratique anthropolo-
gique) est fondé sur quelque échange : un récit se donne, se
recoit, se structure pour (ou contre) quelque chose, dont il est
en quelque sorte le pesant. Mais quoi ? Certes, nous voyons bien
que dans le Sarrasine de Balzac le récit s’échange contre une
nuit d'amour et que dans Les Mille et une nuits chaque nouvelle
histoire vaut à Schéhérazade un jour de survie ;mais c’est parce
qu’alors l'échange est représenté dans le récit lui-même : le récit
raconte le contrat dont il est l'enjeu. C’est ce qui se passe à deux
reprises chez Sade. Tout d’abord il est constant dans son œuvre
que l’auteur, les personnages et les lecteurs échangent une dis-
sertation contre une scène : la philosophie est le prix (c’est-à-
dire le sens) de la luxure (ou réciproquement). Et puis, dans les
120 Journées, le récit équivaut (comme dans Les Mille et Une Nuits)
à la vie même : la première Historienne, dont la fonction, insti-
tuée par les libertins, est précisément d'élever l'Histoire (le
Récit) comme un objet consacré au-dessus de l'assemblée (elle
parle à partir d’un trône), de l’exposer comme une marchandise
luxueuse, d’un prix énorme (n’a-t-on pas organisé ce voyage
insensé à Silling, si semblable dans sa structure aux voyages d’ini-
tiation du conte populaire, pour y recueillir l’'Herbe de Vie, l'Or
de la Sur-puissance, le talisman, le Trésor de Parole ?), la Duclos,
donc, en échange du grand Récit coprophagique (articulé en
150 anecdotes) qu’elle délivre somptueusement («en déshabillé
très léger et très élégant, beaucoup de rouge et des diamants »)
obtient des Messieurs la promesse « qu’à quelqu’extrémité qu’on
pût se porter contre les femmes dans le cours du voyage, elle
serait toujours ménagée, et très certainement ramenée chez elle
à Paris». Ce contrat solennel, rien ne dit d’ailleurs qu’il sera
honoré : que peut valoir la promesse d’un libertin, sinon la
volupté même de trahir? Ainsi l'échange fuit : le contrat qui fonde
le Récit n’est si fortement posé que pour être plus sûrement
défait : l'avenir du signe est la trahison dans laquelle on va le
prendre. Encore cette défection n'est-elle possible et désirable
que parce qu’on a feint d’instituer solennellement l'échange, le
signe, le sens.

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La dictée
Comment inventer le plaisir? Voici la technique que Juliette
recommande à la belle comtesse de Donis :

1° Ascèse : se priver d’idées libertines pendant quinze jours (au


besoin en s’amusant d’autres choses).
2° Disposition : se coucher seule dans le calme, dans le silence
et l'obscurité la plus profonde et se livrer à une légère pollution.
5° Défoulement : toutes les images, tous les égarements refou-
lés pendant la période d’ascèse sont libérés en désordre, mais
sans exception : on en fait une revue générale : «la terre est à
Vous ».
4° Choix : parmi ces tableaux qui défilent, l’un s’impose et pro-
voque la jouissance.
5° Brouillon : il faut alors rallumer les bougies et transcrire la
scène sur un carnet (des tablettes).
6° Correction : après avoir dormi et laissé reposer ce premier
brouillon, on recommence à fantasmer l'argument que l’on avait
jeté sur le papier, en y ajoutant tout ce qui peut raviver une image
un peu usée par la jouissance qu’elle a déjà donnée.
7° Texte : former un corps écrit de l’image ainsi retenue et aug-
mentée. Il ne reste plus qu’à «commettre » cette image, ce crime,
cette passion.

La scène de luxure est donc précédée et formée par une scène


d'écriture. Tout se fait sous la dictée du fantasme : c’est lui qui
tient la main. La scène réelle (ou prétendue telle puisqu’elle n’est
pour finir que décrite — on devrait pouvoir dire : dé-écrite — par
Sade) n’est rien d’autre qu’un poème, le produit d’une technique
poétique, telle qu’ont pu la concevoir Horace ou Quintilien. On
y retrouve les principaux moments du travail classique : s’isoler,
se disposer, imaginer (se laisser visiter par la Muse), choisir,
écrire, laisser reposer, corriger; la différence est que dans lécri-
ture sadienne la correction n’est jamais une rature, elle n’est pas
castratrice, mais seulement augmentative : technique paradoxale
pratiquée par très peu d'écrivains, dont cependant Rousseau,

CCE
SMARDNE MN ONTNR INMENR ME NOMROBIENX

Stendhal, Balzac et Proust. Cette dictée du fantasme, on la


retrouve chez Ignace de Loyola, dont l’'Exercice spirituel est mar-
qué des mêmes protocoles (enfermement, obscurité, imagina-
tion, répétition).
Le fantasme est dictator (celui qui au Moyen Age, par profes-
sion, dictait les lettres et réglait l’art du dictamen, variété impor-
tante du genre rhétorique) : tout se joue dans cette dictée. La dic-
tée décrite par Juliette ouvre une reversion des textes : l’image
semble originer un programme, le programme un texte et le texte
une pratique; mais cette pratique est elle-même écrite, elle se
retourne (pour le lecteur) en programme, en texte, en fantasme :
il ne reste plus qu’une inscription dont le temps est multiple : le
fantasme annonce le souvenir, l'écriture n’est pas anamnèse, mais
catamnèse. Et c’est bien le sens ambigu de toute dictée : cet exer-
cice stupide, pris dans une gangue idéologique (puisqu'il a pour
fonction d'assurer la maîtrise de l’orthographe, fait de classe s’il
en fut), ce souvenir d’enfance ingrat est aussi la trace forte d’un
texte antérieur, qu’il fait prendre, reconduisant ainsi dans notre
vie quolidienne des fragments de langage et ouvrant la réalité à
l'infini des textes : qu'est-ce que le «printemps », celui que très
réellement nous attendons avec impatience (et la plupart du temps
avec déception) vers la mi-avril, formant alors des désirs de cam-
pagne, procédant à des achats de vêtements nouveaux, sinon le
«Printemps » de Jean Aicard, qu’on nous dicta un jour à l’école?
L'origine du printemps, ce n’est pas la révolution elliptique de
notre globe, c’est une dictée, c’est-à-dire une fausse origine.
Lorsque le moine Sylvestre oblige Aurore et Justine à l’injurier
et à le molester pendant qu’il s'apprête à immoler sa fille, il leur
fait écrire à l'avance en blasphèmes et reproches le meurtre qu’il
va commettre : Aurore et Justine « puisent leur texte dans le crime
que le scélérat va commettre » : Sylvestre, scripteur émérite, sait
bien que le temps de l'écriture tourne (comme une spirale).

La chaîne
La relation sadienne (entre deux libertins) n’est pas de réci-
procité, mais de revanche (Lacan) : la revanche est un simple
tour, un mouvement combinatoire : «Maintenant victime d’un
moment, mon bel ange, et tout à l'heure persécutrice.. » Ce glis-
sement (de la reconnaissance à la simple disponibilité) garantit
Pimmoralité des rapports humains (les libertins sont complai-

8 4 4
SAARDER M SFEOMMREICEUR...0 ALTOMYMOL TA

sants mais aussi ils s’entretuent) : le lien n’est pas duel, mais plu-
riel ;non seulement les amitiés, s’il s’en produit, sont révocables,
elles circulent (Juliette, Olympe, Clairwil, la Durand), mais sur-
tout toute conjonction érotique tend à s’échapper de la formule
monogamique : au couple se substitue, dès qu’il est possible, la
chaine (que les religieuses de Bologne pratiquent sous le nom
de chapelet). Le sens de la chaîne est de poser l'infini du langage
érotique (la phrase elle-même n’est-elle pas une chaîne ?), de
casser le miroir de l’énonciation, de faire en sorte que le plaisir
ne revienne pas là d’où il est parti, de gaspiller l'échange en dis-
sociant les partenaires, de ne pas rendre à qui vous donne, de
donner à qui ne vous rendra pas, de déporter la cause, l’origine
ailleurs, de faire terminer par l’un le geste commencé par l’autre :
toute chaîne étant ouverte, la saturation n’y est que provisoire :
il ne s’y produit rien d’interne, rien d’intérieur.

La grammaire
Si je dis qu’il y a une grammaire érotique de Sade (une porno-
grammaire) — avec ses érotèmes et ses règles de combinaison
— cela ne signifie pas que j’ai quelque droit sur le texte sadien à
la façon d’un grammairien (au fait, qui dénoncera l'imaginaire
de nos linguistes ?). Je veux dire seulement qu’au rituel de Sade
(structuré par Sade lui-même sous le nom de scène) doit répondre
(mais non correspondre) un autre rituel de plaisir, qui est le tra-
vail de lecture, la lecture au travail: il y a travail, dès lors que
le rapport des deux textes n’est pas de simple compte rendu; la
vérité ne guide pas ma main, mais le jeu, la vérité du jeu. Il n’y
a pas de méta-langage, a-t-on dit : ou plutôt : il n’y a que des méta-
langages : langage sur langage, comme un feuilleté sans noyau,
ou mieux encore, parce qu'aucun langage n’a barre sur l’autre,
comme au jeu de la main chaude.

Le silence
A part les cris des victimes, à part les blasphèmes, qui les uns
et les autres font partie de l’efficace du rituel, un profond silence
est imposé à toute scène de luxure. Dans le grand raout orga-
nisé par la Société des Amis du Crime, «on eût entendu le vol
d’une mouche ». Ce silence est celui de la machine luxurieuse,
ANDRE MOREL OUTRRNINEN RE MAIN ORYMOMTEMA

si bien huilée, portée à une telle aisance de rendement qu’on n’y


distingue que quelques soupirs, des frémissements; mais sur-
tout, semblable à la retenue souveraine des grandes ascèses (tel
le Zen), la création d’un espace sonore purifié atteste le contrôle
des corps, la maîtrise des figures, l’ordre de la scène; c’est en
un mot une valeur héroïque, aristocratique, une vertu : « Les sec-
tateurs recueillis de Vénus ne voulaient troubler leurs mystères
par aucune de ces vociférations dégoûtantes qui n’appartiennent
qu’au pédantisme et à l’imbécillité »: c’est pour ne pas ressem-
bler aux shows de l’érotisme petit-bourgeois que l’orgie sadienne
est silencieuse.

Le bas de la page
Saint-Florent, l’un des persécuteurs de Justine, est par là
même, de droit, un libertin adorable, conforme aux descrip-
tions exaltées que Sade fait des héros du Mal. Cependant, en
nous confiant dans une note que Saint-Florent a réellement
existé à Lyon, Sade, très indigné, ajoute que ce fut un monstre
exécrable. De même la liste des crimes, des débauches, des
ignominies des papes sert à discréditer la religion, mais cette
même liste, lue, si l’on peut dire, dans son endroit, est celle
des grands libertins que Sade doit admirer. C’est que les deux
instances, celle du «réel» et celle du discours, ne se rejoi-
gnent jamais : aucune dialectique ne les lie, ne les pourvoit
d’un sens commun, articulé, et c’est pour cela que dans le cas
de Saint-Florent, le «réel» est énoncé à un autre niveau de la
page, dans une note qui en constitue le déchet (dans le cas
des papes, la liste se détache typographiquement de l’histoire
comme un supplément incongru, un appendice). Le Texte est
cette coupure même ; le Texte n’est pas irréaliste, il n’oublie
pas pudiquement le référent qui pourrait gêner son mensonge ;
il coupe mais ne retranche pas; il s’accomplit dans un défi
logique, une contradiction chaude.

Le rituel
La Loi, non. Le protocole, oui. Le plus libertaire des écrivains
veut la Cérémonie, la Fête, le Rite, le Discours. Dans la scène
sadienne, il y a quelqu'un qui «commande les décharges, pres-

8 4 6
S ALDIF ; F OUR IHAR, EUONP OM A

crit les déplacements et préside à tout l’ordre des orgies »; il y a


quelqu'un (mais rien de plus que «quelqu'un ») qui fait le pro-
gramme, trace la perspective (ordonnateur et ordinateur). C’est
le contraire de la triste partouze, où chacun veut garder sa
«liberté », immédiatiser ses désirs. Le rite, venu d’ailleurs, mais
d'aucune personne, est ici imposé à la jouissance. C’est ce qui
sépare, semble-t-il, le texte sadien d’autres transgressions (le
voyage drogué, par exemple). Etant combinatoire, l’érotique
sadienne n’est ni sensuelle, ni mystique. La diffraction du sujet
se substitue à sa dissolution.

Noms propres
Robustesse française des noms de roture : Foucolet (président
masochiste de la Chambre des Comptes), Gareau, Ribert, Ver-
nol, Maugin (mendiants), Latour (valet), Marianne Lavergne,
Mariette Borelly, Mariannette Laugier, Rose Coste, Jeanne Nicou
(prostituées de Marseille).
Rectitude des surnoms : Brise-cul (il a le vit tors), Bande-au-
Ciel, Clairwil (le clair vouloir de la plus intraitable des libertines
s’énonce à travers la plus aiguë des voyelles; son nom est de
même signifiance que son régime alimentaire : blancs de volaille,
eau glacée au citron et à la fleur d’oranger).
Beauté des noms naturels : généalogie de Sade : Bertrande de
Bagnols, Emessende de Salves, Rostain de Morières, Bernard
d’Ancezune, Verdaine de Trentelivres, Barthélemy d’Oppède,
Sibille de Jarente, Diane de Simiane ; Hugues, Raimonde, Augière,
Guillaumette, Audrivet, Aigline. - Soldats du fort de Miolans, où
fut emprisonné Sade : La Violence, L’Allégresse.
Attention extrême, amoureuse, délicate et droite au signifiant
souverain : le nom propre. Sade écrit dans ses notes : « Ziza, joli
nom à employer», « Alaïre, joli nom à placer », «Maseline, joli
nom d'homme à prendre ».

Le vol, la prostitution
Voler le riche, obliger le pauvre à se prostituer sont des opéra-
tions raisonnables, empiriques, banales ; elles ne peuvent en rien
constituer des transgressions. La transgression s’institue dans le
renversement des délits ;le crime ne commence qu’à la forme et

SANT
SAN DN MM IONTUNR
UE ER M EN OM ON" A

le paradoxe est la plus pure des formes : il faut donc voler le pauvre
et prostituer le riche ; Verneuil ne consent à sodomiser Dorothée
d’Esterval qu’à condition qu’elle exige de lui beaucoup d'argent:
«Vous êtes riche, dit-on, madame ? Eh bien, en ce cas, il faut que
je vous paie : si vous étiez pauvre, je vous volerais. »

Couture
Parmi tous les supplices imaginés par Sade (liste monotone,
peu terrifiante, tant elle relève le plus souvent de la boucherie,
c’est-à-dire de l’abstraction), un seul est troublant: celui qui
consiste à coudre le vagin ou l’anus de la victime (dans le Bou-
doir', dans l’orgie chez Cardoville et dans les 120 Journées). Pour-
quoi ? Parce qu’à première vue la couture déjoue la castration:
comment coudre (qui est toujours : recoudre, fabriquer, réparer)
peut-il équivaloir : mutiler, amputer, couper, créer une place vide ?
En fait, l’inversion même des sexes, ou plutôt des locaux,
réglant toute l’économie sadienne, cette inversion entraîne un
renversement de la castration: là où cela est, il faut enlever
cela; mais là où cela n’est pas, pour châtier la jouissance qui
reste triomphalement attachée à ce manque, il ne reste plus
qu’à le punir d’être vide, qu’à dénier ce vide, non en l’emplis-
sant, mais en le clôturant, en le couturant. La couture est une
castration seconde imposée à l’absence de pénis : la plus mali-
cieuse des castrations en vérité, puisqu'elle fait rétrograder le
corps dans les limbes du hors-sexe. Coudre, c’est finalement
refaire un monde sans couture, renvoyer le corps divinement
morcelé — dont le morcellement est la source de tout le plai-
sir sadien — dans l’abjection du corps lisse, du corps total.

Lejil rouge
La voie sûre de l'horreur, c’est la métonymie : l'instrument est
plus terrible que la torture (d’où l'importance, dans le mobilier
sadien, de ces tables basses où attendent les accessoires du sup-
plice). Pour coudre la victime, on usera d’une « grande aiguille
où tient un gros fil rouge ciré ». Plus la synecdoque s’étend, plus
l'instrument se détaille en ses éléments ténus (la couleur, la cire),
plus Phorreur croît et s’imprime (si l’on nous avait raconté le
grain du fil, cela serait devenu intolérable); elle s’approfondit

848
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ici d’une sorte de tranquillité ménagère, le petit matériel de cou-


ture restant présent dans l'instrument du supplice.

Le désir de tête
Chez Sade, les mâles (fouteurs, drauques, laquais, hercules)
ont un emploi tout à fait subalterne : ni victimes ni libertins, ils
n’accèdent pas au langage (on en parle très peu, tout juste par
obligation de classement) et à peine au corps (par le nombre des
coups dont ils sont capables et par les pintes de sperme qu’ils
emplissent) : aucune mythologie de la virilité. Ce qui fait la valeur
du sexe, c’est l’esprit. L’esprit est à la fois une effervescence de
tête («Je vis le foutre s’exhaler de ses yeux ») et une garantie de
x
rentabilité, car l’esprit ordonne, invente, affine : «O ma bonne,
lui dis-je, n’est-il pas vrai que plus on a d’esprit et mieux l’on
goûte les douceurs de la volupté ? »

Sadisme
Le sadisme ne serait que le contenu grossier (vulgaire) du texte
sadien.

Le principe de délicatesse
La marquise de Sade ayant demandé au marquis prisonnier
de lui faire remettre son linge sale (connaissant la marquise : à
quelle autre fin, sinon de le faire laver ?), Sade feint d’y voir un
tout autre motif, proprement sadien : « Charmante créature, vous
voulez mon linge sale, mon vieux linge? Savez-vous que c’est
d’une délicatesse achevée ? vous voyez comme je sens le prix des
choses. Ecoutez, mon ange, j’ai toute l’envie du monde de vous
satisfaire sur cela, car vous savez que je respecte les goûts, les
fantaisies : quelque baroques qu’elles soient, je les trouve toutes
respectables, et parce qu’on n’en est pas le maître, et parce que
la plus singulière et la plus bizarre de toutes, bien analysée,
remonte toujours à un principe de délicatesse. »
Certes, on peut lire Sade selon un projet de violence ;mais on
peut le lire aussi (et c’est ce qu’il nous recommande) selon un
principe de délicatesse. La délicatesse sadienne n’est pas un pro-

8 4 9
SYARDEES MT OMR RE RAT OMOR TEA

duit de classe, un attribut de civilisation, un style de culture. C’est


une puissance d'analyse et un pouvoir de jouissance : analyse et
jouissance se réunissent au profit d’une exaltation inconnue de
nos sociétés et qui par là même constitue la plus formidable des
utopies. La violence, elle, suit un code usé par des millénaires
d'histoire humaine ; et retourner la violence, c’est parler encore
le même code. Le principe de délicatesse postulé par Sade peut
seul constituer, dès lors que les assises de l'Histoire auront
changé, une langue absolument nouvelle, la mutation inouïe,
appelée à subvertir (non pas inverser, mais plutôt fragmenter,
pluraliser, pulvériser) le sens même de la jouissance.
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1° Voici la chaîne étymologique : Sade, Sado, Sadone, Sazo,


Sauza (le village de Saze). Ce qui s’est perdu dans cette filiation,
c’est encore une fois la lettre mauvaise. Pour aboutir au nom
maudit, d’une éblouissante formule (puisqu'il a pu engendrer un
nom commun), le Z qui zèbre et fustige s’est perdu en route, il
a fait place à la plus douce des dentales.

2° Celui qui vit aujourd’hui à Saint-Germain-des-Prés doit se


rappeler qu’il habite un espace sadien dégénéré. Sade est né dans
une chambre de l’hôtel de Condé, c’est-à-dire quelque part entre
la rue Monsieur-le-Prince et la rue de Condé; il a été baptisé à
Saint-Sulpice ; en 1777, sur lettre de cachet, c’est à l’hôtel de Dane-
mark, rue Jacob (la rue même d’où est édité ce livre), que Sade
est arrêté, c’est de là qu’on le conduit au donjon de Vincennes.

3° Au printemps de 1779, Sade étant emprisonné à Vincennes,


on lui écrit que le verger de La Coste est éblouissant : cerisiers
en fleur, pommiers et poiriers, houblon, vigne, sans parler des
cyprès et des chênes, en plein épanouissement. La Coste fut
pour Sade un lieu multiple, un lieu total; tout d’abord lieu pro-
vençal, lieu originel, lieu du Retour (toute la première partie
de sa vie, Sade, quoique fugitif, recherché, ne cessa d’y reve-
nir, au mépris de toute prudence); et puis : espace autarcique,
petite société complète dont il était le maître, source unique de
ses revenus, lieu d'étude (il y avait sa bibliothèque), lieu de
théâtre (on y donnait la comédie) et lieu de débauche (Sade s’y
faisait amener des domestiques, de petites paysannes, de jeunes
secrétaires, pour des séances dont la marquise ne fut pas
absente). Si donc Sade revenait sans cesse à La Coste, au sor-
tir de randonnées agitées, ce n’était pas par le beau mouve-
ment de purification campagnarde qui pousse le gangster d’As-
phalt Jungle à venir mourir à la barrière de sa ferme natale;
c'était, comme toujours, selon un sens pluriel, surdéterminé et
probablement contradictoire.

BMOMS
SAN DNES MES ONUMRMMENR
EE ONAOEL A

4 Le dimanche de Pâques 1768, à 9 heures du matin, place


des Victoires, abordant la mendiante Rose Keller (qu’il fustigera
quelques heures plus tard dans sa maison d’Arcueil), le jeune
Sade (il a vingt-huit ans) est vêtu d’une redingote grise, il porte
une canne, un couteau de chasse — et un manchon blanc. (Ainsi,
dans un temps où la photographie d'identité n’existe pas, c’est
bien paradoxalement le rapport de police, tenu de décrire le cos-
tume du suspect, qui libère le signifiant: tel ce délicieux man-
chon blanc, objet mis là sans doute pour satisfaire au principe
de délicatesse qui semble avoir toujours présidé à l’activité sadique
du marquis —- mais non forcément à celle des sadiques.)

5° Sade aime les costumes de théâtre (ces formes qui font le


rôle) ; il en met dans sa vie même. Pour fouetter Rose Keller, il se
déguise en fouetteur (gilet sans manche sur le torse nu; mouchoir
autour de la tête, tel celui que portent les jeunes cuisiniers japo-
nais pour dépecer prestement les anguilles vivantes); plus tard,
il prescrit à sa femme le costume de deuil qu’elle doit porter pour
rendre visite à un mari captif et malheureux : robe de chambre
de couleur on ne peut plus sombre, poitrine couverte, « grand, très
grand bonnet sans aucune espèce de coiffure dessous que les che-
veux uniment peignés, un chignon et point de tresses ».

6° Sadisme ménager: à Marseille, Sade veut que Marianne


Laverne le fustige avec un martinet de parchemin garni
d’épingles recourbées qu’il sort de sa poche. Le cœur manquant
à la fille devant un objet aussi exclusivement fonctionnel (tel un
instrument de chirurgie), Sade fait acheter par la servante un
balai de bruyère ; cet ustensile est plus familier à Marianne; elle
n'hésite plus à en frapper Sade sur le derrière.

7° La présidente de Montreuil fut objectivement responsable


des persécutions dont son gendre fut l’objet pendant toute la pre-
mière partie de sa vie (peut-être l’aimait-elle ? Quelqu'un dit un
jour à la marquise que la présidente «aimait M. de Sade à la
folie »). Pourtant, l'impression qui reste de ce personnage, c’est
celle d’une peur continue : la peur du scandale, du « pépin ». Sade
apparaît comme une victime triomphante, encombrante ; tel un
enfant terrible, il ne cesse de «taquiner » (le taquinisme est une
passion sadique) ses parents respectables et conformistes ; par-
tout où il passe, il provoque l’affolement peureux des gardiens
de l’ordre : tous les responsables de son enfermement au fort de

8 5 4
SALUE 6 PO DoRulLE A à EL O0 M O! M À

Miolans (roi de Sardaigne, ministre, ambassadeur, gouverneur)


sont obsédés de son évasion possible — qui dès lors ne manque
pas de se produire. Le couple qu’il forme avec ses persécuteurs
est esthétique : c’est le spectacle malicieux d’un animal vif, élé-
gant, à la fois obsédé et inventif, mobile et tenace, qui s’évade
sans cesse et sans cesse revient au même point de son espace,
cependant que de grands mannequins raides, peureux, pompeux,
essayent tout simplement de le contenir (non de le punir: ceci
ne viendra que plus tard).

8° Il suffit de lire la biographie du marquis après avoir lu son


œuvre pour être persuadé que c’est un peu de son œuvre qu’il
a mis dans sa vie — et non le contraire, comme la prétendue
science littéraire voulait nous le faire croire. Les « scandales » de
À la vie de Sade ne sont pas les «modèles » des situations analogues
que l’on trouve dans ses romans. Les scènes réelles et les scènes
fantasmées ne sont pas dans un rapport de filiation; elles ne sont
toutes que des duplications parallèles, plus ou moins fortes (plus
fortes dans l’œuvre que dans la vie) d’une scène absente, infigu-
rée, mais non inarticulée, dont le lieu d’infiguration et d’articu-
lation ne peut être que l'écriture: l’œuvre et la vie de Sade tra-
versent à égalité cette région d'écriture.

9° Sade revenant d'Italie en France se fait envoyer de Naples


à La Coste deux grandes caisses ; la seconde, qui pèse six quin-
taux, voyage sur la tartane l’Aimable Marie; elle contient : «des
marbres, des pierres, un vase ou amphore à conserver les vins
grecs imprégnés de racine de corail, des lampes antiques, des
urnes lacrymatoires, le tout à la manière des Grecs et des Romains,
des médailles, des idoles, des pierres brutes et des pierres tra-
vaillées du Vésuve, une belle urne sépulcrale bien entière, des
vases étrusques, des médailles, un morceau sculpté de serpen-
tine, un morceau de nitre de la solfatare, sept éponges, une col-
lection de coquilles, un petit hermaphrodite et un vase de fleurs,
… une assiette de marbre, garnie de toutes sortes de fruits sin-
gulièrement bien imités, deux chiffonniers de marbre du Vésuve,
un bouquerini ou tasse des Sarrazins, un couteau à la napolitaine,
des hardes, des estampes, … les Preuves de la Religion, un traité
de l’existence de Dieu, … la Diîme refusée, un almanach des spec-
tacles, la Saxe galante, un almanach militaire, des lettres de Pom-
padour, … un dictionnaire des rimes » (cité par Lély, I, p. 568). Ce
déballage est digne en tous points de Bouvard et Pécuchet : il suf-

SN U5
SAP DB AMEN OMUN EM EME AR OMRAOMIENA

firait de quelques ellipses, de quelques asyndètes pour lire ici un


morceau de bravoure de Flaubert. Ce n’est pourtant pas le mar-
quis qui a écrit cet inventaire ;mais c’est lui qui a fait cette col-
lection, dont l’hétéroclite culturel se porte en dérision au-devant
de la culture elle-même. Preuve double : de l'énergie de baroque
dont Sade était capable et de l’énergie d'écriture qu’il mettait dans
ses actes mêmes.

10° Sade eut plusieurs jeunes secrétaires (Reillanne, le petit


Malatié ou Lamalatié, Rolland, Lefèvre, dont il fut jaloux et dont
il perça le portrait à coups de canif), ils font partie du jeu sadien
en ceci qu'ils sont à la fois servants d'écriture et servants de
débauche.

11° La suite des détentions de Sade a commencé en 1763 (il


avait vingt-trois ans) et s’est terminée à sa mort en 1814. Cette
détention quasi ininterrompue couvre toute la fin de l'Ancien
Régime, la crise révolutionnaire et l’Empire, bref elle enjambe
l'énorme mutation accomplie par la France moderne. De là il est
facile d’accuser, au-delà des régimes très divers qui ont enfermé
le marquis, une entité supérieure, une essence inaltérable de
répression (gouvernement ou Etat), qui se serait affrontée en Sade
à une essence symétrique d’Immoralisme et de Subversion : Sade
serait le héros exemplaire d’un conflit éternel :moins aveugles
(mais eux-mêmes n’étaient-ils pas des bourgeois ?), Michelet et
Hugo auraient très bien pu célébrer en lui le destin d’un martyr
de la Liberté. Contre cette image facile, il convient de rappeler
que les détentions de Sade furent historiques, qu’elles reçurent
leur sens de l'Histoire qui se faisait, et comme cette Histoire fut
précisément celle d’une mutation de société, il y eut, dans l’en-
fermement de Sade, au moins deux déterminations successives
et différentes, et pour parler génériquement, deux prisons. La
première (Vincennes, la Bastille, jusqu’à la libération de Sade par
la Révolution naissante) ne fut pas un fait de justice. Bien que
Sade eût été jugé et condamné à mort par le parlement d’Aix
pour sodomie (affaire de Marseille), s’il fut arrêté en 1777 rue
Jacob, après des années de fuite et de retours plus ou moins clan-
destins à La Coste, ce fut sous l’effet d’une lettre de cachet (émise
par le roi à l’instigation de la présidente de Montreuil) ;accu-
sation de sodomie levée et le jugement cassé, il retourna néan-
moins en prison, car la lettre de cachet, indépendante de l'arrêt
de cassation, persistait ;et s’il fut libéré, c’est parce que les lettres
SAME ART OOPTMIRTINR
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de cachet furent abolies en 1790 par la Constituante; il est dès


lors facile de comprendre que la première prison de Sade n’eut
aucune signification pénale et pour tout dire morale; elle visait
essentiellement à préserver l’honneur de la famille Sade-Mon-
treuil des incartades du marquis ; on discriminait en Sade un indi-
vidu libertin, que l’on « contenait», et une essence familiale, que
lon sauvait; le contexte de ce premier enfermement est féodal :
c’est la race qui commande, non les mœurs; le roi, dispensateur
de la lettre de cachet, n’est ici que le relais de la gens. - Tout
autre est la seconde prison de Sade (de 1801 à sa mort : à Sainte-
Pélagie, Bicêtre et Charenton) ; la Famille a disparu, c’est l'Etat
bourgeois qui règne, c’est lui (et non plus une belle-mère pru-
dente) qui fait enfermer Sade (sans plus de jugement d’ailleurs
que la première fois) pour avoir écrit des livres infâmes. Une
confusion s'établit (sous laquelle nous vivons encore) entre le
moral et le politique. Cela avait commencé dès le Tribunal révo-
lutionnaire (dont on connaît la sanction toujours fatale), qui comp-
tait au nombre des ennemis du peuple «les individus qui cher-
chent à dépraver les mœurs »; cela a continué par le discours
jacobin («II se targue, disent de Sade arrêté comme suspect ses
bons camarades de la section des Piques, d’avoir été enfermé à
la Bastille sous l'Ancien Régime pour faire valoir son patriotisme,
tandis qu’il aurait nécessairement subi une autre punition exem-
plaire s’il n’eût pas été de la caste nobiliaire » ; autrement dit, l’éga-
lité bourgeoise faisait déjà de lui, rétroactivement, un criminel
immoral) ; puis par le discours républicain («/ustine, dit en 1799
un journaliste, est un ouvrage aussi dangereux que le journal
royaliste intitulé le Nécessaire, parce que si le courage fonde les
républiques, les bonnes mœurs les conservent; leur ruine
entraîne toujours celle des empires ») ; et enfin, au-delà de la mort
de Sade, par le discours bourgeois (Royer-Collard, Jules Janin,
etc.). La seconde prison de Sade (dans laquelle il est encore,
puisque ses livres ne sont pas vendus librement) n’est plus le fait
d’une famille qui se défend, mais d’un appareil d'Etat tout entier
(justice, enseignement, presse, critique) qui, l'Eglise défaillante,
censure les mœurs et règle la production littéraire. La première
détention de Sade fut ségrégative (cynique); la seconde fut (est
encore) pénale, morale ; la première provenait d’une pratique, la
seconde d’une idéologie; la preuve en est que, pour enfermer
Sade, il fallut la seconde fois mobiliser une philosophie du sujet,
fondée tout entière sur la norme et la déviance : pour avoir écrit
des livres, Sade fut enfermé comme fou.
SAR DEN MERE ONU ENRE ILE OMTER OMIS

12° Dans certaines des lettres qu’il reçoit ou écrit à Vincennes


ou à la Bastille, Sade voit ou met des énoncés de chiffres qu’il
appelle des signaur. Ces signaux lui servent à imaginer ou même
à lire (s’il suppose que mis là intentionnellement par son corres-
pondant ils ont échappé à la censure) le nombre des jours qui le
séparent de la visite de sa femme, d’une autorisation de prome-
nade ou de sa libération; ces signaux sont plutôt maléfiques («Le
système chiffral s'emploie contre moi... »). La manie du chiffre se
lit à plusieurs niveaux; tout d’abord celui du redan névrotique:
dans son œuvre romanesque, Sade n'arrête pas de comptabiliser :
les classes de sujets, les orgasmes, les victimes; et surtout, tel
Ignace de Loyola, par un retour proprement obsessionnel, il
comptabilise ses propres oublis, ses fautes de numération ; et puis
le chiffre, dès lors qu’il dérange une rationalité (disons plutôt qu’il
est fait sur mesure pour la déranger) a le pouvoir de déterminer
une secousse surréaliste : «Le 18, à 9 heures, l’horloge sonne
26 coups », note Sade dans son Journal ; enfin le chiffre est la voie
triomphale d'accès au signifiant (ici, sous les espèces du jeu de
mots) : («L'autre jour, parce qu’il vous fallait un 24, un croche-
teur envoyé pour contrefaire Monsieur Le Noir [c'était un lieute-
nant de police], et pour que j’écrivisse à Monsieur Le Noir, vint
le 4; et voilà le 24.» Le chiffral est le commencement de lécri-
ture, sa mise en position libératoire: liaison, semble-t-il, censu-
rée dans l’histoire de l’idéographie, si l’on en croit les travaux
actuels de J.-L. Schefer sur les hiéroglyphes et les cunéiformes:
la théorie phonologique du langage (Jakobson) éloigne indûment
le linguiste de l’écriture; le calcul l'y ramènerait.

13° Sade avait une phobie : la mer. Que donnera-t-on à lire


aux enfants des écoles : le poème de Baudelaire («Homme libre,
toujours tu chériras la mer... ») ou la confidence de Sade («J'ai
toujours craint et détesté prodigieusement la mer... ») ?

14° L’un des principaux persécuteurs de Sade, le lieutenant de


police Sartine, souffrait d’une affection psycho-pathologique, qui
dans une société juste (égalisant les coups) l’eût fait enfermer, au
même titre que sa victime : c'était un fétichiste de la perruque :
«sa bibliothèque renfermait toutes sortes de perruques, et de
toutes les dimensions; il les endossait suivant l’occurrence »; il y
avait entre autres la perruque à bonnes fortunes (à cinq petites
boucles flottantes) et la perruque à interroger les criminels, sorte
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de coiffure à serpents, qu’on appelait l’inexorable (Lély, If, 90).


Quand on connaît la valeur phallique de la tresse, on imagine com-
bien Sade dut avoir envie de couper les postiches du flic abhorré.

15° Dans le jeu social de son temps, doublement compliqué


puisque, chose rare dans le cours de l’histoire, il fut à la fois syn-
chronique et diachronique, mettant en scène le tableau (appa-
remment immobile) des classes sous l'Ancien Régime et le chan-
gement de ces classes (par la Révolution), Sade est d’une mobilité
extrême : c’est un véritable joker social, apte à occuper n’importe
quelle case du système des classes; seigneur triomphant à La
Coste, il se fait d’un autre côté supplanter auprès de la demoi-
selle Colet par un bourgeois, trésorier des revenus casuels, qui
offre à l'actrice un magnifique sultan (meuble de toilette) ;plus
\ tard membre de la section des Piques, il prend la figure sociale-
ment neutre de l’homme de lettres, de l’auteur dramatique ; à la
fois rayé de la liste des émigrés et par suite d’une confusion de
prénoms y figurant toujours, il peut jouer selon les moments
variés de l'Histoire (ou du moins sa famille le fait à sa place) de
ce tourniquet d'appartenance sociale. Il honore la notion socio-
logique de mobilité sociale, mais dans un sens ludique: il est
mobile, le long de l'échelle des classes, comme un ludion; c’est
un reflet, mais allégeant ici encore la portée socio-économique
du terme, il fait de ce reflet, non une imitation ou le produit d’une
détermination, mais le jeu désinvolte d’un miroir. Dans ce car-
rousel de rôles, une seule fixité : celle des manières, du genre
de vie, qui furent continûment aristocratiques.

16° Sade aimait beaucoup les chiens, barbets et couchants; il


en eut à Miolans, il en demanda à Vincennes. Par quelle loi morale
(ou ce qui serait pire : virile) la plus grande des subversions exclu-
rait-elle la petite affectivité, celle qui s’attache aux animaux ?

17° En 1785, à Vincennes, l'administration pénitentiaire refusa


de laisser passer au prisonnier les Confessions de Rousseau. Sade
commente : «Ils me font bien de l’honneur, de croire qu’un auteur
déiste puisse être un mauvais livre pour moi; je voudrais bien
en être encore là... Apprenez que c’est le point où l’on en est qui
rend une chose bonne ou mauvaise, et non pas la chose en elle-
même... Partez de là, Messieurs, et ayez le bon sens de com-
prendre, en m’envoyant le livre que je vous demande, que Rous-
seau peut être un auteur dangereux pour de lourds bigots de

& 5 9
SMANDNE MENOMUNRMIMNE
RL ML OIRONTX

votre espèce, et qu’il devient un excellent livre pour moi. Jean-


Jacques est à mon égard ce qu’est pour vous une /mitation de
Jésus-Christ.» La censure est détestable à deux niveaux : parce
qu’elle est répressive, parce qu’elle est bête; en sorte qu’on a
toujours envie, contradictoirement, de la combattre et de lui faire
la leçon.

18° Sade, transféré brusquement de Vincennes à la Bastille,


fait toute une histoire parce qu’on ne lui a pas laissé emporter
son gros oreiller, sans lequel il ne peut dormir, car il lui faut être
couché la tête extraordinairement haute : « Ah! les barbares!»

19° La passion du marquis de Sade, toute sa vie, ne fut nulle-


ment l’érotique (lérotique est bien autre chose qu’une passion) ;
ce fut le théâtre : liaisons de jeunesse avec plusieurs demoiselles
de l’Opéra, engagement du comédien Bourdais pour jouer à La
Coste pendant six mois; et durant la tourmente, une seule idée :
faire jouer ses pièces; à peine sorti de prison (1790), adresses
répétées aux comédiens français; et pour finir, on le sait, théâtre
à Charenton.

20° Pluralité dont Sade est bien conscient, puisqu'il en sourit :


en 1795, le citoyen Sade est proposé comme juré d'accusation
dans un crime de droit commun (affaire de faux assignats) : c’est
la double écoute du texte sadien (dont la vie de Sade fait par-
tie) : l’apologiste et le juge du crime sont réunis dans le même
sujet, comme l’anagramme saussurien est inscrit dans le vers
védique (mais que reste-t-il d’un sujet qui se soumet avec allé-
gresse à la double inscription ?).

21° La Philosophie dans le couloir : enfermé à Sainte-Pélagie


(il a soixante-trois ans), Sade, dit-on, employa «tous les moyens
que lui suggéra son imagination... pour séduire et corrompre les
jeunes gens (assouvir sa lubricité sur de jeunes étourdis) que de
malheureuses circonstances faisaient enfermer à Sainte-Pélagie
et que le hasard faisait placer dans le même corridor que lui ».

22° Toute détention est un système ; une lutte acharnée s’éta-


blit donc à l’intérieur de ce système, non pour s’en libérer (ceci
échappait au pouvoir de Sade) mais pour en entamer les
contraintes. Prisonnier quelque vingt-cinq années de sa vie, Sade
eut à l’intérieur de sa prison deux fixations : la promenade et

8 6 0
SAADAE.. MENOLTERN ER: LAON
O4 A

l'écriture, que gouverneurs et ministres ne cessèrent de lui


concéder et de lui retirer comme un hochet à un enfant. Le besoin
et le désir de promenade se comprennent tout seuls (encore que
Sade en ait toujours lié la privation à un thème symbolique, celui
de l’obésité). La répression de l’écriture vaut sans doute, tout le
monde le voit, pour la censure du livre ;mais ce qu’il y a ici de
poignant, c’est que l’écriture est réprimée dans sa matérialité;
on interdit à Sade «tout usage de crayon, d'encre, de plume et
de papier ». Ce qui est censuré, c’est la main, le muscle, le sang,
le doigt qui pointe le mot au-dessus de la plume. La castration
est circonscrite, le sperme scriptural ne peut plus couler; la
détention devient rétention ; sans promenade et sans plume, Sade
s’engorge, devient eunuque.
Vie de Fourier

1° Fourier : un sergent de boutique («C’est un sergent de bou-


tique qui va confondre les bibliothèques politiques et morales,
fruit honteux des charlataneries antiques et modernes»). Ses
parents faisaient à Besançon le commerce des draps et des aro-
mates : le commerce, exécré, l’aromate, adulé sous la forme du
«corps subtil », l’aromal, qui (entre autres) parfumera les mers;
il y a, paraît-il, à la cour du roi du Maroc un directeur des
Essences royales : la monarchie mise à part, le directeur aussi,
cette appellation eût enchanté Fourier.

2° Fourier a été contemporain des deux plus grands événe-


ments de l'Histoire moderne : la Révolution et l'Empire. Cepen-
dant, dans l’œuvre de ce philosophe social, aucune trace de ces
deux séismes; Napoléon est seulement celui qui a voulu s’em-
parer du transport intérieur, dit roulage, qui est une Transition
matérielle (la Transition politique est le courtage).

3° Eblouissements de Fourier : la Cité et ses jardins, les plai-


sirs du Palais-Royal. Un rêve de brillant passe dans son œuvre :
la brillance sensuelle, celle de la nourriture et de l’amour : ce
brillant qui se trouve déjà, par jeu de mots, dans le nom de son
beau-frère, en compagnie duquel il voyagea et découvrit sans
doute les mirlitons parisiens (petits pâtés aux aromates) : Brillat-
Savarin.

4° Fourier déteste les vieilles villes : Rouen.

5° A Lyon, Fourier apprit le commerce ; il fut ruiné par le nau-


frage d’un bateau à Livourne (le commerce maritime en Har-
monie : Cargaisons de reinettes et de citrons, échange de blé et
de sucre).

6° Fourier ne survécut à la Terreur qu’« au prix de mensonges


réitérés »; d'autre part, il encensa Napoléon « pour se conformer

8 6 2
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aux coutumes, usages de 1808, qui exigeaient de tout ouvrage
une bouffée d’encens pour l'Empereur ».

7° Inter-texte : Claude de Saint-Martin, Senancour, Restif de


la Bretonne, Diderot, Rousseau, Kepler, Newton.

8° Fourier vécut de rebuts : ruiné, il eut des emplois subal-


ternes, coupés d’expédients ; écrivain, il vécut en pique-assiette,
se faisant longuement héberger chez des parents et des amis,
dans le Bugey et le Jura.

9° Ses connaissances: sciences mathématiques et expéri-


mentales, musique, géographie, astronomie.

10° Sa vieillesse: il s’entoure de chats et de fleurs.

11° Sa concierge le trouva mort, en redingote, à genoux au


milieu des pots de fleurs.

12° Fourier avait lu Sade.


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Table

Préface 701
Note 708

Sade I 711

Loyola 753
1. L'écriture 735
2. Le texte multiple 756
3. La mantique 739
4. L’imagination 745
5. L’articulation 746
6. L'arbre 749
7. Topiques 750
8. Assemblages 752
9. Le fantasme 754
10. Orthodoxie de l’image 756
11. La comptabilité 759
12. La balance et la marque 762

Fourier 766
Départs 769
Le calcul de plaisir 772
L'argent fait le bonheur 776
Inventeur, non écrivain TT
Le méta-livre 779
La savate flamboyante 780
Le hiéroglyphe 784
Libéral ? 787
Passions 788
L'arbre du bonheur 789
Nombres 790
Le brugnon 794
Système/systématique 796
La party 797
Les compotes 801
Le temps qu’il fait 803

Sade II 807
Cacher la Femme 809
Nourriture 810
Le tapis roulant s11
La censure, l'invention s11
La haine du pain 812
Le corps éclairé 812
L’inondation 814
Social 815
Politesse 816
Figures de rhétorique 817
La crudité 818
La moire 819
Impossibilia 819
Le mouchoir 821
La famille 821
Les miroirs 822
La frappe 822
Rapsodie 823
Le mobilier de la débauche 823
La marque 825
Le casque 826
La division des langages 827
La confession 827
La dissertation, la scène 828
L'espace du langage 850
L’ironie 850
Le voyage | 851
Sade précurseur 832
Poétique du libertin 833
Les machines 833
Les couleurs 834
Scène, machine, écriture 835
Le langage et le crime 857
L’homonymie 858
Strip-tease 838
Le pornogramme 839
Le langage d’Augustin 859
Complaisance de la phrase 840
Mettre de l’ordre 841
L’échange 842
La dictée 843
La chaîne 844
La grammaire 845
Le silence 845
Le bas de la page 846
Le rituel 846
Noms propres 847
Le vol, la prostitution 847
Couture 848
Le fil rouge 848
Le désir de tête
Sadisme
Le principe de délicatesse

Vies
de Sade
de Fourier
Textes

NOR
— de délitsbsnes
Fra”

ie
LUS CONT TES
L’éblouissement

Le Berliner Ensemble est venu en France pour la première


fois en 1954. Certains de ceux qui l’ont vu alors ont eu la révé-
lation d’un système nouveau, qui périmait cruellement tout notre
théâtre. Cette nouveauté n’avait rien de provocant et n’emprun-
tait pas les manières habituelles de l’avant-garde. C’était ce que
lon pourrait appeler une révolution subtile.
1 Cette révolution venait de ce que le dramaturge (en l’occur-
rence Brecht lui-même) tenait pour parfaitement compatibles des
valeurs que notre théâtre avait toujours répugné à réunir. Le
théâtre brechtien, on le sait, est un théâtre pensé, une pratique
élaborée à partir d’une théorie explicite, à la fois matérialiste et
sémantique. Lorsqu'on a souhaité un théâtre politique éclairé
par le marxisme et un art qui surveille rigoureusement ses
signes, comment n’avoir pas été ébloui par le travail du Berli-
ner ? De plus, nouveau paradoxe, ce travail politique ne refusait
pas la beauté; le moindre bleu, la matière la plus discrète, une
boucle de ceinturon, un haïllon gris formaient en toute occasion
un tableau qui ne copiait jamais la peinture et cependant n’eût
pas été possible sans un goût très raffiné : ce théâtre qui se vou-
lait engagé ne craignait pas d’être distingué (mot qu’il faudrait
libérer de sa futilité ordinaire pour lui donner un sens proche
de la «distanciation » brechtienne). L’ensemble de ces deux
valeurs produisait ce que l’on peut considérer comme un phé-
nomène inconnu de l'Occident (et peut-être précisément Brecht
l’avait-il appris de l’Orient) : un théâtre sans hystérie.
Enfin, dernière saveur, ce théâtre intelligent, politique et d’une
ascétique somptuosité, était aussi, conformément d’ailleurs à un
précepte de Brecht, un théâtre plaisant :jamais une tirade, jamais
un prêche, jamais, même, ce manichéisme édifiant qui oppose com-
munément, dans tout art politique, les bons prolétaires et les mau-
vais bourgeois, mais toujours un argument inattendu, une critique
sociale qui se mène hors de l’ennui des stéréotypes et mobilise le
ressort le plus secret du plaisir, la subtilité. Un théâtre à la fois
révolutionnaire, signifiant et voluptueux, qui pouvait dire mieux ?
[UN FEXATSENS LABS PP

Cette conjonction surprenante n’avait cependant rien de


magique ; elle n’eût pas été possible sans une donnée matérielle,
qui manquait — et qui manque encore — à notre théâtre. Pendant
longtemps a régné chez nous, héritée d’une tradition spiritua-
liste que Copeau a très bien symbolisée, la conviction commode
que l’on peut faire de l’excellent théâtre sans argent : la pauvreté
des moyens devenait alors une valeur sublime, convertissait les
acteurs en officiants. Or, le théâtre brechtien est un théâtre cher,
par le soin inouï des mises en scène, par l’élaboration des cos-
tumes — dont le traitement réfléchi coûte infiniment plus que le
haut luxe des scènes à grand spectacle -—, par le nombre des répé-
titions, par la sécurité professionnelle des comédiens, si néces-
saire à leur art. Ce théâtre à la fois populaire et raffiné est impos-
sible dans une économie privée, où il ne pourrait être soutenu
ni par le public bourgeois, qui fait l’argent, ni par le public petit-
bourgeois, qui fait le nombre. Derrière la réussite du Berliner,
derrière la perfection de son travail, chose que tout le monde
pouvait constater, il fallait donc voir toute une économie, toute
une politique.
Je ne sais ce qu’est devenu le Berliner depuis la mort de Brecht,
mais je sais que le Berliner de 1954 m’a appris beaucoup de
choses — et bien au-delà du théâtre.

Le MonpE
11 mars 1971
La mythologie aujourd’hui

Il y a maintenant quinze ans!, une certaine idée du mythe


contemporain a été proposée. Cette idée, à vrai dire peu élabo-
rée à son début (le mot gardait une valeur ouvertement méta-
phorique), comportait cependant quelques articulations théo-
riques. 1° Le mythe, proche de ce que la sociologie durkheimienne
appelle une «représentation collective », se laisse lire dans les
énoncés anonymes de la presse, de la publicité, de l’objet de
grande consommation; c’est un déterminé social, un «reflet ».
2° Ce reflet cependant, conformément à une image célèbre de
Marx, est inversé: le mythe consiste à renverser la culture en
nature, ou du moins le social, le culturel, l’idéologique, l’histo-
rique en «naturel» : ce qui n’est qu’un produit de la division des
classes et de ses séquelles morales, culturelles, esthétiques, est
présenté (énoncé) comme «allant de soi»; les fondements tout
contingents de l’énoncé deviennent, sous l'effet de l’inversion
mythique, le Bon Sens, le Bon Droit, la Norme, l’Opinion cou-
rante, en un mot l’Endoxa (figure laïque de l’Origine). 3° Le mythe
contemporain est discontinu : ii ne s’énonce plus en grands récits
constitués, mais seulement en « discours »; c’est tout au plus une
phraséologie, un corpus de phrases (de stéréotypes) ; le mythe dis-
paraît, mais il reste, d'autant plus insidieux, le mythique.
4° Comme parole (c'était après tout le sens de muthos), le mythe
contemporain relève d’une sémiologie: celle-ci permet de
«redresser » l’inversion mythique, en décomposant le message en
deux systèmes sémantiques : un système connoté, dont le signi-
fié est idéologique (et par conséquent « droit », «non inversé » ou,
pour être plus clair quitte à parler un langage moral, cynique), et
un système dénoté (la littéralité apparente de l’image, de l’objet,
de la phrase), dont la fonction est de naturaliser la proposition
de classe en lui donnant la caution de la plus «innocente » des
natures : celle du langage (millénaire, maternelle, scolaire, etc.).

1. Les textes des WMythologies ont été écrits entre 1954 et 1956; le livre,
paru en 1957, est reproduit au tome I des Œuvres complètes.

8 175
Ter Xl Es S lg7 d

Tel apparaissait, tel du moins m’apparaissait, le mythe aujour-


d’hui. Quelque chose a-t-il changé? Ce n’est pas la société fran-
çaise, du moins à ce niveau, car l’histoire mythique est d’une autre
longueur que l’histoire politique; ce ne sont pas non plus les
mythes ni même l'analyse ; il y a toujours, abondant, du mythique
dans notre société: également anonyme, retors, fragmenté,
bavard, offert à la fois à une critique idéologique et à un démon-
tage sémiologique. Non, ce qui a changé depuis quinze ans, c’est
la science de la lecture, sous le regard de laquelle le mythe, tel un
animal, depuis longtemps capturé et observé, devient cependant
un autre objet.
Une science du signifiant (même si elle se cherche encore) a
en effet pris place dans le travail de l’époque; sa fin est moins
l'analyse du signe que sa dislocation. Concernant le mythe, et
bien que ce soit là un travail qui reste à faire, la nouvelle sémio-
logie — ou la nouvelle mythologie — ne peut plus ou ne pourra
plus séparer aussi facilement le signifiant du signifié, l’idéolo-
gique du phraséologique. Ce n’est pas que cette distinction soit
fausse ou inefficace, mais elle est devenue en quelque sorte
mythique : pas un étudiant qui ne dénonce le caractère bour-
geois ou petit-bourgeois d’une forme (de vie, de pensée, de
consommation) ; autrement dit, il s’est créé une endoxa mytho-
logique : la dénonciation, la démystification (ou démythification)
est devenue elle-même discours, corpus de phrases, énoncé
catéchistique, en face de quoi, la science du signifiant ne peut
que se déplacer et s’arrêter (provisoirement) plus loin : non plus
à la dissociation (analytique) du signe, mais à sa vacillation
même : ce ne sont plus les mythes qu’il faut démasquer (len-
doxa s’en charge), c’est le signe lui-même qu’il faut ébranler :
non pas révéler le sens (latent) d’un énoncé, d’un trait, d’un récit,
mais fissurer la représentation même du sens; non pas changer
ou purifier les symboles, mais contester le symbolique lui-même.
Il arrive un peu à la sémiologie (mythologique) ce qui est arrivé
à la psychanalyse : elle a commencé, nécessairement, par éta-
blir des listes de symboles (une dent qui tombe, c’est le sujet
châtré, etc.), mais aujourd’hui, beaucoup plus que ce lexique qui,
sans être faux, ne l’intéresse plus (mais intéresse énormément
les amateurs de vulgate psychanalytique), elle interroge la dia-
lectique même du signifiant ; de même la sémiologie : elle a com-
mencé par établir un lexique mythologique, mais aujourd’hui la
tâche qui est devant elle est plutôt d'ordre syntaxique (de quelles
articulations, de quels déplacements est fait le tissu mythique

8 7 4
LT EX MrErSs 19/7 1

d’une société de haute consommation ?) ; dans un premier temps,


on a visé la destruction du signifié (idéologique) ; dans un second
temps, on vise la destruction du signe : à la «mythoclastie » suc-
cède, beaucoup plus large et portée à un autre niveau, une
«sémioclastie ». Le champ historique s’est par là même étendu:
ce n’est plus la (petite) société française ; c’est, bien au-delà, his-
toriquement et géographiquement, toute la civilisation occiden-
tale (gréco-judéo-islamo-chrétienne), unifiée sous une même
théologie (l’essence, le monothéisme) et identifiée par le régime
de sens qu’elle pratique, de Platon à France-Dimanche.
La science du signifiant apporte à la mythologie contempo-
raine une seconde rectification (ou un second élargissement).
Le monde, pris en écharpe par le langage, est écrit, de part en
part; les signes, reculant sans cesse leurs fondements, transfor-
. mant leurs signifiés en nouveaux signifiants, se citant les uns les
autres à l'infini, ne s’arrêtent nulle part: l'écriture est générali-
sée. Si l’aliénation de la société oblige toujours à démystifier les
langages (et notamment celui des mythes), la voie de ce combat
n’est pas, n’est plus, le déchiffrement critique, c’est l'évaluation.
Face à toutes les écritures du monde, à l’entrelacs des discours
divers (didactiques, esthétiques, informatifs, politiques, etc.), il
s’agit d'apprécier des niveaux de réification, des degrés de den-
sité phraséologique. Arrivera-t-on à préciser une notion qui me
paraît essentielle : celle de compacité d’un langage ? Les langages
sont plus ou moins épais; certains, les plus sociaux, les plus
mythiques, présentent une homogénéité inébranlable (il y a une
force du sens, il y a une guerre des sens) : tissé d’habitudes, de
répétitions, de stéréotypes de clausules obligées et de mots clefs,
chacun constitue un idiolecte (notion qu’il y a vingt ans je dési-
gnais du nom d'écriture); plus donc que des mythes, ce sont
aujourd’hui des idiolectes qu’il faut distinguer, décrire; aux
mythologies succéderait, plus formelle, et par là même, je crois,
plus pénétrante, une idiolectologie, dont les concepts opératoires
ne seraient plus le signe, le signifiant, le signifié et la connota-
tion, mais la citation, la référence, le stéréotype. De la sorte, les
langages, épais (tel le discours mythique) pourraient être pris
dans l’enfilade d’une trans-écriture, dont le «texte» (qu’on
appelle encore littéraire), antidote du mythe, occuperait le pôle,
ou plutôt la région aérée, légère, espacée, ouverte, décentrée,
noble et libre, là où l'écriture s’éploie contre l’idiolecte, c’est-à-
dire à sa limite et le combattant. Le mythe doit être pris en effet
dans une théorie générale du langage, de l’écriture, du signi-

CT
TEXTES L 9 4

fiant, et cette théorie, appuyée sur les formulations de l’ethno-


logie, de la psychanalyse, de la sémiologie et de l’analyse idéo-
logique, doit élargir son objet jusqu’à la phrase, ou mieux encore,
jusqu'aux phrases (au pluriel de la phrase) ; j'entends par là que
le mythique est présent partout où l’on fait des phrases, où l’on
raconte des histoires (dans tous les sens des deux expressions) :
du langage intérieur à la conversation, de l’article de presse au
sermon politique, du roman (s’il en reste) à l’image publicitaire
— toutes paroles qui pourraient être recouvertes par le concept
d’Imaginaire lacanien.
Ceci n’est qu’un programme, peut-être même seulement une
«envie ». Je crois pourtant que, même si la nouvelle sémiologie,
préoccupée surtout, récemment, du texte littéraire, ne s’est plus
appliquée aux mythes de notre temps depuis le texte final des
Mythologies, où j’esquissais une première approche sémiotique
de la parole sociale, elle est du moins consciente de sa tâche:
non plus seulement renverser (ou redresser) le message mythique,
le remettre à l’endroit, dénotation en bas et connotation en haut,
nature en surface et intérêt de classe en profondeur, mais chan-
ger l’objet lui-même, engendrer un nouvel objet, départ d’une
nouvelle science; passer, toutes proportions gardées (on s’en
doute), et pour reprendre le dessein d’Althusser, de Feuerbach
à Marx, du jeune Marx au grand Marx.

EsPriT
avril 1971
Artaud : écriture/figure

Comment parler d’Artaud ? Cette question n’est pas seulement


spécifique (elle pourrait l'être pour n’importe quel auteur), mais,
si l’on peut dire : sémelfactive (peu importe l’odeur scientifique
du mot) : l'impossibilité de parler d’Artaud est à peu près unique ;
Artaud est ce qu’on appelle en philologie un hapax, une forme
ou une faute que l’on ne rencontre qu’une seule fois dans tout le
. texte. Cette singularité n’est pas celle du «génie », ni même de
l'excès, elle n’a rien d’ineffable, elle peut même s’énoncer d’une
façon très rationnelle : Artaud écrit dans la destruction du dis-
cours ; cette pratique suppose une temporalité compliquée : le dis-
cours, pour donner à lire sa destruction, ne peut ni avoir été détruit
(auquel cas la page serait blanche), ni seulement s’annoncer
comme destructible (ce serait encore du discours); il faut, scan-
dale logique, que le discours se retourne sans cesse sur lui-même
avec véhémence, et se dévore à la façon d’un personnage sadien,
manducateur de ses propres excréments. Sans doute l’impréca-
tion d’Artaud, jetée sempiternellement à la cochonnerie de l’écri-
ture, peut être sans cesse récupérée par le discours même de
l’imprécation : c’est le danger de toute violence : rien n’est plus
fragile que la violence : le code la guette et le sens, jusqu'ici, en
a toujours triomphé (c’est pourquoi, eu égard à la destruction du
discours — occidental, chrétien, etc.-, on peut, tactiquement, pré-
férer un discours rusé à un discours violent, Brecht à Artaud).
Devant cette bascule menaçante (expression simple d’une
aliénation historique de l'écriture), c’est au lecteur à dégager le
texte de l’institution littéraire : le lecteur, c’est-à-dire ce sujet fra-
gile, déchiré, pluralisé, qui se trouve pris dans la communica-
tion que lui impose Artaud (cette communication définit le texte
d’Artaud autant que sa structure rhétorique). Bernard Lamarche-
Vadel est pour nous ce lecteur: il a écrit sa lecture. Cette expres-
sion ne dénote pas un discours critique ou analytique ; Lamarche-
Vadel n’a pas à proprement parler recensé des idées, des thèmes,
des formes, il n’a pas développé notre savoir sur Artaud, il n’a
pas culturalisé Artaud (et il lui a fallu pour cela un certain cou-

GET OT
ARENA 1" O7

rage, ou une certaine confiance, ou une certaine innocence, vu


la destination universitaire qu’il acceptait de donner à son texte) ;
sa matière principale (son «sujet», comme on dit dans la rhéto-
rique scolaire) a été sa propre écriture : et cependant Artaud y
est plus présent que dans beaucoup de dissertations «sur »
Artaud. Cette réussite tient à ceci, que l’écriture de Lamarche-
Vadel est plusieurs fois (à plusieurs niveaux) citationnelle.
Le texte même d’Artaud (son texte historique, philologique,
éditorial) est sans cesse pris dans le volume du texte de
Lamarche-Vadel; ce sont comme des bulles de nourriture qui
éclatent au grand jour du second texte ; Artaud est recopié dans
sa frappe, sa vocation citationnelle, son énergie d'écriture (ce
qui veut dire selon la terminologie actuelle : comme production
et non comme produit) : démembré, fragmenté, il essaime ; il s’ac-
complit ainsi, par un retour paradoxal, un savoir d’Artaud supé-
rieur à tout lesavoir didactique, philologique, historique, que le
discours de la scientificité pourrait rassembler sur Artaud ; allant
jusqu’au bout, on pourrait dire : heureux celui qui ne connafîtrait
Artaud que sous sa forme cassée, disséminée, héraclitéenne (la
«cochonnerie de l’écriture » n’est peut-être que son continu, ce
Jlumen orationis dont l’ancienne rhétorique faisait la valeur
suprême du style et que Flaubert, pour son plus grand bien, n’a
jamais pu accomplir).
Lamarche-Vadel cite Artaud d’une autre façon : non en l’imi-
tant, mais en lui prenant tout au moins ce que l’on pourrait appe-
ler ses mouvements de corps ; l'écriture (si elle s’accomplit hors
de la simple écrivance), c’est en effet le corps ré-engendré de
soi-même, par fétichisme narcissique et par hystérie collective :
ce que Lamarche-Vadel appelle sans doute la figure. Lamarche-
Vadel se met dans la respiration du corps scriptural d’Artaud;
sans jamais le parodier, il en retrouve, dans sa propre pratique,
et non, encore une fois, dans son analyse, l’éréthisme entier, c’est-
à-dire les sensualités, les clartés, les surprises, les cassures et
d’une manière plus générale, la valeur nouvelle (encore que timi-
dement, ici et là, recherchée) : l’écriture-idée, l’idée écrite, dont
la fonction actuelle est de disperser le discours antécédent, phi-
losophique ou littéraire, et de brouiller lopposition de l’art et de
la pensée, de la chose énoncée et de la forme énonçante.
À un troisième niveau, ce que Lamarche-Vadel met en scène,
ce n’est pas seulement Artaud (dans sa lettre et sa figure), c’est
toute écriture. L'écriture, en effet, n’est pas faite de «traits » sty-
listiques, mais de refus, disposés en chicanes, en inventions, en
MR MI ENS 1.04%, 1

concessions et reprises; l’écriture, en un mot, est un espace tac-


tique, déterminé par rapport à la culture antérieure, un glisse-
ment abrupt le long de la pente de la langue millénaire, pater-
nelle. Ici, Lamarche-Vadel rejoint encore une fois exactement
Artaud ; son texte est une rupture qui parvient cependant à s’ar-
racher au geste de la castration: il y a une saveur profonde du
texte qu’on va lire (la saveur, ne l’oublions pas, est la figure même
du combinatoire : le plaisir qui en résulte n’est pas idéaliste).
En somme, à la question : comment parler d’Artaud ? Lamarche-
Vadel répond : ne pas en parler, ni même écrire «sur» Artaud,
mais : écrire avec Artaud. Ainsi se substitue à la critique trans-
cendantale (coiffer le texte d’un auteur par un discours qui le
«comprend »), une écriture concomitante, un carrousel de textes,
qui ne fait (ou ne fera) de l’auteur (ici Artaud, Lamarche-Vadel)
-qu’un geste amorcé par le corps mais continué par la masse.

Texte daté par R.B. du 21 juin 1971 et qui devait servir de préface
à un livre de Bernard Lamarche-V’adel sur Antonin Artaud,
que l’auteur a renoncé à publier. (Ce texte a paru dans Luna-Park,
n° 7, mars 1981.)
La paix culturelle

Dire qu’il y a une culture bourgeoise est faux, parce que c’est
toute notre culture qui est bourgeoise (et dire que notre culture
est bourgeoise est un truisme fatigant, qui traîne dans toutes les
universités). Dire que la culture s’oppose à la nature est incer-
tain, parce qu’on ne sait pas très bien où sont les limites de l’une
et de l’autre : où est la nature dans l’homme ? Pour se dire homme,
il faut à l’homme un langage, c’est-à-dire la culture même. Dans
le biologique? On retrouve aujourd’hui dans l’organisme vivant
les mêmes structures que dans le sujet parlant : la vie elle-même
est construite comme un langage. Bref, tout est culture, du vête-
ment au livre, de la nourriture à l’image, et la culture est par-
tout, d’un bout à l’autre des échelles sociales. Cette culture, déci-
dément, est un objet bien paradoxal : sans contours, sans terme
oppositionnel, sans reste.
Ajoutons même peut-être : sans histoire — ou du moins sans
rupture, soumise à une répétition inlassable. Voici, à la télévi-
sion, un feuilleton américain d'espionnage : il y a cocktail sur un
yacht, et les partenaires se livrent à une sorte de marivaudage
mondain (coquetteries, répliques à double sens, jeux d’intérêts) ;
mais cela a déjà été vu ou dit :non seulement dans des milliers
de romans et de films populaires, mais dans les œuvres
anciennes, qui ont appartenu à ce qui pourrait passer pour une
autre culture, dans Balzac, par exemple : on croirait que la prin-
cesse de Cadignan s’est simplement déplacée, qu’elle a quitté le
Faubourg Saint-Germain pour le yacht d’un armateur grec. Ainsi,
la culture, ce n’est pas seulement ce qui revient, c’est aussi et
surtout ce qui reste sur place, tel un cadavre impérissable : c’est
un jouet bizarre que l'Histoire ne casse jamais.
Objet unique, puisqu'il ne s’oppose à rien, objet éternel, puis-
qu’il ne se casse jamais, objet paisible en somme, dans le sein
duquel tout le monde est rassemblé sans conflit apparent : où est
donc le travail de la culture sur elle-même, où sont ses contra-
dictions, où est son malheur ?
Pour répondre, il nous faut, en dépit du paradoxe épistémolo-
EVEMX ABS 160 4721

gique de lobjet, risquer une définition, la plus vague qui soit,


bien entendu: la culture est un champ de dispersion. De quoi?
Des langages.
Dans notre culture, dans la paix culturelle, la Pax culturalis à
laquelle nous sommes assujettis, il y a une guerre inexpiable des
langages : nos langages s’excluent les uns les autres; dans une
société divisée (par la classe sociale, l'argent, l’origine scolaire),
le langage lui-même divise. Quelle portion de langage, moi, intel-
lectuel, puis-je partager avec un vendeur des Nouvelles Gale-
ries ? Sans doute, si nous sommes tous les deux français, le lan-
gage de la communication; mais cette part est infime : nous
pouvons échanger des informations et des truismes ; mais le reste,
c’est-à-dire l'immense volume, le jeu entier du langage ? Comme
il n’y a pas de sujet hors du langage, comme le langage, c’est ce
.“qui constitue le sujet de part en part, la séparation des langages
est un deuil permanent; et ce deuil, il ne se produit pas seule-
ment lorsque nous sortons de notre « milieu » (là où tout le monde
parle le même langage), ce n’est pas seulement le contact maté-
riel d’autres hommes, issus d’autres milieux, d’autres professions,
qui nous déchire, c’est précisément cette «culture» que, en
bonne démocratie, nous sommes censés avoir tous en commun :
c’est au moment même où, sous l'effet de déterminations appa-
remment techniques, la culture semble s’unifier (illusion que
reproduit assez bêtement l’expression « culture de masse »), c’est
alors que la division des langages culturels est portée à son
comble. Passez une simple soirée à votre poste de télévision (pour
nous en tenir aux formes les plus communes de la culture) ; vous
y recevrez, en dépit des efforts d’aplatissement général entrepris
par les réalisateurs, plusieurs langages différents, dont il est
impossible qu’ils répondent tous non seulement à votre désir
(j’emploie ce mot au sens fort), mais même à votre intellection :
il y a toujours dans la culture une portion de langage que Pautre
(donc moi) ne comprend pas; mon voisin juge ennuyeux ce
concerto de Brahms et moi je juge vulgaire ce sketch de varié-
tés, imbécile ce feuilleton sentimental : l'ennui, la vulgarité, la
bêtise sont les noms divers de la sécession des langages. Le résul-
tat est que cette sécession ne sépare pas seulement les hommes
entre eux, mais chaque homme, chaque individu est en lui-même
déchiré ; en moi, chaque jour, s'accumulent, sans communiquer,
plusieurs langages isolés : je suis fractionné, coupé, éparpillé (ce
qui, ailleurs, passerait pour la définition même de la «folie »).
Et, quand bien même je réussirais, moi, à parler le même lan-

8.76"1
T EX T ES 1 97 1

gage toute la journée, combien de langages différents je suis


obligé de recevoir! Celui de mes collègues, de mon facteur, de
mes étudiants, du commentateur sportif de la radio, de l’auteur
classique que je lis le soir :c’est une illusion de linguiste que de
considérer à égalité la langue que l’on parle et celle que lon
écoute, comme si c'était la même langue ; il faudrait ici reprendre
la distinction fondamentale, proposée par Jakobson, entre la
grammaire active et la grammaire passive: la première est
monotone, la seconde est hétéroclite, voilà la vérité du langage
culturel; dans une société divisée, même s’il parvient à unifier
son langage, chaque homme se débat contre l’éclatement de
l'écoute : sous couvert de cette culture totale qui lui est institu-
tionnellement proposée, c’est, chaque jour, la division schizo-
phrénique du sujet qui lui est imposée; la culture est d’une cer-
taine façon le champ pathologique par excellence, où s’inscrit
l’aliénation de l’homme contemporain (bon mot, à la fois social
et mental).
Ainsi, semble-t-il, ce qui est recherché par chaque classe
sociale, ce n’est pas la possession de la culture (soit qu’on veuille
la conserver, soit qu’on veuille l'obtenir), car la culture est là,
partout et à tout le monde; c’est l’unité des langages, la coïnci-
dence de la parole et de l'écoute. Comment donc aujourd’hui,
dans notre société occidentale, divisée dans ses langages et uni-
fiée dans sa culture, comment les classes sociales, celles que le
marxisme et la sociologie nous ont appris à reconnaître, com-
ment regardent-elles vers le langage de l'Autre? Quel est le jeu
d'interlocution (hélas, fort décevant) dans lequel, historique-
ment, elles sont prises?
La bourgeoisie détient en principe toute la culture, mais depuis
déjà longtemps (je parle pour la France) elle n’a plus de voix
culturelle propre. Depuis quand ? Depuis que ses intellectuels,
ses écrivains l’ont lâchée ; l'affaire Dreyfus semble avoir été dans
notre pays la secousse fondatrice de ce détachement; c’est
d’ailleurs le moment où le mot «intellectuel » apparaît : l’intel-
lectuel est le clerc qui essaie de rompre avec la bonne conscience
de sa classe sinon d’origine (qu’un écrivain soit individuellement
sorti de la classe laborieuse ne change rien au problème), du
moins de consommation. Ici, aujourd’hui, rien ne s’invente: le
bourgeois (propriétaire, patron, cadre, haut fonctionnaire) n’ac-
cède plus au langage de la recherche intellectuelle, littéraire,
artistique, parce que ce langage le conteste ; il démissionne en
faveur de la culture de masse ; ses enfants ne lisent plus Proust,

8 8 2
F'EIKXTOES 171

n'écoutent plus Chopin, mais à la rigueur Boris Vian, la pop


music. Cependant, l’intellectuel qui le menace n’en est pas plus
triomphant pour cela; il a beau se poser en représentant, en pro-
cureur du prolétariat, en oblat de la cause socialiste, sa critique
de la culture bourgeoise ne peut emprunter que l’ancien langage
de la bourgeoisie, qui lui est transmis par l’enseignement uni-
versitaire : l’idée de contestation devient elle-même une idée
bourgeoise ; le public des écrivains intellectuels a pu se dépla-
cer (encore que ce ne soit nullement le prolétariat qui les lise),
non le langage ; certes l’intelligentsia cherche à inventer des lan-
gages nouveaux, mais ces langages restent enfermés : rien n’est
changé à l’interlocution sociale.
Le prolétariat (les producteurs) n’a aucune culture propre;
dans les pays dits développés, son langage est celui de la petite
_bourgeoïisie, parce que c’est le langage qui lui est offert par les
communications de masse (grande presse, radio, télévision) : la
culture de masse est petite-bourgeoise. Des trois classes typiques,
c’est aujourd’hui la classe intermédiaire, parce que c’est peut-
être le siècle de sa promotion historique, qui cherche le plus à
élaborer une culture originale, en ceci qu’elle serait sa culture :
il est incontestable qu’un travail important se fait au niveau de
la culture dite de masse (c’est-à-dire de la culture petite-bour-
geoise) — ce pour quoi il serait ridicule de le bouder. Mais selon
quelles voies ? Par les voies déjà connues de la culture bourgeoise :
c’est en prenant et en dégradant les modèles (les patterns) du
langage bourgeois (ses récits, ses types de raisonnement, ses
valeurs psychologiques) que la culture petite-bourgeoise se fait
et s'implante. L’idée de dégradation peut paraître morale, issue
d’un bourgeois qui regrette l'excellence de la culture passée ; je
lui donne, tout au contraire, un contenu objectif, structural: il y
a dégradation parce qu’il n’y a pas invention; les modèles sont
répétés sur place, aplatis, en ceci que la culture petite-bourgeoise
(censurée par l'Etat) exclut jusqu’à la contestation que l’intel-
lectuel peut apporter à la culture bourgeoise : c’est ’immobilité,
la soumission aux stéréotypes (la conversion des messages en
stéréotypes) qui définit la dégradation. On peut dire que, dans
la culture petite-bourgeoise, dans la culture de masse, c’est la
culture bourgeoise qui revient sur la scène de l'Histoire, mais
comme une farce (on connaît cette image de Marx).
Un jeu de furet semble ainsi régler la guerre culturelle: les
langages sont bien séparés, comme les partenaires du jeu, assis
à côté les uns des autres; mais ce qui passe, ce qui fuit, c’est tou-

86 5
DREAMEE SRE El

jours le même anneau, la même culture : immobilité tragique de


la culture, séparation dramatique des langages, telle est la double
aliénation de notre société. Peut-on faire confiance au socialisme
pour défaire cette contradiction, à la fois pour fluidifier, plurali-
ser la culture, et pour mettre fin à la guerre des sens, à l’exclu-
sion des langages? Il le faut bien; quel espoir autrement ? Sans
s’aveugler cependant devant la menace d’un nouvel ennemi qui
guette toutes les sociétés modernes. Il semble bien en effet qu’un
nouvel être historique soit apparu, se soit installé et se développe
outrageusement, qui complique (sans la périmer) l’analyse
marxiste (depuis que Marx et Lénine l’ont établie) : cette nou-
velle figure est l'Etat (c'était là, d’ailleurs, le point énigmatique
de la science marxiste) : l'appareil étatique est plus coriace que
les révolutions — et la culture dite de masse est l'expression directe
de cet étatisme : en France, actuellement, par exemple, l'Etat veut
bien lâcher l’Université, s’en désintéresser, la concéder aux com-
munistes et aux contestataires, car il sait bien que ce n’est pas
là que se fait la culture conquérante ;mais pour rien au monde
il ne se dessaisira de la Télévision, de la Radio ;en possédant ces
voies de culture, c’est la culture réelle qu’il régente, et, en la
régentant, il en fait sa culture : culture au sein de laquelle sont
obligées de se rejoindre la classe intellectuellement démission-
naire (la bourgeoisie), la classe promotionnelle (la petite bour-
geoisie) et la classe muette (le prolétariat). Aussi comprend-on
que de l’autre côté, même si le problème de l'Etat est loin d’y
être réglé, la Chine populaire ait précisément nommé « révolu-
tion culturelle » la transformation radicale de la société qu’elle
a mise en œuvre.

Times LiTERARY SUPPLEMENT


8 octobre 1971

Inédit en français.
Un très beau cadeau

Jakobson a fait un très beau cadeau à la littérature: il lui a


donné la linguistique. Certes, la Littérature ne l’a pas attendu
pour savoir qu’elle était Langage : toute la Rhétorique classique,
jusqu’à Valéry, en témoigne ; mais dès lors qu’une science du
langage s’est cherchée (sous forme d’abord d’une linguistique
historique et comparative des langues), elle s’est bizarrement
désintéressée des effets de sens, succombant elle aussi, en ce
“ siècle positiviste (le xIx‘), au tabou des domaines réservés : d’un
côté la Science, la Raison, le Fait; de l’autre, l'Art, la Sensibilité,
l’Impression. Jakobson a été mêlé dès sa jeunesse au redresse-
ment de cette situation : parce que ce linguiste a tenu à rester
toujours un grand amateur de poésie, de peinture, de cinéma,
parce que, au sein de sa recherche scientifique, il n’a pas cen-
suré son plaisir d'homme cultivé, il a senti que le véritable fait
scientifique de la modernité n’était pas le fait, mais la relation.
A l’origine de la linguistique généralisée qu’il a dessinée, il y a
eu un geste décisif d'ouverture des classifications, des castes, des
disciplines : ces mots ont perdu avec lui leur relent séparatiste,
pénal, raciste ; il n’y a plus de propriétaires (de la Littérature, de
la Linguistique), les chiens de garde sont renvoyés à leur enclos.
Jakobson a investi la Littérature de trois façons. Tout d’abord,
il a créé à l’intérieur même de la linguistique un département
spécial, la Poétique; ce secteur (et c’est là le nouveau de son
travail, son apport historique), il ne l’a pas défini à partir de
la Littérature (comme si la Poétique dépendait toujours du
«poétique » ou de la « poésie»), mais à partir de l’analyse des
fonctions du langage : toute énonciation qui met l’accent sur la
forme du message est poétique ; il a pu de la sorte, à partir d’une
position linguistique, rejoindre les formes vitales (et souvent les
plus émancipées) de la Littérature : le droit à ambiguïté des
sens, le système des substitutions, le code des figures (méta-
phore et métonymie).
Ensuite, plus fortement encore que Saussure, il a réclamé en
faveur d’une pansémiotique, d’une science généralisée (et non
TER TEESSS AUEO STE

pas seulement générale) des signes; mais, ici encore, sa posi-


tion est doublement d'avant-garde : car, d’une part, dans cette
science, il garde au langage articulé une place prééminente (il
sait bien que le langage est partout, et non simplement à côté),
et, d’autre part, il adjoint immédiatement à la sémiotique les
domaines de l'Art et de la Littérature, postulant ainsi d'emblée
que la sémiologie est science de la signification — et non de la
simple communication (il ôte ainsi à la linguistique tout risque
de visée ou d’usage technocratiques).
Enfin, sa linguistique elle-même prépare admirablement ce que
nous pouvons penser aujourd’hui du Texte : à savoir que le sens
d’un signe n’est en fait que sa traduction en un autre signe, ce
qui est définir le sens non comme un signifié dernier, mais
comme un autre niveau signifiant ; à savoir aussi que le langage
le plus courant comporte un nombre important d’énoncés méta-
linguistiques, qui atteste la nécessité pour l’homme de penser son
langage au moment même où il parle : activité capitale que la Lit-
térature ne fait que porter à son plus haut degré d’incandescence.
Le style même de sa pensée, style brillant, généreux, ironique,
expansif, cosmopolite, mobile et qu’on pourrait dire diablement
intelligent, prédisposait Jakobson à cette fonction historique d’ou-
verture, d’abolition de la propriété disciplinaire. Un autre style
est sans doute possible, fondé à la fois sur une culture plus his-
torique et sur une notion plus philosophique du sujet parlant : je
pense ici à l’œuvre inoubliable (et cependant quelque peu
oubliée, me semble-t-il) de Benveniste, qu’on ne doit jamais dis-
socier (et Jakobson en serait d'accord) de tout ommage rendu
au rôle décisif de la Linguistique dans la naissance de cet autre
chose qui travaille notre siècle. Jakobson, lui, à travers toutes les
propositions nouvelles et irréversibles dont est tissée son œuvre
cinquantenaire, est pour nous cet acteur historique qui, d’un coup
d'intelligence, fait tomber définitivement dans le passé des choses
très respectables à quoi nous tenions : il convertit le préjugé en
anachronisme. Tout son travail nous rappelle que «chacun de
nous à définitivement compris qu’un linguiste sourd à la fonc-
tion poétique, comme un spécialiste de la littérature indifférent
aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques, sont
d'ores et déjà, l’un et l’autre, de flagrants anachronismes ».

Le Monpe
16 octobre 1971
Ecrivains, intellectuels, professeurs

Ce qui suit dépend de l’idée qu’il y a une liaison fondamen-


tale entre l’enseignement et la parole. Cette constatation est très
ancienne (notre enseignement n’est-il pas tout entier sorti de la
Rhétorique ?), mais on peut la raisonner aujourd’hui différem-
ment d'hier ;d’abord, parce qu’il y a une crise (politique) de l’en-
seignement; ensuite, parce que la psychanalyse (lacanienne) a
bien démonté les tours et les détours de la parole vide; enfin,
‘ parce que l’opposition de la parole et de l’écriture entre dans
une évidence dont il faut commencer de tirer peu à peu les effets.
Face au professeur, qui est du côté de la parole, appelons écri-
vain tout opérateur de langage qui est du côté de l'écriture ; entre
les deux, l’intellectuel : celui qui imprime et publie sa parole. Il
n’y a guère d’incompatibilité entre le langage du professeur et
celui de intellectuel (ils coexistent souvent dans un même indi-
vidu) ; mais l’écrivain est seul, séparé : l'écriture commence là
où la parole devient impossible (on peut entendre ce mot: comme
on dit d’un enfant).

Deux contraintes
La parole est irréversible, soit : on ne peut reprendre un mot,
sauf à dire précisément qu’on le reprend. Ici, raturer, c’est ajou-
ter; si je veux gommer ce que je viens d’énoncer, je ne puis le
faire qu’en montrant la gomme elle-même (je dois dire : « ou plu-
Lôt... », «je me suis mal exprimé... »); paradoxalement, c’est la
parole, éphémère, qui est indélébile. non l'écriture, monumen-
tale. A la parole, on ne peut que rajouter une autre parole. Le
mouvement correctif et perfectif de la parole est le bredouille-
ment, tissage qui s’épuise à se reprendre, chaîne de corrections
augmentatives où vient se loger par prédilection la part incons-
ciente de notre discours (ce n’est pas fortuitement que la psy-
chanalyse est liée à la parole, non à l'écriture : un rêve ne s’écrit
pas) : la figure éponyme du parleur, c’est Pénélope.

so
TÉEAXMTAEASR ALROPTEL

Ce n’est pas tout: nous ne pouvons nous faire comprendre


(bien ou mal) que si nous soutenons en parlant une certaine
vitesse de l’énonciation. Nous sommes comme un cycliste ou un
film condamnés à rouler, à tourner, s’ils ne veulent pas tomber
ou s’enrayer; le silence ou le flottement du mot me sont égale-
ment interdits : la vitesse articulatoire asservit chaque point de
la phrase à ce qui le précède ou le suit immédiatement (impos-
sible de faire «partir» le mot vers des paradigmes étrangers,
étranges) ; le contexte est une donnée structurale non du lan-
gage, mais de la parole; or, le contexte est par statut réducteur
du sens, le mot parlé est «clair»; le bannissement de la polysé-
mie (la «clarté ») sert la Loi : toute parole est du côté de la Loi.
Quiconque s'apprête à parler (en situation enseignante) doit
se rendre conscient de la mise en scène que lui impose l’usage
de la parole, sous le simple effet d’une détermination naturelle
(qui relève de la nature physique : celle du souffle articulatoire).
Cette mise en scène se développe de la façon suivante. Ou bien
le locuteur choisit en toute bonne conscience le rôle d’Autorité ;
dans ce cas, il suffit de «bien parler», c’est-à-dire de parler
conformément à la Loi qui est dans toute parole : sans reprise,
à la bonne vitesse, ou encore clairement (c’est ce qui est demandé
à une bonne parole professorale : la clarté, l’autorité) ; la phrase
nette est bien une sentence, sententia, une parole pénale. Ou bien
le locuteur est gêné de toute cette Loi que sa parole va intro-
duire dans son propos; il ne peut certes altérer son débit (qui le
condamne à la «clarté »), mais il peut s’excuser de parler (d’ex-
poser la Loi): il use alors de l’irréversibilité de la parole pour
troubler sa légalité ; il se corrige, rajoute, bredouille, il entre dans
linfinitude du langage, il surimprime au message simple, que
tout le monde attend de lui, un nouveau message, qui ruine l’idée
même de message, et, par le miroitement même des bavures,
des déchets dont il accompagne sa ligne de parole, il nous
demande de croire avec lui que le langage ne se réduit pas à la
communication. Par toutes ces opérations, qui rapprochent le bre-
douillement du Texte, l’orateur imparfait espère atténuer le rôle
ingrat qui fait de tout parleur une manière de policier. Cepen-
dant, au terme de cet effort pour « mal parler», c’est encore un
rôle qui lui est imposé : car l’auditoire (rien à voir avec le lec-
teur), pris dans son propre imaginaire, reçoit ces tâtonnements
comme autant de signes de faiblesse et lui renvoie l’image d’un
maître humain, trop humain : libéral.
L’alternative est sombre : fonctionnaire correct ou artiste libre,
ARCS 1
IMACQ8|

le professeur n’échappe ni au théâtre de la parole ni à la Loi qui


s’y représente : car la Loi se produit non dans ce qu'il dit, mais en
ce qu'il parle. Pour subvertir la Loi (et non simplement la tour-
ner), il lui faudrait défaire le débit de la voix, la vitesse des mots,
le rythme, jusqu’à une autre intelligibilité - ou ne pas parler du
tout; mais alors ce serait rejoindre d’autres rôles : ou bien celui
de la grande intelligence silencieuse, lourde d’expérience et de
mutisme, ou bien celui du militant qui, au nom de la praæis, donne
congé à tout discours futile. Rien à faire : le langage, c’est toujours
de la puissance ; parler, c’est exercer une volonté de pouvoir : dans
l'espace de la parole, aucune innocence, aucune sécurité.

Le résumé
Statutairement, le discours du professeur est marqué de ce
caractère : qu’on peut (ou qu’on puisse) le résumer (c’est un pri-
vilège qu’il partage avec le discours des parlementaires). On le
sait, il y a dans nos écoles un exercice qui s'appelle la réduction
de texte; cette expression donne bien l’idéologie du résumé: il
y a d’un côté la « pensée », objet du message, élément de l’ac-
tion, de la science, force transitive ou critique, et de l’autre le
«style », ornement qui relève du luxe, de l’oisiveté et donc du
futile ;séparer la pensée du style, c’est en quelque sorte débar-
rasser le discours de ses habits sacerdotaux, c’est laïciser le mes-
sage (d’où la conjonction bourgeoise du professeur et du député) ;
la «forme », pense-t-on, est compressible, et cette compression
n’est pas jugée essentiellement dommageable : en effet, de loin,
c’est-à-dire à partir de notre cap occidental, la différence est-elle
tellement importante entre une tête de Jivaro vivant et une tête
de Jivaro réduite?
Il est difficile pour un professeur de voir les « notes » que lon
prend à son cours; il n’y tient guère, soit discrétion (car rien de
plus personnel que des «notes », en dépit du caractère protoco-
laire de cette pratique), soit plus probablement peur de se
contempler à l’état réduit, mort et substantiel à la fois, tel un
Jivaro traité par ses congénères ; on ne sait si ce qui est pris (pré-
levé) du flux de parole, ce sont des énoncés erratiques (des for-
mules, des phrases) ou la substance d’un raisonnement; dans
les deux cas, ce qui est perdu, c’est le supplément, là où s’avance
l'enjeu du langage : le résumé est un déni d'écriture.
Par conséquence contraire, peut être déclaré «écrivain » (ce

SINSMO
T E X M ES 19,7 1

mot désignant toujours une pratique, non une valeur sociale) tout
destinateur dont le «message» (détruisant par là aussitôt sa
nature de message) ne peut être résumé : condition que l’écri-
vain partage avec le fou, le bavard et le mathématicien, mais que
précisément l'écriture (à savoir une certaine pratique du signi-
fiant) a à charge de spécifier.

La relation enseignante
Comment peut-on assimiler le professeur au psychanalyste ? C’est
exactement le contraire qui se passe : c’est lui le psychanalysé.
Imaginons que je sois professeur : je parle, sans fin, devant et
pour quelqu’un qui ne parle pas. Je suis celui qui dit je (qu’im-
portent les détours du on, du nous ou de la phrase impersonnelle).
Je suis celui qui, sous couvert d'exposer un savoir, propose un
discours, dont je ne sais jamais comment il est reçu, en sorte que
je ne peux jamais me rassurer d’une image définitive, même offen-
sante, qui me constituerait : dans l'exposé, mieux nommé qu’on
ne croit, ce n’est pas le savoir qui s'expose, c’est le sujet (il s’ex-
pose à de pénibles aventures). Le miroir est vide: il ne me ren-
voie que la défection de mon langage au fur et à mesure qu’il se
déroule. Tels les Marx Brothers déguisés en aviateurs russes (dans
Une Nuit à l'Opéra - œuvre que je tiens pour allégorique de maint
problème textuel), je suis, au début de mon exposé, affublé d’une
grande barbe postiche ; mais, inondé peu à peu par les flots de
ma propre parole (substitut de la carafe d’eau à laquelle le Muet,
Harpo, s’abreuve goulûment, sur la tribune du maire de New
York), je sens ma barbe se décoller par lambeaux devant tout le
monde : à peine ai-je fait sourire l’auditoire par quelque remarque
« fine », à peine l’ai-je rassuré de quelque stéréotype progressiste,
que je sens toute la complaisance de ces provocations; je regrette
la pulsion hystérique, je voudrais la reprendre, préférant trop tard
un discours austère à un discours coquet (mais, dans le cas
contraire, c’est la « sévérité » du discours qui me paraîtrait hys-
térique); si en effet quelque sourire répond à ma remarque ou
quelque assentiment à mon intimidation, je me persuade aussi-
tôt que ces complicités manifestées proviennent d’imbéciles ou
de flatteurs (je décris ici un processus imaginaire); moi qui
cherche la réponse et me laisse aller à la provoquer, il suffit qu’on
me réponde pour que je me méfie; et si je tiens un discours tel
qu’il refroidit ou éloigne toute réponse, je ne m’en sens pas plus

SOU
T E X M E°s 1 97 À

Juste (au sens musical) pour cela; car il me faut bien alors me
faire gloire de la solitude de ma parole, lui donner ’alibi des dis-
cours missionnaires (science, vérité, etc.).
Ainsi, conformément à la description psychanalytique (celle
de Lacan, dont chaque parleur peut vérifier ici la perspicacité),
quand le professeur parle à son auditoire, l’Autre est toujours là,
qui vient {rouer son discours; et son discours, fût-il bouclé par
une intelligence impeccable, armé de «rigueur » scientifique ou
de radicalité politique, il n’en serait pas moins troué : il suffit que
je parle, il suffit que ma parole coule, pour qu’elle s’écoule. Natu-
rellement, bien que tout professeur soit en posture de psycha-
nalysé, aucun auditoire étudiant ne peut se prévaloir de la situa-
tion inverse ; d’abord, parce que le silence psychanalytique n’a
rien de prééminent ; et puis parce que parfois un sujet se détache,
ne peut se retenir et vient se brûler à la parole, se mêler à la
partouze oratoire (et si le sujet se tait obstinément, il ne fait que
parler l’obstination de son mutisme); mais, pour le professeur,
l'auditoire étudiant est tout de même l’Autre exemplaire parce
qu’il a l’air de ne pas parler — et que donc, du sein de sa matité
apparente, il parle en vous d’autant plus fort: sa parole impli-
cite, qui est la mienne, m’atteint d'autant plus que son discours
ne m’encombre pas.
Telle est la croix de toute parole publique : que le professeur
parle ou que l’auditeur revendique de parler, dans les deux cas,
c’est aller tout droit au divan; la relation enseignante n’est rien
de plus que le transfert qu’elle institue; la «science», la
«méthode », le « savoir », «idée » viennent par la bande ; ils sont
donnés en plus; ce sont des restes.

Le contrat
La plupart du temps, les relations entre humains
souffrent, souvent jusqu'à la destruction, de ce que
le contrat établi entre eux n'est pas respecté. Dès
que deux humains entrent en relation réciproque,
leur contrat le plus souvent tacite, entre en vigueur.
Il règle la forme de leurs relations, etc.
(Brecht)

Bien que la demande qui s’énonce dans l’espace communau-


taire d’un cours soit fondamentalement intransitive, comme il se
doit dans toute situation transférentielle, elle n’en est pas moins

É00 Er
IMEUXMIN EESTI

surdéterminée et s’abrite derrière d’autres demandes, appa-


remment transitives; ces demandes-là forment les conditions
d’un contrat implicite entre l’enseignant et l’enseigné. Ce contrat
est «imaginaire », il ne contredit en rien la détermination éco-
nomique qui pousse l’étudiant à chercher une carrière et le pro-
fesseur à honorer un emploi.
Voici pêle-mêle (car il n’y a pas, dans l’ordre imaginaire, de
mobile fondateur) ce que l’enseignant demande à l’enseigné:
1° de le reconnaître dans n’importe quel « rôle » que ce soit : d’au-
torité, de bienveillance, de contestation, de savoir, etc. (tout visi-
teur dont on ne voit pas de quelle image il vous sollicite devient
inquiétant) ; 2° de le relayer, de l’étendre, de porter ses idées,
son style, au loin; 3° de se laisser séduire, de se prêter à un rap-
port amoureux (accordons toutes les sublimations, toutes les dis-
tances, tous les respects conformes à la réalité sociale et à la
vanité pressentie de ce rapport) ; 4° enfin, de lui permettre d’ho-
norer le contrat qu’il a lui-même noué avec son employeur, c’est-
à-dire avec la société : l’enseigné est la pièce d’une pratique (rétri-
buée), l’objet d’un métier, la matière d’une production (fût-elle
délicate à définir).
De son côté, voici pêle-mêle ce que l’enseigné demande à l’en-
seignant : 1° de le conduire à une bonne intégration profession-
nelle ; 2° de remplir les rôles traditionnellement dévolus au pro-
fesseur (autorité scientifique, transmission d’un capital de savoir,
etc.) ; 3° de livrer les secrets d’une technique (de recherche, d’exa-
men, etc.) ; 4° sous la bannière de cette sainte laïque, la Méthode,
d’être un initiateur d’ascèses, un guru; 5° de représenter un
«mouvement d'idées », une Ecole, une Cause, d’en être le porte-
parole ; 6° de l’admettre, lui, enseigné, dans la complicité d’un
langage particulier ; 7° pour ceux qui ont le fantasme de la thèse
(pratique timide d'écriture, à la fois défigurée et protégée par sa
finalité institutionnelle), de garantir la réalité de ce fantasme;
8° il est enfin demandé au professeur d’être un bailleur de ser-
vices: il signe des inscriptions, des attestations, etc.
Ceci est simplement une Topique, une réserve de choix qui
ne sont pas tous nécessairement actualisés en même temps dans
un individu. C’est cependant au niveau de la totalité contractuelle
que se joue le confort d’une relation enseignante : le «bon » pro-
fesseur, le «bon » étudiant sont ceux qui acceptent philosophi-
quement le pluriel de leurs déterminations, peut-être parce qu’ils
savent que la vérité d’un rapport de parole est ailleurs.

(oo) © to
La recherche

Qu'est-ce qu’une «recherche » ? Pour le savoir, il faudrait avoir


quelque idée de ce qu’est un « résultat ». Qu'est-ce qu’on trouve ?
Qu'est-ce qu’on veut trouver ? Qu'est-ce qui manque ? Dans quel
champ axiomatique le fait dégagé, le sens mis au jour, la décou-
verte statistique seront-ils placés ? Cela dépend sans doute chaque
fois de la science sollicitée. Mais, dès lors qu’une recherche inté-
resse le texte (et le texte va beaucoup plus loin que l’œuvre), la
recherche devient elle-même texte, production : tout « résultat »
lui est à la lettre im-pertinent. La «recherche » est alors le nom
prudent que, sous la contrainte de certaines conditions sociales,
nous donnons au travail d'écriture : la recherche est du côté de
lécriture, c’est une aventure du signifiant, un excès de l’échange ;
il est impossible de maintenir l’équation : un «résultat» contre
une «recherche ». C’est pourquoi la parole à laquelle on doit sou-
mettre une recherche (en l’enseignant), outre sa fonction paré-
nétique (« Ecrivez»), a pour spécialité de rappeler la «recherche »
à sa condition épistémologique : elle ne doit, quoi qu’elle cherche,
oublier sa nature de langage — et c’est ce qui lui rend finalement
inévitable de rencontrer l’écriture. Dans l'écriture, lénonciation
déçoit l'énoncé sous l’effet du langage qui le produit : ceci défi-
nit assez bien l’élément critique, progressif, insatisfait, produc-
teur, que l’usage commun lui-même reconnaît à la «recherche ».
C’est là le rôle historique de la recherche : apprendre au savant
qu’il parle (mais s’il le savait, il écrirait — et toute l’idée de science,
toute la scientificité en serait changée).

La destruction des stéréotypes


Quelqu'un m'’écrit qu’«un groupe d'étudiants révolutionnaires
prépare une destruction du mythe structuraliste ». L’expression
m’enchante par sa consistance stéréotypique; la destruction du
mythe commence, dès l’énoncé de ses agents putatifs, par le plus
beau des mythes : le « groupe des étudiants révolutionnaires », c’est
aussi fort que «les veuves de guerre » ou les « anciens combattants ».
D’ordinaire, le stéréotype est triste, car il est constitué par une
nécrose du langage, une prothèse qui vient boucher un trou
d'écriture; mais en même temps il ne peut que susciter un
immense éclat de rire: il se prend au sérieux; il se croit plus
NB XAT ER SE MHNS TNT

proche de la vérité parce que indifférent à sa nature de langage :


il est à la fois éculé et grave.
Mettre à distance le stéréotype n’est pas une tâche politique,
car le langage politique est lui-même fait de stéréotypes; mais
c’est une tâche critique, c’est-à-dire qui vise à mettre en crise
le langage. Tout d’abord, cela permet d'isoler ce grain d’idéo-
logie qui est dans tout discours politique, et de s’attaquer à lui
comme un acide propre à dissoudre les graisses du langage
«naturel» (c’est-à-dire du langage qui feint d'ignorer qu’il est
langage). Et puis, c’est se détacher de la raison mécaniste, qui
fait du langage la simple réponse à des stimuli de situation ou
d'action; c’est opposer la production du langage à sa simple
et fallacieuse utilisation. Et puis encore, c’est secouer le dis-
cours de l’Autre et constituer en somme une opération per-
manente de pré-analyse. Enfin ceci : le stéréotype est au fond
un opportunisme : on se conforme au langage régnant, ou plu-
tôt à ce qui, dans le langage, semble régir (une situation, un
droit, un combat, une institution, un mouvement, une science,
une théorie, etc.); parler par stéréotypes, c’est se ranger du
côté de la force du langage ; cet opportunisme doit être (aujour-
d’hui) refusé.
Mais ne peut-on « dépasser » le stéréotype, au lieu de le « dé-
truire »? C’est là un vœu irréaliste ; les opérateurs de langage
n’ont d'autre activité en leur pouvoir que de vider ce qui est plein;
le langage n’est pas dialectique: il ne permet qu’une marche à
deux temps.

La chaîne des discours


C’est parce que le langage n’est pas dialectique (ne permet-
tant le troisième terme que comme pure clausule, assertion rhé-
torique, vœu pieux) que le discours (la discursivité), dans sa
poussée historique, se déplace par à-coups. Tout discours nou-
veau ne peut surgir que comme le paradoxe qui prend à rebours
(et souvent à partie) la doxa environnante ou précédente; il ne
peut naître que comme différence, distinction, se détachant
contre ce qui lui colle. Par exemple, la théorie chomskienne s’édi-
fie contre le behaviourisme bloomfieldien; puis, le behaviou-
risme linguistique une fois liquidé par Chomsky, c’est contre le
mentalisme (ou l’anthropologisme) chomskien qu’une nouvelle
sémiotique se cherche, cependant que Chomsky lui-même, pour

8 9 4
TRES ATAENS 1 4 #7 ul

se trouver des alliés, est obligé de sauter par-dessus ses prédé-


cesseurs immédiats et de remonter jusqu’à la Grammaire de
Port-Royal. Mais ce serait sans doute chez l’un des plus grands
penseurs de la dialectique, Marx, que la nature indialectique du
langage serait la plus intéressante à constater : son discours est
presque entièrement paradozxal, la doxa étant ici Proudhon, là
un autre, etc. Ce double mouvement de détachement et de
reprise aboutit non à un cercle, mais, selon la belle et grande
image de Vico, à une spirale, et c’est dans ce déport de la cir-
cularité (de la forme paradoxale) que viennent s’articuler les
déterminations historiques. Il faut donc toujours chercher à
quelle doxa s’oppose un auteur (ce peut être parfois une doxa
très minoritaire, régnant sur un groupe restreint). Un ensei-
gnement peut être également évalué en termes de paradoxe, si
toutefois il s’édifie sur cette conviction: qu’un système qui
réclame des corrections, des translations, des ouvertures et des
dénégations est plus utile qu’une absence informulée de sys-
tème; on évite alors, par chance, l’immobilité du babil, on
rejoint la chaîne historique des discours, le progrès (progressus)
de la discursivité.

La méthode
Certains parlent de la méthode avec gourmandise, avec exi-
gence ; dans le travail, ce qu’ils désirent, c’est la méthode; elle
ne leur paraît jamais assez rigoureuse, assez formelle. La
méthode devient une Loi; mais, comme cette Loi est privée de
tout effet qui lui soit hétérogène (personne ne peut dire ce qu’est,
en «sciences humaines», un «résultat»), elle est infiniment
déçue; se posant comme un pur méta-langage, elle participe à
la vanité de tout méta-langage. Aussi il est constant qu’un tra-
vail qui proclame sans cesse sa volonté de méthode soit finale-
ment stérile : tout est passé dans la méthode, il ne reste plus rien
à l'écriture ; le chercheur répète que son texte sera méthodolo-
gique, mais ce texte ne vient jamais : rien de plus sûr, pour tuer
une recherche et lui faire rejoindre le grand déchet des travaux
abandonnés, rien de plus sûr que la Méthode.
Le danger de la Méthode (d’une fixation à la Méthode) vient
de ceci : le travail de recherche doit répondre à deux demandes ;
la première est une demande de responsabilité : il faut que le
travail accroisse la lucidité, parvienne à démasquer les implica-
MER RMRES DENON

tions d’une procédure, les alibis d’un langage, constitue en


somme une critique (rappelons encore une fois que critiquer
veut dire : mettre en crise); la Méthode est ici inévitable, irrem-
plaçable, non pour ses «résultats », mais précisément — ou au
contraire — parce qu’elle accomplit le plus haut degré de
conscience d’un langage qui ne s’oublie pas lui-même; mais la
seconde demande est d’un tout autre ordre : elle est celle de lécri-
ture, espace de dispersion du désir, où congé est donné à la Loi;
il faut donc à un certain moment se retourner contre la Méthode,
ou du moins la traiter sans privilège fondateur, comme l’une des
voix du pluriel: comme une vue, en somme, un spectacle,
enchâssé dans le texte; le texte, qui est à tout prendre le seul
résultat « vrai» de toute recherche.

Les questions
Questionner, c’est désirer savoir une chose. Cependant, dans
beaucoup de débats intellectuels, les questions qui suivent
l'exposé du conférencier ne sont nullement l’expression d’un
manque, mais l’assertion d’une plénitude. Sous couvert de ques-
tionner, je monte une agression contre l’orateur; questionner
reprend alors son sens policier : guestionner, c’est interpeller.
Cependant, celui qui est interpellé doit feindre de répondre à la
lettre de la question, non à son adresse. Un jeu s’établit alors:
bien que chacun sache à quoi s’en tenir sur les intentions de
l’autre, le jeu oblige à répondre au contenu, non à l’adresse. Si,
d’un certain ton, on me demande : «A quoi sert la linguistique ?»,
me signifiant par là qu’elle ne sert à rien, je dois feindre de
répondre naïvement : «Elle sert à ceci, à cela», et non, confor-
mément à la vérité du dialogue : « D'où vient que vous m'’agres-
sez ? » Ce que je reçois, c’est la connotation ; ce que je dois rendre,
c’est la dénotation. Dans l’espace de parole, la science et la
logique, le savoir et le raisonnement, les questions et les réponses,
les propositions et les objections sont les masques de la relation
dialectique. Nos débats intellectuels sont aussi codés que les dis-
putes scolastiques; il s’y trouve toujours des rôles de service (le
«sociologiste », le « goldmannien », le «telquelien », etc.), mais à
la différence de la disputatio, où ces rôles auraient été cérémo-
niels et auraient affiché l’artifice de leur fonction, notre « com-
merce » intellectuel se donne toujours des airs «naturels » : il pré-
tend n’échanger que des signifiés, non des signifiants.

Bi, KA
HE AT RES EL 06 37

Au nom de quoi?
Je parle au nom de quoi ? D’une fonction ? D’un savoir ? D’une
expérience ? Qu'est-ce que je représente ? Une capacité scienti-
fique? Une institution ? Un service ? En fait, je ne parle qu’au
nom d’un langage : c’est parce que j’ai écrit que je parle; l’écri-
ture est représentée par son contraire, la parole. Cette distorsion
veut dire que, en écrivant de la parole (au sujet de la parole), je
suis condamné à l’aporie suivante : dénoncer l’imaginaire de la
parole à travers l’irréalisme de l'écriture; ainsi, présentement,
je ne décris aucune expérience «authentique », je ne photogra-
phie aucun enseignement « réel », je n’ouvre aucun dossier « uni-
versitaire ». Car l'écriture peut dire le vrai sur le langage, mais
non le vrai sur le réel (nous cherchons actuellement à savoir ce
qu'est un réel sans langage).

La station debout
Imagine-t-on une situation plus ténébreuse que de parler pour
(ou devant) des gens debout ou visiblement mal assis ? Qu’est-
ce qui s’échange ici? De quoi cet inconfort est-il le prix? Que
vaut ma parole ? Comment l’incommodité où se trouve laudi-
teur ne l’amènerait-elle pas rapidement à s'interroger sur la vali-
dité de ce qu’il entend? La station debout n’est-elle pas émi-
nemment critique? Et n'est-ce pas ainsi, à une autre échelle, que
commence la conscience politique : dans le mal-aise ? L’écoute
me renvoie la vanité de ma propre parole, son prix, car, que je
le veuille ou non, je suis placé dans un circuit d'échange; et
l'écoute, c’est aussi la station de celui à qui je m'adresse.

Le tutoiement
Il arrive parfois, ruine de Mai, qu’un étudiant tutoie un pro-
fesseur. C’est là un signe fort, un signe plein, qui renvoie au plus
psychologique des signifiés : la volonté de contestation ou de copi-
nage : le muscle. Puisqu’une morale du signe est ici imposée, on
peut à son tour la contester et lui préférer une sémantique plus
subtile : les signes doivent être maniés sur fond neutre, et, en
français, le vouvoiement est ce fond. Le tutoiement ne peut

CONTI
TOR OXMNTES TL AMEL

échapper au code que dans les cas où il constitue une simplifi-


cation de la grammaire (si l’on s’adresse, par exemple, à un étran-
ger qui parle mal notre langue); il s’agit alors de substituer une
pratique transitive à une conduite symbolique : au lieu de cher-
cher à signifier pour qui je prends l’autre (et donc pour qui je
me prends moi-même), je cherche simplement à bien me faire
comprendre de lui. Mais ce recours est lui aussi, finalement,
retors : le tutoiement rejoint toutes les conduites de fuite; lors-
qu’un signe ne me plaît pas, lorsque la signification me gêne, je
me déplace vers l’opératoire : l’opératoire devient censure du
symbolique, et donc symbole de l’asymbolisme ; bien des discours
politiques, bien des discours scientifiques sont marqués de ce
déplacement (dont relève notamment toute la linguistique de la
«communication »).

Une odeur de parole


Une fois qu’on a fini de parler, commence le vertige de l’image :
on exalte ou on regrette ce qu’on a dit, la façon dont on la dit,
on s’imagine (on se retourne en image); la parole est sujette à
rémanence, elle sent.
L'écriture ne sent pas : produite (ayant accompli son procès de
production), elle tombe, non à la façon d’un soufflé qui s’affaisse,
mais d’une météorite qui disparaît; elle va voyager loin de mon
corps et pourtant elle n’en est pas un morceau détaché, retenu
narcissiquement, comme l’est la parole ; sa disparition n’est pas
déceptive ; elle passe, elle traverse, c’est tout. Le temps de la parole
excède l’acte de parole (seul un juriste pouvait faire croire que
les paroles disparaissent, verba volant). L’écriture, elle, n’a pas
de passé (si la société vous oblige à gérer ce que vous avez écrit,
vous ne pouvez le faire que dans le plus grand ennui, l'ennui d’un
faux passé). C’est pourquoi le discours dont on commente votre
écriture impressionne moins vivement que celui dont on com-
mente votre parole (enjeu est cependant plus important) : du
premier, je peux objectivement tenir compte, car «je » n’y suis plus ;
du second, fût-il louangeur, je ne peux que chercher à me débar-
rasser, Car il ne fait que resserrer l’impasse de mon imaginaire.
(D'où vient donc, alors, que ce texte-ci me préoccupe, qu’une
fois fini, corrigé, lâché, il reste ou revient en moi à l’état de doute,
et, pour tout dire, de peur? N’est-il pas écrit, libéré par lécri-
ture ? Je vois bien, pourtant, que je ne peux l'améliorer, j'ai atteint
TEXTES 149 WA

la forme exacte de ce que je voulais dire : ce n’est plus une ques-


tion de style. J'en conclus que c’est son statut même qui me gêne :
ce qui me poisse en lui, c’est précisément que, traitant de la
parole, il ne peut, dans l'écriture même, la liquider tout à fait.
Pour écrire de la parole (au sujet de la parole), quelles que soient
les distances de l’écriture, je suis obligé de me référer à des illu-
sions d'expériences, de souvenirs, de sentiments advenus au sujet
que je suis quand je parle, que j'étais quand je parlais : dans cette
écriture-ci, il y a encore du référent, et c’est lui qui sent à mes
propres narines.)

Notre place
De même que la psychanalyse, avec Lacan, est en train de pro-
longer la topique freudienne en topologie du sujet (linconscient
n’y est jamais à sa place), de même il faudrait substituer à l’es-
pace magistral d'autrefois, qui était en somme un espace reli-
gieux (la parole dans la chaire, en haut, les auditeurs, en bas;
ce sont les ouailles, les brebis, le troupeau), un espace moins
droit, moins euclidien, où personne, ni le professeur ni les étu-
diants, ne serait jamais à sa dernière place. On verrait alors que
ce qu’il faut rendre réversible, ce ne sont pas les « rôles » sociaux
(à quoi bon se disputer l’« autorité », le « droit » de parler ?), mais
les régions de la parole. Où est-elle ? Dans la locution? Dans
l'écoute? Dans les retours de l’une et de l’autre? Le problème
n’est pas d’abolir la distinction des fonctions (le professeur, l’étu-
diant : après tout, l’ordre est un garant du plaisir, Sade nous l’a
appris), mais de protéger l'instabilité, et, si l’on peut dire, le tour-
nis des lieux de parole. Dans l’espace enseignant, chacun ne
devrait être à sa place nulle part (je me rassure de ce déplace-
ment constant : s’il m’arrivait de trouver ma place, je ne feindrais
même plus d'enseigner, jy renoncerais).
Le professeur, cependant, n’a-t-il pas une place fixe, qui est
celle de sa rétribution, la place qu’il a dans l’économie, dans la
production ? C’est toujours le même problème, le seul qu’inlas-
sablement nous traitions : l’origine d’une parole ne l’épuise pas;
une fois que cette parole est partie, il lui arrive mille aventures,
son origine devient trouble, tous ses effets ne sont pas dans sa
cause ; c’est ce surnombre que nous interrogeons.
PIE XATLERSS pari

Deux critiques
Les fautes que l’on peut faire en copiant un manuscrit à la
machine sont autant d'incidents signifiants, et ces incidents, par
analogie, permettent d’éclaircir la conduite qu’il nous faut tenir
à l’égard du sens quand nous commentons un texte.
Ou bien le mot produit par la faute (si une mauvaise lettre le
défigure) ne signifie rien, ne retrouve aucun tracé textuel; le code
est simplement coupé : c’est un mot asémique qui est créé, un pur
signifiant ;par exemple, au lieu d'écrire «officier », j'écris «offi-
vier », qui ne veut rien dire. Ou bien le mot erroné (mal frappé),
sans être le mot qu’on voulait écrire, est un mot que le lexique
permet d'identifier, qui veut dire quelque chose : si j’écris «ride »
au lieu de «rude », ce mot nouveau existe en français : la phrase
garde un sens, fût-il excentrique ; c’est la voie (la voix?) du jeu
de mots, de l’anagramme, de la métathèse signifiante, de la contre-
pèterie : il y a glissement à l’intérieur des codes : le sens subsiste,
mais pluralisé, triché, sans loi de contenu, de message, de vérité.
Chacun de ces deux types de fautes figure (ou préfigure) un
type de critique. Le premier type donne congé à tout sens du
texte tuteur : le texte ne doit se prêter qu’à une efflorescence
signifiante ; c’est son phonisme seul qui doit être traité, mais non
interprété : on associe, on ne déchiffre pas ;donnant à lire «offi-
vier», et non «officier », la faute m’ouvre le droit d'association
(je puis faire éclater, à mon gré, «offivier» vers «obvier»,
«vivier », elc.); non seulement l’oreille de ce premier critique
entend les grésillements du phono-capteur, mais elle ne veut
entendre qu’eux et en fait une nouvelle musique. Pour le second
critique, la «tête de lecture » ne rejette rien : elle perçoit, et le
sens (les sens) et ses grésillements. L’enjeu (historique) de ces
deux critiques (j'aimerais pouvoir dire que le champ de la pre-
mière est la signifiose, et celui de la seconde, la signifiance) est
évidemment différent.
La première a pour elle le droit du signifiant à s’éployer là où
il veut (là où il peut ?) : quelle loi et quel sens, venus d’où, vien-
draient le contraindre ? Dès lors qu’on a desserré la loi philolo-
gique (monologique) et entrouvert le texte à la pluralité, pour-
quoi s’arrêter? Pourquoi refuser de pousser la polysémie jusqu’à
Pasémie ? Au nom de quoi? Comme tout droit radical, celui-ci
suppose une vision utopique de la liberté : on lève la loi tout de
suile, hors de toute histoire, au mépris de toute dialectique (ce

90.0
TEXTES 1 49 5 À

en quoi ce style de revendication peut paraître finalement petit-


bourgeois). Cependant, dès lors qu’il se soustrait à toute raison
tactique en restant néanmoins implanté dans une société intel-
lectuelle déterminée (et aliénée), le désordre du signifiant se
retourne en errance hystérique : en libérant la lecture de tous
sens, c’est finalement ma lecture que j’impose car, dans ce
moment de l'Histoire, l’économie du sujet n’est pas encore trans-
formée, et le refus du sens (des sens) se renverse en subjecti-
vité ;en mettant les choses au mieux, on peut dire que cette cri-
tique radicale, définie par une forclusion du signifié (et non par
sa fuite), anticipe sur l'Histoire, sur un état nouveau et inouï, dans
lequel l’efflorescence du signifiant ne se paierait d’aucune contre-
partie idéaliste, d'aucune clôture de la personne. Cependant, cri-
tiquer (faire de la critique), c’est mettre en crise, et il n’est pas
possible de mettre en crise sans évaluer les conditions de la crise
(ses limites), sans tenir compte de son moment. Aussi la seconde
critique, celle qui s’attache à la division des sens et au «truquage »
de l'interprétation, apparaît-elle (du moins à mes yeux) plus juste
historiquement : dans une société soumise à la guerre des sens,
et par là même astreinte à des règles de communication qui en
déterminent l'efficacité, la liquidation de l’ancienne critique ne
peut progresser que dans le sens (dans le volume des sens), et
non hors de lui. Autrement dit, il faut pratiquer un certain
entrisme sémantique. La critique idéologique est en effet, aujour-
d’hui, condamnée aux opérations de vol : le signifié, dont l’exemp-
tion est la tâche matérialiste par excellence, le signifié se dérobe
mieux dans l'illusion du sens que dans sa destruction.

Deux discours
Distinguons deux discours.
Le discours terroriste n’est pas forcément lié à l’assertion
péremptoire (ou à la défense opportuniste) d’une foi, d’une
vérité, d’une justice ; il peut vouloir simplement accomplir l’adé-
quation lucide de l’énonciation à la violence vraie du langage,
violence native qui tient à ce qu'aucun énoncé ne peut exprimer
directement la vérité et n’a d'autre régime à sa disposition que
le coup de force du mot; aussi, un discours apparemment ter-
roriste cesse de l’être si, le lisant, on suit l'indication qu’il vous
tend lui-même : d’avoir à rétablir en lui le blanc ou la disper-
sion, c’est-à-dire l’inconscient; cette lecture n’est pas toujours

NOM
ME AXES JDN

facile ; certains terrorismes au petit pied, fonctionnant surtout


par stéréotypes, opèrent eux-mêmes, comme n’importe quel dis-
cours de la bonne conscience, la forclusion de l’autre scène ; en
un mot, ces terrorismes-là refusent de s’écrire (on les détecte à
quelque chose en eux qui ne joue pas: cette odeur de sérieux
qui monte du lieu commun).
Le discours répressif ne se lie pas à la violence déclarée, mais
à la Loi. La Loi passe alors dans le langage comme équilibre : un
équilibre est postulé entre ce qui est interdit et ce qui est permis,
entre le sens recommandable et le sens indigne, entre la
contrainte du sens commun et la liberté surveillée des interpré-
tations ; d’où le goût de ce discours pour les balancements, les
contreparties verbales, la position et l’esquive des antithèses;
n'être ni pour ceci ni pour cela (cependant, si vous faites le double
compte des ni, vous constatez que ce locuteur impartial, objectif,
humain, est pour ceci, contre cela). Ce discours répressif est le
discours de la bonne conscience, le discours libéral.

Le champ axiomatique
«Il suffira, dit Brecht, d’établir quelles interprétations des faits,
apparues au sein du prolétariat engagé dans la lutte des classes
(nationale ou internationale), lui permettent d'utiliser les faits
pour son combat. Il faut en faire une synthèse afin de créer un
champ axiomatique. » Ainsi tout fait possède plusieurs sens (une
pluralité d’«interprétations »), et, parmi ces sens, il en est un qui
est prolétarien (ou du moins qui sert le prolétariat dans son com-
bat) ; en connectant ces divers sens prolétariens, on construit une
axiomatique (révolutionnaire). Mais qui établit le sens ? Le pro-
létariat lui-même, pense Brecht («apparues au sein du proléta-
riat »). Cette vue implique qu’à la division des classes répond fata-
lement une division des sens, et qu’à la lutte des classes répond
non moins fatalement une guerre des sens : tant qu’il y a lutte
des classes (nationale ou internationale), la division du champ
axiomatique est inexpiable.
La difficulté (en dépit de la désinvolture verbale de Brecht :
«il suffira») vient de ce qu’un certain nombre d’objets de dis-
cours n’intéressent pas directement le prolétariat (aucune inter-
prétation n'apparaît à leur égard dans son sein) et que cepen-
dant le prolétariat ne peut s’en désintéresser, car ils constituent,
du moins dans les Etats avancés, qui ont liquidé à la fois la misère

NON?
HUB
M ES 57 À

et le folklore, la plénitude de l’autre discours, au sein duquel le


prolétariat lui-même est obligé de vivre, de se nourrir, de se dis-
traire, etc.: ce discours est celui de la culture (il se peut qu’à
l’époque de Marx la pression de la culture sur le prolétariat ait
été moins forte qu'aujourd'hui : il n’y avait pas encore de « cul-
ture de masse », parce qu'il n’y avait pas de «communications
de masse »). Comment attribuer un sens de combat à ce qui ne
vous concerne pas directement ? Comment le prolétariat pour-
rait-il déterminer, dans son sein, une interprétation de Zola, de
Poussin, du pop, de Sport-Dimanche ou du dernier fait divers?
Pour «interpréter » tous ces relais culturels, il lui faut des repré-
sentants : ceux que Brecht appelle les «artistes» ou les «tra-
vailleurs de l’intellect» (lexpression est bien malicieuse, du
moins en français : l’intellect est si près du chapeau), tous ceux
qui ont à leur disposition le langage de l’indirect, l’indirect
comme langage ; en un mot, des oblats, qui se dévouent à l’in-
terprétation prolétarienne des faits culturels.
Mais commence alors, pour ces procurateurs du sens prolé-
tarien, un véritable casse-tête, car leur situation de classe n’est
pas celle du prolétariat : ils ne sont pas producteurs, situation
négative qu’ils partagent avec la jeunesse (étudiante), classe éga-
lement improductive avec laquelle ils forment ordinairement une
alliance de langage. Il s'ensuit que la culture, dont ils doivent
dégager le sens prolétarien, les renvoie à eux-mêmes, non au
prolétariat : comment évaluer la culture ? Selon son origine ? Elle
est bourgeoise. Selon sa finalité ? Encore bourgeoise. Selon la
dialectique ? Bien que bourgeoise, elle contiendrait des éléments
progressistes ; mais qu'est-ce qui, au niveau du discours, distingue
la dialectique du compromis ? Et puis, avec quels instruments ?
Historicisme, sociologisme, positivisme, formalisme, psychana-
lyse ? Tous embourgeoisés. Certains préfèrent finalement casser
le casse-tête : donner congé à toute «culture », ce qui oblige à
détruire tout discours.
En fait, même à l’intérieur d’un champ axiomatique clarifié,
pense-t-on, par la lutte des classes, les tâches sont diverses, par-
fois contradictoires, et surtout établies sur des temps différents.
Le champ axiomatique est fait de plusieurs axiomatiques parti-
culières : la critique culturelle se meut successivement, diverse-
ment et simultanément en opposant le Nouveau à l’Ancien, le
sociologisme à l’historicisme, l’économisme au formalisme, le
logicopositivisme à la psychanalyse, puis de nouveau, selon un
autre tour, l’histoire monumentale à la sociologie empirique,
IRNE
OX AIME RS GLEN

l'étrange (l'étranger) au Nouveau, le formalisme à lhistoricisme,


la psychanalyse au scientisme, etc. Appliqué à la culture, le dis-
cours critique ne peut être qu’une moire de tactiques, un tissu
d'éléments tantôt passés, tantôt circonstanciels (liés à des contin-
gences de mode), tantôt enfin franchement utopiques : aux néces-
sités tactiques de la guerre des sens s’ajoute la pensée straté-
gique des conditions nouvelles qui seront faites au signifiant
lorsque cette guerre cessera : il appartient en effet à la critique
culturelle d’être impatiente, parce qu’elle ne peut se mener sans
désir. Ce sont donc tous les discours du marxisme qui sont pré-
sents dans son écriture: le discours apologétique (exalter la
science révolutionnaire), le discours apocalyptique (détruire la
culture bourgeoise) et le discours eschatologique (désirer, appe-
ler, l’indivision du sens, concomitante à l’indivision des classes).

Notre inconscient
Le problème que nous nous posons est celui-ci : comment faire
pour que les deux grandes épistèmès de la modernité, à savoir la
dialectique matérialiste et la dialectique freudienne, se rejoignent,
se conjoignent et produisent un nouveau rapport humain (il ne
faut pas exclure qu’un troisième terme soit tapi dans l’inter-dit
des deux premiers) ? C’est-à-dire : comment aider à l’inter-action
de ces deux désirs : changer l’économie des rapports de produc-
tion et changer l’économie du sujet ? (La psychanalyse nous appa-
raît pour le moment comme la force la mieux adaptée à la
seconde de ces tâches ;mais d’autres topiques sont imaginables,
celles de l’Orient, par exemple.)
Ce travail d'ensemble passe par la question suivante : quel
rapport y a-t-il entre la détermination de classe et inconscient ?
Selon quel déplacement cette détermination vient-elle se glis-
ser entre les sujets ? Non certes par la « psychologie » (comme
s’il y avait des contenus mentaux : bourgeois/prolétariens/intel-
lectuels, etc.), mais bien évidemment par le langage, par le dis-
cours : l'Autre, qui parle, qui est toute parole, l'Autre est social.
D'un côté, le prolétariat a beau être séparé, c’est le langage bour-
geois, sous sa forme dégradée, petite-bourgeoise, qui parle
inconsciemment dans son discours culturel; et, de l’autre, il a
beau être muet, il parle dans le discours de l’intellectuel, non
comme voix canonique, fondatrice, mais comme inconscient :
il suffit de voir comment il frappe à tous nos discours (la réfé-

ONOMA
T'EX I ES L 00:07

rence explicite de l’intellectuel au prolétariat n'empêche nul-


lement que celui-ci ait dans nos discours la place de l’incons-
cient : l'inconscient n’est pas l’in-conscience); seul le discours
bourgeois de la bourgeoisie est tautologique : l'inconscient du
discours bourgeois est bien l’Autre, mais cet Autre est un autre
discours bourgeois.

L'écriture comme valeur


L'évaluation précède la critique. Il n’est pas possible de mettre
en crise sans évaluer. Notre valeur est l'écriture. Cette référence
obstinée, outre qu’elle doit bien souvent irriter, semble com-
porter aux yeux de certains un risque : celui de développer une
certaine mystique. Le reproche est malicieux, car il inverse point
par point la portée que nous attribuons à l'écriture : celle d’être,
dans ce petit canton intellectuel de notre monde occidental, le
champ matérialiste par excellence. Quoique procédant du
marxisme et de la psychanalyse, la théorie de l’écriture essaie
de déplacer, sans rompre son lieu d’origine; d’un côté, elle
repousse la tentation du signifié, c’est-à-dire la surdité au lan-
gage, au retour et au surnombre de ses effets; de l’autre, elle
s’oppose à la parole en ceci qu’elle n’est pas transférentielle et
déjoue — certes partiellement, dans des limites sociales très
étroites, particularistes, même — les pièges du «dialogue »; il y
aen elle l’ébauche d’un geste de masse; contre tous les discours
(paroles, écrivances, rituels, protocoles, symboliques sociales),
elle seule, actuellement, fût-ce encore sous forme d’un luxe, fait
du langage quelque chose d’atopique : sans lieu; c’est cette dis-
persion, cette insituation, qui est matérialiste.

La parole paisible
L'une des choses que l’on peut attendre d’une réunion régu-
lière d’interlocuteurs est simplement celle-ci : la bienveillance ; que
cette réunion figure un espace de parole dénué d’agressivité.
Ce dénuement ne peut aller sans résistances. La première est
d'ordre culturel : le refus de la violence passe pour un mensonge
humaniste, la courtoisie (mode mineur de ce refus) pour une
valeur de classe, et l’accueillance pour une mystification appa-
rentée au dialogue libéral. La deuxième résistance est d'ordre

9105
ME EX TMS 10 Pr

imaginaire : beaucoup souhaitent une parole conflictuelle par


défoulement, le retrait de l’affrontement ayant, dit-on, quelque
chose de frustrant. La troisième résistance est d’ordre politique :
la polémique est une arme essentielle de la lutte ;tout espace de
parole doit être fractionné pour en faire apparaître les contra-
dictions, il doit être soumis à une surveillance.
Cependant, ce qui est préservé, dans ces trois résistances, c’est
finalement l’unité du sujet névrotique, qui se rassemble dans les
formes du conflit. On le sait bien, pourtant, la violence est tou-
jours là (dans le langage), et c’est pour cela même qu’on peut
décider de mettre ses signes entre parenthèses et de faire ainsi
l’économie d’une rhétorique: il ne faut pas que la violence soit
absorbée par le code de la violence.
Le premier avantage serait de suspendre, ou du moins de retar-
der, les rôles de parole : qu’en écoutant, en parlant, en répon-
dant, je ne sois jamais l’acteur d’un jugement, d’une sujétion,
d’une intimidation, le procureur d’une Cause. Sans doute la
parole paisible finira-t-elle par sécréter son propre rôle, puisque,
quoi que je dise, autre me lit toujours comme une image ; mais
dans le temps que je mettrai à éluder ce rôle, dans le travail de
langage que la communauté accomplira, semaine après semaine,
pour expulser de son discours toute stichomythie, une certaine
dépropriation de la parole (proche dès lors de l’écriture) pourra
être atteinte, ou encore une certaine généralisation du sujet.
C’est peut-être ce que l’on trouve dans certaines expériences
de drogues (dans l'expérience de certaines drogues). Sans fumer
soi-même (ne serait-ce que par l'incapacité bronchique d’avaler
la fumée), comment être insensible à la bienveillance générale
qui imprègne certains locaux étrangers où l’on fume le kif? Les
gestes, les paroles (rares), tout le rapport des corps (rapport néan-
moins immobile et distant) est distendu, désarmé (rien à voir,
donc, avec l'ivresse alcoolique, forme légale de la violence en Occi-
dent) : l’espace semble plutôt produit par une ascèse subtile (on
peut y lire parfois une certaine ironie). La réunion de parole
devrait, me semble-t-il, chercher ce suspense (peu importe de
quoi : c’est une forme qui est désirée), tenter de rejoindre un art
de vivre, le plus grand de tous les arts, disait Brecht (cette vue
serait plus dialectique qu’on ne croit, en ceci qu’elle obligerait
à distinguer et à évaluer les usages de la violence). En somme,
dans les limites mêmes de l’espace enseignant, tel qu’il est
donné, il s'agirait de travailler à tracer patiemment une forme
pure, celle du Jlottement (qui est la forme même du signifiant) ;

NOM
2ON AN. CETONE DST RTE

ce flottement ne détruirait rien, il se contenterait de désorienter


la Loi : les nécessités de la promotion, les obligations du métier
(que rien n’interdit dès lors d’honorer avec scrupule), les impé-
ratifs du savoir, le prestige de la méthode, la critique idéologique,
tout est là, mais qui flotte.

1e AONUMARE
automne 1971
De l’œuvre au texte

C’est un fait que, depuis quelques années, un certain change-


ment s’est opéré (ou s'opère) dans l’idée que nous nous faisons
du langage et, par voie de conséquence, de l’œuvre (littéraire)
qui doit à ce même langage au moins son existence phénomé-
nale. Ce changement est évidemment lié au développement
actuel (entre autres disciplines) de la linguistique, de lPanthro-
pologie, du marxisme, de la psychanalyse (le mot «liaison » est
employé ici d’une façon volontairement neutre : on ne décide pas
d’une détermination, fût-elle multiple et dialectique). La nou-
veauté qui a incidence sur la notion d'œuvre ne provient pas for-
cément du renouvellement intérieur de chacune de ces disci-
plines, mais plutôt de leur rencontre au niveau d’un objet qui
par tradition ne relève d'aucune d’elles. On dirait en effet que
l’interdisciplinaire, dont on fait aujourd’hui une valeur forte de
la recherche, ne peut s’accomplir par la simple confrontation de
savoirs spéciaux; l’interdisciplinaire n’est pas de tout repos: il
commence effectivement (et non par la simple émission d’un vœu
pieux) lorsque la solidarité des anciennes disciplines se défait,
peut-être même violemment à travers les secousses de la mode,
au profit d’un objet nouveau, d’un langage nouveau, qui ne sont
ni lun ni l’autre dans le champ des sciences que l’on visait pai-
siblement à confronter; c’est précisément ce malaise de classi-
fication qui permet de diagnostiquer une certaine mutation. La
mutation qui semble saisir l’idée d'œuvre ne doit pas, cependant,
être surévaluée ; elle participe d’un glissement épistémologique,
plus que d’une véritable coupure ; celle-ci, comme on l’a dit sou-
vent, serait intervenue au siècle dernier, à lapparition du
marxisme et du freudisme ; aucune coupure nouvelle ne se serait
produite depuis et l’on peut dire que, d’une certaine manière,
depuis cent ans, nous sommes dans la répétition. Ce que l'His-
toire, notre Histoire, nous permet aujourd’hui, c’est seulement
de glisser, de varier, de dépasser, de répudier. De même que la
science einsteinienne oblige à inclure dans l’objet étudié la rela-
tivité des repères, de même l’action conjuguée du marxisme, du
ÆE ERA ES: À © 7 1

freudisme et du structuralisme oblige, en littérature, à relativi-


ser les rapports du scripteur, du lecteur et de l’observateur (du
critique). En face de l’œuvre - notion traditionnelle, conçue pen-
dant longtemps, et aujourd’hui encore, d’une façon, si l’on peut
dire, newtonienne -, il se produit l'exigence d’un objet nouveau,
obtenu par glissement ou renversement des catégories anté-
rieures. Cet objet est le Texte. Je sais que ce mot est à la mode
(moi-même, je suis entraîné à l’employer souvent), donc suspect
à certains ; mais c’est précisément pour cela que je voudrais en
quelque sorte me rappeler à moi-même les principales proposi-
tions à la croisée desquelles le Texte se trouve à mes yeux; le
mot « proposition » doit s’entendre ici dans un sens plus gram-
matical que logique : ce sont des énonciations, non des argu-
mentations, des « touches », si l’on veut, des approches qui accep-
tent de rester métaphoriques. Voici ces propositions : elles
concernent la méthode, les genres, le signe, le pluriel, la filia-
tion, la lecture, le plaisir.

1° Le Texte ne doit pas s’entendre comme d’un objet compu-


table. Il serait vain de chercher à départager matériellement les
œuvres des textes. En particulier, il ne faut pas se laisser aller à
dire : l'œuvre est classique, le texte est d'avant-garde ; il ne s’agit
pas d'établir au nom de la modernité un palmarès grossier et de
déclarer certaines productions littéraires in et d’autres out en
raison de leur situation chronologique : il peut y avoir « du Texte »
dans une œuvre très ancienne, et bien des produits de la litté-
rature contemporaine ne sont en rien des textes. La différence
est la suivante : l’œuvre est un fragment de substance, elle
occupe une portion de l’espace des livres (par exemple dans une
bibliothèque). Le Texte, lui, est un champ méthodologique. L’op-
position pourrait rappeler (mais nullement reproduire terme à
terme) la distinction proposée par Lacan : la « réalité » se montre,
le «réel» se démontre; de même, l’œuvre se voit (chez les
libraires, dans les fichiers, dans les programmes d'examen), le
texte se démontre, se parle selon certaines règles (ou contre cer-
taines règles); l’œuvre se tient dans la main, le texte se tient
dans le langage : il n’existe que pris dans un discours (ou plutôt
il est Texte par cela même qu’il le sait); le Texte n’est pas la
décomposition de l’œuvre, c’est l’œuvre qui est la queue imagji-
naire du Texte. Ou encore : le Texte ne s’éprouve que dans un tra-

92,09
T EXT ENS LRO

vail, une production. Il s’ensuit que le Texte ne peut s’arrêter


(par exemple, à un rayon de bibliothèque); son mouvement
constitutif est la traversée (il peut notamment traverser l’œuvre,
plusieurs œuvres).

2° De la même façon, le Texte ne s’arrête pas à la (bonne) lit-


térature; il ne peut être pris dans une hiérarchie ni même un
simple découpage des genres. Ce qui le constitue est au contraire
(ou précisément) sa force de subversion à l’égard des classements
anciens. Comment classer Georges Bataille ? Cet écrivain est-il
un romancier, un poète, un essayiste, un économiste, un philo-
sophe, un mystique ? La réponse est si malaisée que l’on préfère
généralement oublier Bataille dans les manuels de littérature;
en fait, Bataille a écrit des textes, ou même, peut-être, toujours
un seul et même texte. Si le Texte pose des problèmes de clas-
sification (c’est d’ailleurs l’une de ses fonctions « sociales »), c’est
qu'il implique toujours une certaine expérience de la limite (pour
reprendre une expression de Philippe Sollers). Thibaudet par-
lait déjà (mais dans un sens très restreint) d'œuvres limites (telle
la Vie de Rancé, de Chateaubriand, qui effectivement, aujourd’hui,
nous apparaît comme un «texte ») : le Texte est ce qui se porte
à la limite des règles de l’énonciation (la rationalité, la lisibilité,
etc.). Cette idée n’est pas rhétorique, on n’y recourt pas pour faire
«héroïque » : le Texte essaie de se placer très exactement der-
rière la limite de la doxa (opinion courante, constitutive de nos
sociétés démocratiques, puissamment aidée par les communi-
cations de masse, n'est-elle pas définie par ses limites, son éner-
gie d'exclusion, sa censure ?); en prenant le mot à la lettre, on
pourrait dire que le Texte est toujours paradoxal.

3° Le Texte s'approche, s’éprouve par rapport au signe.


L’œuvre se ferme sur un signifié. On peut attribuer à ce signifié
deux modes de signification : ou bien on le prétend apparent, et
l'œuvre est alors l’objet d’une science de la lettre, qui est la phi-
lologie ; ou bien ce signifié est réputé secret, dernier, il faut le
chercher, et l’œuvre relève alors d’une herméneutique, d’une
interprétation (marxiste, psychanalytique, thématique, etc.) ;en
somme, l’œuvre fonctionne elle-même comme un signe géné-

OMAMNIO)
TEXTES 19e

ral, et il est normal qu’elle figure une catégorie institutionnelle


de la civilisation du Signe. Le Texte, au contraire, pratique le
recul infini du signifié, le Texte est dilatoire ; son champ est celui
du signifiant ; le signifiant ne doit pas être imaginé comme «la
première partie du sens», son vestibule matériel, mais bien au
contraire comme son après-coup ; de même, l’infini du signifiant
ne renvoie pas à quelque idée d’ineffable (de signifié innom-
mable), mais à celle de jeu; lengendrement du signifiant per-
pétuel (à la façon d’un calendrier du même nom) dans le champ
du Texte (ou plutôt dont le Texte est le champ) ne se fait pas
selon une voie organique de maturation, ou selon une voie her-
méneutique d’approfondissement, mais plutôt selon un mouve-
ment sériel de décrochements, de chevauchements, de varia-
tions; la logique qui règle le Texte n’est pas compréhensive
(définir «ce que veut dire » l’œuvre), mais métonymique ; le tra-
vail des associations, des contiguïtés, des reports, coïncide avec
une libération de l’énergie symbolique (si elle lui faisait défaut,
l’homme mourrait). L’œuvre (dans le meilleur des cas) est médio-
crement symbolique (sa symbolique tourne court, c’est-à-dire s’ar-
rête) ; le Texte est radicalement symbolique : une œuvre dont on
conçoit, perçoit et reçoit la nature intégralement symbolique est
un texte. Le Texte est de la sorte restitué au langage ; comme lui,
il est structuré, mais décentré, sans clôture (notons, pour
répondre au soupçon méprisant de «mode » qu’on porte quel-
quefois sur le structuralisme, que le privilège épistémologique
reconnu actuellement au langage tient précisément à ce qu’en
lui nous avons découvert une idée paradoxale de la structure :
un système sans fin ni centre).

4 Le Texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu’il


a plusieurs sens, mais qu’il accomplit le pluriel même du sens:
un pluriel irréductible (et non pas seulement acceptable). Le
Texte n’est pas coexistence de sens, mais passage, traversée; il
ne peut donc relever d’une interprétation, même libérale, mais
d’une explosion, d’une dissémination. Le pluriel du Texte tient,
en effet, non à l’ambiguité de ses contenus, mais à ce que l’on
pourrait appeler la pluralité stéréographique des signifiants qui
le tissent (étymologiquement, le texte est un tissu) : le lecteur du
Texte pourrait être comparé à un sujet désœuvré (qui aurait
détendu en lui tout imaginaire) : ce sujet passablement vide se

CN |
ME UXATUERSE AE 29170

promène (c’est ce qui est arrivé à l’auteur de ces lignes, et c’est


là qu’il a pris une idée vive du Texte) au flanc d’une vallée au
bas de laquelle coule un oued (loued est mis là pour attester un
certain dépaysement) ; ce qu’il perçoit est multiple, irréductible,
provenant de substances et de plans hétérogènes, décrochés :
lumières, couleurs, végétations, chaleur, air, explosions ténues
de bruits, minces cris d'oiseaux, voix d'enfants de l’autre côté de
la vallée, passages, gestes, vêtements d'habitants tout près ou
très loin; tous ces incidents sont à demi identifiables : ils pro-
viennent de codes connus, mais leur combinatoire est unique,
fonde la promenade en différence qui ne pourra se répéter que
comme différence. C’est ce qui se passe pour le Texte : il ne peut
être lui que dans sa différence (ce qui ne veut pas dire son indi-
vidualité) ; sa lecture est semelfactive (ce qui rend illusoire toute
science inductive-déductive des textes : pas de « grammaire » du
texte), et cependant entièrement tissée de citations, de références,
d’échos : langages culturels (quel langage ne le serait pas ?), anté-
cédents ou contemporains, qui le traversent de part en part dans
une vaste stéréophonie. L’intertextuel dans lequel est pris tout
texte, puisqu'il est lui-même l’entre-texte d’un autre texte, ne
peut se confondre avec quelque origine du texte : rechercher les
«sources», les «influences» d’une œuvre, c’est satisfaire au
mythe de la filiation; les citations dont est fait un texte sont ano-
nymes, irrepérables et cependant déjà lues : ce sont des citations
sans guillemets. L’œuvre ne dérange aucune philosophie moniste
(il en est, on le sait, d’antagonistes); pour cette philosophie, le
pluriel est le Mal. Aussi, face à l’œuvre, le Texte pourrait bien
prendre pour devise la parole de l’homme en proie aux démons
(Mare, 5, 9) : « Mon nom est légion, car nous sommes plusieurs. »
La texture plurielle ou démoniaque qui oppose le Texte à l’œuvre
peut entraîner des remaniements profonds de lecture, là préci-
sément où le monologisme semble être la Loi: certains des
«textes » de l’Écriture sainte, récupérés traditionnellement par
le monisme théologique (historique ou anagogique), s’offriront
peut-être à une diffraction des sens (c’est-à-dire finalement à une
lecture matérialiste), cependant que l'interprétation marxiste de
l’œuvre, jusqu'ici résolument moniste, pourra se matérialiser
davantage en se pluralisant (si toutefois les «institutions »
marxistes le permettent).
DEA
AT ESA LES
7 1

5° L'œuvre est prise dans un processus de filiation. On pos-


tule une détermination du monde (de la race, puis de l'Histoire)
sur l'œuvre, une consécution des œuvres entre elles et une appro-
priation de l’œuvre à son auteur. L'auteur est réputé le père et
le propriétaire de son œuvre; la science littéraire apprend donc
à respecter le manuscrit et les intentions déclarées de l’auteur,
et la société postule une légalité du rapport de l’auteur à son
œuvre (c’est le « droit d'auteur», à vrai dire récent, puisqu'il ma
été vraiment légalisé qu’à la Révolution). Le Texte, lui, se lit sans
Pinscription du Père. La métaphore du Texte se détache ici encore
de la métaphore de l’œuvre ; celle-ci renvoie à l’image d’un orga-
nisme qui croît par expansion vitale, par « développement » (mot
significativement ambigu : biologique et rhétorique); la méta-
phore du Texte est celle du réseau; si le Texte s’étend, c’est sous
l’effet d’une combinatoire, d’une systématique (image d’ailleurs
proche des vues de la biologie actuelle sur l'être vivant) ;aucun
«respect» vital n’est donc dû au Texte : il peut être cassé (c’est
d’ailleurs ce que faisait le Moyen Age avec deux textes pourtant
autoritaires : l’Ecriture sainte et Aristote) ; le Texte peut se lire
sans la garantie de son père; la restitution de l’intertexte abolit
paradoxalement l’héritage. Ce n’est pas que l’Auteur ne puisse
«revenir » dans le Texte, dans son texte ;mais c’est alors, si l’on
peut dire, à titre d’invité; s’il est romancier, il s’y inscrit comme
l’un de ses personnages, dessiné dans le tapis; son inscription
n’est plus privilégiée, paternelle, aléthique, mais ludique: il
devient, si l’on peut dire, un auteur de papier; sa vie n’est plus
origine de ses fables, mais une fable concurrente à son œuvre;
il y a réversion de l’œuvre sur la vie (et non plus le contraire);
c’est l’œuvre de Proust, de Genet, qui permet de lire leur vie
comme un texte : le mot « bio-graphie » reprend un sens fort, éty-
mologique ; et, du même coup, la sincérité de l’énonciation, véri-
table « croix » de la morale littéraire, devient un faux problème :
le je qui écrit le texte n’est jamais, lui aussi, qu’un je de papier.

6° L’œuvre est ordinairement l’objet d’une consommation; je


ne fais ici nulle démagogie en me référant à la culture dite de
consommation, mais il faut bien reconnaître que c’est aujour-
d’hui la «qualité » de l’œuvre (ce qui suppose finalement une
appréciation du « goût») et non l’opération même de la lecture
qui peut faire des différences entre les livres: la lecture « culti-

OMIS
RARE SXAT ER SON MP 71

vée » ne diffère pas structuralement de la lecture de train (dans


les trains). Le Texte (ne serait-ce que par son «illisibilité » fré-
quente) décante l’œuvre (si elle le permet) de sa consommation
et la recueille comme jeu, travail, production, pratique. Cela veut
dire que le Texte demande qu’on essaie d’abolir (ou tout au moins
de diminuer) la distance entre l’écriture et la lecture, non point
en intensifiant la projection du lecteur dans l’œuvre, mais en les
liant tous deux dans une même pratique signifiante. La distance
qui sépare la lecture de l'écriture est historique. Dans les temps
de la plus forte division sociale (avant l'instauration des cultures
démocratiques), lire et écrire étaient à égalité des privilèges de
classe : la Rhétorique, grand code littéraire de ces temps, appre-
nait à écrire (même si ce qui était alors ordinairement produit
était des discours, non des textes); il est significatif que l’avè-
nement de la démocratie ait renversé le mot d’ordre : ce dont
l'École (secondaire) s’enorgueillit, c’est d'apprendre à (bien) lire,
et non plus à écrire (le sentiment de cette carence redevient
aujourd’hui à la mode : on réclame du maître qu’il enseigne au
lycéen à «s’exprimer », ce qui est un peu remplacer une censure
par un contresens).
En fait, lire, au sens de consommer, c’est ne pas jouer avec le
texte. « Jouer » doit être pris ici dans toute la polysémie du terme :
le texte lui-même joue (comme une porte, comme un appareil
dans lequel il y a du «jeu »); et le lecteur joue, lui, deux fois: il
joue au Texte (sens ludique), il cherche une pratique qui le
re-produise ; mais, pour que cette pratique ne se réduise pas à
une mimésis passive, intérieure (le Texte est précisément ce qui
résiste à cette réduction), il joue le Texte; il ne faut pas oublier
que «jouer » est aussi un terme musical; l’histoire de la musique
(comme pratique, non comme « art») est d’ailleurs assez paral-
lèle à celle du Texte; il fut une époque où, les amateurs actifs
étant nombreux (du moins à l’intérieur d’une certaine classe),
«jouer » et « écouter » constituaient une activité peu différenciée;
puis deux rôles sont successivement apparus : d’abord celui de
l'interprète, auquel le public bourgeois (bien qu’il sût encore lui-
même jouer quelque peu: c’est toute l’histoire du piano) délé-
guait son jeu; puis celui de l'amateur (passif), qui écoute de la
musique sans savoir en jouer (au piano a effectivement succédé
le disque) ; on sait qu'aujourd'hui la musique postsérielle a bou-
leversé le rôle de l’«interprète », à qui il est demandé d’être en
quelque sorte le coauteur de la partition qu’il complète, plus qu’il
ne l’«exprime ». Le Texte est à peu près une partition de ce nou-
SA 0 QU ON TS 179
# À

veau genre : il sollicite du lecteur une collaboration pratique.


Grande novation, car l’œuvre, qui l’exécute ? (Mallarmé s’est posé
la question : il veut que l’auditoire produise le livre.) Seul aujour-
d’hui le critique exécute l’œuvre (j’admets le jeu de mots). La
réduction de la lecture à une consommation est évidemment res-
ponsable de l’«ennui » que beaucoup éprouvent devant le texte
moderne («illisible »), le film ou le tableau d’avant-garde : s’en-
nuyer veut dire qu’on ne peut pas produire le texte, le jouer, le
défaire, le faire partir.

7° Ceci amène à poser (à proposer) une dernière approche du


Texte : celle du plaisir. Je ne sais s’il a jamais existé une esthé-
tique hédoniste (les philosophies eudémonistes sont elles-mêmes
rares). Certes, il existe un plaisir de l’œuvre (de certaines
œuvres); je puis m’enchanter à lire et relire Proust, Flaubert,
Balzac, et même, pourquoi pas, Alexandre Dumas ; mais ce plai-
sir, si vif soit-il, et quand bien même il se serait dégagé de tout
préjugé, reste partiellement (sauf un effort critique exception-
nel) un plaisir de consommation : car, si je puis lire ces auteurs,
je sais aussi que je ne puis les ré-écrire (qu’on ne peut aujour-
d’hui écrire «comme ça»); et ce savoir assez triste suffit à me
séparer de la production de ces œuvres, dans le moment même
où leur éloignement fonde ma modernité (être moderne, n’est-
ce pas connaître vraiment ce qu’on ne peut pas recommencer ?).
Le Texte, lui, est lié à la jouissance, c’est-à-dire au plaisir sans
séparation. Ordre du signifiant, le Texte participe à sa manière
d’une utopie sociale ; avant l'Histoire (à supposer que celle-ci ne
choisisse pas la barbarie), le Texte accomplit sinon la transpa-
rence des rapports sociaux, du moins celle des rapports de lan-
gage : il est l’espace où aucun langage n’a barre sur un autre, où
les langages circulent (en gardant le sens circulaire du terme).
Ces quelques propositions ne constituent pas forcément les
articulations d’une Théorie du Texte. Cela ne tient pas seule-
ment aux insuffisances du présentateur (qui d'autre part, en bien
des points, n’a fait que reprendre ce qui se cherche autour de
lui). Cela tient à ce qu’une Théorie du texte ne peut se satisfaire
d’une exposition méta-linguistique : la destruction du méta-lan-
gage, ou tout au moins (car il peut être nécessaire d'y recourir
provisoirement) sa mise en suspicion, fait partie de la théorie
elle-même : le discours sur le Texte ne devrait être lui-même
DE
X IEC SA A0 N7 M

que texte, recherche, travail de texte, puisque le Texte est cet


espace social qui ne laisse aucun langage à l’abri, extérieur, ni
aucun sujet de l’énonciation en situation de juge, de maître,
d’analyste, de confesseur, de déchiffreur : la théorie du Texte ne
peut coïncider qu'avec une pratique de l’écriture.

REVUE D'ESTHÉTIQUE
3e trimestre 1971
Une idée de recherche

Dans le petit train de Balbec, une dame solitaire lit la Revue


des Deux Mondes; elle est laide, vulgaire, le Narrateur la prend
pour une tenancière de maison close ; mais au voyage suivant le
petit clan, ayant envahi le train, apprend au Narrateur que cette
dame est la princesse Sherbatoff, femme de grande naissance,
la perle du salon Verdurin.
Ce dessin, qui conjoint dans un même objet deux états absolu-
ment antipathiques et renverse radicalement une apparence en
son contraire, est fréquent dans La Recherche du temps perdu.
Voici quelques exemples, pris au fil d’une lecture des premiers
volumes : 1° des deux cousins Guermantes, le plus jovial est en
réalité le plus dédaigneux (le duc), le plus froid est le plus simple
(le prince) ; 2° Odette Swann, femme supérieure selon le juge-
ment de son milieu, passe pour bête chez les Verdurin; 3° Nor-
pois, pontifiant au point d’intimider les parents du Narrateur et
de les persuader que leur fils n’a aucun talent, est d’un mot éreinté
par Bergotte («mais c’est un vieux serin »);4° le même Norpois,
aristocrate monarchiste, est chargé de missions diplomatiques
extraordinaires par des cabinets radicaux « qu’un simple bour-
geois réactionnaire se fût refusé à servir et auxquels le passé de
M. de Norpois, ses attaches et ses opinions eussent dû le rendre
suspect »; 5° Swann et Odette sont aux petits soins avec le Nar-
rateur ;cependant il fut un temps où Swann ne daigna même pas
répondre à la lettre «si persuasive et si complète » que celui-ci
lui avait écrite; le concierge de l'immeuble des Swann est désor-
mais transformé en bienveillante Euménide ; 6° M. Verdurin parle
de Cottard de deux façons : s’il suppose le professeur peu connu
de son interlocuteur, il le magnifie, mais il use d’un procédé
inverse et prend un air simplet pour parler du génie médical de
Cottard, si celui-ci est reconnu; 7° venant de lire dans le livre
d’un grand savant que la transpiration est nuisible aux reins, le
Narrateur rencontre le docteur E. qui lui déclare : « L'avantage
de ces temps chauds, où la transpiration est abondante, c’est que
le rein en est soulagé d’autant. » Et ainsi de suite.
MP XMMENSE Are TE

Ces notations sont si fréquentes, elles sont appliquées à des indi-


vidus, des objets, des situations, des langages si différents avec
une telle constance, qu’on est en droit d’y repérer une forme de
discours dont l’obsession même est énigmatique. Appelons cette
forme, tout au moins provisoirement, l’inversion, et prévoyons
(sans pouvoir aujourd’hui l’accomplir) de dresser l’inventaire de
ses occurrences, d'analyser les modes de son énonciation, le res-
sort qui la construit, et de situer les extensions considérables qu’elle
semble devoir prendre à des niveaux très différents de l’œuvre de
Proust. Ainsi aurons-nous posé une «idée de recherche » — sans
cependant nous laisser aller à la moindre ambition positiviste : La
Recherche du temps perdu est l’une de ces grandes cosmogonies
que le xix° siècle, principalement, a su produire (Balzac, Wagner,
Dickens, Zola), dont le caractère, à la fois statutaire et historique,
est précisément celui-ci :qu’elles sont des espaces (des galaxies)
infiniment explorables ; ce qui déporte le travail critique loin de
toute illusion de « résultat » vers la simple production d’une écri-
ture supplémentaire, dont le texte tuteur (le roman proustien), si
nous écrivions notre recherche, ne serait que le pré-texte.

Voilà donc deux identités d’un même corps: d’un côté la


tenancière de bordel, et de l’autre la princesse Sherbatoff, dame
d'honneur de la grande duchesse Eudoxie. On peut être tenté de
voir dans ce dessin le jeu banal de l’apparence et de la vérité:
la princesse russe, fleuron du salon Verdurin, n’est qu’une femme
de la plus basse vulgarité. Cette interprétation serait proprement
moraliste (la forme syntaxique ne... que est constante chez La
Rochefoucauld, par exemple) : on reconnafîtrait alors (ce qui a
été fait, ici et là) dans l’œuvre proustienne un projet aléthique,
une énergie de déchiffrement, une recherche d’essence, dont le
premier travail serait de débarrasser la vérité humaine des appa-
rences contraires que lui surimpriment la vanité, la mondanité,
le snobisme. Cependant, en faisant de l’inversion proustienne une
simple réduction, on sacrifie les efflorescences de la forme et
l’on risque de manquer le texte. Ces efflorescences (vérité du
discours et non vérité du projet) sont les suivantes : la tempora-
lité, ou plus exactement un effet de temps; les deux termes de
la contradiction sont séparés par un temps, une aventure : ce n’est
pas, à la lettre, le même Narrateur qui lit la patronne de bordel
et la grande dame russe : deux trains les séparent. Le comble :
TEXTES 1646 à

l’'inversion se fait selon une figure exacte, comme si un dieu


— un fatum — présidait avec malice au trajet qui conduit la prin-
cesse à coïncider avec son contraire absolu, déterminé géomé-
triquement ; on dirait l’une de ces devinettes dont Proust était
d’ailleurs friand : quel est le comble pour une tenancière de bor-
del? C’est d’être la dame de compagnie de la grande-duchesse
Eudoxie — ou vice versa. La surprise : le renversement des appa-
rences — ne disons plus de l'apparence en vérité — procure tou-
jours au Narrateur un étonnement délicieux : essence de sur-
prise — on y reviendra -, et non essence de vérité, véritable
jubilation, si entière, si pure, si triomphante, comme le prouve
la réussite de l’énonciation, que ce mode d’inversion ne peut visi-
blement relever que d’une érotique (du discours), comme si le
tracé du renversement était le moment même où Proust jouit
d'écrire : c’est, piqué ici et là dans le grand continuum de la quête,
le plus-à-jouir du récit, du langage.

Le plaisir trouvé, le sujet n’a de cesse qu’il le répète. L’inver-


sion — comme forme — envahit toute la structure de La Recherche.
Elle inaugure le récit lui-même : la première scène, d’où sortira,
par Swann, tout le roman, s'articule sur le renversement d’un
désespoir (celui de devoir s’endormir sans le baiser maternel)
en joie (celle de passer la nuit en compagnie de la mère); ici
même, les caractères de l’inversion proustienne sont inscrits:
non seulement la mère, finalement (temporalité), viendra
embrasser son fils contre toute prévision (surprise), mais encore
(comble) c’est du désespoir le plus sombre que surgira la joie la
plus éclatante, le Père sévère se transformant inopinément en
Père gracieux («.. dis donc à Françoise de te préparer le grand
lit et couche pour cette nuit auprès de lui»). Le renversement
ne reste pas limité aux mille notations de détail dont on a donné
quelques exemples; il structure le devenir même des principaux
personnages, soumis à des élévations et à des chutes «exactes » :
du comble de la grandeur aristocratique, Charlus, dans le salon
Verdurin, tombe au rang de petit-bourgeois; Swann, commen-
sal des plus grands princes, est pour les grand-tantes du Narra-
teur un personnage falot et sans classe ; cocotte, Odette devient
Mne Swann; Mr: Verdurin finit princesse de Guermantes, etc.
Une permutation incessante anime, bouleverse le jeu social
(l’œuvre de Proust est beaucoup plus sociologique qu’on ne dit:
ER
ON ATP EAST TON

elle décrit avec exactitude la grammaire de la promotion, de la


mobilité des classes), au point que la mondanité peut se définir
par une forme : le renversement (des situations, des opinions,
des valeurs, des sentiments, des langages).
L’inversion sexuelle est à cet égard exemplaire (mais non for-
cément fondatrice), puisqu'elle donne à lire dans un même corps
la surimpression de deux contraires absolus, l'Homme et la
Femme (contraires, on le sait, définis par Proust biologiquement,
et non symboliquement : trait d'époque, sans doute, puisque,
pour réhabiliter l'homosexualité, Gide propose des histoires de
pigeons et de chiens); la scène du frelon, au cours de laquelle
le Narrateur découvre la Femme sous le baron de Charlus, vaut
théoriquement pour toute lecture du jeu des contraires; de là,
dans toute l’œuvre, l'homosexualité développe ce qu’on pour-
rait appeler son énantiologie (ou discours du renversement) ;
d’une part, elle donne lieu dans le monde à mille situations para-
doxales, contresens, méprises, surprises, combles et malices, que
la Recherche relève scrupuleusement; et, d'autre part, en tant
que renversement exemplaire, elle est animée d’un mouvement
irrésistible d'expansion; par une large courbe qui occupe toute
l’œuvre, courbe patiente mais infaillible, la population de la
Recherche, hétérosexuelle au départ, se retrouve à la fin en posi-
tion exactement inverse, c’est-à-dire homosexuelle (tels Saint-
Loup, le prince de Guermantes, etc.): il y a une pandémie de
l’inversion, du renversement.
Le renversement est une loi. Tout trait est appelé à se ren-
verser, par un mouvement de rotation implacable : pourvu d’un
langage aristocratique, Swann ne peut, à un certain moment, que
inverser en langage bourgeois. Cette contrainte est si légale
qu’elle rend inutile, dit Proust, l'observation des mœurs : on peut
très bien les déduire de la loi d’inversion. La lecture du renver-
sement vaut donc pour un savoir. Attention, cependant : ce savoir
ne met pas à nu des contenus, ou du moins ne s’y arrête pas: ce
qui est notable (légal), ce n’est pas que la grande dame russe
soit vulgaire ou que M. Verdurin adapte sa présentation de Cot-
tard à son interlocuteur, c’est la forme de cette lecture, la logique
d’inversion qui structure le monde, c’est-à-dire la mondanité ;
cette inversion elle-même n’a pas de sens, on ne peut larrêter,
lun des termes permutés n’est pas plus « vrai » que l’autre : Cot-
tard n’est ni « grand » ni «petit», sa vérité, s’il en a une, est une
vérité de discours, étendue à toute l’oscillation que la parole de
l'Autre (en l’occurrence M. Verdurin) lui fait subir. A la syntaxe

9 2 0
HONTE, ts L 9 Wa

classique, qui nous dirait que la princesse Sherbatoff n’est qu’une


tenancière de maison publique, Proust substitue une syntaxe
concomitante : la princesse est aussi une maîtresse de bordel;
nouvelle syntaxe, qu’il faudrait appeler métaphorique, parce que
la métaphore, contrairement à ce que la rhétorique a longtemps
pensé, est un travail de langage privé de toute vectorisation : elle
ne va d’un terme à un autre que circulairement et infiniment.
On comprend alors pourquoi l’ethos de l’inversion proustienne
est la surprise : c’est l’émerveillement d’un retour, d’une jonc-
tion, d’une retrouvaille (et d’une réduction) : énoncer les contrai-
res, c’est finalement les réunir dans l’unité même du texte, du
voyage d'écriture. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que la grande
opposition qui semble au départ rythmer à la fois les promenades
de Combray et les divisions du roman (Du côté de chez Swann/Le
côté de Guermantes) soit sinon fallacieuse (nous ne sommes pas
dans l’ordre de la vérité), du moins révocable : on le sait, le Nar-
rateur découvre un jour avec stupéfaction (la même qu’il éprouve
à constater que le baron de Charlus est une Femme, la princesse
Sherbatoff une tenancière de mauvais lieu, etc.) que les deux
routes qui divergent de la maison familiale se rejoignent et que
le monde de Swann et celui de Guermantes, à travers mille ana-
stomoses, finissent par coïncider en la personne de Gilberte, fille
de Swann et épouse de Saint-Loup.
Il y a cependant un moment, dans la Recherche, où la grande
forme inversante ne fonctionne plus. Qu’est-ce donc qui la
bloque ? Rien de moins que la Mort. On sait que tous les per-
sonnages de Proust se retrouvent dans le volume final de l’œuvre
(Le Temps retrouvé) ; dans quel état ? Nullement inversés (comme
l'aurait permis le grand laps de temps au bout duquel ils se trou-
vent réunis à la matinée de la princesse de Guermantes), mais
au contraire prolongés, figés (plus encore que vieillis), préservés,
et l’on voudrait pouvoir dire : « persévérés ». Dans la vie sursitaire,
inversion ne prend plus : le récit n’a plus qu’à finir — le livre n’a
plus qu’à commencer.

PARAGONE
octobre 1971
Erté ou A la lettre

La vérité
Pour être connus, les artistes doivent passer par un petit pur-
gatoire mythologique: il faut qu’on puisse les associer machi-
nalement à un objet, à une école, à une mode, à une époque dont
ils sont, dit-on, les précurseurs, les fondateurs, les témoins ou
les symboles; en un mot, il faut qu’on puisse les classer à
moindres frais, les assujettir à un nom commun, comme une
espèce à son genre.
Le purgatoire de Erté, c’est la Femme. Certes, des femmes,
Erté en a dessiné beaucoup, il n’a même, à vrai dire, dessiné que
cela, comme s’il ne pouvait jamais s’en séparer (âme ou acces-
soire, obsession ou commodité ?), comme si la Femme signait
plus sûrement chacun de ses cartons que la fine graphie de son
nom. Voyez quelque grande composition de Erté (il y en a
quelques-unes) : le fouillis décoratif, l’exubérance précise et
baroque, la transcendance abstraite qui entraînent les lignes,
vous disent cependant, à la façon d’un rébus : Cherchez la Femme.
On la trouve toujours; elle est là, minuscule au besoin, étendue
au centre d’un motif qui, dès lors qu’il est repéré, fait basculer
et converger tout l’espace vers l’autel où elle est adorée (sinon
suppliciée). Cette pratique constante de la figure féminine résulte
sans doute de la vocation modéliste de Erté ; mais cette vocation
elle-même augmente la consistance mythologique de l'artiste,
car la Mode est l’un des meilleurs lieux où l’on croit pouvoir lire
l'esprit de la modernité, ses expériences plastiques, érotiques,
oniriques ; or Erté a occupé continûment pendant un demi-siècle
le territoire de la Mode (et du Spectacle, qui bien souvent l’ins-
pire ou en dépend); et ce territoire constitue de droit, institu-
tionnellement (c’est-à-dire en bénéficiant de la bénédiction et de
la reconnaissance de la société tout entière), une sorte de pare
national, de réserve zoologique, où se conserve, se transforme
et s’affine, au gré d'expériences surveillées, l’espèce Femme.
Rarement, en somme, la situation d’un artiste (combinat de pra-
TEXTES 1.29
1% 1

tique, de fonction et de talent) a été plus claire : Erté est un per-


sonnage pur et complet, historiquement simple, entièrement et
harmonieusement incorporé à un monde homogène, fixé en ses
points cardinaux par les grandes activités de son époque, l’Aven-
ture, la Mode, le Cinéma et la Presse, elles-mêmes résumées sous
le nom de leurs médiateurs les plus prestigieux, Mata Hari, Paul
Poiret, Hollywood, le Harper'’s Bazaar ;et ce monde a pour centre
lune des dates les plus fortement individualisées de l’histoire
des styles : 1925. La mythologie de Erté est si pure, si pleine, qu’on
ne sait plus (on ne pense plus à se demander) s’il a créé la Femme
de son époque, ou s’il l’a génialement captée, s’il est témoin ou
fondateur d’une histoire, héros ou mythologue.
Et pourtant : est-ce de la Femme qu’il s’agit dans cette figura-
tion obsessionnelle de la Femme ? La Femme est-elle l’objet pre-
mier et dernier (puisque tout espace signifiant est circulaire) du
récit mené par Erté, de carton en carton, depuis plus de cinquante
ans, de l’atelier de Paul Poiret (vers 1913) à la télévision new-
yorkaise (1968)? Un trait de style rend pensif : Erté ne cherche
pas la Femme ; il la donne, tout de suite, répétée et comme dupli-
quée dans la perspective d’un miroir exact qui multiplierait la
même figure à l’infini; à travers ces milliers de femmes, nul tra-
vail de variation portant sur le corps féminin, qui en attesterait
la densité et l'énigme symboliques. La Femme de Erté est-elle
au moins une essence ? Nullement : le modèle de Mode, d’où est
dérivée l’iconographie de Erté (et ceci n’est pas la diminuer),
n’est pas une idée, fondée en nature ou en raison, ce n’est pas
un secret perçu et imagé au terme d’une longue recherche phi-
losophique ou d’un drame de création, mais seulement une
marque, une inscription, issue d’une technique et normalisée par
un code. La Femme de Erté n’est pas non plus un symbole, lex-
pression renouvelée d’un corps qui préserverait dans ses formes
les mouvements fantasmatiques de son créateur ou de son lec-
teur (comme il arrive à la Femme romantique des peintres et
des écrivains) : c’est seulement un chiffre, un signe, renvoyant
à une féminité conventionnelle (enjeu d’un pacte social), parce
qu’elle est pur objet de communication, information claire, pas-
sage vers l’intelligible et non pas expression du sensible : ces
femmes innombrables ne sont pas les portraits d’une idée, les
essais d’un fantasme, mais, tout à l'opposé, le retour d’un mor-
phème identique, qui vient prendre place dans la langue d’une
époque et, constituant notre mémoire linguistique, nous permet
de parler cette époque (ce qui est un grand bienfait) : pourrions-

9)
2 &
MVFAXAT ENS HU 071

nous parler sans une mémoire des signes? Et n’avons-nous pas


besoin d’un signe de la Femme, de la Femme comme signe, pour
parler d'autre chose ? Erté doit être honoré comme fondateur de
signe, créateur de langage, à l’égal du Logothète que Platon com-
parait à un dieu.

La silhouette
Ce signe féminin, pour le construire, il faut bien sacrifier
quelque chose d’énorme, qui est le corps (comme secret, lieu
fondateur de l’inconscient). Naturellement, il est impossible
d’abstraire complètement (de transformer en signe pur) une
représentation du corps humain : l'enfant parvient à rêver même
devant les planches anatomiques d’un dictionnaire. Aussi, en
dépit de sa chasteté élégante (mais continue), la sémantique de
Erté, ce que l’on pourrait appeler sa somatographie, comporte
quelques lieux-fétiches (à vrai dire rares) : le doigt, coupé du
corps (c’est le propre du fétiche) et par conséquent désigné par
le bijou qui le chausse en son bout (au lieu de l’anneler, comme
il est fait usuellement), à la façon d’un pansement phallique (cas-
trateur), dans l’étonnant Bijou pour un doigt (le cinquième doigt :
originairement fouisseur, puis promu symboliquement au rang
d’emblème social pour signifier la classe supérieure, chez les
peuples qui laissent démesurément pousser l’ongle auriculaire,
lequel ne doit être cassé par aucun travail manuel) ; le pied, bien
sûr, désigné une seule fois mais exemplairement (faire d’un objet
le sujet d’une peinture, n'est-ce pas toujours le fétichiser ?) par
le délicieux soulier, tout à la fois sage et raffiné, aigu et voluté,
oblique et d’aplomb, qui est présenté seul, profilé comme un
navire ou une maison, aussi doux que celle-ci, aussi élégant que
celui-là ; la croupe enfin, emphatisée par le bouillonnement de
traîne qui en part (dans la lettre R de l’alphabet écrit par Erté),
mais le plus souvent esquivée (et donc sur-signifiée) par le
déplacement dénégateur que l'artiste impose à cette même traîne
en la rattachant, non plus aux reins, mais aux épaules, comme
dans la Femme-Guadalquivir. Ce sont là des fétiches très ordi-
naires, signalés en passant, pourrait-on dire, par l'artiste ;mais
ce qui est à coup sûr fétiche, pour Erté, qui en a fait la spécia-
lité de son œuvre, c’est un lieu du corps qui échappe à la col-
lection classique des organes-fétiches, un lieu ambigu, c’est une
limite de fétiche, symbole à regret, beaucoup plus franchement

9 2 4
TEXTES 1 9 7 à

signe, produit de l’art bien plus que de la nature : fétiche sans


doute, puisqu'il permet au lecteur de manier fantasmatiquement
le corps de la femme, de le tenir à discrétion, de l’imaginer au
futur, pris dans une scène adaptée à son désir et dont il serait le
sujet bénéficiaire, et cependant dénégation du fétiche, puisque
au lieu de résulter d’un découpage du corps (le fétiche est par
définition un morceau), il est la forme globale, totale de ce corps.
Ce lieu (cette forme) intermédiaire entre le fétiche et le signe,
visiblement privilégié par Erté qui en donne une représentation
constante, c’est la silhouette.
La silhouette, ne serait-ce que par son étymologie (du moins
en français), est un objet étrange, à la fois anatomique et séman-
tique : c’est le corps devenu explicitement dessin, très cerné d’une
part, tout à fait vide de l’autre. Ce corps-dessin est essentielle-
ment (par fonction) un signe social (c'était bien le sens que les
dessinateurs du Contrôleur général des Finances Silhouette don-
nèrent à leur dessin); toute sexualité (et ses substituts symbo-
liques) en est absente; une silhouette, même substitutivement,
n’est jamais nue : on ne peut pas la déshabiller, non par excès
de secret, mais parce que, contrairement au vrai dessin, elle n’est
que trait (signe). Les silhouettes de Erté (nullement esquissées,
crayonnées, mais d’une finitude admirable) sont à la limite du
genre : elles sont adorables (on peut encore les désirer) et cepen-
dant déjà entièrement intelligibles (ce sont des signes admira-
blement précis). Disons qu’elles renvoient à un rapport nouveau
du corps et du vêtement. Hegel a noté que le vêtement assure le
passage du sensible (le corps) au signifiant; la silhouette ertéenne
(infiniment plus pensée que la figurine de Mode) engage le mou-
vement contraire (beaucoup plus rare): elle rend le vêtement
sensible et le corps signifiant : le corps est là (signé par la sil-
houette) pour que le vêtement existe; car il n’est pas possible de
penser un vêtement sans corps (sans silhouette) : le vêtement
vide, sans tête et sans membres (fantasme schizophrénique), c’est
la mort, non point l’absence neutre du corps, mais le corps déca-
pité, mutilé.
Chez Erté, ce n’est pas le corps féminin qui est vêtu (robes,
fourreaux, crinolines, traînes, basques, voiles, bijoux et mille coli-
fichets baroques, dont l'agrément est inépuisable, autant que Pin-
vention), c’est le vêtement qui est prolongé en corps (non point
rempli par lui, car les figures de Erté, à bon droit irréalistes, sont
indifférentes à leurs dessous : tout s’invente, se substitue, se déve-
loppe poétiquement en surface). Telle est la fonction de la sil-

DS
ME XAT EAST 109707

houette chez Erté : poser et proposer un objet (un concept, une


forme) qui soit unitaire, un mixte indissociable de corps et de
vêtement, en sorte qu’on ne puisse ni déshabiller le corps ni abs-
traire le vêtement : Femme entièrement socialisée par sa parure,
parure obstinément corporéifiée par le contour de la Femme.

La chevelure
Pourquoi cet objet (que l’on a appelé, faute de mieux, une sil-
houette) ? Où conduit cette invention d’une Femme-Vêtement qui
n’est cependant plus, et de loin, la Femme de Mode ? Avant de
le savoir (et pour le savoir), il faut dire comment Erté traite cet
élément du corps féminin qui est précisément, dans sa nature et
son histoire même, comme une promesse de vêtement, à savoir
la chevelure. On en connaît le symbolisme très riche.
Anthropologiquement, par une métonymie très ancienne,
venue du fond des âges, puisque la religion prescrit aux Femmes
de la cacher (de la désexualiser) en entrant à l’église, la cheve-
lure est la Femme elle-même, dans sa différence fondatrice. Poé-
tiquement, c’est une substance totale, proche du grand milieu
vital, marin ou végétal, océan ou forêt, par excellence l’objet-
fétiche en quoi l’homme s’absorbe (Baudelaire). Fonctionnelle-
ment, elle est, du corps, ce qui peut devenir tout de suite vête-
ment, non point tellement en ce qu’elle peut couvrir le corps,
mais parce qu’elle accomplit sans préparation la tâche névrotique
de tout vêtement, qui doit, pareil à la rougeur qui empourpre un
visage honteux, tout à la fois cacher et afficher le corps. Symbo-
liquement enfin, elle est «ce qui peut être tressé » (comme les
poils du pubis) : fétiche que Freud place à l’origine du tissage
(institutionnellement dévolu aux femmes) : la tresse se substitue
au pénis manquant (c’est la définition même du fétiche), en sorte
que «couper la natte (la tresse) », soit amusement de la part des
petits garçons à l’égard de leurs sœurs, soit agression sociale chez
les Anciens Chinois pour qui la natte était l'apanage phallique
des maîtres et envahisseurs mandchous, est un acte castrateur.
Or, de chevelures, il n’y en a pour ainsi dire pas dans les gyné-
cographies de Erté. La plupart de ses femmes -— trait d'époque -
ont les cheveux courts, plaqués à la garçonne, calotte noire, aima-
blement serpentine ou méphistophélique, simple signature gra-
phique de la tête; et ailleurs, s’il s’en trouve, les cheveux sont
immédiatement transformés en autre chose : en plumes, s’extra-
TARA
TA NLS ECO 70 1

vasant au-dessus de la ligne basse des personnages pour former


tout un rideau de panaches, en perles (du diadème quatre fois
annelé de Dalila ruissellent traîne, guimpe, bracelets et jusqu’à
la double chaîne qui tient accroupi Samson), en stèles, dans le
jeu alterné des Brunes et des Blondes (Rideau pour Manhattan
Mary) qui n’offrent au public que le front de leurs tresses ondu-
lées. Erté sait bien cependant ce qu’est (symboliquement) une
chevelure : dans l’un de ses dessins, du seul visage endormi d’une
femme, dérive et déborde une chute de larges boucles, doublée
(et c’est là le sens de l’objet) d’une gaine de volutes noires, comme
si la chevelure était ici rétablie dans son milieu naturel, le
bouillonnement, la vie (la chevelure ne reste-t-elle pas intacte
sur le cadavre qui, lui, s’effrite et disparaît ?); mais pour Erté,
dans l'intérêt de son système (que l’on essaye ici de décrire), visi-
blement la chevelure doit faire place à un appendice moins sym-
bolique et plus sémantique (ou du moins dont le symbolisme n’est
plus végétal, organique) : la coiffure.
La coiffure (en tant qu’appendice vestimentaire, et non en tant
qu’arrangement capillaire) est traitée par Erté d’une façon, si
l'on peut dire, implacable : pareil à Jean-Sébastien Bach épuisant
un motif en toutes ses inventions, canons, fugues, ricercari et
variations possibles, Erté fait partir de la tête de ses belles toutes
les dérivations imaginables : voiles horizontaux tendus à bout de
bras au-dessus de la tête, gros tubes de tissu (ou de cheveux ?)
rejoignant en volutes la taille puis le sol, cimiers, panaches, dia-
dèmes multiples, auréoles de toutes formes et de toutes dimen-
sions, appendices extravagants (mais élégants) déjouant le
modèle historique dont ils sont la réminiscence baroque et déme-
surée (colback, chaperon, fontange, peigne sévillan, chapska,
pschent, etc.), ce sont moins des coiffures (on n’imagine pas un
instant qu’on puisse les porter, c’est-à-dire les enlever ; on n’ima-
gine pas non plus comment elles pourraient «tenir ») que des
membres supplémentaires destinés à former un nouveau corps
inscrit sans le désharmoniser dans la forme essentielle du pre-
mier. Car le rôle de ces coiffures chimériques est d’assujettir le
corps féminin à quelque idée nouvelle (que nous nommerons
bientôt) et par conséquent de le dé-former (en ôtant à ce mot tout
sens péjoratif), soit que la coiffure, sorte de fleur mi-végétale mi-
solaire, se répète au bas du corps et irréalise ainsi le sens ordi-
naire de la figure humaine, soit que, beaucoup plus fréquem-
ment, elle prolonge la stature de toute sa hauteur, pour doubler
son pouvoir d'extension et d’articulation; le visage n’est alors

Q) 27°
TEXTES RCI

que le proscenium impassible de cette coiffure démesurément


haute où se situent le possible infini des formes et, par un dépla-
cement paradoxal, l’expressivité même de la figure : si la femme
de l’Annonciation a pour ainsi dire «les cheveux dressés sur la
tête », c’est parce qu’ils sont aussi le surplis de l’ange qui s’éploie
tout en haut de la composition, dans une apothéose d’ailes. La
duplication supérieure de la figure par la coiffure intéresse Erté
au point qu'il en fait la cellule d’un mouvement infini: sur le
haut pschent de la Pharaonne se peint en abîme une autre Pha-
raonne ; installée au sommet d’une pyramide d’adorateurs, la
Courtisane triomphante est coiffée d’une tiare élevée, mais cette
tiare est à son tour une femme : la femme et sa coiffure (on devrait
pouvoir dire : la coiffure et sa femme) modulent ainsi sans cesse
l’une vers l’autre, l’une par l’autre. Ce goût des constructions
ascensionnelles (outre les coiffures en échafaudage, il faut voir
la princesse Boudour al Badour perchée sur son palanquin et sur-
montée d’un motif infiniment aérien, ou La Du Barry, dont deux
anges supérieurs soutiennent et enlèvent les colliers) mériterait
peut-être une psychanalyse, comme celles que faisait Bachelard ;
mais la vérité de notre artiste, comme on l’a dit, n’est pas de ce
côté-là du symbole ; le thème ascensionnel est avant tout, pour
Erté, la désignation d’un espace possible de la ligne où, partie du
corps, elle puisse en multiplier le pouvoir de signification. La
coiffure, accessoire majeur (elle a ses substituts mineurs dans
les écharpes, traînes, colliers et bracelets, tout ce qui part du
corps), est cela même par quoi l'artiste essaye sur le corps fémi-
nin les transformations dont il a besoin pour élaborer, tel un alchi-
miste, un objet nouveau, ni corps ni vêtement, participant néan-
moins de l’un et de lPautre.

La lettre
Cet objet nouveau que Erté fait naître, telle une chimère com-
posée par moitié de Femme et par moitié de coiffure (ou de
traîne), cet objet est la Lettre (ce mot doit s’entendre à la lettre).
L’alphabet de Erté est, je crois, célèbre. On sait que chacune de
nos vingt-six lettres, sous sa forme majuscule, y est composée (à
peu d’exceptions près, dont on parlera pour finir) d’une femme
ou de deux, dont la posture et la parure s’inventent en fonction
de la lettre (ou du chiffre) qu’elles doivent figurer et à laquelle
cette femme (ou ces femmes) s’asservit. Qui a vu l’alphabet de

OMI 9
MENT ES are 0 7er

Erté ne peut l’oublier. Non seulement cet alphabet force notre


mémoire d’une façon assez mystérieuse (qui nous pousse à nous
souvenir avec insistance de ces Femmes-Lettres ?), mais encore,
par une métonymie naturelle (inévitable), il imprègne finalement
de son sens toute l’œuvre de Erté : nous voyons se profiler der-
rière toute femme de Erté (figurine de Mode, maquette de
théâtre) une sorte d’esprit de la Lettre, comme si l’alphabet était
le lieu naturel, originaire et comme domestique du corps fémi-
nin et que la femme n’en sortit, pour occuper la scène de théâtre
ou le carton de mode, que provisoirement et par un congé tem-
poraire, après quoi elle doive réintégrer son abécédaire natif:
voyez Samson et Dalila : rien à voir avec un alphabet; et cepen-
dant les deux corps ne se logent-ils pas dans le même espace
comme deux initiales entremêlées ? Hors l'alphabet qu’il a conçu,
les femmes de Erté restent des lettres; tout au plus sont-elles
alors des lettres inconnues, les lettres d’une langue inouïe que
notre particularisme nous empêcherait de parler; la série des
peintures de tôle découpée (œuvre peu connue) n’a-t-elle pas
l’homogénéité, la richesse de variation et l’esprit formel d’un
alphabet inédit, qu’on aurait envie d’épeler? Ces peintures sont,
comme on dit, non figuratives, et c’est en cela qu’elles sont vouées
à l’alphabet (fût-il inconnu), car la lettre est le lieu où conver-
gent toutes les abstractions graphiques.
Dans lPalphabet généralisé de Erté, il y a échange dialectique :
la Femme semble prêter à la Lettre sa figure ;mais en retour, et
beaucoup plus sûrement, la Lettre donne à la Femme son abs-
traction : en figurant la lettre, Erté in/igure la femme (si lon per-
met ce barbarisme, nécessaire puisque Erté ôte à la femme sa
figure — ou du moins l’évapore — sans la défigurer) : un glisse-
ment incessant saisit les figures de Erté, transforme les lettres
en femmes, mais aussi (notre langue même a justement reconnu
leur parenté) les jambes en jambages. On comprend maintenant
importance de la si/houette dans l’art de Erté (on a dit son sens
ambigu : symbole et signe, fétiche et message) : la silhouette est
un produit essentiellement graphique : elle fait du corps humain
une lettre en puissance, elle demande à être lue.
Cet œcuménisme de la lettre chez Erté, qui fut à l’origine un
dessinateur de Mode, entraîne salutairement à rectifier une opi-
nion courante : que la Mode (la figuration stylisée des nova-
tions du vêtement féminin) appelle naturellement une certaine
philosophie de la Femme : tout le monde pense (modélistes et
journalistes) que la Mode est au service de la Femme éternelle,

95 0
D'EURCMUENSS À 9 7 1

comme une prêtresse qui donnerait sa voix à une religion. Les


couturiers ne sont-ils pas des poètes qui écrivent d’année en
année, de strophe en strophe, le chant de gloire du corps fémi-
nin ? Le rapport érotique de la Femme et de la Mode ne va-t-il
pas de soi? Aussi, chaque fois que la Mode change notablement
(passant par exemple du long au court), voit-on les courrié-
ristes s’empresser d'interroger les psychologues, les socio-
logues pour savoir quelle Femme nouvelle va naître de la mini-
jupe ou de la robe-sac. Peine à vrai dire perdue : nul ne peut
répondre : hors de stéréotypes, aucun discours ne peut être tenu
sur la Mode, dès lors qu’on la tient pour l'expression symbo-
lique du corps: elle s’y refuse, obstinément, et c’est normal :
choisissant de produire le signe de la Femme (ou la Femme
comme signe), elle ne peut parcourir, approfondir, décrire sa
capacité symbolique ; contrairement à ce qu’on veut nous faire
croire (et à moins d’en avoir une idée peu exigeante), la Mode
n’est pas érotique; elle cherche la clarté, non la volupté; la
cover-girl n’est pas un bon objet de fantasme : elle est trop occu-
pée à se constituer en signe : impossible de vivre (imaginaire-
ment) avec elle, il faut seulement la déchiffrer, ou plus exacte-
ment (car il n’y a en elle aucun secret) la placer dans le système
général des signes qui nous rend notre monde intelligible, c’est-
à-dire vivable.
C’est donc un peu une illusion de croire que la Mode est obsé-
dée du corps. La Mode est obsédée de cette autre chose que Erté
a découverte, avec la lucidité dernière de l'artiste, et qui est la
Lettre, l’inscription du corps dans un espace systématique de
signes. Il se peut que Erté ait fondé une Mode (celle de 1925),
au sens contingent du terme; mais ce qui est beaucoup plus
important, c’est qu’il a (dans son œuvre, et même si, sur ce point,
comme tout vrai novateur, il est peu suivi) réformé l’idée de
Mode, en négligeant l'illusion féministe où se complaît l’opinion
courante (celle, par exemple, de la culture de masse) et en dépla-
çant tendanciellement le champ symbolique, de la Femme à la
Lettre. Certes, la Femme est présente dans l’œuvre de Erté (et
même omniprésente) ; mais elle n’est que le thème de cette œuvre,
non son lieu symbolique. Interroger les Femmes de Erté ne ser-
virait à rien; elles ne diraient rien de plus qu’elles-mêmes,
n'étant guère plus loquaces (symboliquement) qu’un lexique qui
donne la définition (somme toute tautologique) d’un mot, et non
son avenir poétique. Le propre du signifiant, c’est d’être un départ
(d’autres signifiants) ; et le lieu du départ signifiant, chez Erté,

ON
TEXTES HE ee TL

ce n’est pas la Femme (elle ne devient rien, sinon sa propre coif-


fure, elle est le simple chiffre de la féminité mythique), c’est la
Lettre.

La Lettre, l'Esprit, la Lettre


Pendant longtemps, d’après un aphorisme célèbre de l’Évan-
gile, on a opposé la Lettre (qui tue) à l'Esprit (qui vivifie). De
cette Lettre (qui tue), sont nées dans notre civilisation un grand
nombre de censures meurtrières (combien de morts, dans notre
histoire, à commencer par celle de notre religion, pour un sens ?),
que l’on pourrait grouper, en l’étendant un peu, sous le nom géné-
rique de philologie ; gardienne sévère du sens « vrai » (univoque,
canonique), cette Lettre a toutes les fonctions du sur-moi, dont
la première tâche, dénégatrice, est évidemment de refuser tout
symbolisme ; celui qui pratique cette Lettre meurtrière est lui-
même frappé d’une maladie mortelle du langage, l’asymbolie
(mutilé de toute activité symbolique, l’homme mourrait bientôt;
et si l’asymboliste survit, c’est que la dénégation dont il se fait le
prêtre est elle aussi une activité symbolique qui n’ose pas dire
son nom).
C'était donc, en son temps, une mesure vitale que d’opposer
à cette lettre meurtrière les droits de l'esprit. L'esprit n’est pas
ici l’espace du symbole, mais seulement celui du sens : l'esprit
d’un phénomène, d’une parole, c’est simplement son droit à com-
mencer de signifier (alors que la littéralité est précisément refus
de s’engager dans un procès de signification) : l'esprit (opposé à
la lettre) est donc devenu la valeur fondamentale des idéologies
libérales ; le droit à l’interprétation est certes placé au service
d’une vérité spirituelle, mais cette vérité se conquiert contre son
apparence (contre l’être-là de la chose), au-delà de cette appa-
rence, vêtement qu’il faut dépouiller sans plus en tenir compte.
Par un second renversement cependant, la modernité revient
à la lettre — qui n’est évidemment plus celle de la philologie. D’une
part, rectifiant un postulat de la linguistique qui, ordonnant tout
le langage à sa forme parlée, fait de la lettre la simple trans-
cription du son, la philosophie (avec Jacques Derrida, auteur d’un
livre qui s'appelle précisément De la grammatologie) oppose à
la parole un être de l'écriture : la lettre, dans sa matérialité gra-
phique, devient alors une idéalité irréductible, liée aux expé-
riences les plus profondes de l'humanité (comme cela se voit
RE
MIE ES 07

bien en Orient, où le graphisme détient un véritable pouvoir de


civilisation). D’autre part, la psychanalyse (dans ses recherches
les plus récentes) montre bien que la lettre (comme trait gra-
phique, fût-il d’origine sonore) est un grand carrefour de sym-
boles (vérité pressentie par toute une littérature baroque et par
l’art entier de la calligraphie), départ et rassemblement de méta-
phores innombrables. Cette nouvelle lettre, cette seconde lettre
(opposée à la lettre littérale, celle qui tue), son empire est encore
à décrire : depuis que l’humanité écrit, de quels jeux la lettre
n’a-t-elle pas été le départ! Prenez une lettre : vous verrez son
secret s’approfondir (et ne jamais se fermer) le long d’associa-
tions (de métonymies) infinies où vous retrouverez tout, du
monde : son histoire, la vôtre, ses grands symboles, la philoso-
phie de votre propre nom (par ses initiales), etc. Avant Erté (mais
c’est une époque neuve, tant elle est oubliée), le Moyen Age a
déposé un trésor d'expériences, de rêves, de sens, dans le tra-
vail de ses onciales; et l’art graphique, si nous pouvions secouer
le joug empiriste de notre société, qui réduit le langage à un
simple instrument de communication, devrait être l’art majeur,
en qui se dépasse l’opposition futile du figuratif et de l’abstrait:
car une lettre, tout à la fois, veut dire et ne veut rien dire, n’imite
pas et cependant symbolise, congédie en même temps l’alibi du
réalisme et celui de l’esthétisme.

Re
Saussure est connu par son Cours de linguistique générale, d’où
est sortie une bonne partie de la linguistique moderne. On com-
mence à deviner cependant, par quelques publications frag-
mentaires, que le grand dessein du savant genevois n’était nul-
lement de fonder une linguistique nouvelle (il estimait peu,
dit-on, son Cours), mais de développer et d'imposer aux autres
savants (fort sceptiques) une découverte qu’il avait faite et qui
obséda sa vie (beaucoup plus que la linguistique structurale) : à
savoir qu’il existe, tressé dans le vers des anciennes poésies
(védique, grecque, latine) quelque nom (de dieu, de héros) placé
là par le poète d’une façon quelque peu ésotérique — et cepen-
dant régulière, ce nom s’entendant par sélection successive de
quelques lettres privilégiées. La découverte de Saussure, c’est,
en somme, que la poésie est double : fil sur fil, lettre sur lettre,
mot sur mot, signifiant sur signifiant. Ce phénomène anagram-

JNSNS
NE XNTNENS LAONNT

matique, Saussure, l'ayant perçu, a cru en effet le retrouver par-


tout ; il en était assiégé ; il ne pouvait lire un vers sans entendre
dans le bruissement du premier sens un nom solennel, formé
par la fédération de quelques lettres apparemment dispersées le
long du vers. Partagé entre sa raison de savant et la certitude de
cette seconde écoute, Saussure fut très tourmenté : il craignaïit
de passer pour fou. Cependant, quelle admirable vérité symbo-
lique! Le sens n’est jamais simple (sauf en mathématiques) et
les lettres qui forment un mot, quoique chacune d’elles soit ration-
nellement insignifiante (la linguistique nous a assez dit que les
sons forment des unités distinctives, et non des unités signifiantes,
à l'inverse des mots), cherchent en nous, sans cesse, leur liberté,
qui est de signifier autre chose. Ce ne peut être par hasard si,
au seuil de sa carrière, Erté a pris les initiales de ses deux noms
et en a fait un troisième, qui est devenu son nom d’artiste : comme
Saussure, il n’a fait qu’écouter ce double, tressé sans qu’il le sache
dans l’énoncé courant, mondain, de son identité ; par ce procédé
annonciateur, il désignait déjà l’objet permanent de son œuvre,
la lettre : la lettre, où qu’elle soit (à plus forte raison dans notre
nom), fait toujours signe, comme cette femme qui, tenant un bel
oiseau à chaque main et levant inégalement ses bras, opère le
F de l'alphabet ertéen : la femme fait le signe et le signe fait signe :
une sorte d'art scriptural est fondé, où le signe peut infiniment
se décrocher.

L’alphabet
Erté a composé un alphabet. Prise dans l’alphabet, la lettre y
devient primordiale (elle y est ordinairement majuscule); don-
née sous son état princeps, elle y renforce son essence de lettre :
c’est ici la lettre pure, à l'abri de toute tentation qui l’enchaîne-
rait et la dissoudrait dans le mot (c’est-à-dire dans un sens contin-
gent). Claudel disait de la lettre chinoise qu’elle possédait un être
schématique, une personne scripturale. Par son travail poétique,
Erté fait de chacune de nos lettres occidentales un idéogramme,
c’est-à-dire un graphisme qui se suffit à lui-même, il congédie
le mot: qui aurait envie d'écrire un mot avec les lettres de Erté ?
Ce serait comme un contresens : le seul mot, le seul syntagme
composé par Erté avec ses lettres, c’est son propre nom, c’est-à-
dire encore deux lettres. Il y a dans l'alphabet de Erté un choix
qui dénie la phrase, le discours. Claudel, ici encore, nous aide à

© re] B
PARA RESTO 71

secouer cette paresse qui nous laisse croire que les lettres ne
sont que les éléments inertes d’un sens qui ne naîtrait que par
combinaisons et accumulations de formes neutres ; il nous aide
à comprendre ce que peut être une lettre solitaire (dont l’alphabet
nous garantit la solitude) : « La lettre est par essence analytique :
tout mot qu’elle constitue est une énonciation successive d’af-
firmations que l’œil et la voix épellent: à l’unité elle ajoute sur
une même ligne l’unité, et le vocable précaire dans une perpé-
tuelle variation se fait et se modifie.» La lettre de Erté est une
affirmation (fût-elle pleine d’aménité), elle se pose antérieure-
ment au précaire du mot (qui se défait de combinaisons en com-
binaisons) : seule, elle cherche à se développer non vers ses sœurs
(le long de la phrase) mais vers la métaphore sans fin de sa forme
individuelle : voie proprement poétique, qui ne mène pas au dis-
cours, au /0g0s, à la ratio (toujours syntagmatique), mais au sym-
bole infini. Tel est le pouvoir de l’alphabet : retrouver une sorte
d’état naturel de la lettre. Car la lettre, si elle est seule, est inno-
cente : la faute, les fautes commencent lorsqu'on aligne les lettres
pour en faire des mots (quel meilleur moyen de mettre fin au
discours de l’autre que de défaire le mot et de le faire revenir à
la lettre primordiale comme il est bien dit dans la locution popu-
laire : n, à, ni, c’est fini).
Qu'on permette ici une brève digression personnelle. L'auteur
de ces lignes a toujours éprouvé un vif mécontentement de lui-
même à ne pouvoir s'empêcher de faire toujours les mêmes
fautes de frappe en recopiant un texte à la machine. Ces fautes
sont banalement des omissions ou des additions: diabolique, la
lettre est en trop ou en moins ; la faute la plus retorse (déformant
le mot de la façon la plus perfide), la plus fréquente aussi, c’est la
métathèse : combien de fois (animé sans doute d’une irritation
inconsciente contre des mots qui m’étaient familiers et dont par
conséquent je me sentais prisonnier) n’ai-je pas écrit sturcture (au
lieu de structure), susbtituer (pour substituer) ou trasncription
(pour transcription) ? Chacune de ces fautes, à force de se répé-
ter, prend une physionomie bizarre, personnelle, malveillante,
elle me signifie qu’il y a quelque chose en moi qui résiste au mot
et le châtie en le défigurant. D’une certaine façon, avec le mot,
avec la suite intelligible de lettres, c’est le mal qui commence.
Aussi, antérieur ou extérieur au mot, l’alphabet accomplit-il une
sorte d’état adamique du langage : c’est le langage avant la faute,
parce que c’est le langage avant le discours, avant le syntagme,
et cependant, déjà, par la richesse substitutive de la lettre, entiè-
FT EX T'ES 1087

rement ouvert sur les trésors du symbole. Voilà pourquoi, outre


leur grâce, leur invention, leur qualité esthétique, ou plutôt à tra-
vers ces propriétés mêmes, que ne vient ternir aucune intention
de sens (de discours), les lettres de Erté sont des objets heureux.
Semblable à la bonne fée qui touchant l’enfant de sa baguette, à
titre de don gracieux, faisait tomber des roses de sa bouche en
même temps qu’il parlait (au lieu des crapauds suscités par sa
vilaine rivale), Erté nous apporte en don la lettre pure, qui n’est
encore compromise dans aucune association et n’est dès lors tou-
chée par aucune possibilité de faute : gracieuse et incorruptible.

La sinueuse
La matière dont Erté fait la lettre, on l’a dit, est un mixte de
femme et de parure; le corps et le vêtement se supplémentent
l’un l’autre ; l'appendice vestimentaire évite à la femme toute pos-
ture acrobatique et la transforme en lettre sans qu’elle perde rien
de sa féminité, comme si la lettre était «naturellement » fémi-
nine. Les opérateurs de lettres sont nombreux et divers: ailes,
queues, cimiers, panaches, cheveux, écharpes, fumées, ballons,
traînes, ceintures, voiles ; ces «mutants » (ils assurent la muta-
tion de la Femme en Lettre) n’ont pas seulement un rôle for-
mateur (par leurs compléments, leurs corrections, ils aident à
créer géométriquement la lettre) mais aussi conjuratoire : ils per-
mettent, par le rappel d’un objet gracieux ou culturel (familier),
d’exorciser la mauvaise lettre (il y en a) : T est un signe funeste :
c’est un gibet, une croix, un supplice; Erté en fait une nymphe
printanière, florale, le corps nu, la tête couverte d’un voile léger;
là où alphabet littéral dit: Les bras en croix, l'alphabet symbo-
lique de Erté dit: Les bras offerts, engagés dans un geste à la fois
pudique et favorable. C’est que Erté fait avec la lettre ce que le
poète fait avec le mot : un jeu. Le jeu de mots repose sur un méca-
nisme sémantique très simple : un seul et même signifiant (un
mot) prend simultanément deux signifiés différents, en sorte que
l'écoute du mot est divisée : c’est, bien nommée, la double entente.
Installé dans le champ symbolique, Erté pratique, si l’on peut
dire, la double vision : vous percevez, à votre gré, la femme ou
la lettre, et, supplémentairement, l’agencement de l’une et de
l’autre. Voyez le chiffre 2 : c’est une femme agenouillée, c’est un
long panache en point d'interrogation, c’est 2; la lettre est une
forme totale et immédiate, qui perdrait son sens propre si on
TEXTES 1
RCE00 |

l’analysait (conformément à la théorie de la Gestalt), mais c’est


en même temps une charade, c’est-à-dire un combinat analy-
tique de parties dont chacune a déjà un sens. Comme celui des
poètes baroques ou des peintres surimpressifs, tel Arcimboldo,
le procédé de Erté est retors : il fait fonctionner le sens à des
niveaux rationnellement contradictoires (parce que apparem-
ment indépendants) : celui du tout et celui de chaque partie ; Erté
a, si l’on peut dire, ce coup d'esprit (comme on dit: un coup de
patte) qui ouvre d’un seul geste le monde du signifiant, le monde
du jeu.
Ce jeu se fait à partir de quelques formes simples, des arché-
formes (toute lettre les suppose). Relisons Claudel : « Toute écri-
ture commence par le trait ou ligne qui, un, dans sa continuité,
est le signe pur de l’individu. Ou donc la ligne est horizontale,
comme toute chose qui, dans le seul parallélisme à son principe,
trouve une raison d’être suffisante ou, verticale comme l'arbre
et l’homme, elle indique l’acte et pose l'affirmation; ou, oblique,
elle marque le mouvement et le sens.» En regard de cette ana-
lyse, Erté apparaîtra peu claudelien (on pouvait s’y attendre). Il
y a dans son alphabet très peu d’horizontales (à peine deux traits
d'ailes ou d'oiseaux, dans le E et le F, un envol de chevelure dans
le 7, une jambe dans l'A); Erté est peu tellurien, peu fluvial, les
arcanes de la cosmogonie religieuse ne l’inspirent pas, le prin-
cipe extra-humain n’est pas son fort. Quant aux verticales, elles
n’ont pas chez lui le sens optimiste, volontariste, humaniste que
le poète catholique donnait à cette ligne, marquée pour lui d’une
«inviolable rectitude ». Voyez le 1: cette fille toute droite dans
son bocal a bien, semble-t-il, quelque chose de primordial,
comme si naître, c'était s’incarner d’abord dans la simplicité pre-
mière de la droite; mais complétez ce 1 par le I qui en est tout
proche, la femme y est décapitée, la boule de l'I séparée de son
tronc: aux lettres droites et nues, trop simples, dirait-on, il
manque la rondeur de la vie; ce sont, tendanciellement, des
lettres mortes ; ce sens est corroboré par deux allégories expli-
cites: la Tristesse et l’Indifférence sont pour Erté des verticales
excessives, paroxystiques : ce qui est triste et qui rebute, c’est
d’être trop droit, exclusivement droit : bonne intuition psycholo-
gique : la droite verticale est ce qui coupe, c’est le fil, le tran-
chant, ce qui opère la fente séparatrice (schizein veut dire en
grec : fendre) dont est marqué (et défini) le schizophrène, triste
et indifférent. Des obliques, il y en a dans l’alphabet de Erté (com-
ment faire des lettres sans barres ?) ; l’obliquité amène Erté à des

© Où 2)
110720. QE TON SRECPS CE

inventions inattendues : voile transversal du N, corps rejeté en


arrière du Z, corps cassé et expulsé du K; mais cette ligne, dont
Claudel faisait le symbole naturel du mouvement et du sens, n’est
pas celle que préfère Erté. Alors ? Deux lignes indifférentes (l’ho-
rizontale et l’oblique) et une mauvaise (la verticale) : où est donc
le bonheur de Erté (et le nôtre) ? La structure répond, corrobo-
rant l’évidence : on sait qu’en linguistique le paradigme idéal
comporte quatre termes : deux termes polaires (A s’oppose à B),
un terme mixte (à la fois A et B) et un terme neutre ou zéro (ni
A ni B); les lignes primordiales de l’écriture se rangent facile-
ment sous ce paradigme : les deux termes polaires sont l’hori-
zontale et la verticale ; le terme mixte est l’oblique, compromis
des deux premières; mais le quatrième terme, le terme neutre,
la ligne qui refuse à la fois l’horizontale et la verticale? C’est
celle que préfère Erté, c’est la sinueuse ; elle est visiblement pour
lui l'emblème de la vie, non point de la vie brute, première, notion
métaphysique étrangère à l’univers de Erté, mais la vie fine, civi-
lisée, socialisée, que le thème féminin permet de «chanter »
(comme on disait de l’ancienne poésie; ce qui veut dire : dont la
Femme permet de parler, qu’elle ouvre à la parole graphique) :
comme valeur culturelle (et non plus «naturelle »), la féminité
est sinueuse : l’archéforme du S permet d'écrire l'Amour, la
Jalousie, la dialectique même du sentiment vital, ou, si l’on pré-
fère un terme plus psychologique (et cependant toujours maté-
riel) : la duplicité. Cette philosophie de la sinuosité s’exprime dans
le Masque (le Mystère du Masque, dit une composition de Erté) :
outre que la Femme est, si l’on peut dire, sur le Masque (son
corps ponctue le pincement du nez, ses ailes sont les bajoues et
elle se loge aussi dans l’embrasure des yeux), tout le Masque est
comme une étoffe où s’écrit, à la manière chinoise, un S double,
symétrique et inversé, dont les quatre volutes terminales vous
regardent encore (ne dit-on pas : l’œil de la volute ?) : car le regard
n’est droit que par une abstraction optique : regarder, c’est être
aussi regardé, c’est poser un circuit, un retour, ce que disent à
la fois le S de l’œil et le Masque, écran qui vous regarde.

Départs
Les lettres de Erté sont « poétiques ». Qu’est-ce que cela veut
dire? Le «poétique » n’est pas quelque impression vague, une
sorte de valeur indéfinissable, à quoi l’on se référerait commo-
PME SALE

dément par soustraction du « prosaïque ». Le « poétique » est très


exactement la capacité symbolique d’une forme; cette capacité
n’a de valeur que si elle permet à la forme de «partir » dans un
très grand nombre de directions et de manifester ainsi en puis-
sance le cheminement infini du symbole, dont on ne peut jamais
faire un signifié dernier et qui est en somme toujours le signi-
fiant d’un autre signifiant (ce pour quoi le véritable antonyme
du poétique n’est pas le prosaïque mais le stéréotypé). Il est donc
vain de vouloir établir une liste canonique des symboles libérés
par une œuvre : seules les banalités sont justiciables d’un inven-
taire, car elles seules sont finies. On n’a pas à reconstituer une
thématique de Erté ; il suffit d'affirmer la puissance de départ de
ses formes — qui est aussi bien une puissance de retour, puisque
la voie symbolique est circulaire et que ce vers quoi nous entraîne
Erté est peut-être cela même à partir de quoi l'invention de la
lettre s’établit : le O est une bouche, bien sûr, mais les deux acro-
bates sens dessus dessous qui le forment y ajoutent le signe même
de l'effort, c’est-à-dire de louverture qui est ce dont l’homme
supplémente la ligne fermée de ses lèvres, lorsqu'il veut vivre;
quant au zéro, autre O, c’est bien encore la bouche, mais cette
bouche tient une cigarette et elle peut de la sorte se couronner
métonymiquement d’une autre bouche, courant de fumée bleue
qui s'échappe d’une commissure et rejoint l’autre : deux départs
pour, au fond, la même forme ; K, occlusive, fait partir les deux
jambages obliques de son graphisme d’une sorte de claque, que
la barre rigide de sa première ligne impose, par ricochet, au pos-
térieur de la femme (c’est ici le phonétisme de la lettre qui est
exploité, puisque la claque est un mot onomatopéiïque : vérité lin-
guistique, Car nous savons maintenant qu’il existe un symbolisme
phonétique, et même, pour certains mots, une sémantique des
sons) ; L, c’est le lien (ou la liane), femme tenant en laisse une
panthère couchée, femme-panthère, mythe de l’asservissement
fatal ; D, c’est Diane, nocturne, lunaire, musicale et chasseresse ;
plus subtilement, dans le N, qui est la lettre spéculaire par excel-
lence, puisque, vue dans un miroir, son trait oblique serait
inversé sans que sa figure générale soit modifiée et sans qu’elle
cesse d’être lisible, deux stèles, deux bustes symétriques échan-
gent un voile médiateur: l’un se dévêt de ce dont l’autre se
couvre, mais ce pourrait être le contraire. Ainsi vont les lettres
de Erté, à la fois femmes, parures, coiffures, gestes et lignes:
chacune est à la fois sa propre essence (pour imager une lettre,
il faut saisir son archétype) et le départ d’une aventure symbo-

9) 4 «0
TROT ES ELU 7e

lique, dont le lecteur (ou l’amateur) doit laisser en lui se déve-


lopper le jeu.

M
Cependant, on le sait, lâcher des symboles n’est jamais un acte
spontané, l'affirmation poétique s’appuie sur des dénégations, des
démentis imprimés par l'artiste au sens platement culturel de la
forme: la création symbolique est un combat contre les stéréo-
types. Erté défait le sens premier de certaines lettres. Voyez son
E (important puisqu'il fait partie de son nom écrit); cette lettre
est graphiquement réputée ouverte, par ses trois branches, vers
la suite du mot; elle va, comme on dit, de l'avant; sans la défi-
gurer, Erté retourne son tropisme; l'arrière de la lettre devient
son front; la lettre regarde vers la gauche (région dépassée, selon
le sens de notre écriture), elle s’effiloche vers son avant, comme
si la traîne et les ailes de ses deux femmes étaient prises dans
un vent contraire. Voyez encore le ©, lettre inévitablement mal-
sonnante en français, et par conséquent quelque peu tabou : c’est
l'une des plus gracieuses que Erté ait imaginées : deux oiseaux
forment cercle, de leurs becs joints jusqu’à l’extrémité de leurs
longues queues qui s’entrecroisent pour former cette virgule de
la lettre qui la différencie du O. Au-delà de ces accentuations
euphoriques, Erté prend ses distances à l’égard de toute une
mythologie de la lettre qui, pour être superbement poétique, n’en
est pas moins un peu trop connue : celle que Rimbaud nous a
léguée dans son sonnet des « Voyelles » : À n’est pas pour Erté un
«golfe d'ombre », un «noir corset velu», mais c’est l’arquebou-
tement jaune de deux corps face à face, dont les jambes en
équerre tirent de leur acrobatie une idée de tension construc-
tive ; E, angélique et féminin, n’est pas «la lance des glaciers
fiers »; 1, si sa tête décollée de son corps sage et modeste confère
à sa rectitude, comme on l'a dit, un soupçon d'inquiétude, n’est
nullement pourpre (il n’y à jamais de sang dans l’œuvre de Erté) ;
U, dont les deux branches enferment, comme celles de deux vases
communicants, deux femmes fauves, n’est pas la marque cyclique
imprimée par l’alchimie aux grands fronts studieux; et le O de
Erté, ligne dessinée dans l'air comme la figure de deux acro-
bates, n’est en rien le «suprême clairon plein de strideurs
étranges », ce n’est pas l’Oméga, foyer du «Rayon violet de Ses
Yeux », mais seulement la bouche, ouverte pour sourire, embras-

9 42
EL ROUTES S A59.
7. 1

ser ou parler. C’est que pour Erté, il faut y insister encore, l’es-
pace de l’alphabet, même si la lettre se souvient de son phoné-
tisme, n’est pas sonore, mais graphique ; il s’agit principalement
d’un symbolisme des lignes, non des sons: c’est la lettre qui
«part », non le phonème ; ou du moins ce quelque chose qui avant
de s’identifier à un son clair est un geste musculaire marqué en
nous par des mouvements d’occlusion, de concentration et de
détente (c’est le travail de l’acrobate, figuré dans le O, dans le
A, dans le X, dans le Y, dans le 4), Erté le cherche toujours du
côté de la ligne, du trait, unité graphique ; son symbolisme est
contenu, mais du moins s’empare-t-il d’un art délaissé par notre
grande culture et qui est l’art typographique. Enracinée dans cet
art, la lettre, détachée du son, ou du moins le soumettant, l’in-
corporant à ses lignes, libère un symbolisme propre dont le corps
féminin devient le médiateur. Finissons par quatre lettres de Erté
qui accomplissent exemplairement ce développement métapho-
rique, où se tressent le son et la ligne. R est, phonétiquement,
une valeur grasse (ce n’est que par exception que les Parisiens
d’abord, les Français ensuite, lescamotent) : R est un son rural,
terrien, matériel : R roule (pour Cratyle, le dieu logothète en avait
fait un son fluvial) ; d’une femme nue, offerte sur ses talons hauts,
en dépit du geste méditatif de sa main levée, s’épanouit posté-
rieurement tout un large canal d’étoffe (ou de chevelure : on sait
qu'on ne peut et qu’il ne faut pas distinguer), dont la courbe
grasse, prenant appui sur les fesses, à la façon des anciennes
tournures, forme les deux volutes du R, comme si la femme dési-
gnait abondamment par-derrière ce qu’elle semble réserver par-
devant. Même matérialité (qui ne cesse jamais d’être élégante)
dans le S: c’est une femme sinueuse, lovée dans le contourne-
ment de la lettre, fait lui-même d’un bouillonnement rose ; on
dirait que le jeune corps nage dans quelque substance primor-
diale, effervescente et lisse tout à la fois, et que la lettre dans son
entier est une sorte d’hymne printanier à l’excellence de la sinuo-
sité, ligne de vie. Tout autre est une lettre voisine, sœur jumelle
et pourtant ennemie du S: le Z; Z n'est-il pas un S inversé et
angulé, c’est-à-dire démenti ?
Pour Erté, c’est une lettre dolente, crépusculaire, voilée, bleu-
tée, dans laquelle la femme inscrit à la fois sa soumission et sa
supplication (pour Balzac aussi, c’était une lettre mauvaise,
comme il l'explique dans sa nouvelle Z. Marcas).
Il est enfin dans cette cosmographie alphabétique de Erté une
letire singulière, la seule, je crois, qui ne doive rien à la Femme

94
EME XNTIEMSE TL I9 7 1

ou à ses substituts favoris, l’ange et l’oiseau. Cette lettre inhu-


maine (puisqu'elle n’est plus anthropomorphe) est faite de
flammes fauves : c’est une porte qui brûle, dévorée de mèches :
la lettre de l’amour et de la mort (du moins dans nos langues
latines), la lettre populaire du noir Souci, flamboie seule, au
milieu de tant de Femmes-Lettres (comme on dit: des Filles-
Fleurs), comme l’absence mortelle de ce corps dont Erté a fait
le plus bel objet qu’on puisse imaginer : une écriture.

Erté, FM. Ricci, Parme, 1971


édition française en 1973.
Réflexions sur un manuel

Je voudrais présenter quelques observations improvisées,


simples et même simplistes, qui m'ont été suggérées par la lec-
ture ou la relecture récente d’un manuel d'histoire de la littéra-
ture française. En relisant ou en lisant ce manuel, qui ressem-
blait beaucoup à ceux que j’ai connus quand j'étais moi-même
lycéen, je me suis posé cette question : est-ce que la littérature
peut être pour nous autre chose qu’un souvenir d’enfance? Je
veux dire : qu'est-ce qui continue, qu'est-ce qui persiste, qu’est-
ce qui parle de la littérature après le lycée?
Si l’on s’en tenait à un inventaire objectif, on répondrait que
ce qui continue de la littérature dans la vie adulte, courante, c’est :
un peu de mots croisés, des jeux télévisés, des affiches de cen-
tenaires de naissance ou de mort d'écrivains, quelques titres de
livres de poche, quelques allusions critiques dans le journal que
nous lisons pour tout autre chose, pour y trouver tout autre chose
que ces allusions à la littérature. Cela tient beaucoup, je crois,
au fait que nous autres, Français, nous avons toujours été habi-
tués à assimiler la littérature à l’histoire de la littérature. L’his-
toire de la littérature, c’est un objet essentiellement scolaire, qui
n’existe précisément que par son enseignement; en sorte que le
titre de cette décade, L’Enseignement de la littérature, est pour
moi presque tautologique. La littérature, c’est ce qui s’enseigne,
un point c’est tout. C’est un objet d'enseignement. Vous serez
d’accord pour dire qu’au moins en France nous n’avons produit
aucune grande synthèse, disons de type hégélien, sur l’histoire
de notre littérature. Si cette littérature française est un souvenir
d’enfance — c’est comme cela que je la prends — je voudrais voir
— ce sera l’objet d’un inventaire très réduit et très banal — de quels
composants est fait ce souvenir.
Ce souvenir est d’abord fait de quelques objets qui se répè-
tent, qui reviennent tout le temps, qu’on pourrait presque appe-
ler monèmes de la langue méta-littéraire ou de la langue de l’his-
toire de la littérature ; ces objets, ce sont bien sûr les auteurs, les
écoles, les mouvements, les genres et les siècles. Et puis, sur ces
NE XATERERSe 1490704

objets, il y a un certain nombre, d’ailleurs très réduit en réalité,


de traits ou de prédicats qui viennent se fixer et évidemment se
combiner. Si on lisait les manuels d’histoire de la littérature, on
n'aurait aucune peine à dresser de ces traits la paradigmatique,
la liste oppositionnelle, la structure élémentaire, car ces traits
sont peu nombreux et me semblent parfaitement obéir à une sorte
de structure par couples oppositionnels, avec de temps en temps
un terme mixte; c’est une structure extrêmement simple. Il y a
par exemple le paradigme archétypique de toute notre littéra-
ture, qui est romantisme-classicisme (bien que le romantisme
français sur le plan international apparaisse comme relativement
pauvre), parfois à peine compliqué en romantisme-réalisme-
symbolisme, pour le xix° siècle. Vous savez que la loi même de
la combinatoire permet avec très peu d'éléments de donner tout
de suite une sorte de prolifération apparente : en appliquant cer-
tains de ces traits à certains des objets que j'ai dits, on produit
déjà certaines individualités, ou certains individus littéraires.
C’est ainsi que, dans les manuels, les siècles eux-mêmes sont
toujours présentés finalement d’une façon paradigmatique. C’est
déjà, à vrai dire, une chose assez étrange qu’un siècle puisse
avoir une sorte d'existence individuelle, mais nous sommes pré-
cisément, par nos souvenirs d'enfance, habitués à faire des
siècles des sortes d'individus. Les quatre grands siècles de notre
littérature sont fortement individués par toute notre histoire lit-
téraire : le xvie, c’est la vie débordante ; le xvie, c’est l’unité; le
xvit, c’est le mouvement, et le xIx°, c’est la complexité.
D’autres traits s’y ajoutent que l’on peut de nouveau très bien
opposer, paradigmatiser. Je donne en vrac quelques-unes de ces
oppositions, de ces prédicats qui se fixent sur les objets littéraires :
il y a «débordant » opposé à «contenu», il y a «art hautain»,
P«obscurité volontaire » opposés au « foisonnement », la « froideur
rhétorique » à la «sensibilité » —- ce qui recouvre le paradigme
romantique bien connu du froid et du chaud -, ou encore l’op-
position entre les « sources » et l’«originalité », entre le «travail »
et «inspiration »; c’est là simplement l’amorce d’un petit pro-
gramme d'exploration de cette mythologie de notre histoire de
la littérature, et cette exploration commencerait donc par éta-
blir ces sortes de paradigmes mythiques dont effectivement les
livres scolaires français ont toujours été très friands, parce que
c’était un procédé de mémorisation ou peut-être au contraire
parce que la structure mentale fonctionnant par contraires a une
bonne rentabilité idéologique (il faudrait une analyse idéologique

9 4 6
TE MURS LMD CL

pour nous le dire); c’est cette même opposition que l’on ren-
contre par exemple entre Condé et Turenne, qui seraient les
grandes figures archétypiques de deux tempéraments français:
si vous les mettez ensemble dans un seul écrivain (on sait depuis
Jakobson que l’acte poétique consiste à étendre un paradigme
en syntagme), vous produisez des auteurs qui concilient à la fois,
par exemple, « l’art formel et l'extrême sensibilité » ou qui mani-
festent «le goût des plaisanteries dissimulant une profonde
détresse » (comme Villon). Ce que je dis là est simplement
lamorce de ce que l’on pourrait imaginer comme une sorte de
petite grammaire de notre littérature, grammaire qui produirait
des sortes d’individuations stéréotypées : les auteurs, les mou-
vements, les écoles.
Deuxième composant de ce souvenir : l’histoire littéraire fran-
çaise est faite de censures qu’il faudrait inventorier. Il y a - on
le sait, on l’a déjà dit - toute une autre histoire de notre littéra-
ture à écrire, une contre-histoire, un envers de cette histoire, qui
serait l’histoire de ces censures précisément. Ces censures, que
sont-elles ? D’abord les classes sociales; la structure sociale qui
est sous cette littérature se trouve rarement dans les manuels
d'histoire littéraire, il faut déjà passer à des livres de critique
plus émancipés, plus évolués, pour la trouver; lorsqu'on lit ces
manuels, les références à des dispositions de classes existent par-
fois, mais alors uniquement en passant et à titre d’oppositions
esthétiques. Au fond, ce que le manuel oppose, ce sont des atmo-
sphères de classes, non pas des réalités : lorsque l'esprit aristo-
cratique est opposé à l’esprit bourgeoïs et populaire, tout au moins
pour les siècles passés, c’est la distinction du raffiné opposé à la
bonne humeur et au réalisme. On trouve encore, même dans des
manuels récents, des phrases de ce genre : « Plébéien, Diderot
manque de tact et de délicatesse; il commet des fautes de goût
qui traduisent de la vulgarité dans les sentiments eux-mêmes... »
Donc, la classe existe, mais à titre d’atmosphère esthétique ou
éthique; au niveau des instruments de savoir, il y a dans ces
manuels l’absence flagrante d’une économie et d’une sociologie
de notre littérature. La seconde censure serait évidemment celle
de la sexualité, mais je n’en parle pas, parce qu’elle rentre dans
la censure beaucoup plus générale que toute la société fait por-
ter sur le sexe. Une troisième censure serait — je considère pour
ma part que c’est une censure — celle du concept même de lit-
térature, qui n’est jamais défini en tant que concept, la littéra-
ture dans ces histoires étant au fond un objet qui va de soi et
AN MINERST MO T7

qu’on ne met jamais en question pour en définir sinon l'être, tout


au moins les fonctions sociales, symboliques ou anthropolo-
giques ; alors qu’en fait on pourrait retourner ce manque et dire
— en tout cas, personnellement, je le dirais volontiers — que l’his-
toire de la littérature devrait être conçue comme une histoire de
l’idée de littérature, et cette histoire ne me semble pas exister
pour le moment. Enfin une quatrième censure, qui n’est pas la
moins importante, porte sur les langages, comme toujours. Le
langage est un objet de censure beaucoup plus important peut-
être que tous les autres. J’entends par là une censure manifeste,
celle que ces manuels font porter sur les états de la langue éloi-
gnés de la norme classique. C’est une chose connue, il y a une
immense censure sur la préciosité. La préciosité, au xvif siècle
notamment, est décrite comme une sorte d'enfer classique : tous
les Français, à travers leur enseignement scolaire, ont sur la pré-
ciosité le même jugement et le même regard que Boileau, Molière
ou La Bruyère ; c’est un procès à sens unique, qui est répété pen-
dant des siècles — et cela malgré peut-être ce qu’une véritable
histoire de la littérature mettrait facilement au jour, à savoir
l'énorme succès persistant de la préciosité pendant tout le
xvIIe siècle, puisque, même en 1663, un recueil de poésies
galantes de la comtesse de Suze avait eu quinze réimpressions
de tomes multiples. Il y a donc là un point à éclaircir, un point
de censure. Il y a aussi le cas du français du xvI° siècle, ce qu’on
appelle le moyen français, qui est rejeté de notre langue, sous
prétexte qu’il est fait de nouveautés caduques, d’italianismes, de
jargons, de hardiesses baroques, etc., sans que jamais on se pose
le problème de savoir ce que nous avons perdu, nous en tant que
Français d'aujourd'hui, dans le grand traumatisme de la pureté
classique. Nous n’avons pas perdu seulement des moyens d’ex-
pression, comme on dit, mais aussi certainement une structure
mentale, car la langue, c’est une structure mentale ; je rappelle-
rai à titre d'exemple significatif que, selon Lacan, une expres-
sion française comme «ce suis-je » correspond à une structure
de type psychanalytique, donc en un sens plus vraie, et c'était
une structure qui était possible dans la langue du xvr. Ici encore,
il y a peut-être un procès à ouvrir. Ce procès devrait partir évi-
demment d’une condamnation de ce qu’il faut bien appeler le
classico-centrisme, qui, à mon avis, marque encore maintenant
toute notre littérature, notamment en ce qui concerne la langue.
Encore une fois, il faut inclure ces problèmes de langue dans les
problèmes de littérature; il faut se poser les grandes questions:

9 4 8
MAE KT ES 19.7 À

quand commence une langue ? Qu'est-ce que cela veut dire pour
une langue que commencer ?Quand commence un genre ? Qu’est-
ce que cela veut dire quand on nous parle du premier roman fran-
Çais, par exemple ? En vérité, on voit bien qu’il y a toujours, der-
rière l’idée classique de la langue, une idée politique: l'être de
la langue, c’est-à-dire sa perfection et même son nom, est lié à
une culmination de pouvoir: le classique latin, c’est le pouvoir
latin ou romain; le classique français, c’est le pouvoir monar-
chique. C’est pour cela qu’il faut dire que, dans notre enseigne-
ment, on cultive, ou on promeut, ce que j’appellerai la langue
paternelle, et non pas la langue maternelle - d'autant que, soit
dit en passant, le français parlé, on ne sait pas ce que c’est; on
sait ce que c’est que le français écrit parce qu’il y a des gram-
maires du bon usage, mais le français parlé, personne ne sait ce
que c’est; et, pour le savoir, il faudrait commencer par échapper
au classico-centrisme.
Troisième élément de ce souvenir d'enfance : ce souvenir est
centré, et son centre est — je viens de le dire — le classicisme. Ce
classico-centrisme nous paraît anachronique; pourtant nous
vivons encore avec lui. Encore maintenant, on passe les thèses
de doctorat dans la salle Louis-Liard, à la Sorbonne, et il faut
faire l’inventaire des portraits qui sont dans cette salle; ce sont
les divinités qui président au savoir français dans son ensemble :
Corneille, Molière, Pascal, Bossuet, Descartes, Racine sous la pro-
tection — cela, c’est un aveu — de Richelieu. Ce classico-centrisme
va donc loin, puisqu'il identifie toujours, et cela même dans l’ex-
posé des manuels, la littérature avec le roi. La littérature, c’est
la monarchie, et invinciblement on construit l’image scolaire de
la littérature autour du nom de certains rois: Louis XIV, bien
sûr, mais aussi François I", Saint Louis, en sorte que, au fond,
on nous présente une sorte d'image lisse où le roi et la littéra-
ture se réfléchissent l’un l’autre. Il y a aussi, dans cette structure
centrée de notre histoire de la littérature, une identification natio-
nale : ces manuels d'histoire mettent en avant, perpétuellement,
ce qu’on appelle des valeurs typiquement françaises ou des tem-
péraments typiquement français; on nous dit par exemple que
Joinville est typiquement français ; ce qui est français — le géné-
ral de Gaulle en a donné une définition — c’est ce qui est « régu-
lier, normal, national ». C’est évidemment l’éventail des normes
et des valeurs de notre littérature. Du moment que cette histoire
de notre littérature a un centre, il est évident qu’elle se construit
par rapport à ce centre; ce qui vient après ou avant dans l’en-

JAN 9
ME
X ET ES 00 47

semble est donc donné sous forme d’annonce ou d'abandon. Ce


qui est avant le classicisme annonce le classicisme - Montaigne
est un précurseur des classiques ; ce qui vient après le récupère
ou l’abandonne.
Dernière remarque : le souvenir d'enfance dont je parle
emprunte sa structuration permanente, tout le long de ces siècles,
à une grille qui n’est plus dans notre enseignement la grille rhé-
torique, puisqu'elle a été abandonnée vers le milieu du xiIx° siècle
(comme Genette l’a montré dans un article précieux sur ce pro-
blème); c’est maintenant une grille psychologique. Tous les
jugements scolaires reposent sur la conception de la forme
comme «expression » du sujet. La personnalité se traduit dans
le style, ce postulat alimente tous les jugements et toutes les ana-
lyses qu’on porte sur les auteurs ; d’où finalement la valeur clef,
celle qui revient le plus souvent pour juger des auteurs, qui est
la sincérité. Par exemple, Du Bellay sera loué pour avoir eu des
cris sincères et personnels ; Ronsard avait une foi catholique sin-
cère et profonde; Villon, le cri du cœur, etc.
Ces quelques remarques sont simplistes et je me demande si
elles pourront donner lieu à discussion, mais je voudrais les
conclure par une dernière observation. À mon sens, il y a une
antinomie profonde et irréductible entre la littérature comme pra-
tique et la littérature comme enseignement. Cette antinomie est
grave parce qu’elle se rattache au problème qui est peut-être le
plus brûlant aujourd’hui, et qui est le problème de la transmis-
sion du savoir; c’est là, sans doute, maintenant, le problème fon-
damental de l’aliénation, car, si les grandes structures de Palié-
nation économique ont été à peu près mises au jour, les structures
de l’aliénation du savoir ne l’ont pas été; je crois que, sur ce
plan, un appareil conceptuel politique ne suffirait pas et qu’il y
faut précisément un appareil d'analyse psychanalytique. C’est
donc cela qu’il faut travailler, et cela aura ensuite des répercus-
sions sur la littérature et ce qu’on peut en faire dans un ensei-
gnement, à supposer que la littérature puisse subsister dans un
enseignement, qu’elle soit compatible avec l’enseignement.
En attendant, ce qu’on peut signaler, ce sont des points de
redressement provisoires; à l’intérieur d’un système d’ensei-
gnement qui garde la littérature à son programme, est-ce qu’on
peut imaginer provisoirement, avant que tout soit mis en cause,
des points de redressement ? Je vois trois points de redressement
immédiats. Le premier serait de retourner le classico-centrisme
et de faire de l’histoire de la littérature à reculons : au lieu de

© [e1l ©
TEXTES NO 7e

prendre l’histoire de la littérature d’un point de vue pseudo-géné-


tique, il faudrait nous faire nous-mêmes le centre de cette his-
toire, et remonter, si l’on veut vraiment faire de l’histoire de la
littérature, à partir de la grande coupure moderne, et organiser
cette histoire à partir de cette coupure; de la sorte, la littérature
passée serait parlée à partir d’un langage actuel, et même à par-
tir de la langue actuelle : on ne verrait plus de malheureux étu-
diants obligés de travailler en premier le xvi‘ siècle, dont ils com-
prennent à peine la langue, sous prétexte qu’il vient avant le
xvire siècle, lui-même tout occupé de querelles religieuses, sans
rapport avec leur situation présente. Deuxième principe : sub-
stituer le texte à l’auteur, à l’école et au mouvement. Le texte,
dans nos collèges, est traité en tant qu’objet d'explication, mais
Pexplication de texte est elle-même toujours rattachée à une his-
toire de la littérature ; il faudrait traiter le texte non pas comme
un objet sacré (objet d’une philologie), mais essentiellement
comme un espace de langage, comme le passage d’une sorte d’in-
finité de digressions possible, et donc faire rayonner, à partir d’un
certain nombre de textes, un certain nombre de codes de savoir
qui y sont investis. Enfin, troisième principe : à tout coup et à
tout instant développer la lecture polysémique du texte, recon-
naître enfin les droits de la polysémie, édifier pratiquement une
sorte de critique polysémique, ouvrir le texte au symbolisme. Cela
serait, je crois, déjà une très grande décompression dans l’en-
seignement de notre littérature — non pas, je le répète, tel qu’il
est pratiqué, cela dépend des professeurs, mais tel qu’il me
semble encore codifié.

Conférence prononcée au colloque « L'Enseignement


de la littérature » tenu au Centre culturel international
de Cerisy-la-Salle en 1969, et extraite des «Actes » parus sous
le même titre aux éditions Plon, 1971.
Préface

Quelques images, il n’en faut pas plus à Savignac pour consti-


tuer sous nos yeux une petite encyclopédie de la modernité : la
France en proie à la promotion technique, les communications
de masse (presse, radio, télévision), l’usine, la campagne, le loge-
ment, la nourriture, l'automobile, la pollution, les élections muni-
cipales, tout y est de ce qui peut faire dans notre pays la matière
des traités de sociologie et le sujet multiple de nos conversations.
Cette manière de s’ouvrir au monde dans ce qu’il a de plus banal
et de plus énigmatique, ce soin, et l’on pourrait dire cette joie
d’articuler son propre discours sur les objets communs du lan-
gage social, cet art d’y ajouter l’acuité d’une parole originale,
tout cela fait de Savignac un moraliste : non pas quelqu'un qui
fait de la morale aux autres, mais quelqu'un qui traite des mœurs
de son époque.
Cette morale (ou discours sur les mœurs) est très claire parce
que Savignac use d’un lexique simple, relevant de ce qu’on pour-
rait appeler la langue quotidienne de l’image : les lunettes, c’est
l’homme d’affaires, le cigare, c’est le capitaliste, le gibus étoilé,
c’est l'Amérique, l'acidité, c’est la chimie, les bras croisés, c’est
la force, etc. Cette simplicité intellective n’exclut pas la nuance,
dans laquelle vient se déposer un charme propre à Savignac : les
lunettes du bureaucrate ne sont pas tout à fait les mêmes que
celles du lecteur de journaux; les bras croisés de la puissante
automobile sont ambigus : ce sont les bras d’un athlète mais aussi
ceux d’une matrone. Dans le lexique le plus simple s'établit ainsi
un certain supplément du sens, sans lequel il n’y aurait pas art
mais seulement communication.
Le discours de Savignac (une certaine façon d’écrire en
images) est poétique (il faut retirer de ce mot toute idée vague et
lui donner le sens pleinement opératoire qu’il avait dans l’Anti-
quité) : Savignac déplace des formes, fait communiquer des indi-
vidus ordinairement distincts, objets ou hommes. Le ressort de ce
langage figuré est la métamorphose : tantôt des hommes sont
transformés en objets (le citadin devient cheminée d’usine), tan-

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tôt des objets sont transformés en homme (le panneau électoral


est transformé en maire); mais dans la métamorphose, ce qui
intéresse Savignac, ce n’est pas le résultat, c’est le passage ; c’est
en quelque sorte l’infixable qu’il fixe, le moment où le monstre
donne à lire à la fois son origine génétique (un panneau de bois)
et son avenir aliéné (une cheminée d’usine). Savignac crée moins
des identités qu’il ne surprend des identifications, au sens actif du
mot : la vache n’est pas «remplacée » par une boîte de lait en
poudre ; un tiers individu surgit, à la fois vache, boîte et poudre.
Nous éprouvons ainsi le plaisir de voir le sens s’élaborer devant
nous, nous participons à un travail créateur de signes, plus que
nous ne consommons son résultat. L’art de Savignac est ainsi un
art du futur imminent: la France va se transformer en usager
presse-bouton, le bureaucrate en fauteuil Knoll, le cerveau
humain en foie gras de conserve, le lecteur en journal, les
bouches en micros; et ce temps subtil, à la fois présent et futur
(que les Anglais appellent progressif), dont Savignac fait le res-
sort de ses métamorphoses, est bien celui de notre France, en
proie au « développement » technique ; la France est en train de
devenir machine, et c’est ce train qui est présent à la fois dans
l’histoire actuelle de notre pays et dans la grammaire que Savi-
gnac a inventée.
Cet art très franc possède des qualités subtiles qui viennent
compliquer la clarté et l'exactitude de ses messages. Tout d’abord,
il y a presque toujours dans un dessin de Savignac un coin de
charme qui en est comme la signature ; l'humain n’est jamais
présent dans l’anecdote même, puisque précisément le bannis-
sement de l’homme en est le sujet, mais il revient subreptice-
ment dans quelque détail très discrètement insolite, perdu même
(comme on dit de quelqu'un qu’il est perdu dans son rêve ou son
sourire) : ainsi du bébé-immeuble, tombé sur le derrière, plutôt
qu’assis ; ainsi de la chevelure effeuillée du lecteur de journal et
du rose enfantin de ses joues; ainsi du robot légèrement penché
sur son Compagnon ensanglanté, dans cette inclinaison propre
aux corps surpris, attendris et empotés ; ainsi encore des yeux
coquins et des babines séductrices de la vache-machine. Quoique
net, cet art ne parvient pas à être dur : il est toujours signé quelque
part d’une certaine aménité ; c’est un art courtois (ce mot a eu
autrefois un sens très fort).
L’incongruité la plus subtile — celle qui fonde véritablement la
poétique de Savignac — ne vient pas cependant d’une « manière »
mais d’un véritable renversement des signes. D’ordinaire la
|-
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77
Er
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MERE TRMENM STI OT NT

métaphore repousse le sens propre d’une expression pour y faire


entendre à la place un sens figuré; si je dis mourir de chagrin,
je ne veux nullement dire que le chagrin me prive de la vie phy-
siologique ; cependant le poète Cyrano de Bergerac s'était plu,
dans une fiction conduite imperturbablement jusqu’à son terme,
à imaginer un condamné à mort à qui l’on faisait entendre, par
manière de supplice, une musique si triste qu’il en mourait. De
la même façon, Savignac produit un effet très surprenant en illus-
trant au pied de la lettre quelques métaphores courantes : nous
sommes vissés à nos fauteuils devant un écran de télévision?
Savignac prend le langage au mot: une famille, les yeux exor-
bités, est transformée en sièges; les pieds et les bras du fauteuil
(figure bien connue sous le nom de catachrèse) sont aussi les
pieds et les bras de l’être humain (sens littéral). Savignac opère
souvent de ces déplacements rhétoriques, mais bien loin que son
imagination distende l’image de son référent (c'était le mot
d'ordre des Surréalistes), par une naïveté feinte, il ramène l’image
à sa lettre ; et c’est dans cette réduction excessive que, tout comme
Cyrano, il découvre la poétique.
Enfin (dernière ambiguïté), si la peinture que Savignac donne
de notre modernité est critique, on n’est jamais tout à fait sûr (et
c’est heureux) de son origine : est-ce Savignac qui ressent les
dangers de la mécanisation et redoute pour l’homme les consé-
quences de son obsession technique ? Sans doute ; cependant la
critique actuelle nous suggère que le point de vue du créateur est
moins pertinent qu’on ne l’a cru pendant des siècles ; l'œuvre ne
s’arrête pas à celui qui l’a produite, l'intention de l’auteur
n’épuise pas la situation et par conséquent le sens de sa produc-
tion; je puis lire l’humanisme de Savignac comme l’expression
de sa conviction (de sa « philosophie »), mais aussi, d’une façon
plus ambiguë, comme la projection d’un fantasme collectif, dont
le créateur peut être, sans qu’on puisse en décider, ou le célé-
brant ou le démystificateur.
Savignac produit un fragment de l'idéologie humaniste, mais
ce n’est, si l’on peut dire, qu’une « mise en figure », ou si l’on pré-
fère, une «mise en scène » flottante, qu’il appartient à chaque
lecteur d’ancrer selon sa détermination politique : la critique forte
de la civilisation machiniste peut être un thème aussi bien
régressif (si l’on met l'accent sur la destruction des valeurs pas-
sées) que progressiste (si l’on dénonce l’inhumanité des rapports
de production dans les sociétés techno-capitalistes) ; l'ironie de
Savignac est précisément flottante, s’appliquant contradictoire-

JN6G A0
TEUX T'ES LOTO

ment ici au «péril noir» et là au businessman américain. C’est


que l’homme de Savignac (et peu importe que ce soit l’'homme-
Savignac) se débat dans les contradictions de son propre monde :
il les ressent toutes. Or c’est cette situation plurielle, sans issue
de décision, qui constitue l'artiste : il est celui qui ne peut venir
à bout de la contradiction, car l’art, de par sa structure même,
ne permet jamais d’énoncer définitivement un choix (le lecteur
y ajoute toujours son dernier mot). La poétique produit un appa-
reil de relations doué d’une infinité de sorties et dispensant alors,
comme le fait Savignac, à la fois le plaisir et le malaise.

Préface à Savignac, Défense d’afficher, Delpire, 1971 (repris dans


Graphis, 14 trimestre 1974).
Les suites d'actions

On sait que, selon les premières analyses structurales du récit,


un conte est un enchaînement systématique d'actions, distribuées
entre un petit nombre de personnages et dont la fonction est iden-
tique d’une histoire à l’autre. En analysant quelques centaines
de contes slaves, Vladimir Propp a eu le mérite d’établir la
constance des éléments (personnages et actions) et des rapports
(enchaînement des actions) qui constitue à coup sûr la forme du
conte populaire. Cette forme reste cependant chez Propp un
schéma, un dessin syntagmatique, issu par abstraction des che-
minements de l’action dans des contes divers. Lévi-Strauss et
Greimas, complétant et rectifiant Propp, ont tenté de structurer
ce cheminement, en couplant les actions de la suite narrative,
séparées dans le cours du conte par d’autres actions et une cer-
taine distance temporelle, mais liées entre elles par un rapport
paradigmatique d’oppositions (par exemple : nanqgue survenu au
héros/réfection de ce manque). Bremond enfin a étudié le rapport
logique des actions narratives, dans la mesure où ce rapport
réfère à une certaine logique des comportements humains, met-
tant au jour, par exemple, une certaine structure constante du
stratagème ou de la fraude, épisodes très fréquents dans le
conte !. On voudrait ici apporter une contribution à ce problème,
qui est à coup sûr fondamental pour l’analyse structurale du récit,
en analysant des séquences d'actions, prélevées non plus dans
le conte populaire, mais dans le récit littéraire : les exemples dont
on fera état ici sont empruntés à une nouvelle de Balzac, Sar-
rasine — publiée dans les Scènes de la vie parisienne —, sans que
l’on se préoccupe cependant de traiter en quoi que ce soit de

{. Voir notamment: A.-J. Greimas, « Eléments pour une théorie de l’in-


terprélation du récit mythique », Communications, n° 8, 1966, p. 28-59 [coll.
« Points », 1981; et Du sens, Paris, Ed. du Seuil, 1970]; CI. Bremond, «Le
message narratif», Communications, n° 4, 1964, p. 4-52 [Logique du récit,
Paris, Ed. du Seuil, 1975]; et « La logique des possibles narratifs », Com-
munications, n° 8, 1966, p. 60-76 [coll. « Points », 1981].

CIPAGITEY
LE E'KET MS LS TT à

l’art balzacien ou même de l’art réaliste : il s'agira uniquement


de formes narratives, non de traits historiques ou de performances
d'auteur.
Pour commencer, deux remarques. Tout d’abord, celle-ci :
l'analyse des contes a dégagé les grandes actions, les articula-
tions primordiales de l’histoire (contrats, épreuves ou aventures
subies par le héros); mais, dans le récit littéraire, ces grandes
actions une fois repérées (à supposer que ce soit facile), il reste
une foule de menues actions, d'apparence souvent futile et
comme machinale (frapper à une porte, engager une conversa-
tion, donner un rendez-vous, etc.) : doit-on tenir ces actions sub-
sidiaires pour une sorte de fond insignifiant et les soustraire à
l'analyse sous prétexte qu’il va de soi que le discours les énonce
pour relier deux actions principales? Non, car ce serait préjuger
de la structure finale du récit, ce serait infléchir cette structure
dans un sens unitaire, hiérarchique ;nous pensons au contraire
que toutes les actions d’un récit, si menues qu’elles paraissent,
doivent être analysées, intégrées à un ordre qu’il convient de
décrire : dans le texte (au contraire du récit oral), aucun trait de
parole n’est insignifiant.
La seconde remarque est celle-ci : bien plus encore que dans
le conte populaire, les suites d'actions du récit littéraire sont
prises dans un flux abondant d’autres « détails », d’autres traits
qui ne sont en rien des actions ; ce sont ou bien des indices psy-
chologiques, dénotant le caractère d’un personnage ou d’un lieu,
ou bien des jeux de conversation à travers lesquels les parte-
naires cherchent à se rejoindre, à se convaincre ou à s’abuser,
ou bien des notations que le discours avance pour poser, retar-
der ou résoudre des énigmes, ou bien des réflexions générales
issues d’un savoir ou d’une sagesse, ou bien enfin des inventions
de langage (telle la métaphore) que l'analyse doit intégrer ordi-
nairement au champ symbolique de l'ouvrage. Aucun de ces traits
n’est « spontané » ou «insignifiant » : chacun reçoit son autorité
et sa familiarité d’un ensemble systématique de « façons de pen-
ser », c’est-à-dire de répétitions et de règles collectives, ou encore
d’un grand code culturel : Psychologie, Science, Sagesse, Rhéto-
rique, Herméneutique, etc. Dans cette profusion d’autres signes,
les comportements des personnages (pour autant qu’ils se lient
en suites cohérentes) relèvent d’un code particulier, d’une
logique des actions qui, certes, structure profondément le texte,
lui donne son allure «lisible », son apparence de rationalité nar-
rative, ce que les Anciens appelaient son vraisemblable, mais est

OL GNS
TOME RENAN S 10080 RTE

loin d’occuper toute la surface signifiante du récit littéraire : pen-


dant des pages, il peut fort bien ne se rien passer (c’est-à-dire ne
s’énoncer aucune action), et, d’un autre côté, un acte conséquent
peut être séparé de son antécédent par une grande masse de
signes issus des autres codes que le code actionnel. Et puis il ne
faut pas oublier que des actions peuvent être énoncées à titre
seulement d'indices d’un caractère (&l avait l'habitude de...) : elles
sont alors liées entre elles par un processus d’accumulation, non
par un ordre logique, ou du moins le logique auquel elles ren-
voient est d’ordre psychologique et non d'ordre pragmatique.
Tout ceci étant réservé (qui représente une part énorme du
récit littéraire), il n’en reste pas moins dans le texte classique
(antérieur à la coupure de la modernité) un certain nombre d’in-
formations actionnelles liées entre elles par un ordre /ogico-tem-
porel (ceci qui suit cela en est aussi la conséquence), organisées
par là même en suites ou séquences individuées (par exemple :
1° arriver à une porte; 2° frapper à cette porte; 3° y voir appa-
rattre quelqu'un), dont le développement interne (fût-il imbriqué
dans celui d’autres séquences parallèles) assure à l’histoire sa
marche et fait du récit un organisme processif, en devenir vers
sa « fin » ou sa «conclusion ».
Comment appeler ce code général des actions narratives, dont
les unes apparaissent importantes, douées d’une grande densité
romanesque (assassiner, enlever une victime, faire une déclara-
tion d'amour, etc.) et les autres très futiles (ouvrir une porte, s’as-
seoir, etc.), de façon à le distinguer des autres codes de culture
qui s’investissent dans le texte (cette distinction n’a évidemment
qu’une valeur analytique, car le texte présente tous les codes
méêlés et comme tressés) ? Me référant à un terme du vocabulaire
aristotélicien (Aristote est après tout le père de l’analyse struc-
turale des œuvres), j'ai proposé ! d'appeler ce code des actions
narratives code proairétique. Etablissant la science de l’action ou
praæxis, Aristote, en effet, la fait précéder d’une discipline annexe,
la proairésis, ou faculté humaine de délibérer à l'avance l’issue
d’un acte, de choisir (c’est le sens étymologique), entre les deux
termes d’une alternative, celui que l’on va réaliser. Or, à chaque
nœud de la suite d'actions, le récit lui aussi (mieux vaut parler
du récit et non de l’auteur, car on se réfère ici à une langue nar-

1. Dans un ouvrage consacré à l'analyse structurale de Sarrasine. [S/Z,


Paris, Ed. du Seuil, 1970; et tome III des ©.C.]

9 6 4
REA ES A D TT

rative et non à une performance du conteur) « choisit » entre plu-


sieurs possibilités et ce choix engage à chaque instant l’avenir
même de l’histoire : de toute évidence, l’histoire changera selon
que la porte où l’on a frappé s’ouvrira ou ne s’ouvrira pas, etc.
(cette structure alternative a été particulièrement étudiée par
CL Bremond) ; il va de soi que, placé à chaque action devant une
alternative (lui donner telle ou telle suite), le récit ne choisit
jamais que le terme qui lui est profitable, c’est-à-dire qui assure
sa survie en tant que récit; jamais le récit ne marque un terme
(en l’énonçant comme s’accomplissant) qui éteindrait l’histoire,
la ferait tourner court : il y a en quelque sorte un véritable ins-
tinct de conservation du récit qui, de deux issues possibles impli-
quées par une action énoncée, choisit toujours l'issue qui fait
«rebondir » l’histoire ; cette évidence, banale maïs à vrai dire peu
étudiée, n’est pas inutile à rappeler parce que l’art narratif (qui
est performance, application d’un code) consiste précisément à
donner à ces déterminations structurales (qui ont seulement en
vue le «salut » du récit et non celui de tel ou tel de ses person-
nages) la caution (lalibi) de mobiles ordinairement psycholo-
giques, moraux, passionnels, etc. : là où le récit choisit en fait sa
propre survie, c’est le personnage qui semble choisir son propre
destin : l'instinct de conservation de l’un est masqué sous la
liberté de l’autre : l’économie narrative (tout aussi contraignante
que l’économie monétaire) se sublime en libre arbitre humain.
Telles sont les implications de ce terme de proairétisme que je
propose d'appliquer à toute action narrative engagée dans une
suite cohérente et homogène.
Il faut encore savoir comment l’on peut constituer ces suites,
comment l’on décide qu’une action fait partie de telle suite et
non de telle autre. En fait, cette constitution de la suite est étroi-
tement liée à sa nomination; et, inversement, son analyse est
liée au dépli du nom qui lui a été trouvé : c’est parce que je puis
spontanément subsumer des actions diverses telles que partir,
voyager, arriver, rester, sous le nom général de Voyage, que la
suite prend de la consistance et s’individualise (s’oppose à
d’autres suites, à d’autres noms) ; inversement, c’est parce qu’une
certaine expérience pratique me persuade que sous le terme de
Rendez-vous se dispose ordinairement une série d’actes tels que
proposer, accepter, honorer que, ce terme m’ayant été d’une
manière ou d’une autre suggéré par le texte, j’ai quelque droit
à en observer particulièrement le schéma séquentiel; dégager
les séquences (de la masse signifiante du texte, dont on a dit le

OMG SE
TIME OX ARMES 7

caractère hétéroclite), c’est ranger des actions sous un nom géné-


rique (Rendez-vous, Voyage, Excursion, Assassinat, Enlèvement,
etc. }; analyser ces séquences, c’est déplier ce nom générique
en ses composants. Que la simple nomination soit un critère suf-
fisant de constitution du phénomène à observer peut paraître bien
léger, laissé à la discrétion toute subjective de l'analyste, et, pour
tout dire, peu «scientifique »; n’est-ce pas dire à chaque suite:
vous existez parce que je vous nomme ; et je vous nomme ainsi
parce que tel est mon bon plaisir? A quoi il faut répondre que
la science du récit (si elle existe) ne peut obéir aux critères des
sciences exactes ou expérimentales; le récit est une activité de
langage (de signification ou de symbolisation) et c’est en termes
de langage qu’elle doit s’analyser : 20mmer est alors pour l’ana-
lyste une opération aussi bien fondée, aussi homogène à son
objet, que mesurer pour le géomètre, peser pour le chimiste,
microscoper pour le biologiste. De plus, le nom que l’on trouve
à la séquence (et qui la constitue) est un témoin systématique,
il procède lui-même de la vaste activité de classement en quoi
consiste la langue ; si j'appelle telle suite Enlèvement, c’est parce
que la langue elle-même a classé, a maîtrisé la diversité de cer-
taines actions sous un concept unique qu’elle me transmet et
dont elle authentifie ainsi la cohérence; l'Enlèvement que je
constitue à partir de bribes d’actions éparses dans le texte coïn-
cide alors avec tous les enlèvements que j’ai lus; le nom est la
trace exacte, irréfutable, aussi solide qu’un fait scientifique, d’un
certain déjà-écrit, déjà-lu, déjà-fait ; trouver le nom n’est done nul-
lement une opération fantaisiste, laissée à mon seul caprice ; trou-
ver le nom, c’est trouver ce déjà qui constitue le code, c’est assu-
rer la communication du texte et de tous les autres récits qui
font la langue narrative, car le travail linguistique ou sémiolo-
gique ne peut jamais consister qu’à trouver le passage qui fait
communiquer l’antérieur du langage et le présent du texte.
Enfin, en nommant la séquence, analyste ne fait que reproduire,
d’une façon plus appliquée et plus raisonnée, le travail même du
lecteur et sa «science » s’enracine dans une phénoménologie de
la lecture: lire un récit, c’est en effet (au rythme emporté de la
lecture) organiser en bribes de structures, c’est s’efforcer vers
des noms qui «résument » plus ou moins la suite profuse des
notations, c’est procéder en soi, au moment même où l’on
«dévore » l’histoire, à des ajustements nominaux, c’est apprivoi-
ser sans cesse la nouveauté de ce qu’on lit par des noms connus,
issus du vaste code antérieur de la lecture : c’est parce que en

CSJNNCCAN
TE X IT ES 11059)
47 di

moi, très vite, certains indices font surgir le nom d’Assassinat que
ma réception du conte est effectivement une lecture, et non la
simple perception de phrases dont je comprendrais le sens lin-
guistique, mais non le sens narratif: lire, c’est nommer (ce pour
quoi l’on pourrait aller jusqu’à dire, du moins par rapport à cer-
tains textes modernes: lire, c’est écrire).
Sans prétendre couvrir toute la logique actionnelle et sans
même prétendre que cette logique soit une, essayons de réduire
quelques séquences proaïrétiques à un petit nombre de rapports
simples ;on pourra ainsi avoir une première idée d’une certaine
allure rationnelle du récit classique.
1° Consécutif. Dans le récit (et c’en est peut-être la marque),
il n’y a pas de succession pure : le temporel se pénètre immé-
diatement de logique, le consécutif est en même temps du consé-
quent!: ce qui vient après a l’air produit par ce qui était avant.
Cependant, dans la décomposition de certains mouvements, on
approche du temporel pur : ainsi de la perception d’un objet, une
peinture par exemple (jeter un regard à la ronde/apercevoir l’ob-
jet). Le caractère faiblement logique de ces séquences (d’ailleurs
rares) se voit bien en ceci que chaque terme ne fait en somme
que répéter le précédent, comme dans une série (qui n’est pas
une structure) : sortir d’un premier lieu (une salle par exemple)/
sortir d’un second lieu (l'édifice qui contient cette salle) ; cepen-
dant, la logique est toute proche, sous forme d’un rapport d’im-
plication : pour « remarquer », ilfaut d'abord « voir »; pour «entrer
dans une salle », il faut d’abord «entrer dans l’édifice »; à plus
forte raison si le mouvement implique un retour (Excursion, Pro-
menade amoureuse) : la structure semble alors très mince (à force
d’être élémentaire) : c’est celle de l’aller et retour ;mais il suffit
d'imaginer qu’un terme n’en soit pas noté pour mesurer le scan-
dale logique dont le récit se ferait alors tout à coup le porteur:
le voyage sans retour (par simple carence d’un terme de la suite)
est l’un des incidents les plus signifiants qui puisse être donné
à raconter.
2° Conséquentiel. C’est le rapport classique entre deux actions
dont l’une est la détermination de l’autre (mais ici encore, symé-
triquement et inversement au rapport précédent, le plus souvent,
le lien causal se pénètre de temporalité) ; l'articulation consé-

1. Cf. «Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications,


n° 8, 1966. [O.C., t. II, p. 828-865.]
TM UXMTIESS LT

quentielle est évidemment l’une des plus riches puisqu'elle sup-


porte en quelque sorte la «liberté » du récit : qu’une conséquence
soit positive ou négative, et tout le sort de l’histoire en est changé.
3° Volitif. Une action (par exemple : s'habiller) est précédée
d’une notation d'intention ou de volonté (vouloir s'habiller, déci-
der de s'habiller) ; ici encore le rapport peut dévier, la volonté
peut être coupée de son accomplissement (vouloir s'habiller et
ne pas le faire), si un incident venu d’une seconde séquence
trouble le devenir logique de la première (l'important pour nous
est que cet incident est toujours noté).
4° Réactif. Une action (par exemple : foucher) est suivie de sa
réaction (crier); c’est là une variété du schéma conséquentiel,
mais le modèle est ici plus nettement biologique.
5° Duratif. Après avoir noté le commencement ou la durée
d’une action (ou d’un état), le discours note son interruption ou
sa cessation : éclater de rire/s'interrompre; être caché/sortir de sa
cachette ;méditer/être réveillé de sa rêverie, etc. Une fois de plus,
c’est la banalité même de ces suites qui est signifiante ; car, s’il
arrivait au récit de ne point noter la fin d’un état ou d’une action,
il se produirait un véritable scandale narratif: la notation d’in-
terruption apparaît comme une véritable contrainte de la langue
narrative, ou encore, transposée au plan du discours, l’une de ces
rubriques obligatoires dont Jakobson parle au sujet du langage.
6° Equipollent. Un petit nombre de suites (réduites comme on
Va fait à leur noyau) ne font qu’accomplir des oppositions ins-
crites dans le lexique ; ainsi de questionner/répondre (ou : se poser
une question/vérifier) ; les deux termes sont certes liés par un rap-
port logique d’implication simple (on répond parce que l’on a
questionné), mais la structure est celle d’un complément formel,
tel qu’on le retrouve dans les couples lexicaux de contraires.
Il y a certainement d’autres rapports logiques dans les suites
d'actions, et, d'autre part, les six rapports repérés peuvent sans
doute se réduire et se formaliser davantage; l'important, pour
l’analyse, est moins la nature du lien logique que la nécessité de
sa notation; le récit doit noter les deux termes du rapport, sauf
à devenir «illisible ». Or, si le lien logique apparaît moins perti-
nent que son expression, c’est que la logique à laquelle se réfère
le récit n’est rien d'autre qu’une logique du déjà-lu: le stéréo-
type (venu d’une culture séculaire) est la véritable raison du
monde narratif, entièrement construit sur les traces que l’expé-
rience (beaucoup plus livresque que pratique) a laissées dans la
mémoire du lecteur et qui la constituent. Aussi peut-on dire que

Ju6us
TEKIT mS 10 471

la séquence parfaite, celle qui procure au lecteur la plus forte


certitude logique, c’est la séquence la plus « culturelle », où se
retrouve immédiatement toute une somme de lectures et de
conversations; telle (dans la nouvelle de Balzac) la séquence
Carrière: monter à Paris/entrer chez un grand maître/quitter
le maître/gagner un prix/être consacré par un grand critique/
partir pour l'Italie : combien de fois cette suite n’a-t-elle pas été
imprimée dans notre mémoire ? La logique narrative, il faut le
reconnaitre, n’est rien d'autre que le développement du probable
aristotélicien (opinion commune et non vérité scientifique); il
est donc normal que, lorsqu'on a voulu légaliser cette logique
(sous forme de contraintes et de valeurs esthétiques), ce soit
encore une notion aristotélicienne que les premiers théoriciens
classiques du récit ont mise en avant: celle de vraisemblable.
Reste à dire de quelles manières la suite d’actions est présente
dans le texte.
1° L’analyse précédente a porté sur quelques noyaux logiques,
et pourrait faire croire que les suites, tout en relevant par défi-
nition d’un ordre syntagmatique, ont une structure binaire (para-
digmatique), mais ce serait là une illusion analytique. Si l’on
accepte comme critère de la suite son aptitude à être nommée
(c’est-à-dire à être recouverte par un terme générique issu du
lexique en tant que culture), il faut admettre des suites dont le
nombre de termes est très variable. Lorsque la suite dénote une
opération triviale, futile, ses termes sont en général peu nom-
breux; c’est le contraire lorsqu'elle renvoie à un grand modèle
romanesque (Promenade amoureuse, Assassinat, Rapt, etc.). Au
reste, dans ces grandes séquences, différentes structures peu-
vent se superposer : par exemple, le discours peut entremêler la
dénotation d'événements « réels » (dans leur suite logico-tempo-
relle) et les termes ordinaires de la dispositio rhétorique
(annonce, parties, résumé), ce qui allonge la suite sans la dis-
perser; le discours peut aussi poser deux ou trois termes prin-
cipaux (et différents) et répéter plusieurs fois chacun d’eux (en
variant leur signifiant) : un personnage, au gré d’une certaine
situation, peut espérer/être déçu/compenser, mais l’espoir, la
déception et la compensation sont redits plusieurs fois (au rythme
des réflexions du sujet et à l’aide du flash-back) ; enfin, il ne faut
pas oublier que la répétition des termes (cause d’une proliféra-
tion de la suite) peut avoir une valeur sémantique (être douée
d’un contenu propre, en tant que répétition); c’est le cas des
séquences Danger et Menace, où la multiplication d’un même
TNT ENST EL U0 070 1

terme (courir un danger, subir une menace) a valeur d’oppres-


sion dramatique.
2° En général, l’analyse structurale du récit ne classe pas les
actions (appelées fonctions par Propp) avant de les avoir spéci-
fiées par le personnage qui en est l’agent ou le patient; à ce
compte-là, l'analyse devrait noter que les suites se jouent presque
toujours à deux ou trois partenaires; dans une suite comme
agir/réagir, il y a évidemment deux agents distincts; mais c’est
là un degré ultérieur de l’analyse ; du point de vue d’une struc-
turation simple (qui nous a occupés ici), il est légitime (et sans
doute rentable) de considérer le terme actionnel comme un verbe
dégagé de tout procès personnel et saisi au contraire dans son
état de sémantème pur (au reste, le sémantisme de certains verbes
implique déjà en soi la dualité d'agents ; ainsi de se joindre).
3° Une suite, dès lors qu’elle est un peu longue, peut compor-
ter des suites subsidiaires, qui sont insérées dans son dévelop-
pement général, comme des «sous-programmes » (qu’on appe-
lait en cybernétique des «briques »). La séquence Narrer peut à
un certain moment comporter le terme Rendez-vous (prendre ren-
dez-vous pour raconter l’histoire) ; ce terme peut à son tour recou-
vrir une séquence (demander un rendez-vous/l'accepter/le refu-
ser/l'honorer, etc.) Le réseau actionnel est en effet constitué,
principiellement, par une substitution amplifiante ou réductrice,
selon les cas: tantôt le discours décompose un terme et produit
ainsi une nouvelle suite d'actions ; tantôt il résume plusieurs opé-
rations sous un seul mot: cette liberté d’oscillation est propre au
langage articulé (elle est beaucoup plus surveillée dans le lan-
gage cinématographique, par exemple).
4° Lorsqu'une suite semble présenter un certain illogisme, il suf-
fit la plupart du temps de pousser l'analyse et de procéder à cer-
taines substitutions élémentaires pour restituer à la suite sa ratio-
nalité. Dans la séquence Narrer, le terme accepter le rendez-vous
proposé vaut pour accepter que l’on vous raconte l’histoire en ques-
tion; si un «trou» apparaît entre l’ordre de raconter une histoire
et l'effet de cette histoire (sur celui qui l’a écoutée), c’est que l’acte
de narrer, sans être dénoté explicitement, est représenté par le texte
même de lhistoire : le terme manquant est alors toute l’histoire,
signifiée en tant que telle par les guillemets qui en ouvrent l'énoncé.
5° Ces substitutions (ces «restitutions », devrait-on dire) s’im-
posent parce qu’il est constant que, dans le récit classique, la suite
tend à couvrir aussi complètement que possible l’événement
relaté : il y a une sorte d’obsession narrative à cerner le fait par

97 0)
EE
AR OT ESS AT
ET À

le plus grand nombre de déterminations possible :Narrer, par


exemple, sera précédé à la fois des conditions et des causes de
l'acte ; le fait (ou le noyau actionnel en quoi il s'exprime) est sans
cesse allongé par ses précédents (le cas typique de ce processus
est le flash-back). Du point de vue actionnel, le principe de l’art
narratif (on pourrait dire : son éthique) est le complément : il s’agit
de produire un discours qui satisfasse au mieux une exigence de
complétude et détourne le lecteur de l’«horreur du vide ».
Ces quelques observations relatives à un certain niveau de la
narration (qui en comprend bien d’autres) ont pour but d’intro-
duire (sous forme d’une sorte d'inventaire préalable d’évidences)
à un problème précis : qu'est-ce qui fait qu’un récit est « lisible » ?
Quelles sont les conditions structurales de la «lisibilité» d’un
texte ? Tout ce qui a été relevé ici peut paraître «aller de soi »;
mais si ces conditions du récit paraissent « naturelles », c’est donc
qu’il existe virtuellement, en creux, une «anti-nature » du récit
(dont sans doute certains textes modernes constituent l’expé-
rience nouvelle) : en jalonnant la rationalité élémentaire des
suites d'actions, on approche des limites du récit, au-delà des-
quelles commence un art nouveau, quel est celui de la trans-
gression narrative. Or, la suite d’actions est en quelque sorte le
dépositaire privilégié de cette lisibilité: c’est par la pseudo-
logique de ses séquences d’actions qu’un récit nous apparaît
«normal» (lisible); cette logique, comme on l’a dit, est empi-
rique, on ne peut la rapporter à une «structure» de l’esprit
humain ; ce qui importe en elle, c’est qu’elle assure à la suite des
événements racontés un ordre irréversible (logico-temporel) :
c’est l’irréversibilité qui fait la lisibilité du récit classique. On com-
prend dès lors que le récit se subvertisse (se modernise) en inten-
sifiant dans sa structure générale le travail de la réversibilité.
Or, le niveau réversible par excellence est celui des symboles
(le rêve, par exemple, est soustrait à l’ordre logico-temporel). En
tant qu’œuvre romantique, le texte de Balzac auquel on s’est
quelque peu référé est historiquement situé au carrefour de Pac-
tionnel et du symbolique : il représente bien le passage de la lisi-
bilité simple, marquée par une irréversibilité contraignante des
actions (de type classique), à une lisibilité complexe (menacée),
soumise aux forces de dispersion et de réversibilité des éléments
symboliques, destructeurs du temps et de la rationalité.

1969, in Patterns of Literary Style, éd. par Joseph Strelka,


The Pennsylvania State University Press, 1971.
Le style et son image

Je demande la permission de partir d’une considération per-


sonnelle : depuis vingt ans environ, ma recherche porte sur le
langage littéraire, sans que je puisse tout à fait me reconnaître
dans le rôle du critique ni dans celui du linguiste. Je voudrais
m’autoriser de cette situation ambiguë pour traiter d’une notion
impure, qui est à la fois une forme métaphorique et un concept
théorique. Cette notion est une image. Je ne crois pas en effet
que le travail scientifique puisse aller sans une certaine image
de son objet (on le sait, rien de plus résolument métaphorique
que le langage des mathématiciens ou celui des géographes); et
je ne crois pas non plus que l’image intellectuelle, héritière des
anciennes cosmogonies pythagoriciennes, à la fois spatiales,
musicales et abstraites, soit dépourvue d’une valeur théorique,
qui la préserve de la contingence, sans la détourner exagéré-
ment vers l’abstraction. C’est donc une image que je veux inter-
roger ou, plus exactement, une vision : Comment voyons-nous le
style? Quelle est l’image du style qui me gêne, quelle est celle
que je souhaite?
En simplifiant beaucoup (c’est le droit de la vision), il me
semble que le style (en laissant au mot son sens courant) a tou-
jours été pris dans un système binaire, ou, si l’on préfère, dans
un paradigme mythologique à deux termes ; ces termes ont, bien
entendu, changé de nom et même de contenu, selon les époques
et les écoles. Retenons deux de ces oppositions.
La première, la plus ancienne (elle dure encore, du moins bien
souvent, dans l’enseignement de la littérature), c’est celle du Fond
et de la Forme ; elle provient, on le sait, de l’un des premiers clas-
sements de la Rhétorique classique, qui opposait Res et lerba:
de fes (ou matériaux démonstratifs du discours) dépendait l’/n-
ventio, ou recherche de ce que l’on pouvait dire d’un sujet (quaes-
tio); de Verba dépendait l’Elocutio (ou transformation de ces
matériaux dans une forme verbale), laquelle Elocutio était en gros
notre style. Le rapport du Fond et de la Forme était un rapport
phénoménologique : la Forme était réputée l’apparence ou le
TEXIT ES 107"

vêtement du Fond, qui en était la vérité ou le corps; les méta-


phores attachées à la Forme (au style) étaient donc d’ordre déco-
ratif: figures, couleurs, nuances; où encore ce rapport de la
Forme et du Fond était vécu comme un rapport expressif ou alé-
thique : il s'agissait pour le littérateur (ou le commentateur) d’éta-
blir un rapport juste entre le fond (la vérité) et la forme (lappa-
rence), entre le message (comme contenu) et son medium (le
style), et qu'entre ces deux termes concentriques (l’un étant dans
l’autre) il y eût une garantie réciproque. Cette garantie a fait l’ob-
jet d’un problème historique : la Forme peut-elle déguiser le Fond,
ou doit-elle s’y asservir (au point de ne plus être alors une Forme
codée)? C’est ce débat qui oppose le long des siècles la rhéto-
rique aristotélicienne (puis jésuite) et la rhétorique platonicienne
(puis pascalienne). Cette vision subsiste, malgré le changement
terminologique, lorsque nous considérons le texte comme la
superposition d’un signifié et d’un signifiant, le signifié étant alors
fatalement vécu (je parle ici d’une vision plus ou moins assu-
mée) comme un secret qui se cache derrière le signifiant.
La seconde opposition, beaucoup plus récente, d’allure plus
scientifique, tributaire en grande partie du paradigme saussurien
Langue/ Parole (ou Code/Message), est celle de la Norme et de
lEcart. Le style est alors vu comme l’exception (cependant codée)
d’une règle; il est l’aberration (individuelle et pourtant institu-
tionnelle) d’un usage courant, qui est tantôt visé comme verbal
(si l’on définit la norme par le langage parlé), tantôt comme pro-
saïque (si lon oppose la Poésie à «autre chose »). De même que
Popposition Fond/Forme implique une vision phénoménologique,
de même l’opposition Vorme/Ecart implique une vision finalement
morale (sous couvert d’une logique de l’endoxa) : il y a réduction
du systématique au sociologique (le code est ce qui est garanti
statistiquement par le plus grand nombre d'usagers) et du socio-
logique au normal, lieu d’une sorte de nature sociale; la littéra-
ture, espace du style, et parce qu’elle est spécifiquement cet
espace, prend alors une fonction shamanique, que Lévi-Strauss
a bien décrite dans son /ntroduction à l’œuvre de M. Mauss : elle
est le lieu de l’anomalie (verbale), tel que la société le fixe, le
reconnaît et l’assume en honorant ses écrivains, tout comme le
groupe ethnographique fixe l’extranature sur le sorcier (à la
façon d’un abcès de fixation qui limite la maladie), pour pouvoir
la récupérer dans un procès de communication collective.
Je voudrais partir de ces deux visions, moins pour les détruire
que pour les compliquer.
TER
ET RES AMEL ET

Prenons d’abord l’opposition du Fond et de la Forme, du Signi-


fié et du Signifiant. Nul doute qu’elle ne comporte une certaine
part, irréductible, de vérité. L’Analyse structurale du récit dans
ses acquis et ses promesses est tout entière fondée sur la convic-
tion (et la preuve pratique) que l’on peut transformer un texte
donné dans une version plus schématique, dont le métalangage
n’est plus le langage intégral du texte originel, sans que liden-
tité narrative de ce texte soit changée : pour énumérer des fonc-
tions, reconstituer des séquences ou distribuer des actants, mettre
à jour en somme une grammaire narrative qui n’est plus la gram-
maire de la langue vernaculaire du texte, il faut bien décoller la
pellicule stylistique (ou, plus généralement, élocutoire, énoncia-
trice) d’une autre couche de sens seconds (narratifs), par rapport
auxquels les traits stylistiques sont sans pertinence: on les fait
varier sans que la structure soit altérée. Que Balzac dise d’un
vieillard inquiétant qu’il «conservait sur ses lèvres bleuâtres un
rire fixe et arrêté, un rire implacable et goguenard comme celui
d’une tête de mort » a exactement la même fonction narrative (ou,
plus précisément, sémantique) que si nous transformons la phrase
et que nous énonçons que le vieillard avait en lui quelque chose
de funèbre et de fantastique (ce sème, lui, étant irréductible, puis-
qu’il est fonctionnellement nécessaire à la suite de l’histoire).
L’erreur cependant — et c’est ici qu’il nous faut modifier notre
vision du Fond et de la Forme — serait d'arrêter en quelque sorte
prématurément la soustraction du style ; ce que cette soustrac-
tion (possible, comme on vient de le dire) dénude, ce n’est pas
un fond, un signifié, mais une autre forme, un autre signifiant,
ou, si l’on préfère, un vocable plus neutre, un autre niveau, qui
n’est jamais le dernier (car le texte s'articule toujours sur des
codes qu’il n’épuise pas); les signifiés sont des formes, on le sait
depuis Hjelmslev, encore mieux depuis les hypothèses récentes
des psychanalystes, des anthropologues, des philosophes. Ana-
lysant récemment une nouvelle de Balzac, j'ai cru pouvoir
mettre au jour, hors même du plan stylistique, dont je ne me
suis pas occupé, et en restant à l’intérieur du volume signifié.
un jeu de cinq codes différents: actionnel, herméneutique,
sémique, culturel et symbolique ; les « citations » que l’auteur (ou
plus exactement le performateur du texte) extrait de ces codes
sont juxtaposées, mêlées, superposées à l’intérieur d’une même
TEXTES LG Ten

unité énonciative (une seule phrase, par exemple, ou, plus


généralement, une «lexie », ou unité de lecture), de façon à for-
mer une tresse, un tissu, ou encore (étymologiquement) un texte.
Voici un exemple : le sculpteur Sarrasine est amoureux d’une
prima donna dont il ignore qu’elle est un castrat; il l’enlève et
la prétendue chanteuse se défend : « L’Italienne était armée d’un
poignard. Si tu approches, dit-elle, je serai forcée de te plonger
cette arme dans le cœur.» Y a-t-il, derrière l'énoncé, un signi-
fié? Nullement; la phrase est comme la tresse de plusieurs
codes : un code linguistique (celui de la langue française), un
code rhétorique (antonomase, incise de l’inquit, apostrophe), un
code actionnel (la défense armée de la victime est un terme de
la séquence Rapt), un code herméneutique (le castrat donne le
change sur son sexe en feignant de défendre sa vertu de femme)
et un code symbolique (le couteau est un symbole castrateur).
Nous ne pouvons donc plus voir le texte comme l’agencement
binaire d’un fond et d’une forme ; le texte n’est pas double, mais
multiple ; dans le texte il n’y a que des formes, ou, plus exacte-
ment, le texte n’est dans son ensemble qu’une multiplicité de
formes — sans fond. On dira métaphoriquement que le texte lit-
téraire est une stéréographie : ni mélodique ni harmonique (ou
du moins non pas sans relais), il est résolument contrapuntique ;
il mêle les voix dans un volume, et non selon une ligne, fût-elle
double. Sans doute, parmi ces voix (ces codes, ces systèmes, ces
formes), certaines sont-elles plus particulièrement attachées à
la substance verbale, au jeu verbal (la linguistique, la rhétorique),
mais c’est là une distinction historique, qui n’a de valeur que
pour la littérature du Signifié (qui est en général la littérature
que nous étudions); car il suffit de penser à quelques textes
modernes, pour voir que, dans ces textes, le signifié (narratif,
logique, symbolique, psychologique) fuyant encore davantage, il
n’y a plus aucune possibilité d’opposer (même en nuançant) des
systèmes de formes et des systèmes de contenus : le style est un
concept historique (et non universel), qui n’a de pertinence que
pour des œuvres historiques. A-t-il, au sein de cette littérature,
une fonction définie ? Je le crois. Le système stylistique, qui est
un système comme les autres, parmi les autres, a une fonction
de naturalisation, ou de familiarisation, ou de domestication : les
unités des codes de contenu sont en effet soumises à un discon-
tinu grossier (les actions sont séparées, les notations caracté-
rielles et symboliques sont disséminées, la marche de la vérité
est fragmentée, retardée) ;le langage, sous les espèces élémen-

9 T6
C'HE
MER AT ENS FLAONTET

taires de la phrase, de la période, du paragraphe, superpose à


ce discontinu sémantique, qui est fondé à l’échelle du discours,
l'apparence d’un continu ; car, bien que le langage soit lui-même
discontinu, sa structure est si ancienne dans l’expérience de
chaque homme qu’il la vit comme une véritable nature : ne parle-
t-on pas du «flux de la parole »? Quoi de plus familier, de plus
évident, de plus naturel, qu’une phrase lue ? Le style «nappe »
les articulations sémantiques du contenu; par voie métony-
mique, il naturalise l’histoire racontée, il innocente.

Tournons-nous maintenant vers la seconde opposition, celle


de la Norme et de l’Ecart, qui est en fait l’opposition du Code et
du Message, puisque le style (ou l’effet littéraire) y est vécu
comme un message aberrant qui « surprend » le code. Ici encore,
il nous faut affiner notre vision, en partant de l’opposition, plu-
tôt qu’en la détruisant.
Les traits de style sont indéniablement tirés d’un code, ou du
moins d’un espace systématique (cette distinction paraît néces-
saire si l’on veut respecter la possibilité d’un multicode, ou
encore l’existence d’un signifiant dont l’espace est réglé et cepen-
dant infini, d’un paradigme insaturable) : le style est une distance,
une différence ; mais par rapport à quoi ? La référence est le plus
souvent, implicitement ou explicitement, la langue parlée (dite
«courante », «normale »). Cette proposition me paraît à la fois
excessive et insuffisante : excessive parce que les codes de réfé-
rence (ou de différence) du style sont nombreux, et que la langue
parlée n’est jamais que l’un de ces codes (qu’il n’y a d’ailleurs
aucune raison de privilégier en en faisant la langue princeps, l’'in-
carnation du code fondamental, la référence absolue); insuffi-
sante parce que, lorsqu'on y renvoie, l'opposition du parlé et de
l'écrit n’est pas exploitée dans toute sa profondeur. Un mot sur
ce dernier point.
On sait que l’objet de la linguistique, celui qui détermine à
la fois son travail et ses limites, c’est la phrase (quelles que
soient les difficultés de la définir) : au-delà de la phrase, point
de linguistique, car c’est alors le discours qui commence et les
règles de combinaison des phrases sont différentes de celles
des monèmes ;mais, en deçà, pas de linguistique non plus, car
on ne croit alors trouver que des syntagmes informes, incom-
plets, indignes : seule la phrase, pense-t-on, donne une garan-

(C7 ANS)
D'EUX ES L 0 9 1

tie d'organisation, de structure, d'unité. Or, le langage parlé,


qui est aussi, ne l’oublions pas, le langage intérieur !, est essen-
tiellement un langage subphrastique ; il peut, certes, compor-
ter des phrases finies, mais cet accomplissement n’est pas exigé
par la réussite et la rentabilité de la communication, c’est-à-
dire par le code du genre : nous ne cessons de parler sans finir
nos phrases. Ecoutez une conversation : combien de phrases
dont la structure est incomplète ou ambiguë, combien de subor-
données sans principale ou dont le rattachement est indéci-
dable, combien de substantifs sans verbes, d’adversatifs sans
corrélats, etc.? Au point qu’il est abusif de parler encore de
«phrases», même pour les déclarer incomplètes ou mal for-
mées ; il vaudrait mieux parler, d’une façon plus neutre, de syn-
tagmes dont la congrégation reste à décrire. Ouvrez au contraire
un livre : pas une phrase qui n’y soit terminée, par une surdé-
termination d'opérateurs, à la fois structuraux, rythmiques et
ponctuationnels.
D'où, en droit, deux linguistiques autonomes : une linguis-
tique du syntagme et une linguistique de la phrase, une lin-
guistique de la parole vocale et une linguistique de la trace
écrite. En rétablissant cette distinction dans sa profondeur, nous
ne ferions que suivre les recommandations de la philosophie,
qui donne aujourd’hui à la parole et à l’écriture une ontologie
différente; c’est, dit-elle, par un abus paradoxal que la lin-
guistique ne traite jamais que de l’écrit (du langage phrastique),
tout en prétendant que la forme canonique du langage est la
parole, dont l’écriture ne serait que la «transcription ».
Il nous manque, on le sait, une grammaire de la langue par-
lée (mais cette grammaire est-elle possible : n’est-ce pas la notion
même de grammaire qui serait emportée par cette division de
la communication ?), dans la mesure où nous ne disposons que
d’une grammaire de la phrase. Cette carence détermine une nou-
velle distribution des langages : il y a les langages de la phrase
et les autres. Les premiers sont tous marqués par un caractère
contraignant, une rubrique obligatoire : laccomplissement de la
phrase. Le style est évidemment l’un de ces langages écrits et
son trait générique (ce qui le rattache au genre de l’écrit, mais
ne le distingue pas encore de ses voisins), c’est qu’il oblige à fer-
mer les phrases : par sa finitude, par sa «propreté », la phrase se

1. Nous avons dû ici rétablir le texte. /Note de l’éditeur.]

CT;
TMC ETES NERO NET

déclare écrite, en route vers son état littéraire : la phrase est déjà,
en soi, un objet stylistique : l'absence de bavure, en quoi elle s’ac-
complit, est en quelque sorte le premier critère du style; on le
voit bien par deux valeurs proprement stylistiques : la simplicité
et la frappe : toutes deux sont des effets de propreté, l'un lito-
tique, l’autre emphatique : si telle phrase de Claudel («La nuit
est si calme qu’elle me paraît salée ») est à la fois simple et frap-
pée, c’est qu’elle accomplit la phrase dans sa plénitude néces-
saire et suffisante. Ceci peut être mis en rapport avec plusieurs
faits historiques : d’abord, une certaine hérédité gnomique du
langage écrit (sentences divinatoires, formules religieuses, dont
la clôture, typiquement phrastique, assurait la polysémie);
ensuite, le mythe humaniste de la phrase vivante, effluve d’un
modèle organique, à la fois clos et générateur (mythe qui s’ex-
prime dans le traité Du sublime) ; enfin, les tentatives, à vrai dire
encore peu efficaces, tant la littérature, même subversive, est
liée à la phrase, menées par la modernité pour faire éclater la
clôture phrastique (Coup de dés de Mallarmé, hyper-proliféra-
tion de la phrase proustienne, destruction de la phrase typogra-
phique dans la poésie moderne).
La phrase, dans sa clôture et sa propreté, m’apparaît donc
comme la détermination fondamentale de l'écriture. A partir de
quoi bien des codes écrits sont possibles (à vrai dire, mal repé-
rés) : écriture savante, universitaire, administrative, journalis-
tique, etc., chacune pouvant être décrite en fonction de sa clien-
tèle, de son lexique et de ses protocoles syntaxiques (inversions,
figures, clausules, tous traits marquant l'identité d’une écriture
collective par leur présence ou leur censure). Parmi toutes ces
écritures, et avant même de parler de style au sens individuel
où nous entendons ordinairement ce mot, il y a le langage litté-
raire, écriture véritablement collective dont il faudrait recenser
les traits systématiques (et non seulement les traits historiques,
comme on l’a fait jusqu’à présent) : qu'est-ce qui, par exemple,
est permis dans un texte littéraire, mais ne l’est pas dans un article
universitaire : inversions, clausules, ordre des compléments,
licences syntaxiques, archaïsmes, figures, lexique ? Ce qu’il faut
d’abord saisir, ce n’est pas l’idiolecte d’un auteur mais celui d’une
institution (la littérature).
Ce n’est pas tout. L'écriture littéraire ne doit pas être seule-
ment située par rapport à ses voisines les plus proches, mais aussi
par rapport à ses modèles. J’entends par modèles non des sources,
au sens philologique du terme (notons en passant que l’on a
T'EMNIT ES 14007"T

presque exclusivement posé le problème des sources sur le plan


du contenu), mais des patterns syntagmatiques, des fragments
typiques de phrases, des formules, si l’on veut, dont l’origine est
irrepérable, mais qui font partie d’une mémoire collective de la
littérature. Ecrire est alors laisser venir à soi ces modèles et les
transformer (au sens que ce mot a pris en linguistique).
Je signalerai librement à ce sujet trois faits, empruntés à une
expérience récente. Le premier est un témoignage : ayant tra-
vaillé pendant assez longtemps une nouvelle de Balzac, je me
surprends souvent maintenant à transporter spontanément dans
les circonstances de la vie des bribes de phrases, des formula-
tions issues spontanément du texte balzacien; ce n’est pas le
caractère mémoriel (banal) du phénomène qui m'intéresse ; c’est
évidence que j'écris la vie (il est vrai dans ma tête) à travers
ces formules héritées d’une écriture antérieure ; ou encore, plus
précisément, la vie est cela même qui vient déjà constitué
comme une écriture littéraire : l'écriture naissante est une écri-
ture passée. Le deuxième fait est un exemple de transformation
externe : lorsque Balzac écrit : « J'étais plongé dans l’une de ces
rêveries profondes qui saisissent tout le monde, même un
homme frivole, au sein des fêtes les plus tumultueuses », la
phrase, si l’on excepte sa marque personnelle («J'étais plongé »),
n’est que la transformation d’un proverbe : À fêtes tumultueuses,
rêveries profondes ; autrement dit, lénonciation littéraire ren-
voie, par transformation, à une autre structure syntaxique: le
premier contenu de la phrase est une autre forme (ici, la forme
gnomique) et le style s'établit dans un travail de transformation
qui s’exerce non sur des idées, mais sur des formes; il resterait
bien entendu à repérer les stéréotypes principaux (tel le pro-
verbe) à partir desquels le langage littéraire s’invente et s’en-
gendre. Le troisième fait est un exemple de transformation
interne (que l’auteur engendre à partir de sa propre formule) :
à un moment de son séjour à Balbec, le narrateur proustien
essaie d'engager la conversation avec le jeune liftier du Grand
Hôtel, mais celui-ci ne lui répond pas, dit Proust, « soit étonne-
ment de mes paroles, attention à son travail, souci de létiquette,
dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse
d'intelligence ou consigne du directeur»; la répétition de la
même formule syntaxique (un nom et son complément) est évi-
demment un jeu, le style consiste alors : 1° à transformer une
subordonnée virtuelle en syntagme nominal (parce qu’il n’en-
tendait pas bien devient la dureté de son ouïe) ;2° à répéter le
EMPRCAT ENS RME MO TEL

plus longtemps possible cette formule transformationnelle à tra-


vers des contenus différents.
De ces trois remarques précaires, et comme improvisées, je
voudrais simplement tirer une hypothèse de travail :considérer
les traits stylistiques comme des transformations, dérivées soit
de formules collectives (d’origine irrepérable, tantôt littéraire,
tantôt pré-littéraire), soit, par jeu métaphorique, de formes idio-
lectales ; dans les deux cas, ce qui devrait dominer le travail sty-
listique, c’est la recherche de modèles, de patterns : structures
phrastiques, clichés syntagmatiques, départs et clausules de
phrases; et ce qui devrait animer, c’est la conviction que le style
est essentiellement un procédé citationnel, un corps de traces,
une mémoire (presque au sens cybernétique du terme), un héri-
tage fondé en culture et non en expressivité. Ceci permet de situer
la transformation à laquelle on fait allusion (et par conséquent
la stylistique transformationnelle que l’on peut souhaiter) : elle
peut certes avoir quelque affinité avec la grammaire transfor-
mationnelle, mais elle en diffère sur un point fondamental (celui
où la linguistique, impliquant fatalement une certaine vision du
langage, redevient idéologique) : les «modèles » stylistiques ne
peuvent être assimilés à des « structures profondes », à des formes
universelles issues d’une logique psychologique ; ces modèles
sont seulement des dépôts de culture (même s’ils semblent très
anciens) ; ce sont des répétitions, non des fondements ; des cita-
tions, non des expressions; des stéréotypes, non des archétypes.

Pour en revenir à cette vision du style dont je parlais au début,


je dirai qu’à mon avis elle doit consister aujourd’hui à voir le
style dans le pluriel du texte : pluriel des niveaux sémantiques
(des codes), dont la tresse forme le texte, et pluriel des citations
qui se déposent dans l’un de ces codes que nous appelons « style »
et que j'aimerais mieux appeler, du moins comme premier objet
d'étude, langage littéraire. Le problème du style ne peut être traité
que par rapport à ce que j’appellerai encore le feuilleté du dis-
cours ; et, pour continuer les métaphores alimentaires, je résu-
merai ces quelques propos en disant que, si jusqu’à présent on
a vu le texte sous les espèces d’un fruit à noyau (un abricot, par
exemple), la pulpe étant la forme et l’amande étant le fond, il
convient de le voir plutôt maintenant sous les espèces d’un
oignon, agencement superposé de pelures (de niveaux, de sys-

9,80
T.E X T ES Leon 7, À

tèmes), dont le volume ne comporte finalement aucun cœur,


aucun noyau, aucun secret, aucun principe irréductible, sinon
l'infini même de ses enveloppes — qui n’enveloppent rien d’autre
que l’ensemble même de ses surfaces.

Colloque de Bellaggio, 1969. Publication en anglais, Literary Style :


A Symposium, éd. par Seymour Chatman, Oxford University Press,
1971;
RIRE LL).
* 1

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digue, nisaent shpétpostate péhires ils irc

LL LES
Cours et entretiens

1 ES Dern |
La notion d’idiolecte :
premières questions, premières recherches

Compte rendu d'enseignement :


I. Le premier semestre de l’année universitaire (jusqu’au
25 février 1971) a été occupé par un exposé du directeur d’études
(séminaire ouvert aux stagiaires, titulaires, étudiants du 3° cycle et
auditeurs libres). Il s'agissait de poser les premières questions rela-
tives à une recherche nouvelle, qui sera reprise ultérieurement et
dont l’objet pourrait se formuler ainsi : dans une langue générale et
nationale (tel par exemple le français), il existe des sous-codes
(styles, écritures, discours collectifs) dont chacun se trouve appro-
prié, objet d’une propriété : c’est la propriété (appropriation) des lan-
gages que l’on a voulu poser comme objet de recherche, non certes
en termes rhétoriques («propriété » d’un mot, d’un discours, confor-
mité d’un signifiant à son référent), mais en termes sociologiques
et/ou psychanalytiques (droit de garde d’un groupe sur son langage,
rapport du sujet social à sa parole).
L’éclaircissement propédeutique qu’on a tenté cette année — et
qui n’a pas dépassé le cadre d’une simple introduction — a consisté
à mettre en place des notions (ou des vocables) propres à diriger la
recherche future:
1° La notion d’idiolecte a été évoquée d’abord en linguistique,
ensuite en littérature (où elle peut permettre dans un premier temps
d’individuer le «style» d’un écrivain). Toutefois, en rappelant le
contexte historique ou idéologique de la signature de l’œuvre (légis-
lation du droit d'auteur), on est très vite amené à dialectiser la notion
de style (d’idiolecte) comme marque formelle apposée par Pécrivain
à son œuvre; le langage littéraire est en fait toujours pris dans une
mimesis du langage : le langage copie le langage; une revue des
formes de la copie littéraire ou artistique, ou si l’on préfère une typo-
logie des Faux (citation affichée, œuvre dérivée, pastiche, parodie,
plagiat, faux) amène à dépasser la notion d’idiolecte (primitivement
retenue comme point de départ) et à voir dans toute écriture, fût-
elle apparemment très individuelle, le fragment d’un sociolecte ou
langage de groupe.
2° On a donc tenté une approche de la notion de sociolecte. Le
sociolecte a été représenté en littérature (Balzac, Proust), mais à titre
folklorique. L’élargissement de la notion semble répondre à une

9,8:5
C OÙ RS E TE INAT PR EMMIME
NS et onze

attente, dans la mesure où les sciences sociales mettent de plus en


plus à jour les problèmes relatifs à la division des classes; cepen-
dant la socio-linguistique, dans l’état actuel, répond mal à cette
attente : elle s'intéresse plus au socius qu’à l’homme aliéné. Les insuf-
fisances de la sociologie linguistique ou de l’histoire de la langue
(on a rappelé ici les études intéressantes mais finalement décevantes
de F. Brunot sur le lexique de la Révolution française) sont dues,
non à la défaillance des savants, mais à l’aliénation même de la
société dans laquelle la science est contrainte de se développer. En
fait il ne semble pas possible d’amorcer une sociolectologie sans un
acte fondateur d'évaluation politique, c’est-à-dire sans situer d’em-
blée tel ou tel langage collectif par rapport aux institutions, c’est-à-
dire finalement au pouvoir, dans le sens le plus large du terme. On
a donc proposé de distinguer (usant de néologismes inévitables) des
sociolectes encratiques (situés à l’intérieur du pouvoir) et des socio-
lectes acratiques (situés hors du pouvoir); mise en rapport avec un
langage, la notion de « pouvoir » ne doit pas s'entendre au sens étroi-
tement politique du terme : le sociolecte encratique est partout où
règne la doxa, l'opinion courante soutenue par l'Etat, la censure, la
morale, la culture traditionnelle (ce peut donc être le langage des
classes aliénées, contraintes de recevoir ce langage par la voie des
communications de masse); de son côté, le sociolecte acratique n’est
pas un langage pur; il peut être la proie d’une mécanisation, comme
on le voit dans le langage politique actuel. L'opposition est plutôt
celle d’un langage déclaré, radical, terroriste (sociolecte acratique)
et d’un langage brouillé, diffus, prétendu spontané, étouffant, répres-
sif (sociolecte encratique).
On n’a pas voulu donner de conclusion à cet exposé, puisqu'il se
voulait introductif à une recherche future. On a préféré, pour finir,
commenter une œuvre dans laquelle se trouvent mis en scène les
principaux problèmes évoqués au cours de l'exposé (de la copie à
l’oppression du langage endoxal) : Bouvard et Pécuchet, de Flaubert.
Il. La seconde partie du séminaire (séminaire alors restreint aux
stagiaires, titulaires et étudiants du 3° cycle) a été consacrée, comme
à l’accoutumée, à des exposés et à des discussions de travaux. Ces
exposés ont été faits par des étudiants préparant un mémoire de
recherche, et par MM. Gérard Genette, maître-assistant à l'Ecole, qui
a consacré deux séminaires au Récit itératif chez Proust, et Raymond
Bellour, chargé de recherches au CNRS, qui est venu exposer ses
recherches sur les Juvenilia des enfants Brontë. Les exposés des étu-
diants ont porté principalement sur des textes littéraires : Flaubert et
le problème de l'alinéa (Michel Sandras), la structure du récit auto-
biographique (Alain Finkielkraut), l'analyse spécifique de trois contes
de Villiers de L’Isle Adam (Martine Cotin), la préciosité d’André Gide
(Bernard Landriault), l'analyse phonique d’un poème de Rimbaud

9 8 6
GUOUTIR Se HUE RON PARA
NME MENN Se tale 0 TEL

(Jean-Louis Bachellier), le rapport du code littéraire et de l’écriture


dans les premières œuvres de Flaubert (Jean-Pierre Bergounioux), la
situation de Francis Ponge face à la critique (Gérard Farasse), le rap-
port de la science et de la fiction dans l’œuvre de Jules Verne (Ber-
nard Crémieux), la structure d’énonciation de Jacques le Fataliste de
Diderot (Marc Buffat) et la fonction idéologique des contes d’Alphonse
Daudet dans l'institution scolaire (B. Abraham). Un exposé a été consa-
cré au cinéma (Thierry Kuntzel : analyse d’un fragment de «M» de
Fritz Lang).
MM. Gérard Genette et Christian Metz, maîtres-assistants, ont col-
laboré étroitement aux activités de la direction d’études, en orientant
les étudiants, en les recevant, en les aidant dans leur recherche et en
dirigeant des séances de travail, comme l’a fait le Directeur d’études.

Congrès, conférences et missions scientifiques :


M. R. Barthes, directeur d’études : Cours à la Faculté des lettres
de l’Université de Genève, comme professeur suppléant (janvier et
février 1971). M. G. Genette, maître-assistant : Cours à l’Université
Johns Hopkins (USA). M. C. Metz, maître-assistant : a) Colloque sur
les Communications de masse (Milan, octobre 1970); b) Colloque
organisé par le Centre régional de documentation pédagogique de
Bordeaux (mars 1971); c) Symposium de Sémiologie audiovisuelle
(Urbino, juillet 1971).

Publications :
M. R. Barthes, directeur d’études : a) « Masculin, féminin, neutre »,
in Echanges et communications. Mélanges offerts à CI. Lévi-Strauss,
Mouton, 1970, p. 893-907; b) «Réflexions sur un manuel», in L’En-
seignement de la littérature, Plon, 1971, p. 170-177; c) « l'analyse struc-
turale du récit : à propos d’Actes 10-11 », in Exégèse el herméneutique,
Paris, Ed. du Seuil, 1970, p. 181-204; d) « l’ancienne rhétorique », in
Communications, n° 16, décembre 1970, p. 172-235; e) « Sémiologie
et urbanisme», in L’Architecture d'aujourd'hui, n° 153, décembre
1970-janvier 1971, p. 11-13.

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES


1970-1971
Roland Barthes critique

La critique littéraire que vous faites, Roland Barthes, se veut une


critique de laboratoire. J'entends par là qu’elle aborde son objet,
le texte, sans critère idéologique - d’ordre esthétique, éthique ou
politique - pour révéler du texte les lois qui le régissent. Je vous
demande si la méthode elle-même n’a pas son idéologie puisque,
dans le texte, elle cherche quand même un ou des sens.

La question que vous posez est souvent posée, et je vois autour


de moi se multiplier des thèses qui visent à mettre en accusation tel
ou tel texte pour des raisons idéologiques. Mais ça n’avance à rien!
L’idéologie imprègne la société, elle est jusque dans le langage, elle
ne bénéficie d'aucun privilège d’exterritorialité qui lui permettrait
de juger de l’extérieur. C’est pourquoi il faut toujours définir le lieu
d’où l’on parle ; ou tuer le discours et se taire, comme certains gau-
chistes le font.
A partir de cette situation de fait, s’il y a un discours qui inclut
le discours de l’idéologie, c’est bien celui de la sémiologie qui, étant
une science des signes, ne peut avancer que par la critique des signes,
donc de son propre langage. D’où la mobilité de cette science, la rapi-
dité avec laquelle elle évolue, l'usure de son langage théorique qui
prend à peine le temps de se fixer.
Une étudiante me proposait avec malice un travail qui aurait été
la critique de l’idéologie de la sémiologie. Je lui ai dit de le faire.
Pourquoi pas? Mais le seul travail valable là-dessus ne peut se faire
qu’à l’intérieur de la sémiologie, en tant que critique sémiologique
de la sémiologie. Sinon, on ne fera que ressasser que la sémiologie
est idéologie sans prouver qu’elle l’est sur son propre terrain.

Laissons donc là le dialogue de sourds d’une idéologie faisant la


critique d’une autre, et situons-nous dans la sémiologie, et plus par-
ticulièrement de la manière dont une science des signes permet
d'aborder un texte littéraire - un texte qui est donné à lire et que
vous appelez un texte lisible.

Entendons-nous d’abord sur ce qu’est un texte lisible. Nous


sommes obligés de faire un peu d'histoire — d’histoire de la culture

JUS
G'ORUER S MERE PEUNATIRTENT
TIEUN S 1R92E72

et de l’enseignement du français. Jusqu'à Flaubert, on enseignait la


rhétorique, on enseignait l’art d'écrire. Depuis, on a séparé lecture
et écriture, et c’est la démocratisation qui a fait perdre l'art d'écrire
tout en offrant à la consommation du lecteur les objets culturels que
la bourgeoisie avait produits. La dissertation est restée, bien sûr, mais
comme un exercice dont la correction relève du goût du professeur,
tandis que l’explication de texte a pris le dessus. Apprendre à lire, à
bien lire, Ça a un côté positif, mais un côté négatif aussi, puisque
ainsi on a consacré le divorce entre un petit nombre de personnes
écrivant et le grand nombre qui lisent sans transformer ce qu’ils lisent
en écriture. Ce qui sépare l’analyse de texte habituelle de l’analyse
structurale, c’est que celle-ci, en recherchant tous les codes qui régis-
sent un texte et ses transformations, permet de récrire des textes.

De récrire le même texte. Comme les machines à traduire tra-


duisent tout dans le style de Dickens, parce qu’on a appris le code
de ce style-là. Mais l’art du pastiche n'étant pas vraiment de la
littérature, pour qu'advienne un texte nouveau, n’est-on pas
obligé de réintroduire le subjectif?

Vous savez, le subjectif est déterminé lui aussi, aujourd’hui. Entre


un texte et un autre, il n’y a que des différences de désir, pas de voca-
tion — ou alors, la vocation est un fantasme réalisé : vous rêvez à douze
ans d’être chef d'orchestre et vous le devenez.

Pourrait-on supposer - d’ailleurs vous l’avez laissé entendre jadis


— que, par une analyse structurale de plus en plus fine des textes,
on arriverait à un texte fondateur, à un modèle dont tous les
textes littéraires ne feraient plus que dériver?

Là-dessus, j'ai varié du tout au tout. J’ai pensé en effet, dans un


premier temps, qu’on devait pouvoir dégager un ou des modèles à
partir des textes; qu’on pouvait donc remonter vers ces modèles par
induction pour redescendre ensuite vers les œuvres par déduction.
C’est cette recherche du modèle scientifique que poursuivent encore
des hommes comme Greimas ou Todorov. Mais la lecture de
Nietzsche, ce qu’il dit de l'indifférence de la science a été très impor-
tant pour moi. Et Lacan comme Derrida m'ont confirmé dans ce para-
doxe auquel il faut croire : que chaque texte est unique dans sa dif-
férence, quoiqu'il soit traversé de répétitions et de stéréotypes, de
codes culturels et symboliques.

Votre paradoxe retombe donc dans un autre paradoxe que le


structuralisme croyait avoir réduit: celui du sujet, dans son
mode d'existence.
GIOQUER: S° MERMIMORE ANRLARAE MINE AN SOMELENNETON

Non... et oui aussi! La langue française fait une confusion mal-


heureuse (ou heureuse !) dans ce seul mot sujet, là où l'anglais a deux
mots : subject et topic.

Laissons là ce paradoxe qui risquerait de nous conduire trop loin.


Dans S/Z, vous divisez les textes littéraires en deux catégories :
les textes lisibles, qui se prêtent à la lecture, c’est-à-dire en gros
toute la littérature jusqu’aujourd'hui; et les textes scriptibles, que
chaque lecteur est appelé à récrire...

… des textes qui donnent à écrire. Mais cette littérature-là n’existe


pas encore, ou à peine. Il s’agit de textes à venir. Il y a eu coupure,
au siècle dernier et en ce siècle, et, bien sûr, ce sont toujours les
mêmes noms qui reviennent : Lautréamont, Artaud, Bataille parfois,
qui se donne pour lisible, mais dont les textes sont souvent sur la
tranche de l’illisibilité parce qu'y affleure une logique polyvalente.

Mais alors, qui va lire encore ? Qui va lire quoi, et comment ?

A mon avis, il faut lire n’importe quoi. J’ai du plaisir à lire, et je


ne vais pas aussi loin que certains de l’équipe de Ze Quel qui brû-
lent toute la littérature. Je pense qu’il faut lire dans le désir du texte
futur; lire le texte du passé dans une visée nihiliste ; en quelque sorte,
dans ce qu’il n’est pas encore.

Cela me fait penser à ces partitions musicales où chaque instru-


mentiste interprète plus ou moins à son gré les signes, les taches
qui ont remplacé les notes sur des portées.

Oui. Le concert où on invite l’auditeur à s’inclure dans l’espace


de l'orchestre, à jouer lui-même. Mais je me méfie de la spontanéité,
qui est directement tributaire des stéréotypes, des habitudes. Dans
l’état actuel, il n’y a encore, pour le créateur, que la tricherie, le détour
du code pour subvertir le code; pour le montrer et le détruire à la
fois.

C’est l’histoire du serpent qui se mord la queue. Pour me libérer


d’un code, j'utilise la ruse d’un autre code qui, à son tour, va mon-
trer son usage limitatif ou répressif de code, grâce au suivant, et
cela sans fin.

Pourtant, il n’y a pas d’autre alternative. Vous savez, la limite,


lordre, la barbarie sont toujours possibles. Lénine disait : « Socialisme

ON 0N0
COOMIMRLS, EU MEANQEUR
EE UT ENS sie7ei

ou barbarie.» On peut dire aussi socialisme et barbarieau moment


où l’on voit se figer dans la culture de masse une culture du stéréo-
type. Alors, il faut poursuivre... et l’on verra ensuite.

LA GAZETTE DE LAUSANNE
6 février 1971

Propos recueillis par Edgar Tripet.


Digressions

Ce dehors (l'Orient) passe en effet par notre dedans,


mais bien entendu selon une histoire et une logique
qui font de ce passage l’histoire et la logique d'un
aveuglement.
(Ph. Sollers)

Nous partirons, si vous le voulez bien, de la nécessité de question-


ner l'Orient — c’est-à-dire de questionner notre méconnaissance
de l’Orient, notre aveuglement sur l'Orient -, ce qui revient sans
doute à questionner le geste idéologique qui permet cette mécori-
naissance — l'impérialisme et le christianisme de notre point de
vue sur l'Orient -, ce qui fait que là s'ouvre, plus peut-être qu'un
simple continent « géographique», un texte, dont nous commen-
çons juste à pressentir l’enjeu.
L'Empire des signes, que vous avez publié chez Skira, ouvre
incontestablement une brèche dans cette méconnaissance réglée :
le Japon que vous y lisez n’est rien, vous l’affirmez, qu’une
«réserve de traits» — ou: «la fissure même du symbolique»
(brèche ou fissure qu'il nous faut dès maintenant savoir connec-
ter avec les textes d’Artaud sur le théâtre balinaïs, de Brecht sur
le théâtre chinois, d’Eisenstein sur le kabuki - comme ouverture
sur un dehors refoulé, immersion culturelle, ou, comme vous
l’écrivez, « révolution dans la propriété des systèmes symbo-
liques ») - brèche ou fissure que nous vous demanderons d’élar-
gir, ou d’aviver -— geste chirurgical urgent, à relancer sans fin.
Geste intervenant, aussi, dans «une lassitude, presque |.….] un
dégoût, en tout cas une intolérance |...| envers la dissertation, les
Jormes dissertatives d’exposé » — intolérance que vous marquez
par la nécessité « de défaire, détruire, disperser le discours dis-
sertatif au profit d’un discours discontinu ». Nous ne vous deman-
derons donc ni «interview», ni articles (modes rhétoriques du
développement, de la surcharge du signifié) - mais en quelque
sorte le contrepoint à un certain nombre de « signets de lecture »,
selon l'expression de P. Rottenberg, marques ponctuelles insérées
dans votre livre — et dont nous espérons qu’elles permettront,

992
GAOMUIER SA MECTE CE SNATERME
MT TAEAN :S (967 1

comme musicalement, à une autre série textuelle de se déployer,


dans cet «entre » où Le symbolique se fissure : écriture, ici, comme
une plaie creusée.
Point n° 1. Lecture d’une contradiction, qui est peut-être plus à
accentuer qu’à « aplanir » : ce Japon présenté dès le titre comme
empire des signes, et dans le tissu même du texte comme «sys-
tème symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre » - autre com-
binatoire signifiante -, se lit en définitive comme ÉCRITURE,
déploiement d’une pratique multipliée excédant, justement, l’es-
pace du signe (dans sa hiérarchie de base: signifiant, signifié,
référent) — Espace, si l’on veut, d’une charnière, où le sens afflue
et reflue tout à la fois, se donne et se refuse, interrogation infi-
nie de ce visage ouvert sur un autre visage, dans l’épaisseur du
bois (tout signifié déjà en position de signifiant) - tressage pré-
cis des « codes » et disparition de la hiérarchie qui fonde le concept
de « code ». Cela marqué dans le texte : « Eclat si vif, si ténu que
Le signe s’abolit avant que n'importe quel signifié ait eu le temps
de “prendre” » / « Empire des signes ? Oui, si l’on entend que les
signes sont vides et que le rituel est sans dieu. »
Question de ce qui se joue, dans votre texte, disons : entre Saus-
sure et Derrida, question de la fin des possibilités « formalistes »
(positivistes, mécanistes) de toute lecture de l'Orient : zone que
l'idéologie dominante s’essaye en vain de contrôler, lieu d’un
effondrement irrémédiable.

1. FORMALISME
Il n’est pas sûr que le mot formalisme doive être tout de suite
liquidé, car ses ennemis sont les nôtres, à savoir : les scientistes, les
causalistes, les spiritualistes, les fonctionnalistes, les spontanéistes ;
les attaques contre le formalisme se font toujours au nom du contenu,
du sujet, de la Cause (mot ironiquement ambigu, puisqu’il renvoie à
une foi et à un déterminisme, comme si c'était la même chose), c’est-
à-dire au nom du signifié, au nom du Nom. Nous n’avons pas à
prendre nos distances à l’égard du formalisme, mais seulement nos
aises (l'aise, ordre du désir, est plus subversive que la distance, ordre
de la censure). Le formalisme auquel je pense ne consiste pas à
«oublier », à «négliger », à «réduire » le contenu («l’homme »), mais
seulement à ne pas s'arrêter au seuil du contenu (gardons provisoi-
rement le mot); le contenu est précisément ce qui intéresse le for-
malisme, car sa tâche inlassable est en chaque occasion de le recu-
ler (jusqu’à ce que la notion d’origine cesse d’être pertinente), de le
déplacer selon un jeu de formes successives. N'est-ce pas ce qui arrive
à la science physique elle-même, qui, depuis Newton, n’en finit pas
de reculer la matière, non au profit de l’«esprit», mais au profit de
l’aléatoire (rappelons-nous Verne citant Poe : «Un hasard doit être

ON
GMOMUERS SAR AEDONENNN ET R RE TMIMIERINIES LAO'ETA

incessamment la matière d’un calcul rigoureux »). Ce qui est maté-


rialiste, ce n’est pas la matière, c’est le recul, la levée des crans d’ar-
rêt;ce qui est formaliste, ce n’est pas la « forme », c’est le £emps rela-
tif, dilatoire, des contenus, la précarité des repères.
Pour nous déconditionner de toutes les philosophies (ou théolo-
gies) du signifié, c’est-à-dire de l’Arrêt, puisque nous autres, «litté-
raires », nous ne disposons pas du formalisme souverain, celui de la
mathématique, il nous faut employer le plus de métaphores possible,
car la métaphore est une voie d’accès au signifiant ; à défaut d’algo-
rithme, c’est elle qui peut donner congé au signifié, surtout si on par-
vient à la désoriginer!. Je propose aujourd’hui celle-ci: la scène du
monde (le monde comme scène) est occupée par un jeu de « décors »
(de textes) : levez-en un, un autre apparaît derrière et ainsi de suite.
Pour raffiner, opposons deux théâtres. Dans les Six personnages, de
Pirandello, la pièce se joue sur le fond « nu » du théâtre : pas de décors,
seulement les murs, poulies et cordages de l’arrière-scène; le per-
sonnage (le sujet) se constitue peu à peu à partir d’un «réel» défini
par son caractère a) réduit, b) intérieur, ec) causal; il y a une machi-
nerie, le sujet est un pantin ; aussi, en dépit de son modernisme (jouer
sans décors, à même la cage de scène), ce théâtre reste spiritualiste :
il oppose la «réalité » des causes, des dessous, des fonds, à l’«illu-
sion » des loiles, des peintures, des effets. Dans Une nuit à l'Opéra,
des Marx Brothers, ce même problème est traité (sur le mode bur-
lesque, évidemment: gage supplémentaire de vérité): dans le final
(éblouissant), la vieille sorcière du 7rouvère, parodique d'elle-même,
pousse imperturbablement sa chanson, le dos tourné à toute une valse
de décors: les uns montent, les autres descendent vivement; la
vieille est successivement adossée à des « contextes » différents, hété-
roclites, impertinents (toutes les œuvres du répertoire, emmagasi-
nées, fournissent des fonds fugitifs), dont elle ignore elle-même la
permulation : chacune de ses phrases est un contresens. Ce chari-
vari est bourré d’emblèmes : l'absence de fond remplacée par le plu-
riel roulant des décors, le codage des contextes (issu du répertoire
d'opéra) et leur dérision, la polysémie délirante, et enfin Pillusion du
sujet, chantant son imaginaire pour autant que Pautre (le spectateur)
le regarde et qui croit parler adossé à un monde (à un décor) unique :
toute une scène du pluriel qui met en dérision le sujet: le dissocie.

1. J’appelle métaphore inoriginée une chaîne de substitutions dans


laquelle on s’abstient de repérer un terme premier, fondateur. La langue
elle-même, parfois, produit des comparaisons, sinon inoriginées, du moins
inversées : lamadou est une substance qui s’enflamme facilement : il tire
son nom (provençal) de amoureux qui s’enflamme : c’est le « sentimental »
qui permet de nommer le « matériel ».

9 9 4
G''OAUER St AB ME ANATIRMET MMEMN:S TROT

Point n° 2. Pensée, radicalement neuve (mais possibilité ouverte


par Marx et Freud) de l’absence de centre : ville dont le centre
est vide, habitations sans « foyer » — et ce que marque, dans l’écri-
ture même du texte, l’idéogramme #, Mu, le vide.
Ou encore : « Secousse du sens, déchiré, exténué jusqu’à son vide
insubstituable sans que l’objet cesse jamais d’être signifiant, dési-
rable. L'écriture est en somme, à sa manière, un SATORI : le satori
(l'événement ZEN) est séisme plus ou moins fort (nullement solen-
nel) qui fait vaciller la connaissance, le sujet : il opère un vide de
parole. Et c’est aussi un vide de parole qui constitue l'écriture. »
Rien de plus difficile à «admettre », pour une cervelle occiden-
tale, que ce vide (que tout en nous invite à combler, par l’obses-
sion du phallus, du père, du «maître-mot»). Violence de l’af-
frontement — et nécessité impérieuse d'éviter toute récupération
inconsciente, celle qui ferait de ce vide même un centre, dans une
réduction mystique où la religion occidentale retrouverait, quasi
juridiquement, ses droits. Comment esquiver ce retour «refou-
lant » et oblique du signifié ? Comment écrire ce vide sans « l’ex-
primer » ? Questions clés dans cette pratique de l'annulation, qui,
depuis Mallarmé (qui la réfracte dans le terme compromis de
«néant »), ne cesse d’être l’envers menaçant et silencieux de toutes
nos paroles.

2. VIDE
l’idée de décentrement est certainement beaucoup plus impor-
tante que celle de vide. Celle-ci est ambigué : certaines expériences
religieuses s’accommodent très bien d’un centre vide (j'ai suggéré
cette ambiguïté à propos de Tokyo, en rappelant que le centre vide
de la ville était occupé par le palais de l’empereur). Ici encore, il faut
refaire inlassablement nos métaphores. Tout d’abord, ce que nous
abhorrons dans le plein, ce n’est pas seulement l’image d’une sub-
stance ultime, d’une compacité indissociable; c’est aussi et surtout
(du moins pour moi) une mauvaise forme : le plein, c’est, subjecti-
vement, le souvenir (le passé, le Père), névrotiquement la répétition,
socialement le stéréotype (il fleurit dans la culture dite de masse,
dans cette civilisation endoxale, qui est la nôtre). À l’opposé, le vide
ne doit plus être conçu (imagé) sous la forme d’une absence (de corps,
de choses, de sentiments, de mots, etc.: le rien) — nous sommes ici
victimes de la physique ancienne; nous avons une idée quelque peu
chimique du vide. Le vide, c’est plutôt le nouveau, le retour du nou-
veau (qui est le contraire de la répétition). Jai lu récemment dans
une encyclopédie scientifique (mon savoir ne va évidemment pas au-
delà) l'exposé d’une théorie physique (la plus récente, je crois) qui
m’a donné quelque idée de ce fameux vide auquel je pense (je crois
de plus en plus à la valeur métaphorique de la science); c’est la théo-

9,95
CLONMDERSST EME NNATRAEMINIMENNES A'RDUEZ
A

rie de Chew et Mandelstam (1961), dite théorie du bootstrap (le boots-


trap est la boucle de la botte par laquelle on peut la tirer et, idio-
matiquement, l’occasion d’un proverbe: s'élever soi-même en se
tirant par ses propres bottes); je cite : «Les particules existant dans
l'univers ne seraient pas engendrées à partir de certaines particules
plus élémentaires que d’autres [aboli le spectre ancestral de la filia-
tion, de la détermination|, mais elles représenteraient le bilan des inter-
actions fortes à un instant donné [le monde : un système touiours pro-
visoire de différences]. Autrement dit, l’ensemble des particules
s’engendrerait lui-même (self-consistance) !. » Le vide dont nous par-
lons, ce serait en somme la self consistance du monde.

Point n° 5. Symptôme (au sens où il s’agit de se livrer, comme le


dit Sollers, à une véritable anamnèse culturelle) noté ici par votre
lecture du haïku. Retournant en quelque sorte sur sa base aveu-
glée l'interprétation impressionniste ou même surréaliste du haïku
(on sait l’utilisation qu’en fait Breton dans sa défense idéaliste
de l’image — cf. « signe ascendant », in « La clé des champs »), vous
indiquez nettement que «ce qui est visé, c’est Le fondement du
signe, à savoir la classification » — signalant du même coup le
caractère hautement surdéterminé, ici, de toute interprétation,
alors que « ce sens ne fuse pas, ne s’intériorise pas, ne se décroche
pas dans l'infini des métaphores, dans les sphères du symbole » —
ou encore : « Rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour
rien : nivagues ni coulées de sens » - cela même que signale Bash :

Comme il est admirable


2elui qui ne pense pas : « La vie est éphémère »
En voyant un éclair!

Question de savoir si cette absence d'instance paradigmatique


nous retranche obligatoirement de l’espace du signe - à articu-
ler sur l'insertion même du haïku dans notre culture, et précisé-
ment dans notre discours poétique (là où c’est précisément dans
la multiplicité active, dans la profondeur signifiante - que le signe
se joue et s'exténue — et non dans l’« adéquation du signifiant et
du signifié »).

3. LISIBLE
Le sens aboli, Llout reste à faire, puisque le langage continue
(la formule « tout reste à faire » renvoie évidemment au travail). Pour

1. In Les Lois de la nature, Bordas Encyclopédie.

JON
GYOUMER SP MENTI MENATIRAE
NT LI AN: 'Se ELN9
7 Al

moi (peut-être ne l’ai-je pas assez dit), le prix du haïku est para-
doxalement dans ceci, qu’il est lisible. Ce qui - du moins dans ce
monde plein — nous retranche le mieux du signe, ce n’est pas le
contraire du signe, le non-signe, le non-sens (l’illisible,au sens cou-
rant), Car ce non-sens est immédiatement récupéré par le sens
(comme sens du non-sens); il est inutile de subvertir la langue en
détruisant, par exemple, la syntaxe : c’est en fait une bien maigre
subversion, qui, de plus, est loin d’être innocente, car, comme on
Pa dit, «les petites subversions font les grands conformismes ». Le
sens ne peut s'attaquer de front, par la simple assertion de son
contraire; il faut tricher, dérober, subtiliser (dans les deux accep-
tions du mot: raffiner et faire disparaître une propriété), c’est-à-
dire : à la rigueur parodier, mais encore mieux simuler. Le haïiku,
par toute une technique, voire un code métrique, a su évaporer le
signifié ; il ne reste plus qu’un mince nuage de signifiant; et c’est
à ce moment-là, semble-t-il, que, par une dernière torsion, il prend
le masque du lisible, copie, en les privant cependant de toute réfé-
rence, les attributs du « bon » message (littéraire) : la clarté, la sim-
plicité, l'élégance, la finesse. Le travail d'écriture auquel nous pen-
sons aujourd’hui ne consiste ni à améliorer la communication, ni
à la détruire, mais à la filigraner; c’est en gros ce qu’a fait (parci-
monieusement) l’écriture classique, qui est, pour cette raison, et
quoi qu’il en soit, une écriture; cependant, une nouvelle étape,
amorcée ici et là dans le dernier siècle, a commencé, où ce n’est
plus le sens qui est rendu (libéralement) pluriel à l’intérieur d’un
seul code (celui de «bien écrire »), mais l’ensemble même du lan-
gage (comme «hiérarchie fluctuante » de codes, de logiques) qui
est visé, travaillé ; cela doit encore se faire dans l’apparence de la
communication, car les conditions sociales, historiques, d’une libé-
ration du langage (par rapport aux signifiés, à la propriété du dis-
cours) ne sont nulle part encore réunies. D’où l’importance actuelle
des concepts théoriques (directeurs) de paragramme, de plagiat,
d’intertextualité, de fausse lisibilité.

Point n° 4. Ce qui est lisible dans les trois points précédents est
sans doute la question de l’ancrage matérialiste de l'écriture que
désigne Le mot «Japon » - ancrage que l’on peut déterminer à par-
tir d’une pratique complexe articulée (séries relativement auto-
nomes et réglées, dans leur stratification, par leurs rapports de
dominance et de détermination: ici, aussi bien «cuisine» que
«théâtre», « lutte» que «poésie», « politesse » que « topologie »),
mais aussi à partir de la langue -, nous confrontant brutalement
à tout ce qu’il y a d’idéologique et d’inconscient dans la façon
que nous avons de vivre notre rapport à elle (langue qui, nous le

NON
CHOMUMR SOMME STI ANMIMRSEMIMIMEANES 1'EON7

savons, N’EST PAS une superstructure — et aussi « langue pater-


nelle », selon votre expression, c’est-à-dire dominée par l'instance
du Nom). Question ici de la langue, non seulement comme « décen-
trement » par rapport à l’obsession communicative, laissant place
à l'écriture généralisée des traces et des gestes - mais aussi ques-
tion de sa place dans la « portée », dialectiquement ordonnée, des
pratiques signifiantes repérées.

4. LANGUE
«La langue n'est pas une superstructure », dites-vous. À ce sujet,
deux remarques restrictives. D'abord, la proposition ne peut être sûre
tant que la notion de «superstructure » n’est pas éclaircie, et elle est
actuellement en plein remaniement (du moins je le souhaite). Ensuite
ceci : si l’on conçoit une histoire «monumentale », il est certainement
possible de reprendre la langue, les langues, dans une totalité struc-
turale : il y a une «structure » de l’indo-européen (par opposition, par
exemple, aux langues orientales) qui est en rapport avec les institu-
tions de cette aire de civilisation (chacun sait que la grande coupure
passe entre l'Inde et la Chine, l’indo-européen et les langues asia-
tiques, la religiosité bouddhique et le taoïsme ou le zen — le zen est
apparemment bouddhique, mais il n’est pas du côté du bouddhisme ;
le clivage dont je parle n’est pas celui de l’histoire des religions ; c’est
précisément celui des langues, du langage).
Quoi qu’il en soil, même si la langue n’est pas une superstruc-
ture, le rapport à la langue est politique. Cela n’est peut-être pas sen-
sible dans un pays historiquement et culturellement «tassé » comme
la France : la langue n’est pas ici un thème politique ; cependant, il
suffirait de réveiller le problème (par n'importe quelle forme de
recherche : élaboration d’une sociolinguistique engagée ou simple
numéro spécial de revue), pour être sans doute stupéfait de son évi-
dence, de son ampleur, de son acuité (par rapport à leur langue, les
Français sont simplement endormis, chloroformés par des siècles
d'autorité classique) ;cependant, dans des pays moins nantis, le rap-
port à la langue est brûlant; dans les pays arabes naguère colonisés,
la langue est un problème d'Etat où s’investit tout le politique. Je ne
suis pas sûr d’ailleurs qu’on soit bien préparé à le résoudre: il
manque une théorie politique du langage, une méthodologie qui per-
mettrait de mettre au jour les processus d’appropriation de la langue
et d'étudier la « propriété » des moyens d’énonciation, quelque chose
comme le Capital de la science linguistique (je pense, pour ma part,
qu’une telle théorie s’élaborera peu à peu à partir des balbutiements
actuels de la sémiologie, dont ce sera en partie le sens historique);
celte théorie (politique) devra notamment décider où s'arrête la
langue — et si elle s'arrête quelque part; il prévaut actuellement dans
certains pays encore embarrassés par l’ancienne langue coloniale (le

JNOMS
GLOMMRAISS FEMME TEMNETERMENTI
TIME NNESE MOT 1

français) l’idée réactionnaire que l’on peut séparer la langue de la


«littérature », enseigner l’une (comme langue étrangère) et refuser
l’autre (réputée «bourgeoise »); malheureusement, il n’y a pas de
seuil à la langue, on ne peut arrêter la langue ; on peut à la rigueur
fermer, isoler la grammaire (et donc l’enseigner canoniquement),
mais non le lexique, encore moins le champ associatif, connotatif;
un étranger qui apprend le français se trouve très vite, ou du moins
devrait se trouver, si l’enseignement était bien fait, devant les mêmes
problèmes idéologiques qu’un Français face à sa propre langue; la
littérature n’est jamais que l’approfondissement, l’extension de la
langue et à ce titre elle est le champ idéologique le plus large, celui
où se débat le problème structural dont j’ai parlé au début (je dis
tout cela en fonction de mon expérience marocaine).
La langue est infinie (sans fin), et de cela il faut tirer les consé-
quences; la langue commence avant la langue ; c’est ce que j’ai voulu
dire à propos du Japon, en exaltant la communication que j’ai pra-
tiquée là-bas, en dehors même d’une langue parlée que je ne connais
pas, mais dans le bruissement, la respiration émotive de cette langue
inconnue. Vivre dans un pays dont on ne connaît pas la langue, y
vivre largement, en dehors des cantonnements touristiques, est la
plus dangereuse des aventures (au sens naïf que cette expression
peut avoir dans des romans pour la jeunesse); c’est plus périlleux
(pour le « sujet») que d'affronter la jungle, car il faut excéder la langue,
se tenir dans sa marge supplémentaire, c’est-à-dire dans son infini
sans profondeur. Si j'avais à imaginer un nouveau Robinson, je ne le
piacerais pas dans une île déserte, mais dans une ville de douze mil-
lions d'habitants dont il ne saurait déchiffrer ni la parole ni l’écri-
ture : ce serait là, je crois, la forme moderne du mythe.

Point n° 5. « Dans ce pays que j'appelle le Japon - écrivez-vous -,


la sexualité est dans le sexe, non ailleurs »; mais aussi :« là-bas,
le corps existe, se déploie, agit, se donne, sans hystérie, sans nar-
cissisme, mais selon un pur projet érotique»; ou: «grand syn-
tagme des corps». Tout se passe comme si nous étions confron-
tés à La sortie, par permutations, et travail (le travesti, par
exemple, n’«imite» pas la femme, mais la joue) de l’expression
corporelle (c’est-à-dire du dualisme âme/corps) comme de tout
espace limité au fétichisme ou au transfert. Question, peut-être
saugrenue, de la délicatesse de ce jeu sexuel (se détachant de la
violence redoublée et chaude qu'implique, en Occident, un geste
similaire, par exemple dans les textes de Sade ou de Guyotat).
CCONTIERI SIMENT M PANMTMR
MENT IRAN ES MRTRD AT

5. SEXUALITÉ
La délicatesse du jeu sexuel, c’est là une idée très importante et
tout à fait inconnue, me semble-t-il, de POccident (motif majeur pour
s’y intéresser). La raison en est simple. En Occident, la sexualité ne
se prête très pauvrement qu’à un langage de transgression ; mais faire
de la sexualité un champ de transgression c’est encore la tenir pri-
sonnière d’un binaire (pour/contre), d’un paradigme, d’un sens. Pen-
ser la sexualité comme un continent noir, c’est encore la soumettre
au sens (blanc/noir). L’aliénation de la sexualité est consubstantiel-
lement liée à l’aliénation du sens, par le sens. Ce qui est difficile, ce
n’est pas de libérer la sexualité selon un projet plus ou moins liber-
taire, c’est de la dégager du sens, y compris de la transgression comme
sens. Voyez encore les pays arabes. On y transgresse aisément cer-
taines règles de la «bonne » sexualité par une pratique assez facile
de l'homosexualité (à condition de ne jamais la 20mmer : mais c’est
là un autre problème, le problème immense de la verbalisation du
sexuel, barrée dans les civilisations à «honte », cependant que cette
même verbalisation est chérie — confessions, représentations porno-
graphiques — des civilisations à « culpabilité ») ; mais cette transgres-
sion reste implacablement soumise à un régime du sens strict: l’ho-
mosexualité, pratique transgressive, reproduit alors immédiatement
en elle (par une sorte de colmatage défensif; de réflexe apeuré) le
paradigme le plus pur qu’on puisse imaginer, celui de l’actif/passif,
du possédant/possédé, du niqueur/niqué, du tapeur/lapé {ces mots
«pieds-noirs » sont ici de circonstance : encore la valeur idéologique
de la langue). Or le paradigme, c’est le sens; aussi, dans ces pays,
toute pratique qui déborde lalternative, la brouille où simplement
la retarde (ce que certains appellent dédaigneusement, là-bas, faire
l'amour) est d’un même mouvement interdite et inintelligible. La « déli-
catesse » sexuelle s'oppose au caractère fruste de ces pratiques, non
sur le plan de la transgression, mais sur celui du sens; on peut la
définir comme un brouillage du sens, dont les voies d’énonciation
sont : ou des protocoles de « politesse », ou des techniques sensuelles,
ou une conceplion nouvelle du «temps » érotique. On peut dire tout
cela d’une autre manière : l’interdit sexuel est entièrement levé, non
au profit d’une «liberté » mythique (concept tout juste bon pour satis-
faire les timides fantasmes de la société dite de masse), mais au pro-
fit de codes vides, ce qui exonère la sexualité du mensonge sponta-
néiste. Sade a bien vu cela : les pratiques qu’il énonce sont soumises
à une combinatoire rigoureuse; cependant, elles restent marquées
d’un élément mythique proprement occidental: une sorte d’éré-
thisme, de transe, ce que vous appelez très bien une sexualité chaude :
et c’est encore sacraliser le sexe en en faisant l’objet, non d’un hédo-
nisme, mais d’un enthousiasme (le dieu l’anime, le vivifie).

1 0 O0 0
COOATERTSE MERNTL TANMTMRYENT
ITEMN :S LODTET4

Point n° 6. Point clé : Le repérage précis de l'écriture comme mise


en scène, au travers du bunraku : travail inscrit dans le volume
de la représentation, et débordant celle-ci; reflet donné dans son
processus, sa production affirmée : c’est peut-être ici qu’est repé-
rée avec la plus grande précision la constitution d’un réseau de
pratiques signifiantes stratifiées, confrontées - sans jamais céder
à l’engluement, à l’« unité», à la hiérarchie des codes. Là se des-
sine nettement, entre les poupées d’étoffe et de bois et les mon-
treurs qui les font agir, entre les corps de bois ou de chair et la
voix latérale, déportée obliquement, un espace nouveau, théâtre
d’une écriture, d’une textualité incessante : « spectacle total mais
divisé » / « jeu d’une combinatoire qui s'ouvre dans l’espace entier
du théâtre » — où, par le règne de la «citation », «le tressage des
codes, des références, des constats détachés », nous accédons à une
autre scène, lieu refoulé nettement par notre théâtre occidental
hanté, jusque dans ses «contestations » parcellaires, par l’inté-
riorisation ou l’imitation. « Le travail- écrivez-vous — se substi-
tue à l’intériorité»; et aussi: «le dedans ne commande plus le
dehors », ce qui ne peut que nous renvoyer à la logique dialec-
tique inaugurée par Marx, telle que la désigne Althusser : « Les
distinctions courantes du dehors et du dedans disparaissent, tout
comme la liaison intime des phénomènes opposée à leur désordre
visible : nous sommes en face d’une autre image, d’un concept
quasi nouveau, définitivement libérés des antinomies empiristes
de La subjectivité phénoménale et de l’intériorité essentielle, en
face d’un système objectif réglé, en ses déterminations les plus
concrètes, par les lois de son montage et de sa machinerie.» Ce
point de contact avec le discours marxiste permettant de ques-
tionner de nouveau cette scène : « Le signifiant » ne fait-il, comme
vous le dites, « que se retourner comme un gant » ? - Ou sommes-
nous déjà dans ce « système » où ce qui permet le concept même
de « signifiant » est excédé, où le mot « signifiant » n’a de sens qu’à
être relié au mot «travail» ou «transformation » ?

6. SIGNIFIANT
Le signifiant : il faut nous résoudre à abuser encore longtemps
du mot (notons une fois pour toutes que nous n’avons pas à le défi-
nir, mais à l’employer, c’est-à-dire à le métaphoriser, à l’opposer
— notamment au signifié, dont on a cru, au début de la sémiologie,
qu’il était le simple corrélat, mais dont nous savons mieux aujour-
d’hui qu’il est l'adversaire). La tâche actuelle est double. D’une part,
il faut arriver à concevoir (j'entends par ce mot une opération plus
métaphorique qu’analytique) comment peut s’énoncer contradictoi-
rement /a profondeur et la légèreté du signifiant (n'oublions pas que
léger peut être un mot nietzschéen) ; car, d’un côté, le signifiant n’est

IMOMOMI
C''OAULR S5 FEI EZNNT IRMENE JIMAN".S DUO 1

pas «profond», il ne se développe pas selon un plan d’infériorité et


de secret; mais, d’un autre côté, que faire de ce fameux signifiant
sinon quelque chose comme : s’immerger en lui, plonger loin du
signifié, dans la matière, dans le texte ? Comment s’enfouir dans du
léger ? Comment s'étendre sans se gonfler et sans se creuser ? À
quelle substance comparer le signifiant ? Certainement pas à l’eau,
fût-elle océanique, car les mers ont un fond; plutôt au ciel, à l’es-
pace cosmique, en ce qu’il a précisément d’impensable. D'autre part,
cette même exploration métaphorique devrait être menée sur le mot
travail (qui, en fait, bien plus que signifié, est le vrai corrélat de
signifiant) ; c’est lui aussi un mot rzumen (un mot capable d’armer
un discours) ; je l'analyse comme suit : associé au problème du texte,
il s'entend dans l’acception que lui a donnée Julia Kristeva, de tra-
vail pré-sens : travail hors du sens, de l'échange, du calcul, dans la
dépense, le jeu; je crois que c’est cette direction qu’il faut explorer;
encore faudrait-il prévenir certaines connotations : éliminer com-
plètement l’idée du travail-peine et peut-être se priver (par rigueur
et tout au moins pour commencer) de la métonymie qui donne à
tout travail la caution prolétarienne, ce qui permet évidemment de
faire passer le «travail » du signifiant dans le camp socialiste (où il
est d’ailleurs diversement accueilli), mais devrait peut-être se pen-
ser d’une façon plus lente, plus patiente, plus dialectique. Cette
grande question du «travail» est en somme dans un creux, dans un
blanc de notre culture; elliptiquement, je dirais que ce blanc est
exactement le même que celui qui annule jusqu'ici le rapport de
Marx et de Nietzsche : rapport des plus résistants et où, par consé-
quent, il faut aller voir. Qui s’en occupera ?

Point n° 7. Ce point de contact avec le matérialisme dialectique


permet peut-être (el CE N'EST PAS «pour lerminer») de poser la
question de la position des pratiques signifiantes que vous
confrontez dans La pratique sociale générale et différenciée (c’'est-
à-dire hors du mythe idéaliste d’une histoire unifiée, « moniste »
ou logocentrique). Cette question nous semble particulièrement
importante, dès que nous parlons de l'Orient, si nous voulons évi-
ter ces deux attitudes complices (vivant leur opposition sur la
base du même refoulement) que sont le mythe d’un Orient sau-
vage, barbare, non évolué, et le fétichisme culturel de type clas-
siciste, méconnaissant la détermination en dernière instance par
l’économie (point d'autant plus important, ici, que nous sommes
confrontés à une économie de type capitaliste avancé). Urgence
de cette question, si elle permet de repérer comment la contra-
diction principale de notre temps (impérialisme/socialisme) s’ins-
crit spécifiquement dans l'instance symbolique -— et précisément

INONON?
G'ONUVR SU EUT CENUIDIR
SEUTS TB IN,S 19 Tel

en Orient, puisque c’est bien là, un peu au sud du Japon, que cette
contradiction se joue de la façon la plus décisive, là où l’affron-
tement des signes a laissé place à celui des armes.

7. ARMES
Vous opposez d’une manière très frappante les signes aux armes,
mais selon un processus encore substitutif, et vous ne pouvez faire
autrement ; car les signes et les armes, c’est la même chose; tout
combat est sémantique, tout sens est guerrier; le signifié est le nerf
de la guerre, la guerre est la structure même du sens; nous sommes
actuellement dans la guerre, non du sens (une guerre pour abolir le
sens), mais des sens: des signifiés s'affrontent, munis de toutes les
sortes d’armes possibles (militaires, économiques, idéologiques, voire
névrotiques) : il n’y a actuellement dans le monde aucun lieu insti-
tutionnel d’où le signifié soit banni (on ne peut aujourd’hui chercher
à le dissoudre qu’en trichant avec les institutions, dans des lieux
instables, fugitivement occupés, inhabitables, contradictoires au point
d’en paraître parfois réactionnaires). Pour ma part, le paradigme sur
lequel en toute rigueur (c’est-à-dire au-delà d’une position politique
préférentielle) j'essaye de me régler, n’est pas : impérialisme/socia-
lisme, mais : impérialisme/autre chose; cette levée de la marque au
moment où le paradigme va se conclure, cette opposition rendue boi-
teuse par le raccourci, le supplément ou la déviation du neutre, cette
béance d’utopie, il faut bien m’y résoudre, est le seul lieu où je puisse
actuellement me tenir. L’impérialisme, c’est le plein; en face, il y a
le reste, non signé: un texte sans titre.

PROMESSE
printemps 1971

Propos recueillis par Guy Scarpetta.

HNONONS
Entretien (A conversation
with Roland Barthes)

Vous avez parlé d’une certaine distance qui vous sépare main-
tenant de vos travaux antérieurs, et vous avez également dit que
l'écrivain « doit tenir ses anciens textes pour des textes autres,
qu’il reprend, cite ou déforme comme il le ferait d’une multitude
d’autres signes !». IL semble d’ailleurs que vous avez toujours eu
pleine conscience d'occuper une position relative dans l’histoire
de l’élaboration d’un savoir, la sémiologie (ainsi Système de la
Mode est reconnu par vous, au moment même de son édition,
comme déjà une histoire de la sémiologie). Pourriez-vous indi-
quer quelles sont vos préoccupations actuelles, et en quoi elles
développent vos anciens travaux ou s’en éloignent ?

Je suis souvent préoccupé — ou plus exactement occupé, car il


ne s’agit pas d’un souci douloureux — par l’idée qu’il existe déjà une
histoire de la sémiologie, bien que la sémiologie au sens strict et occi-
dental du terme ne date environ que d’une dizaine d'années; cette
histoire est marquée par une très vive accélération; on peut même
dire que c’est une histoire emportée. IL ÿ à un emportement de la
sémiologie qui fait que l’on pourrait la décrire comme étant depuis
dix ans une suile de propositions, de contre-propositions, de ruptures,
de divergences - divergences de style entre les différents sémiologues
français, et divergences d’idéologie, aussi, de plus en plus. Une his-
toire de la sémiologie, même à l'échelle des dix dernières années,
est possible, elle est même nécessaire; il se trouve que, par mon pre-
mier texte sémiologique (la postface des Mythologies écrite en 1956),
j'ai été lié à la naissance de la sémiologie française ; je suis done moi-
même, au niveau partiel et restreint de mon propre travail, un espace
de celle histoire, une portion du champ historique de la sémiologie.
Je songe actuellement à réunir en recueil les textes sémiologiques
que j'ai écrits, el si je devais présenter ce recueil, ce pourrait être
précisément comme une histoire; on pourrait même appeler ce
recueil : Petite Histoire de la sémiologie. K est donc normal que, le
long même de mes travaux sémiologiques, on trouve des ruptures,

1. «Drame, poème, roman » (1968) [repris in Sollers écrivain, O.C., L. IV].

L'UOMO"A
C'OMRMR SL UMERTI CENNMIMRMENT T'ÉEMNNS: WAUO
67 4

des contradictions, des secousses, des progressions, peut-être même


parfois des régressions, enfin tout un mouvement. La sémiologie telle
que je la vis actuellement n’est donc plus la sémiologie que j’ai vue,
imaginée et pratiquée au tout début de cette histoire sémiologique.
La rupture, en ce qui concerne la sémiotique littéraire, est très sen-
sible et se situe exactement entre l’/ntroduction à l'analyse structu-
rale des récits et S/Z : ces deux textes correspondent en fait à deux
sémiologies. Les causes de cette mutation (car il s’agit plutôt de muta-
tion que d'évolution) seraient à chercher dans l’histoire récente de
la France — pourquoi pas ? — et puis aussi dans l’intertextuel, c’est-à-
dire dans les textes qui m’entourent, qui m’accompagnent, qui me
précèdent, qui me suivent, et avec lesquels bien entendu je com-
munique. Je ne les cite pas, vous devinez desquels il s’agit, et ce serait
revenir toujours aux mêmes noms du même groupe.
Cela dit, où j’en suis sémiologiquement aujourd’hui, est assez dif-
ficile à préciser, parce qu’on ne se connaît vraiment que lorsqu’on écrit
où on en est, mais lorsque ce qu’on écrit est publié, on est déjà ailleurs.
Cependant, pour ne pas esquiver la question, on peut avancer que le
problème actuel consiste à dégager la sémiologie de la répétition dont
elle est déjà la proie. Il faut produire du nouveau sémiologique, non
par souci d'originalité, mais parce qu’il est nécessaire de poser le pro-
blème théorique de la répétition. Je dirais d’une façon plus précise que
le problème sémiologique que je me pose (et en cela peut-être je dif-
fère de chercheurs qui me sont proches par ailleurs) ne consiste pas
à montrer les rapports de la sémiologie et de l'idéologie ou de Panti-
idéologie, c’est-à-dire de la sémiologie et du politique, mais plutôt à
poursuivre une entreprise générale et systématique, polyvalente, multi-
dimensionnelle, de fissuration du symbolique occidental et de son dis-
cours. En ce sens, et c’est normal, le texte qui représente le plus ma
préoccupation actuelle, c’est mon dernier texte, à savoir le livre sur le
Japon, bien qu’il n’ait rien de théorique.
Que sera mon travail de demain ? Si j'essaie d’interroger mon
désir — ce qui est la bonne mesure pour le travail, je sais que là où
je désire travailler, c’est le signifiant : je désire travailler dans le signi-
fiant, je désire écrire (j’admets l’impureté un peu régressive du mot,
je n’exclus pas ce qu’il peut y avoir d’ancien, disons de stylistique
dans la conception de Pactivité d'écriture). Autrement dit, ce qui vrai-
ment me séduirait, ce serait d'écrire dans ce que j’ai appelé «le roma-
nesque sans le roman !», le romanesque sans les personnages : une
écriture de la vie, qui d’ailleurs pourrait retrouver peut-être un cer-
tain moment de ma propre vie, celui où j’écrivais par exemple les
Mythologies. Ce serait de nouvelles «mythologies », moins directe-

1. S/Z, Paris, 1970, p. 11 [ici, p. 122].


MOMONS
C\ DER ST MENT NN RETIRE
ANS 1970

ment engagées dans la dénonciation idéologique, mais par là même,


pour moi, moins engagées dans le signifié : plus ambiguës, plus avan-
cées et immergées dans le signifiant.

Vous parlez de l’histoire de la sémiologie comme d’une histoire


emportée; est-ce que cet emportemenl a abouti à la récupération,
voire à la stéréotypisation, de la sémiologie elle-même ?

L’impression de «récupération» dépend du degré de sensibilité


idéologique qu’on a : si l’on a une grande sensibilité idéologique, il est
évident que la sémiologie est en train d’être récupérée dans la mesure
où elle est en train d’avoir du succès, puisque le succès ne peut se pro-
duire sans une complicité des institutions. La sémiologie a actuelle-
ment un succès de mode, mais aussi, les faits sont là, un succès assez
considérable d'enseignement; il y a un enseignement sémiologique
qui se cherche, qui se demande. Or, dès que l'institution s’en mêle, on
peut dire qu’il y a effectivement une récupération. À cela, on peut ajou-
ter que dans la sémiologie il y a eu très vite des éléments qui se pré-
taient à cette récupération. Ce n’est pas du tout une critique mesquine
que je fais là, je ne le désire pas, mais je dirais que la sémiologie d’in-
tention ou de couverture objective et «scientifique » est une sémiolo-
gie qui contient des germes de réussite institutionnelle : c’est normal
dans une société où la scientificité est honorée.

Dans vos Eléments de sémiologie, en commentant le chapitre 1


de la deuxième partie du Cours de linguistique générale où Saus-
sure insiste sur la langue comme le domaine des articulations, le
sens élant un ordre mais cet ordre étant essentiellement division
(pour reprendre vos propres paroles), vous avez postulé («uto-
piquement ») l'absorption de la sémiologie dans une science nou-
velle, l’«arthrologie ou science des partages !». Or, plus récem-
ment, dans le contexte d’une discussion sur Les rapports entre la
linguistique et la littérature, vous avez noté quelques thèmes de
contestation posés par la sémiologie du discours au modèle lin-
guistique, et visé la possibilité de l’emportement de la linguistique
(en tant que liée historiquement à la parole) en vous reportant
aux travaux de Jacques Derrida?. Voyez-vous un rapport entre
les travaux de Derrida et la réalisation de cette science que vous
avez nommée arthrologie ? Comment silueriez-vous les travaux

1. «Eléments de sémiologie », Communications, n° 4, p. 114 [O.C., & I,


p. 671].
2. « Linguistique et littérature », Langages, déc. 1968, p. 3-8 [ici, p. 52-
591.

1MO0NONG
GLOMEMRIS MENT MIE EN ATNER ZE OT (TÉEENES LEO MNT

de Derrida dans ce que vous avez appelé « la petite histoire de la


sémiologie » ?

Je ne crois pas que Derrida reconnaîtrait jamais avoir voulu fon-


der une science ou même y avoir jamais pensé; au reste, je dirais
que moi non plus. En effet, en ce qui me concerne, l’appel à la science
de la littérature, ou à l’arthrologie, ou à la sémiologie, a toujours été
très ambigu, très retors, et j’oserais presque dire trugué souvent.
D’ailleurs, dans Critique et vérité, j'ai effectivement parlé de science
de la littérature, mais en général on n’a pas vu -— et je regrette qu’on
ne l’ait pas vu, parce que, précisément, j'avais formulé ma phrase
très consciemment pour que cela soit vu de ceux qui prêtent atten-
tion aux ambiguïtés, aux ellipses — qu’en parlant de science de la lit-
térature j'ai mis dans une parenthèse : «si elle existe un jour !»; cela
voulait dire qu’en fait je ne croyais pas que le discours sur la litté-
rature pût jamais devenir « scientifique ». L’appel à la science ne peut
plus être conçu ni selon un modèle psychologique (respect de cer-
taines valeurs d’«objectivité») ni selon un modèle positiviste, alé-
thique (comme recherche de la vérité). Je pense qu’à vrai dire le seul
modèle acceptable de la science est celui de la science marxiste tel
qu'il à été mis à jour par les études d’Althusser sur Marx, la « cou-
pure épistémologique » qu’il énonce à propos de Marx faisant appa-
raître la science d’aujourd’hui et dégageant la science de l'idéologie.
C’est évidemment dans cette direction qu’il faudrait pouvoir se réfé-
rer à la science, mais je ne suis pas du tout sûr qu’actuellement la
sémiologie en soit là, sauf peut-être dans le travail de Julia Kristeva.
Cela dit, pour ce qui est de cette espèce de science de la division,
du discontinu, que j’appelais un peu ironiquement « arthrologie », je
voudrais dire que, pour moi, ces notions de discontinu et de combi-
natoire restent importantes et vivantes. À tout instant quand je vis,
quand je vais, même dans la rue, quand je pense, quand je réagis, à
tout instant je me retrouve du côté d’une pensée du discontinu et du
combinatoire. Aujourd’hui même, je lisais un texte admirable, comme
toujours, de Brecht sur la peinture chinoise, où il dit que la peinture
chinoise met les choses à côté les unes des autres, l’une à côté de
l'autre. C’est une formule très simple mais très belle et très vraie, et
ce que je recherche au fond c’est précisément de sentir P« à côté de ».

C’est ce que vous avez essayé dans L'Empire des signes, n'est-ce pas ?

Exactement. Cela a l’air assez simple, pas très révolutionnaire,


et pourtant si l’on songe à la façon dont pensent, conceptualisent,

1. Critique et vérité, Paris, 1966, p. 57 [O.C., t. IT, p. 788].

MONO
COUT ERAS ME STIMENNETMRTEMINITENNSSMIARD ATEN

formalisent et verbalisent les sciences humaines, on s'aperçoit


qu’elles ne sont absolument pas acclimatées à une pensée véritable
du discontinu : elles sont encore dominées par le surmoi de la conti-
nuité, un surmoi de l’évolution, de l’histoire, de la filiation, etc. Tout
approfondissement de la pensée du discontinu reste alors essentiel-
lement hérétique, révolutionnaire au sens propre et nécessaire.

Je voudrais simplement préciser ici que, si j'ai rapproché votre


postulation d’une arthrologie des travaux de Derrida, c'était jus-
tement en tant que cette postulation s’est faite utopiquement, car
la science que Derrida nomme grammatologie est une science qui
se fait pour ainsi dire négativement, qui interroge et défait les
discours métaphysiques sans jamais se formaliser elle-même
comme science. Il semblerait dans ce contexte — et ici je reviens
à ce que vous avez dit à l'instant sur l'importance actuelle pour
vous de votre texte sur le Japon - que ce que vous faites dans
voire écriture de L'Empire des signes est de vous déplacer dans
ces réseaux de signifiants qui vous viennent de ce Japon pour
déconstruire, si je puis dire, le signifié occidental qui vous retient.
C’est cette expérience de l’écriture comme déconstruction, comme
décentrement, que j'ai voulu lire à côté du discours difficile de
la grammatologie derridéenne, discours qu'on pourrait définir
lui aussi comme ulopique en ce que précisément il vise un au-
delà (de la métaphysique) qui ne se réalise jamais que dans
l’image négative de la destruction.

C’est exactement cela. Outre tout ce que je dois à Derrida et que


d’autres que moi lui doivent aussi, il y a ceci qui me rapproche, si je
puis dire, spécifiquement de lui: le sentiment de participer (de vouloir
participer) à une phase historique que Nietzsche appelle le « nihilisme ».

Dans un essai sur les possibilités d’une poétique structurale,


Todorov a formulé l’objet d'une telle poétique comme l’interro-
gation des « propriétés de ce discours particulier qu'est la litté-
rature. Toute œuvre n’est alors considérée que comme la mani-
J'estation d’une structure abstraite beaucoup plus générale, dont
elle n’est qu'une des réalisations possibles ‘». Il semblerait qu’il y
ait là une emphase dont vous êtes vous-même en quelque sorte,
si l’on peut dire, l’« animateur » — je pense en particulier à vos
recherches pour une analyse structurale du récit -, et, en effet,
Todorov note que ce qu'il entend par son emploi du terme poé-
tique coïncide d'assez près avec ce que vous avez appelé, dans
Critique et vérité, « la science de la littérature ».

1. Tzvetan Todorov, Qu'est-ce que le structuralisme ?, Paris, 1968, p. 102.

IMOMUOMS
CO AUTER St FEMME NNATIRIENT
TIEUN S2 110467À

Or, plus récemment, vous vous êtes plutôt proposé comme objet
«la reproduction de la production d’un texte» (ce que vous
appelleriez, je crois, sa structuration), déclarant notamment aussi
que « chaque texte est son propre modèle !», et, au cours du cha-
pitre liminaire de S/Z, vous indiquez clairement votre distance
à l’égard de cette poétique scientifique. Voyez-vous cette modifi-
cation comme un développement inévitable de la poétique struc-
turale, ou comme un changement plus radical, et comment situe-
riez-vous votre analyse de Sarrasine dans ce contexte ? En quoi
l'approche structuraliste a-t-elle eu à se modifier en confrontant
le texte littéraire comme objet d'étude ?

Nous revenons ici à cette histoire emportée de la sémiologie dont


je parlais tout à l'heure: il y a eu une rupture que je situe, comme
vous le faites vous-même, entre l’/ntroduction à l'analyse structurale
des récits d’un côté et S/Z d’un autre côté. En réalité, quand dans l’/n-
troduction à l'analyse structurale des récits j'ai fait appel à une struc-
ture générale, dont on dériverait ensuite des analyses de textes
contingents, lorsque j’ai postulé le profit qu’il y aurait à reconstituer
une sorte de grammaire du récit, de logique du récit (et, à cette
époque, je croyais à cette grammaire, je ne le nie pas), c'était pour
souligner une fois de plus ceci, que j'avais dit dans Critique et vérité:
le surmoi imposé aux étudiants, aux chercheurs, par la conception
traditionnelle de la littérature, notamment par la critique universi-
taire et par l’histoire littéraire, est un surmoi que l’on veut «scien-
tifique »; on a polémiqué contre la nouvelle critique, en l’accusant
de manquer à la science, en la rejetant du côté des élucubrations
impressionnistes et subjectivistes, alors que cette critique universi-
taire n’a elle-même absolument rien de scientifique; je développais,
en m’attaquant au récit, cette idée que la science littéraire — je le
répète, si elle existe un jour, ne doit pas se chercher de ce côté tra-
ditionnel (histoire, contenus) mais du côté d’une science des formes
du discours, point de vue qui est le postulat de travail de quelqu'un
comme Todorov, ainsi que vous l’avez rappelé.
Dans S/Z, j'ai renversé cette perspective puisque j'ai refusé l’idée
d’un modèle transcendant à plusieurs textes, à plus forte raison à
tous les textes, pour postuler que, comme vous lPavez dit, chaque texte
était en quelque sorte son propre modèle, autrement dit que chaque
texte devait être traité dans sa différence, mais une différence qui
doit être prise justement dans un sens ou nietzschéen ou derridéen.
Disons-le autrement : le texte est sans cesse et de part en part tra-
versé par des codes, mais il n’est pas l’accomplissement d’un code

1. Séminaire du 22 mai 1969.

HOMO 9
CROMURRS SRE STIMENNATIRMENDUMENNNS ER 07

(par exemple, le code narratif), il n’est pas la « parole » d’une « langue »


(narrative). Sans me placer ici sur le plan de Paccueil de la critique
ou du public, je crois que S/Z est un livre important pour moi. Quand
on écrit, on éprouve des sentiments à l'égard des livres qu’on a faits;
parmi les livres que j'ai faits, il y en a qui n’ont pas beaucoup d’im-
portance pour moi aujourd’hui (cela ne veut pas dire que je les renie),
mais il y en a ou que j’aime bien ou qui sont importants : par exemple,
j'aime bien (et quand je dis «j’aime bien» cela veut dire que tout
simplement «je supporte») un livre dont on parle rarement et qui
est le Michelet, tandis que je supporte beaucoup moins bien Le Degré
zéro de l'écriture qui est pourtant mieux inséré dans les histoires
actuelles de la critique et de la littérature. Si S/Z est un livre impor-
tant pour moi, c’est parce que je crois que là, effectivement, j’ai opéré
une mutation, j'ai réussi une certaine mutation par rapport à moi-
même. D'où est venue cette mutation ? Encore une fois, elle est venue
des autres souvent : c’est parce qu’autour de moi il y avait des cher-
cheurs, des « formulateurs » qui étaient Derrida, Sollers, Kristeva (tou-
jours les mêmes, bien sûr), et qui m'ont appris des choses, qui m'ont
déniaisé, qui m'ont persuadé. Et puis cette mutation théorique,
accomplie dans S/Z, est venue, je crois, de ce que j’appellerais une
pression, une détermination de l’opératoire. C’est parce que je me
suis mis à opérer sur un texte — et j’ai presque envie de dire à opé-
rer un texte — relativement court, en me donnant, par une sorte de
coup de chance, le droit de rester des mois sur trente pages et de
parcourir véritablement ce texte pas à pas, qu’une modification théo-
rique est intervenue. Si vous voulez, là où j'ai eu une espèce de veine
personnelle (non par rapport au public, je le répète, mais par rap-
port à moi), c’est d’avoir eu ou l'intuition ou la patience ou au
contraire la naïveté de concevoir un «pas à pas» du texte; je crois
que c’est cela qui a déterminé un changement théorique : j’ai changé
le niveau de perception de l’objet, et par là même j'ai changé l’ob-
jet. On sait bien que, dans l’ordre de la perception, si l’on change le
niveau de perception, on change finalement lobjet; on le sait, ne
serait-ce que par cette planche de l'Encyclopédie de Diderot, planche
qui à fait révolution à l’époque, présentant une puce vue au micro-
scope de l’époque, qui fait un demi-mètre carré et qui devient un
autre objet que la puce (c’est un objet surréaliste). Le changement
de niveau de perception multiplie les objets comme une sorte de
miroir diabolique. Ainsi, en allant pas à pas à travers un texte, j'ai
changé l’objet, et par là même j’ai été amené à cette espèce de muta-
tion théorique dont on parlait à l'instant.

Ce changement de perspective réalisé par le «pas à pas» fait


entrer votre lecture de Sarrasine dans le monde des connotations
et, en fait, au cours du chapitre liminaire de S/Z, vous invoquez

1MOMMO
GORE SUPEAN MENT ERTENT TEEUN"S LAON

l'instrument de la connotation comme étant celui par lequel il


convient d'approcher le texte lisible classique. Ce faisant, vous
rejoignez Ce qu’on pourrait considérer comme l’objet général de
toutes vos études, à savoir les systèmes de connotation, cette rhé-
lorique sociale dont vous étudiez le procès de signification (ainsi,
en lisant Sarrasine, vous étudiez un retournement mythique du
texte « au langage comme nature ‘» et l’on pourrait penser paral-
lèlement à ces retournements similaires analysés par vous dans
Mythologies). De là, deux questions :
1° L'analyse de ces codes de connotation étant proposée par vous
Ge pense surtout ici à votre intervention « L'analyse rhétorique »
lors du colloque de Bruxelles) comme le lieu d’où pourrait s’éla-
borer une tentative valide pour saisir les rapports entre littéra-
ture et société, S/Z serait-il en partie un premier pas dans cette
voie, et comment cette voie se développera-t-elle ? En fondant une
typologie des textes lisibles ? (Ces codes que vous avez trouvés à
l’œuvre dans le texte balzacien sont-ils communs à tout texte
lisible ?)
2° Je voudrais citer ici Le passage suivant du livre de Julia Kris-
teva : « Tout le problème de la sémiotique actuelle semble être
là : continuer de formaliser les systèmes sémiotiques du point de
vue de la communication (risquons une comparaison brutale :
comme Ricardo considérait la plus-value du point de vue de la
distribution et de La consommation), ou bien ouvrir à l’intérieur
de La problématique de la communication (qu'est inévitablement
toute problématique sociale) cette autre scène qu'est la pro-
duction du sens antérieure au sens. Si l’on adopte la seconde
voie, deux possibilités s'offrent : ou bien on isole un aspect mesu-
rable donc représentable du système signifiant étudié sur
arrière-fond d’un concept non mesurable (le travail, la pro-
duction, ou le gramme, la trace, la différence); ou bien on
essaye de construire une nouvelle problématique scientifique
(dans le sens. d’une science qui est aussi une théorie) que ce
nouveau concept ne manque pas de susciter?.» Inséré dans le
cadre d’une étude des systèmes de connotation qui font à la fois
Le pluriel et la limite du texte classique lisible, S/Z semblerait se
placer sous le modèle de la démarche scientifique décrit par vous
dans vos Eléments de sémiologie (métalangage scientifique qui
parle du langage connotatif), mais il est évident que S/Z se lit
lui-même comme texte, c’est-à-dire, comme vous l’avez dit au
sujet de Sèméiotikè, un livre où théorie et écriture sont rigou-

1. S/Z, p. 16 [ici, p. 124-126].


2. Julia Kristeva, Sèméiotikè, Paris, 1969, p. 38-39.

NOM
CROQUERSE MENTMECNATMRAENIMINEMNESRLES A7

reusement homogènes !. J’ai du mal à formuler la question que


je voudrais poser ici, mais elle s’exprimera peut-être si je vous
demande de situer S/Z par rapport au passage cité de Kristeva.

La première question, pour moi, revient à ceci: la sémiologie


peut-elle permettre, par l'intermédiaire de la notion de connotation,
de revenir à une sorte de sociologie de la littérature ? Ne discutons
pas le problème épistémologique de la sociologie, qui est une science
maintenant extrêmement critiquée d’un point de vue politique et idéo-
logique; je n’aborde pas ce problème; il m'est bien égal que cela
s’appelle sociologie ou autre chose. Je dirais qu’il y a effectivement
dans S/Z, par le repérage des codes, même si c’est un repérage gros-
sier, une possibilité d'exploitation sociologique, car, des cinq codes
que j’ai repérés, il y en a au moins quatre, c’est-à-dire le code proaï-
rétique (code des actions), le code sémique (code des sèmes psy-
chologiques), le code culturel (code de savoir), le code herméneu-
tique (code de recherche, de quête d’une vérité, d’une solution), qui
relèvent, qui pourraient relever très bien d’une sociologie. Par
exemple, on pourrait concevoir de relire Balzac en cherchant l’in-
tertextualité culturelle (les références du savoir) qui meuble cette
couche d’ailleurs assez dense et assez lourde, pour ne pas dire par-
fois un peu pesante et un peu nauséeuse, du texte balzacien. Ce serait
un bon problème, parce qu’on pourrait sans doute voir que ce pro-
blème des codes culturels a marqué chaque auteur d’une façon dif-
férente ; Flaubert par exemple, lui aussi, a été aux prises avec les
codes culturels ; il a été véritablement empoissé par eux et il a essayé,
tout à l’opposé de Balzac, de s’en dégager par des attitudes ambi-
guës, à la fois d’ironie et de plagiat, de simulation; ce qui a donné
ce livre vertigineux dont tout le monde sait qu’il est très moderne et
qui est Bouvard et Pécuchet. Donc une sorte de sociologie culturelle
serait possible à partir de la sémiotique littéraire, mais encore une
fois, même là, il faudrait concevoir une sociologie de la littérature
assez nouvelle, qui pourrait et devrait profiter de ce que j’appelle-
rais la sensibilité intertextuelle, la sensibilité à l’intertexte. Je crois
que, si l’on a une certaine sensibilité à l’intertextuel, on peut faire
du travail extrêmement nouveau. La première règle de cette analyse
intertextuelle serait par exemple de comprendre que l’intertexte n’est
pas un problème de sources, car la source est une origine nommée,
alors que l’intertexte est sans origine repérable.
Cela dit, il y a dans S/Z un cinquième code que j'ai appelé sym-
bolique. Ce code, le nom lui-même l'indique, est une sorte de code
fourre-tout, je ne le cache pas; je dirais cependant que c’est proba-

1. «L’étrangère », La Quinzaine littéraire, 1% mai 1970, p. 19 [ici, p. 478].

INDIE?
GO UIR ST MEUTI CEUNATIRTENT
ITEN S eee

blement au niveau de ce code symbolique que se joue ce qu’on pour-


rait appeler la qualité de l’œuvre, et même, en donnant au mot un sens
très sérieux, la valeur (dans une acception presque nietzschéenne) de
lœuvre : l'échelle de valeur des œuvres serait en gros l'échelle qui va
du stéréotype au symbole. Ceci serait à explorer : il faudrait chercher
du côté de la culture de masse, voir que là, au fond, la symbolique est
très pauvre tandis que la stéréotypique, l’endoxal (pour reprendre un
mot aristotélicien : le statut de l’endoxa, de l'opinion publique forte),
est très importante; au contraire, dans les œuvres classiques (je ne
parle pas des œuvres modernes qui ont une autre vue sur la symbo-
lique, mais des œuvres classiques, romantiques y compris bien sûr),
c’est la symbolique qui prédomine, non seulement par sa richesse, sa
densité, son épanouissement, mais aussi par son caractère retors. C’est
cela finalement qui ferait une sorte de différenciation qualitative des
œuvres et qui permettrait peut-être de répondre à une question redou-
table, celle de savoir s’il y a une bonne et une mauvaise littérature et
si lon peut distinguer par des critères structuraux l’une de l’autre.
Quant à votre deuxième question, c’est une question très bien
posée et si bien posée qu’on ne peut pas y répondre facilement. Je
ferai une réponse ambiguë.
Je dirai que, d’un côté, c’est la première définition de Julia Kristeva
— «on isole un aspect mesurable donc représentable du système signi-
fiant étudié sur arrière-fond d’un concept non mesurable » — qui coïn-
cide avec le livre S/Z, car S/Z peut être lu, compris, comme une repré-
sentation de la nouvelle de Balzac, c’est-à-dire de Sarrasine. C’est une
représentation parce qu’il y a analyse, dénombrement des codes et
dénombrement des termes: c’est une représentation analytique mais
c’est tout de même une représentation. Au reste, je donnerai comme
preuve de cette possibilité de lire S/Z comme une représentation Par-
ticle même de Sollers faisant de S/Z une lecture qui est la lecture d’une
représentation : c’est parce qu’il a pris $/Z comme une représentation
qu'il a pu commenter le livre, l’unifier et le déchiffrer d’un point de vue
politique et historico-idéologique, puissant et pénétrant. Mais d’un autre
côté, et c’est cela la seconde partie de l'ambiguïté, S/Z n’est pas jus-
qu’au bout et complètement une représentation, c’est-à-dire un com-
mentaire analytique, parce que, et vous le dites, S/Z est écrit. Cela ne
veut pas dire, et je me suis souvent expliqué là-dessus, qu’il est bien
écrit ;le problème n’est pas là, encore qu’il ne faille pas trop vite expé-
dier l’exigence de style : le fait que S/Z soit soumis à certaines valeurs
de style au sens traditionnel du mot est important parce que le style est
un début d'écriture, en tant que refus d’écrivance ;accepter le style, cela
veut dire qu’on refuse le langage comme pur instrument, donc c’est un
début d'écriture. Mais surtout si S/Z relève d’une activité d'écriture, ce
n’est pas seulement au niveau de la facture des phrases, c’est avant tout

NO 5
CHOMUR SM MENDINE ANR
ME MINTEERNES L'ÉOMET

parce que j’ai beaucoup travaillé à ce qu’on a appelé autrefois la com-


position, c’est-à-dire le montage, le montage des lexies, des commen-
taires des lexies, des digressions. Si je me reporte au moment où j'ai
fait le livre (je l’ai fait et refait, et je me suis donné beaucoup de mal
pour cela, avec un intérêt passionné), je dirais que je n’ai aucun sou-
venir du moment où j'ai trouvé ce qu’on appelle communément les idées,
mais j’ai un souvenir très vivant du moment où j’ai lutté avec le mon-
tage, et c’est en cela que je considère que c’est écrit. (C’est d’ailleurs
pour cela que le livre S/Z est un objet entièrement différent du sémi-
naire S/Z, séminaire donné avant le livre à l'Ecole pratique des hautes
études, bien qu’il s'agisse du même matériel conceptuel.) Dans la
mesure où $/Z est écrit, il échappe au commentaire analytique et fait
partie d’une productivité textuelle. D’ailleurs, on peut dire qu’à S/Z il y
a eu deux types de réaction (je parle de formes de réaction) : il y a eu
une réaction de type traditionnel, constituée par les articles de critique
dans la presse, articles absolument nécessaires pour que le livre joue,
comme il se doit, le jeu social, et il y a eu, deuxième forme de réaction,
des lettres; j’ai reçu des lettres de lecteurs, dont certains inconnus de
moi, qui embrayaient sur la lecture de S/7, qui faisaient proliférer les
sens que j'avais trouvés, en trouvant d’autres sens : on me disait, à telle
lexie vous auriez pu trouver telle connotation, etc., et souvent d’une façon
très intelligente, en tout cas jamais récusable par définition. Je dirais
que, pour moi, la vraie justification de mon travail n’a pas été dans la
première réaction mais dans ces lettres, parce que précisément elles
montraient que j'avais, même timidement, réussi à créer un commen-
taire infini, ou plutôt perpétuel, comme on dit un calendrier perpétuel.

En parlant du concept d’intertextualité, vous avez dit que, « si la


littérature est un dialogue d’écritures, c'est évidemment tout l’es-
pace historique qui revient dans le langage littéraire d’une façon
tout à fait nouvelle ‘». Est-ce là la voie de cette histoire des formes
de la littérature dont Le Degré zéro de l'écriture s’est déclaré
n'être que l'introduction ?

D'une certaine façon, ce qu’on a fait depuis est une histoire de


l'écriture. Le problème, c’est qu’à l’époque du Degré zéro de l’écri-
ture, je pensais à une histoire beaucoup plus traditionnelle, je n'avais
pas une idée nouvelle de Phistoire ; je pensais très vaguement à une
histoire de l'écriture qui, au fond, suivrait un peu le modèle de l’his-
toire de la littérature, simplement en déplacant l’objet. Depuis, évi-
demment, les choses ont changé : la difficulté, c’est que maïntenant

1. Interview, Les Lettres françaises, du 2 au 8 mars 1967, p. 12 [O.C., t. II,


p. 1302].

1 © d 4
COAOMIERISEMERTE MEONNTERMEAUT ITEMNPS 1097 I

il me semble qu’on a une autre exigence du discours historique, et


c’est probablement là l’un des problèmes assez censurés de la pen-
sée actuelle, et même de la pensée d'avant-garde, qui se bat autour
de lhistoire sans repenser véritablement /e discours historique. Peut-
on concevoir maintenant un discours historique — je ne dis pas un
concept de lhistoire, mais un discours historique — qui ne se don-
nerait pas naïvement comme tel? Quel pourrait-il être? Quelles
résistances rencontrerait-il ? etc. Voilà des questions qu’il faudrait se
poser. Au fond, l’histoire, je la sens toujours comme une sorte de bas-
tion qu’il faut prendre : ce n’est pas du tout pour le mettre à sac comme
on a pu le reprocher grossièrement au structuralisme, mais pour faire
tomber les murailles, c’est-à-dire pour casser le discours historique
et le transformer en un autre discours, dont l’histoire ne serait pas
absente, mais qui ne serait plus du discours historique. Que pourrait
être cet autre discours historique dont relèverait alors l’histoire de
l'écriture ? Je ne sais pas, mais je pense tout de même que, du côté
de Foucault, on pourrait déjà en avoir une idée.

L'analyse de Sarrasine, que vous avez voulue théorie du texte,


semble se faire nécessairement comme enseignement de lecture
(ne pourrait-on pas d’ailleurs définir toute votre œuvre dès
Mythologies, qui enseignait une lecture démythifiante, comme
propédeutique de lecture ?). Concevez-vous vos recherches dans
le cadre d’une théorie générale de la lecture, et quels seront les
problèmes et les directions de l'élaboration d’une telle théorie ?

En fait, ce que j’ai essayé d’amorcer dans S/7, c’est une identi-
fication des notions d'écriture et de lecture: j'ai voulu les « écraser »
lune dans l’autre. Je ne suis pas le seul, c’est un thème qui circule
dans toute lavantgarde actuelle. Encore une fois, le problème n’est
pas de passer de l'écriture à la lecture, ou de la littérature à la lec-
ture, ou de l’auteur au lecteur; le problème est un problème, comme
on l'a dit, de changement d'objet, de changement de niveau de per-
ception : l’écriture et la lecture doivent se concevoir, se travailler, se
définir, se redéfinir toutes les deux ensemble. Car, si l’on continue
à les séparer (et cela est souvent très insidieux, très perfide, on est
sans cesse ramené vers une séparation de l'écriture et de la lecture),
que se passe-t-il? À ce moment-là, on produit une théorie de la lit-
térature qui, si on isole la lecture de l'écriture, ne pourra jamais être
qu'une théorie d'ordre sociologique ou phénoménologique, selon
laquelle la lecture sera toujours définie comme une projection de
l'écriture et le lecteur comme un «frère» muet et pauvre de Pécri-
vain. On sera une fois de plus entraîné en arrière vers une théorie
de l’expressivité, du style, de la création ou de linstrumentalité du
langage. Il faut par conséquent bloquer les deux notions.

1MOMAE 5
C'OMDERIS ME RETI ME ANIEIR
ENT TEE ANS MALE ETES

Cela ne veut pas dire que, transitoirement, il n’y ait pas des pro-
blèmes de lecture qui soient d'ordre, si je puis dire, réformiste : c’est-
à-dire qu’effectivement il y a un problème réel, pratique, humain,
social, qui est de se demander si l’on peut apprendre à lire des textes,
ou si l’on peut modifier la lecture réelle, pratique, par rapport à des
groupes sociaux, si l’on peut apprendre à lire ou à ne pas lire ou à relire
des textes hors du conditionnement scolaire et culturel. Je suis persuadé
que tout cela n’a pas été étudié ni même posé. Par exemple, nous
sommes conditionnés à lire la littérature selon un certain rythme de la
lecture: il faudrait savoir si, en changeant le rythme de la lecture, on
n’obtiendrait pas des mutations de compréhension; en lisant plus vite
ou plus lentement, des choses qui paraissaient complètement opaques
pourraient devenir éblouissantes. Il y a aussi par exemple — je cite là
des problèmes techniques de lecture — le problème du conditionnement
au développement, au déroulement de l’histoire racontée, dont nous ne
supportons pas qu’elle se répète. C’est d’ailleurs assez paradoxal que
notre civilisation endoxale, civilisation de masse, qui vit, est empoissée,
dans un monde de stéréotypes et de répétitions, se déclare avec beau-
coup de grandiloquence absolument allergique à tout texte qui semble
se répéter, qui semble contenir des répétitions. On en a un exemple
tout récent avec le livre de Guyotat Eden Eden Eden qui est très hypo-
critement décrété illisible par la presque totalité de la critique parce
qu’il semble se répéter. Il faudrait essayer de suggérer aux lecteurs qu’il
y à plusieurs modes de lecture possibles, et qu’on n’est pas obligé de
lire un livre dans un déroulement linéaire et continu; rien n’oblige à
lire Guyotat comme un roman de Guy des Cars, ou même comme L'’Edu-
cation sentimentale, du début à la fin, mais les gens ne l’admettent pas.
Grand paradoxe : ils admettent très bien de ne pas lire la Bible de bout
en bout, mais ils n’admettent pas de ne pas lire Guyotat de bout en bout!
Il y a donc là des problèmes de conditionnement de lecture qu’il fau-
drait un jour au moins formuler, poser d’une façon revendicative.

Vous avez dit en 1963 : « Ce que je me demande maintenant, c’est


s’il n’y a pas des arts, par nature, par technique, plus ou moins
réactionnaires. Je le crois de la littérature, je ne crois pas qu’une
littérature de gauche soit possible. Une littérature problématique,
oui, c’est-à-dire une littérature du sens suspendu : un art qui pro-
voque des réponses, mais qui ne les donne pas.» Cette définition
de la littérature comme plus ou moins réactionnaire vaut-elle
pour toute la littérature ou, comme sembleraient indiquer les
analyses du Degré zéro de l'écriture, seulement pour un moment
particulier de la littérature ?

1. Interview, Cahiers du cinéma, septembre 1963, p. 28 [O.C., t. IL, p. 265].

140 A6
COD'AUMR SERIE NAT ERME NT INEUN S% Mi9
47

Disons que «réactionnaire », qui est un mot que j'ai employé et


qu'il m'arrive aussi de réemployer un peu par pauvreté d’imagina-
üon, est finalement trop fort; c’est un mot trop monologique («théo-
logique »). Je crois que la littérature, même classique, n’est jamais
complètement réactionnaire, tout comme la littérature révolution-
naire et progressiste n’est jamais complètement révolutionnaire. Au
fond, la littérature classique, lisible, même lorsqu'elle est extrême-
ment conservatrice dans ses formes et dans ses contenus, est une lit-
iérature en partie paragrammatique, carnavalesque ; elle est contra-
dictoire par statut, par structure, à la fois servile et contestatrice. C’est
d’ailleurs un statut contradictoire, paradoxal, au sens étymologique,
qui n’a pas été bien exploré. (
Nous continuons aujourd’hui cette littérature, nous sommes tou-
jours dans cette ambiguïté parce qu’au fond nous sommes pris dans
la répétition : cela se répète ; depuis Mallarmé, nous, Français, nous
n'avons rien inventé, nous répétons Mallarmé, et bien heureux encore
lorsque c’est Mallarmé que nous répétons! Depuis Mallarmé, il n’y
a pas eu de grands textes mutants dans la littérature française.

C’est le cas de l’œuvre de Joyce dans la littérature anglaise.

Oui. C’est un problème. Je m'intéresse maintenant à ce problème


des textes mutants, qui est lié au problème du stéréotype, de la répé-
tition. Par exemple, il est certain que Marx a représenté un texte
mutant, mais que depuis on est dans la répétition du discours de
Marx; il n’a pas eu de nouvelle mutation : Lénine, Gramsei, Mao,
c’est très important, mais cela répète le discours de Marx.

Foucault parle justement de Marx et de Freud comme des fon-


dateurs de discursivité : alors que quelqu'un comme Galilée fonde
une science qui se développe, qui s'étend au-delà de l’espace de
son discours, Marx, ainsi que Freud, fonde un discours scienti-
Jfique qui se retourne sans cesse vers sa source, l’interrogeant,
l’analysant, la relisant perpétuellement. Ce serait un peu votre
conception de ce problème de la répétition ?

C’est exactement cela; d’ailleurs, j’ai pensé donner pour thème


à mon séminaire, cette année, l’étude d’un texte de Freud en tant
que texte mutant.

Vous avez dit qu’aujourd’hui «on produit de la théorie et non


des œuvres... je parle de ce qu’on appelle communément la litté-
rature !». Une telle formulation n’implique-t-elle pas cette oppo-

1. Interview, VH 101, n° 2, 1970, p. 11 [ici, p. 694-695].

MONT
Cr OMER, SE MEMDIMENINETERPERTAIMEENES 1e 97e d

sition traditionnelle entre théorie et pratique que vous avez


ailleurs refusée (en appelant par exemple la Sèméiotikè de Julia
Kristeva une « œuvre ») ? Une œuvre non théorique maintenant
ne serait-elle pas cette littérature plus ou moins réactionnaire
qu'une théorie de l'écriture peut précisément contester ?

L'œuvre de Julia Kristeva est reçue comme théorique; elle est


théorique. Cependant, elle est reçue comme théorique au sens d’abs-
trait, de difficile, parce que l’on croit que la théorie est l’abstraction,
est la difficulté. C’est d’ailleurs à ce titre que ce livre est rejeté en
grande partie. Mais «théorique » ne veut pas dire «abstrait», bien
entendu ; de mon point de vue, cela veut dire réflexif, c’est-à-dire qui
se retourne sur lui-même : un discours qui se retourne sur lui-même
est par là même un discours théorique. Au fond, le héros éponyme,
le héros mythique de la théorie, pourrait être Orphée, parce que pré-
cisément c’est celui qui se retourne sur ce qu’il aime, quitte à
détruire ; en se retournant sur Eurydice, il la fait évanouir, il la tue
une deuxième fois. /! faut faire ce retournement, quitte à détruire. A
ce moment-là, la théorie que, personnellement, je conçois comme
correspondant à une phase historique très définie des sociétés occi-
dentales, correspondrait aussi à une phase paranoïaque, au bon sens
du terme, c’est-à-dire à une phase scientifique, à une phase du savoir
de notre société (phase éminemment supérieure, cela va de soi, à la
phase infantile qui d’ailleurs coexiste avec elle et qui consiste à ne
pas réfléchir sur le langage, à parler sans retourner le langage sur
lui-même, à manier une sorte de langage gobe-mouche : évidemment,
celte espèce de refus de retourner le langage sur lui-même est la
voie ouverte aux impostures idéologiques majeures).

Sentez-vous des contraintes en ce qui concerne une telle réflexion


sur le langage ou, de façon plus générale, sur votre propre tra-
vail ?

Est-ce que je sens des contraintes ? Je sens que, d’un certain point
de vue, je devrais vous répondre oui, car enfin cela serait complète-
ment démentiel de penser que j'écris sans contraintes. Mais en même
temps, sur un plan existentiel, je peux dire que je n’éprouve pas de
contraintes dans ce que je fais. Pourquoi ? Disons que je prends du
plaisir (au sens fort du terme) à jouer le jeu social, non pas d’une
façon emphatique et pleine, mais, à un niveau plus profond, en vertu
d’une certaine éthique du jeu; cela fait qu’au fond, au niveau du sort
de ce que j'écris ou de l'insertion de ce que j'écris dans ma société,
je n’ai aucune revendication personnelle à formuler : je n’ai ni plainte
ni désir à formuler. J'écris, cela se lance dans la communication : un
point c’est tout. Je n’ai rien de plus à en dire, et je dirais même que

12 DANS
CROMTER SRE ME NATIRMENT T'IBAN S 11967 À

c’est cette acceptation qui m'amuse, parce qu’elle m’oblige à placer


mon propre travail dans la perspective d’un certain statut «para-
grammatique » (pluriel, multiple, ambigu) de l’œuvre. Car, comme
toujours, le grand problème, pour moi en tout cas, c’est de déjouer
le signifié, de déjouer la loi, de déjouer le père, de déjouer le refoulé
— je ne dis pas de le faire exploser, mais de le déjouer; partout où il
y a possibilité d’un travail paragrammatique, d’un certain tracement
paragrammatique de mon propre texte, je me sens à l’aise. Si vrai-
ment j’avais un jour à faire la critique de mon propre travail, je cen-
trerais tout sur le « paragrammatisme ».
D'une façon générale, tout ce qui est revendication, contestation,
protestation, m'apparaît toujours ennuyeux et plat. C’est pour cela
que, dans une certaine mesure, je me sens un peu à part; je ne me
sens pas très en accord avec un style un peu nouveau, notamment
au niveau des jeunes. Disons, tout ce qui relève du happening au
sens très large du terme me paraît très plat et très pauvre par rap-
port aux valeurs de tricherie, par rapport aux activités de tricherie.
Je défendrai toujours le jeu contre le happening : le happening n’est
pas assez joué, car il n’y a pas de jeu supérieur qu'avec des codes.
Donc il faut se coder; pour pouvoir déjouer les codes, il faut entrer
dans les codes.

Je crois d’ailleurs que, dans Mythologies, on sent clairement que


vous êtes fasciné par ces codes que vous déjouez.

Absolument. A tel point que je suis fasciné par des formes agres-
sives de code, comme la bêtise.
D'ailleurs, pour essayer de revenir un peu à la question des
contraintes, je dirais que, ce qu’il faudrait faire, c’est retracer non
pas la biographie d’un écrivain, mais ce qu’on pourrait appeler Péceri-
ture de son travail, une sorte d’ergographie. En ce qui me concerne,
l’histoire de ce que j'ai écrit est l’histoire d’un jeu, c’est un jeu suc-
cessif où j'ai essayé des textes: c’est-à-dire que j'ai essayé des
registres de modèles; j’ai essayé des champs de citations. Ainsi le
Système de la Mode est un certain registre de citations, de modèles,
tourné beaucoup plus vers une écrivance que vers une écriture, Pour-
quoi ? Parce qu’en réalité pour mon travail sur la mode, écriture à
été dans la fabrication du système, c’est-à-dire dans le bricolage, et
non pas dans le compte rendu, la scription du livre. Là, pour une
fois, l'écriture n’est vraiment pas dans le livre : elle à été dans ce que
j'ai fait tout seul avant et c’est d’ailleurs de cela que je me souviens.
Tandis que pour L'Empire des signes, c’est tout différent : ici, je me
suis donné la liberté d'entrer complètement dans le signifiant, c’est-
à-dire d'écrire, même au sens stylistique dont nous parlions tout à
l'heure, et notamment le droit d'écrire par fragments. Evidemment,

(ROMAN
CNOAUMRESA ME MTIMENNETMAREEAIMIRE
AN SH 00 A7

l'ennui, c’est que le rôle qu’on me demande de jouer dans l’intelli-


gentsia n’est pas du côté du signifiant : on me demande en réalité
une prestation d'ordre théorique et pédagogique, on me situe dans
une histoire des idées, alors que je suis maintenant beaucoup plus
séduit par une activité qui se plongerait vraiment dans le signifiant.
Je dirais que c’est cela la contrainte : s’il y a une contrainte, c’est
celle-là, qui n’est pas du tout une contrainte d’ordre véritablement
éditorial, économique, mais une contrainte de l’imago, une imago
qui se monnaie en demande économique ; on ne me demande jamais
rien qui pourrait être l’équivalent pour moi de ce que j'ai fait sur le
Japon — ou c’est extrêmement rare. L’imago fait peser sur nous une
demande qui ne correspond pas aux véritables désirs que nous avons.

Derrida affirme dans De la grammatologie que « la fin de l’écri-


ture linéaire est bien la fin du livre, même si aujourd’hui encore
c’est dans la forme du livre que se laissent tant bien que mal engai-
ner de nouvelles écritures, qu’elles soient littéraires ou théoriques !».
Ces nouvelles écritures sont celles que vous avez décrites au com-
mencement de S/Z dans votre discussion du texte scriptible. Com-
ment concevez-vous cette fin du livre dont parle Derrida ?

Pour vous répondre, je jouerai un peu sur les mots. Vous dites:
«Comment concevez-vous cette fin du livre»; je ne sais pas bien
répondre au verbe lui-même. En fait, je ne prévois pas cette fin du
livre, c’est-à-dire que je ne peux pas la faire entrer dans une pro-
grammation historique ou sociale; tout au plus pourrais-je la voir,
en tant que voir s'oppose à prévoir comme une activité utopique et
fantasmatique. Mais, au vrai, je ne peux pas voir la fin du livre parce
que ce serait voir ma propre mort: je suis incapable de voir la fin du
livre autrement que ma propre mort; c’est dire que je peux à peine
en parler, sinon mythiquement, comme prise dans un jeu héracli-
téen qui fait tourner l’histoire.
Cela dit, je peux ajouter, en vous donnant une réponse plus réa-
liste et plus inquiète, que la barbarie (cette barbarie que Lénine posait
comme lalternative même du socialisme) est toujours possible. On
peut dès lors avoir une vision apocalyptique de la fin du livre : le livre
ne disparaîtrait pas — loin de là -, mais il triompherait sous ses formes
les plus abjectes : ce serait le livre de la communication de masse,
le livre de la consommation, disons le livre capitaliste au sens où une
société capitaliste ne laisserait plus à ce moment-là aucun jeu pos-
sible à des formes marginales, où il n’y aurait plus aucune tricherie
possible. Alors, à ce moment-là, ce serait la barbarie intégrale: la

1. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, 1967, p. 130.

NOM
Gao U IR S B'APÉLOIPONSTERTENT
TÉEUN :S LEO TN

mort du livre correspondrait au règne exclusif du livre lisible et à


lécrasement complet du livre illisible.

Vous avez toujours défini l’activité de la critique littéraire comme


déchiffrement d’un texte pour arriver à le lire dans quelque chose
qui serait sa vérité, c'est-à-dire son sens final, figeant ainsi le plu-
riel du texte. Votre propre travail (et S/Z est ici exemplaire) se
maintient en tant que sémiotique textuelle pour ainsi dire «en
deçà de» la critique - ce qui paraît être d’ailleurs une tentative
plus radicale, plus critique dans le sens fort du terme. Reste-t-il
selon vous un rôle authentique pour la critique? N’est-elle pas
fatalement impliquée dans cette complicité du signe analysée par
Julia Kristeva ?

Je ne suis pas très sûr d’avoir jamais défini la critique comme


une herméneutique, mais enfin c’est possible : je ne tiens pas à avoir
dit toujours la même chose. Mais je crois que, dans Critique et vérité
en tout cas, je revendiquais pour une fonction non aléthique de la
critique, pour une fonction symbolique et polysémique. Ce que je vou-
drais dire ici, c’est qu’on pourrait faire une distinction entre les rôles
critiques et l’activité critique. Les rôles critiques, il est toujours pos-
sible d’en imaginer; c’est-à-dire qu’il est toujours possible d’imagi-
ner une continuation des rôles critiques, même des rôles tradition-
nels, qui ne seront pas forcément de mauvaise qualité : je pense à
un mot de Schônberg disant que, même quand il y aurait de la
musique d'avant-garde et cette musique-là étant précisément celle
pour laquelle il faudrait combattre, il serait toujours possible de faire
de la belle musique en do majeur. Je dirais qu’on pourra toujours
faire de la bonne critique en do majeur.

Je voulais simplement relever cette opposition qu’il me semble que


vous faites entre critique et sémiologie : la critique serait l’acti-
vité de quelqu'un qui veut arrêter les signes, qui veut chercher
un sens définitif (ce sens-là ne pouvant être qu’un sens idéolo-
gique), alors que la sémiologie ou la sémiotique textuelle telle que
vous, sémiologue, vous la pratiquez dans S/Z serait précisément
une réponse au pluriel du texte, qui resterait ainsi en quelque
sorte en deçà de la critique...

Oui, c’est cela que j'ai voulu faire dans S/Z. Je n’excommunie
pas ce que j'appelle la critique en do majeur, mais justement, j’op-
pose aux rôles critiques l’activité critique, qui est tout simplement
une activité d'écrivain, qui n’est plus une activité de critique. C’est
une activité du texte, de l’intertexte, du commentaire, en ceci qu’au
fond on peut concevoir (du moins pour ma part je le conçois) d'écrire

10:27 À
CLOMU RES? MENT MEN RTMR ET ETAIMEENSSERTROINT EE

infiniment sur des textes passés. J’ai un peu l’idée que maintenant
on pourrait très bien concevoir une époque où on n’écrirait plus
d'œuvres au sens traditionnel du terme, et l’on réécrirait sans cesse
les œuvres du passé, «sans cesse » au sens de «perpétuellement » :
c’est-à-dire qu’au fond il y aurait une activité de commentaire pro-
liférant, bourgeonnant, récurrent, qui serait véritablement l’activité
d'écriture de notre temps. Après tout, ce n’est pas impensable, puisque
le Moyen Age a fait cela, et encore vaudrait-il mieux retourner au
Moyen Age, à ce qu’on appelle la barbarie du Moyen Age, qu’à une
barbarie de la répétition ; il vaudrait mieux réécrire Bouvard et Pécu-
chet perpétuellement plutôt que de rester dans la répétition inavouée
des stéréotypes. Ce serait évidemment un commentaire perpétuel qui,
grâce à des élucidations théoriques fortes, dépasserait le stade de la
paraphrase pour casser les textes et obtenir autre chose.

Vous avez participé l’année dernière au colloque de Cerisy sur


les problèmes actuels de l’enseignement de la littérature. Où se
trouvent pour vous les principaux de ces problèmes ? Que pour-
rait être actuellement un enseignement valide de la littérature ?

Je ne sais pas très bien répondre. Je ne sais pas s’il faut ensei-
gner la littérature. Si lon pense qu’il le faut, on doit alors accepter
une perspective, disons, réformiste, et dans ce cas on fait de
l«entrisme »: on entre dans l’Université pour changer les choses,
dans les écoles, dans les lycées pour changer l’enseignement de la
littérature. Dans le fond, je serais plutôt enclin, par tempérament per-
sonnel, à ce réformisme provisoire, localisé. Dans ce cas, la tâche de
l’enseignement serait de faire éclater le texte littéraire le plus lar-
gement possible. Le problème pédagogique serait de bousculer la
notion du texte littéraire et d'arriver à faire comprendre aux ado-
lescents qu’il y a du texte partout, mais que tout n’est pas texte non
plus ; je veux dire qu’il y a du texte partout et en même temps de la
répétition, du stéréotype, de la doxa partout. Le but, c’est cela: le
départage entre ce texte qui n’est pas seulement dans la littérature
et l'activité névrotique de répétition de la société. Il faudrait faire
admettre aux gens qu’on a le droit d'accéder aux textes non impri-
més en lant que textes, comme je l’ai fait par exemple pour le Japon,
en apprenant à lire le texte, le tissu, de la vie, de la rue. Il faudrait
peut-être même refaire des biographies en tant qu’écritures de vie,
non plus appuyées sur des référents d'ordre historique ou réel. Il y
aurait là un ensemble de tâches qui seraient en gros des tâches de
dépropriation du texte.

Paru originellement dans Signs of the Times, 1971.


Propos recueillis par Stephen Heath.

110492
Réponses

Pour une série d'entretiens télévisés, enregistrés sous le titre géné-


ral «Archives du xXx° siècle », mais qui ne sortiront sans doute jamais,
sinon peut-être en cas de mort de l’auteur, Jean Thibaudeau avait eu
la gentillesse de préparer à mon intention un long questionnaire, pré-
cis, direct, bien informé, portant à la fois (c'était la règle) sur la vie et
l’œuvre. Il s'agissait bien sûr d’un jeu, dont ni lui ni moi, venus d’un
lieu théorique où la biographie est peu considérée, ne pouvions être
dupes. Cet entretien a eu lieu, mais il n’est possible de reproduire ici
qu'une petite partie des questions très nombreuses qui ont été posées.
Les réponses ont élé réécrites — ce qui ne veut pas dire qu'il s'agisse
d'écriture, puisque, vu le propos biographique, le je (et sa kyrielle de
verbes au passé) doit être ici assumé comme si celui qui parle était le
même (à la même place) que celui qui a vécu. On voudra bien en consé-
quence se rappeler que la personne qui est née en même Lemps que moi
le 12 novembre 1915 va devenir continüment sous le simple effet de
l’énonciation une première personne entièrement « imaginaire » ; il fau-
dra donc rétablir implicitement dans ce qui suit les guillemets qui
conviennent à tout énoncé naïvement référentiel : toute biographie est
un roman qui n'ose pas dire son nom (R.B.).

Premières questions : naissance, famille, origine de classe, enfance...

Je suis né pendant la guerre de 14 (à la fin de 1915, le 12 novem-


bre) à Cherbourg, ville que je ne connais pas puisque je n’y ai pas,
à la lettre, mis les pieds, n'ayant que deux mois d'existence quand
je l’ai quittée. Mon père était officier de marine; il a été tué en 1916,
dans le pas de Calais au cours d’un combat naval; j'avais onze mois.
La classe à laquelle j’appartiens est, je pense, la bourgeoisie. Pour
vous en laisser juge, je vous donnerai la liste de mes quatre aïeuls
(c’est ce que faisait Vichy, sous l'occupation nazie, pour déterminer
la quantité de judéité présente dans un individu): mon grand-père
paternel, fonctionnaire de la Compagnie des Chemins de fer du Midi,
descendait d’une lignée de notaires installés dans une petite ville du
Tarn (Mazamet, m’a-t-on dit);les parents de ma grand-mère pater-

INOMPNS
COMTEES EMDNONENNATNR
SE ARDSTISTENSS 1#987ai

nelle étaient des nobles provinciaux appauvris (de la région de


Tarbes); mon grand-père maternel, issu d’une famille alsacienne de
maîtres-verriers, le capitaine Binger, fut explorateur, il explora en
1887-1889 la boucle du Niger; quant à ma grand-mère maternelle, la
seule fortunée de cette constellation, ses parents, venus de Lorraine,
avaient à Paris une petite usine de fonderie. Du côté de mon père, on
était catholique, du côté de ma mère, protestant ; mon père étant mort,
il m'a été donné la religion de ma mère, à savoir la calviniste.
En résumé, il y a dans mon origine sociale un quart de bour-
geoisie propriétaire, un quart d’ancienne noblesse, deux quarts de
bourgeoisie libérale, le tout brassé et unifié par un appauvrissement
général : cette bourgeoisie était en effet ou peu généreuse ou pauvre,
parfois jusqu’à la gêne ; ce qui fait que ma mère une fois «veuve de
guerre » et moi « pupille de la Nation », ma mère a appris un métier
manuel, la reliure, dont nous avons vécu difficilement à Paris où nous
avons commencé d’habiter quand j'avais 10 ans.
Je considère que « mon pays » est le Sud-Ouest: c’est le pays de
ma famille paternelle, le pays de mon enfance et de mes vacances
d’adolescent (j’y retourne encore souvent, sans y avoir cependant ni
parents ni amis) : Bayonne, où habitaient mes grands-parents pater-
nels, est une ville qui a eu dans mon passé un rôle proustien — bal-
zacien aussi, car c’est là que j'ai entendu discourir, à longueur de
visites, une certaine bourgeoisie provinciale, écoute qui m'a très tôt
distrait, plus qu’elle ne m’a oppressé.

Autres questions biographiques : votre adolescence ? vos études ?

J'ai passé mon adolescence à Paris, toujours dans le quartier de


Saint-Germain-des-Prés (qui était alors un quartier provincial), rue
Jacob, rue Bonaparte, rue Mazarine, rue Jacques-Callot, rue de Seine;
j'habite encore non loin. Mais les trois vacances scolaires de l’année,
je les ai toujours passées à Bayonne, chez ma grand-mère et ma tante,
qui habilaient une maison dans un grand jardin, reste d’une ancienne
corderie, aux Allées Paulmy. À Bayonne, je lisais beaucoup (les
romans que je trouvais, dont la plupart étaient pris à un cabinet de
lecture, rue Gambetta), et surtout je faisais beaucoup de musique ;
ma lante élait professeur de piano, j'ai entendu là de cet instrument
toute la journée (même les gammes ne m’ennuyaient pas), et moi-
même, dès que le piano était libre, je m'y mettais pour déchiffrer ;
j'ai composé de petites pièces bien avant d'écrire; et plus tard, avant
de tomber malade, j'ai pris des leçons de chant avec Charles Pan-
zéra, pour qui je garde une immense admiration et qui veut bien ne
pas m'oublier ; aujourd’hui encore, lorsque j'essaye de préciser des
notions de la théorie littéraire apparemment bien éloignées de la
musique classique et de ma jeunesse, il m'arrive de retrouver en moi

1 0 2 4
GOOM SRE UP D EMN AIRE
M IMEUEN SE 6109
#7 1

Panzéra, non sa philosophie, mais ses préceptes, sa manière de chan-


ter, de prononcer, de prendre les sons, de détruire l’expressivité psy-
chologique sous une production purement musicale du plaisir : autant
d’éclaircissements qui me sont actuels : si je veux savoir ce qu’est la
langue (française), je n’ai qu’à repasser le disque de sa Bonne Chan-
son, malheureusement un repiquage ; le malheur de Panzéra a été
en effet de devoir cesser de chanter juste avant l’avènement du micro-
sillon, abandonnant ainsi pour la génération actuelle une place qu’est
venu remplir abusivement l’indiscret Fischer-Dieskau.
Mes classes, je les ai faites d’abord au lycée de Bayonne, puis à
Paris, au lycée Montaigne et ensuite, jusqu’à la fin, au lycée Louis-le-
Grand. À deux mois du bachot de Philo, le 10 mai 1934, j'ai eu une
hémoptysie et je suis parti me soigner en cure libre dans les Pyrénées,
à Bedous, dans la vallée d’Aspe. Cet incident a cassé ma «vocation » :
étant «bon en lettres », je voulais, jusqu’à ma maladie, faire l’Ecole
normale supérieure ;mais rentrant à Paris en 1935, je me contentais
de préparer une licence de lettres classiques : maigre investissement
que j’ai compensé en fondant avec un camarade aujourd’hui disparu
(assassiné par les nazis), Jacques Veil, le groupe de Théâtre antique
de la Sorbonne, dont je me suis occupé activement (au détriment de
mes certificats de licence) à peu près jusqu’en 1939.

Quel « milieu » vous a formé ?

Qu'est-ce qu’un « milieu »? Un espace de langage, un réseau de


relations, d’appuis, de modèles. En ce sens, j'étais sans «milieu »; j’ai
vécu mon adolescence seul avec ma mère, elle-même « désintégrée »
socialement (mais non « déclassée »), peut-être tout simplement parce
qu’elle travaillait ;nous n’avions pas de «relations »; mon seul milieu
était scolaire, c'était le lycée; je ne communiquais qu'avec mes
camarades de classe; l'entourage de mes grands-parents, à Bayonne,
formait sans doute un «milieu », mais j’ai déjà dit que ce « milieu »
était pour moi un spectacle. Cela ne veut pas dire que je n’aie pas
été formé à un certain mode de vie, bourgeois, en dépit de la pau-
vreté : l'éducation y suffit, surtout lorsqu'elle est exclusivement mater-
nelle (vous êtes autorisé à voir dans ma réponse ceci: la Mère est
détachée du milieu; elle en est innocentée, elle ne participe pas à
ses tics; elle est à elle seule un «bon» milieu, ou du moins elle est
ce qui filtre le milieu ; en un sens, donc, elle lève l’aliénation sociale).
Quant à l’environnement culturel, il était essentiellement écrit:
c’étaient les livres trouvés à la maison : des Classiques, de l’Anatole
France, du Proust, du Gide, du Valéry, les romans des années 20-30;
ni surréalisme, ni philosophie, ni critique, encore moins de marxisme :
on lisait L'Œuvre, journal radical-socialiste, pacifiste et anticlérical,
journal de « gauche », en somme, pour l’époque.

IRON
G'OMTMR SOMME MARINE IN AIR ME AIN TER EN CSN TN

Comment avez-vous vécu la guerre ? Qui êtes-vous, intellectuel-


lement et politiquement, à la Libération ?

J'ai vécu la guerre, à peu de choses près, dans un lit de sanato-


rium. J’avais été exempté du service militaire en raison de ma pre-
mière tuberculose ; à la déclaration de guerre, j’ai été nommé pro-
fesseur (de 4° et de 3°) au lycée de Biarritz; puis, revenant à Paris
après la défaite, j’ai élé pion au lycée Voltaire et au lycée Carnot. Jai
fait alors (en 1941) une rechute de tuberculose et je suis parti me soi-
gner au Sanatorium des Etudiants, à Saint-Hilaire-du-Touvet, dans
l'Isère, puis, après un court retour à Paris et une nouvelle rechute,
en 1945, à Leysin, en Suisse, jusqu’en 1946. Ce fut une longue période,
qui est en gros celle de l'Occupation. En sana, sauf vers la fin où je
me suis senti saturé, excédé par le système, j'ai été heureux: j’ai lu,
et j'ai donné beaucoup de temps et d'énergie à mes amitiés. J'avais
pensé un moment abandonner les études de lettres pour commencer
des études de médecine (je voulais faire de la psychiatrie); j'ai com-
mencé ce qu’on appelait alors le PCB, mais une petite rechute m'a
arrêté el je me suis contenté de terminer ma licence de lettres clas-
siques (j'avais fait mon diplôme d’études supérieures avant la fin de
ma licence, avec un homme que j'aimais beaucoup, Paul Mazon, l’hel-
léniste, sur les incantations et les évocations dans la tragédie grecque).
Pendant mon séjour en sana, j'ai écrit quelques articles pour la revue
du sana des Etudiants, Existences, notamment sur L'’Etranger de
Camus, qui venait de paraître, où j'ai pris la première idée de lécri-
ture «blanche », c’est-à-dire du degré zéro de l'écriture.
A Leysin, à la clinique universitaire où nous étions une trentaine
à nous soigner, un ami, Fournié, m'a parlé d’une façon convaincante
du marxisme; c’élail un ancien typographe, un militant trotskyste
qui sortait de déportation ; l'intelligence, la souplesse, la force de ses
analyses politiques, son ironie et sa sagesse, une sorte de liberté
morale, bref la réussite Lotale de ce caractère qui semblait débar-
rassé de loute excitation politique m'a donné une très haute idée de
la dialectique marxiste (ou plutôt, ce que j'ai perçu, grâce à Fournié,
dans le marxisme, c’est la dialectique); je n’ai ensuite retrouvé cette
séduction qu’à la lecture de Brecht. D'autre part, 1945-1946, c'était
l’époque où l’on découvrait Sartre. À l'Armistice, pour répondre aussi
directement et aussi brièvement que possible à votre question, je suis
donc sartrien et marxiste : j'essaye d’«engager » la forme littéraire
(dont j’ai eu le sentiment vif avec L'’Etranger de Camus) et de marxi-
ser l'engagement sartrien, ou tout au moins — et c'était peut-être là
une insuffisance -, de lui donner une justification marxiste : double
projet qui est assez visible dans Le Degré zéro de l'écriture.

Comment êtes-vous venu à la critique littéraire?

IN ONE
GO MIMRE SOMME MCEMEINEIMR
ENT TENN SR to#7 1

Y suis-je seulement arrivé ? Ou, du moins, est-ce bien à la cri-


tique littéraire que je suis arrivé? — Je ne donnerai ici que des cir-
constances. L’ami dont j'ai parlé, Fournié, connaissait Maurice
Nadeau, qui dirigeait alors la page littéraire de Combat — dont on se
rappelle l'importance à l’époque. J'ai présenté (ce devait être vers
1946) un court texte à Nadeau, sur l’idée d'écriture blanche et l’en-
gagement de la forme. Nadeau m’a demandé deux articles pour Com-
bat; je les lui ai donnés (en 1947) : c’est l’origine du Degré zéro de
l'écriture ;car un peu plus tard, après un séjour comme lecteur de
français à Bucarest et à Alexandrie, quand je suis revenu à Paris,
bureaucrate (assez libre) à la Direction générale des relations cul-
turelles, j’ai développé ce même thème dans de nouveaux articles
pour Combat (en 1950). Outre Nadeau, à qui je dois cette chose capi-
tale, un début, deux hommes se sont intéressés à ces premiers textes
et m'ont demandé d’en faire un livre : Raymond Queneau (mais Gal-
limard a refusé le manuscrit) et Albert Béguin qui, avec Jean Cay-
rol, m’a fait entrer aux éditions du Seuil, où je suis toujours.

Votre premier livre est, en 1953, Le Degré zéro de l’écriture. Ce


livre bref constitue un «début» d’une exceptionnelle fermeté.
Etiez-vous, subjectivement, « sûr » de vous (de vos moyens, de votre
programme) ?

Le «sujet» (ce qu’on savait mal à l’époque) est «divisé »; done,


«subjectivement », j'étais partagé. En tant que sujet d’un combat ou
de ce que j’estimais tel, à savoir la démonstration de l'engagement
politique et historique du langage littéraire, j'étais sûr de moi; mais
en tant que sujet producteur d’un objet offert publiquement au regard
des autres, j'étais plutôt honteux; je me rappelle qu’un soir, après
qu’il a été sûr que Le Degré zéro serait publié au Seuil, je marchais
boulevard Saint-Michel et j’ai rougi tout seul à la pensée que ce livre
ne pouvait plus être rattrapé. Ce sentiment de panique me prend
encore aujourd’hui, après avoir écrit certains textes (je ne parle même
pas de ma répugnance, qui est en somme une peur, à relire mes livres
passés); tout d’un coup le pouvoir des mots m’apparaît exorbitant,
leur responsabilité insoutenable : je me sens trop faible devant ma
propre écriture ; je continue cependant, je lâche le texte dans la cir-
culation, parce que je me dis que ce n’est là qu’un moment faux du
travail d'écriture, la phase peut-être inévitable où l’on croit encore
que, comme la parole, elle est un morceau exposé de votre corps — et
puis par cette sorte de philosophie qui me persuade que l'écriture
ne peut éviter d’être terroriste (terreur qui peut se retourner contre
son auteur) et qu’il est dérisoire de vouloir la reprendre : tout au plus
je corrige ce qui me paraît dans mon texte constituer un risque trop
grand de bêtise ou d’agressivité : je dérive certains traits.

MIO DNT
GNOMMRASM MINIME AN AIMER PEAINITME
NES L'ÉONG

De quels systèmes critiques ou théories de la littérature le Degré


zéro est-il redevable ? Paulhan, Blanchot, Sartre ont-ils contri-
bué à votre formation ? Et du côté marxiste, connaissiez-vous
notamment l’œuvre de Lukäcs ?

Je ne connaissais aucun système critique, aucune théorie de la


littérature («système » et « théorie » étaient d’ailleurs des mots igno-
rés de cette époque existentialiste) ; je ne connaissais ni Paulhan, ni
Blanchot, ni Lukâcs, j'ignorais sans doute jusqu’à leur nom (sinon
peut-être celui de Paulhan). Je connaissais Marx, un peu de Lénine,
un peu de Trotsky, tout le Sartre qu’on pouvait connaître à l’époque,
et j'avais lu (en sana) beaucoup de littérature.

Voulez-vous justifier les « exclusions » opérées par le Degré zéro


(par exemple, Artaud, Bataille, Ponge...) ?

Ces «exclusions » étaient des ignorances: je ne connaissais ni


Artaud, ni Bataille, ni Ponge. Vous pouvez certes transformer ces igno-
rances en «exclusions»; mais vous devez alors faire appel à mon
inconscient ou à ma paresse, ce dont je laisse le soin à d'éventuels
critiques. Il semble que, dans ces problèmes de chronologie intel-
lectuelle, vous projetiez indûment le présent dans le passé: cela
n'avait pas le même sens d'ignorer Bataille en 1950 que ce l’aurait
aujourd’hui; de même pour Lukäes: qui done connaissait Lukäcs,
après la guerre, à part Lefebvre et Goldmann? On dirait qu’il y a
pour vous une sorte de morale intellectuelle qui oblige lessayiste à
être systématiquement curieux de la production qui lentoure; j'ai
toujours écrit avec infiniment plus d’opacité, infiniment moins de lec-
tures que vous ne croyez: l'injustice, la partialité, le hasard, la pau-
vreté même des choix de lectures n'empêche nullement d'écrire, et
au besoin des choses actuelles.

Votre vie jusqu'à Michelet par lui-même ?

Je suis resté au Service de l’enseignement des relations cultu-


relles pendant deux ou trois ans : je m’y occupais des doctorats Hono-
ris Causa el des voyages d'enseignants congréganistes. En 1952, j'ai
obtenu une bourse du CNRS pour faire une thèse de lexicologie sur
le vocabulaire de la question sociale en France vers 1830. II faut dire
en effet que pendant mon séjour à Alexandrie, en 1950, j'avais connu
Greimas, qui y était professeur comme moi; grâce à Greimas j'ai
abordé la linguistique, et par lui j’ai connu Matoré : je me suis alors
intéressé à la lexicologie, ou sociologie des lexiques.

Vous publiez en 1954 Michelet par lui-même. Est-ce un choix tout

INOMOPNS
G'OMMR SE Æ AT ME ENATERVENUT T'IEMN Sh 4100
& 1

à fait volontaire ? Ou bien des circonstances extérieures ont-elles


aussi provoqué ce livre ?

Lorsque j'étais étudiant, je voyais parfois un homme à bien des


égards passionnant, Joseph Baruzi, le frère de l’historien des reli-
gions, du spécialiste de saint Jean de la Croix. Joseph Baruzi avait
une extraordinaire culture « marginale » : il savait faire surgir l’énig-
matique du démodé. C’est lui qui m’a fait lire Michelet, dont j'ai
admiré immédiatement certaines pages (notamment, je me le rap-
pelle, sur l'œuf), sans doute en raison de leur force baroque. Par la
suite, à Leysin (les universités suisses prêtaient leurs livres aux
tuberculeux, ce que ne faisaient pas les universités françaises, où
lon avait peur de la contagion), j’ai pu lire tout Michelet; je copiais
sur des fiches les phrases qui me plaisaient, à quelque titre que ce
fût, ou qui, simplement, se répétaient ; en classant ces fiches, un peu
comme on s’amuse à un jeu de cartes, je ne pouvais que déboucher
sur une thématique; je n’ai eu qu’à l'écrire lorsque le Seuil (Jean-
son, je crois) m'a demandé un «écrivain de toujours ». Cette thé-
matique ne devait rien à Bachelard, pour la bonne raison que je ne
l'avais pas lu - ce qui ne m’a pas paru une raison suffisante pour
protester chaque fois qu’on a rattaché le Michelet à Bachelard : pour-
quoi aurais-je refusé Bachelard?

Voulez-vous nous parler de votre participation à Théâtre popu-


laire?

Théâtre populaire a eu deux périodes. Dans la première, nous


(Voisin, Dort, Dumur, Duvignaud, Paris, Morvan-Lebesque et moi)
nous sommes attachés à défendre, voire à critiquer, le TNP de Vilar,
dans la mesure où, tout compte fait, c’était un bon théâtre populaire :
Vilar essayait de casser l’institution du public bourgeois, tout en gar-
dant dans la conception du spectacle une exigence de raffinement
esthétique ; mais il n’avait ou ne voulait avoir aucune culture idéo-
logique. Aussi la seconde période de Théâtre populaire a été ouverte
par la venue en France de Brecht et du Berliner Ensemble (en 1954).
La lutte radicale, à notre échelle, que nous avons menée alors (sur-
tout Voisin, Dort et moi) en faveur de Brecht, de la théorie et de la
dramaturgie brechtiennes, nous a valu beaucoup d’inimitiés ;certains
nous ont quittés, d’autres ont passé leur temps soit à contester la dif
Jérence que nous voyions dans le théâtre brechtien, soit à ironiser sur
l’'intellectualisme supposé des concepts brechtiens («distanciation »,
«gestus social », théâtre «épique », etc.) - en France, on n’aime pas
mélanger l'intelligence et l’art —, soit encore à protester contre le
«dogmatisme » et le «terrorisme » du brechtisme français.

TION 20
CAO MUMRN SAME CRE EN AIR AT SIOUMEMNES 129
47 dl

Vous n'avez pas cessé (cf. Littérature et signification, 1963) de vous


référer à Brecht. Pourquoi ? L’exemplarité de Brecht est-elle liée
pour vous à sa base maræxiste ?

Je me suis exprimé à deux reprises (il est vrai brièvement) sur


le choc que j'ai reçu du théâtre brechtien et les raisons pour les-
quelles, ce théâtre une fois constaté, il m’a été difficile d’en aimer et
même d’en fréquenter un autre; d'autre part, il est possible que je
revienne sérieusement sur Brecht, dans un travail prochain; Brecht
est toujours très actuel pour moi, d'autant plus peut-être qu’il n’est
pas à la mode et qu’il n’a pu encore pénétrer dans le champ axio-
matique de l’avant-garde. Son exemplarité à mes yeux ne tient à pro-
prement parler ni à son marxisme ni à son esthétique (encore que
l’un et l’autre aient une très grande importance) mais à la conjonc-
tion des deux : à savoir d’une raison marxiste et d’une pensée séman-
tique : c'était un marxiste qui avait réfléchi sur les effets du signe:
chose rare.

Vous n'avez pas publié de livre sur le théâtre. Vos écrits sur le
théâtre se retrouvent dispersés dans Mythologies, Sur Racine et
Essais critiques, ou bien n'ont pas été repris en volume. Pourquoi ?

Simplement parce que personne ne me l’a demandé.

Mythologies paraît en 1957. Il s’agit d'abord d’un recueil de textes


brefs publiés de 1954 à 1956, notamment dans la revue Les Lettres
nouvelles. Une première question : qu'est-ce qu'une revue, pour
vous, pour votre travail, dans votre « écriture » ?

L’un des premiers effets de l'écriture (soit qu'on le redoute, soit


qu’on y tende) est de ne pas savoir à qui l’on parle : écrire n’est pas
transférentiel (ce pour quoi beaucoup de psychanalystes «ortho-
doxes » refusent l’idée d’une critique littéraire psychanalytique). Dans
le travail d'écriture, la revue représente une sorte d’élape intermé-
diaire entre la parole, qui comporte une adhomination précise, et le
livre, qui n’en comporte plus du tout. Lorsqu'on écrit un texte pour
une revue, ce n’est pas lellement au public de cette revue que l’on
pense (le public est de toutes manières peu «pensable »), mais au
groupe de ses rédacteurs; ils ont le mérite de constituer une sorte
d'adresse collective mais non, à proprement parler, publique: c’est
comme un atelier, une «classe » (comme on dit la classe de violon
au Conservatoire): on écrit pour «la classe ». La revue — hors des
considérations tactiques de combat, de solidarité, dont je ne parle
pas ici -, la revue est une étape d'écriture: l'étape où l’on écrit pour
être aimé de tous ceux que l’on connaît, l'étape prudente, raison-

DMC
GRONUMRES ONE MEANEONALER
ME MENT IE MNES LAS ATAT

nable, où l’on commence à relâcher, sans encore le rompre, l’ombi-


lic transférentiel du langage (cette étape n’est jamais complètement
liquidée : si je n’avais pas d’amis, si je n’avais pas à écrire pour eux,
aurais-je encore le courage d'écrire ? On revient toujours à la revue).

Dans l’avant-propos de 1957 vous présentez les Mythologies


comme une tentative pour «ressaisir dans l’exposition décora-
tive de ce-qui-va-de-soi l’abus idéologique ». Voulez-vous préci-
ser votre position politique dans les années 50 ?

Le propos des Mythologies n’est pas politique, mais idéologique


(paradoxalement, dans notre temps et dans notre France, les péri-
péties idéologiques paraissent plus nombreuses que les péripéties
politiques). Le propre des Mythologies, c’est de prendre systémati-
quement en bloc une sorte de monstre que j’ai appelé la « petite-bour-
geoisie » (quitte à en faire un mythe) et de taper inlassablement sur
ce bloc; la méthode est peu scientifique et n’y prétendait pas; c’est
pourquoi l’ouverture méthodologique n’est venue qu’ensuite, par la
lecture de Saussure ; la théorie des Mythologies est l’objet d’une post-
Jace; théorie partielle d’ailleurs, car si une version sémiologique de
l'idéologie a bien été esquissée, il aurait fallu et il faut encore la com-
pléter par une théorie politique du phénomène petit-bourgeois.
Comme, en moi, le compte petit-bourgeois n’en finit pas de se régler
(plus encore, sans doute, que le compte bourgeois), je pense parfois,
sinon à un grand livre, du moins à un grand travail sur la petite-
bourgeoisie, au cours duquel j’apprendrais des autres (théoriciens
politiques, économistes, sociologues) ce qu’elle est, politiquement et
économiquement, comment la définir par des critères qui ne seraient
pas purement culturels. Mon intérêt (très ambivalent) pour la petite-
bourgeoisie vient en effet de ce postulat (ou de cette hypothèse de
travail) : qu'aujourd'hui la culture n’est presque plus «bourgeoise »,
mais «petite-bourgeoise »; ou du moins que la petite-bourgeoisie
essaye actuellement d'élaborer sa propre culture, en dégradant la
culture bourgeoise : la culture bourgeoise revient dans l'Histoire, mais
comme farce (vous vous rappelez le schéma de Marx); cette « farce »,
c’est la culture dite de masse.

Vous avez plusieurs fois insisté sur l’importance, dans votre « évo-
lution », de l'essai « Le Mythe, aujourd’hui » (1956) qui termine les
Mythologies. Or, après la publication des Mythologies, vous n’al-
Lez publier aucun livre pendant cinq ans. Bien que les livres pos-
térieurs reprennent des textes écrits en fait pendant ces années,
est-ce que ce silence indique une «crise»? des «difficultés »,
d'ordre « poétique » ou scientifique ?...

MONS
CLOMUMRESS MENT FRENIEMR
MIE MMM NES MALE EL

1956-1965 : j'ai connu là une certaine instabilité professionnelle.


Je l'ai dit, j'avais commencé une thèse de lexicologie, mais j'ai
éprouvé rapidement des difficultés de méthode que je n’ai pu résoudre
et dont je ne me suis même pas douté alors qu’elles étaient «inté-
ressantes » (disons, pour simplifier, qu'il s'agissait de la difficulté à
classer, non des mots, ce que la lexicologie savait très bien faire, mais
des syntagmes, des stéréotypes - par exemple : Commerce et Indus-
trie —, ce qui était poser le problème de ce qu’on pourrait appeler la
sémantique associative); je n’avançais pas et ma bourse du CNRS
m'a été retirée. Robert Voisin n’a alors aidé, en me prenant avec lui
aux éditions de l’Arche ; puis, grâce à l’appui de Lucien Febvre et de
Georges Friedmann, je suis revenu au CNRS, mais cette fois-là en
sociologie : j’ai entrepris une sociologie, ou plus exactement une
sociosémiologie du Vêtement — qui a abouti plus tard au Système de
la Mode. Quelques années plus tard (je ne me rappelle plus la date),
j’ai perdu une seconde fois ma bourse du CNRS, mais une seconde
fois, heureusement, j’ai été recueilli par Fernand Braudel à l'Ecole
des hautes études, comme chef de travaux. J’y suis devenu directeur
d’études en 1962, en proposant un séminaire sur la «sociologie des
signes, symboles et représentations »: ce titre était un compromis :
ce que je voulais faire, c'était de la sémiologie (d’où les « signes » et
les «symboles »), mais je ne désirais pas me couper de la sociologie
(d’où les «représentations collectives», expression qui vient de la
sociologie durkheimienne).
Intellectuellement, pendant cette période, je ne crois pas qu’il y
ait eu «crise », bien au contraire; je ne sais d’ailleurs pas si c’est la
« crise » qui arrête la production des livres, ou au contraire la confiance,
l’allant, l'enthousiasme pour les tâches d’information ; pour moi, ce
fut plutôt cette dernière raison. Saussure m'ayant permis de définir
(du moins je le croyais) l'idéologie, par le schéma sémantique de la
connotation, j'ai cru alors avec ardeur à la possibilité de m'intégrer
à une science Sémiologique : j’ai traversé un rêve (euphorique) de
scientificité (dont le Système de la Mode et les Eléments de sémiologie
sont les résidus): peu importait alors de faire des livres, j'avais le
temps; au reste, comme vous Pavez noté, j’écrivais beaucoup dar-
ticles, ce qui entretenaitl lécriture (le désir d'écriture); la suite, du
moins jusqu’à présent, a montré que ma « vérité » était dans la seconde
postulation, non dans la première, bien qu’il me faille encore souvent
la cautionner, en lant que «sémiologue », breveté ici et contesté là.

Deux de vos livres ont pour titre un nom propre: Michelet et


Racine sont-ils pour vous des écrivains particulièrement impor-
tants, comme significatifs respectivement de la littérature clas-
sique et de la littérature du xIX° siècle, ou bien par eux-mêmes ?
Et d'autre part, sont-ils pour vous des écrivains « préférés » ?
CUOQ MER SO FETE TE NATIRTE
NT DLLAN St #1L9
67 1

Qu'est-ce qu’un écrivain « préféré » ? Et qui sont « vos » écrivains


préférés ?

J'ai dit l’origine personnelle du Michelet. Racine était une pure


commande. Grégory, du Club français du Livre, m'avait demandé une
préface pour les Mémoires d'outre-tombe. Cela me plaisait beaucoup,
mais le professeur qui avait établi le « bon » manuscrit le refusa à Gré-
gory, qui, ayant besoin d’un Racine, me le demanda («il fallait un cal-
culateur, ce fut un danseur qui l’obtint »). Autant j’aime Michelet, autant
je n’aime pas Racine; je n’ai pu m'y intéresser qu’en me forçant à y
injecter des problèmes personnels d’aliénation amoureuse. Quant à
l’auteur « préféré », je pense que c’est tout simplement celui que l’on
relit périodiquement ;dans ce cas, pour en rester aux classiques, mes
auteurs « préférés » sont notamment Sade, Flaubert et Proust.

Quelles œuvres linguistiques ou d’autres disciplines scientifiques


ont déterminé votre recherche sémiologique ?

C’est toute la culture, l'ensemble infini des lectures, des conver-


sations — fût-ce sous forme de bribes hâtives et mal comprises -, bref
lintertexte, qui fait pression sur un travail et frappe à la porte pour
y entrer. Pour citer des noms, je dirais que, en ce qui me concerne,
la poussée sémiologique vient de Saussure, lu en 1956 (encore que,
dès 1947, j’eusse lu un structuraliste «mineur », Viggo Brondal, à qui
j'avais pris la notion de « degré zéro »); je dois beaucoup, je lai dit,
aux conversations que j'ai eues, dès 1950, avec Greimas, qui m'a fait
notamment connaître très tôt la théorie jakobsonienne des shifters
et la portée formelle de certaines figures, comme la métaphore, la
métonymie, la catalyse, l’ellipse ; Hjelmslev m'a permis de pousser
et de formaliser le schéma de la connotation, notion qui a toujours
eu une très grande importance pour moi et dont je n’arrive pas à me
passer, bien qu’il y ait un certain risque à présenter la dénotation
comme un état naturel et la connotation comme un état culturel du
langage. Chomsky, ce n’est à vrai dire que maintenant et avec beau-
coup de retard que je m’y intéresse. J’ai lu Propp en anglais, je ne
sais plus à quelle date, sur une indication orale de Lévi-Strauss, ainsi
d’ailleurs que le livre de Erlich sur les formalistes russes, avant la
parution de l’anthologie de Todorov. Mais de tous les linguistes que
j'ai lus, c’est Benveniste qui reste pour moi au plus haut rang, lui qui
est si indignement oublié, abandonné aujourd’hui : il y a à la surface
de sa linguistique comme le frémissement, poignant à force d’être
discret, d’une eau qui va bouillir : cette force, cette chaleur qui sou-
lève la science (la plus rigoureuse qui soit, dans le cas de Benve-
niste) vers autre chose, est, vous le savez, ce que j'appelle l'écriture.
Nous entrons ici dans une histoire très contemporaine (Lévi-Strauss,

NC ES
GC OMR Sr VEN EN MIMREE ET) TIME ANLS 1,00) £7i À

Lacan, Todorov, Genette, Derrida, Kristeva, Tel Quel, Sollers) qui fait
le sujet du séminaire auquel je désire travailler pour 1971-1972. Car
si c’est bien la linguistique qui a posé le cadre opératoire de la sémio-
logie, celle-ci ne s’est modifiée et approfondie que sous la lumière
d’autres disciplines, d’autres pensées, d’autres exigences : l’ethnolo-
gie, la philosophie, le marxisme, la psychanalyse, la théorie de lécri-
ture et du texte (et encore est-il faux de «ramener » ces disciplines
à la sémiologie, sous prétexte qu’on est « sémiologue » : il y a une dis-
location générale vers autre chose).

En 1965, un pamphlet du professeur Picard, Nouvelle Critique ou


nouvelle imposture, s’en prend violemment à la « nouvelle cri-
tique », et à vous tout spécialement. Cette attaque reçoit un « sou-
tien sans examen, sans nuances et sans partage» d’une bonne
partie de la presse. Depuis 1953, quelles hostilités aviez-vous
provoquées ? Cette «affaire Picard» avait-elle des antécédents,
l’atiendiez-vous ?

Je répondrai en alléguant plutôt l'avenir que le passé. Car si l’af-


faire Picard est close, elle n’en est pas pour autant /orclose. Cela veut
dire que sur la scène historique du Signifiant, elle peut revenir; je
dirai même que dans une société assez immobile, par simple com-
pulsion de répétition, elle doit revenir. Les acteurs seront nouveaux,
mais le lieu sera le même. J'ai toujours été frappé par le fait que les
arguments de Picard, disons plutôt : ses tours de langage, quoique appa-
remment issus d’une vue sur-esthétisante de la littérature, auraient
très bien pu, et donc pourront très bien venir d’un lieu adverse : l’his-
toricisme, le positivisme, le sociologisme, par exemple. C’est qu’en réa-
lité ces lieux n’en forment qu’un, qui est en gros celui de l'asymbolie :
de lPautre côté de la psychanalyse, il ny a qu’une seule place, dont les
occupants (les «acteurs ») peuvent changer, non la fonction topolo-
gique. Sans certes le souhaiter, je ne serais nullement étonné qu'un
jour, par exemple, une certaine Université vienne occuper la place de
l’Université traditionnelle et que Picard renaisse en quelque censeur
posiliviste, sociologiste où «marxiste » (je mets des guillemets pour
indiquer qu’il s'agirait alors d’un certain marxisme) : il en existe déjà.

Le Système de la Mode paraît en 1967. Vous présentez ce livre


comme «une sorte de vitrail quelque peu naïf», où il faut lire
« non les certitudes d’une doctrine, ni même les conclusions inva-
riables d’une recherche, mais plutôt les croyances, les tentations,
les épreuves d’un apprentissage ». Pourquoi, en 1967, - dix ans
après les Mythologies — cette « naïveté » ? Votre travail est-il voué
obstinément aux «épreuves» d’un apprentissage qui ne sera
jamais terminé ?
G'OMTIR ST ME SIN ME ANETIRMENT LIENS? #10
47 à

J'avais d’abord pensé élaborer une socio-sémiologie sérieuse du


Vêtement, de tout le Vêtement (j'avais même amorcé quelques
enquêtes) ; puis, sur une remarque privée de Lévi-Strauss, j’ai décidé
d’homogénéiser le corpus et de m'en tenir au vêtement écrit (décrit
par les journaux de mode). En raison de ce changement, le Système
de la Mode a paru beaucoup plus tard qu’il n'avait été conçu et même
en grande partie travaillé; ces années-là, l’histoire intellectuelle
marchait très vite, le manuscrit inachevé devenait anachronique et
j'ai même hésité à le publier. C’est peut-être aussi que je n’attendais
rien (disons : aucun plaisir) de la publication du Livre: j'avais mis
toute ma jouissance dans l’élaboration, dans le montage du système,
y travaillant beaucoup, avec ardeur, un peu comme on travaille à
résoudre un problème de physique ou à bricoler un objet compliqué
et inutile ; il n’y avait plus qu’un plaisir minime à énoncer le résul-
tat — ce qui se sent dans la rédaction (cela prouve une fois de plus
que l’imaginaire de la science dispense de l’écriture, mais aussi la
manque — et la vérité avec elle). Le Système de la Mode obéissait en
effet à un souci de scientificité ; je croyais alors que la théorie sémio-
logique une fois posée, il fallait construire des sémiotiques particu-
lières, des sémiotiques appliquées à des ensembles préexistants d’ob-
jets culturels : la nourriture, le vêtement, le récit, la ville, etc. C’est
cette vue déductive qui m’a paru ensuite quelque peu «naïve »: le
«bon sens » qui paraît dicter une telle démarche relève plutôt de lima-
ginaire du savant (j’emploie toujours ce mot au sens lacanien). Autre-
ment dit, la naïveté, c'était de croire au métalangage.
Quant au caractère infini de l’apprentissage, je dirai ceci: ce
n’est pas l’apprentissage qui n’en finit pas, c’est plutôt le désir. Mon
travail semble fait d’une suite de « désinvestissements »; il n’y a qu’un
objet duquel je n’ai jamais désinvesti mon désir : c’est le langage:
le langage est mon objet petit a. Dès le Degré zéro (et probablement
dès mon adolescence, lorsque je percevais le discours de la bour-
geoisie provinciale comme un spectacle), c’est le langage que j'ai
choisi d’aimer — et bien entendu de détester tout à la fois : entière-
ment confiant et entièrement méfiant à son égard ; mais les méthodes
d'approche, elles, tributaires de ce qui s’énonçait tout autour et exer-
çait sur moi des fascinations particulières, ont pu changer, c’est-à-
dire : s’essayer, plaire, se transformer, s’abandonner : c’est comme
si l’on aimait toujours la même personne mais que lon essayât avec
elle de nouvelles érotiques. L'apprentissage interminable, cela ne doit
pas s’entendre à la façon d’un programme humaniste, comme si Pon
devait être toujours mécontent de soi-même et progresser («müûrir »)
vers quelque image olympienne, faite de savoir et de sagesse, mais
plutôt comme le cours fatal de ce que Lacan appelle «les révolu-
tions du désir ».

1 0 5 6
G''O UMR, Se VESTE VENTRE
MIN IMEMNUS CROMTEN

En 1970, la dédicace de S/Z prend, si l’on pense à l'inquiétude


de nombreux enseignants, notamment en «lettres et sciences
humaines », une allure de provocation : « Ce livre est la trace d’un
travail qui s’est fait au cours d’un séminaire de deux années (1968
et 1969), tenu à l'Ecole pratique des hautes études. Je prie Les étu-
diants, les auditeurs, les amis qui ont participé à ce séminaire de
bien vouloir accepter la dédicace du texte qui s’est écrit selon leur
écoute. » Ne pensez-vous pas que ces quelques lignes peuvent irri-
ter certains professeurs contestés dans leur enseignement ?

Je suis persuadé qu’étudiants et professeurs réalisent déjà bien


souvent entre eux des communautés de travail; en tout cas, c’est le
régime normal à l'Ecole des hautes études. Si la dédicace que vous
citez contient un paradoxe, ce n’est pas celui que vous visez, c’est un
autre, qui d’ailleurs, en général, n’a pas été perçu: certains ont cru
que S/Z était sorti de discussions entre les étudiants et le directeur
d’études; ils n’ont pas vu que la dédicace (outre le caractère authen-
tiquement amical de son adresse) était faite pour introduire le mot
«écoute »; le paradoxe, eu égard au discours académique et au dis-
cours contestataire, c’est de suggérer ceci: je ne trouve aucun inté-
rêt à opposer le cours «magistral» au cours « dialogué »; la libéra-
tion ne consiste pas à donner à l’étudiant le droit de parler (mesure
minimale), mais à tenter de modifier le cireuit de la parole — non pas
son circuit physique («prendre » la parole), mais son cireuit topolo-
gique (je me réfère ici, bien entendu, à la psychanalyse) ; autrement
dit, de se rendre conscient de la véritable dialectique (au sens laca-
nien, et non platonicien) de la relation enseignante ; selon cette dia-
lectique, l'écoute n’est pas seulement active — ce qui ne veut pas dire
grand-chose —, l’écoute est productrice :en me renvoyant, fût-ce dans
le silence, mais par une présence renouvelée, l'analyse de Sarrasine
que je menais, l'auditoire, à qui j'étais lié par un rapport transfé-
rentiel, modifiait sans cesse mon propre discours.

De l’autre côté, pourquoi consacrer deux années à une nouvelle


de Balzac, quand, selon vos propres déclarations, « l'exigence »
de la «critique idéologique » « resurgit brutalement » ?

Je répondrai d’abord ceci, dans la suite de ce que je viens de dire


sur P«écoute»: deux années peuvent paraître bien longues pour
«expliquer » quelques pages de Balzac, mais elles constituent peut-
être une bonne durée transférentielle. Ce qui distingue fondamen-
lalement un séminaire d’une conférence — et ce pour quoi j’aime le
séminaire el n’aime pas la conférence -, c’est que dans le premier
cas une dialectique peut se développer, dans le second cas on n’a
affaire qu’à un coup de force du langage : un séminaire, parce qu’il

1 SE)
C'OAUUR S9 AMDR NATURE
UT TAN 5? M1CO
7 À

dure, et sur un même objet, comporte en sous-main bien des «aven-


tures » (je parle toujours des aventures du signifiant) ; pour moi, l’ob-
jet d’un séminaire n’est pas principalement dans son programme
(«faire l’analyse textuelle d’une nouvelle de Balzac»), mais dans la
connaissance du langage qui s’y cherche et s’y pratique tacitement.
Quant à la critique idéologique, c’est la tarte à la crème de la
nouvelle Université; tout le monde est d’accord là-dessus; la diffi-
culté commence quand on doit décider où est l’idéologie, ou plutôt
s'il existe un lieu où elle n’est pas (ce lieu n’est pas forcément, a priori,
celui d’où parle le critique des idéologies). Je ne pense pas que l’idéo-
logie s'arrête avant Balzac (par rapport à nous), ou plutôt (puisque
l’objet de mon travail n’était pas Balzac, mais le texte) avant le Récit
classique. C’est précisément parce que la demande de la critique idéo-
logique a resurgi brutalement depuis trois ans, comme je l’ai dit dans
la nouvelle préface des Mythologies, que nous devons résister à la
tentation d’y répondre brutalement, à coups de déclarations sur
l'idéologie : plus la demande est forte, plus la réponse doit être sub-
tile ; sinon elle risquerait de n’être rien d’autre qu’opportuniste, ou
à tout le moins signalétique: on s’afficherait soi-même comme exté-
rieur à l'idéologie, sans se demander d’abord où elle est — où elle
n’est pas.

Comment distinguer, à partir du concept, dû à Julia Kristeva,


d’intertextualité, l’«auteur de fiction» et le «critique»? Ou
encore, peut-on lire S/Z comme une « ré-écriture » de Balzac ?

La notion d’inter-texte a d’abord une portée polémique : elle sert


à combattre la Loi du contexte. Je m'explique : chacun sait que le
contexte d’un message (son entour matériel) en réduit la polysémie;
si vous parlez de «jumelles », mot amphibologique dans le lexique
français, c’est le reste de la phrase qui aura à charge d’éliminer l’un
des deux sens possibles et de marquer définitivement le signifié
«double lorgnette» ou «sœurs nées d’un même accouchement».
Autrement dit, le contexte ramène la signification, ou, pour être plus
large et plus précis à la fois, la signifiance, à la communication ; «tenir
compte » du contexte (en philologie, en critique, en linguistique) est
toujours une démarche positive, réductrice, légale, alignée sur les
évidences du rationalisme : le contexte est en somme un objet asym-
bolique ;prenez quiconque invoque le contexte, en poussant un peu,
vous rencontrerez toujours en lui une résistance au symbole, une
asymbolie. L’inter-texte, qui n’est nullement, il faut le répéter, le banc
des «influences», des «sources », des «origines », auquel on ferait
comparaître une œuvre, un auteur, est, beaucoup plus largement et
à un tout autre niveau, ce champ où s’accomplit ce que Sollers a
appelé superbement et d’une façon indélébile (dans son article sur

1 01 5 7
CCOMUMR SE NTIMENNEMRMEMTMIMEANSS 169780

Dante) la traversée de l'écriture : c’est le texte en tant qu'il traverse


et est traversé (vous reconnaissez dans cette équivalence de Pactif et
du passif la parole propre de l'inconscient). Cela veut dire, entre
autres choses, que l’inter-texte ne reconnaît aucune division de
genres; toute question de valeur mise à part, on s’en doute, le com-
mentaire de S/Z se veut à égalité avec le texte de Balzac (à égalité
comme deux plans d’eau amenés à hauteur l’un de l’autre par un jeu
d’écluse); il n’est donc pas faux de dire que S/Z est une ré-écriture
de Sarrasine — à condition d'ajouter tout de suite que ce n’est pas
«moi » qui ai écrit S/Z: c’est « nous » : tous ceux que j'ai tacitement
ou inconsciemment cités, appelés, et qui sont des «lectures», non
des «auteurs ».
Quant à l’opposition plus précise de la fiction et de la critique,
j'ai eu souvent l’occasion de dire qu’elle s’abolissait à la fois dans la
crise actuelle du roman, dans celle de la critique et dans l’avène-
ment du Texte. Disons que dans l’état transitoire de la production
actuelle, les rôles sont simplement brouillés, sans être encore abo-
lis: pour ma part, je ne me considère pas comme un critique, mais
plutôt comme un romancier, scripteur, non du roman, il est vrai, mais
du «romanesque » : Mythologies, L'Empire des signes sont des romans
sans histoire, Sur Racine et S/Z sont des romans sur histoires, Miche-
let est une para-biographie, etc. C’est pourquoi je pourrais dire que
ma propre proposition historique (il faut toujours s'interroger là-des-
sus) est d’être à l’arrière-garde de l'avant-garde : être d'avant-garde,
c’est savoir ce qui est mort; être d’arrière-garde, c’est laimer encore :
j'aime le romanesque mais je sais que le roman est mort: voilà, je
crois, le lieu exact de ce que j'écris.

Certaines pages de L'Empire des signes rappellent le « réalisme »


des textes des Mythologies. Utopie ici, satire en 1957: reprenant
la formule que vous avez appliquée à Voltaire, on serait tenté de
dire que vous êtes, très paradoxalement, puisque chez vous l’in-
terrogation sur la littérature est centrale, « le dernier des écri-
vains heureux ». Que devez-vous au XrImHr° siècle (à Voltaire, Mon-
lesquieu, Diderot...) ?

Les tableautins de L'Empire des signes sont des Mythologies heu-


reuses : peut-être, outre certaines raisons personnelles, parce qu’au
Japon ma situation, très artificielle, de touriste, mais de touriste perdu,
d’ethnographe en somme, m'a permis d'«oublier» la petite-bour-
geoisie nippone, la poussée qu’elle exerce très certainement sur les
mœurs, Part de vivre, le style des objets, etc. : la nausée mytholo-
gique m'a été épargnée. L'un de mes projets serait précisément d’ou-
blier (par un effort qui me coûtera beaucoup plus) la petite-bour-
geoisie française, et de recenser les quelques «plaisirs » dont je puis

10 Qi 8
GNOMCRRISS PEMDIMIENNETIRMENIL
ITR ANLS (RC NTI

disposer en vivant en France; ce livre, s’il vient jamais au jour, je


pourrai appeler Notre France, par référence à Michelet, dont nous
avons un livre apocryphe du même titre; il exigera, bien entendu,
un travail dialectique, car je ne pourrai abstraire la France présente,
comme je l'ai fait pour le japon, de son histoire politique; de plus,
comme je suis français, il me faudra, en quelque sorte, «me psy-
chanalyser », connaître ce que j’abolis, ce que j’assume ou ce que je
transforme de mon origine.
Quant au xvu° siècle, je n’ai eu jusqu'ici aucune propension à
lire ses auteurs — ce qui fait qu’il me reste encore à les lire: plaisir
que je me réserve très intentionnellement notamment en ce qui
concerne Diderot. La raison peut en paraître artificielle, légère, mais
je crois qu’elle est dans la logique de mon désir : un texte m'’atteint
directement, d’une façon en quelque sorte ultime, par sa langue; or
la langue du xvue siècle (sauf celle de Sade, pour des raisons que
j'essaye de dire dans un texte récent), à mes yeux, n’est pas mar-
quée : je n’en vois pas le code, les codes (ce pour quoi, sans doute,
on la dit « élégante ») : c’est ce moment de l'Histoire où la langue de
classe devient naturelle. I se produit alors ce chassé-croisé : la langue
que je savoure, ce n’est pas la langue du temps progressiste (la langue
de la bourgeoisie qui occupe déjà tout le pouvoir intellectuel) mais
la langue du temps autoritaire, la langue empêtrée, codée et si je
puis dire coudée (aux articulations énormes) de la bourgeoisie intel-
lectuellement montante, la prose du xvie siècle : j’ai lu (hélas, sans
doute) plus de Bossuet que de Diderot.

Vous écrivez dans L'Empire des signes : « L'écriture est en somme,


à sa manière, un satori; Le satori (l’événement zen) est un séisme
plus ou moins fort (nullement solennel) qui fait vaciller la
connaissance, le sujet : il opère un vide de parole. Et c’est aussi
un vide de parole qui constitue l’écriture.» Qu'est-ce que cette
«écriture » par rapport à celle du Degré zéro ?

De l'écriture du Degré zéro à l’écriture telle que nous l’enten-


dons aujourd’hui, il y a eu glissement de place et pour ainsi dire inter-
version de noms. Dans le Degré zéro, l'écriture est une notion plutôt
sociologique, en tout cas socio-linguistique : c’est l’idiolecte d’une col-
lectivité, d’un groupe intellectuel, un sociolecte, donc, intermédiaire,
sur l'échelle des communautés, entre la langue, système d’une nation,
et le style, système d’un sujet; actuellement, j’appellerais plutôt cette
écriture-là écrivance (en me référant à l’opposition écrivains/écri-
vants), car l'écriture (au sens actuel) en est précisément absente ; et
l'écriture, dans la théorie nouvelle, occuperait plutôt la place de ce
que j’appelais le style ;dans son sens traditionnel, le style renvoie à
des matrices d’énoncés ; pour ma part, en 1947, j'avais essayé d’exis-

INnO0MFRO
CUONDÉRS SEE NT IMENNATIRER
MIT TIEENNS 190721

tentialiser, de «charneliser » la notion; aujourd’hui, on va beaucoup


plus loin: l’écriture n’est pas un idiolecte personnel (comme létait
l’ancien style), c’est une énonciation (et non pas un énoncé) à tra-
vers laquelle le sujet joue sa division en se dispersant, en se jetant
en écharpe sur la scène de la page blanche : notion qui doit peu, dès
lors, à l’ancien «style», mais beaucoup, comme vous le savez, au
double éclairage du matérialisme (par l’idée de productivité) et de
la psychanalyse (par celle de sujet divisé).

Qu'est-ce qui « programme » votre travail ? Avez-vous toujours du


travail « devant vous » ?

Je n’ai jamais écrit qu’un seul texte «pour rien», mon premier
texte, celui que j'ai montré à Nadeau vers 1946, qui n’a pas été publié
mais qui a déterminé les demandes suivantes. À part ce premier texte
zéro, Lous mes autres textes ont été écrits à la demande (lorsqu'on
me laisse libre du sujet) ou à la commande (si l’on me donne le sujet,
ce dont je ne me plains pas forcément). En somme j’ai toujours écrit
pour répondre à l'incitation de quelqu'un. C’est dire que la vie pas-
sant et drainant un nombre croissant de relations et de situations,
j'ai de plus en plus de travail « devant moi » — et donc que je suis tou-
jours en retard; je passe mon temps à me faire des «programmes »
(dans l’espoir magique qu’inscrire un projet, c’est déjà l'avoir réa-
lisé), que j’affiche devant moi, puis que je reprends parce qu'ils ne
sont plus à jour. Il y a dans le «métier » intellectuel (car c’est un
métier) un vertige bien connu : ce vertige tient à la contradiction qui
s’élablit entre la pression des demandes, qui provoque une itlusion
de vilalilé, comme si vous étiez quelqu'un de nécessaire, et la gra-
tuité de la pratique d'écriture, dont on se remparde, comme dirait
Lacan, en se redisant que l'écriture est une tâche politique, contre-
idéologique, etc. : un travail qui est demandé par l'Histoire. Un moyen
de limiter ce vertige sans entrer pour autant dans l'imaginaire des
fausses raisons est, si je puis dire, de /onctionnariser la pratique d’écri-
ture, c’est-à-dire de la régulariser par une ascèse horaire ; pour ma
part, j'essaye de réserver, envers et contre tout, chaque matinée à un
travail d'écriture.
Ecrire pour répondre à une demande (ou à une commande) est
une «tâche ». Je vais donc ainsi de tâche en tâche, ce qui n'exclut en
rien la jouissance de l'écriture, ni même, si je puis dire, ses «rêves ».
Un rêve d'écriture n’est pas forcément compact; on ne forme pas le
projet d’un livre d’une façon organisée, volontaire, justifiée, mais plu-
tôt par bribes de désir, éclats d’envie, qui surgissent à n’importe quel
contact proposé par la vie et qui ne portent pas forcément sur des
idées importantes; avant d’avoir conçu un livre, avant d’avoir la
moindre idée de ce qu’il sera ou même qu'il puisse un jour exister,

1 «0 # 0
GOMUER ST ME UT! ME NNATARMENUT LENS MOT. A

on peut fantasmer un détail tout à fait final de ce livre, tel morceau


de phrase pour lequel on fera le livre, ou telle disposition typogra-
phique que l’on voit (je crois qu’un texte n’a chance d’aboutir heu-
reusement — c’est-à-dire en dehors de tout « devoir » — que si l’on voit,
je dirais presque, si on hallucine l'objet typographique -— écrit - en
quoi il se transformera). Ces derniers temps, je forme souvent ces
deux rêves : d’une part, écrire un texte «libre », conçu en dehors de
toute demande (si loin qu’on en recule l’origine), et par là même
s’ouvrant à des expériences de forme (ce n’est jamais une forme que
lon vous demande : on n’est plus au temps où l’on vous demandait
«un sonnet»), ces expériences se menant à mon propre niveau, dans
mes propres limites, et non selon des modèles issus forcément de
lavant-garde ; et d’autre part, m’adonner à l'apprentissage d’un savoir
nouveau : apprendre une langue, une science, ou même, simplement
connaître très bien, « à fond », un sujet; mais pour cela, il faut trou-
ver un objet qui ne soit ni trop désengagé ou futile (relevant du hobby
et s’apparentant à la collection de timbres-poste), ni trop proche du
langage actuel, n’obligeant pas trop vite à en percevoir la modernité
ou la responsabilité. Ces rêves ne sont pas irréalisables ; ce qui leur
fait obstacle, c’est plutôt la conscience finale qu’ils dépendent d’un
«imaginaire » et que la «vérité » de mon travail se place plutôt là où
une demande assez précise, issue de la collectivité telle qu’elle est (une
commande, si lon veut), introduit dans mon programme, immédia-
tement et en quelque sorte naïvement, sans relais, sans alibis, sans
transcendance, le désir de l'Autre: condition au prix de laquelle,
compte tenu sans doute de ma propre structure névrotique, je puis
rester à même le signifiant et ne pas me décevoir trop tôt de son per-
pétuel sursaut : c’est dans ce très court sursis que j'écris.

Qu'est-ce que cet «entretien» qui se termine ? Qu'est-ce que la


« postérilé » à laquelle il est, paraît-il, sous sa forme télévisuelle,
destiné ?

Je voudrais profiter de votre question pour faire le procès de lPen-


tretien — non pas de cet entretien-ci, parce que son intention est
d’ordre biographique et qu’il est dès lors acceptable : n'est-il pas le
seul à pouvoir recueillir ce que l'écriture — c’est plus fort qu’elle! —
ne peut assumer : la première personne du passé simple ? Je ne parle
pas non plus des entretiens écrits, des questionnaires dont la réponse
est entièrement soulevée par l'écriture. Je parle de lPentretien cou-
rant, de l’entretien parlé, enregistré, puis « writé », ou si vous préfé-
rez un mot plus français, transcrit (mais non : écrit). Cet entretien-
là connaît aujourd’hui une grande vogue ; la raison en est sans doute
économique (même si elle n’est pas directement financière) : l’en-
tretien est un article au rabais : « Vous n’avez pas le temps de nous

1 O0 4 1
CAO MUR JS2 EEST VIE NME MENT ME NUS 110

faire un texte ? donnez-nous alors un entretien.» La vieille antino-


mie de la pensée et de la forme, ou plutôt leur économie, leur com-
plicité fallacieuse (deux vieux compères) resurgit ici: la pensée est
réputée immédiate, on suppose qu’elle ne nécessite aucune prépa-
ration, elle ne coûte rien, on peut la dispenser directement : c’est l’en-
tretien ; la forme, elle, est laborieuse, il lui faut du temps, de la peine,
elle coûte cher: c’est l’article ;la pensée, suggère-t-on, ne se corrige
pas, le style oui : vue toute bourgeoise, à la lettre, puisque la loi de
l'Etat bourgeois (elle date de la Révolution) protège la propriété de
la forme, non celle de l’idée. Curieux passe-passe : la pensée est déva-
lorisée, anonymisée cependant que dans l'entretien on la sollicite et
on la cadre à titre personnel. C’est que le ressort de cette pratique
est entièrement théâtral : l'entretien est le signe emphatique de ceci :
à savoir que l’auteur pense; la parole est supposée de la pensée à
l’état pur, la noter (sans l’écrire) la consacre comme acte respon-
sable, conséquent : je vais consigner votre parole, donc vous pensez :
dans l’entretien, l’auteur /ait mine de penser (j'interroge ici une ins-
titution, et non des performances; je ne nie pas que certaines inter-
views soient bien pensées, et, dans certaines circonstances, utiles;
et d'autre part, refuser systématiquement l’entretien, ce serait tom-
ber dans un autre rôle, celui du penseur secret, sauvage, asociable).
Par rapport à l'écriture (qui n’est pas le style), l'entretien apparaît
encore plus vain, jusqu’à l’absurdité. Sa pratique suppose que lécri-
vain, ayant écrit (un texte, un livre), il lui reste encore quelque chose
à dire : quoi ? des « oublis » ? des « déchets » ? à moins que (c’est le cas
courant) on ne lui demande de se redire, ou, ce qui est pire, d’énon-
cer sous une forme «claire » ce qu’il a écrit sous une forme «ramas-
sée » (mais l’ambiguïté du sens, des sens, l’ellipse, Pamphibologie, la
figure, le jeu de mots, Panagramme, qui constituent l'écriture, ne sont
pas des faits de style, c’est une pratique d’énonciation qui engage le
sujet aux prises avec le langage). L'écriture est précisément ce qui
excède la parole, c’est un supplément où s'inscrit, non pas un autre
inconscient (il n’y en à pas deux) mais un autre rapport du locuteur
(ou de lécouteur) à l'inconscient. Donc la parole ne peut rien ajou-
ter à l’écriture. Ce dont j’ai écrit m'est dès lors interdit de parole:
que dirais-je de plus ou de mieux ? Il faut bien se persuader que la
parole est toujours en arrière de l'écriture (et donc de la «vie pri-
vée », qui n’est que le déploiement d’une parole : «je » suis toujours,
par statut, plus bête, plus naïf, etc., que ce que j'écris: je ne suis pas
comme j'écris). Le seul genre d’entretien que l’on pourrait à la
rigueur défendre, serait celui où l’auteur serait sollicité d’énoncer ce
qu’il ne peut pas écrire. Le bon intervieweur serait alors celui qui,
renonçant à re-présenter à l’auteur les sujets habituels de ses livres,
aurait une connaissance réfléchie des partages de la parole et de
l'écriture et interrogerait son partenaire sur cela même que l’écri-

1) Où 4 2
GOO
R SSP NLIUE NAT IR FE TIFANLSE ALLO
7 À

ture lui interdit d'écrire. Ce que l'écriture n’écrit jamais, c’est Je; ce
que la parole dit toujours, c’est Je; ce que l’intervieweur doit sollici-
ter, c’est donc l’imaginaire de l’auteur, la collection de ses fantasmes,
pour autant qu’il puisse les réfléchir, les énoncer dans cet état fra-
gile (qui serait alors, d’une façon spécifique, celui de la parole inter-
viewée) où ils sont assez articulés pour être dits et insuffisamment
liquidés pour pouvoir être écrits (par exemple, en ce qui me
concerne : la musique, la nourriture, le voyage, la sexualité, les habi-
tudes de travail).
Quant à la «postérité », que dire ? C’est un mot mort pour moi
(ce qui n’est que lui rendre la monnaie de sa pièce, puisqu'il n’éta-
blit sa validité que sur ma propre mort). J’estime avoir jusqu'ici très
bien vécu (je veux dire : heureusement, d’une façon distractive, en
état de jouissance) avec une petite portion de mon époque et de mon
pays; je m’épuise entièrement dans cette simultanéité, dans cette
concomitance ; je ne suis qu’un contemporain particulier, ce qui veut
dire : voué de mon vivant à l’exclusion d’un grand nombre de lan-
gages, et voué ensuite à la mort absolue; enfoui dans les Archives
(du xx® siècle), j’en ressortirai peut-être un jour fugitivement, témoin
parmi d’autres, dans une émission du Service de la Recherche sur
le «structuralisme », la « sémiologie », la «critique littéraire ». Vous
imaginez si l’on peut vivre, travailler, désirer, pour cela! De toutes
manières, la seule pensée eschatologique que je puisse avoir ne sau-
rait concerner « ma » survivance ; si un jour les rapports du sujet et
du monde devaient être changés, des mots tomberont, comme dans
cette tribu mélanésienne où, à chaque mort, on supprime quelques
vocables du lexique, en signe de deuil; mais ce sera alors plutôt en
signe de joie; ou du moins ils rejoindront ce musée d'archéologie
sociale et burlesque, dont rêvait Fourier pour la distraction des
enfants phalanstériens : ainsi, sans doute du mot « postérité », et peut-
être même de tous les « possessifs» de notre langue, et, pourquoi
pas, du mot «mort» lui-même. Ne peut-on concevoir la création
d’une communauté telle (inouïe des religions elles-mêmes), que la
solitude affreuse de la mort (éprouvée d’abord dans la peur de perdre
ceux qu’on aime) y serait impossible ? N’y aura-t-il pas un jour une
solution socialiste à l'horreur de la mort? Je ne vois pas pourquoi la
mort ne serait pas un problème socialiste. Quelqu'un (Gurvitch, je
crois) citait ce mot de Lénine ou de Trotsky (je ne sais plus lequel,
mais c’était en pleine révolution d'Octobre et la distinction n’avait
pas encore cours) : « Et si le soleil est bourgeois, nous arrêterons le
soleil ». C’est là un mot spécifiquement révolutionnaire (qui ne peut
être produit qu’en période révolutionnaire); quel marxiste aujour-
d’hui oserait s’écrier : « Et si la mort est bourgeoise, nous arrêterons
la mort » ?

1 O 4# 5
ChHONUMRSSEME CT MENNALMRSE
OI IE INSERT

Dans votre article sur Sèméiotikè de Julia Kristeva («L’étran-


gère», 1970), vous écrivez que « dans une société privée de la
pratique socialiste, condamnée par là à “discourir”, le discours
théorique est transitoirement nécessaire ». Voulez-vous dire que
votre travail est une attente et une préparation de la « pratique
socialiste » ?

Votre question comporte à mes yeux le risque de réduire le plu-


riel du sujet en le représentant comme tendu vers quelque chose
d’unique et de plein : votre question dénie l’inconscient. Je l’accepte
cependant et répondrai alors ceci: s’il faut absolument, pour vivre
et travailler, la représentation d’une fin (qu’on appelle parfois curieu-
sement une Cause), je rappellerai seulement les tâches que Brecht
suggère à l’intellectuel en période non-révolutionnaire : liguider et
théoriser. Ces tâches, Brecht les couple toujours : notre discours ne
peut rien re-présenter, rien pré-figurer ; nous n’avons à notre dispo-
sition qu’une activité négative (Brecht disait: critique, où même :
épique, c’est-à-dire entrecoupée: qui coupe l’histoire), au bout de
laquelle brille seulement, comme une lueur lointaine, intermittente,
incertaine (la barbarie étant toujours possible), la transparence finale
des rapports sociaux.

DETROUET
automne 1971

Entretien filmé avec Jean Thibaudeau pour la série des «Archives


du xxe siècle » (1970), dont l'intégralité a été diffusée au Centre
Georges-Pompidou le 26 mars 1981.

1 O0 4 4
Voyage autour de Roland Barthes

Une curieuse équipe, celle que Roland Barthes a recrutée pour ce


livre — un pornographe, un saint et un utopiste — mais s'ils sont éber-
lués, peut-être, Sade, Loyola et Fourier, de figurer dans le même
ouvrage, On peut leur faire confiance, ils seront rapides à se forger un
langage commun puisque c’est précisément cela, le langage, qui forme
leur petit délire singulier et l’unique sol sur lequel le jeune noble de Bis-
caye, le commis d’épicerie de Marseille et l’homme qui, à Charenton,
écrasait des roses sur la fosse à fumier, l'unique sol où entrecroiser les
lignes de leurs trois systèmes. Mieux, il faut s'attendre qu'ils s’exercent,
dans les limbes improbables de leur survie, à poursuivre leurs grands
travaux de classifications et qu'ils découpent une catégorie inédite dans
laquelle fourrer ce Roland Barthes, classificateur énergique comme ils
le furent, et qui vient de les incarcérer tous les trois dans un même livre,
sur un même rayon de nos bibliothèques imaginaires.
Pour nous, qui ne saurions rivaliser avec ces trois docteurs en tari-
nomie, notre Système classificateur sera plus simpliste, nos certitudes
plus frustes : Barthes est un homme qui nous reçoil avec amabililé, avec
discrétion, quelque part, du côté du Jardin du Luxembourg, et dans
les hauts d’une maison, si bien qu'une fois la porte refermée, dans cet
appartement fabriqué de livres et de dessins, on croit qu’on est entré
dans l’espace d’une autre dimension, dans une de ces chambres que
l’on voit sur les anciens tableaux, taillées pour les longues études, pour
le déchiffrement de manuscrits et même de palimpsesles, jusqu'à une
heure avancée de la nuit, et c’est pourquoi sans doute il émane de l’oc-
cupant de ce lieu lointain une réserve, ou une solitude, encore que cette
solitude ne soit pas fugue ou retrait mais plutôt une amitié un peu
paralysée, un peu figée, si la chose peut se dire.
On peut aussi s’essayer à déchiffrer Barthes dans les grilles du Sys-
tème de la Mode puisque la description du vêlement (qui est le signi-
Jiant du code vestimentaire) peut être le lieu d’une connotation rhélo-
rique et, dans ce cas, le nœud de cravate large, la veste cossue, peut-être
à chevrons, mais, décidément, je n'ai pas pris assez de notes sur les che-
vrons et il vaut mieux revenir à l'occupant lui-même pour noter par
exemple que, depuis quelques mois, la combinatoire de ses cheveux s'aug-
mente d’une poussée métaphorique, par un allongement indéniable vers
une métachevelure, à quoi s'ajoute, dans le champ de la couleur, un

Où4 5
CIOZLUMRXS FENTE ENT RME EN IAANSS ARLON TE

glissement de sens, le gris, l'argent et même le blanc des cheveux mêlant


leurs traits pertinents pour organiser une structure plurielle.
Done, le libertin, le prêtre et l’utopiste. Ne pas imaginer que leur
coexistence dans le livre est le fait du caprice par le rassemblement
de trois études séparées. Accepter au contraire que les trois textes ont
été conçus comme ensemble. Et entendre ce que Barthes dit sur leurs
parentages.

R.B. - Tous les trois sont des fondateurs, des classificateurs car à
partir de l’idiome qu’ils connaissaient, chacun a fondé une langue
seconde, qui est faite à son tour d'unités, de morphèmes, de « mots »
et de règles d’agencement. Voilà si vous voulez le pivot qui relie trois
œuvres par ailleurs dissemblables. Et sans doute tout écrivain ne tra-
vaille-t-il que comme créateur d’une langue seconde; il n’est pas utile
d’insister sur ce point qui rejoint tous les débats actuels centrés autour
des phénomènes de démultiplication du langage, avec formation de
sous-langues, de sur-langues. Il reste que, parmi ceux qui écrivent, j’ai
choisi Fourier, Sade et Loyola comme créateurs d’une langue seconde.

Pourquoi donc ces trois-là ? C’est que leur travail ne se limite pas
à créer un style, comme chez Flaubert, Stendhal, un style fonctionnant
comme les langues dites naturelles. L'ouvrage des trois modèles de
Barthes est bien différent.

R.B. - Oui, pour réaliser leur dessein de créer une langue seconde
avec les matériaux de la première langue, ils ont tous les trois tracé
d’abord une sécession d’avec le monde, ou d'avec les autres langues
jugées oiseuses. IIS ont mis au point des sortes de protocoles de
retraite : pour Sade, c’est l’enfermement, pour Fourier le phalans-
tère, pour Loyola, le lieu de retraite. Il s’agit chaque fois de couper
le langage nouveau, par une opération matérielle, de le couper du
monde qui pourrait perturber le sens nouveau. Ils créent ainsi un
espace pur, un espace sémantique.

Loyola par exemple, précisera à un autre moment Barthes, ordonne


une retraite de quatre semaines, dans une pièce obscure. Loyola ne
s’isole pas selon un but religieux d’effusion ou d'union à Dieu. Non,
c'est un homme qui cherche à donner à l’exercitant le moyen de com-
muniquer linguistiquement avec Dieu, qui pose des questions à Dieu
el en attend une réponse. Loyola forge une langue d’interpellation à
Dieu. Les Exercices spirituels précisent la grammaire de cette langue.
Et si l’on demande alors à Barthes ce qu'il en est de la réponse de
Dieu et si Loyola a découvert aussi la syntaxe de Dieu, alors, chez cet
homme grave, l'ironie qui toujours flotte sous le discours, comme dans
le gris des yeux, éclate et il dit :

1 0 4 6
CPOMURNISE MENT I TE RNRTAIRMEMLTITEMNNSS 1 LOFT

R.B. — Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais du point de vue


linguistique, tous les mystiques l’attestent, Dieu a une singularité. Il
emploie un langage binaire. Il ne s'exprime que par «oui» ou par
«non », si bien que pour conduire une conversation un peu sérieuse
avec lui, il faut utiliser le même système que celui des ordinateurs.
Il n'empêche que oui, Loyola a tenté de décrypter le code des réponses
de Dieu. Dans son Journal spirituel, il énonce un système de signes
utilisés par Dieu (larmes, visions, etc.) mais ce travail de déchiffre-
ment reste assez peu avancé.
Sade, Fourier, Loyola, donc, organisent une langue seconde. Ils
créent un appareil analogue à la langue première, c’est-à-dire,
comme dans toute langue, une série d'unités de base et des règles
d’agencement pour combiner entre elles ces unités — ce qui corres-
pond à un lexique et à une grammaire. Ces unités chez Loyola, ce
sont des annotations, des oraisons, des mystères, des vues inté-
rieures. Chez Fourier, ce sont les 1 620 passions de l’âme humaine
dont certaines portent des noms si jolis, la « papillonne », la « com-
posite », etc. Enfin, chez Sade, je ne vous surprendrai pas en disant
que ces unités de base sont érotiques, même si elles n’ont aucune
relation avec l’érotisme habituel à notre actuelle culture de masse.
Sade manie des signes, des morphèmes faits de postures, de points
de conjonction, de saturation. Et tous les trois, avec ces éléments, ils
organisent des sortes de textes. J’ajoute qu’ils se rejoignent encore
dans une volonté de théâtraliser ; ils tiennent la langue pour une acti-
vité théâtrale qui permet d’avoir accès à une sorte d’infini du lan-
gage. Tout cela montre que ces trois hommes ont un sens extraor-
dinaire de la nécessité de l’ordre, ils ont besoin d’une règle. C’est du
reste étrange, n'est-ce pas, Fourier et Sade, au moins, présentés
comme des destructeurs passionnés, on s'aperçoit que pour eux,
l’ordre était au contraire un protocole inflexible. Ces hommes ne sont
à aucun degré des spontanéistes. Ce sont des linguistes. Et c’est bien
pourquoi si je les interroge ensemble, ce ne peut être qu’au seul
niveau du discours.

Est-ce que tout cela est clair ? Et d’ailleurs, ce sont des choses que
je connais, n'est-ce pas, oui, Roland Barthes est vraiment très gentil,
presque on dirait qu'il s'excuse de se livrer à une sorte de cours devant
moi el en effet, à cause de ces longues années d'enseignement, il est
vrai que sa parole s’agence naturellement en discours, et s’il écoute
soigneusement toutes les questions qui lui sont posées, s'il y répond avec
précision, on dirait en même temps qu'il les efface pour les noyer dans
le flux même de son discours. Quand, par exemple, je lui demande si
sa démarche, face à la singularité de ses trois modèles, ne risque pas
d'en affaiblir les dissemblances, il répond :

MOMENT
CIO AURAS ME ATAME MNT AR AE INTENSE MIDI

R.B. - Eh bien, ce livre obéit à un choix, un choix radical : m’ins-


taller dans l’instance du discours. Récuser toute autre instance que
celle-ci. C’est un parti un peu provocant, je sais, d'autant plus que
ces trois hommes ne sont pas classés ordinairement comme écrivains.
Loyola est un maître spirituel. Fourier, a-t-on pu le moquer pour ses
néologismes, si superbes cependant! Quant à Sade, l’a-t-on consi-
déré comme le très grand écrivain qu’il est ? J'avoue par conséquent
avoir choisi une perspective inusuelle. J’ai vidé ces performateurs
de textes de toute analyse de contenu. Aucun n’est rattaché à sa défi-
nition mythique. Je n’ai même pas regardé Sade comme le créateur
du sadisme. C’est un niveau qui ne m’a pas intéressé dans Sade. Non,
ce que j’ai voulu, c’est étudier la langue de Sade comme une «por-
nogrammaire ». J’ai montré qu’au prix d’un raffinement syntaxique
extraordinaire, il a combiné ses pièces de manière que la langue
exceptionnelle du xvine siècle véhicule une sexualité abrupte. Voilà
ce que j'ai examiné. Il transgresse la séparation des langages, c’est
en ce point qu’il atteint l’incandescence dans la subversion. Il est bien
clair que la subversion ne consiste pas à aligner des mots pornogra-
phiques mais à les introduire dans un discours dont le système syn-
taxique les exclut à l’ordinaire.

Une fois de plus, on pourra alors accuser le structuralisme d’être


inapte à saisir l’histoire, la liaison du discours à l’événement ?

R.B. - Structuralisme, je ne renie pas ce mot, mais il est devenu


incertain. Quoi qu'il en soit, si vous voulez dire que je ne me suis
pas penché sur le lieu historique de ces hommes, c’est exact. Cette
ignorance est décidée. On aurait pu, par exemple, étudier Loyola à
la lumière du procès formateur du capitalisme qui est contemporain
de Loyola, mais j’ai écarté ce mode d'analyse.
Cela dit, je ne pense pas du tout que c’est là se couper de la
dimension historique. Ce qui me paraît capital, c’est de varier les
niveaux de perception de l’histoire. Déjà, les historiens eux-mêmes,
depuis Lucien Febvre et Braudel, s’y rattachent, par la considération
de différentes unités de durée. Oui, il faut bouger constamment ses
niveaux de perception, faute de quoi on ne peut pas distinguer sa
propre histoire, Disons qu’en ce qui concerne une tentative comme
celle-ci, j’ai fait choix d’un certain angle de visée. Je m’interroge sur
une « macrohistoire » et celle macrohistoire, c’est précisément l’his-
toire du signe. Je ne dis pas que les méthodes assemblées sous le
nom de structuralisme ne peuvent pas appréhender le phénomène
historique. Mais je crois que, pour l'instant, nous n'avons pas fini
d’épuiser un niveau de perception historique qui est celui de l’his-
toire du signe.

1 0 48
Clôture du périple autour de Sade, Loyola, Fourier. Commence
un autre voyage, autour de Roland Barthes. Ce qui nous y convie est
le numéro spécial que la revue Tel Quel consacre à Barthes.

N'est-ce pas un peu solennel, un numéro spécial? Et cela ne


vous fonde-t-il pas dans le statut intéressant, inconfortable aussi,
de maître ?

R.B. — 11 serait bien ridicule de prétendre à l'indifférence. Cela


m'a fait plaisir. J’y vois une marque d'affection pour mon travail. Et
puis, le groupe «Tel Quel» est un groupe engagé dans un combat
difficile, auquel je m'intéresse profondément. Une chose est assu-
rée : « Tel Quel » occupe un carrefour très important du champ épis-
témique, au confluent des épistèmes marxiste, psychanalytique et
sémiologique et il ne faut pas qu’ils lâchent, parce que leur dispari-
tion serait ressentie comme une régression grave.
Je précise que si je connais personnellement certains des ani-
mateurs du groupe « Tel Quel», je ne participe pas à leur travail. Une
certaine distance nous aide les uns et les autres. Mais ils m'ont apporté
beaucoup. Ils m'ont aidé à évoluer.

Sur quelques points, vous paraissez fort éloigné d’eux. Par


exemple, vous ne semblez pas du tout croire à la possibilité d’une
science de la littérature ?

R.B. — Y croient-ils? Il est vrai que pour ma part j'ai cru, ou bien
voulu croire, à une science du discours mais je ne sais pas, en avan-
çant en âge, peut-être devient-on, contrairement à ce qui se dit, plus
libre, la science me fait moins envie, de plus en plus, je suis sensible
au plaisir du texte, non à sa loi.
Au fond, je me vois, tout au long de ma vie, comme n’ayant eu
qu’un seul investissement et c’est dans le langage. Jai eu toujours
des rapports ambivalents avec le langage, que j’éprouve à la fois
comme érotisé et coercitif. Puisque vous m’interrogez sur moi, c’est
cela qui m’apparaît: il y a une grande fidélité au niveau du désir, et
c’est cette relation au langage. Mais en même temps, il y a une grande
souplesse, ou une grande infidélité dans le champ intellectuel.
Je ne suis pas un grand lecteur. Je ne suis pas non plus un grand
débatteur. Bref, je ne suis pas un véritable intellectuel...

(Mon Dieu, me dis-je, à ce moment-là, et dans les dessous de mon


propre discours, s'il n’est pas, Roland Barthes, un intellectuel, alors,
comment faut-il s'y prendre et n'est-ce pas un peu décourageant ?)

1mMO 40,9
EL OMR SEE NME ENTRER
ME ANLSS AIS 5001

… Et pourtant, j’ai toujours été très sensible à ce qui se passait,


à ce que les gens faisaient autour de moi. Si bien que ces deux traits
- stabilité du désir et flexions intellectuelles - se combinent pour for-
mer des adaptations, presque des périodes. S'il fallait que je les
énonce, je verrais d’abord un temps qui va du Degré zéro de l’écri-
ture jusqu'à Mythologies, un essai de démystification assez âpre,
dominé par la double influence sartrienne et marxiste. Ensuite, une
sorte de délire scientifique, le temps de la sémiologie, avec des textes
comme le Système de la Mode. Et puis une seconde phase du travail
tels que ceux de Derrida, Lacan, Kristeva. Voilà du moins comment
je vois les choses.

Je voudrais vous poser une dernière question. Comme lecteur, je


vous l’avoue, j’'appartiens au sous-ensemble de ceux que vos
Mythologies ravissent et que votre Système de la Mode extermine.
L'an passé, vous avez écrit un livre sur le Japon, L'Empire des
signes. Je l’ai aimé passionnément. J'y ai senti un plaisir d'écrire,
et en plus d’une occasion, j'ai eu Le sentiment que vous étiez au
bord d’une autre écriture, une forme qui s'apparenterait peut-
être à la poésie...

R.B. — La poésie dont vous parlez n’est sans doute que le plaisir
d'écrire, garant lui-même du plaisir de lire. Je suis sûr que c’est vers
ce plaisir qu’il faut aller, mais la seule condition d’intellectuel, de
professeur ou d’essayiste responsable vous en éloigne sans cesse; le
plaisir du texte se conquiert lentement, parfois durement. Si vous
écrivez un jour une étude sur les intellectuels, il faudra bien tenir
compte de ces aventures du désir.

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
1-15 décembre 1971

Entretien avec Gilles Lapouge sur Sade, Fourier, Loyola.

1m OMS 0
Chronologie
Index
Table

1968-1971
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Chronologie

1968 — Troisième séjour au Japon (du 18 décembre 1967 jusqu’au


10 janvier 1968). Commence son séminaire sur Sarrasine de Balzac,
d’où sortira S/Z en 1970. Il publie son prémier texte sur le Japon dans
Tel Quel (été 1968) : « Leçon d'écriture ».

1969 — Continue son séminaire sur Sarrasine. En septembre 1969,


part pour le Maroc, où il va enseigner à l’université de Rabat jusqu’en
septembre 1970. De ce séjour sortira /ncidents, publié après sa mort,
au Seuil, en 1987 (Œuvres complètes, tome V).

1970 — Publication de S/Z au Seuil et de L'Empire des signes chez


Skira. 1 publie, en préface à Eden, Eden, Eden, de Pierre Guyotat,
«Ce qu’il en advient du signifiant ».

1971 — Publication de Sade, Fourier, Loyola au Seuil. I écrit


«Ecrivains, intellectuels, professeurs» et «Réponses» (entretien
autobiographique) pour la revue Tel Quel, automne 1971, à l’occasion
du numéro spécial qui lui est consacré; on peut y lire notamment les
textes de Julia Kristeva, Severo Sarduy, Philippe Sollers et François
Wahl. À partir de 1971, il commence une activité importante de
dessin et de peinture.

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Index du tome III

Cet index comprend les noms propres, les principales revues, les titres des
œuvres et les noms des personnages de fiction! cités par Roland Barthes.
Nous avons indiqué les prénoms, que Roland Barthes ne donne presque
Jamais, les dates de naissance et de mort, ou, à défaut, la fonction, le champ
d'activité des personnes citées, ou encore le titre supposé du livre auquel
Barthes fait allusion : celui-ci est alors signalé entre crochets, par exem-
ple : Van GINNEKEN le Père Jacques (1877-1945, jésuite et linguiste hol-
landais [La Reconstruction typologique des langues archaïques de l’hu-
manité, Amsterdam, 1939]). De la même manière, lorsque le titre donné
par Barthes est incomplet ou lorsqu'une indication bibliographique est
trompeuse, nous indiquons entre crochets l'information plus exacte : ainsi,
l’œuvre de Vuillaume datée de 1938 par Barthes n'est qu'une réédition,
aussi signalons-nous le titre suivi de l'information : [Cours complet de rhé-
torique, 1857, rééd. 19381].
J'adresse ici ma gratitude à Yoshiko Ishikawa pour l'aide qu'elle m'a appor-
tée dans l'indexation des noms japonais.

ABÉLARD Pierre (philosophe et ALBALAT Antoine (théorie litté-


théologien, 1079-1142), 545, raire, 1856-1935), Le Travail
544, 554. du style enseigné par les cor-
Actes des Apôtres, 451-476. reclions manuscriles 28.
AICARD Jean (écrivain, 1848- Albertine [Simonet] (A {a recher-
1921), « Le printemps » 844. che du temps perdu, de
Aladin (Les Mille et Une Nuits), Proust), 819.
145. ALEJANDRO Jose Ramon Diaz
ALAIN DE LILLE (écrivain, vers (peintre cubain, né en 1945),
1128-1202, auteur de De 95-96, 709.
planctu naturae), 529, 546. AL-HirRÂLI Aboû l-hasân (mys-
A la recherche du temps perdu tique marocain soufi du
(Proust), 341. xt siècle), 102.

1. Il va de soi, cependant, que ces personnages ne sont indexés que lors-


qu'ils figurent dans un texte qui ne traite pas directement de l'œuvre où ils
apparaissent. Ces noms, suivis du nom de l’œuvre et du nom de l’auteur,
sont composés en lettres minuscules romaines.

INOMSNS
INDEX

Alphawville (film de Jean-Luc AUGUSTIN saint (théologien, 354-


Godard, 1965), 521. 430), 542, 547, 552 — Doctrine
ALTHUSSER Louis (philosophe, chrétienne 538.
1918-1990), 456, 693, 876, AULU-GELLE (érudit latin du
1001, 1007. ne siècle), 543.
AMYCLAS (batelier romain, vie de AUSONIUS (rhétoricien gaulois
César), 568. d'expression latine, 310-395),
Antoine (De oratore, de Cicéron), 547.
538.
ANTOINE Marc, en latin Marcus
Antonius (homme d’Etat
romain, 83-30 av. J.-C.), BACH Jean-Sébastien (musicien
558: allemand, 1685-1750), 927.
APOLLINAIRE Guillaume (écrivain, BACHELARD Gaston (philosophe,
1880-1918), 482, 629. 1884-1962), 69, 522, 579, 641,
ARCIMBOLDO Giuseppe (peintre 744, 929, 1029.
italien, 1527-1593), 938. BACHELLIER Jean-Louis (théorie
ARISTOTE (philosophe grec, 384- littéraire), « Sur Rimbaud » 987.
322 av. J.-C.), 465, 534, 535, BAKHTINE Mikhaïl Mikhaïlovitch
536, 537, 538, 544, 559, 560, (théorie littéraire, 1895-1975),
562, 565, 566, 567, 569, 571, 54, 78, 478.
572, 575, 574, 575, 577, 580, BALDWN Charles S. (théorie litté-
585, 584, 586, 588, 591, 596, raire), 528 — Ancient Rhetoric
598, 613, 662, 722, 7492, 748, and Poetic Interpreted from
751, 913, 964 - Analytiques I Representative Works 528 -
552 — Ethique de Nicomaque Medieval Rhetoric and Poetic
585 — Organon 545 — Physique (to 1400) Interpreted from
552 — Poétique 37, 535, 552, Representative Works 528.
555-556 — Réfutations 552 — BALLY Charles (linguiste suisse,
Rhétorique 535, 556 — 1865-1947), 615.
Topiques 552, 576. BALZAC Honoré (écrivain, 1799-
ARNOULD Sophie (cantatrice fran- 1850), 45, 82, 115, 586, 447,
çaise, 1740-1802), 203. 448, 464, 483, 516, 604, 642,
Arrêt de mort (L’) (Blanchot), 341. 645, 644, 645, 646, 657, 685,
ARTAUD Antonin (écrivain, 1896- 694, 719, 815, 816, 844, 880-
1948), 609, 644, 657, 877-879, 884, 915, 918, 979, 985, 1012 —
990, 992, 1028. Autre étude de femme 295 —
Asphalt Jungle (The) (roman de Béatrix 295 — Modeste Mignon
William Riley Burnett, Quand 295 — Sarrasine 40, 75, 111,
la ville dort), 853. 119-345, 602, 649-652, 658,
ATALANTE (mythologie grecque), 842, 962, 964, 969, 974-975,
Bis 1013, 1036 — Les Secrets de la
AUGUSTE, en latin Caius Julius princesse de Cadignan 295 —
Caesar Octavianus Augustus Sur Catherine de Médicis 203
(empereur romain, 63 av. — Une fille d’Eve 295 — Z. Mar-
J.-C. - 14 apr. J.-C.), 535, 541. cas 207, 945.

IUUONSUG
INDEX

BARRAULT Jean-Louis (drama- BARUZzI Joseph (auteur de La


turge, 1910-1994), « Le Bun- Volonté de métamorphose,
raku » 56. 1911), 1029.
BarrÈs Maurice (écrivain, 1862- BASHO, Matsuo Munefusa, dit (moine
1923), 578. et poète japonais, créateur
BARTHES Henriette (mère de du haiku, 1644-1694), 33, 385,
Roland Barthes, 1893-1977), 390, 406, 407, 996.
1023-1024, 1025. BATAILLE Georges (écrivain, 1897-
BARTHES Louis (père de Roland Bar- 1962), 131, 643, 910, 990,
thes, 1883-1916), 1023-1024. 1028 — Le Bleu du ciel 341 —
BARTHES Roland, Critique et vérité L'Expérience intérieure 756 —
81, 1007, 1009, 1021 — Ze Le Gros Orteil 498.
Degré zéro de l'écriture, TT, BaTTEUx Charles, abbé (prêtre et
635, 655, 671, 1010, 1014, critique, 1713-1780), De la
1016, 1026, 1027, 1035, 1039, construction oratoire (1763),
1050 — « Drame, poème, 557.
roman » 1004 — Eléments de BAUDELAIRE Charles (écrivain,
sémiologie, 77, 78, 1006, 1011, 1821-1867), 28, 41, 583, 489,
1032 - L'Empire des signes 516, 558, 656, 748, 858, 926 —
653-654, 655-670, 671-688, Les Paradis artificiels 44.
992-1003, 1007, 1008, 1019, Beatles (Les) (groupe de «pop
1038, 1039, 1050 — Essais cri- music»), Le Sous-Marin jaune
tiques 1030 — « L’étrangère » 481.
1012, 1044 — « Introduction à BÈDE LE VÉNÉRABLE (moine et his-
l'analyse structurale... » 25, torien anglais, 673-735), 545,
78, 1005, 1009 - « Littérature 547.
et signification » 1030 — BEETHOVEN Ludwig van (musicien
Michelet 1010, 1028, 1029, allemand, 1770-1827), 201,
1032, 1033, 1038, 1039 — 447-450.
Mythologies 78, 635, 653, 669, BÉGUIN Albert (écrivain, critique,
676, 876, 1004, 1005, 1011, 1901-1957), 1027.
1015, 1019, 1030, 1031, 1034, BELLAY Joachim du (écrivain,
1037, 1038, 1050 — « Par où 1522-1560), 950.
commencer » 657 — Sade, Belle au bois dormant (La) (conte
Fourier, Loyola 1045-1049 — de Charles Perrault), 835.
Sur Racine 81, 644, 663, 1030, BELLOUR Raymond (théorie litté-
1032, 1033, 1038 — Système de raire), « Sur les Juvenilia des
la Mode 77, 1019, 1032, 1034, sœurs Bronté» 986.
1035, 1045, 1050 — S/Z 602, BELMONDO Jean-Paul (acteur, né
635-648, 649-652, 655-670, en 1933), 86.
671-688, 796, 964, 990, 1005, BENVENISTE Emile (linguiste, 1902-
1009-1015, 1021, 1036, 1038. 1976), 54, 457, 613, 614, 619,
BaARuZzI Jean (historien des reli- 621, 623, 1033 — « Les niveaux
gions, 1881-1953), Saint Jean de l’analyse linguistique » 612.
de la Croix et le problème de Bergotte (4 la recherche du temps
l'expérience mystique 746. perdu, de Proust), 917.

40 6147
I N D E X

BERQUE Jacques (spécialiste du BraHMs Johannes (musicien alle-


monde arabe), 483. mand, 1833-1897), 841, 881.
BINGER capitaine Louis-Gustave BRAUDEL Fernand (historien, 1902-
(grand-père maternel de Roland 1985), 695, 1032, 1048.
Barthes, 1856-1936), 1024. Bray René (théorie littéraire),
BINGER Noémie (grand-mère mater- Formation de la doctrine
nelle de Roland Barthes, 1872- classique 51, 528.
1953), 1024. BRECHT Bertolt (auteur drama-
Birotteau (César) (La Comédie tique allemand, 1898-1956),
humaine, de Balzac), 816. 35, 58, 42, 86, 276, 277, 394,
BLAIR Hugh (prédicateur et cri- 596, 495, 629, 670, 706, 871-
tique anglais, 1718-1800, 872, 891, 902, 9053, 906, 992,
auteur de Cours de rhétorique 1007, 1026, 1029, 1030, 1044
et de belles lettres, 1783), 557. — Ecrits sur le théâtre 356, 39
BLANCHOT Maurice (né en 1907, — L'Opéra de quat'sous 816.
théorie littéraire), 655, 1028. BRÉMOND Claude (théorie litté-
Boèce (philosophe et homme raire, né en 1929), 470, 965 —
d'Etat né à Rome, 480-524), «Détermination des rôles
545, 552, 555, 569. d'agents du récit d’après
BOILEAU-DESPRÉAUX Nicolas (écri- le jeu de leurs mobiles » 111 —
vain, 1636-1711), 541, 948. « La logique des possibles
BONALD vicomte Louis de (écri- narratifs » 962 — «Le message
vain politique et philosophe, narratif» [in Logique du récit]
1754-1840), 757. 962.
BONAVENTURE saint (théologien BRESSON François (linguiste), « La
italien, 1221-1274), 554. signification » 27.
Bonne Chanson (La) (Fauré- BRETON André (écrivain, 1896-
Verlaine), 1025. 1966), 526 — La Clé des
BORDONE Pâris (peintre vénitien, champs 996.
1500-1571), Une partie BRILLAT-SAVARIN Anthelme (gastro-
d'échecs 98. nome et écrivain, auteur de
BOSSUET Jacques Bénigne (écri- La Physiologie du goût, 1755-
vain, théologien, 1627-1704), 1826), 862.
591, 702, 758, 949, 1039. BRONDAL Viggo (linguiste danois,
BOTTICELLI, Sandro di Mariano 1887-1942), 1035.
Filipepi, dit (peintre florentin, Brosses Charles de, dit le prési-
1445-1510), 545. dent de Brosses (écrivain,
BOUCOURECHLIEV André (musicien, 1709-1777), 256.
théorie de la musique, né en BRUNO Giordano (philosophe ita-
1925), 448, 450. lien, 1548-1600), 552.
BOUDDHA (religion, vif-v® siècle BRUNOT Ferdinand (linguiste,
av. JC), 1102 1860-1938), 986 — Histoire de
BOURDAIS Antoine (comédien, vie la langue française 528.
de Sade), 860. Bulloz (magasin de reproductions
Bouvard (Bouvard et Pécuchet, de photographiques), 177.
Flaubert), 45, 416, 855. BUSON, Taniguchi In, dit (poète et

1A0M6MS
LN DIE X

peintre japonais, 1716-1783), cien), Rhétorique et genres


4053. littéraires (1881) 558.
BYRoN Lord George Gordon (écri- CAYROL Jean (écrivain, né en 1911),
vain anglais, 1788-1824), 150, 1027.
291. CÉLINE, Louis Ferdinand Destou-
ches, dit Louis-Ferdinand
(écrivain, 1894-1961), 636.
César Jules (homme d’Etat
Cadignan (princesse de) (La romain, 101-44 av. J.-C.) 817.
Comédie humaine, de Balzac), Change (revue animée par Jean-
880. Pierre Faye, 1968-1983), 647.
CAFFARELLI, Gaetano Majorano, dit CHARLEMAGNE : voir CHARLES Ier
(chanteur-castrat, 1703-1783), LE GRAND.
O7. CHARLES [er LE GRAND, dit Charle-
CALDERON DE LA BARCA Pedro (dra- magne (roi des Francs puis
maturge espagnol, 1600- empereur d'Occident, 742-
1681), 529. 814), 545, 547, 548.
Calliclès (Gorgias, de Platon), 554. CHARLES III (roi d’Espagne de
CaMuUS Albert (écrivain, 1913- 1759 à 1788), 275.
1960), 516, 637 — L’Etranger Charlus (Palamède, baron de)
637, 1026. (À la recherche du temps
CaNova Antonio (sculpteur italien, perdu, de Proust), 42, 819,
1757-1822), 204. 919, 920.
CaPELLA Martianus (Africain, écri- CHARNAY Jean-Paul (spécialiste du
vain latin du v* siècle de monde arabe), 483.
notre ère), 547, 552 — Les CHATEAUBRIAND François-René,
Noces de Mercure et de Philo- vicomte de (écrivain, 1768-
logie 545. 1848), Vie de Rancé 910.
Carpaccio Vittore (peintre italien, Château en Suède (film de Roger
vers 1460-vers 1525), La Vadim, 1963, d’après le
Légende de sainte Ursule, 504. roman de Sagan), 84-85.
Cars Guy des (écrivain, 1911- CHEW G.F. (physicien, Bordas
1994), 1016. Encyclopédie VIT, 1970), 631,
CASANOVA DE SEINGALT Giovanni 996.
Giacomo (écrivain italien, CHomskY Noam (linguiste améri-
1725-1798), 256. Cain) 479 907 010 6 NOTE,
CassIoDORE Magnus Aurelius 551, 894, 1033.
(écrivain et homme d'Etat CHopn Frédéric (musicien polo-
latin, 480-575), 545, 547. nais, 1810-1849), 883.
CASTELVETRO Lodovico (écrivain CHRIST : voir JÉSUS-CHRIST.
italien, 1505-1571 [Exposition Carysrppe (philosophe grec, 281-
de la « Poétique » d’Aristote, 205 av. J.-C.), 539.
1510) 955? CHTCHEGLOV louri Konstantino-
Castex-Surer (manuel scolaire), vitch (théorie littéraire), 613.
674. CHURCHILL Sir Winston (homme
CAUSSADE François de (rhétori- d'Etat anglais, 1874-1965), 568.

1NOMONO
IMNAIDBENEX

CicÉRON, Marcus Tullius Cicero, CorNirICIUS Quintus (rhétoricien


dit (homme politique et écri- et homme d’Etat latin, mort
vain romain, 106-453 av. J.-C.), en 40 av. J.-C.), Rhétorique à
554, 536, 560, 567, 568, 592, Herennius 537.
593, 594, 599, 748 — Brutus CoTIN Martine (théorie littéraire),
538, 539 — Contre l’errès 586 — «Sur Villiers de lIsle-Adam »
De inventione oratoria 537, 986.
538, 547 — De oratore 538 — Cotta (De oratore, de Cicéron),
Orator 538 — Les Partitions 538.
538 — Pro Milone 570, 574, Cottard (docteur) (A la recherche
579 — Rhétorique à Herennius du temps perdu, de Proust),
5357, 547 — Topiques 538, 552. 920.
Cinq-Cygne (demoiselles de) Coupeau (Les Rougon-Macguart,
(Une ténébreuse affaire, de de Zola), 816.
Balzac), 205. CourEL François (jésuite), « Intro-
CITRON Pierre (théorie littéraire), duction » aux Exercices spiri-
151. tuels d’Ignace de Loyola
CLAUBERG Johann (logicien alle- (1960) 754.
mand, 1622-1665), 579. CourNoT Michel (journaliste), 578.
CLAUDEL Paul (écrivain, 1868-1955), Crassus (De oratore, de Cicéron),
56, 88, 114, 934, 938, 978. 558.
CLÉMENT le Père (traducteur de Cratyle (Cratyle, de Platon) 945.
Ignace de Loyola, XviIf siè- CRESCENTINI Girolamo (chanteur-
cle), 742. castrat, 1766-1846), 298.
CLIMAQUE Jean : voir JEAN CLIMAQUE. Currius Ernst Robert (théorie
COATHALEM le Père (jésuite), 755. littéraire, 1886-1956), 578 —
CoLEer Mademoiselle (actrice, vie La Littérature européenne et
de Sade), 859. le Moyen Age 27, 528, 529.
Combat (quotidien fondé par CYRANO DE BERGERAC Savinien de
Albert Camus), 1027. (écrivain, 1619-1655), 960.
Comédie humaine (La) (Balzac),
629.
Copé, Louis Il, prince de, dit le
Grand Condé (histoire, 1621- DAMOURETTE Jacques (linguiste,
1686), 947. 1875-1943), 622.
COPEAU Jacques (écrivain et DANTE ALIGHIERI (écrivain italien,
dramaturge, 1879-1949), 1265-1321), 235, 513, 549,
872. 568, 629 - L'Enfer 180.
CORAX DE SYRACUSE (philosophe, DAUMAS Georges, « Préface » au
élève d’'Empédocle, ve siècle Journal inédit de Sade 708.
av. J.-C),:531.1552, 533; 585, DaviD C. (psychanalyse), L'Investi-
591. gation psychosomatique
CORDAY Charlotte (histoire, 1768- (1963), 760.
1705)99: DEBOUT-OLESZKIEWICZ Simone,
CORNEILLE Pierre (auteur drama- « Préface » aux Œuvres
tique, 1606-1684), 949. complètes de Fourier 708.

1 0 6 0
IONVOPERX

DELACROIX Eugène (peintre, 1798- Du Bos Charles (théorie litté-


1863), 102. raire, 1882-1939), 637.
DELEUZE Gilles (philosophe, 1925- DUMARSAIS : voir MARSAIS.
1995), 663. Dumas Alexandre (écrivain, 1802-
DELILLE abbé Jacques (écrivain, 1870), 203, 915.
1738-1813), 578. Dumur Guy (théorie du théâtre,
DELON Alain (acteur), 86. 1921-1991), 1029.
DENYS D'HALICARNASSE (rhétoricien DURAND Jacques (sociologue),
grec mort vers 8 av. J.-C.), « Rhétorique de l’image publi-
536, 591, 598, 814 — De com- citaire » 559.
positione verborum 541. DURKHEIM Emile (sociologue,
DE QuINCEY Thomas (écrivain 1858-1917), 530.
anglais, 1785-1859), 44. Du sublime : voir Sur le sublime.
DERRIDA Jacques (philosophe, né DuvIGNAUD Jean (théorie du théâ-
en 1930), 59, 78, 89, 456, 472, tre, né en 1921), 1029.
517, 518, 640, 657, 658, 663,
693, 989, 993, 1006, 1007,
1008, 1010, 1020, 1034, 1050 —
De la grammatologie 932. E. (docteur) (4 la recherche du
DESCARTES René (philosophe, temps perdu, de Proust), 917.
1596-1650), 561, 778, 949. Education sentimentale (L?)
DICKkENS Charles (écrivain (Flaubert), 1016.
anglais, 1812-1870), 918, 989. EINSTEIN Albert (physicien alle-
DIDEROT Denis (philosophe, 1713- mand, 1879-1955), 678.
1784), 202, 2053, 364, 562, 947, EISENHOWER Dwight David (géné-
1038, 1039 - Encyclopédie ral et homme d’Etat améri-
1010. cain, 1890-1969), 475.
Divine Comédie (La) (Dante), 627. EISENSTEIN Sergueï Mikhaïlovitch
DOMITIEN (empereur romain, 51- (cinéaste soviétique, 1898-
96), 541. 1948), 485-506, 526, 992 — Le
DoNAT (grammairien latin du Cuirassé Potemkine 489, 502,
Ive siècle), 549, 780. 503 — Ecrits 485-506 -— Jvan le
Don Juan, 789, 832. Terrible 485, 502, 503.
Don Quichotte (Cervantes), 704. EMPÉDOCLE (philosophe d’Agri-
DorFLEs Gillo (critique esthé- gente, ve siècle av. J.-C.), 531.
tique), 62. Endymion (personnage du tableau
Dorine (Tartuffe, de Molière), 809. de Girodet), 177, 216, 288.
DorrT Bernard (théorie du théâtre, Enfants dans la Journaise (Les)
1929-1994), 1029. (séquence d’/van le Terrible,
DosrToïevski Fiodor (écrivain d’Eisenstein), 498.
russe, 1821-1881), 637. ENGELS Friedrich (philosophe
DRrEYEUSs Alfred ([affaire Dreyfus], allemand, 1820-1895), 796,
officier français, 1859-1935), 797 — L'Idéologie allemande,
882. 796.
Du BELLAY : voir BELLAY Joachim ERAsME Didier (philosophe hol-
du. landais, 1469-1536), 539, 550.

(MOMENT
IN DE X

ERLICH Victor (théorie littéraire FESSARD Gaston (religion), La


[Russian Formalism, 1955), Dialectique des exercices spiri-
1033. tuels de saint Ignace de
EROS (mythologie), 702. Loyola (1956), 741.
ErTÉ, Romain de Tirtoff, dit (gra- FEUERBACH Ludwig (philosophe
phiste, dessinateur de mode allemand, 1804-1872), 876.
et décorateur de théâtre FÉVAL Paul (écrivain, 1817-1887),
russe, naturalisé français, Les Mystères de Londres 606.
1892-1990), 483, 922-944. FIiciN Marsile (philosophe floren-
ESCHYLE (poète tragique grec, tin, 1433-1499), 552.
525-456 av. J.-C.), 656 — Les FINKIELKRAUT Alain (philosophe,
Perses 636. écrivain), « Sur le récit auto-
Esther (Esther, de Racine), 260. biographique » 986.
Eudoxie (grande-duchesse) (4 la FiscHER-DIESKAU Dietrich (chan-
recherche du temps perdu, de teur allemand, né en 1925),
Proust), 918, 919. 1025.
Eugénie de Franval (dans Les FLAUBERT Gustave (écrivain, 1821-
Crimes de l'amour, de Sade), 1880), 32, 155, 639, 656, 784,
541. 810, 814, 856, 878, 915, 989,
EURIDYCE (mythologie), 1018. 1033 — Bouvard et Pécuchet
Existences (revue des étudiants 43, 291, 986, 1012 - Madame
du sanatorium de Saint- Bovary 28-29 — Un cœur sim-
Hilaire-du-Touvet), 1026. ple 25-27, 656.
FOCLIN : voir FOUQUELIN.
FONTANIER Pierre (rhétoricien [Les
Figures du discours, 1821-
FABRi Pierre, Pierre Lefèvre, dit 1830]), 557.
(écrivain et rhétoricien, vers FoucauLr Michel (philosophe,
1450-1535), Le Grand et le 1926-1984), 1015, 1017.
Vrai Art de pleine rhétorique FOUQUELIN (ou FOCLIN) Antoine
(521); 2871097: (rhétoricien |Rhétorique fran-
FARINELLI, Carlo Broschi, dit çaise, 15551), 557.
(chanteur-castrat napolitain, FOURIER Charles (philosophe,
1705-1782), 156, 275. 1772-1857), 82, 107, 155, 655,
fascisme ordinaire (Le) (film de 701-706, 715, 717, 767-805,
Romm), 498. 862-863, 1043, 1045 - Le Nou-
Faust (Goethe), 629. veau Monde amoureux 780,
FeBvre Lucien (historien, 1878- 785 — Théorie des quatre mou-
1956), 695, 1032, 1048. vements et des destinées géné-
FELLINI Federico (cinéaste italien, rales 786.
1920-1994), Satyricon 498. FOURNIÉ Georges (ami de Roland
FÉNELON François de Salignac de Barthes), 1026-1027.
La Mothe- (théologien, 1651- FRANCE, Anatole Thibault, dit
10) 109; (écrivain, 1844-1924), 1095.
FERNANDEZ Ramon (théorie litté- Francesca (Enfer, de Dante), 180,
raire, 1894-1944), 637. 584.

IMOMGUE
INDEX

FRANCESCA, Piero di Benedetto da GENETTE Gérard (théorie litté-


Borgo San Sepolcro, dit della raire), 455, 557, 950, 1034 —
(peintre italien, 1416-1492), «Le récit stendhalien » 111 —
358. «Sur le “récit itératif” » 986.
FRANÇOIS [er (roi de France, 1494- GIDE André (écrivain, 1869-1951),
1547), 949. 114, 656, 641, 920, 1025.
FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU (écri- GILLETTE King S. (inventeur du
vain et homme d'Etat, 1750- rasoir mécanique), 492.
1828), 595, 597. GIRODET, Anne-Louis Girodet de
Frenhofer (Le Chef-d'œuvre Roucy, dit (peintre, 1767-
inconnu, de Balzac), 220, 293, 1824), Le Sommeil d’'Endy-
386. 2071120 1571771282 "200;
FREUD Sigmund (psychanalyste 295, 652.
autrichien, 1856-1939), 80, GLUCKSMANN André (philosophe,
220, 255, 465, 646, 662, 670, né en 1937), 47.
6757277757; 9926/9095 M017: GODARD Jean-Luc (cinéaste, né en
FRIEDMANN Georges (sociologue, 1930), 72.
1902-1977), 1032. GOERING Hermann (maréchal et
FriscH Karl von (zoologue autri- homme politique allemand,
chien, 1886-1982), 27. 1893-1946), 500.
FROMENTIN Eugène (peintre et Goldfinger (lan Fleming), 572.
écrivain, 1820-1876), 810. GOLDMANN Lucien (philosophe et
FuNaKI Kazuo (acteur japonais, né critique littéraire, 1913-1970),
en 1944), 441, 444. 640, 1028.
FURETIÈRE Antoine (écrivain, GORGIAS (sophiste grec, 487-380
1619-1688), 197. av. J.-C), 530, 532, 553, 542,
586, 617.
Gorgias (dialogue de Platon),
554.
Gabriel, ange (religion), 747. GRACIAN Balthasar (jésuite et écri-
GAILLARD Gabriel-Henri (historien vain espagnol, 1601-1658),
et critique, 1726-1806), La 702;
Rhétorique des demoiselles Grammaire de Port-Royal [Gram-
[Essai de rhétorique à l'usage maire générale et raisonnée]
des jeunes demoiselles, 1746] (1660, des jansénistes
501 Arnauld et Lancelot), 895.
GALILÉE, Galileo Galilei, dit GRAMSCI Antonio (philosophe
(mathématicien, physicien et marxiste italien, 1891-1937),
astronome italien, 1564- 1017.
1642), 810, 1017. GRANET Marcel (sinologue, 1884-
GAULLE Charles de (homme poli- 1940), 354.
tique, 1890-1970), 949. GRECO, Domenikos Theotokopou-
GÉLON (tyran de Syracuse de 485 los, dit le (peintre espagnol,
à 478 av. J.-C), 551. 1541-1614), 260.
GENET Jean (écrivain, 1910-1986), GRÉGOIRE DE NAZIANZE, saint
296, 609, 665, 913. (théologien, 330-390), 542.

1NOMOMS
IENRDEEEX

GREIMAS Algirdas-Julien (linguiste, HeGEL Friedrich (philosophe alle-


1917-1992), 55, 455, 470, 510, mand, 1770-1851), 512, 925.
989, 1028, 1033 — « Eléments HÉLIE Pierre (grammairien du
pour une théorie de l’interpré- xue siècle), 544, 549.
tation du récit mythique » 962. HENRIETTE Mademoiselle (vie de
Gribouille, 587. Sade), 705.
Groupe 1 (groupe de recherches HÉRACLITE (philosophe grec vers
en linguistique), Rhétorique 576-480 av. J.-C.), 102.
générale 558. HIÉRON (tyran de Syracuse de 478
Guenièvre (reine) (Lancelot, à 466 av. J.-C.), 551.
xHIe siècle), 180. HIPPOCRATE (médecin grec, 460-
Guermantes (les) (À la recherche 377 av. J.-C.), 161.
du temps perdu, de Proust), HJELMSLEV Louis (linguiste
822, 921. danois, 1899-1965), 54, 124,
Guermantes (Basin, duc de) (À la 507, 551, 639, 974, 1033.
recherche du temps perdu, de HOLBACH Paul-Henri Dietrich,
Proust), 917. baron d’ (philosophe, 1723-
Guermantes (Gilbert, prince de) 1789), 203, 557.
(A la recherche du temps HÔLDERLN Friedrich (écrivain
perdu, de Proust), 917, 920. allemand, 1770-1845), 102, 756.
Guermantes (Marie, princesse HOMÈRE (poète grec), 291,516, 565.
de) (A la recherche du temps HORACE, en latin Quintus Horatius
perdu, de Proust), 921. Flaccus (poète latin, 65-8
GUILLAUME Gustave (linguiste, av. J.-C.), 555, 843 — Art poé-
1883-1960), 621, 624. tique 541.
GUILLAUME DE CHAMPEAUX (philo- Horace (//orace, de Corneille),
sophe, 1068-1121), 544. 822.
GuUITRY Sacha (écrivain, 1885- HÔôsar (moine bouddhiste sous la
1957), 203. dynastie chinoise Tang, vire-
GURVITCH Georges (sociologue, vie siècle), 442.
1897-1965), 1045. HOsOKAWA Tadaoki Sansai (grand
GuYoN Madame (religion, 1648- seigneur japonais, 1563-
OA TASer 1645), 442.
GUYOTAT Pierre (écrivain, né en Hua-Yen (secte bouddhiste), 410.
1940), 701, 999 — Eden, Eden, HuGo Victor (écrivain, 1802-
Eden 609-610, 1016. 1885), 483, 597, 686, 856.

HAENDEL Georg Friedrich (musi- Idiot (L’) (Dostoïevski), 541.


cien anglais d’origine alle- IGNACE DE LOYOIA saint (théolo-
mande, 1685-1759), 275. gien espagnol, 1491-1556),
HALÉvY Daniel (théorie littéraire, 410, 701-706, 708, 733-765,
1872-1962), 647. 844, 858, 1045-1049 — ÆExerci-
HAULOTTE le Père Edgar (exégèse ces spirituels 755-765 — Jour-
biblique), 469, 460. nal spirituel 758, 744, 749,

11064
TNRDMENX

748, 761, 764, 1047 — Récit du JÉSUS-CHRIST (religion), 176, 513,


pèlerin 755. 555, 745, 747, 748, 749, 755,
Iliade (L’) (Homère), 673, 681. 754, 755.
Imitation de Jésus-Christ (texte Jôço Naito (poète de haïku japo-
mystique anonyme), 860. nais, 1662-1704), 405.
INDY Vincent d’ (musicien, 1851- JOINVILLE Jean, sire de (chroni-
1931), 448. queur du règne de Saint
IONESCO Eugène (auteur drama- Louis, 1224-1317), 949.
tique, 1912-1994), 479. JOUBERT Joseph (écrivain, 1754-
ISIDORE DE SÉVILLE saint (théolo- 1824), 665.
gien et rhétoricien espagnol, Joyce James (écrivain irlandais,
560-636), 576. 1882-1941), 617, 1017.
ISOCRATE (orateur athénien, 436- JULLIAN Camille (historien, 1859-
358 av. J.-C.), 545, 587, 599. 1935), Historiens français du
x1x siècle (1897) 31.
Junie (Britannicus, de Racine),
260.
JAEGER Werner (philosophe alile- Justine (Justine ou les Malheurs
mand [Paideia, la formation de la vertu, de Sade), 260.
de l’homme grec, 1964]), 528.
JAKOBSON. Roman (linguiste améri-
cain d’origine russe, 1896-
1982), 54, 65, 181, 455, 467, KELLER Rose (vie de Sade), 705,
474, 475, 482, 516, 559, 586, 854.
611, 6135, 623, 858, 882, 885- KEPLER Johannes (astronome
886, 947. allemand, 1571-1630), 863.
JAMES Henry (écrivain américain KHaT1B1 Abd el-Kebir (poète maro-
naturalisé anglais, 1843- cain), 770.
1916), 275, 746. KLEIST Heinrich von (écrivain
JANINN Jules (critique dramatique, allemand, 1777-1811), La
1804-1874), 857. Marquise d'O 656.
JEAN XXIIT (né Roncalli, pape de KLossowskr Pierre (écrivain, né
1958 à 1963), 568. en 1905), 529, 729.
JEAN CLIMAQUE saint, surnommé KoJève Alexandre (philosophe,
le Scolastique (579-vers 649, 1902-1968), 528.
auteur de L’Echelle du Para- KPRAFFT-EBING Richard von (méde-
dis), 739. cin allemand, 1840-1902),
JEAN DE LA CROIX saint (religion, 724.
1542-1591), 514, 702, 744, KRiISTEVA Julia (linguiste, écrivain,
747, 757, 758, 759, 1029. née en 1941), 78, 488, 657,
JEAN DE SALISBURY (philosophe 658, 659, 663, 691, 693, 1002,
anglais, 1115-1180), 554. 1007, 1010, 1015, 1021, 1034,
JEANSON Francis (écrivain, édi- 1037, 1050 - Sèméiotikè 463,
teur), 1029. 477-480, 558, 690, 1011, 1018,
JESPERSEN Otto (linguiste danois, 1044.
1860-1943), 623.

1MOMENS
D E X

LAUGAA Maurice (théorie litté-


LA BRUYÈRE Jean de (écrivain, raire), « La digression » 111.
1645-1696), 948. LAUTRÉAMONT, Isidore Ducasse, dit
LACAN Jacques (psychanalyste, le comte de (écrivain, 1846-
1901-1981), 89, 456, 508, 516, 1870), 54, 57, 6435, 644, 657,
517, 518, 658, 663, 664, 675, 694, 701, 990.
690, 693, 744, 760, 844, 891, LAVERNE Marianne (vie de Sade),
899, 909, 948, 989, 1034, 1035, 854.
1040, 1050. LEFEBVRE Henri (philosophe,
LAGLOS Pierre Choderlos de (écri- 1901-1991), 1028.
vain, 1741-1803), 810. LEFÈVRE (secrétaire de Sade), 856.
LA FONTAINE Jean de (écrivain, Légende dorée (Jacques de Vora-
1621-1695), 539. gine), 709.
Lagarde et Michard (manuel sco- LEIBNIZ Gottfried Wilhelm (philo-
laire), 674. sophe allemand, 1646-1716),
LALANDE André (philosophe, 1867- 187.
1963), Dictionnaire philoso- LÉLY Gilbert (écrivain, 1904-
phique |Focabulaire technique 1985), 827, 855 — lie du mar-
et critique de la philosophie] quis de Sade 708, 859.
689. LEMAISTRE Louis-Isaae, dit
LALANDE Joseph-Jérôme Lefran- Lemaistre de Sacy (théolo-
çois de (astronome, 1732- gien janséniste, 1615-1684),
1807), 769. 459, 460.
LAMALATIÉ où MALATIÉ (secrétaire LÉNINE, Vladimir Iliteh Oulianov,
de Sade), 856. dit (homme politique russe,
LAMARCHE-VADEL Bernard (écrivain, 1870-1924), 884, 990, 1017,
1949-2000), 877-879. 1020, 1028, 1043.
Lamy le Père Bernard (philoso- LENZ Guillaume de (musicolo-
phe, 1640-1715), 565, 566, gue), 448.
575, 576, 579, 594, 597 — Rhé- LépiNar Mademoiselle (vie de
torique 557. Sade), 705.
Lancelot du Lac (Lancelot, Lettres nouvelles (Les) (revue fon-
xiIe siècle), 180, 584. dée en 1960 et dirigée par
LANDRIAULT Bernard (théorie Maurice Nadeau), 1030.
liltéraire), sur André Gide LÉVI-STRAUSS Claude (ethnologue,
986. né en 1908), 78, 455, 456, 463,
Lanson-Truffaut (manuel sco- 467, 470, 508, 518, 530, 613,
laire), 674. 658, 664, 693, 962, 1033, 1035
LAPLANCHE Jean (psychanalyste, — Anthropologie structurale
né en 1924), Dictionnaire de 466 — /ntroduction à l’œuvre
psychanalyse 755. de M. Mauss 973 —- Mytholo-
LA ROCHEFOUCAULD François, duc giques 658, 690.
de (écrivain, 1613-1680), 918. Liaisons dangereuses (Les)
LA SUZE, Henriette Châtillon de (Laclos), 681.
Coligny, comtesse de (écri- LIBANIUS (rhéteur grec, 314-393),
vain, 1618-1673), 948. 542.

IN OMGN G
IN D E X

Liftier (jeune) (A La recherche du 915, 995, 1017 — « Un coup de


temps perdu, de Proust), 979. dés... », 978.
LILLE Alain de : voir ALAIN DE MALRAUX André (écrivain, 1901-
LILLE. 1976), 636.
Liparri Dinu (pianiste roumain, MANDELSTAM (physicien, Bordas
1917-1950), 448. Encyclopédie VIT, 1970), 651,
Logique de Port-Royal ou Art de 996.
penser (traité d’Arnauld et MAO TSÉ-TOUNG (homme d’Etat
Nicole, 1662), 569. chinois, 1893-1976), 692, 1017.
Lois de la nature (Les) (Encyclo- MARC saint (évangéliste, rer siè-
pédie Bordas VIT, 1970), 996. cle), Evangile 912.
LONGN Cassius (rhétoricien grec, MARC ANTOINE : Voir ANTOINE.
215-275), Sur le sublime 541. MARIE Vierge (religion), 747, 748.
Lori Pierre (écrivain, 1850-1923), MARIE-ANTOINETTE DE LORRAINE
SEL: (épouse de Louis XVI, 1755-
Louis IX ou SaiNT LOUIS (roi de 1793), 827.
France, 1214-1270), 288, 949. MARSAIS, César Chesneau, sieur
Louis XIV (roi de France, 1638- du (grammairien français,
1715), 949. 1676-1756), 557, 575, 596 —
Louis XV (roi de France, 1710- Traité des tropes 557.
1774), 815. Marty Pierre (psychanalyse),
LoyoLA Ignace de : voir IGNACE DE L'’Investigation psychosoma-
LOYOLA. tique (1963), 760.
Lucifer (religion), 749. Marx BROTHERS (cinéastes améri-
LuUKACS Gyôrgy (philosophe hon- cains), Une nuit à l'Opéra
grois, 1885-1971), 1028. 890, 994.
LUTHER Martin (théologien, 1483- Marx Harpo (cinéaste américain,
1546), 46, 539, 756. 1893-1964), 890.
LYsIAS (orateur grec, 440-380 Marx Karl (philosophe allemand,
av. J.-C.), dans Phèdre de 1818-1885), 80, 101, 638, 642,
Platon 534. 662, 670, 778, 796, 797, 816,
875, 876, 885, 884, 895, 903,
995, 1001, 1002, 1007, 1017,
1028, 1051 - L'’Idéologie alle-
MACHIAYEL Nicolas (homme mande 796.
d'Etat, philosophe et historien MASSIN, André Massin, dit (né en
italien, 1469-1527), 274. 1925), La Lettre et l’image
MaAïAKOVSKI Vladimir (écrivain 481-484.
russe, 1893-1930), 62. MaTA-Hari, Margareta Gertruida
MAÏMONIDE Moïse (théologien juif, Zelle, dite (aventurière hol-
1135-1204), 759. landaise, 1876-1917), 923.
MALATIÉ : voir LAMALATIÉ. MATORÉ Georges (linguiste, né en
MALLARMÉ Stéphane (écrivain, 1924), 1028.
1842-1898), 41, 54, 164, 429, MaAURON Charles (critique litté-
609, 617, 644, 655, 730, 836, raire, 1899-1966), 640.

h © 6 7
IPN REX

Mauss Marcel (anthropologue, Morsy Zaghloul (poète maro-


1873-1950), 530. cain), D'un soleil réticent 102-
MAZON Paul (helléniste), 636, 103.
1026. MORvAN-LEBESQUE (théorie du
MEeILLET Antoine (linguiste, 1866- théâtre), 1029.
1956), 623. M'Uzan Michel de (psychana-
MENDELEÏEV Dimitri Ivanovitch lyse), L'Investigation psycho-
(chimiste russe, 1834-1907), somatique (1963), 760.
651.
Mère de Roland Barthes : voir
BARTHES Henriette.
Mère du narrateur (A la recher- NADAL le Père Jérôme (jésuite,
che du temps perdu, de disciple d’Ignace de Loyola),
Proust), 919. 749, 765.
MERLEAU-PONTY Maurice (philoso- NADEAU Maurice (écrivain, édi-
phe, 1908-1961), 759. teur), 1027, 1040.
MICHEL-ANGE, Michelangelo Buo- NAPOLÉON Ier ou Napoléon BONA-
narroti, dit (peintre italien,
PARTE (empereur des Français,
1475-1564), 291, 448.
1769-1821), 69, 2053, 298, 790,
MICHELET Jules (historien, 1798-
862.
1874) 32, 288, 597, 856, 1029
NAPOLÉON IIT (empereur des Fran-
— Histoire de France 25-27 —
çais, 1808-1873), 530.
Notre France 1039.
NEUFCHÂTEAU : voir FRANÇOIS DE
Mille et Une Nuits (Les), 145, 146,
NEUFCHÂTEAU.
199, 291, 529, 672, 842.
NEWTON Isaac (mathématicien et
MINORET Bernard (écrivain), La
physicien anglais, 1642-1727),
Fuite en Chine 605-608.
MOLIÈRE, Jean-Baptiste Poquelin, 790, 863, 993.
dit (auteur dramatique, 1622- NICOLE Pierre (moraliste et gram-
1673), 948, 949. mairien janséniste, 1625-
MONTAIGNE Michel Eyquem de 1695), 31.
(philosophe, 1533-1592), 683, NieTZSCHE Frédéric (philosophe
950. allemand, 1844-1900), 80,
MONTESQUIEU, Charles de Secon- 101, 105, 125, 478, 658, 670,
dat, baron de (philosophe, 989, 1002, 1008.
1689-1755), 1038. NOGI MARESUKE comte (général
MONTESQUIOU Robert de, comte de japonais, 1849-1912), 421,
Montesquiou-Fezensac (écri- 445.
vain, 1855-1921), 42. Norpois (marquis de) (A la
£ JNTREUIL, Marie-Madeleine recherche du temps perdu, de
Masson de Plissay, présidente Proust), 917.
de (belle-mère de Sade, née NUNEZ Pedro Juan (jésuite), /nsti-
en 1720), 854, 856. tulion |/nstitutiones grammati-
MorieR Henri (théorie littéraire), cae linguae graecae, 1590]
Dictionnaire de poétique et de 557.
rhétorique 528.

1MOMNENS
INDEX

PERKINS Anthony (acteur améri-


Odyssée (L’) (Homère), 587, 673, cain), 420.
681. PHiLIPrE V (roi d’Espagne de 1700
ŒDrPE (mythologie), 170, 295. à 1746), 156, 275.
OLBRECHTS-TYTECA Lucie (théorie PHILOSTRATE Flavius, dit l’Athénien
littéraire), La Nouvelle Rhéto- (rhéteur grec, vers 175-vers
rique. Traité de l’argumenta- 249), Vie des sophistes 542.
tion 554. PicarD Raymond (théorie litté-
ORPHÉE (mythologie), 1018. raire, né en 1917), 77, 81 —
OVIDDE, en latin Publius Ovidius Nouvelle Critique ou nouvelle
Naso (poète latin, 43 av. J.-C.- imposture 1034.
17 apr. J.-C.), 535, 541 — PICHON Edouard (linguiste), 622.
Médée 571. PINDARE (poète lyrique grec, 518-
OZu Yasujiro (cinéaste japonais, 438 av. J.-C.), 599.
1903-1963), 85. PINGUET Maurice (dédicataire,
auteur de La Mort volontaire
au Japon [1984], 1929-1991),
347.
PIRANDELLO Luigi (auteur drama-
PAINTER George (biographe), Mar-
tique italien, 1867-1936), Six
cel Proust 674.
personnages en quête d'auteur
PANZÉRA Charles (chanteur, 1896-
994.
1976), 448, 1024-1025. PLATON (philosophe grec, 428-348
Paolo (Enfer, de Dante), 180, 584.
av. J.-C.), 60, 535, 538, 541,
Paris Jean (théorie du théâtre),
545, 552, 583, 875, 924 — Gor-
1029. gias 535 — Ménon 552 — Phé-
Parme (princesse de) (A la don 552 - Phèdre 535, 534 —
recherche du temps perdu, de République 29.
Proust), 401. PLAUTE, en latin Titus Maccius
PASCAL Blaise (mathématicien et Plautus (poète comique
écrivain, 1623-1662), 554, latin, 254-184 av. J.-C.), 568.
556, 561, 949. PLEYNET Marcellin (écrivain, né
PAULHAN Jean (écrivain, 1884- en 1933), 657.
1968), 558, 1028. PLUTARQUE (historien grec, 49-
Pêcheurs de perles (Les) (opéra de 125), 535 - Moralia 541.
Georges Bizet), 801. Por Edgar Allan (écrivain améri-
Pécuchet (Bouvard et Pécuchet, cain, 1809-1849), 656, 993 —
de Flaubert), 43, 416, 855. Le Corbeau 561.
Pénélope (L'Odyssée, d'Homère), PoIReT Paul (couturier et décora-
887. teur, 1879-1944), 923.
Père du narrateur (A la recherche PoMrADOUR, Antoinette Poisson,
du temps perdu, de Proust), 919. marquise de (histoire, 1721-
PERELMAN Charles (théorie litté- 1764), 203.
raire), 573 — La Nouvelle Rhé- PONGE Francis (écrivain, 1899-
torique. Traité de l’argumen- 1988), 694, 1028 — Proèmes
tation 554. 587.

IMNONGA 9
INSDNENX

PonTALIS Jean-Bertrand (psycha- RABELAIS François (écrivain, 1494-


nalyste, né en 1924), f’ocabu- 1553), 234, 553.
laire de psychanalyse 755. RACINE Jean (auteur dramatique,
PorPHyRE (philosophe disciple de 1659-1699), 81, 288, 539, 597,
Plotin, 234-305), 552. 598, 776, 782, 949.
POULET Georges (théorie litté- RADCLIFFE Anne Ward (roman-
raire, 1902-1991), 641. cière anglaise, 1764-1823),
Poussin Nicolas (peintre, 1594- 151201
1665), 199, 524, 903. Ramakhrisna (dieu hindou,
Prar Henri (critique), Eléments de huitième incarnation de
rhétorique et de littérature Vichnou), 760.
(1889) 558. RamNoux Clémence (philosophe),
PRISCIEN (grammairien latin du 658.
vie siècle) 549, 550 — /nstitutio RAMUS, Pierre de La Ramée, dit
grammatica 549 — Priscianus (philosophe et rhétoricien
major 549 — Priscianus minor français, 1515-1572), 538, 561.
549. RAPHAËL, Raffaello Santi ou San-
Procès (Le) (Kafka), 341. zio, dit (peintre italien, 1483-
Propp Vladimir (linguiste sovié- 1520), 146, 164, 219, 238, 260,
tique, 1895-1970), 455, 611, 291.
613, 616, 823, 962, 970, 1033. Rastignac (La Comédie humaine,
PROUDHON Pierre-Joseph (philo- de Balzac), 203.
sophe, 1809-1865), 895. REBOUL Jean (psychanalyse),
PRousr Marcel (écrivain, 1871- «Sarrasine ou la castration
1922), 41, 42, 275, 296, 381, personnifiée » 131, 211, 665.
401, 598, 617, 665, 706, 810, REILLANNE (secrétaire de Sade),
819, 844, 882, 913, 915, 917- 856.
921, 979, 985, 1025, 1033 — Le RENAN Ernest (écrivain, 1823-
Côté de Guermantes 203. 1892), 755.
PSYCHÉ (mythologie), 702. ReNGETSU Nonne (poète et céra-
PYGMALION (mythologie), 145, 179, miste japonais, 1791-1875),
204, 205, 211, 213, 214, 293. 442.
RESTIF DE LA BRETONNE Nicolas
(écrivain, 1734-1806), 863.
RICARDO David (économiste
QUENEAU Raymond (écrivain, anglais, 1772-1893), 1011.
1903-1976), 1027. RICHARD Jean-Pierre (théorie litté-
QUINTILIEN (rhétoricien latin du raire, né en 1922), 641.
lmsièclé); 533;554;1535, 556; RICHELIEU, Armand-Jean du Ples-
538, 539, 547, 560, 563, 567, sis, cardinal de (homme
568, 569, 572, 573, 579, 585, d'Etat, 1585-1642), 949.
586, 589, 592, 593, 843 — De RIMBAUD Arthur (écrivain, 1854-
institulione oratoria 539, 540. 1891), 942.
RisTaT Jean (écrivain), « Introduc-
tion » aux Æxercices spirituels
d’Ignace de Loyola 708.

LNDEANC
IPNRDIENX

RIVAROL Antoine de (écrivain et


pamphlétaire, 1753-1801) SACY Louis-Isaac Lemaistre de :
[Discours sur l’universalité de voir LEMAISTRE.
la langue française] 654, 683. SADE Donatien, marquis de (écri-
ROBBE-GRILLET Alain (écrivain, né vain, 1740-1814), 70, 82, 155,
en 1922), 646, 681, 691 — 192, 219, 256, 609, 655, 701-
Dans le labyrinthe 622. 706, 711-732, 782, 790, 797,
Robinson (Robinson Crusoé, de 800, 801, 805, 807-850, 853-
Daniel Defoe), 999. 861, 863, 899, 1033, 1039,
ROLLAND (secrétaire de Sade), 856. 1045-1049 — Les Cent Vingt
ROLLIN Charles (philosophe et Journées de Sodome ou l'Ecole
rhétoricien, 1661-1741), 539.
du libertinage 713, 720, 721,
RomM Mikhaïl (cinéaste russe, né 725, 729, 817, 820, 842, 848 —
en 1901), Le Fascisme ordi-
Français, encore un effort si
naire (1965) 485.
vous voulez être républicains
RONSARD Pierre de (écrivain,
839 — Histoire de Juliette ou
1524-1585), 950.
les Prospérités du vice 713,
ROSOLATO Guy (psychanalyste),
725, 728, 852 — Justine ou les
Essais sur le symbolique 664.
Malheurs de la vertu 721, 815,
Ross William-David (philosophe
8352, 857 — Notes littéraires 827
[Aristote, 1971]), 575.
— La Philosophie dans le bou-
ROSSINI Gioacchino (musicien ita-
doir 672, 859, 848, 860.
lien, 1792-1868), 159.
SADE DE RENÉE-PÉLAGIE, née Cor-
ROTTENBERG Pierre (théorie litté-
dier de Montreuil (épouse du
raire), 992.
marquis, 1741-1810), 849.
Rouge et le Noir (Le) (Stendhal),
SAÏL Nordine (dédicataire), 485.
341.
ROUSSEAU Jean-Jacques (écrivain,
Saint-Loup-en-Bray (Robert, mar-
1712-1778), 203, 209, 843, 863 quis de) (A la recherche du
— Les Confessions 859. temps perdu, de Proust), 920.
ROUSSEL Raymond (écrivain, SAINT-MARTIN Claude de, dit le
1877-1933), 54, 57, 644. «philosophe inconnu » (écri-
ROUSSET Mademoiselle Marie- vain français, 1743-1803),
Dorothée de (vie de Sade), 705. 863.
ROYER-COLLARD Pierre-Paul (philo- SAINT-VICTOR Hugues de (philoso-
sophe spiritualiste français, phe, 1096-1141), 554.
1763-1845), 857 SANDRAS Michel (théorie litté-
Rufus (De oratore, de Cicéron), raire), « Sur Flaubert » 986.
538. SAriR Edward (linguiste améri-
RuwET Nicolas (linguiste), 613. cain, 1884-1939 [Linguistique,
RUYSBROEK Jan van (théologien 1968]), 354.
mystique flamand, 1293- SAPPHO (poétesse grecque, début
1581) 755701, 15863 du vie siècle av. J.-C.), 599.
Œuvres choisies 744. SARTINE Antoine Gabriel de (1729-
RYÜNOSUKÉ Akutagawa (écrivain 1801, lieutenant général de
japonais, 1892-1927), 113. police de 1759 à 1774), 858.

NOM 7e
IN DE X

SARTRE Jean-Paul (philosophe, recherche du temps perdu, de


1905-1980), 635, 638, 639, Proust), 917, 918, 921.
691, 1026, 1028 — Saint Genet, Sixt Masaoka (poète de haïku
comédien et martyr 558. japonais, 1867-1902), 410.
SAUSSURE Ferdinand de (linguiste SIDOINE APOLLINAIRE saint (rhétori-
suisse, 1857-1913), 477, 500, cien gaulois d'expression
507, 517, 593, 619, 655, 680, latine, vers 450-vers 487),
682, 885, 934, 993, 1031, 1052, 547.
1033 — Cours de linguistique SKINNER B.F. (linguiste), 595.
générale 955. Soarez le Père Cypriano (jésuite
SAVIGNAC, Raymond Savignae, dit traducteur d’Aristote [De arte
(affichiste, né en 1908), 952- rhetorica, 1584]), 557.
961. SOCRATE (philosophe grec, 470-
Scaevola (Mucius) (De oratore de 399 av. J.-C.), 542, 567, 569,
Cicéron), 558. 590 — Gorgias 532 — Phèdre
SCALIGER, en italien Giulio Cesare 533, 534.
Scaligero (philologue et SOLLERS Philippe (écrivain, né en
médecin italien, 1484-1558), 1956), 78, 645, 657, 663, 670,
565. 694, 695, 910, 992, 1010, 1013,
SCHEFER Jean-Louis (sémiologie 1054 — « Dante et la traversée
de Part), 858 — Scénographie de l'écriture » 1058 — Drame
d’un tableau 97-99. 622 — Sur le matérialisme 395.
Schéhérazade (Les Mille et Une SOLON (législateur d'Athènes, 640-
Nuits), 192, 842. 558 av. J.-C.), 565.
SCHÔNBERG Arnold (musicien Soplhiste (Le) (Platon), 762.
autrichien, 1874-1951), SOPHOCLE (poète tragique grec,
1021. 496-406 av. J.-C.), 463.
SCHUMANN Robert (musicien alle- SPATOLA Adriano (sémiologie de
mand, 1810-1856), 447. l’art graphique), 62.
SEGALEN Victor (écrivain, 1878- STENDHAL (écrivain, 1783-1842),
1919), René Leys 605. 209, 256, 516, 810, 844 — Le
SÉLÉNÉ (mythologie), 177. Rouge et le Noir 86.
SENANCOUR Etienne Pivert de Sur le sublime ou Du sublime
(écrivain, 1770-1846), 863. (traité anonyme du milieu du
SÉNÈQUE (philosophe latin né à rer siècle apr. J.-C.), 556, 541,
Cordoue, 4 av. J.-C.- 978.
65 apr. J.-C.), 545, 776. SUSSIUS le Père (jésuite, traduc-
SERRES Michel (philosophe, né en teur d’Aristote, XVIIe siècle),
1930), 663. Dore
SERVIUS TULLIUS (sixième roi de SUZE comtesse de : voir LA SUZE.
Rome, 578-534 av. J.-C.), 543. Swann (Charles) (A la recherche
SHAKESPEARE William (auteur dra- du temps perdu, de Proust),
matique anglais, 1564-1616), 8292, 917, 919, 920, 921.
415, 595, 629. Swann (Gilberte) (A la recherche
SHCHEGLOV : voir CHTCHEGLOV. du temps perdu, de Proust),
Sherbatoff (princesse) (A la 921.

1MOLTRE?
IN DE X

Swann (Odette) (A la recherche TisiAS (orateur sicilien, maître


du temps perdu, de Proust), de Gorgias, v° siècle av.
917, 919. J.-C.), 551.
SWIFT Jonathan (écrivain irlan- Toporov Tzvetan (linguiste, théo-
dais, 1667-1745), 629, 655. rie littéraire), 989, 1009, 1033,
1054 — Qu’esi-ce que le structu-
ralisme ? 1008 — Théorie de la
littérature 455.
TACITE (historien latin, vers 55- Tosca (La) (opéra de Puccini), 87.
120), 535 - Dialogue des ora- TOUTANKHAMON (pharaon égyptien
teurs 541. de 1554 à 1346 av. J.-C.), 30.
TANBA Teturo (acteur japonais, né Traité du sublime : voir Sur le
en 1922), 420, 443. sublime.
Tartuffe (Tartuffe, de Molière), TrOTSkY, Leiba Bronstein, dit Lev
809. Davidovitch (homme politique
TCHAïÏKOvSkI Piotr (musicien russe, russe, 1879-1940), 1028, 1043.
1840-1893), 41. Trouvère (Le) (opéra de Verdi),
Tel Quel (revue animée par 994.
Philippe Sollers, 1960-1982), Troyar Henri (écrivain, né en
515, 645, 644, 645, 647, 663, 1911), 681.
694, 990, 1034, 1049. TURENNE, Henri de La Tour d’Au-
TERTULLIEN (apologiste chrétien, vergne, vicomte de (histoire,
155-220), 594. 1611-1675), 947.
Teste (Monsieur) (La Soirée avec
Monsieur Teste, de Valéry),
539.
Théâtre populaire (revue fondée ULLMANN Stephen (linguiste et
par R. Voisin, B. Dort, R. Bar- critique), Language and Style
thés.) 10207 (1964) 559.
THÉOPHANE LE RECLUS, Georgii Ulysse (Odyssée, d'Homère), 587.
Vasilevitch Gogorov, connu Ulysse (James Joyce), 627.
sous le nom de (évêque russe
de Tambov et de Chatsk,
1815-1894 [Unseen warfare,
trad. angl. 1952]), 760. VACCARI Franco (sémiologie de
THÉRÈSE D’AVILA sainte (religion, Part graphique), 72 — Le
1515-1582), 514, 747, 748, Tracce 62.
Tate VALÈRE Maxime (rhéteur latin
THIBAUDET Albert (théorie litté- du 1e" siècle), Factorum ac
raire, 1874-1936), 910. dictorum memorabilium libri
THIERS Adolphe (homme d’Etat et novem 567.
historien, 1797-1877), 51. VALÉRY Paul (écrivain, 1871-1945),
THUCYDIDE (historien grec, vers 41, 54, 114, 558, 605, 614, 656,
465-vers 395 av. J.-C.), 599. 885, 1025 - Littérature 28.
TIBÈRE (empereur romain, VAN Gocx Vincent (peintre, 1853-
42 av. J.-C.-37 apr. J.-C.), 567. 1890), 41.

107 5
IND E X

Variations Diabelli (Beethoven), VOLTAIRE, François-Marie Arouet,


850. dit (écrivain, 1694-1778), 551,
VarrON, en latin Marcus Terentius 637, 679, 784, 1038.
Varro (érudit latin, 116-27 VUILLAUME Jean-Dominique, abbé,
av. J.-C.), 545. [Cours complet de rhétorique,
VEDA évêque (traducteur italien 1857, rééd. 1938] 558.
d’Aristote, xvit siècle), 556.
VEIL Jacques (ami d’adolescence
de Roland Barthes), 1025.
VELLUTI Giovanni Battista (chan- WAGNER Richard (musicien alle-
teur-castrat, 1781-1861), 298. mand, 1813-1883), 918 — Les
VÉNUS (mythologie), 146, 238. Maîtres chanteurs de Nurem-
Verdurin (les) (A la recherche du berg 587.
temps perdu, de Proust), 917. WEBER Jean-Paul (théorie litté-
Verdurin (Auguste ou Gustave) raire), 641.
(A la recherche du temps WHorr Benjamin Lee (linguiste
perdu, de Proust), 917, 920. américain, 1897-1941, auteur
Verdurin (Madame) (4 la recher- de Linguistique et anthropolo-
che du temps perdu, de gie, 1969), 354.
Proust), 919. Wuthering Heights (Les Hauts de
VERNANT Jean-Pierre (historien), 45. Hurlevent, d'Emily Brontë),
VERNE Jules (écrivain, 1828-1905), 341.
993.
VEZOLLES Danielle (écrivain),
La Fuite en Chine 605-608.
Vian Boris (écrivain, 1920-1959), XÉNOPHON (historien, philosophe
883. et général athénien, vers 430-
ViAu Théophile de (écrivain, vers 355 av. J.-C.), 542.
1590-1626), 578, 803.
Vico Giambattista (philosophe
italien, 1668-1744), 579, 597,
751, 896. YOKOI Yayû (poète, peintre et cal-
VILAR Jean (dramaturge, 1912- ligraphe japonais, 1702-1783),
1971), 1029. 441.
VILLON François (écrivain, vers
1451-après 1463), 947, 950.
VINCI Léonard de (peintre et sculp-
teur italien, 1452-1519), 220. ZEAMI Yusaki Zaemon Dayu
VIRGILE (écrivain latin, vers 70- Motokiyo (acteur de nô, 1363-
vers 19 av. J.-C.), 578 — Buco- 1445), 576 - La Tradition
liques 548 — Enéide 548 — secrète du Nô 1153.
Géorgiques 548. ZEUS (mythologie), 542.
VoisiN Robert (théorie du théâ- ZOrA Emile (écrivain, 1840-1902),
tre), 10291032. 719, 810, 905, 918.

fe 01 7% 4
Table du tome III

Présentation

1968
Textes

L'EFFET DE RÉEL 25
Communications, n° 11, mars 1968 (repris dans
Le Bruissement de la langue, Seuil, 1984, abrégé en BL
pour la suite).
LEÇON D’ÉCRITURE 33
Tel Quel, n° 34, été 1968. (Première version de l’ensemble
intitulé «Les trois écritures » présent dans L'Empire
des signes.)
LA MORT DE L'AUTEUR 40
Manteia, n° 5, 4° trimestre 1968 (publié d’abord en anglais
sous le titre « The death of the author », Aspen Magazine,
n° 5-6, automne-hiver 1967, repris dans BL).
L’ÉCRITURE DE L'ÉVÉNEMENT 46
Communications, n° 12, novembre 1968 (repris dans BL).
(Sur mai 1968.)
LINGUISTIQUE ET LITTÉRATURE 52
Langages, n° 12, décembre 1968. (Présentation
du numéro sur ce thème.)
SOCIÉTÉ, IMAGINATION, PUBLICITÉ 60
Dans Publicità e televisione, sous le titre « Società,
immaginazione, publicità », RAI, Rome, 1968.
Cours
ANALYSE STRUCTURALE D'UN TEXTE NARRATIF :
« SARRASINE » DE BALZAC 75
Ecole pratique des hautes études, 1967-1968.
Entretiens
STRUCTURALISME ET SÉMIOLOGIE (avec Pierre Daix) ——— 77
Lettres françaises, n° 1245, 51 juillet 1968.
JAPON : L'ART DE VIVRE, L'ART DES SIGNES 84
(avec G. Gauthier et P. Pilard)
Image et son, décembre 1968.

1969

Textes
ALEJANDRO 95
Prospectus de l’exposition Ramon Alejandro (Galerie Maya,
Bruxelles, février 1969).
LA PEINTURE EST-ELLE UN LANGAGE ? 97
La Quinzaine littéraire, 1° mars 1969 (repris dans L'’Obvie
et l’obtus, Seuil, 1982, puis coll. « Points », 1992, abrégé
en O0 pour la suite). (Sur le livre de Jean-Louis Schefer,
Scénographie d’un tableau, coll. « Tel Quel», Seuil.)
DIX RAISONS D’ÉCRIRE 100
Corriere della sera, 29 mai 1969, sous le titre « Dieci ragioni
per scrivere ».
« D'UN SOLEIL RÉTICENT » 102
Le Nouvel Observateur, 17 juin 1969. (Sur le recueil
de poèmes de Zaghloul Morsy, Grasset.)
UN CAS DE CRITIQUE CULTURELLE 104
Communications, n° 14, novembre 1969. (Sur les hippies.)
Cours
ANALYSE STRUCTURALE D'UN TEXTE NARRATIF :
«SARRASINE » DE BALZAC (suite) 111
Ecole pratique des hautes études, 1968-1969.
Entretiens

ENTRETIEN ds
Umi, 1, n° 1, Tokyo, juin 1969.

1970

Livres

« SZ » 119
Seuil, coll. « Tel Quel », 1970. (Réédition en collection
de poche, Seuil, coll. « Points », 1976.)
« L/EMPIRE DES SIGNES» 347
Coll. «Les Sentiers de la création », Skira, 1970. (Réédition
en collection de poche, Flammarion, coll. « Champs », 1980.)
Textes

MUSICA PRACTICA 447


L’Are, n° 40, février 1970 (repris dans 00). (Pour un
numéro sur Beethoven.)
L’ANALYSE STRUCTURALE DU RÉCIT. À PROPOS D’« ACTES» 10-11 451
Recherches de sciences religieuses, n° 58, 1% trimestre 1970
(repris dans Exégèse et herméneutique, Seuil, 1971, et dans
L'Aventure sémiologique, Seuil, 1985, abrégé en AS pour
la suite).
L’ÉTRANGÈRE 477
La Quinzaine littéraire, 1° mai 1970 (repris dans BL).
(Sur le livre de Julia Kristeva, Sèméiotikè, Seuil.)
L'ESPRIT DE LA LETTRE 481
La Quinzaine littéraire, 1% juin 1970 (repris dans OO).
(Sur le livre La Lettre et l’image de Massin,
préface de Raymond Queneau, Gallimard.)
LE TROISIÈME SENS. NOTES DE RECHERCHE SUR QUELQUES
PHOTOGRAMMES DE S.M. EISENSTEIN 485
Cahiers du cinéma, n° 222, juillet 1970 (repris dans OO).
UNE PROBLÉMATIQUE DU SENS 507
Cahiers Média, Y, Centre régional de documentation
pédagogique, Bordeaux, 1970. (Compte rendu d’un exposé
présenté au groupe ICAV.)
L’ANCIENNE RHÉTORIQUE. AIDE-MÉMOIRE 527
Communications, n° 16, décembre 1970 (repris dans AS).
(Numéro spécial « Recherches rhétoriques ».)
ÉCRIRE LA LECTURE 602
Le Figaro littéraire, 1970 (repris dans BL).
INTRODUCTION 605
Introduction à B. Minoret et D. Vezolles, La Fuite en Chine,
Bourgois, 1970.
CE QU’IL ADVIENT AU SIGNIFIANT 609
Préface à Pierre Guyotat, Eden, Eden, Eden, Gallimard, 1970
(repris dans BL).
LA LINGUISTIQUE DU DISCOURS 611
Dans Signe, langage, culture, Mouton, 1970.
ÉCRIRE, VERBE INTRANSITIF? 617
Dans The Languages of Criticism and the Sciences of Man :
The Structuralist Controversy, The Johns Hopkins Press,
Londres et Baltimore, 1970 (repris dans BL).
PRÉFACE 627
Préface à L'Encyclopédie Bordas, tome VII : L'Aventure
littéraire de l'humanité, 1, Bordas, 1970.
Entretiens
CRITIQUE ET AUTOCRITIQUE (avec À. Bourin) 655
Les Nouvelles littéraires, 5 mars 1970.
UN UNIVERS ARTICULÉ DE SIGNES VIDES
(avec Dominique James) 649
Tribune de Genève, 15 avril 1970.
SUR «S/Z» ET « L/EMPIRE DES SIGNES» (avec R. Bellour) —
Les Lettres françaises, 20 mai 1970 (repris dans R. Bellour,
op. cit., et dans Le Grain de la voix, Entretiens 1962-1980,
Seuil, 1981, abrégé en GF pour la suite).
« L’EXPRESS » VA PLUS LOIN AVEC... ROLAND BARTHES 671
L'Express, 31 mai 1970 (repris dans GF).
SUR LA THÉORIE 689
VH 101, été 1970.

1971
Livre
«SADE, FOURIER, LOYOLA » 699
Seuil, coll. « Tel Quel», 1971. (Réédition en collection de
poche, Seuil, coll. « Points », 1980.)

Textes
L’ÉBLOUISSEMENT 871
Le Monde, 11 mars 1971 (repris dans Obliques, n° 20-21,
spécial « Brecht», et dans BL). (Sur le retour du Berliner
Ensemble à Paris.)
LA MYTHOLOGIE AUJOURD'HUI 873
Esprit, avril 1971, sous le titre « Changer l’objet lui-même »
(repris dans BL).
ARTAUD : ÉCRITURE/FIGURE 877
Texte daté par R.B. du 21 juin 1971 et qui devait servir
de préface à un livre non publié de B. Lamarche-Vadel
sur Antonin Artaud. (Ce texte a paru dans Luna-Park,
n° 7, mars 1981.)
LA PAIX CULTURELLE 880
Times Literary Supplement, 8 octobre 1971, sous le titre
«Languages at war in a culture at peace » (repris dans BL).
UN TRÈS BEAU CADEAU 885
Le Monde, 16 octobre 1971 (repris dans BL). (Sur l’œuvre
du linguiste Roman Jakobson).
ÉCRIVAINS, INTELLECTUELS, PROFESSEURS 887
Tel Quel, n° 47, automne 1971 (repris dans BL).
DE L'ŒUVRE AU TEXTE 908
Revue d'esthétique, n° 5, 5° trimestre 1971 (repris dans
BL). (Texte issu d’une conférence à la faculté des lettres
de Lausanne en 1971.)
UNE IDÉE DE RECHERCHE (OH ré
Paragone, n° 261, Florence, octobre 1971 (repris dans
De Shakespeare à Beckett. Mélanges offerts à Henri
Fluchère, Didier, 1976, et dans Recherches de Proust, Seuil,
coll. « Points », 1980, et BL). (Sur Proust.)
ERTÉ OU À LA LETTRE
Dans Ærté, F.M. Ricci, Parme, 1971, sous le titre
« Letteralmente », puis en français, F.M. Ricci, Paris, 1973
(repris dans O0).
RÉFLEXIONS SUR UN MANUEL
Dans L’Enseignement de la littérature (colloque Cerisy,
1969), Plon, 1971 (repris dans BL). (Sur le « Lagarde et
Michard ».)
PRÉFACE 952
Préface au livre de Savignac, Défense d'afficher, Delpire,
1971.
LES SUITES D’ACTIONS 962
Dans Patterns of Literary Style, sous le titre « Action
sequences », The Pennsylvania State University Press,
University Park et Londres, 1971 (repris dans AS).
LE STYLE ET SON IMAGE
Dans Literary Style. À Symposium, sous le titre «Style and
its image », Oxford University Press, Londres et New York,
1971, repris dans BL). (Colloque de Bellaggio, 1969.)
Cours
LA NOTION D’IDIOLECTE : PREMIÈRES QUESTIONS,
PREMIÈRES RECHERCHES 985
Ecole pratique des hautes études, 1970-1971.

Entretiens
ROLAND BARTHES CRITIQUE (avec Edgar Tripet) 988
La Gazette de Lausanne, 6 février 1971 (repris dans GP).
DIGRESSIONS (avec Guy Scarpetta)
Promesse, n° 29, printemps 1971 (repris dans GY).
ENTRETIEN (avec Stephen Heath)
Signs of the Times, Cambridge, 1971 (repris dans GP).
RÉPONSES (avec Jean Thibaudeau)
Tel Quel, n° 47, automne 1971.

VOYAGE AUTOUR DE ROLAND BARTHES (avec Gilles Lapouge)


La Quinzaine littéraire, 1°-15 décembre 1971. (Sur Sade,
Fourier, Loyola.)

CHRONOLOGIE

INDEX DU TOME III


Du même auteur

AUX MÊMES ÉDITIONS

Le Degré zéro de l'écriture, 1953


suivi de Nouveaux Essais critiques
et « Points Essais », 1972, n° 35

, Michelet
« Ecrivains de toujours », 1954
réédition en 1995

Mythologies, 1957
et « Points Essais », 1970, n° 10

Sur Racine, 1963


et «Points Essais », 1979, n° 97

Essais critiques, 1964


et « Points Essais », 1981, n° 127

Critique et Vérité, 1966


et « Points Essais », 1999, n° 396

Système de la Mode, 1967


et « Points Essais », 1983, n° 147

S/Z, 1970
et « Points Essais », 1976, n° 70

Sade, Fourier, Loyola, 1971


el « Points Essais », 1980, n° 116

Le Plaisir du texte, 1973


el « Points Essais », 1982, n° 135

Roland Barthes
«Ecrivains de toujours », 1975, 1995

Fragments d’un discours amoureux, 1977

Poétique du récit
(en collaboration)
«Points Essais », 1977, n° 78
Leçon, 1978
et «Points Essais », 1989, n° 205

Sollers écrivain, 1979

Le Grain de la voix, 1981


Entretiens (1962-1980)
et «Points Essais », 1999, n° 395

Littérature et Réalité
(en collaboration)
«Points Essais », 1982, n° 142

Essais critiques III


L’Obvie et lObtus, 1982
et « Points Essais », 1992, n° 239

Essais critiques IV
Le Bruissement de la langue, 1084
et «Points Essais », 1993, n° 258

L’Aventure sémiologique, 1985


et «Points Essais », 1991, n° 219

Incidents, 1987

ŒUVRES COMPLÈTES
t. 1, 1949-1965
1993
t. 2, 1966-1973
1994
t 5, 1974-1980
1995

Le Plaisir du texte
précédé de Variations sur l'écriture
(préface de Carlo Ossola)
2000

Comment vivre ensemble :


simulations romanesques de quelques espaces quotidiens
Cours et séminaires au Collège de France 1976-1977 volume 1
(Texte établi, annoté et présenté par Claude Coste,
sous la direction d'Eric Marty)
Coll. « Traces Ecrites », 2002
Le Neutre
Cours et séminaires au Collège de France 1977-1978
volume 2
(Texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc,
sous la direction d'Eric Marty)
Coll. « Traces Ecrites », 2002

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

L'Empire des signes


Skira, 1970, 1993

Erté
Ricci, 1975

Archimboldo
Ricci, 1978

La Chambre claire
Gallimard/Seuil, 1980, 1989

Sur la littérature
(avec Maurice Nadeau)
PUG, 1980

La Tour Eiffel
(en collaboration avec André Martin)
CNP/Seuil, 1989, 1999

Janson
Altamira, 1999
1 cs ie
darCa a tardsoins
Portrait de Roland Barthes, p. 7 : photo Louis Monier.
— En frontispice de S/Z (p. 120) : tableau de Girodet, Le Sommeil d'Endymion
(musée du Louvre/photo Bulloz). — Les crédits photo de L'Empire des signes font
objet d’une table p. 441-444. — Les photogrammes de $S. M. Eisenstein (p. 485-
506) sont extraits des Cahiers du cinéma, n° 217-8-9. - Dessin du château de
Silling (p. 829) par Ramon Alejandro, dans Sade, Fourier, Loyola : droit réservés.
— Compositions de Erté p. 922-944 : © Severnarts Ltd, Londres, 1994. - Les affi-
ches de Savignac (p. 952-961) sont extraites de Défense d'afficher, Delpire éditeur
(© Spadem, 1994).

CoMPosiTION : IGS-Charente Photogravure 16340 L’Isle-d’Espagnac.


IMPRESSION : Normandie Roto Impression S.A.S. à Lonrai. (France)
DÉPÔT LÉGAL : Novembre 2002. N° 56728 (022247).
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Œuvres Completes
Tome HI
1968-1971 :
SZ : L'Empire des signes :
Sade, Fourrier, Loyola.

NOUVELLE ÉDITION REVUE, CORRIGÉE ET PRÉSENTÉE


PAR ÉRIC MARTY

« Si jétais écrivain, et mort.


comme j'aimerais que ma vie se
réduisit, par les soins d'un biographe
amical et désintéressé, à quelques
détails, à quelques goûts, à quelques
inflexions, disons des “biographèmes”.
dont la distinction et la mobilité
pourraient voyager hors de tout
destin et venir toucher, à la façon
des atomes épicuriens, quelque corps
futur, promis à la même
dispersion. »
R. B.

Wwww.seuil.com
Photo © Louis Monier

ISBN : 2-02-056728.8
567282 Imprimé en France 11.02

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