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D’Helen BROOKS
1.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit, Robert ? Si j'avais su que la
situation était aussi dramatique, je t'aurais aidé !
Georgia observait le visage défait de son frère. Son regard vert
comme l'océan exprimait une profonde incrédulité.
— A quoi bon ? Tu n'aurais rien pu faire... Robert hochait la tête,
fataliste.
— Si je n'ai rien dit, c'est parce que j'avais aussi un dernier espoir :
je croyais dur comme fer que je remporterais l'appel d'offre pour la
construction du parc de loisirs... Mais je viens d'apprendre que
c'est le vieux Sanderson qui a été choisi. Il faut dire qu'il n'a pas
ménagé ses efforts pour gagner la partie... Et comme il aime à le
dire, en amour comme à la guerre, tous les coups sont permis !
Georgia fronça ses sourcils délicats, irritée par cette allusion à Mike
Sanderson dont les méthodes plutôt douteuses lui étaient bien
connues.
— Quel escroc ! Ce ne sont pas les scrupules qui l'étouffent... Tout
le monde sait qu'il a une conscience accommodante, laissa-t-elle
tomber, dédaigneuse.
A ces mots, Robert vint la serrer dans ses bras, puis il recula pour
scruter son visage empourpré par la colère.
— Nous savons tous les deux que Mike n'est pas responsable de
ma faillite... Pendant plusieurs mois, j'ai choisi de m'occuper de
Sandra, au détriment de mon entreprise. Je ne regrette rien, mais
j'en paye maintenant les conséquences...
Le destin était parfois cruel, songea Georgia avec tristesse. Quand
Robert avait appris que sa femme, Sandra, souffrait d'un cancer
foudroyant, il lui avait tout sacrifié. En même temps, il avait fait de
son mieux pour épargner à David et Annie, leurs jumeaux de sept
ans, le spectacle de sa propre douleur et celui du déclin de leur
mère.
Robert et Sandra ayant caché le drame qui les frappait à leur
entourage, Georgia n'avait appris la gravité de la maladie de sa
belle-sœur qu'un mois avant sa mort. Aussitôt informée, elle avait
déménagé, quitté un emploi bien rémunéré et passionnant pour venir
s'installer chez son frère et le soutenir dans l'épreuve qui frappait sa
famille. Après tout, c'était un juste retour des choses car, orpheline
à dix ans, elle avait été recueillie par Robert et Sandra avec une
tendresse qui n'avait jamais failli, même après la naissance de leurs
deux enfants.
Sandra assurait toutes les tâches administratives dans l'entreprise de
Robert et le secondait efficacement, mais elle avait bientôt dû cesser
toute activité professionnelle. Après sa mort, Georgia avait repris
son poste et remis de l'ordre dans les dossiers malmenés par les
secrétaires intérimaires qui s'étaient succédé dans l'entreprise
pendant l'absence de sa belle-sœur. A cette époque, elle avait aussi
eu la difficile mission de réconforter son frère, rongé par le chagrin,
et les jumeaux désespérés par la disparition de leur mère.
— Au fait, n'es-tu pas sur le point de signer avec Matt de
Capistrano ? reprit-elle. Les retombées vont être fantastiques !
— Signer avec Matt de Capistrano ? répéta Robert alors qu'il se
passait la main dans les cheveux d'un geste las.
Le cœur serré, Georgia remarqua que des fils argentés striaient sa
chevelure blonde. La mort de Sandra qu'il aimait depuis l'enfance et
les responsabilités familiales qui pesaient sur lui l'avaient vieilli
prématurément...
— J'avais compté sur les bénéfices de la construction du parc de
loisirs pour embaucher et acheter les machines nécessaires au projet
immobilier de Matt de Capistrano. Quant à emprunter, c'est inutile,
la banque refusera...
— Essayons toujours ! s'enflamma Georgia, prête à batailler. Ce
projet présente quand même toutes les garanties de sérieux et de
profit !
— Il ne heurte donc pas tes convictions écologistes ? interrogea
Robert avec une pointe d'amusement dans la voix. Il s'agit pourtant
d'aménager un espace vert, et si je me souviens bien, à l'université,
tu militais pour les droits des animaux, la préservation de
l'environnement et Greenpeace...
Brutalement ramenée au passé, Georgia se tut.
De seize ans son aîné, Robert s'était toujours comporté comme un
père envers elle, même avant l'accident de voiture qui avait coûté la
vie à leurs parents. Adolescente passionnée et idéaliste, elle avait
ensuite épousé des causes généreuses que son frère jugeait avec
une indifférence qui la révulsait. Leur divergence de point de vue
avait été la cause de nombreuses discussions. Mais cette époque
était révolue..., soupira la jeune femme, attristée par le regard
soucieux de Robert.
— Entre un contrat avec Matt de Capistrano et une faillite, je
choisis sans hésiter..., dit-elle enfin d'un ton décidé.
Un sourire éclaira le visage de Robert pour la plus grande joie de
Georgia. C'était en effet le premier depuis longtemps.
— Pourquoi ne pas monter un dossier pour demander un prêt à la
banque ?
Son frère se rembrunit aussitôt.
— C'est inutile, Georgia, répondit-il avec un soupir désabusé. Matt
de Capistrano ne traitera jamais avec une entreprise au bord de la
faillite. Je vais devoir le lui dire quand il viendra, tout à l'heure.
En dépit de ces paroles décourageantes, elle refusait de se laisser
abattre.
— Et pourquoi ne pas lui demander de financer la main-d'œuvre et
les machines ? Une fois que tu te seras renfloué, tu lui rembourseras
son apport. Tout le monde sait que Matt de Capistrano est un
investisseur et qu'il est très riche !
— Mais ce n'est pas en jouant les philanthropes qu'il s'est enrichi,
loin de là... Il a plutôt une réputation d'homme d'affaires sans états
d'âme, enchaîna Robert avec cynisme. Seuls les gros chiffres
d'affaires et les excellents bénéfices l'intéressent. Pourquoi traiterait-
il avec une entreprise de travaux publics en difficulté alors que les
plus prestigieuses lui offrent un pont d'or ? Cesse un peu de rêver,
Georgia.
Sur ces mots, Robert s'accouda à son bureau sur lequel
s'amoncelait le courrier du matin. Il n'avait décacheté que la lettre
l'informant que l'appel d'offre pour la construction du parc de loisirs
avait été remporté par Mike Sanderson.
— Mais enfin, Robert..., insista Georgia.
— Il n'y a pas de mais ! Matt de Capistrano sait où sont ses
intérêts. En affaires, il est plus intelligent et plus redoutable que
Mike Sanderson. La preuve, son projet de construire des
résidences de grand luxe sur un terrain dont personne ne voulait et
qu'il a acheté pour une bouchée de pain va lui rapporter une fortune
!
Cette fois, Georgia ne put transiger avec ses convictions
écologistes, et elle fronça le nez en signe de désaccord.
— Construire sur ce parc naturel est un véritable sacrilège ! La
faune et la flore y sont très riches. On y a même découvert des
papillons rarissimes, quand j'étais encore étudiante.
— Mais les papillons ne rapportent rien, déclara Robert en
haussant les épaules. Ni la flore ou la faune, et encore moins la
philanthropie... D'ailleurs, si j'étais aussi impitoyable que Matt de
Capistrano, mon entreprise ne serait pas menacée de faillite...
— Ne parle pas comme ça ! l'interrompit-elle, le regard étincelant.
Toi, au moins, tu as du cœur, et tu n'as pas hésité à sacrifier ton
entreprise pour prendre soin de Sandra. Ce Matt de Capistrano ne
t'arrive pas à la cheville. Tu vaux dix fois mieux, même cent fois
mieux que cet opportuniste et...
Une voix glaciale mâtinée d'un léger accent espagnol l'interrompit.
— Je n'ai pourtant pas l'impression que nous ayons été présentés ?
Robert et Georgia se détournèrent d'un même mouvement vers la
porte du bureau restée ouverte. Un homme très brun et de haute
taille les toisait. Matt de Capistrano ! se dit-elle, horrifiée qu'il ait pu
surprendre ses paroles. Pourtant, tandis qu'elle le regardait, elle ne
put s'empêcher d'admirer sa prestance. Costume sur mesure,
chemise immaculée et cravate de soie, il incarnait la distinction. Une
élégante jeune femme, dont le joli visage était pour l'heure altéré par
une expression pincée, l'accompagnait. Sa secrétaire ? Son épouse
?
Georgia s'en désintéressa très vite et reporta son regard sur Matt de
Capistrano, sans arriver à dissimuler son admiration.
— Monsieur de Capistrano, je présume ?
Elle s'éclaircit la voix alors qu'il acquiesçait brièvement sans la
quitter des yeux.
— Je suis désolée... je ne savais pas que vous étiez là..., balbutia-t-
elle.
Puis elle prit une profonde inspiration et enchaîna d'une voix plus
ferme :
— Pour répondre à votre question, effectivement, nous ne nous
sommes jamais rencontrés. Par ailleurs, je n'ai aucune excuse pour
mon impolitesse...
— Heureux de vous l'entendre dire, répondit-il sans se dégeler.
Déjà Robert se levait et s'avançait, main tendue, vers son visiteur
immobile.
— Je me présente, Robert Millett, et voici ma sœur, Georgia. Ne lui
en veuillez pas, elle tentait seulement de me remonter le moral... Ses
paroles n'avaient rien de personnel.
. Un silence tomba qui parut durer une éternité, mettant Georgia au
supplice. Enfin, Matt de Capistrano accepta la main toujours tendue
de Robert.
— Comme vous l'avez deviné, je suis Matt de Capistrano, dit-il,
hautain. Et voici mon assistante, Pépita Vilaseca.
Georgia tendit sa main à la jeune femme qui se décida après
hésitation à la lui effleurer du bout des doigts pour la retirer aussitôt.
Pas un sourire ne déridait son ravissant visage éclairé par deux
prunelles d'ébène rehaussées par un maquillage sophistiqué... Toute
l'attitude de Pépita Vilaseca semblait lui signifier qu'elle lui faisait un
immense honneur en acceptant de la saluer.
Georgia observa ensuite Matt de Capistrano et eut la confirmation
de sa première impression : il était infiniment séduisant... Bien plus,
sa mâle beauté la fascinait. Avec pareil physique, nul doute que le
bel Espagnol devait avoir une personnalité et une énergie hors du
commun.
— Remontez-vous toujours le moral à votre frère avec cette
fougue, mademoiselle Millett ? demanda soudain Matt de
Capistrano avec une politesse glaciale.
Arrachée à ses pensées, Georgia sursauta et s'empourpra en se
rendant compte qu'elle le dévisageait avec une indécence qui frisait
l'impolitesse.
Que ne pouvait-elle se dérober à l'éclat de ses prunelles grises
pleines de dédain et disparaître dans un trou de souris..., songea-t-
elle, humiliée.
Comme Matt de Capistrano lui tendait sa main sans attendre sa
réponse, elle la serra avec une hésitation inquiète et fut aussitôt
étonnée par le frisson qui la parcourut. Elle tenta alors de masquer
son trouble, de peur qu'il ne le devine et ne s'en moque, mais,
décidément troublée par son extraordinaire charisme et dominée
par son regard plein d'arrogance, elle eut du mal à se ressaisir.
— Mes méthodes sont en général plus douces, répondit-elle enfin
dans un souffle.
— Alors quelle mouche vous a piquée, aujourd'hui ? Pourquoi
m'avoir choisi comme victime ?
Son accent espagnol à peine perceptible donnait des inflexions
chaudes à sa voix, mais le ton restait néanmoins glacial. Cet étrange
contraste lui donnait la chair de poule, constata Georgia, réprimant
de nouveaux frissons.
— Vous n'auriez jamais dû entendre ces paroles, riposta-t-elle avec
une vivacité qu'elle regretta aussitôt.
— Désolé, mademoiselle Millett, mais c'était involontaire de ma
part..., rétorqua-t-il, caustique.
— Comme Robert vous l'a déjà dit, ma remarque n'avait rien de
personnel.
— Décidément, vous aggravez votre cas, mademoiselle Millett.
Quand quelqu'un a l'audace de m'offenser, qui plus est avec cette
virulence, je préfère qu'il le fasse pour de bonnes raisons.
S'il ne cessait pas de l'écraser de sa morgue, elle aurait bientôt un
excellent motif de l'insulter ! constata-t-elle, énervée. Mais elle se
raidit et hocha la tête pour lui prouver sa sincère contrition.
— Que puis-je faire, sinon vous renouveler toutes mes excuses,
monsieur de Capistrano ?
La laisserait-il enfin tranquille ?
— Vous travaillez ici ?
Déconcertée, Georgia hésita. Si elle répondait par l'affirmative, et
que Matt de Capistrano se considérait vraiment insulté par les
paroles malheureuses qu'il venait de surprendre, il risquait de refuser
tout net de la revoir, donc de traiter avec l'entreprise de Robert. Et
elle ne pouvait supporter l'idée que son frère dépose le bilan...
Alors mentir ? Mais si Matt de Capistrano travaillait avec Robert, il
devinerait très vite la vérité...
Pour résoudre son dilemme, elle décida de biaiser.
— Je travaille avec mon frère de temps à autre.
— De temps à autre, répéta Matt de Capistrano, sceptique.
Robert toussota pour attirer l'attention sur lui, mais cet artifice
demeura sans effet : Matt de Capistrano l'ignora superbement.
— Si je comprends bien, nous nous reverrons dans ces bureaux...
de temps à autre, mademoiselle Millett ?
A moins qu'il ne refuse de traiter avec Robert, pensa Georgia en un
éclair.
— A moins que ma présence ne vous indispose, monsieur de
Capistrano, rétorqua-t-elle en soutenant son regard gris sans ciller.
Au silence qui s'ensuivit, Georgia devina que son aplomb l'avait
surpris et elle s'en réjouit. Puis, comme il tournait les yeux vers
Robert, elle fut soulagée de ne plus être au centre de son attention.
— Je suis venu pour discuter affaires, monsieur Millett. Comme je
suis un homme très occupé, j'espère que vous avez préparé les
dossiers que je vous avais demandé par téléphone ?
— Bien sûr, monsieur de Capistrano, mais...
— Nous avons déjà perdu beaucoup de temps, alors allons droit au
but, çoupa-t-il sans l'écouter.
L'arrogant personnage ! fulminait Georgia. Elle mourait d'envie de
lui dire sa façon de penser sur ses manières ! A ce moment précis,
le regard gris de Matt de Capistrano revint se poser sur elle.
— Vous avez une objection, mademoiselle Millett ? de-manda-t-il
avec hauteur.
Et en plus, il lisait dans ses pensées ! se dit-elle, estomaquée.
— Votre avis m'intéresse, car je devine que vous êtes la secrétaire
particulière de votre frère, même si vous êtes présente dans ces
bureaux seulement de temps à autre, persifla-t-il.
— En effet, répondit Georgia, s'efforçant de garder son sang-froid.
— Comme c'est pratique d'avoir un emploi qui vous tombe du ciel,
alors que tant de personnes se battent sur le marché du travail et
doivent faire leurs preuves auprès de leur employeur, commenta
Matt de Capistrano du bout des lèvres.
Se vengeait-il ? Sans doute, sinon pourquoi prendrait-il tant de
plaisir à l'humilier ? Il était décidément odieux, se dit Georgia,
blessée par ces commentaires injustes.
— Quoi que vous en pensiez, je suis une excellente secrétaire,
monsieur de Capistrano, répondit-elle avec sécheresse.
Elle avait en effet travaillé comme secrétaire intérimaire pendant les
vacances universitaires, pour que Robert et Sandra ne supportent
pas seuls le coût de ses études. Les entreprises qui l'avaient
embauchée s'étaient toujours félicitées de son travail. Forte de son
expérience, Georgia s'était perfectionnée en informatique, économie
et comptabilité, à l'université, pour finalement se spécialiser dans la
publicité.
— Vous avez sans doute suivi une formation accélérée en
secrétariat ?
— Pas vraiment, riposta-t-elle avec une irritation croissante.
— Ma sœur est diplômée en techniques de création publicitaire,
intervint Robert, à l'évidence inquiet de la tournure que prenait la
conversation.
Matt de Capistrano l'avait évidemment entendu, mais il ne lui
accorda pas un regard.
— Alors pourquoi gâcher vos talents en travaillant pour votre frère,
mademoiselle ? Manque d'ambition ? Hésitation ? Paresse ?
— Georgia a démissionné de son travail il y a quelques mois,
intervint de nouveau Robert, mais avec froideur cette fois. Elle
travaillait dans une agence de publicité où elle était très appréciée.
Elle a quitté son emploi pour me rendre service, pas sur un coup de
tête ou par caprice, comme vous vous plaisez à le penser, monsieur
de Capistrano. En fait, ma femme dirigeait mon service
administratif...
— Tu n'as pas à lui donner d'explications ! l'interrompit Georgia qui
ne maîtrisait plus sa colère.
— ... et elle est morte, il y a six mois, acheva Robert sans lui prêter
attention.
Dans le silence qui suivit, Georgia posa la main sur le bras de son
frère, remarquant que Pépita Vilaseca se rapprochait de Matt de
Capistrano avec le même geste. Etaient-ils intimes ?
— Je suis désolé, monsieur Millett, reprit enfin Matt de Capistrano.
Mon indiscrétion et mon manque de discernement sont
inexcusables, et je vous fais mes plus sincères excuses. Je ne savais
pas que vous aviez perdu votre femme...
— Vous n'aviez aucune raison de le savoir, déclara Robert avec
résignation.
Vu la tournure des événements, Matt de Capistrano n'allait pas
tarder à prendre congé sans demander son reste...
— Certes, néanmoins j'ai ravivé votre chagrin, et j'en suis
profondément désolé.
Son léger accent donnait des inflexions mélodieuses, presque
douces, à ses paroles maintenant conciliantes, pourtant l'atmosphère
dans le bureau resta lourde et tendue.
— Oublions tout cela, déclara Robert avec un geste las, et
revenons au but de ce rendez-vous. Ma situation a évolué depuis
notre dernière conversation... J'ai appris ce matin que j'avais perdu
un gros budget qui m'aurait permis de financer la main-d'œuvre et
les machines nécessaires à la réalisation de votre projet.
— Votre budget prévisionnel serait donc revu à la baisse, monsieur
Millett ?
Matt de Capistrano parlait de nouveau en homme d'affaires, et
Georgia avait le sentiment déplaisant d'être devenue invisible.
— En fait, si ma banque accepte de me faire un prêt, je pourrai
travailler pour vous selon les conditions dont nous étions convenus,
reprit Robert avec prudence.
— Votre banque refusera, coupa Matt de Capistrano d'un ton
froid. Si je comprends bien, votre entreprise a des difficultés
financières ?
— Je suis en effet au bord de la faillite...
— Mais c'est parce que mon frère s'est consacré à sa femme et à
ses enfants, monsieur de Capistrano, intervint Georgia avec flamme.
C'est le meilleur ingénieur de travaux publics de la région, tout le
monde vous le dira, et...
— Georgia, je t'en prie, reste en dehors de cette conversation,
coupa Robert, au comble de l'embarras.
— Mais tu es un excellent ingénieur, alors dis-le-lui ! Bats-toi !
insista-t-elle avec l'énergie du désespoir.
— Georgia !
Robert n'avait pas élevé la voix, mais elle comprit qu'elle avait
dépassé la mesure et elle se tut.
— Il vaudrait mieux que vous nous laissiez seuls, mademoiselle
Millett, déclara Matt de Capistrano.
Il accompagna ses paroles d'un léger mouvement de la tête pour lui
montrer la porte. Elle retint la repartie mordante qu'elle avait au
bout de la langue en croisant le regard impérieux de son frère, et
sortit, furieuse.
Une fois seule, elle rongea son frein et fixa la porte du bureau de
Robert, maintenant fermée, tendant l'oreille pour saisir
d'imperceptibles bribes de conversation. Les minutes s'égrenaient
avec une lenteur insupportable et son anxiété croissait.
Pourquoi l'entretien s'éternisait-il ? En homme d'affaires pressé,
Matt de Capistrano ne devait pas s'embarrasser de circonvolutions
pour signifier ses décisions, surtout pour mettre fin à un projet de
collaboration. Georgia était en effet persuadée que l'insolence et le
manque de diplomatie dont elle avait fait preuve avaient réduit à
néant les dernières chances de Robert de sauver son entreprise...
Matt de Capistrano ne devait jamais pardonner une offense,
d'autant que personne ne devait jamais avoir l'aplomb de le défier...
Elle maudissait son impétuosité et sa malchance. Pourquoi leur
visiteur était-il arrivé à ce moment précis ? Et pourquoi avait-elle
laissé la porte ouverte ? D'ailleurs, jamais elle ne se serait emportée,
si Robert l'avait avisée de sa faillite plus tôt !
Quand la porte s'ouvrit, Georgia, dérangée dans ses pensées,
sursauta et croisa le regard sans complaisance de Matt de
Capistrano.
— Alors on rêvasse, mademoiselle Millett ?
Il avait prononcé ces mots d'un ton badin, presque amusé, que
démentait pourtant l'expression glaciale de son visage.
— Que peut faire une petite secrétaire, sinon rêvasser ? répondit-
elle froidement.
Il s'approcha de son bureau avec un sourire félin.
— Je téléphonerai à votre frère à 17 heures très précises. Cet appel
est très important, alors faites en sorte que la ligne soit libre.
La prenait-il pour une midinette pendue toute la journée au
téléphone ? s'indigna Georgia, ulcérée par son ton légèrement
méprisant.
— Je vais tout de suite prévenir mes amis, mon coiffeur et mon
esthéticienne de ne pas téléphoner entre 17 et 19 heures, dit-elle,
d'un ton suave.
Matt de Capistrano pinça les lèvres.
— Mon temps est précieux, mademoiselle Millett, alors je suis ravi
de votre compréhension.
— Je vous en prie, monsieur de Capistrano.
Il soutint son regard encore un instant, puis il se détourna et sortit,
suivi de son assistante et de Robert, qui se chargeait de les
raccompagner jusqu'à leur véhicule pour éviter une nouvelle
confrontation entre Georgia et l'homme d'affaires. Quand la porte se
referma derrière eux, Georgia s'adossa à son fauteuil et laissa
échapper un soupir de soulagement. Enfin seule... Toutefois, l'odeur
de l'after-shave de Matt de Capistrano l'enveloppait
imperceptiblement, lui rappelant sa présence au lieu de la lui faire
oublier comme elle l'aurait désiré.
Elle secoua la tête et se leva pour aller regarder discrètement par la
fenêtre.
Matt de Capistrano montait maintenant dans une Mercedes gris
métallisé à la suite de Pépita Vilaseca. Georgia l'observait, pensive.
Il était intimidant avec sa forte personnalité et sa séduction si virile.
Aucune femme ne pouvait rester indifférente à un tel homme...,
soupira-t-elle en détournant les yeux pour conjurer l'étrange
fascination qu'il exerçait sur elle. Quel soulagement qu'il parte... Bon
vent et qu'elle ne le revoie jamais !
Mais comment pouvait-elle le souhaiter ? se ravisa Georgia aussitôt
prise de remords. L'entreprise de Robert, le travail de toute une vie,
dépendait en effet de Matt de Capistrano...
A cet instant, son frère rentra, tout sourires.
— La chance tourne, les affaires vont reprendre !
— Il va t'aider ?
— Rien n'est encore joué, mais c'est possible...
Tandis qu'elle s'efforçait d'assimiler cette information réjouissante,
elle fut surprise de constater qu'elle n'éprouvait pas l'enthousiasme
qu'elle aurait dû ressentir. C'est alors qu'elle prit conscience de la
raison qui la poussait à réagir ainsi ; le bel Espagnol lui était
profondément antipathique. Elle avait d'ailleurs ressenti une grande
animosité à son égard dès l'instant où leurs regards s'étaient croisés.
Elle ne le connaissait pas, n'avait guère échangé qu'une douzaine de
paroles avec lui, pourtant elle le détestait plus qu'elle n'avait jamais
détesté personne au monde. Enfin, presque personne..., se dit-elle,
songeant malgré elle à Glen.
— En tout cas, M. de Capistrano n'exclut pas la possibilité de
travailler avec nous. Il me donnera sa réponse ce soir, quand il aura
mené sa petite enquête sur mon entreprise. Je ne peux pas l'en
blâmer, j'aurais fait la même chose.
Si Robert essayait de modérer son optimisme, en revanche, il ne
pouvait contenir son soulagement. Emue par l'espoir qui le
transfigurait, Georgia oublia un instant son antipathie envers Matt de
Capistrano.
— Qui va-t-il interroger ? demanda-t-elle, haussant ses fins
sourcils.
— Le directeur de la banque, mon comptable et différents clients.
J'ai promis à M. de Capistrano de les prévenir, afin qu'ils mettent
toutes les informations utiles à sa disposition. C'est mon dernier
espoir... S'il me donne son accord ce soir, nous sommes sauvés !
En revanche, s'il refuse, c'est fini... Je devrais vendre la maison où
nous avons été si heureux. Les jumeaux ont déjà perdu leur mère et
ils ne méritent pas cela...
— Sois confiant. De toute façon, quoi qu'il arrive, nous resterons
toujours tous ensemble.
Et tant pis si un petit appartement serait moins agréable que la jolie
maison de Robert avec son jardin et la cabane qu'il avait construite
pour les enfants, deux ans plus tôt...
— Mais j'espère que ce sera dans ma maison, murmura Robert.
Un silence tomba et il ajouta :
— Maintenant, au travail... Nous avons une longue journée devant
nous.
Georgia afficha tout à coup un air contrit.
— Au fait, je suis désolée pour mes paroles de tout à l'heure. Je ne
savais pas qu'il était là... J'ai cru mourir-de honte.
— Moi aussi, avoua Robert en secouant la tête. J'avais oublié
combien tu peux être spontanée quelquefois, petite sœur.
Le reste de la journée de Georgia fut rythmé par de nombreux
appels téléphoniques et la frappe du courrier urgent. Sur les
charbons ardents, Robert ne pouvait rester en place. Ni lui ni
Georgia ne purent avaler une bouchée, à l'heure du déjeuner. En fin
d'après-midi, elle avait les nerfs à vif.
Sa décision était prise ; si Matt de Capistrano sauvait Robert de la
faillite, elle démissionnerait sitôt qu'elle aurait trouvé une
remplaçante et s'inscrirait dans une agence d'intérim. Non seulement
elle gagnerait plus d'argent, mais elle serait aussi plus disponible
pour les jumeaux. Elle envisageait même de travailler en free lance
dans la publicité. Il suffisait pour cela qu'elle remanie son CV et
réalise un book pour prospecter. Elle regrettait en effet son ancien
emploi de conceptrice de publicité, malgré des conditions de travail
parfois difficiles. Certes, l'agence de publicité où elle travaillait
autrefois se trouvait à Watford, à l'autre bout de Sevenoaks où ils
habitaient, mais les studios de création affluaient dans cette partie du
grand Londres.
Depuis six mois qu'elle était devenue tutrice des jumeaux, femme
d'intérieur, secrétaire et confidente de Robert, elle n'avait guère eu
le temps de souffler. C'est dire si elle ne se sentait pas d'humeur à
subir, en plus, les vexations de Matt de Capistrano, se dit Georgia,
heureuse d'avoir trouvé une solution pour ne plus jamais le
rencontrer.
La sonnerie du téléphone la fit soudain sursauter.
Elle jeta un coup d'œil sur son bracelet-montre et vit qu'il était très
exactement 17 heures. C'était sans doute lui..., soupira-t-elle tout en
décrochant non sans avoir pris une profonde inspiration.
— Bonjour, Millett's builders...
— Mademoiselle Millett ? Matt de Capistrano. Je désire
m'entretenir avec votre frère, pouvez-vous me le passer, s'il vous
plaît ?
Sa voix fit courir un imperceptible frisson dans son dos.
— Tout de suite, monsieur de Capistrano, répondit-elle d'un ton
bref.
— Merci.
Au téléphone, sa voix lui parut encore plus sexy, plus riche en
inflexions viriles... Et son accent espagnol lui donnait une note
exotique, songea Georgia, alors qu'elle transférait l'appel sur le
poste de Robert. Elle s'en voulut aussitôt d'être aussi sensible à son
charme, et tenta de se ressaisir. Matt de Capistrano possédait une
voix de velours, certes, mais il n'en était pas moins arrogant,
méprisant et détestable !
Quand, un moment plus tard, Robert ouvrit la porte de son bureau,
un large sourire aux lèvres, Georgia devina avant même qu'il ne
prenne la parole que Matt de Capistrano le sauvait d'une inévitable
faillite...
2.
— Bonjour, mademoiselle Millett. Ravi de vous revoir.
A la vue de Matt de Capistrano, Georgia sursauta et rougit aussitôt.
Malgré la froideur de son regard gris, elle eut l'impression que la
température devenait caniculaire dans son bureau. Pourtant, Robert
l'avait informée de sa venue dans la matinée, et elle avait eu le temps
de se préparer à leur nouvelle rencontre, se promettant de rester de
marbre face à son arrogance...
— Bonjour, monsieur de Capistrano, balbutia-t-elle enfin.
En son for intérieur, elle ne pouvait s'empêcher d'admirer sa
prestance. En jean et en polo, il était aussi séduisant qu'en
costume... Sans doute avait-il adopté cette tenue décontractée pour
se rendre sur le futur chantier avec Robert, les architectes et les
géomètres ? Quoi qu'il en soit, la simplicité de ses vêtements
rehaussait sa beauté mâle, constata-t-elle, saisie par une étrange
émotion.
Mais soucieuse de ne pas lui montrer son trouble, elle fit un effort
pour se ressaisir.
— Robert vous attend, alors si vous voulez bien entrer. ..
Elle accompagna ses paroles d'un geste vers le bureau de son frère.
— Pas tout de suite, mademoiselle Millett. Auparavant, j'aimerais
que nous ayons tous les deux une petite conversation.
Pour lui reprocher une nouvelle fois ses paroles malheureuses et son
manque de tact de la semaine dernière ? Si tel était le cas, Matt de
Capistrano était bien le despote qu'elle soupçonnait être. En tout
cas, mieux valait garder un profil bas s'il voulait continuer à travailler
avec l'entreprise de Robert, songea-t-eïle, s'intimant aussitôt au
calme.
— Oui, monsieur ?
Il se rapprocha, et elle eut l'impression que l'air autour d'elle se
raréfiait.
— Ne soyons pas si cérémonieux. Appelons-nous par nos
prénoms, comme c'est l'habitude en Angleterre entre collègues de
travail.
Elle retint un sourire. En dépit de sa connaissance des usages de ce
pays et de sa maîtrise de la langue, Matt de Capistrano était
espagnol de la tête aux pieds !
— Comme vous voulez, monsieur.
— Matt. Appelez-moi Matt.
Ses prunelles grises, presque noires, étaient ombrées par des cils
étonnamment longs pour un homme, remarqua Georgia, le
dévisageant ouvertement. Il était très grand, en tout cas, bien plus
grand que dans son souvenir... et si impressionnant.
— Eh bien, appelez-moi Georgia, prononça-t-elle enfin. Il
acquiesça. Un petit silence tomba, et il reprit :
— Je voulais évoquer un autre problème avec vous : mon
assistante, Pépita Vilaseca, s'est foulée la cheville, ce matin.
J'aimerais que vous la remplaciez et que vous m'accompagniez sur
le site du futur chantier, aujourd'hui.
Pour bafouiller toute la journée et commettre de nouvelles gaffes ?
Eh bien, non ! se rebella-t-elle aussitôt. Pépita Vilaseca avait
vraiment mal choisi son jour pour se fouler la cheville ! Mais avec
un peu de chance, une situation si désagréable ne se reproduirait
pas de sitôt. Dès que Matt de Capistrano aurait donné le coup
d'envoi de son projet, il ne reviendrait pas avant longtemps dans les
bureaux de Robert, trop occupé par ses nombreuses affaires.
Quant à elle, elle avait la ferme intention de démissionner de son
poste au plus vite. De cette façon, elle échapperait définitivement
aux sollicitations de Matt.
Forte de cette décision, elle put lui répondre d'une voix posée :
— Demandez son autorisation à Robert. Si je vous accompagne sur
le site, il faudra en effet fermer les bureaux, ce qui n'est pas très
pratique. J'attends de nombreux coups de téléphone et je dois gérer
les affaires courantes.
— Je suis certain que l'entreprise possède un répondeur
téléphonique, déclara Matt avec désinvolture.
— Bien sûr, mais...
— De toute façon, vous ne serez pas absente toute la journée,
coupa-t-il sans l'écouter. Dès que les discussions entre architectes
et géomètres seront terminées, à l'heure du déjeuner, vous
reviendrez travailler.
Furieuse de cet abus d'autorité, elle craignit de s'emporter et se
mordit la lèvre.
— Je vous répète que vous feriez mieux d'en parler à Robert.
— Si Robert est d'accord, acceptez-vous de remplacer mon
assistante aujourd'hui ?
Pas pour tout l'or du monde ! lui répondit-elle en pensée.
— Bien sûr, monsieur, enfin, Matt, répondit-elle, à bout de
patience.
— Je vous remercie, Georgia.
Prononcé avec l'accent espagnol, son prénom était doux et
mélodieux, constata-t-elle, comme elle levait les yeux sur lui,
étrangement troublée.
Dans le silence qui tombait, il la fixait avec une attention gênante.
— Vous ne m'aimez pas..., déclara-t-il soudain d'une voix paisible.
Sidérée, elle fut incapable de lui répondre.
— En ce qui me concerne, cela m'est égal, continua Matt du même
ton, sans cesser de l'observer. Et vous ?
— C'est que...
Humiliée par son manque de reparties, elle sentit la moutarde lui
monter au nez. La prenait-il pour une petite secrétaire
impressionnable parce qu'il sauvait l'entreprise de son frère de la
faillite ? Qu'à cela ne tienne, il allait vite changer d'avis !
Elle lui adressa un regard fier.
— Mes sentiments pour vous n'interféreront pas avec nos relations
professionnelles, dit-elle froidement.
— Vous m'en voyez ravi.
Si son visage restait impassible, sa voix trahissait un amusement qu'il
ne cherchait pas à masquer, constata-t-elle ensuite, piquée au vif.
— De toute façon, j'envisage de quitter l'entreprise de Robert,
annonça-t-elle d'un ton de défi. Je vais travailler en intérim, ce qui
me permettra de consacrer plus de temps aux enfants. Je doute
donc que nos chemins se croisent d'ici longtemps.
Matt s'assit sur un coin de son bureau, envahissant aussitôt son
espace intime. Il émanait de lui une odeur délicieusement masculine
qu'elle ne pouvait ignorer et qui titillait ses sens.
Sa colère céda de nouveau la place à ce curieux trouble qui
l'envahissait par intermittence depuis l'entrée de Matt dans le
bureau.
— Parlez-moi des enfants de votre frère. Quel âge ont-ils ?
— Annie et David ont huit ans.
Par chance, malgré son émoi, sa voix était ferme.
— Les jumeaux sont plutôt dégourdis et ils ont beaucoup d'amis,
continua-t-elle. Leur institutrice était la meilleure amie de Sandra,
alors elle les couve comme une poule ses poussins.
— Et comment votre frère surmonte-t-il la mort de sa femme ?
Tandis qu'il se penchait vers elle avec intérêt, elle sentit soudain son
cœur battre à tout rompre. C'était bizarre, en général, elle restait de
bois face aux clients masculins de Robert. Son trouble croissant
face à Matt de Capistrano l'étonnait d'autant plus qu'elle le détestait.
— Robert a des hauts et des bas... Sandra était toute sa vie, reprit-
elle, le souffle un peu court. Il la connaissait depuis l'enfance, et
après leur mariage ils ont travaillé ensemble. Ils ne pouvaient vivre
l'un sans l'autre...
Un silence ponctua ses paroles. Matt semblait pensif. Il n'en était
que plus séduisant..., songea-t-elle en un éclair. Mais en était-il
conscient ?
— Un tel amour est rare, dit-il enfin, même exceptionnel à une
époque où les gens se marient comme ils font leurs courses au
supermarché.
— Votre vision du mariage est plutôt cynique.
— Non, réaliste. Les gens achètent un produit, l'essaient, puis s'en
lassent, alors ils en cherchent un autre, puis encore un autre. Et ces
consommateurs insatiables profitent aux avocats spécialisés dans les
divorces...
— Tous les mariages ne sont pas si superficiels ! protesta Georgia.
De nombreux couples s'aiment et restent ensemble pour la vie.
Une lueur railleuse passa dans ses prunelles grises.
— Vous croyez encore à l'amour éternel ? Vous êtes naïve, bien
trop idéaliste !
Autrefois, oui, mais plus maintenant ! riposta-t-elle en son for
intérieur.
— Vous ne savez rien de moi, alors ne me jugez pas... Un autre
silence tomba. A l'évidence, sa froideur avait découragé Matt de
poursuivre la conversation, se dit-elle, scrutant son visage
insondable.
C'est cet instant que Robert choisit pour surgir de son bureau. Il
adressa aussitôt un sourire chaleureux à Matt.
— Il me semblait bien avoir entendu des bruits de conversation !
Entrez, Matt, je vous en prie. Il y a certaines choses dont j'aimerais
vous parler avant de partir sur le site.
Alors que la porte se refermait derrière les deux hommes, Georgia
se laissa aller contre le dossier de sa chaise et posa les mains sur
ses joues empourprées par l'émotion. Puis elle songea de nouveau
qu'elle n'avait pas du tout envie d'accompagner Matt sur le futur
chantier. Non content de lui imposer son autorité, il contrariait
également ses projets.
En effet, elle avait décidé de profiter du fait qu'elle serait seule au
bureau pour passer plusieurs coups de téléphone, en vue
d'organiser la fête d'anniversaire des jumeaux. Annie et David
auraient huit ans dans deux semaines, mais, avec les soucis de ces
derniers temps, Robert et elle l'avaient complètement oublié. Sandra
ayant toujours fait un événement de l'anniversaire des enfants,
Georgia désirait maintenir cette tradition. Les enfants seraient ainsi
rassurés de constater que le monde continuait de tourner, en dépit
de la mort de leur mère. Mais comme Robert avait avoué être
incapable de supporter une maison en liesse, Georgia avait décidé
de louer une salle et diverses attractions.
Le bourdonnement de l'Interphone et la voix de Robert la tirèrent
soudain de ses pensées.
— Georgia ? J'aimerais que tu viennes nous rejoindre. Prends ton
bloc et sois gentille de nous amener le café.
Que présageait cette réunion improvisée ? se demanda-t-elle,
acquiesçant sans enthousiasme.
Soucieuse, elle choisit les plus jolies tasses et disposa les biscuits
préférés de son frère sur une assiette. Ce dernier avait tant maigri
depuis la mort de Sandra qu'elle s'efforçait de flatter sa
gourmandise avec des friandises.
Quand le café fut prêt, elle défroissa sa jupe du plat de la main et
reboutonna le col de sa chemise. Aujourd'hui, elle avait fait des frais
de toilette en prévision de la visite de Matt de Capistrano. Pourtant,
elle se moquait bien de lui plaire ! Mieux, ce qu'il pensait d'elle lui
était complètement égal. Mais depuis qu'elle était la secrétaire de
Robert, elle s'habillait avec soin, consciente que l'apparence était
importante dans un métier non seulement consacré aux tâches
administratives, mais aussi aux relations publiques, conclut-elle en
entrant dans le bureau de son frère.
Jambes croisées, Matt était assis dans le fauteuil réservé aux
visiteurs. Sa pose était nonchalante, virile et d'autant plus élégante
qu'il ne paraissait pas le moins du monde conscient de sa séduction,
songea Georgia dont le trouble se réveilla aussitôt. Mal à l'aise sous
son regard, elle servit le café, proposa les biscuits, et s'assit, mains
croisées sur les genoux, sa tasse à portée de main. Elle n'entendait
pas montrer sa gêne et encore moins se laisser distraire par Matt de
Capistrano.
La conversation reprit.
— Vous pensez vraiment que Walter Mains et George Jenson
doivent partir en retraite ? demanda Robert à Matt.
Saisie par cette nouvelle, Georgia oublia aussitôt sa promesse de
rester impassible.
— Mais c'est impossible !
Ces deux maçons travaillaient pour Robert depuis la création de
son entreprise, quatorze ans plus tôt, et ils considéraient Georgia
comme leur petite-fille. L'été suivant la mort de ses parents, elle
avait même passé ses vacances en France avec Walter et sa
femme. Pendant deux semaines, le couple avait essayé de la
distraire de son chagrin avec une sollicitude qu'elle n'avait jamais
oubliée.
Matt tourna vers elle un regard hautain et haussa les sourcils,
manifestement agacé.
— Ils font partie de notre famille ! reprit Georgia ardemment.
— J'en suis ravi, rétorqua Matt, mais Walter Jenson a dépassé l'âge
de la retraite, et George Mains va bientôt avoir soixante-cinq ans.
— Il n'empêche que ce sont d'excellents maçons, continuat-elle
avec emportement.
— Mais trop âgés et pas assez compétitifs, expliqua Matt
froidement. Votre frère a sans doute perdu beaucoup d'argent, ces
dernières années, en gardant Jenson et Mains dans son entreprise.
Je ne doute pas qu'ils aient été d'excellents travailleurs par le passé,
mais au cours de ces douze derniers mois, Jenson a souvent été en
arrêt maladie à cause de son arthrite. Quant à Mains, son accident
de l'année dernière l'a beaucoup affaibli, et il a de fréquents vertiges.
C'est dangereux...
— Vous ne connaissez rien d'eux, coupa Georgia avec un regard
irrité. Ce sont de véritables artisans !
— Sans doute, mais je vous répète qu'ils sont trop âgés. Votre
frère doit embaucher une main-d'œuvre jeune et compétitive, la
survie de son entreprise en dépend. C'est la réalité et je regrette
qu'elle vous attriste, conclut Matt, impitoyable.
— Je suis en effet triste et consternée !
Ignorant les signes désespérés que lui adressait Robert, elle se leva.
— George et Walter ont soutenu Robert à la création de son
entreprise, et vous voulez maintenant les jeter à la porte. Quelle
récompense pour leur fidélité ! Mais c'est sans doute un mot dont
vous ne connaissez pas la signification. Vous êtes riche à millions,
tout ce que vous touchez se transforme en or, mais vous êtes
insatiable. Vous sacrifiez Walter et George au profit et à la
rentabilité.
Elle se tut, hors d'haleine.
— Vous avez fini, maintenant ? s'enquit Matt.
Il ne manifestait ni colère ni impatience. En revanche, son regard
avait la dureté de l'acier.
— Asseyez-vous, mademoiselle Millett.
— Je ne pense pas que...
— Je vous ai demandé de vous asseoir ! coupa-t-il, glacial.
Domptée, elle obéit.
— Votre frère reconnaît les mérites de ses deux ouvriers. Ils
partiront en retraite avec une prime très généreuse, reprit-il d'un ton
sans appel. Par ailleurs, permettez-moi de vous rappeler qu'une
entreprise de travaux publics n'est pas une œuvre de philanthropie,
et que tout travailleur a le droit à la retraite. Des ouvriers trop âgés
courent des risques et en font courir à leurs collègues. Le profit et la
rentabilité passent avant toute chose, et si l'entreprise de votre frère
a frôlé la faillite, c'est à cause de son manque de compétitivité.
Enfin, réjouissez-vous, car si la faillite avait été prononcée une
semaine plus tôt, ce ne serait pas deux ouvriers qui seraient partis
en retraite, mais toute une équipe qui se serait retrouvée au
chômage. Dans le monde des affaires et des finances, il n'y a aucune
place pour la faiblesse, vous devriez le savoir.
Bien que reconnaissant la justesse de son discours, elle décida de
s'entêter.
— La gratitude n'a donc pas de place dans le monde impitoyable
que vous me décrivez ? Comment vont réagir George et Walter
quand ils apprendront que vous les jugez trop vieux ?
— Avec soulagement. Ils ont sans doute hâte de profiter de leur
retraite.
Sur ces mots, il croisa les bras sur sa poitrine et se carra
confortablement dans son fauteuil, sans la quitter des yeux.
Elle soutint son regard, s'efforçant de contenir la repartie mordante
qui lui montait aux lèvres. Elle en avait déjà trop dit et ne voulait pas
envenimer leurs rapports déjà tendus.
— Je pense que votre décision concernant Walter et George est
inacceptable, répliqua-t-elle enfin d'une voix qui tremblait.
— Alors n'y pensez pas.
Il but une gorgée de café et reprit à l'adresse de Robert :
— Profitez-en pour restructurer vos équipes. Effectuez un briefing
chaque semaine, distribuez des primes pour les heures de travail
supplémentaires. Vous repartirez ainsi sur des bases saines et le
résultat ne se fera pas attendre.
Georgia observait son frère, espérant qu'il lui tiendrait tête.
— Vous avez entièrement raison, acquiesça Robert.
— En ce cas, le problème est réglé, conclut Matt, imperturbable.
Puisque vous êtes d'accord pour que Georgia nous accompagne,
nous allons nous mettre en route.
Puis il se tourna vers elle et baissa les yeux sur ses pieds.
— J'espère que vous avez d'autres chaussures ?
Georgia suivit son regard. Ses escarpins neufs étaient parfaitement
assortis à sa jupe gris acier et avantageait le galbe de ses jambes.
Quelle autre partie de son corps aurait-elle pu mettre en valeur ?
Elle n'aimait guère sa poitrine trop modeste et ses hanches un peu
minces... Elle fut soudain vexée qu'il accorde si peu de
considération à sa personne et, surtout, furieuse de s'être mise en
frais pour rien.
— Je ne savais pas que je devrais aller patauger dans la boue, ce
matin, protesta-t-elle. Je n'ai pas d'autres chaussures.
— Nos bottes de caoutchouc sont toujours dans le coffre de la
voiture, intervint Robert, serviable.
Elle lui lança un regard noir qui le réduisit aussitôt au silence.
— Merci, Robert, laissa-t-elle tomber d'une voix sèche. C'était le
bouquet ! En bottes de caoutchouc, avec sa jolie jupe grise et son
coûteux chemisier vert émeraude, elle ressemblerait à une clocharde
en vadrouille, pesta-t-elle, énervée par le regard amusé que Matt lui
jetait. Tout était sa faute, et en plus, il s'amusait de son embarras !