Vous êtes sur la page 1sur 148

Romance espagnole

D’Helen BROOKS
1.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit, Robert ? Si j'avais su que la
situation était aussi dramatique, je t'aurais aidé !
Georgia observait le visage défait de son frère. Son regard vert
comme l'océan exprimait une profonde incrédulité.
— A quoi bon ? Tu n'aurais rien pu faire... Robert hochait la tête,
fataliste.
— Si je n'ai rien dit, c'est parce que j'avais aussi un dernier espoir :
je croyais dur comme fer que je remporterais l'appel d'offre pour la
construction du parc de loisirs... Mais je viens d'apprendre que
c'est le vieux Sanderson qui a été choisi. Il faut dire qu'il n'a pas
ménagé ses efforts pour gagner la partie... Et comme il aime à le
dire, en amour comme à la guerre, tous les coups sont permis !
Georgia fronça ses sourcils délicats, irritée par cette allusion à Mike
Sanderson dont les méthodes plutôt douteuses lui étaient bien
connues.
— Quel escroc ! Ce ne sont pas les scrupules qui l'étouffent... Tout
le monde sait qu'il a une conscience accommodante, laissa-t-elle
tomber, dédaigneuse.
A ces mots, Robert vint la serrer dans ses bras, puis il recula pour
scruter son visage empourpré par la colère.
— Nous savons tous les deux que Mike n'est pas responsable de
ma faillite... Pendant plusieurs mois, j'ai choisi de m'occuper de
Sandra, au détriment de mon entreprise. Je ne regrette rien, mais
j'en paye maintenant les conséquences...
Le destin était parfois cruel, songea Georgia avec tristesse. Quand
Robert avait appris que sa femme, Sandra, souffrait d'un cancer
foudroyant, il lui avait tout sacrifié. En même temps, il avait fait de
son mieux pour épargner à David et Annie, leurs jumeaux de sept
ans, le spectacle de sa propre douleur et celui du déclin de leur
mère.
Robert et Sandra ayant caché le drame qui les frappait à leur
entourage, Georgia n'avait appris la gravité de la maladie de sa
belle-sœur qu'un mois avant sa mort. Aussitôt informée, elle avait
déménagé, quitté un emploi bien rémunéré et passionnant pour venir
s'installer chez son frère et le soutenir dans l'épreuve qui frappait sa
famille. Après tout, c'était un juste retour des choses car, orpheline
à dix ans, elle avait été recueillie par Robert et Sandra avec une
tendresse qui n'avait jamais failli, même après la naissance de leurs
deux enfants.
Sandra assurait toutes les tâches administratives dans l'entreprise de
Robert et le secondait efficacement, mais elle avait bientôt dû cesser
toute activité professionnelle. Après sa mort, Georgia avait repris
son poste et remis de l'ordre dans les dossiers malmenés par les
secrétaires intérimaires qui s'étaient succédé dans l'entreprise
pendant l'absence de sa belle-sœur. A cette époque, elle avait aussi
eu la difficile mission de réconforter son frère, rongé par le chagrin,
et les jumeaux désespérés par la disparition de leur mère.
— Au fait, n'es-tu pas sur le point de signer avec Matt de
Capistrano ? reprit-elle. Les retombées vont être fantastiques !
— Signer avec Matt de Capistrano ? répéta Robert alors qu'il se
passait la main dans les cheveux d'un geste las.
Le cœur serré, Georgia remarqua que des fils argentés striaient sa
chevelure blonde. La mort de Sandra qu'il aimait depuis l'enfance et
les responsabilités familiales qui pesaient sur lui l'avaient vieilli
prématurément...
— J'avais compté sur les bénéfices de la construction du parc de
loisirs pour embaucher et acheter les machines nécessaires au projet
immobilier de Matt de Capistrano. Quant à emprunter, c'est inutile,
la banque refusera...
— Essayons toujours ! s'enflamma Georgia, prête à batailler. Ce
projet présente quand même toutes les garanties de sérieux et de
profit !
— Il ne heurte donc pas tes convictions écologistes ? interrogea
Robert avec une pointe d'amusement dans la voix. Il s'agit pourtant
d'aménager un espace vert, et si je me souviens bien, à l'université,
tu militais pour les droits des animaux, la préservation de
l'environnement et Greenpeace...
Brutalement ramenée au passé, Georgia se tut.
De seize ans son aîné, Robert s'était toujours comporté comme un
père envers elle, même avant l'accident de voiture qui avait coûté la
vie à leurs parents. Adolescente passionnée et idéaliste, elle avait
ensuite épousé des causes généreuses que son frère jugeait avec
une indifférence qui la révulsait. Leur divergence de point de vue
avait été la cause de nombreuses discussions. Mais cette époque
était révolue..., soupira la jeune femme, attristée par le regard
soucieux de Robert.
— Entre un contrat avec Matt de Capistrano et une faillite, je
choisis sans hésiter..., dit-elle enfin d'un ton décidé.
Un sourire éclaira le visage de Robert pour la plus grande joie de
Georgia. C'était en effet le premier depuis longtemps.
— Pourquoi ne pas monter un dossier pour demander un prêt à la
banque ?
Son frère se rembrunit aussitôt.
— C'est inutile, Georgia, répondit-il avec un soupir désabusé. Matt
de Capistrano ne traitera jamais avec une entreprise au bord de la
faillite. Je vais devoir le lui dire quand il viendra, tout à l'heure.
En dépit de ces paroles décourageantes, elle refusait de se laisser
abattre.
— Et pourquoi ne pas lui demander de financer la main-d'œuvre et
les machines ? Une fois que tu te seras renfloué, tu lui rembourseras
son apport. Tout le monde sait que Matt de Capistrano est un
investisseur et qu'il est très riche !
— Mais ce n'est pas en jouant les philanthropes qu'il s'est enrichi,
loin de là... Il a plutôt une réputation d'homme d'affaires sans états
d'âme, enchaîna Robert avec cynisme. Seuls les gros chiffres
d'affaires et les excellents bénéfices l'intéressent. Pourquoi traiterait-
il avec une entreprise de travaux publics en difficulté alors que les
plus prestigieuses lui offrent un pont d'or ? Cesse un peu de rêver,
Georgia.
Sur ces mots, Robert s'accouda à son bureau sur lequel
s'amoncelait le courrier du matin. Il n'avait décacheté que la lettre
l'informant que l'appel d'offre pour la construction du parc de loisirs
avait été remporté par Mike Sanderson.
— Mais enfin, Robert..., insista Georgia.
— Il n'y a pas de mais ! Matt de Capistrano sait où sont ses
intérêts. En affaires, il est plus intelligent et plus redoutable que
Mike Sanderson. La preuve, son projet de construire des
résidences de grand luxe sur un terrain dont personne ne voulait et
qu'il a acheté pour une bouchée de pain va lui rapporter une fortune
!
Cette fois, Georgia ne put transiger avec ses convictions
écologistes, et elle fronça le nez en signe de désaccord.
— Construire sur ce parc naturel est un véritable sacrilège ! La
faune et la flore y sont très riches. On y a même découvert des
papillons rarissimes, quand j'étais encore étudiante.
— Mais les papillons ne rapportent rien, déclara Robert en
haussant les épaules. Ni la flore ou la faune, et encore moins la
philanthropie... D'ailleurs, si j'étais aussi impitoyable que Matt de
Capistrano, mon entreprise ne serait pas menacée de faillite...
— Ne parle pas comme ça ! l'interrompit-elle, le regard étincelant.
Toi, au moins, tu as du cœur, et tu n'as pas hésité à sacrifier ton
entreprise pour prendre soin de Sandra. Ce Matt de Capistrano ne
t'arrive pas à la cheville. Tu vaux dix fois mieux, même cent fois
mieux que cet opportuniste et...
Une voix glaciale mâtinée d'un léger accent espagnol l'interrompit.
— Je n'ai pourtant pas l'impression que nous ayons été présentés ?
Robert et Georgia se détournèrent d'un même mouvement vers la
porte du bureau restée ouverte. Un homme très brun et de haute
taille les toisait. Matt de Capistrano ! se dit-elle, horrifiée qu'il ait pu
surprendre ses paroles. Pourtant, tandis qu'elle le regardait, elle ne
put s'empêcher d'admirer sa prestance. Costume sur mesure,
chemise immaculée et cravate de soie, il incarnait la distinction. Une
élégante jeune femme, dont le joli visage était pour l'heure altéré par
une expression pincée, l'accompagnait. Sa secrétaire ? Son épouse
?
Georgia s'en désintéressa très vite et reporta son regard sur Matt de
Capistrano, sans arriver à dissimuler son admiration.
— Monsieur de Capistrano, je présume ?
Elle s'éclaircit la voix alors qu'il acquiesçait brièvement sans la
quitter des yeux.
— Je suis désolée... je ne savais pas que vous étiez là..., balbutia-t-
elle.
Puis elle prit une profonde inspiration et enchaîna d'une voix plus
ferme :
— Pour répondre à votre question, effectivement, nous ne nous
sommes jamais rencontrés. Par ailleurs, je n'ai aucune excuse pour
mon impolitesse...
— Heureux de vous l'entendre dire, répondit-il sans se dégeler.
Déjà Robert se levait et s'avançait, main tendue, vers son visiteur
immobile.
— Je me présente, Robert Millett, et voici ma sœur, Georgia. Ne lui
en veuillez pas, elle tentait seulement de me remonter le moral... Ses
paroles n'avaient rien de personnel.
. Un silence tomba qui parut durer une éternité, mettant Georgia au
supplice. Enfin, Matt de Capistrano accepta la main toujours tendue
de Robert.
— Comme vous l'avez deviné, je suis Matt de Capistrano, dit-il,
hautain. Et voici mon assistante, Pépita Vilaseca.
Georgia tendit sa main à la jeune femme qui se décida après
hésitation à la lui effleurer du bout des doigts pour la retirer aussitôt.
Pas un sourire ne déridait son ravissant visage éclairé par deux
prunelles d'ébène rehaussées par un maquillage sophistiqué... Toute
l'attitude de Pépita Vilaseca semblait lui signifier qu'elle lui faisait un
immense honneur en acceptant de la saluer.
Georgia observa ensuite Matt de Capistrano et eut la confirmation
de sa première impression : il était infiniment séduisant... Bien plus,
sa mâle beauté la fascinait. Avec pareil physique, nul doute que le
bel Espagnol devait avoir une personnalité et une énergie hors du
commun.
— Remontez-vous toujours le moral à votre frère avec cette
fougue, mademoiselle Millett ? demanda soudain Matt de
Capistrano avec une politesse glaciale.
Arrachée à ses pensées, Georgia sursauta et s'empourpra en se
rendant compte qu'elle le dévisageait avec une indécence qui frisait
l'impolitesse.
Que ne pouvait-elle se dérober à l'éclat de ses prunelles grises
pleines de dédain et disparaître dans un trou de souris..., songea-t-
elle, humiliée.
Comme Matt de Capistrano lui tendait sa main sans attendre sa
réponse, elle la serra avec une hésitation inquiète et fut aussitôt
étonnée par le frisson qui la parcourut. Elle tenta alors de masquer
son trouble, de peur qu'il ne le devine et ne s'en moque, mais,
décidément troublée par son extraordinaire charisme et dominée
par son regard plein d'arrogance, elle eut du mal à se ressaisir.
— Mes méthodes sont en général plus douces, répondit-elle enfin
dans un souffle.
— Alors quelle mouche vous a piquée, aujourd'hui ? Pourquoi
m'avoir choisi comme victime ?
Son accent espagnol à peine perceptible donnait des inflexions
chaudes à sa voix, mais le ton restait néanmoins glacial. Cet étrange
contraste lui donnait la chair de poule, constata Georgia, réprimant
de nouveaux frissons.
— Vous n'auriez jamais dû entendre ces paroles, riposta-t-elle avec
une vivacité qu'elle regretta aussitôt.
— Désolé, mademoiselle Millett, mais c'était involontaire de ma
part..., rétorqua-t-il, caustique.
— Comme Robert vous l'a déjà dit, ma remarque n'avait rien de
personnel.
— Décidément, vous aggravez votre cas, mademoiselle Millett.
Quand quelqu'un a l'audace de m'offenser, qui plus est avec cette
virulence, je préfère qu'il le fasse pour de bonnes raisons.
S'il ne cessait pas de l'écraser de sa morgue, elle aurait bientôt un
excellent motif de l'insulter ! constata-t-elle, énervée. Mais elle se
raidit et hocha la tête pour lui prouver sa sincère contrition.
— Que puis-je faire, sinon vous renouveler toutes mes excuses,
monsieur de Capistrano ?
La laisserait-il enfin tranquille ?
— Vous travaillez ici ?
Déconcertée, Georgia hésita. Si elle répondait par l'affirmative, et
que Matt de Capistrano se considérait vraiment insulté par les
paroles malheureuses qu'il venait de surprendre, il risquait de refuser
tout net de la revoir, donc de traiter avec l'entreprise de Robert. Et
elle ne pouvait supporter l'idée que son frère dépose le bilan...
Alors mentir ? Mais si Matt de Capistrano travaillait avec Robert, il
devinerait très vite la vérité...
Pour résoudre son dilemme, elle décida de biaiser.
— Je travaille avec mon frère de temps à autre.
— De temps à autre, répéta Matt de Capistrano, sceptique.
Robert toussota pour attirer l'attention sur lui, mais cet artifice
demeura sans effet : Matt de Capistrano l'ignora superbement.
— Si je comprends bien, nous nous reverrons dans ces bureaux...
de temps à autre, mademoiselle Millett ?
A moins qu'il ne refuse de traiter avec Robert, pensa Georgia en un
éclair.
— A moins que ma présence ne vous indispose, monsieur de
Capistrano, rétorqua-t-elle en soutenant son regard gris sans ciller.
Au silence qui s'ensuivit, Georgia devina que son aplomb l'avait
surpris et elle s'en réjouit. Puis, comme il tournait les yeux vers
Robert, elle fut soulagée de ne plus être au centre de son attention.
— Je suis venu pour discuter affaires, monsieur Millett. Comme je
suis un homme très occupé, j'espère que vous avez préparé les
dossiers que je vous avais demandé par téléphone ?
— Bien sûr, monsieur de Capistrano, mais...
— Nous avons déjà perdu beaucoup de temps, alors allons droit au
but, çoupa-t-il sans l'écouter.
L'arrogant personnage ! fulminait Georgia. Elle mourait d'envie de
lui dire sa façon de penser sur ses manières ! A ce moment précis,
le regard gris de Matt de Capistrano revint se poser sur elle.
— Vous avez une objection, mademoiselle Millett ? de-manda-t-il
avec hauteur.
Et en plus, il lisait dans ses pensées ! se dit-elle, estomaquée.
— Votre avis m'intéresse, car je devine que vous êtes la secrétaire
particulière de votre frère, même si vous êtes présente dans ces
bureaux seulement de temps à autre, persifla-t-il.
— En effet, répondit Georgia, s'efforçant de garder son sang-froid.
— Comme c'est pratique d'avoir un emploi qui vous tombe du ciel,
alors que tant de personnes se battent sur le marché du travail et
doivent faire leurs preuves auprès de leur employeur, commenta
Matt de Capistrano du bout des lèvres.
Se vengeait-il ? Sans doute, sinon pourquoi prendrait-il tant de
plaisir à l'humilier ? Il était décidément odieux, se dit Georgia,
blessée par ces commentaires injustes.
— Quoi que vous en pensiez, je suis une excellente secrétaire,
monsieur de Capistrano, répondit-elle avec sécheresse.
Elle avait en effet travaillé comme secrétaire intérimaire pendant les
vacances universitaires, pour que Robert et Sandra ne supportent
pas seuls le coût de ses études. Les entreprises qui l'avaient
embauchée s'étaient toujours félicitées de son travail. Forte de son
expérience, Georgia s'était perfectionnée en informatique, économie
et comptabilité, à l'université, pour finalement se spécialiser dans la
publicité.
— Vous avez sans doute suivi une formation accélérée en
secrétariat ?
— Pas vraiment, riposta-t-elle avec une irritation croissante.
— Ma sœur est diplômée en techniques de création publicitaire,
intervint Robert, à l'évidence inquiet de la tournure que prenait la
conversation.
Matt de Capistrano l'avait évidemment entendu, mais il ne lui
accorda pas un regard.
— Alors pourquoi gâcher vos talents en travaillant pour votre frère,
mademoiselle ? Manque d'ambition ? Hésitation ? Paresse ?
— Georgia a démissionné de son travail il y a quelques mois,
intervint de nouveau Robert, mais avec froideur cette fois. Elle
travaillait dans une agence de publicité où elle était très appréciée.
Elle a quitté son emploi pour me rendre service, pas sur un coup de
tête ou par caprice, comme vous vous plaisez à le penser, monsieur
de Capistrano. En fait, ma femme dirigeait mon service
administratif...
— Tu n'as pas à lui donner d'explications ! l'interrompit Georgia qui
ne maîtrisait plus sa colère.
— ... et elle est morte, il y a six mois, acheva Robert sans lui prêter
attention.
Dans le silence qui suivit, Georgia posa la main sur le bras de son
frère, remarquant que Pépita Vilaseca se rapprochait de Matt de
Capistrano avec le même geste. Etaient-ils intimes ?
— Je suis désolé, monsieur Millett, reprit enfin Matt de Capistrano.
Mon indiscrétion et mon manque de discernement sont
inexcusables, et je vous fais mes plus sincères excuses. Je ne savais
pas que vous aviez perdu votre femme...
— Vous n'aviez aucune raison de le savoir, déclara Robert avec
résignation.
Vu la tournure des événements, Matt de Capistrano n'allait pas
tarder à prendre congé sans demander son reste...
— Certes, néanmoins j'ai ravivé votre chagrin, et j'en suis
profondément désolé.
Son léger accent donnait des inflexions mélodieuses, presque
douces, à ses paroles maintenant conciliantes, pourtant l'atmosphère
dans le bureau resta lourde et tendue.
— Oublions tout cela, déclara Robert avec un geste las, et
revenons au but de ce rendez-vous. Ma situation a évolué depuis
notre dernière conversation... J'ai appris ce matin que j'avais perdu
un gros budget qui m'aurait permis de financer la main-d'œuvre et
les machines nécessaires à la réalisation de votre projet.
— Votre budget prévisionnel serait donc revu à la baisse, monsieur
Millett ?
Matt de Capistrano parlait de nouveau en homme d'affaires, et
Georgia avait le sentiment déplaisant d'être devenue invisible.
— En fait, si ma banque accepte de me faire un prêt, je pourrai
travailler pour vous selon les conditions dont nous étions convenus,
reprit Robert avec prudence.
— Votre banque refusera, coupa Matt de Capistrano d'un ton
froid. Si je comprends bien, votre entreprise a des difficultés
financières ?
— Je suis en effet au bord de la faillite...
— Mais c'est parce que mon frère s'est consacré à sa femme et à
ses enfants, monsieur de Capistrano, intervint Georgia avec flamme.
C'est le meilleur ingénieur de travaux publics de la région, tout le
monde vous le dira, et...
— Georgia, je t'en prie, reste en dehors de cette conversation,
coupa Robert, au comble de l'embarras.
— Mais tu es un excellent ingénieur, alors dis-le-lui ! Bats-toi !
insista-t-elle avec l'énergie du désespoir.
— Georgia !
Robert n'avait pas élevé la voix, mais elle comprit qu'elle avait
dépassé la mesure et elle se tut.
— Il vaudrait mieux que vous nous laissiez seuls, mademoiselle
Millett, déclara Matt de Capistrano.
Il accompagna ses paroles d'un léger mouvement de la tête pour lui
montrer la porte. Elle retint la repartie mordante qu'elle avait au
bout de la langue en croisant le regard impérieux de son frère, et
sortit, furieuse.
Une fois seule, elle rongea son frein et fixa la porte du bureau de
Robert, maintenant fermée, tendant l'oreille pour saisir
d'imperceptibles bribes de conversation. Les minutes s'égrenaient
avec une lenteur insupportable et son anxiété croissait.
Pourquoi l'entretien s'éternisait-il ? En homme d'affaires pressé,
Matt de Capistrano ne devait pas s'embarrasser de circonvolutions
pour signifier ses décisions, surtout pour mettre fin à un projet de
collaboration. Georgia était en effet persuadée que l'insolence et le
manque de diplomatie dont elle avait fait preuve avaient réduit à
néant les dernières chances de Robert de sauver son entreprise...
Matt de Capistrano ne devait jamais pardonner une offense,
d'autant que personne ne devait jamais avoir l'aplomb de le défier...
Elle maudissait son impétuosité et sa malchance. Pourquoi leur
visiteur était-il arrivé à ce moment précis ? Et pourquoi avait-elle
laissé la porte ouverte ? D'ailleurs, jamais elle ne se serait emportée,
si Robert l'avait avisée de sa faillite plus tôt !
Quand la porte s'ouvrit, Georgia, dérangée dans ses pensées,
sursauta et croisa le regard sans complaisance de Matt de
Capistrano.
— Alors on rêvasse, mademoiselle Millett ?
Il avait prononcé ces mots d'un ton badin, presque amusé, que
démentait pourtant l'expression glaciale de son visage.
— Que peut faire une petite secrétaire, sinon rêvasser ? répondit-
elle froidement.
Il s'approcha de son bureau avec un sourire félin.
— Je téléphonerai à votre frère à 17 heures très précises. Cet appel
est très important, alors faites en sorte que la ligne soit libre.
La prenait-il pour une midinette pendue toute la journée au
téléphone ? s'indigna Georgia, ulcérée par son ton légèrement
méprisant.
— Je vais tout de suite prévenir mes amis, mon coiffeur et mon
esthéticienne de ne pas téléphoner entre 17 et 19 heures, dit-elle,
d'un ton suave.
Matt de Capistrano pinça les lèvres.
— Mon temps est précieux, mademoiselle Millett, alors je suis ravi
de votre compréhension.
— Je vous en prie, monsieur de Capistrano.
Il soutint son regard encore un instant, puis il se détourna et sortit,
suivi de son assistante et de Robert, qui se chargeait de les
raccompagner jusqu'à leur véhicule pour éviter une nouvelle
confrontation entre Georgia et l'homme d'affaires. Quand la porte se
referma derrière eux, Georgia s'adossa à son fauteuil et laissa
échapper un soupir de soulagement. Enfin seule... Toutefois, l'odeur
de l'after-shave de Matt de Capistrano l'enveloppait
imperceptiblement, lui rappelant sa présence au lieu de la lui faire
oublier comme elle l'aurait désiré.
Elle secoua la tête et se leva pour aller regarder discrètement par la
fenêtre.
Matt de Capistrano montait maintenant dans une Mercedes gris
métallisé à la suite de Pépita Vilaseca. Georgia l'observait, pensive.
Il était intimidant avec sa forte personnalité et sa séduction si virile.
Aucune femme ne pouvait rester indifférente à un tel homme...,
soupira-t-elle en détournant les yeux pour conjurer l'étrange
fascination qu'il exerçait sur elle. Quel soulagement qu'il parte... Bon
vent et qu'elle ne le revoie jamais !
Mais comment pouvait-elle le souhaiter ? se ravisa Georgia aussitôt
prise de remords. L'entreprise de Robert, le travail de toute une vie,
dépendait en effet de Matt de Capistrano...
A cet instant, son frère rentra, tout sourires.
— La chance tourne, les affaires vont reprendre !
— Il va t'aider ?
— Rien n'est encore joué, mais c'est possible...
Tandis qu'elle s'efforçait d'assimiler cette information réjouissante,
elle fut surprise de constater qu'elle n'éprouvait pas l'enthousiasme
qu'elle aurait dû ressentir. C'est alors qu'elle prit conscience de la
raison qui la poussait à réagir ainsi ; le bel Espagnol lui était
profondément antipathique. Elle avait d'ailleurs ressenti une grande
animosité à son égard dès l'instant où leurs regards s'étaient croisés.
Elle ne le connaissait pas, n'avait guère échangé qu'une douzaine de
paroles avec lui, pourtant elle le détestait plus qu'elle n'avait jamais
détesté personne au monde. Enfin, presque personne..., se dit-elle,
songeant malgré elle à Glen.
— En tout cas, M. de Capistrano n'exclut pas la possibilité de
travailler avec nous. Il me donnera sa réponse ce soir, quand il aura
mené sa petite enquête sur mon entreprise. Je ne peux pas l'en
blâmer, j'aurais fait la même chose.
Si Robert essayait de modérer son optimisme, en revanche, il ne
pouvait contenir son soulagement. Emue par l'espoir qui le
transfigurait, Georgia oublia un instant son antipathie envers Matt de
Capistrano.
— Qui va-t-il interroger ? demanda-t-elle, haussant ses fins
sourcils.
— Le directeur de la banque, mon comptable et différents clients.
J'ai promis à M. de Capistrano de les prévenir, afin qu'ils mettent
toutes les informations utiles à sa disposition. C'est mon dernier
espoir... S'il me donne son accord ce soir, nous sommes sauvés !
En revanche, s'il refuse, c'est fini... Je devrais vendre la maison où
nous avons été si heureux. Les jumeaux ont déjà perdu leur mère et
ils ne méritent pas cela...
— Sois confiant. De toute façon, quoi qu'il arrive, nous resterons
toujours tous ensemble.
Et tant pis si un petit appartement serait moins agréable que la jolie
maison de Robert avec son jardin et la cabane qu'il avait construite
pour les enfants, deux ans plus tôt...
— Mais j'espère que ce sera dans ma maison, murmura Robert.
Un silence tomba et il ajouta :
— Maintenant, au travail... Nous avons une longue journée devant
nous.
Georgia afficha tout à coup un air contrit.
— Au fait, je suis désolée pour mes paroles de tout à l'heure. Je ne
savais pas qu'il était là... J'ai cru mourir-de honte.
— Moi aussi, avoua Robert en secouant la tête. J'avais oublié
combien tu peux être spontanée quelquefois, petite sœur.
Le reste de la journée de Georgia fut rythmé par de nombreux
appels téléphoniques et la frappe du courrier urgent. Sur les
charbons ardents, Robert ne pouvait rester en place. Ni lui ni
Georgia ne purent avaler une bouchée, à l'heure du déjeuner. En fin
d'après-midi, elle avait les nerfs à vif.
Sa décision était prise ; si Matt de Capistrano sauvait Robert de la
faillite, elle démissionnerait sitôt qu'elle aurait trouvé une
remplaçante et s'inscrirait dans une agence d'intérim. Non seulement
elle gagnerait plus d'argent, mais elle serait aussi plus disponible
pour les jumeaux. Elle envisageait même de travailler en free lance
dans la publicité. Il suffisait pour cela qu'elle remanie son CV et
réalise un book pour prospecter. Elle regrettait en effet son ancien
emploi de conceptrice de publicité, malgré des conditions de travail
parfois difficiles. Certes, l'agence de publicité où elle travaillait
autrefois se trouvait à Watford, à l'autre bout de Sevenoaks où ils
habitaient, mais les studios de création affluaient dans cette partie du
grand Londres.
Depuis six mois qu'elle était devenue tutrice des jumeaux, femme
d'intérieur, secrétaire et confidente de Robert, elle n'avait guère eu
le temps de souffler. C'est dire si elle ne se sentait pas d'humeur à
subir, en plus, les vexations de Matt de Capistrano, se dit Georgia,
heureuse d'avoir trouvé une solution pour ne plus jamais le
rencontrer.
La sonnerie du téléphone la fit soudain sursauter.
Elle jeta un coup d'œil sur son bracelet-montre et vit qu'il était très
exactement 17 heures. C'était sans doute lui..., soupira-t-elle tout en
décrochant non sans avoir pris une profonde inspiration.
— Bonjour, Millett's builders...
— Mademoiselle Millett ? Matt de Capistrano. Je désire
m'entretenir avec votre frère, pouvez-vous me le passer, s'il vous
plaît ?
Sa voix fit courir un imperceptible frisson dans son dos.
— Tout de suite, monsieur de Capistrano, répondit-elle d'un ton
bref.
— Merci.
Au téléphone, sa voix lui parut encore plus sexy, plus riche en
inflexions viriles... Et son accent espagnol lui donnait une note
exotique, songea Georgia, alors qu'elle transférait l'appel sur le
poste de Robert. Elle s'en voulut aussitôt d'être aussi sensible à son
charme, et tenta de se ressaisir. Matt de Capistrano possédait une
voix de velours, certes, mais il n'en était pas moins arrogant,
méprisant et détestable !
Quand, un moment plus tard, Robert ouvrit la porte de son bureau,
un large sourire aux lèvres, Georgia devina avant même qu'il ne
prenne la parole que Matt de Capistrano le sauvait d'une inévitable
faillite...
2.
— Bonjour, mademoiselle Millett. Ravi de vous revoir.
A la vue de Matt de Capistrano, Georgia sursauta et rougit aussitôt.
Malgré la froideur de son regard gris, elle eut l'impression que la
température devenait caniculaire dans son bureau. Pourtant, Robert
l'avait informée de sa venue dans la matinée, et elle avait eu le temps
de se préparer à leur nouvelle rencontre, se promettant de rester de
marbre face à son arrogance...
— Bonjour, monsieur de Capistrano, balbutia-t-elle enfin.
En son for intérieur, elle ne pouvait s'empêcher d'admirer sa
prestance. En jean et en polo, il était aussi séduisant qu'en
costume... Sans doute avait-il adopté cette tenue décontractée pour
se rendre sur le futur chantier avec Robert, les architectes et les
géomètres ? Quoi qu'il en soit, la simplicité de ses vêtements
rehaussait sa beauté mâle, constata-t-elle, saisie par une étrange
émotion.
Mais soucieuse de ne pas lui montrer son trouble, elle fit un effort
pour se ressaisir.
— Robert vous attend, alors si vous voulez bien entrer. ..
Elle accompagna ses paroles d'un geste vers le bureau de son frère.
— Pas tout de suite, mademoiselle Millett. Auparavant, j'aimerais
que nous ayons tous les deux une petite conversation.
Pour lui reprocher une nouvelle fois ses paroles malheureuses et son
manque de tact de la semaine dernière ? Si tel était le cas, Matt de
Capistrano était bien le despote qu'elle soupçonnait être. En tout
cas, mieux valait garder un profil bas s'il voulait continuer à travailler
avec l'entreprise de Robert, songea-t-eïle, s'intimant aussitôt au
calme.
— Oui, monsieur ?
Il se rapprocha, et elle eut l'impression que l'air autour d'elle se
raréfiait.
— Ne soyons pas si cérémonieux. Appelons-nous par nos
prénoms, comme c'est l'habitude en Angleterre entre collègues de
travail.
Elle retint un sourire. En dépit de sa connaissance des usages de ce
pays et de sa maîtrise de la langue, Matt de Capistrano était
espagnol de la tête aux pieds !
— Comme vous voulez, monsieur.
— Matt. Appelez-moi Matt.
Ses prunelles grises, presque noires, étaient ombrées par des cils
étonnamment longs pour un homme, remarqua Georgia, le
dévisageant ouvertement. Il était très grand, en tout cas, bien plus
grand que dans son souvenir... et si impressionnant.
— Eh bien, appelez-moi Georgia, prononça-t-elle enfin. Il
acquiesça. Un petit silence tomba, et il reprit :
— Je voulais évoquer un autre problème avec vous : mon
assistante, Pépita Vilaseca, s'est foulée la cheville, ce matin.
J'aimerais que vous la remplaciez et que vous m'accompagniez sur
le site du futur chantier, aujourd'hui.
Pour bafouiller toute la journée et commettre de nouvelles gaffes ?
Eh bien, non ! se rebella-t-elle aussitôt. Pépita Vilaseca avait
vraiment mal choisi son jour pour se fouler la cheville ! Mais avec
un peu de chance, une situation si désagréable ne se reproduirait
pas de sitôt. Dès que Matt de Capistrano aurait donné le coup
d'envoi de son projet, il ne reviendrait pas avant longtemps dans les
bureaux de Robert, trop occupé par ses nombreuses affaires.
Quant à elle, elle avait la ferme intention de démissionner de son
poste au plus vite. De cette façon, elle échapperait définitivement
aux sollicitations de Matt.
Forte de cette décision, elle put lui répondre d'une voix posée :
— Demandez son autorisation à Robert. Si je vous accompagne sur
le site, il faudra en effet fermer les bureaux, ce qui n'est pas très
pratique. J'attends de nombreux coups de téléphone et je dois gérer
les affaires courantes.
— Je suis certain que l'entreprise possède un répondeur
téléphonique, déclara Matt avec désinvolture.
— Bien sûr, mais...
— De toute façon, vous ne serez pas absente toute la journée,
coupa-t-il sans l'écouter. Dès que les discussions entre architectes
et géomètres seront terminées, à l'heure du déjeuner, vous
reviendrez travailler.
Furieuse de cet abus d'autorité, elle craignit de s'emporter et se
mordit la lèvre.
— Je vous répète que vous feriez mieux d'en parler à Robert.
— Si Robert est d'accord, acceptez-vous de remplacer mon
assistante aujourd'hui ?
Pas pour tout l'or du monde ! lui répondit-elle en pensée.
— Bien sûr, monsieur, enfin, Matt, répondit-elle, à bout de
patience.
— Je vous remercie, Georgia.
Prononcé avec l'accent espagnol, son prénom était doux et
mélodieux, constata-t-elle, comme elle levait les yeux sur lui,
étrangement troublée.
Dans le silence qui tombait, il la fixait avec une attention gênante.
— Vous ne m'aimez pas..., déclara-t-il soudain d'une voix paisible.
Sidérée, elle fut incapable de lui répondre.
— En ce qui me concerne, cela m'est égal, continua Matt du même
ton, sans cesser de l'observer. Et vous ?

— C'est que...
Humiliée par son manque de reparties, elle sentit la moutarde lui
monter au nez. La prenait-il pour une petite secrétaire
impressionnable parce qu'il sauvait l'entreprise de son frère de la
faillite ? Qu'à cela ne tienne, il allait vite changer d'avis !
Elle lui adressa un regard fier.
— Mes sentiments pour vous n'interféreront pas avec nos relations
professionnelles, dit-elle froidement.
— Vous m'en voyez ravi.
Si son visage restait impassible, sa voix trahissait un amusement qu'il
ne cherchait pas à masquer, constata-t-elle ensuite, piquée au vif.
— De toute façon, j'envisage de quitter l'entreprise de Robert,
annonça-t-elle d'un ton de défi. Je vais travailler en intérim, ce qui
me permettra de consacrer plus de temps aux enfants. Je doute
donc que nos chemins se croisent d'ici longtemps.
Matt s'assit sur un coin de son bureau, envahissant aussitôt son
espace intime. Il émanait de lui une odeur délicieusement masculine
qu'elle ne pouvait ignorer et qui titillait ses sens.
Sa colère céda de nouveau la place à ce curieux trouble qui
l'envahissait par intermittence depuis l'entrée de Matt dans le
bureau.
— Parlez-moi des enfants de votre frère. Quel âge ont-ils ?
— Annie et David ont huit ans.
Par chance, malgré son émoi, sa voix était ferme.
— Les jumeaux sont plutôt dégourdis et ils ont beaucoup d'amis,
continua-t-elle. Leur institutrice était la meilleure amie de Sandra,
alors elle les couve comme une poule ses poussins.
— Et comment votre frère surmonte-t-il la mort de sa femme ?
Tandis qu'il se penchait vers elle avec intérêt, elle sentit soudain son
cœur battre à tout rompre. C'était bizarre, en général, elle restait de
bois face aux clients masculins de Robert. Son trouble croissant
face à Matt de Capistrano l'étonnait d'autant plus qu'elle le détestait.
— Robert a des hauts et des bas... Sandra était toute sa vie, reprit-
elle, le souffle un peu court. Il la connaissait depuis l'enfance, et
après leur mariage ils ont travaillé ensemble. Ils ne pouvaient vivre
l'un sans l'autre...
Un silence ponctua ses paroles. Matt semblait pensif. Il n'en était
que plus séduisant..., songea-t-elle en un éclair. Mais en était-il
conscient ?
— Un tel amour est rare, dit-il enfin, même exceptionnel à une
époque où les gens se marient comme ils font leurs courses au
supermarché.
— Votre vision du mariage est plutôt cynique.
— Non, réaliste. Les gens achètent un produit, l'essaient, puis s'en
lassent, alors ils en cherchent un autre, puis encore un autre. Et ces
consommateurs insatiables profitent aux avocats spécialisés dans les
divorces...
— Tous les mariages ne sont pas si superficiels ! protesta Georgia.
De nombreux couples s'aiment et restent ensemble pour la vie.
Une lueur railleuse passa dans ses prunelles grises.
— Vous croyez encore à l'amour éternel ? Vous êtes naïve, bien
trop idéaliste !
Autrefois, oui, mais plus maintenant ! riposta-t-elle en son for
intérieur.
— Vous ne savez rien de moi, alors ne me jugez pas... Un autre
silence tomba. A l'évidence, sa froideur avait découragé Matt de
poursuivre la conversation, se dit-elle, scrutant son visage
insondable.
C'est cet instant que Robert choisit pour surgir de son bureau. Il
adressa aussitôt un sourire chaleureux à Matt.
— Il me semblait bien avoir entendu des bruits de conversation !
Entrez, Matt, je vous en prie. Il y a certaines choses dont j'aimerais
vous parler avant de partir sur le site.
Alors que la porte se refermait derrière les deux hommes, Georgia
se laissa aller contre le dossier de sa chaise et posa les mains sur
ses joues empourprées par l'émotion. Puis elle songea de nouveau
qu'elle n'avait pas du tout envie d'accompagner Matt sur le futur
chantier. Non content de lui imposer son autorité, il contrariait
également ses projets.
En effet, elle avait décidé de profiter du fait qu'elle serait seule au
bureau pour passer plusieurs coups de téléphone, en vue
d'organiser la fête d'anniversaire des jumeaux. Annie et David
auraient huit ans dans deux semaines, mais, avec les soucis de ces
derniers temps, Robert et elle l'avaient complètement oublié. Sandra
ayant toujours fait un événement de l'anniversaire des enfants,
Georgia désirait maintenir cette tradition. Les enfants seraient ainsi
rassurés de constater que le monde continuait de tourner, en dépit
de la mort de leur mère. Mais comme Robert avait avoué être
incapable de supporter une maison en liesse, Georgia avait décidé
de louer une salle et diverses attractions.
Le bourdonnement de l'Interphone et la voix de Robert la tirèrent
soudain de ses pensées.
— Georgia ? J'aimerais que tu viennes nous rejoindre. Prends ton
bloc et sois gentille de nous amener le café.
Que présageait cette réunion improvisée ? se demanda-t-elle,
acquiesçant sans enthousiasme.
Soucieuse, elle choisit les plus jolies tasses et disposa les biscuits
préférés de son frère sur une assiette. Ce dernier avait tant maigri
depuis la mort de Sandra qu'elle s'efforçait de flatter sa
gourmandise avec des friandises.
Quand le café fut prêt, elle défroissa sa jupe du plat de la main et
reboutonna le col de sa chemise. Aujourd'hui, elle avait fait des frais
de toilette en prévision de la visite de Matt de Capistrano. Pourtant,
elle se moquait bien de lui plaire ! Mieux, ce qu'il pensait d'elle lui
était complètement égal. Mais depuis qu'elle était la secrétaire de
Robert, elle s'habillait avec soin, consciente que l'apparence était
importante dans un métier non seulement consacré aux tâches
administratives, mais aussi aux relations publiques, conclut-elle en
entrant dans le bureau de son frère.
Jambes croisées, Matt était assis dans le fauteuil réservé aux
visiteurs. Sa pose était nonchalante, virile et d'autant plus élégante
qu'il ne paraissait pas le moins du monde conscient de sa séduction,
songea Georgia dont le trouble se réveilla aussitôt. Mal à l'aise sous
son regard, elle servit le café, proposa les biscuits, et s'assit, mains
croisées sur les genoux, sa tasse à portée de main. Elle n'entendait
pas montrer sa gêne et encore moins se laisser distraire par Matt de
Capistrano.
La conversation reprit.
— Vous pensez vraiment que Walter Mains et George Jenson
doivent partir en retraite ? demanda Robert à Matt.
Saisie par cette nouvelle, Georgia oublia aussitôt sa promesse de
rester impassible.
— Mais c'est impossible !
Ces deux maçons travaillaient pour Robert depuis la création de
son entreprise, quatorze ans plus tôt, et ils considéraient Georgia
comme leur petite-fille. L'été suivant la mort de ses parents, elle
avait même passé ses vacances en France avec Walter et sa
femme. Pendant deux semaines, le couple avait essayé de la
distraire de son chagrin avec une sollicitude qu'elle n'avait jamais
oubliée.
Matt tourna vers elle un regard hautain et haussa les sourcils,
manifestement agacé.
— Ils font partie de notre famille ! reprit Georgia ardemment.
— J'en suis ravi, rétorqua Matt, mais Walter Jenson a dépassé l'âge
de la retraite, et George Mains va bientôt avoir soixante-cinq ans.
— Il n'empêche que ce sont d'excellents maçons, continuat-elle
avec emportement.
— Mais trop âgés et pas assez compétitifs, expliqua Matt
froidement. Votre frère a sans doute perdu beaucoup d'argent, ces
dernières années, en gardant Jenson et Mains dans son entreprise.
Je ne doute pas qu'ils aient été d'excellents travailleurs par le passé,
mais au cours de ces douze derniers mois, Jenson a souvent été en
arrêt maladie à cause de son arthrite. Quant à Mains, son accident
de l'année dernière l'a beaucoup affaibli, et il a de fréquents vertiges.
C'est dangereux...
— Vous ne connaissez rien d'eux, coupa Georgia avec un regard
irrité. Ce sont de véritables artisans !
— Sans doute, mais je vous répète qu'ils sont trop âgés. Votre
frère doit embaucher une main-d'œuvre jeune et compétitive, la
survie de son entreprise en dépend. C'est la réalité et je regrette
qu'elle vous attriste, conclut Matt, impitoyable.
— Je suis en effet triste et consternée !
Ignorant les signes désespérés que lui adressait Robert, elle se leva.
— George et Walter ont soutenu Robert à la création de son
entreprise, et vous voulez maintenant les jeter à la porte. Quelle
récompense pour leur fidélité ! Mais c'est sans doute un mot dont
vous ne connaissez pas la signification. Vous êtes riche à millions,
tout ce que vous touchez se transforme en or, mais vous êtes
insatiable. Vous sacrifiez Walter et George au profit et à la
rentabilité.
Elle se tut, hors d'haleine.
— Vous avez fini, maintenant ? s'enquit Matt.
Il ne manifestait ni colère ni impatience. En revanche, son regard
avait la dureté de l'acier.
— Asseyez-vous, mademoiselle Millett.
— Je ne pense pas que...
— Je vous ai demandé de vous asseoir ! coupa-t-il, glacial.
Domptée, elle obéit.
— Votre frère reconnaît les mérites de ses deux ouvriers. Ils
partiront en retraite avec une prime très généreuse, reprit-il d'un ton
sans appel. Par ailleurs, permettez-moi de vous rappeler qu'une
entreprise de travaux publics n'est pas une œuvre de philanthropie,
et que tout travailleur a le droit à la retraite. Des ouvriers trop âgés
courent des risques et en font courir à leurs collègues. Le profit et la
rentabilité passent avant toute chose, et si l'entreprise de votre frère
a frôlé la faillite, c'est à cause de son manque de compétitivité.
Enfin, réjouissez-vous, car si la faillite avait été prononcée une
semaine plus tôt, ce ne serait pas deux ouvriers qui seraient partis
en retraite, mais toute une équipe qui se serait retrouvée au
chômage. Dans le monde des affaires et des finances, il n'y a aucune
place pour la faiblesse, vous devriez le savoir.
Bien que reconnaissant la justesse de son discours, elle décida de
s'entêter.
— La gratitude n'a donc pas de place dans le monde impitoyable
que vous me décrivez ? Comment vont réagir George et Walter
quand ils apprendront que vous les jugez trop vieux ?
— Avec soulagement. Ils ont sans doute hâte de profiter de leur
retraite.
Sur ces mots, il croisa les bras sur sa poitrine et se carra
confortablement dans son fauteuil, sans la quitter des yeux.
Elle soutint son regard, s'efforçant de contenir la repartie mordante
qui lui montait aux lèvres. Elle en avait déjà trop dit et ne voulait pas
envenimer leurs rapports déjà tendus.
— Je pense que votre décision concernant Walter et George est
inacceptable, répliqua-t-elle enfin d'une voix qui tremblait.
— Alors n'y pensez pas.
Il but une gorgée de café et reprit à l'adresse de Robert :
— Profitez-en pour restructurer vos équipes. Effectuez un briefing
chaque semaine, distribuez des primes pour les heures de travail
supplémentaires. Vous repartirez ainsi sur des bases saines et le
résultat ne se fera pas attendre.
Georgia observait son frère, espérant qu'il lui tiendrait tête.
— Vous avez entièrement raison, acquiesça Robert.
— En ce cas, le problème est réglé, conclut Matt, imperturbable.
Puisque vous êtes d'accord pour que Georgia nous accompagne,
nous allons nous mettre en route.
Puis il se tourna vers elle et baissa les yeux sur ses pieds.
— J'espère que vous avez d'autres chaussures ?
Georgia suivit son regard. Ses escarpins neufs étaient parfaitement
assortis à sa jupe gris acier et avantageait le galbe de ses jambes.
Quelle autre partie de son corps aurait-elle pu mettre en valeur ?
Elle n'aimait guère sa poitrine trop modeste et ses hanches un peu
minces... Elle fut soudain vexée qu'il accorde si peu de
considération à sa personne et, surtout, furieuse de s'être mise en
frais pour rien.
— Je ne savais pas que je devrais aller patauger dans la boue, ce
matin, protesta-t-elle. Je n'ai pas d'autres chaussures.
— Nos bottes de caoutchouc sont toujours dans le coffre de la
voiture, intervint Robert, serviable.
Elle lui lança un regard noir qui le réduisit aussitôt au silence.
— Merci, Robert, laissa-t-elle tomber d'une voix sèche. C'était le
bouquet ! En bottes de caoutchouc, avec sa jolie jupe grise et son
coûteux chemisier vert émeraude, elle ressemblerait à une clocharde
en vadrouille, pesta-t-elle, énervée par le regard amusé que Matt lui
jetait. Tout était sa faute, et en plus, il s'amusait de son embarras !

A leur arrivée sur le futur site du chantier, Georgia oublia son


manque d'élégance pour replonger dans de lointains souvenirs.
Quand elle était venue vivre chez son frère et sa femme, cet endroit
paisible était encore en pleine campagne. Aujourd'hui, ce beau parc
boisé n'était plus qu'une oasis de verdure à la périphérie du grand
Londres.
Dans l'éblouissante matinée de mai, Georgia, nostalgique,
contemplait les boutons d'or qui tapissaient l'herbe et les nombreux
papillons qui volaient tout autour d'elle. Cet immense parc était
réputé pour la richesse de sa faune et de sa flore. Adolescente, elle
avait aimé y camper ou s'y promener pendant des heures, parfois
avec des amis, parfois seule. Et dire que ce site naturel allait
maintenant être détruit par les bulldozers de Robert... Elle était
partagée entre le chagrin de voir des souvenirs disparaître et la joie
que l'entreprise de son frère soit sauvée de la faillite... A quelque
chose malheur est bon, conclut-elle, philosophe.
A cet instant, la vue de la Lamborghini de Matt la remplit
d'amertume.
Aux dires de son frère, il avait acheté ce terrain dix ans auparavant.
A l'époque, c'était une zone verte protégée où il était interdit de
construire. A force d'obstination, il avait obtenu qu'elle devienne une
zone constructible pour y bâtir des résidences de grand standing...
Quelle tristesse, quel gâchis...
— J'ai l'impression que vous avez mordu dans un citron ? entendit-
elle soudain derrière elle.
Tirée dé ses pensées, elle sursauta et aperçut Matt qui s'approchait.
— Ecoutez, Georgia, ma décision concernant Mains et Jenson est
irrévocable, alors faites-vous-en une raison.
— Je ne pensais pas à George et à Walter.
— Alors à qui ? Qui aviez-vous envie d'envoyer en enfer?
Matt l'observait avec attention.
A quoi bon lui confier sa mélancolie ? Il se moquerait sans doute
d'elle, et elle s'énerverait... Et elle devait ménager la susceptibilité de
Matt. De lui dépendaient l'avenir de l'entreprise de Robert, la
quiétude de son frère et le bonheur des jumeaux... Si, à cause de
leurs fréquents conflits, Matt renonçait à collaborer avec Robert, il
s'adresserait à un concurrent. Au bout du compte, elle aurait fait
perdre un contrat juteux à son frère et le parc serait de toute façon
viabilisé...
— Parlons d'autre chose, dit-elle enfin d'une voix faible.
Il prit son menton dans sa main et la regarda droit dans les yeux.
— J'insiste pour que vous me dévoiliez vos pensées, si cruelles
soient-elles. J'en ai entendu d'autres !
Certaine qu'il se moquait d'elle, Georgia se raidit et se jeta à l'eau
sans regrets.
— Vous allez défigurer ce paysage magnifique avec vos projets
immobiliers... Et vous vous en moquez éperdument. Vous avez un
portefeuille à la place du cœur.
Elle comprit qu'elle avait fait mouche en voyant une expression de
surprise se peindre sur son visage. Malgré sa tristesse, elle s'en
réjouit.
— Je jouais ici quand j'étais enfant, je campais, reprit-elle. J'y ai
passé des moments merveilleux... Savez-vous que c'est le seul
véritable espace vert par ici ? Savez-vous aussi que la faune et la
flore y sont uniques ? A cause de vous, les gens ne pourront plus
venir s'y promener.
— J'aurais pu les en empêcher depuis longtemps en clôturant ce
parc, coupa Matt avec impatience. Mais je ne l'ai pas fait.
— Par paresse ou par manque de temps, vous êtes tellement
occupé à brasser vos capitaux.
— Décidément, quoi que je fasse ou dise, je ne trouverai jamais
grâce à vos yeux ! Si je comprends bien, vous ne voulez pas que
Robert construise sur ce terrain ?
— Mais bien sûr que si ! répondit-elle, irritée. Mais en même
temps, cette idée me révulse ! D'ici quelques mois, ce site naturel
sera un chantier. Vos résidences de grand luxe seront habitées par
des snobs uniquement préoccupés par leur Mercedes et leur
standing de vie...
L'air exaspéré, Matt leva les yeux au ciel.
Georgia s'en voulut de s'être ainsi empêtrée dans ses propres
contradictions. Elle aurait voulu lui expliquer qu'elle avait puisé force
et consolation en venant se promener dans ce parc. Sa paisible
beauté l'avait toujours aidée à retrouver un équilibre. Après la mort
de ses parents et la trahison de Glen, elle avait sillonné les petits
sentiers forestiers pendant des heures, apaisée par les odeurs et les
bruits fugitifs de la nature. C'était une partie de sa vie qui allait
disparaître, et elle ne pouvait décidément se faire à cette idée.
Soudain, sa colère s'évanouit. Elle soupira.
— Je suis désolée de vous avoir invectivé, Matt. Ce n'est pas votre
faute... C'est la vie.
— Merci pour ces paroles consolatrices, dit-il, sarcas-tique.
Une profonde anxiété envahit Georgia.
— J'espère que vous n'allez pas rompre votre accord avec Robert
à cause de moi ?
Il sourit et prit son menton entre ses mains.
— Non.
Puis il reprit d'une voix plus douce :
— Je vous préfère quand vous êtes virulente plutôt que suppliante...
Elle le dévisagea lentement
Par le col de son polo entrouvert, elle voyait son torse ferme et
bronzé. Son parfum viril et sensuel lui parvenait, l'enveloppant d'un
charme contre lequel elle ne pouvait lutter. Le bel Espagnol l'attirait
et lui faisait peur tout à la fois. Il était si étrange, incroyablement
fascinant... A cause de son exotisme, de leur différence de culture ?
Elle n'aurait pu le dire...
La voix de Robert l'arracha soudain à ses méditations.
— Georgia ? Matt ?
Matt laissa retomber sa main et recula.
— Nous arrivons, Robert, répondit-il sans cesser de la regarder.
Georgia me racontait ses souvenirs d'enfance dans ce parc. Très
émouvant !
Il avait galvaudé ses confidences et sa peine. Elle le détestait.
3.
Georgia prit des notes pendant la réunion concernant le futur
chantier sans faire d'autres éclats.
A l'heure du déjeuner, elle revint vers le parking avec Matt.
— Merci pour votre aide, Georgia. Voulez-vous rester déjeuner,
maintenant ?
Déjeuner convivial, conversation anodine, silences gênés et sourires
feints... Quelle horreur ! songea-t-elle avec un frisson.
— Non merci, je dois retourner au bureau.
— Vous n'allez pas déjeuner ? s'étonna Matt.
— Je mangerai un sandwich au bureau.
— Quel zèle ! Vous n'arrêtez donc jamais ? Vous êtes la crème des
secrétaires !
Son ton amusé irrita Georgia.
— Je veux profiter de ma pause déjeuner pour organiser
l'anniversaire des jumeaux. Ces dernières semaines ont été si
éprouvantes que Robert et moi avons oublié qu'ils allaient avoir huit
ans. Nous voulons leur organiser une petite fête, comme le faisait
Sandra.
— Avez-vous déjà des idées ?
Pourquoi cet intérêt subit ? s'étonna-t-elle. Homme d'affaires
multimillionnaire, Matt avait d'autres chats à fouetter qu'un simple
goûter d'anniversaire.
— J'ai l'intention de louer une salle et un château gonflable,
l'informa-t-elle à contrecœur. J'aimerais aussi trouver un
prestidigitateur.
Les yeux gris de Matt se mirent à briller sous le soleil.
— Mes neveux et nièces adorent les châteaux gonflables et les
spectacles de magie !
Il aurait donc des frères et sœurs ? Intéressant, mais difficile à
imaginer...
— Tous les enfants du monde se ressemblent, reprit-elle après un
silence.
— Qu'ils soient anglais ou espagnols, d'ailleurs, renchérit
Matt.
Il lui prit le bras avec un sourire engageant.
— Je vais vous ramener au bureau pendant que Robert s'entretient
avec les architectes et les géomètres. Je les retrouverai au pub plus
tard.
Elle s'écarta aussitôt de lui.
— Non, c'est inutile !
Puis, honteuse de son impétuosité, elle reprit plus posément.
— C'est gentil, mais ne vous dérangez pas pour moi. Je vais
prendre la voiture de Robert, il rentrera avec vous.
— Vous m'obligeriez en acceptant, Georgia.
Son ton était aimable mais sans appel. Main de fer dans gant de
velours, Matt savait comment imposer sa volonté... Personne ne
devait oser le contrarier quand il avait pris une décision. Sauf elle,
bien entendu ! Depuis leur première rencontre, ils ne cessaient de
s'affronter. Mais c'était toujours Matt qui gagnait à force
d'obstination.
— Bien, si vous insistez...
Bien que crispée, elle réussit à sourire. Matt s'inclina galamment.
Son parfum l'enveloppa comme un charme et la fit frissonner
d'émotion.
— Tout le plaisir sera pour moi, est-il besoin de le préciser ? la
railla-t-il doucement.
Georgia préféra ne pas répondre à cette repartie plus malicieuse
que moqueuse et détourna les yeux.
Pendant que Matt informait Robert qu'il raccompagnait Georgia et
qu'il le retrouverait au restaurant, elle observa la Lamborghini.
Jamais elle n'était montée dans une voiture si luxueuse. Jamais elle
n'en avait vu de si près, d'ailleurs... En d'autres circonstances, et
avec un autre conducteur que Matt, l'expérience aurait été agréable,
sinon amusante, songea-t-elle tandis qu'elle montait dans la
Lamborghini à contrecœur. La voiture était très basse, presque au
niveau du sol. A l'intérieur planait une odeur sensuelle de cuir. Matt
n'avait pas plus tôt refermé la portière derrière elle qu'un étrange
malaise l'envahissait. Quand ensuite il s'installa au volant, son trouble
ne fit que croître. Les joues en feu et l'estomac tiraillé par une peur
qu'elle ne s'expliquait décidément pas, Georgia s'intima au calme.
— Retirez vos bottes en caoutchouc, si vous le désirez, lui proposa
soudain Matt avec amusement.
Il prenait plaisir à souligner le ridicule de son accoutrement ! C'était
sans doute sa façon de lui faire savoir qu'il ne lui trouvait ni grâce ni
beauté.
— Non, je préfère les garder, répondit-elle d'un ton hautain.
— Si c'est parce que vous avez besoin d'aide, je peux vous donner
un coup de main. Seule, vous n'y arriverez pas, votre jupe est trop
courte et trop moulante.
Humiliée qu'il ait deviné la raison de ses réticences, elle leva le
menton d'un air de défi.
— C'est inutile.
— Voyons, détendez-vous. Je vous ramène au bureau, je n'ai pas
l'intention de vous violer. Je ne suis pas un satyre.
Embarrassée par le cours que prenait leur conversation, elle baissa
les yeux. Jamais elle n'aurait dû accepter qu'il la ramène ! pensa-t-
elle aussitôt.
— Je le sais bien, affirma-t-elle, péremptoire.
Mais Matt ne parut pas convaincu et il démarra en hochant la tête.
Georgia lui coula alors un regard bref et remarqua avec indignation
qu'un sourire incurvait ses lèvres pleines. Il s'amusait de sa gêne et
de son silence ! Eh bien, elle allait s'amuser de lui, maintenant.
— Vous avez une très jolie voiture, commenta-t-elle d'un ton
négligent. Matt tressaillit.
— Jolie ? Voyons, Georgia, les bibelots, les chatons ou les chiots
sont jolis, mais pas une Lamborghini !
Bien fait, elle l'avait piqué au vif !
— Vous savez, une voiture n'est qu'un assemblage de tôle et d'acier
pourvu d'un moteur. C'est seulement un engin fonctionnel, pratique
et rapide.
— Je préfère faire comme si je n'avais rien entendu... Sur ces mots,
il contempla amoureusement le volant en cuir et le tableau de bord
en noyer, comme pour se persuader que sa Lamborghini était
fabuleuse, loin de la piètre description qu'elle venait d'en faire,
constata-t-elle avec satisfaction.
— Je suis désolée si je vous ai vexé, reprit-elle, mentant sans
vergogne.
— Ah oui ? Je n'en crois rien.
Etrangement, sa voix grave, un peu rauque, agaça ses nerfs. Il avait
relevé ses manches, découvrant ainsi ses avant-bras musclés et
bronzés. Par le col entrouvert de son polo, elle devinait son torse
puissant, sans aucun doute doux au toucher et si plaisant au
regard... Il était si viril et si troublant. Quelle femme au monde
pouvait rester indifférente à cette mâle beauté ? conclut-elle,
soudain envahie par une curieuse exaltation. Elle avait l'impression
de jouer dans un film hollywoodien, assise dans cette voiture de
luxe, à côté d'un homme qui irradiait un charme puissant dont il
n'était manifestement pas conscient.
— La Mercedes vous appartient aussi ? demanda-t-elle pour
conjurer son émotion.
— Oui... Je suis un affreux capitaliste. Encore un défaut à ajouter à
une liste déjà longue !
Sur ces mots, il braqua et se gara brusquement sur le bord de la
route.
— Que faites-vous, Matt ? s'écria-t-elle, effrayée. Il sourit, suave.
— Pas de panique, petite souris. Vous n'êtes pas dans une
souricière, seulement dans une Lamborghini avec un homme las de
faire la conversation sans avoir le plaisir de vous regarder.
Il fronça les sourcils et il ajouta :
— Je crois que nous devons mettre un certain nombre de choses au
point, Georgia.
Maintenant ? Surtout pas ! Elle était bien trop à l'étroit et mal à
l'aise dans sa luxueuse voiture ! se dit-elle, désagréablement
surprise par son initiative.
— J'ai investi d'importants capitaux dans l'entreprise de votre frère,
reprit Matt. Je l'ai tiré de la faillite et je ne souhaite que le succès de
notre collaboration, alors j'aimerais comprendre pourquoi vous me
considérez comme votre ennemi.
Le lui dire ? Impossible... Elle ne pouvait même pas s'expliquer son
antipathie spontanée et son étrange trouble à son égard.
Acculée, Georgia décida de biaiser.
— Les capitaux que vous avez injectés dans l'entreprise de Robert
ne sont qu'une goutte d'eau dans l'océan. Si votre projet immobilier
fait long feu, vous ne serez pas ruiné, car vous êtes riche à millions.
En revanche, Robert aura tout perdu...
— Aucun de mes projets n'a jamais fait long feu, comme vous le
dites. Et votre frère réussira à remonter la pente. Il a beaucoup de
ressources et, surtout, il possède un atout maître.
— Si vous faites allusion à un éventuel coffre dans une banque
suisse, vous faites fausse route.
— Je ne parle pas d'argent, ma chère Georgia.
Il posa son bras sur le dossier de son siège et l'observa
attentivement. Le silence se fit.
Gênée par sa proximité, son regard luisant et son odeur si
masculine, elle se raidit. Non qu'elle ait peur qu'il abuse d'elle, Matt
n'avait qu'à claquer des doigts pour que les plus belles femmes
tombent à ses pieds. En fait, elle n'aimait pas leurs rapports hostiles
et tendus, marqués par des joutes verbales qu'il remportait
invariablement.
— Quel est cet atout maître ? demanda-t-elle, cillant sous son air
imperturbable.
— C'est vous. Robert a beaucoup de chance de vous avoir,
expliqua Matt d'une voix paisible.
Il plaisantait ? se demanda-t-elle, incrédule. Mais il la contemplait
avec le plus grand sérieux.
Un autre silence tomba, créant soudain une intimité inattendue entre
eux.
Georgia avait beau le détester, elle n'en subissait pas moins son
charme malgré elle. Une pensée soudain l'effleura. Si elle avait été
amoureuse de Matt, elle n'aurait pu lui résister et se serait jetée dans
ses bras sans attendre ! Bel homme, il devait être un habile
séducteur et surtout un amant hors du commun..., se surprit-elle
ensuite à penser. Elle prit une profonde inspiration.
— Robert se félicite que je sois sa secrétaire, mais il le regrette
parfois. Vous êtes mieux placé que quiconque pour le savoir.
— Je l'envie d'avoir une collaboratrice si dévouée...
— Alors que nous nous entendons comme chien et chat ? C'est
ridicule ! jeta-t-elle avec emportement.
Au moins, l'agressivité lui permettait de se protéger de l'attirance
que Matt exerçait sur elle, se justifia-t-elle aussitôt.
— C'est vous qui ne m'aimez pas. En ce qui me concerne, j'admire
vos qualités...
Mue par une inspiration subite, elle décida soudain de déposer les
armes pour mettre un terme à cette conversation stupide et
reprendre enfin la route.
— Merci, Matt, je suis très touchée... Il haussa aussitôt les sourcils.
— Ne vous moquez pas de moi, Georgia. Vexée, elle se hérissa.
— Je n'en avais pas l'intention.
— Vous n'êtes qu'une délicieuse petite provocatrice, murmura-t-il.
Savez-vous au moins pourquoi vous ne cessez de me défier ?
Parce qu'il était arrogant, égoïste et méprisant ! se dit-elle en un
éclair.
— Parce que je vous attire, continua Matt d'une voix caressante. Et
vous luttez contre cette attirance en utilisant un moyen vieux comme
le monde...
Georgia le trouva soudain insupportable de fatuité.
— Vous oubliez que toutes les femmes n'ont pas envie de
succomber à votre charme, cher monsieur de Capistrano, jeta-t-elle
avec feu.
— Je le reconnais, et cela m'indiffère. Pour l'instant, en effet, une
seule femme m'intéresse : vous. Et je vous désire plus que je n'ai
jamais désiré une autre femme, ma douce Georgia.
Furieuse, elle essaya d'ouvrir la portière.
— Je refuse d'entendre vos inepties plus longtemps.
— Si vous quittez la voiture, vous risquez fort d'attirer l'attention
avec vos bottes en caoutchouc... Pourquoi vous fâcher ? Je vous
désire, vous me désirez, rien n'est plus naturel. En tout cas, votre
délicieuse impétuosité va donner du piquant à nos futurs ébats...
Mufle ! fulmina Georgia, ulcérée par son ton badin.
— Vous me proposez une liaison, de sang-froid ?
— Et c'est ce qui vous met en colère ?
Un sourire cynique jouait maintenant sur son beau visage.
— Vous auriez préféré un bouquet de roses rouges, des promesses
d'amour éternel et indéfectible ? Désolé, ma chère, mais je ne
promets jamais rien aux femmes. De plus, je ne crois pas à l'amour.
— Pour qui vous prenez-vous ? Je ne vous ai rien demandé !
— Il n'y a pas de quoi se mettre en colère, enchaîna-t-il sans se
départir de son calme. Vous faites tout un drame parce qu'un
homme vous avoue qu'il vous trouve désirable. La plupart des
femmes auraient été flattées...
Georgia eut soudain un éclair de lucidité. Ce qu'elle prenait pour de
l'antipathie n'était rien d'autre que de la peur face à un homme qui
l'attirait follement ! Il l'avait deviné, mais elle continuerait de nier, se
promit-elle dans un sursaut de fierté.
— Vous êtes indécent et vulgaire !
— Je pensais que vous apprécieriez mon honnêteté. Comme
toujours, il retournait la situation à son avantage, pesta-t-elle, avec
colère.
— Votre honnêteté n'est que de la goujaterie.
— Et votre colère n'est que la manifestation de votre désir pour
moi, dit-il d'une voix de velours.
Il la prit dans ses bras sans lui laisser le temps de répondre et
l'embrassa avec une passion qui lui coupa le souffle. Ses lèvres
étaient si douces et si habiles, songeait-elle, éperdue d'être contre
son corps ferme et viril. Puis, un plaisir inconnu embrasa bientôt ses
sens, la transportant dans des mondes ignorés.
A cet instant, Matt l'étreignit plus fermement, puis l'allongea sous lui
dans l'étroit habitacle de la Lamborghini. Ses intentions étaient
claires : il voulait qu'elle succombe et il lui donnait un avant-goût de
leurs futurs ébats sexuels, se dit-elle, affolée. Mais au lieu de le
repousser, elle répondait à ses baisers avec une exaltation
croissante. Dans sa confusion, elle songeait qu'elle redoutait plus
cette étrange faiblesse qui engourdissait sa résistance que son désir
pour lui.
L'habile tactique de Matt expliquait sans doute sa propre
déconcertante docilité. S'il avait utilisé la force pour l'embrasser, elle
aurait en effet protesté et se serait débattue comme une tigresse.
Maître dans l'art de la séduction, il l'avait charmée tout en douceur.
Bientôt submergée par les sensations tumultueuses que les baisers
de Matt éveillaient dans tout son corps, elle ne s'appesantit pas plus
longtemps sur cette pensée. Il avait posé ses mains sur ses joues
pour accentuer la pression de ses lèvres sur les siennes. Sa langue
explorait maintenant son palais avec une délectation pleine
d'insistance. Où cela la mènerait-il ?
Dans son lit... Pour une liaison sans lendemain ! Elle n'avait attiré
son attention que parce qu'elle lui tenait tête, car Matt semblait
aimer les femmes qui lui résistaient. Et quand elle aurait cessé de le
défier et se serait donnée à lui, elle aurait perdu tout intérêt à ses
yeux.
Il l'oublierait vite, mais elle ne l'oublierait jamais...
Affolée par cette pensée fulgurante, elle se dégagea aussitôt. Contre
toute attente, Matt ne fit aucun effort pour la retenir. Il la désirait
moins, maintenant qu'elle cédait à ses entreprises ! déduisit-elle,
furieuse.
— Laissez-moi tranquille !
Elle s'adossa à la portière et le dévisagea avec détermination.
Imperturbable, Matt ne soufflait mot. Il se remit au volant, démarra
et s'engagea sur la route.
— Vous me désirez, mais vous avez peur, dit-il enfin. C'est
dommage, nous aurions pu beaucoup nous amuser... J'aurais
vraiment aimé avoir une liaison agréable, sans liens et sans
engagements avec vous.
Sauf qu'elle n'était pas de ces femmes qui s'engagent à la légère !
— Il n'y a pas de place pour un homme dans ma vie, elle est déjà
assez remplie avec Robert et les enfants.
— C'est absurde.
C'était sec et sans appel. Elle eut aussitôt envie de le gifler.
— Moins que vous ne le pensez. Avez-vous déjà oublié que nous
n'éprouvons aucune sympathie l'un pour l'autre ? dit-elle d'une voix
sèche.
Ce disant, elle le regardait droit dans les yeux. Il fronça les sourcils.
— Cessez de dire que je n'éprouve pas de sympathie pour vous !
Je vous aime beaucoup, au contraire.
Balivernes !
— Vous voulez seulement m'attirer dans votre lit ! Il soupira.
— Je ne pourrais jamais faire l'amour avec une femme que je
n'aimerais pas.
Menteur !
— De toute façon, ça m'est égal. Je ne coucherai pas avec vous.
La Lamborghini s'engageait maintenant dans une rue résidentielle.
Au même instant, une élégante jeune femme rousse, chargée
d'emplettes griffées, traversa sans regarder.
Matt jura et freina brusquement. Il baissa ensuite sa vitre et
invectiva l'imprudente. Elle s'excusa à plusieurs reprises, jouant
manifestement de son charme pour s'attirer ses bonnes grâces.
Mais Matt ne semblait remarquer ni sa beauté ni sa coquetterie...
Nul doute que, s'il avait été seul, il aurait été moins virulent et plus
séducteur, se dit Georgia alors qu'ils repartaient. Sa richesse et son
physique avantageux attiraient les femmes comme le miel les abeilles
! Eh bien, pas elle !
La voix froide de Matt la fit soudain sursauter.
— Je n'ai pas entendu le son de votre voix depuis au moins cinq
minutes. Je devrais vous embrasser plus souvent si cela a le pouvoir
de vous rendre si docile...
Il pensait que son baiser et ses invites sexuelles l'avaient déstabilisée
! Quel fat ! s'indigna-t-elle.
— Je ne parle pas parce que je n'ai plus rien à vous dire.
— Je n'en suis pas certain... Vous semblez à vif. N'auriez-vous pas
souffert par amour, Georgia ?
Elle cilla, mais s'efforça de rester calme.
— Ce sont vos conclusions parce que je refuse de coucher avec
vous ? C'est vous qui faites du mélodrame, maintenant, riposta-t-
elle, moqueuse.
Occupé à fixer la route, il ne répondit pas.
Georgia soupira et regarda furtivement sa montre, impatiente
d'arriver. Elle regrettait de ne pas avoir été plus méprisante, quand il
avait eu l'audace de lui proposer une liaison. L'impudent, l'effronté !
fulminait-elle. Il avait profité de sa vulnérabilité et joué avec elle !
Matt entra enfin dans la courette de l'entreprise de Robert.
Quand il lui ouvrit sa portière, Georgia émergea de la Lamborghini
avec un manque de grâce qui la fit tant rougir qu'elle évita son
regard. Quand enfin elle leva les yeux sur lui, il souriait. Rêveur, il
passa la pointe de l'index sur sa tempe.
— Je ne renoncerai pas... Je vous désire terriblement, Georgia.
— Vous n'avez qu'à me remplacer par l'une de vos conquêtes,
balbutia-t-elle, la gorge serrée par une brusque émotion.
— C'est impossible, vous m'attirez trop... et je vous attire. C'est
dommage que vous refusiez de l'admettre. Je me demande ce que
ce bon docteur Freud en aurait pensé ?
— Ecoutez, Matt...
— J'espère que notre baiser va vous faire fantasmer... En tout cas,
laissez-moi vous dire une chose : la réalité dépassera tout ce que
vous imaginerez...
— Je ne serai jamais votre maîtresse !
Mais il ne l'écoutait pas. Déjà il remontait dans sa Lamborghini et
s'éloignait.
Georgia resta immobile dans la courette ensoleillée. Des paillettes
de poussière irisées dansaient dans l'air, et la brise de mai la
décoiffait.
Elle avait peur de son attirance pour Matt, mais elle se rassura,
certaine qu'elle réussirait à la contrôler. Quand elle aurait quitté
l'entreprise de Robert, elle ne le reverrait plus jamais et elle se
lancerait à corps perdu dans sa vie professionnelle.
Elle s'arracha à son immobilité et entra dans les bureaux où elle
retira ses bottes avec impatience, comme si elles étaient à l'origine
de tous ses problèmes. Mais au lieu de s'asseoir à son bureau, elle
vint se poster devant la fenêtre, songeuse.
Matt avait raison... Ses avances réveillaient en elle le douloureux
souvenir de ses amours avec Glen Williams.
Elle se souvenait de Glen avec précision. Il était grand avec des
cheveux châtain clair bouclés, des yeux bleus et un menton
volontaire. Ses parents habitaient à côté de chez Sandra et Robert.
Elle s'était très vite liée d'amitié avec les deux sœurs de Glen, qui
avaient sensiblement son âge. Glen, quant à lui, l'avait longtemps
traitée avec la condescendance qu'il réservait à ses sœurs. Ce qui la
dépitait, car elle était secrètement amoureuse de lui, mais elle avait
finalement fait sa conquête le jour de ses quatorze ans. Pour son
anniversaire, elle s'était fait couper les cheveux à la garçonne et
l'avait ainsi subjugué...
Après le lycée, Glen avait trouvé du travail comme apprenti
mécanicien dans un garage, et Georgia s'était inscrite en faculté
après avoir passé le baccalauréat avec succès. Ils s'étaient fiancés à
la veille de sa rentrée universitaire pour se marier à Noël. Elle aurait
alors dix-neuf ans et Glen, vingt et un ans. Pour les aider, les
parents de Glen avaient transformé sa chambre en un studio pourvu
de tout le confort nécessaire à un jeune couple. De leur côté,
Robert et Sandra leur offraient leur lune de miel. Leur avenir
semblait tout tracé : ils achèteraient une jolie maison avec un jardin,
ils voyageraient et ils auraient deux enfants.
Mais leur bonheur s'assombrit un mois avant leur mariage.
Glen devint soudain plus froid et moins attentionné à son égard.
Comme il venait d'être promu, Georgia avait attribué son humeur
distante au surcroît de responsabilités. En fait, il s'était entiché de
Julia Bloomsbury, la fille unique de Harold Bloomsbury, le
propriétaire du garage où il travaillait... Julia n'était pas jolie, mais
l'immense fortune de ses parents compensait son manque de
beauté. Elle poursuivait Glen de ses assiduités depuis plusieurs
années. En l'épousant, Glen savait qu'il aurait une vie facile...
Il avait ainsi rompu avec Georgia trois semaines avant leur mariage,
sous prétexte qu'ils étaient trop jeunes pour se marier.
Sous la violence du choc, Georgia s'était repliée sur son chagrin.
Puis, quand elle avait appris que Glen l'avait délaissée pour Julia
Bloomsbury, elle l'avait haï. Comment aurait-elle pu encore aimer
un homme qui se laissait acheter ? Par chance, elle n'avait jamais fait
l'amour avec lui, parce qu'elle voulait que leur nuit de noces soit des
plus romantiques.
En mai, Glen avait épousé Julia. Six mois plus tard, sa famille
déménageait, et Georgia perdait ses sœurs de vue. Avant leur
départ, les parents de Glen lui avaient confié que le jeune couple ne
cessait de se disputer, mais elle ne voulait plus jamais entendre
parler de lui et de Julia... Jusqu'à aujourd'hui, elle avait refusé d'y
penser.
Georgia soupira et alla s'asseoir à son bureau.
Comme Julia Bloomsbury, Matt était riche et arrogant. Il obtenait
tout ce qu'il désirait par la force de sa volonté et grâce à son argent.
Mais pas elle.
Elle n'éprouvait maintenant ni désir ni trouble envers lui, seulement
de la colère. Il avait profité de sa faiblesse pour l'embrasser. Elle le
détestait. Pourquoi cherchait-elle tant à s'en convaincre, au fait ?
souffla soudain une petite voix en elle.
— Parce que je le déteste vraiment ! dit-elle, ouvrant le tiroir de
son bureau pour prendre son sandwich.
Furieuse de parler toute seule, elle mordit dans son sandwich et
essaya de chasser Matt de son esprit.
4.
Pendant qu'elle déjeunait, Georgia se renseigna par téléphone sur le
prix des locations de salles, mais fut découragée par leur coût
exorbitant. Il ne lui restait plus qu'à convaincre Robert d'organiser
l'anniversaire des enfants à la maison, lit si son frère ne pouvait
affronter une ambiance festive, il pourrait toujours s'esquiver dès le
début des réjouissances...
Une fois qu'elle eut mis ses notes de la matinée au propre, elle
étudia les dossiers courants. Il était 4 heures quand la porte s'ouvrit.
— Robert, tu...
Ses paroles moururent sur ses lèvres quand elle vit Matt. Le cœur
battant, elle chercha vainement quelque chose à dire.
— Je pensais que c'était Robert...
— Mais ce n'est pas lui, comme vous le constatez.
— Savez-vous où est mon frère ? demanda-t-elle vivement pour
éviter que la confrontation ne dégénère de nouveau en joute
verbale.
— Il a quitté le site en même temps que moi, il y a une vingtaine de
minutes, il ne devrait donc pas tarder.
Elle lui montra une grande enveloppe sur un coin de son bureau
— J'ai tapé vos notes. J'espère que je n'ai rien oublié et que...
— Vous êtes incroyablement jolie..., coupa Matt d'une voix lente.
Vous êtes naturelle. La plupart des femmes de ma connaissance se
maquillent outrageusement dès le saut du lit.
A n'en pas douter, il parlait d'expérience. Mais ses secrets d'alcôve
n'intéressaient pas Georgia, alors autant changer de conversation !
Elle lui adressa un sourire poli.
— Au fait, je n'ai pas compris ce que les architectes voulaient...
— Au diable ce que veulent les architectes, l'interrompit Matt en
s'approchant. Moi je veux dîner avec vous ce soir. Vous êtes libre ?
Elle le dévisagea avec hauteur, mais rougit sous son regard
impudent et cilla.
— Il n'en est pas question. Je pensais avoir été très claire sur ma
position à votre égard, ce matin.
Mais il l'observait, songeur.
— Et si je vous embrassais, me résisteriez-vous encore ?
Qu'il essaie et il verrait ce qui lui en coûterait ! vitupéra-t-elle. Non
content de son impudence, Matt souriait avec amusement. Pour lui,
tout ça n'était qu'un jeu...
— Alors une autre fois, peut-être...
— Si vous avez terminé, j'aimerais que vous me laissiez, car j'ai du
travail.
Il lui adressa un sourire irrésistible
— Non, je viens à peine de commencer et je n'ai pas envie de vous
laisser !
— Ecoutez, Matt, je n'ai pas de temps à vous consacrer, coupa-t-
elle avec impatience.
— Si vous acceptiez mon invitation à dîner, nous aurions le temps
de nous consacrer l'un à l'autre...
Il pouvait toujours s'obstiner, jamais elle ne dînerait en tête à tête
avec lui !
— N'insistez pas. En général, je dîne avec les jumeaux et Robert.
En semaine, c'est le seul moment de la journée où nous nous
retrouvons.
— Si je comprends bien, vous ne sortez donc jamais le soir ?
Sa réponse fusa sans hésitation.
— Jamais. Jusqu'à 20 heures, je suis occupée avec les enfants !
— Alors c'est parfait, je viendrai vous chercher un peu après 20
heures, murmura-t-il d'une voix que son accent espagnol rendait
encore plus caressante.
Prise à son propre piège, Georgia resta bouche bée.
Il souriait, les mains dans les poches. Sous le soleil qui filtrait par la
fenêtre, ses cheveux noirs de jais avaient des reflets presque
bleutés.
Le feu aux joues, elle se préparait à lui répliquer quand Robert
entra. Il se figea et les scruta avec inquiétude.
— Il y a un problème ? demanda-t-il.
— Pas du tout, répondit Matt avec nonchalance. J'ai invité Georgia
à dîner ce soir, mais elle refuse sous prétexte qu'elle doit s'occuper
des enfants.
— Voyons, Georgia, pour une fois, tu pourrais...
— Ne te mêle pas de cela, Robert ! coupa-t-elle avec vivacité.
Son frère se tourna vers Matt.
— Venez dîner chez nous, ce soir, lui proposa-t-il, à la grande
surprise de Georgia. Je vous précise toutefois que ce ne sera pas
une soirée reposante, car les enfants sont toujours excités, en fin de
journée. Ceci dit, vous êtes le bienvenu.
— Je serai ravi de dîner en famille, répondit Matt sans daigner
regarder Georgia.
— Alors le problème est résolu ! Satisfait, Robert souriait.
Georgia le maudissait en silence quand Matt s'adressa à elle, en
affichant un air innocent qui l'exaspéra.
— J'espère que cette invitation de dernière minute ne vous gêne pas
?
Furieuse d'avoir été manipulée à son insu, elle eut envie de répondre
par l'affirmative, mais parvint à se contenir.
— Pas du tout... J'espère que vous aimez le poulet aux légumes ?
— J'adore !
— Alors tant mieux, parce que c'est notre menu de ce soir.
Sur ces entrefaites, elle baissa les yeux sur son dossier pour lui
masquer sa fureur.
— Vin rouge ou vin blanc ? demanda Matt.
Elle releva la tête et rougit sous son regard amusé. A l'évidence, il
n'était pas dupe de sa contrariété.
— Ça m'est égal, marmonna-t-elle. Matt souriait maintenant à
Robert.
— Cela fait une éternité que je n'ai pas dîné en famille. Votre
invitation me réjouit plus que vous ne l'imaginez.
Quel hypocrite ! s'emporta Georgia alors que la porte se refermait
derrière les deux hommes.
Quand un instant plus tard, Matt ressortit du bureau de Robert, il
s'approcha d'elle avec la démarche d'un félin prêt à fondre sur sa
proie.
— Quand et comment Georgia ? demanda-t-il à voix basse.
Le souffle coupé par son impudence, elle le toisa.
— Comment osez-vous !
Matt afficha l'air le plus innocent du monde.
— Je vous parle seulement du dîner de ce soir. A quelle heure dois-
je venir, et comment dois-je me vêtir ?
Une fois de plus, il jouait avec ses nerfs, pesta-t-elle.
— Vers 18 h 30, répondit-elle avec une feinte indifférence. Nous
ne dînons jamais très tard, car les jumeaux vont au lit vers 20
heures. Surtout, ne faites pas de frais de toilette. Vous savez, une
fois leurs corvées effectuées, les enfants prennent leur bain et dînent
en pyjama.
— Leurs corvées ? s'étonna Matt. Ils auront bien le temps d'en faire
quand ils seront plus grands. Pourquoi les enfants n'ont-ils plus le
droit de rester des enfants ?
Georgia était tout à fait d'accord avec lui, mais elle se garda bien de
le lui faire savoir.
— C'est une question de discipline !
— La sévérité vous sied mal, commenta Matt, amusé. Je suis sûr
que vous n'êtes pas un dragon pour les jumeaux, mais plutôt une
bonne fée.
Vexée qu'il l'ait percée à jour, elle ne répondit pas.
— Alors à ce soir 18 h 30 ? J'ai déjà l'adresse, Robert vient de me
la donner.
A peine était-il sorti que Georgia se précipita dans le bureau de son
frère.
— Je pars, je dois faire quelques achats pour le dîner. On se
retrouve tout à l'heure à la maison ?
— J'espère que tu ne m'en veux pas d'avoir invité Matt à dîner ? lui
demanda Robert, l'air contrit. Tu as déjà tant à faire avec moi, les
enfants et la maison...
Attendrie, elle s'empressa de le rassurer.
— Tu as bien fait. De plus, les enfants seront ravis d'avoir un invité.
Mais ne renouvelle pas trop souvent ce genre d'invitation, d'accord
?
Robert se détendit et lui sourit.
— Tu es un chou, Georgia ! Prends la voiture, je rentrerai en taxi.
Un chou ? Non, une magicienne ! Elle devait transformer un simple
poulet aux légumes en un festin, nettoyer toute la maison, donner
leur bain aux enfants et faire mille autres choses pour que cette
soirée soit un succès.
Georgia acheta deux gâteaux, un bouquet de fleurs, un excellent
café italien ainsi qu'une bouteille de brandy, puis elle rentra à la hâte
à la maison. Les enfants jouaient aux Lego sous l'œil de Mme
Jarvis, leur grand-mère d'adoption, qui allait les chercher chaque
jour à la sortie de l'école et les gardait jusqu'à l'arrivée de Georgia.
Dès que Mme Jarvis fut partie, Georgia demanda aux jumeaux de
ranger le salon. Ensuite, pendant qu'ils effectuaient des petites
tâches ménagères, elle prépara le dîner.
Une fois le poulet au four, elle donna leur bain aux enfants, les mit
en pyjama et disposa des bougies parfumées dans toute la salle à
manger où elle dressa la table. Ces préparatifs terminés, elle prit une
douche et enfila un pantalon et un petit haut en cachemire rose
fuchsia.
Fin prête, elle se regarda dans le miroir, mais se jugea trop élégante
pour une soirée familiale. Annie et David se moqueraient d'elle et
elle mourrait de honte. En soupirant, elle troqua son pantalon contre
un vieux jean, mais garda son petit haut.
Après un léger maquillage, elle était en train de mettre ses boucles
d'oreilles en argent quand le timbre de l'entrée retentit. Elle fut
aussitôt envahie par l'angoisse et s'intima au calme. Ce n'était pas la
première fois qu'elle recevait, et Matt de Capistrano était un invité
comme un autre, après tout...
Mais son trouble redoubla dès qu'elle entra dans la salle de séjour.
Un verre à la main, Matt prêtait une oreille attentive aux babillages
d'Annie. En pantalon noir et en chemise gris acier, il était comme à
son habitude séduisant et impressionnant..., constata-t-elle,
contrariée d'être si sensible à sa séduction.
Dès qu'elle apparut, Matt tourna les yeux dans sa direction. Sous
son regard brillant, elle se sentit étrangement vulnérable.
— Bonsoir, Matt...
— Bonsoir, Georgia.
L'entendre prononcer son prénom avec son accent espagnol si
mélodieux lui donna la chair de poule. Incapable de rester plus
longtemps face à lui, elle s'excusa, prétexta des préparatifs de
dernière minute dans la cuisine et sortit. Elle en revint un peu calmée
et se servit un verre de vin, ce qui dispersa ses dernières angoisses.
Le repas, ensuite, fut des plus animés. Les enfants étaient sous le
charme de Matt et ne cessèrent de bavarder.
— Moi je prends des cours d'équitation et j'adore les chevaux, dit
Annie. Tu as de la chance d'en avoir. Comment sont-ils ?
— Magnifiques, répondit Matt, prononçant ces mots avec un
regard appuyé en direction de Georgia. Tu pourrais venir chez moi
pour les admirer, si ton père est d'accord.
— C'est vrai ? s'exclama Annie, enthousiaste.
— Je ne lance jamais d'invitations en l'air.
Ce disant, Matt gratifia Georgia d'un nouveau regard, malicieux
cette fois. Troublée, elle se concentra sur le découpage du poulet.
— Je t'invite dans ma propriété en Angleterre, pas celle d'Espagne,
reprit Matt, taquin, à l'intention d'Annie. Faire un voyage jusqu'en
Espagne pour admirer des chevaux me paraît un peu exagéré.
— Pas pour moi ! l'interrompit la fillette, à l'évidence prête à le
suivre au bout du monde.
Georgia sourit, amusée par le regard adorateur qu'Annie adressait à
Matt. Force était de reconnaître qu'il était irrésistible quand il laissait
tomber son masque de froideur et d'impassibilité...
— Votre invitation est très gentille, intervint Robert.
— Alors pourquoi ne pas me rendre visite ce week-end ? proposa
aussitôt Matt.
Puis se tournant vers David, il ajouta :
— Et toi, champion, n'oublie pas ton maillot de bain, parce que j'ai
aussi une piscine où tu pourras me montrer comment tu nages la
brasse.
La natation était la passion de David. Le petit garçon s'était
longuement étendu sur ce sujet, avant que sa sœur n'oriente la
conversation sur les chevaux. Matt de Capistrano possédait
décidément le charme, la fortune et l'art de réaliser les désirs de tout
le monde... Sauf les siens..., conclut Georgia avec mélancolie.
— Désolée de jouer les rabat-joie, mais je ne serai pas de la fête,
dit-elle soudain. J'ai rendez-vous avec un vieil ami d'université, de
passage à Londres pour quelques jours. Que cela ne t'empêche pas
de visiter la propriété de Matt avec les enfants, Robert.
— Venez donc avec votre ami, suggéra Matt.
— C'est gentil, mais nous avons déjà des projets, répondit-elle,
tandis qu'elle lui tendait son assiette garnie de poulet et de légumes.
Ce faisant, elle frôla ses doigts et fut électrisée par leur contact.
Déroutée, elle fixa Matt. Son visage était impénétrable, mais elle lut
dans son regard une étrange lueur qui lui prouva qu'il avait bien subi
le même choc.
— Votre ami n'aime peut-être pas les chevaux ? insinua-t-il.
— A vrai dire, je n'en sais rien...
— Pourquoi ne pas le lui demander ?
C'en était trop ! Elle ne se laisserait pas manipuler, cette fois.
— C'est inutile, de toute façon, Simon n'aime guère la foule,
répondit-elle comme elle refrénait son agacement sous des airs
agréables.
Non sans satisfaction, elle remarqua que Matt se figeait en
l'entendant prononcer le prénom de son ami. Elle se garda bien de
révéler que ce dernier était le fiancé de sa meilleure amie, et qu'il lui
avait demandé conseil pour acheter un cadeau à cette dernière.
— Votre Simon est extravagant ; six personnes ne forment pas une
foule, laissa tomber Matt, dédaigneux.
Elle se contint pour ne pas gâcher la soirée par un esclandre.
— Je vais bientôt avoir huit ans, déclara soudain Annie dans
l'embarrassant silence qui tombait. David aussi. C'est parce que
nous sommes jumeaux.
Georgia eut envie d'embrasser sa nièce pour son intervention si
opportune.
— Je suis déjà au courant, lui répondit Matt, souriant.
— J'ai huit ans, mais je sais déjà lire, continua la fillette. Ce n'est
pas comme Stuart Miller : il a presque neuf ans, mais il ne connaît
pas son alphabet. Hein que c'est vrai, David ?
Son frère avait la bouche pleine, mais il hocha la tête
vigoureusement pour confirmer ses dires.
— Et toi, tu as des enfants ? poursuivit Annie.
Gênée par l'indiscrétion de sa nièce, Georgia faillit avaler de travers.
Cependant, grâce à son insatiable curiosité, elle découvrit une foule
de détails sur la vie de Matt. Son père était espagnol, sa mère
anglaise, et sa sœur avait de nombreux enfants. Bien que son père
soit mort quelques années plus tôt, sa mère vivait toujours en
Espagne où Matt avait aussi de nombreuses activités
professionnelles. Il possédait une résidence près de Saint-Jacques-
de-Compostelle et une autre à Londres et se partageait entre les
deux. Il aimait tous les animaux, une révélation qui ravit Annie car
elle désirait devenir vétérinaire. Enfin, la couleur favorite de Matt
était le vert.
La couleur de ses yeux..., songea Georgia, cillant, alors que Matt
répondait à cette question en lui lançant un regard significatif. Elle se
ressaisit aussitôt. Aurait-elle eu les yeux bleus qu'il aurait répondu
que sa couleur préférée était le bleu !
Après le dîner, elle se retira dans la cuisine pour faire la vaisselle,
refusant toute aide. Elle s'y affaira jusqu'au moment de monter avec
les jumeaux dans leurs chambres. Elle passa le plus de temps
possible avec eux, puis redescendit l'escalier avec un regard anxieux
sur sa montre.
Il était 20 h 30, la soirée tirait à sa fin. Quand elle aurait servi le café
et les liqueurs, elle laisserait Robert et Matt seuls, se dit-elle,
soulagée.
— Au fait, Georgia, as-tu trouvé une salle à louer pour
l'anniversaire des enfants ? l'interrogea Robert au moment où elle
entrait dans la salle à manger.
Le regard de Matt pesait sur elle, si pénétrant qu'elle préféra
l'ignorer.
— Hélas, non, mais j'essaierai de nouveau demain.
— C'est inutile, Matt a eu une excellente idée ! l'interrompit son
frère.
S'attendant au pire, elle tourna les yeux vers lui. Assis sur le coffre à
jouets, bras croisés, il affichait un air déterminé.
— Matt a proposé d'organiser l'anniversaire des enfants chez lui, le
week-end en huit, précisa Robert, tout réjoui.
— C'est gentil, mais c'est impossible, articula-t-elle, stupéfiée.
Annie et David vont vouloir inviter leurs camarades d'école, et Matt
ne peut pas tous les recevoir.
— Ils seront au contraire les bienvenus, intervint Matt. Ma maison
est assez grande pour accueillir toute l'école d'Annie et de David.
C'est une vieille ferme rénovée. Les enfants s'amuseront dans le
parc ou dans ma piscine. Nous monterons un château gonflable sur
la pelouse, ou dans la grange s'il pleut.
— Je n'ai pas trouvé de château gonflable à louer, bal-butia-t-elle.
— Moi j'en trouverai un, affirma Matt. Et si vous le désirez, je peux
vous faire visiter mon domaine, dès ce soir, si cela peut vous
rassurer sur sa capacité d'accueil. Au fait, j'ai un très bon traiteur
près de chez moi, et mon personnel est habitué aux grandes
réceptions.
Son personnel ! se répéta Georgia, estomaquée.
— Le matin, nous pourrions organiser un buffet à proximité de la
piscine. L'après-midi, les enfants joueront dans le château gonflable
et assisteront à un spectacle de prestidigitation. La soirée se
terminera par un barbecue. Tous les parents sont invités pour la
journée ou la soirée, s'ils le désirent, acheva-t-il sans reprendre son
souffle.
— Ecoutez, Matt...
— Pensez-vous que David et Annie seront contents ? ajouta-t-il,
innocent.
Face à cet argument imparable, elle resta muette. Elle ne pouvait en
effet priver ses neveux d'une belle fête sous prétexte qu'elle voulait
fuir Matt. Ce dernier en était conscient : maître dans l'art de
manipuler son entourage, il savait aussi servir ses propres intérêts.
Pour la revoir le plus souvent possible, il aurait trouvé n'importe
quel prétexte.
— Le problème est réglé ! conclut Robert, manifestement
inconscient de la tension de leurs rapports. Je vais préparer le café,
maintenant. Ne bouge pas, Georgia, tu n'as pas eu un instant à toi
de toute la soirée.
Et sans lui laisser le temps de protester, il sortit de la pièce non sans
avoir au préalable refermé la porte derrière lui. Georgia prit place
sur le sofa, et se raidit quand Matt vint s'asseoir à son côté. Il ne la
touchait pas, pourtant sa proximité suffisait à la troubler.
— Ne faites pas cette tête... Les jumeaux sont adorables. J'avais
vraiment envie de leur faire plaisir, expliqua-t-il.
— Au point d'être envahi par une horde d'enfants pendant toute une
journée ? demanda-t-elle, sarcastique. Votre subite générosité
m'intrigue.
A ces mots, il passa son bras derrière ses épaules et lui fit face.
Enveloppée par son parfum, elle perdit toute contenance et cilla.
— Je suis généreux mais pas désintéressé...
Sa voix était caressante, un peu moqueuse, et dans ses prunelles
grises, Georgia pouvait voir briller une petite lueur malicieuse.
— Voulez-vous que nous visitions ma propriété, ce soir ? demanda
Matt, enjôleur.
Georgia frissonna
— Il est trop tard... De plus, Robert va nous servir le café...
Pourquoi tardait-il d'ailleurs ? s'interrogea-t-elle.
Troublée par le regard de Matt sur elle, par son parfum
imperceptible mais sensuel, elle avait hâte qu'il parte pour retrouver
son calme, conjurer l'étrange attirance qu'il exerçait sur elle et
qu'elle ne pouvait plus nier.
— Vous avez raison, il vaut mieux que vous visitiez ma propriété de
jour. Et si je passais vous chercher, demain, au bureau ?
— Je n'ai pas besoin de visiter votre domaine, Matt, je suis certaine
qu'il me plaira beaucoup, dit-elle d'une voix ferme.
— J'insiste.
Son ton était sans appel.
— Mais...
Il prit son menton dans une main et la regarda droit dans les yeux,
un sourire cynique sur les lèvres.
— Ma gouvernante, son mari, qui est aussi mon jardinier, et mon
palefrenier vivent sur place. Vous serez donc en sécurité...
Ses yeux gris ombrés de cils noirs épais brillaient dangereusement,
constata Georgia, éperdue. Elle tourna la tête pour se dégager de
son emprise.
— Je n'ai pas peur d'être seule avec vous... Elle fut vexée de
l'entendre rire.
— Petite menteuse. Vous avez peur que je vous embrasse de
nouveau, mais vous en mourez d'envie...
Il approcha son visage du sien et effleura sa bouche. Son odeur
masculine et les effluves de son parfum l'enveloppèrent
puissamment. Il ne l'avait pas enlacée, seules leurs lèvres étaient
jointes, mais elle était plus émue que s'il l'avait pressée dans ses
bras.
Son baiser était doux, presque chaste, quand tout à coup il la serra
contre lui. Sous son insistance, elle entrouvrit les lèvres et tressaillit
quand sa langue explora sa bouche avec une voluptueuse douceur.
Retrouvant les grisantes sensations de leur premier baiser, elle ne
put retenir un soupir de plaisir, qui se mua en gémissement quand il
caressa ensuite ses seins avec une délicieuse impudeur. Les yeux
fermés, elle ne résista pas, trop avide de jouir d'un plaisir qui
l'envahissait par vagues croissantes.
Pantelante sous ses caresses et ses baisers habilement distillés, elle
songea qu'elle aimerait faire l'amour avec lui. Pressée contre son
torse ferme, elle entendait les battements rapides de son cœur. Lui
aussi était troublé et affolé..., cons-tata-t-elle, ravie d'exercer ce
pouvoir sur lui. Elle noua ses mains autour de sa nuque sans cesser
de gémir alors qu'il la renversait sur le sofa et l'allongeait sous lui.
Soudain, il leva la tête et lâcha ses lèvres. Dans la semi-pénombre
de la pièce, son regard brillait d'une étrange intensité.
— Vous me désirez autant que je vous désire, Georgia...
Partagée entre l'envie de nier et celui de quémander un nouveau
baiser, elle ne répondit pas. Puis, dans le silence, elle recouvrit peu
à peu ses sens.
— Ce n'est qu'une attirance physique..., objecta-t-elle, le souffle
encore court.
Un sourire sexy jouait sur les lèvres de Matt.
— Mais qui fait des étincelles...
— Ça ne me suffit pas, conclut-elle, s'écartant aussitôt de lui.
Il ne la retint pas. Loin de lui, Georgia reprit un peu d'assurance.
— Je ne deviendrai jamais votre maîtresse, alors n'insistez pas.
— Impossible. Pas après deux baisers aussi passionnés. Mais je
serai patient...
— Toute la patience du monde ne me fera pas changer d'avis.
— Je ne renonce jamais à un défi, la prévint-il avec un sourire.
Voilà tout ce qu'elle représentait à ses yeux ! Un défi à relever !
songea Georgia. Une soudaine colère monta en elle, dissipant les
dernières brumes de la passion.
— Je ne me laisserai pas séduire, Matt, ni par vous, ni par un autre,
dit-elle froidement. Il n'y a que Robert et les jumeaux qui comptent
à mes yeux. Mais même sans eux, je refuserais de coucher avec
vous. Suis-je assez claire ?
— Comme de l'eau de roche. Bizarrement, il continuait de sourire.
— Je suis heureuse que vous me compreniez !
Il allait répondre quand la voix de Robert s'éleva.
— Georgia ? Tu pourrais m'ouvrir la porte, s'il te plaît ? J'ai les
mains prises par le plateau.
La jeune femme se leva aussitôt, échappant avec soulagement à son
charme.
Le reste de la soirée, Matt bavarda comme si rien ne s'était passé.
Sans le regard équivoque dont il la gratifiait chaque fois qu'il lui
adressait la parole, elle se serait demandé si elle avait imaginé leur
dernier baiser.
Quand enfin il prit congé, elle fut soulagée.
— C'était un excellent dîner, Georgia, dit-il, sur le seuil de la porte.
Vous savez ce que l'on dit : une femme gagne le cœur d'un homme
en flattant son appétit...
Il accompagna ce dernier mot d'un sourire gourmand. Sans doute
parlait-il d'appétit sexuel ? Elle lui adressa son plus gracieux sourire.
— Je dirais plutôt, en flattant son palais.
A cet instant, le téléphone sonna dans la salle à manger.
— Excusez-moi, Matt, intervint Robert, mais je vais aller répondre.
— C'est d'accord. A demain, Robert.
Quand il fut parti, un silence gêné s'établit entre eux.
— Vous m'accompagnez jusqu'à ma voiture ? proposa Matt,
suave.
Il lui prit le bras sans attendre sa réponse et l'entraîna dans
l'obscurité.
— Laissez-moi !
— Quelle furie ! Je préfère quand vous êtes dans mes bras,
pantelante et muette, fit-il remarquer, railleur.
Georgia rougit et bénit la pénombre qui masquait son émoi à Matt.
— Combien d'hommes avez-vous séduit avec vos dons de cordon-
bleu ?
Sa vie amoureuse ne le regardait pas, même si elle était déserte
depuis environ trois ans. Après sa rupture avec Glen, elle avait eu
quelques flirts sans intérêt. Elle avait en effet trop souffert pour
retomber amoureuse... Du moins, était-ce ce qu'elle pensait jusqu'à
ce qu'elle rencontre Matt, se dit-elle, soudain prise de frissons.
— Vous avez froid ? demanda-t-il en la serrant dans ses bras.
Cette petite chose rose en laine ne vous tient pas très chaud.
Son parfum de nouveau lui tourna la tête.
— Figurez-vous que je n'avais pas l'intention de vous
raccompagner ! précisa-t-elle, furieuse d'être aussi sensible à sa
proximité. Et cette petite chose rose est un gilet en cachemire qui
m'a coûté les yeux de la tête.
— Des yeux que je trouve très beaux, commenta Matt d'une voix
caressante.
Elle essaya de le repousser, mais il ne relâcha pas pour autant son
étreinte
— Laissez-moi, je dois rentrer.
— Auparavant, répétez après moi : « J'attendrai que vous veniez
me chercher demain à la sortie des bureaux pour visiter votre
propriété. »
— Je vous répète que je n'en ai pas envie, je suis sûre que votre
maison est parfaite pour y organiser une fête d'anniversaire.
— Non, non, Georgia, ce n'est pas ce que vous devez dire, reprit-il
d'une voix douce en se rapprochant d'elle.
— Arrêtez, Robert va nous voir !
— Tant mieux.
— Alors je vais crier...
— A votre gré.
Il semblait amusé mais déterminé, se dit-elle observant son
séduisant visage penché sur le sien. Soudain lasse, elle accepta à
contrecœur d'aller visiter sa propriété. Après tout, ce ne serait
l'affaire que d'une heure...
— J'attendrai que vous veniez me chercher demain à la sortie des
bureaux, Matt.
— Voyez, ça n'était pas si difficile ! Je passerai vers 17 heures.
— Je veux être rentrée pour le dîner des jumeaux.
— D'accord, Cendrillon des temps modernes. Après le bal, je vous
ramènerai chez vous, murmura-t-il, rêveur.
Il l'embrassa jusqu'à ce qu'elle soit hors d'haleine, puis s'engouffra
dans sa Lamborghini.
Elle porta sa main à ses lèvres encore frémissantes de leur baiser et
le regarda partir..
5.
Georgia passa une bonne partie de la nuit à chercher des réponses
à ses questions. Antipathie, désir, attirance... Que ressentait-elle
pour Matt ? Et comment dominer son trouble, cesser de penser à
lui pour retrouver sa sérénité ? Certes, il n'y avait aucune place pour
un homme dans sa vie, mais curieusement, depuis une semaine,
c'était un homme qui obsédait toutes ses pensées et bouleversait
son existence si bien réglée...
Après sa rupture avec Glen, Georgia avait courageusement redéfini
ses priorités et fait passer son travail avant tout autre chose. Ainsi,
au bout de trois années, son chagrin s'était estompé. Peu à peu, elle
avait retrouvé un équilibre intérieur. Puis, après la mort de Sandra,
son destin avait de nouveau pris un autre virage. Elle avait décidé de
remplacer sa belle-sœur auprès des jumeaux jusqu'à ce qu'ils soient
grands et de soutenir son frère sans pour autant négliger sa carrière.
Maintenant, déstabilisée par Matt, elle avait soudain peur de
l'avenir.
Au petit jour, lasse de se tourner et retourner dans son lit, Georgia
se leva en silence pour ne pas réveiller Annie dont elle partageait la
chambre, puis se posta devant la fenêtre.
Une grive qui s'envolait à tire-d'aile lui arracha un soupir. Elle aurait
aimé fuir loin de Matt avec cette facilité et cette détermination, mais,
face à lui, elle avait l'impression d'être un papillon attiré par la
lumière... Comment réagir avant qu'il ne soit trop tard ? Matt ne
l'aimait pas, il la considérait comme un caprice. Si elle cédait, il
l'abandonnerait et elle souffrirait plus que Glen ne l'avait jamais fait
souffrir. Elle faisait en effet partie de ces femmes qui se donnent
corps et âme pour la vie, et Matt appartenait à la catégorie des
séducteurs volages et insouciants qui brisent les cœurs...
Après avoir pris une douche, Georgia descendit dans la cuisine
pour préparer le petit déjeuner. Tout en sortant les bols, elle
regarda autour d'elle et se demanda si Matt avait aimé la modeste
maison de Robert. Riche et puissant, il devait mener un tel train de
vie... Quant à sa vie amoureuse, elle devait être intense et
insouciante... Comment aurait-il pu en être autrement ? Ce n'était
qu'un séducteur égoïste, d'une insupportable arrogance ! conclut-
elle en silence. Et après avoir énuméré ses défauts, elle se sentit
mieux, en tout cas plus forte pour résister à ses entreprises de
séduction.

En fin d'après-midi, Matt vint la chercher pour la conduire chez lui.


Vingt minutes plus tard, la Lamborghini pénétrait dans sa propriété.
Georgia remarqua sur le portail un panneau portant l'inscription «
Privé. Eldorado ». Elle tourna vers Matt un regard interrogateur.
— Que signifie Eldorado ?
— « Pays de l'or ». C'est un pays merveilleux, de rêves et de
délices. Dans votre langue, on dirait un pays de cocagne.
— Et tel est votre Eldorado anglais ? Un pays imaginaire où l'on a
tout en abondance ?
De l'argent et les plus belles femmes du monde ? achevât-elle
silencieusement.
— Vous en jugerez par vous-même, répondit Matt avec un sourire
ambigu.
Elle ne répondit pas, soudain émerveillée par la vue de la vieille
ferme qui s'offrait à ses yeux. La bâtisse semblait tout droit sortie
d'un conte de fées.
L'air amusé par sa réaction, Matt gara la voiture devant le perron.
— Je vais d'abord vous faire visiter l'intérieur. Je vous montrerai
ensuite où nous organiserons la soirée barbecue et où se déroulera
le spectacle de prestidigitation, en cas de mauvais temps.
Sidérée par la beauté des lieux, elle le suivit jusqu'à la grande porte
en chêne.
— C'est magnifique... Je suppose que vous avez dû effectuer
d'importants travaux de rénovation ?
— En effet. Cette ferme était délabrée quand je l'ai achetée,
expliqua Matt en la faisant entrer.
Georgia pénétra dans un magnifique hall lambrissé. De nombreuses
fenêtres laissaient entrer à flots la belle lumière dorée de cette fin
d'après-midi. Des bouquets de fleurs disposés sur des consoles
amenaient une note de gaieté dans la pièce et avivaient sa
luminosité.
— Cette demeure appartenait à la fille d'un riche fermier, expliqua
Matt. A la mort de son père, elle avait accumulé des dettes. Ruinée
et malade, elle a fini par vendre la propriété familiale pour s'installer
dans une maison de retraite.
Georgia dirigea les yeux vers un bel escalier sculpté qui s'élançait
vers les étages.
— Pauvre femme... Cela a dû être un véritable crève-cœur,
murmura-t-elle, pleine de sympathie.
— Elle se désolait surtout de devoir abandonner les animaux de la
ferme. Ils étaient rois, du temps où elle vivait ici...
Georgia perçut une telle tendresse dans sa voix qu'elle tressaillit.
Serait-il moins dur qu'elle ne le pensait ?
— Qu'avez-vous fait des animaux ?
— Vous verrez, répondit-il, reprenant son ton froid habituel.
Suivez-moi.
A l'autre extrémité du grand hall ensoleillé, une porte s'ouvrait avec
un tintement de clochette et donnait sur un passage blanchi à la
chaux. Une femme aux joues rouges comme des pommes les y
accueillit aussitôt. Des chiens l'entouraient qui aboyèrent de joie en
apercevant Matt.
— N'auriez-vous pas gardé les animaux de l'ancienne propriétaire ?
s'exclama aussitôt Georgia.
— Nous sommes un véritable refuge pour animaux, intervint la
femme, lui tendant la main. Je suis Rosie, la gouvernante de M. de
Capistrano. Je suis ravie de faire votre connaissance.
Au cours de la visite qui s'ensuivit, Georgia se sentit envahie par des
impressions contradictoires. Elle aimait et admirait la demeure, mais
elle se sentait aussi gagnée par une étrange appréhension. Elle était
déjà sensible au charme de Matt, et elle succombait maintenant à la
beauté d'un endroit conçu selon ses moindres désirs. Sa maison,
décorée et meublée avec un faste sans ostentation, lui révélait ses
goûts intimes, des aspects inattendus et fascinants de sa
personnalité. En fait, plus elle découvrait Matt, plus elle faiblissait...
Lui résisterait-elle encore longtemps ? se demanda-t-elle, partagée
entre l'envie de fuir et celle de lui céder.
A la visite de la ferme succéda celle du parc, où paissaient moutons,
chevaux et vaches.
— L'ancienne propriétaire aimait tant ses bêtes qu'elle s'est saignée
aux quatre veines pour pouvoir les conserver, expliqua Matt. En
rachetant sa propriété, je lui ai promis de les garder et de m'en
occuper.
— C'est très généreux de votre part...
Mais inconscient de l'émotion qui l'agitait, Matt lui prenait déjà le
bras.
— Je vais vous montrer les autres pépites de mon Eldorado.
Suivez-moi !
Il la conduisit dans les écuries qui abritaient deux jeunes étalons, une
jument pommelée et un poulain. Comme elle nattait l'encolure du
poulain, Georgia songea que Matt était décidément le plus
contradictoire des hommes. Généreux et tendre avec les vieilles
dames ruinées, les animaux et les enfants, mais redoutable avec le
beau sexe. Une pensée incongrue la fit soudain sourire. Si ce
séducteur notoire et expert dans les plaisirs d'alcôve avait su qu'elle
était vierge et inexpérimentée, il n'aurait même pas pris la peine de
la regarder !
Le fait est qu'elle vivait dans un monde bien éloigné de celui de
Matt..., conclut-elle. Et leurs chemins, qui s'étaient momentanément
croisés, allaient de nouveau se séparer. L'annonce pour recruter la
nouvelle secrétaire de Robert paraîtrait en effet dès demain dans le
cahier emploi de la presse locale. Mais oublierait-elle Matt aussi
vite qu'il l'oublierait ?
Sa voix la tira soudain de ses pensées.
— Savez-vous monter ?
Elle hocha la tête négativement. Les leçons d'équitation coûtaient
trop cher, d'ailleurs, Robert se ruinait pour payer celles d'Annie.
— Vous aimeriez ?
Elle haussa les épaules sans cesser de contempler le poulain.
— C'est Annie la cavalière de la famille... En tout cas, elle va fondre
quand elle viendra ici.
Matt fronça les sourcils sans comprendre.
— Fondre ?
— Adorer, si vous préférez, précisa Georgia. Annie va avoir
l'impression d'être au paradis. Ou du moins, au pays de cocagne !
— Enfin je vais trouver grâce aux yeux d'une femme de la tribu
Milieu ! s'exclama Matt.
Georgia ne releva pas. Déjà, elle se dirigeait vers la sortie des
écuries.
— J'aimerais que vous me montriez où vous pensez organiser le
spectacle de magie, s'il pleut.
— Les grands esprits se rencontrent, j'allais justement vous y
emmener. Par ici, mam'zelle, dit-il d'un ton plaisant de bonimenteur.
Un instant plus tard, il la faisait entrer dans une ancienne grange
reconvertie en salle de banquet. A l'une de ses extrémités s'élevaient
une estrade et un bar.
— Cela vous convient ? lui demanda Matt, se rapprochant d'elle
d'un pas félin.
Un peu troublée, elle se contenta de hocher la tête.
— Je ne sais comment interpréter votre mutisme, ma chère
Georgia, reprit-il d'un ton tragi-comique. Vous n'avez rien dit non
plus quand je vous ai montré la piscine. J'espère qu'elle vous plaît...
Mieux, elle l'avait trouvée tout simplement extraordinaire ! se dit-
elle, revoyant l'immense bassin couvert, utilisable été comme hiver.
— Tout est parfait, avoua-t-elle. Mais les mots me manquent pour
exprimer mon admiration...
Il sourit.
— Que diriez-vous de piquer une tête dans la piscine avant le dîner
?
— C'est que je n'ai pas amené de maillot de bain... Elle
s'interrompit, frappée par un détail.
— Mais de quel dîner parlez-vous ?
— Du dîner que nous allons partager, ce soir, expliqua Matt d'une
voix tranquille. Quant au maillot de bain, ne vous inquiétez pas, vous
en trouverez plusieurs dans le vestiaire.
Elle n'aurait jamais dû lui faire confiance ! pensa-t-elle, consciente
d'avoir été de nouveau piégée.
— Il n'était pas question de dîner, ce soir. Souvenez-vous, vous
m'aviez promis de me ramener à la maison, dit-elle d'une voix
froide. Vous savez que je dois m'occuper des jumeaux !
— Pas ce soir, l'interrompit doucement Matt. Laissez leur père leur
préparer jambon et coquillettes pour le dîner et les mettre au lit...
Il hésita, puis reprit :
— Ils ont besoin de se retrouver ensemble tous les trois, et vous les
en empêchez.
Médusée par ce qu'elle venait d'entendre, elle ne trouva rien à
répondre
— Non seulement vous empêchez Robert de jouer son rôle de
père, mais vous surprotégez les jumeaux, expliqua Matt. Vous allez
en faire deux gamins trop gâtés et insupportables...
C'en était trop. La main de Georgia partit toute seule et s'abattit sur
sa joue.
Dans le silence pétrifié qui suivit, Georgia le regarda, effarée par son
geste, tremblant à la fois de honte et de colère. En face d'elle, Matt
restait impassible.
— Je ne vous permets pas de porter un tel jugement sur des enfants
que vous ne connaissez pas ! balbutia-t-elle ensuite. Ils sont
adorables.
— Pour l'instant, oui.
— De quel droit me jugez-vous ? Vous êtes... ignoble ! Ramenez-
moi immédiatement chez moi ! jeta-t-elle d'une voix brouillée par les
larmes.
— Vous dînerez avec moi, que vous le vouliez ou non, rétorqua-t-il
d'une voix froide. En attendant, méditez mes paroles et vous
comprendrez que j'ai raison.
— Vous vous rendez compte de ce que vous me reprochez ? Vous
m'accusez de gâcher la vie des jumeaux et celle de mon frère.
Il poussa un soupir.
— Je n'ai rien dit de tel. Selon moi, vous devriez laisser Robert et
ses enfants passer du temps ensemble. Vous souvenez-vous de la
dernière fois que votre frère a emmené David à la piscine et Annie à
son cours d'équitation ? Lui arrive-t-il de leur lire une histoire, le soir
? Annie et David ont besoin d'un père qui s'occupe d'eux et
s'intéresse à leurs activités, continua Matt, implacable.
— Mais mon frère a déjà tant de mal à se prendre en charge,
depuis la mort de Sandra...
— Il y parviendrait mieux si vous ne le portiez pas à bout de bras.
Sandra est morte, il y a bientôt six mois, et Robert devrait
commencer à faire son deuil... Les enfants ont besoin de son
affection et de sa présence pour surmonter la mort de leur mère.
Vous jouez à la fois le rôle du père et de la mère des jumeaux. Je
suis certain que Sandra n'aurait pas désiré une telle situation.
— Qu'en savez-vous ? Vous ne la connaissiez même pas ! Vous ne
connaissez d'ailleurs ni Robert, ni Annie, ni David.
— C'est justement ce qui me permet d'être impartial. Je sais que
vous aimez les jumeaux, Georgia, et ils vous le rendent bien. Mais
vous êtes leur tante, un point c'est tout. Si vous vous obstinez dans
votre attitude, vous risquez d'avoir de grosses déconvenues.
Face à l'angoisse qui l'envahissait, elle choisit d'être agressive.
— Vous ne vous intéressez ni aux jumeaux ni à Robert, en fait, vous
les utilisez pour me séduire et pour parvenir à vos fins. Vous n'êtes
qu'un manipulateur !
Le regard gris de Matt se durcit.
— Je préfère oublier ce que vous venez de dire, répondit-il d'une
voix glaciale. Ecoutez, Georgia, vous avez vingt-trois ans, mais vous
êtes vieille avant l'âge. Quand profiterez-vous un peu de la vie ?
Quand vous amuserez-vous ?
— En flirtant avec des jolis cœurs de votre espèce, par exemple ?
persifla-t-elle, hostile. Je n'ai pas besoin de coucher avec un homme
pour me divertir. J'aime ma vie comme elle est.
— Ah vraiment ? Depuis plus de six mois, votre vie se résume au
travail, aux courses, à l'entretien de la maison et à l'éducation des
jumeaux, rétorqua Matt. Vous ne voyez plus vos amis et vous vivez
en recluse. Et ne me parlez pas de votre ami Simon ! Vous m'avez
laissé entendre que des liens intimes vous unissaient seulement pour
me rendre jaloux.
Robert lui avait donc parlé ! Comment avait-il pu la trahir de la
sorte en lui rapportant ces détails ? fulmina-t-elle. Mais Matt avait
sans doute manipulé Robert pour obtenir de lui ces informations.
Dans sa naïveté, son frère n'avait pas compris qu'il servait ses
intérêts...
— Vous feriez mieux de vous mêler de vos affaires, s'exclama-t-
elle, glaciale. De plus, je n'ai jamais tenté de vous rendre jaloux.
Matt semblait furieux.
— Votre mauvaise foi est confondante.
Il poussa soudain un profond soupir, puis passa la main dans ses
cheveux.
— Je regrette, dit-il d'une voix soudain plus calme. Je ne voulais
pas être si brutal. Je voulais seulement...
Il se tut.
Etre plus onctueux, plus enjôleur. Pour mieux l'attirer dans son lit !
acheva-t-elle in petto. Jamais ! se dit-elle ensuite, plus déterminée
que jamais à résister. Depuis la trahison de Glen, elle doutait de
jamais retomber amoureuse, mais elle espérait un jour unir son
existence à un homme qui croirait aux mêmes valeurs qu'elle... En
tout cas, jamais elle ne se donnerait à un homme qu'elle n'aimait pas
et, qui plus est, qu'elle méprisait profondément.
Elle s'éloignait quand il la prit par le bras et lui fit faire volte-face.
— Je vous demande pardon, Georgia. Et si je vous disais que
j'envie les jumeaux d'avoir une tante aussi délicieuse et aussi tendre,
seriez-vous moins fâchée ?
Elle le toisa.
— Je ne crois pas.
— Alors si je vous disais que Robert a une chance inouïe de vous
avoir, que j'admire votre dévouement ?
— N'insistez pas, Matt, vous êtes allé trop loin.
Sur ces mots, Georgia détourna la tête pour qu'il ne voie pas ses
yeux embués par les larmes.
Le jugement de Matt était juste, mais il ne connaissait pas les causes
profondes de son attitude envers les jumeaux. En fait, elle
compensait le manque d'affection qu'elle avait ressenti pendant son
enfance. Au lieu de soutenir Robert et de l'encourager à s'occuper
de ses enfants, elle avait étouffé toute initiative de sa part par trop
de générosité...
Orpheline à dix ans, elle avait éprouvé une détresse et une solitude
difficilement imaginables, malgré la tendresse dont l'entouraient
Sandra et Robert. Alors qui mieux qu'elle pouvait comprendre le
chagrin d'Annie et de David, après la mort de Sandra ? Elle avait
néanmoins oublié que les enfants avaient encore leur père et leurs
amis, qu'ils n'avaient pas été déracinés de leur maison, comme elle
autrefois.
La voix de Matt l'arracha à ses méditations.
— Georgia ? Vous êtes généreuse et c'est une grande qualité. Mais
personne n'est parfait...
Cette tendresse inhabituelle la dérouta, et de nouveau les larmes
piquèrent ses yeux.
— Matt, ramenez-moi à la maison, le supplia-t-elle soudain.
Il la serra contre lui sans répondre. Réconfortée par son étreinte
chaleureuse, elle ne se contint plus et éclata en sanglots. Elle pleura
sur la petite orpheline de dix ans, sur ses amours malheureuses avec
Glen et sur la mort de Sandra. Depuis combien de temps retenait-
elle ces larmes pour qu'elles aient un goût si amer ? Depuis toujours,
sans doute...
Matt la garda longtemps serrée dans ses bras, murmurant parfois
des paroles inaudibles en espagnol. Mais le son de sa voix, tout en
la consolant, faisait redoubler ses sanglots.
Puis, comme elle se calmait, elle fut honteuse d'avoir pleuré comme
une fillette, le visage niché dans son cou. Qu'allait-il penser d'elle,
maintenant ?
— Vous allez mieux ? demanda-t-il, le visage toujours dans ses
cheveux.
Georgia se mit aussitôt sur ses gardes. Son désarroi ne devait pas
lui faire oublier que Matt était un astucieux manipulateur. En
s'abandonnant à son chagrin devant lui, elle lui donnait l'occasion de
lui arracher ses confidences les plus intimes.
— Je suis désolé, je ne voulais pas vous faire pleurer, continua-t-il
avec calme.
— Ce n'est pas à cause de vous que je pleurais, Matt.
— A cause de quoi ?
— C'est difficile à dire... Ces derniers mois ont été si difficiles pour
nous tous
Malgré tous ses efforts, sa voix tremblait.
— Vous avez été très courageuse, Georgia.
- S'il continuait de lui parler avec cette tendresse, elle allait de
nouveau s'effondrer dans ses bras et pleurer toutes les larmes de
son corps, se dit-elle, effrayée de sentir ses yeux de nouveau
humides.
— Courageuse ? Non... Si j'agis de la sorte, c'est à cause de mon
passé. Les jumeaux vivent une situation similaire à celle que j'ai
vécue, enfant. Je crois que j'ai du mal à dissocier mon expérience
de la leur.
Elle essuya ses joues et leva un regard timide sur lui.
— Vous avez un mouchoir ?
Matt relâcha son étreinte pour lui en tendre un.
Gênée par l'intensité de ses prunelles grises, elle baissa la tête. 11
ne la tenait plus dans bras, mais elle restait sensible à son odeur
masculine et à sa chaleur. Maintenant que sa crise de larmes était
passée, elle sentait renaître son trouble. La tête lui tournait, ses
jambes ne la soutenaient plus. Son attirance pour lui la
déconcertait... Jamais elle n'aurait pensé ressentir un jour de telles
sensations envers un homme, se dit-elle, étourdie.
— Parlez-moi. cela vous fera du bien, dit Matt au même instant.
Elle serra son mouchoir dans ses mains, puis décida de lui raconter
l'histoire de sa vie.
Il écouta son récit sans l'interrompre.
— Vous étiez une petite fille très forte, commenta-t-il quand elle
cessa de parler. C'est curieux, quand je vous ai vue pour la
première fois, j'ai pensé que vous étiez...
— Une blonde évaporée et insouciante ?
Amère, elle se souvenait de cette rencontre où il avait fait allusion à
sa légèreté.
— Une jeune femme délicate et insouciante, corrigea Matt. Mais en
vérité, vous êtes...
— Solide comme une vieille paire de bottes ?
En se montrant insolente, elle espérait conjurer son trouble croissant
et lui faire comprendre qu'elle ne se laisserait pas abuser par sa
soudaine affabilité.
— Vous êtes forte et courageuse... Le silence retomba.
— Parlez-moi de lui. maintenant, reprit Matt.
— De qui?
Il sourit, et elle se mordit la lèvre. Son air faussement innocent et sa
réponse trop vive n'avaient pas échappé à sa perspicacité.
— De cet homme qui vous a tant fait souffrir.
Elle scruta lentement son beau visage, s'attardant sur ses lèvres
généreuses et sensuelles.
— Je pourrais vous retourner la question, Matt, répondit-elle plus
sèchement qu'elle ne l'aurait voulu. Vous ne croyez pas à l'amour
éternel. L'une de vos conquêtes vous aurait-elle brisé le cœur ?
Une expression de surprise passa aussitôt sur le visage de Matt.
Elle comprit qu'elle avait touché une corde sensible, et se sentit
soudain triste pour lui.
— Bravo pour votre perspicacité, mademoiselle Millett, répliqua-t-
il d'un ton redevenu glacial.
Georgia regretta que leurs rapports aient perdu leur chaleur. De
plus, il éludait sa question, se dit-elle, lui rendant son mouchoir sans
dire un mot.
— Je suis réaliste. Comme vous. Cette réponse vous convient-elle
?
Qu'il s'en satisfasse, sinon tant pis. Elle n'avait pas envie de
continuer la conversation sur le sujet. Parler de Glen était toujours
douloureux, de plus, elle en avait déjà trop dit sur son passé,
constata-t-elle à regret.
Matt lui tendit la main, le regard insondable.
— Venez, je connais le moyen idéal pour vous détendre.
Elle lui lança un regard méfiant.
— A quoi pensez-vous ?
— A quelques brasses dans ma piscine, expliqua-t-il avec un
sourire malicieux. Vous trouverez un maillot de bain à votre taille
dans le vestiaire. Quand nous aurons nagé, nous prendrons un
apéritif et nous dînerons.
Elle se raidit.
— Je vous ai déjà dit que je ne resterai pas pour le dîner.
— Et moi, je vous ai déjà dit que vous n'aviez pas le choix !
répondit-il du tac au tac. Rosie serait vexée si vous partiez sans
goûter à sa cuisine. Savez-vous qu'elle a passé la moitié de la
journée aux fourneaux pour nous concocter un festin dont elle a le
secret ?
Georgia rougit, irritée qu'il use de tels arguments pour faire pression
sur elle.
— C'est du chantage affectif, laissa-t-elle tomber du bout des
lèvres.
Mais Matt esquissa un geste désinvolte.
— Appelez cela comme vous voulez, ça m'est égal. Je veux vous
offrir une soirée de rêve, Georgia, alors détendez-vous. Robert était
ravi quand je lui ai fait part de mon idée. Si ça peut vous rassurer, je
vous promets de me comporter comme un gentleman. Je serai aussi
respectueux envers vous que si j'étais avec une vieille parente.
Mais son attitude de nouveau séductrice démentait cette sage
promesse, se dit-elle tandis qu'elle le contemplait.
Bras croisés sur la poitrine, il l'observait, le regard brillant et un
sourire aux lèvres. Sa chemise blanche mettait en valeur son teint
mat. Par son col entrouvert, elle voyait sa peau bronzée. Comment
lui résisterait-elle tout au long de la soirée ?
— C'est d'accord, s'entendit-elle répondre d'un ton résigné. Mais je
n'ai pas envie de me baigner. Un dîner suffira.
L'idée de se montrer demi-nue devant lui la faisait en effet frémir.
— Vous ne savez donc pas nager ? demanda Matt, les sourcils
froncés.
— Bien sûr que si, avoua-t-elle à contrecœur.
— Alors ne faites pas l'enfant ! Vous êtes dans un tel état de
nervosité que cela vous fera le plus grand bien, décréta-t-il. De
toute façon, je suis certain que Rosie a déjà servi nos cocktails à
côté de la piscine. Et si vous redoutez la température de l'eau, soyez
tranquille, elle sera délicieuse. De plus, nager avant de dîner vous
mettra en appétit. En ce qui me concerne, je fais toujours quelques
longueurs, le soir.
Soudain troublée par la pensée de Matt en maillot de bain, elle
garda le silence.
Sur ces entrefaites, il prit sa main d'un geste possessif. Elle le suivit
vers la maison sans protester, sans force devant son énergie et sa
détermination.
6.
La vue des maillots de bain glamour et tous griffés que Matt
réservait à ses invitées dérouta Georgia. Après hésitation, elle
choisit un maillot une pièce. Bien que très échancré sur les seins et
sur les hanches, c'était le plus sobre de tous. Ensuite, dédaignant les
sorties de bain aux couleurs délicates mais un peu trop sexy à son
goût, elle enfila un peignoir en tissu-éponge.
Le miroir lui renvoya ensuite le reflet d'une jeune femme trop
pudique. Parviendrait-elle à surmonter sa timidité et à se montrer en
maillot de bain, tout à l'heure ? Elle quitta le vestiaire avec
appréhension.
Le peu de sang-froid qui lui restait disparut sitôt qu'elle arriva au
bord de la piscine et qu'elle vit Matt sortir du bassin.
Il portait un simple maillot de bain noir qui moulait avantageusement
son anatomie... Son corps athlétique et bronzé était proche de la
perfection, se dit-elle, envahie par un trouble fulgurant.
Alors qu'il lui faisait signe, elle se dirigea vers lui, la bouche sèche et
les mains moites. Il lui tendit un verre de cocktail, puis leva le sien
pour porter un toast.
— A la plus jolie vieille parente que j'ai jamais reçue sous mon toit,
lui dit-il avec malice. A notre soirée ! J'espère que nous ferons
mieux connaissance...
Toujours troublée par la vue de Matt en maillot, elle s'efforça de
sourire.
— A une agréable soirée...
Sur ces mots, elle but une gorgée de son cocktail.
— Hum ! C'est délicieux... Qu'est-ce que c'est ?
— Gin à la prunelle, liqueur de banane, vin blanc, framboises et
autres ingrédients secrets... J'ai inventé ce cocktail, il y a plusieurs
années.
— Et comment s'appelle cette merveille ? demanda-t-elle avec
intérêt.
Cette conversation banale lui permettait en effet de penser à autre
chose qu'au corps sensuel de Matt.
— Débuts passionnés..., répondit Matt, impassible. Elle lui décocha
un regard sévère.
— Je suis certaine que vous venez d'inventer ce nom !
— Croyez ce que vous voulez...
Sous sa voix caressante, elle réprima un léger frisson.
— Vous avez froid ? s'étonna-t-il. Terminez votre cocktail, et venez
nager, cela vous réchauffera !
Mal à l'aise, elle retira son peignoir, tout en évitant de regarder dans
sa direction, puis se glissa dans l'eau. Matt l'éclaboussa, et ils
jouèrent dans l'eau jusqu'à ce qu'ils décident d'effectuer des
longueurs de bassin.
Georgia était bonne nageuse, mais elle comprit très vite qu'elle ne
pouvait rivaliser avec Matt, mieux entraîné qu'elle. Bientôt lasse, elle
sortit de l'eau, s'allongea sur une chaise longue et sirota son cocktail
tout en l'observant.
Quand il sortit de l'eau et vint prendre place à côté d'elle, Georgia
sentit son cœur battre plus vite. Jamais elle ne parviendrait à rester
calme et naturelle dans le silence paisible de ce début de soirée,
avec Matt si proche d'elle.
Dans un nouvel accès de pudeur, elle regretta soudain de ne pas
avoir remis son peignoir. Décidément, elle ne pouvait s'empêcher
d'avoir des réactions ridicules d'adolescente complexée qui
craindrait les regards ou les gestes concupiscents de Matt !
Aussi Georgia fit un effort sur elle-même et lui tendit son cocktail
avec un sourire, puis échangea quelques propos anodins sur la
douceur du climat, se rallongea et ferma les yeux. Avec un soupir
de bien-être, elle avoua alors qu'elle n'avait pas passé une si bonne
soirée depuis longtemps...
Seul le silence accueillit ses paroles. Etonnée, elle se redressa, et vit
Matt toujours allongé sur sa chaise longue, yeux clos. Toute son
attitude laissait croire qu'il était parfaitement indifférent à sa
présence.
Déconcertée, Georgia fronça les sourcils. Dans un cadre si idyllique
et sensuel, elle s'était en effet attendue à une cour empressée de sa
part, émaillée de baisers langoureux... Elle s'était imaginé qu'il se
pencherait sur elle et s'emparerait de ses lèvres avec cette ardeur
passionnée qui la faisait frémir... Devenait-elle folle ? Elle ne désirait
ni ses baisers ni ses étreintes ! se dit-elle, consternée par le cours de
ses pensées.
— La fête d'anniversaire de David et Annie sera magnifique, reprit-
elle pour rompre le silence.
Matt n'esquissa pas un mouvement et ne daigna même pas ouvrir
les yeux.
— J'en suis ravi, répondit-il enfin d'une voix paresseuse.
— C'est gentil de votre part de nous prêter votre maison. Ça ne
vous dérange pas qu'elle soit envahie par une horde d'enfants
bruyants ?
— Pas du tout...
Etrangement, son flegme finissait par l'irriter. Soudain, elle eut envie
de l'interroger sur sa vie. Ne venait-elle pas de lui révéler l'un des
épisodes les plus intimes de la sienne ? Ainsi, après avoir replacé
une mèche rebelle derrière son oreille, elle prit une grande
inspiration et se lança.
— Vous passez beaucoup de temps en Espagne ? Cette fois, Matt
ouvrit les yeux et se redressa.
— Moins que je ne le voudrais... Ma sœur a accouché il y a trois
mois, mais je n'ai pas encore vu mon neveu. En ce moment,
d'importantes négociations m'empêchent de m'ab-senter de
Londres. Par chance, mon beau-frère gère mes affaires en Espagne.
— Il vous reste encore de la famille du côté de votre mère en
Angleterre ? continua-t-elle, prudente.
— Un oncle seulement.
Il posa les jambes dans la travée entre leurs deux chaises longues et
leva les yeux sur elle.
— Mon oncle et mon père travaillaient dans le monde des affaires
avec mes grands-parents anglais, qui sont morts maintenant. Mon
oncle a ralenti son activité depuis quelques années. Il en profite pour
voyager. Célibataire endurci, il est libre comme l'air...
Un sourire désabusé accompagna ses derniers mots.
Quelle place tenait Pépita dans sa vie ? s'interrogea soudain
Georgia, se souvenant de l'intimité qui semblait les unir. Elle aurait
voulu en avoir le cœur net, mais elle ne savait comment engager la
conversation sur un sujet si délicat sans paraître indiscrète.
— Comment va la cheville de Pépita ? demanda-t-elle, soudain
prise d'inspiration.
— Mieux.
Malgré sa froideur, elle résolut de continuer son interrogatoire.
— Elle vous accompagne toujours pendant vos voyages ?
A cet instant, Rosie apparut.
— Le dîner sera prêt dans quelques minutes, monsieur de
Capistrano.
— Merci Rosie, répondit Matt en se levant. Il tendit la main à
Georgia.
— Si vous désirez prendre une douche avant le dîner, vous
trouverez le nécessaire dans le vestiaire.
Avait-il volontairement éludé la question, ou bien l'avait-il oubliée ?
s'interrogea-t-elle, déçue. C'était dommage, car l'occasion de
l'interroger sur la belle Espagnole ne se reproduirait pas de sitôt.
— Georgia ? Vous pouvez prendre ma main, je ne mords pas,
reprit Matt qui attendait.
La minute suivante, il l'attirait tout contre lui.
Certaine qu'il allait l'embrasser, elle rougit et baissa les yeux. Mais
contre toute attente, il recula dès qu'elle eut recouvré son équilibre.
Troublée, elle enfila son peignoir et s'éloigna. Elle prit sa douche,
certaine qu'il avait deviné son désir d'être embrassée. Grand
amateur de femmes, Matt savait sans doute lire dans leurs pensées
et déchiffrer le langage de leur corps... Elle venait en tout cas de
faire une découverte à ses dépens: plus une femme se montrait
consentante à l'égard de Matt, moins elle l'intéressait. La prochaine
fois, elle se maîtriserait au lieu de perdre la tête comme une
midinette...
Sur ces entrefaites, Georgia sortit de la douche, utilisa les grandes
serviettes moelleuses disposées en piles sur les étagères en pin et se
rhabilla. Sur une coiffeuse, de nombreux cosmétiques étaient mis à
la disposition des invitées, mais elle les ignora. Avant de quitter le
vestiaire, elle lança un dernier regard dans le miroir. Sans mascara
et les joues roses, elle ressemblait plus à une adolescente qu'aux
femmes fatales que Matt devait côtoyer d'ordinaire, comme Pépita
Vilaseca, si sophistiquée et si coquette.
Mais Matt l'enveloppa néanmoins d'un regard admirateur quand elle
apparut devant lui.
— Vous êtes fraîche et pimpante comme une adolescente attendant
son premier baiser. Mais aviez-vous déjà embrassé, à seize ans ?
Avez-vous répondu à ce baiser comme vous répondez aux miens,
douce Georgia ?
Elle fut soudain mal à l'aise. Pourquoi jouait-il avec elle ? Tantôt il
se comportait en camarade, tantôt il la battait froid, puis reprenait
ses airs séducteurs...
— Quand donc allez-vous me parler de cet homme qui vous a brisé
le cœur ?
Pas question ! Pourquoi se confierait-elle alors qu'il refusait
d'évoquer son propre passé amoureux ? Elle s'apprêtait à lui
répondre vertement quand il la prit par le bras et l'attira à lui pour
l'embrasser.
— Laissez-moi !
Dans ses efforts pour se dégager, elle frôlait le corps ferme de Matt
de ses hanches, de ses seins et de ses cuisses. Ces imperceptibles
effleurements la troublèrent au point qu'elle n'eut plus la force de
lutter.
Il s'empara impétueusement de ses lèvres et l'embrassa jusqu'à ce
qu'elle gémisse de plaisir.
— Vous m'aviez promis d'être convenable..., articula-t-elle ensuite
dans un souffle.
— Convenable ? Ne suis-je pas proche de la perfection, repartit
Matt avec un sourire irrésistible.
— Je ne parle pas de vos baisers, mais de votre attitude !
Mais ses mots s'étranglèrent dans sa gorge quand les mains avides
de Matt se posèrent sur ses seins. Aussitôt, ses savantes caresses
l'emportèrent dans une douce spirale de plaisir. Pantelante, les
lèvres entrouvertes, elle déposa un regard plein de fièvre sur lui.
— Pourquoi me résister encore ? murmura-t-il. C'est inutile, j'arrive
toujours à mes fins.
Exactement comme Julia Bloomsbury ! Soudain dégrisée, elle
trouva la force de se dégager de son étreinte et de s'éloigner de lui.
— Je ne coucherai jamais avec un homme que je ne connais pas !
— Combien de temps vous faut-il pour bien connaître un homme,
innocente petite Georgia ?
Elle ne devait pas entrer dans son jeu et lui répondre, même si elle
frissonnait sous son regard félin.
— Beaucoup trop de temps pour un homme aussi impatient que
vous !
Matt sourit, amusé.
— Le temps ne signifie rien à mes yeux, je suis d'une patience
exemplaire...
Il s'interrompit, puis hocha la tête, soudain pensif.
— De plus, j'aime les femmes qui ont des principes. Comme vous.
— Vraiment ? ironisa Georgia qui n'en croyait pas un mot.
Il replaça une boucle de ses cheveux.
— Bien sûr. Parce que j'aime que mes proies me résistent avant de
succomber. Ne savez-vous pas que l'homme est un chasseur ?
— Vous parlez de temps révolus !
— Je parle de mes instincts sauvages...
Son regard ardent luisait dans son beau visage aux traits durs. Sa
virilité puissante, presque agressive, et sa personnalité indomptable
semblaient donner raison à des paroles pourtant badines.
Soudain, Matt éclata de rire.
— Quand je tente de vous séduire, vous êtes mécontente, et quand
je vous ignore, vous l'êtes tout autant. Que dois-je faire pour vous
plaire ?
— Soyons amis. Mais l'amitié est peut-être une notion
complètement inconnue à un barbare tel que vous ?
— Pas l'amitié masculine, en tout cas.
Il la dévisagea de la tête aux pieds sans cacher son admiration.
— Quant à l'amitié avec une femme...
— Soyons amis ou rien.
Malgré son trouble, Georgia avait réussi à s'exprimer avec fermeté.
Si Matt restait un mystère à ses yeux, elle savait sans le moindre
doute qu'elle ferait la pire des erreurs en devenant sa maîtresse.
Certes, elle démissionnerait bientôt de son poste dans l'entreprise
de Robert, mais Matt trouverait toujours un prétexte pour la
poursuivre de ses assiduités. Lui proposer son amitié la protégerait
peut-être de ses entreprises de séducteur.
— J'accepte d'être votre ami, dit enfin Matt.
Pour Georgia, il avait capitulé bien trop vite pour être vraiment
sincère.
— Ami et rien d'autre ? insista-t-elle.
— Si c'est ce que vous désirez, Georgia.
La façon enjôleuse et sensuelle avec laquelle il prononça son
prénom fit battre son cœur.
— C'est exactement ce que je désire.
— Alors allons dîner et célébrons notre toute nouvelle amitié.
Perplexe, elle acquiesça. Elle avait remporté une victoire, alors
pourquoi avait-elle l'impression d'être vaincue ?
Salade au fromage de chèvre, poivrons et pignons, raviolis au
homard accommodés avec une sauce au piment, gâteau au chocolat
et aux poires..., le dîner fut un régal. Georgia fut intimidée par la
salle à manger lambrissée, décorée de meubles anciens, aux
fenêtres habillées de légers rideaux blancs, sans parler de la table
dressée comme pour un repas princier : verres en cristal, vaisselle
en porcelaine et couverts en argent.
— Vous dînez toujours avec ce déploiement de luxe ? Il sourit d'un
air équivoque.
— Si je tentais de vous séduire, je dirais que oui... Mais vous êtes
mon amie, et les amis se disent toujours la vérité, n'est-ce pas ? J'ai
simplement demandé à Rosie de faire un effort pour le dîner de ce
soir.
Elle le trouva soudain plus troublant dans son rôle d'ami que de
séducteur. Paradoxalement, moins il exerçait son charme, plus il
était charmant...
La soirée se poursuivit dans le petit salon où ils burent le café.
Détendu, Matt fut un hôte amusant et d'une parfaite correction.
Quand Georgia émit le désir de rentrer, vers 23 heures, il ne
chercha pas à la retenir et la reconduisit aussitôt, poussant la
galanterie jusqu'à la raccompagner devant la porte de la maison de
Robert. Il l'embrassa ensuite sur le bout du nez et s'éloigna sans se
retourner. Immobile dans la nuit, elle regarda la Lamborghini
s'éloigner.
C'est alors qu'elle prit conscience de son immense fatigue. Le trop-
plein d'émotions ? Le délicieux cocktail de Matt, véritable philtre
magique ?
Elle eut tout juste la force de monter à l'étage, de se dévêtir et de se
débarbouiller. Elle se jeta sur son lit et s'endormit aussitôt. Mais elle
se réveilla en sursaut quelques heures plus tard. Elle était en sueur.
Elle était certaine d'avoir rêvé de Matt sans pouvoir se souvenir
d'une quelconque image précise de son rêve. Ensuite, incapable de
retrouver le sommeil, elle se repassa le film des événements de leur
soirée.
Elle devait bien reconnaître qu'elle était attirée par Matt, malgré ses
efforts pour se convaincre du contraire. Sa vie était sens dessus
dessous depuis leur première rencontre, et elle se sentait
complètement perdue. Pire, elle ne se reconnaissait plus...
Le lendemain matin, Georgia calma ses exaltations nocturnes,
certaine que la nuit et le silence avaient amplifié des angoisses non
fondées.

La semaine suivante, la fête d'anniversaire des jumeaux fut une


réussite. A l'issue de cette journée mémorable, Matt devint l'ami de
la famille, et il ne se passait pas une semaine sans qu'il vienne dîner,
pour la plus grande joie des jumeaux.
Georgia avait démissionné de son poste et travaillait maintenant en
intérim. Grâce à des missions facilement aménageables et bien
payées, elle avait tout le temps de s'occuper des jumeaux, sans
pression ni tension. Entre-temps, Robert avait obtenu la direction
d'un nouveau chantier, pour lequel Matt avait avancé les fonds
nécessaires. Sans son financement providentiel, Robert n'aurait pu
s'engager sur ce projet auquel il consacrait tout son temps, d'autant
que celui de Matt avait pris un retard inexplicable.
Les affaires reprenant, Robert retrouvait son optimisme et son
énergie, et il parvenait ainsi à surmonter son deuil. Malgré un emploi
du temps chargé, il passait beaucoup de temps avec les jumeaux.
Ce matin-là, Georgia réfléchissait aux événements des dernières
semaines tout en préparant le petit déjeuner. Matt se montrait
agréable, disert et généreux, mais elle ne savait toujours rien de lui.
Il gardait en effet ses distances et restait très discret, voire
mystérieux, sur sa vie privée et sentimentale.
En tout cas, il ne faisait plus aucune tentative pour la séduire ou
pour l'embrasser...
Songeuse, elle observa les jumeaux par la fenêtre de la cuisine.
Réveillés depuis l'aube à cause de la chaleur, ils jouaient dans le
jardin en attendant le petit déjeuner. Avec un soupir, elle acheva de
préparer les crêpes au citron, et appela toute la famille.
Malgré les bavardages et les rires incessants des enfants, elle était
distraite et ne cessait de penser à Matt. Regrettait-elle que leurs
relations soient simplement amicales ? C'était incroyable, elle ne
voulait de lui ni comme ami, ni comme amant !
Quand Robert emmena les enfants à leur cours de natation, elle
resta seule dans la cuisine en désordre. Un verre de jus d'orange à
la main, elle survola du regard la cuisinière, la poêle graisseuse et la
jatte où il restait un peu de pâte à crêpe, et soupira. Une fois qu'elle
aurait rangé et nettoyé la cuisine, elle ferait le ménage dans toute la
maison. Changer les draps des lits, passer l'aspirateur, épousseter...
Sa vie n'était décidément qu'une succession de tâches ménagères...
Elle avait pourtant vingt-trois ans, pas quatre-vingt-trois ! se
révolta-t-elle soudain. Elle voulait s'amuser, être libre et
insouciante... Mais elle se ressaisit aussitôt, consternée par ce
soudain accès d'égoïsme.
— Que m'arrive-t-il ? Deviendrais-je folle ? dit-elle à haute voix.
— En tout cas, parler tout seul est le premier signe de la folie,
entendit-elle soudain.
Georgia tressaillit, renversant par la même occasion du jus d'orange
sur son tablier. Elle se détourna et aperçut Matt.
— Tu m'as fait une peur bleue ! s'écria-t-elle, posant la main sur sa
poitrine.
Elle fit un effort pour modérer la joie un peu excessive qui faisait
battre son cœur, et le dévisagea, admirative. Il était comme à son
habitude en pleine forme et incroyablement séduisant... Par cette
chaude matinée de juin, il portait un pantalon en coton gris avec une
chemise crème au col entrouvert.
— Je n'avais pas l'intention de te surprendre, avoua Matt avec un
sourire. En fait, je viens de croiser Robert et les enfants. Il m'a laissé
entrer en te prévenant de mon arrivée.
Mais, plongée dans ses pensées, elle n'avait pas fait attention à un
quelconque signal.
— Quel bon vent, Matt ?
Sous son regard attentif, elle baissa les yeux, vit qu'elle avait gardé
son tablier de cuisine taché de graisse et s'empourpra de honte.
— Le vent de l'été, l'envie de manger des crêpes au citron, avoua
Matt, qui tournait maintenant un regard gourmand sur la jatte à demi
pleine de pâte.
— Tu n'as pas pris de petit déjeuner ce matin ? demanda-t-elle,
amusée.
— Eh bien non, justement. Rosie est partie hier soir à Newcastle
avec son mari et je me suis contenté d'un café et d'un toast... Mais
j'ai une faim de loup après avoir nagé pendant une bonne heure !
Une bouffée de tendresse envahit Georgia. Elle lui désigna une
chaise.
— Assieds-toi, je vais te préparer des crêpes. Au fait, tu as bien
dormi, malgré la chaleur ? acheva-t-elle en s'affairant ensuite autour
de la cuisinière.
Comme il ne répondait pas, elle tourna les yeux vers lui et devint
cramoisie en croisant son regard insondable.
— Nous avons beau être amis, Georgia, je ne dois pas pour autant
répondre à toutes tes questions. Permets-moi de garder mon jardin
secret.
A l'évidence, il n'avait pas passé la nuit seul ! pensa-t-elle en un
éclair.
Un silence tomba.
— Je vais aussi te faire du café, dit-elle alors avec un sourire
contraint.
Quelques minutes plus tard, Matt avait déjà avalé trois crêpes,
autant de toasts, et bu deux tasses de café. Georgia était ravie
d'être aux petits soins pour lui, mais elle essayait de ne pas le lui
montrer.
— Tu m'as préparé un excellent petit déjeuner, alors je vais t'offrir
le déjeuner, déclara Matt quand elle commença à faire la vaisselle.
Il posa les mains sur ses épaules et lui fit faire volte-face. Les
effluves citronnés de son après-rasage enveloppèrent aussitôt
Georgia.
— C'est gentil, mais je dois faire le ménage dans toute la maison...
— Pas question !
Il posa un doigt sur ses lèvres.
— Temps mort, Georgia. J'ai prévenu Robert que tu ne serais pas
de retour à la maison avant ce soir.
— Ecoute. Matt...
— Si cela peut te rassurer, je te propose un déjeuner entre amis,
sans arrière-pensées.
La flamme qui brillait dans ses yeux gris démentait pourtant cette
affirmation... Prenait-il plaisir à jouer avec ses nerfs ? Elle percevait
la chaleur de ses mains à travers le léger débardeur en coton qu'elle
portait, ce matin. Elle mourait d'envie qu'il l'embrasse... Ce désir
secret n'avait d'ailleurs cessé de grandir, ces dernières semaines,
occupant son esprit et l'empêchant parfois de dormir.
Mais Matt était trop ardent pour se contenter longtemps de baisers
et de caresses, comme Glen autrefois. De son côté, elle était trop
entière pour n'être que la maîtresse d'un homme. Le jour où elle
ferait l'amour avec un homme, elle se donnerait sans retour, de tout
son cœur et de toute son âme. Céder à Matt dont elle n'était que
l'éphémère caprice lui serait fatal...
Cette pensée lui donna la volonté nécessaire pour briser le charme
dont il l'enveloppait.
— Quels sont tes projets pour cette journée ? demanda-t-elle avec
le plus de naturel possible.
— Une balade dans la campagne, un déjeuner dans une auberge et
un repos bien mérité au bord de ma piscine. De plus, Rosie a laissé
un délicieux dîner au réfrigérateur. Elle a décrété que tu étais trop
mince et que tu devrais prendre un peu de poids !
Il la jaugea d'un regard équivoque.
— En ce qui me concerne, je te trouve parfaite... Gênée, elle
préféra changer de conversation.
— Je vais aller prendre une douche et me changer.
— Je vais attendre que tu sois prête. Et il ajouta avec un sourire
irrésistible :
— Tu sais que la patience est ma principale qualité. Et tu vaux la
peine que je t'attende. Georgia.
Elle ne répondit pas et sortit de la cuisine, à la fois contrariée et
amusée par ses dernières paroles. Un quart d'heure plus tard, elle
redescendait dans la cuisine, vêtue d'un petit débardeur blanc et
d'une jupe légère, et maquillée comme à son habitude d'une touche
discrète de mascara.
Mais lorsqu'elle parvint dans la cuisine, elle découvrit Matt livide,
effondré sur une chaise. Elle poussa un cri d'effroi.
— Que se passe-t-il ?
Il fit un geste vers son téléphone cellulaire posé sur la table.
— Je viens juste de recevoir un coup de téléphone. Ma mère est à
l'hôpital. Ma sœur l'a trouvée inanimée dans son salon, expliqua-t-il
d'une voix étranglée.
— Tu dois aller auprès d'elle, murmura Georgia. Si je peux faire
quelque chose...
— Faire quoi ? demanda Matt avec désespoir. Georgia ressentit un
immense élan de tendresse. Elle fut alors frappée par une évidence :
cette étrange chaleur qui lui faisait soudain battre le cœur avec
violence ne laissait plus de place au doute. Elle l'aimait. De toute
son âme. Jamais elle n'aurait pensé ressentir un jour un sentiment si
fort et si absolu envers un homme. Son amour pour Matt n'avait rien
à voir avec l'amitié amoureuse qui l'avait unie à Glen.
— Je vais téléphoner à l'aéroport, reprit Matt d'une voix plus
calme. Je vais aussi prévenir mon oncle pour qu'il vienne habiter
chez moi, pendant mon absence.
— Je pars avec toi, s'entendit-elle dire comme si c'était la chose la
plus naturelle du monde.
— A l'aéroport ? C'est inutile...
— Non, en Espagne. Je suis ton amie et je veux être auprès de toi.
— Et ton travail, les jumeaux ? interrogea Matt, incrédule.
— Je n'ai pas de mission d'intérim en ce moment, répondit-elle,
attendrie par son incrédulité. Quant aux jumeaux, ils ont leur père.
Matt la dévisageait, toujours stupéfié.
— Tu es sérieuse ?
— Bien sûr. Ce n'est pas un exploit, l'Espagne n'est pas au bout du
monde, juste au sud de l'Europe.
— Pourquoi Georgia ?
Parce qu'elle l'aimait à la folie...
— Parce que les amis sont faits pour ça. C'est aussi ma façon de te
remercier après tout ce que tu as fait pour Robert et les jumeaux.
Il se passa la main dans les cheveux.
— Je ne sais pas quoi dire...
En d'autres circonstances, elle se serait réjouie de voir le beau Matt
de Capistrano, d'habitude si éloquent, réduit au silence par
l'émotion. Mais, bouleversée par la découverte de son amour pour
lui et par l'inquiétude qu'elle lisait dans son regard gris, elle lui sourit
avec tendresse. Puis elle ferma les yeux pour que leur éclat ne la
trahisse pas.
— Tu aurais fait la même chose pour moi, Matt.
Ne possédait-il pas un cœur d'or en dépit de sa froideur et de son
impassibilité ? s'interrogea-t-elle.
— Téléphone à ton oncle, moi je vais appeler l'aéroport, reprit-elle.
Il prit sa main, la porta à ses lèvres en la regardant droit dans les
yeux. L'instant était unique, et le monde extérieur semblait avoir
disparu...
— Tout ira bien, Matt, dit-elle enfin pour conjurer l'intense émotion
qui l'envahissait.
Il ne répondit pas. Il prit son visage entre ses mains, et effleura ses
lèvres avec une tendresse dont elle ne l'aurait pas cru capable.
Quand il abandonnait son cynisme, il était merveilleux..., songea-t-
elle, le cœur rempli d'amour. Mais soudain, une douleur intense
l'étreignit. Matt ne l'aimait pas, et il ne croyait pas à l'amour, alors
qu'allait-il se passer ?
— Tu es magnifique, Georgia.
Elle tressaillit et rougit. Il avait prononcé son prénom à sa façon,
caressante et sensuelle.
— L'homme qui t'a quittée pour une autre a perdu un véritable
trésor, acheva Matt.
Mais elle, elle n'avait rien perdu, répondit-elle en silence. Depuis
longtemps, elle avait compris qu'elle n'aurait pas été heureuse en
épousant Glen. Il ne l'aimait pas assez et il était trop égoïste. Ils
auraient vécu ensemble par habitude, par résignation et par paresse.
Maintenant qu'elle aimait Matt, cet amour de jeunesse était relégué
dans les oubliettes. Elle aspirait à un véritable bonheur.
A cet instant, Matt l'embrassa de nouveau avec douceur.
Manifestement, il puisait chaleur et réconfort dans ce simple
contact. En d'autres circonstances, elle aurait pris d'audacieuses
initiatives et se serait peut-être donnée à lui, à même la table de la
cuisine, mais elle devait garder la tête froide.
Elle se dégagea doucement.
— Je vais téléphoner à Robert pour l'avertir de mon départ, dit-elle
d'une voix mal assurée.
— Et moi, à l'aéroport. Je vais essayer de louer un avion privé,
déclara Matt. Nous volerons jusqu'à La Corogne et je demanderai
à mon beau-frère de venir nous y attendre.
Malgré son air soucieux, il semblait avoir retrouvé un peu de son
autorité naturelle.
— Je vais préparer mon sac et prendre mon passeport, dit-elle en
se précipitant dans les escaliers.
Mais une fois que Georgia entra dans la petite chambre qu'elle
partageait avec Annie, elle prit conscience de ce qui lui arrivait et
resta un instant les bras ballants.
Elle éprouvait une curieuse sensation mêlée de joie et d'angoisse.
D'un côté elle était curieuse de visiter le pays de Matt, de découvrir
sa famille et peut-être même ses amis. Elle le verrait aussi chaque
jour. Laquelle de ses conquêtes pouvait se vanter de l'avoir
accompagné dans le berceau de sa famille ?
D'un autre côté, elle savait que Matt ne l'aimait pas. Parviendrait-
elle longtemps à lui cacher ses sentiments ? Elle se réconforta à
l'idée que, s'il ne l'aimerait peut-être jamais, il n'oublierait
certainement pas leur amitié et son soutien lors de ces heures
sombres... N'était-ce pas une victoire sur toutes les autres femmes,
conquises puis oubliées ? Elle se promit en tout cas de faire de ce
séjour en Espagne un moment unique dont elle chérirait plus tard le
souvenir.
7.
En début d'après-midi, l'avion atterrit à La Corogne, en Galice,
après un voyage durant lequel ni Georgia ni Matt n'avait eu le cœur
à la conversation. Emue par la détresse muette de Matt, Georgia
avait gardé sa main dans la sienne pendant presque tout le vol.
Le beau-frère de Matt, petit homme replet au visage couronné de
boucles indisciplinées, les attendait à l'aéroport, l'air soucieux.
Matt fit les présentations et engagea aussitôt la conversation en
espagnol avec Carlos. Un instant plus tard, il se tourna vers Georgia
avec un sourire d'excuse.
— Je suis désolé, mais Carlos ne parle pas très bien l'anglais, et je
veux savoir ce qui est arrivé à ma mère dans les moindres détails.
— Comment va-t-elle ?
— Elle doit se faire opérer de la vésicule biliaire...
— Si, Si, dit Carlos qui essayait de suivre leur échange. Venez,
maintenant, elle vous attend.
Après avoir quitté l'aéroport, la Mercedes bleu métallisé s'engagea
sur les petites routes de Galice, et Georgia fut éblouie par le
paysage qu'elle découvrit, beau à couper le souffle
Des villages pittoresques étaient perchés sur des falaises, à flanc des
collines couvertes de pins. Des maisons traditionnelles blanchies à la
chaux étincelaient sous le soleil ardent. Des vergers d'orangers, de
citronniers, d'amandiers, d'oliviers et de figuiers, encadrés par des
murets de pierres sèches, s'étendaient à perte de vue. Dans ce
paysage méridional, lumière et couleurs vibraient à l'unisson.
La voiture venait de traverser la place d'un village quand Matt se
tourna vers elle.
— Tu aimes mon pays ?
— Il est magnifique ! s'exclama la jeune femme avec enthousiasme.
Pourquoi passes-tu tout ton temps en Angleterre ?
Il sourit.
— L'Angleterre est aussi un beau pays. Je me considère aussi bien
anglais qu'espagnol, à la différence de ma sœur, Francisca. Je porte
le prénom de mon grand-père maternel, Matthew, alors que
Francisca a reçu le prénom de ma grand-mère paternelle. Francisca
est espagnole de la tête aux pieds, n'est-ce pas Carlos ?
— Si, si, approuva ce dernier.
— Et Carlos est un véritable Espagnol, reprit Matt, avec malice.
Selon lui, un père de famille et un mari ont une autorité souveraine et
illimitée. De plus, Carlos considère que le devoir de sa femme est
de lui donner de nombreux enfants.
En son for intérieur, Georgia ne trouvait pas cette perspective si
désagréable, surtout si elle épousait Matt, mais elle n'en fut pas
moins indignée par ce discours machiste.
— Je suis certaine que tu exagères ! Puis elle sourit à Carlos :
— Combien avez-vous d'enfants ? Matt traduisit sa réponse.
— Huit aux dernières nouvelles.
— Huit ! répéta-t-elle, incrédule.
Matt se rapprocha d'elle, frôlant sa cuisse, puis se pencha à son
oreille.
— Les Espagnols sont très virils, lui murmura-t-il ensuite. Tu ne le
savais pas ?
Elle se raidit contre l'émotion qui l'envahit et fit mine de ne pas
l'entendre.
— J'espère au moins que Francisca désire aussi avoir une grande
famille ? demanda-t-elle d'une voix mal affermie.
— Bien sûr, répondit Matt avec un petit sourire.
— J'en suis ravie pour elle.
Jugeant la conversation terminée, elle regarda par la vitre de la
portière et aperçut une famille au bord de la route. Le père
conduisait un âne qui portait deux jeunes enfants sur son dos. En
robe rouge et coiffée d'un chapeau de paille, la mère les suivait
d'une démarche dansante. Quand la Mercedes les dépassa, les
enfants agitèrent la main pour saluer ses passagers. Souriant,
Georgia répondit à leur signe. Elle enviait cette vie si simple, sans
doute moins compliquée que la sienne.
Mais se lamenter sur son sort était inutile... Si elle voulait que ce
séjour en Espagne soit réussi, elle avait intérêt à se montrer
philosophe. Si elle laissait en effet ses sentiments pour Matt prendre
le pas sur la raison, elle se tourmenterait inutilement et se rendrait
malheureuse.
Bientôt, la voiture longea un lac aux eaux turquoise qui miroitait
sous un ciel de même couleur, puis s'engagea dans une voie privée.
— Nous allons te déposer, ensuite, je repartirai à l'hôpital avec
Carlos, l'informa Matt. Tu pourras ainsi te reposer jusqu'à mon
retour. Ma gouvernante va s'occuper de toi.
La Mercedes franchissait maintenant un portail et glissait entre deux
hautes allées de chênes, dont les branches se rejoignaient. Tout
autour, Georgia entrevit de beaux jardins baignés par le soleil.
— Voici Mon oasis, ou Mi Oasis... Quand j'ai acheté cette
propriété, elle portait déjà ce nom et je ne l'ai pas changé.
Il s'interrompit alors qu'ils arrivaient devant une demeure en pierre,
haute de trois étages, entourée de jardins paysages et d'un parc
boisé. D'élégants balcons en fer forgé ornés de bougainvillées
rouges et blanches, de géraniums et de bégonias roses coloraient
subtilement la façade ocre. De nombreuses fenêtres aux petits
carreaux étincelaient de mille feux sous le soleil. Une fontaine
romantique décorée de gracieux chérubins s'élevait près du perron.
— J'espère que ce n'est pas le manque d'enthousiasme qui te rend
muette ? demanda Matt, moqueur mais chaleureux.
— Plutôt l'excès d'enthousiasme..., murmura-t-elle. Il sourit.
— Une fois que tu te seras restaurée et que tu auras pris une
douche, n'hésite pas à aller te promener dans les jardins, derrière la
maison.
Mais il s'interrompit et lui indiqua une jeune femme qui venait
d'apparaître sur le pas de la porte.
— Voilà Pilar. Elle t'accompagnera si tu le désires.
— Je préfère me promener seule...
Cette fois, Matt ne répondit pas. Il semblait soudain lointain et
inquiet. Il devait certainement penser à sa mère. Sans doute avait-il
hâte d'être déjà à l'hôpital... Cependant, rien dans ses manières ne
révélait son impatience. Avant de repartir, il prit même le temps de
la présenter à Pilar, puis à sa gouvernante espagnole, Flora. Pour
finir, il l'escorta jusqu'à ses appartements, au deuxième étage, où il
prit aussitôt congé.
— Je serai de retour en soirée, dit-il en lui caressant la joue. J'ai
demandé à Flora de t'apporter une collation dans une demi-heure.
Elle l'observa avec un sourire ému. Curieusement, elle le trouvait
plus attirant en Espagne qu'en Angleterre. Peut-être parce qu'elle le
trouvait plus espagnol qu'anglais avec son caractère entier et altier ?
— C'est gentil, mais ne te fais pas de soucis pour moi. Je t'ai
accompagné en Espagne pour te réconforter et te soutenir, pas
pour être un fardeau.
Il cilla, lui masquant un instant l'expression de son regard, puis se
pencha vers elle et déposa un baiser sur sa joue. Après un dernier
sourire, il sortit et referma la porte derrière lui.
Emue par son bref baiser, elle resta un instant immobile, puis sortit
sur le balcon où elle se déchaussa avec délectation.
Les zelliges brûlaient sous ses pieds. Dans la jardinière, la verveine
exhalait un parfum doucement citronné et les bougainvillées
s'épanouissaient sous le soleil brûlant. D'autres odeurs exquises
montaient des jardins et vergers qui s'étendaient sous ses yeux.
Apaisée par la beauté du paysage méridional, elle soupira d'aise et
retourna à l'intérieur. Dans la semi-pénombre, elle observa ensuite
ses appartements.
Le salon tout de rose décoré était immense et confortable. Le
plancher en pin, les persiennes closes et les voilages lui conféraient
une agréable impression de fraîcheur. La chambre à coucher qui
jouxtait le salon était elle aussi décorée en rose et blanc. Quant à la
salle de bains, elle était tout en marbre, mais d'épaisses serviettes de
toilette roses et bouton d'or jetaient de chaudes notes de couleur
dans cette splendeur marmoréenne un peu froide.
Aux dires de Matt, les deux premiers étages de la demeure
renfermaient quatre suites à peu près identiques et toutes destinées
aux invités. Le rez-de-chaussée comptait des salons de réception et
les cuisines. L'aile est était réservée au personnel et comprenait les
garages et les écuries ; enfin, l'aile ouest était le domaine privé de
Matt. La piscine et les courts de tennis s'ajoutaient à ce luxe, qui ne
laissait pas d'intimider la jeune femme.
En Angleterre, Georgia avait déjà été impressionnée par la
splendeur de la propriété de Matt, mais, jusqu'à ce jour, elle n'avait
jamais pris conscience de l'immensité de sa fortune... Loin d'être
snob malgré sa richesse, Matt était quelqu'un de très simple. Il
aimait rire et s'amuser avec les jumeaux, et appréciait les dîners
dans la salle à manger familiale. Il était en fait accessible, sensible et
généreux, sauf avec les femmes...
Une soudaine tristesse fit monter les larmes aux yeux à Georgia, car
son amour était sans espoir... Ça n'était pas à cause de leur
différence de statut social. Eût-il été pauvre qu'elle l'eût aimé
pareillement, mais il était si déconcertant et mystérieux. Pourquoi
était-elle tombée amoureuse d'un homme dont le cœur était
inaccessible ? Quel secret se cachait sous sa froideur et son
cynisme ?
Une bonne douche eut raison des idées noires de Georgia. Elle était
encore en peignoir quand Pilar lui apporta un plateau bien garni de
crudités, viande froide et charcuterie de pays.
— Mais je ne pourrai jamais manger tout cela ! s'exclama-t-elle,
affolée.
Pilar lui adressa aussitôt un regard inquiet.
— Perdón, señorita ?
Georgia répéta sa phrase plus lentement.
— Si, si, señorita, répondit la jeune Espagnole en riant. La señora
Flora prépare toujours de grosses collations pour les invités du
señor de Capistrano. Elle s'imagine toujours qu'ils ont le même
appétit que lui.
— Alors j'espère qu'elle ne se vexera pas si je ne mange pas tout...
Pilar sortit après un hochement de tête amusé.
Après avoir enfilé un pantalon en lin et un petit haut bleu, Georgia se
restaura et but un peu de vin. Elle quitta ensuite sa chambre, sans
toutefois oublier de prendre son plateau pour le ramener aux
cuisines. Mais quand elle rencontra Pilar en bas de l'escalier, elle
comprit à son air stupéfait qu'elle n'aurait pas dû le faire. Elle afficha
un air dégagé pour confier le plateau à la jeune fille, puis, pour
couper court à tout commentaire de sa part, lui annonça qu'elle allait
se promener.
Elle flâna longtemps, fit connaissance avec un couple de jardiniers
qui la saluèrent par son prénom. A l'évidence, tout le personnel de
Matt était au courant de sa présence. Des jardins, elle admira
ensuite la maison, qu'elle trouva magnifique avec ses balcons en fer
forgé, ses murs ocre égayés par les jardinières de fleurs.
Elle s'assit sur un banc qui dominait des pêchers, des orangers, des
citronniers et des cerisiers et se perdit dans une agréable songerie
quand elle entendit la voix de Matt. Elle se détourna et le vit qui
s'approchait.
— Comment va ta mère ? cria-t-elle en se levant, inquiète.
— Mieux que je ne le pensais.
Arrivé auprès d'elle, il la prit dans ses bras et la serra contre lui.
— Tu sens l'été de mon enfance..., murmura Matt. Apaisée par
cette étreinte plus amicale que sensuelle, et émue par la subtile
odeur de son parfum, Georgia ferma les yeux.
— Qu'ont dit les médecins ? Ta mère va se remettre ?
— Si, si...
Il secoua la tête.
— Excuse-moi, mais cela fait des heures que je parle espagnol. Ma
mère doit se faire opérer. J'ai téléphoné à un chirurgien qui vit aux
Etats-Unis pour qu'il vienne l'opérer dès que possible. C'est un ami
et, de surcroît, un excellent médecin... Ma mère le connaît et elle lui
fait une totale confiance. C'est le plus important...
Un petit silence tomba.
— Ma mère aimerait faire ta connaissance, reprit-il, le visage enfoui
dans sa chevelure.
Elle tressaillit.
— Tu lui as parlé de moi ?
Il la dévisagea, clignant des yeux face au soleil couchant.
— Je lui ai simplement dit que tu étais la sœur de Robert et que
nous étions amis. Cela t'ennuie ?
D'être seulement son amie ? Bien sûr !
— Non, balbutia-t-elle.
Matt l'observait maintenant d'un air songeur.
— Elle a été étonnée de savoir que je pouvais être ami avec une
femme.
Il caressa ses lèvres de l'index, se pencha sur son visage et prit ses
lèvres sans attendre.
Etonnée mais ravie, Georgia ne résista pas à ce baiser dont
l'impétuosité embrasait dangereusement ses sens. Elle noua les bras
autour de sa nuque, refusant d'écouter la petite voix qui protestait
en elle et l'intimait à la prudence. Malgré ses résolutions, elle ne
pouvait résister à ses étreintes, à ses baisers, au goût de ses lèvres,
tout simplement parce que seul l'amour dictait sa conduite.
Presque comme dans un rêve, elle l'entendit murmurer son prénom,
alors qu'il l'allongeait sur l'herbe parsemée de pâquerettes et de
myosotis. Son corps ferme pesa bientôt sur elle, épousant ses
contours et éveillant en elle un brasier aussi violent qu'inattendu.
Dans son ardeur, il avait plaqué ses mains sur ses fesses pour ne
rien lui laisser ignorer de son excitation. Il la désirait, son désir
dressé contre son ventre le lui prouvait avec une insistance qui la
réjouissait. Son cœur battait avec une telle violence qu'elle
l'entendait cogner jusque contre sa poitrine.
Sous les caresses sensuelles et expertes de Matt, elle goûta aux plus
délicieuses sensations, qui dispersaient des vagues de plaisir dans
tout son corps. Elle ne cessait plus de haleter et de gémir
doucement sous ses baisers.
Matt explorait voluptueusement sa bouche avec sa langue, avec tant
de délicieuse impudeur qu'elle avait le sentiment que déjà il la
possédait.
Eperdue, elle répondait à ses caresses avec tant d'avidité qu'elle mit
un temps avant de comprendre que l'ardeur amoureuse de Matt
faiblissait.
Georgia se dégagea un peu, s'étonnant qu'il ne la retienne pas
contre lui, puis le dévisagea sans comprendre.
— Que se passe-t-il ?
— Si je n'arrête pas tout de suite, je ne pourrai bientôt plus te
résister... J'espère que tu me comprends et que tu ne m'en veux
pas.
— Mais je pensais que...
Elle se tut. C'était incompréhensible ! Elle se donnait à lui et il la
repoussait !
— Tu pensais que je profiterais de l'occasion dès qu'elle se
présenterait ? continua-t-il, ironique. Voyons, Georgia, nous
sommes seulement amis, et tu n'es pas venue avec moi en Espagne
pour que nous ayons une aventure.
Elle acquiesça faiblement, trop troublée pour réfléchir.
— C'est sans doute par amitié que tu n'as pas protesté quand je t'ai
embrassée, reprit-il. Tu pensais ainsi me réconforter... Je t'en suis
reconnaissant, mais si un jour nous faisons l'amour, je veux que ce
soit parce que tu le désires autant que moi. Je ne veux pas que ce
soit par compassion ou par pitié, ni même parce que le coucher du
soleil est romantique et les jardins parfumés.
Mais elle voulait faire l'amour avec lui parce qu'elle le désirait et
l'aimait ! Georgia demeura médusée par ce discours inattendu.
Elle s'apprêtait à le lui avouer quand elle se ravisa. Si jamais elle lui
confessait ses sentiments pour lui, il la rejetterait. Elle devait se
montrer prudente et, surtout, ne plus jouer avec le feu en se laissant
embrasser.
Matt se releva avec l'élégance qui caractérisait chacun de ses
mouvements et lui tendit la main.
— Viens, lui dit-il. Je vais te faire visiter la maison. Ensuite, nous
dînerons et nous admirerons le clair de lune... comme deux amis,
bien sûr.
Elle saisit sa main et se releva, la tête pleine de questions.
Pourquoi Matt ne croyait-il pas à l'amour ? S'il n'avait eu trente-six
ans, elle aurait pensé qu'il parlait sous l'emprise d'une récente
déception sentimentale. Mais il parlait comme un homme meurtri à
jamais. Quelle expérience amoureuse l'avait si profondément
marqué ? Si elle-même n'avait pas réussi à surmonter la trahison de
Glen, peut-être serait-elle devenue aussi cynique que Matt, avec
l'âge ? Depuis trois ans, elle menait d'ailleurs une existence
monacale et évitait les hommes comme la peste. Jusqu'à ce qu'elle
rencontre Matt, elle était même persuadée de ne plus retomber
amoureuse...
Georgia défroissa ses vêtements et reboutonna les boutons de nacre
de son petit haut, sous le regard apparemment calme et détaché de
Matt. Un instant, elle le détesta d'être si froid. Un jour peut-être,
elle le haïrait de ne pas l'aimer.
Bras dessus bras dessous, ils regagnèrent ensuite la maison. La
soirée embaumait, les oiseaux chantaient. C'était une atmosphère
romantique, propice à l'amour.
En chemin, Matt lui raconta son après-midi à l'hôpital, lui répétant
que sa mère allait mieux. Bien que ravie par ces nouvelles
optimistes, Georgia s'étonnait qu'il ait pu recouvrer si rapidement
ses sens. De son côté, elle se sentait en effet encore distraite et
troublée par leurs ébats. A l'évidence, Matt avait seulement ressenti
un désir sexuel aussi intense que bref, qui ne s'embarrassait pas de
considérations sentimentales...
Quand ils entrèrent dans la maison, il lui fit d'abord visiter les salons
de réception, au rez-de-chaussée, tous plus somptueux les uns que
les autres avec leur mobilier ancien.
— Tu y organises souvent des dîners de gala ? demanda-t-elle,
intimidée par leur luxe.
— A l'occasion de circonstances exceptionnelles et pour célébrer
certaines fêtes anglaises.
— C'est normal, n'es-tu pas anglais ?
— A moitié, seulement. Pour toi, cela ne fait peut-être pas de
différence, mais pour moi, si.
Elle se mordit la lèvre, un peu vexée de son ton sec.
— Puisque nous avons encore du temps avant le dîner, je vais te
faire visiter mes appartements privés, reprit Matt.
Un sourire moqueur incurva soudain sa bouche.
— J'espère que tu es consciente du privilège que je te fais en te
dévoilant mon sanctuaire... Je suis jaloux de ma vie privée, et rares
sont ceux qui peuvent se vanter d'avoir visité mes appartements.
Rien d'étonnant à cela. Même si Matt menait grande vie et avait de
nombreux amis, sinon de nombreuses maîtresses, il n'aimait pas se
dévoiler. Ainsi, impressionnée par l'honneur qu'il lui faisait, Georgia
le suivit jusqu'à la porte qui conduisait dans l'aile qui lui était
réservée. Elle pénétra ensuite dans un vaste hall doté d'un bel
escalier en colimaçon sculpté.
— Commençons par le rez-de-chaussée. Mes appartements
occupent les étages supérieurs.
Dans le hall, la couleur du parquet en chêne rappelait le miel, et
celle du mur, un ciel d'été au crépuscule. Le soleil du couchant
filtrait par les fenêtres étroites et se reflétait dans les miroirs
vénitiens, inondant le hall d'une lumière dorée.
Matt ouvrit ensuite une autre porte. Georgia ne put retenir un cri
d'admiration en voyant une piscine couverte, encadrée par des
palmiers et de luxuriantes plantes vertes logées dans de grandes
vasques. Des chaises longues formaient un coin repos à proximité
de l'immense baie vitrée qui courait tout autour du bassin et donnait
sur les jardins fleuris.
Georgia tourna les yeux vers Matt qui souriait, manifestement ravi
de sa réaction.
— Ça n'est pas fini, reprit-il. Voici maintenant ma salle de
gymnastique...
Il ouvrit une porte qui donnait sur un gymnase bien équipé et un
sauna.
— C'est extraordinaire ! Tu l'utilises chaque jour ?
— Je préfère nager, d'autant que, ici, je peux nager nu. C'est un
luxe que je ne peux pas toujours me permettre, répondit-il d'un air
dégagé.
Réduite au silence par ces paroles sans équivoque, elle se laissa
envahir par des images licencieuses de Matt dans le plus simple
appareil, fendant l'onde de son corps musclé. Elle frissonna et tenta
de se ressaisir, non sans lui avoir auparavant jeté un regard en biais.
Si elle en croyait son visage impassible, il n'avait rien deviné de ses
émois. Mais rien n'était moins sûr, il était si habile à se maîtriser...
— Voyons l'étage, maintenant, continua Matt. Encore troublée par
ses pensées, elle monta l'escalier en colimaçon et entra aussitôt dans
sa chambre qui occupait tout l'étage. D'abord gênée de son
intrusion dans un espace si intime, elle s'enhardit et contempla les
lieux.
Un lit immense, sans doute un modèle unique réalisé selon les désirs
de Matt, trônait face à une baie vitrée qui couvrait tout un pan de
mur et s'ouvrait sur un paysage magnifique.
Georgia ne put s'empêcher de nouveau d'évoquer des images
lascives. Seule avec lui dans sa propre chambre, sanctuaire inviolé,
tout pouvait arriver. Eperdue, elle détacha les yeux du lit avec effort
et regarda autour d'elle.
Les rayons du couchant baignaient la chambre d'une lumière chaude
et sensuelle. De nombreux miroirs vénitiens, identiques à ceux qui
garnissaient le hall du rez-de-chaussée, et des étagères chargées de
livres occupaient les murs. Elle vit également un élégant salon et un
dressing qui révélait sa garde-robe. Les écrus mais aussi les violets
et des pourpres dominaient dans cette pièce si typiquement
masculine, à l'image de Matt. La salle de bains tout de marbre noir
et d'acier était d'une sobre simplicité. A peine en franchit-elle le seuil
que les lumières s'allumèrent.
Elle recula, surprise.
— Tu n'aimes pas ? lui demanda aussitôt Matt, se méprenant sur sa
réaction.
— Si j'aime...
Elle adorait ! Ses appartements étaient tout simplement spiendides.
En tout cas, ils reflétaient sa personnalité à la fois austère et
sensuelle, se dit-elle, de nouveau troublée par le souvenir du lit
majestueux, véritable invite aux plaisirs de l'amour.
— En fait, je suis si impressionnée que je ne sais pas quoi dire.
— Impressionnée seulement ? Je n'en crois pas un mot !
— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle, déconcertée. Malgré le
sourire qui incurvait maintenant sa bouche, son regard était
insondable.
— Nous en reparlerons... plus tard. En attendant, allons visiter le
dernier étage.
Sur ces mots, il posa ses lèvres sur sa tempe, puis lui murmura à
l'oreille :
— Le dernier étage est moins dangereux, je te le promets...
Elle fit un effort pour se dominer.
— Comment ça, moins dangereux ?
— Tu comprends très bien ce que je veux dire, déclara-t-il avec un
sourire félin.
— Ecoute, Matt. puisque je te dis que...
Mais sa voix s'étrangla quand il caressa sa joue, puis sa gorge avec
sensualité. Il ne la tenait pas dans ses bras, il la touchait à peine,
pourtant elle vibrait déjà de désir. Les doigts de Matt distillaient une
chaleur de feu sur sa peau frissonnante, éveillant dans tout son
corps les plus délicieuses sensations.
— Vois-tu Georgia, je parle de cette étrange chimie qui agit entre
nous, dès que nous sommes l'un près de l'autre, expliqua-t-il enfin
d'une voix veloutée. De cette électricité, de ces étincelles qui
jaillissent...
Ce disant, il caressait sa bouche du regard. Languide, elle
entrouvrait les lèvres pour quémander un baiser. Malgré son trouble
croissant, elle percevait la tension extrême de Matt. Ses yeux gris
brillaient ardemment, déjà, il inclinait son visage sur le sien... Dans
sa confusion, elle songea qu'elle devait rompre ce dangereux
enchantement avant qu'il ne soit trop tard...
— Allons visiter le dernier étage, balbutia-t-elle, en reculant.
Elle ne devait pas s'illusionner sur l'élan qui le portait vers elle. Il la
désirait seulement. Il parlait en chimiste alors qu'elle l'aurait préféré
poète.
8.
Le dernier étage s'ouvrait sur un cabinet de travail au design épuré
qui se prolongeait par une terrasse en rotonde aménagée en salon.
De là, un paysage bucolique s'étendait à perte de vue.
— Assieds-toi, je vais te servir à boire, proposa Matt. Occupée à
admirer le panorama, Georgia ne détourna pas les yeux.
— C'est vraiment magnifique..., laissa-t-elle tomber rêveuse.
Déjà il revenait auprès d'elle, un verre dans chaque main.
— Je ne me lasse pas de cette vue, lui murmura-t-il.
— J'aime ces baies vitrées... Je suppose qu'elles n'y étaient pas, à
l'origine ?
Elle parlait plus pour conjurer son émotion que pour entretenir la
conversation. D'ailleurs, elle évitait de regarder Matt tout proche
d'elle. Son odeur masculine et sa proximité éveillaient ce trouble
profond et maintenant familier qui lui donnait envie à la fois de fuir et
de se jeter dans ses bras.
— Cette aile a été transformée selon mes instructions. J'ai besoin
d'espace et de lumière, l'informa-t-il d'une voix étrange qui la fit
tressaillir.
Elle tourna lentement les yeux vers lui.
— Tu es claustrophobe, Matt ? Il tarda à répondre.
— Un peu.
Seulement un peu ? Elle aurait parié le contraire.
— Et tu as toujours souffert de claustrophobie ?
— Non, pas toujours.
Sa voix était maintenant lointaine. Il répugnait manifestement à
évoquer ce sujet. Au même instant, il la prit par le bras, l'invita à
s'asseoir sur le sofa de la terrasse, puis lui tendit son verre.
— Détends-toi et profite du paysage...
L'esprit préoccupé par la révélation que Matt venait de lui faire, elle
contempla les montagnes qui découpaient leurs ombres violettes sur
le ciel du crépuscule. Elle connaissait Matt depuis plusieurs
semaines, mais elle n'avait jamais soupçonné cette faiblesse. Il était
décidément inaccessible...
Sa voix la tira soudain de ses pensées.
— Quand me parleras-tu de celui qui t'a brisé le cœur ?
Connaissant Matt, il l'interrogerait jusqu'à ce qu'elle réponde...
— Il s'appelait Glen, répondit-elle avec lassitude.
— C'est tout?
— Si tu veux en savoir plus, dis-moi comment s'appelait celle qui a
brisé ton cœur ?
Il ne broncha pas, mais elle fut certaine qu'elle avait touché une
corde sensible.
— Tu veux vraiment que je te fasse le récit détaillé de mes amours
?
Bien décidée à ne pas se laisser dérouter par sa froideur, elle
acquiesça. Elle était en effet fatiguée de leurs rapports équivoques,
du mystère dont il s'entourait et de ses incessantes questions sur sa
vie intime alors qu'il était si jaloux de la sienne.
— Donnant, donnant, Matt, le défia-t-elle. Raconte-moi ta vie, je te
raconterai la mienne.
Il l'observa, une expression indéfinissable sur le visage, puis il fronça
les sourcils, manifestement décontenancé. Enfin, il parut hésiter,
mais garda le silence.
Elle se réjouit d'avoir réussi à semer le trouble dans son esprit.
— Tu sais plus de choses sur moi que je n'en sais sur toi. Parfois,
j'ai l'impression d'être face à un inconnu...
Malgré sa détermination, elle éprouvait une légère appréhension
qu'elle cherchait à lui masquer.
— Ça fait toujours plaisir à entendre, gronda-t-il.
— Je t'apprécie beaucoup, Matt, mais tu es si mystérieux. Je sais
que tu es généreux, tu l'as été avec Robert et les jumeaux. Entre
parenthèses, tu es si riche que cette générosité te coûte peu...
Elle le regardait droit dans les yeux, essayant de maîtriser les
battements de son cœur.
— L'argent n'est donc qu'un détail à tes yeux ? coupa Matt avec
une soudaine colère.
— L'argent facilite l'existence, corrigea-t-elle.
— Et évidemment, il ne fait pas le bonheur, la railla-t-il.
— C'est vrai, il n'achète ni le bonheur ni l'amour. Sandra et Robert
n'étaient pas riches, mais ils s'aimaient. Et j'aspire à un tel amour.
— J'ai l'impression que tu idéalises Sandra et Robert. Que sais-tu
de leur amour, en fin de compte ? Attention, Georgia, à force de
trop rêver, tu ne seras jamais heureuse dans la vie.
Il avait prononcé ces mots sans se départir de son impassibilité.
— Je ne les idéalise pas ! Certes, ils avaient des hauts et des bas,
mais ils s'aimaient tant qu'ils pouvaient tout surmonter.
Il fronçait maintenant ses épais sourcils, furieux.
— Tu parles toujours d'amour. Moi, ce que je voulais c'est une...
— Une liaison confortable et intime ?
— Une relation décontractée et satisfaisante...
Elle le fusilla du regard, puis vida son verre pour se donner du
courage. Il la toisait maintenant avec une telle froideur qu'elle
frissonna.
— Tu es décidément redoutable, Georgia...
— Redoutable ? Nous sommes amis, et les amis peuvent parler de
tout, même de ce qui les oppose.
— Comment veux-tu que je le sache ? L'amitié est pour moi une
expérience inédite..., avoua-t-il.
Elle se raidit.
— Tu n'as donc jamais été ami avec une femme ?
— Jamais avec une femme ayant des yeux vert émeraude, des
cheveux blonds doux comme de la soie, murmura Matt. Tu m'as
ensorcelé, Georgia, et tu n'en es même pas consciente. Tu obsèdes
mes pensées et mes rêves.
Comme elle n'en croyait rien, elle préféra garder le silence.
— Tu ne me crois pas ?
Elle tressaillit. Comme d'habitude, il avait lu en elle...
— C'est pourtant la stricte vérité, acheva-t-il. Peut-être... Mais cet
aveu lui prouvait seulement qu'il la désirait, pas qu'il l'aimait. Qu'elle
se donne à lui, et il ne serait plus obsédé du tout ! se dit-elle avec un
frisson.
— Elle s'appelait Bégonia, annonça tout à coup Matt. C'est elle qui
m'a brisé le cœur. Nous nous sommes rencontrés quand nous étions
étudiants, à Madrid. Nous avons rompu dix-huit mois plus tard.
Les questions se pressaient soudain sur les lèvres de Georgia. Etait-
elle jolie ? L'avait-il aimée ? Qui des deux avait rompu ? Et où était-
elle maintenant ?
— Parle-moi de Glen, maintenant, reprit Matt. Elle hésita, puis se
jeta à l'eau.
— Il habitait la maison voisine de celle de Sandra et Robert. J'ai fait
sa connaissance quand je suis venue vivre chez eux. Ses sœurs sont
bientôt devenues mes meilleures amies. Nous nous sommes fiancés
et nous avons rompu un peu avant de nous marier...
— Pourquoi ?
Elle détourna la tête, incapable de supporter plus longtemps son
regard sur elle.
— Il avait rencontré une autre femme, la fille de son patron, en fait.
Elle était très riche, ou du moins son père l'était. Ils se sont mariés
six mois plus tard.
— Quel idiot ce Glen, dit-il avec tendresse.
Elle s'efforça de maîtriser la soudaine émotion qui la submergeait.
— De toute façon, j'aurais fait une erreur en l'épousant..., avoua-t-
elle. Certes, j'adorais Glen, j'admirais tout ce qu'il faisait. Il était le
centre du monde, et notre rupture fut un choc terrible... Mais
l'homme que je croyais aimer n'existait que dans mon imagination.
J'ai des excuses, j'étais très jeune et passionnée...
Elle se tut. Maintenant qu'elle avait tout dit, elle désirait l'interroger
sur Bégonia. C'était l'occasion ou jamais. Mais curieusement, elle
redoutait d'entendre l'histoire de ses amours avec une autre... Parce
qu'elle était jalouse de celle qui avait réussi à posséder son cœur,
elle qui ne le posséderait jamais ?
A cet instant précis, la sonnerie du téléphone rompit le silence.
Matt décrocha, l'air contrarié.
— Si ? interrogea-t-il d'un ton bref. Puis il sourit à son interlocuteur
invisible.
— Ola Pépita ! reprit-il d'une voix plus douce. Contrariée, Georgia
se leva pour contempler la vue et lui tourna le dos. Elle resta
néanmoins attentive aux moindres intonations de sa voix.
Au bout d'un instant qui parut une éternité. Matt raccrocha.
— C'était Pépita. Elle voulait avoir des nouvelles de ma mère.
Georgia se détourna avec calme
— Elle la connaît ?
— Pépita connaît ma mère depuis toujours et elle l'aime beaucoup,
répondit-il d'un air absent.
Sans doute voulait-elle s'attirer les faveurs de cette dernière pour
mieux séduire Matt ! pensa-t-elle avec une ironie désabusée. Elle
avait toujours su que Pépita aimait Matt... Mais lui, le savait-il ?
— Pépita me téléphonait de sa voiture. Elle va passer à la maison
déposer des fleurs pour ma mère.
Comme si elle n'avait pas pu les faire livrer à l'hôpital ! L'instant de
mauvaise humeur passé, Georgia se rendit compte que c'était
l'occasion rêvée pour l'interroger sur la jeune femme.
— Pépita t'accompagne souvent dans tes déplacements entre
l'Espagne et l'Angleterre ? commença-t-elle d'un ton dégagé.
— Souvent. Elle est très efficace et me seconde bien, répondit Matt
d'un ton froid. Tu pourras l'interroger sur ses impressions ce soir,
puisqu'elle reste dîner.
Il n'avait manifestement pas envie de poursuivre la conversation.
Georgia préféra anticiper le moment où il la congédierait et posa
son verre vide sur un guéridon, puis se leva.
— Je vais aller me changer pour le dîner.
— A tout à l'heure.
Matt semblait distrait. Pensait-il à Pépita ? Georgia ressentit une
vive pointe de jalousie, tout en se reprochant de ne pas arriver à
contrôler ses émotions. Après tout, Matt était libre d'agir à son gré
et de coucher avec toutes les femmes qui lui plaisaient, y compris la
belle Pépita Vilaseca.
Georgia avait fait sa valise si vite qu'elle avait choisi ses vêtements
au hasard. Maintenant, en slip et en soutien-gorge dans sa chambre,
elle passait ses effets en revue et se réjouissait d'avoir emmené des
tenues habillées. Pépita porterait sans doute un ensemble chic griffé
Versace ou Armani, l'un de ces grands couturiers dont elle ne
pourrait jamais s'offrir les créations, mais Georgia n'entendait pas
être en reste d'élégance. Elle voulait malgré tout plaire à Matt...
Elle choisit ainsi une robe courte en viscose, décolletée et à
l'encolure brodée. Sa couleur grise mettait en valeur sa blondeur et
le vert de ses yeux. C'était la toilette idéale pour cette soirée,
habillée certes, mais sans ostentation. Georgia chaussa des sandales
dont elle entrecroisa les lanières sur le mollet, mit ses bijoux et se
maquilla à peine, comme à son habitude. Un peu de mascara et un
brillant à lèvres au goût de miel suffirent.
Quand le miroir lui renvoya l'image d'une jeune femme pimpante et
au teint de pêche, elle ne put s'empêcher de songer à Pépita et à sa
beauté sophistiquée. Lors de leur première rencontre, l'Espagnole
avait souligné l'éclat de ses superbes yeux noirs grâce à un jeu
savant d'ombres à paupières et d'eye-liner. Georgia ne la
surpasserait jamais. Mais ça lui était égal, se dit-elle soudain pour se
donner du courage et étouffer sa jalousie. Elle n'était pas venue en
Espagne pour rivaliser avec Pepita.
Enfin prête, elle quitta ses appartements et descendit l'escalier avec
la prudence que ses hauts talons imposaient. Une fois arrivée au
rez-de-chaussée, elle s'immobilisa, ne sachant où se déroulait le
dîner.
— Señorita ? Vous voulez le señor ? l'interpella soudain Pilar.
Si elle le voulait ! Plus que tout au monde...
— Où a lieu le dîner ?
— A la salle à manger, señorita. Mais l'apéritif se déroule dans le
boudoir bleu.
Pilar la conduisit vers l'un des salons dont elle lui ouvrit la porte. Au
même instant, Georgia vit Matt et Pepita qui s'écartaient
brusquement l'un de l'autre, comme deux amoureux surpris pendant
un baiser. Pepita, mains posées sur les épaules de Matt. avait le
visage levé vers lui. Leurs relations étaient donc plus intimes que
Matt ne le laissait penser...
— Ah Georgia ! Nous t'attendions, déclara simplement Matt.
Georgia rassembla tout son courage et s'approcha de Matt et de
Pepita, un sourire aux lèvres. Elle tendit ensuite la main à la jeune
femme.
— Je suis heureuse de vous revoir, dit la jeune Espagnole d'une
voix polie. J'espère que votre frère va bien.
— Robert va bien, je vous remercie.
Malgré le choc qu'elle venait de recevoir. Georgia avait parlé avec
un calme qui l'étonnait.
Comme Matt lui tendait un verre, elle rougit sous son regard.
— Tu es très belle ce soir, Georgia.
Peut-être était-elle belle, mais Pepita était tout simplement
éblouissante, constata-t-elle avec amertume.
Comme elle l'avait pressenti, la belle Espagnole portait une toilette
qui mettait sa beauté méditerranéenne, en valeur. Sa robe rouge
foncé sans manches et avec une encolure en V était sensuelle et
audacieuse, et elle semblait avoir été créée pour elle. La jeune
femme portait de ravissantes mules rouges qui mettaient ses longues
jambes fines en valeur. Même le strap qui enveloppait l'une de ses
chevilles ne parvenait pas à l'enlaidir. Georgia se prépara à passer la
pire soirée de sa vie...
Après l'apéritif, tous trois passèrent dans la salle manger dont le
décor hollywoodien dissipa un instant sa tristesse. Mais ensuite,
perdue dans des pensées moroses, elle ne fit guère honneur au dîner
succulent de Flora. Pépita avait en effet décidé de briller et elle y
réussit avec un brio qui la désespéra. Pendant tout le repas, la jeune
femme fit ainsi allusion à des gens et à des événements qu'elle ne
connaissait pas, l'évinçant volontairement de la conversation.
Georgia contint sa frustration plus par respect pour Matt que par
politesse pour Pépita, et demeura silencieuse la plupart du temps.
De son côté, Matt ne fut guère loquace. Sans doute parce qu'il ne
pouvait interrompre le flot de paroles de Pépita ! En tout cas, la
belle Espagnole devait sa taille de guêpe à sa volubilité, car elle
parlait plus qu'elle ne mangeait ! Mais lorsque Georgia eut le
courage de mieux observer Matt, elle eut l'impression qu'il
s'ennuyait. Sans doute aurait-il voulu dîner en tête à tête avec
Pépita. Lorsque Flora servit le dessert, une charlotte à la framboise,
couronnée de chantilly parfumée à la liqueur de muscat, elle était si
déprimée qu'elle en était à regretter de s'être imposée pour
accompagner Matt en Espagne, puisque Pépita était disponible et
qu'il l'aimait...
Ils s'aimaient, le doute n'était pas possible, surtout après la scène
qu'elle avait surprise, en début de soirée ! D'ailleurs, quel homme
aurait pu résister à tant de charme et de beauté ?
Pépita devait passer la plupart de ses soirées avec Matt, quand ce
dernier séjournait dans sa demeure en Galice.
La pensée de sa propre indélicatesse la fit rougir d'embarras. Et
dire que, en toute ingénuité, elle s'était bien habillée et maquillée
pour plaire à Matt. ce soir. Craignant soudain que Pépita ne devine
son désespoir et ne triomphe, Georgia s'efforça de ne pas trahir son
désarroi et cacha l'insidieuse migraine qui l'envahissait peu à peu
derrière un sourire figé. Pépita pariait avec une telle abondance
qu'elle aurait donné des maux de tête à un sourd !
Après le café et les liqueurs, alors que Georgia doutait de la
supporter encore longtemps, la jeune Espagnole se leva d'un
mouvement languide.
— Je crois que je vais y aller, il se fait tard. Merci pour ce dîner,
Matt.
Elle accompagna ces paroles d'un sourire enjôleur. Alors que Matt
se levait, elle posa son bras sur le sien, d'un geste tendre et
complice. Force était de reconnaître que tous deux formaient un
couple magnifique...
— N'oublie pas de donner mes fleurs à ta mère, et surtout de lui
transmettre toutes mes amitiés, continua Pépita. Et s'il y a quoi que
ce soit que je puisse faire, n'hésite pas à me téléphoner.
— Je te remercie...
Matt se tourna vers Georgia et l'attira à lui.
— Nous te raccompagnons jusqu'à ta voiture, Pépita. Georgia
s'empourpra, gênée autant par l'ambiguïté du geste
et des paroles de Matt que par le regard jaloux de Pépita.
Quand ils arrivèrent devant la voiture de la jeune Espagnole, elle
tenta discrètement de se dégager de l'étreinte de Matt, mais il la
retint contre lui.
Pepita monta dans sa Porsche rouge, dévoilant ses magnifiques
jambes bronzées avec une tranquille audace, puis elle démarra et
salua son départ par un coup de Klaxon.
L'instant suivant, ils étaient seuls.
— Pepita habite loin d'ici ? s'entendit demander Georgia.
Elle se dégagea pour renouer les lanières de ses sandales, puis se
releva et regarda Matt.
Mais comme son visage était dans l'ombre, elle ne put discerner
l'expression de son visage.
— Non. pas très loin.
— C'est très pratique... Il fronça les sourcils.
— Surtout pour le travail, ajouta vivement Georgia. Un silence
tomba.
— Tu n'as aucune raison d'être jalouse, dit Matt.
Elle jalouse ? Mais pour qui se prenait-il ? Il aimait sans doute à
penser qu'il avait été l'enjeu de deux femmes, le temps d'une soirée.
L'arrogant !
— Tu te trompes ! s'exclama-t-elle, piquée au vif. Tu n'es
certainement pas au centre de mes pensées.
— Les femmes fières dissimulent leur jalousie par orgueil..., laissa-t-
il tomber. Elles n'en sont que plus ravissantes. Et tu l'es, ce soir.
Furieuse, elle ne daigna pas répondre.
— La mère de Pepita était la meilleure amie de ma mère, expliqua
Matt paisiblement alors qu'ils rentraient dans la maison. J'avais dix
ans quand Pepita est née et je l'ai vue grandir.
Il allait bientôt lui dire qu'il la considérait comme sa petite sœur ! Se
moquait-il d'elle ? N'avait-il pas remarqué les regards fiévreux que
la jeune femme lui avait adressés, pendant toute la soirée ?
— Tu n'es pas forcé de te justifier, déclara-t-elle avec raideur.
— Je ne veux surtout pas qu'il y ait de malentendus entre nous. Je
te le répète. Pépita fait partie de la famille, il n'y a rien entre nous.
Disait-il vrai ? Elle ne demandait qu'à le croire, mais qui sait si Matt
ne mentait pas pour mieux la conquérir ? Elle l'aimait, mais elle ne
tomberait jamais dans ses pièges de séduction !
— Ça m'est égal, Matt, reprit-elle, s'intimant au calme. Je suis ton
amie, pas une maîtresse jalouse. Je suis venue ici pour te soutenir
dans des moments difficiles.
Une décision stupide dont elle se mordait les doigts !
— Tu es vraiment très généreuse avec tes amis.
Sur ces mots, il la prit dans ses bras. Avant qu'elle n'ait eu le temps
de se rendre compte de ce qui lui arrivait, il s'emparait de ses lèvres
avec avidité.
Incapable de se dérober malgré les risques qu'elle encourrait, elle
répondit à son baiser avec passion et noua les bras autour de son
cou pour mieux l'attirer à elle.
Quand il la contempla, un instant plus tard, elle tremblait d'émotion
et de désir.
— Voilà le résultat que je voulais obtenir.... murmura Matt tout en
la dévisageant attentivement.
Dégrisée, Georgia trouva l'énergie nécessaire pour reculer.
— Bonne nuit, Matt, prononça-t-elle d'un ton ferme. Elle s'éloigna
et monta l'escalier sans qu'il cherche à la retenir.
— J'aimerais que tu m'accompagnes à l'hôpital, demain, entendit-
elle soudain. Je te présenterai ma mère.
Pétrifiée, elle s'immobilisa, puis, une fois le choc passé, se détourna.
— Je serai ravie de t'accompagner. Elle regagna ensuite ses
appartements tout en s'intimant au calme.
Cette visite ne signifiait rien. C'était même la moindre des politesses
qu'il la présente à sa mère. N'avait-il pas attisé sa curiosité en lui
annonçant sa présence en Espagne ?
L'idée de rencontrer la mère de Matt supplantait maintenant le
souvenir de ce pénible dîner. Elle fut heureuse de pouvoir se
réfugier dans sa chambre. Croisant son reflet dans le miroir, elle
s'immobilisa, étonnée par ses yeux si brillants. Lentement, elle
caressa ses lèvres encore palpitantes du baiser de Matt et chercha
sur son visage empourpré une réponse à ses tourments... Puis,
soudain lasse, elle poussa un profond soupir et se dirigea vers la
salle de bains pour prendre un bain chaud. Elle était bien trop
énervée pour aller se coucher tout de suite.
Elle devait garder à l'esprit que ce séjour en Espagne n'était qu'un
intermède dans sa vie. Songer à Pépita, à Bégonia et à toutes les
autres conquêtes de Matt l'angoissait... Avec son charme
irrésistible, il pouvait ensorceler toutes les femmes, mais elle devait
lui résister. Seulement, en sa présence, elle faiblissait dans ses
résolutions et devait faire appel à toute son énergie pour le
repousser.
Alors qu'elle se glissait dans son bain chaud, elle décida d'appeler
Robert demain, pour le rassurer. Maintenant qu'elle y repensait, son
frère avait semblé inquiet de la voir partir en Espagne. Avait-il
deviné ses sentiments pour Matt ? Sans doute non, Robert n'était
guère intuitif... Néanmoins, il savait que Matt était un séducteur
notoire et un célibataire endurci. Robert devait craindre qu'elle ne
succombe et ne devienne l'une de ses maîtresses dont il se lasserait
très vite. Mais elle avait beau le savoir, son cœur battait pourtant
d'un fol espoir.
9.
Le lendemain, ce fut Pilar qui réveilla Georgia.
— Señorita, il est l'heure de vous lever ! lança-t-elle en tirant les
rideaux.
Georgia cligna des yeux face au soleil qui inondait soudain la
chambre.
— Quelle heure est-il, Pilar ?
— 10 heures, señorita.
— Si tard !
— Ne vous inquiétez pas, señorita. Le señor a beaucoup nagé. Il
viens de prendre sa douche et vous attend pour le petit déjeuner.
Une fois Pilar sortie, Georgia se leva, en pleine forme. Contre toute
attente, elle avait passé une excellente nuit et se sentait reposée. A
l'évidence, le voyage, la soirée avec Pepita et les émotions de ces
dernières vingt-quatre heures avaient eu raison de sa résistance.
Après sa douche, elle enfila un jean et un haut bleu nuit, puis quitta
sa chambre pour rejoindre Matt.
Déjà attablé, il lisait les journaux, l'attendant pour commencer son
petit déjeuner. Il portait un peignoir de soie qui s'ouvrait
impudiquement sur son torse musclé. Ses cheveux mouillés qui
bouclaient sur son front adoucissaient les traits
de son visage. Absorbée dans sa contemplation, Georgia ne se
décidait pas à annoncer sa présence.
— Bonjour..., dit-elle enfin.
Elle s'assit en face de lui et rougit sous son regard pénétrant.
— Bien dormi ? lui demanda Matt.
— Bien, merci... Tu as téléphoné à l'hôpital, ce matin ? Quelles sont
les nouvelles ?
— Ma mère a passé une bonne nuit. Mon ami chirurgien est avec
elle, en ce moment. Il l'opérera demain, une fois que les analyses et
les examens nécessaires seront terminés.
Puis il lui sourit.
— Café?
Sans attendre sa réponse, il lui servit du café avec des gestes précis
qui la firent délicieusement frissonner. Pour masquer son émotion,
elle porta aussitôt la tasse à ses lèvres, mais faillit se brûler dans sa
précipitation.
— Au menu, céréales, fruits et viennoiseries, annonça Matt. Sans
oublier les œufs brouillés et divers plats chauds que Flora va nous
servir.
— Je ne pourrai jamais tout manger !
— Sois tranquille, je lui ai dit que tu avais un appétit d'oiseau.
— Toi, par contre, tu es un vrai ogre. Nous n'avons pas la même
constitution... Aurais-tu oublié que je suis une femme ?
Il l'enveloppa d'un regard sans équivoque qui la fit de nouveau
rougir.
— Loin de là, Georgia...
Par chance, l'arrivée de Flora, chargée d'un plateau bien garni,
interrompit l'embarrassant silence qui suivit. Quand Flora se retira
après les avoir servis, Georgia observa l'assiette de Matt avec
stupéfaction.
— J'ai bon appétit, le matin, dit-il, amusé par son éton-nement. Je
dois prendre des forces au cas où...
Il laissa sa phrase en suspens.
— Oui ? interrogea-t-elle.
Il lui adressa un regard ambigu.
— Au cas où. C'est tout.
Des images concupiscentes traversèrent aussitôt l'esprit de Georgia
qui devint cramoisie et baissa les yeux sur son omelette. Dans le
silence qui tombait, son malaise s'accrut. Matt était si sexy dans son
peignoir de soie... Etait-il nu, dessous ? Cette pensée la fit aussitôt
avaler de travers.
Son embarras fut à son comble quand il se leva pour lui taper dans
le dos et lui verser un verre d'eau. Son odeur virile et sa mâle
chaleur lui faisaient tourner la tête. Pourquoi ne portait-il pas plutôt
un pyjama ? Mais peut-être ne portait-il jamais de pyjamas !
Georgia termina son petit déjeuner passablement énervée, mais sans
autre maladresse. De son côté, Matt semblait serein, mais elle était
certaine qu'il percevait l'atmosphère électrique qui régnait entre eux.
— Nous irons à l'hôpital seulement cet après-midi, alors que veux-
tu faire, ce matin ? lui demanda-t-il tout à coup.
— Ce que tu veux, répondit-elle, évasive.
— Ne me provoque pas, ma douce Georgia...
Il accompagna ses paroles d'un petit rire sensuel, mais il reprit très
vite son sérieux.
— Je te propose de visiter Saint-Jacques-de-Compostelle et ses
environs. Nous déjeunerons au restaurant avant de nous rendre à
l'hôpital.
— Ça me convient.
— Quelle docilité !
Il soupira et reprit plus sérieusement :
— Depuis que je te connais, j'ai découvert que la dérision me
permettait de dénouer la tension permanente de nos rapports... Si
nous étions amants, ils seraient moins tendus, et notre vie serait
moins compliquée.
— J'aime ma vie comme elle est, merci, repartit-elle avec vivacité.
— Petite menteuse, riposta Matt, doucement railleur. Ne te fais pas
d'illusions, je patienterai jusqu'à ce que tu me supplies de te faire
l'amour.
Il se leva et s'approcha d'elle. Magnétisée par son regard, elle se
leva à son tour et il s'empara de ses lèvres avec feu, comme s'il
désirait qu'elle le supplie maintenant. Il l'embrassa dans le cou et sur
la gorge avec la même passion, distillant en elle un plaisir fou.
Languide, elle caressa ses épaules, puis son torse musclé sous son
peignoir de soie. Puis avide de le sentir tout contre elle, elle noua
ses bras autour de son cou et se pressa contre lui, poussant un petit
soupir de satisfaction quand ses seins touchèrent son corps nu.
Mais au même instant, un éclair de raison l'aveugla, et elle se
dégagea de son étreinte.
— Trop timide pour faire l'amour sur la table du petit déjeuner,
Georgia ? murmura Matt avec un regard provocant.
Non, trop entière pour se donner à un homme qui ne l'aimait pas !
Un amour partagé lui aurait en effet donné toutes les audaces...
Elle recula.
— Quand partons-nous ?
— Dans environ une demi-heure. Juste le temps de prendre une
douche...
Elle leva les yeux sur lui, surprise.
— Ne t'es-tu pas déjà douché ?
— Oui, mais j'ai besoin d'une douche froide, cette fois.

Pendant la matinée, ils visitèrent la région de Saint-Jacques-de-


Compostelle, puis déjeunèrent sur la place d'un village pittoresque,
face à une vieille église dont le clocher se découpait sur le bleu du
ciel. Ils arrivèrent à l'hôpital en début d'après-midi.
Julia de Capistrano était anglaise, mais elle parlait sa langue
maternelle avec une pointe d'accent espagnol. Elle devait avoir plus
de cinquante ans, mais paraissait beaucoup plus jeune, car le temps
n'avait pas altéré son extraordinaire beauté. Ses cheveux blonds
étaient parsemés de fils d'argent. Dans son visage au teint très pur
brillaient des yeux presque violets. Son sourire doux et chaleureux
plut aussitôt à Georgia.
Une fois que Matt eut fait les présentations, Julia de Capistrano
invita la jeune femme à s'asseoir auprès d'elle, puis elle se tourna
vers Matt.
— Au fait, ton ami chirurgien, Jeff Eddleston, a demandé à te voir
dès ton arrivée.
Elle sourit ensuite à l'adresse de Georgia et ajouta :
— Savez-vous que M Eddleston a parcouru la moitié du monde
pour venir en Espagne, par amitié pour mon fils ?
Georgia sourit. Matt était si persuasif que personne ne pouvait rien
lui refuser...
— Jeff veut me voir maintenant ? demanda Matt qui répugnait
manifestement à quitter la chambre.
— Ne le fais pas attendre, je crois qu'il meurt d'envie de rentrer à
son hôtel pour dormir et récupérer du décalage horaire, fit la senora
de Capistrano avec un sourire angéli-que. Prends tout ton temps
pour lui parler, Georgia et moi en profiterons pour faire
connaissance.
Quand la porte se referma derrière Matt, la senora de Capistrano
posa sur la jeune femme son beau regard violet.
— Matt m'a tant parlé de vous que j'étais impatiente de vous voir.
— Moi aussi, madame de Capistrano.
— Appelez-moi Julia. J'aimerais que nous devenions amies.
Georgia sourit spontanément.
— Moi aussi.
— Je vais me faire opérer demain... On ne sait jamais ce qui peut
arriver, aussi vais-je vous parler sans détour. J'aime mon fils, et je
veux qu'il soit heureux comme nous l'étions, son père et moi.
Médusée par ce préambule. Georgia attendit la suite.
— Quand j'ai rencontré mon mari, nous sommes aussitôt tombés
amoureux, mais ses parents se sont opposés à notre mariage. Nous
nous sommes tout de même mariés, car notre amour était le plus
fort. Sa famille nous a battu froid jusqu'à la naissance de Matt.
l'héritier de la lignée... Mon fils tient beaucoup de son père, qui était
doux, charmant et gai, mais il a aussi hérité du caractère fier et
ombrageux de son grand-père paternel.
— Que voulez-vous dire ?
— La famille de mon mari avait des moeurs patriarcales, régies par
la vendetta et les codes de l'honneur. Matt a beaucoup changé ces
dernières années. Les épreuves l'ont endurci, il est parfois sans pitié
et ne sait pas pardonner... Seule une femme tempérera son
caractère...
Georgia comprit aussitôt que Julia parlait d'elle. Mais elle faisait
fausse route !
— Je ne suis pas cette femme, Julia, croyez-moi, lui dit-elle
doucement. De toute façon, Matt ne croit pas à l'amour.
— Ce ne sont que des mots, Georgia. Georgia hésita, puis reprit :
— Il veut seulement que nous ayons une liaison. Je l'attire parce que
je lui résiste.
Julia l'observait avec attention.
— Il a besoin de vous, dit-elle enfin d'un ton paisible. Mais vous,
que ressentez-vous pour lui ? L'aimez-vous ?
— Oui..., avoua-t-elle, le cœur battant. Mais ne le lui dites pas, je
préfère qu'il l'ignore.
— Je vous le promets. Pour vous remercier de votre confiance, je
vais vous raconter un événement de sa vie dont il ne parle jamais,
mais qui l'a bouleversé. Depuis, il me fait penser à mon beau-père :
froid, implacable... Vous comprendrez mieux mon fils, quand vous
saurez.
Georgia frissonna. La conversation, de sérieuse, devenait délicate.
— Quand Matt est entré à l'université, il était brillant, insatiable et
passionné, mais il est devenu cynique et railleur, commença Julia.
C'est à cause de sa petite amie de cette époque...
— Bégonia ?
— Il vous en a parlé ? demanda Julia, surprise.
— Sans plus. Il m'a parlé d'un échec sentimental.
— C'est une histoire infiniment triste et complexe. Matt avait alors
vingt-trois ans, et il aimait Bégonia. Mais elle l'a trahi... Ils étaient
ensemble depuis un an. quand nous avons reçu un coup de
téléphone de l'université de Madrid. Le recteur nous informait que
Matt avait été enlevé et que la police le recherchait. Peu après, nous
avons reçu une demande de rançon. Nous l'avons payée et Matt a
été libéré quelques jours plus tard. Il a ensuite reconstitué son
enlèvement, se fiant à ses souvenirs auditifs et olfactifs. Ainsi, sur
ses indications, la police a retrouvé la cave où il avait été enfermé et
a mis la main sur ses ravisseurs. En fait, Matt avait été enlevé et
détenu par de soi-disant amis qui avaient besoin d'argent pour leur
trafic de drogue.
Georgia était atterrée par ses révélations. Maintenant, elle
comprenait la raison de la claustrophobie de Matt.
— Et Begonia?
— Elle faisait partie de cette bande, mais Matt ne savait pas qu'elle
se droguait. Peut-être l'aurait-il aidée s'il l'avait su ? En tout cas,
c'est à la suite de cet enlèvement qu'il est devenu cet homme
cynique que vous connaissez.
— Que s'est-il passé ensuite ?
— Begonia et ses amis ont été condamnés. L'un des avocats a
plaidé les circonstances atténuantes, expliquant qu'il se serait agi
d'une farce estudiantine qui aurait mal tourné, mais l'avocat de Matt
a détruit cette argumentation. L'affaire était en réalité très grave.
Nous avons ensuite appris que Begonia trompait Matt avec l'un des
garçons de la bande.
Georgia hocha la tête pendant que Julia reprenait.
— Matt a eu de nombreuses petites amies, par la suite, mais il ne
les gardait jamais très longtemps. Francisca disait qu'elles étaient
ses jouets... Matt est toujours froid lorsqu'il parle de ses conquêtes,
mais quand il parle de vous, il redevient l'adolescent passionné et
charmant qu'il était.
Georgia était mal à l'aise.
— Ecoutez, Julia, quoi qu'il ressente pour moi, ça n'est pas de
l'amour...
Julia lui sourit.
— Détrompez-vous, Georgia, mais soyez patiente, il a tant
souffert... Il vous aime déjà sans le savoir, mais il a peur.
Elle se trompait, se dit Georgia tristement. Matt fréquentait des
femmes sublimes et sophistiquées. Il ne pouvait sérieusement
s'intéresser à une modeste secrétaire qui élevait les enfants de son
frère et travaillait pour gagner sa vie. Matt la poursuivait de ses
assiduités seulement parce qu'elle lui résistait. Rien ne l'amusait tant
que de relever un défi, mais un jour, las de ses réticences, il
rechercherait une aventure plus divertissante.
— Vous faites erreur, insista-t-elle, mais je vous remercie de
m'avoir raconté cette histoire. Je comprends mieux Matt,
maintenant.
— J'en suis ravie. Malgré tout, je suis certaine de ne pas me
tromper... Le temps nous le dira.
A cet instant, la porte s'ouvrit et Matt entra.
La conversation s'engagea aussitôt sur d'autres sujets, et une heure
plus tard, Georgia était conquise par Julia qu'elle trouvait tendre,
chaleureuse et spirituelle. Elle devinait sans peine pourquoi le père
de Matt en était tombé fou amoureux.
— Vous reviendrez me voir avant votre départ ? lui demanda Julia
quand ils prirent congé.
— Je vous le promets.
Georgia lui adressa un dernier sourire et sortit derrière Matt.
— J'étais certain que tu ferais sa conquête, commenta-t-il ensuite.
Malgré son ton affable, il semblait contrarié. Parce qu'il se
demandait ce qu'elles s'étaient dit pendant son entretien avec le
chirurgien ? Malgré cette fausse note, leur retour se déroula sans
encombre
Le lendemain, de retour de l'hôpital après l'opération de sa mère,
Matt proposa à Georgia un pique-nique et une baignade en mer.
Après avoir préparé son sac de plage et enfilé un short en jean et un
débardeur rouge, elle le rejoignit auprès de la voiture.
Matt sourit à sa vue.
— Tu respires la jeunesse, Georgia...
— Je ne suis pourtant plus de première jeunesse, j'ai vingt-trois ans,
dit-elle, replaçant une mèche derrière son oreille.
— Un âge en effet canonique, répondit-il, pensif. A vingt-trois ans,
j'avais l'impression d'en avoir cent...
Déconcertée par cette allusion à son passé, la première qu'il ait
jamais faite spontanément, elle monta dans la voiture sans dire un
mot.
Sur la route, elle admira les villas blanchies à la chaux avec leurs
balcons en fer forgé, les églises en granit, les jardins fleuris
d'hibiscus et de jaracanda. Bientôt, Matt s'engagea dans un sentier
et s'arrêta au creux d'un vallon ombragé.
Georgia fut aussitôt conquise par la beauté de ce paysage
bucolique. Une rivière sinuait dans l'herbe et cascadait sur des
roches polies. L'eau était si pure et transparente que Georgia en
apercevait les galets au fond de son lit.
— Avant d'aller au bord de la mer, nous venions souvent pique-
niquer ici avec mes parents, expliqua Matt. Francisca avait une
prédilection pour cet endroit et pleurait chaque fois que nous
partions. En fait, elle avait peur de la mer et des vagues...
Georgia sourit à la vision de deux enfants gais et de leurs parents au
bord de l'eau, puis elle se rembrunit. Etait-il déjà venu avec l'une de
ses conquêtes dans ce coin de verdure enchanteur ?
Mais refusant de ternir une si belle journée par les affres de la
jalousie, elle fit un effort pour se ressaisir.
— Francisca vient souvent pique-niquer ici ?
— Avec sa tribu ? Elle ne pourrait jamais surveiller ses petits
diables en plein air !
— Je suis certaine que ses enfants sont adorables.
— Loin de là ! Une visite à ma sœur et à ses enfants me conforte
toujours dans ma décision de rester célibataire.
Consternée par cette découverte, Georgia resta bouche bée. Puis,
soudain, elle fut terrassée par un affreux doute. Peut-être Matt
avait-il prononcé ces paroles à dessein, pour la tenir à distance ?
Julia lui avait peut-être confié son secret, malgré sa promesse ?
Mais elle se ressaisit aussitôt, certaine que cette dernière ne pouvait
avoir trahi sa confiance. En fait, Matt était identique à lui-même,
tour à tour froid et chaleureux. Mais malgré ce sage discours, elle
eut du mal à retrouver son calme.
Le pique-nique fut en fait un festin, car Flora avait préparé des mets
délicieux auxquels ils firent honneur.
— Flora a préparé de la nourriture pour une armée, constata
Georgia, une fois qu'ils eurent terminé le déjeuner.
— Seulement pour nous deux, l'informa Matt, s'alîongeant sur la
couverture.
Il ressemblait à un fauve mystérieux et imprévisible, son-gea-t-elle,
tandis qu'elle voyait son pouls calme battre à la jugulaire du cou.
Que ne pouvait-elle maîtriser ses émotions, comme lui !
Elle s'étendit à son tour et trouva délicieuse la légère brise qui
adoucissait la chaleur du soleil. Des odeurs suaves lui chatouillaient
les narines et le bruit argentin de l'eau chantait à ses oreilles.
Comble du bonheur, Matt mettait la dernière touche à cette
symphonie de parfums et de sons en l'embrassant par petites
touches, C'était un rêve erotique et délicieux...
Mais lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle comprit que son rêve était en
fait la réalité. Matt détacha ses lèvres des siennes. Il la contempla
longuement, puis, avec avec un soupir, il la serra dans ses bras.
Son baiser fut d'abord très doux, sa bouche explorant la sienne
avec une lente ferveur. Mais bientôt, une chaleur insidieuse s'instilla
aussitôt en elle, titillant toutes les fibres de son corps, faisant surgir
un plaisir si intense qu'il en était presque douloureux.
Contre toute attente, Matt mit fin à ces délices qui en appelaient
d'autres...
— Il est temps d'y aller, maintenant, où nous ne nagerons jamais...
Partir ? Pourquoi ? Ils étaient si bien, ici ! Mais déjà Matt se
relevait.
— La plage n'est pas très loin d'ici. Avec un temps aussi beau, la
mer sera calme aujourd'hui, ajouta-t-il.
Elle sourit tristement, songeant à la tempête qui soufflait en elle et ne
lui laissait pas de repos.
Leur arrivée en bordure de mer atténua cependant sa mélancolie.
Le paysage, véritable carte postale, mêlait bleus, blancs et verts,
avivés par la lumière scintillante du soleil. La crique était encadrée
par des collines couvertes de pins. Au-delà, dans l'arrière-pays, des
montagnes découpaient leurs majestueuses silhouettes mauves et
bleutées sur fond de ciel cobalt. Le sable était blanc, parsemé de
petits coquillages rose pâle, et la mer, bleu turquoise.
Le premier émerveillement passé, Georgia sourit à Matt.
— Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau... Merci de m'avoir amenée
ici.
Un bref frémissement passa sur le visage de Matt.
— Je suis ravi, miss Millett.
Georgia tressaillit. L'espace d'un instant, elle avait lu sur le visage
habituellement impassible de Matt une douleur, l'expression de sa
vulnérabilité et de sa fragilité. Mais doué d'une volonté inébranlable,
il s'était ressaisi. Il était maître dans l'art de ne rien laisser paraître
des tourments qu'il avait endurés et dont il gardait encore si
vivement le souvenir... Jamais elle ne pourrait briser le mur de
froideur dont il s'entourait. Jamais elle ne réussirait à forcer son
silence et atteindre son cœur... Toute son exaltation retomba,
cédant la place à une immense tristesse.
Georgia enfilait encore son maillot de bain une pièce sous sa
serviette que Matt nageait déjà dans les flots bleus. Elle courut le
rejoindre, ignorant le sable brûlant sous la plante de ses pieds.
En dépit de la température extérieure, l'eau était fraîche, mais
Georgia s'y jeta courageusement.
Elle cherchait Matt des yeux, quand il émergea de l'eau, juste
devant elle. Elle eut si peur qu'elle en avala la tasse.
— Tu l'as fait exprès ! s'indigna-t-elle.
Mais il ferma sa bouche d'un baiser, et le bonheur revint l'envahir.
Jamais elle ne s'était sentie si vibrante et si heureuse...
Au bout d'une demi-heure de jeux et de rires, elle alla s'étendre au
soleil et observa Matt, resté dans l'eau.
Il nageait avec l'énergie et la détermination qui caractérisaient tout
ce qu'il entreprenait. En fendant les flots, avait-il l'impression de
dompter les éléments et de maîtriser son destin ? Elle s'allongea sur
sa serviette pour prendre un bain de soleil et se reposer. Les
émotions les plus extrêmes qu'elle avait éprouvées depuis le début
de cette journée l'avaient épuisée.
Mais malgré le bruit apaisant des vagues, elle ne put se détendre.
Un instant plus tard, elle se rassit et vit Matt qui sortait de l'eau.
Il était incroyablement sexy, moulé dans son maillot de bain noir.
Elle ne se lassait pas d'admirer sa carrure d'athlète, son ventre plat
et ses cuisses musclées et bronzées...
Gênée de l'observer avec cette insistance, elle détacha les yeux de
lui et fit mine de balayer le sable sur sa serviette.
— Ça te plaît ? demanda Matt.
— Quoi?
Elle rougit. Faisait-il allusion à ses regards admiratifs ?
— La mer, les vagues...
— J'adore, surtout ce soleil si généreux, bien différent du pâle soleil
anglais !
Il sourit.
— Tu as sans doute soif avec cette chaleur ? Je vais chercher le
panier de pique-nique.
Elle le regarda s'éloigner, puis revenir. Seigneur, avait-il conscience
que ce maillot de bain ne laissait rien ignorer de son anatomie ?
Envahie par d'audacieuses pensées, elle ferma les yeux.
— Vin ou limonade ? demanda Matt.
— Limonade.
Avec cette chaleur, le vin lui ferait perdre la tête ! Quand il l'eut
servie, Matt but à son tour et s'allongea sur sa serviette de bain.
— On est si bien, confia-t-il dans un soupir. J'aime cette crique...
Elle est souvent déserte, car peu de gens connaissent son existence.
Un silence tomba.
Le souffle court, elle attendait qu'il se rapproche et l'embrasse. Elle
se languissait de ses baisers, après les*préludes sensuels qui avaient
suivi leur pique-nique. Aussi, quand il la prit doucement dans ses
bras, elle l'enlaça sans attendre. Elle le désirait plus qu'elle ne l'avait
jamais désiré et était sur le point de succomber.
La bouche de Matt vint sur la sienne, infiniment douce, et sa langue
veloutée s'insinua entre ses lèvres avec sensualité. Elle frissonna de
tout son corps malgré le soleil brûlant.
— Je ne me lasse pas de t'embrasser, avoua Matt dans un soupir.
Tu as un goût de sel et de soleil. As-tu au moins conscience de
l'effet que tu me fais ?
Elle ne pouvait l'ignorer. L'intensité de son désir pressé contre son
ventre embrasait ses sens et l'emplissait d'une joie voluptueuse. Elle
exultait de le sentir si viril et si puissant, surtout, elle était fière de
pouvoir le troubler dans sa chair.
Elle l'aimait. Elle avait envie de faire l'amour avec lui, de se donner
sans retour et de ne plus penser aux conséquences de ses actes...
Elle ferait de cette étreinte charnelle son souvenir le plus précieux,
se dit-elle, à bout de résistance.
Sensuel et tentateur, Matt agaçait maintenant ses seins à travers le
Lycra de son maillot de bain. Bientôt, leurs pointes se dressèrent,
tendues de désir. Languide, elle ouvrit les yeux, qu'elle avait jusque-
là gardé fermés, mais cilla sous son regard luisant et son sourire
félin.
Matt prenait tout son temps pour la caresser et l'embrasser, alors
qu'elle brûlait qu'il la possède. Ses mains expertes allumaient des
brasiers partout où elles se posaient. Il la portait peu à peu au
paroxysme du plaisir seulement en l'effleurant et en l'embrassant.
Malgré son ingénuité, elle entreprit d'être aussi tentatrice qu'il l'était.
Certes, un bref instant, une angoisse s'immisça dans ses pensées
embrumées par la passion. Matt ne l'aimait pas, il la désirait
seulement... Mais ce rappel à l'ordre fut consumé par l'intensité
croissante du feu qui la brûlait.
A ce moment, Matt la pressa plus fort contre elle.
— Vas-tu enfin me supplier pour que je te fasse l'amour,
maintenant, sur cette plage, Georgia ? souffla-t-il à son oreille.
Se soulevant légèrement, il prit son visage entre ses mains et la
regarda droit dans les yeux.
Elle poussa un gémissement quand ses mains douces mais
insistantes revinrent sur ses seins.
— Je t'aime tant, murmura-t-elle soudain en fermant les yeux.
— Ne parle pas d'amour ! Seulement de désir ! Perdue dans un
monde de lumière et de sensations délicieuses, elle ne répondit pas.
Un soupir lui échappa quand Matt abaissa les bretelles de son
maillot de bain pour découvrir ses seins.
— Je t'aime, avoua-t-elle d'une voix plus ferme.
Lui faire cet aveu la soulageait, mais Matt se pétrifia. Une
expression de surprise, puis de froideur se peignit sur son beau
visage. Bouleversée, elle ferma les yeux.
— Non, tu ne m'aimes pas, Georgia !
Dégrisée, elle s'assit, réajusta son maillot de bain et drapa sa
serviette autour de ses épaules. En dépit de la chaleur, elle avait
froid.
— Cela te déplaît, mais c'est la vérité, Matt. Je veux faire l'amour
avec toi parce que je t'aime. Et c'est la première fois...
— Tu n'as jamais fait l'amour avec Glen ? demanda-t-il, incrédule.
— Jamais. Je ne l'aimais pas assez pour me donner à lui... Mais toi,
je t'aime plus que tout au monde.
— Je ne t'ai jamais rien promis, prononça-t-il d'une voix glaciale.
D'ailleurs, je ne promets jamais rien aux femmes, et je ne crois pas
en l'amour.
Elle ne se laissa pas démonter par son regard froid.
— Parce que, pour toi, amour rime avec trahison et abandon ?
Cette fille que tu as rencontré à l'université t'a donc fait tant souffrir
? Vas-tu enfin me dire ce qui s'est passé, Matt ?
Elle se félicita de son calme, en dépit de son angoisse. A cet instant
capital, c'était toute sa vie qui se jouait.
— C'est inutile d'en parler, le passé est le passé.
— Mais si tu ne parviens pas à tourner la page, tu ne pourras
jamais construire l'avenir.
— Epargne-moi ces clichés !
— Tu es en colère ? Je comprends, la meilleure façon de te
protéger, c'est d'attaquer, laissa-t-elle tomber, soudain furieuse.
— Tu veux vraiment que je te parle de Bégonia dans les moindres
détails ? C'est d'accord...
Et il parla. Son récit fut sinistre et d'une précision glaciale.
Au fur et à mesure qu'il lui révélait sa tragique histoire. Georgia
sentait le désespoir l'envahir. Elle avait tant espéré qu'il soit soulagé
d'exorciser ses démons, mais il n'en était rien. Seules, l'humiliation,
la rage, et la colère perçaient dans ses paroles. Elle avait attenté à
sa fierté en exigeant qu'il lui relate un passé exécré. Et il ne le lui
pardonnerait jamais..., conclut-elle, désespérée.
— Bégonia était malade, Matt, dit-elle quand il eut terminé. Elle
était incapable d'amour. D'ailleurs, ce n'était pas de l'amour...
— Qu'est-ce qui te rend si experte ?
— Mon amour pour toi...
— L'amour n'existe pas. Ce n'est que de l'attirance sexuelle, une
nécessité biologique, le besoin de se reproduire, le désir de trouver
un peu de chaleur auprès d'autrui. Deux personnes ne peuvent vivre
ensemble toute leur vie, c'est une chimère !
Elle l'avait perdu..., se dit-elle alors en un éclair. Perdu ? Non, elle
n'avait jamais gagné son cœur.
— Je suis certaine que tu n'en crois pas un mot, prononça-t-elle
d'une voix tremblante. L'amour éternel existe, l'intimité, la complicité
et la tendresse aussi. Mon frère et Sandra, tes parents en sont la
preuve.
— Tune connais pas mes parents, coupa Matt, alors évite d'en
parler, et surtout ne me donne pas de leçons.
La colère emporta soudain Georgia.
— Moi, donner des leçons au grand Matt de Capistrano ? le railla-
t-elle. Je n'aurais pas cette audace ! Comment une simple mortelle
peut-elle se permettre d'instruire un dieu ?
— Ne sois pas puérile.
Sa froideur attisa sa colère.
— Je préfère être puérile plutôt que glaciale, comme toi. Moi au
moins je suis vivante ! Je vis des joies, des peines, autrement dit,
des émotions humaines ! Certes, la vie nous éprouve parfois
cruellement, mais il faut savoir surmonter ces épreuves. Toi, tu te
complais dans ton malheur. Tu n'es pas un homme, tu es un fantôme
!
— Tu as terminé maintenant ? tonna Matt.
— Oui, j'ai fini. J'ajoute même que j'en ai fini avec toi. Je veux
rentrer en Angleterre.
Ces derniers mots lui avaient échappé malgré elle.
— Je te promets que tu prendras le premier vol pour Londres,
demain matin.
— Je croyais que tu ne promettais rien aux femmes ? Tu es donc si
pressé de te débarrasser de moi ? riposta-t-elle, railleuse malgré la
douleur qui lui brisait le cœur.
Le retour fut un cauchemar. Matt l'ignora pendant toute la route.
Georgia n'aurait souhaité pareille épreuve à son pire ennemi. Assise
le plus près possible de la portière, elle ressassait ses regrets.
Elle aurait dû se montrer compréhensive, tendre, lui démontrer
qu'elle l'aimait avec ses défauts et malgré le poids de son passé.
Mais elle avait cédé à la colère face à son arrogance. Personne
n'avait sans doute jamais parlé sur ce ton à Matt. Comment avait-
elle pu se montrer si dure envers l'homme qu'elle aimait ? Accablée
par son impétuosité, elle regardait par la vitre de la portière sans
rien voir du paysage.
Quand ils arrivèrent à la maison, Matt lui ouvrit la portière avec sa
courtoisie habituelle, mais sans prononcer le moindre mot.
Il se décida à lui parler une fois arrivés.
— Je vais demander à Flora de te préparer un plateau qu'elle te
montera dans ta chambre.
En d'autres termes, il ne désirait pas la revoir de la soirée, et le
moins possible jusqu'à son départ en Angleterre.
— Merci, mais je n'ai pas faim, répondit-elle froidement.
— Quoi qu'il en soit, elle t'apportera un plateau.
Qu'il fasse ce qu'il désire, comme toujours, se dit-elle, alors qu'elle
inclinait la tête en signe d'accord. Elle monta l’escalier jusqu'à son
appartement, tremblante.
Une fois dans sa chambre, elle s'assit sur le lit, essayant de
recouvrer un semblant de calme. Elle aurait voulu pleurer pour
soulager sa détresse, mais étrangement ses yeux restaient secs.
Dans l'espoir de se détendre, elle prit un bain, puis sortit sur le
balcon. L'air du crépuscule embaumait, les oiseaux chantaient dans
les jardins... Pourquoi tout était-il si paisible alors que son cœur et
sa vie étaient en morceaux ? Comment vivrait-elle jusqu'à la fin de
ses jours avec le souvenir de cet amour impossible ?
Quelques instants plus tard, Flora vint lui apporter un plateau bien
garni. Georgia la remercia d'un sourire, tout en sachant qu'elle ne
pourrait rien avaler. Elle se versa un verre de vin et retourna
s'asseoir sur le balcon.
La nuit tombait maintenant, et le ciel s'enflammait de pourpre et
d'or. Malgré sa beauté, ce spectacle la laissait de marbre. Elle
souffrait trop pour y être sensible.
Elle tressaillit quand Flora revint.
— Le plateau est sur la table, dit-elle sans se retourner, je suis
désolée, mais je n'ai pas mangé. J'ai probablement trop pris le
soleil, aujourd'hui.
— Pardonne-moi, Georgia.
Stupéfaite, elle se détourna et aperçut Matt, très pâle, mais plus
beau que jamais.
— Je veux que tu ne cesses jamais de m'aimer, reprit-il.
— Mais tu ne crois pas à l'amour...
A ces mots, les larmes, enfin, se mirent à ruisseler.
— Si ce que je ressens pour toi n'est pas de l'amour, alors les
poètes sont des menteurs, confessa-t-il d'une voix douloureuse. Dès
que je t'ai vue, je t'ai aimée, Georgia... Mais je me suis persuadé
que je n'éprouvais qu'une attirance sexuelle pour toi. Je ne me
reconnais plus depuis que tu es entrée dans ma vie. Je ne peux pas
supporter l'idée que tu me quittes, je deviendrai fou... Je t'aime. Ne
me quitte pas...
— Jamais, Matt... Un silence tomba.
— Parle-moi de Pépita et de toutes les autres... J'ai besoin de
savoir pour ne plus avoir peur, le supplia-t-elle.
— Pépita est comme ma sœur. Il n'y a pas d'autres femmes dans
ma vie, et il n'y en aura plus jamais maintenant. Tu es la seule et
l'unique. J'ai dit que tu confondais l'amour et le désir, mais c'est moi
qui ai tout confondu... Ce que tu m'as dit tout à l'heure était vrai...
Elle n'y croyait pas encore tout à fait.
— Pourquoi ce revirement soudain ?
— La peur de te perdre, mon amour...
Jamais elle n'aurait cru un jour entendre de tels mots dans sa
bouche. Elle posa les mains sur son cœur battant.
— Tu voulais pourtant une aventure avec moi ?
— Tu es l'aventure de toute ma vie, Georgia. Je veux que tu
deviennes ma femme, que tu sois ma maîtresse et ma compagne.
C'est la peur qui m'a fait réagir si brutalement tout à l'heure, mais
c'est l'amour qui me ramène à toi.
Il sourit.
— C'est aussi par amour si j'ai renoncé à construire des résidences
de luxe sur le parc de ton enfance... Il deviendra un lieu de
promenade et portera ton nom. J'ai acheté un autre terrain, une
friche industrielle sans charme ni beauté. C'est Robert qui
s'occupera du chantier. Georgia était médusée.
— Mais quand as-tu fait tout cela ?
— Quand j'ai rencontré la femme de ma vie... Il la prit dans ses
bras et l'embrassa tendrement.
Ce baiser balaya toutes ses incertitudes et son désespoir de ces
dernières heures et éveilla un doux bonheur dans le cœur de la jeune
femme.
— Je t'aime pour toujours, Georgia.
— Matt, je veux que nous ayons des enfants, dit-elle, soudain
exaltée.
— Autant que tu le voudras...
— Même s'ils sont aussi terribles que les enfants de Francisca ?
— Ils seront parfaits, comme leur mère, dit-il tendrement.
Il l'embrassa de nouveau jusqu'à ce qu'elle soit hors d'haleine.
— Je ne suis pas parfaite, répondit-elle très sérieusement.
— Pour moi, tu le seras toujours, mon amour.
Matt scella cette promesse par de nouveaux baisers, jouant ainsi les
préludes de plaisirs plus sensuels qui se prolongèrent, tard dans la
nuit...

Vous aimerez peut-être aussi