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Avis divergents des paysans péruviens face au projet minier Conga.

Pour une
anthropologie de la justification

Martín Cavero

Dans le cadre de mon master en anthropologie à l’Ehess, j’ai réalisé une ethnographie de deux
mois au sein d’un hameau des Andes péruviennes. Pour cela, j’ai cohabité avec des paysans qui
font face à la possibilité de l’implantation d’une exploitation minière à ciel ouvert. Cette
expérience de terrain fit émerger l’objet d’étude suivant : les discours de justification des paysans
vivant sur ces terres lorsqu’ils explicitent leur avis quant au projet minier. Dans le cadre du
séminaire « formes de la critique et sociologie », je voudrais vous présenter une réflexion centrée
sur le rôle de la critique dans le discours de justification de mes enquêtés. Plusieurs étapes sont
nécessaires avant d’y arriver.

En premier lieu, je présenterai une succincte description de l’étude de cas (le hameau
Desencuentro) et des enjeux locaux principaux. Je développerai ensuite les critères théoriques et
méthodologiques derrière le choix d’utiliser la notion de justification. Je décrirai alors quelques
éléments biographiques chez quatre de mes enquêtés, en me plongeant sur la description de
chacune de leurs justifications. Une analyse globale de ces données aura un double objectif : d’un
côté, mettre en lumière le fait que ces discours de justification soient issus d’une éthique
conséquentialiste, et de l’autre, qu’ils soient accompagnés d’une critique qui attribue des
intentions utilitaristes chez les autres, les adversaires. Je proposerai finalement une manière de
développer le rôle de la critique de la part du chercheur depuis un objet d’étude et une analyse de
cas singulier.

1. Les enjeux locaux du Desencuentro : la compagnie minière, la religion et l’économie

Le projet minier « Minas Conga » (dorénavant noté Conga)1, ayant l’intention d’exploiter une
mine à ciel ouvert à 4000 mètres d’altitude dans les Andes du Nord du Pérou, a été l’un des plus
polémiques dans l’histoire récente du pays. Il s’agissait, au moment de son annonce en 2011, du
plus grand projet minier de l’histoire péruvienne. De multiples et massives mobilisations et
protestations ont provoqué sa suspension 2 . Même si l’image des paysans « écologistes »,
défenseur de l’environnement et de l’eau, a été encouragée durant les mobilisations, le hameau
où j’ai réalisé mon étude, situé à proximité du projet, était composé de personnes qui avaient
choisi d’être tant en faveur qu’en défaveur de Conga.

Situé à 3450 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce hameau, que j’appellerai « Desencuentro »,
est composé par quelques soixante familles possédant moins de trois hectares de terre 3 . Ses
habitants pratiquent l’agriculture sans irrigation, cultivant notamment des produits pour
l’autoconsommation – telles que la pomme de terre et autres tubercules – et, dans la plupart des
cas, se dédient à l’élevage de quelques vaches pour la vente journalière de lait. Le monde paysan

1
Conga est un projet de l’entreprise « Minera Yanacocha S.A. » (noté Yanacocha). Elle est composé des actifs
états-uniens (Newmont Mining Company : 51,35%), péruviens (Compañía de Minas Buenaventura, 43, 65%) et
transnationaux (International Finance Corporation, une filiale de la Banque Mondiale, 5%). Par ailleurs, la durée
de Conga est censée être de dix-neuf ans.
2
Malgré la suspension, l’entreprise minière continue d’employer des paysans. Ils sont très peu nombreux en
comparaison aux années précédentes, notamment pour des travaux d’entretiens des routes. Encore aujourd’hui,
les habitants du Desencuentro se demandent si le projet sera réalisé ou non, principalement à partir du
changement de gouvernement national en juillet 2016, ayant comme président un politicien très associé au monde
entrepreneurial, le milieu banquier spécifiquement.
3
Suivant ainsi la norme du district Sorochuco (auquel Desencuentro appartient) où 90% des personnes ont moins
de 3 hectares.
où s’inscrit Desencuentro a été bouleversé depuis l’arrivée de l’entreprise Yanacocha au début
des années 2000, laquelle commença à acheter les terres d’altitude où était censé se réaliser
l’exploitation. Dans ce cadre, les habitants du hameau « Agua Blanca », voisins de Desencuentro,
ont été les principaux vendeurs de terre. Tandis que seulement quelques habitants de
Desencuentro avaient des terres en altitude pouvant être vendues à la compagnie minière.

Au sein du Desencuentro, les personnes qui avaient vendu leurs terres – les ex-propriétaires –
étaient bénéficiaires d’une politique technique de la part de Yanacocha pour améliorer la
production laitière des vaches, ainsi que la production agricole. L’autorité locale du hameau – le
teniente gobernador4 – pouvait profiter du rôle de médiateur entre la compagnie et le hameau afin
de faire entrer ses proches comme employés temporels de l’entreprise minière – du moins, c’était
une remarque fréquente chez mes enquêtés. La présence de la compagnie minière avait ainsi
provoqué une différentiation au sein du hameau.

Ajoutons à ce nouvel enjeu, deux enjeux plus anciens, l’un religieux et l’autre économique. Bien
que le monde paysan de ce district ait été marqué par la croyance catholique, c’est depuis les
années 60 que serait arrivée une nouvelle pratique religieuse, l’adventisme. Aujourd’hui, la
plupart de mes enquêtés s’identifient à ce courant chrétien et participent au culte hebdomadaire
tous les samedis matins. En comparaison aux catholiques, les adventistes sont encouragés à
entreprendre un apprentissage constant et incessant de la Bible, et à mettre en pratique quelques
principes chrétiens. La différence la plus visible avec les catholiques est celle du respect de
certaines interdictions, ne pas boire d’alcool, ne pas danser dans les fêtes et ne pas travailler les
samedis par exemple.

L’adventisme se fonde sur la croyance de l’imminent second avènement de Jésus-Christ, entendu


comme un événement où les gens seront jugés selon la cohérence de leurs actions avec les
commandements bibliques. Recevoir le salut, ou la grâce divine, sont différentes manières de
parler de cette attente personnelle de l’adventiste, en évitant le châtiment divin. Ceux qui n’ont
pas suivi ce que commande la parole de Dieu tomberont en effet « dans le feu éternel ». Plus
important pour mon sujet d’étude, cette vision eschatologique est liée à une lecture prophétique
de la Bible : elle est un texte énonciateur des signes du rapprochement d’une prophétie inéluctable.
Quelques-uns de mes enquêtés affirment que le réchauffement du climat local ou l’exploitation
minière, sont des faits inévitables : « la chaleur du soleil augmentera et l’eau se séchera », « la
montagne donnera ses richesses » expliquent mes interlocuteurs sur la base du livre d’Isaïe et de
Jérémie. Pour eux, la Bible ne se trompe pas ; ces types d’événements, annoncés par la Bible,
indiquent l’arrivée non lointaine de la prophétie.

Un troisième enjeu est celui de la différentiation des ressources économiques parmi les habitants
du Desencuentro. Faisant suite à des histoires croisées d’héritages de terres ainsi que des efforts
pour accumuler lentement des terres au long de la vie, on peut rencontrer des gens possédant peu
de parcelles, permettant à peine d’élever une ou deux vaches, alors que d’autres ont plus de
parcelles et font l’élevage de cinq vaches ou plus, à partir desquelles ils obtiennent au moins un
salaire minimum mensuel au Pérou (environ 250 euros). Cet enjeu est illustré lorsqu’un jeune
paysan possédant peu de terres, m’avoue en privé que la réalisation du projet minier lui
conviendrait dû à l’emploi qu’il peut y obtenir. Ses voisins, ayant plus de terres, seraient, selon

4
Figure d’autorité locale étatique non rémunéré qui est censée être le représentant du pouvoir exécutif au niveau
de chaque hameau. Élu par les habitant du hameau, le teniente gobernador doit aussi être ratifié par une figure
similaire, mais à échelle du district : le gobernador. Les deux fonctionnent comme médiateurs entre la population
locale et l’État péruvien, en s’occupant de collaborer au respect de l’ordre public, à faire respecter la loi et la paix
sociale.
lui, plutôt opposés à l’exploitation minière parce qu’ils ont beaucoup plus à perdre – la réduction
et la pollution de l’eau potentiellement provoquées par la mine à ciel ouvert, affecteraient
l’agriculture et l’élevage des vaches.

Cependant, il est trompeur d’imaginer des paysans totalement ancrés dans leur territoire local,
sans lien avec le milieu urbain. La ville de Cajamarca, capitale de la région du même nom, est
située à quatre heures en véhicule du Desencuentro. Certains habitants ont une propriété là-bas
ou ont des parents qui y habitent, notamment ceux qui ont vendu des terres à l’entreprise minière.
Plus important numériquement, plusieurs hommes vont à Cajamarca ou à Lima5 pour travailler
temporairement et revenir avec de l’argent. Ils imaginent alors la possibilité d’aller vivre hors du
Desencuentro : c’est un point important qui est aussi mentionné chez ceux qui sont favorables à
l’exploitation minière et à la vente de leurs terres.

Souligner ces enjeux rend impossible, au risque d'une simplification caricaturale du hameau,
l’établissement d’une correspondance nette entre position quant au projet minier et propriétés
sociales - paysan aisé versus paysan pauvre, catholique versus adventiste, paysan ayant des liens
privilégiés avec l’entreprise versus paysan marginalisé. Il vaut mieux rester proche du discours
des enquêtés pour mettre en lumière la complexité des facteurs qui entrent en considération pour,
d’une part, justifier d’un positionnement, et, d’une autre, critiquer celui de son adversaire – c’est
à dire, celui qui a un avis opposé, qui peut le critiquer. Commençons par les discours de
justification.

2. Régime de justification et cadre d’interlocution

Parler des discours de justification exige deux précisions, l’une théorique et l’autre
méthodologique. Pourquoi les gens acceptent, rejettent ou négocient l’implantation d’une
exploitation minière ? Grosso modo, la réponse anthropologique à cette question a été marquée
par l’attribution de motifs environnementaux ou économiques aux protestataires (Banks 2002 ;
Ballard and Banks 20036). C’est-à-dire, d’une part, la défense, sinon écologiste, au moins des
ressources environnementales (Kirsch 1997 ; Hyndman 2001, Martínez-Allier 2002) ou, d’une
autre, la quête des bénéfices économiques, notamment dans le cadre des négociations avec les
entreprises pour définir les compensations acceptables lors de la mise en place ou continuité d’un
projet extractif (MacIntyre et Foale 2004 ; Filer et MacIntyre 2006 ; O’fearcheallaigh 2011).

Au lieu d’attacher un motif à une action de protestation ou de négociation, voire de faire une liste
des motifs (Banks 2002), j’ai choisi de me concentrer sur la manière dont les gens évoquent
différents valeurs et motifs pour se justifier ou, autrement dit, pour faire valoir le bien-fondé de
leur choix (Nachi, 2013) en faveur ou en défaveur du projet Conga. Ce déplacement théorique,
de la notion de motif à celle de justification, cherche à éviter un des risques majeurs de
l’interprétation. Le risque est celui de l’attribution hâtive, externe, d’intérêts égoïstes ou de motifs
cachés chez les personnes7 ; une attribution qui empêche le chercheur de prendre au sérieux les

5
Lima est la capitale du Pérou, située à quinze heures de Cajamarca en voiture.
6
Ils soulignent également que ces disputes peuvent être interprétées, au fond, comme une confrontation des
différentes représentations de l’environnement et de son usage. D’ailleurs, un autre trope de la protestation est
celui de la rhétorique des droits humains, atteignant un public plus large de soutien au niveau international.
7
Boltanski (2002) analyse la manière dont l’attribution d’un intérêt égoïste ou d’un motif caché (voire
inconscient) empêche particulièrement d’analyser les motifs moraux chez les gens, notamment dans la tradition
économique. Harai et Rameix (2008 : 81) expliquent qu’un courant anglophone de l’histoire politique a rejeté
les justifications de son champ d’investigation, parce qu’elles sont envisagées comme fallacieuses, appelant à
des beaux principes en même temps qui cachent les véritables motifs des politiciens. D’autres historiens, par
justifications énoncés par les enquêtés, en les traitant simplement comme des manières de
dissimuler leurs véritables intentions – autrement dit, une pratique du « soupçon » (Thévenot
1996). Cela implique aussi de s’éloigner de la connotation péjorative de la justification, entendue
comme une manière de dégager sa responsabilité ou de recourir à des « mauvais raisons » (Nachi
2013).

Du point de vue analytique, Colin Campbell (1996) a indiqué d’autres risques quant à l’utilisation
de la notion de « motive » (motif) dans une théorie de l’action, sans être conscient de son caractère
polysémique. Cet auteur identifie, au moins, six significations différentes du terme « motive ». Je
voudrais en restituer trois : (1) une force agissant chez l’humain qui déclenche une action – par
exemple, une impulsion émotive ou une habitude incorporée –, (2) une raison d’agir, faisant
référence à l’idée d’atteindre un but, et (3) la ou les raison(s) donnée(s) à autrui (voir à soi-même)
pour justifier une action, à savoir les justifications. Inscrit dans une démarche ethnographique,
j’ai constaté l’utilité analytique de la notion de justification pour comprendre les discours de mes
enquêtés. Au lieu de parler des dispositions (sens 1 du motif) ou des raisons (sens 2), je trouvais
juste de mettre en lumière le cadre de production de mes données ; il y a toujours un cadre
d’interlocution. Dans mon expérience de terrain, ce cadre renvoie à des discussions entre chacun
de mes enquêtés et moi, des discussions en privé où les discours se présentaient tels des
justifications. Je ne pouvais pas accéder à la pensée d’autrui pour identifier ses « raisons d’agir »
et moins encore à cette « mémoire vive » qui agit chez les humains sous la forme de dispositions
à agir. Il s’agissait de s’approcher de ce que peut signifier la parole de mes enquêtés, à propos de
leur positionnement favorable ou défavorable au projet Conga.

Telle approche analytique n’évite pas la problématique de la distance entre motifs énoncés
publiquement et ceux qui s’énoncent en privé, voire ceux qui restent cachés à tous. On y reviendra,
mais il faut d’abord parler d’un choix méthodologique qui répond aux conditions de l’enquête.

Contrairement aux autres disputes – judiciaires, médiatiques ou déroulées durant un rendez-vous


collectif –, les avis des habitants du Desencuentro concernant le projet minier n’émergent pas lors
de confrontations publiques. Pendant mon travail de terrain, les disputes furent silencieuses, les
gens préféraient ne pas traiter publiquement d’un sujet qui pouvait provoquer des conflits entre
voisins, entre parents, voire entre frères. Comme me disait une habitante du Desencuentro, « ici,
quelques-uns disent oui [à la mine] et d’autres non, nous vivons entremêlés… mais chacun garde
pour lui ce qu’il pense ». Ainsi, l’énonciation des justifications a été médiatisée par
l’ethnographe dans un double sens.

D’un côté, le contexte de production des discours de justification a toujours été un cadre
d’interlocution entre chacun de mes enquêtés et moi, l’ethnographe. De cette manière, ces
discours, souvent livrées en privé, ne sont ni des justifications publiques qui cherchent à
convaincre un public majeur – je pense ici, par exemple, aux lettres de dénonciation étudiés par
Luc Boltanski (1990) ou aux lettres de sollicitation analysés par Didier Fassin (2000) – ni des
justifications intimes que l’on peut livrer à nos proches dont le cadre du commérage8. D’un autre

contre, ont placé les justifications au centre de leurs études sur les « stratégies discursives propres à convaincre »,
pouvant dialoguer fructueusement avec d’autres domaines, tels que la linguistique, la rhétorique et la littérature
(Harai et Rameix 2008 : 82).
8
Même si quelques-uns de mes interlocuteurs m’ont livré des « confidences », dont la révélation publique
mettrait en risque leur dignité, ou m’ont partagé des ragots sur la vie des autres, mon point est que l’ethnographe
reste toujours un étranger aux yeux des enquêtés. Cela est une condition tantôt de l’enquête elle-même, tantôt du
contexte de production des donnés, dans chaque interlocution. Il s’agit, comme expliquent Beaud et Weber, de
profiter de ce fait : « L’enquêteur est fondamentalement étranger au milieu enquêté (même si vous restez
côté, les relations de confiance tissées avec mes interlocuteurs eurent une grande importance pour
l’interprétation des énoncés et pour la possibilité d’accéder à des discours plus riches en contenu.
C’est pourquoi j’ai choisi de me concentrer sur les discours des personnes que j’ai plus fréquenté
et qui m’ont livré patiemment leur avis, voire des confessions dont leur dévoilement pourrait
tacher leur réputation. Pour des raisons d’espace, je traiterai ici les discours de quatre personnes
seulement, tous des hommes9. Il faut ajouter que les conversations ont été, dans la plupart de cas,
non enregistrées, mais restituées avec une prise de notes durant et après la conversation. Ayant
explicitée la situation d’interlocution où ont émergé ces discours, centrons-nous désormais sur les
locuteurs.

3. Quatre personnes et leurs discours de justification

Roman a soixante ans, c’est un des dirigeants de l’église adventiste locale et l’un des quelques
ex propriétaires qui habitent au Desencuentro. Grâce à la vente de ses terres à la compagnie
minière, il a pu acheter un terrain dans la ville de Cajamarca où il a construit une maison
qu’habitent ses deux fils (qui travaillent comme chauffeurs), ses deux filles (qui sont femmes au
foyer) et quelques locataires. L’argent du loyer lui permet de vivre tranquillement avec son épouse
dans le milieu rural où il possède encore quelques parcelles pour l’élevage de deux vaches.

Nous discutons chez lui. L’arrivée de la mine a été comme une bénédiction pour lui, elle lui a
donné du travail pendant quelques temps, alors qu’il devait auparavant travailler beaucoup pour
obtenir plus d’argent et acheter de nouvelles terres. « Je recevais l’argent mensuellement et ainsi
je subissais moins », me dit-il. D’ailleurs, la réalisation du projet est regardée positivement grâce
au travail et à l’argent qu’elle va offrir aux gens. Roman envisage plutôt une vie hors du hameau,
un futur proche où son épouse et lui iraient habiter à Cajamarca avec leurs enfants et petits-
enfants. Cependant, il note que lorsque l’exploitation minière prendra fin, la terre sera
difficilement productible et les sources d’eau asséchées suite à la transplantation du lac « El
Perol » qui alimente actuellement la rivière du hameau. De plus, confit-il, l’arrivée de la
compagnie minière a amené avec elle son lot de prostitution et d’adultères ; l’argent serait un
facteur développant l’avidité des personnes. Néanmoins, Roman fait une pause et ajoute
immédiatement : « Tel que Dieu dit, les eaux vont s’assécher, cela doit s’accomplir. Peut-être pas
maintenant, mais plus tard, les gens vont se battre pour l’eau, parce que cela est écrit ».

Le plus important est de louer Dieu, manifeste-t-il, de l’aimer et d’avoir foi en lui. Le temps est
en train de changer, la chaleur augmente, les eaux sont en train de sécher, tels que le dit la Bible.
Le moment est venu de se préoccuper de la vie éternelle, pas de l’eau, continue-t-il en faisant
référence aux gens qui sont soucieux pour les sources d’eau, protestant contre le projet minier
Conga. À la fin, ceux qui ont mal agi, volant ou convoitant autrui, iront au feu éternel, avec le
diable. Si tu as bien agi, Dieu te sauvera le jour où la prophétie arrivera, conclue-t-il.

longtemps sur place, vous allez un jour repartir) mais c’est cette étrangeté qui peut être éminemment productive
dans la relation d’entretien » (Beaud et Weber 2010 : 158).
9
Mes enquêtés m’attribuèrent initialement différentes identités qui expriment bien quels sont les enjeux locaux
les plus importants. Il fallut dépasser l’identité de celui qui avait été envoyé par le curée catholique (enjeu
religieux), de l’employé de l’entreprise ou du gouvernement (enjeu lié à la compagnie minière), du recenseur
envoyé par l’État (enjeu économique ou foncier). Le dépassement de ses identités – spécialement celles qui
avaient été perçues comme dangereuses – a été possible avec la plupart de mes enquêtés – la cohabitation de
deux mois s’avéra à ce niveau très importante –. Le clivage de genre a été le plus difficile à déconstruire pour
obtenir des conversations fluides et fréquentes avec les femmes. C’est pourquoi j’ai fait le choix de me concentrer
sur le discours des hommes.
Tomás, le neveu de l’épouse de Roman, âgé de 38 ans, développe un discours similaire. Rien de
surprenant, si l’on tient en compte qu’il est aussi l’un des dirigeants de l’église locale, un des
proches de Roman et a travaillé comme chauffeur pour une entreprise sous-traitante de
Yanacocha. Cependant, Tomás n’a pas vendu de terres à cette compagnie, il a peu des parcelles
et trois enfants, dont l’ainé est en train de finir ses études pré-universitaires. Préoccupé par
l’argent qu’il doit obtenir pour faire étudier son fils à l’université, il m’avoue que la réalisation
du projet lui conviendra : « ce serait une grande opportunité : avec le projet je peux avoir [l’argent]
pour éduquer mes enfants ». Cet idéal du progrès est amplement mentionné par mes
interlocuteurs, faisant référence dans ce cas à l’obtention d’un métier qui permet non seulement
de gagner de l’argent mensuellement et d’habiter en ville, mais aussi d’être respecté pour avoir
une meilleure éducation que n’importe quel autre paysan. Pour Tomás, l’importance d’avoir un
métier est aussi lié à une contrainte matérielle. « Bien sûr, explique-t-il, j’aime vivre dans le
campo [milieu rural]… mais tu dois aussi voir ton économie10, parce que si tu n’as pas de terrain,
tu souffres plus, et pour nos enfants, il n’y pas de terrain… Pour cela, je fais travailler mon fils
dans le terrain, il faut qu'il ait des ampoules, pour qu’il puisse voir la manière dont on souffre
dans le campo ».

Une préoccupation similaire est montrée par Pedro, âgé de 40 ans, dont le fils est sur le point de
finir ses études pré-universitaires. Il a peu de terres et a travaillé seulement quelques mois dans
l’entreprise minière comme manœuvre. Outre le fait d’être un petit agriculteur, Pedro est un
homme qui complète ses revenus avec d’autres affaires, telles que la revente de bétail et
l’utilisation d’une machine - quoiqu’illégale - de dynamite pour exploser de grands pierres avant
de construire des clôtures dans les parcelles de ses clients. Cela peut aider à payer l’éducation de
son fils, et pour le futur il envisage aussi améliorer ces affaires et utiliser l’argent gagné pour
acheter plus des terrains proches, à partir desquels initier autres affaires avec la terre : cultives
rentables, pâturage pour l’élevage des cochon des indes ou de bétail, etc.

S’il reconnait l’importance de la mine pour l’emploi que les autres et lui-même peuvent obtenir,
Pedro s’oppose clairement à la réalisation du projet. Il souligne l’importance de l’eau pour les
activités agricoles et l’élevage des vaches. La transplantation du lac « El Perol » fera disparaître,
selon lui, de plus en plus de sources d’eau. Même si l’entreprise construit un autre lac, une sorte
de réservoir, cela ne permettra pas la circulation de l’eau, me dit-il. « Le lac, ajoute Pedro, est
comme un œil de vie où nait l’eau, il nourrit les petites rivières et toutes les veines dans les
montagnes » : « si El Perol se perd, d’où vont sortir les sources de l’eau ? Au moment de sécher
le lac, il n’y aura plus agriculture ni d’élevage de vaches… d’où va-t-on s’entretenir ? ». Pensant
à lui, il me dit, « Regarde : s’il n’y a pas d’eau, je n’ai plus d’affaires ici, qui va vouloir acheter
ou demander un service ? S’il n’y a pas d’agriculture, personne va te demander, les autres partiront
d’ici, et toi ? Toi, tu dois sortir forcément aller chercher du boulot. » Dans ce récit, on voit bien
comment Pedro envisage le futur proche de sa famille au Desencuentro, avec ou sans
l’exploitation minière. « Si le projet minier se réalise, me demande-t-il, de quoi pourraient vivre
mes fils quand il prendra fin ? À quoi servira-t-il d’avoir de belles maisons et de grandes terres
s’il n’y a pas d’eau ? »

Il met également l’accent sur l’injuste répartition des bénéfices qu’a fait l’entreprise. « Seulement
un groupe a vendu à l’entreprise, et c’est plutôt à ses proches qu’elle offre du boulot, mais tout
le reste ? » L’entreprise, recommande-t-il, aurait dû chercher les personnes les plus défavorisées

10
Tomás utilise ce mot, dans le sens où il doit évaluer la quantité des ressources – notamment la terre – qu’il
possède, ainsi que des possibles affaires, à partir desquelles il va pouvoir bien vivre : non seulement couvrir les
besoins alimentaires de sa famille, mais aussi des dépenses liées à la santé, l’éducation et la récréation.
ou les plus jeunes qui n’ont pas des terres et leur donner un emploi, pour qu’ils s’égalisent un peu
avec ceux qui en ont plus. Mais, au contraire, continue-t-il, elle a donné plus à ceux qui été déjà
riches, alors qu’elle a donné presque rien aux plus pauvres. L’expérience de l’injustice permet
d’entrevoir, pour Pedro, ce que sera l’avenir où les inégalités continueront à augmenter.

Santos partage ces préoccupations, mais il est surtout soucieux de l’augmentation des conflits au
sein du hameau, voire dans une même famille. Âgé de 35 ans, il a bénéficié de l’entreprise
minière, selon lui, parce que son beau-père a vendu des terres à cette compagnie. Possédant
plusieurs terrains, son épouse et lui se dédient à l’élevage des vaches qui leur permet d’obtenir au
moins 250 euros mensuellement. Ils n’ont pas d’enfants car son épouse est stérile. Ils aimeraient
investir dans le traitement de la maladie rare de son épouse – cette maladie implique des douleurs
dans les articulations et des gonflements dans les mains et les pieds. Santos est adventiste, mais,
à la différence de Roman et Tomas, il ne croit pas que ce soit à l’homme d’exploiter les richesses
de la montagne ou de sécher les sources de l’eau. Telle serait la volonté que Dieu va accomplir,
ce n’est pas à l’homme de le décider, exprime-t-il.

Ayant vécu tout sa vie dans le Desencuentro, Santos ne se voit pas habiter ailleurs, il y est bien :
« Je mange des produits de la terre, naturels, je travaille à mon propre rythme », me dit-il. Ces
bienfaits sont également appréciés par mes autres interlocuteurs. Pour Santos, ainsi que pour
Pedro, le projet met en péril l’eau, par conséquence ses propres activités économiques et la
possibilité de continuer à habiter dans ce hameau. De plus, la montée de l’ambition et de la
corruption est importante : les autorités se corrompent avec l’arrivée de l’entreprise, les habitants
deviennent ambitieux (en voulant de plus en plus d’argent). Santos préfèrerait que le projet minier
ne soit pas réalisé, qu’il disparaisse pour ne pas créer plus de conflits entre les gens.

4. La justification morale conséquentialiste et la critique utilitariste

Une analyse hâtive attribuera rapidement des intérêts économiques, symboliques, véritables, aux
discours de mes enquêtés ; supposant ainsi l’existence d’un homme calculateur des coûts et des
gains qui se cache dans les justifications partagés à l’enquêteur naïf. Pour deux raisons, je préfère,
au contraire, m’attarder sur les propres discours de justification et chercher à comprendre leur
complexité interne.

D’une part, la conception utilitariste de l’homme est effective pour rapporter toute action ou
pratique discursive à un monde d’intérêts, marginalisant toute référence normative ou affective et
mettant l’accent sur le calcul rationnel 11 . Ainsi, il est important de mettre en lumière les
évaluations morales, mais aussi utilitaristes, qui composent les discours de justification des
enquêtés. Une cadre éthique qui fait dialoguer préoccupations morales et utilitaristes semble
heuristiquement riche pour mieux approcher les discours.

11
Il s’agit de la pente tautologique de la notion d’intérêt, analysée par Albert Hirschman, dans laquelle tout
pratique humaine est vue comme le résultat d’un intérêt individuel : « Ainsi les intérêts en vinrent à parcourir
toute la gamme des actions humaines, de l’égoïsme le plus étroit à l’altruisme le plus large, et d’un comportement
prudent et calculateur jusqu’aux pulsions les plus passionnées. » (Hirschman 1986 : 24). Il faut, cependant,
souligner que l’association de l’intérêt au calcul utilitaire est une construction historique, à partir de la montée
progressive de l’idéologie bourgeoise (Hirschman 1977). L’intérêt peut aussi faire référence à la quête d’un
bénéfice non matériel, tel que l’honneur ou le pouvoir, dans un discours savant. C’est Bourdieu, dans son livre
La Distinction, qui proposera une vision utilitariste de la condition humaine la plus complexe, intégrant la quête
tant des gains matériels que des gains symboliques dans un monde entendu comme un espace de concurrence où
chaque individu ou classe sociale cherche à se distinguer des autres. Pour une critique de cette vision utilitariste
de l’homme, voir Honneth (2013, chapitre 9).
D’un autre, l’anthropologie utilitariste est seulement une solution, parmi d’autres, face au
problème de la distance entre ce qu’énoncent nos enquêtés et ce qu’ils pensent vraiment. Or,
dépasser cette distance est une utopie irréalisable ; l’ethnographe n’a jamais accès véritablement
aux « réelles intentions », il ne peut pas rentrer dans la pensée d’autrui. Il met en pratique, en
tous cas, différentes stratégies pour s’approcher des discours et pratiques des gens, et ainsi les
confronter dans l’analyse ou lors de conversations ultérieures. Concernant mon sujet, je n’avais
accès qu’à des actes de parole. C’est pourquoi il fut très important de bien comprendre
initialement ces discours de justifications par eux-mêmes. Je ferai ensuite le lien entre chaque
discours et les enjeux locaux dans lesquels s’inscrivent tels énoncés. Les discours ne peuvent se
comprendre seuls, on a besoin de connaître les cadres sociaux et matériaux où ils se développent.

Il faut dire, tout d’abord, que ces discours s’inscrivent dans une éthique conséquentialiste, dans
le sens où ce qui est bon ou mauvais, correct ou incorrect, se juge par rapport aux conséquences
produites par ce que l’on dit ou ce que l’on fait (Fassin 2013 : 9). Je m’explique.

Pour Fassin (2013), trois grandes approches marquent le développement de l’anthropologie


morale. D’abord, l’éthique du devoir – issue d’une tradition durkheimienne et kantienne – qui
comprend la morale comme un rapport à la norme ou à la règle, souvent retraduit
anthropologiquement à travers la description d’un code moral ou d’un système local de valeurs.
Ensuite, l’éthique de la vertu – d’inspiration aristotélicienne et foucaldienne – qui se concentre
sur la dimension subjective de la morale, mettant en lumière le travail sur soi que les personnes
font afin d’atteindre des idéaux spirituels ou des valeurs. Enfin, l’éthique conséquentialiste où les
conséquences d’un acte prévalent sur l’application d’un principe morale absolutiste. Ainsi, cette
éthique s’oppose à l’éthique de la conviction weberienne qui subordonne les moyens à une fin
normative.

Quand j’affirme que les justifications de mes enquêtés s’inscrivent dans une perspective
conséquentaliste, cela n’implique pas d’envisager mes enquêtés comme des personnes éthiques
qui agissent selon une optique conséquentialiste sur n’importe quel sujet ou dans n’importe quel
contexte. Le conséquentialisme s’avère pertinent parce que le thème de discussion implique
l’évaluation des conséquences probables d’un projet minier qui n’a pas été encore exécuté.

Il y a au moins deux composantes dans ces discours de justification. D’une part, ce que j’appelle
l’évaluation morale, à savoir l’action de donner une grandeur négative ou positive à un acte, à
une personne ou à un phénomène selon des critères moraux qui concernent tout une collectivité
(pas seulement le locuteur ou sa famille), telles les valeurs de solidarité, justice, etc. D’autre part,
l’évaluation utilitariste, c’est-à-dire l’action de donner une grandeur négative ou positive à un
acte ou un phénomène, mais à partir d’un critère utilitariste, à savoir pour ce qu’il apporte au
locuteur ou à son groupe de référence (la famille), en termes de gains symboliques ou matériels.
Mes enquêtés essayent ainsi de rendre légitime leur positionnement en faveur ou en défaveur du
projet minier en utilisant différentes valeurs (collectivistes ou individualistes)12. De ce fait, je

12
Ce cadre d’analyse n’implique pas que tout discours de justification soit composé seulement ou forcément par
les deux types d’évaluation décrits en amont. Selon le milieu social et la personne, d’autres facteurs peuvent
interagir. Par exemple, la valeur esthétique du paysage, présenté par Dany Trom (1999) comme une composante
des motifs énoncés par des militants qui revendiquent la préservation de la nature, en opposition aux projets
d’aménagement dans un territoire rural en France. D’ailleurs, lors de mon séjour, la dimension affective a été
peu énoncée, elle est apparue notamment dans le cas d’une femme âgée qui a souligné son attachement à ce
milieu de vie. Ainsi, la pertinence des dimensions esthétique et affective n’a pas été significative dans mon cas
d’étude, mais ces deux dimensions peuvent faire partie d’un cadre d’analyse plus large, selon leur pertinence
empirique ou leur degré de présence dans chaque lieu de terrain.
préfère parler d’un même cadre éthique, composé de préoccupations morales et utilitaristes, à
travers lequel mes interlocuteurs essayent de rendre compréhensible et valide leur avis. Il faut
préciser que ce cadre ne renvoie pas à la pratique éthique de mes enquêtés13, mais plutôt à la
manière dont ils organisent leur discours de justification concernant l’extraction minière.

En guise d’illustration, mes enquêtés font référence aux valeurs14 – la justice, la solidarité, la
volonté divine, le progrès – afin d’évaluer positivement ou négativement les conséquences
probables du projet minier, en même temps ils essaient de rendre légitime (et valide) leur choix
quant au projet minier. Par exemple, la valeur de progrès est soulignée par Tomás pour justifier
le travail qu’il pourrait obtenir à partir de l’exploitation minière, propos d’autant plus légitime
dans la mesure où il bénéficiera également à ses enfants. Le recours à l’idéal du progrès permet
de rendre légitime cette quête de bénéfice économique pour ses proches ou lui-même.

Cependant, quand cette évaluation utilitariste se confronte aux effets négatifs sur
l’environnement, telles que la pollution et la réduction de l’eau, Tomás et Roman énoncent la
valeur de la volonté divine et relativisent ainsi l’importance des soucis matériels : il faut se
résigner à cette volonté qui aurait déjà annoncé la réduction de l’eau et l’exploitation minière,
parce que c’est qui compte, finalement, ce n’est pas l’ordre matériel mondain, mais plutôt l’ordre
spirituel afin de gagner le salut divin. Roman est encore plus clair, dans la mesure où il offre une
plus grande partie de son temps libre et de son argent à l’amélioration de l’église locale. On ne
peut pas aller contre la volonté divine, dit Roman, et ainsi il affirme sa volonté d’obtenir son salut
personnel, tout en valorisant l’emploi que l’exploitation minière donnera aux gens. Néanmoins,
Tomás m’avoue qu’il est préoccupé par la réduction de l’eau, comme les autres, sauf qu’il croit
en la possibilité que l’entreprise puisse gérer techniquement ce problème. De cette manière, dans
le futur proche et mondain, c’est la science qui minimise la préoccupation environnementale,
alors que dans le futur non mondain, c’est le destin divin qui relativise – voire rend contestable –
ce souci matériel, dans la mesure où une réponse humaine ne peut pas s’opposer à la parole de
Dieu.

Dans le deux cas, ils mobilisent des valeurs individualistes (centrées sur l’individu), dans la quête
du progrès ou du salut divin, pour justifier leur positionnement. Les autres valeurs, qui font
référence à une sphère collective, ne sont guère mentionnées. De plus, ils critiquent les
protestataires en les accusant d’être intéressés : « ceux qui protestent, font cela pour obtenir du
travail dans l’entreprise », affirment tant Tomas que Roman à plusieurs reprises. De cette manière,

13
Un tel travail aurait impliqué traiter sur un sujet de la vie ordinaire, pouvant ainsi confronter les discours de
mes enquêtés (dans divers cadres d’énonciation) et les pratiques. Autrement dit, de confronter la cohérence
morale de ce qu’on dit ou promet et ce qu’on fait vraiment.
14
Ici, la valeur est définie comme un principe d’évaluation ou de justification, c’est-à-dire, le critère par lequel
on peut qualifier le niveau de grandeur ou d’importance d’une chose, une personne ou une action-décision. Par
exemple, le principe de solidarité peut servir pour qualifier des actes, dans un continuum entre solidaire et non
solidaire (égoïste), ou la humilité pour qualifier un acte (et ainsi une personne) de humble ou de prétentieux.
D’ailleurs, la grandeur ou l’importance ne se réduit pas toujours à une mesure (par exemple, monétaire), elle
peut prendre la forme d’un attachement affectif, esthétique ou normatif. Cette différenciation entre valeur et
grandeur a été inspirée par une distinction triple de Nathalie Heinich (2017) sur la notion de valeur : valeur-
grandeur, valeur-principe d’évaluation et valeur-objet. Quant à la troisième notion, Heinich (2017) explique qu’il
existe des objets (ou mots) abstraits qui sont crédités d’une appréciation positive. Par exemple, la famille, le
travail ou l’amour, tel qu’elles sont utilisés par les enquêtes d’opinion. Nommée valeur-objet par cette auteure,
elle comprend aussi des institutions ou des groupes – telles que la France ou l’Église –, ainsi que des objets
économiques – comme un bien ou une action. Pour ma part, je constate l’usage de ces valeurs-objets comme une
manière rhétorique, dans le cadre d’une justification, afin de soutenir un avis. Par exemple, un de mes enquêtés
appelle à la science pour justifier le fait que l’entreprise puisse éviter la pollution de l’eau dans la période
d’extraction minière. Cet usage implique, en fait, un acte de foi, celui de croire aux capacités techniques et à la
volonté sincère de l’entreprise pour empêcher la pollution des ressources hydriques.
ils attribuent une intention utilitariste ou intéressé chez autrui pour disqualifier moralement ceux
qui s’opposent au projet minier. Non seulement leurs voisins sont les cibles de telle
disqualification, mais aussi les dirigeants des mobilisations. Ils n’auraient pas obtenu un emploi
dans l’entreprise, mais auraient gagné une notoriété afin d’entrer en politique. On observe ici
l’opération de dévoiler les intérêts véritables, et moralement critiquables, des autres. Pour mes
interlocuteurs, la situation est empirée puisque ce sont tous les paysans qui perdront l’opportunité
de bénéficier du projet à cause des protestataires « intéressés ».

Par contre, Pedro fonde son discours sur la valeur de la justice : l’entreprise n’a pas créé et ne
créera pas plus d’égalité, au contraire, elle a augmenté les inégalités économiques. De son côté,
Santos m’avoue qu’il aurait fallu obtenir une répartition égalitaire des bénéfices pour réduire les
conflits au sein du hameau. Ainsi, projet et injustice vont de pair pour mes deux interlocuteurs.
De plus, cette critique est liée à l’augmentation de la corruption des autorités locales, ainsi qu’à
l’accroissement de l’ambition et de l’égoïsme chez les paysans qui sont attachés à l’argent. Les
valeurs d’honnêteté et de solidarité – valeurs centrées sur la collectivité plutôt que sur l’individu
– sont ainsi évoquées pour justifier leur choix en défaveur du Conga.

Le fait d’être adventiste ne provoque pas une résignation chez Santos face à l’exploitation
minière. Bien sûr, m’explique-t-il, il y aura un moment où les montagnes seront exploitées et
l’eau séchera – tel que la Bible a prophétisé –, mais ce ne sont pas nous, les hommes, qui doivent
provoquer cela maintenant. En affirmant que l’homme n’est pas censé contribuer à la prophétie
biblique – telle est strictement une décision de Dieu – Santos met en évidence que l’éthique
humaine exige plutôt un comportement soucieux de l’autrui et de la collectivité. Les mêmes
propos sont manifestés par Pedro avec plus d’insistance, depuis sa position marginale – homme
pauvre en terres et ayant moins de liens de proximité avec les fonctionnaires de l’entreprise. C’est
pourquoi chez lui la critique devient énergique contre ceux qui « se sont vendus à la mine pour
l’argent ». Ils apparaissent comme des individus égoïstes et ambitieux, tant pour Pedro que pour
Santos : ceux qui affirment que l’exploitation minière doit se faire parce qu’elle est annoncée dans
la Bible, le font en raison de leurs intérêts économiques.

L’accusation d’être utilitariste est reprise, mais cette fois du côté de ceux qui s’opposent à Conga.
Cette imputation est encore plus prégnante dans la mesure où les accusateurs mettent en lumière
qu’être en faveur du Conga implique le fait de ne pas se préoccuper des autres, pour les effets
polluants sur l’eau et sur la terre du projet minier. Un autre paysan opposé au projet, Sam,
m’explique cette différence chez lui : si c’est pour le bien personnel, je serai plutôt en faveur du
projet, mais si je pense au bien social, de la communauté, je dirai plutôt « non » à Conga. C’est
pourquoi l’égoïsme et l’ambition sont imputés aux « paysans miniers ».

Face aux quelques informations données par l’entreprise à propos du projet minier 15 ,
l’anticipation de ce qui va se passer avec la réalisation de celui reste un enjeu très différencié. Je
voudrais, pour finir ce texte, développer une manière de répondre à ce qu’est le rôle de la critique
chez le chercheur, c’est-à-dire, la tâche de rendre compréhensible les conditions de possibilité de
telle divergence dans les avis. Pour cela, je m’appuierai sur les projets de vie des quatre
personnages présentés et sur les enjeux locaux synthétisés plus haut.

15
Yanacocha n’a fait qu’un rendez-vous ouvert le 2010 dans un hameau à 3 heures du Desencuentro pour
expliquer ce qu’implique le projet Conga. À ce moment-là, les gens n’étaient pas trop préoccupés quant aux
impacts sur l’eau et ne savaient pas que des lacs étaient censée disparaitre, m’ont dit la plupart de mes enquêtés,
C’est surtout après les mobilisations régionales, initiées en 2011, qu’ils auraient pris conscience des possibles
impacts négatifs sur l’eau.
Conclusions partielles : Le rôle de la critique chez le chercheur

Arrivé à ce point, on peut se demander comment rendre compréhensible une telle divergence des
opinions et un tel usage différencié des valeurs. Faudra-t-il attribuer, dans cette étape de l’analyse,
une intention utilitariste – celle qui cherche à maximiser le profit matériel et symbolique – pour
expliquer chaque positionnement en faveur ou en défaveur de Conga ?

Lors du deuxième entretien, Pedro me confie son point de vue concernant les raisons du
positionnement en faveur ou en défaveur des habitants de Desencuentro :
« Il y a des gens qui sont en faveur et d’autres qui sont contre [l’extraction
minière]. Ceux qui sont en faveur [de Conga], ce sont les gens qui travaillent pour
l’entreprise minière, et ce qui sont en défaveur, ce sont ceux qui ne travaillent pas
pour elle ».
Cette explication locale met l’accent sur un intérêt matériel, celui de travailler pour l’entreprise
et gagner de l’argent – une sorte d’explication utilitariste matérialiste. Si l’on suit ce
raisonnement, ce sont les relations privilégiées avec l’entreprise qui expliqueraient un avis en
faveur de Conga.

Cependant, Santiago, un autre paysan adventiste qui travaille aussi avec l’entreprise comme
chauffeur m’a avoué être contre le projet minier. Il a utilisé une partie de son argent pour acheter
des terres dans son hameau et se dédier à l’élevage de vaches. S’il peut gagner de l’argent
mensuellement avec l’entreprise – il le faisait encore lors de mon séjour de terrain–, Santiago
valorise la vie tranquille dans le milieu rural, où chacun décide de son temps pour travailler. Agé
de 28 ans, Santiago visualise un futur rassurant avec son projet de vie ancré dans le milieu rural.
Tel est le cas aussi du frère de Tomás, Vicente, âgé de 26 ans. Il a installé une radio locale avec
l’argent gagné pour avoir travaillé dans l’entreprise minière. Après avoir subi un accident qui l’a
laissé dans l’impossibilité de faire des travaux qui exigent beaucoup physiquement, Vicente ne se
voit pas habiter la ville. Il revendique le bonheur de vivre dans le milieu rural et me partage sa
préoccupation autour de la pollution et la réduction de l’eau si le projet se réalise.

Les projets de vie de mes enquêtés, selon ses ressources – un investissement dans l’élevage des
vaches ou dans une radio locale –, vont au-delà de l’aspect monétaire que l’entreprise peut offrir
à Santiago et à Vicente. Au-delà d’un avenir en tant que travailleur de l’entreprise, gagnant un
salaire, ces deux enquêtés valorisent une forme de vie dans le milieu rural qui permet en outre de
dépasser les difficultés économiques afin de subvenir aux besoins de leur famille. Ce faisant, ils
s’opposent à Conga à cause des possibles impacts relatifs à la pollution ou à la raréfaction de
l’eau. La quête de l’argent n’est pas une motivation universelle qui écrase toutes les autres
considérations affectives, morales ou pratiques. Pour Santiago et Vicente, la participation à
l’extraction minière ne correspond pas à une recherche ambitieuse de l’enrichissement personnel.
Bien que positionnés de manière privilégiée face à l’entreprise minière, surtout Santiago, ces deux
enquêtés rejoignent les propos énoncés par mes autres interlocuteurs opposés à Conga. Leur
positionnement est clair : remercier pour le travail obtenu comme employé de Yanacocha, mais
rejeter Conga au nom d’une forme de vie rural paisible et relativement commode en termes
économiques.

Arrivé à ce point, on peut faire une première conclusion partielle : mettre en lumière les projets
de vie de chacun de mes enquêtés permet de mieux comprendre l’hétérogénéité des propos et
aller au-delà des explications déterministes. Par « projet de vie »16, j’entends l’évaluation des
investissements (économiques, sociaux, culturels ou politiques) à faire dans le futur pour obtenir
une forme de vie désirée, investissements qui sont vus comme envisageables selon les moyens
disponibles pour le sujet évaluateur. Dans ce cadre, mes enquêtés font une comparaison entre ce
que l’extraction minière peut leur donner ou leur faire perdre, en les éloignant ou les approchant
d’un type de vie désirée et faisable, en même temps qu’ils soulignent le bénéfice d’un choix pour
la collectivité : la conservation de l’eau comme un bien collectif, la réduction des conflits entre
voisin et au sein de la famille, ainsi que la diminution de la corruption chez les gens.

Ainsi, dans cette lecture, il ne s’agit pas de rester dans une analyse extérieure qui explique chaque
justification à partir des propriétés sociales de chaque locuteur, mais d’introduire la manière dont
chaque enquêté a évalué son propre « espace des possibles »17, une évaluation subjective qui met
en lien la vie désiré pour l’enquêté (et sa famille) et les moyens économiques, sociales et
culturelles qu’il possède pour l’accomplir.

D’ailleurs, cette lecture permet d’analyser autrement les propos de mes enquêtés en faveur de
Conga, c’est-à-dire ceux de Roman et Tomás. Chacun, à sa manière, est très reconnaissant du rôle
joué par l’entreprise dans l’amélioration de son niveau de vie et dans la possibilité de faire mieux
pour leurs enfants grâce à la réalisation du projet minier. Propos d’autant plus saillants qu’ils
imaginent un changement possible de lieu d’habitation : du milieu rural à la ville, où la présence
des parents proches à Cajamarca a été soulignée comme un élément important pour prendre au
sérieux cette possibilité. D’ailleurs, en ville, chacun peut continuer son travail religieux pour
obtenir le salut divin. Ainsi, la préoccupation pour l’avenir terrestre et pour le futur divin trouve,
sinon une résolution, du moins une forme de soulagement grâce à l’exploitation minière. À
nouveau, c’est l’incorporation des projets de vie (économiques et symboliques, matériels et
spirituels) envisagés à partir des moyens économiques, sociaux et culturels dont chacun dispose,
qui permet de mieux comprendre pourquoi le projet minier représente plutôt un avantage qu’un
danger.

Dans le cadre de Pedro et Santos, on trouve une position contraire, un projet de vie enraciné dans
le milieu rural, similaire à la position de Vicente et Santiago. Pour Santos la vie dans en ville reste

16
La notion de projet de vie est radicalement différente de celle de « projet originel », créée par Sartre et critiquée
par Bourdieu (1998 : 308-312). Cette notion sartrienne amène à penser l’histoire de vie d’une personne comme
un tout cohérent, orienté par un « acte libre et conscient d’auto-création par lequel le créateur s’assigne son projet
de vie » (Bourdieu 1998 : 310). Ce mythe fondateur qui consiste à attribuer un projet originel à toute existence
humaine, est critiqué par Bourdieu à cause de la prépondérance conférée à la conscience humaine sur les
déterminations sociales. Utilisé par Sartre pour se confronter à une vision matérialiste et déterministe de
l’existence humaine, cette notion tombe dans un transcendantalisme qui nous éloigne des sciences sociales –
domaine scientifique qui prend en considération les contraintes matérielles et sociales dans la compréhension du
sujet humain et de son action. Pour ma part, je comprends la notion de « projet de vie » comme une évaluation
faite à un moment donné de la vie de mon interlocuteur, étant ainsi susceptible d’évoluer au fil du temps selon
les nouvelles expériences et possibilités que le sujet expérimente et envisage.
17
Mon approche s’éloigne de celle de Bourdieu (1998 : 384-392) quant à la façon de comprendre un tel « espace
de possibles ». Cet auteur l’utilise pour parler de l’ensemble de contraintes probables qui confronte un acteur
dans un champ (académique, littéraire ou autre) pour faire une prise de position (par exemple, un ouvrage
littéraire, dans le champ littéraire). Ces contraintes varient selon la position sociale des sujets dans ce champ. Je
voudrais utiliser ce terme autrement : je ne propose pas une définition objective de ces espaces des possibles,
définis depuis l’extérieur par l’analyste, mais une évaluation subjective, faite par mes enquêtés, de l’ensemble
des possibilités qui se présentent à eux. À partir de cette évaluation subjective, chacun peut décider vers quel
chemin s’investir à partir des moyens matériels et symboliques qu’il possède et des formes de vie qu’il considère
désirables et faisables. Il faut préciser que la faisabilité d’un projet de vie n’est pas établie par le chercheur, mais
par le propre enquêté. De ce fait, ce qui est faisable varie selon chaque culture ou milieu social. La vie après la
mort ou l’avènement de Jésus-Christ, par exemple, peut apparaitre comme imaginaire ou irréalisable pour
quelques-uns, alors que pour d’autres il est un futur inévitable.
improbable. Ayant vécu tout sa vie dans le Desencuentro, Santos ne s’imagine pas habiter ailleurs,
il y est bien : « Je mange des produits de la terre, naturels, je travaille à mon propre rythme », me
dit-il. Ces bienfaits sont également appréciés par Pedro. Il en résulte que la vie dans le campo est
davantage valorisée, parce qu’elle est loin des conflits exacerbés par l’arrivée de la compagnie
minière, parce que là on décide quand travailler, on dépense moins et on possède des ressources
qui permet de gagner de l’argent pour vivre convenablement, bien que de manière modeste
(surtout dans le cas de Pedro). Santos, grâce à ses terres, et Pedro, grâce à ses affaires, apparaissent
comme des paysans qui sont relativement satisfaits de leur manière de vivre, ayant des moyens
économiques qui ne sont pas insignifiants, que ce soit pour subvenir à leurs besoins ou à ceux de
leurs enfants – sauf en ce qui concerne les dépenses importantes qu’exigent l’éducation
supérieure.

Si l’on suit, à la manière d’un statisticien, les régularités des propriétés sociales pour trouver une
variable explicative des opinions face à Conga, l’âge ne pourrait pas être négligé. Ce sont
notamment les jeunes qui sont les plus défavorables. Cependant, Zacarías est un bon contre-
exemple. Zacarías est un paysan de vingt-quatre ans qui n’a presque pas de terres et qui n’a été
non plus favorisé par l’entreprise minière. Il me confie en privé qu’il la réalisation du projet lui
conviendra. Marié avec une jeune femme d’un autre hameau et ayant un fils en bas âge, il se
montre préoccupé par le besoin d’obtenir de l’argent : pas seulement pour éduquer son fils dans
le futur, mais aussi pour des autres coûts actuels et importants, comme acheter des parcelles, faire
sa propre maison et habiter hors de chez ses beaux-parents. Très investi dans l’adventisme,
Zacarías, comme Tomás, voit bien la réalisation du projet minier tant pour son futur proche que
pour le futur divin. De plus, ce jeune paysan critique ceux qui ont plus des terres. A ses yeux, ce
sont des gens qui s’opposent à Conga et ne se préoccupent pas des plus pauvres, comme lui. Ses
voisins, ayant plus de terres, seraient, selon lui, plutôt opposés à l’exploitation minière parce qu’ils
ont beaucoup plus à perdre – la raréfaction et la pollution de l’eau potentiellement provoquées
par la mine à ciel ouvert, affecteraient l’agriculture et l’élevage des vaches.

Pour Zacarías, c’est le besoin à court terme ou la quête désespérée d’argent qui le pousse à
souhaiter la réalisation de Conga – du moins dans la façon dont il me l’a justifié. Un propos qui
est légitime selon lui, du fait de l’égoïsme (supposé) des paysans aisés qui s’opposent au projet
minier. De la même façon que mes autres enquêtés favorables à Conga, Zacarías trouve dans une
lecture prophétique de la Bible une manière de relativiser les impacts indésirables du projet
minier. Ainsi, le besoin individuel de Zacarías ne se confronte pas à une préoccupation collective
ou des autres : la résignation à la volonté divine minimise l’importance de cette problématique
morale chez lui.

Tous ces exemples montrent la difficulté de repérer des « variables » pour expliquer le
positionnement en faveur ou en défaveur de Conga. Plutôt que faire une opération mécanique qui
met en lien les positions de chacun face aux enjeux locaux, ce sont les projets de vie qui m’ont
aidé à mieux comprendre l’hétérogénéité des discours. Faut-il alors conclure qu’au fond les
opposants au projet minier le font sur la base d’une évaluation utilitariste, paraphrasée dans le
terme « projet de vie », à partir de laquelle ils mobilisent stratégiquement des valeurs
collectivistes et individualistes pour justifier leur prise de position ? Peut-on dire, comme
Zacarías, que les paysans aisés peuvent souligner leur préoccupation morale à propos du projet
minier parce que justement ils ont plus à perdre ? Peut-on dire, comme Pedro, que les paysans qui
ont des relations privilégiées avec la compagnie minière et qui sont en faveur de la réalisation de
Conga sont des personnes qui ne pensent pas à la collectivité, mobilisant stratégiquement la
volonté divine dans leur justification pour dissimuler leur « intérêt personnel » ?
Pour clarifier cette question, je dois mettre en relief un déplacement analytique très important :
on est passé de l’analyse des justifications à celui de motivations ou dispositions (morales)
« derrière » les justifications. Deux moins de terrain, dans des conditions assez difficiles pour
gagner la confiance de mes enquêtés, s’avèrent insuffisants pour répondre à telles questions.
Encore loin d’avoir obtenu des affirmations concluantes, je voudrais souligner une façon
d’envisager le rôle critique du chercheur, celui de s’approcher de la compréhension des conditions
qui rendent possible l’émergence de tels discours de justification. Les récits de justification ont
besoin d’être compris à partir des projets de vie qui répondent aux principaux enjeux locaux
divisant les gens au sein d’un territoire. C’est dans l’analyse des projets de vie que l’on peut
repérer la manière dont les bénéfices individuels et collectifs s’articulent, rendant relativement
justifiable ce qui aux yeux d’autres l’est moins. Chacun décide, à sa manière, d’éviter un regard
plus approfondi des aspects problématiques de sa position.

Ce cheminement intellectuel me permet d’envisager de deux façons, complémentaires, le choix


de rejeter ou d’accepter un projet minier. D’une part, comme un dilemme stratégique-moral chez
les paysans vis-à-vis de leurs intérêts personnels ou de ceux de leur groupe : chaque personne va
décider de son positionnement (en faveur ou en défaveur), en analysant ce qui est le plus important
parmi son intérêt individuel, celui de sa famille, ou celui de la collectivité. D’autre part, en tant
qu’un dilemme justificatif concernant la manière dont le riverain va rendre justifiable à autrui son
choix ou avis à propos du projet minier. Dans ce cadre, le premier cas renvoie à une analyse des
acteurs sur ce qui est la meilleure décision, fondée sur l’assignation d’une importance relative à
chacun des aspects (l’intérêt individuel, celui de son groupe ou celui de l’intérêt général). Cette
évaluation n’est pas forcément la même que l’enquêté va nous présenter sous la forme d’une
justification, parce que dans ce dernier registre il va mettre le poids sur les valeurs qui rendent
légitime son positionnement, au lieu de rentrer dans les aspects problématiques de son choix,
notamment concernant les intérêts d’autres paysans affectés pour sa prise de position.

Reste à savoir, dans cette situation, quelle place peut prendre la critique sociale du chercheur. On
ne voit pas forcément une relation nette entre des « dominés » et des « dominants » et pas non
plus une confrontation entre « cultures ». On aperçoit plutôt des clivages économiques, politiques
et religieux qui divisent les gens d’un petit hameau dans les Andes péruviennes à propos d’un
événement extraordinaire, l’arrivée d’une grande entreprise minière. Les plus pauvres (en terres)
et ceux qui ont été le plus marginalisés des bénéfices du projet minier sont les plus vulnérables
dans ce contexte, malgré leur différents choix concernant la réalisation de Conga. Le rôle critique
du chercheur doit-il, alors, comprendre l’exigence de repérer (et souligner) qui sont les plus
vulnérables sur leur lieu de terrain ? Oui, je crois. Le problème est ce qui reste à faire ensuite,
notamment quand les plus vulnérables se confrontent entre eux.

Doit-on rejoindre Pierre Bourdieu quand il appelle à travailler pour « créer les moyens
institutionnels d’une politique de la morale […], travaillant sans cesse à élever le coût de l’effort
de dissimulation [de l’autrui, du politicien ou du dominant] nécessaire pour masquer l’écart entre
l’officiel et l’officieux, l’avant-scène et les coulisses de la vie politique » ? (Bourdieu 1994 : 237-
238)? Le rôle de chercheur, bien qu’académique, devient alors politique (non partisan) et moral
(non moralisateur) : il aide à mieux comprendre les justifications, tout en donnant des éléments
critiques pour un possible dévoilement des intérêts tant des paysans que des autres acteurs
(employés de la compagnie et fonctionnaires de l’État).
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