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Hayy Ibn Yaqzan D Ibn Tufayl Un Conte Philosophique
Hayy Ibn Yaqzan D Ibn Tufayl Un Conte Philosophique
III
.......
HAYY BEN YAQDHAN
ROMAN PHILOSOPHIQUE D'IBN THOFAÏL
TEXTE ARABE
AVEC .LES "VAR.IANTES DES MANUSCRITS ET DE PLUSIEURS ÉDITIONS
ET
TRADUCTION FRANÇAISE
ze EDITION
REVUE, AUG?4ENTEE ET COMPLÈ'I'EMENTR.EM'ANIÉE
PAR
LÉON GAUTHIER
Docteur ès .lettres
Professeur honora.lre d'histoire de la phUosophle musulmane
à la Faculté des lettres d'Alger
BEYROUTH
IMPRIMERIE CATHOLIQUE
1936
NOTE PRÉLIMINAIRE
SUR LA THA.NSClUPTION DES MOTS AHABES.
(1) Voir, pour sa biographie complète et ses écrits, Léon Gauthier, Ibn
Tllofaii, sa vie, ses œuvres. Paris, 1909.
(2) Voir Appendice III.
- IV-
ment dans les dix premières années du XIIe siècle de notre ère. Il de-
vint premier médecin et vizir du khalife almohade Abou Ya 'qoub You-
çof, qui régnait à la fois sur l'Espagne musulmane et sur l'Afrique du
Nord. Protecteur éclairé des sa vants, c'est Ibn Thofaïl qui présenta au
« souverain des deux continents» le philosophe Ibn Rochd (Averroès),
et qui l'engagea, sur un désÏl' exprimé par ce prince, à entreprendre les
fameux Commentaires des écrits d'Aristote. En 1182, sans doute à cause
de son grand âge, il résigna ses fonctions de médecin du khalife, et c'est
son protégé Ibn Rochd qui lui suetéda dans cette charge; mais il con-
serva celle de vizir, qu'il continua d'exercer, après la mort d'Abou
Ya'qoub Youçof (1181:), sous s~n fils et successeur Abou Youçof
Ya'qoub. Il mourut à Marrâkech .en 1185. Divers témoignages nous
le représentent comme versé dans presque toutes les sciences de son
temps.
II. - ŒUVRES.
(1) Ouvr. cité, pp. 26-27 ; Joumal Asiatique, 1909: Une réforme du sy:.;lème
astronomique de Ptolémée tentée pal' les pllilo.sbpl!es arabes du XJIe siècle.
(2) Voir notre présente traduction, p. 18, 1.4, à p. 21, 1. 1f,
(3) Voir Léon Gauthier, Ibn TllOfaïl, sa vie, ses œuvres, p. ~·t, n. 2, et p. 25.
1. 13à del'n. li~ne.
-v-
son catalogue des manuscrits de l'Escurial, publié à Madrid en 1760-
1770, sous le titre de Bibliotheca Arabico-IlispanŒ Escurialensis, men-
tionnait, 1. l, p. 203, nO DCXCUI, le manuscrit mutilé d'un Traité de
l'âme dont l'auteur est Abou Bekr ben Thofaïl, l'Espagnol, de Cordoue,
et qui a pour titre ~;. rÜI 4..x.,..11 J'"".. I. Dans son catalogne des Manuscrits
arabes de l'Escurial. Paris, 1884, 2 vo1., t. l, p. 492, nO 669 (il faut lire
696), Hartwig Derenbourg faisait mention du même manuscrit, « en très
mauvais état et dont le commencement est indéchiffrable »). Mais, dès
1859, Samnel Munk, dans ses Mélanges de philosophie juive el arabe,
p. 411, dern. 1., avait émis la conjecture que ce manuscrit « est peut-
être identique ... avec le traité philosophique... [de Hagy ben Yaqdhâlll».
Dans l'Intro.dnction de notre première édition, nous faisions remar-
quer, à l'appui de cette conjecture, que le titre de ce manuscrit )1"".... \
~"":J.l 4,:C~1I (1) est précisément le sous-titre du Hagy ben Yaq-
dhâll d'Ibn Thofaïl, dont une partie traite de l'âme, et nous expo-
sions encore d'autres raisons qui, en attendant une vérification directe,
incitaient à penser qu'il s'agissait d'un seul et mê l11 e ouvrage. Peu de
temps après, en septembre 1900, sur nos indications ct à notre de-
mande, M. Francisco Code'ra, professeur à l'Université Centrale de
Madrid, voulut bien se rendre à la Bibliothèque de l'Escurial et nous
adresser copie de plusieurs pages tirées de différentes parties du ma-
nuscrit arabe nO 696: elles établissaient péremptoirement l'identité
fondamentale des deux textes (2). Le Hayy ben YaqdJzân est donc le
seul ouvrage philosophique d'Ibn Thofaïl qui nous reste, el même le
seul qu'il ait jamais écrit (3).
En 1909, dans notre ouvrage intitulé Ibn Tlwfarl, sa vie, ses œuvres,
nous avons abordé, chemin faisant, la question de l'originalité d'Ibn
Thofaïl en tant que philosophe et en tant que romancier.
Sur le ptemier de ces deux points nos conclusions restent intactes:
Ibn Thofaïl n'a jamais visé à une véritable originalité philosophique(4).
S'il a fait preuve parfois d'une originalité relative, que nous signalerons
dans les notes, c'est en quelque sorte à son insu. Il a d'ailleurs pris
soin de déclarer, vers la fin de son Introduction, qu'il emprunte le
fond de ses doctrines à EI-Ghazâlî, à Ibn Sînâ (Avicenne) et, accessoi-
rement, à des philosophes récents de moindre importance (1).
Quant à son originalité comme romancier, un nouveau document
a été mis au jour depuis 1909, qui change notablement l'aspect de la
question. Un jugement d'originali:lé né peut s'établir que d'une ma-
nière négative et provisoire: il n'~st fondé que sur l'absence, au mo-
ment où on le porte, de documents attestant, de façon probante, la
priorité et l'influence de queIque autre auteur. Or, avant 1909, on ne
connaissait aucun texte auquel Ibn Thofaïl aurait pu emprunter la
donnée générale de son réclt. .Il semblait même revendiquer la pater-
nité de toute ou presque toute la partie narrative, en disant à la fin de
son Introduction: «.le vais donc te raconter l'histoire de Hayy ben
Yaqdhân, d'Açâl et de Salâmân, qui ont reçu leurs noms du maître
Abou 'AH 1Ibn Sînâ] », et surtout en déclarant, vers la fin du roman:
« Ce récit comprend beaucoup de choses qui ne se trouvent dans
aucun écrit et qu'on ne peut entendre dans aucun des récits oraux qui
ont cours ». Nos recherches personnelles pour retrouver chez Ibn
Sînâ, ou chez d'çtutres écriv'àins, les noms de ces personnages et quel-
ques éléments du récit, n'avaient abouti, sauf en ce qui concerne les
noms, qu'à de maigres résultats. Nous étions donc amené à conclure
qu'en effet, outre ces trois noms, « à peine Ibn Thofaïl avait-il emprunté
à ses devanciers, en les transformant de la plus heureuse façon pour les
faire entrer dans un cadre tout nouveau, quelques éléments épars (2)) ;
et il nous semblait prudent de ne pas croire notre auteur sur parole
« quand il donnait ... pour une tradition vénérable par son ancienneté ...
l'histoire qu'il racontait (3»). Si notre romancier, disions-nous,
(c prète à la fable qu'il imagine... l'autorité d'une antique tradition »,
c'est sans doute « pour lui donner plus de consistance... par une
innocente fiction propre à flatter le goÎlt traditionaliste de ses co-
religionnaires (4) ». De même pour les deux versions de la nais-
sance de son héros: né, suivant l'une, par génération spontanée ;
allaité par une gazelle dont le faon est mort; il observe, raisonne,
s'ingénie à capturer, il apprivoiser les animaux (mais ne devient ni
savant, ni philosophe, ni mystique). Dans la seconde moitié du conte,
on voit aborder sur cette île déserte llll homme qui apprend au solitaire
à parler et lui enseigne les sciences (1) (que le héros d'Ibn Thofaïl
découvre tout seul), l'histoire des prophètes, les rudiments de la reli-
gion ; or, cet homme n'est autre que son père, l'amant de sa mère, le
fils du vizir, devenu lui-même vizir d~l roi, puis disgrâcié et abandonné
dans une barqne par son souverain. Un navire, survenu par hasard,
transporte dans l'île habitée le père et le fils ignorants de lenr parenté.
Le reste du récit (2) est ponr nous sans intérêt: rien n'y correspond
chez Ibn Thofaï1. Mais les 'traits généraux Ci-dessus indiques, et mûnts
détails, offrent avec l'histoire de Hayy ben Yaqdhân une concordance
frappante.M. 'Garcia Gùmcz g' efforce d'établir, non sans vraisemblan-
ce f qu'au lieu d'être un écho, plus ou moins déformé, du roman philo-
sophique, ce conte populaire est, au contraire, la source commune où
Ibn Thofaïl ct le célèbre jésuite aragonnais Baltasar Graciàn ,ont sépa-
rément puisé. Ibn Thofaïl n'aurait guère fait qu'intetcaler entre les
deux moitiés de ce conte, dont la seconde commcnceà la rencontre dn
solitaire et de son père, la partie philosophique de son roman (3).
Est-ce à dire.qu'il faille entériner sans restrictions ni mise au point
toutes les conclusions de M. Garcfa Gùmez ?
Notons d'abord qu'il semble nous imputer comme opinion absolue
ce qui etait de notre part l'indication d'une option provisoire, hasardée
=
(1) Texte arabe, p. 95, 1. 20 trad., p. 86, 1. 24.
(2) Reconnaissance de l'enfant par la mère et identification du père, grâce
à une pierre precieuse et à une épée; pardon général du roi; son petit-fils lui
succède el érige l'idole~
(3) P. 27, 1. 4, et suiv. - Dans une communication à la Section orientale
de la Société archéologique russe (Un problème llispano-al'abe), faite en 1922 à
l'occasion de la traduction russe du lIayy ben Yaqdhân d'Ibn Thofaïl par
.I. Kuznlin (St..Pétersbourg, 1920), D.K. Pétrof avaitêtabli déjà, contre l'opinion
généralement reçue, que le Hay!! ben Yaqdhân n'est pas la source des premiers
chapitres du Crilic6nde Balta.sar Gracian. Mais le compte rendu de cette com-
munication n'a été publié qu'en 1926 (Zapiski =' Mémoires du Comité des
orientalistes, II. Leningrad, 1926), presque en même temps que le trava.il de
Garda G6mez, et celui-ci n'en a eu connaissance que plus tard. Voir sur ce
point quelques détails complémentaires dans une analyse de l'opuscule de
de G. G. par Ign. Kratchkovsky, Litteris, vol. IV, 1927, pp. 28-33. Cette analyse
ne contient aucun élément de nature à nOllS intéresser dans la discussion qui
va suivre. '
-.IX -
dégagel' nettement ce qui fait la véritable originalité d'Ibn ThofaÏl. Après avoir
reconnu en passant que nous a,rionsà bon droit, n'étant pas folkloriste, exclu
de notre recherche des sources les récîts populaires (p. 121, au bas), recherche
qui, d'ailleurs, n'a pu aboutir plus tard à la découverte du conte en question
parmI folkloriste « que grâce àun heureux accident» (p. 121, n. 1), A. P. s'est
attaché à montrer l'intime pénétration, dans le roman, de l'exposé didactique
et du récit. « L'assemblage de ces spéculations et du récit, dit-il, n'est pas
accidentel. Ils sont, au contraire, en intirne relation » (p. 159, 1. 19) ; « aucun
incident de la carrière de Hayy n'est dû au hasard ou ü la fantaisie, mais
cha'qn~ détail a sa signification illtêntionnel1e» (p. 277, 1. 3 à 1. 5; cf. p. 160,
1. 6 et suiv. ; p. 161, 1. 17 etsuiv.). Il Va jusqu'à déclarer que « l'originalité du
médecin de cour est même, en un sens, plus gl'ande que 11e l'a ci'u Gauthier »"
(p. 122, 1. 9) ; il entend par là qu'Ibn Thofaïl « a eu un seul et unique modèle,
qu'ilsnrpasse de loin» (p. 122, 1. 19), « de son Robinson philosophe» (1. 14),
à savoÎJ' « l'allégorie mystique d'Avicenne que devait puhli<:'r l\1ehren » (1. 20),
alors que j'avais indiqué plusieurs autres emprunts, parfois douteux, faits par
Ibn Thofaïl à divers auteurs. A. P. déclare n'être pas arabisant (p. X,1. 1) : il
süH généralement l'ancienne tra.duction Ockley, ct en udoptecertains contre-
sens, dont il tire des conséquences, pitt cxelnple p. 121, 1. 2, 1. 5 ; p. 169, n. 2,
1. 5 et 8uiv. Son livre n'en mériterait pas lUoinsun examen détaillé. Bhrnons~
nous à signaler ici un point d'importance majeure. A. P.pe semble pas avoir
eu connaissance de notre ouvrage La Théorie d'Ibn Rachel [et des falâcifa en
général] SUI' les rapp. de la relig. et de la philos., publié en 1909, ni de notre ar-
ticle de 1928, Scolastique musulrn. el scolastique c11rét. ; c'est pourquoi, tout en
admettant, nprèsnou3, que le thème principal du fIayy ben Yaqdlzân est l'ac-
cord de la philosophie et de la religion (p. 163, 1. 12; .cf. p. 168, 1. 20 ; p. 186,
n. 3, à la fin), il confond, lui aussi, religion et théologie (p. 246, dern. 1. ; p.247,
1. 6, 1. 8 et n. 2). Nous reviendrons .pIus loin (p. XXXI, 1. 24, à p. XXXII, 1.3),
à propos d'un article de W. Mefjer, 1I11r cette méprise fondamental~.
enseign~ment philosophique ou religieux, était, dans l'Orient musul-
man, au temps des prédécesseurs d'Ibn Bâddja, une idée qui flottait
dal1s l'air (Ibn Th ofaïl, p. 87) ; etH [Gauthier1 cite en effet un passage
de la Logique d'Avicenne sur la signification de la fithra (0)2;) Ou dis-
position naturelle. Notons cependant, en passant, que cc n'est pas
parmi les philosophes (Avicenne, Avempace [Ibl1 Bâddja], Ibn Tho-
faII), comme parait l'indiquer Gauthier, mais parmi les théologiens
dogmatiques, et principalement mystiques et ascétiques, que le pro-
blème fut posé, avec la plus fine acuité, dans toute son extension et SOI1
développement, en traitant de cette fithra ou disposition naturelle, qui
est, selon eux, une tendance spontanée de l'âme... à embrasser la reli-
gion naturelle, identifiée par ces théologiens musulmans, comme il est
logique, avec la religion islamique. » (1) G. G. cite, à l'appui, un long
passage d'un livre (2) d'EI-Djawziyya (m. en 751--- 1350) rapportant
les opinions de théologiens dont cerl~lÎns antérieurs il l'époque d'Ibn
Thofan, commente ce passage et conclut: « Ce n'est donc pas seule-
ment parmi les philosophes, comme le dit Ganthier, mais principale-
ment parmi les théologiens, que ... etc. » (3). -- Cette critique de G. G.
est à la fois tendancieuse et inexacte. Elle est tendancieuse, car elle
m'attribue, pour la réfuter, une assertion qui n'est pas mienne. Je n'ai
jamais dil, ni même parll dire, que le problème avait été posé, avant
Ibn Bâddja, seulement parmi les philosophes: j'ai dit, dans le passage
même cité plus haut par G. G., que « l'idée ... etc. était, dans l'Orient
musulman, au temps des prédécesseurs d'Ibn Bâddja, une idée, qui
flottait dans l'air ,» (Ibn Thofail, sa vie, ses' œuvres, p. 87, 1. 10). Cette
expression « au temps des prédécesseurs », intentionnellem~nt vague"
désigne une époque, non une école, et peut englober tous les penseurs
de l'Islâmantérieurs â Ibn Bâddja, philosophes, savants, théologiens,
(1) P. VV, 1. 10 = trad., p. 59, 1. 16; cf. Vo, l. 12= 58, l. 2. Dans la pre-
mière édition, nous avions traduit, un peu faiblement ce semble:« [(~l'âce à
~es remarquables] dispositions naturelles ) (p. 60, 1. 10).
- xv-
Raison; car, qüand nous en appelons au témoignage de la fithra, elle
rend le même témoignage qne pour les [nécessités] rationnelles »(Ibn
Tlzofarl, sa vie,ses œuvres, p. 87, 1. 20 à 1. 28). Et plus loin: « Tontce
qui est nécessaire de par la fitlzra n'est pas vrai; il Y a heaucoup de
faux. Il n'y il de vrai que la faculté naturelle appelée Raison. Quant à
la jithra en général, elle est souvent trompeuse» (ibid., p. 88, n. 1).
On voit que la filhl'a avec sa trompeuse évidence, n'est introduite par
Ibn Sînâ qu'à litre de repoussoir, ponr mieux mettre en lumière l'évi-
dence véritable de la Raison. Ayant sous les yeux de pareils textes,
cités par nous in extenso, comment pouvait-on assimiler il la «Raison.»
des falâcifa la fi/hm des théologiens, et greffer ainsi sur une digression
d'Ibn Sînâ une autre digression sur la fithra des théologiens, digres-
sion manifestement intempestive? Comment pouvait~on confondre la
« Haison» des falâcifa, qui permet à Hayy ben Yaqdhân, solitaire
intégral, de découvrir et de systématiser, sans aide d'aucune sorte,
toutes les vérités sans exception, scientifiques, philosophiques, morales
et mystiques, et de fournir l'interprétation adéquate de tous les sym-
boles de la religion révélée, avec la fithra, purement religieuse,des
théologiens de l'islâm,« germe inné de la connaissance et de l'amour
de Dieu, simple disposition fi croire en un seul Dieu » (1), qui requiert
des vcines qui, au sein d'nu bloc de marbre, dessineraient la forme d'une
statue. Nous traduirious doue, en serrant de près le texte arabe : « Il y a. dans
la structure naturelle (de l'âme] une faculté qui la détermine à rechercher ln
connaIssance du vrai Dieu et à l'aimer plus que toute chose, et cela [co à.cl. la
connaissance et l'amour de Dieu] sC' réalise ()u tant que préformé en elle comme
des veines dans Ull minerai ... )) ; cf. p. "".,., 1.23.
(1) P. "". it., 1. 27. Le texte dit : ~.J.1:. .. .J Y:.ri~ ~:,;.II ;"ijl .:....~ « Dieu a envoyé
les prophètes comme annonciateurs et. avertisseurs », et non: « envîa Dios ~
los profetas, a los. evangclizantcs y a los predicadores » (G. G., p. 21, L 20).
(2) P. "".0,1. 5.
(3) G.G., p. 21, 1. 27.
(4) P. "".\., 1. 26 et 1. 27. EI-Djawziyya aj()ute (p. ""~'L, 1.26 = G. G. p. 21,
1. 17): « sans créer dans la IUIlra ce qui n'est P~\s en ellc)). Mais cette restriction
ne peut évidemment porter que SUl' la simple tendance naturelle à reconnaître,
aimer et sel'virun seul Dieu, tendance qu'un enseignement religieux peut forti-
fier quand elle est faible (p. "'."', 1. 27), mais non créer, ni même modifier
dans sa nature 'essentielle. Cette restriction, dans l'esprit du théologienm,uslll-
mail, ne peut viser des doglÎles définIs, indémontrables, qui ne sauraient être
que d'origine révélée, prophétique, traditionnelle.
(5) Quand EI-Djawziyya dit et répète que lafithra est le gernle inné de la
connaissance, du s?-voir ('ilrn), il faut bien se garder d'entendre par ce terme
la science au sens général du mot: le contexte montre qu'il s'agit exclusive-
ment de connaissance religicuse. On sait que dans la terminologie du Qoran et
des hadîts authentiques 'ilm ne signifie point la science uu sens des Grecs, des
faJâcifa et des modernes, mais la connaissance ~s choses révélées, du Qoran
ou des hadîts. Dans le QOl'aJ1, el-'ilm désigne là révélation qoranique (Il, 114),
et, parfois la révélation juive on chrétienne ('loir P. Casanova, Mohammed et la
fin du monde, pp. 75 à 78, pp. 87 à 91). Le célèbre hadîts, d'ailleul's apocryphe
et anachronique: . « Allez chercher la science (el-'ilm) jusqu'en Chine J) sigui-
ftait: Alle\ recueillir les ha(lîts de la bouche des COlilpagnons du Prophète,
maintenant dispersés par la conquête de l'Empire musulman. Plus tard, pour
justifier l'étude, mise en vogne,des sciences l?aïennes, de nouveaux exégètes,
à la faveur d'un gros coùtreseus, ont pris le terme 'ilm dans ce hadîts au sens
le plus général. Mais dans tout cc chapitre d'EI-Djawziyya, le mot 'ilm con-
serve son sens primitif, son sens religieux. En un sens religieux très large, il
en vient à signIfier la théologie (voir Gairdner, Der Islam, IV, 1914, AI-Ghazâ-
lî's Mishkât al-.4nwâl' and t/œ G/wzdlî-Problem, p. 130, 1. 28, 1. 31, et n. 2:
science = /wlâm, théologie. - Noter qu'il arrive à Ibn Thofaïl d'employer une
fois, lui aussi, le mot 'ilm en un sens purelllent religieux, quand il s'agit de
désigner non pl~s la scicnce de' Hayy ben Yaqdhftn, l'homme de la Raison,
XVII -
mais les sciences religieuses, que se propose de lui enseigner Açâl, l'homme de
la tradition avant de devenir disciple du philosophe autodidacte (Hayy ben
Yaqdhâll, p. ",.r, 1. 7 = trad., p. 105, 1. 15-16 et n. 1).
,(1) ,)>~ >! J>....:J\ CJr:. (p ..... "\, 1. 6-7). Il ajoute dans un autre passage, « ct
de son unité » (p. r· "-, 1. 23).
(2)P. "'0,,\,1. 7.
(3) P. r· "-. 1. 23-24.
(4) « Si l'on supposait l'homme élevé seul [il vient de dire: sans aucun
enseignement de ses deux parents ni de personne autre], puis capable de com-
prendre. et de discerner, il se verraitcertaillement pencher vers cela [co à. d.
vers Dieu et la justice] et s'écarter du contraire » (p ...... "-. 1. 20).
(5) P. 21. 1. 30.
3
- XVIII -
DE NOTHE TEXTE .
.{\ - Malluscrit d'Alger. Daté de 11.80 hég. (=-= 1766), sans nom
de copiste. Il mesure 15 cm. X 20 cm. 5, et compte 46 feuillets (90
pages, page de titre non comprise), de 23 lignes couvrant 9 cm. X 15
cm. Beau papier légèrement glacé. I~criture sans recherche, mais très
lisible .. Soigneusement ponctué. Acluellement à la Bibliothèque na-
tionale d'Alger, sous le n° 2023. Sur IQS circonstances dans lesquelles
nous l'avons découvert, sur les qualités elles défauts de ce manuscrit,
qui a servi de base principale ù notre édition de 1900, et qui reste,
en somme, le meilleur de nos manuscrits, voir notre 1re édition, pp.
XIII-XIV, et Ibn Thofal'l, sa vie, ses œuvres, p. 37 et n. 2. - Ponctué
à la maghrebine: ..J.- fâ, J =qàf. Sauf de rares exceptions, le
copiste écrit le double point diacritique sous la forme d'un petit trait
incliné, semblable à un fat'ha ou à un kasra(ex. : 1'_+.. .1:... ~-A), même
parfois quand les, d.eux points appartiennent à deux consonnes succes-
sives(:J~~ ~JV). Il écrit systématiqnement s,ans point le noun final
(ex. : .lJ l5"= ,,\5'). Il donne la même forme au l'à, au dâl, au noun final.
des troi$ premières pages et des trois dernières, relevées jadis à notre
intention, non sans quelque peine, par feu Codera, le manuscrit de
l'Escurial appartient nettement à la famille ACL, et non moins nette-
ment au groupe CL, sans qu'on puisse décider auquel des deuxmamls-
crits il est le plus étroitement apparenté :il reproduit alternativement
les variantes de l'un ou de l'autre, et jamais ceUesqui appartiennent
en propre an manuscrit A, sauf dans Ull on deux cas faciles à expliquer
par une simple coïncidence.
(1) Les trois édilions 0:1~''Y portent, les deux premièr~s tout à la fin du
texte, la troisième au milieu de la page de titre, lllle même apostille dont voici
la traduction: ,~Ibn Khallikân mentionne, à l'article Abou 'Ali ben Sînâ, que
cette riçàla fait partie de ses œuvres. Peut-être était-elle en persan et a-t-elle
été traduite par celui qui la rapporte ici [co à. d. Ibn Thofaïl] (que Dieu leur
fasse à tous deux miséricotde 1») (voir snI' ce point Ibn TllOfail, sa vie, ses
œuvres, p. 50, av. dern. L, à p. 51, l. 6et n. 1). Notons que le contenu de cette
apostille est constitué par une confusion et par une conjedure sans fondement:
la fiçâla d'Ibn Thofaïl est radicalement différente de celle d'Ibn Sînâ, et le
lilaghrihin Ibn Thofaïl ignorait à coup sûr le persan.
(2) y ajoute (p. t" n. t) une cinquième note, de trois mots, également
insigniHante.
--- XXVIII ---
L'.édition pest, à son tour,copiée sur oc. Quant à l'édition oc, si elle a
été faite sur 'un manuscrit, qui resterait à retrouver, il appai·tenait
sans aucun doute à la même famille que le manuscrit d'Oxford, édité
par Pococke, et celui du British Museum. Mais peut.,.être l'éditeur
égyptien s'est-il contenté de reproduire, assez librement, l'édition
Pococke, en y introduisant souvent de.&-' variantes de sa façon. Il n'a
pas utilisé, en tout cas, le manuscrit du Caire.
Finalement, les manuscrits et éditions dont nous avons tiré parti
se répartissent très nettement en deux familles distinctes: 10 ACL
(sans parler du manuscrit de l'Escurial) ; 2 0 BP oc~y. Il suHit d'un coup
d'œil sur notre liste des variantes pour s'en assurer (1), ct pour cons-
tater en même temps que la leçon de ACL est généralement la
meilleure.
Le texte de notre première édition était, en principe, celui. du
manuscrit d'Alger: c'est seulement en cas de faute manifeste, ou sim-
plement prob~tble, que nous avions recours, pour la corriger, aux
leçons de P, d'oc (0 dans la première édition) ou de p (N dans la pre-
mière édition). La présente édition, établie sur une base documentaire
beaucoup plus large, utilise sur le même pied tous les manuscrits
(y compris P, succédané du manuscrit d'Oxford), en tenant compte de
la valeur générale de chacun et de la correction grHmmaticale ou de ]a
vraisemblance de chaque leçon; elle ne fait état des trois éditions
égyptiennes qu'à titre subsidiaire. Elle donne, au pied de chaque
page, toutes les variantes de ces manuscrits ou éditions, sauf, à 1'0cca-
V. - LES TRADUCTIONS.
(1) Nous avons pu nous procurer, trop tard pour en utiliser les variantes
une édition du Caire, Imprimerie du Nil, 1322 hég. = 1904 (achGvé d'imprimer
mars Hl05), 100 pages petit format, porhmt in extenso le même titre que iX~y.
Appelons-la ici O. Elle est divisée en paragraphes numérotés et « correspondant,
dit l'explicit, à la traduction anglaise». Il s'agit de la traduction Qckley. Dans
la traduction Ockley revisée par Fulton, Londres 1929, le numérotage concord~
exactement avec celui de 0 jusqu'au paragraphe 53, à partir düquel il présente
chez 0 un retard d'Une unité, 0 ayant fait du paragraphe 53 un paragraphe
52 bis (o.JJc;::..,. Dr). Cette édition 0 est la meilleure, à tous égards, de ces quatre
éditions du Caire. Elle utilise à la fois les deux éditions qui lui sont antérieures,
Ot~, choisissant intelligemment, quaud elles di vergent, la leçon la meilleure ou
la meilleure orthographe; elle s'abstient judicieusement de rcproduire la mal-
heureuse a,postille tirée d'Ibn Khallil[ân (voir notre texte arabe, p. , .... au bas,
et plus haut, p. XXVII, n. 1). Mais elle utilise exclusivement .ces deux éditions,
et quand elles sont d'accord elle adopte toujours, sauf exceptions rarissimes,
leur commune leçon. Aussi n'éprouvons-nous qu'un faible regret de n'avoir pu
nous la procurer qu'après l'impression de notre texte arabe: nOU8 n'y trou-
vons aucune variante nouvelle pouvant offrir le moindre intérêt. ..,... Il existe
encore, paraît~i1, une autre édition du Caire, 1882. - Enfin, Mehren cite une
édition de Constantiuople, 1299 hég. (= 1882), et signale qu'elle porte, sur la
dernière feuille, l'apostille en 'question (Traités mystiques d' ...Ibn Sînâ. Leyde.
1er fase .• 1889, Préface, p. 7, dern. L, à p. 8, 1. 5). Elle serait donc parente des
éditions Ot~. - Voir Appendice 1 sur une autre çditioll égyptienne.
- xxx -~
(1) Cette courte invocation, qui figure dans AC L, est remplacée dmls BP
(X~y pa.l' le préambule suivant, redondant et prolixe, qui n'est pas dans la ma-
nièresobre d'Ibn ThofHÏl :
Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux 1
Le maître, le jurisconsulte, l'imâm, le savant, l'éminent, l'accompli, le
m~stique, Abou Dja'far l:)en Thofaïl (que la mIséricorde de Dieu soit sur lui 1)
n dit:
Louange à Dieu, le grand, le très grand, le préexistant, le prééternel, le
savant, le très savant, le sage, le très sage, le clément, le très clément, le 'géné-
reux, le très généreux, le bienveillant, le très bienveillant, « qui a enseigné par
la plume [c'est-à-dire par le Qoran], enseignant à l'homme ce qu'il ne savait
pas ») [Qoran, sourate XCVI, versets 4 - 5]. Que la grâce de Dieu soit sur toi
abondante 1 Je le loue pour les munificences de sa grâce et le remercie pour la
continuité de se~ bienfaits. Je témoigne qu'il il'y a de divinité que le Dieu
unique, qui .n'apas d'associé; que Mohammed est son serviteur et son envoyé,
au cœur pur, aux miracles éclatants, aux arguments irrésistibles, au glaive
dégaîné : sur lui soient les bénédictions de Dieu et son salut, ainsi que SUI' sa
famille, sui, ses Compagnons aux grands cœurs, vertueux et éminents, sur toUs
les COlIlpagnons et Successeurs jusqu'au jour du Jugement, et que Dieu hmr
adresse de nombreuses salutations 1
(2) Voir,à la fin de la traduction, l'Appendice II, sur Le Hayy ben Yaqdhân
et l'Encyclopédie des Frères de la SincéJ'ité. .
(3) Nons avons montré jadis. (Ibn Thofq.ïl, sa vie, ses ~uvres. Paris, Hl09,
p. 59, n. 1) ,qu'il faut vocaliser non pas 4Ei:l'~ machriqiyya (orientale); mais
~i~ mochl'iqigya (illuminative). Il convient d;ajouter que la première façon
de vocaliser et de comprendre date de loin : elle remonte à certu.ins disciples
-/2 -
d'Ibn Sînâ (Avic.enne), comme en fait foi le passage suivant d'Ibn Rochd (Aver-
roès): Bibliotheca Arabica Scholasticol'l1m, Série arabe, t. III, Averroès,
Tallafot at-taflafot (L'incohérence de l'Incohérence), texte arabe établi par Mau-
rice Bouyges, S. J. Beyrouth, Imprimerie Catholique, 1930~ p. 421, L 4 à 1. 8 :
« Nous aV0ll;s vu, de notre temps, de nombreux disciples d'Ibn Sînâ... affirmer.•.
que s'il a appelé ce livre ï.;}/'v :':l-l; c'est parce que le système qu'il y expose
est celui des gens de l'Orient (J.r~1 Ja>J) ». Il faut évidemment' ici vocaliser
J ~ (Ol'ient) ct ~i:!"t; (orientale). - Ce titre du célèbre ouvrage d'Averroès,
Tahâfot et~tallâfot, sur la traduction duquel les traducteurs n'ont pas encore
réussi à se ll1ettre d'accord, que les scolastiquei latins traduisaient Destructio
destrudionts ou destmclionum, et que le P. Bonyges traduit Incol1êrence de
l'Incohérence, nous avons proposé de le traduir'e. L'effondrement de l'Effon-
drement (Léon Gauthier. La théorie d'Ibn Rochd (Averroès) sur les rapports de
la religion et de la philosophie. Paris, 1909, p. 99, n. 1).
(1) Illustre philosophe et médecin. Vécut principalement à Bokhâra, Raï,
Hamadân où il fut vizir, et Ispahan où il mourut en 1037.
(2) El-Bisthâmî (m. en 874 ou 875) ; cf. L. Massignon, Essai Sllr les origines
du lexique technique de la mystique musulmane. Paris, 1922, p. 249, 1. ]3.
-3-
tel autre (1) : « Je suis l'Être Véritable l')) (2); tel autre enfin (3):
« Celui qui est sous ces vêtements n'est autre que Dieu 1 ».
Quant au maître Abou Hâmid [EI-Ghazâlî] (4), il a fait à cet
état, lorsqu'il y fut parvenu, l'application du vers suivant:
« Ce' qu'il est, je ne saurais le dire. * Penses~en du bien et
ne demande pas d'en rien apprendre ) (5).
1 Mais c'était un esprit affiné par l'éducation Iill~raire et fortifié "
par la cultute scientifique. Considère aussi les paroles d'Abou
Bekr ben eç-Çâ'igh [Ibn BâddjaJ (6) qui font suite à ce qu'il dit à
propos de la nature de la conjonction (7) :
Impr. Royale, 1. XII, 18H1 : Kilâb nafahât el-ons fi lIad/zarât el-qods, Les ha-
leines de la familiarité provenant des personnages éminens en sainteté, Vies des
Safis, par Abd-Alrahman Djami, tradllction par Silvestre de Sacy, p. 315, n. 1,
et p. 347, n. 5).
(1) M. A. F. Mehren, Traités mystiques d' ... lbn Sinâ ou d'Avicenne, texte
arabe... avec l'explication en français. Leyde, 1889-1899, 4 rase., II, texte arabe,
p, 15. 1. 7 et sui"., texte français, p. 13, 1. 3 et suiv.
(2) Irâda, volonté d'entrer dans la voie et d'y pel'sénél'er; le participe actif
de même racine, morid, désigne l'aspirant çoufî, celui qui lJimt entrer dans la.
voie. Riyâdha, exercice, ascèse; pourrait se traduh·e. CIl Jal1gagé modcl'llC, pat
en trainement [ascético- mystique],
(3) Voir EI-Qochaïrî, Riçala qochaïl'iyya. p. t"l, 1. 13 et suiv.
(4) El·DJordjânî~ Defilliliones, pp. ,r Ir!, r~\.,
-6-
« considère lui-même, c'est seulement en tant qu'il considère; et
« c'est alors qu'a lieu l'union intuitive. ». Ces états qu'il a décrits,
il entend que par eux seulement on peul obtenir un goùt, et non
par la voie de la perception spéculative, qui déduit par des raison-
nements, en posant des prémisses et tirant des conclusions.
Situ veux une comparaison qui te fasse saisir la différence
entre la perception te~!e que l'enlend cette école et la pel~ception
telle ~e les autres l'entendent, imagine le cas d'un aveugle-né,
doué néanmoins, par la nature, d'une vive intelligence, d'une con-
ception ferme, d'une mémoire sûre, d'un esprit droit, qui aurait
A vécu, depuis qu'il est au monde, dans une ville 1 où il n'aurait cessé
d'apprendre, au moyen des sens qui lui restent, à connaître indi-
viduellement" les habitants, de Ilombreuses espèces d'êtres tant
vivants qu'inanimés, les rues de lâ ville, ses ruelles, ses maisons,
ses marchés, de manière à être en état de la parcourir sans guide,
et de reconnaître sur-le-champ tous ceux qu'il rencontre; les cou-
leurs seules ne lui sont connues que par des explications des noms
qu'elles portent, et par certaines définitions qui les désignent.
Suppose qu'arrivé à ce point sesyeux soient ouverts, qu'il recouvre
la vue, qu'il parcoure toute la ville et qu'il en fasse le tour. Il n'[y]
trouvera aucun objet différent de l'idée qu'il s'en faisait, il n'y
rencontrera rien qu'il ne reconnaisse, il trouvera les couleurs con-
formes aux descriptions (1) qu'on lui en a données; et dans tout
cela il n'y aura de nouveau pout lui que deux choses importantes,
dont l'une est la conséquence de l'autre: une clarté, un éclat plus
grand, et une grande volupté.
L'état de ceux qui spéculent, et qui ne sont point arrivés à la
phase de la familiarité [avec Dieu] (2), c'estle premier état de
l'aveugle; et les couleurs qui, 1 dans cet état, lui sont connues par ,
des explications de leurs noms, ce sont ces choses dont Abou
Bekr dit qu"eUes sont trop sublimes pour être rapportées à la vie
naturelle, eiqne Dieu les accorde à qui il lui plaît d'entre ses ser-
viteurs. L'état des spéculatifs qui' sont arrivés à la phase de la
familiarité, et à qui Dieu a fait don de cette chose dont nous avons
dit qu'elle n'est appelée force que métaphoriquement, c'est le
second état Lde cet aveugle]. Mais on trouve rarement un homme
comparable à quelqu'un qui aurait toujours une vue perçante,
les yeux o1Jverts, et nul hesoin de regarder (1).
Je n'entends point ici (que Dieu t'honore de sa familiarité 1)
par la perception des spéculatifs ce qu'ils perçoivent du monde
physique, et par la perception des familiers de Dieu ce qu'ils per-
çoivent de supraphysique, car ces dellx genres d'objets percep-
tibles sont très différent~ en eux-mêmes et ne se confondent point
l'un avec l'autre. Ce que nous entendons par la perception des
spéculatifs, c'est ce qu'ils perçoivent de supraphysiqae, c'est
ce que percevait Abou Bekr. Or, la 'condition de cette perception
des spéculatifs, c'est qu'elle soit vraie, Lqu'elle soit J fondée, et, par
conséquent, il y a conformité (2) entre elle et la perception
familier de Dieu (walî) est celui qui, dans l'intuition extatique, arrive à s'àb-
Barber en Dieu au point de perdre conscience de tout objet et de lui-même
'(voirDict. de Calcutta, p. , 0 rA, 1. 24· 25 ; Les haleines de la familiarite.o. Vies
des Sofis, pal' Djami, trad. par S. de Sacy. Notices et extraits des manuscrits ... ,
t. XII, 1831, p. 320, 1. 8 à 1. 12).
(1) Le verbe nadhara a deux significations: 10 regatder; 20 spéculer,
c'est-à-dire connaître d'une cOll11aissance discursive, par concepts et raisonne-
ments : en ce sens il s'oppose à châhada, connaitre intuitivement.
(2) Dans un compte rendu, très bienveillant, de notre Fe éditiol\ (Revista
de Aragôn : El fil6sofo alltodidacto, févr. 1U01, suite, p. 58, 6°), M. Miguel Asîn
a critiqué, avec raison, la façon dont nous avions traduit ici le mot tandhir,
que nous rendions par attention. Il a proposé de le rendre par différenciation
ou distinction, ce qui est encore, en effet, l'un des sens du mot ta Il dh î,.. Mais,
si on le traduisait ainsi, la conclusion qu'annonce l'expression « par colisé-
quent») ne serait pas celle qui résulte logiquement des prémisses. En examinant
de près la texture du raisonnement, on voit que ce que veut ici prouver Ibn
l'hafa'il, c'est que, malgré une différence de degré dans la clarté et la joie co-
gnitives, la connaissance discursive, étant vraie tout comme la connais&ance
6
8 --
« profit (7) ».
une simple propédeutique, une science d'exercice, ('Um riyâdhî), purement for-
melle, intrin~èquement dépourvue .d'objectivité concrète.
(1) S. Munk a donné dans ses Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris,
1859, pp. 388 et suiv., d'après le commentaire hébreu de Moïse de Narbonne
sur le Rayy ben Yaqdhân d'Ibn ThofaiJ, uI1e longue analyse de cet ouvrage
d'Ibn Bâddja.
(2) Le traité, inédit, de l'Ame et le traité, inédit, sur la physique sont
contenus, avec le trâité de la Conjonction, dans le manuscrit de Berlin signalé
plus haut, p. 3 n. 7, à latin. Des traités de logique d'Ibn Bâddja existent en
manuscrit à l'Escurial (Derenbourg, Les manuscrits arabes de l'Escurial. Paris,
1884, 2 vol., t. 1, p. 419).
(3) Variante de BP iX~"(, peut-être meilleure: « qu'on ne place pa6 ... ».
(4) Allusion probable à Ibn Rochd (Averroès). Voir Appendice ln.
-·12 -
(1) Voir Munk, lIfél. de philos. juive et arabe, p. 348, n. l, et 344, l. 6 ; cf.
M. Steinschneider, AlfaralJi ... Lebell und Schriftell. St Pétel'spol1rg, 1869, p. 68,
p.69.
(2) Sans doute le traité intitulé Kittlb fi mabtldi' (11'(1' ahl el-madîna el-
fâdhila (Carl BrockellIlaun, Gesclzichte der arabiscllell Litteratur. Weimar; 1898,
2 vol., sous Abû Nasr... al-Fârâbî, r, p. 212, n. 5; cf. G. Palencia, El fi16sofo
autodidacto, p. 53, n. 19).
(3) Ce commentaire ne nous est point parvenu. - Cf. M. Steinschneider,
AI/'arabl..., p. 60, l. 7, à p. 61, 1. 13.
(4) Ibn Sînâ, J(itd.b eclr-chifd' (Le livre de la guérison), texte arabe, avec
commentaires. Téhéran, 1303 hég., 2 vol. Très rare (voir Djémil Saliba, Btude
-- 13 --
Au commencement de ce livre, il déclare que la vérité selon son
opinion n'est pas dans les doctrines qu'il y expose, qu'il sIest
borné, en le composant, à reproduire le système des péripaté-
ticiens, et que celui qui veut la vérité pure doit [la chercher] dans
son livre de la Philosophie 1 illuminatiue (1). Si on se donne 'ct
la peine de lire l&> livre de la Guerison et de lire laussiJ les livres
d'Aristote, on s'apercevra que sur la plupart des questions ils sont
d'accord, quoique le livre de la Guérison contienne certaines
choses qui ne nqus sont point parvenues sous le nonl d'Aristote.
Mais si l'on pren'd toutes les énonciations des écrits d'Aristote et
du livre de la Guérison dans leur sens exotérique, sans en cher-
cher le sens profond et ésotérique, on n'arrivera point de la sorte
à la perfection, ainsi qu'er:. avertit le maître Ahou (Ali dans le livre
de la Guérison.
Ql1a,nt aux livres du maître Abou Hâmid [EI-Ghazâlîl, cet
[auteur l, en tant qu'il s'adresse au vulgaire, lie dans un endroit et
délie dans l'autre, taxe d'infidélité certaines opinions, puis les dé-
clare licites. Parmi toutes les accusaUons d'infidélité qu'il porte
contre les faJâcifa dans le livre de l'Effondrement des falâcifa (2),
il leur reproche de nier la résurrection des corps et d'affirmer
que la récompense et le châtiment concernent exclusivement
les âmes; puis il dit, au début du livre de la Balance [des
actions] (3), que cette opinion est formellement professée par les
docteurs çoufis; et, dans son livre intitulé Délivrance de l'~rreur
et aperçu des états extatiques (4), il déclare que sa propre opinion
\, est semblable à celle des çoufis, et qu'il ne s'y est arrêté 1 qu'après
un long examen. -Il y a dans ses livres beaucoup de [eontra-
dictionsJde ce genre, que peut aperce'}ofr quiconque les lit et les
examine avec soin. Il s'en est excusé àla fin de son livre la Ba-
lance des actions, à l'endroit oil il ditqu'iJ y a trois sortes d'opi-
nion : une opinion que l'on professe pOUl' sc conformer à celle du
vulgaire'; une opinion commode pour répondre à quiconque inter-
roge et demande à être dirigé; enfin, une opinion qu'on garde
pour soi-même, et qu'on ne livre à nul autre à moins qu'il ne par-
tage la même conviction. Après quoi il ajoute: « Ces paroles
« n'eussent-elles d'autre effet que de te faire douter de ce que tu
« crois par une tradition héréditaire, ce serait un profit suffisant;
« car celui qui ne doute pas n'examine pas, celui qui n'exaxuine
«, pas n'aperçoit pas, et celui qui n'aperçoit pas demeure dans
« l'aveuglementet :dans la stupeur». Puis il cite en proverbe ce
vers:
« Accepte ce que tu vois et laisse là ce que tu as entendu
dire. • Quand le soleil se lève,_ il te permet de te passer de
Saturne ».
Telle est sa l1lanière d'exposer sa pensée: il ne procède, le
- plus souvent, que par énigmes, vagues indications, profitables
seulement à ceux qui, après ,en avoir fait une étude personnelle,
les ont entendu, ensuite, expliquer par lui, ou à quelqu'un qui est
préparé à les comprendre, intelligence supérieure à qui la moindre
,v indication suffit. Le même auteur avertit, dans Ile livre des
Joyaux (1), qu'il a composé des livres ésotériques, dont le con-
tenu expose la vérité pure; mais aucun d'.eux,à notre connais-
sance, n'est parvenu en Andalousie. Des écrits y sont bien
parvenus que certains prétendent être ces livres ésotériques, nlais
choses ); A. Schmôlders, Essais sur les écoles philos. chez les Arabes, p. 16,
«Ce qui sauve des égarements el ce qui éclaircit (es ravissements», et même pnge,
en note: « On pounait dire: Avertissemcnts ;';Ui' les errclp's des sectes suivis de
notices SUl' les ,e:xtascs . des .çOl.lfis »; Barbier cie Meynard (Jollrn. Asiatique,
1877), « Le préservatif de l'erreur el notices SIlr les extases (des Soufis) », -- Ibn
Thofaïl fait ici allüsion à toute latin du chapitre sur le çOllfisme.
(1) !(itâb djawâ1lir el-Qor'ân. Le Caire, 1329 hég., pp. 30··31.
-15 -
il n'en est rien; ce sont: le livre des Connaissances intellec-
tuelles (l), le livre de l'Insufflation et du Parachèvement (2), et un
recueil d'autres questions. Ces écrits, bien qu'il s'y trouve certaines
indications, ne contiennent pas de bien grands éclaircissements
autres que ceux qui sont épars dans ses écrits de vulgarisation.
D'ailleurs, on trouve dans le livre du But suprême (3) des choses
plus abstruses que dans ces écrits; or, il déclare que le livre du
But suprême n'est pas ésotérique; d'où il résulte nécessairement
que les écrits glui [nousJ sont parvenus ne sont pas les écrits éso-
tériques. Un [commentateur] (4) récent a cru pouvoir tirer de ce
qu'il dit à la fin du livre de la Niche [aux lumières] (5) llne con-
séquence grave, propre à le précipiter dans un abîme dont rien ne
pourrait le sauver: il s'agit de l'endroit où, après avoir énuméré
les catégories d'hommes privés de l'illumination [divine] et après
être passé à ceux qui sont arrivés à l'union, [EI-GhazàH] dit que ces
derniers constatent que cet Etre possède un attribut 1 il1 compatible \ A
avec l'unité pure; d'où ce [commentateur] veut déduire que, selon
[EI-GhazâJî], l'fEtre] Premier, Véritahle et Glorieux, admet en son
7
--- 16 -
essence une certaine multipl1cité (Dieu est bien au-dess~ls de ce
que disent les pervers 1). Nous ne doutons pas que le maître Abou
I-làmid [El-GhazàlîJ soit de ceux qui ont joui de la béatitude su-
prême et qui sont arrivés à ces degrés sublimes de l'union. Mais
ses écrits ésotériqtIes renfermant la science de l'illtuition extatique
ne nOllS sont point parvenus. (1)
Nous' n'avons pu, quant à nous, dégager la vérité à laquelle
nous sommes arrivé et qui est le terme de notre science, qu'en
étudiant avec soin ses paroles et celles du maître Abou cAH [Ibn
Sînâ], en les rapprochant les unes des autres, et en les confrontant
avec les opinions émises de notre temps et embrassées avec ardeur
par des gens faisant profession de philosophie, jusqu'à cê que nous
eussions découvert d'abord la vérité par la voie de l'investigation
spéculative, et qu'ensuite nous en eussions perçu récemment ce
léger goùt par l'int-qition extatique.
Alors, il nous parut que nous étions en étaL de dire quelque
chose d'appréciable; et nous décidàmes que tu serais le premier à
(1) Ibn Thofa'il veut dire, ce semble, que si nous possédions les écrits
ésotériques d'El-Ghazâlî, nous y trouverions sans doute la solution, soit spécu-
lative, soit aperçue par lui en état d'extase, de cette apparente difficulté, et qne
si le dit commentateur les avait connus, peut-être n'etH-il pas lancé contre lui
une aussi grave accusation. La difficulté en question, agitée déjà chez les' phi-
losophes gl'ecs, est de savoir si Dieu peut, sans déchoie de son immutabilité
et de son unité, possédel' un attrihut par lequel il mouvrait directement le
monde, ou s'il ne peut le mouvoir que par une haute Entilé interposée, qui
seule émane de lui directement. W.H.T. Gairdner a publié en 1914 (Der Islam,
V, 1914, pp. 121 à 153, article intitulé Al-Ghazâlî's Mishkât al-anwâr and the
Ghazâli-Problem) une étude approfondie dans laquelle, rapprochant d'uu pas-
sage analogue d'Ibn Rochd (Kitâb el-kac11f 'an manâhidj el~adilla fî 'aqâ'id
el-milla.•. éd. M.•J. Müller: Philosophie und Theologie lion Avel'roes.Munich,
1859, p. 71, 1. 2; trad. aIlem.par le même, sous le même titre. Munich, 1875,
p. 67, av. dern. 1.) le présent passage d'Ibn Thofaïl et divers textes d'EI-
Ghazâlî, il prend, sur le point principal, la défense d'EI-Ghazâlî contre l'accl~
sation dont il est l'objet de la part d'lhn Rochd. Voir aussi Gairdner,' Al-
Ghazzâlî's Mislzkâtal-anwâl' ( « The niche for lighls » ), a translation with In-
troduction. Londres, J924. La critique des conclusions, souvent. très judicieu-
ses, de Gairdner exigerait une étude de fond, portant sur El-Ghazâlî et Ibn
Rochd beaucoup plus que sur Ihn Thofaïl, qu'il ne saurait être question d'a-
border ici.
-17 -
(1) Cf. Aristotelis omnia quae extant Opera .... Avel'rois COJ'dubensis ln ea
omnes qui ad haec usql1e tempora pel'venere Commentarii... Venetiis a.pud
Juntas (les éditions, publiées entre 1480 et 1580, sont innombrables), 10 vol.,
. plus un onzième (Marci Antonii Zimarae... Tabula dilucidationum in dictis
Aristotelis et Averrois), nonum volumen (c'est le tome X), Sermo de substantia
O1'b15, f9 7 M et suiv. (comment le soleil échauffe les corps sublunaires selon
Aristote et selon Averroès).
(2) Qualités tempéramentales ou qualités des mixtes. Les mixtes sont les
corps sublunaires formés d'un mélange intime. en telle ou telle proportion,
de deux ou plusieurs des quatre éléments, terre, eau, air, feu (les péripatéti-
ciens ignorent la distinction tranchée des chimistes tllooerlles entre combinai-,
son et mélange: ils ne parlent que de mélanges plus ou moins équilibrés). Les
qualités tempérllmentales (latin tempemrc, mélanger. arabe ''1:''';') résultent du
mélange des éléments composants, et, par suite, du mélange de leurs qualités :
ellës varient suivant la proportion des éléments dans le mélange ('Voir trad.,
p. 75, 1. 10 et suiv'antes. Uue température, en pnrliculiel" est un mélange. en
certaine proportion, de chaud et de froid. Le soleil, exclusivement constitué,
comme tous les corps célestes. astres ou sphères, par un cinquième élément,
l'éther, d'Une nature essenliellement différente et d'une simplicité absolue,
n'est donc en lui-même ni chaud ni froid, et ne peut recevoir une température,
mélange de chaud et de froid. Il n'est, de même, ni lourd ni léger, ni sec ni
humide. Voir dans AI-Khowai'czmi, Liber mafâtîll al-olûm, éd. van Vloten.
Leyde, 1895, p.• A', art. 4,!" j!l'il , l'énumél'ation de ces qualités tempéramen-
tales; cf. EI-Djordjânî. Definiliones, éd. Fliigel, p. f n., 1. 15, sous ':'l'Ij.I; Dic-
r.
tionnaire de Ca1c.utta, p. 1 A, en particulier 1. 23 et suiv. - Ibn Thofaïl re-
viendra à plusieurs reprises sur les qualités des corps, leurs combinaisons,
leurs équilibres. - Cf. Appendice V.
- 20 ._-
\
que les corps qui reçoivent (1) le mieux l'action de la lumière sont
les corps polis non transparents, en second lieu les corps opaques
non polis, et que les corps transparents complètement dépourvus
d'opacité ne la reçoivent pas du tout. Voilà tout ce que déIIlontre le
maître Abou (AH;. cette démonstration lui est propre, et ceux qui
l'ont précédé n'en font pas mention. Si ces prérnisses sont vraies,
il en résulte nécessairement que le soleil n'échauffe pas la terre
'f'" comme les corps 1 chauds échauffent d'autres corps avee lesquels
ils sont en contact, puisque le soleil par lui-même n'est pas chaud.
Ce n'est pas non plus par le mouvement que la terre s'échauffe,
puisqu'elle est immobile, et dans une même situation au moment
de l'apparition et au moment de la disparition du soleil,alors que la
sensation nous révèle en elle, à ces deux moments, des manières
d'être opposées par rapport à l'échauffement et au refroidissement.
Ce n'est pas non plus le soleil qui échauffe d'abord l'air, puis en-
suite la'terre par le moyen de la chaleur qu'il flurait communiquée
à l'air; comment cela se pourrait-il, alors que nous trouvons, au
moment de la chaleur, les couches d'air voisilles de la terre beau-
coup plus chaudes que les couches d'air supérieures qui en sont
éloignées? Il reste donc que l'éehauffement de la terre par le soleil
ait lieu par le moyen de la lumière et non autrement. Car la cha-
leur accompagne toujours la lumière ;si bien que lorsque la lu-
luière se concentre dans les miroirs ardents, elle enflamme un
objet placé en face.- De plus, on établit dans les sciences exactes,
par des démonstrations décisives, que le soleil est de figure sphé-
rique, qu'il en est de même de la terre, que le soleil est beaucoup
plus gros que la terre, que la partie de la terre éclairée par le soleil
est toujours de plus de moitié, et que, de cette moitié éclairée de la
terre., la partie qui reçoit la plus forte lumière est, à un moment
,.."" quelconque, 1 le milieu, parce que c'est toujours le lieu le plus éloi~
gné de l'obscurité, et parce qu'il présente au soleil une surface
plus considérable; tandis que les parties voisines de la périphérie
sont moins éclairées, et finissent par être dans J'obscurité à la
(1) CI.J~v tâboui, dans le Qoran, II, 249, désigne « l'arche d'alliance ». et
XX, 39, « le berceau» dans lequel Moïse est abandonné par sa mèl'e sur les
eaux; cf. en hébreu tébâ, à l'état construit tébat : Bible, Genèse, VI, 14, « l'ar-
che de Noé» ; Exode, II, 3, « le berceau de Moïse ». Voir aussi sur le mot
tâbout : Th. Noldeke, Nene Beitréigc zw' semitischell Sprachwissensclwft. Stras-
bourg, 1910, article intitulé Lehnworter in wld ~\l~ dem MthiQpisdien, pp. 37 et
-- 22-
fermé, et ene l'emporta ainsi, après la tombée de la nuit, .accom-
Y. pagnée de serviteurs(~t d'amis sûrs, vers le rivage 1 de la mer, le
cœur brîtlant, pour lui, d'amour et de crainte. Puis, elle lui fit ses
adieux, en s'écriant: « 0 Dieu 1 c'est toi qui as créé cet enfant
« qui n'était rien )) (1); tu ras entretenu dans les ténèbres de mes
entrailles,_ et tu as pris soin de lui, j llsqu'à ce qu'il ait été formé et
achevé. Je ie confie à ta bonté, par crainte de ce roi injuste, altier,
opiniâtre, et je compte pour lui sur ta bienveillance. Sois son
s9utien et ne l'abandonne pas, ô [toi] le plus nliséricordieux
des miséricordieux 1 )). Puis elle le livra aux flots. Un courant le
saisit avec fOl'ce, et le poda, en cette nuit, jusqu'au rivage de l'île
dont il a été question précédemment.
Or, le flux arrivait à ce momellten un point qu'il n'atteignait
qu'une fois par an. Le flot poussa le [coffre] au milieu d'un épais
fourré, couvert d'un doux tapis, abrité contre les vents et la pluie,
garanli' « du soleil, dont les rayons n'y pouvaient pénetrer ni pen-
datit qu'il montait ni pendant qu'il descendait)) (2). Le reflux
commençant alors, le coffre demeura en cet endroit. ,Puis, par
y '\ des apports successifs, 1 les sables fermèrent à Feau l'entrée du
fourré, et le flux [désormais] ne put y pénétrer.
Au moment où le flot avait jeté le coffre dans le fourré, les
clous en avaient été ébranlés et les planches disjointes. Pressé par
la faim, l'enfant se mit à pleurer, à pousser des cris d'appel et à se
débattre. Sa voix parvint à l'oreille d'une gazelle (3) qui avait
49; de Charencey, Journ. Asiatique, 1904, Quelques mots basques d'origine sé-
mitique, p. 157. - Ce mot tâbout (qui signifie aussi cercueil) désigne un berceau
d'enfant en usage chez les indigènes de l'Afrique du Nord. C'est un coffre en
bois, sans couvercle, dont les deux grandes arêtes inférieures sont à pan coupé
pour permettre de bercer l'enfant lorsque le tâbout est posé sur le sol; on peut
aussi le suspendre. Il est souvent ajouré. Les parois extérieures sont peintur-
lurées ou sculptées d'arabesques,
(1) Qoran, LXXVI. 1.
(2) Qoran, XVIII, 16 (il s'agit, dans le Qoran, de la caverne des Sept-Dor-
mants).
(3) Pococke traduit inexactement 4~l; par capl'ea (chèvre sauvage). Les
Arabes lettrés de l'Afrique du Nord, congénères d'Ihn Thofaïl, entendent unani-
mement par dlwbya une gazelle, et non une chèvre. sauvage,cn accord d'ailleurs
- 23-
perdu son faon. Elle suivit la voix, croyant que c'était lui, et ar-
riva au coffre. De ses sabots elle-tenta de l'ouvrjr, tandis que
1'[enfant] poussait de l'intérieur, si bien qu'une planche du cou-
vercle céda. Alors, émue de pitié et prise d'affection pour lui, elle
lui présenta son pis et l'allaita à discrétion. Elle revint sans cesse
le visiter, l'élevant et veillant à écarter de lui tout dommage. Tels
sontJes débuts de son histoire d'après ceux qui n'admettent point
la génération spontanée. Nous r~conterons dans la suite son édu-
cation et les progrès successifs par lesquels il parvint à la plus
haute perfection.
Quant à ceux qui Ile font naître par génération spontanée(l), rv
voici leur version. Il y avait dans cette île une dépression du sol
renfermant une argile qui, sous l'action des ans, y était entrée èn
fermentation, en sorte que le chaud s'y tl'ouvait mêlé au froid et
l'humide au sec, par parties égales dont les forces se faisaient
équilibre. Cette argile fermentée était en grande masse, et cer-
taines parties l'emportaient sur les autres par la juste proportion
du mélange et par l'aptitude à former les humeurs séminales (2) ;
le centre de cette masse était la partie qui offraiL l'équilibre le plus
exact et la r~ssemblance la plus parfaite avec le conlposé humain.
Cette argile était en travail et donnait naissance, à raison de sa
viscosité, à des bulles du genre de c.elles que produit l'ébullition.
Or, il se forma, au centre de cette [masse d'argile], une bulle très
petite, divisée en deux par une membrane mince, et remplie 1 d'un rA
corps suhtil, aériforrnc, réalisant exactement l'équilibre conve-
nable. Alors vint s'y joindre « l'âme, qui émane de mOll Sei-
gneur » (3); et elle s'y attacha d'une union si étroite que les sens
et l'entendement ont 'peine à l'en sépal'er. .
avec les dictionnaires arahes-français ou français-arabes, tant orientaux qu'occi-
dentaux.
(1) SUl' la génération spontanée chez Aristote, les Grecs, Averroès et les
scolastiques latins, voir une longue dissertation de Zimara, Al'istotelis...Opera ...
Averr... Comment., t. XI, Zimarae Tabula, fo 167 v o, col. 2, sqq., sous Homo; cf.
ibid., fo 20 v o, col. 1, sous Anima.
(2) w\.!.J' Cf. Qoran, J.. XXVI, 2, et le commentaire d'EI-Baïdhâwi; AI-Kho-
warezmi, Liller mafâtih al-ollÎm, p. tA', 1. 4.
(3) Qoran, XVII, 87 ; cf. XLII, 52. - Ici, et au cours du long passage qui
8
- 24-
Car il est manifeste que cette âme, sans cesse, émane abon-
damment du Dieu Puissant et Grand. Elle est comparable à la
lumière du soleil, qui sans cesse est répandue sur le monde en
abondance (1). Il y a un corps qui ne réfléchit point cette lumière:
c'est l'air extrêmement transparent. D'antres la réfléchissent en
partie: ce sont les corps opaqùes non polis; el des diverses façons
dont ils la réfléchissent résulte la diversité de leurs couleurs.
D'autres, enfin, la réfléchissent au plus haut degré: ce sont les
vu suivre, Ibn Thofa.ïl prend le mot rouh au sens que lui donne le verset qora-
nique au moyen duqnel il l'introduit, c'est~à-dire au sens courant d'âme en
général, principe à la fois de la vie organique, de la raison llumaine et de l'ins-
pÏl'ation prop'h6tiquc, ainsi qu'en fait foi l'ensemble du passage. Plus loin~
quand il s'agira d'exposer, suivant la science de l'époque, le mécanisme de la
vie, de la sensation et du mouvement spontané chez les animaux supérieurs,
y compris l'homme, Ibn Thofaïl prendra ce même mot l'oull (plur. arwâll) au
sens techniquc'd'espl'il animal, esprits animaux (cf. Descartes). Mais parfois,
dans d'autres passages, le même mot roulz, ou l'adjectif rouhânî qui en dérive,
reprendra un sens transcendant, suprasensible on même mystique: les formes
!lpil'ituelles, le monde spirituel, la signification mystique. (Voir à l'Index tous
ces sens divers, qlli correspondent aux divers sens du grec 'TCVEUP.IX, 'TC'J,WP.IX't"tXOC; ;
cf. en latin spiritus. spirifalis ou spirilualis, en français esprit, spirituel; cl
aussi lYUX.~' \jm;(txoç, anima, animus, psyché, psychique). Pour éviter toute
ambiguïté, rlOUS écrirons esprit en leUres italiques quand nous le prendrons
au serls d'âme animale, esprit animal ou esprits animaux, et esprit en lettres
ordinaires quand, traduisant, par exemple, le mot bâl, nous l'emploierons'au
sens psychologique rnodeme, pour désigner l'ensemble des facultés de l'inlelli-
gence, des f[lits représentatifs (idrâkât). - Ibn Thofai1 interprète en un sens
lléoplatonicien, émanationniste, ce verset du Qoran, vers-et ambigu, qui a reçu
des commentateurs musulmans du texte sacré deux interprétations divergentes:
10 l'âme (roull) vient de Dieu, a été créée par Dieu; 2° il s'agirait de l'ange
Gabriel, appelé ailleurs dans le Qoran (II, 81, 254 ; .XVI, 104) rouh el-qodoci,
c'est-à-dire l'Esprit de saintete, le Saint-Esprit, qui vient, «pal' ordre de Dieu »,
apporter au Prophète, en fragments successifs, la révélation divine (voir les
Commentaires du Qoran aux versets ci-dessus).
(1) Cette magistrale comparaison, dont le développement va suivre, n'est
pas sans précédent: on en tt'ouve, par exemple, un germe dans Chllhristânî,
Kit(r.b el-milal wan-nilwl, Book of religious and pllilosopllical sects, by Muham-
mad AI·Sharastâni. .. now fïrst edited by the Rev. William Cureton. Londres,
1842 1846, 2 voL, II, p.
n
l"",,",,\, 1. 9 et 1. 18 = trad. allemande par Th. Haarbrücker
...asch-Schallrasiâni's Religiollspartlwien und Philosopllen-Schnlen. Halle, 1850-
1851, 2 vol., II, p. 196, 1. 2, 1. 25; mais elle est ici particulièrement poussée.
-- 25 -
Ibn Thofaïl en fera plus loin (texte arabe,p. t 1"1"', 1.3 = trad., p. 89, 1. 2 à
1. 10) une nouvelle et ingénieuse application. -- On en trouve un écho chez Ibn
Hochd, Tahâfot et-tahâfot, éd. Bouyges, p. 30, 1. 2 à 1. 5.
(1) Le mot çoura, comme le mot grec e:l'ôoç, signifie à la fois, dans tou-
tes le:J acceptions, image et fOJ'me. Dans la terminologie des péripatéticiens
arabes, il désigne la forme par opposition à la matière, mâddaou IJayoulâ
(oÀ't}).
(2) Sur ce hadîts du prophète Mohammed, voir Miguel Asîn, Algazel. Sara-
gosse, 1901,pp. 718 et suiv.
- 26-
...:... JlI ~,,~, « les facultés qui tiraient de lui [c'est~à-dire du cœur] leur ori-
l,.l~1
gine ») qu'il s'agit du corps aériforme contenu dans le premier ré~eptacle et
que l'auteur appelle un peu plus loin (p. t"'., 1. 6 = trad., ci-dessous, 1. 15)
Jj\'1 .,..))1 (premier esprit ou) « première Lime ».
- 27-
(1) Cf. S. Mt1l1k, Le guide des égarés ... de Maïmoniâe, t. I, p. 361, p .. 371.
(2) l..Itl~( tous les deux. Ce duel arabe ne peut désigner que les trois récep-
tacles, répartis en deux catégories (voir n. suiv. el p. 28, n. 1.
(3) 1.".:... des deux (voir la note précédente).
(4) Les quatre humeurs fondamentales de l'organisme, sang, flegme ou
pituite, bile jaune, bile noire ou atrabile, formées de combinaisons des quatre
éléments, terre, eau, air, feu.
(5) Cf. Aristotelis... Opera ... , Averrois... Commenlarii, nOllum volumen
(c'est le tome X), Colliget, livre II, chap. 20 ; cf. F. Râvaisson, Essai SUl' la mé-
aphysique d'Aristote. Paris, 1837-1846, 2 vol., vol. II, p.389, p. 471.
-- 28-
[sortes d'organes] (1) un rése~l de passages el.chemins dont les
uns étaient plus larges que les autres~ selon que la nécessité l'exi-
geait; ce furent les artères et les veines.
Puis, les [partisans de cette version] continuent à décrire
la formation de l'organisme entier dans toules ses parties, de la
même manière que les naturalistes décrivent la formalion du
fœtus dans la matrice, sans en rien omettre, jusqu'au complet
développement de l'organisme et de ses parties, et jusqu'au point
où le fœtus est prêt à sorHr du sein [m a Le 1'1). el] . Dans toute cette
exposition, ils ont recours à cette grande masse d'argile fermentée
et préparée à constituer tout ce qui est requis pour la formation de
""''"" l'organisme humain, les enveloppes qui elltourent,tout le fœtus, 1
etc. Lorsqu~il fut complètement formé, ces enveloppes s'en sépa-
rèrent coml~e dans l'enfantement, et la masse restante de l'argile
s'entr'ouvrit sous l'action de la sécheresse. Privé alors d'aliment
et pressé par la faim, l'enfant se mit à pousser des cris de détresse.
Puis une gazelle, qui avait perdu son faon, répondit à son appel.
A partir de cet endroit, les partisans de la seconde version
sont d'accord avec ceux de la première en ce,) qui concérne l'éle-
vage Lde l'enfant]. La gazelle qui s'était chargée de lui, s'ac-
cordent-ils à dire, trouvant de plantureux et gras pâturages,
engraissa, son lait devint abondant et pourvut le mieux du monde
à la nourriture du petit enfant. Elle demeurait auprès de lui, et ne
le quittait que lorsqu'elle y était forcée par le besoin de paître;
l'enfant, de son côté, s'habitua si bien à la gazelle que, lorsqu'elle
tardait à revenir, il éclatait en larmes, et elle ·volaH vers lui. Il n'y
avait d'ailleurs dans cette île aucun animal dangereux. L'enfant
s'éleva et grandit, nourri du lait de la gazelle, jusqu'à l'âge de deux
ans. Il apprit à marcher et fit ses dents. Il suivait la gazelle, et
celle-ci se montrait pour lui pleine de soins et de tendresse: elle
le conduisait dans des endroits où se trouvaient des arbres chargés
---_.-._~------.----_ -_._-'-
..•
(1) 4:':; entre les deux. Ce duel est ambigu. L'auteur veut dire .: entre,
d'une part l'organe gouvernant (le cœur) et, d'autre part, le groupe des deux
organes gouvernés (foie et cerveau). Voir p. 27, n. 2 et n. 3.
- 29-
(1) Cf. T..r. de Boer, Geschichle der PlâlosopIzie im Islam. Stuttgart, 1901,
art. Farabi, p. 108, 1. 7 à 1. 12. - Dans l'Appendice II, à la fin de la traduction,
nous relevons, du long passage qui va suivre jusqu'à la mort de III gazelle
exclusivement, pour discuter l'importance de ces coïncidences, plusieurs traits
dont le pendant se trouvait déjà dans l'Encyclopédie des Frères de la Sincérité
(Ikhwân eç-cafâ'), particulièrement dans le Conte de la querelle cntre l'homme
et les animaux par devant le roi des djinn: Raçâ'il Ikhwân eç-çafâ' wa-
khollân el-wafâ'. Le Caire, 1347 hég. = 1928, 4 voL, vol. II, 8c riçâla du vo-
lume; trad. allem. de Dieterici, Der Streit zwiscllen Mensch und J'hier, eill
arahisches Mahrchen UlIS den Scllriften der hnltercll BrÜder. Berlin, 1858.
~30 -
munis pour lutter contre l'adversaire, telles que les cornes, les
dents, les sabots, les ergots, les serres. Puis, faisant un retour sur
lui-même, il se voyait nu, sans armes, lent à la course, faible
contre les animaux qui lui disputaient les fruits, se les appro-
priaient à S011 détriment, et les lui enlevaient sans qu'il pût les
repousser ,ou échapper à aucun d'entre eux. Il voyait à ses com-
pagnons, les petits des gazelles, pousser d.es cornes qu'ils ll'avaien t
point auparavant; il les voyait devenir agiles après avoir été lents
à la course. Il ne constatait chez lui-même rien de tout cela, et il
avait beau y réfléchir, il ne pouvait en découvrir la cause. Consi-
dérant les [animauxl difformes ou infirmes, il n'en trouvait aucun
qui lui ressemblât. Mais considérant aussi les orifices réservés
;aux excrétions chez tous les animaux, il les voyait protégés, l'un,
celui qui est affecté aux excréments solides, par une queue, l'autre,
't''\ celui qui sert aux excrétions liquides, par des poils 1 ou quelque
chose du même genre; et en outre, leur organe urinaire était plus
caché que le sien. Toutes ces constatations lui étaient pénibles et
l'affligeaient.
La tristesse qu'il en ressentait dura longtemps, et il ~pprochait
de l'àgede sept ans lorsque. désespérant de voir se réaliser en lui
les [avantages naturels] dont l'absence le faisait souffrir, il prit de
larges feuilles d'arbres qu'il ~isposa les unes derrière lui, les autres
devant, et ilies altacha à une sorte de ceinture qu'il se .fit autour
de la taille avec des feuilles de palmier et de l'alfa. l\tlais ces
feuilles ne tardèrent pas à se faner, à sécher et à tomber. Il en
cueillit alors d'autres qu'il assembla dorénavant en couches super-
posées. Elles pouvaient ainsi durer davantage, mais jamais bien
longtemps ... De branches d'arbres il se fit des bâtons qu'il rendit
lisses aux extrémités et unis d'un bout à l'autre; et il les bran-
dissait contre les animaux avec lesquels il av~it à lutter, attaquant
les faibles d'entre eux et résistant aux forts. Il conçut, par suite,
't'y une certaine idée de ce dont il était capable, 1 el comprit que sa
main avait sur leurs membres antérieurs une grande supériorité,
puisque, grâce à elle, en couvrant ses parties honteuses et en se
faisant des bâlonspour se défendre, il lui était possible de se
passer de queue el d'armes naturelles.
- 31-
Pendant ce temps, il grandissait et dépassait l'âge de sept
ans. Mais il se lassa de renouveler les feuilles dont il se cou.vrait.
L'idée lui vint alors de prendre la queue d'un animal mort pour
se l'attacher à lui-lUême ; mais.il [hésitait à 'le faire, car il] avait
vu que les hêtes fauves vivantes évitent et fuient les cadavres de
leurs congénères. Sur ces en lrefaites, il rencontra un jour un aigle
mort (1) et se trouva en mesure de réaliser son désir. Ne voyant
point les bêtes fauves s'en effaroucher, il profita de l'occasion,
s'approcha de l'oiseau, détacha les deux ailes et la queue, entières
et telles quelles, et en étala les plu mes d'une façon régulière.
Il dépouilla ensuite la bête du reste de sa peau, la partagea en
deux parties, et se les attacha l'une sur le dos, l'autre sur le nom-
bril et au-dessous. Enfin, il suspendit la queue derrière lui, et les
deux ailes au haut de ses bras. Il eut de la sorte un rvêtement] qui
le couvrit, lui tint chauct et le fit craindre de tous les aninlaux ;
ceux-ci ne [songèrent plus à] lui chercher querelle ou à lui
résister, et aucun d'eux ne s'approcha plus de lui, sauf la gazelle
qui 1 l'avait allaité et élevé. Elle ne le quitta point ni .lui ne la 't"A
quitta.
Enfin, elle devint vieille et s'affaihlit. IlIa .conduisit à de gras
pâturages, il lui cueilliL et lui fit manger de bons fruits. Mais sa
faiblesse et sa maigreur augmentèrent et la mort survint entln ;
tous ses mouvements et toutes ses fonctions s'm'rêtèrent. Quand
il la vit en cet état, le jeune garçon fut saisi d'une émotion vio-
lente; et, de douleur, peu s'en fal1üt que son âme s'exhalàt.
Il l'appelait avec le cri auquel, lorsqu'elle le lui entendait pousser,
elle avait coutul1lede répondre, OJ1 bien en criant de toutes ses
forees, mais sans constater en elle ui mouvement ni changement.
Ililli examinait les oreilles et les yeux sans y apercevoir aucun
dommage apparent; il examinait de même tous ses 111embres
sans en trouver aucun qui fût endommagé. Il désirait ardemment
découvrir la place du mal pour l'en délivrer, afin qu'elle revînt à
l'état où elle se trouvait auparavant; mais rien de tel ne s'offrait à
lui, et il était impuissant à [lui porter secants].
(1) La dépouille sèche d'un aigle mort: c'est pourquoi les gazelles et autres
bêtes fauves ne s'en effarouchaient pOi?t.
9
Ce qui lui ins pirait cette idéê, c'est une observation qu'il avait
faile .sur 1ui""même antérieurement:. il avait remarqué que, s'il
fermait ses deux yeux, ou leur interceptait la vue au nloyen d'un
f, objet [quelconque l, 1Hue voyai t plus rien jusqu'au moment où
cet obstacle disparaissait; que si, de même, il se bouchait les
oreilles en introduisant un doigt dans chacune d'elles, il n'enten-
dait plus rien jusqu'à ce qu'il eùt stlpprimé cet empêchement; que
s'il se bouchaille nez avec la main, ilIH~ sentait plus aucune odeur
tant qu'il ne débouchait pas ses narines. Il en concluait que toutes
ces facultés perceptives et actives pouvaient être entravées par cer-
tains empêchements, et que si ces empêchements disparaissaient,
elles reprenaient leur exercice.
lVIais'après qu'il eut examiné tous les organes externes de la
gazelle sans y rencontrer aucun empêcheme·nt apparent, se trou-
vant d'autre part en présence d'un arrêt total, qui n'aifectait point
exclusivement tel ou tel organe, l'idée lui vint que le mal qui
. l'avait assaillie devait être dans un organe invisible, caché à l'in-
térieur du corps; que cet organe est indispensable à chacun des
organes externes pour l'exercice de sa fonction; et que lorsque le
dommage l'atteint, le mal se généralise, etH en résulte un. arrêt
total. Il espérait que, s'il pouvait découvrir cet organe et le débar-
rasser de [)'empêchenlCnf] qui lui était survenu, il reviendrait à
son état [normal], que l'amélioration éprouvée par lui rejaillirait
sur tout l'organisme et qlie les fonctions reprcndraiel1lleur cours.
t • Il avait 1 constaté précédemment sur les cadavl:es des bêtes
fauves, ou d'auttes [animaux], que toutes les parties de leurs corps
sont pleines et ne présentent point de cavité, sauf le crâne, la poi-
trine et le venlre. Il lui vint donc à l'esprit que l;organeainsi earac-
térisé ne pouvait se trouver que dans l'un de ces trois endroits; et
la conviction s'imposait fortement à lui qu'il ne pouvait être que
dans l'endroit situé entre les deux: autres, puisqu'il avait la certi-
tude que tous les organes ont hesoin de celui-là, d'où résultait né-
cessairement qu'il doit se trouver au centre (1). D'ailIeprs, faisant
(1) Cf. Aristotelis ... Opera ... , Ar)errois ... Comment~rii, III De partibus allima_
lium, fo 15B K, fo 163 A ; 1 Colliget, fo 22 A ; Mnnk, Le guide deségal'és •.. de Maï-
mot/ide, t. l, p. 372.
- 33-
retour sur lui-même, il sentait la présence d'un pareil ol"gane dans
sa poitrine. En outre, passant en revue. tous ses autres organes,
tels que la main, le pied, l'oreille, le nez, l'œil, et pouvant s'en
[concevoir] séparé, il concluait de là qu'il lui était possible de
subsis ter sans eux; il pouvait de même se concevoir sans sa tête:
il pensait donc qu'il pouvait subsister sans ene (1). Tandis que
réfléchissant à la chose qu'il sentait dans sa poitrine, il ne pensait
pas pouvoir subsister sans elle, fût-ce pendant la durée d'un clin
d'œil (2). De même (enfinJ, dans ses luttes 1 contre les bêtes fau- t,
ves, ce qu'il évitait surtou t, c'était de recevoir des coups de corne
dans la poitrine, par un sentiment vague de la chose qu'elle
contenait.
Lorsqu'il eut décidé que l'organe lésé ne pouvait être que dans
la poitrine de la gazelle, il résolut de chercher à l'atteindre et à
(1) Ce passage, depuis « il pouvait de même », figure dans tous les textes
sauf A. Pour un lecteur mal informé de la philosophie aristotêlicienite, il selll~
ble paradoxal et inadmissible: c'était sans doute le cas du scripteùï' de A, qui 11
cru devoir le rejeter comme apocryphe. Il ne faut y voir, cependant, qu'une
conséquence extrême de la théorie d'Aristote qui, à l'encontre de celle de Platon
et de Galien, fait du cœur, non du cerveau, l'organe essentiel de la pensée aussi
bien que de la vie. Ibn Rochd appuiera dé son expérience personnelle cette con-
clusion théorique : « Ego autem vidi arietem, postquam capllt fuit abscissum,
ambulare hue et illuc multotiens» (Aristotelis... Opera.... Averrois... COli1-
mentarii, quartum volumen, VII Physicorum, comment. 4 ; cf. ibid., t. XI,
Tàbula Zirnarae, fo 79 v o, col. 2, cette déclaration d'Alexandre [d'Aphrôdisias] :
« potest [animal] moveri et vivere, velut testudo et cameleo ... ablato capite »,
mais Alexandre ajoute, en opposition à la thèse d'Ibn Thofaïl, « et corde
ablato »). Ibn Thofaïl a spécifié plus haut, en décrivant la formation du fœtus
de Hayy ben Yaqdhân, que le cerveau tire du cœur les faCUltés dont il est le
siège. - Comparer à ceux d'Ibn Thofaïl les raisonnements par lesquels Des-
cartes établit: 1° que l'âme (pensante) doit être logée dans la glande pinéale,
parce que cet orgaIle est au centre du cerveau (et non plus de l'organisme
en~~er); 20 que l'âme (pensante) est indépendante du corps, puisque « je peux
feindI:e que je :r:t'ai aucun corps ... et cependant je ne peux pas feindre pour cela
que je ne suis point» au moment où je. pense (Discours de la métllode), Qua-
trième partie; Sixième méditation; cf. Pascal : « Je puia bien concevoir un
homme sans mains, pieds, tête .•. , mais je ne peux concevoir l'homme sans
pel~,sée » (Pensées, édition minor Brunschwicg, section VI, no 339).
(2) Cf. Avicenna, De almalwd r,)WI La vie future]. Venetiis, apud .Juntas,
1546, fo 64 vo et suiv.
- 34-
l'examiner, espérant qu'il parviendrait peut-être . ~ trouver lalésion
et à.la faire disparaître. Puis, il craignit que ce qu'il allait faire là
ne fût plus dangereux pour la gazelle que le dommage primitive-·
ment survenu, et que son zèle ne lui fût nuisible. Il chercha alors
à se l'appeler s'il avait vu quelque bête fauve ou quelque autre
[animal] tomber dans un pareil état et en reyenir. Mais n'en trou-
.vant aucùn l exemple], il désespéra de la voir revenir à son état
normal s'il l'abandonnait ; tandis qu'il lui en restait quelque espoir
s'il trouvait l'organe en question et le débarrassait de son mal. Il
se décida donc à lui ouvrir la poitrine afin de voir ce qui s'y
trou vait.
Avec des écIatsde pierte dure et des lamelles de roseau sec
semblables- à des couteaux, il fit une incision entre les côtes,
trancha la chair entre elles, et Hnit par arriver à l'enveloppe du
poumon intérieure aux côtes (1). La voyant forte, il se persuada
fortement (2) qu'une telle enveloppe ne pouvait appartenir, qu'à
un organe du genre de celui qu'[il voulait découvrit·]. Il eut l'espoir
l r de trouver, s'il allait plus loin, ce qu'il cherchait, et il voulut 1
fendre cette enveloppe. Mais cela lui fut difficile, parce qu'il man-
quait d'instruments, et que ceux qu'il avait n'étaient faits que de
pierres et de roseaux. Il les remit en état, les aiguisa, et rnit
beaucoup de soin à fendre l'enveloppe~ si bien qu'enfin elle s'ouvrit,
et il se trouva en présence du poumon. Il crut d'abord que c'était
là ce qu'il cherchait; et il l'examin~ longtenlpS en tout sens,
y cherchant le siège du mal. lVIais il n'avait d'abord rencontré
qu'une moitié latérale du pounlon. Il s'aperçut que cet objet
déviait vers l'un des côtés. Or, il avait la conviction qqe l'organe
cherché devait être au milieu du corps, aussi bien dans le sens de
la la.rgeur que dans celui de la longueur.)1 continua donc ses re-
cherches au milieu de la poitrine, et finit ~ar rencontrer le cœut;
ce Lviscère]était couvert d'une enveloppeextrêmernent forte, aUa-
1
(i) En réalité, les deux feuillets du péricarde, repliés l'un à l'intérieur .de
l'autre, sont tous les deux des membranes minces et fragiles. Mais déjà chez
les Grecs on croyait extrêmement dure la membrane qui entoure le cœur;
« COl'dis memprana qua involvitur dura ndeo est et densa, ut vix ferro incidi
queat [on va voir que le jeune dissecteur n'arrivera qu'à grand peine à l'inciser]
ct dicitur pericardium, sive praecordium. Alex. [Alexandre d'Aphrodisias] in
paraphr. de anima, cap. uIt. No. [= nota J tamen quod antiqui praecordiuJU oS
stomll.chi appellare etiam consncvcrullt, ut nota (sic) Gale. [Galenus ::.-= Galien]
in 1. particula separatorum sermonum » (AristoteliB ... Opera ... A.verrois ... Com-
mentarii, t. XI, Tabula Zirnarae, fo 79 v o, col. 2); ibid., fo 74 vo,col. 2; « Cor
li'nimalium magnornm illvenitur habere os, et vide causarn in 3departibus,
cap. de corde» (il s'agit de fo 162 H. L'utilité de cet os de l'estomaç, dit Ibn
Rachd dans c.epassage, c$tdouble : sOutenir le poids du cœur, et servir de clef
d'attache commune à ses ligaments); l Colliget, fo llB ((l'es similischartHagini,
et .ipsa est fundamentum totius cordis) ; 1'0 [1 G. «osse cartilagiuosoql1od dicullt
aliqui anatornizatores quod est in corde ». Cf. Ibn .Sînâ~Qâ.nollll li'th~lhibb,
p. !y" t t, 1. 44: « â la racine du [cœur] se trouve un organe qui ell est comme
la base, ressemblant quelque peu a un cartilage~et serval1tde clef solide à ses
attaches». Vùir Appendice IV.
(2) L'enfant n'a, jusqu'ici~ aperçu qu'une moitié latérale du cœur.
(3) Le cœur.
(4) Le feuillet fibreux, qui constitue la membrane extérieure du péricarde.
(5) Le feuillet séreux du péricarde, directement appliqué contre le cœur.
- 36-
« Peut-être, dit-il, ce que je cherche est-il, en fin de compte, à l'in-
térieur de cet organe, et ne l'ai-je pas encore atteint ». Il oüvrit: le
[cœur] et il y aperçut deux cavités (1), l'une à droite, l'autre
à gallche. Celle de droite était remplie de sang coagulé; celle de
gauche était absolument vide. « Ce que je cherche, dit-il, ne peut
manquer d'avoir pour logement l'un de ces deux eomparliments.
Dans celui de droite je ne vois rien d'autre que ce sang coagulé;
et il est hors de doute qu'il ne s'est point coagulé avant que le
corps tout entier ne fût arrivé à cet état [où il se trouvel » ; il avait
observé, en effet, que, dès qu'il s'écoule hors du [corps], le sang
se coagule et se fige. « Ce n'est là rpoursuivit-il] qu'un sang pareil
tt à tout autre; je le retrouve dans tons les organes 1 indistincte-
ment. Ce que je cherche n'est point de cette nature: ce doit-être la
chose qui a pour siège propre cette région du corps dont je trouve
que je ne puis me passer,. fût-ce pendant la durée d'un clin d'œil.
Voilà ce dont je me suis luis en quête dès le début. Quant au sang
que voici, conlbien de fois, blessé par des bêtes dans la lutte, j'en
ai perdu une grande quantité sans en éprouver de domrnage et
sans être privé .d'aucune de mes fonctions 1 Voilà donc un com-
partiment dans lequel je n'ai pas à chercher. Quant à celùi de
gauche, je le vois absolument vide. Mais je ne puis croire qu'il soit
inutile. Car j'ai vu que chaque organe était destiné à une fonction
spéciale. ,Comment donc ce réceptacle, dont j'ai constaté la supé-
tiqne (p. 3, n. 7) et touchant le sens du mot roûh, âme (p. 23, n. 3); ainsi
fera-t-il touchant l'éternité du monde ou sa création dans le temps (pp. 61 à 65).
C'est dans cet esprit qu'il parle ici de deux ventricules, sans nier l'existence
d'une troisième cavité, ni l'affirmer. Ibn Rochd, lui, connaît les deux oreillettes
(1 COlliget, fo 6 M, fo Il D).
- 37-
(1) Cet épisode des deux corbeaux est inspiré d'un passage du Qoran (V, 30
à 34), expliqué par les commentateurs. sur le meurtre d'Abel par Caïn.
(2) El~l1Jodjoud signifie tantôt l'existence au sens abstrait, tantôt. la réalité,
tantôt l'ensenlble des choses existantes; le monde, l'univers. Voir Index, sons
.J>.J
(3) Cf. Lucrèce, De J'crum nalura, livre V, 1093 à 10\.l8,
- 39-
o. et s'assurerait si elle est Ide même substance que le feu, si elle pos-
sède ou non de la lumière eL de la chaleur. Il s'empara donc d'une
bête, la garrotta, et lui ouvrit le [corps] comme il avait fait à la ga-
zelle. Al'l'Îvé au cœur, il s'attaqua d'abord au côté gauche, l'ouvrit,
et en vit cette cavité'rempIic d'un air vaporeux semblable à un
brouillard blanc (1). Il Y introduisiL le doigt, et il y trouva une cha-
leur si iritense qu'elle faillit le brûler. L'animal mourut aussitôt.
Dès lors, il fut oel'tain que cette vapel1l' chaude était chez cet ani-
Ilial le principe du mouvement, que dans le corps de tout autre
animal il y en avait une semblable, et qu'aussitôt qu'elle le quittait
l'animallnonrait.
Il éprouva ensuite le désir d'explorer tous les membres et or-
ganes des animaux et d'en étudier l'arrangement, les positions, le
nombre, le mode d'assemblage des uns avec les autres; de recher-
cher comment cette vapeur chaude leur est fQurnie et leur donne à
tous la vie; comment se conserve ceite vapeur pendant tout le
temps qu'elle subsiste; par quel moyen elle s'entretient; comment
(1) Cf. Ibn Khaldoun, Prolégomènes, texte arabe, vol. III, p. 81, 1. 8 ::~-= trad.,
vol. Ill, p. 115, 1. 19. -- Pourquoi notre philosophe autodidacte commence-t-il
par l'âme nnimale ou esprit animal l'étude des êtres de l'Univers '1 Ce n'est pas
seulement pour une raison d'ordre narratif, par'ce que la mort de la gazelle
vient accidentellement lui en fOUrnir l'occasion. Cest avant tout pour une
raison d'ordre théorique; et il faut admirer ici, une fois de plus, l'aisance avec.
laquelle Ibn Thofaïl sait accorder les exigences. du récit avec celles de l'exposé
didactique. Cette raison théor,ique est tirée des philosophes grecs, en particulier
d'Aristote: « C'est peut-être le spectacle de la mort qui obligea les Grecs à ré-
fléchir pour la première fois sur la nature du corps» (Rivaud, Le problème du
devenir et la notion de la matière dans la philosophie gl'ecqucdepuis les' origines
,jusqu'à Théophraste. Paris, 1905,-p. 57, 1. 15). Chez Aristote, les traités de bio-
logie proprement dite vienl1ent après le Traité de l'Ame (Ile pl ~JUx.~ç):
en vOir les raisons dans O. Hamelili, Le système d'Aristote. Paris. 1920, pp. 353
et slliv. Selon le pseudo-Ell1pédocle des Ar~lbes, l'étude des êtres extrêmes doit
commencer par celle de l'être intermédiaire, l'âll1e humaine (cf. Asîn, Abenma-
sarra (Ibll Maçarra] 11 su escuela .. , Madrid~ 1914, p. 44, au bas).. Hayy beh
/ Yaqdhân continuera, très logiquement. par l'étude des corps célestes, astres et
sphères, qui sont des animaux, doués d'une âme et que la lumière des astres
apparente an feu, dont il vient de faire la déçouverte (nouvelle adaptation du
récit à l'exposé didactique), puis par l'étude des corps inanimés. Il s'élèvera
enfln de l'univel's à Dieu.
- 41-
il se fait que sa chaleur ne se perde point. Il poursuivit sans relâ-
che la solution de Lous ces problèn1~s, en faisant sur les animaux
des vivisections et des dissections de cadavres; et il ne se lassa
pas 1 dans ses investigations et ses rétlexions, jusqu'à ce qu'il eût 0 ,
trad., p. 50, 1. 20; p. 75, 1. 27, etc.); cf. AI .. Khowarc:lzmî, Liber llIafâtîh al-
olûm, p. ,rl\ (les trois esprits) ; et cependant, il attribue, ici même, à l'esprit
vital (ou animal) à la fois la nutrition, les diverses perceptions (c'est-à-dire
toutes les opérations sensitive8), ct le mouvêm.ent volontaire. Il, ne parle jamais
d'un esprit psychique ollanimal, TQull nu{sâtll, distinct du rouh hayawéinî. Ce
faisant, Ibn Thofaïl, une fois depJus, simplifie. Nous traduisons donc invaria-
blement rouit hayawânÎ par esprit animal.
- 43 ~
a vait été suggéré par l'usage qu'il avait fait [d'abord] de l'alfa (1) ;
il avait employé comme alènes de fortes épines et des roseaux
aiguisés sur des pierres. Il avait été amené à construire par ce
qu'il voyait faire aux hirondelles: il s'était bâti une demeure et un
entrepôt pour lesuperfll1 de ses vivres et l'avait muni d'une porte
l'aile avec des roseaux attachés les uns aux autres, pour en inter-
dire l'accès à tout animal pendant que lui-même serait absent et
occupé ailleurs. (2) Il avait dressé 1 des oiseaux de proie pour l'ai-· 0"
der à la chasse. Il s'était procuré des volailles pour tirer parti de
leurs œufs et de leurs petits. Des cornes de bœufs sauvages lui te-
naient lieu de fers de lance; il les avait emmanchés sur de forts
roseaux, sur des bâtons de chêne-zéen ou d'autre bois, el, en s'ai-
dant du feu et de pierres tranchantes, il était parvenu à confection-
ner ainsi des sortes de lances. Il s'était fabriqué un bouclier de
plu~ieurs peaux superposées. Toutes ces [inventions] furent le ré-
sultat de cette constatation que les armes naturelles lui faisaient
défaut, mais que sa main pouvait suppléer à toutes celles qui lui
manquaient.
Aucun animal, quel qu'il fût, ne lui tenait tête; mais ils l'évi-
taient et lui échappaient par la fuite. Il reflécbit au moyen d'y
pourvoir; et il ne vit rien de lnieux pour y arriver que d'apprivoi-
ser des animaux rapides à la course, et de se les attacher par une
nourriture qui leur convînt, de manière à pouvoir monter snI' leur
dos et poursuivre ainsi les aninlaux de toute espèce. 01', il y
avait dans cette île des chevaux et des ânes sauvages. Il prH ceux
qui lui convenaient, et les amadoua jusqu'à ce qn'il fût arrivé à
son but. 11 leur mit des sortes de bridons et de selles, faits de la-
nières et de peaux, et il put alors, COlTItne il l'espérait, 1 donner la Cl Cl
11
- 48--
certains d'entre eux semblent produire des actes au moye.ll d'orga-
nes; nIais il ne savait si ces actes leur sont essentiels ou s'ils
leur sont déférés par une autre chose.
Il .ne connaiss'ait jusqu'ici que des corps, et la totalité des
êtres, considérés comme il vient d'être dit, lui semblait se réduire
à une ch.ose unique, tandis qu'au premier point de vue elle lui
apparaissait connue une multitude innombrable et infinie. Il
demeura dans cet état [d'esprit] pendant un certain temps.
Puis il exanlina soigneusement tous ces corps, vivants ou
inanimés, dans lesquels il voyait tantôt une seule chose, tantôt
une 11lUltiplicité infinie; etH s'aperçut que chacun d'entre eux est
indéfectiblement pourvu de l'une des deux tendances suivantes :
ou bien il tend vers le haut, tels sont la fqmée, la flamme, l'air
quand il se trouve sous l'eau; ou bien il tend vers la direction
contraire, c'est-à~dire vers le bas, tels sont l'eau, des fragments
,r de terre, des fragments de végétal oud'allimal (1). Aucun de
1
'(1) Car l'animal entier et vivant peut se mouvoir de lui-même vers le haut
(saut, vol) ; les plàntes poussent d'clics-mêmes vers le haut.
(2) II ne faut pas oublier que le roman d'Ibn Thofaïl est une riçâla, c'est~
à-dire un traité sous forme de lettre missive. L'auteur, à certains mOfi,lents,
interrompt son récit, ou un monologue de son solitaire, pour s'adresser direc-
tement à :ion correspondant, réel ou fictif, tantôt comme ici à la deuxième
personne du singulier (de même, p. V" 1.12; p. AA, 1. 2; p. 19''l.., 1.12, à p.
l "., 1. 2; p.l,..r, 1. 1-2, I. 8-9), tantôt à la première personne du pluriel
(p. 't"', L 10; p. VV, 1. 9; p. , .... , 1. 3 et suiv.). Il semble d'ailleurs que
parfois, dans un passage où nul besoin ne se faisait sentir de s'adresser au des-
tinataire, Ibn l'hofaïl, peu coutumier de né~1igcnces pureilles, se laisse aller
à employer la deuxième personne du singulier ou la première personne du
pluriel, simplement parce qu'il repl'oduit sans modification un texte qu'il a
sous les yeux: par ex.emple, p. ''''', 1. 10 = trad., p. 49, 1. 29, « nous constatons
que ... » ; p. V'\, 1. 12 =.: tract, p. 59, 1. 1, « tu trouveras ... »,
toute la force avec laquelle elle tend vers le bas et chel'cheà des-
cendre. De même la fumée, dans son Iuouvement ascensionnel,
va toujOUl'S son chemin, à moins qu'elle nerencontre [par exemple]
une voûte résistante, qui l'arrête; alors, elle s'infléchit à droite et
à gauche, et dès qu'elle n'est plus retenue par la voûte,elle monte
à travers l'air, parce que l'air ne peut l'arrêter. Il voyait, de même,
que si on remplit d'air une outre de peau, qu'on la lie. et qu'on
la plonge ensuite sous l'eau (J), l'air cherche à monter et résiste
à celui qui le maintient SOllS l'eau, et cela jusqu'à ce que, sortant
de l'eau, il ait atteint le lieu Lnaturel] de l'air (2). Alors, il demeure
en repos, la résistance el la tendance ascendante qu'il manifes-
tait 1 auparavant disparaissenl (i~). ,~
Il chercha s'il trouverait un corps dépourvu, à un rnoment
quelconque, de l'un ct de l'autre de ces deux Illouvements ou leu
cas de reposJ de la tendance à les [réaliser]. Mais il ne rencontra
rien de tel dans les corps qui se trouvaient autour de lui. Il avait
entrepris cette recherche dans l'espoir de rencontrer un tcl corps,
et de saisir ainsi la nature du corps en tant que corps, dépourvu
de toutes les propriétés adjointes qui sont la sOUl·cede la multi-
plicité.
Lorsqu'il fut las de chercher, et qu'il eut observé les corps
les plus pauvres de propriétés sans en trouvel' un qui ne t'iU pour·
vu en quelque façon d'une de ces deux propriétés qu'on appelle
pesanteur et légèreté, il se demanda si la pesanteur et la légèreté
appartiennent au corps en: tant que corps, ou à titre de propriété
surajoutee à la cOl'poréité. Il lui parul que c'était à titre de pro..
priété surajoutée àla corporéité, parce qne si elles appartenaient
au corps en tant que corps, il ne se trouverait pas un seul corps
qui ne les possédât toutes les denx. Or, nous constatons que le
pesant n'adinet jamais la légèreté, ni le léger la pesanteur. Ce sont
là, sans aucun doute, deux [sortes de] corps, et chacun d'eux
(1) Le mot ma'nâ peut se traduire icî et dans les cas analogues par noUon,
au sens du mot noUo, notion, dans la terminologie des scolastiques latins et
dans celle de Descartes, où il est employé couramment comme synonyme
d'aLfl'ibllt. On peut bien dire ailleurs (trad., p. 50, 1. 7-8), l'attl'ibut cOl'pol'éité ;
ou ne peut guère dire ici l'attribut forme ou l'alll'ibul de la forme, ni par
exemple, un peu plus loin, l'attribul étendue ou ['alll'Î1Jlll de l'étcndlw.
- 53-
Il comprenait que parmi ces corps, perçus par les sens, qui
se trouvent dans le Inonde de la génération et de la corruption,
l'essence des uns est composée d'attributs nombreux surajoutés à
l'attribut corporéité, celle des autres d'attributs moins nombreux;
Considérant que la connaissance de ce qui est moins nombreux
est plus aisée que celle de ce qui est plus nombreux, il se proposa
d'abord d'étudier l'essence de la chose qui serait la plus pauvre
d'attributs essentiels. Or, il vit que les essences des animaux et des
plantes sont toujours composées d'un grand nombre d'attributs,
vu la variété de leurs actes; il différa donc l'examen Ides formes '\,
de ces deux [genres]. Il vit de même que les parties de terre sont
les unes plus simples que les autres; et il se proposa [d'examiner]
les plus simples qu'il pourrait. Il vit aussi que l'eau est une chose
peu complexe, vu le petit nombre d'actes qui émanent de sa fo1'-
nIe; et qu'il en est de mêUle du feu et de l'air. Il lui était déjà
venu à l'esprit, auparavant, que ces quatre corps se changent' l'un
dans l'autre, et qu'ils ont en commun une même chose, qui est
l'attribut corporéité; que cette chose est nécessairement dépourvue
des attributs qui distinguent ces quatre [corps] l'un de l'autre,
qu'elle ne saurait donc se mouvoir ni vers le haut ni vers le bas,
qu'elle .ne saurait être ni chaude ni froide, ni humide ni sèche,
parce qu'aucLlne de ces qualités n'étant commune à tous les corps,
aucune ne peut appartenir au corps en tant que corps; et par con-
séquent, s'il peut se trouver un corps dépourvu de tOllteforme sura.,..
joutée à la corporéité, il ne possède aucune de ces qualités et ne
saurait avoir aucune qualité qui ne soit commune à tous les corps
revêtus de n'importe quelles formes.
Il chercha donc s'il trouverait une qualité commune à la fois
à tous les corps, vivants et inanimés; et il ne trouva rien qui fût
commuli à 1 tous les corps, sauf la notion, qui se retrouve en tous, y.
de l'étendue à trois dimensions, auxquelles on applique les noms
de longueur, largeur, et profondeur. Il reconnut que cette no-
tion appartient au corps en tant que corps. Mais les sens ne lui
révélaient l'existence d'aucun corps doue de cette unique propriété,
dépourvu de toute notion surajoutée à l'étendue susdite, et tota-
lement dénué de toutes les autres formes. Il se demanda donc si
- 54--
cette. étendue à trois dimensions constitue la notion même de
corps, sans l'addition d'une autre notion, ou s'il en est au·tremellt ;
et il vit que derrière cette étendue il y a une autre notion, qui est
ce en quoi existe ceffe étendue (1); que retendue, isolée, ne saurait
subsister par elle-même, comme [d'ailleurs] cette chose qui s'étend
ne saurait subsister par elle-même, sans étendue. Il en prit pOllr
v, exemple certains corps d'ici-bas (2) perceptibles par les sens, doués 1
de formes, connue l'argile (8). Il vit que si on lui donne une figure,
celle d'une sphère, par exemple, elle a une longueur, Ul1Ç largeur
et Ulle profondeur déterminées. Si l'on prend ensuite cette même
sphère et qu'on lui donne maintenant une fignre cubique ou ovoÏ-
de, cette longueur, cette largeur et cette profondeur [primitives]
changent, 'et ont [chacune] une nouvelle mesure différente de]a
première. Quant à l'argile, elle demeure identique et sans change-
ment,mais elle doit toujours avoir une longueur, une .largeur et
une profondeur, qu'elle qu'en soit la mesure, et il n'est pas possi-
ble qu'elle soit dépourvue de ces dimensions. L~ variabilité de ces
dimensions lui montrait qu'elles constituent une notion distincte
de l'argile elle-même, l'impossibilité qu'elle en soit tota'lem'ent dé-
pourvue lui montrait qu'elles. font partie de son essence.
Il conclut de ces considérations qne le corps en tant que
corps est composé essentîellement de deux notions, dont l'une y
joue le rôle de l'argile dans la sphère de l'exemple précédent, et
l'autre le rôle de la longueur, de la largeur et de la profondeur
de la sphère, du cube, ou de toute autre figure que peut affecter
(1) Tel est le point essentiel SUl' lequel, dans cette théorie du corps, Des-
cartes se séparera de l'aristotélisme: il fera de l'étendue l'cssence ultime, la
substance même, du corps (voir Deuxième Méditation, ainsi quc les Objections
cl l'éponses).
(2) llâdhihi el-adjsâm; ces COJps-ci, c'est-à-dire les corpsd'ici-bns par
opposition aux COl'pS célestes. Comparer, p. 57, 1. 9-10, 1. 15-16, « tous les corps
qui se trouvaient autour de lui » ; p. 44, 1. a à 1. 5, « tous les COl'pS qui existent
dans le monde de la génél'ution et de la corruption»; c'est-à-dire tous les
COl'pS à l'exception des corps célestes.
(3) Chez Platon, ,un lingot d'or (Timée, 50 A, 6) ; chez EI-Ghazâlî, de la cire
(ceram, J. T. Muckle, Algazel's Jl1elapllysics, Il medieval translalion. Toronto,
193a, p. 9, l. 15); chez Descarteg, un morceau de circ (Dcu:dèmc Méditation).
- 55-
eette argile: on ne saurait eoneevoir un eorps qui ne soit composé
de ers deux notions, et aucune des deux ne peut exister sans 1 vr
l'autre. Celle qui peut ehanger, prendre maints aspects successifs,
et c'est la notion d'étendue, représente la forme qui se trouve dans
tous les corps doués de formes. Celle qui demeure dans le même
état, et c'est celle qui correspond à l'argile dans cet exemple,
représente la notion de corpol'éité, qui se trouve d~ns tous les
corps donés de formes; et cette chose qui correspond à l'argile
dans cet exemple, est ce que les philosophes appellent matière (1)
et hylé (2); elle est totalement dénuée de formes.
Quand il en fut là de ses réflexions, comme il s'était écarté
quelque peu des objets sensibles et s'était avancé jusqu'aux confins
du monde inhHligible, il fut saisi d'appréhension et du désir de
retourner vers les choses du monde s'ensible, auxquelles il était
accoutumé. Il revint donc un peu en arrière et, laissant de côté
le corps en soi, chose que la sensation ne perçoit pas et qu'elle
ne peut atteindre, il s'attacha aux plus simples des corps sensi-
bles qu'il connaissait: c'étaient les quatre corps qu'il avait exa-
minés déjà. D'abord, il examina l'eau; et il vit que, laissée dans
l'état que demande sa forme, elle manifeste un froid sensible et
une tendance'à se mouvoir vers le bas. Si elle est échauffée, 1 soit V"i
par le feu soit par la chaleur du soleil, le froid l'abandonne
d'abord, mais elle conserve la tendance à descendre ; si sou
échauffement devient considérable, alors elle perd la tend~nce
à se mouvoir vers le bas, elle tend à se mouvoir vers le haut: et
elle a perdu entièrement les deux attributs qui émanaient cons-
tam~ent de sa forme. Mais il ne savait rien de sa forme, sinon
que ces deux actions émanent d'elle; que lorsqu'elle les perd,
la forme même disparaît, et la foi'me aqueuse abandonne ce corps,
(1) Mâdda (matière), participe actif férhinin du verbe madda, qui signifie
étendre, s'étendre; noter que le nom d'action de la huitième forme, imtidâd,
signifie extension, étendl/e. - Noter aussi que le mot X~)PiX, place, lieu, étendue,
est l'un des noms que Platon donnait à la matière (Timée, 52 ABD).
(2) JJ~#> lwyol/lâ. C'est la translitération du terme al'Îstotélicien m\"fj,
matièTe.
12
-- 56 -
du moment qu'il manifeste des actions dont la nature est d'éma-
ner d'une autre forme; qu'il survient en lui une autre forme qu'il
n'avait pas auparavant, et qu'il émane de ce corps, grâce à cette
forme, des actions dont la nalure n'est pas d'en émaner tant qu'il
possède la preJ;llière forme.
Or, il savait, en vertu d'un [principe-J nécessaire, que tout
Ce qui est produit (1) exige un producteur; et ainsi se dessina
en son âme, avec des linéaments généraux et indistincts, [la no-
tion d'Jun Auteur (2) de la forme. Puis, étudiant successivement,
une à une, les formes qu'il connaissait déjà, il vit qu'elles sont
toutes produites, et doivent nécessairement avoir une cause
efficiente. Il considéra ensuite les essences des formes, et il ne
lui parut pas qu'clles fussent rien de plus qu'une disposition du
corps à ce que tel acte émane de lui; par exemple l'eau, lorsqu'elle
a subi un échauffement considérable, a une disposition, une
aptitude à se mouvoir vers le haut, et ceUe disposition c'est sa
V t. forme; car 1 il n'y a là qu'un corps, plus certaines choses que les
Sens y perçoivent, lesquelles n'existaient pas auparavant, COlnme
des qualités et des mouvements, et une cause efficiente qui les
produit, alors qu'elles n'existaient pas auparavant; et l'aptitude
du corps à certains Inouvements à l'exclusion de certains autres,
c'est sa di~position et sa forme. Il lui apparut qu'il en était ainsi
de toutes les formes. Il voyait donc clairement que les actes émanés
d'elles n'appartiennent pas en réalité à ces formes, mais à une
cause efficiente qui produit pal' elles les actes qui leur sont attri-
bués ; et cette idée qui lui apparut est [celle qui a été exprimée
par] cette parole de l'Envoyé de Dieu (que Dieu le comble de
béllédictiQl1s et lui accorde le salut 1) : « Je suis l'ouïe par laquelle
il entend, et la vue par laquelle il voit» (3), et dans le Livre
(1) IIddits, produit, qui a commencé d'être après qu'il n'existait point
(voir p.À'. l. 2-3), qui a surgi du néant à l'existence (voir p. À t, 1. 3); s'op-
pose à qadîm ou azâlf, éternel a parte ante, préétcmcl.
(2) Nous traduisons {d'il (participe actif du verbe {(l'aZa, (airc) tantôt pal'
cause e{ficiente, tantôt par agent, 'tantôt p<lr autclll'.
(3) Cf. El-Bokhârî.1;Kitâb el-c(jdl1li' cç-çallîll. Boulâq, 1314, hég.,· vol. VIII,
p. 105 et passim. - C'est un hadits qodsî, une parole divine révélée à un pro-
-~) "'7 -
clair et preCiS de la Révélation (1): « Ce n'est pas vous qui les
avez tués, c'est Dieu qui les a tués. Ce n'est pas toi [Mohammed]
qui as assailli, lorsque tu as assailli, c'est Dieu qui a assailli».
Lorsque lui fut ainsi apparue la notion de cette cause efIi-
ciente, en une esquisse spmmaire et indistincte, il lui vint un "if
désir de la connaître distinctement. Mais comme il ne s'était
jamais séparé du monde sensible, c'est parmi les objets sensibles
qu'il se mit à chercher cet agent, et il ne savait pas s'il en existait
un seul ou plusieurs. Il passa en revue tous les corps qui se trou...
vaient autour de lui et qui avaient toujours été l'objet de sa
réflexion. Il vit que tous tantôt naissent, tantôt périssent; et
ceux qu'il ne voyait point périr en lotalité, il en voyait périr les
p~rHes: par exemple l'eau et la terre, dont il voyait les parties
périr 1 par le feu. Il voyait l'air, de même, périr par l'intensité du vo
froid, pour devenir eau et glace (2). De même pour tous les corps
qui se trouvaient autour de lui: il n'en voyait aucun qui ne {'Clt
produit et qui ne supposât un agent. Aussi les écarta-t-il tous
pour tourner son attention vers les corps célestes.
Il en arriva là de ses réflexions vers la fin du quatrième sep-
ténaire de son existence, c'est-à-dire à l'âge de vingt-huit ans. II
reconnut que le ciel el tous les astres qu'il contienl sont des corps;
ear ils sont étendus suivanl les trois dimensions, longueur,
largeur et profondeur: aucun n'cst dépourvu de ee caractère, el
tout ce qui n'est pas dépourvu de ce caractère est corps; ils sont
donc tous des corps.
Il se demanda ensuite si leur étendue est infinie, s'ils se pro-
longent toujours suivant la longueur, la largeur et la profondeur,
sans fin, ou bien s'ils sont finis, compris entre des limites où ils
s'arrê.tent, el au-delà desquelles il ne peut y avoir aucune étendue.
phète, mais ne figurant pas dans le Qoran et prononcée par Dieu, qui parle à
la première personne. Cf. SUl' cc hadîts, Massignon, La passion cl' ... AI-Hallâj,
p. 511, 1. 4 ct n. ~~; Essai SUl' les origines du lexique tec1111iqllc de la mystique
nlllsllimane, p. 107, 1. 21.
(1) C'est-à-dire dans le Qoran (VIII, 17).
(~) Tsaldj, en générallleige, mais ici glace. Les indigènes de l'Afrique du
Nord entendent indifféremment par lseldj la neige ou la glace.
Ce problème ne laissa pas de l'embaLTasser, Mais bienlôt, grâce
à la puissance de son intelligence native, à la pénétration de sa
pensée, il vit qu'un corps sans limites est à une absurdité,' une im-
v'\ possibilité, un~ notion inconcevable. Et il se confirma dans 1 cette
manière de voir par des argUlnents nombreux qui se pL'ésentaient
à sa pensée.
Il [se] disait (1): Ce corps céleste est limité dans la direction
où .le me trouve, du côté où je le perçois. Je n'en saurais douter,
puisque .le l'atteins par la vue. Quant à la direction opposée à
celle-ci, et au sujet de laquelle .le puis concevoir un doute, je
reconnais également qu'il est impossible qu'il s'y étende à l'infi-
ni. J'imagine, en effet, deu~ lignes, partant toutes los deux de ce
côté limité, et cheminant dans la profondeur du corps, sans fin,
aussi loin que s'étend le corps lui-même. ,l'imagine ensuite que
de l'une de ces deux lignes on retranche une portion considérable,
du côté où cette ligne est limitée, puis, qu'on prenne la partie
qui reste de celte ligne ct qu'on en applique l'extrémité où a' été
faite la coupure sur l'extrémité de la ligne demeurée intacte, en
faisant coïncider la ligne dont on a retranché une partie avec la
ligne de laquelle on n'a rien retranché. Si, maintenant, l'esprit suit
ces deux lignes dans la direction où on les suppose infinies, ou
de Platon dans le Timée (voir Munk, Le guide des égarés... de Maïmollide, Il,
p. 109, n. 3).
(1) Doctrine d'Aristote et des falâcifa: le monde est éternel dans le passé
(et aussi dans l'avenir). - Toute la première partie des deux Tallâfot, celui
d'EI-Ghazâlî et celui d'Ibn Rochd, est consacrée à la discussion, très étendue
et très approfondie, du problème de l'éternité du monde.
(2) On ne saurait méconnaître d~ms cette thèse et cette antithèse, que la
raison est impuissante à départager, un antécédent de la première antinomie
de Kant, en ce qui concerne le temps; mais en ce qui concerne l'espace, Ibn
Thofaïl, on l'a vu, professe expressément, avec tous les falâcifa, la doctrine
aristotélicienne de la non-infinité du monde. Cette antimonie, relative à l'ori-
gine du. monde, se trouvait en germe chez Galien (voir Munk, Le guide de.ç
égarés .•. de Marmonide, II, p. 127 et n. 2 ; T. de Boer, Die Widel'sprîiche dcl'
PllîlosopIIie nacll AI-Ghazzâlî !Ind ihl' AusgleicIl durcll Ibn Roschd. Strashourg,
1894, pp. 7-8 et n. 15; M. Worms, Die LeIll'e V011 der Anfallgslosigkeil der Weli
bei den mittelalterliscIlC11 arabiscllCn Pililosopllen des Orients und i1u'e BeJcâmpl-
ullg durclt die ar~biscIlen l'Iteologcn (MulaJwllimrln). Münster, 1900, p. 21, 1. 3,
n. 1 et n. 2, cf. p. 21, av.-dern. 1., à p. 22. l. 6). Maïmonide reprendra cette
ailtinomie à son propre compte, ainsi que la démonstration de l'existence de
Dieu qu'Ibn Thofaïl en va lil'er (Munk, ibid., J, pp. 347 et suiv. ; II, p. 28,
p. 128, et passim).
produit à tel moment et non atlparavant? Serait-ce parce qu'il
lui est survenu du dehors quelque chose de nouveau? Mais il
n'existait rien d'antre que lui. Ou parce qu'un changement s'est
produit en lui-même? Mais alors, qu'est-ce qui aurait produit ce
cJlangement ? - Il ne cessa de réfléchir à cette question pendant
plusieurs années, et les arguments s'opposai~nt dans son esprit,
sans que l'une des deux thèses l'emportàt sur l'autre.
Alors, las de cette [recherche], il se mit à examiner les [consé-
quences] qui découlent de chacune des deux thèses, pensant qlle
peut-être ces conséquences seraient identiques.··- Et il vit, en
effet, que s'il supposait le monde produit, surgi à l'existence en
succédant au néant, il résultait de là nécessairement qu'il ne peut
avoir surgi à l'existence de lui-même; qu'il lui a fallu un auteur
pour l'y faire surgir. Et cet auteur ne peut être atteint par aucun
des sens. Car, s'il était atteint par un sens, il serait un corps;
s'il était un corps, il ferait partie du nlOnde, il aurait été prhduit,
et aurait eu besoin d'un producteur; et si ce second producteur
étaitaussi un corps, il aurait cu besoin d'un troisième proQucteur,
ce troisième d'ùn quatrième, et ainsi de suite 1 à Pin fini . Le mon- A,'('
de exige donc un auteur qui ne soit pas un corps. S'il n'est pas un
eorps, il ne saurait être atteint par aucun sens, car les cinq sens
n'atteignent que les corps ou ce qui est inséparable des corps. S'il
ne peut être senti, il ne peut pas non plus être imaginé, car l'ima-
gination n'est que l'évocation des fOrIlleS des choses sensibles
après la disparition de ces [choses]. En outre, s'il n'est pas un
corps, toutes les qualités des corps lui répugnept; et la première
des qualités des corps est l'étendue en longueur, largeur et pro-
fondet;lr : il en est donc exempt, ainsi que de toutes les qualités
corporelles qui su.ivent de cet attribut. Enfin, s'il est l'auteur du
monde, . sans aucun doute il a pouvoir sur lui etU en possède la
,connaissance. « Ne connaît-il pas, Celui qui a .créé? Il est le
Sagace, le Savant. » (1) ~ De même, admettait-il que le monde
est éternel dans le passé, qu'il a toujours été tel qu'il est, et que le
éditions égyptiennes), astres, et ce qui est entre eux ci au-desslls d'eux et au-
dessollsd'eux ). Mais dans la doctrine, aristotélicienne, des falûdfa, il l1'y a
rien au-dessous de la terre (il s'agit du globe terrestre, dont le centre coïncide
avec le centre du monde ct marque le bas absolu). Il. n'y a non plus au-dessus
des cieux, c'est-à-dire des sphères célestes, rien qui soit corps et qui, par con-
s~quent, fasse partie du monde, car Dieu est immatériel, les anges ne sont que
les Intellects des Sphères,· et le trône de Dieu, son tabonret, etc., nommés en
divers endroits du Qoran, sont, de la part des falâcifa, objet d'interprétation
allégorique. Il faut donc voir dans cette double addition (1 0 a~;(J'es, 20 et au-
dessus el au-dessous d'ewc), absente de tons nos manuscrits et éditions dans la
même citation qoraniqne répétée plus loin par Ibn Thofaï! (p. t"., 1. 8 =
trad. p. 86, 1. 23) et de tous les versets du Qoran auxquels cette double citation
est empruntée. (voil' trad .. p. 86, u. 2), uue glose peu judicieuse maladroitement
interpolée.
(1) Littéralement : pal' essence.
(2) Qoran, XXXVI, 82.
(3) Conception néoplatonicicnne. Cf. déjà chez Platon, République, 509 B, 7 :
« OÙIt Oùcr[ltc; 5v't'oc; 't'ou &yltOOU, &ÀÀ' Ë't't È,Jtélt<:tvlt 'l:"~c; oùcrtltç 'ltpe;crG€~q. Itltt
ouvip.f.t ~1'ltf.p€x.oV't'OC; ).
- 67-
poids d'un corpuscule dans les cieux ou sur la terre~ ni rien qui soit
plus petit ou plus grand» (1), Il examina attentivement toutes les
espèces animales pour voir la structure qu'il a donnée· à chacune,
et l'usage qu'il l'a instruite à en faire. Car s'il n'avait pas 1 ensei- A\
gné à chaque animal à faire usage des membres et organes dont il
l'a pourvu en vue des divers avantages qlfilssont destinés à pro-
curer, l'animal n'en tirerait aucun profit et ilslui seraient à char-
ge. Il connut ainsi qu'il est le plus généreux des généreux, le plus
miséricordieux des miséricordieux. Et chaque fois qu'il voyait
dans l'univers une chose douée de beauté, d'éclat, de perfection,
de puissance, ou d'une supériorité quelconque, il reconnaissait en
elle, après réflexion, une émanation de cet Auteur, un effet de son
existence et de son action.
Il comprit donc que ce qu'il possède dans son essence estplus
grand que [tout] cela, plus par'fait, plus achevé, plus beau~ plus
éclatant, plus durable, sans proportion avec tout le reste. Il ne
cessa de rechercher toutes les fonnes de perfection; et il vit que
toutes lui appartiennent, découlent de lui, et qu'il en est plus digne
que tous les êtres qui en sont doués en dehors de lui. Il rechercha
[d'autre part] toutes les formes de défectivité, et vit qu'il en .est
exenlpt et affranchi (2). COlnment n'en serait-il pas exempt? La
noHon de défaut est-elle autre que celle de pur non-être (3), ou de
ce qui se rattache au non-être '1 Et comment le non-être aurait-il
quelque lien ou quelque mélange avec Celui qui est l'Être pur;
l'Être dont, par essence, l'existence est nécessaire, qui donne à
tout être exislant l'existence que cet être possède, hors duquel il
(1) Qoran, XXXIV, 3. Telle est, à l'encontre d'Aristote, pOllr qui DieU
ignore le monde, et en dépit de la lêl{cnde, la véritable doctrine des falâcifa,
que nous lIOUS sommes jadis efforcé de rétabliI' (voir Léon Gauthier, La l1léorie
d'Ibn Rochel sm' les rapp. de la l'eligioll el de la philos., p. 102 et n. 3, n. 4;
Léon Gauthier, Scolastique musulmane el scolastique clmUienne, art. de la
Revue d'Histoire de la philosophie, juill.-sept. 1928 et oct.-déc, 1928, pp. 241
à 245 = pp. 21 à 25 du tiré à part).
(2) C'est la double méthode classique, positive et négative, pour détcI'mirter
les attributs' de Dieu.
(3) Le terme 'adam signifie néant, non-être, et 'aussiprivalion ((j't'6p'tlcnÇ)
au sens aristotélicien.
- 68-
(1) C'est-à-dire vers l'état de matière première. Voir plus loin, p. 74, 1. 21
à 1. 23, 1. 28 à l. 30.
(2) Les astres sont brillants, les Sphères sont absolument transparentes.
~ 74-
(1) Ijhyacinthc (el-yâqoul) était pour les Arabes, comme le diamant pour
nous, la pierre précieuse par excellcllce, « la reine des pierres» (voit- Carra de
Vaux, Les penseurs de l'Islam. Paris, 1921-1926, 5 voL, vol. II, pp. 367-368, en
particulier p. 368, 1. 6-7). 1
~. 75 --
chaque espèce » (l'alla{ol al-talla/oi, éd. Bouyges, p. 49, i. 7 c.:= Arist... Opera ...
Aven·... Comment., Dest.l'uctio dcstruct., fo 24 E).
- 78-
ils pour son corps une cause de doulenr, de dommage, et même
de destruction totale.
De même il vit qu'il avait, d'autre part, quelque ressemblance
avec toutes les espèces animales, par la partie vile de lui-même,
qui appartenait au .monde de la génération et de la corruption, à
savoir le corps ténébreux et grossier, qui demandait à ce monde
diverses choses sensibles, la nourriture, la boisson, l'union sexu-
elle (1). Il vit aussi que ce corps ne lui avait pas été donné en vain
et ne lui avait pas été joint sans utilité, qu'il y avait obligation
pour lui de s'en occuper, de l'entretenir; mais il ne pouvait s'ac-
quitter de ce soin que par des actions semblables à celles de tons
les animaux.
Donc, les actes auxquels il était obligé se présentaien t à lui
comme ayant un triple objet. C'éhÙent:
Ou bien des actes par lesquels il s'assimilerait aux animaux
, •V dépourvus 1 de raison;
Ou bien des actes par lesquels il s'assimilerait aux corps cé-
lestes;
Ou bien des actes par lesquels il s'assimilerait à l'Être néces-
saire.
La première assimilation s'imposait à lui en tant qu'il avait
un corps ténébreux, muni de membres distincts, de faèultés di-
verses, et animé d'appétits variés.
La deuxième assimilation s'imposait à lui en tant qu'il pos-
sédait l'esprit animal logé dans le cœur, principe du corps entier
el des facultés qui son t en lui.
La troisième assimilation s'imposait à lui en tant qu'il était
lui, c'est-à-dire en tant qu'il était l'essence par laquelle il conllais-
sait cet Être nécessaire; et il savait déjà que son bonheur et sa
délivrance du malheur [éternel] résidaient dans la continuelle
intuition de cet Être nécessaire, et exigeaient qu'il ne se détournât
plus de lui, fùt-ce pendant la durée d'un clin d'œil.
Ensuite, il se demanda de quelle manière il pourrait· obtenir
cette continuité; et ses réflexions l'amenèrent à conclure qu'il devait
(1) Détail malencontreux, puisquc} notre solitaire se croit seul de son espèce.
- 79-
travailler à ces trois sortes d'assimilation. --: En ce qui concerne
la première, elle ne lui servirait en rien à acquérir 1 cette intuition; \ .. A
elle ne pouvait que l'en distraire et y faire obstacle, puisqu'elle ne
s'applique qu'aux choses sensibles, et que toules les choses sen~
sibles sont un voile qui intercepte cette intuition. Mais cette assi~
milationest indispensable à la conservation de cet esprit animal,
par lequel se réalise la deuxième assimilation, l'assÎ1nilalion aux
corps célestes; et par là elle est nécessaire, bien qu'elle ne soit
pas exempte de l'inconvénient signalé. - Quant à la deuxième
assimilation, elle lui procurerait une grande partie de l'intuition
continue. Mais 'C'est une intuition qui n'est pas sans mélange; car
celui qui a cette sorte d'intuition a conscience, en mênletemps, de
sa propre essence el' a un regard vers elle, ainsi qu'il sera montré
plus loin. - Enfin, la troisième assimilation donne l'intuition
pure, l'absorption absolue, qui exclut tout regard vers'un objet
autre que l'Être nécessaire. Celui qui a cette intuition, sa propre
essence (1) ne lui est plus présente, elle a disparu, elle s'est éva~
llouie, et de même loutes les autres essences, nombreuses ou non,
sauf l'essel~ce de l'Unique, du Véritable, du Nécessaire, 1 Grand, , .. ,
Très-Haut et Tout-Puissant.
. Lorsqu'il eut compris que son but suprême était cette troj~
sième assimilation, mais qu'il ne pourrait y parvenir qu'à force
d'exercice, après s'être longtemps appliqué à la deuxième assimi-
lation, et qu'ilue pourrait subsister pendant ce temps que grâce à
la première assimilation, qui, bien que nécessaire, n'en était pas
moins, il le savait, un obstacle par essence quoiqu'elle fùt une
aide par accident, il s'imposa de ne se livrer à celle première assi-
milation que dans la mesure du nécessaire, c'est-à-dire dans la
mesure strictement suffisante pour que l'esprit animal pùt subsis-
ter. Et il ttouva que pour que cet esprit subsiste, deux choses son1
nécessairement requises. D'abord, de quoi l'entretenir à l'intérieur
et réparer ses pertes: c'est la nourriture; ensuite, de quoi le pré-
(1) Mieux vaudrait traduire iel : « Celui qui a cette intuition perd la conS4
cience de lui-même» ; mais voir plus haut, p. 44, n. 2; cf. p. 5, av. dern. 1., à
p. 6, I. 1, un cas analogue: nafsallO (son âme, ou lui-même).
15
- 80-
(1) Cf. Qoran, XXII, 30 et les commentaires (sc raser la tête, ce couper les
ongles, etc.) ; IV, 46; V, 8-9 (ablutions, purifications). Des soins de pmificatïon
du même genre sont recommandés par la tradition musnlmune, pa.rticulière-
ment avant de commencer une lecture du Qoran ou un cours de traditions
(voir, pal' exemple, W. Marçais, Le taql'îb de En-Nawawi, traduit et annoté,
JOUl'l1. Asiatique. juillet,août 1901, p. 85, 1. 7 et n. 5.
-- 84 --
le tour de l'île par le rivage, et il en parcourait les 'diverses ré-
gions; tantôt il faisait le tour de sa demeure, ou il décrivait autour
de quelque rocher un certain nombre de circuits, soif au pas or-
dinaire, soit au pas gymnastique; tantôt il tournait sur lui-même
jusqu'à ce qu'il fût pris de vertige (1).
En ce qui concerne le troisième genre, il se rendait semblable
aux corps célestes en fixant sa pensée sur cet Être nécessaire el en
rompant toute attache avec les choses sensibles, fermant ses yeux,
bouchant ses oreilles, luttant de toutes ses forces contre l'entraî-
nement de l'imagination, faisant de suprêmes efforts pour ne con-
sidérer que Lui seul et ne lui associer aucun [objet dans sa pen-
séeJ. Il avait recours pour cela au mouvement de rotation sur
lui-même, s'excllant à l'[accélérerJ; et lorsque son mouvement
rotatoire atteignait une grande rapidité, les objets sensibles s'éva-
nouissaient, l'Î111agination s'affaiblissait, ainsi que les autres facul-
"V tés qui ont besoin d'instruments 1 corporels, tandis que se fortifiait
l'action de son essence, essence indépendante du corps, si bien
que par moments sa pensée devenait pure de mélange et lui don-
nait l'intuition de l'Être nécessaire. Mais bientôt les facultés cor-
porelles, revenant à la charge, faisaient évanouir cet état, et
« ramené par elles au plus bas degré)) (2), il revenait àl'étal
précédent. Si une faiblesse l'envahissait qui l'entravait dans [la
poursuil.e de] son but, il prenait quelque nourriture en se confor-
mant aux règles ci-dessus énoncées; puis il se remettait à son
travail d'assimilation aux corps célestes suivant les trois genres
énUlllérés [plus haut], et il s'y appliquait pendant un certain
temps : il faisait effort contre ses facnlLés corporelles, elles fai-
saient effort conlre lui, illultait contre elles, elles luttaient contre
lui. Et dans les moments où il prenait sur elles le dessus, où sa
pensée était pure de lnélange, il avait une lueur des états propres
à ceux qui sont arrivés à la troisième assimilation.
Puis, il se mit à poursuivre la troisième, assimilation, el à
ülire des efforts pour y atleindre. Il considéra donc les attributs
(1) El-fanâ' 'an nafsihi, l'évanouissement de la conscience rie soi. Les mys-
tiques musülmans appellent fanâ' tout court l'évanouissement total, dans l'ex-
tase, des r.eprésentations objectives, avec persistailce de la conscience de soi;
ils appellent fanâ' cl-fanâ', élJanozzissemcll.t de l'évanouissement, la disparition
de la eons.cience elle-Illême, de la personnalité, de la dualité du sujet et de
l'objet, l'ahsorption dans l'Unité divine, degré suprême de l'extase mystique
(Commentaire marginal par Zakarlyyâ el-Ançârî, de la Riçâla qoc1wïriyya d'El-
Q~)Chaïrî. Le Caire, 1346 hég., p. rA). Ibn Thofaïl n'embarrasse point sa termi-
nologie de ces subtiles précisions.
(2) Qoran, V, 20-21 ; XV, 85: LXXVIII, 37; etc.
-- 87 ""-
disparut avec toutes ces essences. Tout cela s'évanouit, se dissipa
« comme des atomes disséminés » (1). Il ne resta que l'Unique, le
Véritable, l'Être permanent, lui disant avec Sa parole, qui n'est
pas une notion surajoutée il Son essence : « A qui appartient
aujourd'hui la Souveraineté? Au Dieu Unique, IlTésistible ) (2).
Il comprit 1 sa parole et entendit son appel, bien qu'il ne connût \,. \
aucun' idiome ni pour le comprendre ni pour le parler. Il s'abîma
dans cet état; et il perçut R ce qu'aucun œil n'a YU, qu'aucune
oreille n'a entendu, qui ne s'est jamais présenté au cœur d'un
mortel» ( 3 ) . '
N'attache donc pas ton cœur à la description d'une chose que
ne peut se représenter un cœur humain. Car beaucoup de choses
que se représente le cœur des humains sont difficiles à décrire;
1uais combien l'est davantage une chose que le cœur, par aucune
voie, ne saurait arriver à se représenter, qui n'appartient pas an
nIème monde que lui, qui n'est pas du même ordre 1
Par fie mot] cœur (4), je n'entends poi.nt [l'organe] corporel
[appelé] cœur, ni l'esprit logé dans sa cavité, mais la forme de cet
esprit, forme qui, par ses facultés, se répand dans le corps de
l'homme (5). Car chacun des trois porte le nom de cœur; mais il
(1) Qoran, LVI, 6, ou, avec la leçon de PiX~'Y (IJ~ au lieu de &;1:), Qoran
XXV, 25.
(2) Qoran, XL, 16. Dans le Qoran, cette parole sc rapporte au Jugement
dernier. Ibn Thofaïl, ici, l'interprète comme la prochullation, par l'Etre véri-
table, de son tl'iomphe sur l'individualité dans l'intuition mystique.
(3) Cf. El-Bokhâl'î (ouvr. cité p. 56, tl. 3, vol. VI, p. 115. C'est un hadîts
qodsî (voir même p., même n.).Cf. Première épître de Saint Paul aux Corin-
tliiens II, 9; Esaïe, LXIV, 4.
(4) Qalb signifie à la fois, dans la langue courante, cœur, âme, esprit.
(5) Ce passage est manifestement inspiré d'EI-Ghazâlî, Monqidll. Le Caire,
1309 hég., p. r" 1. 24 : « L'homme est formé d'un corps ct d'Un cœur (qalb) ;
j'entends par cœur l'essence [c'est-à-dire la forme] de l'esprit [animal de
l'homme], et non pas l' [organe, fait de] chair et de sang, qui lui est COlnmun
avec le cadavre et avec la bête... ) (la traduction de ce passage par Barbier de
Meynard, .Tourn. Asiatique, 1877, p. 1, dern. 1., est défectueuse: il traduit, en
particulier, lraqîqato 'r-l'ouhi par ({ l'esprit de vérité » au lieu de : l'essence de
l'esprit [animalJ). Le cœur ainsi défini par El-Ghnzâlî et Ibn Tltofaïl n'est autre
chose que l'âme raisonnante. C'est en un sens hien différent que Pascal dil"a :
« Le cœur a ses raisons que la Raison ne connaît pas» (PenséCs, édillon minor
Brunschwicg, section rv, fragment nO 277).
16
-88 - ...
n'y a aucun moyen que cette chose puisse être saisie par l'un des
trois. Or, on ne saurait exprimer que ce qu'ils peuvent s-aisir ; et
vouloir qu'on exprime cet état, c'est vouloir l'impossible: c'est
comme si quelqu'nn voulait goûter les couleurs en tant que cou-
\ r T leurs, ou voulait que le noir, par exemple, soit doux 1 ou aeide.
Toutefois, nous ne le quitterons pas sans te donner, sur les
merveilles qu'il perçut en cette station (1), quelques indications
sous forme allégorique, et non en frappant (2) à la porte de la vé...
rité, puisque, pour acquérir une connaissance exacte de ce qui est
[perçu] dans cette station, il n'y a pas d'autre moyen que d'y arri--
ver. Ecoute dolic maintenant avec les oreilles de ton cœur, regarde
avec les yeux de ton intellect, ce que .le vais t'indiquer: peut-être
y trouveras..:tll une direction qui te mettra dans le droit chemin.
La [seule] condition que .le t'im pose, c'est de ne pas me demander
présentement de te donner de vive voix une explication plus am-
ple que celle que Je confie à ces feuilles; car le champ est étroit,
et déterminér par des mots un objet inexprimable de sa nature,
c'est chose périlleuse (3).
.Te [te) dirai donc qu'après avoir perdu le sentiment de son
essence et de toutes les essences pour ne plus voir en fait de réa-
lité que l'Unique, le Stable, qu'après avoir perçu ce qu'il avaitper-
çu, lorsqùe, ensuite, revenu de l'état où il s'était trouvé, et qui
ressemblait à l'ivresse, il considéra de nouveau les autres choses,
alors il lui vint à l'esprit qu'il n'avait pas d'essence par laquelle il
'r,- il se distinguât de 1 l'essence du Véritable; que sa. véritable essen-
ce était l'essence du Véritable; que ce qu'il avait considéré aupa..
ravant comme son essence, distincte de l'essence du Véritable,
(l} Dans la terminologie mystique, une ,dation (maqdm) est un état (hâl)
durable, un des paliers entre les étages successifs de l'union extatique.
(2) .Teu de mots intraduisible: on dit en ara.be {l'appel' (dans le sens d'em-
plofler) une métaphore, une allégorie.
(3) Réminiscence du célèbl'C aphorisme d'Hippocrate, bien connu des
Arabes (voir M. Bresnier, Cours pratique et théorique de langue arabe... Alger,
1855, p. 100 en traduction arabe, retraduite en français p. 161 : «La vic est
courte, l'art est long, le moment est étroit (:.;;~ ::.,i.îil; en grec 0 o~ xo:tpOç oçuç
l'occasion est fugitive), l'cxpél'ience est périlleuse, le jugement est difficile ».
- sn-
n'étail rien véritablement, et qu'il n'y avait là qne l'essence du
Vél'itable; qu'il en était cl' elle comme de la lumière du soleil qui
tombe sur les corps opaques et qui apparaît en eux: bien qu'on
l'attribue au corps dans lequel elle apparaît, elle n'est autre chose
en réalité que la lumière du soleil. Si ce corps disparaît, sa lumière
disparaît; mais la lumière du soleil demeure dans son intégrité:
elle n'est pas diminuée par la présence de ce corps, elle n'est pas
augmentée par son absence; dès qu'il survient un corps propre à
réfléchir une telle 1t.llnière, il la réfléchit; si un tel corps fait dé-
faut, la réflexion fait défaut ct n'a pas de raison d'être (1).
Il se confirma dans celle pensée en considérant cette [vérité]
dont il avait établi l'évidence, que l'essence du Véritable, Puissant
et Grand, n'admet aucune espèce de multipIicilé, que la connais-
sance qu'il a de son essence est son essence même; d'.où résultait
pour lui nécessairement que celui qui arrive à posséder la con-
naissance de Son essence possède Son essence. Or, il était arrivé
à posséder la connaissance: il possédait donc l'Essence. Mais cette
Essence ne peut être présente qu'à elIe-l11êulC, et sa présence elle-
mêlne 1 c'est l'essence; il était donc l'Essence elle-même. De même 'n.
toutes les essences séparées de la matière et eonnaissant cette
Essence véritable, qui lui étaient apparues précédemment comme
plusie1.,lrs: elles devenaient pour lui, en vertu de cette argumen-
tation spécieuse, une seule et même chose.
Peut-être ceUe méprise se fût-clle afl'ermie dans son âme, si
Dieu n'était venu l'assister de sa grâce ct le remettre dans la bonne
voie. Il comprit alors que s'il s'était mépris, il le devait à un reste
de l'obscurité des corps, à une confusion venant des choses sen-
sibles : (~ar le beaucoup cl le peu, l'un, l'unité et la plllrali té, la
réunion et la séparation, sont autant de déterminations des corps;
et ces essences séparées, qui connaissent l'essence du Véritable,
Puissant et Grand, ~tant exemptes de matière, on ne doit dire ni
qu'elles sont plusieurs ni qu'elles sont un, parce que la pluralité
ne vient que de la séparation numérique des essences l'une d'avec
(1) Voir plus haut, p. 24, 1. 2, à p. 25, 1. 27. - Même comparaison, abrégée,
chez Ibn Rochd, Talzâfol ... éd. Bouyges, p. 30, 1. 2 à 1. 5.
- 90 --
(1) Ainsi Sc trouve écartée d'un seul coup, à. titre de question indiscrète
(au sens étymologique :. deill négatif, et discerner, c'est-à-dire à titre de ques-
tion mal posée, à laquelle on ne peut répon:dre ni par oui ni par non, parce
qu'elle néglige de distinguer, COmll1eÏl sied, la nature des essences immaté-
rielles de la nature des corps), la triple question du monopsychisme, du pan-
théisme, ct de l'unification complète de l'intellect humain avec l'Intellect divin
(ou, selon d'autres, avec l'Intellect actif) dans l'intuition extatique. Un pareil
e1iort de dialectique mérite qu'on le salue au passage.
(2) Cf. Aristote, Métaphysique, <X 993 b 9; Avcrrocs, De animœ bealitlld."
fO 152 E,
-- 91 -
laient Sphère allas (& privatif et 't'À&w, porlel') c'est-à-dire qui ne porte aucun
astre, ct dont la fonction était de communiquer à toutes les autres, qu'elle
contenait, le mouvement diurne. Telle est la doctl"ine d'Ibn Thofaïl, empruntée
à Ihn Sînâ (voir Munit, Le guide des égarés ... , II, p. 57, n. 3). Mais d'autres, par
exemple Ibn H.ochd (Munk, ibid., même note), au nom du principe d'économie,
cOl'ollaire du principe de raison suffisaiHe, supprimaient celte sphère comme
oiseuse. La sphère des étoiles fixes était alors, en même temps, la sphère du
mouvement diurne.
(2) C'est-à-dire qui n'est pas le corps de la sphère,
- 93-
revêtir la forme de lettres ou de sons. Il ,rit que cette essence
atteint au plus haut degré de la félicité. de la joie, du contentement
et de l'allégresse, par l'intuition de l'Essence du Véritable, du l , 'f A
Glorieux (1).
Il vit aussi que la sp hère suivante, la sphère des étoiles fixes,
possède une essence exempte de matière également, et qui n'est
pas l'essence de l'Unique, du Véritable, ni l'essence séparée qui
appartient à la sphère suprême, ni [la seconde sphère] elle-luème,
ni quelque chose de différent des [troisJ, mais qui est comme
l'image du soleil reflétée dans un miroir qui reçoit par réflexion
l'image reflétée par un autre miroir tourné vers le soleil. Et il vit
que cette essence possède anssi une splendeur, une beauté et une
félicité semblables à celles de la sphère suprême. Il vit de même
que la sphère suivante, la sphère de Saturne, a une essence sépa-
rée de la matière, qui n'est aucune des essences qu'il avait déjà
perçues, ni quelque chose d'autre, mais qui est'ticomme l'i1l1âge du
soleil reflétée dans un miroir qui réfléchit l'inlage reflétée par un
[second] miroir qui réfléchit l'image reflétée par un [troisième]
miroir tourné vcrs le soleil. Il vit que cette essence possède aussi
une splendeur et une félicité semblables ~ celles des précédentes.
Il vit successivement que chaque sphère possède une eSsence
séparée, éxempte de matière, 1 qui n'est aucune des essences pré- \ T'\
cédentes, ni cependant quelque chose d'autre, mais qui est comme
l'image du soleil réfléchie de miroir en miroir suivant les degrés
échelonnés de la hiérarchie des sphères, et que chacune de ces
essences possède en fait de beauté, de splendeur, de félicité et
d'allégresse ( ce qu'aucun œil n'a vu, qu'aucune oreille n'a enten-
du, qui ne s'est jam~is présenté au cœur d'un mortel» (2).
Enfin, il arriva au monde de la génération et de la corruption,
constitué par tout ce qui remplit la sphère de la lune. Il vit que ce
(1) Ibn Thofaïl expose sous une forme simplifiée tou.te cette théorie des
sphères célestes. Les falâcifa, outre un corps et un Intellect, attribuaient encore
à chaque sphère une âme, cause efficiente de son mouvement circulaiI'e. Ibn
ThOfaïl, par fOl'me de prétérition, semble confondre en une seule essence cha-
cune de ces âmes avec l'Intellect correspondant.
(2) Voil' plus haut, p. 87, 1. 8 et n. 3.
- 94-
monde possède une essence exempte de matière (1), quili.'est
aucune des essences qu'il avait déjà perçues, ni quelque chose
d'aulre; et que cette essence possède soixante-dix mille visages,
dont chacun a soixante-dix mille bouches, munies chacune de soi-
xante-dix mille langues avec lesquelles chaque bouche loue l'es-
sence de l'Un, du Véritable, la bénit et la glorifie sans relâche. Il
vit que cette essence, dans laquelle semble apparaître une multi-
plicité sans qu'elle soit multiple, possède une perfection et une
félicité semblable,s à celles qu'il avait reconnues dans les essences
précédentes: cette essen,ee est comme l'image du soleil qui se
reflète dans une eau tremblotante en reproduisant l'image renvoyée
\ ~. par le miroir qui reçoit 1 le dernier, d'après l'ordre déjà indiqué,
la réflexion venant du miroir qui fait face au soleil même.
Puis, il vit qu'il possédait lui-même une essence séparée; et
cette essence, s'il se pouvait que l'essence aux soixante-dix ,mille
visages fùt divisée en parties, nous pourrions dire qu'elle en est
une partie; et n'était que cette essence a été produite après qu'elle
n'exista,il point, nous pourrions dire qu'elle seconfol1d avec celle
ldu monde de la génération et de la corruption J ; enfin, si elle
n'était devenue propre à son corps [à lui] dès le moment où il a
été produit, nous pourrions dire qu'elle n'a pas été produite.
Il vit, au même rang, des essences semblables à la sienne,
ayant appartenu à des corps qui a-vaiept existé puis disparu (2), et
des essences appartenant à des corps qui existaient dans le monde
en même temps que lui O~); [il vil] que la multiplicité de ces
essences dépasse toute limite (4) s'il est permis de leur appliquer
le voeable de pluralité, ou que toutes ne font qu'un s'il est permis
de leur appliquer le vocable d'unité. El il vit que sa propre essen-
ce et ces essences qui sonl au même rang que lui (5) ont, en fait
17
- 96-
Mais il ne fut pas longtemps sans reprendre ses sens: il se
réveilla de cet état qui était semblable àla pamoison, son pied
glissa de cette station, le monde sensible lui apparut et le monde
\r-y divin disparut; car ils ne peuvent être réunis dans 1 un même état
[d'âme]. Le monde d'ici-bas et l'autre monde sont co~nme deux
co-épouses: tu ne peux satisfaire l'une sans irriter l'autre.
-.------------...~------
(1) Voir Munk, Mélanges de philos. juive el arabe, art. Ibn Badja, pp. 402~
403.
(2) Cette fois, tous les textes sont d'accord. Il semble dOllc bien qu'enh'c
les deux vel'sions Ibn Thofaïl choisit,en fin de compte, hl seconde, celle de la
naissance par génération spontanée, qui en ~ffet cOllyient mieux à son deSsein,
comme nous l'avons monh'é dans notre Introduction, p. X, n, 2. -- On ne
s'explique pas comment Antonio Pastor peut prendre pour accordé que « l'île
déserte de Hayy.. , est l'île d'Adn ou Ceylan» (The idea ot' Robinson Crusoe.
Watford, 1930, vol. l, p. 151, l. 20; cf. p. 89, n. 1 ; p. 301, 1. 14 et suiv. ; p. Hc8,
1. 21, l. 24 et suiv. et p. 149; etc.), appelée encore « Sarandîb,où la majorité
des théologiens musulmans plaçaient le paradis terrestre» (p. 89, n. 1). Peul-
être A. Pastor reprendra-t~il en sous-œuvre cette question dans le second
volume qu'il annonce .. De ce ,postulat il tire, au point de vue mythique, en
rapprochant Hays d'Adam, de vastes conséquences, qui constituent, dans sa
pensée, la partie maîtresse de son ouvrage. Nous avons déjà signalé jadis, dans
notre compte rendu (Journ. Asiatique, sept.-oct. 1901) du livre de T .•1. de Boer,
- 102·,.-
(1) Ibn Thofaïl Joue ici sur le double sens du mot la'wil : 10 interprétation
allégorique; 20 interprétation d'un texte dans une autre langue, c'est-à-dire
traduction. En arahe, comme en français, la première acception est la plus fré-
quente : c'est celle que notre atlteut' donne pattout ailleurs au mot la'fuîl
(voir l'Index, sous J1). Traduction se dit ordin~.il'cmcllt lardJama ; lordjomân,
interprète (en arabe p<trlé lOl'djmân), est devenu, en français, drogmaTlct lru-
cllement.
- 105-
(1) Non pas la science telle que l'cntendent les faW.cifa, mais ce qu'cnten-
dent communément par science les théologiens musulmans, c'est-à-dire d'abord
les sciences auxiliaires de la religion : lecture, écriture, poésie antéislamiqüe
pour fixer le sens archaïque de certains mots du Qoran,ce qu'il faut d'adthmé-
tique, de géométrie, de cosmographie pour calculer, pal' exemple, l'lwure de la
cessation du jeûne et la date des fêtes religieuses; ensuite, les sciences reli-
gieuses proprement dites; le Qoran, et surtout la science des hudîts, qui, da.ns
l'Islâm, porte par excellence le nom de science; enfin, au degré supérieur, la
théologie et le dJ,'oit musulman (voir Introduction, p. XVI, 11. 5).
(2) Açâl uas'aloho. Fant-il voir là un jeu (\e mots? Le, Verbe sa'ala (avec
un han1Za médial) signifie demanda, intarogcr. En faisant étal de eecalem-
bour, on ser,ait tenté de trouver ici la raison pour laquelle Ibn ThofaïI a trans..
formé en Açâl (JL:.') le nom d'Absâl, qu'il empmntuït à Ibn Sînâ : Açâl
- 106-
\ t. t. était venu 1 dans cette île. Hayy ben Yaqdhân lui .apprit qu'il
ignorait quelle pouvait être son. origine, qu'il ne se connaissait ni
père ni mère, sauf la gazelle qui l'avait élevé. Il le renseigna sur
tout ce qui le concernait, et sur les connaissances qu'il avait pro-
gressivement acquises jusqu'au moment où il était parvenu au
degré de l'union.
Lorsqu'il l'eut entendu expliquer ces vérités, les essences
séparées du Inonde sensible, instruites de l'essence du Véritable,
Puissant et Grand, l'ess~nce du Véritable, Très-Haut et Glorieux,
avec ses attributs sublimes, expliquer, autant que faire se pouvait,
ce qu'il avait vu, dans cet 1état d']union, de la félicité de ceux qui
sont arrivés à l'union ct des souffrances de ceux qui en sont exclus
par un voilé, Açâl ne douta point que toutes les traditions de sa
Loi religieuse relatives à Dieu, Puissant et Gl'and, il ses anges, à
ses livres, à ses envoyés, au jour dernier, à son paradis et au l'en
de son [enferJ, ne fussent des symboles de ce qu'avait aperçu à nu
Hayy ben Yaqdhân. Les yeux de son cœur s'ouvrirent, le feu de
sa pensée s'alluma: il voyait s'établir la concordance de la raison
et de la tradition; les voies de l'interprétation allégorique s'of-
fraient à lui; il ne l'estait plus dans la Loi divine rien de di iTI·
cile qu'il ne comprît, rien de fermé qui ne s'ouvrît, rien d'obscur
serait celui qui interroge Hayy, non seulement sur son orIgIne, mais surtout
sur les hautes vérités qu'il a découvertes; il serait le croyant d'esprit ouvet·t
qui demande au philosophe l'interprétation démonstrative, adéquate, des textes
allégoriques. Mais en raison du hamza de la seconde racine, un tel calemboUl'
ne serait qu'un à peu près. Nous avions autrefois proposé (Ibn Thofaïl, sa vie,
ses œuv1'eS, p. 90, n. 1) une autre explication de la transformation d'Absâl en
Açâl: Açâl, en face de Hayy, l'homme de la Raison, serait l'homme de la res-
semblarwe (J\,;' açâl, exactement comme Açâl, avec· un sÎn et sans hamza
médial), l'homme de l'imitation, de la conformité, de la tradition. Mais l'homme
de la tradition, c'est bien plutôt Salâmân (l'homme du salut, sans plus). Le
mieux serait, semble-t-il, de conserver cette étymologie. sous réserve d'en faire
une application différente: Açâl personnifierait non plus le conformil>me à la
tradition, à la religion du vulgaire, ou à celle des théologiens, mais l'imitation
de Hayy ben Yaqdhân (trad., p. 107, 1. 5 à 1. 8.), l'initiation, sous la direction
d'un pareil maître, d'abord à la philosophie spéculative ct pratique, puis à l'u-
nion extatique.
-~ 107 -
ouvrit 1 à son compagnon Açâl, et lui demanda s'il y avait pour 'tA
lui un moyen de parvenir jusqu'à eux. Açâl le renseigna sur l'in-
firmité de leur naturel, sur leur éloignement des ordres de Dieu.
Mais il ne pouvait cO;lllprendre pareille chose, et il demeurait, en
son âlne, attaché à son espoir. Açàldc son côté souhaitait que,
par l'entremise de [Hayy ben Yaqdhân], Dieu dirigeât quelques
hommes de sa connaissance, disposés à se laisser guider et plus
proches du salut que les autres. Il favorisa donc son dessein. Ils
jugèrent qu'ils devaient rester sur le rivage, de lamer, sans s'en
écarter ni nuit ni jour, dans l'espoir que Dieu leur fournirait peut-
être l'occasion de la franchir. Ils y demeurèrent doncassidûl11elll,
suppliant dans leurs prières Dieu, Puissant et Grand, de conduire
à bonne fin leur entreprise.
Or, il arriva par la volonté de Dieu, Puissant et Grand, qu'un
navire, sur la mer, ayant perdu sa route, fut poussé 1 par les vents ,t"
et les flots tumultueux jusqu'au rivage de cette île. En approchant
de la terre, ceux qui le montaient virent les deux hommes sur le
bord et se rapprochèrent d'eux. Açâl, leur adressant la parole, les
pria de les prendre avec eux l'un et l'autre. Ils accédèrent à leur
demande et les firent entrer dans le navire. Dieu leur envoya un
vent maniable, qui porla le navire en très peu de lemps vers l'île
où ils désiraient aller. Ils y débarquèrent tous les deux et entrèrent
dans la ville. Les amis d'Açâl vinrent le trouver, et HIes renseigna
sur Hayy ben Yaqdhân. Ils l'entourèrent en foule, admiran t son
,cas ;et ils le fréquentaient, pleins d'estirne pour lui el de vénéra-
tion. Açâllui apprit que cette réuniqn d'hommes l'emportait sur
tous les autres au point .de vue de l'intelligence et de la pénétra~
tion, et que s"il ne réussissait pas à les instruire il réussirait lIloins
encore à instruire la masse. Le chef 1 ct prince de cette île était \ :. ••
Salâmân, cet ami d'Açâl qui jugeait bon de s'attacher à la société
[des hOlnrnes] et qui considérait la retraite comme in tcrdite.
'Hayy hen Yaqdhân entreprit donc de les instruire ct de leur
révéler les secrets de la sagesse. Mais à peine s'était-il élevé quel-
que peu au-dessus du, sens exotérique pour aborder certaines
l vérités] contraires à leurs préjugés, ils commencèrent à $C retirer
de lui: leurs âmes répugnaient aux [doctrines] qu'il apportai1:, et
-110 -
ils s'irritaient en leurs cœurs contre lui, bien qu'ils lui fissent bon
visage par courtoisie vis-à-vis d'un étranger et par égard pour leur
ami Açâl. Hayy ben Yaqdhàn ne cessa d'en bien user avec eux
nuit et jour et de leur découvrir la vérité dans l'intimité et en
public. Il n'aboutissait qu'à les rebuter et à les effaroucher davan-
tage. Pourtant, ils étaient amis du bien et désireux du vrai; mais,
par suite .de leur infi~mité naturelle, ils ne poursuivaieüt pas le
vrai par la voie requise, ne le prenaient pas du côté qu'il fallait, et
,0' au lieu de 1 s'adresser à la bonne porte, ils cherchaient à le con-
naître par la voie des autorités. 11 désespéra de les corriger et per-
dit tout espoir de les convail1cre. Alors, examinant successivelnent
. les différentes sortes d'hommes, il vit que « ceux de chaque caté-
gorie, .contents de ce qu'ils ont (1), prennent' pour dieu leurs pas-
sions (2»), pour objet de leur culte leurs désirs, se tuent à recueillir
les brindilles de ce monde, « absorbés par le soin d'amasser,
jusqu'à ce qu'ils visitent la tombe (3) »); les avertissell1enls sont
sans effet sur eux, les bonnes paroles sans action, la discussion
ne produit en eux que l'obstination; quant à la sagesse, nulle voie
vers elle ne leur est ouverte et ils n'y ont aucune part. Ils sont
plongés dans l'aveuglement, « et les biens qu'ils poursuivaient ont,
comme une rouille, envahi leurs cœurs (4) ». « Dieu a scellé leurs
cœurs el leurs orcilles, et sur leurs yeux s'étend un voile. Un grand
châtiment les attend. (5) ».
Lorsqu'il vit que le tourbillon du châtiment les enveloppait,
que les ténèbres de la séparation les couvraient, que tous, à peu
d'exceptions près, ne saisissaient de lenr religion que ce qui regar-
, 0 y de ce monde; « qu'ils en rejetaient les praLiques derrière eux, 1
(1) Qoran, XXIII, 55; XXX, 31. Le QOl'an parle de sectes et veut dire quO)
éhacune se complaît dans sa croyance.
(2) QOl'Qn, XXV, Ml.
(3) QOl'an, CIl, 1 et 2 (à la 20 pers. du plur. au lieu de la Se).
(4) Q01"aIl, LXXXIII, 14.
(5) Q01"an, II, 6.
(6) Cf. QOl'an, III, 184. Il s'agit, daus le Qoran, des .Juifs ct du Pentateuque.
- 111 --
« que le commerce et les transactions les empêchaient de se sou-
venir du Dieu Très··Haut; qu'ils ne craignaient point un jour où
seront retournés les cœurs et les yeux (1) », il comprit,avec une
certitude absolue, que les entretenir de la vérité pure était chose
vaine; qu'arriver à leur imposer dans leur conduite un niveau
plus relevé' était chose irréalisable; que, pour la généralité des
gens, le profit qu'ils pouvaient tirer de la Loi religieuse concernait
le~r existence présente, et consistait à pouvoir jouir de la vie sans
être lésés par autrui dans la possession des choses qu'ils considé-
raient comme leur appartenant en propre; et qu'ils n'obtiendraient
point la félicité future, à part de rares exceptions, à savoir« ceuxqui
veulent acquél'ir la vie future, qui font des eil'orts pour l'obtenir, et
qui sont croyants (2) ». « Mais quiconque est impie et choisit la vie
de ce monde aura l'enfer pour demeure »(3). Quoi de plus pénible,
quoi de plus profondément misérable que la condition d'uu
homme parmi les œuvres duquel, si on les passe en revue depuis
l'instant où il s'éveille jusqu'au moment où il se rendort; on n'en
trouve pas une seule qui n'ait pour fini quelqu'une de ces choses ,o,\",
sensibles et viles : accumulation de richesses, recherche d'un
plaisir, satisfaction d'une passion, assouvissement d'une colère,
acquisition d'un rang qui lui offre la sécurité, accomplissement
d'un acte religieux dont il tire vanité ou qui protège sa tête? « Ce
ne sont là que lénèbres sur ténèbres au-dessus d'une mer profon~
de. ) (4) « Et il n'est aucun de vous qui n'y entre: c'est, de la part
de ton Seigneur, un arrêt prononcé ») (5).
Lorsqu'il eut compris les [diverses] conditions des gens, et
que la plupart d'entre eux sont au rang des animaux dépourvus
de raison, il reconnut que toute sagesse, toute direction, toute
assistance, résident dans les paroles des Envoyés, dans les [ensei-
gnements] apportés par la Loi religieuse, que rien d'autre n'est
possible, qu'on n'y peut rien ajouter; qu'il y a des hommes pour
(1) Cf. Qoran, LVIII, 22. - Au sujet de cette formule, voir plus loin l'Ap-
pendice II sur Le HarlY ben Yaqd1zân ell'EnCf]clopédie des Frères de la Sincérité,
2e paragr. vers le début et 1r o n. de ce paragr.
(2) Cette allusion semble viser, en particulier, Ibn Bâddja (voir rIntroduc~
tio,n d'Ibn Thofaïl, trad., p, 8, 1. 2 à dern. 1., et n. 3).
- 114 --
promptement percer par qui en est digne, mais qui demeurera
d'une impénétrable opacité pour quiconque n'est pas digne d'.nl-
1er au-delà.
Pour moi, je prie mes frères qui liront ce traité de ree,evoir
mes excuses pour ma liberté dans l'exposition et nlon manque de
rigueur dans la démonstration . .Je ne suis tombé dans ces [défauts]
que parce, que je m'élevais à des hauteurs où le regard ne saurait
atteindre, et voulais en donner, par le langage, des notions appro-
ximatives, afin d'inspirer un ardent désir d'entrer dans la voie.'
A Dieu je demande indulgence et pardon; ,et [je lui demande] de
nous abreuver de clarté par la connaissanee de Lui, car il est
\"y 1 bienfaisant et généreux. Que la paix soit sur toi, ô mon frère à
qui c'est un devoir [pour moiJ de venir en aide, ainsi que la misé-
} ricorde et les bénédietions divines 1
APPENDICE 1
SUl' une aufre édition égyptienne du IIayy ben Yaqdhân (addition
à p. XXIX n. 1).
(1) Les deux motsgél!éreux et affectionné manquent dans ACL. - Cf., dans
l'envoi final: « ... je prie mes /i'ères qui liront ce traité » (tl·ud., p. 114, 1. 4) ;
« Que la paix soit sur toi, ô mon frère ... » (p. 114, 1. 12).
(2) Sur cette célèbre association secrète, de tendance ismaélienne et kal'-
matlle, foudée à Baçra Vers 983 après J. C., voir P. Casanova, Notice SUI' un
manuscrit.de la secte des Assassins, Journ. Asiatique, 1893, pp. 151-159; T. J.
de Boer, Gesc111chte der Philosophie im Islam. Stuttgart, 1901, pp. 76-79; T. J.
de Boel', arL l1chwân el-Safâ.' de l'Encyclopédie de l'Islam.
(3) Voir Miguel Astu, El j'il6so[o zamgozaHo AIJempace (Revista da Am-
gôn, août 1900) ; Abenmasal'ra y su escuela. Madrid, 1914, p. 108, n. 1 ; G. Sar-
ton, Introduction to the histaru of science. Baltimore, 1927-1931, 3 vol., vol. l,
p. 648, I. 2-4 ; p. 668, 1. 28-30 et n. w; p. 715, 1. 23-25.
·-117 -
(1) HallU ben Yaqdhân, texte arabe, p. r. , l. 6-7 = trad., p. 18, 1. 4-5.
(2) Ed. du Caire, 1:347 hég. = 1928, 4 vol., vol. II, p .• V"" l. 14-15 ::.::: trad.
ullem. de Dieterici, Del' Streil zwisclten Mensch und Thier, ein arabischen
Miihrchen aUs den Schriftcn der lauteren BrÜder. Berlin, 1858, p. 2, 1. 23.
(3) II, p. r;." 1. 3, 1. 5-6 ; ce passage, dans la trad. allem., est transporté
à la p. 119, 1. 2,1, 1. 28.
(4) EI-Baltr el-akhdal', la Mer Verte ou Océan Ve1'l, c. à:
d. l'Océan Indien.
(5) lIa!lY bw Yaqdhân, p. ""'Ch 1. 1-2 et 1. 5 =: h·ad., p. 29, 1. 25-26; p. 30,
1. 3 ; texte du Caire, II, p .• Vl\, l. 15-16 ~: trad. alIem., p. 10, L 20-2l.
(6) P. ,.." 1. :3 à l. 9 = h'ad., p. 30, 1. 22 à 1.28.
(7) Texte du Caire, II, p. • Vt"', 1. 21 et p •• Vl\, 1. 17= trad. allern., p. 1.
1. 12 ct p. 10, l. 23-2'1.
(8) Texte du Caire, II, p. t V'L., dern. 1. :::.: trad. allem.• p. 3, 1. lQ.
(9) P. r'L., 1. 10-11 :::= trad., p. 29, 1. 20-21.
(10) Texte du Caire, p .• V;', 1. 1 et suiv.; p .• vo, 1. 2.3 = trad. alJern.,
p. 1, 1. 17 etsuiv. ; p. 3, I. 13-16.
(Il) P. 0""', dern. 1., à p.o;', 1.2 ; p. 0;', 1. 6, à p. 0 ,. l."1 = trad., p.43,
1. 8 à l. 10, 1. 19 àl. 29.
(12) Par exemple, Lucrèce, De 1'eTllnt natura, livre V, v. 969, feuilles d'arbres
pour se garantir des intempéries. D'autres emprunts possibles du même genre,
indirects bien entendu, au livre V de Lucrèce, dont nous ne trouvons pas trace
chez les Ikhwân eç-çafa', seraient encore plus frappants; par exemple: v. 1093
et. suiv., origine du feu par frottement de branches d'a,tbres agitées pal' le vent
et utilisation du feu ainsi produit (Hayy ben Yaqdhân, p. i..V, 1. 5 et suiv. =
trad., p. 38, 1. 18 et suiv.) ; v. 100S.usage de la dépouille des animaux comme
vêtement (Hayy ben Yaqdhân, p. t"'V, 1. 5 à dern. I. =
tL'ad., p. 31, 1. 3 à 1. 17);
v. 1375, imitation du chant des oiseaux (Hayy ben Yaqdhân. p. r\" I. 7 = t.racl.,
p. 29, 1. 14-15) ; etc.
~ 118 ._-
~~
-- Quant à l'argument qu'on prétendrait tirer de l'expres..
sion: « Tu m'as demandé, frère ... sincère... », il pècherait par la
base. Aucun traité des Ilchwân eç-ça/a' :ne débute par cette for-
mule d'e.llvoi; ils débutent tous par la formule suivante, {où ne
figure jamais le mol caractéristique çali' (sincère) 1n\ ~~I t':J\ l~1 rk l
...:.,. c..J..t. ~~I.J « Sache, frère (que Dieu t'assiste, ainsi que nous,.
d'une ÎllsI)iration venant de lui 1)... » (1). CeUe formule rt/vient
~arfois au c~u,rs de~ trai~és, in e~tenso. On .y r~nconlre ~rsSi III
formule abregee ~l ~ « 0 mon fl'cre 1 ». :Mals C est une formule
banale. On la trouve, par exemple, au début du traité d'EI-Gha-
zàlî intitulé Maqâcid el-falâcif'a (Les thèses des f'alâcifa) : « Tu In'as
demandé, ô mon frère, de composer un traité ... »); on la trouve au
début du traité d'Ibn Hochd De cOll11exione inlellecius abslracti
CllIn homine (Aristot... Opera .•. l1verr... Comment ... , vol. IX, fo
(1) Nous verrons plus loin que les trois. seules fois, à notre connaissance,
où il a voulu vraiment désigner Ibn Thot'aïl, Ibn Jlochrl a pris soin de l'appeler
« Abubacher lilills Toplzail (II Meieol'olouicol'., fo 441 F) ou Abubechr Abellio/il
(nous ne retrouvons plus dans les dix volumes des Commentaires d' Avel'~
l'oès ce passage, que nous avions relevé malheureusement sans référence pré-
cise), ou encore Ahuberti AllCIISIl/'u [lire Abubechr rlllenio/il et voir plus loin,
7e n. du paragr. 4]. - Ibn Thofaï! lui-même appelle couramment Ibn Bâddja
Abou Bekr tout court: voir trad., p. 4, 1. 10; p. 7, 1. 2-3; p. 8, 1. 2.
123 -
(1) Dans le passage de Duhem que nous avons reproduit au début de cet
Appendice et que nous venons de critiquer, il, nous import~it seulement de
signalel', pour en tirer argument dans la question que nous allons aborder
maintenant, la méprise touchant une prétendue citation d'Ibn l'hafaïl, d'ordre
philosophique, par Ibn Rochd: Mais cette méprise conduit Duhem à une erreur
d'interprétation de la doctrine d'Ibn Thofaïl que nous ne pouvons. nQl1S dispell A
sel' de relever ici. Selon lui, il y aurait eu dans la pensée d'Ibn l'hofaïl, quant à
la nature de l'intellect en puissance, un flottement, un revirement: Ihn Tho·
fa'il aurait adhéré d'abord, comme en ferait foi la prétendl.le citation~ à l'opinion
d'Ibn Bâddja suivant laquelle l'intellect en puissance est identique à l'imagina-
tion; et plus tard, dans son llauy ben Yaqdhân, il aurait pris le contre.pied
de cette opinion. - Mais même dans l'hypothèse, désormais sans fondement,
où Ibn Thofaïl aurait primitiverrientadmis cette identification, .l'agnosticisme
transcendant qu'il étale dans son roman ne .constituerait en a~cune façon un
revirement: les deux thèses, chez lui, apparaissent comme parfaitement conci-
liables, pourvu qu'on se rappelle la distinction qu'il établit entre deux sens du
mot 'aql, raison. Au premier sens, la Baison éternelle, séparée de toute ma-
tière, source de l'intuition extatique, et appelée par les autres falflcifa Intellect
actif, est absolument étrangère à l'imagination. Au second ~ens, la raison rai-
sonmmte ou spéculative, source des concepts et des raisonnements discursifs
(trad., p. 91, 1. 8 à 1. 14), soumise aux caté~ori~s lo~iques, ~t ~euII; çOlll~Ue d~
- 124-
3 - La rectification de cette méprise a son import:ance tou-
chant une question que l'occasion ·se présente ici de poser et de
discuter.
4 - Ibn Thofaïl. comme on sait. fut le protecteur d'Ibn
Roehd (1). Cependant, pas une seule fois Ibn Thofaïl n'a nommé
son illustre successeur. A peine rencontre-t-on, dans l'Introduc-
tion du lIayy ben Yaqdhân, deux vagues allusions qui pourraient
viser Ibn Rochd. « Quant à nos contemporains, dit la première,
ils sont encore en voie de développement (2) ». La seconde parle
d'un reproche grave adressé à un certain passage (fEl-Ghazâlî par
« un [commentateur, ou critique] récent», qui pourrait. être Ibn
Rochd (3). - D'autre part, dans les écrits d'Ibn Rochd soit en
arabe soit en traduction latine, nous trouvons cité, mais trois fois
seulement, le nom d'Ibn Thofaïl, et c'est à propos de questions
non philosophiques: la première fois (4), à propos d'une question
de géographie astron'omique traitée par «son contemporain (5)
Abou Bekr Ibn Thofaïl D, celle des zones de la terre et des régions
ces « chauves~souris dont le soleil blesse les yeux lI, est appelée cœur (qalb) par
Ibn Thofaïl, qui la définit la forme de l'esprit animal (trad., p. 87, I. 18-19) :
elle résulte de l'action <le l'Intellect actif sur les sens, dépend des organes
corporels et périt avec eux;' elle a pour matière les sensations, donc l'imagina.;.
tion, avec laquelle, ce semble, rien n'empêcherait Ibn Thofaïl de l'identifier.
Seulement, Ibn Thofaïl s'est abstenu de formuler expressément cette identifica-
tion : ici encore, il a simplifié les questions, il a évité certaines précisions con-
troversables, certains termes trop techniques; il a fui toute discussion inop-
portune,
(1) Voir ci-dessus, Introduction, p. IV, 1.' 3 à 1. 9: Ibn Thofaïi, sa vie, ses
ŒHV1'es, pp. 8 à 19.
(2) Trad., p. 11, 1. 21-23.
(3) Voir trad., p. 15, n. 4, p, 16, n, 1, et en particulier, dans l'article de
Gairdner qui s'y tro\lve cité, la n. 2 de la p. 146.
(4) Al'istot... Ope1'a •. , Aven... Comment. .. ,n Meteorologicor., fo 441 F.
(5) « Socius noster [et non amicus n05ter] Abubacher filius Tophail », Munk
(Mél. de philos. juive el arabe, p. 412, 1. 7) traduit « son ami », Mais socius rend
probablement le mot arabe lil'b (au plur. alrâb), ou le mot çâhib (au plur.
açhâb), qui signifient soit ami, soit simplement contemporain; et ce dernier
sens paraît ici plus vraisemblable, car après avoir parlé des anciens, d'Aristote,
d'AJexandre, Averroès vient d'appeler egalement « socius n05ter» un autI'e
auteur musulman, indiquant seulement par l'épithète « socius Hoster» qu'il
-125 -
habitables on inhabitables (1) ; une autre fois,'à propos d'une série
de lettres adressées par Ibn Rochd à « son contemporain» Ibn
Thofaïl pour lui remontrer, d'ailleurs avec succès, le tort qu'il
avait eu de croire que la définition discriminative des aliments
et des médicaments donnée par Ibn Rochd prenait il peu pl'ès le
coùtre-pied (( quasi contrariUlll ») de la définition de Galien (2).
Mais nous n'avons pu relever dans ses écrits, une fois écartée la
mép-rise ci-dessus signalée, aucune référence, aucune allusion,
aux doctrines philosophiques d'Ibn Thofaïl (3). Il ne nomme
passe maintenant des anciens à des contemporains. Par contre, quand il veut
dire que le célébre médecin Abou MCI'wiin Ibn Zohr [qu'il qualifie couramment
d'admirable: a mirabili Aucnmarua Abynzoar (V Colliget, fo 101 F); mirabilis
Auenmarllam Abutneron (c'est une redite) Aucnzoar (ibid., fo 103 C); mimbilis
Auenzoar (VI, fo 139 E ; VII, fo 170 D); nosiel' Inirus Auenzoarus (De sanitate
tuenda, fo 202 M)] est son ami, il ne l'appelle pas, en traduction latine, « socius
noster», mais nostcr carissimlls Abllmeron Auenzoar (ibid., fo 144 DE) ;
cZml'lls [= COl'llsJ Auenzoarus (De ratione curalidorum morborum, fo 208 F) ;
etc.
(1) Il s'agit, bien qu'Ibn Rochd ne le dise pas expressément, d'un long
passage du Nayy ben Yaqdllân, au début du récit (voir !lm 1'l1O{aïl, sa vie, ses
œuvl'es, p. 26, n. 2; p. 57, I. 8 à 1. 10 et n. 3).
(2) V Colliget, fo 87 C: ( unus ex nostris socHs, qui nominatur Ahuberti
Auensufu .. ~». On avait, dès flongtemps, deviné dans ce logogriphe le nom d'Ibn
Thofaïl (voir Renan. Averr. et ['(wen., p. 79, I. 6 à 1. 8). mai~ il reste à donner
la justification de cette lecture, à savoir: Abubechr Auentufil [= Abu Bekr Ibn
Thofaïl J. Le copiste fautif a pris le t d'Auenhlfil pour un s, lettre qui, dans
cette ancienne écriture latine soit manuscrite soit imprimée, a la forme d'un f
non barré, facile à confondre avec celle d'un t. et il a pu facilement lire fu la
syllabe finÇl.le fil, si les deux dernières lettre!; étaient mal formées ou entamées
par un trou de vers. On sait, 4'autre part, que les traducteurs de tette époque,
juifs esp~gnols, ou chrétiens sous l'influence de leurs collaborateurs les juifs
-espagnols, lisaient Aben, qu'ils prononçaient Aven et qu'ils écrivaient Auen, le
mot arabe Ibn. -Notons que le Colligel [I{olliY!lâl fi'ih-illibb, Géllêralités Sllr
la médecine] est antérieur à l'année 1162 (Munk, Mél.de plzilos. jui/Je et arabe,
p. 429, n. 3; Renan. Avel'l'. et l'auel'l'., p. 61, 1. 8 et n. 3). Il résulte donc du
texte de la présente mention d'Ibn Thofaïl par Ibn Rochd que ces deux célèbres
médecins étaient déjà en relations épistolaires sept ans au moins avant la pré-
sentation d'Ibn Hochdau khalife Youçof par Ibn Thofaïl (1169). Cette remarque
est à joindre à la biographie de ces deux grands penseurs, bien pauvre de faits
et de dates.
(3) Ibn Rochd a nommé une troisième fois Ibn Thofaïl (<<Abubechr Abentofil»
dans la trad. latine, voir ci-dessus, 1re n. du paragr. 2); IIJ,a,is! ici ~~wore! il nI,;
-126 -
d'ailleurs jamais explicitement le Hayy ben Yaqdhân. Cette igno-
ranee mutuelle, presque complète et vraisemblablement voulue,
de deux grands philosophes contemporains, dont nous connais-
sons par ailleurs les relations de protecteur à obligé, n'appara~t
elle pas comme une sorte d'énigme?
5 - L'énigme, cependant, ne nous semble pas indéchiffrable.
6 -;- D'abord, rien ne nous dit qu'il se soit jamais établi
entre ces deux hauts personnages une véritable intimité; on est
même libre de se demander si, entre la présentation d'Ibn Rochd
au khalife par Ibn Thofaïl (1168-1169) et la publication du flayy
ben Yaqdhân (1), il ne serait point survenu entre eux certains
(1) Dans le COlliget, Averroès n'emploie pas une seule fois, telle quelle,
l'expression os siomachi pour nommer l'os de l'estomac; il ne le désigne qu'une
fois sous la forme « osse cartilaginoso » [ à l'ablatif] (l, fo 5 G) et une autre fois
sous la forme « l'es una similis chartilagini » (1, fo 11 TI); tandis qu'il y emplQie
quarante-cinq fois, au second sens, dont nous allons parler, cette expression
«( os stomachi ». et la remplace en outre cinq fois par une expression équiva-
lente: « oTificizzm stomachi » (l, fo 6 l, 1. 8, 1. 9 ; fo 8 B ; VII, fo 153 F, fo 157 C),
« in ore ventriculi [en latin et en français ventricule était autrefois synonyme
d'estomac] » (V, fo 123 F; cf. De sanitatis functionibus, fo 184 B, fo 185 E ; De
sanitate tuenda, fo 202 M, fu 203 A. fo 206 A).
- 130-
lorsque, dans cette expression, le premier mot se trouve à l'un des
deux cas ambigus, c'est-à-dire sous la forme «os »), le COI1t/cxte ne
laisse aucun doute et indique toujours quelle est celle des deux
parties d'organe dont il s'agit. An surplus, cette ambiguïté relative
n'est imputable qu'à la langue latine et aux traducteurs latins;
elle n'existait pas en arabe, où les deux Illots désignant d'une
part un os «cadhm» et d'autre part une bouche ou orifice « fam »
n'offrent aucune ressemblance (1). Il eût été pourtant bien simple
d'éviter toute confusion, en rendant toujours {am el-macida, non
point par os stomachi, mais par orificimTI stomachi, comme l'a fait,
cinq fois seulement, le traducteur lui-même du Colliget (2). -
Notons que le voisinage de ces deux organes si différents, l'esto.,
mac et le cœur, a donné lieu à une contamination sémantique
double, qui n'a 'pas encore disparu complètenlent, entre les ex-
pressions qui désignent deux de leurs parties: alors que les
anciens ont appelé « os de l'estomac» une partie du cœur, d'ailleurs
plus ou moins chimérique, nous n'avons pas cessé de désigner
par le mot grec cardia (cœur) l'orifice d'entrée de l'estomac. En
réalité, ce n'est pas la base du cœur, mais sa pointe, qui voisine
de près avec le cardia, dont il n'est sépaté que par la faible épais-
seur du diaphragme. Cette disposition justifie donc l'appellation
du cardia, mais elle ne justifiait guère l'appellation d'os de l'esto-
mac donnée par les anciens, Grecs et Arabes, à une partie du
cœur distante de l'estomac de toute la hauteur du cœur. Les
anciens croyaient-ils, à tort, que ce qu'ils appelaient os de .l'esto-
mac et ee que nous appelons cardia étaient réellement contigus?
(1) Nous trouvons· à plusieurs reprises dans le Qânoull fî' t/1-thiblJ d'Ibn
Sina [Avicenne], dont l(~ texte arabe, heureusement, n'a pas disparu comme
celui du Colliget d'Averroès, l'expression t'am el-ma'ida, la bouche de l'estomac:
I l'1l maqâla du 11~ {ann, p .... t r, 1. 34; p. "" t· (lire "" t 0), I. 16, I. 17-18, 1. 18,
I. 22, 1. 38, 1. 41 ; etc. - Quant à l'orifice de sortie de l'estomac, que nous appe-
lonsp!Jlore (7tuÀwp6ç = portier), il était appelé en arabe el-bawwâb, le portier,
parce qu'il n'ouvrait passage aux aliments, de l'estomac dans l'intestin, qu'après
digestion dans l'estomac, ou encore el-bâTJ, la porte; en latin «p0l'tanarium ct
in Arabico albeb (lire el- bâb) ,) (1 Colliget, fo 11 F, cf. [06 H, fo 11 H), ou encore
porta (II fo 20. K), porta stomaclli (III fo 41 H).:
(2) Voir la 1re n. du présent paragr. 2.
--. 1a1 -
Il se peul. Les Grecs, on le sait, pratiquaient assez peu et peu
minutieusement la dissection humaine. Les Arabes s'en sont
abstenus pour des raisons d'ordre religieux, et n'ont guère fait que
répéler, sur ces questions, les livres des Grecs (1). Peut-être cette
hérésie anatomique trouverait-elle son explication dans l'affaisse-
ment et le déplacement considérable d'organes qui se produit chez
les cadavres entre le moment de la mort et celui de la dissection,
déplacement dont les anciens anatomistes n'auraient pas tenu
compte.
3. - Dans les passages, très nombreux, où l'expression « os
(ou oriticium) slomaclzi») (ou venlriculi) désigne l'orifice d'entrée
de l'estomac, celle ouverture apparaît comme un organe impor-
tant, en relation avec tous les organes nohles, e,t jouant par suite
un grand rôle dans la santé ou dans les maladies. Il donne accès
dans l'estomac aux aliments qui arrivent de la bouche par l'œso-
phage (2). Il est sensible (3), parce que les nerfs y abondent (4).
Il est le siège de l'appétit (5): ce sentiment s'y produit quand le
besoin d'aliment des membres exerce sur le foie une attraction
qui se transmet à cet orifice (6), ou quand la rate, qui l'avoisine,
y déverse, par un conduit, une petite quantité d'atrabile, qui l'ex-
cite par son acidité (7). Il est sujet à la nausée quand il se refroi-
dit (8) ; un éternuement violent peut, en le relâchant, provoquer
(1) Il est même douteux, quoi qu'en dise Ibn Abi Oçaïbi'a, que chez les
musulmans, vers l'an 836. un médecin chrétien, le célèbre Yohanl1â Ibn Mâça-
waïh, à défaut de cadavres humains, se soit avisé de disséquer des singes. Voir
Edward G. Browne. Al'abian mcdicine. Cambridge, 1921, pp. 36-37 (dans la
2 e leçon); le Dr H. P. J. Henaud, Directeur d'Etudes à l'Institut des Hautes
Etudes de Habat, a publié une traduction française, avec notes, de cet ouvrage
de Brownc : La médecine arabe. Paris, 1933.
(2) Il Colliget, fo 20 C.
(3) Il. fo 25 D ; III, fo 50 F ; IV, fo 67 F, fo 69 B.
(4) IV, fo 85 A.
(5) III, fo 49 G; IV, fo 79 E ; et aussi de la soif: De sanit. function., fO 189 II
(os l1enll'iculi).
(6) III CoIliget, fo 49 K.
(7) II. fo 19 GH ; De sanit. functioll., fo 184 B.
(8) VII Colliget, fo 147 B.
- 132 ~
(1) Déjà le Rapportenr de notre thèse sur Ibn Rochd. F. Picavct, avait, en
soutenance (Sorbonne, 9 février 1910), pleinement adopté notre interprétation.
Quelques mois plus tard, le P. Paul Doncœur S. J., dan.s le journal quotidien
L'Univers, no du 19 octobre 1910, au cours d'un article intitulé Autoul' du pro-
blème :Scicnce et Religion, analysant avec une remarquable précision notre
interprétation de la théorie d'Ibn Hochd, s'y ralliait catégoriquement, puis, en
1911, dans un important article de la. Revue des Sciences philosophiques et
théologiques, La l'eligion el lesmaîtl'es de l'avel'roïsme, analysant longuement
notre interprétation de la théorie d'Ibn Thofaïl et d'Ibn Rochd, l'adoptait sans
réserve. De même, entre autres, G. M. Manser O. P., Das VCl'hâltnis von Glaube
und Wisscn beiAvcl'J'oës, art. du Jahrbuch fftr Philosophie und spekulative
Theologie, 1910-1911, pp. 398-408; 9-34; 163-179: 250-277; Alessandro Bonucci
(réfutant Horten, Texte zu dem Stl'eïtc zwischen Glallben llnd Wissen im Islam.
Bonn, 1913), art. de la Rivlsta degli Studi Orientali, 1916; Louis Bougier (La
scolastique et le thomisme, Paris, 1925, pp. 342 à 346); le P. D. Salmun O. P. (Al-
gazel et les latins, article des Archives d'histoire doctrinale et littéraire du
lUoyenâge, 1936, p. 109 n. 3) ; le P. Pinard de la Boullaye S..J. (Etlldc compal'ee
des l'eligions, Paris, 1922; 1~r vol., pp. 100 à 104); A. Betque (Un mystique mo-
derniste: Le e/leikh Benalio rr.a , til'é à part de la Revue Africaine. Alger, 1936,
p. 6, 1. 6, à p. 7, dem. 1. ; p. 6, n. l, n. 2 ; p. 7, n. 1, n. 2; p. 30, 1. 10 il 1. 14 ;
p. 86, 1. 7 à I. 9) ; etc.
- 136 -'
philosophique de Dieu (maCrifat Allâhi el-falsafiyya) sur la con-
naissance religieuse de Dieu tirée des Livres [sacrés] ... Ibn Thofaïl
n'ose pas la proclamer explh~ltement... nIais elle est le fond de
l'histoire de Hayy ben Yaqdhân » (p. t ~i.., 1. 12 à 1. 15). Ibn 1'ho-
faï! ravale la révélation: il la met au-dessous de la Raison philo-
sophique (el-Caql el-falsaf'i) en dignité et en eflicacité (1). La phi-
losophie (el-falsafa), à ses yeux, n'est pas la servante de la science
de la diviilité ('ilm el-Iâhoûl) : elle est indépendante par essence...
et destinée à ouvrir la voie de la conjonction (iUiçâl) avec Dieu.
Si le lecteur intelligent remarque la façon dont naît [sans mère
ni père] Hayy ben Yaqdhàn, dont il s'instruit [sans maître J, dont
il arrive progressivement à la perfection et à l'unification (itlihâd)
avec Dieu (2), non par la connaissance du Livre [révélé] et de la
Loi religieuse, mais par l'excellence de sa Baison, de so~ intelli-
gence native (fit/ua), il comprendra le but visé par Ibn Thofaïl,
qui est de présenter entièrement indépendante la personnalité de
Hayy, en face d'Açâl, l'homme qui connaît l'Ecriture et la religion
(el-milla) sans pouvoir y apprendre le moyen de s'approcher de
(1) Mais notons qu'à un autre point de vue, le prophète, dans la doctrine
des falâcifa, est la réalisation d'uu type humain plus achevé que le philosophe,
car l'intuition prophétique est le retentissement, refusé au philosophe, de la
parfaite Raisoll philosophique dans l'imagination, privilégiée, du prophète
(voir Léon Gauthier, La théorie d'Ibn Roclld sur les J'app. de la re.ligion et de la
philos., pp. 143 à 148). C'est pourquoi Ibn Thofaïl fait grief à El-Farabi de « la
mauvaise doctrine que [seul] il professe touchant l'inspiration prophétique,
qu'il rapporte proprement [co à. d. à l'exclusion de la Raison] à la faculté ima~
ginative, et sur laquelle il donne le pas à la philosophie» (trad., p. 12, I. 19 à
I. 21). Cf., p' 8, I. 2 à l. 10 et n. 3, un reproche analogue qu'il adresse à Ibn
Bâddja à propos de l'intuition extatique.
(2) L'emploi illégitime que l'auteur de l'article fait couramment ,de ces
deux expressions, itli~~âl bi'llah (cot~ionction avec Dieu) et surtout iltillâd billah
(unification avec Dieu) pour exposer et critiquer la doctrine mystique d'Ibn
Thofnïl, est sans doute'la cause principale qui l'a induit à taxer notre philoso-
phe de panthéisme (p. t'''', 1. 7-8; cf. p. t ~o, l. 3 à l. 12). Mais Ibn Thofaïl
proscrit de sa propre terminologie ces deux expressions et s'en tient au terme
woçoul (union [extatique]), précisément, ca semble, ,pour écarter le soupçon de
panthéisme. Il ~~ d'ailleurs pris soin de dénoncer expressément le panthéisme
èomme n'étant qu'une l'épouse arbitraire et inconsieJérée à une question mal
posée, nous dirions aujourd'hui à un pseudo-problème (trad., p. 88, I. 24, il
p. 90, 1. 8, et p. 90 n. 1).
- 137 ---
ed-din» (5), vol. II, p. \,\,0, on trouve l'attestation évidente que cer-
tains savants anciens affirmaient (qâlou bi...) le mouvement (hal'a~
ka) de la Terre [en ces termes] : « Peut-êlre (waqUa) tourne-t-elle
sur elIe-lnême d'ouest en est» (Taoutel, p. t .'\, I. 14 à 1. 17) (6).
(1) Articl~ de vulgarisation, qui pourrait être intitulé: «POur faire lire Ibn
Thofaïl ».
(2) P. t·~, 1. 2 et suiv.
(3) Dans notre article du Journ. Asiatique, nov.-déc. 1909.
(4) Erreur commise, en ce qui concerne Averroès, par Renan.
(5) Il s'agit du [Uldb el-rnawâqif (Le Livre des Statiolts [ mystiques'] ) de
'Adhod ed-dîn El-Idjî (m. en 756,hég. = 1355), imprimé, avec commentaire
d'EI-Djordjânî, à COllStantillople en 1824, au Cuire en 1329 hég. =~ 1907 ; les Sta-
tions Vet VI, avec le commentaire d'El-Djol'djânî, avaient été imprimées à
Leipzig dès 1848 par Th. Sorense,n.
(6) Notl;ms, en passant, que cette objection, telle qu'elle se présente, n'est
pas ~xemptc d'uu certain flottement dans la structure de l'argumentation. Pour
138 -
(Les ouvrages sont rangés par nom d'auteur. Les chiffres de référence
entre parenthèses à la fin de chaque alinéa indiquent l'endroit OLl l'ouvra-
ge esl cité pour la premièt·c j'ois) ou exceptionnellement l'endroit oli il est
cité sous la forme la plus complête).
BÂDDJA (Abou Bekr ben eç-Çâ'igh Ibn), Riçâlat ittiçâl el-<aql btl-insân
[Riçâla de la conjonction de l'intellect humain avec l'Intellect actif],
manuscrit arabe inédit conservé à la Bihliothèque de Berlin (p. 3
n.7).
BAÏDHÂwî, Commentaire du Qoran (p. 23 n. 2).
BARBIER DE MEYNAHD, voir sous Ghazâlî (El-).
BEER (Georg), voir sous Ghazâlî (EI-).
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BOER (Tjitze de), Die Widerspriiche der Philosophicnach Al-Ghazzâlî
und ihr Ausgleich dm 'ch Ibn Roschd. Strasbourg, 1894 (p, 62 n. 2).
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n. 1.)
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C
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BONUCCI (Alessandro), compte rendu, dans la Rivista degli Studi
Orientali, 1916, de l'opuscule de Max Horten, Texte zn dem Stl'eite
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1re n.).
BORKOWSKI (Stanislaus von Dunin) S..1. Der junge Spinoza, 2e éd.,
Münster i. W., 1933 (le t. II est à paraître; les t. III et IV sont
en préparation) (p. XXX, 1. 30-31).
rBOUWMEESTER (Johan)], llet Leeven fJan Hai Ebn Yokdhan, in het
Arabisch heschreeven door Abu Jaaphar Ebn Tophail, en nit de
Latynsche Overzettinge van Eduard Poeock, A. M., in het Ned~r
duitch vertaald [la 2e édition, Rotterdam, 1701, ajoute: door [par]
S.D.B...]. Amsterdam,1672 (p. XXX, l. 11 à 1. 17). Voir ,discus-
sion sur le véritable auteur de cette traduction hollandaise attri-
buée, à tort, à Spinosa (pp. XXX-XXXI).
BOUYGES, voir sous Ghazâlî (EI-) et sous Averroès.
BRESNIEH (L. J.), Cours pratique et théorique de langue arabe. Alger,
1855 (p. 88 n. B).
B;RÔNNLE (Paul), The awakening al the ,';onl, rendered from the Arabie,
with Introduction, traduction anglaise (extraits) du Hayy ben Yaq-
dhân d'Ibn Thofaïl, 1re éd. Londres, 1904 (p. XXXII, 1. 14 il 1. 17 ;
voir l. 18 à 1. 22 pour les éditions suivantes).
BROWNE (EdwardG.), Arabian medicine. Cambridge, 1921; trad.
fl'anç. avec notes par le Dr Renand, La médecine arabe (voir soUs
Renaud) (Append. IV, clern. n. du paragr. 2).
EICHHORN (.J. G.), Der Natul'mensclz, oder Gesclzichte des Hai Ebn
.loktan, trad. allem. du Hayy ben Yaqdlzân d'Ibn Thofaïl. Berlin,
1783 (p. XXXII, I. 7-8).
ESAïE (p. 87 n. 3).
ÎDJî (CAdhod ed-dîn EI-), Kitâb el-mawâqif (Le livre des Stations [my,')-
tiques]), avec Commentaire d'EI-DjordjâllÎ. Constantinople, 1824;
Le Caire, 1329 hég. ==1907, t. I-VIII, 4 vol. ; Slatio quinta et sexta
et Appendix libri Mevalcif, cum Commenta rio Gorgâni ..• cd. Th.
Sôrensen. Lipsiae, 18'48 (Appendice VI, paragr. 2 ft la fin et av.-
dern ..n. de cc paragr.).
IKHwÂN EÇ-ÇAFÂ) - Raçâ)il Ilchwân eç-çafd) wa·k/lOlMn [l'éd. du Caire
vocalise wa-khillân ] el-wafâ) [Eircyclopédie des Frères de la Sincé-
rité et amis fidèles]. Bombay, 1905-1906 hég., 4 vol. ; Le Caire,
1347 hég. == 1928, 4 vol. ; trad. allem. par Friedrich Dietirici,
Die Philosophie der Araber im X. Jahrh,undert n. ChI'. Berlin,
Leipzig et Leyde, 1871-1894, 16 vol. ; Der Streit zwischen Men.'lc/z
und Thier, cin arabisches Mi:ihrchen aus den Schriften der lauteren
Brüder, übersetzt und mit einer Abhandlung über diesen Orden,
so wie mit Anmcrkungen versehen, von Fr. Dietcrici. Berlin,
1858 (p. 29 n. 1, cf. Appendice II, 2e n. du paragr. 2).
TAOUTEL S. J., fJayy ben Yaqdhân wa-falsafaio Ibni Tho/àïl [Hayy ben
Yaqdhân et la philosophie d'Ibn Thofaïl], art.. en arabe d'EI-Mach-
riq [L'Orient], nOS 1, 2, a (janv., févr., mars) de l'année 1931
(Append. VI, au début).
THOFAÏL (Ibn), voir sous Hayy ben Yaqdhân.
TRICOT (J .), voir sous Aristote.